Project Gutenberg's Brancas; Les amours de Quaterquem, by Alfred Assollant This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Brancas; Les amours de Quaterquem Author: Alfred Assollant Release Date: June 14, 2006 [EBook #18583] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BRANCAS; LES AMOURS DE QUATERQUEM *** Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica). 1--BRANCAS 2--LES AMOURS DE QUATERQUEM PAR ALFRED ASSOLLANT PARIS E. DENTU, ÉDITEUR LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES 3, PLACE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL 1888 I Un matin, M. Charles Brancas, avocat à Paris (rue de Tournon, 43, au premier, la porte à gauche), reçut d'un ami de province la lettre suivante: Vieilleville, 6 mai 1845. «Mon cher ami, «Si tu ne me prêtes pas ton éloquence pour huit jours, je suis ruiné. Voici l'affaire: «Jean-Pierre-Hippolyte Ripainsel (en 1793 Caïus-Gracchus Ripainsel), mon oncle, ancien garçon meunier, vient de mourir laissant deux millions. Je passe sur la douleur que ce funeste événement a causée à ses nombreux amis. Entre nous, le défunt était un ladre vert qui n'a jamais donné un centime à qui que ce soit, mais qui obligeait volontiers le premier venu à vingt, trente ou quarante pour cent. Il s'est acquis par là, dans le pays, la plus grande considération. L'histoire dit que le vieux reître, qui fut, je ne sais comment, d'abord commis aux vivres, puis fournisseur général, a fait jeûner plus d'une fois les soldats de la République et de l'Empire, qu'il les a vêtus de draps à demi-brûlés, chaussés de souliers de carton, et abreuvés de piquettes horribles où les eaux poétiques du Rhin, du Tage et du Garigliano entraient pour une bonne moitié; mais ce sont des commérages qui ne méritent pas qu'on les relève. «Tout cancre qu'il était, Caïus-Gracchus Ripainsel (_alias_ Jean-Pierre-Hippolyte) a trouvé bon de restituer, après décès, bien entendu, car le brave homme de son vivant, n'aurait pas lâché la plus petite obole. Restituer, c'est une idée assez naturelle, pourvu qu'on restitue à ceux qu'on a dépouillés, ou aux pauvres; mais Caïus-Gracchus ne l'entend pas ainsi. Il lègue ses deux millions à la célèbre communauté de P...., _afin, dit-il, de donner aux saintes femmes qui habitent ce couvent la richesse dont elles sont si dignes_. Cet acte de sa dernière volonté me plonge dans la misère. «Quand je dis que le testament me ruine, tu entends bien que c'est une figure de rhétorique, car j'ai du foin dans mes bottes, et n'étais pas si sot que d'attendre pour vivre l'héritage de Caïus-Gracchus; mais c'est une brèche. Deux millions! d'un seul coup! La captation est notoire. De sa vie, le défunt ne mit le pied dans une église. «Le couvent, à qui cette aubaine n'a coûté que quelques tasses de tisane, s'est hâté de mettre la main sur le mobilier du défunt, et particulièrement sur un _Claude Lorrain_, jusqu'ici inconnu, et dont le Louvre, j'ose le dire, n'a jamais vu l'égal. Imagine, toi qui es connaisseur, un paysage d'Arménie où les eaux, le soleil, la verdure, les animaux, les ruines, les arbres et les hommes sont répartis à souhait pour le plaisir des yeux. Peut-être n'as-tu jamais vu l'Arménie; il n'importe. Au premier coup d'oeil tu reconnaîtras sans peine qu'elle doit être ainsi faite ou qu'elle a tort de ne pas l'être. Pour moi, j'en suis encore ébloui. «Or, sans parler des deux millions de Caïus-Gracchus, puis-je laisser un pareil chef-d'oeuvre enseveli au fond d'une cellule, si toutefois il n'est pas vendu à quelque lord de passage? Vendu aux Anglais! quel opprobre! Un Claude Lorrain que Caïus-Gracchus avait acheté d'un prince italien en déconfiture! Tu vois d'ici mon désespoir. «Donc, pour l'ôter aux Anglais et à la communauté de P..., pour le rendre au Louvre, qui me le payera bien, j'espère, et qui est la seule galerie digne d'un tel chef-d'oeuvre, enfin, pour ravoir les deux millions du vieux Ripainsel et ne pas donner d'armes aux jésuites, je compte sur ton éloquence. Un petit entrefilet de tes amis du _National_ et du _Constitutionnel_, sur l'avidité des légataires de mon oncle, ferait grand effet dans ce pays-ci et seconderait à merveille ton plaidoyer. «Je t'attends à Vieilleville dans une semaine. L'affaire sera plaidée le 25 mai; mais il faut que tu connaisses d'avance toutes les circonstances du procès et toutes les intrigues qui ont amené la donation du vieux Ripainsel. Ce n'est pas trop d'un mois. «Vieilleville est d'ailleurs un très joli séjour, où tu trouveras en abondance tout ce que les Parisiens vont chercher en Suisse et dans la Forêt-Noire. La ville est située sur le penchant d'une colline, à l'entrée de la plaine, près d'une petite rivière qui va se jeter dans la Loire. Le pays est un des plus fertiles de France, et le paysage, lorsqu'on entre dans les gorges qui aboutissent à la ville, du côté de l'ouest, est aussi désert, quoique moins sauvage, que la vallée de l'Arve et les environs de Chamounix. Tu pourras y rêver à l'aise si c'est ta fantaisie. «Les habitants sont les meilleures gens du monde. Assez d'esprit, peu de méchanceté, un grand soin de leur enveloppe charnelle, nulle étude du passé, nul souci de l'avenir, une avarice admirable qu'ils décorent du nom de sage économie, voilà les traits qui distinguent la race. Vrais bourgeois du siècle passé, qui seraient honteux de dépenser le tiers de leur revenu. Au reste, point de goût pour les aventures de la guerre et de l'industrie, fuyant tous les hasards, hormis ceux du loto et (les plus téméraires) ceux du baccarat, ils vivent heureux, serrés les uns contre les autres comme un tas de Ripainsels. Caïus-Gracchus, qui fut leur chef et leur modèle, prétendait qu'en dix-huit siècles, il ne s'est pas perdu une épingle dans tout l'arrondissement. J'en crois le bonhomme, car il s'y connaissait. «Adieu, mon cher ami, je t'attends au plus tard vers le 15 mai. Ma maison, qu'on appelle ici château, est meublée à la mode du pays: c'est-à-dire que le meilleur du mobilier est dans la cave. Mes pères m'ont laissé force _purée septembrale_, comme dit Rabelais, et des meilleurs crus. Je laisse aux gens du pays le soin de boire le vin de leurs vignobles, et j'envoie le mien à Paris; mais je garde pour mes amis quelques milliers de bouteilles d'un vin de Bourgogne qui ne déparerait pas la table du roi Louis-Philippe. Quant à ma cuisinière, elle a servi dix ans l'évêque d'A..., et tu connais la délicatesse ecclésiastique. «Salut et fraternité, «ATHANASE RIPAINSEL.» Tout Paris a connu Charles Brancas, le héros de cette histoire. Grand, bien fait, de belle structure, d'un visage intelligent et doux, presque célèbre à trente ans, assez riche pour ne pas voir de bornes à son ambition, assez désintéressé pour faire un choix parmi les moyens de pousser sa fortune, il était dans ce milieu admirable qui fait l'envie des sages. Un certain goût pour le romanesque et l'imprévu, dont rien n'avait pu le défendre, ne dérangeait pas trop ce bel équilibre de qualités naturelles ou acquises. Comme il réfléchissait, son oncle entra. M. Louis Graindorge, fonctionnaire prudent, était l'un des plus parfaits modèles de cette race heureuse et placide qui sert avec un dévouement inébranlable toutes les dynasties et toutes les républiques. Il était né fonctionnaire, et il fonctionnait de son mieux, à vingt mille francs par an, toujours médiocre et toujours loué de ses chefs qui ne craignaient pas sa supériorité; au reste, inoffensif et facilement abordable, s'il n'eût été trop fier d'assister le roi en son conseil. «Eh bien, dit-il en posant son chapeau, c'est une affaire conclue. --Quelle affaire? --Ton mariage, parbleu! --Je me marie donc? cher oncle; il fallait me prévenir plus tôt; je n'ai pas eu le temps de faire ma barbe. Avec qui, s'il vous plaît? --Avec Mlle Oliveira. --Une blonde?... Euh! --Un million de dot! deux millions d'espérances! --Oui, mais une blonde! --Vingt ans. --Une blonde! --Des yeux de saphir. --Une blonde! --Un nez retroussé et gracieux qui n'a pas son pareil. --Une blonde! --Des lèvres de rose, des dents blanches, un sourire charmant et le plus heureux caractère. --Ah! cher oncle! une fille si parfaite doit être bègue ou bossue? --Ni bègue ni bossue. --Déjà! Vous menez rondement les choses, cher oncle. --Parbleu! la vie est si courte! Au reste, rien n'est plus facile que de me désavouer et de n'être pas député. --Plaît-il? Que dites-vous? --Je dis qu'il est facile de n'être pas député. --Le père Oliveira est donc député? --De l'arrondissement de Vieilleville, oui, mon cher. --Ah! de Vieilleville... Et il céderait la députation à son gendre? --Par contrat de mariage passé devant notaire, oui, mon enfant. --Et les électeurs ratifieraient le contrat? --Je voudrais bien que quelqu'un d'eux le trouvât mauvais! Dès demain, le chemin de fer qu'on leur a promis, et qui, grâce aux savantes combinaisons de l'ingénieur, doit traverser tout l'arrondissement, ne passerait plus qu'à dix lieues de là. Plus de garnison, point de lycée; Vieilleville serait traité comme un chef-lieu de canton. Conçois-tu la douleur des honnêtes cabaretiers et marchands d'avoine de Vieilleville, si la clientèle de deux cents hussards et de leurs chevaux venait à leur manquer? Ce serait une vraie catastrophe. --Oliveira s'ennuie donc beaucoup de sa députation ou de sa fille? --Pas le moins du monde. C'est un homme prévoyant, qui veut se mettre à l'abri des coups du sort et des caprices du scrutin. Il a promesse du roi d'être fait pair de France dans la première fournée, et il grille de s'asseoir parmi les ducs et les comtes de la fabrique de Napoléon ou de ses prédécesseurs. --Eh bien! dit l'avocat, je réfléchirai. --Tu réfléchiras! Crois-tu qu'il soit si aisé de rencontrer ensemble une dot d'un million et un mandat de député? Réfléchir! Crois-tu qu'Oliveira soit en peine de marier sa fille? Je connais un petit duc, malmené par les révolutions et par le lansquenet, qui la ferait volontiers duchesse; mais Oliveira craint de jouer chez son gendre le rôle de père aux écus, qu'on exploite et dont on rit, et il s'est déclaré contre le faubourg Saint-Germain. --Diable! mon futur beau-père ne manque pas de bon sens. --Tu acceptes donc? --Est-ce que je puis vous refuser quelque chose, cher oncle? --Et tu te souviendras toujours que je t'ai mis la députation à la main? --Jusqu'à la consommation des siècles. Mais quel besoin pouvez-vous avoir de moi? N'êtes-vous pas riche, n'êtes-vous pas bien en cour? Que vous reste-t-il à désirer? --Une misère, à laquelle je ne tiens que pour avoir la paix dans mon ménage; mais ta tante le veut, et je n'ose rien lui refuser. --Voyons cette misère. --Une commanderie dans la Légion d'honneur et la présidence d'une section du conseil d'État; ma femme prétend que cela fait bien au bas d'une carte. --Eh bien, cher oncle, ce n'est pas cela qui nous empêchera d'épouser Mlle Oliveira aux yeux de saphir. Mais est-ce à moi de distribuer des croix et de régler les rangs au conseil d'État? --Pourquoi non? Tu parles comme un Démosthènes et tu sais te faire entendre. Crois-tu que ce soit un mérite si commun à la Chambre des députés? Va, va, je connais plus d'un ministre qui serait en peine d'en faire autant. Si tu veux seulement nouer ta cravate avec moins de négligence, ne faire aucun geste, n'être ému de rien, avoir la tête et les yeux dans la position du soldat sans armes (_les yeux à quinze pas devant toi, la tête fixe et mobile_), ne te permettre aucune plaisanterie, ce qui choque toujours les niais (c'est-à-dire les trois quarts de toutes les Assemblées), et citer avec respect les divins axiomes de M. Royer-Collard; si à tous ces mérites tu ajoutes celui de voter _bien_, c'est-à-dire tantôt avec la gauche et tantôt avec le centre, suivant les intérêts du jour, je te prédis la plus brillante fortune. Tu seras premier ministre avant dix ans, et je serai, moi, grand-croix, ce qui fera plaisir à ma femme et honneur à la famille. --Accordé. Laissez-moi seulement le temps de faire restituer à mon ami Ripainsel un ou deux millions que la communauté de P.... a eu l'adresse de se faire léguer par son oncle: à mon retour, je vous suivrai chez le père Oliveira. --Que veux-tu dire avec ton Ripainsel? --Lisez cette lettre. --Laisse-moi là ce Ripainsel, dit l'oncle après avoir lu, et prends l'occasion par son unique cheveu. Viens voir Oliveira; c'est un bon homme qui a fait fortune dans le commerce des bottes percées et des vaudevilles éculés, et qui n'en est pas plus fier. --Il fait des vaudevilles? --Il n'en fait plus depuis qu'il est homme politique; mais il en a fabriqué, à vingt ans, cinq ou six douzaines qui n'étaient, ma foi, ni meilleurs ni pires que tous ceux qu'on applaudit et qu'on siffle. Tu ne connais donc pas ton futur beau-père? --Je ne l'ai jamais vu.--Vous dites qu'il est millionnaire et député, cela me suffit. --Oh! c'est quelque chose de plus. Tu vas voir un petit homme tout rond, riant, fleuri, bavard, spirituel, inventif, caressant, poli, cordial, empressé, obligeant, indifférent à tout, excepté à ses intérêts, sachant amasser, sachant dépenser, sachant promettre et oublier sa promesse, homme d'affaires qui serait un grand personnage s'il voulait prendre intérêt à la politique, sceptique au point de ne pas savoir s'il est baptisé ou circoncis, honnête homme au demeurant, autant que peut l'être un spéculateur de profession, et ami des arts comme ces banquiers illustres de Venise et de Florence pour qui peignaient et sculptaient Titien et Michel-Ange. Nous irons chez lui ce soir. --Ce soir, puisque vous le voulez», dit l'avocat. II Prodomus. Oliveira les reçut avec cette politesse aimable et simple qui est la plus utile et la moins provinciale de toutes les vertus. Déjà les vieux colonels de l'Empire, les poètes chauves et les jeunes magistrats étaient assis et jouaient au whist. Oliveira conduisit ses deux hôtes dans un salon particulier rempli de crics malais, d'épées du moyen âge et de toute la menue ferraille qu'il est convenable d'avoir au-dessus de sa tête quant on veut fumer un cigare. «D'où vient cette dague florentine? demanda Brancas à son hôte. --La poignée, répondit négligemment Oliveira, est de Benvenuto Cellini, qui la cisela tout exprès pour François Ier; la lame est du senor Bermudez de Tolède. --Quoi? de Bermudez lui-même, dit l'avocat d'un air d'admiration. --Je le crois. Cette dague a son histoire comme un cheval arabe ou comme un prince. M. de Loignac le reçut d'Henri III et l'enfonça dans la poitrine du duc de Guise. Voyez à la pointe cette tache qu'on a respectée. C'est une goutte du sang du Balafré. Un petit neveu de M. de Loignac, émigré vers 1792, vendit sa dague à un boyard russe dont le fils est mort à Clichy. C'est de lui que je tiens cette lame admirable, dont Bermudez emprunta le secret aux fabricants d'Alep et de Damas. --Pardonnez-moi mon ignorance, dit l'avocat, et dites-moi, je vous prie, qui était ce merveilleux Bermudez? --C'était un alchimiste de Valence qui cherchait la pierre philosophale en Orient, vers 1520. Suivant l'usage, il donna son âme au diable et reçut en échange par l'entremise d'un fabricant d'Alep, l'art de combiner le platine avec l'acier, ce qui donne aux sabres une trempe irrésistible. Il apporta ce secret en Europe, avec beaucoup d'autres, et s'acquit une grande réputation. Par malheur, la sainte inquisition, le voyant peu assidu à la messe, car les voyages et les sciences occultes profitent rarement à la piété, le fit brûler en grande pompe à Valence l'an 1536 de notre ère. --Il faut avouer, monsieur, dit l'avocat, que vous êtes un savant homme. --Je cherche à me faire pardonner mes millions, répliqua Oliveira. Au reste, vous trouverez ce récit tout au long dans l'_Histoire des alchimistes, sorciers et autres suppôts du diable dans les royaumes de Valence et d'Aragon_, par le P. Bunardez, in-4º. Ségovie, 1640. Le seul exemplaire qui existe en France est déposé à la bibliothèque de Vieilleville, sous la garde du sieur Krantz, ancien artilleur, le plus hargneux des hommes. --Quoi! parmi tant d'affaires vous trouvez le temps de lire les histoires du P. Bunardez? --Oh! je n'ai pas été toujours l'homme affairé que vous voyez. Quand j'étais clerc d'huissier j'avais bien des loisirs». Le conseiller d'État sourit en regardant son neveu. «Comment peut-on être clerc d'huissier! reprit Oliveira. N'est-ce pas ce que vous voulez dire? Je vous jure, messieurs, qu'il n'y avait pas de ma faute; j'aurais beaucoup mieux aimé être duc et pair. J'ai quitté le métier aussitôt que je l'ai pu; mais enfin il fallait vivre, et je recevais de mon patron, tous les jours, une croûte de pain et une tranche de saucisson, qui m'aidaient merveilleusement à supporter la vie. Entre deux assignations j'allais à la Bibliothèque et au Musée. «J'admirais la Vénus de Médicis, si frêle et si délicate, et je regardais avec étonnement la Vénus de Milo qu'on fait semblant d'admirer et qui n'est qu'une grande femme assez mal proportionnée. Je lisais Winckelman dans une traduction et _Clarisse Harlowe_ en anglais, sans oublier pour cela les livres du bon Rollin et la métaphysique de Schelling; enfin j'envoyais des rébus au journal de Vieilleville. J'acquis en peu de temps la réputation d'un savant et d'un esprit bizarre, incapable de faire fortune dans les _citations_, _notifications_ et _significations_. «Je fus mis à la porte de l'huissier et perdis ainsi le pain et le saucisson. Le soir même je reçus la malédiction de mon père et l'ordre de m'enrôler dans l'armée française. J'avais alors dix-huit ans, nulle ressource et un appétit féroce. Qu'auriez-vous fait à ma place? --J'aurais obéi, dit le conseiller d'État et porté le sac avec résignation. --Et vous, monsieur? --Je ne sais, répondit Brancas; peut-être aurais-je essayé de planter des choux. --On voit bien que vous n'avez jamais été exposé à cette infortune. Pour moi, qui sentais mon génie, être ouvrier ou soldat, c'était la mort. Un vieux professeur de latin, sous qui j'avais déchiffré Tite-Live, me donna vingt francs et le _Prodomus philosophiæ instaurandæ_, de Campanella, qui était son auteur favori. Muni de ces deux viatiques, j'entrai dans Paris le 8 décembre 1819. --Voilà un magnifique présent, dit en riant le conseiller d'État. --C'étaient toutes les économies du vieux latiniste, et la moitié de sa bibliothèque, dont un _Anacréon_ d'Henri Estienne formait l'autre moitié. Il vivait de pain et d'eau, comme presque tous ses confrères, en comparaison de qui les ânes et les chameaux du désert de Mésopotamie sont des goinfres. Du reste, gai et sans souci, comme s'il eût été propriétaire des mines de Potosi. Je voulus le remercier--«Prends donc, me dit-il brusquement, à quoi ces vingt francs peuvent-ils me servir? C'est trop peu pour jouir, c'est assez pour entreprendre.» J'embrassai tendrement le vieux latiniste et je partis nu-pieds pour ménager mes souliers. --C'est avec le _Prodomus philosophiæ instaurandæ_ que vous avez fait fortune? --Oui, messieurs, dit Oliveira. Rappelez-vous le cordier des _Mille et une Nuits_. On lui donna un morceau de plomb. Ce morceau de plomb servit à raccommoder le filet d'un pêcheur; le pêcheur prit un esturgeon et le donna au cordier; l'esturgeon avait avalé un diamant qui valait cent mille pièces d'or, et le cordier devint l'un des plus riches seigneurs de Bagdad. C'est mon histoire. En quinze jours je dépensai mes vingt francs, et me retrouvai seul avec mon Campanella, sans travail et sans asile. Le seizième jour, j'errais à jeun le long des quais, feuilletant tous les bouquins et mesurant de l'oeil la profondeur de la Seine. Tout en feuilletant et en soufflant dans mes doigts, car il faisait grand vent, je fus remarqué d'un bouquiniste, petit vieillard très-vert, au nez pointu, aux lèvres minces et serrées, au front rejeté en arrière, assez semblable au célèbre portrait que David a laissé de Robespierre. «C'est un Campanella que vous tenez sous le bras, me dit-il d'un air de convoitise. --Oui, monsieur, c'est le _Prodomus philosophiæ instaurandæ_, livre rare, édition _princeps_. --Oh! moins rare que vous ne croyez,» me dit-il. À ce trait, je reconnus un acheteur, et je me tins sur mes gardes. «Cela vaut bien trente sous, continua-t-il en mettant la main dans son gousset. --Trente sous! m'écriai-je en riant avec mépris, une édition _princeps_! --Trois francs si vous voulez, dit-il, et n'en parlons plus». Je haussai les épaules et je fis mine de partir. «Mon livre n'est pas à vendre». Il me saisit le bras, et, d'un air suppliant: «Voyons c'est une fantaisie ruineuse, mais enfin c'est une fantaisie, voilà trente francs, laissez-moi le livre». Je lui donnai le _Prodomus_. «Bon! lui dis-je, j'ai de quoi vivre trois semaines». Il se retourna stupéfait. «Comment! c'est votre dernière ressource, et vous avez su m'arracher trente francs! Jeune homme, vous avez le génie du commerce, restez avec moi, je vous formerai, et vous ne me quitterez que pour devenir millionnaire». J'acceptai. Le petit vieillard ne mentait pas. En peu de temps, je connus tous les secrets du métier, et je commençai à rêver d'autres destinées. Une fois, je vis représenter un vaudeville, et je m'écriai, comme le Corrége: Moi aussi je suis peintre! Six mois après, mes vaudevilles se comptaient par douzaines, et par douzaines aussi mes succès. À vingt francs cinquante centimes de droit d'auteur par représentation, le théâtre ne se ruinait pas, et je commençais à faire fortune. Je n'ai jamais eu moins de trente ou quarante représentations. J'avais trouvé la recette du vaudeville. Vous la connaissez, je pense? --Assurément, dit le conseiller d'État, mais nous serons bien aises de l'apprendre d'un maître de l'art. --Mon Dieu! reprit modestement Oliveira, ce n'est pas plus difficile que de faire du cassis ou du sirop de groseilles. Voyez plutôt: Un homme met son paletot sur une table et sort: un autre arrive, qui est maître de la maison et marié. Ce paletot lui donne à penser. Voilà, dit-il naturellement, un paletot qui est l'amant de ma femme. Le paletot, le mari, la femme, la servante, le petit clerc si le mari est avoué, entrent, sortent, se croisent, s'expliquent, se querellent, se choquent, se heurtent pendant un, deux ou trois actes au gré de l'auteur. Quelques-uns ont poussé jusqu'à cinq actes, mais c'est une témérité qui réussit rarement. Ajoutez-y des couplets, des grimaces et des calembours, et extirpez soigneusement toute trace de bon sens, vous aurez un excellent vaudeville. «À ce métier, j'amassai promptement une dizaine de mille francs, et je renvoyai à mon vieux professeur ses vingt francs et une pipe turque garnie d'argent ciselé qui venait de feu Baraïctar, Grand vizir de la Sublime-Porte. Devinez je vous prie, quelle fut la réponse du bonhomme. --Il refusa net? --Non. Il garda la pipe du vizir et renvoya les vingt francs avec cette réponse. «Mon cher enfant, ces vingt francs ne peuvent appartenir ni à moi qui les ai donnés, ni à toi qui n'en as plus besoin. Donne-les au premier pauvre diable que tu rencontreras, à condition qu'il les donnera lui-même à un autre, et cet autre à un troisième, dès qu'il sera sorti d'embarras. Par là, nous serons, toi et moi, bienfaiteurs à bon marché jusqu'à la fin des siècles. Adieu, porte-toi bien, ne fais pas trop de vaudevilles, car il n'est pas toujours sain de faire rire le public; ne t'enrichis pas trop vite, et si tu trouves quelques pincées de bon tabac d'Argos pour bourrer la pipe du seigneur Baraïctar, n'oublie pas ton vieil ami.» En ce moment, un domestique s'approcha d'Oliveira et lui dit quelques mots à voix basse. Oliveira sortit. «Eh bien! que penses-tu de ton beau-père? dit le conseiller d'État. --Ses cigares sont excellents, dit l'avocat, mais son récit était un peu long. --Il aime à se vanter. Les parvenus d'autrefois cachaient leur origine comme le Nil cache ses sources. Ceux d'aujourd'hui mettraient volontiers dans leurs armes les savates qu'ils ont raccommodées. Tout est vanité, comme dit Salomon. Au reste, Oliveira ne s'en fait pas trop accroire. Il a fait des journaux, il a fait la banque, il a fait le commerce des cuirs de la Plata et des _Méditations_ de Lamartine; enfin, il a fait fortune et je te jure qu'il a bien gagné ses millions. Voici Mlle Rita qui s'avance portant deux tasses de thé. Passons au salon. Le moment est favorable pour entrer en matière et faire ta cour. Va donc, et bonne chance; ma commanderie est dans tes mains, et ton portefeuille aussi.» III Marguerite Oliveira, blonde aux yeux de saphir, que ses amies de pension appelaient Rita, avait toute la grâce et la simplicité qu'on ne trouve qu'au deux pôles de la civilisation, chez les sauvagesses d'Otaïti et dans quelques salons de Paris. Grande, assez instruite au besoin pour tout comprendre et parler de tout sans affectation, elle plaisait à tout le monde et ne s'imposait à personne. Son âme était limpide et sans mystère comme son regard. Peut-être n'était-elle pas faite pour les grandes passions; bien faite, riante, pleine de douceur et de charme, pour parler comme Chateaubriand, elle n'avait pas été mouillée par la pluie des orages du coeur. Rita offrit du thé au conseiller d'État qui s'empressa d'accepter. L'avocat fit un geste de refus. «Mademoiselle, dit-il, je vous remercie, je n'aime pas le thé. --Ce n'est pas une raison, monsieur, répliqua-t-elle. Qui est-ce qui aime le thé? Personne; car je ne compte pas deux ou trois cents millions de Chinois, qui en boivent par patriotisme, et trente millions d'Anglais, par entêtement. C'est une tisane des plus médiocres, mais acceptée par les honnêtes gens. Il faut bien faire comme tout le monde. Prenez donc, monsieur, prenez et buvez!» Pendant ce temps, le conseiller d'État se retirait sous prétexte d'aller au whist, et les deux jeunes gens se trouvèrent, non sans quelque embarras, à peu près seuls dans un coin du salon. «Mademoiselle, dit l'avocat en feuilletant un album, vous avez là de fort beaux paysages. Quel est ce large fleuve qui coule entre deux chaînes de montagnes escarpées? Est-ce une vue d'Allemagne ou de Suisse? --Ceci monsieur? c'est une vue du Delaware que j'ai visité l'an dernier avec mon père. Ces montagnes sont les Alleghanys, et ce pont qui s'enfonce dans le fleuve sous le poids d'un convoi de chemin de fer, c'est un pont du _Pensylvanian Rail-Rand_ à qui cet accident est arrivé pendant que nous allions de Philadelphie à Pittsbourg. Ce bateau à vapeur que vous voyez un peu plus loin, appartient au constructeur du pont; il sert à repêcher les trains qui tombent à l'eau, et je vous assure qu'au dire des voisins, il ne manque pas d'occupation. --Vous avez vu les États-Unis? dit l'avocat étonné. --Oui, monsieur, et le Canada. Cela n'est pas dans les règles, je le sais bien, et mon père aurait dû me conduire en Suisse ou en Italie comme toutes les petites filles qui sortent de pension; mais alors, pourquoi se déranger? Pour voir des sites que tout le monde connaît, des auberges que tout le monde décrie, et des voyageurs qu'on rencontre partout? autant vaut rester chez soi. Mon père l'a bien compris, et m'a menée du premier coup à la cataracte du Niagara, qui est la plus belle chose de la création...» IV Réflexion inattendue. J'avais pensé d'abord à rapporter mot à mot la conversation de Rita et de l'avocat, espérant qu'elle servirait de modèle aux jeunes gens des deux sexes qui veulent s'engager dans les doux liens de l'hyménée: déjà mon siège était fait, et mon héros comme on doit s'y attendre, n'aurait prononcé que des discours graves, sensés, spirituels, philosophiques, moraux, harmonieux et doux, tels enfin que dans les romans anglais du genre _high life_ en débitent d'une voix posée et mélodieuse ces gentilshommes dont les favoris épais et bien brossés, la taille perpendiculaire et les grâces inimitables font les délices du peuple parisien; mais le hasard ayant fait tomber dans mes mains une lettre de Mlle Rita Oliveira à Mlle Claudie Bonsergent, où le même sujet est traité avec une grande supériorité, j'ai cru devoir laisser la parole à Mlle Rita, meilleur juge que moi, sans contredit, des grâces et de l'éloquence de son fiancé. Voici cette lettre, ou plutôt le _post-scriptum_. V Rita à Claudie. .......................... .......................... «_P. S._ Grande nouvelle. On me marie. _On_, c'est-à-dire mon père. La femme étant au dire des poëtes, le chef-d'oeuvre de la création, comment se fait-il, très-chère, que tout bon père de famille n'ait pas d'autre inquiétude que de se débarrasser du dit chef-d'oeuvre en faveur du premier venu? Les poëtes se moqueraient-ils de nous, par hasard? Réponds à cela, subtile raisonneuse. Pour moi, j'en suis toute humiliée. «Hier matin, j'étais en tête-à-tête avec Julie, cette adorable Julie qui me peigne si bien, et que tu m'as enviée si souvent. Je me regardais assez complaisamment dans la glace, adoucissant mes yeux et essayant mes sourires, ainsi que tu fais sans doute en pareille circonstance, lorsque mon père est entré.--Bravo! Rita, m'a-t-il dit en m'embrassant, tu aiguises tes armes, à ce que je vois. (J'ai rougi un peu.)--Papa, tu sais bien qu'il ne faut pas entrer chez les dames sans les faire avertir.--Le mal n'est pas grand, je n'ai rien vu. As-tu donné les ordres, pour ce soir? (Il faut te dire que mon père offre tous les mardis du thé, du punch et des cigares à trente ou quarante personnes qui se divisent en trois catégories: les gens riches, les gens d'esprit et les gens bien cravatés. Quand la conversation est engagée et qu'on s'échauffe, quand on partage l'Orient, donnant l'Égypte aux Anglais, Constantinople aux Russes, le reste à je ne sais qui, et à la France la Gloire de présider au partage; je m'esquive doucement sur la pointe du pied.)--Tout est prêt, papa, ai-je dit. Il m'a regardée dans les yeux, m'a embrassée une seconde fois très-tendrement, s'est assis près de moi et m'a demandé d'un air mystérieux: Penses-tu quelquefois au ménage?--Pas encore.» C'était presque vrai. Je n'y pense qu'à mes moments perdus, et je t'assure que ma toilette, les emplettes du matin, les promenades au bois de Boulogne dans l'après-midi, quelques visites à mes bonnes amies, les leçons de chant, l'Opéra, et l'édifiante lecture des romans de M. Jules Sandeau, ne me laissent guère de loisirs. «J'en suis fâché, a-t-il repris, car j'avais justement à te proposer un mari très-présentable; mais, puisque le mariage te déplaît, n'en parlons plus.--Oh! je n'ai ni sympathie ni antipathie pour le mariage; je n'y pense pas. Voyons un peu ton mari très-présentable.--Non, mon enfant, je ne veux pas gêner tes goûts ni tes habitudes....--Mais, papa, tu ne gênes rien ni personne, je t'assure.--Non, Rita, je connais le danger des unions mal assorties....--Mais papa, cette union n'est ni bien ni mal assortie, puisqu'elle n'est pas assortie du tout.--Non, mon enfant, je ne suis pas de ces pères barbares!... (Plus j'insistais, plus il reculait et s'amusait à irriter ma curiosité.)--Eh bien garde ton secret, ai-je dit avec impatience. Il s'est décidé à parler: Que dis-tu du nom de Brancas?--Duc de Brancas?--Non, non, Brancas avocat.--Il y a tant d'avocats!--Pas plus que de ducs.--Oh! je ne tiens pas aux ducs. Comment est-il fait ton M. Brancas, qui n'est pas duc?--Je ne sais pas, je le connais à peine, mais on le dit assez riche, fort éloquent, et du bois dont on fait les ministres, qui sont plus rares sur la place et plus recherchés que les ducs.--Voyons-le donc. Tu l'attends ce soir?--Tu l'as deviné. Viens déjeuner.» «Les pédants nous accusent d'être surtout bavardes: ce sont de sottes gens qui n'entendent rien aux femmes: nous sommes mille fois plus curieuses. Je t'avoue que la journée m'a paru longue et qu'il me tardait de voir le mortel téméraire que ma dot a séduit; car, pour mes yeux, il n'y faut pas penser: où les aurait-il rencontrés? Était-il blond ou brun? grand ou petit, aquilin ou camus? Dans cette incertitude, les minutes coulaient avec la lenteur des siècles. Pour moi, un brun, aquilin, non sans moustaches et un peu farouche, me convenait assez. «Enfin le désiré Brancas a paru. Ma chère, c'est un blond. J'aurais dû m'en douter. Le destin n'en fait pas d'autres. À cela près, il a bonne apparence: il n'est ni fat ni impertinent, ni trop content de sa personne, ni dédaigneux, ni bavard, ni empesé, ni froid. Tout dans ses manières respire la politesse, la franchise et la bienveillance: tu peux croire que si j'ai mal vu, ce n'est pas faute d'avoir bien regardé. En entrant, il m'a fait un très-court compliment auquel j'ai répondu par un sourire; puis mon père s'est emparé de lui et l'a conduit dans un petit salon que le sexe malpropre se réserve pour fumer et cracher tout à l'aise. Là ils ont causé de ne je sais quoi qui devait être fort intéressant, si j'en juge par l'air attentif de notre avocat. Mon père l'a quitté tout ravi. «On ne peut pas avoir plus d'esprit,» m'a-t-il dit en passant près de moi. Ma chère, cet homme est sans défaut; il est avocat, et il écoute; n'est-ce pas un prodige dans son métier? Il a deviné le faible de mon père, qui est de parler, et il n'a pas dit six paroles. Curieuse à mon tour de contempler ce prodige, je me suis avancée sous prétexte d'offrir du thé, et un conseiller d'État, qui est son oncle, a eu la discrétion de se retirer et de nous ménager un tête-à-tête dans l'embrasure d'une fenêtre. «Claudie, c'est à n'y pas croire: il parle encore mieux qu'il n'écoute. Il est d'un naturel parfait, il ne s'échauffe pas, il ne gesticule pas, il ne cherche pas ses phrases, il ne s'efforce pas d'avoir de l'esprit et il en a, il ne se moque ni des présents ni des absents, il ne discute jamais, il ne cite personne, d'un mot il dit une histoire, il n'interrompt jamais et il se laisse interrompre; je ne crois pas qu'il ait du génie, bien que mon père assure qu'il est l'un des trois premiers avocats de Paris, mais c'est l'homme le plus aimable que j'aie jamais vu. À ce mot tu vas rire, et je t'entends déjà. L'homme le plus aimable ne tardera guère à être le plus aimé. Mademoiselle, vous pourriez vous tromper. Il est très-aimable, je l'avoue, mais ce n'est pas mon idéal. Tu entends bien ce que je veux dire, toi qui cherches encore cet idéal et qui le cherchais dès la pension, tantôt dans le maître de chant, tantôt dans le maître d'italien. Mon idéal, c'est le beau Ténébreux, c'est Amadis de Gaule sur la Roche-Pauvre, c'est je ne sais quoi de mystérieux, d'héroïque, d'incompréhensible, qu'un avocat ne saurait avoir. As-tu vu quelque part l'histoire du premier roi de Portugal? C'était un brave gentilhomme, aimé des dames, et que sa maîtresse voulut obliger de lui conquérir un royaume.--N'est-ce que cela? dit-il en montant à cheval, eh! je vous en donnerai, s'il le faut, une demi-douzaine.--Il partit pour l'Espagne, et tua tant de Sarrasins que ceux qui restaient, pour obtenir quelque répit, lui offrirent le Portugal, dont il fit, ma foi, présent à sa dame comme il l'avait promis. Voilà un homme! Mais ceux d'aujourd'hui ne savent que s'injurier de vive voix ou par écrit, suivant leur profession. «Pour revenir au sieur Brancas, qui ne conquerra jamais rien, si ce n'est peut-être le droit de s'asseoir avec quatre ou cinq cents bavards, dans une grande salle assez mal bâtie qui est au bout du pont de la Concorde, nous avons causé de toutes sortes de choses, et d'abord de voyages. J'ai déclaré, non sans quelque fierté, que j'avais vu la cataracte du Niagara. Cette nouvelle a paru lui faire grand plaisir. Espère-t-il, le voyage étant fait, n'avoir pas à le recommencer, ou bien a-t-il admiré mon intrépidité? Ce point est encore indécis. «Du Niagara nous passâmes au Rhin, et du Rhin aux Alpes et à la poésie. Ma chère, croirais-tu qu'il ne lit jamais les poëtes? C'est à faire frémir; on n'est pas avocat à ce point. Monsieur s'excusa sur ce qu'il est hégelien. Hégel! Qui est cette bête-là? Tu as vu sans doute des loups, des ours, des renards et des éléphants blancs; mais peut-être n'as-tu jamais vu des hégeliens. Ma chère, rien n'est plus joli. Vois un peu: _Tout ce qui est rationnel est réel; tout ce qui est réel est rationnel_. Exemple: Tu n'as jamais vu d'homme à trois têtes, mais tu as l'idée d'un homme et d'une tête et par conséquent de deux et de trois têtes. Or, tout ce qui est rationnel est réel; donc l'homme à trois têtes, à cent têtes, à trente mille têtes existe, et s'il n'existe pas, c'est la faute de la Providence, de la nature ou de n'importe qui; n'est-ce pas clair? Eh bien, ma chère, il m'a débité cela couramment, sans broncher, comme un hégelien qu'il est. De Victor Hugo, de Lamartine ou de Musset, pas un mot. Messieurs les hégeliens ne se dérangent pas pour si peu. Oh! s'il s'agissait d'objectif ou de subjectif, c'est une autre affaire. J'ai voulu pousser celui-ci: «Mais, monsieur, si toute idée rationnelle devient aussitôt une réalité, vous avez assurément l'idée que vous pouvez mourir; donc vous êtes mort?--Vous avez raison, m'a-t-il répondu avec gravité.... (Vis-tu jamais, Claudie, un hégelien de cette force?) Tous les jours il se joue, dans le fond de mon âme, des symphonies aussi réelles et mille fois plus belles qu'aucune symphonie de Beethoven. J'en ai l'idée, donc je les entends quand il me plaît et sans crainte de devenir jamais sourd. De même en amour: j'aime sans crainte, je suis sûr d'être aimé. --Vous aimez? dis-je un peu étonnée et encore plus curieuse. --Je veux dire: s'il me plaisait d'aimer. --Et... vous plaît-il quelquefois?» «En faisant cette question d'un air fort détaché, je rougissais malgré moi. --Je n'en ai pas encore fait l'expérience.... (À trente ans, Claudie! le crois-tu?) J'attends encore mon idéal. (Ma chère, il a un idéal, cet hégélien!) --Et votre idéal a sans doute une forme ravissante? --Vous me feriez tort d'en douter, mademoiselle. C'est une blonde aux yeux de saphir, qui a bien de l'esprit et qui parle philosophie comme un platonicien.» (Avoue qu'il cause bien, cet hégelien; et si tu voyais comme ses yeux expliquent ses paroles.) La conversation a continué quelque temps sur ce ton, et il ne tient qu'à moi de penser que j'ai fait sa conquête. Quant à lui, mon père n'avait pas tort, il est très-présentable. Au reste, pour que tu puisses en juger, je vais te l'envoyer lui-même. Cela t'étonne. Apprends donc, chère belle, que mon hégelien va partir pour Vieilleville; c'est lui qui plaidera je ne sais quoi contre je ne sais qui. Cette indication doit te suffire. Il m'a gracieusement offert de se charger de tous mes paquets, messages et commissions, et, ma foi, j'en profite pour te le montrer. Il te remettra un bracelet qu'a demandé pour toi à Froment Meurice ta meilleure amie et ton humble servante. «RITA.» «Comment se porte le seigneur Audinet, ton futur propriétaire? Je ne sais pourquoi sa figure ne me revient pas, et je ne donne pas mon consentement au mariage. Oui, je t'entends, une fille sans dot ne fait pas ce qu'elle veut. Eh! mon enfant, est-il si dur de mourir fille? Coquette, je lis dans tes yeux que tu ne manques pas de maris. Au moins, ne me prends pas mon Hégelien. Ce n'est pas que j'y tienne, mais un Hégelien est un oiseau rare à Paris.» VI «Eh bien! dit le conseiller d'État à son neveu, es-tu content de ta future? --Oui.... assez. --Est-elle jolie? --Charmante. --A-t-elle de l'esprit? --Trop. --Comment trop! --Eh! oui, rien ne l'étonne. --Ah! tu aimes mieux le mystère et les petites filles qui baissent modestement les yeux et regardent les hommes à travers leurs doigts écartés. À ton aise, mon ami, la province est pleine de ces ingénues. Va en province. --J'y vais. --Ainsi, tout est rompu? --Vous m'entendez mal, cher oncle. Rita est tout à fait séduisante, mais.... --Mais elle ne te séduit pas. --Oui, elle me plaît beaucoup; mais je la trouve trop raisonnable, trop gaie; j'ai pour elle beaucoup d'amitié, je n'aurai jamais d'amour. --Jamais d'amour! ô douleur! Tu comptais donc sur un mariage d'amour? --Pourquoi non? --Très-bien, mon ami. Ce _pourquoi non_? est sublime. Est-ce que l'amour est de ton âge? L'amour, c'est l'Inconnu. Quand on a pénétré cet Inconnu, tout est fini. Toutes les femmes se ressemblent. Les grimaces changent un peu, le son de voix est plus doux ou plus rude, la feuille de figuier est plus ou moins bien taillée, mais le fond est toujours le même. Cléopatre ou Goton, c'est tout un. Oh! si tu n'avais jamais aimé, je comprendrais ton désir. --J'ai aimé. --Qui? --Ni Goton ni Cléopatre assurément, mais de fort aimables créatures qui m'ont été tantôt cruelles, tantôt compatissantes, suivant l'humeur du jour ou les conseils de la nuit, je vous jure qu'aucune d'elles ne m'a ennuyé ni fait voir deux fois le même spectacle. L'amour est infini et varié comme ce vaste univers. Cher oncle, vous n'entendez plus rien à ces questions. Vous êtes comme un brave vétéran qui a cent fois affronté le feu dans sa jeunesse, mais qui ne connaît plus la manoeuvre. --En résumé, dois-je demander la main de Mlle Oliveira, ou faut-il attendre qu'un rayon d'amour t'illumine? --Demandez toujours, cher oncle. Vous pourriez avoir une pire nièce.» Deux jours après, Brancas partit pour Vieilleville. En ce temps-là, qui déjà pour nous se confond avec celui où Noé jeta l'ancre sur le mont Ararat, les convois du chemin de fer s'arrêtaient à Orléans, et toute la France qui est entre la Loire et les Pyrénées ne connaissait qu'en peinture cette manière de voyager. Il fallut donc monter en diligence à Orléans. Il était minuit, et Brancas, un manteau sous le bras et les mains dans les poches, attendait patiemment dans le bureau que le conducteur donnât le signal du départ. À ce moment, deux dames entrèrent suivies de onze malles, caisses et cartons à chapeau. Cette vue fit blasphémer le facteur, qui croyait son travail terminé. Le conducteur leva les épaules, et Brancas regarda les dames. La plus âgée paraissait avoir cinquante ans et n'avait rien de remarquable qu'une maigreur assez rare et des grâces pleines d'affectation. Ce n'était pas de quoi séduire le voyageur. En revanche la plus jeune avait les plus beaux yeux noirs qu'on pût voir, et son visage régulier et doux, mais un peu altier, était de ceux qu'on n'oublie pas. Le Parisien en fut ébloui, et se rangea respectueusement pour lui faire place près du bureau. Elle le remercia par un salut et un demi-sourire auquel Brancas, fin connaisseur en sourires, devina qu'elle avait le sentiment de sa propre supériorité. «Parbleu! se dit-il, en sortant du bureau de la diligence, voilà une petite personne à qui il ne doit pas être facile de baiser le bout des doigts. Mais qu'elle est belle! Rita est à cent piques au-dessous.» Sur cette réflexion, il fit le tour de la place du Martroi, en regardant les étoiles, et revint à la diligence au moment où le conducteur, ayant déjà terminé l'appel des voyageurs, criait à tue-tête: «Monsieur Brancas! en voiture!» Il se hâta de monter dans le coupé, où déjà les deux dames l'avaient précédé, et s'installa dans un coin avec le soin d'un homme qui remplit scrupuleusement tous ses devoirs envers lui-même. Le postillon fit claquer son fouet, et les quatre chevaux s'élancèrent au galop sur la route de Vieilleville. Le temps était sombre et pluvieux. La dame maigre, qui occupait l'autre coin du coupé, avança bientôt la tête, et dit d'une voix cadencée: «Monsieur, voulez-vous avoir la bonté de relever le carreau de votre côté? ma poitrine est si délicate qu'elle ne peut supporter la fraîcheur de l'air ambiant.» Le Parisien, déjà plongé dans les délices du premier sommeil, ne répondit rien. La dame irritée se pencha vers lui de nouveau. «Monsieur, dit-elle avec aigreur, voulez-vous relever le carreau?» Brancas ouvrit les yeux. «Plaît-il, madame? que désirez-vous? --Monsieur, dit poliment la jeune dame, ma mère qui est malade, vous prie de vouloir bien relever le carreau.» L'avocat s'empressa de s'excuser et d'obéir. Il est des voix fortes, il en est de sourdes, de claires, d'agréables, de discordantes, d'harmonieuses; il en est qui vont au coeur, il en est qui déchirent le tympan, il en est qui donnent envie de bâiller, il en est qui donnent envie de rire, il en est qui commandent, il en est qui supplient; celle de la jeune dame était mélodieuse et souple, mais un peu saccadée, signe certain d'un esprit pénétrant et gracieux, et d'une rare fierté. Après quelques instants de silence, Brancas regarda sa voisine à la clarté de la lune qui commençait à dissiper les nuages, et s'aperçut qu'elle dormait. Une respiration calme soulevait à intervalles égaux son sein, et de toute sa personne s'exhalait ce divin parfum que donnent la jeunesse, la santé et la grâce. L'avocat se sentit ému. «Diable! pensa-t-il, deviendrais-je par hasard amoureux de ma compagne de voyage! Ce serait curieux, à la veille d'épouser Rita. Ne faisons pas cette folie.» Cette sage résolution dura quelques minutes, mais la belle dormeuse fut bientôt la plus forte, et Brancas reprit le cours de ses rêveries. «Est-elle mariée? Non.... Son mari ne la laisserait pas voyager ainsi. D'ailleurs, elle est bien jeune. On n'est pas plus belle! Voilà une main ravissante.» Il faut dire que la main était exposée en pleine lumière, blanche, fine, transparente, un peu longue et d'une beauté parfaite. Un grave accident mit fin aux réflexions sentimentales de l'avocat. La diligence descendait alors le long d'une côte escarpée; le conducteur dormait, et le postillon, ivre ou maladroit, poussait aveuglément ses chevaux. La route, bordée d'un côté par la montagne, de l'autre par un précipice, tournait brusquement vers le milieu de la descente. Tout à coup les chevaux s'emportèrent, prirent le mors aux dents et se précipitèrent au galop. Les deux premiers, dans leur élan, franchirent le parapet peu élevé qui servait de garde-fou le long du précipice, et la diligence elle-même demeura comme suspendue et prête à se jeter dans l'abîme. Le postillon, renversé par le choc, tomba de son siège; les voyageurs poussaient des cris, cherchant à ouvrir les portières et s'embarrassant mutuellement dans leurs efforts. Tout paraissait perdu. Seul, l'avocat gardait son sang-froid. Sans s'émouvoir du tumulte et aussi libre d'esprit que s'il eût été dans un salon, il ouvrit promptement la portière et dit à sa voisine toute tremblante: «Ne craignez rien. Suivez-moi. Je réponds de vous.» En même temps il sauta à terre et se trouva hors de danger; mais le plus difficile était encore à faire. La dame sèche criait de toutes ses forces: «Sauvez-moi! sauvez Claudie!» et lui tendait les bras. Brancas, mettant le pied sur la roue de la diligence, malgré le danger d'être renversé et écrasé sous les pieds des chevaux, dit d'une voix forte: «Donnez-moi la main, ou vous êtes perdue.» En même temps, les chevaux firent un violent effort pour se dégager, et la voiture recula. Claudie, éperdue, s'élança dans les bras du Parisien, qui l'enleva rapidement et la mit en sûreté. «Monsieur, sauvez ma mère!» s'écria-t-elle. Déjà la diligence, penchée sur le talus, perdait l'équilibre et allait rouler au fond du précipice; la dame sèche, épouvantée, sortait à demi du coupé sans oser sauter à terre et poussait des cris épouvantables. Le Parisien la saisit brusquement à bras le corps, l'enleva et la remit, non sans danger, aux mains de sa fille. Au même moment, un grand cri se fit entendre. La diligence et les chevaux roulèrent et se brisèrent au fond de la vallée. Heureusement, le conducteur et le postillon, qui s'étaient relevés sans graves contusions, avaient eu le temps de dégager les autres voyageurs. Tout le monde frémit, et Claudie s'écria: «Ah! monsieur, nous vous devons la vie!» Brancas reçut avec modestie ce remercîment et ceux de sa mère. Le danger passé, on tint conseil. Les voyageurs étaient à deux lieues du relai le plus proche. Le conducteur, forcé d'annoncer cette triste nouvelle, fut couvert de malédictions, aussi bien que le postillon malencontreux. «Qu'allons-nous faire? disait en gémissant la dame sèche. Il est trois heures du matin; nous gèlerons. Ce conducteur veut nous faire périr. J'écrirai à l'administration des Messageries, et je le ferai destituer. Brrr! qu'il fait froid! --Madame, dit Brancas, je vais descendre et chercher votre châle qui est resté dans la voiture. --Monsieur, dit la dame sèche en minaudant, je ne sais si je dois....» Au fond, elle brûlait d'envie de le voir descendre. Brancas le comprit, et, s'accrochant avec les mains aux arbustes, posant le pied avec précaution dans les moindres saillies du rocher, à la clarté de la lune, il commença cette périlleuse descente. «Laissez le châle! lui cria le conducteur, vous allez vous casser le cou!» Mais Brancas ne l'écoutait pas. Tout à coup, une grosse pierre sur laquelle ses pieds étaient appuyés glissa, et il parut près de rouler la tête la première dans le précipice. Heureusement il vit le danger et, par un effort désespéré, il reprit l'équilibre et parvint sans accident au fond de la vallée. Les voyageurs restés sur la route le regardaient avec une inquiétude mêlée d'admiration. «Voilà un gaillard qui ne manque pas de sang-froid, dit le conducteur. Au diable si je risque jamais ma peau et mes os pour aller chercher un châle.» La dame sèche l'entendit et répliqua sur-le-champ: «Ces hommes sont égoïstes et lâches!» Le conducteur vit bien qu'il n'était pas de force à soutenir une conversation qui débutait si vivement, et, ramassant le sac de dépêches qu'il s'était hâté de jeter hors de la diligence, il se mit à la tête de la caravane et prit le chemin du relais. Les voyageurs le suivirent clopin-clopant, demi-endormis, demi-éveillés, mais grognant tous avec un parfait ensemble. Enfin, l'avocat reparut, chargé de vêtements de toute espèce, parmi lesquels le châle de la dame sèche et ses socques. La dame sèche se confondit en remercîments auxquels il répondit de son mieux. Après quelques minutes, que les trois voyageurs employèrent à se rouler dans leurs châles et leurs manteaux, la vieille dame prit le bras de l'avocat et ils se hâtèrent de rejoindre les pauvres diables moins heureux qui étaient déjà en marche. «Vous êtes Parisien, monsieur? dit la dame sèche. --Oui, madame, et vous aussi, sans doute? répondit Brancas. --Non, monsieur, répliqua fièrement la dame sèche, mais il n'a tenu qu'à moi d'habiter Paris, et nous y avons des amis haut placés. M. Duverney, mon cousin, qui est chef de bataillon dans la garde nationale, dîne avec Louis-Philippe trois fois par an. --Diable! dit le Parisien, c'est un heureux homme que M. Duverney; est-ce qu'il est fonctionnaire public? --Non, monsieur, il est bottier, dit Claudie. --Il est bottier, reprit la mère; mais il n'était pas né pour faire des bottes. Il a publié, en 1835, un poëme dramatique intitulé: _la Danse macabre_, que Victor Hugo appelait le «monument impérissable du dix-neuvième siècle.» Je me rappelle encore les derniers mots de la lettre de Victor Hugo: _«Lisez la Bible et Homère, mon cher Duverney. Nourrissez-vous de cette moelle de lion.»