De la Démocratie en Amérique, tome premier

By Alexis de Tocqueville

The Project Gutenberg EBook of De la Démocratie en Amérique (Vol. 1 / 4), by 
Alexis de Tocqueville

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Title: De la Démocratie en Amérique (Vol. 1 / 4)
       et augmentée d'un Avertissement et d'un Examen comparatif
       de la Démocratie aux États-Unis et en Suisse

Author: Alexis de Tocqueville

Release Date: November 21, 2009 [EBook #30513]

Language: French


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DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE.




PARIS.--IMPRIMERIE CLAYE ET TAILLEFER

RUE SAINT-BENOÎT, 7.




DE LA DÉMOCRATIE EN AMÉRIQUE

PAR

ALEXIS DE TOCQUEVILLE

Membre de l'Institut.




DOUZIÈME ÉDITION

REVUE, CORRIGÉE

et augmentée d'un Avertissement et d'un Examen comparatif de la
Démocratie aux États-Unis et en Suisse.


TOME PREMIER.


PARIS

PAGNERRE, ÉDITEUR

RUE DE SEINE, 14 BIS.

1848




AVERTISSEMENT

DE LA DIXIÈME ÉDITION.


Quelque grands et soudains que soient les événements qui viennent de
s'accomplir en un moment sous nos yeux, l'auteur du présent ouvrage a le
droit de dire qu'il n'a point été surpris par eux. Ce livre a été écrit
il y a quinze ans, sous la préoccupation constante d'une seule pensée:
l'avénement prochain, irrésistible, universel de la Démocratie dans le
monde. Qu'on le relise: on y rencontrera à chaque page un avertissement
solennel qui rappelle aux hommes que la société change de formes,
l'humanité de condition, et que de nouvelles destinées s'approchent.

En tête étaient tracés ces mots:

_Le développement graduel de l'égalité est un fait providentiel. Il en a
les principaux caractères: il est universel, il est durable, il échappe
chaque jour à la puissance humaine; tous les événements comme tous les
hommes ont servi à son développement. Serait-il sage de croire qu'un
mouvement social qui vient de si loin puisse être suspendu par une
génération? Pense-t-on qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les
rois, la Démocratie reculera devant les bourgeois et les riches?
S'arrêtera-t-elle maintenant qu'elle est devenue si forte et ses
adversaires si faibles?_

L'homme qui en présence d'une monarchie, raffermie plutôt qu'ébranlée
par la révolution de juillet, a tracé ces lignes, que l'événement a
rendu prophétiques, peut aujourd'hui sans crainte appeler de nouveau sur
son oeuvre l'attention du public.

On doit lui permettre également d'ajouter que les circonstances
actuelles donnent à son livre un intérêt du moment et une utilité
pratique qu'il n'avait point quand il a paru pour la première fois.

La royauté existait alors. Aujourd'hui elle est détruite. Les
institutions de l'Amérique, qui n'étaient qu'un sujet de curiosité pour
la France monarchique, doivent être un sujet d'étude pour la France
républicaine. Ce n'est pas la force seule qui asseoit un gouvernement
nouveau; ce sont de bonnes lois. Après le combattant, le législateur.
L'un a détruit, l'autre fonde. À chacun son oeuvre. Il ne s'agit plus,
il est vrai, de savoir si nous aurons en France la royauté ou la
république; mais il nous reste à apprendre si nous aurons une république
agitée ou une république tranquille, une république régulière ou une
république irrégulière, une république pacifique ou une république
guerroyante, une république libérale ou une république oppressive, une
république qui menace les droits sacrés de la propriété et de la famille
ou une république qui les reconnaisse et les consacre. Terrible
problème, dont la solution n'importe pas seulement à la France, mais à
tout l'univers civilisé. Si nous nous sauvons nous-mêmes, nous sauvons
en même temps les peuples qui nous environnent. Si nous nous perdons,
nous les perdons tous avec nous. Suivant que nous aurons la liberté
démocratique ou la tyrannie démocratique, la destinée du monde sera
différente, et l'on peut dire qu'il dépend aujourd'hui de nous que la
république finisse par être établie partout ou abolie partout.

Or, ce problème que nous venons seulement de poser, l'Amérique l'a
résolu il y a plus de soixante ans. Depuis soixante ans le principe de
la souveraineté du peuple que nous avons intronisé hier parmi nous règne
là sans partage. Il y est mis en pratique de la manière la plus directe,
la plus illimitée, la plus absolue. Depuis soixante ans, le peuple qui
en a fait la source commune de toutes ses lois grandit sans cesse en
population, en territoire, en richesse; et remarquez-le bien, il se
trouve avoir été durant cette période non seulement le plus prospère,
mais le plus stable de tous les peuples de la terre. Tandis que toutes
les nations de l'Europe étaient ravagées par la guerre ou déchirées par
les discordes civiles, le peuple américain seul dans le monde civilisé
restait paisible. Presque toute l'Europe était bouleversée par des
révolutions; l'Amérique n'avait pas même d'émeutes: la république n'y
était pas perturbatrice, mais conservatrice de tous les droits; la
propriété individuelle y avait plus de garanties que dans aucun pays du
monde; l'anarchie y restait aussi inconnue que le despotisme.

Où pourrions-nous trouver ailleurs de plus grandes espérances et de plus
grandes leçons! Tournons donc nos regards vers l'Amérique, non pour
copier servilement les institutions qu'elle s'est données, mais pour
mieux comprendre celles qui nous conviennent; moins pour y puiser des
exemples que des enseignements, pour lui emprunter les principes plutôt
que les détails de ses lois. Les lois de la République française peuvent
et doivent, en bien des cas, être différentes de celles qui régissent
les États-Unis, mais les principes sur lesquels les constitutions
américaines reposent, ces principes d'ordre, de pondération des
pouvoirs, de liberté vraie, de respect sincère et profond du droit, sont
indispensables à toutes les républiques; ils doivent être communs à
toutes, et l'on peut dire à l'avance que là où ils ne se rencontreront
pas, la République aura bientôt cessé d'exister.




INTRODUCTION.


Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États-Unis, ont
attiré mon attention, aucun n'a plus vivement frappé mes regards que
l'égalité des conditions. Je découvris sans peine l'influence
prodigieuse qu'exerce ce premier fait sur la marche de la société; il
donne à l'esprit public une certaine direction, un certain tour aux
lois; aux gouvernants des maximes nouvelles, et des habitudes
particulières aux gouvernés.

Bientôt je reconnus que ce même fait étend son influence fort au-delà
des moeurs politiques et des lois, et qu'il n'obtient pas moins d'empire
sur la société civile que sur le gouvernement: il crée des opinions,
fait naître des sentiments, suggère des usages et modifie tout ce qu'il
ne produit pas.

Ainsi donc, à mesure que j'étudiais la société américaine, je voyais de
plus en plus, dans l'égalité des conditions, le fait générateur dont
chaque fait particulier semblait descendre, et je le retrouvais sans
cesse devant moi comme un point central où toutes mes observations
venaient aboutir.

Alors je reportai ma pensée vers notre hémisphère, et il me sembla que
j'y distinguais quelque chose d'analogue au spectacle que m'offrait le
Nouveau-Monde. Je vis l'égalité des conditions qui, sans y avoir atteint
comme aux États-Unis ses limites extrêmes, s'en rapprochait chaque jour
davantage; et cette même démocratie, qui régnait sur les sociétés
américaines, me parut en Europe s'avancer rapidement vers le pouvoir.

De ce moment j'ai conçu l'idée du livre qu'on va lire.

Une grande révolution démocratique s'opère parmi nous, tous la voient;
mais tous ne la jugent point de la même manière. Les uns la considèrent
comme une chose nouvelle, et, la prenant pour un accident, ils espèrent
pouvoir encore l'arrêter; tandis que d'autres la jugent irrésistible,
parce qu'elle leur semble le fait le plus continu, le plus ancien et le
plus permanent que l'on connaisse dans l'histoire.

Je me reporte pour un moment à ce qu'était la France il y a sept cents
ans: je la trouve partagée entre un petit nombre de familles qui
possèdent la terre et gouvernent les habitants; le droit de commander
descend alors de générations en générations avec les héritages; les
hommes n'ont qu'un seul moyen d'agir les uns sur les autres, la force;
on ne découvre qu'une seule origine de la puissance, la propriété
foncière.

Mais voici le pouvoir politique du clergé qui vient à se fonder et
bientôt à s'étendre. Le clergé ouvre ces rangs à tous, au pauvre et au
riche, au roturier et au seigneur; l'égalité commence à pénétrer par
l'Église au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf
dans un éternel esclavage, se place comme prêtre au milieu des nobles,
et va souvent s'asseoir au-dessus des rois.

La société devenant avec le temps plus civilisée et plus stable, les
différents rapports entre les hommes deviennent plus compliqués et plus
nombreux. Le besoin des lois civiles se fait vivement sentir. Alors
naissent les légistes; ils sortent de l'enceinte obscure des tribunaux
et du réduit poudreux des greffes, et ils vont siéger dans la cour du
prince, à côté des barons féodaux couverts d'hermine et de fer.

Les rois se ruinent dans les grandes entreprises; les nobles s'épuisent
dans les guerres privées; les roturiers s'enrichissent dans le commerce.
L'influence de l'argent commence à se faire sentir sur les affaires de
l'État. Le négoce est une source nouvelle qui s'ouvre à la puissance, et
les financiers deviennent un pouvoir politique qu'on méprise et qu'on
flatte.

Peu à peu, les lumières se répandent; on voit se réveiller le goût de
la littérature et des arts; l'esprit devient alors un élément de succès;
la science est un moyen de gouvernement, l'intelligence une force
sociale; les lettrés arrivent aux affaires.

À mesure cependant qu'il se découvre des routes nouvelles pour parvenir
au pouvoir, on voit baisser la valeur de la naissance. Au XIe siècle, la
noblesse était d'un prix inestimable; on l'achète au XIIIe; le premier
anoblissement a lieu en 1270, et l'égalité s'introduit enfin dans le
gouvernement par l'aristocratie elle-même.

Durant les sept cents ans qui viennent de s'écouler, il est arrivé
quelquefois que, pour lutter contre l'autorité royale ou pour enlever le
pouvoir à leurs rivaux, les nobles ont donné une puissance politique au
peuple.

Plus souvent encore, on a vu les rois faire participer au gouvernement
les classes inférieures de l'État, afin d'abaisser l'aristocratie.

En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus
constants des niveleurs. Quand ils ont été ambitieux et forts, ils ont
travaillé à élever le peuple au niveau des nobles; et quand ils ont été
modérés et faibles, ils ont permis que le peuple se plaçât au-dessus
d'eux-mêmes. Les uns ont aidé la démocratie par leurs talents, les
autres par leurs vices. Louis XI et Louis XIV ont pris soin de tout
égaliser au-dessous du trône, et Louis XV est enfin descendu lui-même
avec sa cour dans la poussière.

Dès que les citoyens commencèrent à posséder la terre autrement que
suivant la tenure féodale, et que la richesse mobilière, étant connue,
put à son tour créer l'influence et donner le pouvoir, on ne fit point
de découvertes dans les arts, on n'introduisit plus de perfectionnements
dans le commerce et l'industrie, sans créer comme autant de nouveaux
éléments d'égalité parmi les hommes. À partir de ce moment, tous les
procédés qui se découvrent, tous les besoins qui viennent à naître, tous
les désirs qui demandent à se satisfaire, sont des progrès vers le
nivellement universel. Le goût du luxe, l'amour de la guerre, l'empire
de la mode, les passions les plus superficielles du coeur humain comme
les plus profondes, semblent travailler de concert à appauvrir les
riches et à enrichir les pauvres.

Depuis que les travaux de l'intelligence furent devenus des sources de
force et de richesses, on dut considérer chaque développement de la
science, chaque connaissance nouvelle, chaque idée neuve, comme un germe
de puissance mis à la portée du peuple. La poésie, l'éloquence, la
mémoire, les grâces de l'esprit, les feux de l'imagination, la
profondeur de la pensée, tous ces dons que le ciel répartit au hasard,
profitèrent à la démocratie, et lors même qu'ils se trouvèrent dans la
possession de ses adversaires, ils servirent encore sa cause en mettant
en relief la grandeur naturelle de l'homme; ses conquêtes s'étendirent
donc avec celles de la civilisation et des lumières, et la littérature
fut un arsenal ouvert à tous, où les faibles et les pauvres vinrent
chaque jour chercher des armes.

Lorsqu'on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre pour
ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans n'aient
tourné au profit de l'égalité.

Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent
leurs terres; l'institution des communes introduit la liberté
démocratique au sein de la monarchie féodale; la découverte des armes à
feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille; l'imprimerie
offre d'égales ressources à leur intelligence; la poste vient déposer la
lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais;
le protestantisme soutient que tous les hommes sont également en état de
trouver le chemin du ciel. L'Amérique, qui se découvre, présente à la
fortune mille routes nouvelles, et délivre à l'obscur aventurier les
richesses et le pouvoir.

Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France de
cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes, vous
ne manquerez point d'apercevoir qu'une double révolution s'est opérée
dans l'état de la société. Le noble aura baissé dans l'échelle sociale,
le roturier s'y sera élevé; l'un descend, l'autre monte. Chaque
demi-siècle les rapproche, et bientôt ils vont se toucher.

Et ceci n'est pas seulement particulier à la France. De quelque côté que
nous jetions nos regards, nous apercevons la même révolution qui se
continue dans tout l'univers chrétien.

Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner au
profit de la démocratie; tous les hommes l'ont aidée de leurs efforts:
ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès et ceux qui ne
songeaient point à la servir; ceux qui ont combattu pour elle, et ceux
mêmes qui se sont déclarés ses ennemis; tous ont été poussés pêle-mêle
dans la même voie, et tous ont travaillé en commun, les uns malgré eux,
les autres à leur insu, aveugles instruments dans les mains de Dieu.

Le développement graduel de l'égalité des conditions est donc un fait
providentiel, il en a les principaux caractères: il est universel, il
est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine; tous les
événements, comme tous les hommes, servent à son développement.

Serait-il sage de croire qu'un mouvement social qui vient de si loin,
pourra être suspendu par les efforts d'une génération? Pense-t-on
qu'après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie
reculera devant les bourgeois et les riches? S'arrêtera-t-elle
maintenant qu'elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles?

Où allons-nous donc? Nul ne saurait le dire; car déjà les termes de
comparaison nous manquent: les conditions sont plus égales de nos jours
parmi les chrétiens, qu'elles ne l'ont jamais été dans aucun temps ni
dans aucun pays du monde; ainsi la grandeur de ce qui est déjà fait
empêche de prévoir ce qui peut se faire encore.

Le livre entier qu'on va lire a été écrit sous l'impression d'une sorte
de terreur religieuse produite dans l'âme de l'auteur par la vue de
cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à
travers tous les obstacles, et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer
au milieu des ruines qu'elles a faites.

Il n'est pas nécessaire que Dieu parle lui-même pour que nous
découvrions des signes certains de sa volonté; il suffit d'examiner
quelle est la marche habituelle de la nature et la tendance continue des
événements; je sais, sans que le Créateur élève la voix, que les astres
suivent dans l'espace les courbes que son doigt a tracées.

Si de longues observations et des méditations sincères amenaient les
hommes de nos jours à reconnaître que le développement graduel et
progressif de l'égalité est à la fois le passé et l'avenir de leur
histoire, cette seule découverte donnerait à ce développement le
caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la
démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait
aux nations qu'à s'accommoder à l'état social que leur impose la
Providence.

Les peuples chrétiens me paraissent offrir de nos jours un effrayant
spectacle; le mouvement qui les emporte est déjà assez fort pour qu'on
ne puisse le suspendre, et il n'est pas encore assez rapide pour qu'on
désespère de le diriger: leur sort est entre leurs mains; mais bientôt
il leur échappe.

Instruire la démocratie, ranimer s'il se peut ses croyances, purifier
ses moeurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science des
affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à ses
aveugles instincts; adapter son gouvernement aux temps et aux lieux; le
modifier suivant les circonstances et les hommes: tel est le premier des
devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la société.

Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau.

Mais c'est à quoi nous ne songeons guère: placés au milieu d'un fleuve
rapide, nous fixons obstinément les yeux vers quelques débris qu'on
aperçoit encore sur le rivage, tandis que le courant nous entraîne et
nous pousse à reculons vers des abîmes.

Il n'y a pas de peuples de l'Europe chez lesquels la grande révolution
sociale que je viens de décrire ait fait de plus rapides progrès que
parmi nous; mais elle y a toujours marché au hasard.

Jamais les chefs de l'État n'ont pensé à rien préparer d'avance pour
elle; elle s'est faite malgré eux ou à leur insu. Les classes les plus
puissantes, les plus intelligentes et les plus morales de la nation
n'ont point cherché à s'emparer d'elle, afin de la diriger. La
démocratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages; elle a grandi
comme ces enfants, privés des soins paternels, qui s'élèvent d'eux-mêmes
dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la société que ses
vices et ses misères. On semblait encore ignorer son existence, quand
elle s'est emparée à l'improviste du pouvoir. Chacun alors s'est soumis
avec servilité à ses moindres désirs; on l'a adorée comme l'image de la
force; quand ensuite elle se fut affaiblie par ses propres excès, les
législateurs conçurent le projet imprudent de la détruire au lieu de
chercher à l'instruire et à la corriger, et sans vouloir lui apprendre à
gouverner, ils ne songèrent qu'à la repousser du gouvernement.

Il en est résulté que la révolution démocratique s'est opérée dans le
matériel de la société, sans qu'il se fît, dans les lois, les idées, les
habitudes et les moeurs, le changement qui eût été nécessaire pour
rendre cette révolution utile. Ainsi nous avons la démocratie, moins ce
qui doit atténuer ses vices et faire ressortir ses avantages naturels;
et voyant déjà les maux qu'elle entraîne, nous ignorons encore les biens
qu'elle peut donner.

Quand le pouvoir royal, appuyé sur l'aristocratie, gouvernait
paisiblement les peuples de l'Europe, la société, au milieu de ses
misères, jouissait de plusieurs genres de bonheur, qu'on peut
difficilement concevoir et apprécier de nos jours.

La puissance de quelques sujets élevait des barrières insurmontables à
la tyrannie du prince; et les rois, se sentant d'ailleurs revêtus aux
yeux de la foule d'un caractère presque divin, puisaient, dans le
respect même qu'ils faisaient naître, la volonté de ne point abuser de
leur pouvoir.

Placés à une distance immense du peuple, les nobles prenaient cependant
au sort du peuple cette espèce d'intérêt bienveillant et tranquille que
le pasteur accorde à son troupeau; et, sans voir dans le pauvre leur
égal, ils veillaient sur sa destinée, comme sur un dépôt remis par la
Providence entre leurs mains.

N'ayant point conçu l'idée d'un autre état social que le sien,
n'imaginant pas qu'il pût jamais s'égaler à ses chefs, le peuple
recevait leurs bienfaits, et ne discutait point leurs droits. Il les
aimait lorsqu'ils étaient cléments et justes, et se soumettait sans
peine et sans bassesse à leurs rigueurs, comme à des maux inévitables
que lui envoyait le bras de Dieu. L'usage et les moeurs avaient
d'ailleurs établi des bornes à la tyrannie, et fondé une sorte de droit
au milieu même de la force.

Le noble n'ayant point la pensée qu'on voulût lui arracher des
priviléges qu'il croyait légitimes; le serf regardant son infériorité
comme un effet de l'ordre immuable de la nature, on conçoit qu'il put
s'établir une sorte de bienveillance réciproque entre ces deux classes
si différemment partagées du sort. On voyait alors dans la société, de
l'inégalité, des misères, mais les âmes n'y étaient pas dégradées.

Ce n'est point l'usage du pouvoir ou l'habitude de l'obéissance qui
déprave les hommes, c'est l'usage d'une puissance qu'ils considèrent
comme illégitime, et l'obéissance à un pouvoir qu'ils regardent comme
usurpé et comme oppresseur.

D'un côté étaient les biens, la force, les loisirs, et avec eux les
recherches du luxe, les raffinements du goût, les plaisirs de l'esprit,
le culte des arts; de l'autre, le travail, la grossièreté et
l'ignorance.

Mais au sein de cette foule ignorante et grossière, on rencontrait des
passions énergiques, des sentiments généreux, des croyances profondes et
de sauvages vertus.

Le corps social, ainsi organisé, pouvait avoir de la stabilité, de la
puissance, et surtout de la gloire.

Mais voici les rangs qui se confondent; les barrières élevées entre les
hommes s'abaissent; on divise les domaines, le pouvoir se partage, les
lumières se répandent, les intelligences s'égalisent; l'état social
devient démocratique, et l'empire de la démocratie s'établit enfin
paisiblement dans les institutions et dans les moeurs.

Je conçois alors une société où tous, regardant la loi comme leur
ouvrage, l'aimeraient et s'y soumettraient sans peine; où l'autorité du
gouvernement étant respectée comme nécessaire et non comme divine,
l'amour qu'on porterait au chef de l'État ne serait point une passion,
mais un sentiment raisonné et tranquille. Chacun ayant des droits, et
étant assuré de conserver ses droits, il s'établirait entre toutes les
classes une mâle confiance, et une sorte de condescendance réciproque,
aussi éloignée de l'orgueil que de la bassesse.

Instruit de ses vrais intérêts, le peuple comprendrait que, pour
profiter des biens de la société, il faut se soumettre à ses charges.
L'association libre des citoyens pourrait remplacer alors la puissance
individuelle des nobles, et l'État serait à l'abri de la tyrannie et de
la licence.

Je comprends que dans un État démocratique, constitué de cette manière,
la société ne sera point immobile; mais les mouvements du corps social
pourront y être réglés et progressifs; si l'on y rencontre moins d'éclat
qu'au sein d'une aristocratie, on y trouvera moins de misères; les
jouissances y seront moins extrêmes, et le bien-être plus général; les
sciences moins grandes, et l'ignorance plus rare; les sentiments moins
énergiques, et les habitudes plus douces; on y remarquera plus de vices
et moins de crimes.

À défaut de l'enthousiasme et de l'ardeur des croyances, les lumières et
l'expérience obtiendront quelquefois des citoyens de grands sacrifices;
chaque homme étant également faible sentira un égal besoin de ses
semblables; et connaissant qu'il ne peut obtenir leur appui qu'à la
condition de leur prêter son concours, il découvrira sans peine que pour
lui l'intérêt particulier se confond avec l'intérêt général.

La nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse, moins
forte peut-être; mais la majorité des citoyens y jouira d'un sort plus
prospère, et le peuple s'y montrera paisible, non qu'il désespère d'être
mieux, mais parce qu'il sait être bien.

Si tout n'était pas bon et utile dans un semblable ordre de choses, la
société du moins se serait approprié tout ce qu'il peut présenter
d'utile et de bon, et les hommes, en abandonnant pour toujours les
avantages sociaux que peut fournir l'aristocratie, auraient pris à la
démocratie tous les biens que celle-ci peut leur offrir.

Mais nous, en quittant l'état social de nos aïeux, en jetant pêle-mêle
derrière nous leurs institutions, leurs idées et leurs moeurs,
qu'avons-nous pris à la place?

Le prestige du pouvoir royal s'est évanoui, sans être remplacé par la
majesté des lois; de nos jours, le peuple méprise l'autorité, mais il la
craint, et la peur arrache de lui plus que ne donnaient jadis le respect
et l'amour.

J'aperçois que nous avons détruit les existences individuelles qui
pouvaient lutter séparément contre la tyrannie; mais je vois le
gouvernement qui hérite seul de toutes les prérogatives arrachées à des
familles, à des corporations ou à des hommes: à la force quelquefois
oppressive, mais souvent conservatrice, d'un petit nombre de citoyens, a
donc succédé la faiblesse de tous.

La division des fortunes a diminué la distance qui séparait le pauvre du
riche; mais en se rapprochant, ils semblent avoir trouvé des raisons
nouvelles de se haïr, et jetant l'un sur l'autre des regards pleins de
terreur et d'envie, ils se repoussent mutuellement du pouvoir; pour l'un
comme pour l'autre, l'idée des droits n'existe point, et la force leur
apparaît, à tous les deux, comme la seule raison du présent, et l'unique
garantie de l'avenir.

Le pauvre a gardé la plupart des préjugés de ses pères, sans leurs
croyances; leur ignorance, sans leurs vertus; il a admis, pour règle de
ses actions, la doctrine de l'intérêt, sans en connaître la science, et
son égoïsme est aussi dépourvu de lumières que l'était jadis son
dévouement.

La société est tranquille, non point parce qu'elle a la conscience de
sa force et de son bien-être, mais au contraire parce qu'elle se croit
faible et infirme; elle craint de mourir en faisant un effort; chacun
sent le mal, mais nul n'a le courage et l'énergie nécessaires pour
chercher le mieux; on a des désirs, des regrets, des chagrins et des
joies qui ne produisent rien de visible, ni de durable, semblables à des
passions de vieillards qui n'aboutissent qu'à l'impuissance.

Ainsi nous avons abandonné ce que l'état ancien pouvait présenter de
bon, sans acquérir ce que l'état actuel pourrait offrir d'utile; nous
avons détruit une société aristocratique, et, nous arrêtant
complaisamment au milieu des débris de l'ancien édifice, nous semblons
vouloir nous y fixer pour toujours.

Ce qui arrive dans le monde intellectuel n'est pas moins déplorable.

Gênée dans sa marche ou abandonnée sans appui à ses passions
désordonnées, la démocratie de France a renversé tout ce qui se
rencontrait sur son passage, ébranlant ce qu'elle ne détruisait pas. On
ne l'a point vue s'emparer peu à peu de la société, afin d'y établir
paisiblement son empire; elle n'a cessé de marcher au milieu des
désordres et de l'agitation d'un combat. Animé par la chaleur de la
lutte, poussé au-delà des limites naturelles de son opinion, par les
opinions et les excès de ses adversaires, chacun perd de vue l'objet
même de ses poursuites, et tient un langage qui répond mal à ses vrais
sentiments et à ses instincts secrets.

De là l'étrange confusion dont nous sommes forcés d'être les témoins.

Je cherche en vain dans mes souvenirs, je ne trouve rien qui mérite
d'exciter plus de douleur et plus de pitié que ce qui se passe sous nos
yeux; il semble qu'on ait brisé de nos jours le lien naturel qui unit
les opinions aux goûts et les actes aux croyances; la sympathie qui
s'est fait remarquer de tout temps entre les sentiments et les idées des
hommes paraît détruite, et l'on dirait que toutes les lois de l'analogie
morale sont abolies.

On rencontre encore parmi nous des chrétiens pleins de zèle, dont l'âme
religieuse aime à se nourrir des vérités de l'autre vie; ceux-là vont
s'animer sans doute en faveur de la liberté humaine, source de toute
grandeur morale. Le christianisme, qui a rendu tous les hommes égaux
devant Dieu, ne répugnera pas à voir tous les citoyens égaux devant la
loi. Mais, par un concours d'étranges événements, la religion se trouve
momentanément engagée au milieu des puissances que la démocratie
renverse, et il lui arrive souvent de repousser l'égalité qu'elle aime,
et de maudire la liberté comme un adversaire, tandis qu'en la prenant
par la main, elle pourrait en sanctifier les efforts.

À côté de ces hommes religieux, j'en découvre d'autres dont les regards
sont tournés vers la terre plutôt que vers le ciel; partisans de la
liberté, non seulement parce qu'ils voient en elle l'origine des plus
nobles vertus, mais surtout parce qu'ils la considèrent comme la source
des plus grands biens, ils désirent sincèrement assurer son empire et
faire goûter aux hommes ses bienfaits: je comprends que ceux-là vont se
hâter d'appeler la religion à leur aide, car ils doivent savoir qu'on ne
peut établir le règne de la liberté sans celui des moeurs, ni fonder les
moeurs sans les croyances; mais ils ont aperçu la religion dans les
rangs de leurs adversaires, c'en est assez pour eux: les uns
l'attaquent, et les autres n'osent la défendre.

Les siècles passés ont vu des âmes basses et vénales préconiser
l'esclavage, tandis que des esprits indépendants et des coeurs généreux
luttaient sans espérance pour sauver la liberté humaine. Mais on
rencontre souvent de nos jours des hommes naturellement nobles et fiers,
dont les opinions sont en opposition directe avec leurs goûts, et qui
vantent la servilité et la bassesse qu'ils n'ont jamais connues pour
eux-mêmes. Il en est d'autres au contraire qui parlent de la liberté
comme s'ils pouvaient sentir ce qu'il y a de saint et de grand en elle,
et qui réclament bruyamment en faveur de l'humanité des droits qu'ils
ont toujours méconnus.

J'aperçois des hommes vertueux et paisibles que leurs moeurs pures,
leurs habitudes tranquilles, leur aisance et leurs lumières placent
naturellement à la tête des populations qui les environnent. Pleins d'un
amour sincère pour la patrie, ils sont prêts à faire pour elle de grands
sacrifices: cependant la civilisation trouve souvent en eux des
adversaires; ils confondent ses abus avec ses bienfaits, et dans leur
esprit l'idée du mal est indissolublement unie à celle du nouveau.

Près de là j'en vois d'autres qui, au nom des progrès, s'efforçant de
matérialiser l'homme, veulent trouver l'utile sans s'occuper du juste,
la science loin des croyances, et le bien-être séparé de la vertu:
ceux-là se sont dits les champions de la civilisation moderne, et ils se
mettent insolemment à sa tête, usurpant une place qu'on leur abandonne
et dont leur indignité les repousse.

Où sommes-nous donc?

Les hommes religieux combattent la liberté, et les amis de la liberté
attaquent les religions; des esprits nobles et généreux vantent
l'esclavage, et des âmes basses et serviles préconisent l'indépendance;
des citoyens honnêtes et éclairés sont ennemis de tous les progrès,
tandis que des hommes sans patriotisme et sans moeurs se font les
apôtres de la civilisation et des lumières!

Tous les siècles ont-ils donc ressemblé au nôtre? L'homme a-t-il
toujours eu sous les yeux, comme de nos jours, un monde où rien ne
s'enchaîne, où la vertu est sans génie, et le génie sans honneur; où
l'amour de l'ordre se confond avec le goût des tyrans et le culte saint
de la liberté avec le mépris des lois; où la conscience ne jette qu'une
clarté douteuse sur les actions humaines; où rien ne semble plus
défendu, ni permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux?

Penserai-je que le Créateur a fait l'homme pour le laisser se débattre
sans fin au milieu des misères intellectuelles qui nous entourent? Je ne
saurais le croire: Dieu prépare aux sociétés européennes un avenir plus
fixe et plus calme; j'ignore ses desseins, mais je ne cesserai pas d'y
croire parce que je ne puis les pénétrer, et j'aimerai mieux douter de
mes lumières que de sa justice.

Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont je
parle semble avoir à peu près atteint ses limites naturelles; elle s'y
est opérée d'une manière simple et facile, ou plutôt on peut dire que ce
pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s'opère parmi
nous, sans avoir eu la révolution elle-même.

Les émigrants qui vinrent se fixer en Amérique au commencement du XVIIe
siècle dégagèrent en quelque façon le principe de la démocratie de tous
ceux contre lesquels il luttait dans le sein des vieilles sociétés de
l'Europe, et ils le transplantèrent seul sur les rivages du
Nouveau-Monde. Là, il a pu grandir en liberté, et, marchant avec les
moeurs, se développer paisiblement dans les lois.

Il me paraît hors de doute que tôt ou tard nous arriverons, comme les
Américains, à l'égalité presque complète des conditions. Je ne conclus
point de là que nous soyons appelés un jour à tirer nécessairement, d'un
pareil état social, les conséquences politiques que les Américains en
ont tirées. Je suis très loin de croire qu'ils aient trouvé la seule
forme de gouvernement que puisse se donner la démocratie; mais il suffit
que dans les deux pays la cause génératrice des lois et des moeurs soit
la même, pour que nous ayons un intérêt immense à savoir ce qu'elle a
produit dans chacun d'eux.

Ce n'est donc pas seulement pour satisfaire une curiosité, d'ailleurs
légitime, que j'ai examiné l'Amérique; j'ai voulu y trouver des
enseignements dont nous puissions profiter. On se tromperait étrangement
si l'on pensait que j'aie voulu faire un panégyrique; quiconque lira ce
livre sera bien convaincu que tel n'a point été mon dessein; mon but n'a
pas été non plus de préconiser telle forme de gouvernement en général;
car je suis du nombre de ceux qui croient qu'il n'y a presque jamais de
bonté absolue dans les lois; je n'ai même pas prétendu juger si la
révolution sociale, dont la marche me semble irrésistible, était
avantageuse ou funeste à l'humanité; j'ai admis cette révolution comme
un fait accompli ou prêt à s'accomplir, et, parmi les peuples qui l'ont
vue s'opérer dans leur sein, j'ai cherché celui chez lequel elle a
atteint le développement le plus complet et le plus paisible, afin d'en
discerner clairement les conséquences naturelles, et d'apercevoir, s'il
se peut, les moyens de la rendre profitable aux hommes. J'avoue que dans
l'Amérique j'ai vu plus que l'Amérique; j'y ai cherché une image de la
démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses
préjugés, de ses passions; j'ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour
savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d'elle.

Dans la première partie de cet ouvrage, j'ai donc essayé de montrer la
direction que la démocratie, livrée en Amérique à ses penchants et
abandonnée presque sans contrainte à ses instincts, donnait
naturellement aux lois, la marche qu'elle imprimait au gouvernement, et
en général la puissance qu'elle obtenait sur les affaires. J'ai voulu
savoir quels étaient les biens et les maux produits par elle. J'ai
recherché de quelles précautions les Américains avaient fait usage pour
la diriger, et quelles autres ils avaient omises, et j'ai entrepris de
distinguer les causes qui lui permettent de gouverner la société.

Mon but était de peindre dans une seconde partie l'influence qu'exercent
en Amérique l'égalité des conditions et le gouvernement de la
démocratie, sur la société civile, sur les habitudes, les idées et les
moeurs; mais je commence à me sentir moins d'ardeur pour
l'accomplissement de ce dessein. Avant que je puisse fournir ainsi la
tâche que je m'étais proposée, mon travail sera devenu presque inutile.
Un autre doit bientôt montrer aux lecteurs les principaux traits du
caractère américain, et, cachant sous un voile léger la gravité des
tableaux, prêter à la vérité des charmes dont je n'aurais pu la
parer[1].

         [Note 1: À l'époque où je publiai la première édition de cet
         ouvrage, M. Gustave de Beaumont, mon compagnon de voyage en
         Amérique, travaillait encore à son livre intitulé _Marie, ou
         l'Esclavage aux États-Unis_, qui a paru depuis. Le but
         principal de M. de Beaumont a été de mettre en relief et de
         faire connaître la situation des nègres au milieu de la
         société anglo-américaine. Son ouvrage jettera une vive et
         nouvelle lumière sur la question de l'esclavage, question
         vitale pour les républiques unies. Je ne sais si je me
         trompe, mais il me semble que le livre de M. de Beaumont,
         après avoir vivement intéressé ceux qui voudront y puiser des
         émotions et y chercher des tableaux, doit obtenir un succès
         plus solide et plus durable encore parmi les lecteurs qui,
         avant tout, désirent des aperçus vrais et de profondes
         vérités.]

Je ne sais si j'ai réussi à faire connaître ce que j'ai vu en Amérique,
mais je suis assuré d'en avoir eu sincèrement le désir, et de n'avoir
jamais cédé qu'à mon insu au besoin d'adapter les faits aux idées, au
lieu de soumettre les idées aux faits.

Lorsqu'un point pouvait être établi à l'aide de documents écrits, j'ai
eu soin de recourir aux textes originaux et aux ouvrages les plus
authentiques et les plus estimés[2]. J'ai indiqué mes sources en notes,
et chacun pourra les vérifier. Quand il s'est agi d'opinions, d'usages
politiques, d'observations de moeurs, j'ai cherché à consulter les
hommes les plus éclairés. S'il arrivait que la chose fût importante ou
douteuse, je ne me contentais pas d'un témoin, mais je ne me déterminais
que sur l'ensemble des témoignages.

         [Note 2: Les documents législatifs et administratifs m'ont
         été fournis avec une obligeance dont le souvenir excitera
         toujours ma gratitude. Parmi les fonctionnaires américains
         qui ont ainsi favorisé mes recherches, je citerai surtout M.
         Edward Livingston, alors secrétaire d'État (maintenant
         ministre plénipotentiaire à Paris). Durant mon séjour au sein
         du congrès, M. Livingston voulut bien me faire remettre la
         plupart des documents que je possède, relativement au
         gouvernement fédéral. M. Livingston est un de ces hommes
         rares qu'on aime en lisant leurs écrits, qu'on admire et
         qu'on honore avant même de les connaître, et auxquels on est
         heureux de devoir de la reconnaissance.]

Ici il faut nécessairement que le lecteur me croie sur parole. J'aurais
souvent pu citer à l'appui de ce que j'avance l'autorité de noms qui lui
sont connus, ou qui du moins sont dignes de l'être; mais je me suis
gardé de le faire. L'étranger apprend souvent auprès du foyer de son
hôte d'importantes vérités, que celui-ci déroberait peut-être à
l'amitié; on se soulage avec lui d'un silence obligé; on ne craint pas
son indiscrétion, parce qu'il passe. Chacune de ces confidences était
enregistrée par moi aussitôt que reçue, mais elles ne sortiront jamais
de mon portefeuille; j'aime mieux nuire au succès de mes récits que
d'ajouter mon nom à la liste de ces voyageurs qui renvoient des chagrins
et des embarras en retour de la généreuse hospitalité qu'ils ont reçue.

Je sais que, malgré mes soins, rien ne sera plus facile que de
critiquer ce livre, si personne songe jamais à le critiquer.

Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense, dans
l'ouvrage entier, une pensée-mère qui enchaîne, pour ainsi dire, toutes
ses parties. Mais la diversité des objets que j'ai eus à traiter est
très grande, et celui qui entreprendra d'opposer un fait isolé à
l'ensemble des faits que je cite, une idée détachée à l'ensemble des
idées, y réussira sans peine. Je voudrais donc qu'on me fît la grâce de
me lire dans le même esprit qui a présidé à mon travail, et qu'on jugeât
le livre par l'impression générale qu'il laisse, comme je me suis décidé
moi-même, non par telle raison, mais par la masse des raisons.