_ --Peste! dit l'avocat, c'est un brevet d'immortalité, cela. --N'est-ce pas, monsieur? Eh bien! le public est si peu connaisseur qu'il ne s'en est pas vendu six exemplaires, et cependant je vous jure qu'il n'y manquait aucune des épices de la vraie poésie. On y voyait des femmes séduites par des gnômes, des poëtes plus beaux que le jour assassinés la nuit par de jeunes princesses mal élevées, des rois qui s'embusquaient au détour des rues pour poignarder lâchement de sublimes boulangers. Monsieur, c'était une bénédiction. J'ai compté vingt-cinq personnes qui mouraient de mort violente en six mille vers. Notez que je laisse de côté les menus crimes, les petites trahisons, les viols, les adultères et autres incidents tragiques. --Six exemplaires vendus! --Oui, monsieur, six. --Au moins Louis-Philippe avait acheté l'un des six, puisqu'il a tant d'amitié pour M. Duverney? --Sa Majesté se soucie bien de poésie! La première fois que M. Duverney dîna aux Tuileries, Louis-Philippe lui parla de ses bottes pendant un quart d'heure. Pas plus de _Danse macabre_ que sur la main. Monsieur, mon cousin était si outré qu'il allait voter pour le candidat de l'opposition. Heureusement le ministre de l'intérieur l'apprit et lui envoya la croix. Depuis ce temps, mon cousin est tout dévoué à la dynastie, et le roi ne fait rien sans lui demander conseil. Oh! c'est un homme de caractère que mon cousin Duverney. Il l'a dit souvent au roi: «Sire, tenez tête aux Anglais, développez le commerce, encouragez l'industrie, rendez le peuple heureux, et je réponds de tout. On ne connaît ses vrais amis que dans l'adversité; mais si vous êtes malheureux quelque jour, j'irai vous consoler dans votre exil. Vos pairs et vos députés pourront vous trahir, mais jamais Duverney ne vous manquera.» --Et qu'a répondu le roi? --Ma foi, le roi en est très-flatté; c'est que Duverney le ferait comme il le dit.» Le Parisien s'amusait fort de l'histoire du sieur Duverney, chef de bataillon dans la garde nationale, et ami dévoué mais indépendant, du roi Louis-Philippe. Il n'eut pas de peine à reconnaître dans la dame sèche un des individus les plus distingués de cette belle famille de vertébrés, mammifères, bipèdes, imberbes, aux doigts unguiculés, aux dents incisives, canines et molaires, qui, sous prétexte de poésie, ont agacé, depuis trente ans, un nombre considérable de maris de province. Il devina qu'elle devait être poëte, et moitié pour entretenir la conversation, moitié pour gagner sa confiance: «Vous aimez la poésie, madame? dit-il. --Qui ne l'aimerait, s'écria-t-elle avec enthousiasme. N'est-ce pas aux poëtes que nous devons les jouissances les plus pures et les plus sublimes? Le poëte n'est-il pas le maître souverain de la nature? Sur sa palette magique le bleu de cobalt se fond avec le blanc d'argent, et le carmin avec la terre de Sienne. La poésie, c'est l'azur du ciel où se perdent des millions d'étoiles; c'est la profondeur insondable de l'Océan qui cache à nos yeux des amas innombrables d'êtres animés, comme nous fils de l'Éternel. --Maman, interrompit Claudie, marchons plus vite, il fait froid.» La dame sèche jeta sur elle un regard courroucé. «Ma chère enfant, répliqua-t-elle d'un ton aigre-doux, je marche comme il me plaît. Ce n'est pas à mon âge qu'on reçoit des leçons de sa fille. --Permettez-moi mademoiselle, de vous offrir mon manteau, dit Brancas. --Vous êtes bien bon de faire attention aux discours de cette petite sotte, reprit la dame sèche. Elle n'a parlé que pour m'interrompre.... Où donc en étais-je, s'il vous plaît? --Vous faisiez, madame, l'éloge de la poésie, dit le Parisien qui se mordait les lèvres pour ne pas rire. --C'est cela; j'y suis.... Mais que dire des mains où la poésie est tombée? Où trouver cette magnifique déesse à la démarche majestueuse, à la robe flottante, au visage mobile, tour à tour riant et sombre, doux et terrible, joyeux et mélancolique, qui se plaît aux festins, aux combats, aux discours des sages et au tumulte des multitudes, qui souffle à son gré l'amour ou la haine, qui tient dans sa main le coeur des hommes et la destinée des empires? Où trouver ce génie si souple, si étendu, si sublime, si profond et si varié que la poésie demande au poëte? Les hommes avec leurs froids calculs, leur stérile bon sens, l'horreur qu'ils ont de l'idéal, peuvent-ils atteindre à ce sommet? Ils ne le peuvent pas, ils reculent épouvantés, et, découragés eux-mêmes, ils cherchent à décourager les plus braves. Trop faibles pour tenter l'escalade, ils renversent à coups de sottes plaisanteries les échelles déjà dressées contre le rempart, ils tirent par les pieds ceux qui de la tête touchent déjà les créneaux! Ah! monsieur, que de génies inconnus, que de grands esprits végètent en province, à qui l'occasion seule a manqué pour soulever le monde! Que de femmes, peut-être égales par la pensée à cette femme illustre qui est l'un des premiers écrivains de ce siècle, s'éteignent tous les jours dans la mort lente des travaux domestiques, des bas à tricoter et des chemises à recoudre! Ah! qu'il est dur d'habiter Vieilleville!» Pendant cette tirade, le Parisien regardait la belle Claudie qui donnait des signes non équivoques d'impatience. Tout à coup, il se retourna, frappé des derniers mots qu'avait prononcés la dame sèche. «Vous allez à Vieilleville, madame? demanda-t-il. --Oui, monsieur, et vous? --Moi aussi, madame. Est-ce un beau pays? --Vous ne le connaissez pas! C'est inconcevable. On m'avait bien dit que les Parisiens n'étaient pas forts en géographie, mais cela passe les bornes. Vieilleville, monsieur, est une grande ville de trente mille âmes, perchée sur une colline assez élevée. Les Romains l'ont bâtie, les Anglais l'ont prise, les protestants l'ont brûlée, la cour royale y rend ses arrêts, l'évêque y fait ses mandements, le recteur ses circulaires, et le préfet y trône. Avez-vous des amis à Vieilleville? --Je n'ai, madame, d'autre ami que mon client, M. Athanase Ripainsel. --Vous êtes avocat, monsieur? --Oui, madame.» La conversation devint bientôt plus intime. La dame sèche apprit à Brancas étonné qu'elle s'appelait Mme Bonsergent, que Mlle Claudie était l'amie de pension de Mlle Rita, et qu'elles venaient de visiter un oncle à succession qui habitait Orléans. Enfin, l'on atteignit le relais, et les voyageurs fatigués et à demi gelés purent s'asseoir et se reposer au coin d'un bon feu. Le reste du voyage se fit sans accident, et une nouvelle diligence, chargée des bagages de l'ancienne qu'on retrouva en fort mauvais état au fond du précipice, déposa Brancas à la porte de son ami Ripainsel. Au moment de quitter les dames, il demanda poliment à Mme Bonsergent la permission de se présenter chez elle et de lui porter le bracelet que Mlle Rita envoyait à son amie. La permission fut accordée avec empressement, et le Parisien entra gaiement dans la maison de son hôte. VII Celui-ci l'attendait sur le seuil et lui ouvrit les bras avec effusion. C'était un grand et gros garçon de magnifique encolure, fort comme le Grand Turc en personne, cavalier achevé, fantassin médiocre, enragé chasseur, ami de bonne chère et des festins, bien portant, content de vivre, riche et, partant, recherché des filles à marier, mais inclinant par goût vers les cuisinières, dont la conquête est plus facile et moins embarrassante. Après les premiers embrassements: «Avant tout, dit-il, il est tard, allons souper; nous causerons d'affaires après boire, c'est la bonne manière.» La maison d'Athanase Ripainsel, vaste, antique, ornée de deux tourelles et d'un parc immense, méritait le nom de château. Elle fut construite vers 1512, par un compagnon d'armes de Bayard et de La Palisse, demi-héros, demi-sacripant, qui avait fait de bonnes affaires dans les guerres d'Italie. Riche du pillage de Brescia, il fit dessécher, à grands renforts d'argent, d'immenses marais, et fit ériger ses domaines en baronnie. Le père d'Athanase, associé de son frère dans les fournitures des armées impériales, acheta la plus grande partie de ce domaine et le château acquis à la nation par la fuite du propriétaire, qui fut tué en 1795 dans les rangs de l'armée de Condé. Le vieux Ripainsel, qui visait au solide, vendit les grilles de bronze doré qui remplaçaient les vieux remparts et défendaient, depuis 1750, l'entrée de la grande cour du château. Les oies, les canards et les poules prirent possession de la pelouse, et les vieux bahuts indestructibles du seizième siècle, qui n'étaient pas encore à la mode à Paris, furent le seul ornement de cette antique demeure. Athanase et le Parisien s'assirent seuls devant une table somptueusement servie. La province, où tout abonde et à bon marché, entend mieux la vie confortable que Paris, où tout est sacrifié à la mode et à l'apparence. Après souper, lorsque les deux convives, pleins de cette voluptueuse satisfaction que donne la conscience du devoir accompli et de l'appétit satisfait, eurent allumé des cigares et mis les coudes sur la table, Ripainsel expliqua son affaire. L'avocat l'écouta attentivement, fit quelques questions, prit des notes, et conclut, au bout d'une demi-heure, en disant: «Ton affaire est sûre. Nous prouverons la captation, et nous reprendrons les deux millions. Parlons maintenant d'autre chose. Connais-tu Mlle Claudie Bonsergent? --La fille du major Coupe-en-Deux? Parbleu! si je la connais? c'est la merveille de Vieilleville; une jolie fille, noire de cheveux, blanche de peau, droite, gracieuse, un peu maigre, fort spirituelle, élégante au suprême degré, qui lit des romans et qui rêve, dit-on, d'en être l'héroïne; en un mot, la digne héritière de la rêveuse et sensible Élodie. Mais toi-même, où l'as-tu rencontrée?» Brancas raconta les malheurs de ses compagnons de voyage. «D'où vient ce nom de major Coupe-en-Deux? dit-il en terminant. --Je ne sais trop. Le vieux major, qui a fait depuis Austerlitz toutes les guerres de Napoléon, était, dit-on, l'une des premières lames de l'armée. Il ne se donnait pas un coup de sabre au régiment où il ne fût juge, acteur ou témoin. C'était la manie de ce brave homme, aujourd'hui pacifique et doux comme un marguillier de paroisse. Ses camarades disent qu'à l'espadon il était sans pareil et citent des bras enlevés, des jambes coupées, des têtes fendues jusqu'à l'épaule comme au temps des paladins. Ce vieux-là et le colonel Audinet, surnommé Malaga, ont brisé plus de cervelles autrichiennes, turques, russes, anglaises, espagnoles, qu'il n'y a de jours dans l'année. --Le récit de leurs campagnes doit être amusant. --Oui, pendant une heure. Ces vieux braves ont vu toute l'Europe sans s'étonner, mais aussi sans y rien comprendre. Le colonel Audinet peut te dire, à un centime près, ce que coûtent les tables d'hôte de Madrid, de Badajoz, d'Oporto, de Vienne, de Berlin et du Caire, où se mangent les meilleurs melons, où se vend le vin le moins cher; mais là s'arrête sa science. C'est un spectacle curieux que de les entendre discuter les mérites comparés de l'infanterie et de la cavalerie. Chacun d'eux tient que son arme a décidé de tout dans toutes les batailles. Quant à l'artillerie et au génie, tu devines que ce sont les goujats de l'armée... Quel intérêt peux-tu prendre à ces braves gens? --Moi! aucun, dit Brancas d'un air détaché. Que ferais-je d'un vieux soudard, de sa fille qui est jolie, c'est vrai, mais qui n'a pas dit six paroles, et de sa femme pour qui _Valentine_, _Indiana_, _Jacques_ et _Mauprat_ sont les quatre Évangélistes?» Athanase prit un air mystérieux. «Écoute, dit-il, tu es mon ami et mon hôte, je dois te prévenir des piéges qu'on peut te tendre. Défie-toi d'Élodie. --Qu'est-ce qu'Élodie? --C'est le petit nom de Mme Bonsergent, la femme la plus poétique et la plus insupportable de l'arrondissement. Élodie sera une effrayante belle-mère, si jamais elle devient belle-mère, et tout le monde en doute. Élodie est rêveuse, Élodie a des spasmes nerveux, Élodie a de l'esprit, de la bonté même et du dévouement pour ses amis; elle a de tout, excepté du bon sens. Je parie qu'elle t'a parlé poésie? --Tu l'as deviné. --Parbleu! elle ne fait pas autre chose. La pauvre femme, qui peut-être avait l'étoffe d'une Sapho, mourra de désespoir en raccommodant les vieux habits du major Coupe-en-Deux. Que veux-tu? Sapho n'a jamais reprisé la tunique du beau Phaon; je ne sais qui faisait le ménage; peut-être en ce temps-là ne dînait-on pas. On vivait de pain et d'olives ou de raisins confits; mais le major Coupe-en-Deux n'entend pas de cette oreille-là. Le vieux brave aime à bien vivre, et s'il laisse en toute chose le ministère de l'intérieur à la sensible Élodie, c'est à la condition de bien dîner. --Qu'ai-je à craindre d'Élodie? --D'elle seule, rien; de sa fille, tout. Claudie est d'autant plus dangereuse, qu'on trouverait difficilement une femme plus aimable à Vieilleville. C'est un mélange de grâce, de hauteur, de franchise et d'impertinence qui ne laisse indifférent aucun de ceux qui l'approchent. --Ah! ah! tu t'es trahi, dit le Parisien. Ce portrait est d'un amoureux dédaigné. --Dédaigné, c'est possible, répliqua Ripainsel, car je crois que la petite personne se regarde comme très-supérieure au reste de l'univers, mais amoureux, oh! non. Athanase Ripainsel n'est pas homme à perdre son temps et à pousser d'inutiles soupirs. Grâce au ciel, ajouta-t-il en frisant sa moustache entre ses doigts, je n'en suis pas réduit à me morfondre aux pieds d'une coquette, et qui pis est, d'une fille sans dot. --Sans dot? --Qu'est-ce que deux cent mille francs, dont un tiers à peine comptant? --N'es-tu pas riche, toi? demanda, après un instant de silence, l'avocat à son ami. --Bah! un pauvre million, est-ce de quoi faire figure? Supposons trois enfants dans le ménage, c'est une moyenne raisonnable. Que je vive encore trente ou quarante ans, eux et ses enfants tireront la langue; il faudra retenir des places à l'hôpital. --Eh bien, ils travailleront. Est-ce une perspective si alarmante? --Travailler, travailler! tu parles de cela fort à l'aise. Quel travail peut-on faire, je te prie, quand on a été bercé dans un million? Plaider? ne plaide pas qui veut. Juger, ou demander en patois judiciaire la tête des gens? Veux-tu prendre en main la cause de la Providence, qui seule, en ce monde, distingue le juste de l'injuste? Ouvrir boutique, acheter, vendre, amorcer le public, ruiner ses concurrents, mentir, faire des prospectus, côtoyer cent fois le Code et se garder de ses précipices? J'aimerais autant greffer des roses, comme le major Coupe-en-Deux. --Le major est jardinier? --Jardinier passionné. Élodie lui permet les choux en faveur des tulipes, des camélias et des rhododendrons. --Et Claudie? --Bon! dit Ripainsel en riant, je vois l'effet de mes avertissements. Tu vas, comme les enfants, te brûler les doigts à la chandelle. À ton aise, mon ami. --Quelle folie! je la connais à peine. --Prends garde d'apprendre trop tôt à la connaître. Si Élodie te guette, tu es un homme perdu. Tu ne connais pas la force d'attraction de la dame. --Va, je ne risque rien. Je serai marié dans trois mois. --À qui? --À la fille de M. Oliveira. --Le député de Vieilleville? --Lui-même. Le connais-tu? --Si je le connais! Je suis le chef de l'opposition dans ce pays et son successeur désigné. --Diable! nous sommes rivaux. --Rivaux! Tu veux être député à Vieilleville, toi qui peux être élu à Paris! --Paris est plus beau, mais Vieilleville est plus sûr. --Et c'est ta raison principale pour épouser Mlle Oliveira? --Principale, non, mais c'est une des meilleures. --Pauvre Rita! dit Athanase d'un air mélancolique. --Est-ce que tu la connais? demanda Brancas étonné. --Sacrifiée aux calculs du père Oliveira!... --Comment! sacrifiée?... --Immolée à l'ambition d'un avocat! --Immolée? --Brûlée comme Iphigénie sur le bûcher de l'amour filial?... --Ah çà! que veux-tu dire? et quelle preuve as-tu du sacrifice? Es-tu son confident? --Moi! non. --Son ami? --Non. --Son père? son frère? --Non, j'ai dansé avec elle chez le préfet. --Je respire.... Eh bien! me crois-tu à l'abri des regards de la belle Claudie! --Il ne faut jurer de rien. Heureusement, là aussi, la place est prise. --Elle a un amant? --Un amant? Non, mais un mari désigné. --Quelle espèce d'homme est-ce! --Ah! ah! pour un homme à demi marié, tu es bien curieux, mon gaillard. --C'est l'influence de la province. Continue. --D'un cuistre à ce mari désigné la distance est petite. C'est le sieur Audinet, secrétaire général de la préfecture, fils aîné du colonel Malaga, menteur, rogue, insolent avec les faibles, pliant les épaules devant les forts, vil partout, auteur présumé de vingt lettres anonymes, collectionneur de soufflets qui tombent sur sa joue plus dru que grêle, homme d'esprit d'ailleurs (à ce que disent les dames, car pour moi je n'y connais rien), mais l'un des plus lâches coquins qui déshonorent ce pays. --Et elle l'aime? --Non; mais elle le supporte, et l'épousera, je le crains. --Comment! il ne se trouve personne pour faire concurrence à cet aimable garçon? --Il s'en trouvera mille dès qu'elle sera mariée: mais on n'épouse pas une fille trop bien élevée, trop jolie, trop élégante, et de qui la toilette seule coûtera peut-être quinze cents francs par an; c'est-à-dire le revenu de la dot. C'est un diamant, mais la monture est trop chère. Les femmes sont devenues des objets de luxe comme les chevaux anglais. Elles jouent du piano comme Thalberg, elles chantent en montrant le blanc des yeux, elles se coiffent tous les jours _à l'instar de Paris_, elles récitent George Sand et cachent sous leur chevet les poésies d'Alfred de Musset; elles s'habillent à trois heures de l'après-midi pour faire des visites et médire du prochain. Où veux-tu qu'elles prennent le temps de faire le ménage? Aujourd'hui, le mariage est un casse-cou. Aussi, vois-tu comme il est passé de mode? --Pas trop. On se marie quelquefois à Paris. --Parbleu! et à Vieilleville aussi; témoin Élodie. Mais Élodie s'est mariée à trente ans, et par quel heureux hasard! Le major Bonsergent, usé par quinze campagnes et par dix ans de vie de garnison, poli par le frottement comme un caillou de grand chemin, jauni, bruni, ridé, mais ferme encore sur les arçons et astiqué comme un fourniment les jours de parade, la vit à la messe, la demanda le soir en mariage et l'obtint sur-le-champ, l'heureux gaillard. Mais ce sont là des coups de fortune sur lesquels il est imprudent de compter. Ces vieux soldats de Napoléon sont d'une naïveté incomparable. Habitués à obéir sans raisonner, ils ont porté au logis cette habitude des camps, et les femmes en ont profité; elles ont mis sur leur dos tout le fardeau de la vie, et se sont occupées à soigner les poules, opération qui ne les fatigue pas beaucoup. --Tu n'es guère indulgent pour le sexe enchanteur! --Eh! mon ami, de qui dit-on du mal si ce n'est de ceux qu'on aime? --Voilà une maxime bien relâchée, dit Brancas. Bonsoir, je vais dormir.» Ripainsel le conduisit lui-même dans la chambre qui lui était destinée. Des fenêtres de cette chambre, située au second étage, à cinquante pieds du sol, on apercevait au loin par-dessus les arbres du parc qui descendait en pente rapide vers la rivière, les lumières des maisons de Vieilleville. «La ville, dit Athanase à son hôte, est à une lieue d'ici. Tu trouveras dans mes écuries un tilbury et deux chevaux, l'un de selle, et l'autre de voiture, dont je te prie d'user et abuser. --Et toi? --Il me reste encore trois chevaux pour moi seul. --Le neveu de Caïus-Gracchus est un grand seigneur,» dit en riant Brancas, qui s'endormit en rêvant de la belle Claudie. VIII Vieilleville, que peu de voyageurs ont visitée, est l'ancienne capitale d'une des plus belles provinces de l'Ouest. Des rues étroites, tortueuses et sales, des magasins où l'acheteur ne voit goutte, une cathédrale assez laide, où l'on trouve le portrait de saint Prétextat, le galant chapelain de sainte Aldegonde, de vieilles églises moisies que les antiquaires gardent religieusement par amour de ce qui est malpropre et de ce qui encombre la voie publique, voilà les monuments qui recommandent Vieilleville à la curiosité des Anglais. La maison du major Bonsergent était située dans le faubourg au delà de la rivière, à quelques pas de l'octroi. Le major, amateur passionné de l'horticulture, l'avait fait bâtir lui-même à l'entrée d'un grand jardin, qui était, avec sa fille, son amour et sa joie. La façade, par une bizarrerie d'homme de goût, qui n'est pas rare en province, était tournée vers le jardin. Du reste, exposée au midi et revêtue des fleurs bleues de la clématite, du liseron aux fleurs campanulées où le jaune, le blanc et le bleu s'unissent dans une admirable harmonie, et des grappes rouges de la glycine écarlate, elle annonçait à tous les yeux la maison d'un vieux soldat de Napoléon, à qui le repos était devenu cher après tant de combats livrés et tant de courses inutiles de Cadix à Moscou. Un rez-de-chaussée, élevé d'une marche au-dessus du jardin, un premier étage et un grenier composaient toute la maison. Elle était partagée en deux parties égales par la porte d'entrée. À droite, on trouvait la cuisine, commode et spacieuse, avec une grande cheminée sous le manteau de laquelle on pouvait se réunir en hiver et causer gaiement à la lueur du foyer; plus loin, la salle à manger, lambrissée de bois de chêne et garnie d'immenses armoires. À gauche étaient le salon et la chambre à coucher du vieux Bonsergent. Au-dessus, les deux chambres de la belle Claudie et de sa mère. Partout, à profusion, entraient l'air et le soleil. Dis-moi où tu loges, je te dirai qui tu es. Cette maison, unique à Vieilleville et reluisant d'une propreté hollandaise, était le fruit des méditations réunies du major et de sa femme que tout le monde appelait la rêveuse Élodie. Mme Bonsergent, avant son mariage, avait ébauché bien des romans sans en terminer aucun. À la fin de l'Empire, les maris étaient rares, et les guerres du grand Napoléon avaient si fort éclairci les rangs des hommes nubiles qu'un mari bien portant, bien constitué, ni trop gras, ni trop maigre, ni trop grand, ni trop petit, ni trop froid, ni trop jaloux, ne s'obtenait qu'au poids de l'or. Élodie, trop enorgueillie de son génie et de sa beauté pour comprendre ce simple calcul de statistique, se trouva, vers 1825, comme la fille dont parle La Fontaine, fort aise et fort contente d'épouser.... le major Bonsergent. En huit jours, l'affaire fut bâclée et le major s'aperçut, un peu tard, que la poésie est le plus dangereux de tous les ingrédients qui entrent dans la composition d'un ménage. Ce n'est pas que le brave homme eût à se plaindre de la fidélité de sa femme. Non, grâce au ciel, Élodie, sans être exempte de coquetterie, n'eut jamais d'amant. Fût-ce piété, mépris du sexe masculin, crainte du redoutable major dont la réputation de sabreur effrayait les plus braves, ou ces trois motifs ensemble, Bonsergent évita le triste sort dont le menaçaient les aspirations poétiques de sa femme. Mais de quelles angoisses paya-t-il cette fidélité? Avec l'âge, l'imagination ardente et rêveuse de la belle Élodie tournait à l'aigre, comme le lait trop longtemps conservé; son caractère impérieux et violent ne supportait plus aucune résistance, et les discours les plus étranges retentissaient du matin au soir dans la maison du major. Celui-ci, toujours impassible et calme dans la tempête, haussait les épaules, allumait sa pipe et cherchait un asile au jardin. Ce sang-froid du vétéran accoutumé au bruit du canon et au sifflement de la mitraille exaspérait la nerveuse Élodie. Pourquoi ne pas l'avouer? Le major n'avait rien d'idéal. Il ne soupçonnait même pas la vraie cause des colères toujours renaissantes de sa femme. Philosophe patient, endurci au malheur par les secousses de la guerre des guérillas d'Espagne, toujours sur ses gardes et prêt à tous les périls, mais positif et sage, préoccupé de la réalité présente et non des rêveries féminines, il excitait, sans se douter de rien, l'indignation de Mme Bonsergent. Cet enfant du dix-huitième siècle, qui avait sabré sans relâche de 1798 à 1815, ne se doutait pas des ravages que la lecture de Byron et de Chateaubriand avait faits dans l'âme de sa femme. Il n'avait jamais lu _René_ ni le _Corsaire_, et s'il les avait lus, il n'aurait rien compris à ces tourments imaginaires. Il considérait la _Henriade_ comme le plus beau des poëmes épiques et le plus durable monument de la langue française; il déclamait avec complaisance ces beaux vers: Je chante ce héros qui régna sur la France Et par droit de conquête et par droit de naissance. Et le reste. La _Henriade_ et les tragédies de Racine et de Corneille étaient pour lui le sommet de toute littérature et de toute poésie. En vérité, je vous le dis, ce Français de la vieille roche était un homme de sens. Qu'avons-nous gagné à épeler Shakespeare et Goethe, ces fils d'une race étrangère? Sommes-nous bien sûrs d'entendre _Hamlet_ et de déchiffrer _Faust_ ou _Wilhelm Meister_? De bonne foi, est-il un Français qui puisse se flatter de pénétrer ces imaginations germaniques? Au reste, on se tromperait si l'on croyait que le major Bonsergent fût inquiet des rêveries poétiques de sa femme. Le vieux guerrier n'était pas de cette race héroïque et naïve qui, sans savoir pourquoi, emboîta le pas derrière Napoléon depuis Iéna jusqu'à Waterloo. Sous le voile d'une tendresse conjugale qui avait passé en proverbe à Vieilleville, il cachait cet égoïsme savant, délié, poli, délicat, bienveillant, circonspect qui est la plus utile de toutes les vertus sociales. Attentif à ne blesser personne, parce que la vue d'un visage attristé aurait troublé sa douce quiétude, plus attentif encore à n'écouter jamais les discours de ses voisins, il feignait de croire à l'amitié de tout le monde, et passait pour un bon homme simple et doux qu'on se fût fait scrupule de tromper. De plus, sa fermeté connue inspirait le respect, et sa réserve éloignait la familiarité. Habile à gouverner sa fortune aussi bien qu'à en user, il jouissait de la considération que la province accorde si volontiers aux gens qui n'ont besoin de personne. Son ami le plus intime était le colonel Audinet, surnommé _Malaga_, du pays où il avait fait sa fortune. Le colonel Audinet était un grand diable osseux, sec, dont la face triangulaire, pourvue de deux yeux gris, brillants et durs, enfoncés sous d'épais et noirs sourcils, effrayait tous ses compatriotes. Les moines espagnols pris les armes à la main et fusillés étaient le moindre de ses exploits. Après tout, c'étaient des ennemis et des ennemis féroces; mais le colonel ne revint pas les mains vides de ce pays de l'or. Les bons habitants de Vieilleville qui l'avaient vu, tout enfant, rôder pieds nus dans la rue de _la Queue-des-Vaches_ furent émerveillés de le revoir, après vingt ans de combats, acheter, comme le lieutenant de la _Dame-Blanche_, un château et une terre de huit cent mille francs sur ses économies. Encore vit-on bientôt qu'il n'avait pas vidé son sac. Il prêtait sans façon à quinze ou vingt pour cent, sur bonne hypothèque. Terrible aux Français comme à l'ennemi, il conduisait ses huissiers à la bataille et expropriait impitoyablement ses débiteurs. Un de ces malheureux, cruellement poursuivi, mit le feu à l'un de ses bois. Le colonel, prévenu à temps, l'éteignit seul avec ses domestiques. Pas un habitant de Vieilleville n'avait voulu lui porter secours, quoique le bois fût voisin de la ville. Le colonel, sans s'émouvoir ni daigner demander justice aux magistrats, se mit lui-même à la recherche de l'incendiaire, le joignit et le bâtonna de telle sorte que le pauvre homme mourut à l'hôpital deux jours après. L'affaire n'eut pas de suites, et ce terrible châtiment fit trembler tous les ennemis du vieux _Malaga_. Ces deux hommes, si différents l'un de l'autre, dont la fraternité d'armes expliquait seule l'intimité, se promenaient côte à côte dans le jardin du major. «Eh bien! dit le colonel, quand ferons-nous ce mariage? --Quel mariage? répondit Bonsergent. --Parbleu! celui de nos enfants. L'as-tu oublié? --Claudie est si jeune! --Elle est grande comme père et mère!» Le major, sans répliquer, tira de sa poche une petite serpe et se mit à tailler un églantier. «Voyons, reprit le colonel, laisse là ta serpe et réponds-moi. J'ai huit enfants, chacun desquels recevra cent mille francs le jour de son mariage. Mon fils Audinet est secrétaire général de préfecture. --Vois-tu ceci? interrompit le major. --Oui! c'est un bourgeon. Après? --Un bourgeon! c'est bientôt dit; mais quel bourgeon? --Qu'en sais-je?» Bonsergent éleva le bourgeon à la hauteur de ses yeux, le tourna et le retourna, le contempla quelque temps avec amour, et se penchant vers le colonel: «C'est le _géant des batailles_! dit-il. --Ah! tant mieux.... Il sera préfet avant deux ans. --Qui? le _géant des batailles_? --Non, non, mon fils Audinet! --Oui, c'est un garçon d'avenir, et je ne suis pas inquiet de son avancement.... Où diable vais-je le placer? --Audinet? --Eh! tu ne parles que de ton Audinet. Je te parle de mon _géant des batailles_. Tiens, voici la rose jaune à fleurs doubles d'un vermeil orangé à l'intérieur, _rosa sulphurea_, n'est-ce pas joli? Mais ce jaune ferait tort au rouge écarlate de mon beau géant. Ah! vois-tu ma _pimprenelle à fleurs de ciste?_ Ses larges fleurs blanches feront valoir le _géant_.... Tu hausses les épaules? Ignorant! Comme si ma _pimprenelle_ ne valait pas toutes les préfectures de France! Voyons, tu disais que ton Audinet sera préfet dans deux ans? --Préfet ou député. --Député! voilà qui va bien. Dans quel arrondissement, je te prie? --À Vieilleville. --De mieux en mieux. Tu lui donnes ta voix, je pense? --Parlons sérieusement, dit le colonel. Audinet devait avoir cent mille francs le jour de son mariage avec Claudie; mais en ta faveur et pour qu'il soit député, je doublerai la dose; cela te convient-il? --Vrai? tu feras cette belle action, mon vieux Malaga? Eh bien! tu vaux mieux que ta réputation, et mieux que ton fils. Cela te fâche. Eh! mon ami, depuis soixante ans que nous avons ensemble roulé à travers le monde, nous devons nous connaître à fond, et nous pouvons parler franchement. --Voyons. Que lui reproches-tu? Il n'est pas prodigue. --Pas assez. J'aimerais mieux qu'il jetât l'argent par les fenêtres. --Un argent si durement gagné! --Je le crois bien! Tu as eu assez de peine à desceller cette sainte Vierge en or massif dans la chapelle des dominicains de Malaga! Dieu! qu'elle était lourde! Deux hommes avaient peine à la soulever. T'en souviens-tu? --Bonsergent! dit le colonel d'un ton sévère. --Que crains-tu? Personne n'écoute. Et ce martyr de Velasquez dont le gouvernement t'offrit vingt mille francs l'an dernier, que de peine t'a coûté l'emballage! --On me l'a vendu, tu le sais bien. --Parbleu! puisque j'assistais à la vente. Je ris encore de la drôle de mine que faisait le prieur des Franciscains quand, le pistolet sur la gorge, tu lui fis signer l'acte de vente et lui jetas généreusement une piastre. Mais, comme dit Sancho, à tout péché miséricorde. Si tu donnes deux cents mille francs comptants à Audinet, la prescription est acquise, et je te donne Claudie en toute propriété, son consentement réservé, bien entendu. --Et cent mille francs! --Va pour cent mille francs, bien que cela me gêne un peu, car je ne suis pas un Crésus comme toi. Les saints et la Vierge n'ont rien fait pour moi. --Encore! dit Malaga avec impatience. --Toujours, mon vieux. À quoi sert l'amitié, si ce n'est à nous permettre d'être francs avec sécurité? --Eh bien! l'affaire est bâclée, dit le colonel. --Bâclée, c'est le mot, comme la Charte de 1830 et la royauté citoyenne. --Allons, tout va bien. Il ne s'agit plus que de démolir Oliveira. --C'est difficile. --Pas trop. Oliveira fait l'homme d'esprit, le frondeur, l'indépendant; il est à demi brouillé avec le préfet dont il croit n'avoir plus besoin. Mon Audinet, qui a la souplesse du serpent et l'astuce du chat-tigre, va les brouiller tout à fait. Ce sera l'affaire d'un quart d'heure. Tous les gens riches et bien pensants vont dîner chez le préfet; les vieux de la vieille ne connaissent que toi; les pères de famille qui veulent pousser leurs fils dans la magistrature, ou dans l'enregistrement, ou dans les aides et gabelles, qu'on appelle aujourd'hui, par politesse, impôts indirects (comme s'il y avait quelque chose d'indirect en matière d'impôts), tout ce monde fait bien au moins cent quatre-vingts citoyens éclairés, patriotes, vertueux et délicats qui aiment à tremper leur cuiller dans la marmite du budget. Cent quatre-vingts électeurs sur trois cents, c'est une belle majorité, et je connais bien des gens qui s'en accommoderaient assez. --Bon! j'accorde qu'Audinet sera nommé. Trois cent mille francs, ce n'est pas de quoi faire figure à Paris. --Bien répliqué. Et ses appointements de conseiller d'État les comptes-tu pour rien? --Conseiller d'État! que ne t'expliquais-tu? _Manibus et pedibus descendo in sententiam tuam_, comme disait après boire notre défunt curé. --Oui, certes, conseiller d'État! Qui l'en empêcherait? --Pas moi, à coup sûr. --Audinet est homme d'esprit. Il sait le métier, il connaît les affaires, il a de l'aplomb, de l'audace, une légitime confiance dans ses forces, et il n'est attaché qu'à sa propre fortune. Avec tant de belles qualités s'il ne réussit pas, qui donc réussira? Va, nous le verrons ministre. --Que le ciel t'entende! dit Bonsergent. Voici ma Claudie. Bonjour, Claudie.» La belle Claudie entrait en ce moment dans le jardin. Si j'étais né poëte (et plût aux dieux immortels qu'ils m'eussent fait ce don divin de la poésie!) j'aurais essayé de peindre cette beauté admirable où la nature et l'art avaient réuni toutes leurs grâces. Fi de la beauté grecque et de la fameuse Hélène, épouse incomprise du roi Ménélas! fi du masque indifférent et froid de la Vénus de Milo! Claudie était mille fois plus belle. Son front, ses yeux, sa bouche et son sourire étaient ce que les dieux ont fait de plus exquis. Ses cheveux noirs, fins et soyeux, naturellement bouclés, retombaient librement sur ses épaules soulevés par le plus léger souffle du vent. Ses yeux avaient la douceur, la force et la sérénité; ses épaules, un peu maigres encore, étaient légèrement arrondies, et son corps, délicatement sculpté, mais non pas frêle, offrait toutes les sinuosités qu'on admire dans les jolies statuettes de Pradier. Être belle, c'est tout et ce n'est rien. C'est la puissance invincible, c'est la gloire, c'est le génie; mais il faut savoir manier cette arme dangereuse. Un proverbe inventé par les laides qui font la majorité du beau sexe, veut que les belles n'aient pas d'esprit. Pourquoi donc, s'il vous plaît? la nature est-elle si avare de ses dons? Claudie avait de l'esprit je vous le garantis, et du plus délicat, et du plus cultivé, un esprit gracieux, attrayant, plein de charmes, un esprit d'une forme toute divine et qui n'avait d'autre défaut qu'une fierté sans égale, que la jeune fille ne prenait aucun soin de dissimuler. Elle se laissait adorer et jetait à peine un regard distrait sur les fidèles prosternés dans le temple. Combien d'autres ont le même orgueil sans avoir la même excuse! La province, qui vaut bien Paris, n'est cependant pas tout à fait parfaite. Entre voisins, les relations sont souvent _très-tendues_, pour parler comme messieurs les diplomates, qui connaissent mieux, je l'espère, le droit des gens que la langue française. Certes, le merle blanc est un animal extraordinaire et rarement entrevu; mais un groupe de dix ou douze personnes qui se voient avec plaisir, qui causent sans se quereller, qui discutent sans se battre, qui ne disent pas de mal des absents, qui n'échangent, suivant les traditions de l'ancienne et noble politesse française, que des paroles amies ou courtoises, ou instructives, ou gaies, qui ont de la bienveillance pour le prochain et qui ne calomnient pas l'ennemi, ce groupe, j'ose le dire et ne crains que de répéter une vérité trop connue, est tout à fait introuvable. Ce n'est pas la faute des provinciaux qui ne sont à coup sûr, ni plus bêtes ni plus méchants que les Parisiens; c'est la faute du divin Jupiter, qui n'a pas pris soin d'ajuster les angles saillants des uns aux angles rentrants des autres, et qui leur a ménagé trop d'occasions de se choquer réciproquement. On se laisse volontiers coudoyer par un passant qu'on ne reverra jamais; mais si le passant revient chaque jour, s'il prend plaisir à vous heurter, si sa fenêtre a vue sur votre jardin, si sa femme étend son linge sur votre haie, si ses enfants montent sur vos pruniers et mangent vos meilleures prunes, si ses poules viennent becqueter votre salade et son chien vous mordre aux jambes, il est clair qu'au bout d'un mois vous penserez au moyen de l'égorger secrètement et de vous faire un tambour de sa peau. De là, ces haines immortelles qui s'éteignent parfois de la même manière que celle de Montague et de Capulet, mais avec un dénoûment plus heureux. La coupe empoisonnée tombe encore pleine des mains de Juliette, et Roméo remet à temps l'épée dans le fourreau. Est-il besoin de dire après ce préambule que Mlle Claudie Bonsergent était la personne la plus brillante, la plus enviée et la plus détestée de Vieilleville! Sa beauté excitait la jalousie des femmes, et son orgueil offensait le sexe barbu, qui n'aime pas qu'on dédaigne de lui plaire. Elle entrait au bal indifférente et superbe, recevant tous les hommages sans en désirer aucun. À l'église, où de temps immémorial se réunit la _bonne société_ de Vieilleville, tous les yeux étaient tournés sur elle. Ses chapeaux, qui venaient de Paris, avaient je ne sais quoi de victorieux et d'imprévu, que tout le monde se hâtait d'imiter. On copiait ses airs de tête, mais vainement. Elle gardait le secret de sa beauté. Telle était la fille unique et l'héritière présomptive du vieux Bonsergent. Elle entra dans le jardin du pas léger de la belle Camille, dont les pieds ne courbaient même pas la tige des blés, donna son front à baiser au major et tendit gracieusement la main au colonel qui la baisa avec la galanterie des marquis du siècle dernier. «Plus belle que l'Aurore! dit le colonel. --Je m'en doutais, répondit-elle en souriant. --Vous avez bien dormi, ma chère Claudie, reprit Malaga, car vous avez ce matin le plus beau teint du monde. --Oui. J'ai fait des rêves d'or. --Des rêves d'or! Contez-nous cela, je vous prie. --Oh! c'est bien simple, et mon imagination n'a pas fait grand effort pour trouver ces belles choses. Figurez-vous que je me promenais dans une magnifique forêt, tout à fait semblable à la forêt de Saint-Germain. Le soleil traversait à grand'peine les feuilles des arbres et éclairait ma route. J'étais seule, et je voyais au loin la vallée de la Seine et le dôme du Panthéon. --Oh! je tremble, dit le colonel. --Et vous avez raison. Tout à coup un loup affamé sort du fond de la forêt et s'élance pour me dévorer. Je prends la fuite. Ô terreur! mes pieds sont cloués au sol... --Je frémis, dit Malaga. Achevez. Vous me faites mourir de frayeur... --Le