Il ne faut pas non plus oublier que l'auteur qui veut se faire
comprendre est obligé de pousser chacune de ses idées dans toutes leurs
conséquences théoriques, et souvent jusqu'aux limites du faux et de
l'impraticable; car s'il est quelquefois nécessaire de s'écarter des
règles de logique dans les actions, on ne saurait le faire de même dans
les discours, et l'homme trouve presque autant de difficultés à être
inconséquent dans ses paroles qu'il en rencontre d'ordinaire à être
conséquent dans ses actes.

Je finis en signalant moi-même ce qu'un grand nombre de lecteurs
considérera comme le défaut capital de l'ouvrage. Ce livre ne se met
précisément à la suite de personne; en l'écrivant, je n'ai entendu
servir ni combattre aucun parti; j'ai entrepris de voir, non pas
autrement, mais plus loin que les partis; et tandis qu'ils s'occupent du
lendemain, j'ai voulu songer à l'avenir.




DE LA

DÉMOCRATIE

EN AMÉRIQUE.




CHAPITRE I.

CONFIGURATION EXTÉRIEURE DE L'AMÉRIQUE DU NORD.

     L'Amérique du Nord divisée en deux vastes régions, l'une
     descendant vers le pôle, l'autre vers l'équateur. -- Vallée du
     Mississipi. -- Traces qu'on y rencontre des révolutions du globe.
     -- Rivage de l'océan Atlantique, sur lequel se sont fondées les
     colonies anglaises. -- Différent aspect que présentaient
     l'Amérique du Sud et l'Amérique du Nord à l'époque de la
     découverte. -- Forêts de l'Amérique du Nord. -- Prairies. --
     Tribus errantes des indigènes. Leur extérieur, leurs moeurs,
     leurs langues. -- Traces d'un peuple inconnu.


L'Amérique du Nord présente, dans sa configuration extérieure, des
traits généraux qu'il est facile de discerner au premier coup d'oeil.

Une sorte d'ordre méthodique y a présidé à la séparation des terres et
des eaux, des montagnes et des vallées. Un arrangement simple et
majestueux s'y révèle au milieu même de la confusion des objets et parmi
l'extrême variété des tableaux.

Deux vastes régions la divisent d'une manière presque égale[3].

         [Note 3: Voyez la carte placée à la fin de l'ouvrage.]

L'une a pour limite, au septentrion, le pôle arctique; à l'est, à
l'ouest, les deux grands océans. Elle s'avance ensuite vers le midi, et
forme un triangle dont les côtés irrégulièrement tracés se rencontrent
enfin au-dessous des grands lacs du Canada.

La seconde commence où finit la première, et s'étend sur tout le reste
du continent.

L'une est légèrement inclinée vers le pôle, l'autre vers l'équateur.

Les terres comprises dans la première région descendent au nord par une
pente si insensible, qu'on pourrait presque dire qu'elles forment un
plateau. Dans l'intérieur de cet immense terre-plein, on ne rencontre ni
hautes montagnes ni profondes vallées.

Les eaux y serpentent comme au hasard; les fleuves s'y entremêlent, se
joignent, se quittent, se retrouvent encore, se perdent dans mille
marais, s'égarent à chaque instant au milieu d'un labyrinthe humide
qu'ils ont créé, et ne gagnent enfin qu'après d'innombrables circuits
les mers polaires. Les grands lacs qui terminent cette première région
ne sont pas encaissés, comme la plupart de ceux de l'ancien monde, dans
des collines ou des rochers; leurs rives sont plates et ne s'élèvent que
de quelques pieds au-dessus du niveau de l'eau. Chacun d'eux forme donc
comme une vaste coupe remplie jusqu'aux bords; les plus légers
changements dans la structure du globe précipiteraient leurs ondes du
côté du pôle ou vers la mer des tropiques.

La seconde région est plus accidentée et mieux préparée pour devenir la
demeure permanente de l'homme; deux longues chaînes de montagnes la
partagent dans toute sa longueur: l'une, sous le nom d'Alléghanys, suit
les bords de l'océan Atlantique; l'autre court parallèlement à la mer du
Sud.

L'espace renfermé entre les deux chaînes de montagnes comprend 228,843
lieues carrées[4]. Sa superficie est donc environ six fois plus grande
que celle de la France[5].

         [Note 4: 1,341,649 milles. Voyez _Darby's View of the United
         States_, p. 499. J'ai réduit ces milles en lieues de 2,000
         toises.]

         [Note 5: La France a 35,181 lieues carrées.]

Ce vaste territoire ne forme cependant qu'une seule vallée, qui,
descendant du sommet arrondi des Alléghanys, remonte, sans rencontrer
d'obstacles, jusqu'aux cimes des montagnes Rocheuses.

Au fond de la vallée, coule un fleuve immense. C'est vers lui qu'on voit
accourir de toutes parts les eaux qui descendent des montagnes.

Jadis les Français l'avaient appelé le fleuve Saint-Louis, en mémoire de
la patrie absente; et les Indiens, dans leur pompeux langage, l'ont
nommé le Père des eaux, ou le Mississipi.

Le Mississipi prend sa source sur les limites des deux grandes régions
dont j'ai parlé plus haut, vers le sommet du plateau qui les sépare.

Près de lui naît un autre fleuve[6] qui va se décharger dans les mers
polaires. Le Mississipi lui-même semble quelque temps incertain du
chemin qu'il doit prendre: plusieurs fois il revient sur ses pas, et ce
n'est qu'après avoir ralenti son cours au sein des lacs et des marécages
qu'il se décide enfin et trace lentement sa route vers le midi.

         [Note 6: La rivière Rouge.]

Tantôt tranquille au fond du lit argileux que lui a creusé la nature,
tantôt gonflé par les orages, le Mississipi arrose plus de mille lieues
dans son cours[7].

         [Note 7: 2,500 milles, 1,032 lieues. Voyez _Description des
         États-Unis_, par Warden, vol. 1, p. 166.]

Six cents lieues[8] au-dessus de son embouchure, le fleuve a déjà une
profondeur moyenne de 15 pieds, et des bâtiments de 300 tonneaux le
remontent pendant un espace de près de deux cents lieues.

         [Note 8: 1,364 milles, 563 lieues. Voyez _id._, vol. 1, p.
         169.]

Cinquante-sept grandes rivières navigables viennent lui apporter leurs
eaux. On compte, parmi les tributaires du Mississipi, un fleuve de 1,300
lieues de cours[9], un de 900[10], un de 600[11], un de 500[12], quatre
de 200[13], sans parler d'une multitude innombrable de ruisseaux qui
accourent de toutes parts se perdre dans son sein.

         [Note 9: Le Missouri. Voyez _id._, vol. 1, p. 132 (1,278
         lieues).]

         [Note 10: L'Arkansas. Voyez _id._, vol. 1, p. 188 (877
         lieues).]

         [Note 11: La rivière Rouge. Voyez _id._, vol. 1, p. 190
         (598 lieues).]

         [Note 12: L'Ohio. Voyez _id._, vol. 1, p. 192 (490
         lieues).]

         [Note 13: L'Illinois, le Saint-Pierre, le Saint-François,
         la Moingona.

         Dans les mesures ci-dessus, j'ai pris pour base le mille
         légal (_statute mile_) et la lieue de poste de 2,000 toises.]

La vallée que le Mississipi arrose semble avoir été créée pour lui seul;
il y dispense à volonté le bien et le mal, et il en est comme le dieu.
Aux environs du fleuve, la nature déploie une inépuisable fécondité; à
mesure qu'on s'éloigne de ses rives, les forces végétales s'épuisent,
les terrains s'amaigrissent, tout languit ou meurt. Nulle part les
grandes convulsions du globe n'ont laissé de traces plus évidentes que
dans la vallée du Mississipi. L'aspect tout entier du pays y atteste le
travail des eaux. Sa stérilité comme son abondance est leur ouvrage. Les
flots de l'océan primitif ont accumulé dans le fond de la vallée
d'énormes couches de terre végétale qu'ils ont eu le temps d'y niveler.
On rencontre sur la rive droite du fleuve des plaines immenses, unies
comme la surface d'un champ sur lequel le laboureur aurait fait passer
son rouleau. À mesure qu'on approche des montagnes, le terrain, au
contraire, devient de plus en plus inégal et stérile; le sol y est, pour
ainsi dire, percé en mille endroits, et des roches primitives
apparaissent çà et là, comme les os d'un squelette après que le temps a
consumé à l'entour d'eux les muscles et les chairs. Un sable granitique,
des pierres irrégulièrement taillées, couvrent la surface de la terre;
quelques plantes poussent à grand'peine leurs rejetons à travers ces
obstacles; on dirait un champ fertile couvert des débris d'un vaste
édifice. En analysant ces pierres et ce sable, il est facile en effet de
remarquer une analogie parfaite entre leurs substances et celles qui
composent les cimes arides et brisées des montagnes Rocheuses. Après
avoir précipité la terre dans le fond de la vallée, les eaux ont sans
doute fini par entraîner avec elles une partie des roches elles-mêmes;
elles les ont roulées sur les pentes les plus voisines; et, après les
avoir broyées les unes contre les autres, elles ont parsemé la base des
montagnes de ces débris arrachés à leurs sommets (_A_).

La vallée du Mississipi est, à tout prendre, la plus magnifique demeure
que Dieu ait jamais préparée pour l'habitation de l'homme, et pourtant
on peut dire qu'elle ne forme encore qu'un vaste désert.

Sur le versant oriental des Alléghanys, entre le pied de ses montagnes
et l'océan Atlantique, s'étend une longue bande de roches et de sable
que la mer semble avoir oubliée en se retirant. Ce territoire n'a que 48
lieues de largeur moyenne[14], mais il compte 390 lieues de
longueur[15]. Le sol, dans cette partie du continent américain, ne se
prête qu'avec peine aux travaux du cultivateur. La végétation y est
maigre et uniforme.

         [Note 14: 100 milles.]

         [Note 15: Environ 900 milles.]

C'est sur cette côte inhospitalière que se sont d'abord concentrés les
efforts de l'industrie humaine. Sur cette langue de terre aride sont
nées et ont grandi les colonies anglaises qui devaient devenir un jour
les États-Unis d'Amérique. C'est encore là que se trouve aujourd'hui le
foyer de la puissance, tandis que sur les derrières s'assemblent presque
en secret les véritables éléments du grand peuple auquel appartient sans
doute l'avenir du continent.

Quand les Européens abordèrent les rivages des Antilles, et plus tard
les côtes de l'Amérique du Sud, ils se crurent transportés dans les
régions fabuleuses qu'avaient célébrées les poètes. La mer étincelait
des feux du tropique; la transparence extraordinaire de ses eaux
découvrait pour la première fois, aux yeux du navigateur, la profondeur
des abîmes[16]. Çà et là se montraient de petites îles parfumées qui
semblaient flotter comme des corbeilles de fleurs sur la surface
tranquille de l'Océan. Tout ce qui, dans ces lieux enchantés, s'offrait
à la vue, semblait préparé pour les besoins de l'homme, ou calculé pour
ses plaisirs. La plupart des arbres étaient chargés de fruits
nourrissants, et les moins utiles à l'homme charmaient ses regards par
l'éclat et la variété de leurs couleurs. Dans une forêt de citronniers
odorants, de figuiers sauvages, de myrtes à feuilles rondes, d'acacias
et de lauriers-roses, tout entrelacés par des lianes fleuries, une
multitude d'oiseaux inconnus à l'Europe faisaient étinceler leurs ailes
de pourpre et d'azur, et mêlaient le concert de leurs voix aux harmonies
d'une nature pleine de mouvement et de vie (_B_).

         [Note 16: Les eaux sont si transparentes dans la mer des
         Antilles, dit Malte-Brun, vol. 3, p. 726, qu'on distingue les
         coraux et les poissons à 60 brasses de profondeur. Le
         vaisseau semble planer dans l'air; une sorte de vertige
         saisit le voyageur dont l'oeil plonge à travers le fluide
         cristallin au milieu des jardins sous-marins où des
         coquillages et des poissons dorés brillent parmi les touffes
         de fucus et des bosquets d'algues marines.]

La mort était cachée sous ce manteau brillant; mais on ne l'apercevait
point alors, et il régnait d'ailleurs dans l'air de ces climats je ne
sais quelle influence énervante qui attachait l'homme au présent, et le
rendait insouciant de l'avenir.

L'Amérique du Nord parut sous un autre aspect: tout y était grave,
sérieux, solennel; on eût dit qu'elle avait été créée pour devenir le
domaine de l'intelligence, comme l'autre la demeure des sens.

Un océan turbulent et brumeux enveloppait ses rivages; des rochers
granitiques ou des grèves de sable lui servaient de ceinture; les bois
qui couvraient ses rives étalaient un feuillage sombre et mélancolique;
on n'y voyait guère croître que le pin, le mélèze, le chêne vert,
l'olivier sauvage et le laurier.

Après avoir pénétré à travers cette première enceinte, on entrait sous
les ombrages de la forêt centrale; là se trouvaient confondus les plus
grands arbres qui croissent sur les deux hémisphères. Le platane, le
catalpa, l'érable à sucre et le peuplier de Virginie entrelaçaient leurs
branches avec celles du chêne, du hêtre et du tilleul.

Comme dans les forêts soumises au domaine de l'homme, la mort frappait
ici sans relâche; mais personne ne se chargeait d'enlever les débris
qu'elle avait faits. Ils s'accumulaient donc les uns sur les autres: le
temps ne pouvait suffire à les réduire assez vite en poudre et à
préparer de nouvelles places. Mais, au milieu même de ces débris, le
travail de la reproduction se poursuivait sans cesse. Des plantes
grimpantes et des herbes de toute espèce se faisaient jour à travers les
obstacles; elles rampaient le long des arbres abattus, s'insinuaient
dans leur poussière, soulevaient et brisaient l'écorce flétrie qui les
couvrait encore, et frayaient un chemin à leurs jeunes rejetons. Ainsi
la mort venait en quelque sorte y aider à la vie. L'une et l'autre
étaient en présence, elles semblaient avoir voulu mêler et confondre
leurs oeuvres.

Ces forêts recélaient une obscurité profonde; mille ruisseaux, dont
l'industrie humaine n'avait point encore dirigé le cours, y
entretenaient une éternelle humidité. À peine y voyait-on quelques
fleurs, quelques fruits sauvages, quelques oiseaux.

La chute d'un arbre renversé par l'âge, la cataracte d'un fleuve, le
mugissement des buffles et le sifflement des vents y troublaient seuls
le silence de la nature.

À l'est du grand fleuve, les bois disparaissaient en partie; à leur
place s'étendaient des prairies sans bornes. La nature, dans son infinie
variété, avait-elle refusé la semence des arbres à ces fertiles
campagnes, ou plutôt la forêt qui les couvrait avait-elle été détruite
jadis par la main de l'homme? C'est ce que les traditions ni les
recherches de la science n'ont pu découvrir.

Ces immenses déserts n'étaient pas cependant entièrement privés de la
présence de l'homme; quelques peuplades erraient depuis des siècles sous
les ombrages de la forêt ou parmi les pâturages de la prairie. À partir
de l'embouchure du Saint-Laurent jusqu'au delta du Mississipi, depuis
l'océan Atlantique jusqu'à la mer du Sud, ces sauvages avaient entre eux
des points de ressemblance qui attestaient leur commune origine. Mais,
du reste, ils différaient de toutes les races connues[17]: ils n'étaient
ni blancs comme les Européens, ni jaunes comme la plupart des
Asiatiques, ni noirs comme les nègres; leur peau était rougeâtre, leurs
cheveux longs et luisants, leurs lèvres minces et les pommettes de leurs
joues très saillantes. Les langues que parlaient les peuplades sauvages
de l'Amérique différaient entre elles par les mots, mais toutes étaient
soumises aux mêmes règles grammaticales. Ces règles s'écartaient en
plusieurs points de celles qui jusque là avaient paru présider à la
formation du langage parmi les hommes.

         [Note 17: On a découvert depuis quelques ressemblances entre
         la conformation physique, la langue et les habitudes des
         Indiens de l'Amérique du Nord et celles des Tongouses, des
         Mantchoux, des Mongols, des Tatars et autres tribus nomades
         de l'Asie. Ces derniers occupent une position rapprochée du
         détroit de Behring, ce qui permet de supposer qu'à une époque
         ancienne ils ont pu venir peupler le continent désert de
         l'Amérique. Mais la science n'est pas encore parvenue à
         éclaircir ce point. Voyez sur cette question Malte-Brun, v.
         5; les ouvrages de M. de Humboldt; Fischer, _Conjectures sur
         l'origine des Américains_; Adair, _History of the American
         Indians_.]

L'idiome des Américains semblait le produit de combinaisons nouvelles;
il annonçait de la part de ses inventeurs un effort d'intelligence dont
les Indiens de nos jours paraissent peu capables (_C_).

L'état social de ces peuples différait aussi sous plusieurs rapports de
ce qu'on voyait dans l'ancien monde: on eût dit qu'ils s'étaient
multipliés librement au sein de leurs déserts, sans contact avec des
races plus civilisées que la leur. On ne rencontrait donc point chez eux
ces notions douteuses et incohérentes du bien et du mal, cette
corruption profonde qui se mêle d'ordinaire à l'ignorance et à la
rudesse des moeurs, chez les nations policées qui sont redevenues
barbares. L'Indien ne devait rien qu'à lui-même; ses vertus, ses vices,
ses préjugés, étaient son propre ouvrage; il avait grandi dans
l'indépendance sauvage de sa nature.

La grossièreté des hommes du peuple, dans les pays policés, ne vient pas
seulement de ce qu'ils sont ignorants et pauvres, mais de ce qu'étant
tels ils se trouvent journellement en contact avec des hommes éclairés
et riches.

La vue de leur infortune et de leur faiblesse, qui vient chaque jour
contraster avec le bonheur et la puissance de quelques uns de leurs
semblables, excite en même temps dans leur coeur de la colère et de la
crainte; le sentiment de leur infériorité et de leur dépendance les
irrite et les humilie. Cet état intérieur de l'âme se reproduit dans
leurs moeurs, ainsi que dans leur langage; ils sont tout à la fois
insolents et bas.

La vérité de ceci se prouve aisément par l'observation. Le peuple est
plus grossier dans les pays aristocratiques que partout ailleurs; dans
les cités opulentes que dans les campagnes.

Dans ces lieux, où se rencontrent des hommes si forts et si riches, les
faibles et les pauvres se sentent comme accablés de leur bassesse; ne
découvrant aucun point par lequel ils puissent regagner l'égalité, ils
désespèrent entièrement d'eux-mêmes, et se laissent tomber au-dessous de
la dignité humaine.

Cet effet fâcheux du contraste des conditions ne se retrouve point dans
la vie sauvage: les Indiens, en même temps qu'ils sont tous ignorants et
pauvres, sont tous égaux et libres.

Lors de l'arrivée des Européens, l'indigène de l'Amérique du Nord
ignorait encore le prix des richesses et se montrait indifférent au
bien-être que l'homme civilisé acquiert avec elles. Cependant on
n'apercevait en lui rien de grossier; il régnait au contraire dans ses
façons d'agir une réserve habituelle et une sorte de politesse
aristocratique.

Doux et hospitalier dans la paix, impitoyable dans la guerre, au-delà
même des bornes connues de la férocité humaine, l'Indien s'exposait à
mourir de faim pour secourir l'étranger qui frappait le soir à la porte
de sa cabane, et il déchirait de ses propres mains les membres
palpitants de son prisonnier. Les plus fameuses républiques antiques
n'avaient jamais admiré de courage plus ferme, d'âmes plus
orgueilleuses, de plus intraitable amour de l'indépendance, que n'en
cachaient alors les bois sauvages du Nouveau-Monde[18]. Les Européens ne
produisirent que peu d'impression en abordant sur les rivages de
l'Amérique du Nord; leur présence ne fit naître ni envie ni peur. Quelle
prise pouvaient-ils avoir sur de pareils hommes? l'Indien savait vivre
sans besoins, souffrir sans se plaindre, et mourir en chantant[19].
Comme tous les autres membres de la grande famille humaine, ces sauvages
croyaient du reste à l'existence d'un monde meilleur, et adoraient sous
différents noms le Dieu créateur de l'univers. Leurs notions sur les
grandes vérités intellectuelles étaient en général simples et
philosophiques (_D_).

         [Note 18: On a vu chez les Iroquois, attaqués par des forces
         supérieures, dit le président Jefferson (Notes sur la
         Virginie, p. 148), les vieillards dédaigner de recourir à la
         fuite ou de survivre à la destruction de leur pays, et braver
         la mort, comme les anciens Romains dans le sac de Rome par
         les Gaulois.

         Plus loin, p. 150: «Il n'y a point d'exemple, dit-il, d'un
         Indien tombé au pouvoir de ses ennemis qui ait demandé la
         vie. On voit au contraire le prisonnier rechercher pour ainsi
         dire la mort des mains de ses vainqueurs, en les insultant et
         les provoquant de toutes les manières.]

         [Note 19: Voyez _Histoire de la Louisiane_, par
         Lepage-Dupratz; Charlevoix, _Histoire de la Nouvelle-France_;
         Lettres du R. Hecwelder, _Transactions of the American
         philosophical society_, v. 1; Jefferson, _Notes sur la
         Virginie_, p. 135-190. Ce que dit Jefferson est surtout d'un
         grand poids, à cause du mérite personnel de l'écrivain, de sa
         position particulière, et du siècle positif et exact dans
         lequel il écrivait.]

Quelque primitif que paraisse le peuple dont nous traçons ici le
caractère, on ne saurait pourtant douter qu'un autre peuple plus
civilisé, plus avancé en toutes choses que lui, ne l'eût précédé dans
les mêmes régions.

Une tradition obscure, mais répandue chez la plupart des tribus
indiennes des bords de l'Atlantique, nous enseigne que jadis la demeure
de ces mêmes peuplades avait été placée à l'ouest du Mississipi. Le long
des rives de l'Ohio et dans toute la vallée centrale, on trouve encore
chaque jour des monticules élevés par la main de l'homme. Lorsqu'on
creuse jusqu'au centre de ces monuments, on ne manque guère, dit-on, de
rencontrer des ossements humains, des instruments étranges, des armes,
des ustensiles de tous genres faits d'un métal, ou rappelant des usages
ignorés des races actuelles.

Les Indiens de nos jours ne peuvent donner aucun renseignement sur
l'histoire de ce peuple inconnu. Ceux qui vivaient il y a trois cents
ans, lors de la découverte de l'Amérique, n'ont rien dit non plus dont
on puisse inférer même une hypothèse. Les traditions, ces monuments
périssables et sans cesse renaissants du monde primitif, ne fournissent
aucune lumière. Là, cependant, ont vécu des milliers de nos semblables;
on ne saurait en douter. Quand y sont-ils venus, quelle a été leur
origine, leur destinée, leur histoire? quand et comment ont-ils péri?
Nul ne pourrait le dire.

Chose bizarre! il y a des peuples qui sont si complétement disparus de
la terre, que le souvenir même de leur nom s'est effacé; leurs langues
sont perdues, leur gloire s'est évanouie comme un son sans écho; mais je
ne sais s'il en est un seul qui n'ait pas au moins laissé un tombeau en
mémoire de son passage. Ainsi, de tous les ouvrages de l'homme, le plus
durable est encore celui qui retrace le mieux son néant et ses misères!

Quoique le vaste pays qu'on vient de décrire fût habité par de
nombreuses tribus d'indigènes, on peut dire avec justice qu'à l'époque
de la découverte il ne formait encore qu'un désert. Les Indiens
l'occupaient, mais ne le possédaient pas. C'est par l'agriculture que
l'homme s'approprie le sol, et les premiers habitants de l'Amérique du
Nord vivaient du produit de la chasse. Leurs implacables préjugés, leurs
passions indomptées, leurs vices, et plus encore peut-être leurs
sauvages vertus, les livraient à une destruction inévitable. La ruine de
ces peuples a commencé du jour où les Européens ont abordé sur leurs
rivages; elle a toujours continué depuis; elle achève de s'opérer de nos
jours. La Providence, en les plaçant au milieu des richesses du
Nouveau-Monde, semblait ne leur en avoir donné qu'un court usufruit; ils
n'étaient là, en quelque sorte, qu'_en attendant_. Ces côtes, si bien
préparées pour le commerce et l'industrie, ces fleuves si profonds,
cette inépuisable vallée du Mississipi, ce continent tout entier,
apparaissaient alors comme le berceau encore vide d'une grande nation.

C'est là que les hommes civilisés devaient essayer de bâtir la société
sur des fondements nouveaux, et qu'appliquant pour la première fois des
théories jusqu'alors inconnues ou réputées inapplicables, ils allaient
donner au monde un spectacle auquel l'histoire du passé ne l'avait pas
préparé.




CHAPITRE II.

DU POINT DE DÉPART ET DE SON IMPORTANCE POUR L'AVENIR DES
ANGLO-AMÉRICAINS.

     Utilité de connaître le point de départ des peuples pour
     comprendre leur état social et leurs lois. -- L'Amérique est le
     seul pays où l'on ait pu apercevoir clairement le point de départ
     d'un grand peuple. -- En quoi tous les hommes qui vinrent peupler
     l'Amérique anglaise se ressemblaient. -- En quoi ils différaient.
     -- Remarque applicable à tous les Européens qui vinrent s'établir
     sur le rivage du Nouveau-Monde. -- Colonisation de la Virginie.
     -- _Id._ de la Nouvelle-Angleterre. -- Caractère original des
     premiers habitants de la Nouvelle-Angleterre. -- Leur arrivée. --
     Leurs premières lois. -- Contrat social. -- Code pénal emprunté à
     la législation de Moïse. -- Ardeur religieuse. -- Esprit
     républicain. -- Union intime de l'esprit de religion et de
     l'esprit de liberté.


Un homme vient à naître; ses premières années se passent obscurément
parmi les plaisirs ou les travaux de l'enfance. Il grandit; la virilité
commence; les portes du monde s'ouvrent enfin pour le recevoir; il entre
en contact avec ses semblables. On l'étudie alors pour la première fois,
et l'on croit voir se former en lui le germe des vices et des vertus de
son âge mûr.

C'est là, si je ne me trompe, une grande erreur.

Remontez en arrière; examinez l'enfant jusque dans les bras de sa mère;
voyez le monde extérieur se refléter pour la première fois sur le miroir
encore obscur de son intelligence; contemplez les premiers exemples qui
frappent ses regards; écoutez les premières paroles qui éveillent chez
lui les puissances endormies de la pensée; assistez enfin aux premières
luttes qu'il a à soutenir; et alors seulement vous comprendrez d'où
viennent les préjugés, les habitudes et les passions qui vont dominer sa
vie. L'homme est pour ainsi dire tout entier dans les langes de son
berceau.

Il se passe quelque chose d'analogue chez les nations. Les peuples se
ressentent toujours de leur origine. Les circonstances qui ont
accompagné leur naissance et servi à leur développement influent sur
tout le reste de leur carrière.

S'il nous était possible de remonter jusqu'aux éléments des sociétés, et
d'examiner les premiers monuments de leur histoire, je ne doute pas que
nous ne pussions y découvrir la cause première des préjugés, des
habitudes, des passions dominantes, de tout ce qui compose enfin ce
qu'on appelle le caractère national; il nous arriverait d'y rencontrer
l'explication d'usages qui, aujourd'hui, paraissent contraires aux
moeurs régnantes; de lois qui semblent en opposition avec les principes
reconnus; d'opinions incohérentes qui se rencontrent çà et là dans la
société, comme ces fragments de chaînes brisées qu'on voit pendre encore
quelquefois aux voûtes d'un vieil édifice, et qui ne soutiennent plus
rien. Ainsi s'expliquerait la destinée de certains peuples qu'une force
inconnue semble entraîner vers un but qu'eux-mêmes ignorent. Mais
jusqu'ici les faits ont manqué à une pareille étude; l'esprit d'analyse
n'est venu aux nations qu'à mesure qu'elles vieillissaient, et
lorsqu'elles ont enfin songé à contempler leur berceau, le temps l'avait
déjà enveloppé d'un nuage, l'ignorance et l'orgueil l'avaient environné
de fables, derrière lesquelles se cachait la vérité.

L'Amérique est le seul pays où l'on ait pu assister aux développements
naturels et tranquilles d'une société, et où il ait été possible de
préciser l'influence exercée par le point de départ sur l'avenir des
États.

À l'époque où les peuples européens descendirent sur les rivages du
Nouveau-Monde, les traits de leur caractère national étaient déjà bien
arrêtés; chacun d'eux avait une physionomie distincte; et comme ils
étaient déjà arrivés à ce degré de civilisation qui porte les hommes à
l'étude d'eux-mêmes, ils nous ont transmis le tableau fidèle de leurs
opinions, de leurs moeurs et de leurs lois. Les hommes du XVe siècle
nous sont presque aussi bien connus que ceux du nôtre. L'Amérique nous
montre donc au grand jour ce que l'ignorance ou la barbarie des premiers
âges a soustrait à nos regards.

Assez près de l'époque où les sociétés américaines furent fondées pour
connaître en détail leurs éléments, assez loin de ce temps pour pouvoir
déjà juger ce que ces germes ont produit, les hommes de nos jours
semblent être destinés à voir plus avant que leurs devanciers dans les
événements humains. La Providence a mis à notre portée un flambeau qui
manquait à nos pères, et nous a permis de discerner, dans la destinée
des nations, des causes premières que l'obscurité du passé leur
dérobait.

Lorsque, après avoir étudié attentivement l'histoire de l'Amérique, on
examine avec soin son état politique et social, on se sent profondément
convaincu de cette vérité: qu'il n'est pas une opinion, pas une
habitude, pas une loi, je pourrais dire pas un événement, que le point
de départ n'explique sans peine. Ceux qui liront ce livre trouveront
donc dans le présent chapitre le germe de ce qui doit suivre et la clef
de presque tout l'ouvrage.

Les émigrants qui vinrent, à différentes périodes, occuper le territoire
que couvre aujourd'hui l'Union Américaine, différaient les uns des
autres en beaucoup de points; leur but n'était pas le même, et ils se
gouvernaient d'après des principes divers.

Ces hommes avaient cependant entre eux des traits communs, et ils se
trouvaient tous dans une situation analogue.

Le lien du langage est peut-être le plus fort et le plus durable qui
puisse unir les hommes. Tous les émigrants parlaient la même langue; ils
étaient tous enfants d'un même peuple. Nés dans un pays qu'agitait
depuis des siècles la lutte des partis, et où les factions avaient été
obligées, tour à tour, de se placer sous la protection des lois, leur
éducation politique s'était faite à cette rude école, et on voyait
répandus parmi eux plus de notions des droits, plus de principes de
vraie liberté que chez la plupart des peuples de l'Europe. À l'époque
des premières émigrations, le gouvernement communal, ce germe fécond des
institutions libres, était déjà profondément entré dans les habitudes
anglaises, et avec lui le dogme de la souveraineté du peuple s'était
introduit au sein même de la monarchie des Tudors.

On était alors au milieu des querelles religieuses qui ont agité le
monde chrétien. L'Angleterre s'était précipitée avec une sorte de fureur
dans cette nouvelle carrière. Le caractère des habitants, qui avait
toujours été grave et réfléchi, était devenu austère et argumentateur.
L'instruction s'était beaucoup accrue dans ces luttes intellectuelles;
l'esprit y avait reçu une culture plus profonde. Pendant qu'on était
occupé à parler religion, les moeurs étaient devenues plus pures. Tous
ces traits généraux de la nation se retrouvaient plus ou moins dans la
physionomie de ceux de ses fils qui étaient venus chercher un nouvel
avenir sur les bords opposés de l'Océan.

Une remarque, d'ailleurs, à laquelle nous aurons occasion de revenir
plus tard, est applicable non seulement aux Anglais, mais encore aux
Français, aux Espagnols et à tous les Européens qui sont venus
successivement s'établir sur les rivages du Nouveau-Monde. Toutes les
nouvelles colonies européennes contenaient, sinon le développement, du
moins le germe d'une complète démocratie. Deux causes conduisaient à ce
résultat: on peut dire qu'en général, à leur départ de la mère-patrie,
les émigrants n'avaient aucune idée de supériorité quelconque les uns
sur les autres. Ce ne sont guère les heureux et les puissants qui
s'exilent, et la pauvreté ainsi que le malheur sont les meilleurs
garants d'égalité que l'on connaisse parmi les hommes. Il arriva
cependant qu'à plusieurs reprises de grands seigneurs passèrent en
Amérique à la suite de querelles politiques ou religieuses. On y fit des
lois pour y établir la hiérarchie des rangs, mais on s'aperçut bientôt
que le sol américain repoussait absolument l'aristocratie territoriale.
On vit que pour défricher cette terre rebelle il ne fallait rien moins
que les efforts constants et intéressés du propriétaire lui-même. Le
fonds préparé, il se trouva que ses produits n'étaient point assez
grands pour enrichir tout à la fois un maître et un fermier. Le terrain
se morcela donc naturellement en petits domaines que le propriétaire
seul cultivait. Or, c'est à la terre que se prend l'aristocratie, c'est
au sol qu'elle s'attache et qu'elle s'appuie; ce ne sont point les
priviléges seuls qui l'établissent, ce n'est pas la naissance qui la
constitue, c'est la propriété foncière héréditairement transmise. Une
nation peut présenter d'immenses fortunes et de grandes misères; mais si
ces fortunes ne sont point territoriales, on voit dans son sein des
pauvres et des riches; il n'y a pas, à vrai dire, d'aristocratie.

Toutes les colonies anglaises avaient donc entre elles, à l'époque de
leur naissance, un grand air de famille. Toutes, dès leur principe,
semblaient destinées à offrir le développement de la liberté, non pas la
liberté aristocratique de leur mère-patrie, mais la liberté bourgeoise
et démocratique dont l'histoire du monde ne présentait point encore de
complet modèle.

Au milieu de cette teinte générale, s'apercevaient cependant de très
fortes nuances qu'il est nécessaire de montrer.

On peut distinguer dans la grande famille anglo-américaine deux rejetons
principaux qui, jusqu'à présent, ont grandi sans se confondre
entièrement, l'un au sud, l'autre au nord.

La Virginie reçut la première colonie anglaise. Les émigrants y
arrivèrent en 1607. L'Europe, à cette époque, était encore
singulièrement préoccupée de l'idée que les mines d'or et d'argent font
la richesse des peuples: idée funeste qui a plus appauvri les nations
européennes qui s'y sont livrées, et détruit plus d'hommes en Amérique,
que la guerre et toutes les mauvaises lois ensemble. Ce furent donc des
chercheurs d'or que l'on envoya en Virginie[20], gens sans ressources et
sans conduite, dont l'esprit inquiet et turbulent troubla l'enfance de
la colonie[21], et en rendit les progrès incertains. Ensuite arrivèrent
les industriels et les cultivateurs, race plus morale et plus
tranquille, mais qui ne s'élevait presque en aucuns points au-dessus du
niveau des classes inférieures d'Angleterre[22]. Aucune noble pensée,
aucune combinaison immatérielle ne présida à la fondation des nouveaux
établissements. À peine la colonie était-elle créée qu'on y
introduisait l'esclavage[23]; ce fut là le fait capital qui devait
exercer une immense influence sur le caractère, les lois et l'avenir
tout entier du Sud.

         [Note 20: La charte accordée par la couronne d'Angleterre, en
         1609, portait entre autres clauses que les colons paieraient
         à la couronne le cinquième du produit des mines d'or et
         d'argent. Voyez _Vie de Washington_, par Marshalls, vol. 1,
         p. 18-66.]

         [Note 21: Une grande partie des nouveaux colons, dit
         Stith (_History of Virginia_), étaient des jeunes gens de
         famille déréglés, et que leurs parents avaient embarqués pour
         les soustraire à un sort ignominieux; d'anciens domestiques,
         des banqueroutiers frauduleux, des débauchés et d'autres gens
         de cette espèce, plus propres à piller et à détruire qu'à
         consolider l'établissement, formaient le reste. Des chefs
         séditieux entraînèrent aisément cette troupe dans toutes
         sortes d'extravagances et d'excès. Voyez, relativement à
         l'histoire de la Virginie, les ouvrages qui suivent:

         _History of Virginia from the first Settlements in the year
         1624, by Smith._

         _History of Virginia, by William Stith._

         _History of Virginia front the earliest period, by Beverly_,
         traduit en français en 1807.]

         [Note 22: Ce n'est que plus tard qu'un certain nombre de
         riches propriétaires anglais vinrent se fixer dans la
         colonie.]

         [Note 23: L'esclavage fut introduit vers l'année 1620 par
         un vaisseau hollandais qui débarqua vingt nègres sur les
         rivages de la rivière James. Voyez _Charmer_.]

L'esclavage, comme nous l'expliquerons plus tard, déshonore le travail;
il introduit l'oisiveté dans la société, et avec elle l'ignorance et
l'orgueil, la pauvreté et le luxe. Il énerve les forces de
l'intelligence et endort l'activité humaine. L'influence de l'esclavage,
combinée avec le caractère anglais, explique les moeurs et l'état social
du Sud.

Sur ce même fond anglais se peignaient, au Nord, des nuances toutes
contraires. Ici on me permettra quelques détails.

C'est dans les colonies anglaises du Nord, plus connues sous le nom
d'États de la Nouvelle-Angleterre[24], que se sont combinées les deux ou
trois idées principales qui aujourd'hui forment les bases de la théorie
sociale des États-Unis.

         [Note 24: Les États de la Nouvelle-Angleterre sont ceux
         situés à l'est de l'Hudson; ils sont aujourd'hui au nombre de
         six: 1º le Connecticut; 2º Rhode-Island; 3º Massachusetts; 4º
         Vermont; 5º New-Hampshire; 6º Maine.]

Les principes de la Nouvelle-Angleterre se sont d'abord répandus dans
les États voisins; ils ont ensuite gagné de proche en proche les plus
éloignés, et ont fini, si je puis m'exprimer ainsi, par _pénétrer_ la
confédération entière. Ils exercent maintenant leur influence au-delà de
ses limites sur tout le monde américain. La civilisation de la
Nouvelle-Angleterre a été comme ces feux allumés sur les hauteurs qui,
après avoir répandu la chaleur autour d'eux, teignent encore de leurs
clartés les derniers confins de l'horizon.

La fondation de la Nouvelle-Angleterre a offert un spectacle nouveau;
tout y était singulier et original.

Presque toutes les colonies ont eu pour premiers habitants des hommes
sans éducation et sans ressources, que la misère et l'inconduite
poussaient hors du pays qui les avait vus naître, ou des spéculateurs
avides et des entrepreneurs d'industrie. Il y a des colonies qui ne
peuvent pas même réclamer une pareille origine: Saint-Domingue a été
fondé par des pirates, et de nos jours, les cours de justice
d'Angleterre se chargent de peupler l'Australie.

Les émigrants qui vinrent s'établir sur les rivages de la
Nouvelle-Angleterre appartenaient tous aux classes aisées de la
mère-patrie. Leur réunion sur le sol américain présenta, dès l'origine,
le singulier phénomène d'une société où il ne se trouvait ni grands
seigneurs ni peuple, et, pour ainsi dire, ni pauvres ni riches. Il y
avait, à proportion gardée, une plus grande masse de lumières répandue
parmi ces hommes que dans le sein d'aucune nation européenne de nos
jours. Tous, sans en excepter peut-être un seul, avaient reçu une
éducation assez avancée, et plusieurs d'entre eux s'étaient fait
connaître en Europe par leurs talents et leur science. Les autres
colonies avaient été fondées par des aventuriers sans famille; les
émigrants de la Nouvelle-Angleterre apportaient avec eux d'admirables
éléments d'ordre et de moralité; ils se rendaient au désert accompagnés
de leurs femmes et de leurs enfants. Mais ce qui les distinguait surtout
de tous les autres, était le but même de leur entreprise. Ce n'était
point la nécessité qui les forçait d'abandonner leur pays; ils y
laissaient une position sociale regrettable et les moyens de vivre
assurés; ils ne passaient point non plus dans le Nouveau-Monde afin d'y
améliorer leur situation ou d'y accroître leurs richesses; ils
s'arrachaient aux douceurs de la patrie pour obéir à un besoin purement
intellectuel; en s'exposant aux misères inévitables de l'exil, ils
voulaient faire triompher _une idée_.

Les émigrants, ou, comme ils s'appelaient si bien eux-mêmes, les
_pèlerins_ (pilgrims), appartenaient à cette secte d'Angleterre à
laquelle l'austérité de ses principes avait fait donner le nom de
puritaine. Le puritanisme n'était pas seulement une doctrine religieuse;
il se confondait encore en plusieurs points avec les théories
démocratiques et républicaines les plus absolues. De là lui étaient
venus ses plus dangereux adversaires. Persécutés par le gouvernement de
la mère-patrie, blessés dans la rigueur de leurs principes par la marche
journalière de la société au sein de laquelle ils vivaient, les
puritains cherchèrent une terre si barbare et si abandonnée du monde,
qu'il fût encore permis d'y vivre à sa manière et d'y prier Dieu en
liberté.

Quelques citations feront mieux connaître l'esprit de ces pieux
aventuriers que tout ce que nous pourrions ajouter nous-même.

Nathaniel Morton, l'historien des premières années de la
Nouvelle-Angleterre, entre ainsi en matière[25]: «J'ai toujours cru,
dit-il, que c'était un devoir sacré pour nous, dont les pères ont reçu
des gages si nombreux et si mémorables de la bonté divine dans
l'établissement de cette colonie, d'en perpétuer par écrit le souvenir.
Ce que nous avons vu et ce qui nous a été raconté par nos pères, nous
devons le faire connaître à nos enfants, afin que les générations à
venir apprennent à louer le Seigneur; afin que la lignée d'Abraham son
serviteur, et les fils de Jacob son élu, gardent toujours la mémoire des
miraculeux ouvrages de Dieu (_Ps._ CV, 5, 6). Il faut qu'ils sachent
comment le Seigneur a apporté sa vigne dans le désert; comment il l'a
plantée et en a écarté les païens; comment il lui a préparé une place,
en a enfoncé profondément les racines et l'a laissée ensuite s'étendre
et couvrir au loin la terre (_Ps._ LXXX, 15, 13); et non seulement cela,
mais encore comment il a guidé son peuple vers son saint tabernacle, et
l'a établi sur la montagne de son héritage (_Exod._, XV, 13). Ces faits
doivent être connus, afin que Dieu en retire l'honneur qui lui est dû,
et que quelques rayons de sa gloire puissent tomber sur les noms
vénérables des saints qui lui ont servi d'instruments.»

         [Note 25: _New-England's Memorial_, p. 14; Boston, 1826.
         Voyez aussi l'_Histoire de Hutchinson_, vol. 2, p. 440.]

Il est impossible de lire ce début sans être pénétré malgré soi d'une
impression religieuse et solennelle; il semble qu'on y respire un air
d'antiquité et une sorte de parfum biblique.

La conviction qui anime l'écrivain relève son langage. Ce n'est plus à
vos yeux, comme aux siens, une petite troupe d'aventuriers allant
chercher fortune au-delà des mers; c'est la semence d'un grand peuple
que Dieu vient déposer de ses mains sur une terre prédestinée.

L'auteur continue et peint de cette manière le départ des premiers
émigrants[26]:

         [Note 26: _New-England's Memorial_, p. 22.]

«C'est ainsi, dit-il, qu'ils quittèrent cette ville (Delft-Haleft) qui
avait été pour eux un lieu de repos; cependant ils étaient calmes; ils
savaient qu'ils étaient pèlerins et étrangers ici-bas. Ils ne
s'attachaient pas aux choses de la terre, mais levaient les yeux vers le
ciel, leur chère patrie, où Dieu avait préparé pour eux sa cité sainte.
Ils arrivèrent enfin au port où le vaisseau les attendait. Un grand
nombre d'amis qui ne pouvaient partir avec eux, avaient du moins voulu
les suivre jusque là. La nuit s'écoula sans sommeil; elle se passa en
épanchements d'amitié, en pieux discours, en expressions pleines d'une
véritable tendresse chrétienne. Le lendemain ils se rendirent à bord;
leurs amis voulurent encore les y accompagner; ce fut alors qu'on ouït
de profonds soupirs, qu'on vit des pleurs couler de tous les yeux, qu'on
entendit de longs embrassements et d'ardentes prières dont les étrangers
eux-mêmes se sentirent émus. Le signal du départ étant donné, ils
tombèrent à genoux, et leur pasteur, levant au ciel des yeux pleins de
larmes, les recommanda à la miséricorde du Seigneur. Ils prirent enfin
congé les uns des autres, et prononcèrent cet adieu qui, pour beaucoup
d'entre eux, devait être le dernier.»

Les émigrants étaient au nombre de cent cinquante à peu près, tant
hommes que femmes et enfants. Leur but était de fonder une colonie sur
les rives de l'Hudson; mais, après avoir erré long-temps dans l'Océan,
ils furent enfin forcés d'aborder les côtes arides de la
Nouvelle-Angleterre, au lieu où s'élève aujourd'hui la ville de
Plymouth. On montre encore le rocher où descendirent les pèlerins[27].

         [Note 27: Ce rocher est devenu un objet de vénération aux
         États-Unis. J'en ai vu des fragments conservés avec soin dans
         plusieurs villes de l'Union. Ceci ne montre-t-il pas bien
         clairement que la puissance et la grandeur de l'homme est
         tout entière dans son âme? Voici une pierre que les pieds de
         quelques misérables touchent un instant, et cette pierre
         devient célèbre; elle attire les regards d'un grand peuple;
         on en vénère les débris, on s'en partage au loin la
         poussière. Qu'est devenu le seuil de tant de palais? qui s'en
         inquiète?]

«Mais avant d'aller plus loin, dit l'historien que j'ai déjà cité,
considérons un instant la condition présente de ce pauvre peuple, et
admirons la bonté de Dieu qui l'a sauvé[28].

         [Note 28: _New-England's Memorial_, p. 33.]

«Ils avaient passé maintenant le vaste Océan, ils arrivaient au but de
leur voyage, mais ils ne voyaient point d'amis pour les recevoir, point
d'habitation pour leur offrir un abri; on était au milieu de l'hiver, et
ceux qui connaissent notre climat savent combien les hivers sont rudes,
et quels furieux ouragans désolent alors nos côtes. Dans cette saison,
il est difficile de traverser des lieux connus, à plus forte raison de
s'établir sur des rivages nouveaux. Autour d'eux n'apparaissait qu'un
désert hideux et désolé, plein d'animaux et d'hommes sauvages, dont ils
ignoraient le degré de férocité et le nombre. La terre était glacée; le
sol était couvert de forêts et de buissons. Le tout avait un aspect
barbare. Derrière eux, ils n'apercevaient que l'immense Océan qui les
séparait du monde civilisé. Pour trouver un peu de paix et d'espoir, ils
ne pouvaient tourner leurs regards qu'en haut.»

Il ne faut pas croire que la piété des puritains fût seulement
spéculative, ni qu'elle se montrât étrangère à la marche des choses
humaines. Le puritanisme, comme je l'ai dit plus haut, était presque
autant une théorie politique qu'une doctrine religieuse. À peine
débarqués sur ce rivage inhospitalier, que Nathaniel Morton vient de
décrire, le premier soin des émigrants est donc de s'organiser en
société. Ils passent immédiatement un acte qui porte[29]:

         [Note 29: Les émigrants qui créèrent l'État de Rhode-Island
         en 1638, ceux qui s'établirent à New-Haven en 1637, les
         premiers habitants du Connecticut en 1639, et les fondateurs
         de Providence en 1640, commencèrent également par rédiger un
         contrat social qui fut soumis à l'approbation de tous les
         intéressés. _Pitkin's History_, p. 42 et 47.]

«Nous, dont les noms suivent, qui, pour la gloire de Dieu, le
développement de la foi chrétienne et l'honneur de notre patrie, avons
entrepris d'établir la première colonie sur ces rivages reculés, nous
convenons dans ces présentes, par consentement mutuel et solennel, et
devant Dieu, de nous former en corps de société politique, dans le but
de nous gouverner, et de travailler à l'accomplissement de nos desseins;
et en vertu de ce contrat, nous convenons de promulguer des lois, actes,
ordonnances, et d'instituer selon les besoins des magistrats auxquels
nous promettons soumission et obéissance.»

Ceci se passait en 1620. À partir de cette époque, l'émigration ne
s'arrêta plus. Les passions religieuses et politiques, qui déchirèrent
l'empire britannique pendant tout le règne de Charles Ier, poussèrent
chaque année, sur les côtes de l'Amérique, de nouveaux essaims de
sectaires. En Angleterre, le foyer du puritanisme continuait à se
trouver placé dans les classes moyennes; c'est du sein des classes
moyennes que sortaient la plupart des émigrants. La population de la
Nouvelle-Angleterre croissait rapidement, et, tandis que la hiérarchie
des rangs classait encore despotiquement les hommes dans la mère-patrie,
la colonie présentait de plus en plus le spectacle nouveau d'une société
homogène dans toutes ses parties. La démocratie, telle que n'avait point
osé la rêver l'antiquité, s'échappait toute grande et tout armée du
milieu de la vieille société féodale.

Content d'éloigner de lui des germes de troubles et des éléments de
révolutions nouvelles, le gouvernement anglais voyait sans peine cette
émigration nombreuse. Il la favorisait même de tout son pouvoir, et
semblait s'occuper à peine de la destinée de ceux qui venaient sur le
sol américain chercher un asile contre la dureté de ses lois. On eût dit
qu'il regardait la Nouvelle-Angleterre comme une région livrée aux rêves
de l'imagination, et qu'on devait abandonner aux libres essais des
novateurs.

Les colonies anglaises, et ce fut l'une des principales causes de leur
prospérité, ont toujours joui de plus de liberté intérieure et de plus
d'indépendance politique que les colonies des autres peuples; mais nulle
part ce principe de liberté ne fut plus complétement appliqué que dans
les États de la Nouvelle-Angleterre.

Il était alors généralement admis que les terres du Nouveau-Monde
appartenaient à la nation européenne qui, la première, les avait
découvertes.

Presque tout le littoral de l'Amérique du Nord devint de cette manière
une possession anglaise vers la fin du XVIe siècle. Les moyens employés
par le gouvernement britannique pour peupler ces nouveaux domaines
furent de différente nature: dans certains cas, le roi soumettait une
portion du Nouveau-Monde à un gouverneur de son choix, chargé
d'administrer le pays en son nom et sous ses ordres immédiats[30]; c'est
le système colonial adopté dans le reste de l'Europe. D'autres fois, il
concédait à un homme ou à une compagnie la propriété de certaines
portions de pays[31]. Tous les pouvoirs civils et politiques se
trouvaient alors concentrés dans les mains d'un ou de plusieurs
individus qui, sous l'inspection et le contrôle de la couronne,
vendaient les terres et gouvernaient les habitants. Un troisième système
enfin consistait à donner à un certain nombre d'émigrants le droit de se
former en société politique sous le patronage de la mère-patrie, et de
se gouverner eux-mêmes en tout ce qui n'était pas contraire à ses lois.

         [Note 30: Ce fut là le cas de l'État de New-York.]

         [Note 31: Le Maryland, les Carolines, la Pennsylvanie, le
         New-Jersey, étaient dans ce cas. Voyez _Pitkin's History_,
         vol. 1, p. 11-31.]

Ce mode de colonisation, si favorable à la liberté, ne fut mis en
pratique que dans la Nouvelle-Angleterre[32].

         [Note 32: Voyez dans l'ouvrage intitulé: _Historical
         collection of state papers and other authentic documents
         intended as materials for an history of the United States of
         America, by Ebeneser Hasard, printed at Philadelphia
         MDCCXCII_, un très grand nombre de documents précieux par
         leur contenu et leur authenticité, relatifs au premier âge
         des colonies, entre autres les différentes chartes qui leur
         furent concédées par la couronne d'Angleterre, ainsi que les
         premiers actes de leurs gouvernements.

         Voyez également l'analyse que fait de toutes ces chartes M.
         Story, juge à la cour suprême des États-Unis, dans
         l'introduction de son Commentaire sur la constitution des
         États-Unis.

         Il résulte de tous ces documents que les principes du
         gouvernement représentatif et les formes extérieures de la
         liberté politique furent introduits dans toutes les colonies
         presque dès leur naissance. Ces principes avaient reçu de
         plus grands développements au nord qu'au sud, mais ils
         existaient partout.]

Dès 1628[33], une charte de cette nature fut accordée par Charles Ier à
des émigrants qui vinrent fonder la colonie du Massachusetts.

         [Note 33: Voyez _Pitkin's History_, p. 35, t. 1. Voyez _the
         History of the colony of Massachusetts, by Hutchinson_, vol.
         1, p. 9.]

Mais, en général, on n'octroya les chartes aux colonies de la
Nouvelle-Angleterre que long-temps après que leur existence fut devenue
un fait accompli. Plymouth, Providence, New-Haven, l'État de Connecticut
et celui de Rhode-Island[34] furent fondés sans le concours et en
quelque sorte à l'insu de la mère-patrie. Les nouveaux habitants, sans
nier la suprématie de la métropole, n'allèrent pas puiser dans son sein
la source des pouvoirs; ils se constituèrent eux-mêmes, et ce ne fut que
trente ou quarante ans après, sous Charles II, qu'une charte royale vint
légaliser leur existence.

         [Note 34: Voyez _id._, p. 42-47.]

Aussi est-il souvent difficile, en parcourant les premiers monuments
historiques et législatifs de la Nouvelle-Angleterre, d'apercevoir le
lien qui attache les émigrants au pays de leurs ancêtres. On les voit à
chaque instant faire acte de souveraineté; ils nomment leurs
magistrats, font la paix et la guerre, établissent les règlements de
police, se donnent des lois comme s'ils n'eussent relevé que de Dieu
seul[35].

         [Note 35: Les habitants du Massachusetts, dans
         l'établissement des lois criminelles et civiles des
         procédures et des cours de justice, s'étaient écartés des
         usages suivis en Angleterre: en 1650, le nom du roi ne
         paraissait point encore en tête des mandats judiciaires.
         Voyez Hutchinson, vol. 1, p. 452.]

Rien de plus singulier et de plus instructif tout à la fois que la
législation de cette époque; c'est là surtout que se trouve le mot de la
grande énigme sociale que les États-Unis présentent au monde de nos
jours.

Parmi ces monuments, nous distinguerons particulièrement, comme l'un des
plus caractéristiques, le code de lois que le petit État de Connecticut
se donna en 1650[36].

         [Note 36: _Code of 1650_, p. 28 (Hartford 1830).]

Les législateurs du Connecticut[37] s'occupent d'abord des lois pénales;
et, pour les composer, ils conçoivent l'idée étrange de puiser dans les
textes sacrés:

         [Note 37: Voyez également dans l'histoire de Hutchinson, vol.
         1, p. 435-456, l'analyse du Code pénal adopté en 1648 par la
         colonie du Massachusetts; ce code est rédigé sur des
         principes analogues à celui du Connecticut.]

«Quiconque adorera un autre Dieu que le Seigneur, disent-ils en
commençant, sera mis à mort.»

Suivent dix ou douze dispositions de même nature empruntées
_textuellement_ au Deutéronome, à l'Exode et au Lévitique.

Le blasphème, la sorcellerie, l'adultère[38], le viol, sont punis de
mort; l'outrage fait par un fils à ses parents est frappé de la même
peine. On transportait ainsi la législation d'un peuple rude et à demi
civilisé au sein d'une société dont l'esprit était éclairé et les moeurs
douces: aussi ne vit-on jamais la peine de mort plus prodiguée dans les
lois, ni appliquée à moins de coupables.

         [Note 38: L'adultère était de même puni de mort par la loi du
         Massachusetts, et Hutchinson, vol. 1, p. 441, dit que
         plusieurs personnes souffrirent en effet la mort pour ce
         crime; il cite à ce propos une anecdote curieuse, qui se
         rapporte à l'année 1663. Une femme mariée avait eu des
         relations d'amour avec un jeune homme; elle devint veuve,
         elle l'épousa; plusieurs années se passèrent: le public étant
         enfin venu à soupçonner l'intimité qui avait jadis régné
         entre les époux, ils furent poursuivis criminellement; on les
         mit en prison, et peu s'en fallut qu'on ne les condamnât l'un
         et l'autre à mort.]

Les législateurs, dans ce corps de lois pénales, sont surtout préoccupés
du soin de maintenir l'ordre moral et les bonnes moeurs dans la société;
ils pénètrent ainsi sans cesse dans le domaine de la conscience, et il
n'est presque pas de péchés qu'ils ne parviennent à soumettre à la
censure du magistrat. Le lecteur a pu remarquer avec quelle sévérité ces
lois frappaient l'adultère et le viol. Le simple commerce entre gens non
mariés y est sévèrement réprimé. On laisse au juge le droit d'infliger
aux coupables l'une de ces trois peines: l'amende, le fouet ou le
mariage[39]; et s'il en faut croire les registres des anciens tribunaux
de New-Haven, les poursuites de cette nature n'étaient pas rares; on
trouve, à la date du 1er mai 1660, un jugement portant amende et
réprimande contre une jeune fille qu'on accusait d'avoir prononcé
quelques paroles indiscrètes et de s'être laissé donner un baiser[40].
Le code de 1650 abonde en mesures préventives. La paresse et
l'ivrognerie y sont sévèrement punies[41]. Les aubergistes ne peuvent
fournir plus d'une certaine quantité de vin à chaque consommateur;
l'amende ou le fouet répriment le simple mensonge quand il peut
nuire[42]. Dans d'autres endroits, le législateur, oubliant complétement
les grands principes de liberté religieuse réclamés par lui-même en
Europe, force, par la crainte des amendes, à assister au service
divin[43], et il va jusqu'à frapper de peines sévères[44] et souvent de
mort les chrétiens qui veulent adorer Dieu sous une autre formule que la
sienne[45]. Quelquefois, enfin, l'ardeur réglementaire qui le possède le
porte à s'occuper des soins les plus indignes de lui. C'est ainsi qu'on
trouve dans le même code une loi qui prohibe l'usage du tabac[46]. Il
ne faut pas, au reste, perdre de vue que ces lois bizarres ou
tyranniques n'étaient point imposées; qu'elles étaient votées par le
libre concours de tous les intéressés eux-mêmes, et que les moeurs
étaient encore plus austères et plus puritaines que les lois. À la date
de 1649, on voit se former à Boston une association solennelle ayant
pour but de prévenir le luxe mondain des longs cheveux[47] (_E_).

         [Note 39: _Code of 1650_, p. 48.

         Il arrivait, à ce qu'il paraît, quelquefois aux juges de
         prononcer cumulativement ces diverses peines, comme on le
         voit dans un arrêt rendu en 1643 (p. 114, _New-Haven
         antiquities_), qui porte que Marguerite Bedfort, convaincue
         de s'être livrée à des actes répréhensibles, subira la peine
         du fouet, et qu'il lui sera enjoint de se marier avec Nicolas
         Jemmings, son complice.]

         [Note 40: _New-Haven antiquities_, p. 104. Voyez aussi dans
         l'Histoire d'Hutchinson, vol. 1, p. 435, plusieurs jugements
         aussi extraordinaires que celui-là.]

         [Note 41: _Id._, 1650, p. 50, 57.]

         [Note 42: _Id._, p. 64.]

         [Note 43: _Id._]

         [Note 44: Ceci n'était pas particulier au Connecticut. Voyez
         entre autres la loi rendue le 13 septembre 1644, dans le
         Massachusetts, qui condamne au bannissement les anabaptistes.
         _Historical collection of state papers_, vol. 1, p. 538.
         Voyez aussi la loi publiée le 14 octobre 1656 contre les
         quakers: «Attendu, dit la loi, qu'il vient de s'élever une
         secte maudite d'hérétiques appelés quakers...» Suivent les
         dispositions qui condamnent à une très forte amende les
         capitaines de vaisseaux qui amèneront des quakers dans le
         pays. Les quakers qui parviendront à s'y introduire seront
         fouettés et renfermés dans une prison pour y travailler. Ceux
         qui défendront leurs opinions seront d'abord mis à l'amende,
         puis condamnés à la prison, et chassés de la province. Même
         collection, vol. 1, p. 630.]

         [Note 45: Dans la loi pénale du Massachusetts le prêtre
         catholique qui met le pied dans la colonie après en avoir été
         chassé, est puni de mort.]

         [Note 46: _Code of 1650_, p. 96.]

         [Note 47: _New-England's Memorial_, 316.]

De pareils écarts font sans doute honte à l'esprit humain; ils attestent
l'infériorité de notre nature, qui, incapable de saisir fermement le
vrai et le juste, en est réduite le plus souvent à ne choisir qu'entre
deux excès.

À côté de cette législation pénale si fortement empreinte de l'étroit
esprit de secte et de toutes les passions religieuses que la persécution
avait exaltées et qui fermentaient encore au fond des âmes, se trouve
placé, et en quelque sorte enchaîné avec elles, un corps de lois
politiques qui, tracé il y a deux cents ans, semble encore devancer de
très loin l'esprit de liberté de notre âge.

Les principes généraux sur lesquels reposent les constitutions modernes,
ces principes, que la plupart des Européens du XVIIe siècle comprenaient
à peine, et qui triomphaient alors incomplétement dans la
Grande-Bretagne, sont tous reconnus et fixés par les lois de la
Nouvelle-Angleterre: l'intervention du peuple dans les affaires
publiques, le vote libre de l'impôt, la responsabilité des agents du
pouvoir, la liberté individuelle et le jugement par jury, y sont
établis sans discussion et en fait.

Ces principes générateurs y reçoivent une application et des
développements qu'aucune nation de l'Europe n'a encore osé leur donner.

Dans le Connecticut, le corps électoral se composait, dès l'origine, de
l'universalité des citoyens, et cela se conçoit sans peine[48]. Chez ce
peuple naissant régnait alors une égalité presque parfaite entre les
fortunes et plus encore entre les intelligences[49].

         [Note 48: Constitution de 1638, p. 17.]

         [Note 49: Dès 1645 l'assemblée générale de Rhode-Island
         déclarait à l'unanimité que le gouvernement de l'État
         consistait en une démocratie, et que le pouvoir reposait sur
         le corps des hommes libres, lesquels avaient seuls le droit
         de faire les lois et d'en surveiller l'exécution. Code of
         1650, p. 70.]

Dans le Connecticut, à cette époque, tous les agents du pouvoir exécutif
étaient élus, jusqu'au gouverneur de l'État[50].

         [Note 50: _Pitkin's History_, p. 47.]

Les citoyens au-dessus de seize ans étaient obligés d'y porter les
armes; ils formaient une milice nationale qui nommait ses officiers, et
devait se trouver prête en tous temps à marcher pour la défense du
pays[51].

         [Note 51: Constitution de 1638, p. 12.]

C'est dans les lois du Connecticut, comme dans toutes celles de la
Nouvelle-Angleterre, qu'on voit naître et se développer cette
indépendance communale qui forme encore de nos jours comme le principe
et la vie de la liberté américaine.

Chez la plupart des nations européennes, l'existence politique a
commencé dans les régions supérieures de la société, et s'est
communiquée peu à peu, et toujours d'une manière incomplète, aux
diverses parties du corps social.

En Amérique, au contraire, on peut dire que la commune a été organisée
avant le comté, le comté avant l'État, l'État avant l'Union.

Dans la Nouvelle-Angleterre, dès 1650, la commune est complétement et
définitivement constituée. Autour de l'individualité communale viennent
se grouper et s'attacher fortement des intérêts, des passions, des
devoirs et des droits. Au sein de la commune on voit régner une vie
politique réelle, active, toute démocratique et républicaine. Les
colonies reconnaissent encore la suprématie de la métropole; c'est la
monarchie qui est la loi de l'État, mais déjà la république est toute
vivante dans la commune.

La commune nomme ses magistrats de tout genre; elle se taxe; elle
répartit et lève l'impôt sur elle-même[52]. Dans la commune de la
Nouvelle-Angleterre, la loi de la représentation n'est point admise.
C'est sur la place publique et dans le sein de l'assemblée générale des
citoyens que se traitent, comme à Athènes, les affaires qui touchent à
l'intérêt de tous.

         [Note 52: _Code of 1650_, p. 80.]

Lorsqu'on étudie avec attention les lois qui ont été promulguées durant
ce premier âge des républiques américaines, on est frappé de
l'intelligence gouvernementale et des théories avancées du législateur.

Il est évident qu'il se fait des devoirs de la société envers ses
membres une idée plus élevée et plus complète que les législateurs
européens d'alors, et qu'il lui impose des obligations auxquelles elle
échappait encore ailleurs. Dans les États de la Nouvelle-Angleterre,
dès l'origine, le sort des pauvres est assuré[53]; des mesures sévères
sont prises pour l'entretien des routes, on nomme des fonctionnaires
pour les surveiller[54]; les communes ont des registres publics où
s'inscrivent le résultat des délibérations générales, les décès, les
mariages, la naissance des citoyens[55]; des greffiers sont préposés à
la tenue de ces registres[56]; des officiers sont chargés d'administrer
les successions vacantes, d'autres de surveiller la borne des héritages;
plusieurs ont pour principales fonctions de maintenir la tranquillité
publique dans la commune[57].

         [Note 53: _Id._, p. 78.]

         [Note 54: _Code of 1650_, p. 49.]

         [Note 55: Voyez l'Histoire de Hutchinson, vol. 1, p. 455.]

         [Note 56: _Code of 1650_, p. 86.]

         [Note 57: _Id._, p. 40.]

La loi entre dans mille détails divers pour prévenir et satisfaire une
foule de besoins sociaux, dont encore de nos jours on n'a qu'un
sentiment confus en France. Mais c'est par les prescriptions relatives à
l'éducation publique que, dès le principe, on voit se révéler dans tout
son jour le caractère original de la civilisation américaine.

«Attendu, dit la loi, que Satan, l'ennemi du genre humain, trouve dans
l'ignorance des hommes ses plus puissantes armes, et qu'il importe que
les lumières qu'ont apportées nos pères ne restent point ensevelies dans
leur tombe;--attendu que l'éducation des enfants est un des premiers
intérêts de l'État, avec l'assistance du Seigneur...[58]» Suivent des
dispositions qui créent des écoles dans toutes les communes, et obligent
les habitants, sous peine de fortes amendes, à s'imposer pour les
soutenir. Des écoles supérieures sont fondées de la même manière dans
les districts les plus populeux. Les magistrats municipaux doivent
veiller à ce que les parents envoient leurs enfants dans les écoles; ils
ont le droit de prononcer des amendes contre ceux qui s'y refusent; et
si la résistance continue, la société, se mettant alors à la place de la
famille, s'empare de l'enfant, et enlève aux pères les droits que la
nature leur avait donnés, mais dont ils savaient si mal user[59]. Le
lecteur aura sans doute remarqué le préambule de ces ordonnances: en
Amérique, c'est la religion qui mène aux lumières; c'est l'observance
des lois divines qui conduit l'homme à la liberté.

         [Note 58: _Id._, p. 90.]

         [Note 59: _Code of 1650_, p. 83.]

Lorsqu'après avoir ainsi jeté un regard rapide sur la société américaine
de 1650, on examine l'état de l'Europe et particulièrement celui du
continent vers cette même époque, on se sent pénétré d'un profond
étonnement: sur le continent de l'Europe, au commencement du XVIIe
siècle, triomphait de toutes parts la royauté absolue sur les débris de
la liberté oligarchique et féodale du moyen âge. Dans le sein de cette
Europe brillante et littéraire, jamais peut-être l'idée des droits
n'avait été plus complétement méconnue; jamais les peuples n'avaient
moins vécu de la vie politique; jamais les notions de la vraie liberté
n'avaient moins préoccupé les esprits; et c'est alors que ces mêmes
principes, inconnus aux nations européennes ou méprisés par elles,
étaient proclamés dans les déserts du Nouveau-Monde, et devenaient le
symbole futur d'un grand peuple. Les plus hardies théories de l'esprit
humain étaient réduites en pratique dans cette société si humble en
apparence, et dont aucun homme d'État n'eût sans doute alors daigné
s'occuper; livrée à l'originalité de sa nature, l'imagination de l'homme
y improvisait une législation sans précédents. Au sein de cette obscure
démocratie, qui n'avait encore enfanté ni généraux, ni philosophes, ni
grands écrivains, un homme pouvait se lever en présence d'un peuple
libre, et donner, aux acclamations de tous, cette belle définition de la
liberté:

«Ne nous trompons pas sur ce que nous devons entendre par notre
indépendance. Il y a en effet une sorte de liberté corrompue, dont
l'usage est commun aux animaux comme à l'homme, et qui consiste à faire
tout ce qui plaît. Cette liberté est l'ennemie de toute autorité; elle
souffre impatiemment toutes règles; avec elle, nous devenons inférieurs
à nous-mêmes; elle est l'ennemie de la vérité et de la paix; et Dieu a
cru devoir s'élever contre elle! Mais il est une liberté civile et
morale qui trouve sa force dans l'union, et que la mission du pouvoir
lui-même est de protéger: c'est la liberté de faire sans crainte tout ce
qui est juste et bon. Cette sainte liberté, nous devons la défendre dans
tous les hasards, et exposer, s'il le faut, pour elle notre vie[60].»

         [Note 60: _Mathiew's magnalia Christi americana_, vol. 2, p.
         13.

         Ce discours fut tenu par Winthrop; on l'accusait d'avoir
         commis, comme magistrat, des actes arbitraires; après avoir
         prononcé le discours dont je viens de rappeler un fragment,
         il fut acquitté avec applaudissements, et depuis lors il fut
         toujours réélu gouverneur de l'État. Voyez _Marshall_, vol.
         1, p. 166.]

J'en ai déjà dit assez pour mettre en son vrai jour le caractère de la
civilisation anglo-américaine. Elle est le produit (et ce point de
départ doit sans cesse être présent à la pensée) de deux éléments
parfaitement distincts, qui ailleurs se sont fait souvent la guerre,
mais qu'on est parvenu, en Amérique, à incorporer en quelque sorte l'un
dans l'autre, et à combiner merveilleusement. Je veux parler de
l'_esprit de religion_ et de l'_esprit de liberté_.

Les fondateurs de la Nouvelle-Angleterre étaient tout à la fois
d'ardents sectaires et des novateurs exaltés. Retenus dans les liens les
plus étroits de certaines croyances religieuses, ils étaient libres de
tous préjugés politiques.

De là deux tendances diverses, mais non contraires, dont il est facile
de retrouver partout la trace, dans les moeurs comme dans les lois.

Des hommes sacrifient à une opinion religieuse leurs amis, leur famille
et leur patrie; on peut les croire absorbés dans la poursuite de ce bien
intellectuel qu'ils sont venus acheter à si haut prix. On les voit
cependant rechercher d'une ardeur presque égale les richesses
matérielles et les jouissances morales, le ciel dans l'autre monde, et
le bien-être et la liberté dans celui-ci.

Sous leur main, les principes politiques, les lois et les institutions
humaines semblent choses malléables, qui peuvent se tourner et se
combiner à volonté.

Devant eux s'abaissent les barrières qui emprisonnaient la société au
sein de laquelle ils sont nés; les vieilles opinions, qui depuis des
siècles dirigeaient le monde, s'évanouissent; une carrière presque sans
bornes, un champ sans horizon se découvre: l'esprit humain s'y
précipite; il les parcourt en tous sens; mais, arrivé aux limites du
monde politique, il s'arrête de lui-même; il dépose en tremblant l'usage
de ses plus redoutables facultés; il abjure le doute; il renonce au
besoin d'innover; il s'abstient même de soulever le voile du sanctuaire;
il s'incline avec respect devant des vérités qu'il admet sans les
discuter.

Ainsi, dans le monde moral, tout est classé, coordonné, prévu, décidé à
l'avance. Dans le monde politique, tout est agité, contesté, incertain;
dans l'un, obéissance passive, bien que volontaire; dans l'autre,
indépendance, mépris de l'expérience et jalousie de toute autorité.

Loin de se nuire, ces deux tendances, en apparence si opposées, marchent
d'accord et semblent se prêter un mutuel appui.

La religion voit dans la liberté civile un noble exercice des facultés
de l'homme; dans le monde politique, un champ livré par le Créateur aux
efforts de l'intelligence. Libre et puissante dans sa sphère, satisfaite
de la place qui lui est réservée, elle sait que son empire est d'autant
mieux établi qu'elle ne règne que par ses propres forces et domine sans
appui sur les coeurs.

La liberté voit dans la religion la compagne de ses luttes et de ses
triomphes; le berceau de son enfance, la source divine de ses droits.
Elle considère la religion comme la sauve-garde des moeurs; les moeurs
comme la garantie des lois et le gage de sa propre durée (_F_).

       *       *       *       *       *

RAISONS DE QUELQUES SINGULARITÉS QUE PRÉSENTENT LES LOIS ET LES COUTUMES
DES ANGLO-AMÉRICAINS.

     Quelques restes d'institutions aristocratiques au sein de la plus
     complète démocratie. -- Pourquoi? -- Il faut distinguer avec soin
     ce qui est d'origine puritaine et d'origine anglaise.

Il ne faut pas que le lecteur tire des conséquences trop générales et
trop absolues de ce qui précède. La condition sociale, la religion et
les moeurs des premiers émigrants ont exercé sans doute une immense
influence sur le destin de leur nouvelle patrie. Toutefois, il n'a pas
dépendu d'eux de fonder une société dont le point de départ ne se
trouvât placé qu'en eux-mêmes; nul ne saurait se dégager entièrement du
passé; il leur est arrivé de mêler, soit volontairement, soit à leur
insu, aux idées et aux usages qui leur étaient propres, d'autres usages
et d'autres idées qu'ils tenaient de leur éducation ou des traditions
nationales de leur pays.

Lorsqu'on veut connaître et juger les Anglo-Américains de nos jours, on
doit donc distinguer avec soin ce qui est d'origine puritaine ou
d'origine anglaise.

On rencontre souvent aux États-Unis des lois ou des coutumes qui font
contraste avec tout ce qui les environne. Ces lois paraissent rédigées
dans un esprit opposé à l'esprit dominant de la législation américaine;
ces moeurs semblent contraires à l'ensemble de l'état social. Si les
colonies anglaises avaient été fondées dans un siècle de ténèbres, ou si
leur origine se perdait déjà dans la nuit des temps, le problème serait
insoluble.

Je citerai un seul exemple pour faire comprendre ma pensée.

La législation civile et criminelle des Américains ne connaît que deux
moyens d'action: la _prison_ ou le _cautionnement_. Le premier acte
d'une procédure consiste à obtenir caution du défendeur, ou, s'il
refuse, à le faire incarcérer; on discute ensuite la validité du titre
ou la gravité des charges.

Il est évident qu'une pareille législation est dirigée contre le pauvre,
et ne favorise que le riche.

Le pauvre ne trouve pas toujours de caution, même en matière civile, et,
s'il est contraint d'aller attendre justice en prison, son inaction
forcée le réduit bientôt à la misère.

Le riche, au contraire, parvient toujours à échapper à l'emprisonnement
en matière civile; bien plus, a-t-il commis un délit, il se soustrait
aisément à la punition qui doit l'atteindre: après avoir fourni caution,
il disparaît. On peut donc dire que pour lui toutes les peines
qu'inflige la loi se réduisent à des amendes[61]. Quoi de plus
aristocratique qu'une semblable législation?

         [Note 61: Il y a sans doute des crimes pour lesquels on ne
         reçoit pas caution, mais ils sont en très petit nombre.]

En Amérique, cependant, ce sont les pauvres qui font la loi, et ils
réservent habituellement pour eux-mêmes les plus grands avantages de la
société.

C'est en Angleterre qu'il faut chercher l'explication de ce phénomène:
les lois dont je parle sont anglaises[62]. Les Américains ne les ont
point changées, quoiqu'elles répugnent à l'ensemble de leur législation
et à la masse de leur idées.

         [Note 62: Voyez Blakstone et Delolme, liv. 1, chap. X.]

La chose qu'un peuple change le moins après ses usages, c'est sa
législation civile. Les lois civiles ne sont familières qu'aux légistes,
c'est-à-dire à ceux qui ont un intérêt direct à les maintenir telles
qu'elles sont, bonnes ou mauvaises, par la raison qu'ils les savent. Le
gros de la nation les connaît à peine; il ne les voit agir que dans des
cas particuliers, n'en saisit que difficilement la tendance, et s'y
soumet sans y songer.

J'ai cité un exemple, j'aurais pu en signaler beaucoup d'autres.

Le tableau que présente la Société américaine est, si je puis m'exprimer
ainsi, couvert d'une couche démocratique, sous laquelle on voit de temps
en temps percer les anciennes couleurs de l'aristocratie.




CHAPITRE III.

ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS.


L'état social est ordinairement le produit d'un fait, quelquefois des
lois, le plus souvent de ces deux causes réunies; mais une fois qu'il
existe, on peut le considérer lui-même comme la cause première de la
plupart des lois, des coutumes et des idées qui règlent la conduite des
nations; ce qu'il ne produit pas, il le modifie.