loup arrivait au grand trot, les yeux étincelants, la gueule béante. Déjà je faisais une dernière prière et je me recommandais à Dieu. Heureusement... --Eh bien! votre histoire est finie? Continuez donc, je vous prie. Heureusement... --Mon cher colonel, dit Claudie, le déjeuner est servi, et ma mère me charge de vous inviter. Vous apprendrez le reste au dessert.» Là-dessus, elle fit la révérence et rentra dans la maison. --Ma foi, dit le colonel, je donnerais de bon coeur mes huit enfants pour une fille de ce caractère. --Parbleu! répliqua Bonsergent, tu n'es pas dégoûté, camarade. --Mitraille, enfer et catapulte! Audinet n'est pas malheureux. --Tu sais, dit Bonsergent, que je ne me mêle de rien. --Que dit ta femme de nos projets! --Ma femme! Oh, je sais bien ce qu'elle dit, mais pour ce qu'elle pense, si tu es curieux de l'apprendre, va le lui demander toi-même. --Bon! et que dit-elle? --Que ce parti est très convenable, qu'il resserrera l'union des deux familles, qu'Audinet a beaucoup d'esprit, qu'il ira loin, mais qu'il n'entend rien à l'idéal, et qu'il a, sur le rôle d'un mari dans son ménage, des théories déplorables. --Total? --Sa fille est bien jeune. Elle ne veut pas s'en séparer. Elle est d'avis qu'on attende, etc., etc. --Sait-elle, reprit le colonel, qu'Audinet aura deux cent mille francs le jour de son mariage? --Non. --Eh bien, dis-le lui. Cette nouvelle lèvera, je crois, bien des scrupules. --Tu parles comme un livre. Allons déjeuner.» Mme Bonsergent reçut le colonel avec la cordialité d'un vieil ami. On se mit à table, et, vers le milieu du déjeuner, les convives dont la faim était à demi calmée, commencèrent une conversation suivie. «Vous avez fait un bon voyage? dit le colonel. --Très-bon, répondit Mme Bonsergent, puisque, la diligence ayant roulé dans un précipice, nous n'avons perdu qu'un ou deux flacons d'eau de Cologne.» En même temps elle raconta tous les détails de l'accident. «Par bonheur, ajouta-t-elle, un Parisien se trouvait là, sans qui nous aurions eu peine à nous tirer d'affaire. --Connaissez-vous ce Parisien? demanda le colonel. --C'est un avocat, répondit Claudie, qui vient à Vieilleville pour plaider la cause de M. Athanase Ripainsel. C'est l'ami de mon amie Rita. --Il doit venir nous voir aujourd'hui, ajouta Mme Bonsergent. --Sous quel prétexte? demanda le major. --Rita, dit la jeune fille en rougissant, l'a chargé de m'apporter un bracelet de Froment-Meurice, dont elle me fait présent.» Les deux vieillards se regardèrent. «Ce doit être un beau parleur, dit le colonel, un de ces idéologues qui ont perdu la France avant et après Napoléon. --Bah! dit Bonsergent, Napoléon est mort et nous ne nous en portons que mieux. Buvons à la santé des vivants et ne méprisons personne. La France est faite pour parler et pour sabrer, alternativement. Quand elle sabre, elle se tait; quand elle parle, elle met son sabre au clou. C'est toute l'histoire de France. Eh bien, le tour des avocats est à la fin venu. --Très-bien, dit le colonel, mais voilà trente ans qu'ils parlent; sacrebleu! la luette doit leur faire mal. --Prends patience, dit Bonsergent, le tour des autres ne peut pas tarder beaucoup. Je vois en Algérie des gaillards qui s'escriment de la belle façon et qui découpent très-proprement les enfants du Prophète. Laisse-les prendre Abd-el-Kader, et tu verras de quel air ils vont rentrer en France, et comme ils sauront se faire place. Souviens-toi du mot de Bugeaud: _Le futur maître de la France fume en ce moment sa pipe dans quelque bivouac de l'Atlas_.» On versa le café. «Comment s'appelle ton avocat, Claudie? demanda le colonel. --Mon avocat, qui est à vous autant qu'à moi, répondit la jeune fille, est M. Brancas. --C'est ce fameux Brancas qui a plaidé l'autre jour pour un petit coquin qui avait égorgé son père? --Oui, colonel. --Je ne lui en fais pas mon compliment. Faire acquitter ce scélérat, quand tout le condamnait! Voilà un vilain tour de force. --Qu'en sais-tu? dit le major. Qui te dit que ce malheureux n'avait pas été exaspéré jusqu'à la folie par de longues souffrances? On coupe le cou aux parricides, c'est fort bien; mais que fait-on aux parents qui égorgent leurs enfants ou qui les séquestrent? Presque rien. Le jury est plein d'indulgence pour eux. --Bon! ne vas-tu pas démolir l'autorité paternelle déjà si ébréchée? dit Malaga. --L'autorité paternelle n'est pas un droit, c'est un devoir. Les parents sont la propriété des enfants. --Bravo! papa, s'écria Claudie en battant des mains, voilà qui est bien dit, et je suis bien fâchée que tu n'aies pas rédigé le Code. --Tais-toi, petit serpent, dit le major; on ne te demande pas ton avis. --Mais je l'offre, papa, et je veux que tu l'entendes. Et pour commencer, puisque tu es ma propriété, je ne veux pas qu'on détériore mon bien. Prends-moi cette calotte de velours pour te garantir du vent frais du soir, et allons au jardin. Venez-vous, colonel?» Les deux anciens soldats obéirent. «À propos, dit Malaga, raconte-nous donc la fin de ton rêve. --Où en étais-je? --Au loup qui allait te dévorer. Heureusement.... --Eh bien! un guerrier plus beau que le jour est venu l'épée en main, et, comme un vrai Saint-Georges, il a jeté le loup par terre d'un coup de pointe. --Après quoi l'on vous a menés tous deux à l'autel? dit le colonel en riant. --Tiens, comment le savez-vous? demanda Claudie. --Parbleu! depuis Ève les jeunes filles ne rêvent pas d'autre chose.» En ce moment, on annonça Brancas. Le Parisien était en grande tenue. Dès le matin il avait fait une course à cheval dans les bois de son hôte et pris langue dans le pays. Comme tous les gens que leur métier condamne à vivre entre quatre murs, il n'aspirait qu'au grand air. Un secret sentiment, voisin de l'amour et à coup sûr fort éloigné de l'indifférence, le poussait à s'acquitter au plus vite de sa commission et à rendre visite à la famille Bonsergent. Ripainsel, qui devina l'impatience de l'avocat, se plut à l'exciter par toutes sortes de lenteurs calculées; enfin il fallut le laisser partir. «Va où les destins t'appellent,» dit-il en riant. Brancas ne se le fit pas dire deux fois. Il sella et brida lui-même son cheval, et partit au galop. Vingt minutes après, il descendait devant la maison du major Bonsergent, et attachait la bride de son cheval à l'anneau de fer qui, de temps immémorial, est scellé dans le mur des maisons confortables de province. Il s'avança vers Mme Bonsergent, la salua avec une politesse exquise et chercha des yeux Claudie qui s'était hâtée de monter dans sa chambre et de donner un dernier coup d'oeil à son miroir. Élodie présenta le jeune homme à son mari et au colonel Malaga. Le major le reçut avec un sourire et une poignée de main, et Malaga s'inclina avec une certaine roideur que le Parisien feignit de ne pas apercevoir. On s'assit au fond du jardin dans un kiosque aux verres coloriés qui était en été le salon de la famille Bonsergent. Après les premiers compliments: «Comment trouvez-vous notre pays? demanda Mme Bonsergent. Il n'a pas les grands aspects de la Suisse, ni les infinis de l'Océan, ni la beauté régulière des parcs de Saint-Cloud, de Saint-Germain et de Meudon. Notre nature, à nous, est une nature de province.» Brancas devina le danger. Tous les provinciaux feignent une modestie exagérée en parlant de leur province, et ils sont tous intérieurement de l'avis du Gascon, qui trouvait le Louvre semblable aux écuries de son père. Cette petite vanité dont on se moque est faite des mêmes sentiments que l'amour de la patrie que nous trouvons si beau chez les Grecs et chez les Romains. Vieilleville rit des barbares d'Angoulême, de Carpentras et de Lons-le-Saulnier, comme Athènes riait des barbares de Suze, d'Ecbatane et de Persépolis; et Paris, arbitre suprême du goût, entre Vieilleville et Lons-le-Saulnier, se moque de tous deux. Au fond, l'amour de la patrie n'est pas autre chose que l'amour de soi, agrandi et doublé de la haine du prochain. «Madame, répliqua modestement le Parisien, j'ai trop peu vu votre pays pour en parler, mais ce que j'en ai vu est admirable. Les glaciers de la Suisse sont faits pour les Anglais et les chamois; le Righi ressemble au Mont-Blanc, le Mont-Blanc au Mont-Genèvre, le Mont-Genèvre au Mont-Rosa, et tous ensemble n'ont rien de merveilleux. Ce sont d'énormes amas de rochers sans perspective, au bas desquels sont de profondes vallées que n'éclaire jamais le soleil; au-dessus de ces vallées et sur la pente de la montagne s'élèvent des sapins dont le feuillage sombre attriste les yeux et le coeur; de quelque côté qu'on se tourne, on ne voit que des objets effrayants ou tristes. Les poëtes sont convenus de trouver cela beau. Je le veux bien, ils s'y connaissent à coup sûr mieux que moi, mais cette convention est de date bien récente. Croyez-vous que le sage Homère se fût fort accommodé de la vallée de Chamounix, lui qui avait tant de peine à supporter la vue de l'Ida, six fois moins élevé au-dessus de la plaine que la butte Montmartre? Et le doux Virgile, à qui fait horreur l'Eridan, «roi des fleuves» parce qu'il dégrade quelquefois les murs des métairies de Mantoue? Et Fénelon, qui, pour tout paysage, se contente d'un bois d'orangers, d'un ruisseau qui coule dans une prairie, d'une petite île bordée de tilleuls, et d'une grotte d'où l'on découvre la mer? La grotte de Calypso n'est pas autre chose, et remarquez, je vous prie, que c'est la demeure d'une déesse; jugez si de simples mortels doivent se contenter à moins. Vous avez de l'eau, de l'herbe, des forêts et «des collines couvertes de pampre vert qui pend en festons.» Que pouvez-vous désirer de plus? Bien des gens ont fait le tour du monde et soufflé dans leurs doigts sur le sommet du Chimborazo, qui sont trop heureux aujourd'hui de s'asseoir paisiblement au coin du feu entre leur femme et leurs enfants, et d'entendre, le verre en main, l'âpre sifflement de la bise dans les serrures. --Mais, dit la poétique Élodie, Chateaubriand avait-il tort de vanter les merveilles du Niagara, les forêts immenses, les savanes et le soleil à demi englouti dans les vagues de l'Atlantique? Byron n'est-il pas inspiré lorsqu'il chante la terre du myrte et du citronnier, ou le Mont-Blanc, ce «roi des montagnes?» --Ta, ta, ta! dit le major Bonsergent, ton Chateaubriand est un habile homme; mais, que le diable m'emporte si je vois goutte dans ses étonnantes histoires! Tantôt c'est une soeur qui prend son frère pour son cousin, et, pour expier son erreur, s'amuse à chanter _De profundis_ pendant que ce frère qui, de son côté, n'a pas la cervelle bien saine, se promène, matin et soir, sur le bord de la mer retentissante, insensible à tous les rhumatismes et à toutes les pleurésies; tantôt c'est une aimable sauvagesse qui court le guilledou dans la forêt avec un sauvage des plus civilisés, et qui s'empoisonne juste au moment où un très-sage vieillard dont le nez s'incline vers la tombe lui fait comprendre qu'elle ferait mieux de se marier. Est-ce qu'un paysage normand, breton ou poitevin pourrait suffire à ces belles imaginations? --Profane! s'écria Élodie, secrètement irritée des discours bourgeois de son mari. Tu voudrais peut-être qu'on peignît des boeufs, des moutons, des bergères assises sur l'herbe et tressant des chapeaux de paille, ou que l'art suprême et le chef-d'oeuvre du poëte fût la conversation d'un aubergiste et de sa femme qui compte, les jours de foire, le gain de la journée? À coup sûr, il n'est pas nécessaire de mêler les tempêtes de l'Océan à la peinture des émotions d'un herboriste.» Bonsergent haussa les épaules sans parler et alluma sa pipe. Malaga suivit son exemple. Brancas, qui comprit que cette discussion littéraire ennuyait les deux soldats de Napoléon, se hâta d'y mettre un terme. «Nous avons tous raison, dit-il.... --Voilà bien une conclusion d'avocat, interrompit le colonel. --Oui, monsieur, dit Brancas, nous avons tous raison. N'est-il qu'une route pour le génie? Byron et Chateaubriand ont eu raison d'emboucher la trompette épique; Virgile et Fénelon ont eu raison de chanter sur un mode plus doux le bonheur des champs: l'Anglais et le Breton plaisent aux âmes troublées et violentes; le Français et le Lombard, aux âmes douces, humaines et pacifiques. Aux premiers, les Alpes et leurs sombres glaciers; aux seconds, le Poitou et les prairies toujours vertes. --Sacrebleu! dit Bonsergent, c'est plaisir de vous entendre, monsieur le Parisien, si je suis bien fâché de ne pas connaître votre méthode, pour établir dans mon ménage une paix perpétuelle. Jamais ma femme n'a voulu croire que j'eusse raison contre elle ou en même temps qu'elle, et je mourrai sans le lui persuader. --Pour moi, dit Malaga, je suis plus heureux, ma femme marche au doigt et à l'oeil. --Fi donc! l'horreur, s'écria Mme Bonsergent. Ne parlez jamais de choses pareilles, colonel, si vous voulez conserver mon amitié.» Malaga se mordit les lèvres. «Tu vas gâter nos affaires, dit tout bas Bonsergent à son ami; tais-toi, je t'en supplie, veux-tu te brouiller avec Claudie? --Oh! pour Claudie, c'est une autre affaire, répliqua sur le même ton le colonel. Tu sais bien que je l'aime comme ma fille.» Au même moment, Claudie se présenta et salua le Parisien d'une gracieuse révérence. Bonsergent et Malaga se levèrent tous deux. «Mon cher monsieur, dit Bonsergent, après le service que vous m'avez rendu, ma maison est à vous tout entière. J'espère que j'aurai souvent le plaisir de vous y voir. --Où va donc M. Bonsergent? demanda Brancas en le voyant sortir du jardin en même temps que Malaga. --Il va faire le tour de la ville et jouer sa partie de billard avec le colonel, répondit Mme Bonsergent. Les maris de ce pays-ci ne peuvent pas supporter la société des femmes. Toute l'après-midi se passe au café, où ils boivent, jouent, fument, se querellent et crachent tout à leur aise. Triste infortune que celle d'une femme délicate et née pour de meilleures destinées, qu'une loi absurde attache pour la vie à ces êtres brutaux. --Oh! maman, s'écria Claudie, que, dis-tu là? Mon père est si bon et si doux! --Ton père! Dieu seul sait, Claudie, combien de fois je me suis fait violence pour.... Mais ce n'est pas aux yeux de ma fille que je voudrais déprécier son père.» La pauvre Élodie était le type le plus parfait de ces femmes incomprises qui, pendant quelque temps ont été à la mode en province. Tous ses chagrins, pour la plupart imaginaires, naissaient d'un immense orgueil. Quelques vers trop vantés par le rédacteur idolâtre de la gazette de Vieilleville, une beauté longtemps célèbre, un esprit souple et facile et un caractère despotique avaient fait de Mme Bonsergent la reine de la mode dans tout le département. Elle rêva Paris et la gloire; mais le sage major, peu soucieux de la réputation qui s'attache aux maris des femmes trop célèbres, s'y opposa formellement, et passa aux yeux d'Élodie pour le plus féroce tyran qui jamais eût torturé un pauvre coeur de femme. Ce fut un moment critique dans le ménage. Heureusement, nul célibataire n'osa profiter de la fureur de Mme Bonsergent qui se fût fait enlever de bon coeur et conduire à Paris. Les défenseurs des belles opprimées étaient glacés d'effroi au souvenir de l'aventure du pauvre Varambon. Ce jeune homme, capitaine dans la garde royale en 1829, s'avisa, étant en congé, d'envoyer une lettre et un bouquet de fleurs rares à Mme Bonsergent. La lettre fut interceptée par le major, qui fit prier Varambon de venir dans son jardin. Celui-ci vint sans défiance et se trouva face à face avec deux sabres de cavalerie et forcé de se battre. À la seconde passe, Bonsergent lui coupa le poignet droit sous les yeux mêmes de sa femme qui était attirée par le bruit. Varambon ramassa son poignet tombé à terre, et partit le soir même pour l'Italie, dégoûté de toutes les bonnes fortunes. L'impuissance de se venger augmentait la rage d'Élodie. En 1845, elle avait atteint l'âge où la vengeance est impossible aux femmes; mais elle se consolait en décriant son mari et en faisant à elle-même un piédestal. «Voilà une terrible mère!» pensa Brancas, mais déjà il n'avait plus d'yeux que pour Claudie, et l'arrivée d'un nouveau visiteur lui permit de la considérer à son aise. Ce visiteur était M. Audinet, secrétaire général de la préfecture, le propre fiancé de Mlle Bonsergent. Une figure plate, un nez de Kalmouk, un front large mais fuyant en arrière, une large bouche semblable à celle des batraciens, un Marat en cravate blanche, voilà la physionomie de M. Audinet, fils aîné du colonel Malaga. Les yeux étaient jaunes et fixes comme dans la race féline; tout annonçait chez lui l'intelligence, la ruse et une basse férocité. Il s'avança comme un chat, en faisant un détour, prit un fauteuil et s'assit en face de Brancas, en ayant soin de tourner le dos au jour. L'avocat, à sa vue, ressentit une impression pénible, et comme une secousse électrique. Il se souvint que c'était le mari désigné de Claudie et l'examina sans affectation. «Vous venez bien tard aujourd'hui, dit Mme Bonsergent au nouveau venu. --Madame, répondit-il d'un ton grave et doctoral, je ne connais que mon devoir. La vie est une série de devoirs à remplir. J'ai dû remplacer le préfet, qui fait sa tournée, et signer pour lui un certain nombre d'arrêtés.» En même temps il regarda Brancas d'un air qui n'ajouta rien aux dispositions amicales de celui-ci. Élodie s'en aperçut et se hâta de les présenter l'un à l'autre. «Monsieur Brancas, M. Audinet, secrétaire général de la préfecture et notre ami particulier.» Brancas s'inclina poliment, mais avec froideur. «Monsieur Audinet, M. Brancas, l'un des plus célèbres avocats du barreau de Paris. --Ah! c'est monsieur qui a eu le bonheur de vous sauver la vie, dit Audinet avec une feinte chaleur; monsieur, permettez-moi de vous en remercier particulièrement.» À ces mots, il se leva d'un air empressé et serra la main de Brancas. L'avocat s'aperçut que la main d'Audinet était froide et gluante comme la peau d'un serpent, ce qui est, pour les physiologistes, un signe de bassesse et d'hypocrisie. Il se hâta de retirer la sienne, sans affectation néanmoins; mais il fut blessé de l'air assuré dont Audinet paraissait prendre possession de Claudie. «Vous venez plaider la cause de M. Ripainsel? demanda le secrétaire général. --Oui, monsieur. --Vous avez beaucoup à faire pour gagner votre procès. Tout le monde est d'accord que le testament est tout à fait valable. --J'espère, dit l'avocat, prouver le contraire et forcer la communauté de P.... à une restitution. --Je sais, monsieur, reprit Audinet, qui parut prendre plaisir à irriter son interlocuteur, que rien n'est impossible à votre éloquence; mais je doute fort que le tribunal consente à dépouiller ces pauvres religieuses en faveur de votre client.» Le Parisien comprit la tactique d'Audinet, qui, d'instinct et sans le connaître, le traitait en ennemi. Il sentit que le secrétaire général voulait l'exciter à parler et le forcer à se découvrir, il para le coup. «Je craindrais d'ennuyer ces dames, répliqua-t-il, en exposant tous les moyens de droit dont je dispose; mais soyez sûr que l'évidence est pour mon client et qu'on dépouillera, comme vous dites, ces pauvres religieuses en sa faveur, si c'est être dépouillé que de restituer le bien d'autrui.» Ainsi finit la première escarmouche. Brancas sortit quelques minutes après, et eut le plaisir d'être invité par Mme Bonsergent à revenir tous les jours. Quand il fut parti: «Tout Parisien est un fat, dit Audinet. Celui-ci ne fait pas exception à la règle. --Et vous, monsieur, toute parole que vous dites est une méchanceté, interrompit vivement Claudie, d'un ton moitié sérieux, moitié plaisant. En cette occasion vous ne faites pas, vous non plus, exception à la règle. --Claudie! s'écria Mme Bonsergent avec sévérité. --J'aime cette aimable franchise, dit Audinet. Il paraît que vous prenez grand intérêt à ce bel étranger? --Je me soucie de ce _bel étranger_ aussi peu que des pyramides d'Égypte; mais je n'aime pas que vous disiez devant moi du mal d'un homme qui nous a sauvé la vie. --Bah! dit Audinet, qui n'en ferait autant? Donner la main aux dames pour descendre de voiture, voilà qui est bien périlleux et bien difficile.» La dispute se prolongea encore quelque temps, mais il ne se dit plus rien qui mérite d'être rapporté. IX Brancas, semblable au jeune Hippolyte, reprit tout pensif le chemin du château de son ami Ripainsel. Sa main sur son coursier laissait flotter les rênes, et le coursier en profita pour faire la route au petit pas, comme le sage bidet d'un curé de campagne. Le Parisien était ébloui de la beauté de Claudie. «Cette jeune fille est charmante, se disait-il, et Rita est bien imprudente de me la montrer à la veille de notre mariage. Elle n'est pas riche, c'est vrai, mais je plaiderai par nécessité au lieu de plaider par plaisir; voilà tout. Une fois la vie assurée, qu'importe qu'on ait deux, quatre, six ou dix chevaux? mener quatre chevaux à la fois est un plaisir de postillon.» Cette rêverie le mena très loin. «Parbleu! continua-t-il, je suis bien bon de m'inquiéter du ménage. Elle est à demi mariée; et si j'en crois la physionomie de cet Audinet, c'est un gaillard à ne pas lâcher prise aisément. Et Rita? et la députation?» Cette dernière réflexion le réveilla tout à fait. Il poussa son cheval au galop et arriva au château. Athanase l'attendait et lui dit en riant: «Eh bien! tu as vu cette petite sirène. Qu'en dis-tu? --Qu'elle est fort au-dessous de sa réputation, répondit l'avocat d'un air indifférent. --Peste! tu es difficile. Les Parisiennes t'ont gâté, à ce que je vois. --Moi! non. Mais Mme Bonsergent me paraît une provinciale très prétentieuse. --Bon! je te parle de la fille et non de la mère. Est-ce que les mères existent? --Quelquefois, à Paris surtout, où la beauté est si rare qu'on y supplée à force d'esprit, de tact et d'usage du monde. C'est un article du code féminin que les mères ont seule la parole. Par là, on évite les dangers que peut causer l'indiscrétion d'une fille trop sincère ou trop mal stylée. Bien des maris ont pris femme qui se seraient gardés du mariage comme de la peste s'ils avaient pu soupçonner ce que recouvrait ce silence pudique et mystérieux dont s'enveloppent toutes les filles d'Ève qui veulent faire une fin. --Sceptique malhonnête! Tu ne crois donc pas à la vertu des dames? --J'y crois si bien, que mon oncle va me faire épouser Mlle Oliveira avant que trois révolutions de la lune se soient accomplies. --Ainsi, quand je te demande ce que tu penses de Claudie, tu me réponds que sa mère est prétentieuse? --N'est-ce pas répondre clairement?» Ripainsel n'en put pas tirer autre chose; mais pendant toute la soirée le Parisien, sous divers prétextes, essaya d'obtenir toutes sortes de renseignements sur M. Bonsergent et sur sa femme. À la fin, Athanase appuya ses coudes sur la table, son menton dans ses mains, en regardant son ami dans les yeux: «Sais-tu, dit-il, quelle est la meilleure de toutes les définitions? --Je n'y ai jamais pensé, mais tu me feras plaisir de me l'apprendre. --C'est celle qui définit par le genre prochain et par la différence spécifique. Par exemple: l'homme est un animal raisonnable; c'est une définition, n'est-ce pas? --Oui, et même assez mauvaise, il me semble. --Je te l'abandonne. Elle est de Descartes, Malebranche, Leibnitz ou Cicéron, et n'en vaut pas mieux pour cela. Bonne ou mauvaise, c'est une définition. --Bien. Après? --L'homme est un animal; voilà le genre prochain. Ainsi, tu es un animal, Audinet est un animal. --Et toi? --Moi aussi, si tu veux. C'est par respect pour Audinet et pour toi que je n'osais me mettre en si bonne compagnie. Donc, l'homme est un animal, voilà le genre prochain; mais c'est un animal raisonnable, voilà la différence spécifique, celle qui distingue toi et moi de mon cheval et de mon chien. --Conclus. --Or, quel est l'objet d'une définition? --C'est de faire connaître la nature d'une chose. --Ami, viens sur mon coeur. Tu as très-bien répondu. On voit que tu connais à fond la logique de Port-Royal. --Achève donc, dit l'avocat. Au palais nous ne mettrions pas plus de temps à nous expliquer, et cependant nous parlons à l'heure. --Prends patience, avocat. Tiens, voici des noisettes pour tuer le temps, et du vin de Vouvray pour digérer les noisettes. Je veux dire que depuis une heure tu cherches, sans en avoir l'air, à obtenir une définition passable de la belle Claudie. --Moi! --Oh! ne t'en défends pas. Elle en vaut la peine, et si je n'avais pas contre les femmes poétiques une antipathie de naissance, je saurais à quoi m'en tenir sur son compte. --Et que ferais-je d'une définition? --Je n'en sais rien, mais tu la cherches. Tu connais déjà son père et sa mère, c'est-à-dire le genre prochain; quant à son esprit et à son caractère, c'est-à-dire à la différence spécifique, personne à Vieilleville ne peut la deviner. C'est à toi de la chercher.» Le Parisien étendit les bras en bâillant. «Bâiller au nez des gens n'est pas poli, continua l'impitoyable Athanase; mais je te pardonne. Au reste, cela ne te sauvera pas de mes conseils. Va dormir.» Le lendemain, dès neuf heures du matin, le major Bonsergent se présenta au château. Brancas, un peu étonné d'une visite si matinale, conduisit le major dans le parc. «Je vois, dit Bonsergent qu'on ne se lève pas de bonne heure à Paris. Pour moi, je suis sur pied depuis quatre heures du matin. C'est une bonne habitude, saine au corps et à l'esprit.... Voilà de beaux espaliers. --Oui, ce jardin est magnifique, répliqua l'avocat. --Par saint Christophe! dit Athanase qui parut en robe de chambre et qui vint rejoindre les deux promeneurs, croyez-vous, major, être le seul jardinier du pays? Voyez-moi ces pêchers, je vous prie! Quel est celui-ci aux feuilles longues, aiguës et dentées, aux fleurs petites et d'un ronge vif? --C'est la _Chevreuse hâtive_. --Et cet autre aux feuilles planes et étroites, aux fleurs petites et d'un rose pâle? --Parbleu! c'est le pêcher de Troyes. Un enfant vous le dirait comme moi. --Ma foi dit Brancas, qui voulut gagner les bonnes grâces du père de Claudie, je vous admire, moi qui ne sais même pas ce que c'est que la greffe. --Ce n'est pas faute de connaître les greffiers, répliqua le major. --Ah! ah! ah! dit Athanase en riant aux éclats, le calembour est joli. --Euh! dit modestement le major. --Ne dites pas, euh! Il est charmant. --Vous êtes trop bon, reprit Bonsergent. --Je ne suis pas trop bon. Je dis ce que je pense. Voilà un calembour sans pareil. --Ma foi, si vous le voulez absolument.... --Je le veux! Tenez, major, vous savez si je tiens à mon vin de Clos-Vougeot. J'en ai douze bouteilles dans ma cave, et qui datent de 1811. C'est un titre de noblesse, cela. Eh bien, je donnerais tout mon Clos-Vougeot pour le mot que vous venez de dire. La greffe! les greffiers! Parole d'honneur, c'est ravissant! Vous avez enlevé le mot à la pointe de la langue, comme autrefois vous enleviez les Autrichiens à la pointe de la baïonnette. --Hum! hum! dit Bonsergent, que tant d'éloges mettaient en défiance, si nous parlions d'autre chose, qu'en dites-vous? --Comme il vous plaira. --Mais non! dit Brancas, revenons à la greffe, et enseignez-moi, je vous prie, monsieur, le grand art de greffer. --On ne greffe donc pas à Paris? --Pas beaucoup, répondit l'avocat. --Eh! à quoi peut-on passer le temps, grand Dieu! --Ma foi, je n'en sais rien, on parle, on crie, on vend, on achète, on fabrique, on imprime, on gouverne, on boit, on mange, on dort et l'on va au Père-Lachaise sans savoir pourquoi, ni comment. --Oh! ce n'est pas toute la vie de Paris, je pense? --Peu s'en faut. Vous entendrez dire quelquefois qu'il s'y fait des révolutions. C'est la querelle des gens qui impriment et des gens qui jugent, qui sabrent et qui gouvernent: grand procès plusieurs fois plaidé et qui n'est pas encore décidé. Les gens qui impriment disent pis que pendre des gens qui gouvernent: les gens qui gouvernent, de leur côté, mettent en prison et à l'amende ceux qui impriment, et les gens qui sabrent, et qui sont tout à fait impartiaux entre les uns et les autres, font pencher la balance tantôt d'un côté et tantôt de l'autre, suivant qu'il leur plaît ou qu'il plaît aux spectateurs. --De sorte qu'il reste très peu de temps aux Parisiens pour greffer? --Vous l'avez dit. --Eh bien, monsieur, je vais, si cela vous fait plaisir, vous donner une première leçon. --Avant toute chose, interrompit Athanase, ne ferions-nous pas bien de déjeuner? Qu'en dites-vous major? J'ai reçu de la Rochelle, ce matin, une langouste dont vous me direz des nouvelles. --Une langouste, ô ciel! s'écria Bonsergent. --Bon! c'est convenu, dit Athanase, et je vais faire mettre votre couvert. Vous, cependant, enseignez à ce jeune homme cette science admirable où le père Hardy lui-même oserait à peine vous tenir tête. Je vous le confie. Faites-lui goûter les plaisirs purs et innocents de la campagne.» À ces mots il s'esquiva, laissant Brancas aux mains du major. «Répondez, je vous prie, comme au catéchisme, dit Bonsergent. Qu'est-ce que la greffe?... Vous vous taisez! Quoi! vous ne savez même pas que la greffe est l'art de changer un sauvageon en arbre d'espèce cultivée? --Oui, j'en ai entendu quelque chose, dit Brancas. --Entendu quelque chose! Oh! ces Parisiens, on ne peut pas se faire une idée de leur ignorance! Sachez donc, mon cher monsieur, que la reproduction des végétaux ne diffère pas sensiblement de celle des animaux, et qu'on peut croiser entre elles les races de rosiers, de pêchers, de pommiers, tout comme on croise un basset avec un lévrier, et une brebis mérinos avec un bélier dishley. Vous comprenez, je pense. --Parfaitement. Il me semble même que le monde, bien que composé d'un nombre infini d'espèces d'animaux, est soumis néanmoins à un très-petit nombre de lois générales, et peut-être oserais-je en conclure que ces lois, déjà si peu nombreuses, se confondront toutes, quand la science sera plus avancée, en une seule: l'_attraction_, dont la formule et les divers modes sont encore inconnus.» La profondeur de cette hypothèse étonna le major. Ce vieux soldat, usé dans les batailles, avait passé la plus grande partie de sa vie à observer de petits faits sans en chercher les causes. Une pomme, pour lui, était une pomme, c'est-à-dire un fruit de couleur verte, jaune ou rouge, de forme sphérique, aplati sur son axe, creusé à sa base, et propre à faire du sirop ou de la marmelade. Il n'en demandait pas davantage. Cependant, il ne se laissa pas déconcerter, et continua en ces termes: «Combien comptez-vous d'espèces de greffe? --J'allais vous le demander, dit le Parisien. --Ah! jeune homme, vous irez loin, c'est moi qui vous le dis. --J'en accepte l'augure. --Oui, vous irez loin. Vous savez écouter, vous, et respecter la vieillesse. Votre ami n'est qu'un étourdi, incapable de soutenir pendant dix minutes une conversation sérieuse. Ce n'est pas lui qui s'informerait du nombre des greffes ou de leurs différences. Ce n'est pas lui qui... --Eh bien! eh bien! s'écria Athanase qui reparut au détour d'une allée, on dit du mal de moi dans ce pays. Est-ce vous, mon cher major? Vous dites que je suis un ignorant? --Oui, oui quelque chose de cela, répliqua Bonsergent. --En vérité! Et si je vous disais, moi, qu'il y a quatre sortes de greffes: la greffe par approches, la greffe par scions, la greffe par gemmes, et la greffe herbacée; que la première est celle qui..., la seconde, celle que..., la troisième, celle dont..., et la quatrième, celle à laquelle..., que répondriez-vous major? Me traiteriez-vous encore d'ignare et d'homme insensible aux beautés de la nature? --J'avoue, dit Bonsergent en souriant, que vous dépassez toutes mes espérances et que je vous croyais moins fort. --Ne faites plus de jugement téméraire, et venez boire avec moi à la santé de la vieille garde, la _vieille des vieilles_, celle qui n'a jamais reculé ni devant les canons de l'Europe, ni devant un verre de bon vin. Par file à droite; en avant, marche! Brancas a bien le temps d'apprendre à remuer une brouette.» Le major et le Parisien suivirent Athanase; et la conversation prit un autre cours. Vers la fin du repas: «Goûtez-moi ce vin-là, major, dit Ripainsel en débouchant une bouteille de vin de Champagne, et dites-moi si ce n'est pas un malheur public que d'en laisser boire aux Anglais? --Pourquoi aux Anglais plutôt qu'aux Chinois? demanda Bonsergent. --Parce qu'ils ont gardé Napoléon à Sainte-Hélène. Eh! quoi, major, votre coeur ne saigne pas à ce souvenir? --Oui, assez. --Comment! assez! Il devait saigner trop! et ce ne serait pas encore assez! Pensez donc à tout ce qu'a souffert le grand homme! et vous répéterez avec moi. Jamais, jamais en France, Jamais l'Anglais ne régnera! Et ne boira notre vin de Champagne. --Pour moi, dit Brancas, je suis toujours étonné de la stupidité des gouvernants. --Pas moi! interrompit Athanase. Qui est-ce qui gouverne? Les députés. Que font les députés? répondez, major. --Ils représentent les électeurs. --Très-bien. Or, celui qui représente doit représenter à un degré suprême ceux qui l'ont choisi pour les représenter. --C'est clair, dit Bonsergent. --Or, les électeurs sont idiots. C'est un aphorisme qui ne souffre pas un pli, n'est-ce pas, Brancas? --Euh! euh! dit l'avocat. --Bon! c'est à cause de M. Bonsergent que tu fais la petite bouche. Eh! tu sais bien que les personnes présentes sont toujours exceptées. Toi, le major et moi, nous avons du génie. Le reste est sans cervelle. Est-ce vrai, oui ou non? --Il en est quelque chose, dit Brancas en riant. --Parfait. Suivez bien mon raisonnement, et d'abord tendez vos verres. Un verre vide me donne du vague à l'âme. --Plus près des bords! dit Bonsergent en avançant son verre. --Bien parlé, major! Sur ma parole vous étiez né orateur, mais vous avez échoué par la jalousie de Napoléon, qui n'aimait pas les bavards.... Où donc en étais-je! --Tu disais, dit Brancas, que les représentants doivent, pour bien faire, représenter à un degré suprême les représentés; c'est-à-dire, je suppose, que le député des bossus doit être bossu, et celui des boiteux, brancroche. --Oui, c'est cela. J'ai ajouté que tous les électeurs sont idiots. --Même ceux qui ont voté pour toi aux dernières élections? --Ceux-là, surtout. Tire maintenant la conclusion. --C'est facile. L'électeur est idiot, donc le député est idiot; mais que dire de celui qui, n'ayant pas été trouvé assez idiot pour obtenir au premier scrutin, les suffrages de ces idiots, s'occupe de les mériter? --Mon cher ami, dit Athanase, je respecte la logique. C'est l'art de dire de grandes sottises qu'on aurait de la peine à trouver sans elle. Ne pousse pas trop loin cet art admirable. Maintenant je reviens à nos moutons. Tu étais étonné de la stupidité de nos gouvernants. À propos de quoi, je te prie? --À propos du vin de Champagne. --Qu'y a-t-il de commun entre le vin de Champagne et le gouvernement? --Tu vas voir. Connais-tu l'économie politique? --Oui, de réputation. Et toi? --Intimement. Sais-tu ce que c'est qu'exporter? --C'est, je crois, porter son vin, son boeuf ou son drap chez le voisin, et lui en faire présent moyennant beaucoup d'argent. --Très-bien. Tu parles comme un dictionnaire de Guillaumin. Et importer? --C'est faire le contraire. --De mieux en mieux. Lequel est préférable, je te prie?... Major, ne le soufflez pas. --Ma foi, dit Athanase, je suis de ton avis. --De mon avis? --De celui que tu vas émettre.... Major, le café est-il assez chaud?... Va toujours, je t'écoute. --Quand tu as soif, dit Brancas, aimes-tu mieux donner ton vin à un autre et prendre son argent, ou donner ton argent et prendre son vin? --J'aime mieux boire, répondit Athanase. Et vous, major? --Moi aussi, répliqua Bonsergent. --Eh bien, reprit l'avocat, nos gouvernants font justement le contraire. Non seulement ils donnent notre vin pour recevoir de l'argent et nous laissent mourir de soif, mais encore ils donnent une prime à ceux qui nous enlèvent notre vin et qui le portent aux Anglais. Est-ce juste, cela? --C'est inique, dit Bonsergent. --C'est vexatoire, dit Ripainsel. --Aussi, continua Brancas, que font les Anglais? --Je ne veux pas le savoir, dit Athanase. --Que font les Anglais? répéta Brancas. Mes gaillards, qui sont rusés.... --Ce sont des brigands, interrompit le major. --Et qui voient que notre vin nous gêne.... --Il ne nous gêne pas, dit Athanase. Vive le vin, Vive ce jus divin... --Mes gaillards, continua Brancas sans se soucier d'être écouté, font les dégoûtés. Ils font des façons pour recevoir nos barriques. Ils se font payer des droits d'entrée.... --Auras-tu bientôt fini ton histoire? dit Ripainsel. --Dans deux minutes. --Allons, dit Athanase en offrant des cigares à ses hôtes, ne vous impatientez pas trop, mon cher major, et laissez parler ce bavard. Songez que Napoléon en a bien vu d'autres, à Sainte-Hélène. --Ma conclusion, dit Brancas, c'est qu'au lieu de payer une prime à ceux qui nous enlèvent notre vin, nous devrions mettre sur leur dos tous les impôts. De deux choses l'une: ou les Anglais ont besoin de notre vin, et ils le payeront aussi cher qu'il nous plaira; ou ils sont trop ladres pour le payer, et c'est nous qui le boirons. --_Amen_, dit le major. Et maintenant, messieurs, permettez-moi de vous inviter à dîner chez moi mardi prochain. C'était le but de ma visite.» Les trois convives, animés par le vin allèrent se promener dans le parc et se séparèrent quelques heures après, fort contents les uns des autres, particulièrement M. Bonsergent qu'émerveillait la docilité du Parisien. Entre nous, le père d'une jolie fille est rarement ennuyeux. X Le mardi suivant, après dîner, Athanase Ripainsel, Brancas, le colonel Malaga, son fils Audinet et trois notables de Vieilleville goûtaient le frais dans le jardin du major Bonsergent, et parlaient politique selon l'usage. «Que pensez-vous d'Abd-el-Kader? demanda le Parisien à Audinet. --Abd-el-Kader n'a pas dit son dernier mot,» répondit le secrétaire général. Tous les assistants furent frappés de la profondeur de cette réponse. «Vous croyez que le père Bugeaud n'en viendra pas à bout? --On ne sait pas jusqu'où Bugeaud peut aller!» répliqua Audinet d'un air sombre. Les trois notables se regardèrent en souriant. Ce sourire signifiait clairement: «Quel homme?» Le peuple français étant de tous les peuples le moins porté à faire des sentences, est aussi celui qui les respecte le plus. Avec quelques sentences et un habit noir, le premier venu peut se faire une réputation. Le secrétaire général, médiocre, du reste, en toute autre chose, avait eu le génie de comprendre la bêtise publique et de la faire servir à son profit. Les sentences, d'où il tirait toute son autorité, avaient l'antiquité, mais non pas la gaieté des proverbes de Sancho Pança. Il s'était acquis par là, dans Vieilleville, une réputation que Siéyès et Montesquieu lui auraient enviée. Le Parisien, ennemi des sentences, et d'ailleurs mal disposé pour le fiancé de Claudie, tourna le dos à Audinet et, par une manoeuvre habile, alla se placer auprès de Mlle Bonsergent. De son côté, Athanase Ripainsel offrit son bras à la mère de Claudie et les deux couples, à quelque distance l'un de l'autre, allèrent se promener dans la partie la plus reculée du jardin. «Voilà un beau bracelet! dit l'avocat en regardant le bras blanc et nu de la belle Claudie. --C'est celui que vous m'avez apporté, répondit-elle. Rita ne fait pas les choses à demi. --C'est le présent de Mlle Oliveira? Il est d'un goût et d'un travail exquis. Vous la connaissez depuis longtemps, mademoiselle? --Depuis l'enfance. Nous avons récité ensemble la grammaire française de Noël et Chapsal. C'est un lien que rien ne peut rompre. N'est-ce pas qu'elle est bien belle? --Oui, dit Brancas un peu embarrassé, elle est fort aimable. --Fort aimable! Vous ne l'avez donc pas regardée? Le préfet de Vieilleville a fait des vers en son honneur. --Oh! c'est une raison sans réplique. Un préfet! --Monsieur, dit Claudie en faisant une petite moue fort agréable, je vois bien que vous me prenez pour une provinciale qu'éblouit l'habit doré d'un préfet; mais vous vous trompez. --Oh! mademoiselle! pouvez-vous croire! --Apprenez, monsieur, que je ne me soucie nullement des préfets. --Celui de Vieilleville est-il marié? --Non, monsieur. --Ah! Et il fait des vers? --Oui, monsieur, pour mes amies. --Et il n'en fait pas pour vous? --Je n'en sais rien, mais j'espère que non. --Pourquoi non? --Parce que j'aime mieux la prose. --Est-ce la poésie que vous haïssez, ou le poëte? --Ni l'un ni l'autre. Je les regarde tous deux avec la même indifférence. --Mademoiselle, dit Brancas, voulez-vous me permettre une question? --Je permets. --M. le secrétaire général de la préfecture fait-il aussi des vers? --Je l'ignore; mais vous pouvez le lui demander. --Oui, je le sais bien, mais je n'ose pas; il est si imposant! --N'est-ce pas? dit Claudie. On dirait qu'il demande la tête des gens à qui il parle. Il porte en lui des sentences comme un pommier porte des pommes. C'est lui je crois, qui a dit que la vapeur ira plus loin qu'on ne pense. --Diable! a-t-il mis sa tête dans ses mains pour trouver cette pensée? --Probablement. --J'ai peur que vous ne vous ennuyiez beaucoup. --Pourquoi, monsieur, s'il vous plaît? --Parce qu'il a l'air bien ennuyeux. --Eh bien, après? --Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Brancas en feignant d'hésiter, je viole peut-être un secret de famille. --Quel secret de famille? --Oh! rien. Je ne veux pas pousser plus loin l'indiscrétion. --Poussez-la jusqu'au bout, monsieur, et dites-moi, je vous prie, le fameux secret que tout le monde paraît connaître, excepté moi. --Vous le voulez? --Je le veux. --Vous n'en serez pas fâchée? --Je vous l'ordonne. --Eh bien! le bruit court que vous allez épouser M. le secrétaire général.» Claudie rougit. «Je l'ignorais, dit-elle. --En vérité! Voyez à quoi l'on est exposé. Et vous êtes bien sûre de ne pas avoir donné votre consentement?» Elle fit un geste d'impatience. «On ne me l'a pas demandé, dit-elle. --Et si l'on vous le demandait? --Monsieur, vous êtes bien curieux. --Pardonnez-moi, mademoiselle, dit Brancas en s'excusant, d'oser m'intéresser si vivement au sort d'une personne.... --À qui vous avez sauvé la vie, interrompit-elle vivement. --Ce n'est pas ce que je voulais dire. --Oh! dites, monsieur, je ne suis pas ingrate, et je sais tout ce que je vous dois. --Ainsi, vous n'êtes pas mariée? --Non, non, mille fois non! --Eh bien! mademoiselle, j'en suis personnellement ravi. --Plaît-il, monsieur? dit-elle avec quelque hauteur. --Oui, mademoiselle, reprit gaiement l'avocat, tant que vous ne serez ni mariée, ni près de l'être, il me sera permis, je crois, de vous dire combien vous êtes belle. --Monsieur, dit Claudie d'un air réservé, voyez-vous ceci? --Votre bras, mademoiselle? il est plus beau que le marbre. --Ce n'est pas mon bras que je vous prie de regarder, c'est mon bracelet. --C'est un chef-d'oeuvre, nous l'avons déjà dit. _Remember_. --Oui, justement. Que veut dire ce mot? --_Souviens-toi_. --Vous traduisez à merveille. --Eh bien, monsieur, souvenez-vous. --De quoi? --De la fidélité que vous devez à Rita.» Le Parisien se mordit les lèvres. «Je ne dois rien à personne, dit-il. --Vraiment! Vous n'êtes pas fiancés? --Pas le moins du monde. Mon oncle, conseiller d'État, m'a présenté chez M. Oliveira, où j'ai eu l'honneur de causer une seule fois avec Mlle Rita. --Rien de plus? --Rien de plus. --Que signifie donc la lettre de Rita? --Mlle Rita vous a écrit? --Une longue lettre où il est fort question de vous. --Je ne me croyais pas si heureux, dit Brancas en souriant. --Oh! ne vous enorgueillissez pas trop, monsieur. Il est vrai qu'il est fort question de vous, mais je n'ai pas dit que la lettre fît votre éloge. --Tant pis. Et que dit Mlle Rita de son serviteur? --C'est un mystère. --Bon! les mystères sont faits pour être dévoilés. --Oui, les mystères diplomatiques; mais celui-là? --C'est donc un mystère bien mystérieux? --Un mystère mystérieux; c'est cela même. Vous avez trouvé le mot. --Au nom du ciel, mademoiselle, dites-moi la première syllabe du secret. Je tâcherai de deviner le reste. --Mais, monsieur, dit Claudie, pour un homme qui n'a vu Rita qu'une fois, et qui ne lui doit aucune fidélité, vous êtes bien curieux, ce me semble? --Oh! mademoiselle, répliqua Brancas, pouvez-vous ainsi méconnaître la pureté de mes intentions? Si je veux connaître ce secret, c'est pour vous aider à le porter. --Je le porterai bien toute seule. --À deux, il sera mieux gardé. --Avez-vous lu le Coran? demanda Claudie. --Jamais. Et vous? --Pas davantage. C'est égal. Ouvrez-le. Verset 24, chapitre.... Ah! j'ai oublié le chapitre. Au reste, peu importe. Vous y verrez cette belle sentence: «Si tu veux qu'on garde ton secret, garde-le toi-même.» Au même moment, M. Audinet parut au bout de l'allée et se dirigea vers les jeunes gens. «Mademoiselle, dit Brancas, je vous quitte; mais s'il est permis de vous parler sans porter atteinte aux