Pour connaître la législation et les moeurs d'un peuple, il faut donc
commencer par étudier son état social.

       *       *       *       *       *

QUE LE POINT SAILLANT DE L'ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS EST D'ÊTRE
ESSENTIELLEMENT DÉMOCRATIQUE.

     Premiers émigrants de la Nouvelle-Angleterre. -- Égaux entre eux.
     -- Lois aristocratiques introduites dans le Sud. -- Époque de la
     révolution. -- Changement des lois de succession. -- Effets
     produits par ce changement. -- Égalité poussée à ses dernières
     limites dans les nouveaux États de l'Ouest. -- Égalité parmi les
     intelligences.

On pourrait faire plusieurs remarques importantes sur l'état social des
Anglo-Américains, mais il y en a une qui domine toutes les autres.

L'état social des Américains est éminemment démocratique. Il a eu ce
caractère dès la naissance des colonies; il l'a plus encore de nos
jours.

J'ai dit dans le chapitre précédent qu'il régnait une très grande
égalité parmi les émigrants qui vinrent s'établir sur les rivages de la
Nouvelle-Angleterre. Le germe même de l'aristocratie ne fut jamais
déposé dans cette partie de l'Union. On ne put jamais y fonder que des
influences intellectuelles. Le peuple s'habitua à révérer certains noms,
comme des emblèmes de lumières et de vertus. La voix de quelques
citoyens obtint sur lui un pouvoir qu'on eût peut-être avec raison
appelé aristocratique, s'il avait pu se transmettre invariablement de
père en fils.

Ceci se passait à l'est de l'Hudson; au sud-ouest de ce fleuve, et en
descendant jusqu'aux Florides, il en était autrement.

Dans la plupart des États situés au sud-ouest de l'Hudson, de grands
propriétaires anglais étaient venus s'établir. Les principes
aristocratiques, et avec eux les lois anglaises sur les successions, y
avaient été importés. J'ai fait connaître les raisons qui empêchaient
qu'on pût jamais établir en Amérique une aristocratie puissante. Ces
raisons, tout en subsistant au sud-ouest de l'Hudson, y avaient
cependant moins de puissance qu'à l'est de ce fleuve. Au sud, un seul
homme pouvait, à l'aide d'esclaves, cultiver une grande étendue de
terrain. On voyait donc dans cette partie du continent de riches
propriétaires fonciers; mais leur influence n'était pas précisément
aristocratique, comme on l'entend en Europe, puisqu'ils ne possédaient
aucuns priviléges, et que la culture par esclaves ne leur donnait point
de tenanciers, par conséquent point de patronage. Toutefois, les grands
propriétaires, au sud de l'Hudson, formaient une classe supérieure,
ayant des idées et des goûts à elle, et concentrant en général l'action
politique dans son sein. C'était une sorte d'aristocratie peu différente
de la masse du peuple dont elle embrassait facilement les passions et
les intérêts, n'excitant ni l'amour ni la haine; en somme, débile et peu
vivace. Ce fut cette classe qui, dans le Sud, se mit à la tête de
l'insurrection: la révolution d'Amérique lui doit ses plus grands
hommes.

À cette époque, la société tout entière fut ébranlée: le peuple, au nom
duquel on avait combattu, le peuple, devenu une puissance, conçut le
désir d'agir par lui-même; les instincts démocratiques s'éveillèrent; en
brisant le joug de la métropole, on prit goût à toute espèce
d'indépendance: les influences individuelles cessèrent peu à peu de se
faire sentir; les habitudes comme les lois commencèrent à marcher
d'accord vers le même but.

Mais ce fut la loi sur les successions qui fit faire à l'égalité son
dernier pas.

Je m'étonne que les publicistes anciens et modernes n'aient pas attribué
aux lois sur les successions[63] une plus grande influence dans la
marche des affaires humaines. Ces lois appartiennent, il est vrai, à
l'ordre civil; mais elles devraient être placées en tête de toutes les
institutions politiques, car elles influent incroyablement sur l'état
social des peuples, dont les lois politiques ne sont que l'expression.
Elles ont de plus une manière sûre et uniforme d'opérer sur la société;
elles saisissent en quelque sorte les générations avant leur naissance.
Par elles, l'homme est armé d'un pouvoir presque divin sur l'avenir de
ses semblables. Le législateur règle une fois la succession des
citoyens, et il se repose pendant des siècles: le mouvement donné à son
oeuvre, il peut en retirer la main; la machine agit par ses propres
forces, et se dirige comme d'elle-même vers un but indiqué d'avance.
Constituée d'une certaine manière, elle réunit, elle concentre, elle
groupe autour de quelque tête la propriété, et bientôt après le pouvoir;
elle fait jaillir en quelque sorte l'aristocratie du sol. Conduite par
d'autres principes, et lancée dans une autre voie, son action est plus
rapide encore; elle divise, elle partage, elle dissémine les biens et la
puissance; il arrive quelquefois alors qu'on est effrayé de la rapidité
de sa marche; désespérant d'en arrêter le mouvement, on cherche du moins
à créer devant elle des difficultés et des obstacles; on veut
contre-balancer son action par des efforts contraires; soins inutiles!
elle broie, ou fait voler en éclats tout ce qui se rencontre sur son
passage, elle s'élève et retombe incessamment sur le sol, jusqu'à ce
qu'il ne présente plus à la vue qu'une poussière mouvante et impalpable,
sur laquelle s'asseoit la démocratie.

         [Note 63: J'entends par les lois sur les successions toutes
         les lois dont le but principal est de régler le sort des
         biens après la mort du propriétaire.

         La loi sur les substitutions est de ce nombre; elle a aussi
         pour résultat, il est vrai, d'empêcher le propriétaire de
         disposer de ses biens avant sa mort; mais elle ne lui impose
         l'obligation de les conserver que dans la vue de les faire
         parvenir intacts à son héritier. Le but principal de la loi
         des substitutions est donc de régler le sort des biens après
         la mort du propriétaire. Le reste est le moyen qu'elle
         emploie.]

Lorsque la loi des successions permet, et à plus forte raison ordonne
le partage égal des biens du père entre tous les enfants, ses effets
sont de deux sortes; il importe de les distinguer avec soin, quoiqu'ils
tendent au même but.

En vertu de la loi des successions, la mort de chaque propriétaire amène
une révolution dans la propriété; non seulement les biens changent de
maîtres, mais ils changent, pour ainsi dire, de nature; ils se
fractionnent sans cesse en portions plus petites.

C'est là l'effet direct et en quelque sorte matériel de la loi. Dans les
pays où la législation établit l'égalité des partages, les biens, et
particulièrement les fortunes territoriales, doivent donc avoir une
tendance permanente à s'amoindrir. Toutefois, les effets de cette
législation ne se feraient sentir qu'à la longue, si la loi était
abandonnée à ses propres forces; car, pour peu que la famille ne se
compose pas de plus de deux enfants (et la moyenne des familles dans un
pays peuplé comme la France n'est, dit-on, que de trois), ces enfants se
partageant la fortune de leur père et de leur mère, ne seront pas plus
pauvres que chacun de ceux-ci individuellement.

Mais la loi du partage égal n'exerce pas seulement son influence sur le
sort des biens; elle agit sur l'âme même des propriétaires, et appelle
leurs passions à son aide. Ce sont ses effets indirects qui détruisent
rapidement les grandes fortunes et surtout les grands domaines.

Chez les peuples où la loi des successions est fondée sur le droit de
primogéniture, les domaines territoriaux passent le plus souvent de
générations en générations sans se diviser. Il résulte de là que
l'esprit de famille se matérialise en quelque sorte dans la terre. La
famille représente la terre, la terre représente la famille; elle
perpétue son nom, son origine, sa gloire, sa puissance, ses vertus.
C'est un témoin impérissable du passé, et un gage précieux de
l'existence à venir.

Lorsque la loi des successions établit le partage égal, elle détruit la
liaison intime qui existait entre l'esprit de famille et la conservation
de la terre, la terre cesse de représenter la famille, car, ne pouvant
manquer d'être partagée au bout d'une ou de deux générations, il est
évident qu'elle doit sans cesse s'amoindrir, et finir par disparaître
entièrement. Les fils d'un grand propriétaire foncier, s'ils sont en
petit nombre, ou si la fortune leur est favorable, peuvent bien
conserver l'espérance de n'être pas moins riches que leur auteur, mais
non de posséder les mêmes biens que lui; leur richesse se composera
nécessairement d'autres éléments que la sienne.

Or, du moment où vous enlevez aux propriétaires fonciers un grand
intérêt de sentiment, de souvenirs, d'orgueil, d'ambition à conserver la
terre, on peut être assuré que tôt ou tard ils la vendront, car ils ont
un grand intérêt pécuniaire à la vendre, les capitaux mobiliers
produisant plus d'intérêts que les autres, et se prêtant bien plus
facilement à satisfaire les passions du moment.

Une fois divisées, les grandes propriétés foncières ne se refont plus;
car le petit propriétaire tire plus de revenu de son champ[64],
proportion gardée, que le grand propriétaire du sien; il le vend donc
beaucoup plus cher que lui. Ainsi les calculs économiques qui ont porté
l'homme riche à vendre de vastes propriétés, l'empêcheront, à plus forte
raison, d'en acheter de petites pour en recomposer de grandes.

         [Note 64: Je ne veux pas dire que le petit propriétaire
         cultive mieux, mais il cultive avec plus d'ardeur et de soin,
         et regagne par le travail ce qui lui manque du côté de
         l'art.]

Ce qu'on appelle l'esprit de famille est souvent fondé sur une illusion
de l'égoïsme individuel. On cherche à se perpétuer et à s'immortaliser
en quelque sorte dans ses arrière-neveux. Là où finit l'esprit de
famille, l'égoïsme individuel rentre dans la réalité de ses penchants.
Comme la famille ne se présente plus à l'esprit que comme une chose
vague, indéterminée, incertaine, chacun se concentre dans la commodité
du présent; on songe à l'établissement de la génération qui va suivre,
et rien de plus.

On ne cherche donc pas à perpétuer sa famille, ou du moins on cherche à
la perpétuer par d'autres moyens que par la propriété foncière.

Ainsi, non seulement la loi des successions rend difficile aux familles
de conserver intacts les mêmes domaines, mais elle leur ôte le désir de
le tenter, et elle les entraîne, en quelque sorte, à coopérer avec elle
à leur propre ruine.

La loi du partage égal procède par deux voies: en agissant sur la chose,
elle agit sur l'homme; en agissant sur l'homme, elle arrive à la chose.

Des deux manières elle parvient à attaquer profondément la propriété
foncière et à faire disparaître avec rapidité les familles ainsi que les
fortunes[65].

         [Note 65: La terre étant la propriété la plus solide, il se
         rencontre de temps en temps des hommes riches qui sont
         disposés à faire de grands sacrifices pour l'acquérir, et qui
         perdent volontiers une portion considérable de leur revenu
         pour assurer le reste. Mais ce sont là des accidents. L'amour
         de la propriété immobilière ne se retrouve plus
         habituellement que chez le pauvre. Le petit propriétaire
         foncier, qui a moins de lumières, moins d'imagination et
         moins de passions que le grand, n'est, en général, préoccupé
         que du désir d'augmenter son domaine, et souvent il arrive
         que les successions, les mariages, ou les chances du
         commerce, lui en fournissent peu à peu les moyens.

         À côté de la tendance qui porte les hommes à diviser la
         terre, il en existe donc une autre qui les porte à
         l'agglomérer. Cette tendance, qui suffit à empêcher que les
         propriétés ne se divisent à l'infini, n'est pas assez forte
         pour créer de grandes fortunes territoriales, ni surtout pour
         les maintenir dans les mêmes familles.]

Ce n'est pas sans doute à nous, Français du XIXe siècle, témoins
journaliers des changements politiques et sociaux que la loi des
successions fait naître, à mettre en doute son pouvoir. Chaque jour nous
la voyons passer et repasser sans cesse sur notre sol, renversant sur
son chemin les murs de nos demeures, et détruisant la clôture de nos
champs. Mais si la loi des successions a déjà beaucoup fait parmi nous,
beaucoup lui reste encore à faire. Nos souvenirs, nos opinions et nos
habitudes lui opposent de puissants obstacles.

Aux États-Unis, son oeuvre de destruction est à peu près terminée. C'est
là qu'on peut étudier ses principaux résultats.

La législation anglaise sur la transmission des biens fut abolie dans
presque tous les États à l'époque de la révolution.

La loi sur les substitutions fut modifiée de manière à ne gêner que
d'une manière insensible la libre circulation des biens (_G_).

La première génération passa; les terres commencèrent à se diviser. Le
mouvement devint de plus en plus rapide à mesure que le temps marchait.
Aujourd'hui, quand soixante ans à peine se sont écoulés, l'aspect de la
société est déjà méconnaissable; les familles des grands propriétaires
fonciers se sont presque toutes englouties au sein de la masse commune.
Dans l'État de New-York, où on en comptait un très grand nombre, deux
surnagent à peine sur le gouffre prêt à les saisir. Les fils de ces
opulents citoyens sont aujourd'hui commerçants, avocats, médecins. La
plupart sont tombés dans l'obscurité la plus profonde. La dernière trace
des rangs et des distinctions héréditaires est détruite; la loi des
successions a partout passé son niveau.

Ce n'est pas qu'aux États-Unis comme ailleurs il n'y ait des riches; je
ne connais même pas de pays où l'amour de l'argent tienne une plus large
place dans le coeur de l'homme, et où l'on professe un mépris plus
profond pour la théorie de l'égalité permanente des biens. Mais la
fortune y circule avec une incroyable rapidité, et l'expérience apprend
qu'il est rare de voir deux générations en recueillir les faveurs.

Ce tableau, quelque coloré qu'on le suppose, ne donne encore qu'une idée
incomplète de ce qui se passe dans les nouveaux États de l'Ouest et du
Sud-Ouest.

À la fin du siècle dernier, de hardis aventuriers commencèrent à
pénétrer dans les vallées du Mississipi. Ce fut comme une nouvelle
découverte de l'Amérique: bientôt le gros de l'émigration s'y porta; on
vit alors des sociétés inconnues sortir tout-à-coup du désert. Des
États, dont le nom même n'existait pas peu d'années auparavant, prirent
rang au sein de l'Union américaine. C'est dans l'Ouest qu'on peut
observer la démocratie parvenue à sa dernière limite. Dans ces États,
improvisés en quelque sorte par la fortune, les habitants sont arrivés
d'hier sur le sol qu'ils occupent. Ils se connaissent à peine les uns
les autres, et chacun ignore l'histoire de son plus proche voisin. Dans
cette partie du continent américain, la population échappe donc non
seulement à l'influence des grands noms et des grandes richesses, mais à
cette naturelle aristocratie qui découle des lumières et de la vertu.
Nul n'y exerce ce respectable pouvoir que les hommes accordent au
souvenir d'une vie entière occupée à faire le bien sous leurs yeux. Les
nouveaux États de l'Ouest ont déjà des habitants; la société n'y existe
point encore.

Mais ce ne sont pas seulement les fortunes qui sont égales en Amérique,
l'égalité s'étend jusqu'à un certain point sur les intelligences
elles-mêmes.

Je ne pense pas qu'il y ait de pays dans le monde où, proportion gardée
avec la population, il se trouve aussi peu d'ignorants et moins de
savants qu'en Amérique.

L'instruction primaire y est à la portée de chacun; l'instruction
supérieure n'y est presque à la portée de personne.

Ceci se comprend sans peine, et est pour ainsi dire le résultat
nécessaire de ce que nous avons avancé plus haut.

Presque tous les Américains ont de l'aisance; ils peuvent donc
facilement se procurer les premiers éléments des connaissances
humaines.

En Amérique, il y a peu de riches; presque tous les Américains ont donc
besoin d'exercer une profession. Or, toute profession exige un
apprentissage. Les Américains ne peuvent donc donner à la culture
générale de l'intelligence que les premières années de la vie: à quinze
ans, ils entrent dans une carrière; ainsi leur éducation finit le plus
souvent à l'époque où la nôtre commence. Si elle se poursuit au-delà,
elle ne se dirige plus que vers une matière spéciale et lucrative; on
étudie une science comme on prend un métier; et l'on n'en saisit que les
applications dont l'utilité présente est reconnue.

En Amérique, la plupart des riches ont commencé par être pauvres;
presque tous les oisifs ont été, dans leur jeunesse, des gens occupés;
d'où il résulte que, quand on pourrait avoir le goût de l'étude, on n'a
pas le temps de s'y livrer; et que, quand on a acquis le temps de s'y
livrer, on n'en a plus le goût.

Il n'existe donc point en Amérique de classe dans laquelle le penchant
des plaisirs intellectuels se transmette avec une aisance et des loisirs
héréditaires, et qui tienne en honneur les travaux de l'intelligence.

Aussi la volonté de se livrer à ces travaux manque-t-elle aussi bien que
le pouvoir.

Il s'est établi en Amérique, dans les connaissances humaines, un certain
niveau mitoyen. Tous les esprits s'en sont rapprochés; les uns en
s'élevant, les autres en s'abaissant.

Il se rencontre donc une multitude immense d'individus qui ont le même
nombre de notions à peu près en matière de religion, d'histoire, de
sciences, d'économie politique, de législation, de gouvernement.

L'inégalité intellectuelle vient directement de Dieu, et l'homme ne
saurait empêcher qu'elle ne se retrouve toujours.

Mais il arrive du moins de ce que nous venons de dire, que les
intelligences, tout en restant inégales, ainsi que l'a voulu le
Créateur, trouvent à leur disposition des moyens égaux.

Ainsi donc, de nos jours, en Amérique, l'élément aristocratique,
toujours faible depuis sa naissance, est sinon détruit, du moins
affaibli de telle sorte, qu'il est difficile de lui assigner une
influence quelconque dans la marche des affaires.

Le temps, les événements et les lois y ont au contraire rendu l'élément
démocratique, non pas seulement prépondérant, mais pour ainsi dire
unique. Aucune influence de famille ni de corps ne s'y laisse
apercevoir; souvent même on ne saurait y découvrir d'influence
individuelle quelque peu durable.

L'Amérique présente donc, dans son état social, le plus étrange
phénomène. Les hommes s'y montrent plus égaux par leur fortune et par
leur intelligence, ou, en d'autres termes, plus également forts, qu'ils
ne le sont dans aucun pays du monde, et qu'ils ne l'ont été dans aucun
siècle dont l'histoire garde le souvenir.

       *       *       *       *       *

CONSÉQUENCES POLITIQUES DE L'ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS.

Les conséquences politiques d'un pareil état social sont faciles à
déduire.

Il est impossible de comprendre que l'égalité ne finisse pas par
pénétrer dans le monde politique comme ailleurs. On ne saurait concevoir
les hommes éternellement inégaux entre eux sur un seul point, égaux sur
les autres; ils arriveront donc, dans un temps donné, à l'être sur tous.

Or, je ne sais que deux manières de faire régner l'égalité dans le monde
politique: il faut donner des droits à chaque citoyen, ou n'en donner à
personne.

Pour les peuples qui sont parvenus au même état social que les
Anglo-Américains, il est donc très difficile d'apercevoir un terme moyen
entre la souveraineté de tous et le pouvoir absolu d'un seul.

Il ne faut point se dissimuler que l'état social que je viens de décrire
ne se prête presque aussi facilement à l'une et à l'autre de ces deux
conséquences.

Il y a en effet une passion mâle et légitime pour l'égalité qui excite
les hommes à vouloir être tous forts et estimés. Cette passion tend à
élever les petits au rang des grands, mais il se rencontre aussi dans le
coeur humain un goût dépravé pour l'égalité, qui porte les faibles à
vouloir attirer les forts à leur niveau, et qui réduit les hommes à
préférer l'égalité dans la servitude à l'inégalité dans la liberté. Ce
n'est pas que les peuples dont l'état social est démocratique méprisent
naturellement la liberté; ils ont au contraire un goût instinctif pour
elle. Mais la liberté n'est pas l'objet principal et continu de leur
désir; ce qu'ils aiment d'un amour éternel, c'est l'égalité; ils
s'élancent vers la liberté par impulsion rapide et par efforts soudains,
et, s'ils manquent le but, ils se résignent; mais rien ne saurait les
satisfaire sans l'égalité, et ils consentiraient plutôt à périr qu'à la
perdre.

D'un autre côté, quand les citoyens sont tous à peu près égaux, il leur
devient difficile de défendre leur indépendance contre les agressions du
pouvoir. Aucun d'entre eux n'étant alors assez fort pour lutter seul
avec avantage, il n'y a que la combinaison des forces de tous qui puisse
garantir la liberté. Or, une pareille combinaison ne se rencontre pas
toujours.

Les peuples peuvent donc tirer deux grandes conséquences politiques du
même état social: ces conséquences diffèrent prodigieusement entre
elles, mais elles sortent toutes deux du même fait.

Soumis les premiers à cette redoutable alternative que je viens de
décrire, les Anglo-Américains ont été assez heureux pour échapper au
pouvoir absolu. Les circonstances, l'origine, les lumières, et surtout
les moeurs, leur ont permis de fonder et de maintenir la souveraineté
du peuple.




CHAPITRE IV.

DU PRINCIPE DE LA SOUVERAINETÉ DU PEUPLE EN AMÉRIQUE.

     Il domine toute la société américaine. -- Application que les
     Américains faisaient déjà de ce principe avant leur révolution.
     -- Développement que lui a donné cette révolution. -- Abaissement
     graduel et irrésistible du cens.


Lorsqu'on veut parler des lois politiques des États-Unis, c'est toujours
par le dogme de la souveraineté du peuple qu'il faut commencer.

Le principe de la souveraineté du peuple, qui se trouve toujours plus ou
moins au fond de presque toutes les institutions humaines, y demeure
d'ordinaire comme enseveli. On lui obéit sans le reconnaître, ou si
parfois il arrive de le produire un moment au grand jour, on se hâte
bientôt de le replonger dans les ténèbres du sanctuaire.

La volonté nationale est un des mots dont les intrigants de tous les
temps et les despotes de tous les âges ont le plus largement abusé. Les
uns en ont vu l'expression dans les suffrages achetés de quelques agents
du pouvoir; d'autres dans les votes d'une minorité intéressée ou
craintive; il y en a même qui l'ont découverte toute formulée dans le
silence des peuples, et qui ont pensé que du _fait_ de l'obéissance
naissait pour eux le _droit_ du commandement.

En Amérique, le principe de la souveraineté du peuple n'est point caché
ou stérile comme chez certaines nations; il est reconnu par les moeurs,
proclamé par les lois; il s'étend avec liberté, et atteint sans
obstacles ses dernières conséquences.

S'il est un seul pays au monde où l'on puisse espérer apprécier à sa
juste valeur le dogme de la souveraineté du peuple, l'étudier dans son
application aux affaires de la société, et juger ses avantages et ses
dangers, ce pays-là est assurément l'Amérique.

J'ai dit précédemment que, dès l'origine, le principe de la souveraineté
du peuple avait été le principe générateur de la plupart des colonies
anglaises d'Amérique.

Il s'en fallut de beaucoup cependant qu'il dominât alors le gouvernement
de la société comme il le fait de nos jours.

Deux obstacles, l'un extérieur, l'autre intérieur retardaient sa marche
envahissante.

Il ne pouvait se faire jour ostensiblement au sein des lois, puisque les
colonies étaient encore contraintes d'obéir à la métropole; il était
donc réduit à se cacher dans les assemblées provinciales et surtout dans
la commune. Là il s'étendait en secret.

La société américaine d'alors n'était point encore préparée à l'adopter
dans toutes ses conséquences. Les lumières dans la Nouvelle-Angleterre,
les richesses au sud de l'Hudson, exercèrent long-temps, comme je l'ai
fait voir dans le chapitre qui précède, une sorte d'influence
aristocratique qui tendait à resserrer en peu de mains l'exercice des
pouvoirs sociaux. Il s'en fallait encore beaucoup que tous les
fonctionnaires publics fussent électifs et tous les citoyens électeurs.
Le droit électoral était partout renfermé dans de certaines limites, et
subordonné à l'existence d'un cens. Ce cens était très faible au Nord,
plus considérable au Midi.

La révolution d'Amérique éclata. Le dogme de la souveraineté du peuple
sortit de la commune, et s'empara du gouvernement; toutes les classes se
compromirent pour sa cause; on combattit, et on triompha en son nom; il
devint la loi des lois.

Un changement presque aussi rapide s'effectua dans l'intérieur de la
société. La loi des successions acheva de briser les influences locales.

Au moment où cet effet des lois et de la révolution commença à se
révéler à tous les yeux, la victoire avait déjà irrévocablement prononcé
en faveur de la démocratie. Le pouvoir était, par le fait, entre ses
mains. Il n'était même plus permis de lutter contre elle. Les hautes
classes se soumirent donc sans murmure et sans combat à un mal désormais
inévitable. Il leur arriva ce qui arrive d'ordinaire aux puissances qui
tombent: l'égoïsme individuel s'empara de leurs membres; comme on ne
pouvait plus arracher la force des mains du peuple, et qu'on ne
détestait point assez la multitude pour prendre plaisir à la braver, on
ne songea plus à gagner sa bienveillance à tout prix. Les lois les plus
démocratiques furent donc votées à l'envi par les hommes dont elles
froissaient le plus les intérêts. De cette manière, les hautes classes
n'excitèrent point contre elles les passions populaires; mais elles
hâtèrent elles-mêmes le triomphe de l'ordre nouveau. Ainsi, chose
singulière! on vit l'élan démocratique d'autant plus irrésistible dans
les États où l'aristocratie avait le plus de racines.

L'État du Maryland, qui avait été fondé par de grands seigneurs,
proclama le premier le vote universel[66], et introduisit dans
l'ensemble de son gouvernement les formes les plus démocratiques.

         [Note 66: Amendements faits à la constitution du Maryland
         en 1801 et 1809.]

Lorsqu'un peuple commence à toucher au cens électoral, on peut prévoir
qu'il arrivera, dans un délai plus ou moins long, à le faire disparaître
complétement. C'est là l'une des règles les plus invariables qui
régissent les sociétés. À mesure qu'on recule la limite des droits
électoraux, on sent le besoin de la reculer davantage; car, après chaque
concession nouvelle, les forces de la démocratie augmentent, et ses
exigences croissent avec son nouveau pouvoir. L'ambition de ceux qu'on
laisse au-dessous du cens s'irrite en proportion du grand nombre de ceux
qui se trouvent au-dessus. L'exception devient enfin la règle; les
concessions se succèdent sans relâche, et l'on ne s'arrête plus que
quand on est arrivé au suffrage universel.

De nos jours le principe de la souveraineté du peuple a pris aux
États-Unis tous les développements pratiques que l'imagination puisse
concevoir. Il s'est dégagé de toutes les fictions dont on a pris soin de
l'environner ailleurs; on le voit se revêtir successivement de toutes
les formes, suivant la nécessité des cas. Tantôt le peuple en corps
fait les lois comme à Athènes; tantôt des députés, que le vote universel
a créés, le représentent et agissent en son nom sous sa surveillance
presque immédiate.

Il y a des pays où un pouvoir, en quelque sorte extérieur au corps
social, agit sur lui et le force de marcher dans une certaine voie.

Il y en a d'autres où la force est divisée, étant tout à la fois placée
dans la société et hors d'elle. Rien de semblable ne se voit aux
États-Unis; la société y agit par elle-même et sur elle-même. Il
n'existe de puissance que dans son sein; on ne rencontre même presque
personne qui ose concevoir et surtout exprimer l'idée d'en chercher
ailleurs. Le peuple participe à la composition des lois par le choix des
législateurs, à leur application par l'élection des agents du pouvoir
exécutif; on peut dire qu'il gouverne lui-même, tant la part laissée à
l'administration est faible et restreinte, tant celle-ci se ressent de
son origine populaire et obéit à la puissance dont elle émane. Le peuple
règne sur le monde politique américain comme Dieu sur l'univers. Il est
la cause et la fin de toutes choses; tout en sort et tout s'y absorbe
(_H_).




CHAPITRE V.

NÉCESSITÉ D'ÉTUDIER CE QUI SE PASSE DANS LES ÉTATS PARTICULIERS, AVANT
DE PARLER DU GOUVERNEMENT DE L'UNION.


On se propose d'examiner, dans le chapitre suivant, quelle est en
Amérique la forme du gouvernement fondé sur le principe de la
souveraineté du peuple; quels sont ses moyens d'action, ses embarras,
ses avantages et ses dangers.

Une première difficulté se présente: les États-Unis ont une constitution
complexe; on y remarque deux sociétés distinctes engagées, et, si je
puis m'expliquer ainsi, emboîtées l'une dans l'autre; on y voit deux
gouvernements complétement séparés et presque indépendants: l'un,
habituel et indéfini, qui répond aux besoins journaliers de la société;
l'autre, exceptionnel et circonscrit, qui ne s'applique qu'à certains
intérêts généraux. Ce sont, en un mot, vingt-quatre petites nations
souveraines, dont l'ensemble forme le grand corps de l'Union.

Examiner l'Union avant d'étudier l'État, c'est s'engager dans une route
semée d'obstacles. La forme du gouvernement fédéral aux États-Unis a
paru la dernière; elle n'a été qu'une modification de la république, un
résumé des principes politiques répandus dans la société entière avant
elle, et y subsistant indépendamment d'elle. Le gouvernement fédéral,
d'ailleurs, comme je viens de le dire, n'est qu'une exception; le
gouvernement des États est la règle commune. L'écrivain qui voudrait
faire connaître l'ensemble d'un pareil tableau avant d'en avoir montré
les détails, tomberait nécessairement dans des obscurités ou des
redites.

Les grands principes politiques qui régissent aujourd'hui la société
américaine ont pris naissance et se sont développés dans l'_État_; on ne
saurait en douter. C'est donc l'État qu'il faut connaître pour avoir la
clef de tout le reste.

Les États qui composent de nos jours l'Union américaine, présentent
tous, quant à l'aspect extérieur des institutions, le même spectacle. La
vie politique ou administrative s'y trouve concentrée dans trois foyers
d'action, qu'on pourrait comparer aux divers centres nerveux qui font
mouvoir le corps humain.

Au premier degré se trouve la _commune_, plus haut le _comté_, enfin
l'_État_.

       *       *       *       *       *

DU SYSTÈME COMMUNAL EN AMÉRIQUE.

     Pourquoi l'auteur commence l'examen des institutions politiques
     par la commune. -- La commune se retrouve chez tous les peuples.
     -- Difficulté d'établir et de conserver la liberté communale. --
     Son importance. -- Pourquoi l'auteur a choisi l'organisation
     communale de la Nouvelle-Angleterre pour objet principal de son
     examen.

Ce n'est pas par hasard que j'examine d'abord la commune.

La commune est la seule association qui soit si bien dans la nature, que
partout où il y a des hommes réunis, il se forme de soi-même une
commune.

La société communale existe donc chez tous les peuples quels que soient
leurs usages et leurs lois; c'est l'homme qui fait les royaumes et crée
les républiques; la commune paraît sortir directement des mains de Dieu.
Mais si la commune existe depuis qu'il y a des hommes, la liberté
communale est chose rare et fragile. Un peuple peut toujours établir de
grandes assemblées politiques, parce qu'il se trouve habituellement dans
son sein un certain nombre d'hommes chez lesquels les lumières
remplacent jusqu'à un certain point l'usage des affaires. La commune est
composée d'éléments grossiers qui se refusent souvent à l'action du
législateur. La difficulté de fonder l'indépendance des communes, au
lieu de diminuer à mesure que les nations s'éclairent, augmente avec
leurs lumières. Une société très civilisée ne tolère qu'avec peine les
essais de la liberté communale; elle se révolte à la vue de ses nombreux
écarts, et désespère du succès avant d'avoir atteint le résultat final
de l'expérience.

Parmi toutes les libertés, celle des communes, qui s'établit si
difficilement, est aussi la plus exposée aux invasions du pouvoir.
Livrées à elles-mêmes, les institutions communales ne sauraient guère
lutter contre un gouvernement entreprenant et fort; pour se défendre
avec succès, il faut qu'elles aient pris tous leurs développements et
qu'elles se soient mêlées aux idées et aux habitudes nationales. Ainsi,
tant que la liberté communale n'est pas entrée dans les moeurs, il est
facile de la détruire, et elle ne peut entrer dans les moeurs qu'après
avoir long-temps subsisté dans les lois.

La liberté communale échappe donc, pour ainsi dire, à l'effort de
l'homme. Aussi arrive-t-il rarement qu'elle soit créée; elle naît en
quelque sorte d'elle-même. Elle se développe presque en secret au sein
d'une société demi-barbare. C'est l'action continue des lois et des
moeurs, les circonstances et surtout le temps, qui parviennent à la
consolider. De toutes les nations du continent de l'Europe, on peut dire
qu'il n'y en a pas une seule qui la connaisse.

C'est pourtant dans la commune que réside la force des peuples libres.
Les institutions communales sont à la liberté ce que les écoles
primaires sont à la science; elles la mettent à la portée du peuple;
elles lui en font goûter l'usage paisible et l'habituent à s'en servir.
Sans institutions communales une nation peut se donner un gouvernement
libre, mais elle n'a pas l'esprit de la liberté. Des passions
passagères, des intérêts d'un moment, le hasard des circonstances,
peuvent lui donner les formes extérieures de l'indépendance; mais le
despotisme refoulé dans l'intérieur du corps social reparaît tôt ou tard
à la surface.

Pour faire bien comprendre au lecteur les principes généraux sur
lesquels repose l'organisation politique de la commune et du comté aux
États-Unis, j'ai cru qu'il était utile de prendre pour modèle un État en
particulier; d'examiner avec détail ce qui s'y passe, et de jeter
ensuite un regard rapide sur le reste du pays.

J'ai choisi l'un des États de la Nouvelle-Angleterre.

La commune et le comté ne sont pas organisés de la même manière dans
toutes les parties de l'Union; il est facile de reconnaître, cependant,
que dans toute l'Union les mêmes principes, à peu près, ont présidé à la
formation de l'un et de l'autre.

Or, il m'a paru que ces principes avaient reçu dans la
Nouvelle-Angleterre des développements plus considérables, et atteint
des conséquences plus éloignées que partout ailleurs. Ils s'y montrent
donc pour ainsi dire plus en relief, et se livrent ainsi plus aisément à
l'observation de l'étranger.

Les institutions communales de la Nouvelle-Angleterre forment un
ensemble complet et régulier; elles sont anciennes; elles sont fortes
par les lois, plus fortes encore par les moeurs; elles exercent une
influence prodigieuse sur la société entière.

À tous ces titres elles méritent d'attirer nos regards.

       *       *       *       *       *

CIRCONSCRIPTION DE LA COMMUNE.

La commune de la Nouvelle-Angleterre (_Township_) tient le milieu entre
le canton et la commune de France. On y compte en général de deux à
trois mille habitants[67]; elle n'est donc point assez étendue pour que
tous ses habitants n'aient pas à peu près les mêmes intérêts, et, d'un
autre côté, elle est assez peuplée pour qu'on soit toujours sûr de
trouver dans son sein les éléments d'une bonne administration.

         [Note 67: Le nombre des communes, dans l'État de
         Massachusetts, était, en 1830, de 305; le nombre des
         habitants de 610,014; ce qui donne à peu près un terme moyen
         de 2,000 habitants par commune.]

       *       *       *       *       *

POUVOIRS COMMUNAUX DE LA NOUVELLE-ANGLETERRE.

     Le peuple, origine de tous les pouvoirs dans la commune comme
     ailleurs. -- Il y traite les principales affaires par lui-même.
     -- Point de conseil municipal. -- La plus grande partie de
     l'autorité communale concentrée dans la main des _select-men_. --
     Comment les select-men agissent. -- Assemblée générale des
     habitants de la commune (_Town-Meeting_). -- Énumération de tous
     les fonctionnaires communaux. -- Fonctions obligatoires et
     rétribuées.

Dans la commune comme partout ailleurs, le peuple est la source des
pouvoirs sociaux, mais nulle part il n'exerce sa puissance plus
immédiatement. Le peuple, en Amérique, est un maître auquel il a fallu
complaire jusqu'aux dernières limites du possible.

Dans la Nouvelle-Angleterre, la majorité agit par représentants
lorsqu'il faut traiter les affaires générales de l'État. Il était
nécessaire qu'il en fût ainsi; mais dans la commune où l'action
législative et gouvernementale est plus rapprochée des gouvernés, la loi
de la représentation n'est point admise. Il n'y a point de conseil
municipal; le corps des électeurs, après avoir nommé ses magistrats, les
dirige lui-même dans tout ce qui n'est pas l'exécution pure et simple
des lois de l'État[68].

         [Note 68: Les mêmes règles ne sont pas applicables aux
         grandes communes. Celles-ci ont en général un maire et un
         corps municipal divisé en deux branches; mais c'est là une
         exception qui a besoin d'être autorisée par une loi. Voyez la
         loi du 22 février 1822, régulatrice des pouvoirs de la ville
         de Boston. _Laws of Massachusetts_, vol. 2, p. 588. Ceci
         s'applique aux grandes villes. Il arrive fréquemment aussi
         que les petites villes sont soumises à une administration
         particulière. On comptait en 1832 104 communes administrées
         de cette manière dans l'État de New-York
         (_William's-Register_).]

Cet ordre de choses est si contraire à nos idées, et tellement opposé à
nos habitudes, qu'il est nécessaire de fournir ici quelques exemples
pour qu'il soit possible de bien le comprendre.

Les fonctions publiques sont extrêmement nombreuses et fort divisées
dans la commune, comme nous le verrons plus bas; cependant la plus
grande partie des pouvoirs administratifs est concentrée dans les mains
d'un petit nombre d'individus élus chaque année et qu'on nomme les
select-men[69].

         [Note 69: On en élit trois dans les plus petites communes,
         neuf dans les plus grandes. Voyez _The Town officer_, p. 186.
         Voyez aussi les principales lois du Massachusetts relatives
         aux select-men:

         Loi du 20 février 1786, vol. 1, p. 219;--du 24 février 1796,
         vol. 1 p. 488;--7 mars 1801, vol. 2, p. 45;--16 juin 1795,
         vol. 1, p. 475;--12 mars 1808, vol. 2, p. 186;--28 février
         1787, vol. 1, p. 302;--22 juin 1797, vol. 1, pag. 539.]

Les lois générales de l'État ont imposé aux select-men un certain nombre
d'obligations. Ils n'ont pas besoin de l'autorisation de leurs
administrés pour les remplir, et ils ne peuvent s'y soustraire sans
engager leur responsabilité personnelle. La loi de l'État les charge,
par exemple, de former, dans leur commune, les listes électorales; s'ils
omettent de le faire, ils se rendent coupables d'un délit. Mais, dans
toutes les choses qui sont abandonnées à la direction du pouvoir
communal, les select-men sont les exécuteurs des volontés populaires,
comme parmi nous le maire est l'exécuteur des délibérations du conseil
municipal. Le plus souvent ils agissent sous leur responsabilité privée,
et ne font que suivre, dans la pratique, la conséquence des principes
que la majorité a précédemment posés. Mais veulent-ils introduire un
changement quelconque dans l'ordre établi; désirent-ils se livrer à une
entreprise nouvelle, il leur faut remonter à la source de leur pouvoir.
Je suppose qu'il s'agisse d'établir une école; les select-men convoquent
à certain jour, dans un lieu indiqué d'avance, la totalité des
électeurs; là, ils exposent le besoin qui se fait sentir; ils font
connaître les moyens d'y satisfaire, l'argent qu'il faut dépenser, le
lieu qu'il convient de choisir. L'assemblée, consultée sur tous ces
points, adopte le principe, fixe le lieu, vote l'impôt, et remet
l'exécution de ses volontés dans les mains des select-men.

Les select-men ont seuls le droit de convoquer la réunion communale
(_town-meeting_), mais on peut les provoquer à le faire. Si dix
propriétaires conçoivent un projet nouveau et veulent le soumettre à
l'assentiment de la commune, ils réclament une convocation générale des
habitants; les select-men sont obligés d'y souscrire, et ne conservent
que le droit de présider l'assemblée[70].

         [Note 70: Voyez _Laws of Massachusetts_, vol. 1, p. 150; loi
         du 22 mars 1796.]

Ces moeurs politiques, ces usages sociaux sont sans doute bien loin de
nous. Je n'ai pas en ce moment la volonté de les juger ni de faire
connaître les causes cachées qui les produisent et les vivifient; je me
borne à les exposer.

Les select-men sont élus tous les ans au mois d'avril ou de mai.
L'assemblée communale choisit en même temps une foule d'autres
magistrats municipaux[71], préposés à certains détails administratifs
importants. Les uns, sous le nom d'assesseurs, doivent établir l'impôt;
les autres, sous celui de collecteurs, doivent le lever. Un officier,
appelé constable, est chargé de faire la police, de veiller sur les
lieux publics, et de tenir la main à l'exécution matérielle des lois. Un
autre, nommé le greffier de la commune, enregistre toutes les
délibérations; il tient note des actes de l'état civil. Un caissier
garde les fonds communaux. Ajoutez à ces fonctionnaires un surveillant
des pauvres, dont le devoir, fort difficile à remplir, est de faire
exécuter la législation relative aux indigents; des commissaires des
écoles, qui dirigent l'instruction publique; des inspecteurs des routes,
qui se chargent de tous les détails de la grande et petite voirie, et
vous aurez la liste des principaux agents de l'administration communale.
Mais la division des fonctions ne s'arrête point là: on trouve encore,
parmi les officiers municipaux[72], des commissaires de paroisses, qui
doivent régler les dépenses du culte; des inspecteurs de plusieurs
genres, chargés, les uns de diriger les efforts des citoyens en cas
d'incendie; les autres, de veiller aux récoltes; ceux-ci, de lever
provisoirement les difficultés qui peuvent naître relativement aux
clôtures; ceux-là, de surveiller le mesurage du bois, ou d'inspecter les
poids et mesures.

         [Note 71: _Ibid._]

         [Note 72: Tous ces magistrats existent réellement dans la
         pratique.

         Pour connaître les détails des fonctions de tous ces
         magistrats communaux, voyez le livre intitulé: _Town officer,
         by Isaac Goodwin_; _Worcester_, 1827; et la collection des
         lois générales du Massachusetts en 3 vol. Boston, 1823.]

On compte en tout dix-neuf fonctions principales dans la commune. Chaque
habitant est contraint, sous peine d'amende, d'accepter ces différentes
fonctions; mais aussi la plupart d'entre elles sont rétribuées, afin
que les citoyens pauvres puissent y consacrer leur temps sans en
souffrir de préjudice. Du reste, le système américain n'est point de
donner un traitement fixe aux fonctionnaires. En général, chaque acte de
leur ministère a un prix, et ils ne sont rémunérés qu'en proportion de
ce qu'ils ont fait.

       *       *       *       *       *

DE L'EXISTENCE COMMUNALE.

     Chacun est le meilleur juge de ce qui ne regarde que lui seul. --
     Corollaire du principe de la souveraineté du peuple. --
     Application que font les communes américaines de ces doctrines.
     -- La commune de la Nouvelle-Angleterre, souveraine pour tout ce
     qui ne se rapporte qu'à elle, sujette dans tout le reste. --
     Obligation de la commune envers l'État. -- En France, le
     gouvernement prête ses agents à la commune. -- En Amérique, la
     commune prête les siens au gouvernement.

J'ai dit précédemment que le principe de la souveraineté du peuple plane
sur tout le système politique des Anglo-Américains. Chaque page de ce
livre fera connaître quelques applications nouvelles de cette doctrine.

Chez les nations où règne le dogme de la souveraineté du peuple, chaque
individu forme une portion égale du souverain, et participe également au
gouvernement de l'État.

Chaque individu est donc censé aussi éclairé, aussi vertueux, aussi fort
qu'aucun autre de ses semblables.

Pourquoi obéit-il donc à la société, et quelles sont les limites
naturelles de cette obéissance?

Il obéit à la société, non point parce qu'il est inférieur à ceux qui
la dirigent, ou moins capable qu'un autre homme de se gouverner
lui-même; il obéit à la société, parce que l'union avec ses semblables
lui paraît utile, et qu'il sait que cette union ne peut exister sans un
pouvoir régulateur.

Dans tout ce qui concerne les devoirs des citoyens entre eux, il est
donc devenu sujet. Dans tout ce qui ne regarde que lui-même, il est
resté maître: il est libre, et ne doit compte de ses actions qu'à Dieu.
De là cette maxime, que l'individu est le meilleur comme le seul juge de
son intérêt particulier, et que la société n'a le droit de diriger ses
actions que quand elle se sent lésée par son fait, ou lorsqu'elle a
besoin de réclamer son concours.

Cette doctrine est universellement admise aux États-Unis. J'examinerai
autre part quelle influence générale elle exerce jusque sur les actions
ordinaires de la vie; mais je parle en ce moment des communes.

La commune, prise en masse et par rapport au gouvernement central, n'est
qu'un individu comme un autre, auquel s'applique la théorie que je viens
d'indiquer.

La liberté communale découle donc, aux États-Unis, du dogme même de la
souveraineté du peuple; toutes les républiques américaines ont plus ou
moins reconnu cette indépendance; mais chez les peuples de la
Nouvelle-Angleterre, les circonstances en ont particulièrement favorisé
le développement.

Dans cette partie de l'Union, la vie politique a pris naissance au sein
même des communes; on pourrait presque dire qu'à son origine chacune
d'elles était une nation indépendante. Lorsqu'ensuite les rois
d'Angleterre réclamèrent leur part de la souveraineté, ils se bornèrent
à prendre la puissance centrale. Ils laissèrent la commune dans l'état
où ils la trouvèrent; maintenant les communes de la Nouvelle-Angleterre
sont sujettes; mais dans le principe elles ne l'étaient point ou
l'étaient à peine. Elles n'ont donc pas reçu leurs pouvoirs; ce sont
elles au contraire qui semblent s'être dessaisies, en faveur de l'État,
d'une portion de leur indépendance: distinction importante, et qui doit
rester présente à l'esprit du lecteur.

Les communes ne sont en général soumises à l'État que quand il s'agit
d'un intérêt que j'appellerai _social_, c'est-à-dire qu'elles partagent
avec d'autres.

Pour tout ce qui n'a rapport qu'à elles seules, les communes sont
restées des corps indépendants; et parmi les habitants de la
Nouvelle-Angleterre, il ne s'en rencontre aucun, je pense, qui
reconnaisse au gouvernement de l'État le droit d'intervenir dans la
direction des intérêts purement communaux.

On voit donc les communes de la Nouvelle-Angleterre vendre et acheter,
attaquer et se défendre devant les tribunaux, charger leur budget ou le
dégrever, sans qu'aucune autorité administrative quelconque songe à s'y
opposer[73].

         [Note 73: Voyez _Laws of Massachusetts_, loi du 23 mars 1796,
         vol. 1, p. 250.]

Quant aux devoirs sociaux, elles sont tenues d'y satisfaire. Ainsi,
l'État a-t-il besoin d'argent, la commune n'est pas libre de lui
accorder ou de lui refuser son concours[74]. L'État veut-il ouvrir une
route, la commune n'est pas maîtresse de lui fermer son territoire.
Fait-il un règlement de police, la commune doit l'exécuter. Veut-il
organiser l'instruction sur un plan uniforme dans toute l'étendue du
pays, la commune est tenue de créer les écoles voulues par la loi[75].
Nous verrons, lorsque nous parlerons de l'administration aux États-Unis,
comment et par qui les communes, dans tous ces différents cas, sont
contraintes à l'obéissance. Je ne veux ici qu'établir l'existence de
l'obligation. Cette obligation est étroite, mais le gouvernement de
l'État, en l'imposant, ne fait que décréter un principe; pour son
exécution, la commune rentre en général dans tous ses droits
d'individualité. Ainsi, la taxe est, il est vrai, votée par la
législature, mais c'est la commune qui la répartit et la perçoit;
l'existence d'une école est imposée, mais c'est la commune qui la bâtit,
la paie et la dirige.

         [Note 74: _Ibid._, loi du 20 février 1786, vol. 1, p. 217.]

         [Note 75: Voyez même collection, loi du 25 juin 1789, et 8
         mars 1827, vol. 1, p. 367, et vol. 3, p. 179.]

En France, le percepteur de l'État lève les taxes communales; en
Amérique, le percepteur de la commune lève la taxe de l'État.

Ainsi, parmi nous, le gouvernement central prête ses agents à la
commune; en Amérique, la commune prête ses fonctionnaires au
gouvernement. Cela seul fait comprendre à quel degré les deux sociétés
diffèrent.

       *       *       *       *       *

DE L'ESPRIT COMMUNAL DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE.

     Pourquoi la commune de la Nouvelle-Angleterre attire les
     affections de ceux qui l'habitent. -- Difficulté qu'on rencontre
     en Europe à créer l'esprit communal. -- Droits et devoirs
     communaux concourant en Amérique à former cet esprit. -- La
     patrie a plus de physionomie aux États-Unis qu'ailleurs. -- En
     quoi l'esprit communal se manifeste dans la Nouvelle-Angleterre.
     -- Quels heureux effets il y produit.

En Amérique, non seulement il existe des institutions communales, mais
encore un esprit communal qui les soutient et les vivifie.

La commune de la Nouvelle-Angleterre réunit deux avantages qui, partout
où ils se trouvent, excitent vivement l'intérêt des hommes; savoir:
l'indépendance et la puissance. Elle agit, il est vrai, dans un cercle
dont elle ne peut sortir, mais ses mouvements y sont libres. Cette
indépendance seule lui donnerait déjà une importance réelle, quand sa
population et son étendue ne la lui assureraient pas.

Il faut bien se persuader que les affections des hommes ne se portent en
général que là où il y a de la force. On ne voit pas l'amour de la
patrie régner long-temps dans un pays conquis. L'habitant de la
Nouvelle-Angleterre s'attache à sa commune, non pas tant parce qu'il y
est né, que parce qu'il voit dans cette commune une corporation libre et
forte dont il fait partie, et qui mérite la peine qu'on cherche à la
diriger.

Il arrive souvent, en Europe, que les gouvernants eux-mêmes regrettent
l'absence de l'esprit communal; car tout le monde convient que l'esprit
communal est un grand élément d'ordre et de tranquillité publique; mais
ils ne savent comment le produire. En rendant la commune forte et
indépendante, ils craignent de partager la puissance sociale et
d'exposer l'État à l'anarchie. Or, ôtez la force et l'indépendance de la
commune, vous n'y trouverez jamais que des administrés et point de
citoyens.

Remarquez d'ailleurs un fait important: la commune de la
Nouvelle-Angleterre est ainsi constituée qu'elle peut servir de foyer à
de vives affections, et en même temps il ne se trouve rien à côté d'elle
qui attire fortement les passions ambitieuses du coeur humain.

Les fonctionnaires du comté ne sont point élus et leur autorité est
restreinte. L'État lui-même n'a qu'une importance secondaire; son
existence est obscure et tranquille. Il y a peu d'hommes qui, pour
obtenir le droit de l'administrer, consentent à s'éloigner du centre de
leurs intérêts et à troubler leur existence.

Le gouvernement fédéral confère de la puissance et de la gloire à ceux
qui le dirigent; mais les hommes auxquels il est donné d'influer sur ses
destinées sont en très petit nombre. La présidence est une haute
magistrature à laquelle on ne parvient guère que dans un âge avancé; et
quand on arrive aux autres fonctions fédérales d'un ordre élevé, c'est
en quelque sorte par hasard, et après qu'on s'est déjà rendu célèbre en
suivant une autre carrière. L'ambition ne peut pas les prendre pour le
but permanent de ses efforts. C'est dans la commune, au centre des
relations ordinaires de la vie, que viennent se concentrer le désir de
l'estime, le besoin d'intérêts réels, le goût du pouvoir et du bruit;
ces passions qui troublent si souvent la société, changent de caractère
lorsqu'elles peuvent s'exercer ainsi près du foyer domestique et en
quelque sorte au sein de la famille.

Voyez avec quel art, dans la commune américaine, on a eu soin, si je
puis m'exprimer ainsi, d'_éparpiller_ la puissance, afin d'intéresser
plus de monde à la chose publique. Indépendamment des électeurs appelés
de temps en temps à faire des actes de gouvernement, que de fonctions
diverses, que de magistrats différents, qui tous, dans le cercle de
leurs attributions, représentent la corporation puissante au nom de
laquelle ils agissent! Combien d'hommes exploitent ainsi à leur profit
la puissance communale et s'y intéressent pour eux-mêmes!

Le système américain, en même temps qu'il partage le pouvoir municipal
entre un grand nombre de citoyens, ne craint pas non plus de multiplier
les devoirs communaux. Aux États-Unis on pense avec raison que l'amour
de la patrie est une espèce de culte auquel les hommes s'attachent par
les pratiques.

De cette manière, la vie communale se fait en quelque sorte sentir à
chaque instant; elle se manifeste chaque jour par l'accomplissement d'un
devoir ou par l'exercice d'un droit. Cette existence politique imprime à
la société un mouvement continuel, mais en même temps paisible, qui
l'agite sans la troubler.

Les Américains s'attachent à la cité par une raison analogue à celle qui
fait aimer leur pays aux habitants des montagnes. Chez eux la patrie a
des traits marqués et caractéristiques; elle a plus de physionomie
qu'ailleurs.

Les communes de la Nouvelle-Angleterre ont en général une existence
heureuse. Leur gouvernement est de leur goût aussi bien que de leur
choix. Au sein de la paix profonde et de la prospérité matérielle qui
règnent en Amérique, les organes de la vie municipale sont peu nombreux.
La direction des intérêts communaux est aisée. De plus, il y a
long-temps que l'éducation politique du peuple est faite, ou plutôt il
est arrivé tout instruit sur le sol qu'il occupe. Dans la
Nouvelle-Angleterre, la division des rangs n'existe pas même en
souvenir; il n'y a donc point de portion de la commune qui soit tentée
d'opprimer l'autre, et les injustices, qui ne frappent que des individus
isolés, se perdent dans le contentement général. Le gouvernement
présentât-il des défauts, et certes il est facile d'en signaler, ils ne
frappent point les regards, parce que le gouvernement émane réellement
des gouvernés, et qu'il lui suffit de marcher tant bien que mal, pour
qu'une sorte d'orgueil paternel le protège. Ils n'ont rien d'ailleurs à
quoi le comparer. L'Angleterre a jadis régné sur l'ensemble des
colonies, mais le peuple a toujours dirigé les affaires communales. La
souveraineté du peuple dans la commune est donc non seulement un état
ancien, mais un état primitif.

L'habitant de la Nouvelle-Angleterre s'attache à sa commune, parce
qu'elle est forte et indépendante; il s'y intéresse, parce qu'il
concourt à la diriger; il l'aime, parce qu'il n'a pas à s'y plaindre de
son sort: il place en elle son ambition et son avenir; il se mêle à
chacun des incidents de la vie communale: dans cette sphère restreinte
qui est à sa portée, il s'essaie à gouverner la société; il s'habitue
aux formes sans lesquelles la liberté ne procède que par révolutions,
se pénètre de leur esprit, prend goût à l'ordre, comprend l'harmonie des
pouvoirs, et rassemble enfin des idées claires et pratiques sur la
nature de ses devoirs ainsi que sur l'étendue de ses droits.

       *       *       *       *       *

DU COMTÉ DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE.

     Le comté de la Nouvelle-Angleterre, analogue à l'arrondissement
     de France. -- Créé dans un intérêt purement administratif. -- N'a
     point de représentation. -- Est administré par des fonctionnaires
     non électifs.

Le comté américain a beaucoup d'analogie avec l'arrondissement de
France. On lui a tracé, comme à ce dernier, une circonscription
arbitraire; il forme un corps dont les différentes parties n'ont point
entre elles de liens nécessaires, et auquel ne se rattachent ni
affection ni souvenir, ni communauté d'existence. Il n'est créé que dans
un intérêt purement administratif.

La commune avait une étendue trop restreinte pour qu'on pût y renfermer
l'administration de la justice. Le comté forme donc le premier centre
judiciaire. Chaque comté a une cour de justice[76], un shérif pour
exécuter les arrêts des tribunaux, une prison qui doit contenir les
criminels.

         [Note 76: Voyez la loi du 14 février 1821, _Laws of
         Massachusetts_, vol. 1, p. 551.]

Il y a des besoins qui sont ressentis d'une manière à peu près égale par
toutes les communes du comté; il était naturel qu'une autorité centrale
fût chargée d'y pourvoir. Au Massachusetts, cette autorité réside dans
les mains d'un certain nombre de magistrats, que désigne le gouverneur
de l'État, de l'avis[77] de son conseil[78].

         [Note 77: Voyez la loi du 20 février 1819, _Laws of
         Massachusetts_, vol 2, p. 494.]

         [Note 78: Le conseil du gouverneur est un corps électif.]

Les administrateurs du comté n'ont qu'un pouvoir borné et exceptionnel,
qui ne s'applique qu'à un très petit nombre de cas prévus à l'avance.
L'État et la commune suffisent à la marche ordinaire des choses. Ces
administrateurs ne font que préparer le budget du comté, la législature
le vote[79]. Il n'y a point d'assemblée qui représente directement ou
indirectement le comté.

         [Note 79: Voyez la loi du 2 novembre 1791, _Laws of
         Massachusetts_, vol. 1, p. 61.]

Le comté n'a donc point, à vrai dire, d'existence politique.

On remarque, dans la plupart des constitutions américaines, une double
tendance qui porte les législateurs à diviser le pouvoir exécutif et à
concentrer la puissance législative. La commune de la Nouvelle-Angleterre
a, par elle-même, un principe d'existence dont on ne la dépouille
point; mais il faudrait créer fictivement cette vie dans le comté, et
l'utilité n'en a point été sentie: toutes les communes réunies n'ont
qu'une seule représentation, l'État, centre de tous les pouvoirs
nationaux; hors de l'action communale et nationale, on peut dire qu'il
n'y a que des forces individuelles.

       *       *       *       *       *

DE L'ADMINISTRATION DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE.

     En Amérique, on n'aperçoit point l'administration. -- Pourquoi.
     -- Les Européens croient fonder la liberté en ôtant au pouvoir
     social quelques uns de ses droits; les Américains, en divisant
     son exercice. -- Presque toute l'administration proprement dite
     renfermée dans la commune, et divisée entre les fonctionnaires
     communaux. -- On n'aperçoit la trace d'une hiérarchie
     administrative, ni dans la commune, ni au-dessus d'elle. --
     Pourquoi il en est ainsi. -- Comment il arrive cependant que
     l'État est administré d'une manière uniforme. -- Qui est chargé
     de faire obéir à la loi les administrations de la commune et du
     comté. -- De l'introduction du pouvoir judiciaire dans
     l'administration. -- Conséquence du principe de l'élection
     étendue à tous les fonctionnaires. -- Du juge de paix dans la
     Nouvelle-Angleterre. -- Par qui nommé. -- Administre le comté. --
     Assure l'administration des communes. -- Cour des sessions. --
     Manière dont elle agit. -- Qui la saisit. -- Le droit
     d'inspection et de plainte, éparpillé comme toutes les fonctions
     administratives. -- Dénonciateurs encouragés par le partage des
     amendes.

Ce qui frappe le plus l'Européen qui parcourt les États-Unis, c'est
l'absence de ce qu'on appelle chez nous le gouvernement ou
l'administration. En Amérique, on voit des lois écrites; on en aperçoit
l'exécution journalière; tout se meut autour de vous, et on ne découvre
nulle part le moteur. La main qui dirige la machine sociale échappe à
chaque instant.

Cependant, de même que tous les peuples sont obligés, pour exprimer
leurs pensées, d'avoir recours à certaines formes grammaticales
constitutives des langues humaines, de même toutes les sociétés, pour
subsister, sont contraintes de se soumettre à une certaine somme
d'autorité sans laquelle elles tombent en anarchie. Cette autorité peut
être distribuée de différentes manières, mais il faut toujours qu'elle
se retrouve quelque part.

Il y a deux moyens de diminuer la force de l'autorité chez une nation.

Le premier est d'affaiblir le pouvoir dans son principe même, en ôtant à
la société le droit ou la faculté de se défendre en certains cas:
affaiblir l'autorité de cette manière, c'est en général ce qu'on appelle
en Europe fonder la liberté.

Il est un second moyen de diminuer l'action de l'autorité: celui-ci ne
consiste pas à dépouiller la société de quelques uns de ses droits, ou à
paralyser ses efforts, mais à diviser l'usage de ses forces entre
plusieurs mains; à multiplier les fonctionnaires en attribuant à chacun
d'eux tout le pouvoir dont il a besoin pour faire ce qu'on le destine à
exécuter. Il se rencontre des peuples que cette division des pouvoirs
sociaux peut encore mener à l'anarchie; par elle-même, cependant, elle
n'est point anarchique. En partageant ainsi l'autorité, on rend, il est
vrai, son action moins irrésistible et moins dangereuse, mais on ne la
détruit point.

La révolution aux États-Unis a été produite par un goût mûr et réfléchi
pour la liberté, et non par un instinct vague et indéfini
d'indépendance. Elle ne s'est point appuyée sur des passions de
désordre; mais, au contraire, elle a marché avec l'amour de l'ordre et
de la légalité.

Aux États-Unis donc on n'a point prétendu que l'homme dans un pays libre
eût le droit de tout faire; on lui a au contraire imposé des obligations
sociales plus variées qu'ailleurs; on n'a point eu l'idée d'attaquer le
pouvoir de la société dans son principe et de lui contester ses droits,
on s'est borné à le diviser dans son exercice. On a voulu arriver de
cette manière à ce que l'autorité fût grande et le fonctionnaire petit,
afin que la société continuât à être bien réglée et restât libre.

Il n'est pas au monde de pays où la loi parle un langage aussi absolu
qu'en Amérique, et il n'en existe pas non plus où le droit de
l'appliquer soit divisé entre tant de mains.

Le pouvoir administratif aux États-Unis n'offre dans sa constitution
rien de central ni de hiérarchique; c'est ce qui fait qu'on ne
l'aperçoit point. Le pouvoir existe, mais on ne sait où trouver son
représentant.

Nous avons vu plus haut que les communes de la Nouvelle-Angleterre
n'étaient point en tutelle. Elles prennent donc soin elles-mêmes de
leurs intérêts particuliers.

Ce sont aussi les magistrats municipaux que, le plus souvent, on charge
de tenir la main à l'exécution des lois générales de l'État, ou de les
exécuter eux-mêmes[80].

         [Note 80: Voyez le _Town officer_, particulièrement aux mots
         _select-men_, _assessors_, _collectors_, _schools_,
         _surveyors of higways_... Exemple entre mille: l'État défend
         de voyager sans motif le dimanche. Ce sont les _tythingmen_,
         officiers communaux, qui sont spécialement chargés de tenir
         la main à l'exécution de la loi.

         Voyez la loi du 8 mars 1792, _Laws of Massachusetts_, vol. 1,
         p. 410.

         Les select-men dressent les listes électorales pour
         l'élection du gouverneur, et transmettent le résultat du
         scrutin au secrétaire de la république. Loi du 24 février
         1796, _id._, vol. 1, p. 488.]

Indépendamment des lois générales, l'État fait quelquefois des
règlements généraux de police; mais ordinairement ce sont les communes
et les officiers communaux qui, conjointement avec les juges de paix, et
suivant les besoins des localités, règlent les détails de l'existence
sociale, et promulguent les prescriptions relatives à la santé publique,
au bon ordre et à la moralité des citoyens[81].

         [Note 81: Exemple: les _select-men_ autorisent la
         construction des égouts, désignent les lieux dont on peut
         faire des abattoirs, et où l'on peut établir certain genre de
         commerce dont le voisinage est nuisible.

         Voyez loi du 7 juin 1785, vol. 1, p. 193.]

Ce sont enfin les magistrats municipaux qui, d'eux-mêmes, et sans avoir
besoin de recevoir une impulsion étrangère, pourvoient à ces besoins
imprévus que ressentent souvent les sociétés[82].

         [Note 82: Exemple: les _select-men_ veillent à la santé
         publique en cas de maladies contagieuses, et prennent les
         mesures nécessaires conjointement avec les juges de paix. Loi
         du 22 juin 1797, vol. 1, p. 539.]

Il résulte de ce que nous venons de dire, qu'au Massachusetts le pouvoir
administratif est presque entièrement renfermé dans la commune[83]; mais
il s'y trouve divisé entre beaucoup de mains.

         [Note 83: Je dis _presque_, car il y a plusieurs incidents de
         la vie communale qui sont réglés, soit par les juges de paix
         dans leur capacité individuelle, soit par les juges de paix
         réunis en corps au chef-lieu du comté. Exemple: ce sont les
         juges de paix qui accordent les licences. Voyez la Loi du 28
         février 1787, vol. 1, p. 297.]

Dans la commune de France, il n'y a, à vrai dire, qu'un seul
fonctionnaire administratif, le maire.

Nous avons vu qu'on en comptait au moins dix-neuf dans la commune de la
Nouvelle-Angleterre.

Ces dix-neuf fonctionnaires ne dépendent pas en général les uns des
autres. La loi a tracé avec soin autour de chacun de ces magistrats un
cercle d'action. Dans ce cercle, ils sont tout-puissants pour remplir
les devoirs de leur place, et ne relèvent d'aucune autorité communale.

Si l'on porte ses regards au-dessus de la commune, on aperçoit à peine
la trace d'une hiérarchie administrative. Il arrive quelquefois que les
fonctionnaires du comté réforment la décision prise par les communes ou
par les magistrats communaux[84]; mais en général on peut dire que les
administrateurs du comté n'ont pas le droit de diriger la conduite des
administrateurs de la commune[85]. Ils ne les commandent que dans les
choses qui ont rapport au comté.

         [Note 84: Exemple: on n'accorde de licence qu'à ceux qui
         présentent un certificat de bonne conduite donné par les
         select-men. Si les select-men refusent de donner ce
         certificat, la personne peut se plaindre aux juges de paix
         réunis en cour de session, et ces derniers peuvent accorder
         la licence. Voyez la loi du 12 mars 1808, vol. 2, p. 136. Les
         communes ont le droit de faire des règlements (_by-laws_), et
         d'obliger à l'observation de ces règlements par des amendes
         dont le taux est fixé; mais ces règlements ont besoin d'être
         approuvés par la cour des sessions. Voyez la loi du 23 mars
         1786, vol. 1, p. 284.]

         [Note 85: Au Massachusetts, les administrateurs du comté sont
         souvent appelés à apprécier les actes des administrateurs de
         la commune; mais on verra plus loin qu'ils se livrent à cet
         examen comme pouvoir judiciaire, et non comme autorité
         administrative.]

Les magistrats de la commune et ceux du comté sont tenus, dans un très
petit nombre de cas prévus à l'avance, de communiquer le résultat de
leurs opérations aux officiers du gouvernement central[86]. Mais le
gouvernement central n'est point représenté par un homme chargé de faire
des règlements généraux de police ou des ordonnances pour l'exécution
des lois; de communiquer habituellement avec les administrateurs du
comté de la commune; d'inspecter leur conduite, de diriger leurs actes
et de punir leurs fautes.

         [Note 86: Exemple: les comités communaux des écoles sont
         tenus annuellement de faire un rapport de l'état de l'école
         au secrétaire de la république. Voyez la loi du 10 mars 1827,
         vol. 3, p. 183.]

Il n'existe donc nulle part de centre auquel les rayons du pouvoir
administratif viennent aboutir.

Comment donc parvient-on à conduire la société sur un plan à peu près
uniforme? Comment peut-on faire obéir les comtés et leurs
administrateurs, les communes et leurs fonctionnaires?

Dans les États de la Nouvelle-Angleterre, le pouvoir législatif s'étend
à plus d'objets que parmi nous. Le législateur pénètre, en quelque
sorte, au sein même de l'administration; la loi descend à de minutieux
détails; elle prescrit en même temps les principes et le moyen de les
appliquer; elle enferme ainsi les corps secondaires et leurs
administrateurs dans une multitude d'obligations étroites et
rigoureusement définies.

Il résulte de là que, si tous les corps secondaires et tous les
fonctionnaires se conforment à la loi, la société procède d'une manière
uniforme dans toutes ses parties; mais reste toujours à savoir comment
on peut forcer les corps secondaires et leurs fonctionnaires à se
conformer à la loi.

On peut dire, d'une manière générale, que la société ne trouve à sa
disposition que deux moyens pour obliger les fonctionnaires à obéir aux
lois:

Elle peut confier à l'un d'eux le pouvoir discrétionnaire de diriger
tous les autres et de les destituer en cas de désobéissance;

Ou bien elle peut charger les tribunaux d'infliger des peines
judiciaires aux contrevenants.

On n'est pas toujours libre de prendre l'un ou l'autre de ces moyens.

Le droit de diriger le fonctionnaire suppose le droit de le destituer,
s'il ne suit pas les ordres qu'on lui transmet, ou de l'élever en grade
s'il remplit avec zèle tous ses devoirs. Or, on ne saurait ni destituer
ni élever en grade un magistrat élu. Il est de la nature des fonctions
électives d'être irrévocables jusqu'à la fin du mandat. En réalité, le
magistrat élu n'a rien à attendre ni à craindre que des électeurs,
lorsque toutes les fonctions publiques sont le produit de l'élection. Il
ne saurait donc exister une véritable hiérarchie entre les
fonctionnaires, puisqu'on ne peut réunir dans le même homme le droit
d'ordonner et le droit de réprimer efficacement la désobéissance, et
qu'on ne saurait joindre au pouvoir de commander celui de récompenser et
de punir.

Les peuples qui introduisent l'élection dans les rouages secondaires de
leur gouvernement, sont donc forcément amenés à faire un grand usage des
peines judiciaires comme moyen d'administration.

C'est ce qui ne se découvre pas au premier coup d'oeil. Les gouvernants
regardent comme une première concession de rendre les fonctions
électives, et comme une seconde concession de soumettre le magistrat élu
aux arrêts des juges. Ils redoutent également ces deux innovations; et
comme ils sont plus sollicités de faire la première que la seconde, ils
accordent l'élection au fonctionnaire et le laissent indépendant du
juge. Cependant, l'une de ces deux mesures est le seul contre-poids
qu'on puisse donner à l'autre. Qu'on y prenne bien garde, un pouvoir
électif qui n'est pas soumis à un pouvoir judiciaire, échappe tôt ou
tard à tout contrôle, ou est détruit. Entre le pouvoir central et les
corps administratifs élus, il n'y a que les tribunaux qui puissent
servir d'intermédiaire. Eux seuls peuvent forcer le fonctionnaire élu à
l'obéissance sans violer le droit de l'électeur.

L'extension du pouvoir judiciaire dans le monde politique doit donc être
corrélative à l'extension du pouvoir électif. Si ces deux choses ne vont
point ensemble, l'État finit par tomber en anarchie ou en servitude.

On a remarqué de tout temps que les habitudes judiciaires préparaient
assez mal les hommes à l'exercice du pouvoir administratif.

Les Américains ont pris à leurs pères, les Anglais, l'idée d'une
institution qui n'a aucune analogie avec ce que nous connaissons sur le
continent de l'Europe, c'est celle des juges de paix.

Le juge de paix tient le milieu entre l'homme du monde et le magistrat,
l'administrateur et le juge. Le juge de paix est un citoyen éclairé,
mais qui n'est pas nécessairement versé dans la connaissance des lois.
Aussi ne le charge-t-on que de faire la police de la société; chose qui
demande plus de bon sens et de droiture que de science. Le juge de paix
apporte dans l'administration, lorsqu'il y prend part, un certain goût
des formes et de la publicité, qui en fait un instrument fort gênant
pour le despotisme; mais il ne s'y montre pas l'esclave de ces
superstitions légales qui rendent les magistrats peu capables de
gouverner.

Les Américains se sont approprié l'institution des juges de paix, tout
en lui ôtant le caractère aristocratique qui la distinguait dans la
mère-patrie. Le gouverneur du Massachusetts[87] nomme, dans tous les
comtés, un certain nombre de juges de paix, dont les fonctions doivent
durer sept ans[88].

         [Note 87: Nous verrons plus loin ce que c'est que le
         gouverneur; je dois dire dès à présent que le gouverneur
         représente le pouvoir exécutif de tout l'État.]

         [Note 88: Voyez constitution du Massachusetts, chap. II,
         section I, paragraphe 9; chap. III, paragraphe 3.]

De plus, parmi ces juges de paix, il en désigne trois qui forment dans
chaque comté ce qu'on appelle la _cour des sessions_.

Les juges de paix prennent part individuellement à l'administration
publique. Tantôt ils sont chargés, concurremment avec les fonctionnaires
élus, de certains actes administratifs[89]; tantôt ils forment un
tribunal devant lequel les magistrats accusent sommairement le citoyen
qui refuse d'obéir, ou le citoyen dénonce les délits des magistrats.
Mais c'est dans la cour des sessions que les juges de paix exercent les
plus importantes de leurs fonctions administratives.

         [Note 89: Exemple entre beaucoup d'autres: un étranger arriva
         dans une commune, venant d'un pays que ravage une maladie
         contagieuse. Il tombe malade. Deux juges de paix peuvent
         donner, avec l'avis des select-men, au shériff du comté,
         l'ordre de le transporter ailleurs et de veiller sur lui. Loi
         du 23 juin 1797, vol. 1, p. 540.

         En général, les juges de paix interviennent dans tous les
         actes importants de la vie administrative, et leur donnent un
         caractère semi-judiciaire.]

La cour des sessions se réunit deux fois par an au chef-lieu du comté.
C'est elle qui, dans le Massachusetts, est chargée de maintenir le plus
grand nombre[90] des fonctionnaires publics dans l'obéissance[91].

         [Note 90: Je dis _le plus grand nombre_, parce qu'en effet
         certains délits administratifs sont déférés aux tribunaux
         ordinaires. Exemple: lorsqu'une commune refuse de faire les
         fonds nécessaires pour ses écoles, ou de nommer le comité des
         écoles, elle est condamnée à une amende très considérable.
         C'est la cour appelée _supreme judicial court_, ou la cour de
         _common pleas_, qui prononce cette amende. Voyez loi du 10
         mars 1827, vol. 3, p. 190. _Id._ Lorsqu'une commune omet de
         faire provision de munitions de guerre. Loi du 21 février
         1822, vol. 2, p. 570.]

         [Note 91: Les juges de paix prennent part, dans leur capacité
         individuelle, au gouvernement des communes et des comtés. Les
         actes les plus importants de la vie communale ne se font en
         général qu'avec le concours de l'un d'eux.]

Il faut bien faire attention qu'au Massachusetts la cour des sessions
est tout à la fois un corps administratif proprement dit, et un tribunal
politique.

Nous avons dit que le comté n'avait qu'une existence administrative.
C'est la cour des sessions qui dirige par elle-même le petit nombre
d'intérêts qui se rapportent en même temps à plusieurs communes ou à
toutes les communes du comté à la fois, et dont par conséquent on ne
peut charger aucune d'elles en particulier[92].

         [Note 92: Les objets qui ont rapport au comté, et dont la
         cour des sessions s'occupe, peuvent se réduire à ceux-ci:

         1º L'érection des prisons et des cours de justice; 2º le
         projet du budget du comté (c'est la législature de l'État qui
         le vote); 3º la répartition de ces taxes ainsi votées; 4º la
         distribution de certaines patentes; 5º l'établissement et la
         réparation des routes du comté.]

Quand il s'agit du comté, les devoirs de la cour des sessions sont donc
purement administratifs, et si elle introduit souvent dans sa manière de
procéder les formes judiciaires, ce n'est qu'un moyen de s'éclairer[93],
et qu'une garantie qu'elle donne aux administrés. Mais lorsqu'il faut
assurer l'administration des communes, elle agit presque toujours comme
corps judiciaire, et dans quelques cas rares seulement, comme corps
administratif.

         [Note 93: C'est ainsi que, quand il s'agit d'une route, la
         cour des sessions tranche presque toutes les difficultés
         d'exécution à l'aide du jury.]

La première difficulté qui se présente est de faire obéir la commune
elle-même, pouvoir presque indépendant, aux lois générales de l'État.

Nous avons vu que les communes doivent nommer chaque année un certain
nombre de magistrats qui, sous le nom d'assesseurs, répartissent
l'impôt. Une commune tente d'échapper à l'obligation de payer l'impôt en
ne nommant pas les assesseurs. La cour des sessions la condamne à une
forte amende[94]. L'amende est levée par corps sur tous les habitants.
Le shériff du comté, officier de justice, fait exécuter l'arrêt. C'est
ainsi qu'aux États-Unis le pouvoir semble jaloux de se dérober avec soin
aux regards. Le commandement administratif s'y voile presque toujours
sous le mandat judiciaire; il n'en est que plus puissant, ayant alors
pour lui cette force presque irrésistible que les hommes accordent à la
forme légale.