droits de M. le secrétaire général, j'ose me dire, non le plus ancien, mais le plus passionné de vos amis. --_Remember_! lui dit tout bas Claudie avec une menace pleine de coquetterie. Je le dirai à Rita. La politique vous occupe donc beaucoup, monsieur Audinet?» continua-t-elle en s'adressant au nouveau venu. Audinet voulut sourire et fit une laide grimace. «Qui s'occupe aujourd'hui de politique? répondit-il. La politique est encore dans l'enfance, comme la chimie. --Raison de plus, dit Brancas pour chercher la formule. --Les ressources de la science sont innombrables, mais il faut laisser la science aux savants; il faut relever l'autorité. --L'autorité de qui? demanda le Parisien. L'autorité des hommes, ou l'autorité des lois? --Ni l'une ni l'autre. C'est le principe d'autorité qu'il faut relever. --Hum! ceci n'est pas clair, dit Brancas. --Ni amusant, ajouta Claudie. Monsieur Audinet, voyez donc ce bracelet, je vous prie. --Je le vois. --Comment le trouvez-vous? --Trop moderne. Le beau, c'est l'antique. --Et ce que nous faisons aujourd'hui ne vaut rien? demanda Brancas. --Rien ou peu de chose, répliqua Audinet. --Et dans dix siècles, ajouta Claudie, on s'arrachera nos moindres brimborions? Voilà qui est bien encourageant pour nos artistes. --Les artistes meurent; l'art est immortel, dit Audinet d'un ton solennel. --Ma foi, monsieur, reprit Brancas, j'ai grande envie de dire de la science ce que vous disiez tout à l'heure d'Abd-el-Kader, qu'elle n'a pas dit son dernier mot.» Audinet lui lança un regard plein de haine. Heureusement pour la paix publique, le major Bonsergent et ses hôtes s'avançaient à la rencontre de Claudie. «Eh bien! messieurs, dit le major, vous laissez les vieilles perruques ensemble, et vous vous cachez dans les petits coins avec les demoiselles? Que disiez-vous tout à l'heure de si intéressant? Audinet paraît tout ému. --M. Audinet parlait de relever le principe d'autorité, répondit Brancas. --Bigre! dit le major. Cet Audinet n'en fait jamais d'autres. Tu ne sais donc pas, camarade, ajouta-t-il en lui mettant familièrement la main sur l'épaule, qu'il n'y a rien de plus malsain après un bon dîner. Et toi, Claudie, que dis-tu de l'autorité? --De l'autorité des préfets? --Oui. --Je n'en pense rien. --Et de celle de leurs secrétaires généraux? --Pas davantage. --Et de celle des parents sur leurs enfants? --Qu'elle est contre nature. --Et de celle des enfants sur leurs parents? --Qu'il n'est rien de plus beau. --Admirablement parlé, ma chère enfant. Voilà justement l'opinion des préfets sur leur propre autorité. Juge si leurs administrés doivent être contents. Laissons cela, et venez ici, monsieur le Parisien. Nous allons, si vous le voulez bien, reprendre notre petite leçon d'horticulture.» Il fallut quitter Claudie et suivre le major. Brancas, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, suivit tristement son professeur. La jeune fille et le secrétaire général restèrent seuls. Il y eut un moment de silence. Chacun d'eux sentait l'approche d'une crise. Audinet n'était pas un amoureux vulgaire. La beauté de Claudie, qui était vraiment ravissante, le fascinait, son esprit hautain lui plaisait, l'orgueil de la jeune fille était une garantie de sa vertu, et l'ambitieux voyait en elle un instrument nécessaire à sa fortune. Il est tant de femmes qui gênent leurs maris au lieu de les seconder! Le secrétaire général regarda Brancas que le major emmenait et dit à Claudie: «Je ne sais pourquoi ce monsieur me déplaît. --Je le sais bien, moi, répondit-elle. --Dites-le-moi. --Parce que vous êtes malveillant. --Qui? moi! --Oui, vous!... Qui aimez-vous, hors vous-même? --Tout le monde et vous en particulier, mademoiselle. --Je vous suis bien obligée. --Oh! très-peu! dit galamment Audinet. Cet amour est si involontaire! --C'est donc de l'amour? --Vous le savez bien, cruelle! --Moi je ne m'en doutais pas, je vous jure. À quoi reconnaît-on l'amour, s'il vous plaît? --Claudie! s'écria Audinet. --Monsieur! reprit-elle. --Je vous aime, votre père le sait et l'approuve; le mien vous regarde déjà comme sa fille; voulez-vous être ma femme?» Claudie garda le silence. «Vous ne répondez pas? --Puis-je répondre? répliqua la jeune fille. Vous me tirez une déclaration à brûle-pourpoint, comme un coup de pistolet, et vous voulez qu'on vous réponde dans la même minute. Cela n'est pas raisonnable. Laissez aux gens le temps de réfléchir. --Est-ce qu'on réfléchit quand on aime? --Oui, mais quand on n'aime pas? --Qui vous aimera, Claudie, si ce n'est moi? --Mon Dieu! je vous crois; mais prenez patience et laissez-moi consulter ma mère. --Votre mère y consent. --Eh bien, laissez-moi me consulter moi-même.» Il y eut un instant de silence. Claudie, qui n'aimait pas Audinet, ne se hâtait pas de se prononcer et ne voulait ni l'encourager ni le décourager. Celui-ci, de son côté, réfléchissait, et commençait à soupçonner Brancas de n'être pas étranger à cette résistance inattendue. La situation devenait très-embarrassante. Tout à coup Audinet rompit le silence. «Avez-vous remarqué la figure de cet avocat? dit-il. --Non. --Sa physionomie est effrayante. --Effrayante! et pourquoi? --Elle annonce un naturel pervers. --Tant pis, car c'est un assez joli garçon. Est-ce que vous êtes physiologiste, par hasard? --Je le suis. --Et la physiologie dénonce sa perversité? --Elle la dénonce, dit gravement Audinet. --À quoi le voyez-vous? --C'est le secret de la science. --Mystère incompréhensible! dit Claudie en riant. Vous me faites frémir. --Vous riez! --Oui, j'ai l'audace de rire. --Avez-vous vu Lacenaire, mademoiselle? --Lacenaire? non, jamais. --Eh bien! regardez cet avocat; c'est son vivant portrait. --Je remarque, dit Claudie, que tous ceux qui vous déplaisent ressemblent soit à Lacenaire, soit à Castaing, soit à Papavoine, soit à quelque autre aimable brigand. --Quel intérêt aurais-je à le décrier? --Je ne sais; mais, du premier coup, le comparer à Lacenaire, c'est bien fort! --Je n'ai pas dit que ce fût un scélérat. --Non, mais vous dites que c'est le vivant portrait de Lacenaire. De là à dire qu'il a tué son père et sa mère, la distance n'est pas grande. Défaites-vous, mon cher monsieur, si vous voulez me faire plaisir, de cette mauvaise habitude de médire du prochain. --Que vient-il faire ici? demanda Audinet irrité de ce petit sermon. --Qui? _Il_. --Votre avocat. --Mon avocat, puisqu'il vous plaît de l'appeler ainsi, vient voir mon père à qui il a eu le bonheur de rendre service en sauvant la vie de sa femme et de sa fille. Permettez-moi de vous quitter un instant. Ces messieurs prennent leurs chapeaux et vont partir.» Audinet resta seul et de fort mauvaise humeur. Claudie arriva assez à temps pour entendre les dernières paroles du major à Brancas. «C'est en pleine terre, disait Bonsergent. --À la fin d'avril, répliquait le Parisien. --Oui ou bien au commencement de mai, dans des trous. --De quel diamètre? --De cinquante centimètres. --À quelle distance l'un de l'autre? --Entre quarante et quatre-vingt-dix centimètres. --De quoi parlez-vous? demanda Claudie. --Du melon, mademoiselle, répondit Brancas. Le melon, _melon cucumis_, genre concombre, famille des cucurbitacées, est l'ami de l'homme. --Et l'homme est l'ami du melon, répliqua Bonsergent. Prenez-moi un bon cantalop, semez-moi ses graines dans des pots remplis de bon fumier, recouvrez-moi cela d'une terre meuble, c'est-à-dire labourée, pétrie, concassée avec soin, arrosez-moi le tout, couvrez-le d'une cloche pour le garantir du soleil, et vous m'en direz des nouvelles. --Mademoiselle, dit Brancas, monsieur votre père est un puits de science. --Puisez toujours, jeune homme, répliqua Bonsergent, et ne craignez pas de tarir la source.» À ces mots, Ripainsel et le Parisien prirent congé de leurs hôtes, et montèrent dans un tilbury que conduisait Athanase. Brancas était plongé dans une profonde rêverie. «Il faut avouer, dit Ripainsel, que j'étais né pour jouer les rôles de confidents. --Aimerais-tu mieux jouer les tyrans que les confidents? --Les tyrans, non; mais les jeunes-premiers. --Qui t'en empêche? --Toi, parbleu! qui me jettes Mme Bonsergent sur les bras, et qui prends la fuite. --La conversation a dû être intéressante? --D'un intérêt palpitant, comme disent les réclames. Élodie m'a raconté ses malheurs. --Pauvre femme! --Oh! oui, pauvre femme! C'est un récit à faire dresser les cheveux sur la tête. --Bon! Rien n'est plus agréable que de sentir ses cheveux se dresser en bonne compagnie. C'est marque qu'on n'est pas chauve. La lune sort des nuages et éclaire la vallée sombre. Voici de bons cigares, le cheval va de lui-même et connaît sa route. Tout se tait, c'est à peine si l'on entend cette délicieuse harmonie des sphères qui faisait pâmer Pythagore. Commence ton récit; j'écoute. --Tu sauras d'abord, dit Athanase, qu'Élodie est d'illustre naissance. --Je m'en doutais. --Son père, qui fut chapelier, avait l'âme d'un roi. --D'un roi en fonctions ou d'un roi détrôné? Les rois détrônés sont ordinairement de fort méchante humeur. --Il avait l'âme d'un très-grand roi, une âme noble et belle. Sa mère.... --La mère du roi? --Non. La mère d'Élodie, belle comme Vénus, sage comme Minerve, poétique comme Apollon.... --.... Filait comme Arachné? --Non c'était une médiocre fileuse, mais une parleuse de premier ordre. --Tant pis. La soupe ne devait pas être bonne. --Que parles-tu de soupe, âme grossière et livrée aux appétits des sens? La mère d'Élodie ne sut jamais de quoi se faisait la soupe. --Je plains le chapelier, dit Brancas. --Or, continua Ripainsel, cette mère accomplie ne souffrit pas que sa fille fît oeuvre de ses dix doigts; d'où il suit qu'elle comprit de bonne heure que le lot du sexe barbu était d'apporter à boire et à manger au sexe timide, lequel, en échange, consentait à recevoir avec bonté les hommages du dit sexe barbu: Cela dura trente ans, pendant lesquels le sexe barbu, comme tu penses, ne faisait pas queue à la porte d'Élodie. --Elle te l'a dit? --Non; mais je l'ai deviné. Dieu merci, ce n'était pas difficile. On sait assez ce que signifient ces amours trompées, ces espérances déçues, ces soupirs, ces yeux levés au ciel. Ce n'est pas tout d'ailleurs. J'ai des faits plus positifs. --Des faits! --Quel héros c'était? --Qui? Le major Bonsergent? --Il est bien question de Bonsergent! Je te parle de ce hussard qui fut tué à Waterloo.... --Quel hussard? --Celui d'Élodie, qui unissait la grâce à la force, le génie à la beauté, et qui n'ignorait pas le respect qu'on doit aux dames. C'était un homme, celui-là! --Et nous, qui sommes-nous donc? --Des gens mal élevés, je suppose. --Continue. Ton récit m'intéresse. --Après dix ans passés à pleurer le hussard, Bonsergent se présenta.... --Et fut accepté d'emblée? dit le Parisien. --Que de larmes versa la triste Élodie avant d'unir son sort à celui de cet homme vulgaire! Mais quoi! Le chapelier ordonnait. Par piété filiale, elle obéit. --Triste victime! --Oh! oui, triste victime! Le chapelier n'eut pas plutôt passé l'onde du Styx qu'on ne repasse plus, _irremeabilis unda_, comme dit Virgile, que l'affreux Bonsergent dévoila toute sa perfidie. --Je t'avertis, dit Brancas, que tu ménages trop tes effets de scène. Tu _prends des temps_ comme un acteur, et le public finira par te tourner le dos. --Patience! dit Athanase. La patience, c'est la force continuée. En deux mots, la dame s'est fort ennuyée, et je la soupçonne d'écrire en secret ses mémoires pour servir à l'instruction et à l'édification de son sexe. --Voilà ce qu'elle t'a conté pendant une heure et demie? --Oh! mon Dieu, oui. Je croyais entendre Esther raconter à la jeune Élise comment, avec la protection du Dieu d'Israël, elle parvint à devenir l'une des cinq cents femmes du sultan Assuérus, et je repassais involontairement tous les récits fameux des vieilles tragédies.... Or çà, j'espère que tu as été plus heureux que moi? --Oui, Bonsergent m'a donné de bons conseils sur la culture des melons. --Ne fais donc pas le réservé. Tu as vu Claudie? --Mon cher ami, dit Brancas, es-tu capable de garder ton sérieux pendant quelques instants? --Toute l'éternité, s'il le faut. --Et bien, je l'aime. --Toi! Effectivement, il n'y a pas de quoi rire. --N'est-ce pas? à la veille de mon mariage! --Ma foi, ce serait bien plus triste le lendemain. --Que faire? --Te voilà bien embarrassé! Aime-la quinze jours si tu veux, et cela se passera. C'est une petite fièvre qui n'a rien d'inquiétant et qu'il faut traiter par les sédatifs. --Mauvais plaisant! --Parbleu! je ne vois pas là de quoi s'arracher les cheveux. Claudie est charmante, et tu fais preuve de goût. --N'est-ce pas qu'elle est belle? dit l'avocat. --Oh! ravissante, répliqua Ripainsel. --Crois-tu qu'elle aime cet Audinet? --Qui sait! On voit tant de rencontres bizarres! Audinet est un homme, après tout. --Lui, un homme! c'est un babouin. --Mon ami, dit Athanase, la douleur t'égare. Audinet n'est pas un babouin, c'est un vilain animal, je l'avoue; il est d'une capacité médiocre, mais il est homme et secrétaire général, et, ce qui vaut mieux encore, il est le fils du colonel Malaga. Or, tu sauras qu'il n'est personne à Vieilleville qui ose déplaire au terrible colonel. Quiconque l'a fait, s'en est toujours repenti. --Je me moque de tous les Malaga du monde. Ce colonel est fait de chair et d'os, je suppose? --Oui, mais sa chair et ses os sont taillés dans l'acier le mieux trempé. Il est homme à tuer pour une épingle, pour un salut manqué, pour un sourire douteux. Après 1815, il était la terreur des officiers de la garde royale. --Diable! voilà qui met le comble à mon amour. --Tu vas faire la cour à Mlle Bonsergent? --Pourquoi non? --Et t'en faire aimer? --Si c'est possible. --Jupiter aveugle ceux qu'il veut perdre. --Jupiter se soucie très peu de mes affaires. Quant au colonel, je l'engage à ne pas faire le méchant, car je retroussais fort bien, dans l'occasion, ma robe d'avocat et mes manches, et tu verrais une belle bataille. --Est-ce que tu sais manier une épée? --Oui. --Et un pistolet? --Encore mieux. --C'est égal, sois prudent, et si tu vois venir Malaga sur le trottoir de droite, prends le trottoir de gauche; cède-lui le haut du pavé, ne lui épargne pas les saluts, et ne te fais pas embrocher comme une mauviette. --J'y veillerai. --Un mot encore. Avant toute chose, gagne-moi mon procès et fais-moi rendre l'héritage du vieux Caïus-Gracchus Ripainsel, mon oncle vénéré; car il n'est pas juste que je pâtisse de tes fredaines. --Tu auras tes deux millions et le plaisir de voir donner une leçon à ce vieux rodomont». En même temps, les deux amis entraient dans la cour du château. XI Un domestique remit à Brancas une lettre de son oncle; il la lut sur-le-champ, et frappa du pied avec impatience. «Qu'as-tu donc? demanda Ripainsel. --Une tuile sur la tête! Ah! que la divine Providence est dure aux pauvres gens! Écoute ceci: «Mon cher ami, «Tout est conclu. La dot est d'un million. Oliveira te trouve charmant. Miss Rita ne dit mot et ne paraît pas moins bien disposée. Ton bonheur est assuré. Oliveira s'engage à donner sa démission à la fin de l'année. Il a parole du ministre d'être pair de France à cette époque. Pour un ancien marchand de cuirs, c'est assez joli. Ma future nièce a de l'esprit, du bon sens, et, ce qui est plus précieux que tout, elle a le romanesque en horreur. Ta tante la trouve admirable. Allons, tu as le pied à l'étrier, monte à cheval et galope. «Oliveira et sa fille vont passer deux mois à Vieilleville pour faire dîner les électeurs. Je n'ai pas besoin de te recommander l'assiduité. Une fille de ce caractère et une dot d'un million ne se trouvent pas dans le pas d'une mule. «Adieu, mon cher ami; mille prospérités. «GRAINDORGE.» --Suis-je assez malheureux? dit l'avocat. --Toi! répliqua Ripainsel, tu es né coiffé. Rita et un million, et monsieur se fait prier, monsieur fait le difficile. C'est à hausser les épaules, parole d'honneur. --Et Claudie? --Ton amour s'en ira comme il est venu, en une soirée. À première vue, tu t'enflammes, et tu te crois pris pour l'éternité. --Diable d'oncle! s'écria Brancas. De quoi se mêle-t-il? --Ton oncle est un sage, dit Athanase, et toi un écervelé, malgré tes épais favoris et ton air d'homme grave. Il sait qu'on ne vit pas seulement d'amour et d'eau fraîche, mais de bon potage, comme dit le bonhomme Chrysale; il te sauve, sans le savoir, des griffes du vieux Malaga, et il te donne pour femme la plus délicieuse Rita, qui jamais ait vu le jour, soit à Paris, soit à Vieilleville. --Mon ami, dit Brancas après un long silence, c'en est fait, je l'aime. --Qui? Rita? --Non, Claudie. --Tu fais une sottise. --Je m'en moque. --Et tu t'en repentiras. --Soit. Je m'en repentirai, mais je l'aime. --Ah! dit Athanase, si je n'avais pas fait concurrence au père Oliveira dans les dernières élections! --Achève. --Eh bien! je ferais ma cour à Rita, qui vaut une vingtaine de Claudies. --Fais-la, tu me rendras service. --Bien vrai? --Je te le jure! --Eh bien! présente-moi à la première occasion. --C'est convenu. Et toi, aide-moi à bourrer cet Audinet qui m'agace cruellement les nerfs. --Quoi! vraiment! tu veux épouser Claudie? --Je n'en sais rien, mais je veux chasser l'Audinet. --Qu'il soit fait suivant ta parole! dit Athanase. L'avocat se coucha fort agité. La pensée des obstacles qu'il aurait à surmonter excitait son ardeur, car les âmes nobles et courageuses n'aiment pas à triompher sans péril; mais il se voyait prêt à sacrifier tous ses rêves à l'amour, et, pour un ambitieux, c'était un cruel sacrifice. Avant d'épouser Claudie, avant même de savoir s'il en serait aimé, il fallait désavouer son oncle, rompre avec Oliveira, et se fermer probablement le chemin de la députation de Vieilleville. Cependant, il n'hésita pas un instant, et, prenant la plume, il écrivit à son oncle la résolution qu'il avait prise, en le priant de dégager sa parole. Ce devoir accompli, il se coucha, et dormit assez bien, bercé dans des rêves d'azur et d'or. La belle Claudie, impératrice des îles Fortunées, lui offrait son trône et sa main. Athanase, de son côté, rêvait à Mlle Oliveira. Ce n'est pas qu'il fût au fond de l'âme ni très-ambitieux ni très-amoureux. Non. La députation lui semblait être le complément naturel et nécessaire de son château, de ses cinquante mille livres de rente et du bien-être qui l'entourait. Comme il avait toujours été heureux, il était optimiste. Il aimait son ami, mais il n'oubliait pas le soin de ses intérêts, et il voyait avec plaisir cet amour naissant qui allait brouiller Brancas avec le père Oliveira. De plus, Rita le séduisait avec sa grâce toute parisienne, et le gentilhomme campagnard n'avait pu rester insensible à sa beauté. Que Brancas épousât ou non Claudie, il s'en souciait peu, pourvu qu'il pût lui-même approcher de la belle Rita, et satisfaire en même temps deux passions de force égale, la passion d'épouser une femme aimable et la passion de représenter le peuple français. Pendant ce temps, la famille Bonsergent était réunie en conseil et délibérait sur les plus graves questions. Lorsque Claudie, tenant à la main une bougie, s'approcha de son père pour l'embrasser, suivant l'usage de chaque soir, et se retirer dans sa chambre, le major la retint par la main et la fit asseoir à ses côtés. «Ma fille, dit Élodie d'un ton solennel, reste un moment; il s'agit de ta destinée. --Ma chère enfant, dit le major, es-tu heureuse? --Assurément, papa, répondit-elle, étonnée de cet exode et commençant à deviner ce qu'on allait lui dire. --S'il se présentait un bon mari, sage, prudent, avec une belle fortune, une belle position sociale et un nom honorable, qui voulût vivre avec nous, et qui fût notre ami, que ferais-tu? --Je ferais, dit Claudie, ce que vous auriez jugé convenable.» Le major l'attira doucement sur ses genoux et l'embrassa. «Il est trouvé, dit-il. C'est notre ami Audinet.» Claudie, qui s'attendait à ce nom, ne put cependant s'empêcher de se mordre les lèvres. «Eh bien, qu'en dis-tu? demanda Élodie. --Moi, maman je n'en dis rien. --Et qu'en penses-tu? --Pas davantage. --Diable! dit le major entre ses dents, cela va mal... Comment! tu n'as pas d'opinion sur un homme que tu vois tous les jours!» Claudie garda le silence. «Est-ce que tu ne veux pas te marier? --Je n'ai pas dit cela, papa. --N'est-ce pas un homme intelligent? --Assurément, quoique son esprit consiste surtout à médire du prochain. --Son père lui donnera deux cent mille francs le jour de son mariage. --Eh! papa, n'avons-nous pas de quoi vivre? --Il sera préfet ou député à son choix. --Tant mieux pour la France. --Il est estimé de tout le monde. --Pas trop, dit Claudie, qui fut heureuse de trouver ce prétexte, et voilà ce qui me fâche. --Hum! hum! dit le major, le temps est à l'orage.» Au fond du coeur, il était de l'avis de sa fille. Un homme tant de fois souffleté lui semblait un gendre médiocre; mais, comme beaucoup d'honnêtes gens, avec un égoïsme assez naturel, il s'étourdissait volontairement sur l'insolence et la lâcheté d'Audinet, et voyait, avant tout, dans ce mariage, la certitude de garder sa fille près de lui et de plaire à son ami Malaga. Cependant l'attaque de Claudie était si directe qu'il n'osa insister. Par malheur, Mme Bonsergent, fort engouée d'Audinet, qui divaguait avec elle pendant des heures entières sur des subtilités de métaphysique, et flattée d'entendre vanter son génie par le secrétaire général, prit vaillamment la défense de son favori. «Mademoiselle, vous êtes une sotte, dit-elle tout d'abord. M. Audinet est un homme de la plus haute intelligence et du plus grand avenir. Peut-être ne le trouvez-vous pas assez beau? --Ma foi, dit bonnement Claudie, je n'y pensais pas, mais, puisque tu m'en parles, je t'avouerai qu'il est plus laid qu'une chenille. --Comme une chenille, c'est le mot, répéta le major en éclatant de rire. --Bon! encouragez-la dans sa désobéissance, répliqua d'un ton amer Mme Bonsergent. --Je ne l'encourage pas, dit le major. --Mais, dit Claudie, je n'ai pas à désobéir; vous ne m'avez rien ordonné. --C'est vrai, cela, dit Bonsergent, qui voulut mettre fin à la discussion et surtout ne pas attrister sa fille. Elle est libre de ses actions. --Le devoir d'une mère, dit Élodie avec solennité, est de préparer l'avenir et le bonheur de sa fille. Il faut que la prévoyance d'une mère supplée à l'aveuglement de ses enfants. Il faut... --Il faut que tu te taises, interrompit Bonsergent d'un ton ferme et sans réplique. C'est assez causé d'affaires pour ce soir. Nous ferions prendre ce pauvre Audinet en grippe à Claudie. En attendant, qu'il vienne ici comme à l'ordinaire, et tu le recevras de ton mieux. --Oh! de grand coeur, dit la jeune fille, pourvu que cela ne m'engage à rien. --Bonsoir, mon enfant, dit le major; va dormir. Et toi, ma femme, fais-moi préparer un lait de poule, car j'ai gagné un mal de gorge au jardin ce soir.» Mme Bonsergent sortit et appela la servante. «Catherine! Catherine!» Personne ne répondit. Élodie cria plus fort: «Catherine! --Elle est couchée, sans doute, dit le major. Laisse-la dormir.» Mme Bonsergent entra dans la cuisine où se trouvait le lit de Catherine, et vit que le lit était vide. Au même instant, Catherine accourut précipitamment, les joues et les oreilles rouges, et les cheveux à demi dénoués. C'était une jeune fille assez belle et très-bien faite. «D'où venez-vous? demanda Mme Bonsergent, et que faites-vous dehors à onze heures du soir?» L'apostrophe était foudroyante. À onze heures, en province, tous les gens paisibles dorment du plus profond sommeil. Cependant Catherine répondit avec assurance: «Madame, j'étais au fond du jardin et je fermais la porte du kiosque. Sa maîtresse la blâma sévèrement de n'avoir pas fermé plus tôt cette porte, et toutes deux se hâtèrent de préparer le lait de poule du major. Pendant ce temps, M. le secrétaire général de la préfecture sortait tranquillement du jardin au moyen d'un passe-partout, présent d'amour de la tendre Catherine. Cette petite scène de la vie intime, qui se renouvelle souvent en province, devait avoir sur la suite de cette histoire et sur le sort de la belle Claudie la plus tragique influence. Un matin, M. Graindorge conseiller du roi Louis-Philippe en son conseil d'État, commandeur de la Légion d'honneur et de l'Aigle noir, grand-croix de l'ordre de Charles III, et officier de celui d'Isabelle la Catholique, déjeunait tête à tête avec sa femme et décachetait rapidement ses lettres, lorsque l'écriture de son neveu attira plus particulièrement son attention. Il se hâta de lire la lettre et la jeta sur la table avec colère. «De qui?» dit sa femme. C'était une Anglaise laconique, sèche comme les vieilles femmes de son pays, laide et sans enfants, dont la dot avait triplé la fortune de son mari. Rousse, du reste, avare et revêche, elle jouissait dans son ménage d'une influence toute-puissante. «De cet écervelé de Brancas, répondit le conseiller d'État. --Quelle nouvelle? --Lis. Vieilleville, mai 1845. «Vous avez trop réussi, cher oncle. Je n'accuse que moi-même de ma mésaventure, mais il faut rompre à tout prix. Courez, je vous en conjure, chez M. Oliveira, et dites-lui.... non, ne lui dites rien. J'aime une fille adorable, une perle de beauté, un ange, une péri, tout ce qui vous plaira, mais j'aime. Son père est un vieux soldat de Napoléon, sa mère est une ancienne jolie femme; mais elle! oh! elle! c'est une fleur, c'est un bouton de rose, c'est une grâce, c'est.... tout ce qu'il faut pour devenir votre nièce. M'aimera-t-elle? Voilà la question. Un orang-outang, à demi préfet, la garde à vue comme les muets du sérail. Le monstre la convoite, mais la divine Providence ne permettra pas que le crime s'accomplisse, et, au besoin, mon bras aiderait la Providence. «Bonsoir, cher oncle. Je tourne au mélodrame; c'est vous dire jusqu'où va mon amour. Adieu, adieu. Je vous quitte pour penser à ma Claudie. «Mettez-moi aux pieds de mon adorable tante, et soyez indulgent pour ma folie. Il est si rare et si doux de perdre le sens pour ce qu'on aime. J'en ferai quelque jour, s'il n'est déjà fait, un opéra sous ce beau titre: _Il pazzo der amore. Le Fou par amour_, pour faire pendant au chef-d'oeuvre de Cimarosa. Ô Claudie, étoile populaire, axe du monde, mon coeur est à toi. «Adieu, oncle chéri. Si vous la voyiez, vous voudriez être neveu. «À vous, «BRANCAS.» --Eh bien? dit Graindorge après la lecture. --Eh bien? --Est-il assez fou? --Trop. --Que faire? Je ne puis aller chez Oliveira et lui dire: mon cher, je me suis trompé. Cela n'est pas admissible. Que le diable emporte sa Claudie! --Une petite provinciale! --Un bouton de rose! --Quelque sotte! --Une perle de beauté! --Voilà ma commanderie à bas! --Est-ce que tu vas consentir à ce sot mariage? --Il le faut bien. Il a passé l'âge des lisières. --Il faut le déshériter. --Tu ne le connais pas, répliqua l'oncle. Il ne tient pas à l'argent, et toutes les successions du monde ne le feront pas changer d'avis. Il va manquer par sa faute le plus beau mariage du monde. Oliveira n'est pas embarrassé de sa fille. Rita est femme d'esprit; elle mènera très-bien la barque de son mari. --Rien n'est perdu, dit l'Anglaise. S'il est amoureux, c'est de fraîche date, car il n'en parlait pas le jour de son départ. Ce feu de paille se consumera et s'éteindra tout naturellement. Traîne l'affaire en longueur. Suis Oliveira, qui t'a invité à voir sa maison de Vieilleville; tu sonderas le terrain, tu verras toi-même sa Claudie. Il faudrait être bien malheureux ou bien maladroit pour ne pas lui trouver quelque défaut ou quelque vice. --Rédhibitoire! --Voilà, dit sèchement l'Anglaise, une plaisanterie de gentilhomme ou de palefrenier que le conseil d'État ne devrait pas connaître.» Graindorge s'inclina humblement. Il courut chez Oliveira, se hâta de se faire inviter, et cacha soigneusement le but de son voyage. Trois jours après, M. Oliveira, sa fille et Graindorge partaient pour Vieilleville. Oliveira pensait à ses électeurs, Graindorge à sa commanderie, et Rita à son mariage. Cette dernière n'était que curieuse de revoir son fiancé. Brancas ne lui déplaisait pas, mais c'est un phénomène connu au moral, comme au physique, que les fluides de même nature se repoussent et que les fluides contraires s'attirent. L'avocat et la jeune Parisienne étaient tous les deux trop spirituels, trop raisonnables et trop civilisés pour s'accrocher fortement. Entre deux corps parfaitement ronds, il y a trop peu de points de contact. De là vient que certains ménages, composés d'ailleurs de deux individus, homme et femme, parfaitement aimables, sont médiocrement heureux et médiocrement unis. Saint Pierre ne put jamais s'accommoder de Saint Paul, bien qu'ils fussent saints tous deux au même degré. Quand les trois voyageurs entrèrent à Vieilleville, toute la ville était en rumeur. On devait plaider le lendemain le fameux procès pour lequel Ripainsel avait fait venir son ami. Deux partis s'étaient formés, comme il arrive dans toutes les causes de ce genre, et soutenaient, l'un la validité du testament et les droits de la communauté de P***, et l'autre les droits de Ripainsel. La politique s'en mêlait. Le journal de l'évêché ne tarissait pas sur l'éloge de ces saintes femmes qui avaient renoncé au monde pour ne relever que de Jésus-Christ; c'étaient les soeurs des pauvres, les mères des orphelins, les anges de Dieu sur la terre. Allait-on dépouiller encore l'Église catholique, si honteusement pillée en 1789, et achever l'oeuvre sacrilège des révolutionnaires? Et pour qui, grand Dieu! violer ce testament? Pour ajouter au luxe et à la richesse de l'un des hommes les plus riches de tout le pays, pour entretenir des chevaux et peut-être pis que cela. Ce dernier point n'était pas clairement exprimé, mais on l'entendait du reste. De son côté, le journal de l'opposition, ami de Ripainsel, qui était le plus riche actionnaire du journal, déclamait vigoureusement contre les envahissements du clergé, et citait Grégoire VII qui déposait les rois, Alexandre VI qui empoisonnait ses propres cardinaux, et tous les mauvais prêtres dont l'histoire a parlé. Pour qui ces trésors arrachés à l'aveugle piété des mourants? Pour les jésuites, pour les évêques, pour les congrégations de toutes sortes. Rien n'était plus éloquent que ce rédacteur tempêtant pour son actionnaire. Seul, le journal de la préfecture gardait le plus profond silence et enrageait tout bas de ne pouvoir prendre part à la bataille. Tout n'est pas roses dans le métier de journaliste officiel. Comment avoir un avis quand le préfet n'en a pas? Ce serait une impiété. Or, le préfet, bon homme d'ailleurs, et assez embarrassé de son rôle, n'était occupé que de vivre en bonne harmonie avec tout le monde, de peur d'être en butte aux foudres du _National_. Oliveira eut grand'peine à pénétrer chez le président du tribunal, qui distribuait à son gré ou refusait les billets d'entrée. On faisait queue chez lui comme au bureau d'un théâtre. C'était un grand vieillard, à la parole lourde et indistincte, bredouillant, ânonnant, ne comprenant rien, honnête homme du reste et incapable de faire tort à son prochain. Le hasard, et une fortune dont l'origine se perdait dans la nuit des temps, l'avaient fait nommer président; l'inamovibilité l'avait maintenu sur son siège, et l'usage s'opposait à ce qu'on lui donnât sa retraite. Cette espèce de magistrats n'est pas la plus mauvaise; ils valent bien les gens plus subtils qui cherchent moins le sens de la loi qu'une opinion singulière et paradoxale, et qui s'entêtent d'autant plus volontiers dans cette opinion qu'elle n'appartient qu'à eux seuls. Entre un juge trop subtil et un juge qui l'est trop peu, le plaideur est fort embarrassé. Le président se leva dès qu'il vit entrer le député, et le fit asseoir. «Mon cher président, dit Oliveira, je venais vous demander trois places. --Je n'en ai plus, interrompit le vieillard. --Pour ma fille? --Oh! c'est une autre affaire. Je lui céderais mon siége plutôt que de lui refuser quelque chose.... C'est donc un bien grand avocat, continua-t-il, que ce M. Brancas? --C'est une merveille, dit Oliveira qui crut devoir faire l'éloge du futur époux de Rita. --Pantaléon, ce jour est un beau jour pour toi, dit la présidente, jusque-là tapie et silencieuse dans un coin de la salle. Faut-il faire repasser ta cravate blanche? --Fais, ma chère Léonide, répliqua-t-il avec une certaine majesté. --J'espère, ajouta-t-elle, que ce M. Ripainsel recevra sur les doigts, et qu'il laissera désormais tranquilles nos bonnes soeurs de P... --J'espère, dit Pantaléon en bégayant, que Caton d'Utique, s'il vient par hasard à l'audience, sera content de moi. Va faire repasser ma cravate, va Léonide.» Léonide sortit en grognant un peu. «Ah! monsieur, dit le président à Oliveira qui souriait, un pauvre homme a bien de la peine à faire son métier en conscience. Ma femme et mes cinq enfants ont pris parti, trois contre trois, dans cette affaire, et m'ennuient tout le jour de leurs exhortations à bien faire, c'est-à-dire à juger en faveur de leurs protégés. C'est un vacarme à ne pas s'entendre. Heureusement, je suis à moitié sourd, et le partage égal des voix dans ma famille maintient ma neutralité.» Oliveira sortit avec ses trois billets qui lui assuraient des places réservées derrière les juges. Vieilleville, où les événements sont rares, était tout ému de l'espoir d'entendre un de ces fameux avocats de Paris auxquels les journaux font un piédestal. De toutes les parties du département, de nombreuses députations d'oisifs s'étaient donné rendez-vous à l'audience, et l'on s'attendait, vu la renommée de Brancas, à des effets de scène merveilleux. Son adversaire, venu de Paris, lui aussi, était un homme illustre à qui il n'a manqué peut-être, pour égaler les plus grands orateurs, que de défendre une cause plus sympathique à la nation française. C'était le plus brillant représentant du parti légitimiste. Dès le soir même, Brancas reçut la visite de son oncle, mais il ne fut question ni d'Oliveira ni de sa fille dans la conversation. Le conseiller d'État sentait assez la nécessité de ne troubler, par aucune préoccupation, l'esprit de son neveu. À la veille d'une grande bataille, on ne songe qu'à l'ennemi. «Souviens-toi, dit Graindorge, que du haut de ce prétoire trois cents électeurs te contemplent. --Je m'en souviendrai,» répliqua laconiquement l'avocat, à qui il tardait d'être seul. Dès que son oncle fut parti, il fit atteler un tilbury et descendit au grand trot du côté de Vieilleville pour aller voir Claudie, suivant son usage. En très peu de jours il était devenu l'ami intime du major Bonsergent, et la rêveuse Claudie préparait pour lui ses phrases les plus poétiques et ses discours les plus exquis. Personne ne se défiait de ses visites, si ce n'est peut-être le soupçonneux Audinet; quant à la jeune fille, si elle avait deviné l'amour de l'avocat (et comment ne l'aurait-elle pas deviné?) elle n'en laissait rien paraître. Elle était secrètement flattée de plaire à un homme aimable, déjà célèbre, et qui devait être si bon juge du mérite et de la beauté. Nulle femme n'est exempte de vanité, et la belle Claudie l'était moins que toute autre. Audinet, qu'elle avait toujours vu avec indifférence, lui devenait peu à peu odieux, car en amour l'indifférence n'est pas loin du mépris, ni le mépris de la haine. Il faut avouer aussi que le secrétaire général était l'amant le plus incommode du monde. En garde contre Brancas, dont il avait deviné la rivalité, il surveillait jour et nuit les démarches du Parisien et s'offensait, non sans raison, des fréquentes visites que celui-ci faisait à la famille Bonsergent. Ses relations avec Catherine lui permettaient de savoir, heure par heure, tout ce que faisait sa maîtresse et de le lui répéter. De son côté, Claudie, irritée de cette surveillance continuelle, recevait fort mal les plaintes d'Audinet, et semblait, contre le gré de ses parents, prête à tout rompre. Ce soir-là, Audinet était assis dans un coin, près de sa fiancée, pendant que le major et sa femme, discrètement retirés à l'autre bout du salon, laissaient au secrétaire général la faculté de faire librement sa cour. Claudie brodait, et sa main impatiente cassait souvent ou arrachait les fils, signe précurseur d'un orage prochain. «Vous êtes agitée, ce soir, dit Audinet. --Je ne suis pas agitée, répliqua-t-elle. --Ou ennuyée? --Oui, je suis ennuyée. --Pourquoi? --Que sais-je! Probablement parce que vous êtes là. --Ou parce que _quelqu'un_ n'y est pas? --Que voulez-vous dire? dit impérieusement Claudie. Qui est ce _quelqu'un_? --_Quelqu'un_, dit froidement Audinet c'est quelqu'un; cela s'entend du reste. --Cela ne s'entend pas du tout, monsieur. Dites-moi, je vous prie, qui c'est.» Audinet, comme tous les jaloux, ne pouvait cacher sa jalousie. Rien n'était plus maladroit que d'en parler, mais rien n'était aussi plus naturel. Cependant, il sentit qu'il allait trop loin, et voulut sortir d'un mauvais pas. «C'est peut-être une femme? dit-il négligemment. --Non, ce n'est pas une femme, répéta vivement Claudie, que cette question irritait. --C'est donc un homme? Vous en convenez? --Ce n'est ni un homme ni une femme, dit Claudie. --À moins que ce ne soit un avocat, reprit Audinet, je ne sais qui ce pourrait être.» Claudie rougit légèrement. «Eh bien, dit-elle, supposons que ce soit un avocat; que voulez-vous dire? --C'est donc un avocat? Bon. Je suis bien aise de le savoir. Justement, il est sept heures du soir, et M. Brancas, contre son usage, n'a pas encore paru. --Vous êtes bien au courant des habitudes de M. Brancas. --Je le crois bien, dit Audinet. Un homme si célèbre! Il n'est question que de lui à Vieilleville et de son prochain mariage. --Ah! dit la jeune fille qui se sentit pâlir. Avec qui, s'il vous plaît? --Je savais bien, dit Audinet, que je finirais par vous dire des choses intéressantes. Oh! je connais mon métier de narrateur. --Et de faiseur de cancans. --De cancans, si vous voulez. Mais quel mal y a-t-il, s'il vous plaît, à dire que M. Brancas, avocat, épouse prochainement Mlle Marguerite Oliveira, votre amie d'enfance? --Comment le savez-vous? --Parbleu! ce n'est pas difficile. Toute la ville en est informée. La femme de chambre de Mlle Oliveira le dit à qui veut l'entendre. L'affaire est arrangée, et M. Graindorge, conseiller d'État, oncle du futur, est venu en poste tout exprès pour assister à la noce. --Vous ne perdez pas de temps, dit amèrement Claudie et vous êtes fort au courant des affaires du prochain.» En même temps, elle se leva. «Où donc allez-vous? demanda Audinet. --Je me sens un léger étourdissement, et je vais dans ma chambre. Cela se passera. Excusez-moi, cher monsieur, et allez, je vous prie, tenir compagnie à ma mère.» Comme elle finissait de parler, Brancas entra, Claudie hésita et revint sur ses pas. «Eh bien, dit Audinet, vous n'êtes pas encore partie? --Vous êtes insupportable. --Merci.» Claudie reprit sa place, et Brancas vint les saluer. Le secrétaire général répondit au salut de l'avocat par un mouvement de tête froid et cérémonieux, auquel le Parisien ne fit aucune attention. --C'est demain, dit le major Bonsergent, que nous allons entendre Démosthènes et Cicéron.» Le Parisien s'inclina en souriant. «Je ne sais de quoi vous voulez parler, dit-il, mon cher monsieur; mais vous aurez le plaisir d'entendre l'un des plus grands avocats de ce siècle. Ce n'est pas moi que je veux dire. --Est-ce que vous allez à l'audience? demanda Audinet au major. Je ne vous connaissais pas tant de goût pour les procès. --Ma foi! répondit simplement Bonsergent, je vais où Claudie me mène. Tu sais bien que c'est mon chef de file. --Ah! dit Audinet d'un air fin, c'est Mlle Claudie.... --Oui, monsieur le secrétaire général, répondit la jeune fille, qui sentit le coup. C'est moi-même.» Le Parisien les observait tous deux sans rien dire et commençait à concevoir de grandes espérances. Audinet sortit plein de fureur contre son rival et contre Claudie. C'était un entêté mortel que le fils aîné du colonel Malaga; il aimait Claudie, et il était prêt à la disputer à son rival par tous les moyens que le Code tolère, faute de pouvoir s'y opposer. La conversation devint générale après le départ du secrétaire général, et ne fut interrompue que par l'arrivée du colonel Malaga et de quelques voisins à qui Mme Bonsergent offrit du thé. On dressa une table de whist, les gens graves commencèrent à jouer, et Brancas s'assit à côté de Claudie. Il y eut d'abord un assez long silence, que Claudie interrompit en demandant d'une voix brusque et saccadée: «À quelle époque est fixé votre mariage?» Brancas tressaillit. «Quel mariage? dit-il. On me marie donc? --Pourquoi rougissez-vous? dit Claudie. Il n'y a pas de honte à se marier. Le mariage n'est-il pas le plus beau de tous les sacrements? --Je ne rougis pas, répliqua le Parisien, et je tiens comme vous que le mariage est le plus beau des sacrements; mais encore, pour se marier, faut-il être deux, et je ne sais pas même si nous sommes un. --Vous êtes deux, Rita et vous. Ne niez pas, je le sais. --Alors vous êtes plus savante que moi, car je ne le sais pas. --En vérité? --En vérité. --Dites-moi, reprit Claudie, ce que vient faire à Vieilleville M. Graindorge, conseiller d'État, votre oncle? --Il vient se promener, je suppose. --Chez M. Oliveira? --Oui, chez M. Oliveira. Ce sont deux vieux amis. --Ah!... Rita et vous, n'êtes-vous pas aussi de vieux amis? --Je le voudrais, dit Brancas, mais je n'ose m'en flatter. Je n'ai vu Mlle Rita qu'une fois. --Eh bien, voyez la calomnie. On dit que vous l'épousez, et que votre oncle vient ici pour assister au mariage. --Qui? on. --Tout le monde. --Ne serait-ce pas plutôt M. le secrétaire général, qui prend beaucoup d'intérêt à mes affaires? --Après tout, dit Claudie d'une voix un peu altérée, je vous prie d'excuser, monsieur, ma curiosité. Je n'ai, certes, aucun droit à connaître vos secrets.» La jeune fille avait le coeur ulcéré. Le Parisien s'en aperçut et devina la cause de cette sourde colère. Il comprit en même temps que la jalousie maladroite d'Audinet lui fournissait une occasion qu'il aurait longtemps et vainement cherchée de déclarer son amour. Il regarda autour de lui. Tout le monde jouait au whist. Deux vieilles femmes, reléguées dans un coin, disaient du mal de leur prochain, Mme Bonsergent était absente et dirigeait la confection du thé, le major dormait comme un loir, il vit le moment favorable, il prit la main de Claudie et lui dit à voix basse: «Mademoiselle, on vous a menti. Je n'épouserai jamais Mlle Oliveira, car je n'ai aimé, je n'aime et n'aimerai jamais qu'une seule femme: c'est vous.» Claudie retira sa main sans colère. Elle vit dans les yeux de l'avocat qu'il disait vrai, et elle sentit au fond de l'âme les tressaillements de l'amour. Elle n'osa répondre: Et moi aussi, je vous aime, mais ses yeux le dirent assez clairement à défaut de sa bouche. Cependant, elle s'efforça de composer son visage et son maintien. «Monsieur, dit-elle en feignant de rire, j'entends très-bien la plaisanterie et je vous remercie de ne pas punir plus sévèrement ma curiosité. Veuillez croire, cependant, que l'amitié de Rita me donnait quelques droits à votre confiance. --Claudie, répéta le Parisien d'un ton passionné, m'entendez-vous? Je vous aime. --Si vous m'aimez, répliqua-t-elle, que vient faire ici M. Graindorge?» Brancas vit bien qu'il fallait parler avec franchise. Il raconta les projets de mariage que son oncle avait formés pour lui et qu'il avait lui-même approuvés, jusqu'au jour où il entrevit la belle Claudie. «Ce jour, continua-t-il, a décidé de ma destinée. Je vous aime.» Il peignit cet amour des couleurs les plus passionnées. Il était sincère, et il était avocat; aussi fut-il éloquent: son amour passait avec ses paroles dans le coeur de la jeune fille. Elle se sentit vaincue et fit un dernier effort. «Vous arrivez trop tard, dit-elle. --Trop tard! s'écria Brancas découragé. Quoi! votre mariage est-il décidé et irrévocable? --Il l'est. --Quoi! vous allez devenir madame Audinet? --Il le faut. --Vous l'aimez?» Un profond soupir fut la seule réponse de Claudie. Brancas se hâta de l'interpréter en sa faveur. «Mais, dit-il, si vous ne l'aimez pas, qui vous force de l'épouser?» J'essayerais vainement de rapporter cette conversation. L'amour ne se décrit ni ne s'explique. Il suffira de dire qu'après deux heures de protestations, de serments et de reproches, Brancas obtint ce seul mot qui était pour lui la plus éclatante victoire: «Espérez.» Au même moment le major s'éveilla; en voyant les joueurs de whist déjà levés, il s'avança vers le groupe que formaient Brancas et Claudie, et dit gaiement au Parisien: «Que dites-vous donc de si intéressant à ma chère enfant? Ses yeux brillent ce soir comme deux charbons allumés. --Papa, répliqua Claudie, M. Brancas me faisait l'honneur de me répéter le plaidoyer qu'il va prononcer demain. --Et tu en es contente? --Ravie. Je suis sûre qu'il gagnera son procès. --Tant mieux, dit le major; je n'aime pas les jésuites.» Sur ce mot, Brancas partit après avoir salué toute l'assemblée, y compris le colonel Malaga, qui le regarda de travers et lui rendit à peine son salut. Quand tous les visiteurs furent partis, Malaga et un signe de l'oeil au major, qui embrassa tendrement sa fille et lui dit: «Va te coucher, ma chère enfant, il est tard. Malaga et moi, nous allons rester ici et fumer une pipe en buvant un verre de Xérès. Claudie, qui avait hâte de rester seule avec ses pensées, ne se fit pas prier et sortit. Qui pourrait dire la couleur des rêves d'une jeune fille qui aime et qui est aimée pour la première fois; quelle divine symphonie s'élève dans cette âme vierge; quels échos de la musique des anges retentissent! Pour la première fois, Claudie goûtait un bonheur parfait et sans mélange; elle ne voyait plus dans la vie que des sujets de se réjouir et de remercier le Créateur de toutes choses; elle rêvait de mener avec Brancas cette vie pure, innocente, exempte de trouble et de malheur que Milton a peinte dans l'Eden, et qui fut le partage du premier homme et de la première femme. Elle aimait! Qu'il est doux d'aimer! Hélas! aucun bonheur n'est de longue durée, et la félicité parfaite est toujours voisine des épouvantables précipices du malheur. «Mon cher ami, dit Malaga en allumant sa pipe, il est temps de conclure. --Hum! dit Bonsergent, il est dangereux de trop précipiter les choses. --Est-ce que Claudie n'est pas décidée? demanda le colonel. --Je n'en sais rien. Les petites filles n'ont pas l'habitude de faire des confidences à nos vieilles moustaches. --Si ce mariage ne se fait pas tout de suite, dit le colonel, il ne se fera jamais. --Est-ce que tu retires la parole? demanda le major. En ce cas, dès à présent, tu es libre. --Tu m'entends mal, répliqua le colonel. Audinet ne peut plus attendre; Audinet est jaloux.» Le major haussa les épaules. «De qui? --De ce Parisien qui vient si complaisamment, tous les jours, te demander une leçon d'horticulture. --Quelle folie! dit Bonsergent. Ma fille m'a dit qu'il doit épouser Mlle Oliveira. --Folie ou non, ce garçon-là vient trop souvent ici; ce n'est pas pour tes beaux yeux, camarade, à moins que ce ne soit pour ceux de Mme Élodie. --Oh! pour ceux-là, dit le major en riant, je les lui abandonne. Le temps des fredaines est passé. --En deux mots, reprit le colonel, quel jour veux-tu faire le mariage? --Eh bien! quand tu voudras. --Dans trois semaines. --C'est convenu.» Les deux amis se donnèrent la main, fumèrent encore quelques pipes et s'en allèrent dormir comme deux braves qui ont souvent dormi au bruit du canon. Pendant ce temps l'heureux Brancas retournait de cent mille manières le dernier mot de Claudie: _Espérez_, et repassait dans son esprit les périodes qu'il devait prononcer le lendemain devant les juges. XII Le jour suivant, dès neuf heures du matin, tout ce qui s'appelle à Vieilleville la _haute société_ avait envahi le prétoire. Les avocats, coiffés de leurs toques et vêtus de vastes robes noires sans grâce, mais non pas sans trous, disputaient leurs bancs aux dames, et les rejetaient brutalement hors de l'enceinte. De leur côté, deux ou trois comtesses sur le retour glapissaient contre l'huissier et contre les avocats, et répandaient autour d'elles des odeurs de musc et de patchouli capables d'effrayer le gendarme qui commença le supplice du criminel Jean Hiroux. Derrière les juges sur des fauteuils réservés, étaient assises une douzaine de personnes que recommandaient au président leur beauté, les liens de famille ou le désir de plaire aux puissants. Parmi ces privilégiés on distinguait le député Oliveira, sa fille, Claudie Bonsergent, sa mère, le vieux major et le conseiller d'État. Rita et Claudie se rencontrèrent dans un couloir étroit, et Rita se jeta tout d'abord au cou de son amie. Claudie, bien qu'elle eût quelque remords d'avoir enlevé Brancas à Mlle Oliveira, ne se fit pas trop prier et lui témoigna la plus vive tendresse. De son côté, le député se montra fort poli pour le vieux major, qui était l'un des électeurs les plus influents de l'arrondissement. Le conseiller d'État entendant nommer Claudie, se douta qu'il avait sous les yeux la rivale de Mlle Oliveira, et écouta très attentivement la conversation des deux amies. «Que tu es belle aujourd'hui, dit Rita. Comment se fait-il que je sois obligée de te chercher dans les couloirs d'un palais de justice. --Au moins, dit le major qui voulut placer son mot, n'est-ce pas dans la salle des Pas-Perdus.» Les deux jeunes filles poussèrent des éclats de rire que les rossignols leur auraient enviés, si les rossignols, ces chanteurs de génie, pouvaient être jaloux. Rita répondit qu'elle était arrivée la veille, et qu'elle n'avait pas eu le temps de faire visite à son amie. «Dis-moi, ajouta-t-elle, quel est ce jeune homme à la barbe large et blonde qui nous regarde si obstinément? --Qui te regarde, veux-tu dire, car il n'a pas la moindre attention pour ton humble servante. --Oh! toi ou moi, peu importe. --C'est le bel Athanase. --Athanase qui? Athanase quoi? Quel âge? Quel sexe? Quelle profession? --Curieuse! --Le spectacle n'est pas près de commencer. Que pouvons-nous faire en attendant si ce n'est de dévisager le prochain? --C'est le bel Athanase Ripainsel, âge, trente ans; sexe: beau garçon, trop content de lui; profession: millionnaire et plaideur. --Quoi! c'est lui qu'on va juger? --C'est lui-même. --Je le reconnais, dit tout à coup Rita. --Tu l'as déjà vu? --Oui. --Où? --Chez le préfet. Nous avons valsé ensemble. N'est-ce pas un républicain? --Je n'entends rien à ces choses-là, dit Claudie. Adresse-toi à mon père. --Que désirez-vous, mademoiselle? se hâta de dire le major. --Monsieur, dit Rita, nous voudrions savoir si M. Athanase Ripainsel ici présent, et dont vous pouvez voir la barbe blonde à gauche près du pilier, est un républicain? --Ma foi, dit le major, je n'en sais rien; mais je crois qu'il veut être député. --Hein? plaît-il? dit Oliveira; qui veut être député, je vous prie? --M. Ripainsel, répondit Rita.» Athanase, se voyant regardé, se mit à lorgner les dames. À défaut des grâces civilisées de son ami Brancas, il possédait la plupart des qualités qui séduisent le sexe timide. Sa poitrine large, sa figure énergique, régulière et gaie, attiraient les regards de la foule. Son habit de velours à larges boutons, signe distinctif de tous les gentilshommes campagnards ou de ceux qui les imitent, était croisé sur sa poitrine, et sa main large, mais blanche, ouverte et sympathique, faisait sauter un léger binocle. Assis à côté de la place réservée à son avocat, il attendait patiemment l'arrivée des juges et le commencement du procès. Enfin les deux avocats entrèrent. Un murmure flatteur s'éleva dans la foule; les dames se penchèrent et chuchotèrent. Brancas s'assit, regarda autour de lui, vit Claudie et la salua. Rita s'en aperçut: «Tu connais donc mon hégélien? dit-elle à son amie. --Un peu. Je l'ai vu quelquefois à la maison, répondit Claudie, qui se sentait rougir. --Pourquoi rougis-tu? dit Rita étonnée. --Quelle idée! C'est la chaleur de la salle. On étouffe ici. Et ce moment, le président entra avec les juges. Il s'assit carrément dans son fauteuil, se coiffa de sa toque, ouvrit son canif, bâilla posément, sans se presser, comme un homme qui prévoit qu'il bâillera plus d'une fois, tailla sa plume, la trempa dans l'encrier, esquissa légèrement un front, un nez, une bouche, et près d'arriver au menton, voyant ses collègues bien assis et en train de bien faire, il donna la parole à Brancas, qui demandait la nullité du testament de Caïus Gracchus Ripainsel. On ne s'attend pas, sans doute, à voir ici les détails du procès. Tous les journaux de France en ont donné un compte rendu fidèle, suivant leur habitude. Les journaux légitimistes supprimèrent le discours de Brancas, et donnèrent en échange quelques phrases très mal faites et sans suite. Quant à l'avocat de P..., on publia tout au long tous ses arguments, on corrigea ses fautes de français, défaut assez commun aux improvisateurs, et l'on vanta l'enthousiasme de l'assemblée. De leur côté, les journaux de la gauche montrèrent l'ineptie de l'avocat des religieuses, le vide de ses raisons, et firent entendre qu'il parlait du nez et faisait de pitoyables calembours. Brancas, au contraire, avait mis la plus parfaite éloquence au service de la cause la plus juste et faisait retentir dans la salle une voix plus sonore que la trompette Sax et plus douce que la flûte de Tulou. D'où vous conclurez, je pense, que tous les abonnés furent très-contents, ayant été servis selon leur goût, et ayant entendu dire beaucoup de bien de leurs amis et beaucoup de mal de leurs ennemis. C'est ce qui maintient l'équilibre dans le monde. Les juges étaient fort embarrassés, et vous l'auriez été comme eux. Quand on voit deux honnêtes gens, qui ont de l'esprit, du jugement, de l'éloquence, qui connaissent la loi, et qui ne voudraient pas faire de tort à leur prochain, soutenir avec une assurance égale deux thèses contradictoires, et d'un air poli s'envoyer des démentis qui n'offensent personne, on a beau avoir l'habitude de juger, on ne peut guère s'empêcher d'hésiter. Ils hésitaient donc, et le coeur d'Athanase battait fortement. Toute l'assemblée, partagée entre deux orateurs d'une puissance presque égale, car Brancas n'était guère inférieur à son adversaire, attendait en silence les conclusions de M. le procureur du roi, organe de la loi et défenseur de la société. Enfin ce magistrat se leva, retroussa ses manches d'un air noble et gracieux, jeta un coup d'oeil sur Rita et Claudie, un autre sur lui-même, un troisième sur la foule, et content de lui, content des autres, et content de l'éloquence qu'il allait déployer, il ouvrit la bouche. C'était, du reste, un homme assez grand, de belles proportions, d'une figure douce, de favoris larges, de menton carré, de nez grand et saillant, un vrai modèle de procureur du roi. Ses cheveux noirs et épais étaient relevés sur le sommet de la tête à l'instar du roi Louis-Philippe, et son front, saillant au-dessus des yeux, mais rejeté en arrière comme la plupart des fronts limousins, indiquait un parfait magistrat et un redoutable parleur. Aussi était-il né à Limoges, la ville de France, après Bordeaux, qui a fourni le plus d'orateurs à nos assemblées délibérantes. Son discours, médité avec soin et débité avec élégance, fut fort écouté, et, chose plus rare, emporta la balance encore indécise entre Brancas et son rival. Le procureur conclut en faveur de Brancas à l'annulation du testament, fit ressortir les vices de forme, démontra la captation et décida, sinon l'auditoire, lequel en majorité était décidé avant les plaidoiries des avocats, du moins les juges. Il y parut bientôt. Le président se leva, et, tout bégayant, dicta de son mieux au greffier un jugement qui n'aurait pas excité la jalousie du roi Salomon, le plus illustre des jugeurs du temps passé. Au moins, l'essentiel y était, et Athanase était mis en possession de l'héritage de son oncle. De nombreux applaudissements accueillirent cet arrêt et chacun alla dîner. «Que dites-vous de mon neveu? dit le conseiller d'État, tout fier du succès de Brancas. --Il parle assez bien, répondit Mlle Oliveira. --Tu fais la modeste,» dit tous bas Claudie à l'oreille de son amie. Rita se mit à rire. «C'est assez joli, dit-elle, ces boutons de couleur bronzée sur le velours noir. --De qui parles-tu? demanda Claudie. --De ce binocle à gauche du pilier. --Pour moi, dit Claudie, j'aimerais mieux une belle veste, sans boutons, rattachée seulement par des aiguillettes à la façon de Van Dyck. La foule s'était écoulée, et les personnages de distinction, qui nulle part moins qu'à Vieilleville n'aiment à être confondus avec le vulgaire, sortirent à leur tour. Sur le grand escalier, Rita et Claudie rencontrèrent le bel Athanase et Brancas, déjà dépouillé de sa robe et de sa toque. Oliveira serra les mains de l'avocat et le complimenta sur son succès avec la politesse enthousiaste qu'on ne trouve qu'à Paris et qui est peut-être la récompense la plus enviée des artistes. «Je n'ai rien entendu de plus beau, de plus simple, de plus clair et de plus juste, même à la Chambre des députés,» dit Oliveira. L'avocat s'inclina en signe de remercîment et salua Claudie et Rita. Claudie lui tendit la main et le regarda d'un air d'admiration que son amie et le conseiller d'État remarquèrent seuls. Pendant ce temps, Athanase, assez embarrassé de sa personne, recevait les félicitations du major Bonsergent. Brancas profita de l'occasion et dit à Oliveira: «Permettez-moi, monsieur, de vous présenter M. Ripainsel, mon ami, et votre ancien rival. --Rival infortuné! se hâta de dire Athanase, mais qui ne vous garde pas rancune de son échec. --Vous avez reçu aujourd'hui une belle fiche de consolation, dit Oliveira. --Bah! deux millions, tout au plus! Qu'est-ce que cela quand on est déjà riche? Graindorge haussa les épaules. «Ce niais de Brancas, pensait-il, va tresser lui-même la corde qui le pendra. Quel besoin avait-il d'amener ici cet Athanase? --Viendrez-vous ce soir prendre une leçon d'horticulture? dit le major. --Non... je ne pense pas...» répondit l'avocat d'un air embarrassé. Rita fut étonnée de cet embarras et regarda Claudie qui paraissait très-mécontente. «Mon neveu, dit vivement Graindorge, m'a promis de passer la soirée avec nous chez M. Oliveira. --Eh bien! à demain,» dit Bonsergent en partant avec sa fille. Brancas était fort embarrassé de son rôle. Malgré sa franchise ordinaire, il ne savait comment sortir du mauvais pas où la démarche de son oncle, qu'il ne pouvait désavouer, l'avait engagé. Il est fort aisé de ne pas demander une fille en mariage; mais quand on l'a demandée et obtenue, il n'est pas poli de se retirer en disant: «Mademoiselle, je vous prie d'excuser ma distraction. Ce n'est pas votre main que je voulais demander, c'est celle de votre voisine.» «Messieurs, dit Oliveira en se retirant avec sa fille, quelques amis me font l'honneur de venir me voir ce soir; si vous voulez être de ce nombre, vous me ferez le plus grand plaisir. On ne parlera pas politique.» Brancas et Ripainsel acceptèrent tous deux, l'un avec quelque ennui, l'autre avec une joie qui n'échappa point aux yeux de la clairvoyante Rita. Graindorge, resté en arrière, prit son neveu à part, et lui dit: «À nous deux maintenant. C'est ce soir qu'il faut te déclarer. --Je me déclarerai, répondit froidement Brancas. --Et la noce se fera dans un mois. --Quelle noce? --La tienne. --Je vous ai dit qu'il fallait y renoncer. --Étourdi! Tu lâches la proie pour l'ombre. --J'aime. --Tu aimes! la belle affaire! C'est une marque certaine que tu as le coeur bien placé et une grande sensibilité. C'est l'essentiel. Qu'importe après cela que tu aimes la brune ou la blonde! --Il importe beaucoup. Je veux aimer ma femme et je sens que je mourrais si Claudie passait aux bras d'un autre. --Tu as vu cela dans les romans. --Peut-être. --Est-ce qu'on meurt de désespoir? --Quelquefois. --Oui. Une petite fille s'en va tous les matins acheter un boisseau de charbon et s'asphyxier un peu parce que son amant l'abandonne; mais tu dois voir que les sergents de ville s'en aperçoivent toujours à temps et ouvrent les fenêtres. C'est le préfet de police qui fait courir ce bruit pour montrer combien sa police est vigilante. Au fond, le charbon ne sert qu'à faire cuire les beefsteaks. --Je vous crois, mais je n'aime pas Rita. --Tu l'aimeras. N'est-elle pas aimable? --Elle est charmante. --Eh bien! force-toi un peu. L'amour viendra ou l'habitude, qui en tient lieu si souvent. Crois-tu que je fusse passionnément amoureux de ta tante quand je l'épousai? --Que sais-je! Vous aimiez peut-être les rousses? --Non, j'aimais le repos, la richesse, le confortable, ce bonheur que rien ne peut ôter, et qui nous console de tous nos malheurs. Je vis miss Evelina Shenectady: elle avait un million, elle était grande, un peu maigre.... --Très-maigre. --Trop maigre, si tu veux, un peu rousse... --Trop rousse. --Un peu inégale d'humeur... --Le respect m'empêche de vous approuver, cher oncle. --Je ne te demande pas de m'approuver, mais de m'écouter, interrompant son neveu..... un peu inégale d'humeur. --Vous l'avez dit. --Assez insupportable... --Oh! Oh! --Et folle des puddings et des roatsbeefs, que je déteste. --Et vous l'avez acceptée? --Acceptée! Je l'ai choisie! Un million de dot? --Un million! s'écria Brancas. --Et feu sir Gaspardus Shenectady, ancien receveur des finances de Bénarès, lui gardait deux autres millions. --Vous m'en direz tant!... --Oui, mais l'animal... --Qui? --Shenectady... --Votre honoré beau-père? --Eut la sotte idée de prêter ses deux millions au shah de Perse... --Diable! --Oh! à cent pour cent. --Sur hypothèque? --Diable! l'hypothèque était la ville de Candahar. --Eh bien! dit Brancas, l'hypothèque devait être bonne. Candahar est une ville admirable, l'or ruisselle dans les bazars, et les diamants, et les perles brillent au cou de toutes les femmes. Je m'en rapporte à Chardin. --Or, le shah de Perse, continua Graindorge, a eu l'infamie de chercher querelle aux Afghans. --En vérité? --Tu connais les Afghans? --Pas beaucoup. --Eh bien! les Afghans sont des gens très-mal élevés qui n'aiment pas le shah de Perse. --Pourquoi? --Je te l'expliquerai un autre jour. --Non, aujourd'hui. --Ah! tu m'ennuies, n'as-tu pas assez parlé aujourd'hui, et n'est-ce pas mon tour?» Brancas s'inclina respectueusement. «Donc, continua le conseiller d'État, les Afghans ont pris Candahar, et brûlé l'hypothèque. --Oh! c'est mal. --N'est-ce pas! Shenectady, qui se promenait aux environs de la ville, fut saisi, pendu par les pieds et écorché vif. Ces gredins se firent un tambour de sa peau. --Mais, dit l'avocat, cette tragique histoire nous enseigne, il me semble, à ne pas faire trop de fonds sur les millions. --Shenectady pendu ne prouve rien. Tout le monde ne prête pas son argent au shah de Perse, et il est bien doux d'être riche sans se donner de peine. --En deux mots, cher oncle, vous voulez que j'épouse Rita? --Oui. --Et moi, je ne le veux pas. --Mais malheureux, tu ne seras jamais député. --Je serai heureux. --Tu me fais manquer à ma parole. C'est un affront qu'Oliveira ne me pardonnera jamais. --Et si je lui présentais un autre gendre? --Qui? --Mon ami Athanase.» L'oncle haussa les épaules. «Présente qui tu voudras. Je ne serai pas complice de ta folie. À ce soir.» Le conseiller d'État quitta les deux amis et retourna chez Oliveira. «Il me semble, dit Athanase qui s'était éloigné par discrétion, que vous n'êtes pas trop d'accord, ton oncle et toi. De quoi s'agit-il? --D'une niaiserie. Il veut me faire épouser Rita. --Et tu refuses? --D'emblée. --Ô grand Jupiter! s'écria Ripainsel, fut-il jamais un ami plus aimable? Il refuse Rita! --Tu ne la refuserais donc pas? --Moi! je donnerais pour être aimé d'elle les deux millions que tu m'as gagnés ce matin. As-tu vu comme elle était belle? --Je n'ai vu que Claudie. --Allons dîner, dit Ripainsel. Je suis riche, et j'ai vu Rita. Mon âme est dans les étoiles.» XIII De graves événements se préparaient dans la maison Bonsergent. Le major sentait que le moment était venu de tenir la parole donnée au colonel Malaga, et, prévoyant la résistance de Claudie, il se préparait à la lutte. Mme Bonsergent, toute dévouée à Audinet, se tenait prête à soutenir le corps de bataille, et même, au besoin, à commencer le feu. Claudie, tout entière aux souvenirs de la veille, était loin de se douter qu'elle approchait du moment décisif. «Mon enfant, dit le major, je suis vieux. --Bon! dit Claudie, tu n'as que soixante ans et tu marches comme un Basque. --J'ai soixante-trois ans, reprit Bonsergent, et j'ai vu Novi, Austerlitz, Leipsick et Waterloo. Cela fait dix-sept campagnes qui peuvent aisément compter pour quarante, car je ne compte pas le Trocadéro où nous montâmes après avoir brûlé six cartouches. Je suis vieux et je voudrais te voir heureuse. --Je suis très-heureuse, répliqua Claudie. --Ce bonheur ne peut pas durer toujours, dit le père. Il faut qu'une fille se marie. --Eh bien! mariez-moi, pourvu qu'il ne soit plus question d'Audinet. --Claudie! s'écria Mme Bonsergent d'un ton sévère. --Maman, il m'ennuie; ce n'est pas ma faute. Je n'aime pas les sentences. --Il t'aime tant! dit le major, et le colonel te regarde comme sa fille. Claudie garda le silence. --Tu refuses? dit Mme Bonsergent.» Même silence. «Aimes-tu quelqu'un? demanda le major. Même silence. «Malheureuse enfant! s'écria Élodie dans un transport tragique, faut-il que tu sois née pour notre désespoir!» Bonsergent secouait les cendres de sa pipe d'un air irrésolu. «Décidément, dit-il, tu ne veux pas d'Audinet? --Non, papa. --Eh bien, enfoncé l'Audinet, et qu'il n'en soit plus question! Après tout, ma fille est ma fille; Malaga le comprendra, ou, s'il ne le comprend pas, il ira.... --Oh! papa, comme tu es bon! interrompit à propos Claudie en lui sautant au cou. --Comme je suis bonasse! veux-tu dire. --Oh! papa, comment peux-tu penser? --Va, va, ne te gêne pas. Il y a longtemps que je l'ai dit: les pères sont la propriété de leurs enfants. --C'est fort bien, interrompit Élodie; mais qui se chargera d'éconduire Audinet?» Le major se gratta la tête. «Je ne sais pas..., dit-il, le premier venu.... toi, moi ou Claudie. --Je me récuse, dit Mme Bonsergent. --C'est dommage, dit le major, tu parles si bien!» Cette basse flatterie ne dérida pas le front d'Élodie. «Non, dit-elle. M. Audinet est un excellent parti, le colonel est notre ami, je puis tolérer, mais non pas approuver ce refus. --Tolérer! approuver! Qui te demande ta tolérance ou ton approbation? s'écria le major en colère; nous ferons bien nos affaires sans toi, n'est-ce pas, Claudie? --Voici le moment de les faire, dit Mme Bonsergent avec un sourire amer; je vois d'ici M. le secrétaire général qui s'avance. --Claudie, soutiens-moi, dit le major. À nous deux, nous en viendrons peut-être à bout.» En effet, Audinet ne tarda pas à paraître, vêtu de noir et cravaté de blanc, enfermé dans un faux-col dont les pointes lui sciaient les deux oreilles. On le reçut d'un air contraint. Le major cherchait la formule d'un refus, Claudie n'osait l'expliquer, et Mme Bonsergent, qui n'avait pas perdu tout espoir, jouissait secrètement de l'embarras de son mari et de sa fille. Claudie sortit et se retira dans sa chambre sous un prétexte. Mme Bonsergent allégua une visite qu'elle devait depuis longtemps à Mme la receveuse générale, et le pauvre major, pestant contre la destinée, se vit forcé de tenir compagnie à Audinet. Celui-ci remarqua ce froid accueil, et d'une voix altérée: «Ces dames vont faire des visites? demanda-t-il. --Ou se fourrer de la pommade dans les cheveux, dit Bonsergent exaspéré. Élodie remplit la maison d'onguents de toute espèce; sa chambre est une pharmacie.» Il y eut un assez long silence. «Mon père est venu hier? dit le secrétaire général. --Oui, répliqua le major, et, puisqu'il faut en parler, viens au jardin avec moi, nous causerons plus librement.» Audinet pâlit. Le début ne présageait rien de bon. «Vous me refusez! dit-il. --Eh non! s'écria le major en arpentant l'allée à grands pas; non, je ne te refuse pas. Je fais au contraire le plus grand cas de toi, de ton père, de ta mère, de toute ta famille et de tes deux cent mille francs; mais.... --Mais? demanda Audinet. --Mais Claudie est trop jeune. --Trop jeune! --Elle a pour toi l'affection d'une soeur. Cela lui ferait de la peine d'en changer.... --Ah! --Et tiens, pour tout dire d'un mot, car on me fait faire des discours longs d'une aune, Claudie ne le veut pas. --Ah! dit Audinet, je l'avais bien prévu.... --Si tu l'avais prévu, dit Bonsergent, pourquoi t'y es-tu exposé? --Je l'avais bien prévu, continua Audinet, que ce maudit Parisien nous porterait malheur. --Quel Parisien? --Ce Brancas, qui vient ici tous les jours. --Tu n'as pas le sens commun. On dit qu'il épouse Mlle Oliveira. --Je me soumets au destin, dit le secrétaire général, mais je veux savoir pourquoi Mlle Claudie me repousse. Mon cher major, vous ne pouvez pas me refuser cette consolation. --Ma foi, dit le major, je ne m'y oppose pas. Le ciel m'est témoin que j'ai souhaité ce mariage autant que toi-même; mais Claudie ne le veut pas, et l'on ne met plus au couvent les filles désobéissantes. Reste ici, je vais chercher Claudie.» Audinet entra dans le kiosque. Il était rempli de fureur contre Claudie, contre Brancas et contre le major même. Tout lâche et insolent qu'il était, il aimait Claudie, et cet amour trompé lui causait de cruelles tortures. En un instant, mille projets sinistres se croisèrent dans sa cervelle. Il voulait se venger, mais il hésitait sur le choix de la vengeance. Il voulait surtout contraindre Claudie à l'épouser, dût-il pour cela commettre un crime. «Vous m'avez demandée, monsieur Audinet, dit la jeune fille en entrant; que me voulez-vous?» Elle rassemblait tout son courage pour une explication décisive. --C'est donc fini, dit le secrétaire général d'une voix rauque, et vous ne m'aimerez jamais! --Je suis votre amie, répondit-elle; ne me demandez rien de plus. --Claudie! je vous aime tant! --Je ne vous ai pas encouragé, dit-elle. --Vous l'aimez, lui! --Qui? _Lui_. --Brancas. --Je ne vous aime pas, et ne vous aimerai jamais, répliqua-t-elle fièrement. Cela doit suffire. --Cruelle!» dit Audinet en s'agenouillant devant elle. Claudie cherchait vainement à se dégager. Tout à coup Brancas parut et demeura stupéfait sur le seuil de la porte. «Levez-vous donc!» s'écria Claudie, honteuse et irritée de cette surprise. Audinet se leva, et d'un geste railleur: «Monsieur, dit-il au Parisien, je vous cède la place.» Puis il sortit sans que personne cherchât à le retenir. L'avocat n'eut pas le temps de demander une explication à Claudie, car le major entra presque aussitôt. «Vous n'êtes pas encore chez Oliveira? dit-il. --Non, répondit le Parisien; mon ami Ripainsel n'était pas prêt quand je suis parti, et faisait encore un choix entre dix-sept cravates différentes; j'ai perdu patience, et j'ai cru bien faire en venant vous demander quelques conseils. --Sur quoi, mon cher monsieur? Ma vieille expérience est à votre service. Est-ce sur les poires de _beurré gris, rouge, d'Amboise_, ou sur les _doyenné_? Rien n'est plus simple. Vous mettez vos poiriers à huit ou dix mètres de distance, en espaliers, exposés surtout au couchant, quoique l'orient et le midi ne soient guère moins favorables, sauf dans les étés très-chauds. Vous supprimez les branches parasites qui ne donneront jamais de fruits et qui consomment la sève; vous... --Papa, dit Claudie, veux-tu faire ta toilette? Tu ne seras jamais prêt. --Prêt à quoi? --À faire visite à M. Oliveira. --À quelle occasion? dit le major. --Il t'a invité ce matin à passer la soirée chez lui. Tu n'as donc pas entendu? --Non, le diable m'emporte. --Je l'ai entendu, moi, et Rita m'a juré qu'elle ne me reverrait de sa vie si j'y manquais. --Oh! si Mlle Rita l'a juré, c'est chose résolue. Attendez-moi ici mon cher monsieur, je vais me faire la barbe et nous partirons ensemble.» À ces mots, Bonsergent sortit. Brancas, étonné, regarda Claudie, qui se mit à rire et lui dit: --Je ne veux pas que vous alliez chez Rita sans moi. Comprenez-vous? Je vais me faire coiffer. Prenez ce _Wilhelm Meister_, et lisez en m'attendant. Cela vous distraira.» En même temps elle lui donna sa main à baiser, et s'échappa, plus légère qu'une hirondelle. «Que faisait cet Audinet aux pieds de Claudie? pensait l'avocat. Aimerais-je une coquette?» Ce soupçon s'enfonça dans son âme comme un fer aigu. Les âmes délicates sont lentes à soupçonner, mais le soupçon les déchire de blessures inguérissables. Brancas ignorait tout de Claudie, sinon qu'il l'aimait et que pour elle il aurait donné sa vie. «Elle me dit d'espérer, et elle souffre que cet Audinet se mette à ses genoux! pensa-t-il. Elle se ménage un mari!» Cette pensée fut pour lui un trait de lumière. Il estima moins Claudie, sans pouvoir cesser de l'aimer; car l'amour ne se mesure pas toujours à l'estime, et l'histoire d'Adam qui renonce au Paradis pour ne pas abandonner Ève est éternellement vraie. «Mon oncle avait raison, dit-il, d'épouser une Anglaise rousse et de mauvaise humeur. Il ne craint pas, lui, qu'on se jette aux pieds de la fille de sir Gaspardus Shenectady.» Au milieu de ces réflexions, Claudie entra. «Venez, dit-elle, nous sommes prêts.» Brancas se leva sans dire un mot. «Voyons, dit-elle en se regardant dans la glace, je veux savoir si vous avez du goût. Me trouvez-vous belle ce soir? --Admirable. --Vous dites cela du bout des lèvres, comme un mari de quinze ans. Que dites-vous de ces fleurs rouges dans mes cheveux? --Que je vous aime. --Je le sais bien, dit-elle avec une moue charmante. Répondez à ma question. Que dites-vous de ces fleurs rouges? --Claudie, Claudie, la coquetterie vous perdra! --Et vous, monsieur, la gravité. Venez-vous d'un enterrement par hasard?» Brancas poussa un profond soupir. «Allons, monsieur, continua-t-elle, donnez-moi la main s'il vous plaît et quittez cet air de saule pleureur qui vous va fort mal, je vous en avertis. Voici mon père.» Le major entra botté, cravaté, épinglé, habillé, et donnant le bras à Mme Bonsergent. Elle s'avançait toute décolletée, les bras nus, et enfermée dans une robe de velours rouge que Vieilleville admirait depuis dix ans. XIV «Partons-nous? dit Bonsergent. Il est déjà neuf heures. La moitié de la ville est couchée, et l'autre, à coup sûr, se déshabille.» Cette remarque, qui fit hausser les épaules à Élodie, fort dédaigneuse pour les habitudes régulières de la province, était parfaitement vraie en temps ordinaire. Heureusement, la fête improvisée par Oliveira, le désir de recommander ses parents et soi-même à un député influent, le secret espoir d'un bon souper (qui n'était pas annoncé dans le programme, mais que tout le monde prévoyait), et enfin le désir de voir Brancas, que les trois journaux de Vieilleville avaient tour à tour représenté comme le plus farouche des démagogues ou comme le plus brillants des orateurs, tout cela avait réuni dans le salon d'Oliveira la plus grande partie des habits noirs et des robes de soies de l'arrondissement. Une dizaine d'officiers d'infanterie et de cavalerie tous semblables par leurs manières, sinon par l'uniforme, se promenaient dans le salon en retroussant leurs moustaches aussi cirées que leurs bottes. Deux ou trois des plus jeunes et des plus hardis se glissaient près de quelques dames reléguées dans un coin du salon, et qui, comme eux avaient vu le feu. Parmi les personnages, après le maître de la maison, brillaient au premier rang le conseiller d'État, le préfet, le général, le secrétaire général et le colonel Malaga. Rita, assise au coin de la cheminée, et vêtu d'une simple robe blanche à peine décolletée, où sa beauté brillait sans l'aide de l'art, recevait d'un air gracieux tous ses invités, attentive à les appeler par leurs noms et à leur montrer la plus active sollicitude. Elle pratiquait à merveille le métier si difficile de maîtresse de maison, sans distraction, sans oubli, pleine de présence d'esprit et de sang-froid, regardant à la fois tous les visiteurs, souriant à tous et ne répondant qu'à un seul. Cependant elle était préoccupée d'une pensée secrète. Sans connaître encore l'amour de Brancas et de Claudie, elle avait remarqué l'admiration de son amie pour l'avocat, et elle s'étonnait qu'il s'empressât aussi peu de venir lui faire sa cour. Le conseiller d'État, qui devinait sa pensée, regardait la pendule avec impatience. Quand neuf heures sonnèrent, Athanase Ripainsel parut seul, semblable au fils de Pélée, le plus beau des Grecs. Il traversa le salon d'un air aisé, la tête haute et sans saluer personne comme il convient à un jeune homme bien portant, riche et célibataire, donna une poignée de main à M. Oliveira, marcha droit à Rita, qui l'attendait avec quelque émotion, lui débita un petit compliment préparé d'avance, et s'adossant à la cheminée, près d'elle, promena sur l'assemblée le plus fier des binocles. Graindorge, étonné de le voir entrer seul, allait lui parler de son neveu, mais Rita le prévint. «Où donc est monsieur votre ami? dit-elle. --Je ne sais, répondit Athanase. Il est sorti pour donner la main à Mlle Bonsergent et l'amener ici. --Ah!» dit Rita rêveuse. Oliveira, qui causait dans un groupe de la cherté toujours croissante des cuirs et de l'influence des vents alisés sur la fabrication des tiges de bottes, se retourna et dit: «Eh bien, monsieur, vous n'amenez pas M. Brancas? --Il est allé chercher Claudie,» répliqua Rita d'un ton significatif. Au même moment, le Parisien parut donnant le bras à la rêveuse Élodie qu'il essayait d'adoucir et de gagner par cette politesse méritoire. Claudie les suivait avec son père. Claudie n'avait jamais été plus belle. Sa physionomie était souriante, ses yeux rayonnaient d'une joie douce. Elle goûtait sans mélange le plaisir d'aimer et d'être aimée. La moitié de l'assemblée la regardait avec une admiration non déguisée, pendant que l'autre moitié, plus circonspecte, se pressait autour de Rita comme pour lui faire un bouclier contre son amie. Rita le sentit, et, quoiqu'elle eût assez d'esprit et de conscience de sa beauté pour ne craindre aucune rivalité, elle se sentit assez mal disposée pour la nouvelle venue. L'amitié, qu'on croit si immuable, n'est guère moins mobile que l'amour. Un professeur du Jardin des Plantes, homme doux, pacifique, et sensé, jeta l'an dernier son ami du troisième étage dans la rue, uniquement pour vérifier si les amis jouissent de la faculté des chats, qui, dit-on, de quelque hauteur qu'ils tombent, se trouvent toujours sur leurs pattes en arrivant à terre. Un autre, plus curieux encore et plus dévoué à la science, coupa son ami par tranches, le sala et le hacha menu comme chair à saucisses, désireux d'introduire un mets nouveau dans la _Cuisinière bourgeoise_, et de remédier aux disettes de viande pendant les épizooties. Celui-là était un utilitaire. Un troisième, chimiste distingué, mais économe, essayait sur ses amis la force de ses poisons. Un ami, disait-il, en ces temps malheureux est moins rare et moins cher qu'un petit chien. Ce fut sa seule défense devant le juge ignorant qui l'envoya à la potence. Hélas! on a si peu d'égards pour les savants! Ceci vous fera comprendre comment l'aimable Rita, qui sentait le sceptre échapper de ses mains, eut un vague désir d'étrangler la belle Claudie. Au reste, ce désir dura peu, et la muette contemplation d'Athanase Ripainsel, qui paraissent ébloui de toute les paroles et de tous les gestes de Rita, ne servit pas peu à ramener le calme dans l'âme de la jeune Parisienne. Claudie, sûre d'elle-même, et sûre de Brancas, ne s'aperçut pas de la froideur de son amie, et crut qu'il fallait l'attribuer aux préoccupations habituelles d'une maîtresse de maison. Oliveira fit grand accueil au major, et, tendant la main à Brancas: «Mon cher monsieur, dit-il, nous commencions déjà à désespérer de vous. Il ne faut pas que vos succès oratoires vous fassent négliger vos amis». Brancas répondit une phrase polie qu'Oliveira, déjà occupé ailleurs, écouta d'un air distrait, et suivit son oncle, qui le regardait avec des yeux flamboyants. «Malheureux! dit Graindorge, tu veux donc te perdre? Que fait ici ce Ripainsel qui se pose de trois quarts en regardant Mlle Rita, comme une gazelle qui mange des confitures? C'est toi qui nous amènes ce prétendant? Car c'est un prétendant. --Dieu le veuille! dit Brancas. --Et la députation? --Je me présenterai à Paris. N'est-il que Vieilleville au monde? --Va, je te sauverai malgré toi, dit l'oncle. --Gardez-vous en bien, répliqua Brancas. Un bonheur d'oncle ressemble rarement à un bonheur de neveu, et ce serait un très-mauvais calcul de mettre l'un à la place de l'autre. Laissez-moi être heureux à ma guise, s'il vous plaît, ou vous ne serez jamais commandeur.» Cette menace apaisa le conseiller d'État, qui n'en résolut pas moins de brouiller à tout prix Brancas avec Claudie. La soirée se passa comme toutes les soirées. On chanta beaucoup, on joua beaucoup du piano, on but du punch, du sirop, on avala des glaces, on joua le whist; des jeunes gens de famille, cachés dans un réduit écarté, perdirent au lansquenet quelques milliers de francs; des mâchoires se désarticulèrent à force de bâiller; et déjà les goutteux et les asthmatiques cherchaient à grand bruit leurs chapeaux, lorsque M. Oliveira rendit à tout le monde la joie la plus vive en offrant son bras à Mme Bonsergent et en annonçant qu'on allait souper. Ce fut un coup de théâtre. Des cinq sens que l'avare nature nous a donnés, le seul qui naisse et ne meure qu'avec nous, c'est le sens du goût. De plus, l'expérience a prouvé que de toutes les variétés connues de la race humaine, l'électeur était la plus vorace. Cette remarque, faite il y a soixante ans par le célèbre Cabanis fondateur de la physiologie, et mise à profit par Oliveira, était le fondement de sa politique. On se précipita dans la salle à manger avec une impatience mal contenue. Quelques coudes exercés frayèrent rapidement un large passage à leurs propriétaires; quelques bottes écrasèrent quelques souliers de satin; quelques sacrebleu! dominèrent le bruit des gémissements; mais, enfin, il y eut de la place et du jambon pour tous: c'était le problème à résoudre. Un hasard, qu'Athanase avait savamment préparé, lui permit d'offrir son bras à Rita et de la préserver, grâce à ses larges épaules et à ses poignets robustes, de toute atteinte. Il s'assit près d'elle et tout d'abord s'écria: «Mademoiselle, que vous êtes belle!» Ce compliment, qui ne demandait pas un grand effort d'esprit, fit sourire Rita. «Voulez-vous du poulet?» dit-elle. Athanase avança son assiette. «Oui, mademoiselle, dit-il avec sensibilité, de quelle ardeur j'attendais votre retour! --Vous ne buvez pas,» dit Rita en remplissant son verre jusqu'aux bords. Athanase le vida d'un trait. «Ce vin est excellent, répliqua-t-il. C'est du Volnay premier cru..... Ah! dit-il en soupirant, vous n'avez pas besoin de ce vin pour m'enivrer! Vous souvenez-vous, mademoiselle, de ce jour fortuné où j'eus le bonheur de valser..... --Avec moi? où donc? dit Rita, qui s'en souvenait fort bien. --Au bal de la préfecture, il y a dix-huit mois. Cet heureux souvenir ne sortira jamais de mon coeur.» La plupart des autres convives étaient groupés au hasard, et des conversations s'engageaient d'un bout à l'autre de la vaste table. «Messieurs, dit Oliveira d'une voix qui domina toutes les autres, je bois à la prospérité de la France, notre belle patrie! --Et à la confusion des Anglais! ajouta le major Bonsergent en levant son verre. --Cela va sans dire, ajouta le receveur des finances. --La France, poursuivit Oliveira, est le vrai peuple de Dieu. --C'est l'Angleterre qui fait tous les trous, dit le receveur. --Et c'est la France qui les bouche, dit Athanase. --La France est le pays des grands hommes, dit Oliveira. --Mieux que cela, monsieur, dit Brancas, la France est un grand homme. --Oh! oh!» dit le receveur des finances, un peu étonné d'une ellipse aussi forte. Plusieurs électeurs prêtèrent l'oreille. On suivait sur leurs figures naïves le progrès de la discussion. Quelques verres et quelques fourchettes restèrent levés. «Oui, reprit Brancas, le peuple français tout entier est un grand homme. --Grand homme quand il fend du bois? demanda Audinet. --Oui, monsieur, et quand il fait des souliers, et quand il balaye les rues, et quand il fait le pain, et quand il gâche le plâtre; grand homme en tout, grand homme toujours. --C'est la thèse des démagogues et des flatteurs du peuple, dit Audinet, qui voulut compromettre son adversaire aux yeux de l'assemblée. Or, le nom de démagogue, comme tous ceux qu'on tire du grec, émeut toujours les électeurs. Si tout le monde en France est grand homme, continua Audinet, il n'y a plus de grands hommes; si tout le monde est héros, il n'y a plus de héros. --Justement. C'est ce que je voulais dire, répliqua Brancas; il n'y a plus ni héros ni grands hommes: nous sommes tous debout sur la colonne Vendôme, les bras croisés. --Avec Napoléon? dit le colonel Malaga. --Avec Napoléon, la redingote grise et le petit chapeau. --Oh! oh! s'écria le directeur de l'enregistrement, le nez dans son assiette. --Voilà qui est fort, dit le receveur des finances, la bouche pleine. --Ces avocats n'ont pas leur langue dans leur poche, dit un voisin. --L'armée française est invincible, reprit Brancas, qui entraîna toute l'assemblée et surtout les officiers. --Jamais on n'a vaincu les Français que par trahison, ajouta un sous-lieutenant. --Vive l'armée française! dit un électeur un peu échauffé par le vin. --À la santé de l'armée française! --Messieurs, dit le préfet se levant à son tour, à la santé du roi..... --De la charte et de son auguste famille!» interrompit un convive. Tout le monde éclata de rire. Le convive, par modestie, se cacha le nez dans sa serviette. «Oui, tous les Français sont des héros! reprit Brancas. --Hum! hum! grommela le colonel. --C'est fort simple, dit l'avocat. N'êtes-vous pas vous-même un héros? J'en appelle à toute l'assemblée. N'avez-vous pas, quinze ans durant, sabré à droite et à gauche, et percé, fendu, cassé ou écrasé des centaines de têtes, de bras ou de jambes dont vous n'aviez jamais connu les propriétaires? N'est-ce pas là ce qui fait le héros? Vous êtes un héros monsieur, le major Bonsergent est un héros; qu'on vous donne l'armée à commander, vous vaincrez à Iéna, à Wagram, et vous entrerez dans Moscou comme dans un moulin. J'en jurerais. N'êtes-vous pas français; n'êtes-vous pas invincibles? Si Napoléon seul a pris place sur la colonne, c'est qu'on ne pouvait pas y mettre toute la grande armée. --Quelle nation nous sommes!» dit un marchand de soieries. Les électeurs étaient charmés. Oliveira s'en aperçut et dit tout bas au conseiller d'État: «Mon gendre est un peu froid, mais il va bien.» Athanase qui vit le triomphe de son ami, voulut en prendre sa part. «L'empire du monde est à la France, dit-il d'une voix sonore et imposante. Les druides même l'ont prédit.» Toute l'assemblée resta indécise, croyant à une plaisanterie. «Que veut-il dire, avec ses druides? demanda le marchand de soieries. --Tu ne comprends donc pas? lui répondit sa femme, il parle des truites. C'est pour se moquer de nous. --Ma foi, dit Oliveira en riant, si les druides l'ont prédit..... --Buvons aux druides! interrompit Audinet. --Oui, dit Athanase avec force, buvons à la France! buvons à ces druides qui sous le couteau de César, osèrent annoncer l'immortalité et la mission divine de leur race. Tous les autres peuples sont épuisés: la France seule est encore jeune et forte. L'Orient est fini, la Judée est morte, la Grèce est enterrée depuis vingt siècles, Rome tombe en ruines, la France seule sent, prévoit, juge, travaille et combat. D'une main, elle montre aux nations les tables de la loi nouvelle; de l'autre, elle tient le glaive. Que l'Antechrist se lève, qu'il marche contre elle, qu'il porte la main sur le soldat de Dieu, et vous verrez rouler sa tête au pied de l'autel. De quelque côté que la France se tourne, sa voix se fait entendre aux extrémités du monde, et des quatre points de l'horizon les peuples voient flotter au vent les plis de son drapeau sacré. À qui s'adressent les opprimés de toutes les parties de la terre? À Dieu et à la France! Je bois à la France et aux druides! --Je t'assure, dit le marchand de soieries à sa femme, qu'il a parlé des druides et non pas des truites; mais qu'est-ce qu'un druide? --Je ne sais pas, dit la femme; mais c'est bien beau, ce qu'il dit là. --Est-ce que tu comprends? --Non, et toi? --Pas davantage. --C'est égal, dit la femme, il parle bien, et c'est un bien bel homme. --Est-ce une nouvelle religion que vous nous apportez là? demanda Audinet d'un ton railleur. Nous avions déjà bien des cultes reconnus; celui de Mahomet, celui de Brahma, celui de Moïse, celui de Calvin et mille autres, sans compter le culte catholique. Est-ce que nous aurons aussi le culte des druides, et reviendrons-nous à la forêt d'Inminsul? --Ma foi, dit Athanase, je ne suis pas trop ferré sur les dogmes de cette religion, mais je l'ai entendu enseigner par quelques-uns des plus grands esprits et des plus honnêtes gens de France, et je sais fort bien qu'elle ne rapportera jamais à ses apôtres ni places ni argent. C'est un signe certain qu'ils ont cherché la vérité, s'ils ne l'ont pas trouvée. --Je crois que vous avez raison,» dit à voix basse Rita, que les dernières paroles d'Athanase avaient surprise et charmée. Elle devina qu'il cachait sous sa gaieté épicurienne un esprit élevé et capable d'enthousiasme, quoique la jouissance d'une grande fortune et l'apathie naturelle de la province eussent un peu rouillé les ressorts de cette âme énergique. Sa galanterie un peu cavalière, mais non pas gauche ou maladroite, ne déplaisait pas à la jeune Parisienne