         [Note 94: Voyez loi du 20 février 1786, vol. 1, p. 117.]

Cette marche est facile à suivre, et se comprend sans peine. Ce qu'on
exige de la commune est, en général, net et défini; il consiste dans un
fait simple et non complexe, en un principe, et non une application de
détail[95]. Mais la difficulté commence lorsqu'il s'agit de faire obéir,
non plus la commune, mais les fonctionnaires communaux.

         [Note 95: Il y a une manière indirecte de faire obéir la
         commune. Les communes sont obligées par la loi à tenir leurs
         routes en bon état. Négligent-elles de voter les fonds
         qu'exige cet entretien, le magistrat communal chargé des
         routes est alors autorisé à lever d'office l'argent
         nécessaire. Comme il est lui-même responsable vis-à-vis des
         particuliers du mauvais état des chemins, et qu'il peut être
         actionné par eux devant la cour des sessions, on est assuré
         qu'il usera contre la commune du droit extraordinaire que lui
         donne la loi. Ainsi, en menaçant le fonctionnaire, la cour
         des sessions force la commune à l'obéissance. Voyez la loi du
         5 mars 1787, vol. 2, p. 305.]

Toutes les actions répréhensibles que peut commettre un fonctionnaire
public rentrent en définitive dans l'une de ces catégories:

Il peut faire, sans ardeur et sans zèle, ce que lui commande la loi.

Il peut ne pas faire ce que lui commande la loi.

Enfin, il peut faire ce que lui défend la loi.

Un tribunal ne saurait atteindre la conduite d'un fonctionnaire que dans
les deux derniers cas. Il faut un fait positif et appréciable pour
servir de base à l'action judiciaire.

Ainsi, les select-men omettent de remplir les formalités voulues par la
loi en cas d'élection communale; ils peuvent être condamnés à
l'amende[96].

         [Note 96: Loi du Massachusetts, vol. 2, p. 45.]

Mais lorsque le fonctionnaire public remplit sans intelligence son
devoir; lorsqu'il obéit sans ardeur et sans zèle aux prescriptions de la
loi, il se trouve entièrement hors des atteintes d'un corps judiciaire.

La cour des sessions, lors même qu'elle est revêtue de ses attributions
administratives, est impuissante pour le forcer dans ce cas à remplir
ses obligations tout entières. Il n'y a que la crainte de la révocation
qui puisse prévenir ces quasi-délits, et la cour des sessions n'a point
en elle l'origine des pouvoirs communaux; elle ne peut révoquer des
fonctionnaires qu'elle ne nomme point.

Pour s'assurer d'ailleurs qu'il y a négligence et défaut de zèle, il
faudrait exercer sur le fonctionnaire inférieur une surveillance
continuelle. Or, la cour des sessions ne siège que deux fois par an;
elle n'inspecte point, elle juge les faits répréhensibles qu'on lui
dénonce.

Le pouvoir arbitraire de destituer les fonctionnaires publics peut seul
garantir, de leur part, cette sorte d'obéissance éclairée et active que
la répression judiciaire ne peut leur imposer.

En France, nous cherchons cette dernière garantie dans la _hiérarchie
administrative_; en Amérique, on la cherche dans l'_élection_.

Ainsi, pour résumer en quelques mots ce que je viens d'exposer:

Le fonctionnaire public de la Nouvelle-Angleterre commet-il un _crime_
dans l'exercice de ses fonctions, les tribunaux ordinaires sont
_toujours_ appelés à en faire justice.

Commet-il une _faute administrative_, un tribunal purement administratif
est chargé de le punir, et quand la chose est grave ou pressante, le
juge fait ce que le fonctionnaire aurait dû faire[97].

         [Note 97: Exemple: si une commune s'obstine à ne pas nommer
         d'assesseurs, la cour des sessions les nomme, et les
         magistrats ainsi choisis sont revêtus des mêmes pouvoirs que
         les magistrats élus. Voyez la loi précitée du 20 février
         1787.]

Enfin, le même fonctionnaire se rend-il coupable de l'un de ces délits
insaisissables que la justice humaine ne peut ni définir ni apprécier,
il comparaît annuellement devant un tribunal sans appel, qui peut le
réduire tout-à-coup à l'impuissance; son pouvoir lui échappe avec son
mandat.

Ce système renferme assurément en lui-même de grands avantages, mais il
rencontre dans son exécution une difficulté pratique qu'il est
nécessaire de signaler.

J'ai déjà fait remarquer que le tribunal administratif, qu'on nomme la
cour des sessions, n'avait pas le droit d'inspecter les magistrats
communaux; elle ne peut, suivant un terme de droit, agir que lorsqu'elle
est saisie. Or, c'est là le point délicat du système.

Les Américains de la Nouvelle-Angleterre n'ont point institué de
ministère public près la cour des sessions[98]; et l'on doit concevoir
qu'il leur était difficile d'en établir un. S'ils s'étaient bornés à
placer au chef-lieu de chaque comté un magistrat accusateur, et qu'ils
ne lui eussent point donné d'agents dans les communes, pourquoi ce
magistrat aurait-il été plus instruit de ce qui se passait dans le comté
que les membres de la cour des sessions eux-mêmes? Si on lui avait donné
des agents dans chaque commune, on centralisait dans ses mains le plus
redoutable des pouvoirs, celui d'administrer judiciairement. Les lois
d'ailleurs sont filles des habitudes, et rien de semblable n'existait
dans la législation anglaise.

         [Note 98: Je dis _près la cour des sessions_. Il y a un
         magistrat qui remplit près des tribunaux ordinaires quelques
         unes des fonctions du ministère public.]

Les Américains ont donc divisé le droit d'inspection et de plainte comme
toutes les autres fonctions administratives.

Les membres du grand jury doivent, aux termes de la loi, avertir le
tribunal, près duquel ils agissent, des délits de tous genres qui
peuvent se commettre dans leur comté[99]. Il y a certains grands délits
administratifs que le ministère public ordinaire doit poursuivre
d'office[100]; le plus souvent, l'obligation de faire punir les
délinquants est imposée à l'officier fiscal, chargé d'encaisser le
produit de l'amende; ainsi le trésorier de la commune est chargé de
poursuivre la plupart des délits administratifs qui sont commis sous ses
yeux.

         [Note 99: Les grands jurés sont obligés, par exemple,
         d'avertir les cours du mauvais état des routes. Loi du
         Massachusetts, vol. 1, p. 308.]

         [Note 100: Si, par exemple, le trésorier du comté ne fournit
         point ses comptes. Loi du Massachusetts, vol. 1, p. 406.]

Mais c'est surtout à l'intérêt particulier que la législation américaine
en appelle[101]; c'est là le grand principe qu'on retrouve sans cesse
quand on étudie les lois des États-Unis.

         [Note 101: Exemple entre mille: un particulier endommage sa
         voiture ou se blesse sur une route mal entretenue; il a le
         droit de demander des dommages-intérêts devant la cour des
         sessions, à la commune ou au comté chargé de la route. Loi du
         Massachusetts, vol. 1, p. 309.]

Les législateurs américains ne montrent que peu de confiance dans
l'honnêteté humaine; mais ils supposent toujours l'homme intelligent.
Ils se reposent donc le plus souvent sur l'intérêt personnel pour
l'exécution des lois.

Lorsqu'un individu est positivement et actuellement lésé par un délit
administratif, l'on comprend en effet que l'intérêt personnel garantisse
la plainte.

Mais il est facile de prévoir que s'il s'agit d'une prescription légale,
qui, tout en étant utile à la société, n'est point d'une utilité
actuellement sentie par un individu, chacun hésitera à se porter
accusateur. De cette manière, et par une sorte d'accord tacite, les lois
pourraient bien tomber en désuétude.

Dans cette extrémité où leur système les jette, les Américains sont
obligés d'intéresser les dénonciateurs en les appelant dans certains cas
au partage des amendes[102].

         [Note 102: En cas d'invasion ou d'insurrection, lorsque les
         officiers communaux négligent de fournir à la milice les
         objets et munitions nécessaires, la commune peut être
         condamnée à une amende de 200 à 500 dollars (1,000 à 2,780
         francs).

         On conçoit très bien que, dans un cas pareil, il peut arriver
         que personne n'ait l'intérêt ni le désir de prendre le rôle
         d'accusateur. Aussi la loi ajoute-t-elle: «Tous les citoyens
         auront droit de poursuivre la punition de semblables délits,
         et la moitié de l'amende appartiendra au poursuivant.» Voyez
         loi du 6 mars 1810, vol. 2, p. 236.

         On retrouve très fréquemment la même disposition reproduite
         dans les lois du Massachusetts.

         Quelquefois ce n'est pas le particulier que la loi excite de
         cette manière à poursuivre les fonctionnaires publics; c'est
         le fonctionnaire qu'elle encourage ainsi à faire punir la
         désobéissance des particuliers. Exemple: un habitant refuse
         de faire la part de travail qui lui a été assignée sur une
         grande route. Le surveillant des routes doit le poursuivre;
         et s'il le fait condamner, la moitié de l'amende lui revient.
         Voyez les lois précitées, vol. 1, p. 308.]

Moyen dangereux qui assure l'exécution des lois en dégradant les moeurs.

Au-dessus des magistrats du comté, il n'y a plus, à vrai dire, de
pouvoir administratif, mais seulement un pouvoir gouvernemental.

       *       *       *       *       *

IDÉES GÉNÉRALES SUR L'ADMINISTRATION AUX ÉTATS-UNIS.

     En quoi les États de l'Union diffèrent entre eux, par le système
     d'administration. -- Vie communale moins active et moins complète
     à mesure qu'on descend vers le midi. -- Le pouvoir du magistrat
     devient alors plus grand, celui de l'électeur plus petit. --
     L'administration passe de la commune au comté. -- États de
     New-York, d'Ohio, de Pensylvanie. -- Principes administratifs
     applicables à toute l'Union. -- Élection des fonctionnaires
     publics ou inamovibilité de leurs fonctions. -- Absence de
     hiérarchie. -- Introduction des moyens judiciaires dans
     l'administration.

J'ai annoncé précédemment, qu'après avoir examiné en détail la
constitution de la commune et du comté dans la Nouvelle-Angleterre, je
jetterais un coup d'oeil général sur le reste de l'Union.

Il y a des communes et une vie communale dans chaque État; mais dans
aucun des États confédérés on ne rencontre une commune identiquement
semblable à celle de la Nouvelle-Angleterre.

À mesure qu'on descend vers le midi, on s'aperçoit que la vie communale
devient moins active; la commune a moins de magistrats, de droits et de
devoirs; la population n'y exerce pas une influence si directe sur les
affaires; les assemblées communales sont moins fréquentes et s'étendent
à moins d'objets. Le pouvoir du magistrat élu est donc comparativement
plus grand et celui de l'électeur plus petit, l'esprit communal y est
moins éveillé et moins puissant[103].

         [Note 103: Voyez pour le détail, _The Revised statutes_ de
         l'État de New-York, à la partie I, chap. XI, intitulé: _Of
         the powers, duties and privileges of towns._ Des droits, des
         obligations et des priviléges des communes, vol. 1, p.
         336-364.

         Voyez dans le recueil intitulé: _Digest of the laws of
         Pensylvania_, les mots _Assessors_, _Collectors_,
         _Constables_, _Overseers of the poor_, _Supervisor of
         highway_. Et dans le recueil intitulé: _Acts of a general
         nature of the state of Ohio_, la loi du 25 février 1834,
         relative aux communes, p. 412. Et ensuite les dispositions
         particulières relatives aux divers officiers communaux, tels
         que: _Township's Clerks_, _Trustees_, _Overseers of the
         poor_, _Fence-Niewers_, _Appraisers of property_, _Township's
         Treasure_, _Constables_, _Supervisors of highways_.]

On commence à apercevoir ces différences dans l'État de New-York; elles
sont déjà très sensibles dans la Pensylvanie; mais elles deviennent
moins frappantes lorsqu'on s'avance vers le nord-ouest. La plupart des
émigrants qui vont fonder les États du nord-ouest sortent de la
Nouvelle-Angleterre, et ils transportent les habitudes administratives
de la mère-patrie dans leur patrie adoptive. La commune de l'Ohio a
beaucoup d'analogie avec la commune du Massachusetts.

Nous avons vu qu'au Massachusetts le principe de l'administration
publique se trouve dans la commune. La commune est le foyer dans lequel
viennent se réunir les intérêts et les affections des hommes. Mais il
cesse d'en être ainsi à mesure que l'on descend vers des États où les
lumières ne sont pas si universellement répandues, et où par conséquent
la commune offre moins de garanties de sagesse et moins d'éléments
d'administration. À mesure donc que l'on s'éloigne de la
Nouvelle-Angleterre, la vie communale passe en quelque sorte au comté.
Le comté devient le grand centre administratif, et forme le pouvoir
intermédiaire entre le gouvernement et les simples citoyens.

J'ai dit qu'au Massachusetts les affaires du comté sont dirigées par la
cour des sessions. La cour des sessions se compose d'un certain nombre
de magistrats nommés par le gouverneur et son conseil. Le comté n'a
point de représentation, et son budget est voté par la législature
nationale.

Dans le grand État de New-York, au contraire, dans l'État de l'Ohio et
dans la Pensylvanie, les habitants de chaque comté élisent un certain
nombre de députés; la réunion de ces députés forme une assemblée
représentative du comté[104].

         [Note 104: Voyez _Revised statutes of the state of New-York_,
         partie I, chap. XI, vol. 1, p. 340. _Id._, ch. XII; _Id._, p.
         336. _Id._, _Acts of the state of Ohio_. Loi du 25 février
         1824, relative aux county commissioners, p. 262.

         Voyez _Digest of the laws Pensylvania_, aux mots
         _County-States, and levies_, p. 170.

         Dans l'État de New-York, chaque commune élit un député, et ce
         même député participe en même temps à l'administration du
         comté et à celle de la commune.]

L'assemblée du comté possède, dans de certaines limites, le droit
d'imposer les habitants; elle constitue, sous ce rapport, une véritable
législature; c'est elle en même temps qui administre le comté, dirige en
plusieurs cas l'administration des communes, et resserre leurs pouvoirs
dans des limites beaucoup plus étroites qu'au Massachusetts.

Ce sont là les principales différences que présente la constitution de
la commune et du comté dans les divers États confédérés. Si je voulais
descendre jusqu'aux détails des moyens d'exécution, j'aurais beaucoup
d'autres dissemblances à signaler encore. Mais mon but n'est pas de
faire un cours de droit administratif américain.

J'en ai dit assez, je pense, pour faire comprendre sur quels principes
généraux repose l'administration aux États-Unis. Ces principes sont
diversement appliqués; ils fournissent des conséquences plus ou moins
nombreuses suivant les lieux; mais au fond ils sont partout les mêmes.
Les lois varient; leur physionomie change; un même esprit les anime.

La commune et le comté ne sont pas constitués partout de la même
manière; mais on peut dire que l'organisation de la commune et du comté,
aux États-Unis, repose partout sur cette même idée; que chacun est le
meilleur juge de ce qui n'a rapport qu'à lui-même, et le plus en état de
pourvoir à ses besoins particuliers. La commune et le comté sont donc
chargés de veiller à leurs intérêts spéciaux. L'État gouverne et
n'administre pas. On rencontre des exceptions à ce principe, mais non un
principe contraire.

La première conséquence de cette doctrine a été de faire choisir, par
les habitants eux-mêmes, tous les administrateurs de la commune et du
comté, ou du moins de choisir ces magistrats exclusivement parmi eux.

Les administrateurs étant partout élus, ou du moins irrévocables, il en
est résulté que nulle part on n'a pu introduire les règles de la
hiérarchie. Il y a donc eu presque autant de fonctionnaires indépendants
que de fonctions. Le pouvoir administratif s'est trouvé disséminé en une
multitude de mains.

La hiérarchie administrative n'existant nulle part, les administrateurs
étant élus et irrévocables jusqu'à la fin du mandat, il s'en est suivi
l'obligation d'introduire plus ou moins les tribunaux dans
l'administration. De là le système des amendes, au moyen desquelles les
corps secondaires et leurs représentants sont contraints d'obéir aux
lois. On retrouve ce système d'un bout à l'autre de l'Union.

Du reste, le pouvoir de réprimer les délits administratifs, ou de faire
au besoin des actes d'administration, n'a point été accordé dans tous
les États aux mêmes juges.

Les Anglo-Américains ont puisé à une source commune l'institution des
juges de paix; on la retrouve dans tous les États. Mais ils n'en ont pas
toujours tiré le même parti.

Partout les juges de paix concourent à l'administration des communes et
des comtés[105], soit en administrant eux-mêmes, soit en réprimant
certains délits administratifs; mais, dans la plupart des États, les
plus graves de ces délits sont soumis aux tribunaux ordinaires.

         [Note 105: Il y a même des États du Sud où les magistrats des
         county-counts sont chargés de tout le détail de
         l'administration. Voyez _The Statute of the state of
         Tennessee_ aux art. _Judiciary_, _Taxes_...]

Ainsi donc, élections des fonctionnaires administratifs, ou
inamovibilité de leurs fonctions, absence de hiérarchie administrative,
introduction des moyens judiciaires dans le gouvernement secondaire de
la société, tels sont les caractères principaux auxquels on reconnaît
l'administration américaine, depuis le Maine jusqu'aux Florides.

Il y a quelques États dans lesquels on commence à apercevoir les traces
d'une centralisation administrative. L'État de New-York est le plus
avancé dans cette voie.

Dans l'État de New-York, les fonctionnaires du gouvernement central
exercent, en certains cas, une sorte de surveillance et de contrôle sur
la conduite des corps secondaires[106]. Ils forment, en certains autres,
une espèce de tribunal d'appel pour la décision des affaires[107]. Dans
l'État de New-York, les peines judiciaires sont moins employées
qu'ailleurs comme moyen administratif. Le droit de poursuivre les délits
administratifs y est aussi placé en moins de mains[108].

         [Note 106: Exemple: la direction de l'instruction publique
         est centralisée dans les mains du gouvernement. La
         législature nomme les membres de l'Université, appelés
         régents; le gouverneur et le lieutenant-gouverneur de l'État
         en font nécessairement partie. (_Revised statutes_, vol. 1,
         p. 456.) Les régents de l'Université visitent tous les ans
         les colléges et les académies, et font un rapport annuel à la
         législature; leur surveillance n'est point illusoire, par les
         raisons particulières que voici: les colléges, afin de
         devenir des corps constitués (corporations) qui puissent
         acheter, vendre et posséder, ont besoin d'une charte; or
         cette charte n'est accordée par la législature que de l'avis
         des régents. Chaque année l'État distribue aux colléges et
         académies les intérêts d'un fonds spécial créé pour
         l'encouragement des études. Ce sont les régents qui sont les
         distributeurs de cet argent. Voyez ch. XV, Instruction
         publique, _Revised statutes_, vol. 1, p. 455.

         Chaque année les commissaires des écoles publiques sont tenus
         d'envoyer un rapport de la situation au surintendant de la
         république. _Id._, p. 488.

         Un rapport semblable doit lui être fait annuellement sur le
         nombre et l'état des pauvres. _Id._, p. 681.]

         [Note 107: Lorsque quelqu'un se croit lésé par certains actes
         émanés des commissaires des écoles (ce sont des
         fonctionnaires communaux), il peut en appeler au surintendant
         des écoles primaires, dont la décision est finale. _Revised
         statutes_, vol. 1, p. 487.

         On trouve de loin en loin, dans les lois de l'État de
         New-York, des dispositions analogues à celles que je viens de
         citer comme exemples. Mais en général ces tentatives de
         centralisation sont faibles et peu productives. En donnant
         aux grands fonctionnaires de l'État le droit de surveiller et
         de diriger les agents inférieurs, on ne leur donne point le
         droit de les récompenser ou de les punir. Le même homme n'est
         presque jamais chargé de donner l'ordre et de réprimer la
         désobéissance; il a donc le droit de commander, mais non la
         faculté de se faire obéir.

         En 1830, le surintendant des écoles, dans son rapport annuel
         à la législature, se plaignait de ce que plusieurs
         commissaires des écoles ne lui avaient pas transmis, malgré
         ses avis, les comptes qu'ils lui devaient. «Si cette omission
         se renouvelle, ajoutait-il, je serai réduit à les poursuivre,
         aux termes de la loi, devant les tribunaux compétents.»]

         [Note 108: Exemple: l'officier du ministère dans chaque comté
         (_district-attorney_) est chargé de poursuivre le
         recouvrement de toutes les amendes s'élevant au-dessus de 50
         dollars, à moins que le droit n'ait été donné expressément
         par la loi à un autre magistrat. _Revised statutes_, part. I,
         ch. X, vol. 1, p. 383.]

La même tendance se fait légèrement remarquer dans quelques autres
États[109]. Mais, en général, on peut dire que le caractère saillant de
l'administration publique aux États-Unis est d'être prodigieusement
décentralisée.

         [Note 109: Il y a plusieurs traces de centralisation
         administrative au Massachusetts. Exemple: les comités des
         écoles communales sont chargés de faire chaque année un
         rapport au secrétaire d'État. _Laws of Massachusetts_, vol.
         1, p. 367.]

       *       *       *       *       *

DE L'ÉTAT.

J'ai parlé des communes et de l'administration, il me reste à parler de
l'État et du gouvernement.

Ici je puis me hâter, sans craindre de n'être pas compris; ce que j'ai à
dire se trouve tout tracé dans des constitutions écrites que chacun
peut aisément se procurer[110]. Ces constitutions reposent elles-mêmes
sur une théorie simple et rationnelle.

         [Note 110: Voyez, à la fin du volume, le texte de la
         constitution de New-York.]

La plupart des formes qu'elles indiquent ont été adoptées par tous les
peuples constitutionnels; elles nous sont ainsi devenues familières.

Je n'ai donc à faire ici qu'un court exposé. Plus tard je tâcherai de
juger ce que je vais décrire.

       *       *       *       *       *

POUVOIR LÉGISLATIF DE L'ÉTAT.

     Division du corps législatif en deux chambres. -- Sénat. --
     Chambre des représentants. -- Différentes attributions de ces
     deux corps.

Le pouvoir législatif de l'État est confié à deux assemblées; la
première porte en général le nom de sénat.

Le sénat est habituellement un corps législatif; mais quelquefois il
devient un corps administratif et judiciaire.

Il prend part à l'administration de plusieurs manières, suivant les
différentes constitutions[111]; mais c'est en concourant au choix des
fonctionnaires qu'il pénètre ordinairement dans la sphère du pouvoir
exécutif.

         [Note 111: Dans le Massachusetts, le sénat n'est revêtu
         d'aucune fonction administrative.]

Il participe au pouvoir judiciaire, en prononçant sur certains délits
politiques, et aussi quelquefois en statuant sur certaines causes
civiles[112].

         [Note 112: Comme dans l'État de New-York. Voyez la
         constitution à la fin du volume.]

Ses membres sont toujours peu nombreux.

L'autre branche de la législature, qu'on appelle d'ordinaire la chambre
des représentants, ne participe en rien au pouvoir administratif, et ne
prend part au pouvoir judiciaire qu'en accusant les fonctionnaires
publics devant le sénat.

Les membres des deux chambres sont soumis presque partout aux mêmes
conditions d'éligibilité. Les uns et les autres sont élus de la même
manière et par les mêmes citoyens.

La seule différence qui existe entre eux provient de ce que le mandat
des sénateurs est en général plus long que celui des représentants. Les
seconds restent rarement en fonction plus d'une année; les premiers
siègent ordinairement deux ou trois ans.

En accordant aux sénateurs le privilége d'être nommés pour plusieurs
années, et en les renouvelant par série, la loi a pris soin de maintenir
au sein des législateurs un noyau d'hommes déjà habitués aux affaires,
et qui pussent exercer une influence utile sur les nouveaux venus.

Par la division du corps législatif en deux branches, les Américains
n'ont donc pas voulu créer une assemblée héréditaire et une autre
élective, ils n'ont pas prétendu faire de l'une un corps aristocratique,
et de l'autre un représentant de la démocratie; leur but n'a point été
non plus de donner dans la première un appui au pouvoir, en laissant à
la seconde les intérêts et les passions du peuple.

Diviser la force législative, ralentir ainsi le mouvement des assemblées
politiques, et créer un tribunal d'appel pour la révision des lois,
tels sont les seuls avantages qui résultent de la constitution actuelle
de deux chambres aux États-Unis.

Le temps et l'expérience ont fait connaître aux Américains que, réduite
à ces avantages, la division des pouvoirs législatifs est encore une
nécessité du premier ordre. Seule, parmi toutes les républiques unies,
la Pensylvanie avait d'abord essayé d'établir une assemblée unique.
Franklin lui-même, entraîné par les conséquences logiques du dogme de la
souveraineté du peuple, avait concouru à cette mesure. On fut bientôt
obligé de changer de loi et de constituer les deux chambres. Le principe
de la division du pouvoir législatif reçut ainsi sa dernière
consécration; on peut donc désormais considérer comme une vérité
démontrée la nécessité de partager l'action législative entre plusieurs
corps. Cette théorie, à peu près ignorée des républiques antiques,
introduite dans le monde presque au hasard, ainsi que la plupart des
grandes vérités, méconnue de plusieurs peuples modernes, est enfin
passée comme un axiome dans la science politique de nos jours.

       *       *       *       *       *

DU POUVOIR EXÉCUTIF DE L'ÉTAT.

     Ce qu'est le gouverneur dans un État américain. -- Quelle
     position il occupe vis-à-vis de la législature. -- Quels sont ses
     droits et ses devoirs. -- Sa dépendance du peuple.

Le pouvoir exécutif de l'État a pour représentant le gouverneur.

Ce n'est pas au hasard que j'ai pris ce mot de représentant. Le
gouverneur de l'État représente en effet le pouvoir exécutif; mais il
n'exerce que quelques uns de ses droits.

Le magistrat suprême, qu'on nomme le gouverneur, est placé à côté de la
législature comme un modérateur et un conseil. Il est armé d'un véto
suspensif qui lui permet d'en arrêter ou du moins d'en ralentir à son
gré les mouvements. Il expose au corps législatif les besoins du pays,
et lui fait connaître les moyens qu'il juge utile d'employer afin d'y
pourvoir; il est l'exécuteur naturel de ses volontés pour toutes les
entreprises qui intéressent la nation entière[113]. En l'absence de la
législature, il doit prendre toutes les mesures propres à garantir
l'État des chocs violents et des dangers imprévus.

         [Note 113: Dans la pratique, ce n'est pas toujours le
         gouverneur qui exécute les entreprises que la législature a
         conçues; il arrive souvent que cette dernière, en même temps
         qu'elle vote un principe, nomme des agents spéciaux pour en
         surveiller l'exécution.]

Le gouverneur réunit dans ses mains toute la puissance militaire de
l'État. Il est le commandant des milices et le chef de la force armée.

Lorsque la puissance d'opinion, que les hommes sont convenus d'accorder
à la loi, se trouve méconnue, le gouverneur s'avance à la tête de la
force matérielle de l'État; il brise la résistance, et rétablit l'ordre
accoutumé.

Du reste, le gouverneur n'entre point dans l'administration des communes
et des comtés, ou du moins il n'y prend part que très indirectement par
la nomination des juges de paix qu'il ne peut ensuite révoquer[114].

         [Note 114: Dans plusieurs États, les juges de paix ne sont
         pas nommés par le gouverneur.]

Le gouverneur est un magistrat électif. On a même soin en général de ne
l'élire que pour un ou deux ans; de telle sorte qu'il reste toujours
dans une étroite dépendance de la majorité qui l'a créé.

       *       *       *       *       *

DES EFFETS POLITIQUES DE LA DÉCENTRALISATION ADMINISTRATIVE AUX
ÉTATS-UNIS.

     Distinction à établir entre la centralisation gouvernementale et
     la centralisation administrative. -- Aux États-Unis, pas de
     centralisation administrative, mais très grande centralisation
     gouvernementale. -- Quelques effets fâcheux qui résultent aux
     États-Unis de l'extrême décentralisation administrative. --
     Avantages administratifs de cet ordre de choses. -- La force qui
     administre la société, moins réglée, moins éclairée, moins
     savante, bien plus grande qu'en Europe. -- Avantages politiques
     du même ordre de choses. -- Aux États-Unis, la patrie se fait
     sentir partout. -- Appui que les gouvernés prêtent au
     gouvernement. -- Les institutions provinciales plus nécessaires à
     mesure que l'état social devient plus démocratique. -- Pourquoi.

La centralisation est un mot que l'on répète sans cesse de nos jours, et
dont personne, en général, ne cherche à préciser le sens.

Il existe cependant deux espèces de centralisation très distinctes, et
qu'il importe de bien connaître.

Certains intérêts sont communs à toutes les parties de la nation, tels
que la formation des lois générales et les rapports du peuple avec les
étrangers.

D'autres intérêts sont spéciaux à certaines parties de la nation,
telles, par exemple, que les entreprises communales.

Concentrer dans un même lieu ou dans une même main le pouvoir de
diriger les premiers, c'est fonder ce que j'appellerai la centralisation
gouvernementale.

Concentrer de la même manière le pouvoir de diriger les seconds, c'est
fonder ce que je nommerai la centralisation administrative.

Il est des points sur lesquels ces deux espèces de centralisation
viennent à se confondre. Mais en prenant, dans leur ensemble, les objets
qui tombent plus particulièrement dans le domaine de chacune d'elles, on
parvient aisément à les distinguer.

On comprend que la centralisation gouvernementale acquiert une force
immense quand elle se joint à la centralisation administrative. De cette
manière elle habitue les hommes à faire abstraction complète et
continuelle de leur volonté; à obéir, non pas une fois et sur un point,
mais en tout et tous les jours. Non seulement alors elle les dompte par
la force, mais encore elle les prend par leurs habitudes; elle les isole
et les saisit ensuite un à un dans la masse commune.

Ces deux espèces de centralisation se prêtent un mutuel secours,
s'attirent l'une l'autre; mais je ne saurais croire qu'elles soient
inséparables.

Sous Louis XIV, la France a vu la plus grande centralisation
gouvernementale qu'on pût concevoir, puisque le même homme faisait les
lois générales et avait le pouvoir de les interpréter, représentait la
France à l'extérieur et agissait en son nom. L'État, c'est moi,
disait-il; et il avait raison.

Cependant, sous Louis XIV, il y avait beaucoup moins de centralisation
administrative que de nos jours.

De notre temps, nous voyons une puissance, l'Angleterre, chez laquelle
la centralisation gouvernementale est portée à un très haut degré:
l'État semble s'y mouvoir comme un seul homme; il soulève à sa volonté
des masses immenses, réunit et porte partout où il le veut tout l'effort
de sa puissance.

L'Angleterre, qui a fait de si grandes choses depuis cinquante ans, n'a
pas de centralisation administrative.

Pour ma part, je ne saurais concevoir qu'une nation puisse vivre ni
surtout prospérer sans une forte centralisation gouvernementale.

Mais je pense que la centralisation administrative n'est propre qu'à
énerver les peuples qui s'y soumettent, parce qu'elle tend sans cesse à
diminuer parmi eux l'esprit de cité. La centralisation administrative
parvient, il est vrai, à réunir à une époque donnée, et dans un certain
lieu, toutes les forces disponibles de la nation, mais elle nuit à la
reproduction des forces. Elle la fait triompher le jour du combat, et
diminue à la longue sa puissance. Elle peut donc concourir admirablement
à la grandeur passagère d'un homme, non point à la prospérité durable
d'un peuple.

Qu'on y prenne bien garde, quand on dit qu'un État ne peut agir parce
qu'il n'a pas de centralisation, on parle presque toujours, sans le
savoir, de la centralisation gouvernementale. L'empire d'Allemagne,
répète-t-on, n'a jamais pu tirer de ses forces tout le parti possible.
D'accord. Mais pourquoi? parce que la force nationale n'y a jamais été
centralisée; parce que l'État n'a jamais pu faire obéir à ses lois
générales; parce que les parties séparées de ce grand corps ont toujours
eu le droit ou la possibilité de refuser leur concours aux dépositaires
de l'autorité commune, dans les choses mêmes qui intéressaient tous les
citoyens; en d'autres termes, parce qu'il n'y avait pas de
centralisation gouvernementale. La même remarque est applicable au moyen
âge: ce qui a produit toutes les misères de la société féodale, c'est
que le pouvoir, non seulement d'administrer, mais de gouverner, était
partagé entre mille mains et fractionné de mille manières; l'absence de
toute centralisation gouvernementale empêchait alors les nations de
l'Europe de marcher avec énergie vers aucun but.

Nous avons vu qu'aux États-Unis il n'existait point de centralisation
administrative. On y trouve à peine la trace d'une hiérarchie. La
décentralisation y a été portée à un degré qu'aucune nation européenne
ne saurait souffrir, je pense, sans un profond malaise, et qui produit
même des effets fâcheux en Amérique. Mais, aux États-Unis, la
centralisation gouvernementale existe au plus haut point. Il serait
facile de prouver que la puissance nationale y est plus concentrée
qu'elle ne l'a été dans aucune des anciennes monarchies de l'Europe. Non
seulement il n'y a dans chaque État qu'un seul corps qui fasse les lois;
non seulement il n'y existe qu'une seule puissance qui puisse créer la
vie politique autour d'elle; mais, en général, on a évité d'y réunir de
nombreuses assemblées de districts ou de comtés, de peur que ces
assemblées ne fussent tentées de sortir de leurs attributions
administratives et d'entraver la marche du gouvernement. En Amérique,
la législature de chaque État n'a devant elle aucun pouvoir capable de
lui résister. Rien ne saurait l'arrêter dans sa voie, ni priviléges, ni
immunité locale, ni influence personnelle, pas même l'autorité de la
raison, car elle représente la majorité qui se prétend l'unique organe
de la raison. Elle n'a donc d'autres limites, dans son action, que sa
propre volonté. À côté d'elle, et sous sa main, se trouve placé le
représentant du pouvoir exécutif, qui, à l'aide de la force matérielle,
doit contraindre les mécontents à l'obéissance.

La faiblesse ne se rencontre que dans certains détails de l'action
gouvernementale.

Les républiques américaines n'ont pas de force armée permanente pour
comprimer les minorités; mais les minorités n'y ont jamais été réduites,
jusqu'à présent, à faire la guerre, et la nécessité d'une armée n'a pas
encore été sentie. L'État se sert, le plus souvent, des fonctionnaires
de la commune ou du comté pour agir sur les citoyens. Ainsi, par
exemple, dans la Nouvelle-Angleterre, c'est l'assesseur de la commune
qui répartit la taxe; le percepteur de la commune la lève; le caissier
de la commune en fait parvenir le produit au trésor public, et les
réclamations qui s'élèvent sont soumises aux tribunaux ordinaires. Une
semblable manière de percevoir l'impôt est lente, embarrassée; elle
entraverait à chaque moment la marche d'un gouvernement qui aurait de
grands besoins pécuniaires. En général, on doit désirer que, pour tout
ce qui est essentiel à sa vie, le gouvernement ait des fonctionnaires à
lui, choisis par lui, révocables par lui, et des formes rapides de
procéder. Mais il sera toujours facile à la puissance centrale,
organisée comme elle l'est en Amérique, d'introduire, suivant les
besoins, des moyens d'action plus énergiques et plus efficaces.

Ce n'est donc pas, comme on le répète souvent, parce qu'il n'y a point
de centralisation aux États-Unis, que les républiques du Nouveau-Monde
périront; bien loin de n'être pas assez centralisées, on peut affirmer
que les gouvernements américains le sont trop; je le prouverai plus
tard. Les assemblées législatives engloutissent chaque jour quelques
débris des pouvoirs gouvernementaux; elles tendent à les réunir tous en
elles-mêmes, ainsi que l'avait fait la Convention. Le pouvoir social,
ainsi centralisé, change sans cesse de mains, parce qu'il est subordonné
à la puissance populaire. Souvent il lui arrive de manquer de sagesse et
de prévoyance, parce qu'il peut tout. Là se trouve pour lui le danger.
C'est donc à cause de sa force même, et non par suite de sa faiblesse,
qu'il est menacé de périr un jour.

La décentralisation administrative produit en Amérique plusieurs effets
divers.

Nous avons vu que les Américains avaient presque entièrement isolé
l'administration du gouvernement; en cela ils me semblent avoir
outrepassé les limites de la saine raison; car l'ordre, même dans les
choses secondaires, est encore un intérêt national[115].

         [Note 115: L'autorité qui représente l'État, lors même
         qu'elle n'administre pas elle-même, ne doit pas, je pense, se
         dessaisir du droit d'inspecter l'administration locale. Je
         suppose, par exemple, qu'un agent du gouvernement, placé à
         poste fixe dans chaque comté, pût déférer au pouvoir
         judiciaire des délits qui se commettent dans les communes et
         dans le comté; l'ordre n'en serait-il pas plus uniformément
         suivi sans que l'indépendance des localités fût compromise?
         Or, rien de semblable n'existe en Amérique. Au-dessus des
         cours des comtés, il n'y a rien; et ces cours ne sont, en
         quelque sorte, saisies que par hasard de la connaissance des
         délits administratifs qu'elles doivent réprimer.]

L'État n'ayant point de fonctionnaires administratifs à lui, placés à
poste fixe sur les différents points du territoire, et auxquels il
puisse imprimer une impulsion commune, il en résulte qu'il tente
rarement d'établir des règles générales de police. Or, le besoin de ces
règles se fait vivement sentir. L'Européen en remarque souvent
l'absence. Cette apparence de désordre qui règne à la surface, lui
persuade, au premier abord, qu'il y a anarchie complète dans la société;
ce n'est qu'en examinant le fond des choses qu'il se détrompe.

Certaines entreprises intéressent l'État entier, et ne peuvent cependant
s'exécuter, parce qu'il n'y a point d'administration nationale qui les
dirige. Abandonnées aux soins des communes et des comtés, livrées à des
agents élus et temporaires, elles n'amènent aucun résultat, ou ne
produisent rien de durable.

Les partisans de la centralisation en Europe soutiennent que le pouvoir
gouvernemental administre mieux les localités qu'elles ne pourraient
s'administrer elles-mêmes: cela peut être vrai, quand le pouvoir central
est éclairé et les localités sans lumières, quand il est actif et
qu'elles sont inertes, quand il a l'habitude d'agir et elles l'habitude
d'obéir. On comprend même que plus la centralisation augmente, plus
cette double tendance s'accroît, et plus la capacité d'une part et
l'incapacité de l'autre deviennent saillantes.