ennuyée des froids discours de ces jeunes gens à la mode qui ont transporté à Paris toutes les grâces de l'Angleterre et du Jockey-club. Un peu de dépit contre Brancas, qui dissimulait mal sa froideur, servait puissamment les intérêts d'Athanase; et, sans y penser, elle reçut avec tant de bonne grâce et de reconnaissance les empressements de Ripainsel, qu'il en conçut les plus grandes espérances. D'un autre côté de la table, les destins jaloux avaient troublé le bonheur de Brancas et de la belle Claudie. D'abord, Mme Bonsergent s'était assise entre eux, et, en face de Claudie, le livide Audinet, dont les yeux ternes et fixes ne quittaient pas un instant ceux de Mlle Bonsergent. À côté d'Audinet, le colonel Malaga regardait de travers le Parisien, dans l'espérance de l'intimider et de l'éloigner de Claudie. Brancas, indifférent aux regards menaçants du colonel, se sentait néanmoins gêné et troublé comme un orateur sifflé par un auditoire. Pour sortir d'embarras, il essaya de gagner Mme Bonsergent, tâche assez difficile. Élodie n'était pas une méchante femme, quoique son esprit impérieux et subtil la rendit incompréhensible aux neuf dixièmes des habitants de Vieilleville, et insupportable au dernier dixième. Partout elle voulait régner, par la beauté comme par l'esprit, et elle souffrait impatiemment les atteintes de l'âge. Secrétement choquée de l'attention exclusive que Brancas donnait à Claudie, qu'elle ne pouvait se résoudre à traiter en fille raisonnable et nubile, elle regardait l'avocat avec malveillance. Comme elle avait été jolie, elle avait trouvé beaucoup de flatteurs, qui lui persuadèrent sans peine que son génie était le plus beau et le plus sublime qu'on eût vu en ce siècle. Au premier rang de ces flatteurs était le secrétaire général qui, de bonne heure, devina sa faiblesse. Il est aisé de comprendre que le Parisien ne pouvait pas lutter contre Audinet dans le coeur de Mme Bonsergent. Tout poli et bien élevé qu'il fût, il avait trop peu de temps pour faire sa cour à une vieille femme prétentieuse qui levait les yeux au ciel vingt fois par minute, et que ses amis appelaient la muse tragique du département. Brancas, simple et franc comme tous les bons esprits, élevé d'ailleurs à Paris, où le mouvement impérieux des affaires rompt à tout moment les intrigues longues et compliquées, n'entendait rien à cette stratégie de province. «Mlle Claudie est, ce soir, d'une beauté admirable, dit-il à Mme Bonsergent. --Que dites-vous de moi, monsieur? demanda Claudie. --Quelque chose que vous ne devez pas écouter,» répliqua Brancas en riant. Toute autre mère eût été flattée des paroles du Parisien, mais Élodie fut blessée au fond du coeur qu'il n'eût d'attention que pour sa fille. Elle répondit sèchement. Brancas, étonné, regarda le secrétaire général et le vit sourire d'un air de triomphe. Il devina la pensée d'Audinet, et, pour réparer sa faute: «C'est tout votre portrait, madame, dit-il d'un air sérieux. --J'étais moins brune autrefois, dit Mme Bonsergent en minaudant. --Moins brune? répondit le Parisien, est-ce possible? Les lis et les roses ne sont rien auprès de vous.» Élodie sourit. «C'est à ma fille qu'il faut dire ces belles choses,» dit-elle. Effectivement, la mère de sa fille était couperosée; mais Brancas n'en voulut pas démordre. «Avez-vous vu au Louvre le portrait de Jeanne d'Aragon? --J'ai dû le voir, répondit Mme Bonsergent. --C'est un des plus beaux ouvrages de Raphael, dit Brancas, et le modèle était digne du peintre. Jeanne d'Aragon a été l'une des plus belles princesses du seizième siècle. Je trouve en vous, madame, quelques-uns de ses traits et surtout cette physionomie fière et douce qui annonce la puissance et le génie.» Audinet, qui suivait attentivement la conversation du Parisien et de Mme Bonsergent, fronça le sourcil. Il sentait que son rival allait le gagner de vitesse, et il se hâta d'interrompre le cours des flatteries de Brancas. Peu de moments après, le souper finit, et chacun se leva pour rentrer dans le salon. L'avocat alla s'asseoir près de Rita. «Eh! bien monsieur, dit celle-ci, comment trouvez-vous Mlle Bonsergent? Il paraît que la province ne vous fait pas peur. --Je la trouve très-digne de votre amitié, répondit Brancas. --Elle a de l'esprit? --Un esprit charmant. Je n'aurais pas cru qu'à Vieilleville..... --Sa mère, interrompit Rita, est une véritable perle. --Euh! euh! dit le Parisien d'un air indécis, comment l'entendez-vous? --Comme il faut l'entendre, répliqua Mlle Oliveira. N'est-ce pas le devoir des mères de faire ressortir le mérite de leurs filles? --Assurément. --Eh bien, le ridicule de Mme Bonsergent ne donne-t-il pas un nouveau prix à la simplicité charmante de Claudie? --Savez-vous, mademoiselle, dit Brancas, qu'on n'égorge pas plus agréablement ses amis que vous ne faites? --Moi, égorger! Vous me faites tort, je vous assure. J'aime mes amies de tout mon coeur, mais je puis bien remarquer que Mme Élodie est sotte, qu'elle croit avoir tout le génie de monde, qu'elle ennuie de ses prétentions poétiques tous ceux qu'elle rencontre, et qu'elle choque les esprits les plus indulgents. Qu'en pensez-vous, monsieur? ajouta-t-elle en se tournant vers Athanase. --Je pense que vous avez raison, comme toujours, répondit Ripainsel. --Monsieur Ripainsel, continua Rita, restez près de moi, je vous prie. Vous êtes un juge précieux. Personne n'opine du bonnet avec plus de bonne grâce que vous.» La conversation continua quelque temps sur ce ton; mais déjà il était trois heures du matin, et la plupart des gens n'aspiraient qu'à dormir et digérer en paix. Les plus âgés donnèrent le signal du départ et furent bientôt suivis de la foule des invités. Quand Athanase se retira avec son ami Brancas: «Monsieur, lui dit Oliveira, j'espère que vous me ferez le plaisir de revenir ici?» Athanase regarda Rita. «Monsieur, dit-il, j'allais vous en demander la permission.» Mlle Oliveira sourit, et, se tournant vers Claudie, lui dit tout bas: «Chère belle, j'ai tout un monde de choses à te dire. Ferme ta porte demain; j'irai passer l'après-midi avec toi.» Les deux amies s'embrassèrent, et tout le monde prit congé d'Oliveira. Brancas et Ripainsel accompagnèrent la famille Bonsergent. L'avocat donnait le bras à Claudie, Athanase à sa mère, et le major marchait devant et portait le menu bagage, je veux dire les morceaux de musique, Brancas, resté un peu en arrière, dit à Claudie: «Je vais partir dans trois jours pour Paris. --Qu'allez-vous faire à Paris? demanda-t-elle inquiète. --Claudie, continua l'avocat, m'aimez-vous? --Qu'allez-vous faire à Paris? --Ordonnez-moi de rester ici, et j'y resterai. --Que voulez-vous que j'ordonne? Ai-je des droits sur vous? --Claudie, je vous aime. --Que sais-je? Vous m'aimez, et votre oncle demande pour vous une autre femme! --Vous savez bien que je ne l'aime pas. --Que sais-je? Rompez d'abord avec M. Oliveira, et nous verrons.» Quelque effort que fit l'avocat, il n'en put tirer d'autre réponse. «Et vous, dit-il, que fait à vos genoux cet insupportable Audinet?» Claudie éclata de rire. «M. Audinet, répondit-elle, est à la maison par la volonté de mon père et de ma mère, et il n'en sortira que..... --Par la force des baïonnettes! --Précisément. --Eh bien! nous aurons recours aux baïonnettes. --N'en faites rien, si vous m'aimez, dit Claudie d'un ton suppliant. Vous ne connaissez pas le colonel Malaga? --Ce n'est pas au colonel que j'ai affaire, mais à son fils. --Le colonel n'est jamais bien loin, dit Claudie, et M. Audinet, qui n'est pas brave, vous le jettera dans les jambes à la première occasion. --Bah! dit Brancas d'un air chevaleresque, le colonel, après tout, ne m'assassinera pas, et s'il faut se battre.... --Je ne sais, dit Claudie, mais je tremble, et, s'il faut tout avouer, je crains encore plus le fils que le père. Vous ne savez pas de quelles calomnies M. Audinet est capable.» On était arrivé à la porte de la maison Bonsergent. Athanase et le Parisien prirent congé du major et des dames, et allèrent se coucher. «Es-tu content de ta journée? dit Brancas. --Content! Je suis ravi! --De qui? de Mme Bonsergent? --Mauvais plaisant! --Ravi d'avoir gagné ton procès? --Oui, d'abord. Sais-tu que je suis maintenant beaucoup plus riche qu'elle? --Elle? Qui, elle? --Rita, parbleu! Est-ce qu'il y a deux femmes au monde? --Parle plus respectueusement, je te prie, dit le Parisien. Claudie est un ange. --Et Rita, une divinité. Quels yeux! que d'esprit! Jure-moi que tu ne l'aimes pas. --Je te le jure. --Et que tu ne l'épouseras jamais, ou je t'étends sur la poussière. --Ma foi! dit le Parisien, l'amour est dangereux dans ce pays, s'il faut que je choisisse entre le glaive du colonel Malaga et le tien. --Malaga! s'écria Athanase. Je te plains. C'est le bourreau des crânes. Il n'a jamais manqué son coup. --Bah! dit le Parisien, c'est qu'il n'a rencontré que des maladroits. Après tout, quel prétexte a-t-il pour me couper la gorge? --Quel prétexte? Tu crois que ce vieux maître d'armes a besoin d'un prétexte. Je te garantis qu'il trouvera, si tu lui déplais, mille moyens de t'amener sur le terrain, et son fils mille moyens pour ne pas s'y laisser traîner.» Brancas se coucha, l'esprit rempli des plus douces images; cependant une vague inquiétude troublait ses rêves de bonheur. «Pourquoi cet Audinet est-il aux genoux de Claudie! pensait-il toujours. Et pourquoi ne veut-elle pas me dire qu'elle m'aime, sans avoir pris ses précautions?» En cherchant inutilement une réponse à ces deux questions, il s'endormit. XV Le lendemain, dès deux heures de l'après-midi, Mlle Oliveira rendit visite à son amie. Le major Bonsergent, galant comme on l'était au siècle dernier la conduisit au jardin où déjà Claudie l'attendait. Les deux amies, restées seules, échangèrent d'abord quelques paroles insignifiantes qui n'avaient pour but que de préparer, ou, si l'on veut, de retarder l'explication décisive. «Ce jardin est magnifique, dit Rita. --Oui, assez beau, répondit négligemment Claudie. --Cela vaut mieux qu'un salon. On reçoit son monde sous la voûte azurée des cieux, parmi les fleurs et les fruits, en vue d'une verte vallée. C'est un cadre qui fait mieux ressortir les personnages. --Oui, dit Claudie en riant, mais quand ces personnages sont des niais ou des ennuyeux? --Il y a bien autre chose que des ennuyeux à Vieilleville, dit Rita. On y voit des étrangers, des Parisiens, des.... --Des avocats! interrompit Claudie toujours en riant. --Oui, des avocats. Mon philosophe, par exemple n'est pas trop ennuyeux. --C'est vrai. --Je parie qu'il vient souvent te voir. --Tous les jours, dit Claudie, qui sentit que la lutte s'engageait, et qui l'accepta bravement. --Tous les jours! --Mon Dieu, oui; mon père assure qu'il aime passionnément l'horticulture. --L'horticulture seulement? dit Rita d'un air assez froid. --Que veux-tu qu'il aime de plus? demanda Claudie. --Ton père, peut-être, qui la lui enseigne. --Tu m'y fais penser, dit Claudie. Peut-être aussi aime-t-il l'histoire de la guerre d'Espagne, car mon père la sait sur le bout de son doigt, pour l'avoir apprise sur place et à ses dépens; aussi je t'assure qu'il ne se fait pas faute de la raconter. --Et ton père, comment l'aime-t-il? --Que veux-tu dire? --L'aime-t-il un peu? beaucoup? passionnément? --Est-ce que je suis juge de ces choses-là? demanda Claudie. --Parlons franchement, dit Rita. On m'a dit que M. Brancas ne quittait pas ta maison. --Tu vois bien qu'on s'est trompé, puisqu'il n'est pas là. --On m'a dit qu'il t'aimait. Est-ce vrai? --Qu'en sais-je? dit Claudie rougissant. --Tu rougis; donc, c'est vrai. Pourquoi m'en faire un mystère? --Et toi, un interrogatoire? --Il est tout naturel que j'interroge. Supposons que j'aie un oison, un seul; qu'il aille chez mon voisin, et que mon voisin le tue et le mange; n'ai-je pas le droit de faire des réclamations? --Très-bien, dit Claudie, si le voisin l'a attiré chez lui; mais si tu l'as envoyé chez le voisin? --Tu avoues donc que tu l'as mangé? --Mangé? Non, mais il est à la broche. --Ah! Claudie, c'est mal. Comment! Je n'ai qu'un hégelien, un seul, un oison d'une espèce rare et hors de prix, et tu l'enlèves sous mes yeux. Claudie, Claudie! c'est une noirceur abominable. --Tu tiens donc beaucoup à ton hégelien? demanda Claudie. --Beaucoup? Non. Ce serait trop. Mais j'y tiens assez pour vouloir le garder dans ma ménagerie. --Et l'épouser? --Oh! non. Ce mariage est une invention de mon père et de M. Graindorge, ce conseiller d'État au crâne beurre frais que tu as vu chez nous. --Tu as tout Paris et tu m'envies un avocat! --Envies! Quel vilain mot! Sache, mon enfant, que je n'envie jamais. Je suis comme César, qui n'enviait rien.... --Mais qui prenait tout, dit Claudie. --Parfait.... Donc, tu le prends? --Oui.... non.... peut-être.... je ne sais pas.... --Que fais-tu de ton Audinet? --Rien de bon. M. le secrétaire général, sous ombre que mes parents l'autorisent, est venu se jeter à mes pieds, en plein kiosque, hier. --Et tu ne l'as pas prié de ne plus revenir? --J'allais lui parler, et d'un bon style, lorsque l'avocat a eu la maladresse d'entrer. --C'est fâcheux! et qu'as-tu fait? --J'ai mis l'Audinet à la porte, et dit à l'autre: Je vais me faire coiffer, attendez-moi, s'il vous plaît. --Claudie! s'écria Rita d'un air solennel, tu es une forte tête. --Je le crois. --Et tu iras loin, c'est moi qui te le prédis. À propos, dis-moi: Connais-tu ce fier binocle qui nous contemplait hier avec tant d'assurance, et que l'hégelien m'a présenté hier? --Ah! ah! dit Claudie en riant, je vois que tu ne porteras pas longtemps le deuil de l'avocat. --Coquette! tu voudrais, pour ta gloire, que je mourusse de jalousie. Quant au binocle, que tu appelles, je crois, Rouxpainsel ou Ratpainsel, ou je ne sais comment, quel homme est-ce, je te prie? --C'est un druide. --Claudie, ma petite Claudie, ne me fais pas languir, je t'en conjure, pense à l'hégelien que je t'ai cédé de si bon coeur, et parle-moi franchement. --Eh bien, c'est un druide blond. --Je l'ai vu. Après? --C'est, dit Mlle Bonsergent, le meilleur garçon du monde et le plus gai; mais il a le goût de tous les gentilshommes de campagne; il adore les cuisinières. --Fi donc! --J'ai cru que tu voulais savoir la vérité vraie; si tu n'as demandé que la vérité officielle, excuse ma sincérité.» À ce moment, Catherine parut et annonça M. Brancas. Rita voulut se lever. «Non, reste, dit Claudie. Sa visite ne sera pas longue.» Le Parisien parut surpris et gêné de la rencontre de Mlle Oliveira; cependant, comme ils avaient tous deux beaucoup d'usage du monde, cet embarras réciproque cessa bientôt. Brancas après réflexion, fut content d'avoir trouvé l'occasion de mettre fin à une situation ridicule. Il déploya la plus rare habileté pour faire entendre à Rita, sans l'offenser qu'il aimait Claudie; et Mlle Oliveira, qui riait de ses efforts pour expliquer une chose qu'elle entendait si bien et qui lui était indifférente, s'amusait à le pousser et à l'embarrasser. Après une heure de cet exercice fatiguant, Brancas épuisé et désespérant de se faire comprendre, allait prendre congé des deux jeunes filles, lorsque la malicieuse Rita l'arrêta court. «Monsieur, dit-elle, je vous entends, vous aimez Claudie et vous n'osez me le dire. Suis-je donc si terrible? Eh! mon Dieu, rien n'est plus simple, ma franchise vous paraîtra peut-être extraordinaire, et je ferai peut-être mieux, suivant les règles de la _civilité puérile et honnête_, de paraître ignorer les conventions de mon père et de M. Graindorge: mais quoi! je suis seule sur la terre, car un père est un père et ne peut se charger de certaines négociations difficiles et délicates. Vous êtes libre, monsieur, et je me charge de le dire à mon père. Claudie vous aime, je le sais.... --Je n'ai rien dit de pareil, s'écria Claudie. --Bon! je l'ai deviné. --Inventé! --Deviné. Au reste, le mot ne fait rien à la chose. Je m'offre à vous servir de témoin. --Mademoiselle, dit le Parisien en lui baisant la main, vous avez la grâce et l'esprit d'un ange. --Mais, dit Claudie, si Rita est un ange, que me reste-t-il à moi? --Tu seras une divinité, dit Rita en riant. Adieu mes amis, je vous quitte. Mariez-vous et soyez heureux, c'est le mieux que vous puissiez faire.» Là-dessus, remettant son châle et son chapeau, elle sortit. «Vous m'aimez donc? dit Brancas à Claudie. --Puisqu'elle le dit!» répliqua-t-elle en souriant. Comment peindre les transports et la joie de ces deux amants? Claudie était la plus heureuse des femmes. Elle oubliait Audinet, elle s'enivrait du bonheur présent et du bonheur à venir. Heureux moments, trop rares dans la vie de l'homme, et qui devaient être suivis d'un triste réveil! Il fut convenu que Brancas, pressé de revenir à Paris, la demanderait en mariage le jour même, et que la noce se ferait le plus tôt possible, en dépit de tous les Audinet. Le major Bonsergent, consulté, n'osa ni donner ni refuser son consentement. Comment violer la parole donnée au colonel Malaga? Comment rompre une amitié de cinquante ans? Cependant Claudie n'eut pas trop de peine à le déterminer. «Eh bien! dit-il, si ma femme y consent....» Mais Élodie répondit par un refus net et catégorique. Les empressements de Brancas, les prières et les larmes de Claudie ne purent la fléchir. «Faites ce qu'il vous plaira, dit-elle, vous le pouvez, mais ma volonté est immuable. J'ai l'âme assez naïve encore pour ne pas comprendre qu'on manque à sa parole.» En réalité, elle voulait se donner le temps de consulter Audinet. «Ne la pressez pas trop, dit à voix basse le major à Brancas, vous la feriez butter comme un âne sur un caillou. Au reste, je réponds de tout.» Brancas partit le coeur plein d'un bonheur infini. Son cheval fit en dix minutes le trajet entre Vieilleville et la maison d'Athanase. «Je me marie! j'aime! je suis aimé!» dit le Parisien en sautant dans les bras de son ami. --Cela se voit, dit Athanase, mon pauvre _Éclair_ est fourbu. Maintenant, défie-toi du colonel Malaga, et souviens-toi de cet illustre _blagueur_ qui disait que le Capitole est voisin de la roche Tarpéienne. XVI Audinet était rentré chez lui plein de rage. La froideur presque méprisante de Claudie le désespérait. Le lendemain de la demande de mariage faite par Brancas, il alla chez le major Bonsergent et ne rencontra qu'Élodie. Il apprit d'elle le nouveau et irréparable malheur dont il était menacé, et sortit plein de fureur. «Je l'aime assez, dit-il, pour la haïr jusqu'à la mort. Oh! je me vengerai.» Tout à coup une idée infernale se présenta à lui, et il l'adopta sur-le-champ. Le soir même, vers six heures, Brancas reçut un billet anonyme ainsi conçu: «On vous trompe. La personne que vous aimez en aime un autre, et tous les soirs, à onze heures, le reçoit dans sa chambre. Vous pouvez vous en assurer vous-même, «UNE AMIE INCONNUE.» L'écriture était contrefaite. Brancas pâlit de colère et de douleur. Audinet aux genoux de Claudie lui revint à l'esprit. «Quoi! ce misérable!...» pensa-t-il indigné. On a beaucoup médit des lettres anonymes. Il est vrai pourtant qu'elles produisent généralement plus d'effet que les lettres signées des noms les plus respectables, et la marque la plus certaine de leur utilité est l'usage constant qu'en font un si grand nombre de gens dans toutes les petites villes de province. Le Parisien, entraîné par une force invincible, prit le chemin de Vieilleville, et, sans se montrer à personne, se mit à rôder aux environs de la maison Bonsergent. Il n'attendit pas longtemps. À onze heures, Audinet parut, reconnaissable seulement à sa démarche, car la nuit était noire et éclairée seulement de la pâle lueur des étoiles. Le coeur de l'avocat battit violemment. Le secrétaire général ouvrit avec un passe-partout la porte du jardin, voisine du kiosque, que longeait une rue déserte, et la referma avec soin. L'avocat, déjà ébranlé par la vue de ce passe-partout, voulut vérifier son malheur jusqu'au bout. S'aidant des pieds et des mains, il grimpa sur le mur, et de là, sans trop d'effort, descendit dans le jardin. Il suivit avec précaution les traces d'Audinet, et parvint à quelques pas de la maison. Là, il vit le secrétaire général escalader, au moyen d'une échelle de cordes, la fenêtre de Claudie, qui était au premier étage, à côté de celle de sa mère, et se jeter dans les bras d'une femme vêtue de blanc qui tenait l'échelle. Brancas demeura atterré. Aucun doute n'était possible. Il connaissait cette chambre et celle qui l'habitait. Dans la fureur dont il était animé, il eut envie de grimper lui-même après Audinet, de surprendre la perfide, de la confondre et de la tuer. Heureusement, Audinet avait retiré l'échelle de cordes, et le jeune homme se trouvait sans armes et sans moyens de vengeance! «Quelle école! pensait-il les dents serrées. Voilà une vertu de province! Et moi qui ai dédaigné pour elle Rita, un million et la députation. Amour, richesse, ambition, tout m'échappe!» Il attendit Audinet. Il voulait le forcer à se battre et le tuer à tout prix; mais une pluie violente le força de sortir du jardin et de chercher asile sous un toit qui s'avançait en saillie dans la rue voisine. Cet incident changea le cours de ses idées; la pluie et le froid le glaçaient; il se sentit pris d'une fièvre violente et rentra chez Athanase, qui ne s'était aperçu ni de son départ ni de son retour. Le lendemain, malgré la fièvre, l'avocat résolut de partir. Son ami essaya de l'en détourner. «Non, dit Brancas, j'ai reçu des lettres d'un client dont le procès va se juger dans trois jours. Il faut que je parte. --Eh! pourquoi ne m'en as-tu pas parlé plus tôt? --Je l'avais oublié, dit Brancas. Envoie, je te prie, un exprès porter cette lettre à Mlle Bonsergent. --Pourquoi n'y vas-tu pas toi-même? --Je suis pressé. Je veux faire ma malle. Ne m'interroge pas. --Hum! ceci est bien extraordinaire,» dit Ripainsel; mais il ne fit aucune question. Claudie était de la plus belle humeur du monde lorsqu'elle reçut la lettre de son amant. Elle chantait, elle riait, elle faisait mille caresses au major. Elle prit la lettre et monta dans sa chambre pour la lire plus à l'aise. D'une main légère, elle rompit le cachet, la lut et tomba évanouie. Voici ce terrible billet: «Claudie, j'ai vu cette nuit, à onze heures, Audinet monter dans votre chambre; vous teniez l'échelle de cordes. Ne mentez pas; je l'ai vu. Je voulais d'abord vous tuer et lui avec vous, et punir votre infamie. Il vaut mieux que je parte. Adieu, vivez heureuse, si votre crime vous laisse sans remords. «Celui qui vous aimait, qui vous hait et qui vous maudit. «BRANCAS.» Quelques instants après, elle reprit ses sens, vit la lettre et comprit tout son malheur. «Est-ce que je rêve? dit-elle; il m'a vue! il a vu Audinet! Il me croit criminelle; et, sans me laisser le temps de me justifier, il part!.... C'est impossible. Où donc étais-je cette nuit? Ma mère était malade; on m'avait fait un lit près du sien; j'ai dormi dans sa chambre. Qui donc a pu tenir une échelle de cordes et faire monter cet homme!.... Ah! malheureuse que je suis! Et Catherine?» Elle sonna. La servante parut. «Catherine, dit impétueusement Claudie, qu'avez-vous fait cette nuit? --J'ai dormi, mademoiselle, répondit-elle un peu troublée. --Vous dormiez à onze heures du soir?» Catherine garda le silence. «Vous n'avez fait entrer personne dans ma chambre? Répondez-moi sincèrement, ou je vous fais interroger par mon père. --Mademoiselle, dit Catherine effrayée, pardonnez-moi, c'est lui qui l'a voulu. --Qui, lui? --M. Audinet. Il me dit que c'était une pure plaisanterie, et comme mademoiselle couchait depuis deux jours dans la chambre de sa mère, je ne crus pas mal faire.... --C'est bien, Catherine. Si pareille chose se renouvelle, je le dirai à mon père, qui vous tuera comme deux chiens, vous et votre complice. Restez, je vous pardonne, à condition que vous allez faire porter ceci à M. Brancas, chez M. Ripainsel. --Oh! c'est facile, dit Catherine, charmée d'en être quitte à si bon compte. Le garçon boulanger du coin, qui me fait les doux yeux, prendra le cheval de son patron et fera votre commission en vingt minutes.» Voici la lettre de Claudie: «Vous m'accusez d'infamie! Vous me condamnez sans m'entendre et vous partez! Je vous le défends, monsieur! Je veux que vous connaissiez les vrais coupables! Après, vous partirez, car je ne vous reverrai jamais: vous avez douté de moi. «CLAUDIE.» Brancas lut ces lignes et se sentit ébranlé. Comme tous les amants, il désirait trouver sa maîtresse innocente. «Cependant, j'ai vu! se dit-il. Que va-t-elle inventer pour sortir d'affaire. Cet Audinet est capable de tout, mais qui donc tenait l'échelle? Mme Bonsergent est malade et ne quitte pas le lit.... Suis-je aveugle ou insensé? Après tout, il sera toujours temps de partir?» Sur ces sages réflexions, il fit seller un cheval, partit au galop et descendit à la porte du major. Claudie l'attendait, le prit par la main, et, sans dire un mot, le mit en présence de Catherine, qui répéta les explications qu'elle avait données. «Eh bien?» dit Claudie, restée seule avec le Parisien. Il se jeta à ses genoux et demanda pardon dans les termes les plus éloquents. Claudie demeura inflexible. C'était une âme fière, hautaine et obstinée, qui aimait mieux être brisée que plier, et qui ne pardonnait pas à son amant d'avoir douté d'elle. «Claudie! s'écria Brancas, je vous adore. Qui n'eût douté comme moi devant ce terrible témoignage? Claudie, ayez pitié de mon désespoir. --Adieu! dit-elle. Brancas, désespéré, se mit à la recherche du secrétaire général. Il voulait venger sur lui toutes ses douleurs. Audinet le vit entrer en tremblant dans son cabinet de travail. Le visage du Parisien, ordinairement doux et poli, était en ce moment-là contracté par une fureur froide qui glaça le sang dans les veines du secrétaire général. «Monsieur, dit Brancas sans le saluer, connaissez-vous cette écriture?» Il montrait le billet anonyme. «Non, dit Audinet, qui recula instinctivement dans un coin de la chambre. --Vous êtes un infâme menteur et un misérable coquin!» s'écria Brancas d'une voix tonnante. Au bruit, le colonel Malaga entra. «Qui se permet de parler ainsi chez moi? dit le colonel. --Moi! répliqua Brancas furieux. Moi! qui parle à monsieur votre fils. --Qui? vous! reprit le colonel d'une voix insolente. Et d'abord, mon petit monsieur, commencez par ôter votre chapeau. Je suis chez moi et je veux qu'on me respecte. --Monsieur, dit Brancas, je crois parler à un homme d'honneur. --C'est fort heureux! interrompit Malaga. --Et je viens vous dire que votre fils est un misérable!... --Encore! dit le colonel. Est-ce que vous avez fait votre testament, monsieur le Parisien? --On m'avait bien prévenu, dit amèrement Brancas, qu'offensé par le fils j'aurais à me battre avec le père. --Eh bien, il fallait profiter de l'avis, dit le colonel. Quelle est votre arme? --Le pistolet. --Très-bien, monsieur. Demain matin, à sept heures, je vous attends.» Audinet sourit d'un air de mauvais augure. Brancas sortit de la maison, et sans reprendre haleine, retourna chez Ripainsel. Celui-ci était le plus heureux des hommes. «Tiens, lis, dit-il. «M. Oliveira prie M. Athanase Ripainsel de lui faire l'honneur de dîner avec lui lundi prochain.» --Je parie, ajouta-t-il d'un air fat, que miss Rita ne dédaigne pas ton serviteur.... Tous les bonheurs à la fois! --Tant pis! répliqua Brancas, que la vue de cet homme heureux contrariait secrètement. --Comment, tant pis! --Eh oui, tant pis pour toi, tant pis pour Rita, tant pis pour le Grand Turc et pour le Grand Mogol! Toutes les femmes ne valent pas le diable! --Oh! oh! dit Ripainsel, le vent souffle-t-il de ce côté-là, mon compère?.... À propos tu ne pars plus? --Non. Je vais demain couper la gorge au colonel Malaga. --Qu'est-ce que je te disais? Je parie que tu as écrasé la patte de son chien? Vieux soudard, va! J'espère bien qu'il ne mourra pas dans son lit. --Veux-tu être mon témoin? --Parbleu! Quelle est ton arme? --Le pistolet. --Tu es habile? --Oui, assez. --Allons, tant mieux, répliqua Ripainsel qui cacha son inquiétude sous un air de bonne humeur. Tire le premier, si tu peux, et coupe-lui le nez proprement. Veux-tu te faire la main d'avance? J'ai là d'excellents pistolets de tir.» La soirée se passa en exercices de cette espèce. Brancas cherchait à tromper sa colère et son désespoir. Il ne put s'empêcher de confier à son ami la querelle qu'il avait eue le matin avec Claudie, et le fâcheux résultat de sa crédulité. Athanase haussa les épaules. --C'est un orage qui passera, dit-il. Claudie veut se faire valoir. C'est fort bien fait. Cela t'apprendra à ne jamais croire ce que tu vois, et à obéir; disposition excellente pour entrer en ménage. Je veux qu'on m'empale si jamais il m'arrive de soupçonner Rita. --Tu es donc bien avant dans ses bonnes grâces? --Aussi avant qu'on puisse l'être, ami de mon coeur, répondit Athanase. Tous les jours je la vois, je lui dis que je l'aime, elle rit; que je veux l'épouser, et elle refuse en riant; hier, en parlant, j'ai baisé la main qu'elle me tendait à l'anglaise pour la serrer. Elle m'a fermé la porte au nez. Si ce n'est pas là de l'amour je ne m'y connais plus. Oliveira ne voit rien ou ne veut rien voir, et ton oncle lui-même, le conseiller au crâne beurre frais, en prend son parti et ne me fait plus mauvais accueil. --Heureux garçon! dit Brancas en soupirant. --Va, ton tour reviendra, dit Athanase; en attendant, buvons frais; la joie est au fond des pots.» Brancas suivit son conseil, mais la tristesse le gagnait. «Si je ne t'avais vu brave en plusieurs occasions, dit Athanase, j'aurais peur pour toi de quelque faiblesse. --Je ne suis pas faible, répondit Brancas, et je ne crains pas la mort; mais puis-je me consoler d'avoir perdu Claudie? --Bah! dit Athanase, qu'est-ce que l'amour? Je ne sais plus qui l'a dit: C'est le contact de deux épidermes. Que l'épiderme soit brun, rose ou blanc, ou rance et jauni comme un vieux parchemin, c'est toujours un épiderme, et la nature n'en suit pas moins ses lois éternelles. --Impie! s'écria Brancas, est-ce que Rita n'est qu'un épiderme? --Les personnalités sont interdites, dit gravement Athanase. --Je plains le major Bonsergent, dit Brancas après un long silence; il perd un élève qui était près de lui faire honneur. --Eh! tu n'es pas perdu, j'espère. --Je l'espère aussi, si tu veux dire que je ne suis pas mort, mais mon coeur est déchiré de regrets, et je bénirai la balle qui m'ôtera la vie. --Quel charmant convive tu fais? dit Athanase. La vie! la mort! Eh! tu ne rabâches que ces deux mots! Après tout, la vie, c'est peut-être la mort; la mort, c'est peut-être la vie. --Mon cher ami, dit Brancas, ayons le courage de contempler la mort en face. Ce n'est rien ou peu de chose. C'est le passage d'une existence à une autre. --On change de chemise, dit Athanase; voilà tout. --Qu'est-ce que le globe terrestre? continua l'avocat; un amas de matières en décomposition et en recomposition continuelle, un tas de détritus immondes, un séjour malsain, une étable où tous les animaux de la création se vautrent à l'envi, une goutte de substance en fusion détachée du soleil par un coup de tête de comète aventureuse, un je ne sais quoi dont la petitesse doit faire rire les habitants de Saturne et de Jupiter. C'est bien la peine de regretter ce logement? Quelque part que m'envoie la Providence, je ne saurais trouver pire séjour. --Très bien! dit Athanase. Il est neuf heures. Allons-nous nous coucher. Il faut avoir l'oeil clair, la main sûre et l'esprit net, et par ce moyen, camper une balle dans le nez du sieur Malaga, qui ressemble à une trompe.» Le même soir, le colonel alla rendre visite au major Bonsergent. Son air grave et farouche étonna Claudie qui sortit sur un signe de son père. «Veux-tu me servir de témoin? demanda le colonel. --Tu te bats? dit le major étonné. --Oui. --Contre qui? --Contre ce maudit Parisien. --Il t'a offensé? --Moi? non. Je l'ai entendu se quereller avec Audinet, et.... --À quel propos? --Je l'ignore. Audinet n'a pas voulu me le dire. --Et l'autre? --Je ne lui ai pas demandé. --Il fallait les laisser se quereller. --Mon cher ami, dit le colonel avec effort, tu connais ce pauvre Audinet. Sa place l'oblige à beaucoup de ménagements, et.... --Il t'envoie ferrailler à sa place? Brave garçon! va. Entre nous, plus je le vois, plus je me félicite que Claudie n'en ait pas voulu. --Ne parlons plus de cela, dit le colonel avec impatience. Veux-tu, oui ou non, me servir de témoin? --Contre mon futur gendre? C'est impossible; mais toute la garnison se fera un plaisir de me remplacer. À quel heure est le duel? --À sept heures du matin.» Le colonel sortit brusquement, et sur son passage heurta Catherine, qui prêtait l'oreille suivant l'usage de son métier et qui se hâta d'avertir sa maîtresse. Cette terrible nouvelle ébranla la fière Claudie. Elle sentit à ce coup combien son amant lui était cher, et, malgré l'orgueil qui luttait dans son coeur contre l'amour, elle écrivit à Brancas ces deux mots: «Aimez-moi et vivez. «CLAUDIE.» Elle passa toute la nuit dans une inquiétude mortelle, rêvant toute éveillée, et croyant voir le corps sanglant de Brancas. Elle pria Dieu avec une ferveur extraordinaire. «Hélas! pensait-elle, c'est mon orgueil qui l'a perdu.» Le matin, dès six heures, elle vit son père prendre sa canne et sortir. «Où vas-tu? dit-elle. --Me promener dans la campagne. --Tâche d'empêcher cet affreux duel! s'écria-t-elle. --Qui te l'a dit? demanda le vieillard étonné. --Qu'importe? Je le sais.» Et elle se hâta de lui raconter la perfidie d'Audinet, sa querelle avec Brancas, et le refus qu'elle avait fait de se réconcilier, et les raisons probables du duel. --Ah! le lâche coquin!» s'écria le major en pensant à Audinet. Il courut chez le colonel Malaga. Celui-ci était déjà sorti avec ses témoins. Le major prit des informations dans le voisinage, et suivant toujours le colonel comme à la piste, il parvint à l'apercevoir. Mais déjà il était trop tard. Le combat était commencé. Brancas et Ripainsel, accompagnés d'un officier de la garnison de Vieilleville, qui servait de second témoin à l'avocat, arrivèrent les premiers sur le terrain. Peu après parut le colonel. On se salua, on chargea les armes, on mesura quinze pas de distance et les deux adversaires se mirent en ligne. Le hasard favorisa Brancas, qui tira le premier. La balle effleura seulement le front du colonel et coupa une touffe de cheveux. «Bien visé! dit Malaga, mais voici qui est mieux...» Au même moment arrivait le major tout essoufflé. «Ne tire pas!» s'écria-t-il. Malaga baissa son pistolet, déjà levé et attendit. «Malaga, dit Bonsergent, écoute-moi deux minutes, et tu feras après cela ce que tu voudras.» Le colonel y consentit, et les témoins s'étant écartés par discrétion, le major lui répéta le récit de Claudie. Malaga frémit de rage. «Et c'est là mon fils! s'écria-t-il. Mais, pour mon honneur, il faut que ce jeune homme me fasse des excuses. --Des excuses de quoi? dit le major. --De tout ce qu'il lui plaira. Je ne veux pas qu'il soit dit qu'on m'aura bravé impunément.» Bonsergent haussa les épaules. «Non, point d'excuses! dit Brancas. J'ai tiré sur lui qu'il tire sur moi. Plus tard, nous verrons.» Le major lui remit le billet de Claudie. Brancas le lut, et lui sautant au cou: «Ah! mon père! s'écria-t-il, que je suis heureux! --Êtes-vous prêt? dit le colonel. --Je le suis.» Le coup partit, et Brancas, frappé dans la poitrine, tomba sanglant sur le gazon. Ripainsel et le major coururent à lui et le relevèrent. Il essaya de parler et s'évanouit. Le colonel voulut s'approcher. «Va-t'en! lui cria Bonsergent d'une voix terrible, va-t'en! Il ne tient presque à rien que je prenne sa place.» Malaga partit, et à trois cents pas de là il rencontra son fils Audinet, qui rôdait, attendant l'issue du combat. Ce fût une fâcheuse idée, car le colonel, exaspéré par les révélations de Bonsergent, lui brisa sa canne sur les épaules, et l'aurait assommé, sans l'intervention des témoins. Comment peindre la douleur de Claudie! Heureusement, on ne meurt pas de toutes les balles. Celle-ci fut extraite assez habilement, et l'histoire de ces deux amants a fini comme les contes de fées. Ils se marièrent, ils vivront longtemps, et ils ont beaucoup d'enfants. Si ce n'est là le bonheur, je ne m'y connais pas. Brancas, devenu sage, et riche de ses plaidoyers et de la succession de l'oncle Graindorge, voyage à travers le monde avec sa femme, ses enfants et son yacht, libre et heureux comme un Anglais hors de son île. Sa dernière lettre que j'ai reçue il y a trois jours, est datée de Bornéo. Rita, qui a épousé le bel Athanase, aujourd'hui député au Corps législatif, est heureuse comme toutes les Parisiennes. Malaga vit encore. Audinet remplit je ne sais quelles fonctions, je ne sais où. LES AMOURS DE QUATERQUEM I «Oui, dit Quaterquem en posant sa plume sur la table, le problème est résolu, et le ballon va voler comme l'hirondelle et remplacer la diligence. J'aurai des millions.... (Dieu! que ce pain est dur!) et les duchesses se rouleront à mes pieds.... (ce sale Auvergnat devrait me donner de l'eau mieux filtrée); le monde est à moi. À propos, que vais-je en faire?» À ce moment le portier entra. «Monsieur, dit-il, c'est aujourd'hui le 15 avril! --J'en suis bien aise. Fait-il chaud? --Oui, monsieur, assez. Je vous apporte la petite quittance.... --Les feuilles commencent à pousser? --Oui, monsieur. Le propriétaire.... --Et les oiseaux chantent dans les bois? --Monsieur, je le présume. J'étais venu.... --Ô puissante nature, toujours belle et toujours riante dans sa jeunesse immortelle! --Monsieur, c'est deux cents francs.... --Que tu m'apportes? Sois le bien venu, mon brave. Et quel est l'homme généreux?... --Monsieur, c'est le propriétaire.... --Qui me les envoie? Oh! digne homme! --Non, monsieur.... --Comment ton propriétaire n'est pas un digne homme? --Je ne dis pas cela. --Mais tu l'as dit. --Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, je ne l'ai pas dit! --J'ai donc menti?» dit Quaterquem en se levant d'un bond. À cette vue, le portier ouvrit la porte et recula sur le palier. «Monsieur, dit-il, au nom du ciel, ne vous fâchez pas. Je veux dire que mon propriétaire m'envoie, non pas vous donner, mais vous demander deux cents francs. --Ouf! dit Quaterquem. Et à quelle occasion, je te prie? Est-ce aujourd'hui sa fête? --Non, monsieur. --Ou celle de sa femme, qui a le nez fait comme une vitelotte et rouge comme un homard cuit? --Non, monsieur, c'est.... --Croit-il que je prête de l'argent à la petite semaine? --Monsieur vous lui devez un terme. --Déjà? --Oui, monsieur; vous êtes entré ici le 15 janvier 1859: cela fait aujourd'hui trois mois. --Trois mois! Comme le temps passe vite! La vie est un vase fragile; Le briser, hélas! est facile. La vie, mon pauvre ami, est comme un mur dans lequel on enfonce quelques clous de distance en distance. Ces clous, ce sont les jours heureux. De loin, ils paraissent innombrables; arrachez-les, il n'y en pas assez pour remplir la main. Sais-tu qui a dit cela? --Non, monsieur. --C'est Bossuet. As-tu lu Bossuet? --Non, monsieur. --Tant pis. C'était un grand homme, un beau génie, un aigle de Meaux. --Monsieur, je suis pressé. Si vous vouliez.... --Te payer? Si je le veux? Eh! mon pauvre ami, que ne parlais-tu plus tôt.» Quaterquem tira de sa poche la clef de son secrétaire. Au moment de la mettre dans la serrure, il se retourna. Le portier frémit d'impatience. «Es-tu bien sûr, dit-il, que nous sommes au 15 avril? --Monsieur, voici l'almanach. --Tu sais le proverbe: «Menteur comme un almanach.» Je me défie des almanachs. --Voici le journal de ce matin. --Est-ce que tu crois tout ce que dit un journal? --Oui, monsieur; je crois tout ce qu'on imprime. --Eh bien! mon cher ami, je vais te donner une preuve certaine que le journal a menti. Assieds-toi sur cette chaise et prête-moi une oreille attentive. Mon histoire ne sera pas trop longue. --Monsieur, le propriétaire m'attend. --Va lui dire qu'il débouche une bouteille de vin de Sauterne. Cela lui fera prendre patience. --Monsieur.... --Ah! tu m'ennuies, à la fin. Veux-tu m'écouter, oui ou non? --Monsieur je veux être payé. --Eh! je ne suis pas sourd. Écoute d'abord mon histoire. Elle a plus de rapport que tu ne crois avec ta demande. Je suis né sur les bords de la Rance, qui est la plus belle rivière de la Bretagne, et, par suite, du monde entier. Mon père, qui est mort l'an dernier, m'a laissé huit ou dix hectares de landes que j'ai vendues six mille francs. J'attendais l'argent le 14 avril. Or, il n'est pas arrivé. Donc, nous ne sommes pas encore au 15. Donc, il faut prendre patience, et revenir ici quand le 15 avril sera arrivé, c'est-à-dire quand j'aurai reçu mes six mille francs. As-tu compris? --Oui, monsieur; et je m'en vais. --Bonsoir, mon ami. --Je vais chez le propriétaire. --Présente-lui mes compliments. --Oui, monsieur; et je lui dirai que vous refusez de payer votre terme, et il vous fera mettre à la porte. --Plaît-il? --À la porte; oui, monsieur, à la porte,» dit le portier en prenant la fuite. Quaterquem ne le poursuivit pas. Il s'assit dans son fauteuil, les bras croisés, les jambes étendues, et réfléchit profondément. «Décidément, dit-il, la condition de locataire est insupportable. Il faut que je me fasse bâtir une maison.... Bah! à quoi bon? Quand on peut fendre l'air comme une hirondelle, faut-il se mettre en cage comme un serin?... Conçoit-on ce notaire qui garde mes six mille francs?» Trois coups frappés à la porte interrompirent les réflexions de notre ami. «Entrez!» dit-il. Aussitôt un homme de mine douce et polie se présenta. «Monsieur, dit-il en refusant la chaise que Quaterquem lui offrait, c'est à monsieur Yves Quaterquem, professeur de physique et de chimie, que j'ai l'honneur de parler? --Oui, monsieur, à lui-même. --Monsieur, je suis charmé de faire votre connaissance. C'est vous qui avez fait des recherches très-savantes sur la manière de diriger les aérostats? --Oui, monsieur, et ces recherches viennent d'aboutir aujourd'hui même à la solution du problème. Depuis une heure, je suis certain du succès. Est-ce à un confrère que j'ai l'honneur de parler? --Pas tout à fait, monsieur, bien que je fasse grand cas des sciences et que j'honore particulièrement les savants. Votre réputation, monsieur, est venue jusqu'à moi. --Monsieur!... --Dans la pratique de ma profession, j'ai souvent affaire aux hommes de votre génie, aux inventeurs, et j'ose dire qu'ils n'ont jamais eu qu'à se louer de moi. --Monsieur, je vous crois. Quelle est votre profession, s'il vous plaît? --Monsieur, je suis connu par mes exploits. --Vous êtes officier? --Oui, monsieur, officier public, ou si vous voulez, jurisconsulte chargé de citer, notifier et signifier, au plus juste prix, les ordonnances de justice, jugements et arrêts de messieurs de la cour et du tribunal civil. --Ah! vous êtes huissier, mon cher monsieur; j'en suis bien aise. J'ai toujours aimé les huissiers. Asseyez-vous donc, je vous en prie. --Monsieur je ne saurais....» Ici l'homme tira de sa poche un papier timbré, parfaitement illisible. «Croyez, continua-t-il, que j'accomplis à regret un pénible devoir. M. Mardochée, mon client, vous fait réclamer la petite somme de quinze cent trente-cinq francs quarante-trois centimes, composant en principal, intérêts et frais, le montant de sa créance. --Ah! oui, je me souviens. Il me vendit il y a six mois, trois ou quatre instruments de physique. Cela faisait sept cents francs, si je ne me trompe. --Oui, monsieur, et les frais de recouvrement de ladite créance font le reste. Vous avez été condamné par défaut. --Et si je ne paye pas aujourd'hui, qu'arrivera-t-il? --Monsieur, j'ai regret de le dire, mais je me verrai forcé de saisir vos meubles, vos papiers et vos instruments. --Saisir!... Qui parle de saisir? cria-t-on du corridor. Les meubles sont à moi et garantissent le payement du loyer.» Au même moment, un grand et gros homme entra dans la chambre. «Ma foi, dit Quaterquem en s'asseyant dans un fauteuil, voyons qui l'emportera. Nous allons rire. Mon cher propriétaire, ajouta-t-il, je vous présente mon huissier; mon cher huissier, je vous présente mon propriétaire. --Monsieur, dit le propriétaire, on ne se joue pas de moi. Je veux de l'argent! --Parbleu! dit Quaterquem, vous n'êtes pas dégoûté. J'en demande au ciel tous les jours, et je ne sais comment l'obtenir. Croiriez-vous qu'hier même j'attendais six mille francs, et que je n'ai pas reçu une seule guinée, une seule piastre, un seul petit écu!» L'huissier était assis et griffonnait en silence. «Que faites-vous là? demanda le propriétaire. --.... Où étant et parlant à sa personne.... dit l'huissier. Vous le voyez bien, j'instrumente et je dresse un procès-verbal de saisie. --Ces meubles sont à moi! cria le propriétaire. --Aussitôt que mon client sera payé, oui, monsieur.» La querelle allait s'échauffer. Heureusement le facteur monta l'escalier et parut tenant à la main une lettre chargée. Quaterquem brisa le cachet et en tira six billets de banque de mille francs. «Sauvé! dit-il; ô facteur chéri, porteur de la bonne nouvelle, prends cette pièce de cinq francs, la dernière qui orne mon porte-monnaie, et va boire à ma santé.» Le facteur salua en mettant la main sur son coeur et partit. «Et vous, amis généreux qui ne m'avez pas abandonné dans le malheur, soyez bénis! (Voici votre argent; rendez-moi la monnaie.) À celui qui a tout perdu, il reste toujours une dernière consolation, c'est le visage affligé de son créancier. Ses amis peuvent l'oublier, son chien peut chercher un autre maître, mais son créancier, toujours fidèle et dévoué, ne le quittera que sur le seuil du cimetière.» Quand le propriétaire et l'ambassadeur de Mardochée furent partis, Quaterquem devint rêveur. «Çà, dit-il, me voilà riche! De six mille francs ôtez dix-sept cent trente-cinq francs quarante-trois centimes dont j'ai fait présent à ces braves gens, il me reste quatre mille deux cent soixante-quatre francs et cinquante-sept centimes pour dîner ce soir. C'est un beau denier, et le fils de mon père est un puissant seigneur. Comment viendrai-je à bout d'une pareille somme?» Tout en parlant, il regardait la pendule. «Tiens, dit-il, il est trois heures, et je n'ai pas déjeuné. C'est l'effet des émotions violentes. Sortons. La promenade est la mère des idées, et le boulevard des Italiens est leur père.» Là-dessus, il prit le chemin du boulevard. Il ne devinait guère quelle influence cette promenade aurait sur sa destinée. II Yves Quaterquem était l'un des savants les plus civilisés qui aient jamais monté l'escalier de l'Institut. Son père, vieux marin breton, ayant gagné quelque argent à pêcher la morue sur les côtes de Terre-Neuve, l'avait fait élever avec soin, et le jeune Quaterquem, qui joignait à la ferme volonté de sa race une intelligence pénétrante, devint en peu d'années l'un des mécaniciens les plus distingués de France; mais toujours occupé d'inventer des machines nouvelles et négligeant le soin de sa fortune, il vivait à grand'peine, sans argent et presque sans dettes, au sixième étage d'une maison de la rue Montmartre. Souvent il rêvait la gloire et quelque découverte qui devait rendre son nom immortel: c'est ce rêve qui nourrit les hommes de génie inconnus. «Dieu sait, dit un jour Quaterquem, tout ce que le genre humain doit à l'inventeur des diligences; la vapeur et les chemins de fer civilisent l'Europe et peuplent l'Amérique; avec les ballons, qui sait? je défricherai peut-être l'Océanie! Or, que manque-t-il aux ballons? Ce n'est pas le point d'appui, ce n'est pas le moteur: c'est le gouvernail.... Voilà ce qu'il faut chercher. Si je le trouve, Christophe Colomb, près de moi, ne sera qu'un marin d'Asnières.» Et il chercha pendant deux ans. Le 15 avril 1858, jour où commence cette histoire, le problème, après mille expériences, se trouva résolu, et Quaterquem se vit en passe de faire le tour du monde en vingt-quatre heures et de cracher sans effort sur la plus haute cime des Andes. Il avait alors vingt-six ans. C'est l'âge d'aimer la gloire et d'en jouir. Il est des hommes de génie qui frappent les yeux tout d'abord et qui se promènent dans Paris avec la majesté des dieux immortels. Notre ami Quaterquem n'était pas de ceux-là. Les mains croisées derrière le dos, le chapeau rejeté en arrière, il marchait lentement, plein d'un calme admirable et sans regarder personne. Au coin du boulevard et de la rue Vivienne, il fit une réflexion. «En vérité, pensa-t-il, je suis un terrible égoïste. À trois heures j'ai fait fortune, il est trois heures et quart, et j'ai déjà oublié mes amis; il faut que ce maudit argent ait des charmes bien extraordinaires. Si je leur offrais un bol de punch pour réparer ma faute? Eh! parbleu! voilà justement le bol.» Il entra dans un de ces brillants magasins de bric-à-brac qu'on vient voir des extrémités du monde civilisé, et où l'on rencontre pêle-mêle les armures, les casques, les sabres, les dagues, les épées, les cafetières, les vases du Japon et tous les brillants joujoux qui sont la spécialité de l'industrie parisienne. «Combien vaut ce vase de Sèvres? demanda-t-il au marchand. --Trois mille francs, monsieur.» Quaterquem se mordit les lèvres. «Monsieur, dit le marchand, pensez que le vase est unique en Europe. Aussitôt qu'il fut fait, on en brisa le moule. Voyez la peinture, c'est une copie de la «Jeune fille à la cruche cassée,» de Greuse. Cette copie est admirable. Elle fut faite sur l'ordre du grand Napoléon.» Quaterquem se mit à rire. «Vous en doutez, peut-être? continua le marchand. Êtes-vous du métier? --Non; je suis géomètre. --Justement, monsieur; Napoléon en fit présent à M. Monge, comte de Péluze, qui était un fameux géomètre et son grand ami, comme vous savez; et les héritiers de M. le comte de Péluze l'ont vendu à un prince russe, de qui je le tiens. --Je vous crois, dit Quaterquem; mais c'est bien cher, trois mille francs! --Monsieur, reprit le marchand, nous avons de la porcelaine de Limoges toute neuve à meilleur marché.» Cela ne faisait pas le compte de l'acheteur. Il fit le tour du magasin; mais il ne pensait qu'au vase de Sèvres. Enfin il le paya, l'emporta chez lui, et écrivit à dix-sept de ses plus intimes amis la lettre-circulaire que voici: «Mon cher ami, «Archimède ne demandait qu'un levier pour soulever l'univers. J'ai trouvé mieux; je conduis les ballons comme un cocher conduit un omnibus. Dans un mois j'irai voir Pékin. Prépare tes commissions pour le chef du Céleste-Empire, frère de la lune et cousin germain du soleil. «Un bonheur ne vient jamais seul; l'or ruisselle dans mes poches, et je viens d'acheter un ancien plat à barbe de Napoléon, né à Sèvres; c'est là que nous ferons le punch. Je t'attends ce soir à neuf heures. «Tout à toi: «YVES QUATERQUEM.» Quand les dix-sept lettres furent écrites, il se leva pour chercher un bâton de cire à cacheter. Dans ce brusque mouvement, le vase de Sèvres, heurté, tomba sur le plancher et se brisa en plusieurs morceaux. Quaterquem demeura quelque temps immobile. La surprise, le désespoir, le regret de l'argent perdu et du chef-d'oeuvre brisé l'accablaient en même temps. Enfin il prit son parti, et tristement écrivit au bas de toutes ses lettres ce post-scriptum. «P. S. Enfer et damnation! Je viens de casser le plat à barbe de Napoléon. Ne te dérange pas. Le punch est remis à des temps meilleurs. Au diable le vase, l'ouvrier qui le fit, Napoléon qui le donna à Monge, Monge qui le légua à ses neveux, les neveux, qui l'ont vendu au prince russe, et le prince russe qui eut la sotte idée de s'en défaire! Adieu. Je vais à l'Opéra-Comique.» Puis il cacheta et mit à la poste ses dix-sept lettres. À huit heures il entrait à l'Opéra-Comique. Par hasard, il ne trouva de place que dans une loge, et se plaça au premier rang. Ce hasard devait décider de sa vie. La loge était vide; mais un quart d'heure après, un Anglais entra, flanqué de deux Anglaises: l'une blonde et mûre comme une vieille pomme ridée par le froid de l'hiver; l'autre, non moins blonde, mais belle comme un lis et charmante comme une héroïne de Walter Scott. C'étaient la mère et la fille. Quant à l'Anglais, c'était un Anglais. Tout le monde connaît cette race énergique, gauche, intelligente, égoïste, formaliste et désagréable, qui remplit pendant six mois de l'année les hôtels du continent. L'Anglais de la loge était un des plus beaux échantillons de la race. Quaterquem, poli comme un Français du siècle dernier, se leva pour céder sa place à la jeune Anglaise. Déjà la mère était assise, et notre ami fut récompensé d'un sourire et d'un: «Je vous remercie,» auquel l'accent britannique le plus pur donnait de nouveaux charmes. L'Anglais, roide comme un pieu, s'assit sans daigner regarder le Breton qui ne s'en souciait guère, et se pencha vers la jeune fille. «Ma chère Alice, dit-il en anglais, connaissez-vous ce gentleman? --Non, dit-elle. --Personne ne vous l'a présenté? --Personne. --S'il n'est pas présenté, c'est comme s'il n'existait pas; s'il n'existe pas, pourquoi l'avez-vous remercié?» Alice leva les épaules. «Et s'il n'existe pas, dit-elle, pourquoi me parlez-vous de lui? Supposons que j'aie remercié le vide, un pur néant: seriez-vous jaloux du vide? --Ma chère Alice, dit l'Anglais, vous savez bien que je ne suis pas jaloux.... --Tant pis. --Mais.... --Taisez-vous. Voici l'ouverture.» On préludait en effet à l'ouverture du Chalet. Quaterquem, qui savait un peu d'anglais et qui devinait le reste, n'avait pas perdu un mot de cette conversation faite à demi-voix. Il regarda miss Alice et la trouva plus belle que le jour. La musique du Chalet y perdit quelque chose. «Voilà une jolie Anglaise, pensa-t-il. Est-ce la fiancée ou la femme de ce grand garçon si roux et si mal élevé?» Pendant ce temps, la belle Alice écoutait fort attentivement l'opéra. Elle pleura sur le sort des fantassins de l'Autriche quand elle apprit de Max: Qu'au service de l'Autriche Le militaire n'est pas riche. Elle rit aux éclats quand elle les vit jouer à la drogue et se pincer le nez avec des chevilles de bois. Enfin elle scandalisa complétement sa mère et l'Anglais aux favoris roux. Pendant l'entr'acte, la mère prit la parole. «Ma chère Alice, y pensez-vous? Vous riez comme une petite Française évaporée. Cela est tout à fait choquant. --Choquant et inconvenable, ajouta l'Anglais. --Monsieur, dit Alice d'un air assez sérieux, je fais grand cas de votre prudence, et je sais que vous ne seriez pas déplacé à la chambre des communes. Mon père le dit, et mon père s'y connaît, assurément. Mais, de grâce, n'usez pas cette précieuse éloquence pour une petite évaporée. La nation anglaise y perdrait trop, et je craindrais de n'y pas gagner assez. Laissez-moi rire et chanter à mon aise, au moins jusqu'à ce que je sois votre femme. Plus tard, nous verrons. --Alice! dit la mère d'un ton sévère. --Chère mère, dit la jeune fille en lui prenant la main, pourquoi M. Harrison me fait-il la leçon à tout propos? Croit-il que j'ignore les convenances, et qu'il est parfaitement «improper» de témoigner par ses gestes ou par ses paroles une émotion quelconque? Cela est fort bon dans Oxford-Street, mais nous sommes à Paris et non plus à Londres; nous sommes au spectacle et non pas au temple, et je n'ai que faire des sermons de M. Harrison.» Ce discours, qui ne fut pas long, acheva la conquête de Quaterquem. Il est des jours où les savants aiment comme des ignorants. Ce jour-là, c'était le tour de notre ami. Justement son coeur était vide, car la science est une maîtresse jalouse qui ne laisse pas de place à d'autres amours, et depuis deux ans, Quaterquem, tout occupé de ses recherches sur les aérostats, avait mené la vie d'un anachorète au désert. En quelques instants, ce feu longtemps éteint se ralluma et brûla le coeur du pauvre mécanicien. «Quelle folie, pensait-il, d'aimer cette petite fille, déjà fiancée à un autre! Je vais me consumer à poursuivre ce rêve et livrer au hasard une découverte qui peut-être doit changer la face du monde!» La réflexion était aussi inutile que sage. Quaterquem, emporté par son ardeur, ne songea plus qu'à se rapprocher de la jeune Anglaise; mais comment franchir la barrière et violer toutes les convenances britanniques? Cependant l'entr'acte allait finir; déjà la salle se remplissait de spectateurs; il fit un effort de génie et trouva cette question: «Pardon, mademoiselle, n'avez-vous pas nommé M. Harrison?» La jeune Anglaise le regarda d'un air étonné. «Oui, monsieur,» dit-elle. L'Anglais rougit jusqu'aux oreilles; mais Quaterquem était décidé à ne pas s'en apercevoir. «Monsieur, dit-il en s'adressant directement à lui, permettez-moi de vous demander si vous n'êtes pas mon cousin James Harrison, du Devonshire. --Je n'ai pas de cousin en France, et je ne suis pas du Devonshire, mais du Lancashire, répliqua l'Anglais d'un air rogue. --Lancashire ou Devonshire, c'est tout un. Au reste, je vous félicite, car le cousin dont je vous parle est, dit-on, un gentleman assez mal élevé.» La jeune Anglaise éclata de rire et M. Harrison fronça le sourcil. «Bon! pensa Quaterquem, la glace est rompue et la présentation est faite. Au reste, monsieur, continua-t-il, la famille Harrison à laquelle je suis allié est une fort bonne famille à laquelle tout homme d'honneur pourrait être fier d'appartenir. Ma tante, mistress Margaret Harrison, était l'une des plus belles personnes d'Angleterre. J'ai vu son portrait, peint par Lawrence; c'est un véritable chef-d'oeuvre. Ce qui m'étonne le plus, c'est sa ressemblance parfaite avec miss Alice: on dirait sa mère ou sa soeur.» Tout cela fut débité d'une haleine avec une simplicité parfaite. Miss Alice sourit avec grâce et fut flattée du compliment. Sa mère écoutait le Français sans dire un mot, ni remuer seulement la paupière: on eût dit la statue de la Pruderie. Le seul Harrison, hérissé comme un dogue, étouffait de colère de ne pouvoir chercher querelle à un homme si poli. «Monsieur, dit Alice, qui prenait plaisir à se moquer de Harrison, êtes-vous d'origine anglaise? --Pas tout à fait, répondit Quaterquem. Mon père était bas Breton et ma mère basse Brette, mais une cousine de mon père, au quinzième degré, épousa vers 1803, un Anglais qui s'appelait Harrison, et c'est de là que vient notre parenté avec tous les Harrison du Lancashire. En Bretagne, les cousins, des cousins sont tous cousins entre eux. --Vous n'avez jamais vu M. James Harrison, votre cousin? demanda miss Alice. --Non; mais j'irai le voir dès que ma grande entreprise sera terminée. --Excusez ma curiosité, monsieur, dit Alice, quelle est donc cette grande entreprise qui vous empêche de faire visite à M. James? --Alice, dit la mère en regardant avec ses yeux rigides, la curiosité est une chose «_improper_». --Oh! madame, il n'y a nulle curiosité, se hâta de répondre Quaterquem. Dans un mois le monde entier saura de quoi il s'agit. Je veux donner à la France l'empire du monde. --Oh! s'écria la vieille Anglaise, vous en laisserez bien une part à l'Angleterre. --Moi! répondit Quaterquem enchanté de son succès, je ne lui laisserai pas un continent, pas une île, pas un comté. --Monsieur, dit Alice en riant, vous venez d'indigner ma mère au point de lui faire parler français, ce qu'elle avait juré de ne jamais faire, par patriotisme.» Quaterquem s'excusa poliment. La toile se leva, et le _Domino noir_ interrompit la conversation. «Tout va bien, pensa notre héros, Alice est étonnée, sa mère est indignée, Harrison grince des dents et voudrait mordre.» Il attendit avec confiance la fin du premier acte et parut uniquement occupé du spectacle. Il ne se trompait pas dans ses calculs. À peine la toile était-elle baissée que la vieille Anglaise se tourna vers lui et commença l'attaque en ces termes: «Monsieur, vous avez entendu parler de lord Nelson! --Celui que mon père a tué! --Comment! c'est votre père qui a tué ce héros! --Ma foi, dit Quaterquem, ce n'est pas sa faute. Nelson faisait tirer sur lui, il a tiré sur Nelson. Mon père était un brave matelot qui faisait son métier à bord du _Redoutable_, à Trafalgar. Quand le _Victory_ que montait Nelson aborda le _Redoutable_, mon père qui était dans les hunes, aperçut l'amiral, le visa et, comme il était bon tireur, il le tua d'un coup de fusil.» La vieille Anglaise poussa un soupir et se couvrit les yeux de son mouchoir. Les yeux d'Alice brillaient d'impatience. On y lisait clairement: «Mon cher monsieur, vous venez de dire une sottise.» Quaterquem s'en aperçut et perdit contenance. Heureusement, la jeune fille vint à son secours. «Consolez-vous, chère mère, dit-elle, nous sommes tous mortels, et ce héros invincible, s'il avait échappé aux balles françaises, n'aurait pu, néanmoins, vivre éternellement. Sa mort fut bien vengée! --Hélas! ma chère Alice, tu sais aussi bien que moi combien toute notre famille a perdu dans cette mort funeste. --Pardonnez-moi, dit Quaterquem, si je vous rappelle sans le savoir un souvenir douloureux. --Monsieur, dit Alice, vous ne pouvez pas comprendre le chagrin de ma mère. C'est un secret de famille. --Mon pauvre père avait bien besoin, pensa Quaterquem, de tirer un coup de fusil à ce chien d'Anglais pour que ce malheureux coup de fusil me brouillât dès les premiers mots avec une «vieille folle!» Il y eut un silence de quelques minutes. Quaterquem, fort embarrassé de sa personne, feignait de lorgner toutes les loges. Tout à coup, la vieille dame reprit l'entretien. «Monsieur, dit-elle, vous m'accorderez, je crois, que la patrie de Nelson et de Wellington sera toujours le premier pays du monde.» L'obstination de l'Anglaise fit sourire Quaterquem et lui rendit quelque espérance. «Prenez garde, monsieur, dit Alice en riant, ma mère va vous arracher votre secret pour en faire présent à l'Angleterre. Soyez discret, ou vous êtes perdu, et l'empire du monde passe aux enfants d'Albion. --Alice, dit la mère, n'interrompez pas notre discussion. Répondez à ma question, monsieur, s'il vous plaît. --Ne dites rien, monsieur, reprit la jeune fille en riant encore plus fort, si vous ne voulez pas voir votre secret publié dans le _Times_ avant quarante-huit heures. --J'espère, dit la vieille Anglaise, que ce n'est pas une machine infernale pour faire sauter Londres et notre reine bien-aimée? --Non, madame, répondit Quaterquem tout à fait rassuré, c'est une invention des plus simples, qui fera de Paris le centre de la terre et qui rendra inutiles tous les arsenaux de Portsmouth et toutes les flottes de Spithead. --Je suis curieux de voir ce merveilleux secret, dit la vieille Anglaise. --Rien n'est plus facile, répliqua Quaterquem. J'ai inventé le ballon-omnibus. Désormais, on ira de France en Angleterre par le chemin des oiseaux, où l'on ne rencontre ni marins, ni soldats, ni douaniers. Je planterai le drapeau tricolore sur le clocher de Saint-Paul, et avec ce drapeau j'apporterai la justice, l'égalité, la fraternité, que vous ne connaissez que de nom, et je vous emprunterai quelques petites choses que nous ne connaissons plus. Au moyen de ces emprunts réciproques, tous les peuples seront amis, et il n'y aura plus de héros, ce qui coûte fort cher et ne rapporte pas grand'chose. --Vous savez diriger les ballons? dit l'Anglaise. --Je le sais. --Depuis longtemps? --Depuis trois heures de l'après-midi. --Vous allez faire sans doute une grande fortune? --Je ne sais pas, dit Quaterquem, je n'y ai jamais pensé.» Elle le regarda avec admiration. «En Angleterre, reprit-elle, on ferait de vous un lord et un millionnaire. --Franchement, dit le Breton, mon invention vaut mieux que cela. --Vous voulez être ministre? --Non. --Roi ou empereur? --Dieu m'en garde! Je crois qu'un peu de gloire serait bien mieux mon fait. Nous sommes vaniteux, nous autres Français, et nous aimons par-dessus tout qu'on nous admire. --Je regrette bien, dit Alice, que mon père soit resté ce soir à l'hôtel.» Quaterquem n'eut pas le temps d'en demander la raison. Le second acte du _Domino noir_ commençait. Pendant l'entr'acte suivant on causa de tout, et Quaterquem sut plier son langage aux opinions de la vieille Anglaise. En peu d'instants ils devinrent les meilleurs amis du monde. Le Français, toujours complaisant et poli, sut flatter délicatement ses goûts et ses préjugés. Il déploya dans toute son étendue cet art, inconnu ailleurs qu'en France, de caresser sans bassesse l'esprit le plus rétif et le plus opiniâtre. Il se donna moins de peine pour séduire Harrison, qui regardait la salle sans parler, les mains sur les genoux, les yeux fixes, bien résolu à ne pas répondre à ses avances. Cependant le spectacle finit sans que l'amoureux Quaterquem eût trouvé un moyen de revoir sa maîtresse. Les dames se levèrent et sortirent de la loge accompagnées de Harrison. Il les regarda monter dans une voiture de place, espérant qu'il apprendrait au moins leur adresse; mais la fortune, acharnée à le persécuter, ne le permit pas. Harrison, qui se doutait de son dessein, donna l'adresse à voix basse au cocher. Cependant la voiture s'ébranlait, et Quaterquem se disposait à la suivre à pied, lorsque des cris de joie éclatèrent autour de lui. «Le voilà!» s'écrièrent à la fois dix-sept voix. Le malheureux se trouva pris entre ses dix-sept amis qui l'entouraient, le retenaient de force, et lui demandaient compte de sa conduite. «Où est le punch, homme sans foi, sans consistance ni substance? dit le choeur des amis. --Au nom du ciel, lâchez-moi! s'écria Quaterquem. Je suis pressé. --Où est le plat à barbe de Napoléon? --Lâchez-moi! --Où est le ballon-omnibus? --Lâchez-moi!» Pendant ce débat, la voiture d'Alice avait disparu au coin du boulevard. «Eh bien, dit Quaterquem désespéré, venez avec moi puisqu'il le faut; noyons dans les flots du punch mes infortunes et mon amour.» Tout le monde le suivit jusqu'au café le plus proche. Déjà l'on éteignait le gaz, et les garçons fatigués faisaient leurs préparatifs de départ. Il fit apporter le punch, prit en main la cuiller, et, au milieu de l'attente générale, prononça le discours suivant: «Manants et gentilshommes de ma bonne ville de Paris, vous voyez en moi le plus heureux des hommes et le plus infortuné.... --Bravo! très-bien! dit le choeur des amis. --Mon bonheur est sans limites, comme l'Océan, et mon infortune est sans fin, comme l'éternité.... --Tu l'as déjà dit! cria le choeur. --Eh bien! je le répète, ne m'interrompez pas, ou je ne dirai rien.... J'aime la plus belle des femmes.... --Écoutez! écoutez! cria le choeur. --Elle est blonde, avec des yeux d'émeraude, des lèvres de corail, et des dents qui sont blanches comme les perles fines qu'on pêche aux îles Bahrein.... --Eh bien! épouse-la, dit le choeur. --Elle ignore que je l'aime.... --Dis-le lui. --Je ne puis pas lui parler.... --Écris. --Je ne sais pas où elle demeure.... --Cherche-la. --Je ne sais pas son nom.... --Es-tu fou? dit le choeur. Tu nous contes des histoires à dormir debout, et le punch refroidit.» Quaterquem versa le punch en soupirant. «Hélas! dit-il, je ne la reverrai jamais. Elle va retourner à Londres....» À ces mots le choeur, qui déjà portait son verre à sa bouche, le remit sur la table. «C'est une Anglaise! s'écria-t-il tout d'une voix. --Je l'avoue... --Pauvre garçon! dit le choeur. --Elle est à Paris, reprit Quaterquem. --Qu'en sais-tu? --Elle était à l'Opéra-Comique ce soir, et sans vous je l'aurais suivie; sans vous, barbares, je connaîtrais sa demeure et son nom. C'est vous qui m'avez retenu.... --Eh bien! dit le choeur, je vais réparer ma faute. Buvons, et dispersons-nous pour chercher son adresse. À quel signe reconnaît-on ta bien-aimée? --À sa beauté sans rivale.... --Ce signalement est un peu vague. Est-elle seule? --Elle donne le bras à sa mère et à un bouledogue aux favoris roux qu'on appelle Hercules Harrison, et qui est son futur mari.... --Très-bien! cria le choeur. Trois grognements pour Hercules et trois hourras pour Quaterquem!» III Miss Alice était la fille unique de M. Cornelius Hornsby, principal associé de la maison Hornsby, Harrison et Cie, dont les toiles peintes couvrent les marchés de l'Allemagne et des États-Unis. Hercules Harrison, le futur mari d'Alice, était le fils de son associé, et les deux négociants, pour ne pas séparer leurs intérêts, avaient depuis longtemps arrêté ce mariage. Cet arrangement déplaisait fort à miss Hornsby. Le pauvre Hercules, quoiqu'il ne fût ni laid, ni méchant, ni sans intelligence, n'était pas un héros de roman. C'était un bon gentleman roide, orgueilleux, silencieux, presque brutal, comme l'Angleterre en fabrique chaque année des centaines de mille, et pour qui la principale affaire de la vie était de gagner de l'argent, et, quand il en avait beaucoup gagné, d'en gagner encore davantage. Au reste, solidement bâti, boxeur distingué, perpendiculaire au moral comme au physique, il était de ceux qui plaisent à la plupart des filles. Cependant, tel qu'il était, et faute de mieux, Alice ne refusait pas de l'épouser, et se contentait de retarder le mariage sous divers prétextes. Elle attendait cet amant imaginaire et parfait, ce gentilhomme accompli, au regard byronien, que toute jeune fille a droit de rêver et qu'elle rêve en effet au fond du coeur. Ce jour-là, au retour de l'Opéra-Comique, elle fredonnait le fameux Rule Britannia.... Comme, entre toutes ses perfections, elle chantait assez mal, on l'entendait rarement, et cette envie subite de chanter étonna mistress Hornsby. «Tu es bien gaie ce soir, dit-elle à sa fille. Qu'est-il donc arrivé? --Je pense, dit Alice, à la présomption de ce Français qui veut, avec ses ballons, ôter l'empire du monde à l'Angleterre. Comme vous avez rappelé à propos, pour le confondre, Nelson et Wellington! J'ai bien ri de ses aérostats!» Il est vrai qu'Alice pensait à Quaterquem, mais elle déguisait un peu la vérité en disant qu'elle se moquait de lui. Toute vérité n'est pas bonne à dire, et la vérité vraie, c'est qu'elle en était fort occupée. Quaterquem, avec sa figure riante, sa gaieté, sa bonhomie et ses manières aisées, était aussi peu semblable que possible au triste Hercules; et celui-ci ne gagnait rien à la comparaison. De plus, elle voyait Hercules tous les jours depuis quinze ans, et une si longue familiarité n'était pas propre à faire naître l'amour. Mistress Hornsby prit le parti de Quaterquem. «Tu as tort de rire, dit-elle à sa fille. C'est peut-être un homme de génie, bien qu'il ne soit pas né en Angleterre. --Ô ma mère, que dites-vous là? Un homme de génie qui n'a même pas de gants, qui noue sa cravate comme une corde, et qui ne boutonne qu'à demi son gilet? --Il faut que vous l'ayez regardé bien attentivement, Alice,» dit Hercules avec sa gaucherie accoutumée. Elle se mordit les lèvres. «Qu'entendez-vous par là, Harrison? demanda-t-elle vivement. Ai-je dit encore quelque chose d'improper? Cherchez-vous le texte d'un nouveau sermon?» Harrison, profondément blessé, garda le silence, et tous trois descendirent bientôt après devant l'hôtel Meurice. M. Cornelius Hornsby les attendait. C'était un grand et gros gentleman dont la démarche imposante annonçait à tous les passants le propriétaire de plusieurs millions. Lui-même et son argent exceptés, il n'aimait rien au monde autant que sa fille, et après sa fille, ce qu'il préférait à toutes choses, c'était son musée. Car il avait un musée. En Angleterre, c'est à ce signe qu'on reconnaît le vrai gentleman et le vrai millionnaire. Aux épées des ancêtres (quand on a des ancêtres) on joint les crocodiles empaillés du Nil, les vieux tableaux noircis des peintres italiens, les vieilles poteries étrusques, les vieux bahuts sculptés, les vieux émaux, les vitraux coloriés, les missels et tout ce pieux bric-à-brac que vingt-cinq ou trente peuples disparus ont laissé dans les ruines de Babylone, de Ninive, d'Athènes et de Rome. M. Cornelius Hornsby était venu en France pour augmenter sa collection et promener Alice. Ce jour-là, justement, le désir d'acheter une vieille inscription persane gravée sur un pan de muraille du grand temple de Persépolis, l'avait empêché de conduire lui-même sa femme et sa fille au théâtre. Par malheur, un amateur plus heureux avait enlevé l'inscription et allait l'enfouir dans son propre musée; de sorte que M. Cornelius Hornsby était le fabricant de toiles peintes le plus malheureux qu'il y eût ce soir-là en Europe. Il se promenait gravement, de long en large, sous les arcades de la rue Rivoli quand il vit mistress Hornsby descendre de voiture avec sa fille et le triste Harrison. «Vous arrivez bien tard,» dit-il. Pour toute réponse, sa fille lui sauta au cou. «Cher père, dit-elle, j'espère que tu as acheté ton inscription et qu'elle est encore plus cunéiforme que toutes celles de Korsabad. Je lis dans tes yeux que le colonel Rawlinson en mourra de jalousie..... Hercules, je vous remercie. Bonsoir.» Harrison prit tristement la main qu'elle lui tendait et s'en alla, désespérant de rien comprendre aux caprices de sa maîtresse. Dès qu'il fut parti: «Tu l'as bien maltraité ce soir, dit Mme Hornsby. --En revanche, dit Alice, il m'a fort ennuyée: nous sommes quittes. --Alice! dit M. Hornsby. --Mon Dieu! cher père, ne faites pas le sévère et ne froncez pas le sourcil. Je ne suis pas maîtresse de mes impressions. Il m'ennuie. C'est un très-honnête homme, un très-bon citoyen, une homme très-riche et qui le sera encore davantage par la suite; je vous accorde tout cela. Accordez-moi qu'il est ennuyeux. Dès qu'il parle, il dit une chose déplaisante, et les jours de pluie, le seul son de sa voix m'agace les nerfs. --Veux-tu l'épouser, oui ou non? demanda Cornelius Hornsby. --Assurément, je le veux, puisque cela est inévitable, mais ne me pressez pas. Qui sait, si, à force de temps et de patience, je ne parviendrai pas à aimer Hercules? Il ne faut jurer de rien. Le grand Turc peut se faire chrétien et devenir pape. Je puis aussi aimer ailleurs. --Y penses-tu? dit le père. Veux-tu que je manque de parole à mon associé, et que, pour la première fois de sa vie, Cornelius Hornsby, de la maison Harrison, Hornsby et Cie, ne fasse pas, honneur à sa signature! --Eh! mon cher père, Hercules est honnête homme et vous rendrait votre parole. --Ne pensons pas à cela, dit le vieux gentleman. Prends un délai, si tu veux, et décide-toi. Il est temps que Harrison retourne en Angleterre; nos affaires vont mal en son absence. --Eh bien, laissez-le partir et restons en France. Paris me plaît; j'y perds l'habitude de bâiller, et vous-même, vous êtes tout rajeuni par l'air des boulevards. J'aime les Parisiens, moi; on ne voit pas chez eux ces longues figures puritaines qui abondent dans les rues de Londres. --Alice, dit Mme Hornsby, tu te gâtes sur le continent; tu prends le langage et les manières de cette nation évaporée. Vois avec quelle légèreté tu as lié connaissance, ce soir, avec ce jeune homme qui était au spectacle dans la même loge que nous. --Mais, dit Alice, fallait-il prendre sa place et ne pas le remercier? Vous-même, maman, vous l'avez trouvé très-aimable et très-poli. --Qui est ce jeune homme dont vous parlez? demanda M. Hornsby. --C'est un physicien qui a trouvé le moyen de diriger les aérostats, dit la jeune fille, et qui veut donner l'empire du monde au peuple français. Concevez-vous cette folie? Maman lui a bien dit son fait! --C'est un extravagant, dit le père. --Le pire, ajouta Mme Hornsby, c'est que son père, qui assistait à la bataille de Trafalgar, est le propre matelot qui a tué Nelson d'un coup de fusil. --Et il a osé s'en vanter? --Il ne savait pas à quel point cette mort a été funeste à notre famille. --Parbleu! dit Cornelius, il ne m'a pas demandé ma fille en mariage, mais j'aurais plaisir à la lui refuser. Le fils du meurtrier de Nelson! --Et si je l'aimais? dit Alice. --Si tu l'aimais? Est-ce qu'on peut aimer le fils de?... --Mais enfin, si je l'aimais? --Allons donc, c'est absurde! Tu ne l'aimes pas. --Non; mais si je l'aimais! --Eh bien, tu te souviendrais que tu es ma fille, et tu épouserais Harrison.» Alice tomba dans une profonde rêverie. --«Il est temps de dormir,» dit la mère, et Cornelius se retira dans une chambre voisine. Dès qu'elle fut couchée, Alice rêva de Quaterquem, tout éveillée. IV Les dix-sept amis de Quaterquem passèrent la journée du lendemain à chercher la demeure de la jeune Anglaise. Le soir, à huit heures, ils se réunirent chez le physicien, et dirent: «Elle s'appelle Alice Hornsby. --Alice! ô le doux nom! s'écria Quaterquem. --Son père est le noble Cornelius qui donne au monde, en échange de beaucoup d'argent, plusieurs millions de mètres de cotonnades pour obéir au catéchisme, accomplir l'une des sept oeuvres de pénitence, et «vêtir ceux qui sont nus.» --Va pour Cornelius. --Sa mère est la digne Kate, et son futur, le seigneur Hercules, un brave homme, très-entêté, très-amoureux, et très-fort au pistolet. --Je tire assez bien, dit Quaterquem, et la partie est égale. --Toute la famille part demain. --Ô ciel! dit Quaterquem en pâlissant. --Ils vont à Tours, ville très-renommée. --C'est bien. Je pars. Que vont-ils faire à Tours? --Le vieux Cornelius, qui est antiquaire, va chercher le champ de bataille où se livra la bataille entre les Sarrasins et Charles Martel. Un mauvais plaisant lui a montré à Londres le casque d'Abdérame; il veut trouver son cimeterre. --Qui vous l'a dit? --La femme de chambre, qui écoute aux portes tout le long du jour. --Malheureux! Vous l'avez séduite! --Oh! si peu, dit le choeur. Je l'ai à peine embrassée. --Encore un mot. Où loge la belle Alice? --À l'hôtel Meurice. --Merci, ô mes amis, soyez bénis, s'écria Quaterquem, et venez tous sur mon coeur.... (On va vous vous apporter du jambon...) Jamais mon coeur n'oubliera....» On l'interrompit tout d'une voix. «Et du vin? --Bacchus et Cérès ne seront pas oubliés. À table! Je bois à mon prochain mariage avec Alice.» Le lendemain de grand matin, Quaterquem en tenue de voyage se promenait dans la rue de Rivoli. Le choeur des dix-sept amis le suivait à quelque distance. L'un d'eux, détaché en éclaireur, apporta la nouvelle que les Anglais montaient en voiture et allaient partir. «Le moment est venu, dit Quaterquem, de vous rendre à jamais immortels par votre dévouement à l'amitié. Gardez qu'Harrison ne parte. --Sois tranquille, dit le choeur, Hercules est à nous.» On arriva au chemin de fer. Quaterquem, venu sans bagages pour être plus agile, se hâta de s'asseoir dans la salle d'attente. Derrière lui, mais sans le voir, s'avançaient M. Mme et Mlle Hornsby. Hercules, chargé de faire peser les bagages, était resté en arrière. Tout à coup la cloche sonna le dernier appel, Hercules, troublé, se précipite pour aller dans la salle d'attente. Par malheur, il heurte brusquement un jeune homme, et veut continuer sa route. «Faites donc attention, monsieur, s'il vous plait,» dit l'autre avec hauteur. Hercules suivit son chemin sans répondre; mais le passant qu'il avait heurté, fit un détour et se plaça en avant de la porte de la salle d'attente. «En France, ajouta-t-il, quand on a fait une sottise, on s'excuse.» L'Anglais rougit et voulut écarter de la main son adversaire; mais un voisin de celui-ci lui retint le bras. En une minute il se forma un groupe autour d'eux. «Qu'est-ce qu'il y a? dit le choeur. --C'est un Anglais qui m'a cherché querelle, répondit l'adversaire d'Hercules, qui m'a heurté, et qui ne veut pas me faire d'excuses. --Qu'il fasse des excuses, dit une voix. --Non, qu'il se batte, reprit une autre voix». Harrison serrait les poings avec fureur. «Messieurs, dit-il, je n'ai cherché querelle à personne. Lâchez-moi. La cloche sonne et le train partira sans moi.» Mais il ne pouvait sortir du cercle où on le tenait enfermé. Dans sa fureur, il saisit son adversaire au collet pour l'étrangler; celui-ci se dégagea, et d'un coup dans la poitrine lui fit lâcher prise. «Bon! voilà que l'Anglais boxe maintenant, dit un des assistants. --Non, il rue, dit un autre. --Il faut aller chercher le sergent de ville, suggéra un troisième.» Comme il parlait, cet utile et modeste fonctionnaire parut et demanda des explications. L'Anglais ouvrit la bouche, mais dix-sept voix s'élevèrent à la fois pour couvrir la sienne. Ce tapage dura quelques minutes, et le sergent de ville eut grand'peine à comprendre de quoi il s'agissait. Dès qu'il eut compris, il mit la main sur le pauvre Harrison, qui se débattait comme un diable. «Vous vous expliquerez devant le commissaire de police, dit le sergent.» Le choeur des amis riait et chantait: Jamais en France, Jamais l'Anglais ne régnera. Chez le commissaire de police l'explication ne fut ni longue ni orageuse. Le principal adversaire de l'Anglais avait disparu. Tous les autres déclarèrent qu'ils n'avaient rien vu ni entendu, et le pauvre Hercules fut mis en liberté; mais le train était parti, et le perfide Quaterquem ourdissait tranquillement sa trame. V Le physicien vit entrer dans le salle d'attente Cornelius Hornsby avec sa femme et sa fille, et résista au désir violent qu'il avait de saluer Alice; mais la prudence l'emporta. Il se tourna du côté du mur, et lut avec intérêt le catalogue de la Bibliothèque des chemins de fer. Cependant il regardait la jeune Anglaise du coin de l'oeil, et il eut le plaisir de voir qu'il en était fort regardé. Dès qu'on ouvrit la double porte de la salle d'attente, Cornelius s'avança le premier vers un wagon vide, et tout d'abord s'installa confortablement dans un coin. En face de lui était sa femme, et à côté de lui, sa fille. Une quatrième place restait vide, réservée à Hercules. Quaterquem avança d'un air insouciant la tête dans l'intérieur du wagon. «Entrez vite, monsieur, dit un employé en le poussant. Le convoi va partir. --La place est gardée pour un ami, s'écria Cornelius Hornsby. --Votre ami entrera dans un autre wagon, dit l'employé qui crut que l'Anglais usait de ruse pour ménager de la place à son manteau. Et vous, monsieur, dépêchons.» Quaterquem se hâta d'entrer, et l'employé ferma la portière. «Excusez-moi, dit gracieusement notre ami en prenant la place d'Hercules, si je vous cause quelque gêne. Tous les autres wagons sont remplis. L'administration du chemin de fer est d'une négligence impardonnable.» Cornelius Hornsby grommela quelques mots que Quaterquem feignit de prendre pour un assentiment poli. Pendant ce temps, Mme Hornsby le regardait avec attention, et Alice, les yeux baissés, lisait avec recueillement un livre ouvert sur ses genoux. Tout à coup notre ami parut les reconnaître. «Par quelle heureuse rencontre est-ce que je vous trouve ici, madame? dit-il à Mme Hornsby. Je ne m'attendais guère au plaisir de vous revoir sitôt.» À ces mots Alice leva les yeux et sourit. Quaterquem vit qu'on l'avait deviné et que sa hardiesse ne déplaisait pas. Il en conçut un heureux augure. «Nous allons entre Tours et Poitiers chercher le cimeterre d'Abdérame», dit mistress Kate Hornsby, qui, n'ayant pas grand crédit dans la maison, n'était pas fâchée de s'amuser aux dépens de son seigneur et maître Cornelius. Le Breton remarqua cette nuance, mais il ne voulut pas fournir des armes à l'un des deux époux contre l'autre. C'était un jeu trop dangereux. «L'archéologie, dit-il d'un ton sérieux, est une science admirable, et j'ai regret de dire qu'elle doit ses plus grands progrès au génie de votre nation.» Le front de Cornelius se dérida. «Bon, je le tiens, pensa Quaterquem. À qui devons-nous, continua-t-il avec enthousiasme, les statues de Rome, les bas-reliefs du Parthénon d'Athènes et tous ces débris des plus beaux monuments de l'antiquité? À qui, si ce n'est à des mains anglaises, remplies d'argent anglais et dirigées par le génie anglais?» Le plus gracieux des sourires errait sur les lèvres de Cornelius. «Eh bien, monsieur, dit-il en interrompant Quaterquem, on nous dispute cette gloire. Je connais un Normand qui se vante d'avoir moulé toutes les inscriptions de Korsabad, et il y en a trente mille, monsieur, trente mille, c'est-à-dire de quoi couvrir tout le British Museum de la tête aux pieds. Vous ne sauriez croire jusqu'où va la présomption de ces gens là. --Avez-vous visité Ninive? dit Quaterquem. On dit que M. Place, le consul de France, n'a laissé rien à faire à ses successeurs. --Rien à faire! dit Cornelius indigné. Monsieur, tout est à faire. Oui, j'ai vu Ninive, ses palais et ses temples en briques qui couvrent de leurs débris trois ou quatre lieues carrées de terrain. J'ai fait mieux, monsieur, j'ai vu Ecbatane, la ville du fameux Déjokh, la ville aux sept enceintes, derrière lesquelles se trouvait le palais du roi. --Ecbatane! dit Quaterquem frappé d'admiration. Est-ce possible? --Tout est possible à un Anglais, dit Cornelius en se rengorgeant avec fierté. En 1857, j'étais à Khiva et je dînais chez le khan des Tartares avec le prince Barowsky, gouverneur d'Arkhangel. Tout à coup, j'aperçois parmi les esclaves qui nous servaient un grand diable au visage basané que je crois reconnaître. Je lui fais signe de s'approcher, et je lui dis: «Bourdaké Pharana, c'est-à-dire: N'es-tu pas un ancien serviteur anglais?» Il me répond: «Krack, c'est-à-dire: Je suis Franck.» Vous pensez bien que nous parlions le turcoman le plus pur. «Burnes perodhé barnaiâ, continua-t-il, c'est-à-dire: J'ai servi le colonel Burnes, qui fut massacré dans ce chien de pays par le Tartare chez qui vous dînez aujourd'hui, et je suis esclave de ce féroce gredin.» Il faut vous dire que le turcoman est la langue la plus énergique et la plus concise de l'univers. --Je le vois bien, répliqua Quaterquem. Continuez ce récit, je vous en prie, je suis curieux d'en connaître la suite. --La confidence de ce pauvre diable, car il m'avait parlé tout bas, me coupa l'appétit. Je replaçai sur mon assiette un morceau de cheval rôti, qui était la meilleure partie du festin, et je rêvai aux moyens de lui rendre la liberté. «Justement, le khan qui était en face de moi remarqua que je ne mangeais plus. Or, chez ces braves gens c'est un outrage impardonnable de laisser le maître de la maison boire et s'enivrer seul. Vous ne buvez pas, dit-il; est-ce que vous n'aimez pas le lait de jument?» Je m'en défendis fort et vidai à la santé du khan et des sultanes quatre ou cinq cornes de taureau. Après dîner, le khan, déjà tout attendri par le lait de jument et par l'eau-de-vie que Barowsky avait apportée en présent, donna la liberté à mon protégé, et je partis sur-le-champ pour ne pas lui laisser le temps de se repentir de sa générosité. --Comment s'appelait l'esclave? demanda Quaterquem. --Mahmoud. C'était un lascar, né d'une Indienne et d'un Anglais. Il avait, sous la direction de Burnes, visité toute l'Asie centrale, le Khoraçân, le Mazanderan et les bords de la mer Caspienne. Il me fit voir Ecbatane. Moi seul en Europe, monsieur, ai vu les ruines de cette superbe ville, en comparaison de qui Londres même n'est qu'une vaste fourmilière. J'ai retrouvé le titre préliminaire du code du fameux roi Djemschid, cet abrégé de toute sagesse. --Et vous n'avez rien publié? --À quoi bon? Aurais-je dépensé deux cent mille francs, exposé ma vie, passé les mers, traversé les plus hautes montagnes du globe, erré dans le désert de Gobi et dans cette vaste solitude de l'ancienne Arie; aurais-je bravé le sable des Tartares, la soif, la faim, la fatigue et le soleil brûlant pour donner à des millions d'oisifs le plaisir d'être, moyennant trois francs et la lecture de mon livre, aussi savants que moi? Non, non. S'ils veulent connaître Ecbatane, qu'ils partent, qu'ils dépensent leur argent et leur santé; alors ils recevront le prix de leurs fatigues. --Parbleu! dit Quaterquem, je vous admire. --Vous êtes bien bon. Je me soucie, non pas d'être admiré, mais d'agir à ma fantaisie, et ma fantaisie est de retrouver les monuments de l'antique histoire. Feu Napoléon nous appelait des boutiquiers: pour moi, ce nom est un titre de gloire. Je veux prouver qu'avec mon argent je puis avoir de tout, même du goût pour les arts, si cela me plaît. Le boutiquier dans sa boutique est roi, et tous les jours il reçoit à son comptoir les hommages des artistes et des faiseurs de livres. Il remue l'or dans ses tiroirs, et à ce bruit tous s'inclinent. S'il le voulait, il serait dieu.» La conversation continua quelque temps sur ce ton. Quaterquem eut grand soin de ne contredire que faiblement Cornelius, de manière à lui laisser le plaisir de pérorer et de vaincre. Il eut le plaisir de voir que la belle Alice comprenait cette tactique et lui en savait gré. La digne Kate, ennuyée d'Ecbatane et d'une discussion trop détaillée sur les divers genres de cruches de l'antiquité, s'endormit du sommeil des justes. Sur ces entrefaites, on arrivait à Étampes, et le train s'arrêta pendant quelques minutes. La jeune Anglaise voulut descendre de wagon et marcher. Cornelius et sa femme restèrent assis, et Quaterquem suivit Alice. Son coeur battait violemment. C'était l'heure décisive. «Miss Hornsby,... dit-il. --Vous savez mon nom? s'écria-t-elle étonnée. --Oh! je sais beaucoup d'autres choses. Je sais que vous êtes fiancée à M. Hercules Harrison, le gentleman aux favoris roux qui vous donnait le bras avant-hier; c'est de lui qu'il faut que je vous parle. --Lui serait-il arrivé quelque accident? --Oh! peu de chose. Il a manqué le convoi; mais vous le reverrez demain. Il s'est pris de querelle avec dix-sept de mes meilleurs amis, et on l'a conduit au poste. --Avec dix-sept de vos meilleurs amis? --La cloche va sonner, dit Quaterquem, et je n'ai pas le temps de vous expliquer ce mystère. Sachez seulement que c'est par mes ordres qu'on l'a retenu à Paris. --Mais, monsieur, quelle est cette folie? Que vous a fait Hercules? --Il vous aime.» La jeune Anglaise rougit, abaissa son voile sur sa figure, et remonta en wagon sans dire un mot. Quaterquem la suivit, un peu inquiet du succès de son audace. Sans être tout à fait inexpérimenté en amour, ce n'était pas non plus un don Juan, et il était déjà trop amoureux pour ne pas craindre. Heureusement le premier regard qu'il jeta sur sa compagne de voyage lui fit voir qu'elle ne gardait aucun ressentiment d'une