Mais je nie qu'il en soit ainsi quand le peuple est éclairé, éveillé sur
ses intérêts, et habitué à y songer comme il le fait en Amérique.

Je suis persuadé, au contraire, que dans ce cas la force collective des
citoyens sera toujours plus puissante pour produire le bien-être social
que l'autorité du gouvernement.

J'avoue qu'il est difficile d'indiquer d'une manière certaine le moyen
de réveiller un peuple qui sommeille, pour lui donner des passions et
des lumières qu'il n'a pas; persuader aux hommes qu'ils doivent
s'occuper de leurs affaires, est, je ne l'ignore pas, une entreprise
ardue. Il serait souvent moins malaisé de les intéresser aux détails de
l'étiquette d'une cour qu'à la réparation de leur maison commune.

Mais je pense aussi que lorsque l'administration centrale prétend
remplacer complétement le concours libre des premiers intéressés, elle
se trompe ou veut vous tromper.

Un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu'on l'imagine, ne
peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d'un grand peuple.
Il ne le peut, parce qu'un pareil travail excède les forces humaines.
Lorsqu'il veut, par ses seuls soins, créer et faire fonctionner tant de
ressorts divers, il se contente d'un résultat fort incomplet, ou
s'épuise en inutiles efforts.

La centralisation parvient aisément, il est vrai, à soumettre les
actions extérieures de l'homme à une certaine uniformité qu'on finit
par aimer pour elle-même, indépendamment des choses auxquelles elle
s'applique; comme ces dévots qui adorent la statue oubliant la divinité
qu'elle représente. La centralisation réussit sans peine à imprimer une
allure régulière aux affaires courantes; à régenter savamment les
détails de la police sociale; à réprimer les légers désordres et les
petits délits; à maintenir la société dans un _statu quo_ qui n'est
proprement ni une décadence ni un progrès; à entretenir dans le corps
social une sorte de somnolence administrative que les administrateurs
ont coutume d'appeler le bon ordre et la tranquillité publique[116].
Elle excelle, en un mot, à empêcher, non à faire. Lorsqu'il s'agit de
remuer profondément la société, ou de lui imprimer une marche rapide, sa
force l'abandonne. Pour peu que ses mesures aient besoin du concours des
individus, on est tout surpris alors de la faiblesse de cette immense
machine; elle se trouve tout-à-coup réduite à l'impuissance.

         [Note 116: La Chine me paraît offrir le plus parfait emblème
         de l'espèce de bien-être social que peut fournir une
         administration très centralisée aux peuples qui s'y
         soumettent. Les voyageurs nous disent que les Chinois ont de
         la tranquillité sans bonheur, de l'industrie sans progrès, de
         la stabilité sans force, et de l'ordre matériel sans moralité
         publique. Chez eux, la société marche toujours assez bien,
         jamais très bien. J'imagine que quand la Chine sera ouverte
         aux Européens, ceux-ci y trouveront le plus beau modèle de
         centralisation administrative qui existe dans l'univers.]

Il arrive quelquefois alors que la centralisation essaie, en désespoir
de cause, d'appeler les citoyens à son aide; mais elle leur dit: Vous
agirez comme je voudrai, autant que je voudrai, et précisément dans le
sens que je voudrai. Vous vous chargerez de ces détails sans aspirer à
diriger l'ensemble; vous travaillerez dans les ténèbres, et vous jugerez
plus tard mon oeuvre par ses résultats. Ce n'est point à de pareilles
conditions qu'on obtient le concours de la volonté humaine. Il lui faut
de la liberté dans ses allures, de la responsabilité dans ses actes.
L'homme est ainsi fait qu'il préfère rester immobile que marcher sans
indépendance vers un but qu'il ignore.

Je ne nierai pas qu'aux États-Unis on regrette souvent de ne point
trouver ces règles uniformes qui semblent sans cesse veiller sur chacun
de nous.

On y rencontre de temps en temps de grands exemples d'insouciance et
d'incurie sociale. De loin en loin apparaissent des taches grossières
qui semblent en désaccord complet avec la civilisation environnante.

Des entreprises utiles qui demandent un soin continuel et une exactitude
rigoureuse pour réussir, finissent souvent par être abandonnées; car, en
Amérique comme ailleurs, le peuple procède par efforts momentanés et
impulsions soudaines.

L'Européen, accoutumé à trouver sans cesse sous sa main un fonctionnaire
qui se mêle à peu près de tout, se fait difficilement à ces différents
rouages de l'administration communale. En général, on peut dire que les
petits détails de la police sociale qui rendent la vie douce et commode
sont négligés en Amérique; mais les garanties essentielles à l'homme en
société y existent autant que partout ailleurs. Chez les Américains, la
force qui administre l'État est bien moins réglée, moins éclairée, moins
savante, mais cent fois plus grande qu'en Europe. Il n'y a pas de pays
au monde où les hommes fassent, en définitive, autant d'efforts pour
créer le bien-être social. Je ne connais point de peuple qui soit
parvenu à établir des écoles aussi nombreuses et aussi efficaces; des
temples plus en rapport avec les besoins religieux des habitants; des
routes communales mieux entretenues. Il ne faut donc pas chercher aux
États-Unis l'uniformité et la permanence des vues, le soin minutieux des
détails, la perfection des procédés administratifs[117]; ce qu'on y
trouve, c'est l'image de la force, un peu sauvage il est vrai, mais
pleine de puissance; de la vie, accompagnée d'accidents, mais aussi de
mouvements et d'efforts.

         [Note 117: Un écrivain de talent qui, dans une comparaison
         entre les finances des États-Unis et celles de la France, a
         prouvé que l'esprit ne pouvait pas toujours suppléer à la
         connaissance des faits, reproche avec raison aux Américains
         l'espèce de confusion qui règne dans leurs budgets communaux,
         et après avoir donné le modèle d'un budget départemental de
         France, il ajoute: «Grâce à la centralisation, création
         admirable d'un grand homme, les budgets municipaux, d'un bout
         du royaume à l'autre, ceux des grandes villes comme ceux des
         plus humbles communes, ne présentent pas moins d'ordre et de
         méthode.» Voilà certes un résultat que j'admire; mais je vois
         la plupart de ces communes françaises, dont la comptabilité
         est si parfaite, plongées dans une profonde ignorance de
         leurs vrais intérêts, et livrées à une apathie si invincible,
         que la société semble plutôt y végéter qu'y vivre; d'un autre
         côté, j'aperçois dans ces mêmes communes américaines, dont
         les budgets ne sont pas dressés sur des plans méthodiques, ni
         surtout uniformes, une population éclairée, active,
         entreprenante; j'y contemple la société toujours en travail.
         Ce spectacle m'étonne; car à mes yeux le but principal d'un
         bon gouvernement est de produire le bien-être des peuples et
         non d'établir un certain ordre au sein de leur misère. Je me
         demande donc s'il ne serait pas possible d'attribuer à la
         même cause la prospérité de la commune américaine et le
         désordre apparent de ses finances, la détresse de la commune
         de France et le perfectionnement de son budget. En tous cas,
         je me défie d'un bien que je trouve mêlé à tant de maux, et
         je me console aisément d'un mal qui est compensé par tant de
         bien.]

J'admettrai, du reste, si l'on veut, que les villages et les comtés des
États-Unis seraient plus utilement administrés par une autorité centrale
placée loin d'eux, et qui leur resterait étrangère, que par des
fonctionnaires pris dans leur sein. Je reconnaîtrai, si on l'exige,
qu'il régnerait plus de sécurité en Amérique, qu'on y ferait un emploi
plus sage et plus judicieux des ressources sociales, si l'administration
de tout le pays était concentrée dans une seule main. Les avantages
_politiques_ que les Américains retirent du système de la
décentralisation me le feraient encore préférer au système contraire.

Que m'importe, après tout, qu'il y ait une autorité toujours sur pied,
qui veille à ce que mes plaisirs soient tranquilles, qui vole au-devant
de mes pas pour détourner tous les dangers, sans que j'aie même le
besoin d'y songer; si cette autorité, en même temps qu'elle ôte ainsi
les moindres épines sur mon passage, est maîtresse absolue de ma liberté
et de ma vie; si elle monopolise le mouvement et l'existence à tel point
qu'il faille que tout languisse autour d'elle quand elle languit, que
tout dorme quand elle dort, que tout périsse si elle meurt?

Il y a telles nations de l'Europe où l'habitant se considère comme une
espèce de colon indifférent à la destinée du lieu qu'il habite. Les plus
grands changements surviennent dans son pays sans son concours; il ne
sait même pas précisément ce qui s'est passé; il s'en doute; il a
entendu raconter l'événement par hasard. Bien plus, la fortune de son
village, la police de sa rue, le sort de son église et de son presbytère
ne le touchent point; il pense que toutes ces choses ne le regardent en
aucune façon, et qu'elles appartiennent à un étranger puissant qu'on
appelle le gouvernement. Pour lui, il jouit de ces biens comme un
usufruitier, sans esprit de propriété et sans idées d'amélioration
quelconque. Ce désintéressement de soi-même va si loin, que si sa propre
sûreté ou celle de ses enfants est enfin compromise, au lieu de
s'occuper d'éloigner le danger, il croise les bras pour attendre que la
nation tout entière vienne à son aide. Cet homme, du reste, bien qu'il
ait fait un sacrifice si complet de son libre arbitre, n'aime pas plus
qu'un autre l'obéissance. Il se soumet, il est vrai, au bon plaisir d'un
commis; mais il se plaît à braver la loi comme un ennemi vaincu, dès que
la force se retire. Aussi le voit-on sans cesse osciller entre la
servitude et la licence.

Quand les nations sont arrivées à ce point, il faut qu'elles modifient
leurs lois et leurs moeurs, ou qu'elles périssent, car la source des
vertus publiques y est comme tarie: on y trouve encore des sujets, mais
on n'y voit plus de citoyens.

Je dis que de pareilles nations sont préparées pour la conquête. Si
elles ne disparaissent pas de la scène du monde, c'est qu'elles sont
environnées de nations semblables ou inférieures à elles; c'est qu'il
reste encore dans leur sein une sorte d'instinct indéfinissable de la
patrie, je ne sais quel orgueil irréfléchi du nom qu'elle porte, quel
vague souvenir de leur gloire passée, qui, sans se rattacher précisément
à rien, suffit pour leur imprimer au besoin une impulsion conservatrice.

On aurait tort de se rassurer en songeant que certains peuples ont fait
de prodigieux efforts pour défendre une patrie dans laquelle ils
vivaient pour ainsi dire en étrangers. Qu'on y prenne bien garde, et on
verra que la religion était presque toujours alors leur principal
mobile.

La durée, la gloire, ou la prospérité de la nation étaient devenues pour
eux des dogmes sacrés, et en défendant leur patrie, ils défendaient
aussi cette cité sainte dans laquelle ils étaient tous citoyens.

Les populations turques n'ont jamais pris aucune part à la direction des
affaires de la société; elles ont cependant accompli d'immenses
entreprises, tant qu'elles ont vu le triomphe de la religion de Mahomet
dans les conquêtes des sultans. Aujourd'hui la religion s'en va; le
despotisme seul leur reste: elles tombent.

Montesquieu, en donnant au despotisme une force qui lui fût propre, lui
a fait, je pense, un honneur qu'il ne méritait pas. Le despotisme, à lui
tout seul, ne peut rien maintenir de durable. Quand on y regarde de
près, on aperçoit que ce qui a fait long-temps prospérer les
gouvernements absolus, c'est la religion et non la crainte.

On ne rencontrera jamais, quoi qu'on fasse, de véritable puissance parmi
les hommes, que dans le concours libre des volontés. Or, il n'y a au
monde que le patriotisme, ou la religion, qui puisse faire marcher
pendant long-temps vers un même but l'universalité des citoyens.

Il ne dépend pas des lois de ranimer des croyances qui s'éteignent; mais
il dépend des lois d'intéresser les hommes aux destinées de leur pays.
Il dépend des lois de réveiller et de diriger cet instinct vague de la
patrie qui n'abandonne jamais le coeur de l'homme, et, en le liant aux
pensées, aux passions, aux habitudes de chaque jour, d'en faire un
sentiment réfléchi et durable. Et qu'on ne dise point qu'il est trop
tard pour le tenter; les nations ne vieillissent point de la même
manière que les hommes. Chaque génération qui naît dans leur sein est
comme un peuple nouveau qui vient s'offrir à la main du législateur.

Ce que j'admire le plus en Amérique, ce ne sont pas les effets
_administratifs_ de la décentralisation, ce sont ses effets
_politiques_. Aux États-Unis, la patrie se fait sentir partout. Elle est
un objet de sollicitude depuis le village jusqu'à l'Union entière.
L'habitant s'attache à chacun des intérêts de son pays comme aux siens
mêmes. Il se glorifie de la gloire de la nation; dans les succès qu'elle
obtient, il croit reconnaître son propre ouvrage, et il s'en élève; il
se réjouit de la prospérité générale dont il profite. Il a pour sa
patrie un sentiment analogue à celui qu'on éprouve pour sa famille, et
c'est encore par une sorte d'égoïsme qu'il s'intéresse à l'État.

Souvent l'Européen ne voit dans le fonctionnaire public que la force;
l'Américain y voit le droit. On peut donc dire qu'en Amérique l'homme
n'obéit jamais à l'homme, mais à la justice ou à la loi.

Aussi a-t-il conçu de lui-même une opinion souvent exagérée, mais
presque toujours salutaire. Il se confie sans crainte à ses propres
forces, qui lui paraissent suffire à tout. Un particulier conçoit la
pensée d'une entreprise quelconque; cette entreprise eût-elle un rapport
direct avec le bien-être de la société, il ne lui vient pas l'idée de
s'adresser à l'autorité publique pour obtenir son concours. Il fait
connaître son plan, s'offre à l'exécuter, appelle les forces
individuelles au secours de la sienne, et lutte corps à corps contre
tous les obstacles. Souvent, sans doute, il réussit moins bien que si
l'État était à sa place; mais, à la longue, le résultat général de
toutes les entreprises individuelles dépasse de beaucoup ce que pourrait
faire le gouvernement.

Comme l'autorité administrative est placée à côté des administrés, et
les représente en quelque sorte eux-mêmes, elle n'excite ni jalousie ni
haine. Comme ses moyens d'action sont bornés, chacun sent qu'il ne peut
s'en reposer uniquement sur elle.

Lors donc que la puissance administrative intervient dans le cercle de
ses attributions, elle ne se trouve point abandonnée à elle-même comme
en Europe. On ne croit pas que les devoirs des particuliers aient cessé,
parce que le représentant du public vient à agir. Chacun, au contraire,
le guide, l'appuie et le soutient.

L'action des forces individuelles se joignant à l'action des forces
sociales, on en arrive souvent à faire ce que l'administration la plus
concentrée et la plus énergique serait hors d'état d'exécuter (_I_).

Je pourrais citer beaucoup de faits à l'appui de ce que j'avance; mais
j'aime mieux n'en prendre qu'un seul, et choisir celui que je connais le
mieux.

En Amérique, les moyens qui sont mis à la disposition de l'autorité pour
découvrir les crimes et poursuivre les criminels, sont en petit nombre.

La police administrative n'existe pas; les passeports sont inconnus. La
police judiciaire, aux États-Unis, ne saurait se comparer à la nôtre;
les agents du ministère public sont peu nombreux, ils n'ont pas toujours
l'initiative des poursuites; l'instruction est rapide et orale. Je doute
cependant que, dans aucun pays, le crime échappe aussi rarement à la
peine.

La raison en est que tout le monde se croit intéressé à fournir les
preuves du délit et à saisir le délinquant.

J'ai vu, pendant mon séjour aux États-Unis, les habitants d'un comté où
un grand crime avait été commis, former spontanément des comités, dans
le but de poursuivre le coupable et de le livrer aux tribunaux.

En Europe, le criminel est un infortuné qui combat pour dérober sa tête
aux agents du pouvoir; la population assiste en quelque sorte à la
lutte. En Amérique, c'est un ennemi du genre humain, et il a contre lui
l'humanité tout entière.

Je crois les institutions provinciales utiles à tous les peuples; mais
aucun ne me semble avoir un besoin plus réel de ces institutions que
celui dont l'état social est démocratique.

Dans une aristocratie, on est toujours sûr de maintenir un certain ordre
au sein de la liberté.

Les gouvernants ayant beaucoup à perdre, l'ordre est un d'un grand
intérêt pour eux.

On peut dire également que dans une aristocratie le peuple est à l'abri
des excès du despotisme, parce qu'il se trouve toujours des forces
organisées prêtes à résister au despote.

Une démocratie sans institutions provinciales ne possède aucune
garantie contre de pareils maux.

Comment faire supporter la liberté dans les grandes choses à une
multitude qui n'a pas appris à s'en servir dans les petites?

Comment résister à la tyrannie dans un pays où chaque individu est
faible, et où les individus ne sont unis par aucun intérêt commun?

Ceux qui craignent la licence, et ceux qui redoutent le pouvoir absolu,
doivent donc également désirer le développement graduel des libertés
provinciales.

Je suis convaincu, du reste, qu'il n'y a pas de nations plus exposées à
tomber sous le joug de la centralisation administrative que celles dont
l'état social est démocratique.

Plusieurs causes concourent à ce résultat, mais entre autres celle-ci:

La tendance permanente de ces nations est de concentrer toute la
puissance gouvernementale dans les mains du seul pouvoir qui représente
directement le peuple, parce que, au-delà du peuple, on n'aperçoit plus
que des individus égaux confondus dans une masse commune.

Or, quand un même pouvoir est déjà revêtu de tous les attributs du
gouvernement, il lui est fort difficile de ne pas chercher à pénétrer
dans les détails de l'administration, et il ne manque guère de trouver à
la longue l'occasion de le faire. Nous en avons été témoins parmi nous.

Il y a eu, dans la révolution française, deux mouvements en sens
contraire qu'il ne faut pas confondre: l'un favorable à la liberté,
l'autre favorable au despotisme.

Dans l'ancienne monarchie, le roi faisait seul la loi, au-dessous du
pouvoir souverain se trouvaient placés quelques restes, à moitié
détruits, d'institutions provinciales. Ces institutions provinciales
étaient incohérentes, mal ordonnées, souvent absurdes. Dans les mains de
l'aristocratie, elles avaient été quelquefois des instruments
d'oppression.

La révolution s'est prononcée en même temps contre la royauté et contre
les institutions provinciales. Elle a confondu dans une même haine tout
ce qui l'avait précédé, le pouvoir absolu et ce qui pouvait tempérer ses
rigueurs; elle a été tout à la fois républicaine et centralisante.

Ce double caractère de la révolution française est un fait dont les amis
du pouvoir absolu se sont emparés avec grand soin. Lorsque vous les
voyez défendre la centralisation administrative, vous croyez qu'ils
travaillent en faveur du despotisme? Nullement, ils défendent une des
grandes conquêtes de la révolution (_K_). De cette manière, on peut
rester populaire et ennemi des droits du peuple; serviteur caché de la
tyrannie et amant avoué de la liberté.

J'ai visité les deux nations qui ont développé au plus haut degré le
système des libertés provinciales, et j'ai écouté la voix des partis qui
divisent ces nations.

En Amérique, j'ai trouvé des hommes qui aspiraient en secret à détruire
les institutions démocratiques de leur pays. En Angleterre, j'en ai
trouvé d'autres qui attaquaient hautement l'aristocratie; je n'en ai pas
rencontré un seul qui ne regardât la liberté provinciale comme un grand
bien.

J'ai vu, dans ces deux pays, imputer les maux de l'État à une infinité
de causes diverses, mais jamais à la liberté communale.

J'ai entendu les citoyens attribuer la grandeur ou la prospérité de leur
patrie à une multitude de raisons; mais je les ai entendus tous mettre
en première ligne et classer à la tête de tous les autres avantages la
liberté provinciale.

Croirai-je que des hommes naturellement si divisés qu'ils ne s'entendent
ni sur les doctrines religieuses, ni sur les théories politiques,
tombent d'accord sur un seul fait, celui dont ils peuvent le mieux
juger, puisqu'il se passe chaque jour sous leurs yeux, et que ce fait
soit erroné?

Il n'y a que les peuples qui n'ont que peu ou point d'institutions
provinciales qui nient leur utilité; c'est-à-dire que ceux-là seuls qui
ne connaissent point la chose en médisent.




CHAPITRE VI.

DU POUVOIR JUDICIAIRE AUX ÉTATS-UNIS ET DE SON ACTION SUR LA SOCIÉTÉ
POLITIQUE.

     Les Anglo-Américains ont conservé au pouvoir judiciaire tous les
     caractères qui le distinguent chez les autres peuples. --
     Cependant ils en ont fait un grand pouvoir politique. -- Comment.
     -- En quoi le système judiciaire des Anglo-Américains diffère de
     tous les autres. -- Pourquoi les juges américains ont le droit de
     déclarer les lois inconstitutionnelles. -- Comment les juges
     américains usent de ce droit. -- Précautions prises par le
     législateur pour empêcher l'abus de ce droit.


J'ai cru devoir consacrer un chapitre à part au pouvoir judiciaire. Son
importance politique est si grande qu'il m'a paru que ce serait la
diminuer aux yeux des lecteurs que d'en parler en passant.

Il y a eu des confédérations ailleurs qu'en Amérique; on a vu des
républiques autre part que sur les rivages du Nouveau-Monde; le système
représentatif est adopté dans plusieurs États de l'Europe; mais je ne
pense pas que jusqu'à présent aucune nation du monde ait constitué le
pouvoir judiciaire de la même manière que les Américains.

Ce qu'un étranger comprend avec le plus de peine, aux États-Unis, c'est
l'organisation judiciaire. Il n'y a pour ainsi dire pas d'événement
politique dans lequel il n'entende invoquer l'autorité du juge; et il en
conclut naturellement qu'aux États-Unis le juge est une des premières
puissances politiques. Lorsqu'il vient ensuite à examiner la
constitution des tribunaux, il ne leur découvre, au premier abord, que
des attributions et des habitudes judiciaires. À ses yeux, le magistrat
ne semble jamais s'introduire dans les affaires publiques que par
hasard; mais ce même hasard revient tous les jours.

Lorsque le parlement de Paris faisait des remontrances et refusait
d'enregistrer un édit; lorsqu'il faisait citer lui-même à sa barre un
fonctionnaire prévaricateur, on apercevait à découvert l'action
politique du pouvoir judiciaire. Mais rien de pareil ne se voit aux
États-Unis.

Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire tous les caractères
auxquels on a coutume de le reconnaître. Ils l'ont exactement renfermé
dans le cercle où il a l'habitude de se mouvoir.

Le premier caractère de la puissance judiciaire, chez tous les peuples,
est de servir d'arbitre. Pour qu'il y ait lieu à action de la part des
tribunaux, il faut qu'il y ait contestation. Pour qu'il y ait juge, il
faut qu'il y ait procès. Tant qu'une loi ne donne pas lieu à une
contestation, le pouvoir judiciaire n'a donc point occasion de s'en
occuper. Il existe, mais il ne la voit pas. Lorsqu'un juge, à propos
d'un procès, attaque une loi relative à ce procès, il étend le cercle de
ses attributions, mais il n'en sort pas, puisqu'il lui a fallu, en
quelque sorte, juger la loi pour arriver à juger le procès. Lorsqu'il
prononce sur une loi, sans partir d'un procès, il sort complétement de
sa sphère, et il pénètre dans celle du pouvoir législatif.

Le second caractère de la puissance judiciaire est de prononcer sur des
cas particuliers et non sur des principes généraux. Qu'un juge, en
tranchant une question particulière, détruise un principe général, par
la certitude où l'on est que, chacune des conséquences de ce même
principe étant frappée de la même manière, le principe devient stérile,
il reste dans le cercle naturel de son action. Mais que le juge attaque
directement le principe général, et le détruise sans avoir en vue un cas
particulier, il sort du cercle où tous les peuples se sont accordés à
l'enfermer. Il devient quelque chose de plus important, de plus utile
peut-être qu'un magistrat, mais il cesse de représenter le pouvoir
judiciaire.

Le troisième caractère de la puissance judiciaire est de ne pouvoir agir
que quand on l'appelle, ou, suivant l'expression légale, quand elle est
saisie. Ce caractère ne se rencontre point aussi généralement que les
deux autres. Je crois cependant que, malgré les exceptions, on peut le
considérer comme essentiel. De sa nature, le pouvoir judiciaire est sans
action; il faut le mettre en mouvement pour qu'il se remue. On lui
dénonce un crime, et il punit le coupable; on l'appelle à redresser une
injustice, et il la redresse; on lui soumet un acte, et il l'interprète;
mais il ne va pas de lui-même poursuivre les criminels, rechercher
l'injustice et examiner les faits. Le pouvoir judiciaire ferait en
quelque sorte violence à cette nature passive, s'il prenait de lui-même
l'initiative et s'établissait en censeur des lois.

Les Américains ont conservé au pouvoir judiciaire ces trois caractères
distinctifs. Le juge américain ne peut prononcer que lorsqu'il y a
litige. Il ne s'occupe jamais que d'un cas particulier; et, pour agir,
il doit toujours attendre qu'on l'ait saisi.

Le juge américain ressemble donc parfaitement aux magistrats des autres
nations. Cependant, il est revêtu d'un immense pouvoir politique.

D'où vient cela? Il se meut dans le même cercle et se sert des mêmes
moyens que les autres juges; pourquoi possède-t-il une puissance que ces
derniers n'ont pas?

La cause en est dans ce seul fait: les Américains ont reconnu aux juges
le droit de fonder leurs arrêts sur la _constitution_ plutôt que sur les
_lois_. En d'autres termes, ils leur ont permis de ne point appliquer
les lois qui leur paraîtraient inconstitutionnelles.

Je sais qu'un droit semblable a été quelquefois réclamé par les
tribunaux d'autres pays; mais il ne leur a jamais été concédé. En
Amérique, il est reconnu par tous les pouvoirs; on ne rencontre ni un
parti, ni même un homme qui le conteste.

L'explication de ceci doit se trouver dans le principe même des
constitutions américaines.

En France, la constitution est une oeuvre immuable ou censée telle.
Aucun pouvoir ne saurait y rien changer: telle est la théorie reçue
(_L_).

En Angleterre, on reconnaît au parlement le droit de modifier la
constitution. En Angleterre, la constitution peut donc changer sans
cesse, ou plutôt elle n'existe point. Le parlement, en même temps qu'il
est corps législatif, est corps constituant (_M_).

En Amérique, les théories politiques sont plus simples et plus
rationnelles.

Une constitution américaine n'est point censée immuable comme en France;
elle ne saurait être modifiée par les pouvoirs ordinaires de la société,
comme en Angleterre. Elle forme une oeuvre à part, qui, représentant la
volonté de tout le peuple, oblige les législateurs comme les simples
citoyens, mais qui peut être changée par la volonté du peuple, suivant
des formes qu'on a établies, et dans des cas qu'on a prévus.

En Amérique, la constitution peut donc varier; mais, tant qu'elle
existe, elle est l'origine de tous les pouvoirs. La force prédominante
est en elle seule.

Il est facile de voir en quoi ces différences doivent influer sur la
position et sur les droits du corps judiciaire dans les trois pays que
j'ai cités.

Si, en France, les tribunaux pouvaient désobéir aux lois, sur le
fondement qu'ils les trouvent inconstitutionnelles, le pouvoir
constituant serait réellement dans leurs mains, puisque seuls ils
auraient le droit d'interpréter une constitution dont nul ne pourrait
changer les termes. Ils se mettraient donc à la place de la nation et
domineraient la société, autant du moins que la faiblesse inhérente au
pouvoir judiciaire leur permettrait de le faire.

Je sais qu'en refusant aux juges le droit de déclarer les lois
inconstitutionnelles, nous donnons indirectement au corps législatif le
pouvoir de changer la constitution, puisqu'il ne rencontre plus de
barrière légale qui l'arrête. Mais mieux vaut encore accorder le
pouvoir de changer la constitution du peuple à des hommes qui
représentent imparfaitement les volontés du peuple, qu'à d'autres qui ne
représentent qu'eux-mêmes.

Il serait bien plus déraisonnable encore de donner aux juges anglais
le droit de résister aux volontés du corps législatif, puisque le
parlement, qui fait la loi, fait également la constitution, et que,
par conséquent, on ne peut, en aucun cas, appeler une loi
inconstitutionnelle quand elle émane des trois pouvoirs.

Aucun de ces deux raisonnements n'est applicable à l'Amérique.

Aux États-Unis, la constitution domine les législateurs comme les
simples citoyens. Elle est donc la première des lois, et ne saurait être
modifiée par une loi. Il est donc juste que les tribunaux obéissent à la
constitution, préférablement à toutes les lois. Ceci tient à l'essence
même du pouvoir judiciaire: choisir entre les dispositions légales
celles qui l'enchaînent le plus étroitement, est, en quelque sorte, le
droit naturel du magistrat.

En France, la constitution est également la première des lois, et les
juges ont un droit égal à la prendre pour base de leurs arrêts; mais, en
exerçant ce droit, ils ne pourraient manquer d'empiéter sur un autre
plus sacré encore que le leur: celui de la société au nom de laquelle
ils agissent. Ici la raison ordinaire doit céder devant la raison
d'État.

En Amérique, où la nation peut toujours, en changeant sa constitution,
réduire les magistrats à l'obéissance, un semblable danger n'est pas à
craindre. Sur ce point, la politique et la logique sont donc d'accord,
et le peuple ainsi que le juge y conservent également leurs priviléges.

Lorsqu'on invoque, devant les tribunaux des États-Unis, une loi que le
juge estime contraire à la constitution, il peut donc refuser de
l'appliquer. Ce pouvoir est le seul qui soit particulier au magistrat
américain, mais une grande influence politique en découle.

Il est, en effet, bien peu de lois qui soient de nature à échapper
pendant long-temps à l'analyse judiciaire; car il en est bien peu qui ne
blessent un intérêt individuel, et que des plaideurs ne puissent ou ne
doivent invoquer devant les tribunaux.

Or, du jour où le juge refuse d'appliquer une loi dans un procès, elle
perd à l'instant une partie de sa force morale. Ceux qu'elle a lésés
sont alors avertis qu'il existe un moyen de se soustraire à l'obligation
de lui obéir: les procès se multiplient, et elle tombe dans
l'impuissance. Il arrive alors l'une de ces deux choses: le peuple
change sa constitution ou la législature rapporte sa loi.

Les Américains ont donc confié à leurs tribunaux un immense pouvoir
politique; mais en les obligeant à n'attaquer les lois que par des
moyens judiciaires, ils ont beaucoup diminué les dangers de ce pouvoir.

Si le juge avait pu attaquer les lois d'une façon théorique et générale;
s'il avait pu prendre l'initiative et censurer le législateur, il fût
entré avec éclat sur la scène politique; devenu le champion ou
l'adversaire d'un parti, il eût appelé toutes les passions qui divisent
le pays à prendre part à la lutte. Mais quand le juge attaque une loi
dans un débat obscur et sur une application particulière, il dérobe en
partie l'importance de l'attaque aux regards du public. Son arrêt n'a
pour but que de frapper un intérêt individuel; la loi ne se trouve
blessée que par hasard.

D'ailleurs, la loi ainsi censurée n'est pas détruite: sa force morale
est diminuée, mais son effet matériel n'est point suspendu. Ce n'est que
peu à peu, et sous les coups répétés de la jurisprudence, qu'enfin elle
succombe.

De plus, on comprend sans peine qu'en chargeant l'intérêt particulier de
provoquer la censure des lois, en liant intimement le procès fait à la
loi au procès fait à un homme, on s'assure que la législation ne sera
pas légèrement attaquée. Dans ce système, elle n'est plus exposée aux
agressions journalières des partis. En signalant les fautes du
législateur, on obéit à un besoin réel: on part d'un fait positif et
appréciable, puisqu'il doit servir de base à un procès.

Je ne sais si cette manière d'agir des tribunaux américains, en même
temps qu'elle est la plus favorable à l'ordre public, n'est pas aussi la
plus favorable à la liberté.

Si le juge ne pouvait attaquer les législateurs que de front, il y a des
temps où il craindrait de le faire; il en est d'autres où l'esprit de
parti le pousserait chaque jour à l'oser. Ainsi il arriverait que les
lois seraient attaquées quand le pouvoir dont elles émanent serait
faible, et qu'on s'y soumettrait sans murmurer quand il serait fort;
c'est-à-dire que souvent on attaquerait les lois lorsqu'il serait le
plus utile de les respecter, et qu'on les respecterait quand il
deviendrait facile d'opprimer en leur nom.

Mais le juge américain est amené malgré lui sur le terrain de la
politique. Il ne juge la loi que parce qu'il a à juger un procès, et il
ne peut s'empêcher de juger le procès. La question politique qu'il doit
résoudre se rattache à l'intérêt des plaideurs, et il ne saurait refuser
de la trancher sans faire un déni de justice. C'est en remplissant les
devoirs étroits imposés à la profession du magistrat, qu'il fait l'acte
du citoyen. Il est vrai que, de cette manière, la censure judiciaire,
exercée par les tribunaux sur la législation, ne peut s'étendre sans
distinction à toutes les lois, car il en est qui ne peuvent jamais
donner lieu à cette sorte de contestation nettement formulée qu'on nomme
un procès. Et lorsqu'une pareille contestation est possible, on peut
encore concevoir qu'il ne se rencontre personne qui veuille en saisir
les tribunaux.

Les Américains ont souvent senti cet inconvénient, mais ils ont laissé
le remède incomplet, de peur de lui donner, dans tous les cas, une
efficacité dangereuse.

Resserré dans ses limites, le pouvoir accordé aux tribunaux américains
de prononcer sur l'inconstitutionnalité des lois, forme encore une des
plus puissantes barrières qu'on ait jamais élevées contre la tyrannie
des assemblées politiques.

       *       *       *       *       *

AUTRES POUVOIRS ACCORDÉS AUX JUGES AMÉRICAINS.

     Aux États-Unis tous les citoyens ont le droit d'accuser les
     fonctionnaires publics devant les tribunaux ordinaires. --
     Comment ils usent de ce droit. -- Art. 75 de la constitution
     française de l'an VIII. -- Les Américains et les Anglais ne
     peuvent comprendre le sens de cet article.

Je ne sais si j'ai besoin de dire que chez un peuple libre, comme les
Américains, tous les citoyens ont le droit d'accuser les fonctionnaires
publics devant les juges ordinaires, et que tous les juges ont le droit
de condamner les fonctionnaires publics, tant la chose est naturelle.

Ce n'est pas accorder un privilége particulier aux tribunaux que de leur
permettre de punir les agents du pouvoir exécutif, quand ils violent la
loi. C'est leur enlever un droit naturel que de le leur défendre.

Il ne m'a pas paru qu'aux États-Unis, en rendant tous les fonctionnaires
responsables des tribunaux, on eût affaibli les ressorts du
gouvernement.

Il m'a semblé, au contraire, que les Américains, en agissant ainsi,
avaient augmenté le respect qu'on doit aux gouvernants, ceux-ci prenant
beaucoup plus de soin d'échapper à la critique.

Je n'ai point observé, non plus, qu'aux États-Unis on intentât beaucoup
de procès politiques, et je me l'explique sans peine. Un procès est
toujours, quelle que soit sa nature, une entreprise difficile et
coûteuse. Il est aisé d'accuser un homme public dans les journaux, mais
ce n'est pas sans de graves motifs qu'on se décide à le citer devant la
justice. Pour poursuivre juridiquement un fonctionnaire, il faut donc
avoir un juste motif de plainte; et les fonctionnaires ne fournissent
guère un semblable motif quand ils craignent d'être poursuivis.

Ceci ne tient pas à la forme républicaine qu'ont adoptée les Américains,
car la même expérience peut se faire tous les jours en Angleterre.

Ces deux peuples n'ont pas cru avoir assuré leur indépendance, en
permettant la mise en jugement des principaux agents du pouvoir. Ils ont
pensé que c'était bien plutôt par de petits procès, mis chaque jour à la
portée des moindres citoyens, qu'on parvenait à garantir la liberté, que
par de grandes procédures auxquelles on n'a jamais recours ou qu'on
emploie trop tard.

Dans le moyen-âge, où il était très difficile d'atteindre les criminels,
quand les juges en saisissaient quelques uns, il leur arrivait souvent
d'infliger à ces malheureux d'affreux supplices; ce qui ne diminuait pas
le nombre des coupables. On a découvert depuis qu'en rendant la justice
tout à la fois plus sûre et plus douce, on la rendait en même temps plus
efficace.

Les Américains et les Anglais pensent qu'il faut traiter l'arbitraire et
la tyrannie comme le vol: faciliter la poursuite et adoucir la peine.

En l'an VIII de la république française, il parut une constitution dont
l'art. 75 était ainsi conçu: «Les agents du gouvernement, autres que les
ministres, ne peuvent être poursuivis, pour des faits relatifs à leurs
fonctions, qu'en vertu d'une décision du Conseil d'État; en ce cas, la
poursuite a lieu devant les tribunaux ordinaires.»

La constitution de l'an VIII passa, mais non cet article, qui resta
après elle; et on l'oppose, chaque jour encore, aux justes réclamations
des citoyens.

J'ai souvent essayé de faire comprendre le sens de cet art. 75 à des
Américains ou à des Anglais, et il m'a toujours été très difficile d'y
parvenir.

Ce qu'ils apercevaient d'abord, c'est que le Conseil d'État, en France,
étant un grand tribunal fixé au centre du royaume, il y avait une sorte
de tyrannie à renvoyer préliminairement devant lui tous les plaignants.

Mais quand je cherchais à leur faire comprendre que le Conseil d'État
n'était point un corps judiciaire, dans le sens ordinaire du mot, mais
un corps administratif, dont les membres dépendaient du roi; de telle
sorte que le roi, après avoir souverainement commandé à l'un de ses
serviteurs, appelé préfet, de commettre une iniquité, pouvait commander
souverainement à un autre de ses serviteurs, appelé conseiller d'État,
d'empêcher qu'on ne fît punir le premier; quand je leur montrais le
citoyen, lésé par l'ordre du prince, réduit à demander au prince
lui-même l'autorisation d'obtenir justice, ils refusaient de croire à de
semblables énormités, et m'accusaient de mensonge et d'ignorance.

Il arrivait souvent, dans l'ancienne monarchie, que le parlement
décrétait de prise de corps le fonctionnaire public qui se rendait
coupable d'un délit. Quelquefois l'autorité royale, intervenant, faisait
annuler la procédure. Le despotisme se montrait alors à découvert, et,
en obéissant, on ne se soumettait qu'à la force.