déclaration si hardie et si brusque. «As-tu vu Hercules dans le convoi? demanda Cornelius à sa fille. --Non mon père.» Et elle sourit en regardant Quaterquem. «Bon! pensa celui-ci, elle n'aime pas le sieur Harrison. Tout va bien, j'ai gagné la moitié de mon procès.» Pendant ce temps, le vieil Hornsby, charmé de trouver un auditeur si complaisant, avait formé le projet, rare et extraordinaire pour un Anglais, de faire plus ample connaissance avec Quaterquem, et il prit un détour adroit. «Monsieur, dit-il, je vois bien à vos discours que vous êtes un archéologue très-distingué; avez-vous voyagé en Orient? --Non, dit le Breton, mais je suis allé plusieurs fois de Saint-Malo à Paris et de Paris à Saint-Malo. Cela suffit à mon bonheur. --Vous devez être tout au moins un des membres de l'Institut, ou l'un des correspondants? --Je n'en suis pas même le portier, dit Quaterquem. Je suis un pur X, et j'ai dans mon portefeuille un millier de francs qui forme le plus clair de mon bien.» Tout en parlant, il examinait la physionomie de la jeune Anglaise pour savoir si cette nouvelle ne l'abaisserait pas dans son esprit; mais Alice, bien qu'étonnée d'une confidence si inattendue, ne parut pas s'en émouvoir beaucoup. M. Hornsby ne fut pas aussi satisfait, et son visage témoigna clairement qu'il avait cru parler à un gentleman plus respectable, c'est-à-dire plus riche. Alice devina au fier regard de Quaterquem qu'il méprisait Cornelius; elle se hâta d'intervenir. «Monsieur, dit-elle, qu'est-ce qu'un X, s'il vous plaît? --Ouvre ton dictionnaire de poche,» répliqua Cornelius. Quaterquem sourit. «Miss Hornsby, dit-il, ne trouvera pas ce renseignement dans son livre. On ne trouve dans les dictionnaires que ce qu'on n'a pas besoin d'y chercher. Un X, mademoiselle, est un homme ennuyeux comme tous les hommes utiles, et qui fait toutes les besognes difficiles de la création. Un géomètre est un X; un physicien est un X; un chimiste est un X; un naturaliste, un algébriste, voilà des X. C'est un X qui inventa les bateaux à vapeur; c'est un autre X qui inventa les chemins de fer; c'est un troisième X qui inventa l'imprimerie. Partout où il s'est fait quelque chose de grand et d'utile, vous trouvez un X. Hiram, le fameux architecte qui bâtit le temple de Salomon était un X, comme Albert le Grand, qui trouva le secret de transmuer en or un rayon de soleil enfermé dans un tombeau. --Avez-vous longtemps vécu à Saint-Malo? demanda miss Hornsby. --Jusqu'à l'âge de quinze ans, et depuis dix ans je suis à Paris. Le nom de Quaterquem est bien connu à Saint-Malo. --Quaterquem! s'écria Cornelius étonné. Quel singulier nom! --C'est un des plus nobles de France, répliqua le Breton, bien que mon père, qui ne savait pas lire, ait été matelot toute sa vie. Notre noblesse date du feu roi saint Louis. Pendant la croisade d'Égypte, mon grand-père, qui était un brave paysan breton, assomma dans une seule bataille trente ou quarante douzaines de Sarrasins. Quatre fois les mamelucks le criblèrent de coups de sabre et le foulèrent sous les pieds des chevaux, quatre fois il se releva et se remit à les assommer de plus belle sous les yeux du roi émerveillé. Saint Louis, qui était savant comme un clerc, se tourna vers son chapelain et lui dit en bon latin: «Iste Quaterquem vidimus occisum fortior renascitur». Le chapelain répéta les paroles du roi, et toute l'armée appela mon grand-père Quaterquem. Le roi le créa baron et lui fit présent d'une belle baronnie, qui se fondit, il y a plus d'un siècle, entre les mains des usuriers. Depuis ce temps là mon grand-père et mon père ont pêché la morue à Terre-Neuve, ce qui n'est pas déroger, et passé leur vie sur l'Océan; et moi, pour ne pas être indigne d'eux, je cherche un moyen de naviguer dans l'air. --Comment! s'écria M. Hornsby, c'est de vous que ma fille m'a parlé toute la journée d'hier? --«Oh! quelque peu moins, mon père,» dit Alice rougissant. Quaterquem était le plus heureux des hommes. Elle avait parlé de lui toute la journée; donc elle avait pensé à lui; donc elle l'aimait ou l'aimerait un jour; donc..... son imagination présomptueuse ne s'arrêtait plus dans la série de ces donc. «Oui, dit-il, j'ai trouvé le moyen de diriger les ballons. --Un moyen sûr? --Parfaitement sûr. J'en ai fait l'expérience avant-hier. --Monsieur, dit l'Anglais, si votre secret est éprouvé, s'il est infaillible, je vous l'achète un million. --Pour l'exploiter? --Oui, et pour y mettre mon nom. Je ne veux pas qu'il soit dit qu'une pareille découverte n'a pas été faite par un Anglais.» Quaterquem se mit à rire. «Un milliard ne payerait pas ce secret, répliqua-t-il. En dix ans le genre humain fera la besogne de vingt siècles. L'Angleterre, dont toute la force est dans ses vaisseaux, ses mines de fer et ses mines de houille, ne sera plus qu'un petit coin de la terre habitable. Ses ports seront déserts; ses chantiers déserts; ses ateliers déserts. Les corbeaux viendront croasser dans la chambre des lords, et les pies babiller dans la chambre des communes.» Un regard de miss Hornsby l'arrêta à temps. Il sentit qu'il se fourvoyait. Cornelius était indigné de son audace; mais il désirait le confondre, et il continua la conversation. Quaterquem sut regagner ses bonnes grâces et parla d'archéologie tant que l'Anglais le voulut. Cependant on approchait d'Orléans. Kate ouvrit les yeux et la bouche. «À quel hôtel descendons-nous?» dit-elle. M. Hornsby ouvrit le guide Bradshaw. «À l'hôtel du Loiret, dit-il. C'est celui que préfère Sa Grâce, le duc de Bedford, et Hercules sait que nous devons nous y arrêter. --Parbleu! dit Quaterquem, la rencontre est heureuse. J'avais justement dessein de faire halte à Orléans; Je vous montrerai, si vous voulez, les antiquités du voisinage. --J'en suis ravi,» répliqua Cornélius qui faisait grand cas du Breton depuis qu'il le voyait propriétaire d'un secret si précieux. Miss Hornsby ne dit mot; mais Quaterquem vit bien qu'il faisait du chemin dans le coeur de la jeune Anglaise. La digne Kate, muette comme un poisson, n'était occupée que de l'espérance de bien dîner. Cette espérance ne fut pas trompée, et deux bouteilles d'excellent vin portèrent au comble la joie de M. Hornsby. «Ma foi, dit-il en mettant les coudes sur la table, vous êtes un bon compagnon, cher monsieur Quaterquem, et je suis enchanté de vous voir. J'avais pour vous, sans vous connaître, une antipathie extrême, et je suis bien aise de voir que je m'étais trompé. --Vraiment, vous me haïssiez? dit Quaterquem. Et pour quelle raison, s'il vous plaît? --Parce que, sans votre père, je serais à la chambre des lords. --Eh! dans quel pays l'avez-vous connu, s'il vous plaît? --Je ne l'ai jamais vu, même en peinture; mais écoutez mon histoire. En 1806, mon père, Lucius Hornsby, était l'ami intime et le bras droit de Nelson. Il commandait sous lui l'un des vaisseaux de l'escadre, et avait promesse de Nelson qu'il serait fait vice-amiral à la première vacance, par malheur, votre père a tué Nelson et déchiré le brevet promis à Lucius. Les lords de l'amirauté le mirent à la retraite au lieu de lui donner le commandement d'une escadre. Mon père, furieux, se maria au Northumberland, et ne voulut plus entendre parler de pairie; et moi, qui devrais être lord et secrétaire d'État, je suis à peine cinq ou six fois millionnaire. --Il est vrai, dit Quaterquem, que c'est un sort déplorable et que vous avez raison d'accuser le destin, pour moi, je n'essayerai pas de justifier mon père. Il est inexcusable d'avoir tué Nelson et gêné l'avancement de M. Lucius Hornsby. Cependant, réfléchissez que nous sommes tous mortels et que Nelson, s'il eût échappé à mon père, aurait sans doute péri d'une autre main. --Je le sais bien, s'écria M. Hornsby; et c'est ce qui m'indigne contre toute votre nation. Aussi j'ai juré que ma fille, quoi qu'il pût arriver, n'épouserait jamais un Français. --C'est fort sagement pensé, dit Quaterquem, et je vous approuve, surtout si vous avez un bon gendre anglais tout préparé. --J'ai mon ami Hercules, qui serait la perle des gendres s'il ne bâillait pas si fort quand je parle d'archéologie. --Parlez-vous de M. Harrison? --Oui; est-ce que vous le connaissez? --Je le crois. N'est-ce pas un grand jeune homme roux qui se débattait de toutes ses forces sous le vestibule quand le convoi est parti? Entre nous, et sauf l'honneur qu'il a d'être le fiancé de miss Hornsby, je crois qu'il était entre deux vins. --Entre deux vins! C'est impossible, monsieur, Hercules ne boit que du Porto. Vous vous trompez, à coup sûr. --Admettons, si vous voulez, qu'il ne boive que du Porto. À coup sûr il a le Porto très dangereux. Je l'ai vu chercher querelle à quinze ou vingt personnes qui s'efforçaient vainement de le calmer. --En effet, dit Cornelius, son absence est fort singulière, il faut qu'il lui soit arrivé quelque accident. Au reste, je suis tranquille; il nous aura bientôt rejoints. --Qu'allons-nous faire ici en l'attendant? demanda Alice. --Si nous commencions une partie de whist,» dit la paisible Kate. Quaterquem frémit. Parmi plusieurs belles qualités, ce pauvre garçon avait le terrible défaut de ne pas savoir s'ennuyer. Or, le whist est, comme on sait, la plus brillante incarnation de l'ennui. Je n'en dis rien de plus pour ne pas contrarier plusieurs de mes amis qui n'ont pas su s'en garantir; mais je tiens tout joueur de whist pour un mauvais coeur et un égoïste féroce. Heureusement, Cornelius Hornsby, aussi effrayé que son nouvel ami de la pensée du whist, se hâta de prendre son chapeau. «Il fait beau temps, dit-il, allons voir les environs. Venez-vous avec nous, monsieur?» Quaterquem ne se le fit pas répéter et offrit son bras à la belle Alice. On prit le chemin d'Olivet. À peine était-on arrivé au pont d'Orléans, lorsque le garçon de l'hôtel courut sur les pas de M. Hornsby et lui remit une dépêche télégraphique. L'Anglais rompit le cachet et lut ce qui suit: «Paris, 17 avril 1859, onze heures du matin. «Mon cher Hornsby, une sotte querelle que je viens d'avoir avec je ne sais qui, m'a fait retenir sous les verrous pendant une heure, et m'a fait manquer le convoi. Maintenant je suis libre, et je vais intenter un procès au sergent de ville pour arrestation illégale. Je veux apprendre à ces Français qu'on ne met pas impunément la main sur un citoyen anglais. Tout à vous et à ma chère Alice. «HERCULES HARRISON.» _P. S._ «Ce procès m'oblige de rester à Paris jusqu'à demain.» Quaterquem eut beaucoup de peine à ne pas éclater de rire en voyant l'heureux effet de ses intrigues. Quant à miss Hornsby, elle se moqua franchement de son fiancé. «Hercules, dit-elle, n'est guère pressé de nous rejoindre. --Il a raison, ma chère, répondit M. Hornsby; il ne faut pas qu'un pareil attentat contre les droits et la liberté d'un citoyen anglais demeure impuni.» L'incident n'eut pas de suite. Le Breton, ravi de son bonheur, et voyant qu'il n'avait pas de temps à perdre, résolut d'aller droit au fait. Il pressa le pas, et, laissant M. Hornsby et Kate à quelque distance, il put enfin causer librement avec sa maîtresse. «Est-ce que tous les amants anglais sont faits sur ce modèle? dit-il en riant. --À peu près, répondit Alice. Ces messieurs sont si parfaitement maîtres de leurs passions, qu'on ne les voit jamais quitter un rendez-vous d'affaires pour un rendez-vous d'amour. Harrison ne pense à rien aujourd'hui, si ce n'est à se venger du sergent de ville qui lui a mis la main au collet. Il mènera ce sergent de ville devant tous les tribunaux de France, jusqu'à ce qu'il l'ait fait condamner à la prison et à l'amende. --Pauvre sergent de ville! dit Quaterquem; il a mis la main sur un vrai porc-épic. Heureusement il n'a rien à craindre de ses poursuites, et M. Harrison en sera pour ses frais. --Mais vous, monsieur, qui vous vantez à moi d'avoir joué ce mauvais tour à mon futur mari, que diriez-vous si je répétais cette confidence à mon père et à ma mère?» Quaterquem vit bien, au ton et à la gaieté de miss Hornsby, qu'elle n'était pas fâchée de son audace, et il répondit gaiement: «J'avoue, mademoiselle, que mon crime est impardonnable; mais j'espère que vous me ferez grâce en faveur de l'intention. --Et quelle est cette belle intention? dit-elle d'un ton demi-léger, demi-sérieux. --Je n'ose ni parler ni me taire. Je crains que ma franchise ne vous déplaise.» Quelque effort qu'il fît pour paraître calme, son coeur battait si violemment qu'elle s'en aperçut, et qu'elle sentit cette douce émotion de l'amour se communiquer à elle. Cependant, elle voulut soutenir ce ton de plaisanterie. «Parlez donc, monsieur; suis-je si redoutable? --Mille fois plus que vous ne pensez. --Vous me faites mourir d'impatience et de curiosité. Quoi que ce soit, monsieur, parlez, je vous pardonne d'avance. --Eh bien! miss Hornsby, permettez-moi une question. --Interrogez si vous voulez; mais je ne m'engage pas à répondre. --Avez-vous lu des romans? --Oh! bien peu; deux ou trois milles tout au plus. --Ce n'est pas trop. --N'est-ce pas, monsieur! Hélas! la vie est si courte. --Croyez-vous qu'un homme sincère et passionné puisse aimer une femme tout à coup, en une minute, pour l'avoir rencontrée au bal ou à l'Opéra? --Je ne sais pas, monsieur. Ma cousine Charlotte s'est fait enlever il y a cinq ans par un lieutenant de hussards avec qui elle avait valsé deux fois la veille. --Et leur amour dure encore? --Assurément. Est-ce qu'en France on se lasse quelquefois d'aimer? --Je ne dis pas cela. On peut donc aimer du premier coup et pour toute la vie; c'est vous qui l'avouez. --Que voulez-vous que je vous dise, monsieur? je n'en sais rien. Je n'ai pas l'expérience de ces choses-là. --Eh bien! mademoiselle, supposons qu'on vous aime de cette manière, que l'homme qui vous aime soit prêt à donner sa vie pour vous; supposons qu'il n'ait aimé que vous seule, et que, malgré des obstacles de toutes sortes qui devraient le décourager, il ose vous le dire, que répondrez-vous? --Monsieur, dit Alice ému, je n'aime pas à examiner de pures hypothèses. --Mais enfin si tout cela était vrai; si la vie, l'avenir, et peut-être la gloire de cet homme dépendaient de vous seule? --Vous oubliez M. Harrison. --Je ne l'oublie pas. C'est lui qui vous oublie pour un procès ridicule. --Il est vrai qu'il aurait mieux fait de nous suivre; mais vous, monsieur, à moins que vous n'ayez pour l'archéologie et les vieilles dagues rouillées autant de passion que mon père, que faites-vous ici? --Vous ne le devinez pas? --Non, je vous jure. --Eh bien, vous le voyez, j'examine avec vous des hypothèses. --Et vous dites du mal de mon pauvre Hercules. Que vous a-t-il fait? --Tenez, mademoiselle, dit Quaterquem, parlons sérieusement. Je vous aime et je sens que je vous aimerai toute ma vie.... --Vous êtes bien prompt, et vous auriez dû me consulter avant de faire cette folie. Sérieusement cher monsieur, et tout en parlant elle s'appuya doucement sur le bras de Quaterquem, vous ne pouvez pas m'aimer. Sans parler de moi-même, que penserait et que ferait mon père, qui a donné sa parole à Harrison, et qui a pour vous et pour votre nation une antipathie invincible? --Bah! le plaisir de parler archéologie l'emportera sur le désespoir de donner sa fille au meurtrier de Nelson. --Mais, monsieur, pour qu'il me donne à vous, il faut que je me sois donnée moi-même, et j'en suis encore fort loin. --Vous n'aimez pas Harrison. --Qu'en savez-vous? c'est un excellent homme dont je fais tout ce que je veux et qui m'aime à la folie. --Le beau mérite de vous aimer et de vous obéir! Le soleil, la lune et les étoiles en feraient bien autant, si vous daigniez le leur commander. --Je n'en doute pas; mais qui leur portera mes ordres? et en attendant, n'est-il pas bien commode d'avoir sous la main un bon mari tout prêt, accoutumé à mes caprices, qui connaît mes défauts comme je connais les siens, et qui m'aimera tranquillement et éternellement? --Bien tranquillement, en effet! --Mon Dieu! ce n'est pas l'idéal, je le sais bien, et les héros de lord Byron sont d'un tout autre style; mais cet honnête Anglais, sans passions, sans faiblesses, sans vices.... --Et sans vertus... --Ajoutons, si vous voulez, sans vertus, remplira fort bien son rôle de mari à Londres. --Oui, il aura de l'argent, du crédit, de l'importance, de la réputation peut-être; mille autres en ont qui ne valent pas mieux que lui, mais il vous donnera le spleen. Vous serez pour lui comme un beau meuble, vous présiderez les fêtes qu'il donnera (s'il en donne), vous serez enviée pour votre beauté, votre grâce irrésistible, votre esprit plein de charmes; mais vous sécherez intérieurement d'ennui et de dégoût, et vous maudirez mille fois le jour où vous aurez accepté un mari anglais de la main de votre père. --Peut-être; mais qui me répond que vous m'aimerez davantage, et que cette déclaration si galante et si imprévue n'est pas l'effet d'un rayon de soleil, du printemps qui s'avance, ou du chant des rossignols dans les bois, et que votre amour ne sera pas court et fugitif comme ce grand réveil de la nature qui l'excite aujourd'hui? --Alice, dit Quaterquem en lui prenant la main avec émotion, je jure de vous aimer éternellement. «Dès le premier jour que je vous ai vue, mon âme a été à vous tout entière; je n'ai plus de pensée qui ne soit la vôtre. Vous serez ma femme, ou je mourrai. --Vous oubliez M. Harrison et mon père. --Harrison! Je le tuerai. Votre père, je le convertirai, et, s'il le faut, je lui céderai mon secret et ma gloire! --Votre gloire! si vous le faites, je saurai que vous m'aimez, et ce jour-là?... --Achevez! Ce jour-là?... --Eh bien, je vous permettrai d'espérer.» Quaterquem, ravi de joie, lui baisa la main avec passion. «Prenez garde, dit-elle vivement en retirant sa main, mon père se retourne et va nous voir.» Si quelqu'un trouve que miss Hornsby est un peu prompte à disposer de son coeur et de sa main; qu'il eût été plus convenable d'attendre le consentement de son père et de sa mère et qu'une pareille précipitation ne fait pas grand honneur à l'éducation si parfaite que lui avait donnée la digne Kate, je répondrai à ce critique impertinent que miss Hornsby est Anglaise, c'est-à-dire fort libre de ses actions, qu'elle aime Quaterquem (ce qui après tout n'est ni _improper_ ni sans exemple dans les annales des nations), qu'elle n'aime pas Harrison, qu'elle a pour ce pauvre homme l'éloignement bien naturel qu'une jeune fille riche, spirituelle, jolie et volontaire ne peut pas manquer d'avoir pour un automate savant tel que le brave Hercules; j'ajouterai qu'un mari présenté par un père n'a pas, à beaucoup près, la même saveur et le même attrait qu'un mari qui se présente tout seul et qu'il faut faire entrer par la porte dérobée; enfin je conviendrai, si vous voulez, que mon héroïne n'est pas parfaite et qu'elle ferait bien mieux de lire la Bible ou d'écouter les pieux discours du révérend Spurgeon, que d'accueillir si favorablement les discours d'un garçon fort sincère, fort amoureux, fort honnête homme, et en même temps fort étourdi, tel que notre ami Quaterquem. Au reste, quelque jugement qu'on en puisse porter, le fait est certain, l'histoire est authentique. Ce n'est donc pas à moi qu'il faut reprocher la conduite un peu légère de l'aimable miss Alice Hornsby, fille unique du docte Cornelius. VI Aucun incident ne marqua la fin de la promenade. Cornelius Hornsby et la paisible Kate se rapprochèrent, et la conversation devint générale. Quaterquem, ivre de joie, répondait au hasard à toutes les questions. On remonta le Loiret jusqu'à sa source; il prit les rames et conduisit la barque avec une telle adresse, que l'Anglais lui fit compliment. «C'est mon premier métier, répondit-il simplement. Tout jeune j'allais à la pêche avec mon père, et je faisais manoeuvrer la barque pendant qu'il tendait les filets.» Le soir, les quatre voyageurs dînèrent à la même table, et Quaterquem eut le bonheur de presser, en se retirant, les doigts divins de la belle Alice. L'amour, dans ses commencements est timide et se contente de peu. Cependant, notre ami sentait bien que cette vie trop heureuse ne pouvait pas durer longtemps, qu'Harrison allait revenir et reprendrait son bien. Il frémissait de colère à la pensée qu'un autre vivait dans une familiarité presque intime avec celle qu'il aimait plus que la vie, et comme il n'était pas homme à délibérer longtemps, il résolut de demander à M. Hornsby la main de sa fille dès le lendemain. Malheureusement, la première personne qu'il aperçut fut le jaloux Hercules, qui passa près de lui sans le saluer. «Voilà une rencontre de mauvais augure,» pensa le Breton. Quelques instants après, parut la belle Alice qui tendit la main aux deux rivaux et qui sourit fort gracieusement à Quaterquem. «Déjà revenu! dit-elle à Hercules. Vous n'avez donc pas fait de procès au sergent de ville? Vous avez laissé outrager impunément le nom anglais? --Il n'y a rien à faire; les avocats eux-mêmes disent que je perdrais mon procès. --C'est égal, il eût été beau d'essayer.... Nous nous sommes fort amusés hier, dit-elle, et nous avons fait, avec M. Quaterquem, une charmante promenade.... Monsieur Quaterquem, M. Harrison; Hercules, M. Quaterquem.» Tous deux se saluèrent avec une froide politesse. La situation devenait embarrassante, et miss Hornsby ne savait plus que dire, lorsque le vieux Cornelius entra dans le salon, tout heureux d'avoir touché quarante ou cinquante rotules et tibias de moines qui remplissent les caveaux de l'église Saint-Aignan et dont la vue fait plaisir à tous les Anglais. «Monsieur, dit Quaterquem au vieil Anglais, j'ai découvert, de l'autre côté de la Loire, à trois lieues d'ici, un vieux château qui est une merveille. Voulez-vous venir le voir avec moi? --Je suis prêt. Venez-vous, Hercules? --Non, je suis fatigué, répondit-il, je reste avec les dames.» Cornelius et Quaterquem montèrent seuls en voiture, et prirent le chemin de la Sologne. «Eh bien, dit Cornelius, quel est ce beau château? de quelle date? de quel style? byzantin ou gothique?» Quaterquem était ému au point de ne pouvoir répondre. «Voilà donc, pensait-il, le maître de ma destinée. Par quels arguments pourrai-je le convaincre ou le toucher! Monsieur, dit-il, je ne veux pas vous cacher plus longtemps la vérité. Ce voyage est une ruse que j'ai imaginée pour vous parler librement. Le château n'existe pas. --En vérité! dit Cornelius qui crut avoir affaire à un fou; et à quoi pensez-vous? --Monsieur, j'aime passionnément votre fille et je vous la demande en mariage». L'Anglais éclata de rire. «C'est pour ce beau dessein que vous m'amenez en pleine Sologne! Cher monsieur, vous pouviez vous en épargner la peine. Primo, ma fille n'est pas à marier: secundo, quelque cas que je fasse de vos rares talents, quelque estime et même quelque sympathie que j'aie pour votre caractère, j'ai juré de ne marier ma fille qu'à un Anglais, et je tiendrai ma promesse. --Mais.... --Voyons, monsieur, raisonnons un peu, si vous voulez. Vous aimez ma fille, dites-vous; en conscience, croyez-vous être le seul! et faut-il que je la donne en mariage au premier venu sous prétexte qu'il l'aime. Êtes-vous Anglais, d'abord? --Non. --Êtes-vous riche, au moins? --J'ai mille francs dans mon portefeuille, et une invention qui peut faire la fortune d'un peuple. --Oui, mais qui n'a pas fait la vôtre. Êtes-vous noble? --Je vous l'ai dit, ma noblesse date de la croisade de saint Louis. --Très-bien; mais votre père était matelot, et votre grand-père aussi? --C'étaient de très honnêtes gens, répliqua fièrement Quaterquem, et qui ont servi leur patrie avec courage. --Je ne vous blâme pas, dit l'Anglais, d'être fier de leur nom; mais en bonne justice, pensez-vous que ma fille et moi nous en soyons charmés? Est-ce chose à dire dans un salon de Paris ou de Londres: «Mon beau-père était matelot.» --Oh! les parisiens se moqueront fort de cela. --Peut-être, surtout si vous êtes riche; mais à Londres?... Ce n'est pas tout. Vous demandez la main de ma fille, à quel titre? Votre père a tué Nelson et m'a, du même coup, enlevé la Pairie, à laquelle je pouvais légitimement aspirer si Lucius Hornsby était devenu amiral. Voilà une chose que je ne pardonnerai jamais et qu'aucun Anglais ne vous pardonnerait. Croyez-moi, cher monsieur, restons bons amis, oubliez cette idée bizarre qui vous est venue en tête, je ne sais pourquoi, et allons déjeuner. Il fait un peu froid, et l'air des bords de la Loire m'a donné de l'appétit. --C'est toute votre réponse, monsieur? dit Quaterquem. --C'est tout; que voulez-vous de plus? Vous n'êtes pas un enfant à qui l'on présente une dragée pour lui faire avaler une tisane amère; vous êtes un homme d'esprit et de coeur, et vous saurez prendre votre parti des maux inévitables. --Monsieur, dit Quaterquem, j'aime miss Hornsby jusqu'à la mort, et je vous jure qu'elle n'aura pas d'autre mari que moi. --Mon cher monsieur, vous êtes fou! Ma fille épousera Harrison. --Elle ne l'épousera pas! --Elle l'épousera! et pour plus de sûreté, je vais l'emmener en Angleterre dès demain. --Emmenez-la si vous voulez; je vous suivrai et je provoquerai Hercules. --Quel enragé! Et si vous tuez Hercule, je vous refuserai bien plus sûrement la main d'Alice. --Je l'enlèverai. Vous ne voudrez pas faire son malheur, et vous consentirez au mariage. --Je ne consentirai à rien; j'ai promis ma fille à Harrison, et il l'aura. --Harrison est un sot, qui ennuiera votre fille et qui l'ennuie déjà. --Qu'en savez-vous? --Elle me l'a dit. --C'est impossible! Alice sait qu'elle doit l'épouser, et elle l'aime. --Elle ne l'aime pas! --Elle l'aime! --Elle ne l'aime pas! vous dis-je. --Eh bien, l'amour n'est pas nécessaire en ménage. Alice est une fille vertueuse et bien élevée qui m'obéira volontiers. --Elle est vertueuse et bien élevée mais elle n'obéira pas!» Peu à peu Cornelius s'échauffait, et la discussion allait dégénérer en querelle, lorsque Quaterquem, qui s'en aperçut, tourna bride et reprit le chemin d'Orléans. «C'est assez pour une fois, pensa-t-il; il ne faut pas faire buter ce vieil entêté.» Au fond, il n'était pas trop découragé. Il s'était attendu et préparé d'avance à la réponse de l'Anglais, aussi ne chercha-t-il plus qu'un moyen de tourner la difficulté. En arrivant à l'hôtel, il alla trouver Hercules. Le digne gentleman, vêtu d'une jacquette écossaise et coiffé d'une casquette sans visière, avait la grâce, la désinvolture, l'aisance et la noblesse des palefreniers anglais. Dès qu'il aperçut Quaterquem, il leva les yeux vers le plafond et parut en contempler les moulures avec beaucoup d'attention. «Monsieur, dit Quaterquem, voulez-vous, je vous prie, vous promener un quart d'heure avec moi? j'ai à vous entretenir d'une affaire très-importante. --Je n'ai point d'affaire avec vous, dit l'Anglais. --C'est possible, dit Quaterquem, mais j'en ai avec vous, moi. Venez.» Hercules le suivit, non sans peine, et tous deux allèrent se promener sur les bords de la Loire. «Aimez-vous beaucoup miss Hornsby?» dit Quaterquem. L'Anglais le regarda sans répondre. «Je vois bien, continua Quaterquem, que ma question vous étonne un peu. Il faut que vous sachiez que j'aime passionnément miss Hornsby et que je veux, moi aussi l'épouser. Or M. Hornsby s'est mis dans la cervelle de vous donner la préférence, et cette idée bizarre s'est vissée si profondément dans son crâne que je ne viendrais jamais à bout de la dévisser sans votre aide. Voyons, parlez sincèrement: aimez-vous miss Hornsby? --De quoi vous mêlez-vous? dit Hercules. --Enfin, vous persistez à vouloir l'épouser? --Parbleu! et je vous trouve hardi, monsieur, de me parler de ce ton. --Quant à cela, dit Quaterquem, on parle comme on peut; l'essentiel est qu'on s'explique. En bon français, vous ennuyez miss Hornsby. --Elle vous a chargé de me le dire? --Pas tout à fait; mais je l'ai deviné, et j'ai cru bien faire de vous en prévenir. --Monsieur, dit Harrison, cherchez-vous une querelle? --Point du tout. J'ai reconnu à des signes certains que vous ennuyez miss Hornsby; de plus, je l'aime, et je lui plais.... --Vous lui plaisez! --Je lui plais. Elle ne me l'a pas dit encore, mais c'est visible. Eh bien! je vous avertis charitablement, et dans votre intérêt, de faire une retraite honorable. Est-ce là un mauvais procédé, je vous le demande? --Monsieur, dit l'Anglais, savez-vous que vous commencez à m'échauffer les oreilles? --Je l'ignorais, répondit Quaterquem; mais je vous crois. Une dernière fois, renoncez-vous à épouser miss Hornsby?» L'Anglais haussa les épaules sans parler. «Savez-vous, reprit Quaterquem, qu'on s'est moqué de vous à Paris?» Hercules rougit de colère. «Quel est l'insolent qui l'a osé? s'écria-t-il. --L'insolent, dit le Breton, c'est moi-même.» Et il lui expliqua la mystification dont il avait été victime. «Monsieur, dit l'Anglais, vous m'en rendrez raison. --Allons donc! ce n'est pas sans peine, s'écria Quaterquem. Quel jour aura lieu notre rencontre? --Demain. --À quelle heure? --À six heures du matin. --Où? --Ici même. M. Hornsby sera mon témoin.» Les deux amis se séparèrent. Quaterquem, rentré à l'hôtel, écrivit à ses dix-sept amis la lettre suivante: «Orléans, 18 avril 1859. «Chers Dix-Sept, «Après-demain, à six heures du matin, il faut que j'envoie le noble, le sage, l'aimable Harrison dans un monde meilleur, ou que j'aille moi-même y prendre place. Croiriez-vous que ce Saxon mal élevé a le mauvais goût de ne disputer le coeur et la main de la plus belle des filles d'Albion? C'est incroyable, en vérité! «Vous pensez bien que je suis trop sage pour me laisser tuer comme un lièvre dans un sillon; mais il faut tout prévoir. Je vous envoie sous ce pli toutes les figures, toutes les planches et toutes les explications nécessaires à la construction de mon aérostat-omnibus. Il ne faut pas que le genre humain pâtisse de mes folies. Je n'ai pas le droit d'emporter en mourant ma gloire et mon secret avec moi. «Adieu, mes chers et bien-aimés Dix-Sept, mes seuls amours après la divine Alice. Admirez comme tout s'enchaîne en ce monde. Si je n'avais pas reçu d'argent le 15 avril, je n'aurais pas acheté le plat à barbe du grand Napoléon; si je n'avais pas eu le plat à barbe, je ne l'aurais pas cassé et je ne serais pas allé à l'Opéra-Comique; si je n'étais pas allé à l'Opéra-Comique, je n'aurais pas vu miss Alice Hornsby, fille du docte Cornelius; si je ne l'avais pas vue, je ne serais pas amoureux; si je n'étais pas amoureux, j'aurais laissé tranquille le bourru Harrison de la maison Hornsby, Harrison et Co, et finalement, je ne serais pas en danger d'être mis prochainement au Panthéon, car je compte bien, mes chers et fidèles Dix-Sept, que vous prendrez soin de ma gloire, s'il m'arrive de passer le Styx. «Venez tous sur mon coeur. «Vôtre, Yves QUATERQUEM.» Notre ami passa le reste de la journée fort tristement. Alice ne parut pas au dîner et resta dans sa chambre avec la paisible Kate. Cornelius essaya de parler archéologie; mais Quaterquem ne l'écoutait pas, et bâillait impitoyablement au nez de la maison Hornsby, Harrison et Co. Quant à Harrison, il ne prononçait pas une syllabe. Le soir, comme le Breton cherchait partout un témoin pour son duel, il entra dans un café où l'armée française jouait au billard en buvant de l'absinthe, et discutant le mérite de la jeune Jenny, qui n'est pas la même que: ....Jenny l'ouvrière, Au coeur content, content de peu. Jenny était une aimable Solognote qui faisait le bonheur des officiers, sous-officiers et soldats du 75e de ligne, et qui jouissait à ce titre d'une grande popularité dans ce noble régiment. De tous les officiers qui étaient dans le café, un seul ne prenait aucune part à la conversation. C'était un jeune homme à la moustache blonde, à la figure mélancolique, qui était assis les pieds appuyés sur la table, au niveau de son menton. Il fumait doucement en regardant le ciel, c'est-à-dire le plafond noirci qui était au-dessus de sa tête. «Bon! voilà mon homme,» pensa Quaterquem. Et il alla droit à lui. «Monsieur, dit-il en le saluant poliment, voulez-vous me permettre de vous demander un petit service?» Le jeune officier mit pied à terre, le regarda pendant quelques secondes, et, content sans doute de la physionomie de Quaterquem, lui répondit avec la même politesse: «Asseyez-vous, monsieur, je vous prie, et contez-moi votre affaire. --Monsieur reprit le Breton, voulez-vous avoir la bonté d'être mon témoin? Je me bats en duel demain matin avec un Anglais. --Très-volontiers, monsieur. L'affaire peut-elle s'accommoder? --En aucune façon. --Encore mieux. Et, sans être trop curieux, pourrais-je vous demander... --Pourquoi je veux tuer cet Anglais? Écoutez, je vous prie, et soyez juge entre nous. --Garçon! cria l'officier, deux verres d'absinthe et des cigares. Monsieur, je suis à vous. --L'Anglais et moi nous aimons la même femme. Or, ledit Anglais, qui est le premier en date, veut absolument l'épouser. Je l'ai prié poliment de partir. Il tient bon et ne veut pas lâcher prise. Que feriez-vous à ma place? --Précisément ce que vous allez faire. Je le prierais de s'aligner avec moi et d'en découdre. --Eh bien! monsieur, voilà toute la question. Avez-vous besoin de quelque autre éclaircissement? --À quoi bon? --Je compte sur vous pour demain matin. --C'est convenu.» Le lendemain les deux combattants et les deux témoins parurent sur le champ de bataille. M. Hornsby voulut réconcilier les deux adversaires et s'approcha de Quaterquem. Aux premières ouvertures de paix, l'entêté Breton se contenta de répondre: «Cela dépend de vous. Donnez-moi miss Alice en mariage, et je réponds de tout. Au fond je ne hais pas Harrison. Qu'il s'en aille et qu'il renonce à votre fille; je vous garantis que nous serons les meilleurs amis du monde. --Je ne veux pas payer les frais de la guerre, dit Cornelius. --Comme il vous plaira. --J'ai juré de ne jamais donner ma fille à un Français. --Et moi, j'ai juré de l'épouser. --Mais, monsieur après tout, charbonnier est maître dans sa loge. Harrison me plaît. --Eh bien! n'en parlons plus. --C'est mon meilleur ami. --Tant mieux. Chargeons les pistolets. --Ce mariage est décidé depuis deux ans. --Chargeons les pistolets! --Et, pour me faire manquer à ma parole, il faudrait qu'Harrison eût commis envers moi la plus horrible trahison. --Chargeons les pistolets! --Enfin, monsieur, quoi qu'il arrive, je ne vous reverrai jamais. --Au nom du ciel, chargeons les pistolets!» Cette fois il fallut céder; et les deux adversaires furent mis en face l'un de l'autre à vingt pas de distance. Harrison, favorisé par le sort, tira le premier. La capsule, mal assujettie sur le chien, n'éclata pas. «Goddam!» s'écria Harrison furieux. Et il jeta son pistolet à terre avec désespoir. Par malheur, le premier choc avait mis la capsule à sa place, le second la fit éclater; le coup partit, et si malheureusement, que la balle alla frapper le pied de Cornelius Hornsby qui regardait tranquillement le combat. Cornelius poussa un cri de rage. «Animal! maladroit! butor! imbécile! assassin! imbécile! âne bâté! s'écria-t-il d'abord. Harrison se précipita vers lui pour le soutenir dans ses bras; mais le vieux gentleman, outré de sa blessure, le repoussa violemment et s'assit sur l'herbe en poussant des gémissements. «Aïe! triple brute qui va tirer sur moi au lieu de tirer sur son adversaire! Aïe! aïe! vit-on jamais une buse pareille? --Mais, mon cher ami..... disait le désolé Harrison. --Toi, mon ami! double traître! --De grâce, mon cher beau-père.... --Beau-père, moi! Ah! tu peux chercher femme ailleurs, je te le garantis; beau-père! Tu comptais sur ma succession, je parie; et tu étais pressé de m'assassiner; beau-père! Il te faut un beau-père pour tirer à la cible! Et moi qui allais donner ma fille à mon meurtrier! Grand Dieu, je vous remercie de m'avoir épargné ce remords!» Pendant ce discours, Quaterquem et son témoin, qui avaient grand'peine à s'empêcher de rire, donnaient des soins au blessé. Harrison était immobile et comme étourdi de sa disgrâce. Il tournait et retournait dans tous les sens le fatal pistolet, et oubliait complétement le duel même qui l'avait amené sur le terrain. Malheureusement, le vieil Anglais s'en aperçut. «Eh bien! dit-il à Quaterquem, qu'attendez-vous pour continuer l'affaire? c'est à vous de tirer; faites moi justice de ce misérable qui a voulu m'assassiner!» Harrison reprit son sang-froid, et se posta de nouveau en face du Breton, tout prêt à essuyer stoïquement son feu; mais Quaterquem désarma son pistolet et lui tendant la main: «Mon cher monsieur, dit-il, vous pouvez partir. --Je ne veux pas de grâce, dit l'Anglais. --Non, pas de grâce pour cet assassin! cria Cornelius en ôtant sa botte. Brûlez-lui la cervelle comme il faut. --Allez au diable, vieux fou! s'écria Harrison exaspéré. Pour une balle qui se trompe de chemin et qui peut-être lui a chatouillé le pied, il fait un tapage d'enfer! --Monsieur, dit Quaterquem à Hercules, allez-vous-en; vous ferez votre paix une autre fois. Il n'est pas en état de vous entendre. --Je ne partirai pas, répliqua l'entêté Hercules, avant que vous ayez tiré sur moi. --Vous moquez-vous du monde, et croyez-vous que j'aie soif de votre sang? Votre mariage est rompu et ne se renouera pas. C'est tout ce qu'il me faut. Adieu, cher monsieur; si vous voyez la reine Victoria présentez-lui, je vous prie, mes respects.» L'Anglais s'en alla sans répondre. «Mon Dieu, que ce pauvre garçon est mal élevé! dit Quaterquem à son témoin. Il s'agit maintenant de transporter M. Hornsby à l'hôtel.» Ils le prirent chacun par un bras et le conduisirent, clopin clopant, jusqu'à sa chambre. Arrivé là, l'officier salua, échangea une poignée de main avec le Breton et partit. Alice et Mme Hornsby eurent grand'peine à comprendre ce qui s'était passé, et, suivant l'usage, versèrent des larmes abondantes, ce qui consola fort le malheureux Cornelius. Dès le premier examen le chirurgien rassura les dames, et s'engagea à remettre le blessé sur pied dans un mois. Harrison, qui se tenait caché dans l'antichambre, et qui attendait timidement la réponse du chirurgien, entr'ouvrit la porte avec précaution, et, croyant le moment favorable: «Ce ne sera rien, dit-il avec sa gaucherie habituelle. Vous avez en plus de peur que de mal.» À ces mots, le blessé bondit si brusquement hors de son lit que l'infortuné Harrison recula. «Plus de peur que de mal! s'écria-t-il. Bourreau, tu veux donc m'achever? Va-t'en, scélérat! va-t'en! va-t'en!» Alice lui fit signe de sortir de la chambre et le suivit. «Contez-moi donc, s'il vous plaît, mon cher Harrison, dit-elle, pourquoi vous cherchez querelle à M. Quaterquem? --Je n'ai pas cherché cette querelle, dit Hercules, je l'ai subie.» Et il répéta la conversation qu'il avait eue avec son adversaire. «Vous êtes deux rares extravagants, dit-elle en riant; je vous pardonne parce qu'il n'y a pas eu de sang versé, mais ne reparaissez plus devant moi. --Alice, vous m'aiderez à apaiser votre père? --C'est impossible; il est trop irrité contre vous. --Ou vous êtes trop prévenue en faveur de ce Français. --Moi, dit-elle en rougissant. Où prenez-vous cela, je vous prie! --C'est lui qui me l'a dit. --Belle autorité? M. Quaterquem est un fat; et vous êtes un impertinent de prétendre deviner qui j'aime ou que je hais. --Alice, je vous aime tant et je suis malheureux! Au nom du ciel, obtenez ma grâce de votre père.» Elle garda le silence. Hercules était condamné. Il le sentit; et, sans insister davantage, il partit le soir même pour Calcutta. Le lendemain, Quaterquem reçut de ses amis la lettre suivante: «Homme de génie! Laisse là les Anglais et leurs filles, et monte en wagon. Ne t'arrête pas à couper en morceaux le bourru Harrison. C'est du temps perdu, et tu te dois au genre humain. Ton invention est un coup de génie, que tous les gens du métier trouvent sublime. Ton aérostat-omnibus va dans moins d'un moins porter aux extrémités du monde la gloire de ta patrie et la tienne. «Ne dis pas que tu manques d'argent. Cent mille francs suffisent à ton premier omnibus aérien et nous avons déjà plus de six cent mille francs à t'offrir. La somme est prête et déposée chez le notaire. «Ce soir, immense génie à la cheville de qui n'irait pas Christophe Colomb, nous t'attendrons à la gare du chemin de fer d'Orléans. «À toi, LES DIX-SEPT.» Aussitôt, il se présenta chez le vieil Hornsby. Sa fille le reçut seule. «Alice, dit-il, je vais partir à midi, et ne vous reverrai peut-être jamais. M'aimez-vous? --Et vous? répondit-elle. --Jusqu'à la mort. --Eh bien, ayez confiance en moi, et revenez. Quoi qu'il arrive, je n'aurai pas d'autre mari que vous.... Mais qui vous force à partir? Quaterquem lui montra la lettre de ses amis. Elle la lut et lui dit: «Vous avez raison, il faut partir. Fiez-vous à moi du soin de fléchir mon père.» Elle lui tendit la main, Quaterquem partit plein d'amour et d'espoir, et plusieurs jours s'écoulèrent sans que miss Hornsby entendit parler de lui. Pendant ce temps, le vieil Anglais guérissait à vue d'oeil, et s'étonnait du silence mélancolique de la belle Alice. --Est-ce que tu regrettes Harrison, dit-il un jour. --Pas le moins du monde, cher père, répondit-elle. --Est-ce que tu t'ennuies en France? --Encore moins. --Veux-tu aller à Naples et voir le Vésuve? --Non. --Veux-tu revenir à Londres? --Non, mon père, Londres m'ennuie. --Ah!» Il garda le silence, devinant la pensée de sa fille. --Est-ce que vraiment elle aimait ce Français? pensait-il. Épouser le fils du meurtrier de Nelson, ce serait un sacrilège! Ah! que les pères sont malheureux! Dans cette extrémité, il résolut de retourner à Londres, et partit pour Paris le soir même. Comme il arrivait, il trouva dans un journal du soir la note suivante: «On parle d'une immense découverte qui est due au génie d'un de nos professeurs les plus distingués, M. Yves Quaterquem. C'est un ballon-omnibus qu'on dirige à volonté, et qui parcourt en peu d'instants des distances prodigieuses. La première expérience faite hier devant une commission de l'Académie des sciences, a parfaitement réussi. Jamais le génie humain n'a fait de découverte plus utile et plus belle. Adieu les diligences et les chemins de fer. En quelques heures, l'homme va faire le tour de la planète.» Le journal tomba de ses mains et fut ramassé par Alice. «Eh bien, dit-elle, ai-je tort de l'aimer? --Tu l'aimes donc?» Pour toute réponse elle lui sauta au cou et lui prodigua les plus tendres caresses. Il se laissa toucher, car, après tout, le vieil Hornsby, de la maison Hornsby, Harrison et Co, n'est pas un méchant homme, ni un père barbare, ni un calculateur maladroit, et il sait très bien que l'inventeur des ballons-omnibus ne restera pas longtemps pauvre et obscur. Or, que veulent tous les pères? S'enrichir et chercher pour leurs filles des maris plus riches qu'eux-mêmes: c'est l'Évangile de toutes les familles. C'est pourquoi, ayant bien pesé et calculé les avantages et les inconvénients, il écrivit, le 6 mai dernier, à notre ami Quaterquem le billet suivant: «M. Hornsby, de la maison Hornsby, Harrison et Co, a l'honneur de prier M. Yves Quaterquem de le favoriser d'une visite demain matin à onze heures. «Son tout dévoué, Cornelius HORNSBY.» Quaterquem n'eut garde de manquer au rendez-vous. Vous devinez le reste. Ils se marieront le 25 mai prochain à la mairie du 2e arrondissement, à huit heures du soir. Leur bonheur est sans nuages. Dans un an, Quaterquem sera l'homme le plus illustre des deux hémisphères. Son ballon est admirable et marche à merveille. Le 26 mai, aussitôt après la cérémonie nuptiale, notre ami doit prendre, avec sa femme, le chemin de la Chine, où il arrivera le soir même, et passera dans une maison de campagne, louée d'avance, le temps de la lune de miel. __________________________________ Imp. G. Saint-Aubin et Thevenot, Saint-Dizier, 30, Passage Verdeau, Paris. Librairie E. DENTU _OUVRAGES DU MÊME AUTEUR_ L'Aventurier. 2 volumes. I.--Un amour républicain. II.--Un Duel sous l'Empire. La Croix des Prêches. 2 volumes. Désirée. 1 volume. La Fête de Champdebrac. 1 volume. Un Millionnaire. 1 volume. Le Plus hardi des Gueux. 1 volume. Nini. 1 volume. Plantagenet. 2 volumes. Le Puy de Montchal. 1 volume. Rachel. 1 volume. Le Seigneur de Lanterne. 1 volume. Le Vieux Juge. 1 volume. NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE CHOISIE DE ROMANS MODERNES Une Ville de garnison. Un Mariage au Couvent. Deux Amis en 1792. Mémoires de Gaston Phoebus. Rose d'Amour. La Mort de Roland. End of the Project Gutenberg EBook of Brancas; Les amours de Quaterquem, by Alfred Assollant *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK BRANCAS; LES AMOURS DE QUATERQUEM *** ***** This file should be named 18583-8.txt or 18583-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/8/5/8/18583/ Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica). Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email [email protected]. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director [email protected] Section 4. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. *** END: FULL LICENSE ***