Nous avons donc bien reculé du point où étaient arrivés nos pères; car
nous laissons faire, sous couleur de justice, et consacrer au nom de la
loi, ce que la violence seule leur imposait.




CHAPITRE VII.

DU JUGEMENT POLITIQUE AUX ÉTATS-UNIS.

     Ce que l'auteur entend par jugement politique. -- Comment on
     comprend le jugement politique en France, en Angleterre, aux
     États-Unis. -- En Amérique le juge politique ne s'occupe que des
     fonctionnaires publics. -- Il prononce des destitutions plutôt
     que des peines. -- Le jugement politique, moyen habituel du
     gouvernement. -- Le jugement politique, tel qu'on l'entend aux
     États-Unis, est, malgré sa douceur, et peut-être à cause de sa
     douceur, une arme très puissante dans les mains de la majorité.


J'entends par jugement politique, l'arrêt que prononce un corps
politique momentanément revêtu du droit de juger.

Dans les gouvernements absolus, il est inutile de donner aux jugements
des formes extraordinaires: le prince, au nom duquel on poursuit
l'accusé, étant maître des tribunaux comme de tout le reste, n'a pas
besoin de chercher de garantie ailleurs que dans l'idée qu'on a de sa
puissance. La seule crainte qu'il puisse concevoir est qu'on ne garde
même pas les apparences extérieures de la justice, et qu'on ne déshonore
son autorité en voulant l'affermir.

Mais dans la plupart des pays libres, où la majorité ne peut jamais
agir sur les tribunaux, comme le ferait un prince absolu, il est
quelquefois arrivé de placer momentanément la puissance judiciaire entre
les mains des représentants mêmes de la société. On a mieux aimé y
confondre ainsi momentanément les pouvoirs, que d'y violer le principe
nécessaire de l'unité du gouvernement. L'Angleterre, la France et les
États-Unis ont introduit le jugement politique dans leurs lois: il est
curieux d'examiner le parti que ces trois grands peuples en ont tiré.

En Angleterre et en France, la chambre des pairs forme la haute cour
criminelle[118] de la nation. Elle ne juge pas tous les délits
politiques, mais elle peut les juger tous.

         [Note 118: La cour des pairs en Angleterre forme en outre le
         dernier degré de l'appel dans certaines affaires civiles.
         Voyez Blakstone, liv. III, ch. IV.]

À côté de la chambre des pairs se trouve un autre pouvoir politique,
revêtu du droit d'accuser. La seule différence qui existe, sur ce point,
entre les deux pays, est celle-ci: en Angleterre, les députés peuvent
accuser qui bon leur plaît devant les pairs; tandis qu'en France ils ne
peuvent poursuivre de cette manière que les ministres du roi.

Du reste, dans les deux pays, la chambre des pairs trouve à sa
disposition toutes les lois pénales pour en frapper les délinquants.

Aux États-Unis, comme en Europe, l'une des deux branches de la
législature est revêtue du droit d'accuser, et l'autre du droit de
juger. Les représentants dénoncent le coupable, le sénat le punit.

Mais le sénat ne peut être _saisi_ que par les _représentants_, et les
représentants ne peuvent accuser devant lui que des _fonctionnaires
publics_. Ainsi le sénat a une compétence plus restreinte que la cour
des pairs de France, et les représentants ont un droit d'accusation plus
étendu que nos députés.

Mais voici la plus grande différence qui existe entre l'Amérique et
l'Europe: en Europe, les tribunaux politiques peuvent appliquer toutes
les dispositions du Code pénal; en Amérique, lorsqu'ils ont enlevé à un
coupable le caractère public dont il était revêtu, et l'ont déclaré
indigne d'occuper aucunes fonctions politiques à l'avenir, leur droit
est épuisé, et la tâche des tribunaux ordinaires commence.

Je suppose que le président des États-Unis ait commis un crime de haute
trahison.

La chambre des représentants l'accuse, les sénateurs prononcent sa
déchéance. Il paraît ensuite devant un jury, qui seul peut lui enlever
la liberté ou la vie.

Ceci achève de jeter une vive lumière sur le sujet qui nous occupe.

En introduisant le jugement politique dans leurs lois, les Européens ont
voulu atteindre les grands criminels, quels que fussent leur naissance,
leur rang ou leur pouvoir dans l'État. Pour y parvenir, ils ont réuni
momentanément, dans le sein d'un grand corps politique, toutes les
prérogatives des tribunaux.

Le législateur s'est transformé alors en magistrat; il a pu établir le
crime, le classer et le punir. En lui donnant les droits de juge, la loi
lui en a imposé toutes les obligations, et l'a lié à l'observation de
toutes les formes de justice.

Lorsqu'un tribunal politique, français ou anglais, a pour justiciable
un fonctionnaire public, et qu'il prononce contre lui une condamnation,
il lui enlève par le fait ses fonctions, et peut le déclarer indigne
d'en occuper aucune à l'avenir; mais ici la destitution et
l'interdiction politiques sont une conséquence de l'arrêt et non l'arrêt
lui-même.

En Europe, le jugement politique est donc plutôt un acte judiciaire
qu'une mesure administrative.

Le contraire se voit aux États-Unis, et il est facile de se convaincre
que le jugement politique y est bien plutôt une mesure administrative
qu'un acte judiciaire.

Il est vrai que l'arrêt du sénat est judiciaire par la forme; pour le
rendre, les sénateurs sont obligés de se conformer à la solennité et aux
usages de la procédure. Il est encore judiciaire par les motifs sur
lesquels il se fonde; le sénat est en général obligé de prendre pour
base de sa décision un délit du droit commun. Mais il est administratif
par son objet.

Si le but principal du législateur américain eût été réellement d'armer
un corps politique d'un grand pouvoir judiciaire, il n'aurait pas
resserré son action dans le cercle des fonctionnaires publics, car les
plus dangereux ennemis de l'État peuvent n'être revêtus d'aucune
fonction: ceci est vrai, surtout dans les républiques, où la faveur des
partis est la première des puissances, et où l'on est souvent d'autant
plus fort qu'on n'exerce légalement aucun pouvoir.

Si le législateur américain avait voulu donner à la société elle-même le
droit de prévenir les grands crimes, à la manière du juge, par la
crainte du châtiment, il aurait mis à la disposition des tribunaux
politiques toutes les ressources du Code pénal; mais il ne leur a fourni
qu'une arme incomplète, et qui ne saurait atteindre les plus dangereux
d'entre les criminels. Car peu importe un jugement d'interdiction
politique à celui qui veut renverser les lois elles-mêmes.

Le but principal du jugement politique, aux États-Unis, est donc de
retirer le pouvoir à celui qui en fait un mauvais usage, et d'empêcher
que ce même citoyen n'en soit revêtu à l'avenir. C'est, comme on le
voit, un acte administratif auquel on a donné la solennité d'un arrêt.

En cette matière, les Américains ont donc créé quelque chose de mixte.
Ils ont donné à la destitution administrative toutes les garanties du
jugement politique, et ils ont ôté au jugement politique ses plus
grandes rigueurs.

Ce point fixé, tout s'enchaîne; on découvre alors pourquoi les
constitutions américaines soumettent tous les fonctionnaires civils à la
juridiction du sénat, et en exemptent les militaires, dont les crimes
sont cependant plus à redouter. Dans l'ordre civil, les Américains n'ont
pour ainsi dire pas de fonctionnaires révocables: les uns sont
inamovibles, les autres tiennent leurs droits d'un mandat qu'on ne peut
abroger. Pour leur ôter le pouvoir, il faut donc les juger tous. Mais
les militaires dépendent du chef de l'État, qui lui-même est un
fonctionnaire civil. En atteignant le chef de l'État, on les frappe tous
du même coup[119].

         [Note 119: Ce n'est pas qu'on puisse ôter à un officier son
         grade; mais on peut lui enlever son commandement.]

Maintenant, si on en vient à comparer le système européen et le système
américain, dans les effets que chacun produit ou peut produire, on
découvre des différences non moins sensibles.

En France et en Angleterre, on considère le jugement politique comme une
arme extraordinaire, dont la société ne doit se servir que pour se
sauver dans les moments de grands périls.

On ne saurait nier que le jugement politique, tel qu'on l'entend en
Europe, ne viole le principe conservateur de la division des pouvoirs,
et qu'il ne menace sans cesse la liberté et la vie des hommes.

Le jugement politique, aux États-Unis, ne porte qu'une atteinte
indirecte au principe de la division des pouvoirs; il ne menace point
l'existence des citoyens; il ne plane pas, comme en Europe, sur toutes
les têtes, puisqu'il ne frappe que ceux qui, en acceptant des fonctions
publiques, se sont soumis d'avance à ses rigueurs.

Il est tout à la fois moins redoutable et moins efficace.

Aussi les législateurs des États-Unis ne l'ont-ils pas considéré comme
un remède extrême aux grands maux de la société, mais comme un moyen
habituel de gouvernement.

Sous ce point de vue, il exerce peut-être plus d'influence réelle sur le
corps social en Amérique qu'en Europe. Il ne faut pas en effet se
laisser prendre à l'apparente douceur de la législation américaine, dans
ce qui a rapport aux jugements politiques. On doit remarquer, en premier
lieu, qu'aux États-Unis le tribunal qui prononce ces jugements est
composé des mêmes éléments et soumis aux mêmes influences que le corps
chargé d'accuser, ce qui donne une impulsion presque irrésistible aux
passions vindicatives des partis. Si les juges politiques, aux
États-Unis, ne peuvent prononcer des peines aussi sévères que les juges
politiques d'Europe, il y a donc moins de chances d'être acquitté par
eux. La condamnation est moins redoutable et plus certaine.

Les Européens, en établissant les tribunaux politiques, ont eu pour
principal objet de _punir_ les coupables; les Américains, de leur
_enlever le pouvoir_. Le jugement politique, aux États-Unis, est en
quelque façon une mesure préventive. On ne doit donc pas y enchaîner le
juge dans des définitions criminelles bien exactes.

Rien de plus effrayant que le vague des lois américaines, quand elles
définissent les crimes politiques proprement dits. «Les crimes qui
motiveront la condamnation du président (dit la constitution des
États-Unis, section 4, art. 1er) sont la haute trahison, la corruption,
ou autres grands crimes et délits.» La plupart des constitutions d'États
sont bien plus obscures encore.

«Les fonctionnaires publics, dit la constitution du Massachusetts,
seront condamnés pour la conduite coupable qu'ils auront tenue et pour
leur mauvaise administration[120]. Tous les fonctionnaires qui auront
mis l'État en danger, par mauvaise administration, corruption, ou autres
délits, dit la constitution de Virginie, pourront être accusés par la
chambre des députés.» Il y a des constitutions qui ne spécifient aucun
crime, afin de laisser peser sur les fonctionnaires publics une
responsabilité illimitée[121].

         [Note 120: Chap. 1, sect. 2, § 8.]

         [Note 121: Voyez la constitution des Illinois, du Maine, du
         Connecticut et de la Géorgie.]

Mais ce qui rend, en cette matière, les lois américaines si redoutables,
naît, j'oserai le dire, de leur douceur même.

Nous avons vu qu'en Europe la destitution d'un fonctionnaire, et son
interdiction politique, étaient une des conséquences de la peine, et
qu'en Amérique c'était la peine même. Il en résulte ceci: en Europe, les
tribunaux politiques sont revêtus de droits terribles dont quelquefois
ils ne savent comment user; et il leur arrive de ne pas punir, de peur
de punir trop. Mais, en Amérique, on ne recule pas devant une peine qui
ne fait pas gémir l'humanité: condamner un ennemi politique à mort, pour
lui enlever le pouvoir, est aux yeux de tous un horrible assassinat;
déclarer son adversaire indigne de posséder ce même pouvoir, et le lui
ôter, en lui laissant la liberté et la vie, peut paraître le résultat
honnête de la lutte.

Or, ce jugement si facile à prononcer n'en est pas moins le comble du
malheur pour le commun de ceux auxquels il s'applique. Les grands
criminels braveront sans doute ses vaines rigueurs; les hommes
ordinaires verront en lui un arrêt qui détruit leur position, entache
leur honneur, et qui les condamne à une honteuse oisiveté pire que la
mort.

Le jugement politique, aux États-Unis, exerce donc sur la marche de la
société une influence d'autant plus grande qu'elle semble moins
redoutable. Il n'agit pas directement sur les gouvernés, mais il rend la
majorité entièrement maîtresse de ceux qui gouvernent; il ne donne point
à la législature un immense pouvoir qu'elle ne pourrait exercer que dans
un jour de crise; il lui laisse prendre une puissance modérée et
régulière, dont elle peut user tous les jours. Si la force est moins
grande, d'un autre côté l'emploi en est plus commode et l'abus plus
facile.

En empêchant les tribunaux politiques de prononcer des peines
judiciaires, les Américains me semblent donc avoir prévenu les
conséquences les plus terribles de la tyrannie législative, plutôt que
la tyrannie elle-même. Et je ne sais si, à tout prendre, le jugement
politique, tel qu'on l'entend aux États-Unis, n'est point l'arme la plus
formidable qu'on ait jamais remise aux mains de la majorité.

Lorsque les républiques américaines commenceront à dégénérer, je crois
qu'on pourra aisément le reconnaître: il suffira de voir si le nombre
des jugements politiques augmente (_N_).




CHAPITRE VIII.

DE LA CONSTITUTION FÉDÉRALE.


J'ai considéré jusqu'à présent chaque État comme formant un tout
complet, et j'ai montré les différents ressorts que le peuple y fait
mouvoir, ainsi que les moyens d'action dont il se sert. Mais tous ces
États que j'ai envisagés comme indépendants, sont pourtant forcés
d'obéir, en certains cas, à une autorité supérieure, qui est celle de
l'Union. Le temps est venu d'examiner la part de souveraineté qui a été
concédée à l'Union, et de jeter un coup d'oeil rapide sur la
constitution fédérale[122].

         [Note 122: Voyez à la fin du volume le texte de la
         constitution fédérale.]

       *       *       *       *       *

HISTORIQUE DE LA CONSTITUTION FÉDÉRALE.

     Origine de la première Union. -- Sa faiblesse. -- Le congrès en
     appelle au pouvoir constituant. -- Intervalle de deux années qui
     s'écoule entre ce moment et celui où la nouvelle constitution est
     promulguée.

Les treize colonies qui secouèrent simultanément le joug de
l'Angleterre à la fin du siècle dernier avaient, comme je l'ai déjà dit,
la même religion, la même langue, les mêmes moeurs, presque les mêmes
lois; elles luttaient contre un ennemi commun; elles devaient donc avoir
de fortes raisons pour s'unir intimement les unes aux autres, et
s'absorber dans une seule et même nation.

Mais chacune d'elles, ayant toujours eu une existence à part et un
gouvernement à sa portée, s'était créé des intérêts ainsi que des usages
particuliers, et répugnait à une union solide et complète qui eût fait
disparaître son importance individuelle dans une importance commune. De
là, deux tendances opposées: l'une qui portait les Anglo-Américains à
s'unir, l'autre qui les portait à se diviser.

Tant que dura la guerre avec la mère-patrie, la nécessité fit prévaloir
le principe de l'union. Et quoique les lois qui constituaient cette
union fussent défectueuses, le lien commun subsista en dépit
d'elles[123].

         [Note 123: Voyez les articles de la première confédération
         formée en 1778. Cette constitution fédérale ne fut adoptée
         par tous les États qu'en 1781.

         Voyez également l'analyse que fait de cette constitution le
         _Fédéraliste_, depuis le nº 15 jusqu'au nº 22 inclusivement,
         et M. Story dans ses Commentaires sur la constitution des
         États-Unis, p. 85-115.]

Mais dès que la paix fut conclue, les vices de la législation se
montrèrent à découvert: l'État parut se dissoudre tout-à-coup. Chaque
colonie, devenue une république indépendante, s'empara de la
souveraineté entière. Le gouvernement fédéral, que sa constitution même
condamnait à la faiblesse, et que le sentiment du danger public ne
soutenait plus, vit son pavillon abandonné aux outrages des grands
peuples de l'Europe, tandis qu'il ne pouvait trouver assez de ressource
pour tenir tête aux nations indiennes, et payer l'intérêt des dettes
contractées pendant la guerre de l'Indépendance. Près de périr, il
déclara lui-même officiellement son impuissance et en appela au pouvoir
constituant[124].

         [Note 124: Ce fut le 21 février 1787 que le congrès fit cette
         déclaration.]

Si jamais l'Amérique sut s'élever pour quelques instants à ce haut degré
de gloire où l'imagination orgueilleuse de ses habitants voudrait sans
cesse nous la montrer, ce fut dans ce moment suprême, où le pouvoir
national venait en quelque sorte d'abdiquer l'empire.

Qu'un peuple lutte avec énergie pour conquérir son indépendance, c'est
un spectacle que tous les siècles ont pu fournir. On a beaucoup exagéré,
d'ailleurs, les efforts que firent les Américains pour se soustraire au
joug des Anglais. Séparés par 1,300 lieues de mer de leurs ennemis,
secourus par un puissant allié, les États-Unis durent la victoire à leur
position bien plus encore qu'à la valeur de leurs armées, ou au
patriotisme de leurs citoyens. Qui oserait comparer la guerre d'Amérique
aux guerres de la révolution française, et les efforts des Américains
aux nôtres, alors que la France, en butte aux attaques de l'Europe
entière, sans argent, sans crédit, sans alliés, jetait le vingtième de
sa population au-devant de ses ennemis, étouffant d'une main l'incendie
qui dévorait ses entrailles, et de l'autre promenant la torche autour
d'elle? Mais ce qui est nouveau dans l'histoire des sociétés, c'est de
voir un grand peuple, averti par ses législateurs que les rouages du
gouvernement s'arrêtent, tourner sans précipitation et sans crainte ses
regards sur lui-même, sonder la profondeur du mal, se contenir pendant
deux ans entiers, afin d'en découvrir à loisir le remède, et, lorsque ce
remède est indiqué, s'y soumettre volontairement sans qu'il en coûte une
larme ni une goutte de sang à l'humanité.

Lorsque l'insuffisance de la première constitution fédérale se fit
sentir, l'effervescence des passions politiques qu'avait fait naître la
révolution était en partie calmée, et tous les grands hommes qu'elle
avait créés existaient encore. Ce fut un double bonheur pour l'Amérique.
L'assemblée peu nombreuse[125], qui se chargea de rédiger la seconde
constitution, renfermait les plus beaux esprits et les plus nobles
caractères qui eussent jamais paru dans le Nouveau-Monde. Georges
Washington la présidait.

         [Note 125: Elle n'était composée que de 25 membres.
         Washington, Madisson, Hamilton, les deux Morris, en faisaient
         partie.]

Cette commission nationale, après de longues et mûres délibérations,
offrit enfin à l'adoption du peuple le corps de lois organiques qui
régit encore de nos jours l'Union. Tous les États l'adoptèrent
successivement[126]. Le nouveau gouvernement fédéral entra en fonctions
en 1789, après deux ans d'interrègne. La révolution d'Amérique finit
donc précisément au moment où commençait la nôtre.

         [Note 126: Ce ne furent point les législateurs qui
         l'adoptèrent. Le peuple nomma pour ce seul objet des députés.
         La nouvelle constitution fut dans chacune de ces assemblées
         l'objet de discussions approfondies.]

       *       *       *       *       *

TABLEAU SOMMAIRE DE LA CONSTITUTION FÉDÉRALE.

     Division des pouvoirs entre la souveraineté fédérale et celle des
     États. -- Le gouvernement des États reste le droit commun; -- le
     gouvernement fédéral, l'exception.

Une première difficulté dut se présenter à l'esprit des Américains. Il
s'agissait de partager la souveraineté de telle sorte que les différents
États qui formaient l'Union continuassent à se gouverner eux-mêmes dans
tout ce qui ne regardait que leur prospérité intérieure, sans que la
nation entière, représentée par l'Union, cessât de faire un corps et de
pourvoir à tous ses besoins généraux. Question complexe et difficile à
résoudre.

Il était impossible de fixer d'avance d'une manière exacte et complète
la part de puissance qui devait revenir à chacun des deux gouvernements
entre lesquels la souveraineté allait se partager. Qui pourrait prévoir
à l'avance tous les détails de la vie d'un peuple?

Les devoirs et les droits du gouvernement fédéral étaient simples et
assez faciles à définir, parce que l'Union avait été formée dans le but
de répondre à quelques grands besoins généraux. Les devoirs et les
droits du gouvernement des États étaient, au contraire, multiples et
compliqués, parce que ce gouvernement pénétrait dans tous les détails de
la vie sociale.

On définit donc avec soin les attributions du gouvernement fédéral, et
l'on déclara que tout ce qui n'était pas compris dans la définition
rentrait dans les attributions du gouvernement des États. Ainsi le
gouvernement des États resta le droit commun; le gouvernement fédéral
fut l'exception[127].

         [Note 127: Voyez amendement à la constitution fédérale.
         _Fédéraliste_, nº 32. _Story_, p. 711. _Kent's commentaries_,
         vol. 1, p. 364.

         Remarquez même que, toutes les fois que la constitution n'a
         pas réservé au congrès le droit exclusif de régler certaines
         matières, les États peuvent le faire, en attendant qu'il lui
         plaise de s'en occuper. Exemple: Le congrès a le droit de
         faire une loi générale de banqueroute, il ne la fait pas:
         chaque État pourrait en faire une à sa manière. Au reste, ce
         point n'a été établi qu'après discussion devant les
         tribunaux. Il n'est que de jurisprudence.]

Mais comme on prévoyait que, dans la pratique, des questions pourraient
s'élever relativement aux limites exactes de ce gouvernement
exceptionnel, et qu'il eût été dangereux d'abandonner la solution de ces
questions aux tribunaux ordinaires institués dans les différents États
par ces États eux-mêmes, on créa une haute-cour[128] fédérale, tribunal
unique, dont l'une des attributions fut de maintenir entre les deux
gouvernements rivaux la division des pouvoirs telle que la constitution
l'avait établie[129].

         [Note 128: L'action de cette cour est indirecte, comme nous
         le verrons plus bas.]

         [Note 129: C'est ainsi que le _Fédéraliste_, dans le nº 45,
         explique ce partage de la souveraineté entre l'Union et les
         États particuliers: «Les pouvoirs que la constitution délègue
         au gouvernement fédéral, dit-il, sont définis, et en petit
         nombre. Ceux qui restent à la disposition des États
         particuliers sont au contraire indéfinis, et en grand nombre.
         Les premiers s'exercent principalement dans les objets
         extérieurs, tels que la paix, la guerre, les négociations, le
         commerce. Les pouvoirs que les États particuliers se
         réservent s'étendent à tous les objets qui suivent le cours
         ordinaire des affaires, intéressent la vie, la liberté et la
         prospérité de l'État.»

         J'aurai souvent occasion de citer le _Fédéraliste_ dans cet
         ouvrage. Lorsque le projet de loi qui depuis est devenu la
         constitution des États-Unis était encore devant le peuple, et
         soumis à son adoption, trois hommes déjà célèbres, et qui le
         sont devenus encore plus depuis, John Jay, Hamilton et
         Madisson, s'associèrent dans le but de faire ressortir aux
         yeux de la nation les avantages du projet qui leur était
         soumis. Dans ce dessein, ils publièrent sous la forme d'un
         journal une suite d'articles dont l'ensemble forme un traité
         complet. Ils avaient donné à leur journal le nom de
         _Fédéraliste_, qui est resté à l'ouvrage.

         Le _Fédéraliste_ est un beau livre, qui, quoique spécial à
         l'Amérique, devrait être familier aux hommes d'État de tous
         les pays.]

       *       *       *       *       *

ATTRIBUTIONS DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL.

     Pouvoir accordé au gouvernement fédéral de faire la paix, la
     guerre, d'établir des taxes générales. -- Objet de politique
     intérieure dont il peut s'occuper. -- Le gouvernement de l'Union,
     plus centralisé sur quelques points que ne l'était le
     gouvernement royal sous l'ancienne monarchie française.

Les peuples entre eux ne sont que des individus. C'est surtout pour
paraître avec avantage vis-à-vis des étrangers qu'une nation a besoin
d'un gouvernement unique.

À l'Union fut donc accordé le droit exclusif de faire la paix et la
guerre; de conclure les traités de commerce; de lever des armées,
d'équiper des flottes[130].

         [Note 130: Voyez constitution, sect. VIII. _Fédéraliste_, nºs
         41 et 42. _Kent's commentaries_, vol. 1, p. 207 et suiv.
         _Story_, p. 358-382; _id._, p. 409-426.]

La nécessité d'un gouvernement national ne se fait pas aussi
impérieusement sentir dans la direction des affaires intérieures de la
société.

Toutefois, il est certains intérêts généraux auxquels une autorité
générale peut seule utilement pourvoir.

À l'Union fut abandonné le droit de régler tout ce qui a rapport à la
valeur de l'argent; on la chargea du service des postes; on lui donna
le droit d'ouvrir les grandes communications qui devaient unir les
diverses parties du territoire[131].

         [Note 131: Il y a encore plusieurs autres droits de cette
         espèce, tels que celui de faire une loi générale sur les
         banqueroutes, d'accorder des brevets d'invention..... On sent
         assez ce qui rendait nécessaire l'intervention de l'Union
         entière dans ces matières.]

En général, le gouvernement des différents États fut considéré comme
libre dans sa sphère; cependant il pouvait abuser de cette indépendance,
et compromettre, par d'imprudentes mesures, la sûreté de l'Union
entière; pour ces cas rares et définis d'avance, on permit au
gouvernement fédéral d'intervenir dans les affaires intérieures des
États[132]. C'est ainsi que, tout en reconnaissant à chacune des
républiques confédérées le pouvoir de modifier et de changer sa
législation, on lui défendit cependant de faire des lois rétroactives,
et de créer dans son sein un corps de nobles[133].

         [Note 132: Même dans ce cas, son intervention est indirecte.
         L'Union intervient par ses tribunaux, comme nous le verrons
         plus loin.]

         [Note 133: Constitution fédérale, sect. _X_, art. 1.]

Enfin, comme il fallait que le gouvernement fédéral pût remplir les
obligations qui lui étaient imposées, on lui donna le droit illimité de
lever des taxes[134].

         [Note 134: Constitution, sect. VIII, IX et X. _Fédéraliste_,
         nº 30-36, inclusivement, _Id._, 41, 42, 43, 44. _Kent's
         commentaries_, vol. 1, p. 207 et 381, _Story_, _id._, p. 339,
         514.]

Lorsqu'on fait attention au partage des pouvoirs tel que la constitution
fédérale l'a établi; quand, d'une part, on examine la portion de
souveraineté que se sont réservée les États particuliers, et de l'autre
la part de puissance que l'Union a prise, on découvre aisément que les
législateurs fédéraux s'étaient formé des idées très nettes et très
justes de ce que j'ai nommé précédemment la centralisation
gouvernementale.

Non seulement les États-Unis forment une république, mais encore une
confédération. Cependant l'autorité nationale y est, à quelques égards,
plus centralisée qu'elle ne l'était à la même époque dans plusieurs des
monarchies absolues de l'Europe. Je n'en citerai que deux exemples.

La France comptait treize cours souveraines, qui le plus souvent avaient
le droit d'interpréter la loi sans appel. Elle possédait, de plus,
certaines provinces appelées pays d'États, qui, après que l'autorité
souveraine, chargée de représenter la nation, avait ordonné la levée
d'un impôt, pouvaient refuser leur concours.

L'Union n'a qu'un seul tribunal pour interpréter la loi, comme une seule
législature pour la faire; l'impôt voté par les représentants de la
nation oblige tous les citoyens. L'Union est donc plus centralisée sur
ces deux points essentiels que ne l'était la monarchie française;
cependant, l'Union n'est qu'un assemblage de républiques confédérées.

En Espagne, certaines provinces avaient le pouvoir d'établir un système
de douanes qui leur fût propre, pouvoir qui tient, par son essence même,
à la souveraineté nationale.

En Amérique, le congrès seul a droit de régler les rapports commerciaux
des États entre eux. Le gouvernement de la confédération est donc plus
centralisé sur ce point que celui du royaume d'Espagne. Il est vrai
qu'en France et en Espagne le pouvoir royal étant toujours en état
d'exécuter au besoin, par la force, ce que la constitution du royaume
lui refusait le droit de faire, on en arrivait, en définitive, au même
point. Mais je parle ici de la théorie.

       *       *       *       *       *

POUVOIRS FÉDÉRAUX.

Après avoir renfermé le gouvernement fédéral dans un cercle d'actions
nettement tracé, il s'agissait de savoir comment on l'y ferait mouvoir.

       *       *       *       *       *

POUVOIRS LÉGISLATIFS.

     Division du corps législatif en deux branches. -- Différences
     dans la manière de former les deux chambres. -- Le principe de
     l'indépendance des États triomphe dans la formation du sénat. --
     Le dogme de la souveraineté nationale, dans la composition de la
     chambre des représentants. -- Effets singuliers qui résultent de
     ceci, que les constitutions ne sont logiques que quand les
     peuples sont jeunes.

Dans l'organisation des pouvoirs de l'Union, on suivit en beaucoup de
points le plan qui était tracé d'avance par la constitution particulière
de chacun des États.

Le corps législatif fédéral de l'Union se composa d'un sénat et d'une
chambre des représentants.

L'esprit de conciliation fit suivre dans la formation de chacune de ces
assemblées des règles diverses.

J'ai fait sentir plus haut que, quand on avait voulu établir la
constitution fédérale, deux intérêts opposés s'étaient trouvés en
présence. Ces deux intérêts avaient donné naissance à deux opinions.

Les uns voulaient faire de l'Union une ligue d'États indépendants, une
sorte de congrès, où les représentants de peuples distincts viendraient
discuter certains points d'intérêt commun.

Les autres voulaient réunir tous les habitants des anciennes colonies
dans un seul et même peuple, et leur donner un gouvernement qui, bien
que sa sphère fût bornée, pût agir cependant, dans cette sphère, comme
le seul et unique représentant de la nation. Les conséquences pratiques
de ces deux théories étaient fort diverses.

Ainsi, s'agissait-il d'organiser une ligue et non un gouvernement
national, c'était à la majorité des États à faire la loi, et non point à
la majorité des habitants de l'Union. Car chaque État, grand ou petit,
conservait alors son caractère de puissance indépendante, et entrait
dans l'Union sur le pied d'une égalité parfaite.

Du moment, au contraire, où l'on considérait les habitants des
États-Unis comme formant un seul et même peuple, il était naturel que la
majorité seule des citoyens de l'Union fît la loi.

On comprend que les petits États ne pouvaient consentir à l'application
de cette doctrine sans abdiquer complétement leur existence, dans ce qui
regardait la souveraineté fédérale; car de puissance corégulatrice, ils
devenaient fraction insignifiante d'un grand peuple. Le premier système
leur eût accordé une puissance déraisonnable; le second les annulait.

Dans cet état de choses, il arriva ce qui arrive presque toujours
lorsque les intérêts sont en opposition avec les raisonnements: on fit
plier les règles de la logique. Les législateurs adoptèrent un terme
moyen qui conciliait de force deux systèmes théoriquement
inconciliables.

Le principe de l'indépendance des États triompha dans la formation du
sénat; le dogme de la souveraineté nationale, dans la composition de la
chambre des représentants.

Chaque État dut envoyer deux sénateurs au congrès et un certain nombre
de représentants, en proportion de sa population[135].

         [Note 135: Tous les dix ans, le congrès fixe de nouveau le
         nombre des députés que chaque État doit envoyer à la chambre
         des représentants. Le nombre total était de 69 en 1789; il
         était en 1833 de 240. (_American almanac_, 1834, p. 194.)

         La constitution avait dit qu'il n'y aurait pas plus d'un
         représentant par 30,000 personnes; mais elle n'avait pas fixé
         de limite en moins. Le congrès n'a pas cru devoir accroître
         le nombre des représentants dans la proportion de
         l'accroissement de la population. Par la première loi qui
         intervint sur ce sujet, le 14 avril 1792 (voyez _laws of the
         United States_ by Story, vol. 1, p. 135), il fut décidé qu'il
         y aurait un représentant par 33,000 habitants. La dernière
         loi, qui est intervenue en 1832, fixa le nombre à 1
         représentant par 48,000 habitants. La population représentée
         se compose de tous les hommes libres, et des trois cinquièmes
         du nombre des esclaves.]

Il résulte de cet arrangement que, de nos jours, l'État de New-York a au
congrès quarante représentants et seulement deux sénateurs; l'État de
Delaware deux sénateurs et seulement un représentant. L'État de Delaware
est donc, dans le sénat, l'égal de l'État de New-York; tandis que
celui-ci a, dans la chambre des représentants, quarante fois plus
d'influence que le premier. Ainsi, il peut arriver que la minorité de la
nation, dominant le sénat, paralyse entièrement les volontés de la
majorité, représentée par l'autre chambre; ce qui est contraire à
l'esprit des gouvernements constitutionnels.

Tout ceci montre bien à quel degré il est rare et difficile de lier
entre elles d'une manière logique et rationnelle toutes les parties de
la législation.

Le temps fait toujours naître à la longue, chez le même peuple, des
intérêts différents, et consacre des droits divers. Lorsqu'il s'agit
ensuite d'établir une constitution générale, chacun de ces intérêts et
de ces droits forme comme autant d'obstacles naturels qui s'opposent à
ce qu'aucun principe politique ne suive toutes ses conséquences. C'est
donc seulement à la naissance des sociétés qu'on peut être complétement
logique dans les lois. Lorsque vous voyez un peuple jouir de cet
avantage, ne vous hâtez pas de conclure qu'il est sage; pensez plutôt
qu'il est jeune.

À l'époque où la constitution fédérale a été formée, il n'existait
encore parmi les Anglo-Américains que deux intérêts positivement opposés
l'un à l'autre: l'intérêt d'individualité pour les États particuliers,
l'intérêt d'union pour le peuple entier; et il a fallu en venir à un
compromis.

On doit reconnaître, toutefois, que cette partie de la constatation n'a
point, jusqu'à présent, produit les maux qu'on pouvait craindre.

Tous les États sont jeunes; ils sont rapprochés les uns des autres; ils
ont des moeurs, des idées et des besoins homogènes; la différence qui
résulte de leur plus ou moins de grandeur, ne suffit pas pour leur
donner des intérêts fort opposés. On n'a donc jamais vu les petits États
se liguer, dans le sénat, contre les desseins des grands. D'ailleurs, il
y a une force tellement irrésistible dans l'expression légale des
volontés de tout un peuple, que, la majorité venant à s'exprimer par
l'organe de la chambre des représentants, le sénat se trouve bien faible
en sa présence.

De plus, il ne faut pas oublier qu'il ne dépendait pas des législateurs
américains de faire une seule et même nation du peuple auquel ils
voulaient donner des lois. Le but de la constitution fédérale n'était
pas de détruire l'existence des États, mais seulement de la restreindre.
Du moment donc où on laissait un pouvoir réel à ces corps secondaires
(et on ne pouvait le leur ôter), on renonçait d'avance à employer
habituellement la contrainte pour les plier aux volontés de la majorité.
Ceci posé, l'introduction de leurs forces individuelles dans les rouages
du gouvernement fédéral n'avait rien d'extraordinaire. Elle ne faisait
que constater un fait existant, celui d'une puissance reconnue qu'il
fallait ménager et non violenter.

       *       *       *       *       *

AUTRE DIFFÉRENCE ENTRE LE SÉNAT ET LA CHAMBRE DES REPRÉSENTANTS.

     Le sénat nommé par les législateurs provinciaux. -- Les
     représentants, par le peuple. -- Deux degrés d'élection pour le
     premier. -- Un seul pour le second. -- Durée des différents
     mandats. -- Attributions.

Le sénat ne diffère pas seulement de l'autre chambre par le principe
même de la représentation, mais aussi par le mode de l'élection, par la
durée du mandat et par la diversité des attributions.

La chambre des représentants est nommée par le peuple; le sénat, par les
législateurs de chaque État.

L'une est le produit de l'élection directe, l'autre de l'élection à deux
degrés.

Le mandat des représentants ne dure que deux ans; celui des sénateurs,
six.

La chambre des représentants n'a que des fonctions législatives; elle ne
participe au pouvoir judiciaire qu'en accusant les fonctionnaires
publics; le sénat concourt à la formation des lois; il juge les délits
politiques qui lui sont déférés par la chambre des représentants; il
est, de plus, le grand conseil exécutif de la nation. Les traités
conclus par le président doivent être validés par le sénat; ses choix,
pour être définitifs, ont besoin de recevoir l'approbation du même
corps[136].

         [Note 136: Voyez _Fédéraliste_, nº 52-66, inclusivement.
         _Story_, p. 199-314. Constitution, sect. II et III.]

       *       *       *       *       *

DU POUVOIR EXÉCUTIF[137].

         [Note 137: _Fédéraliste_, nº 67-77, inclusivement.
         Constitution, art. 2. _Story_, p. 315, p. 515-780. _Kent's
         commentaries_, p. 255.]

     Dépendance du président. -- Électif et responsable. -- Libre dans
     sa sphère, le sénat le surveille et ne le dirige pas. -- Le
     traitement du président fixé à son entrée en fonctions. -- Véto
     suspensif.

Les législateurs américains avaient une tâche difficile à remplir: ils
voulaient créer un pouvoir exécutif qui dépendît de la majorité, et qui
pourtant fût assez fort par lui-même pour agir avec liberté dans sa
sphère.

Le maintien de la forme républicaine exigeait que le représentant du
pouvoir exécutif fût soumis à la volonté nationale.

Le président est un magistrat électif. Son honneur, ses biens, sa
liberté, sa vie, répondent sans cesse au peuple du bon emploi qu'il fera
de son pouvoir. En exerçant ce pouvoir, il n'est pas d'ailleurs
complétement indépendant: le sénat le surveille dans ses rapports avec
les puissances étrangères, ainsi que dans la distribution des emplois;
de telle sorte qu'il ne peut ni être corrompu ni corrompre.

Les législateurs de l'Union reconnurent que le pouvoir exécutif ne
pourrait remplir dignement et utilement sa tâche, s'ils ne parvenaient à
lui donner plus de stabilité et plus de force qu'on ne lui en avait
accordé dans les États particuliers.

Le président fut nommé pour quatre ans, et put être réélu. Avec de
l'avenir, il eut le courage de travailler au bien public, et les moyens
de l'opérer.

On fit du président le seul et unique représentant de la puissance
exécutive de l'Union. On se garda même de subordonner ses volontés à
celles d'un conseil: moyen dangereux, qui, tout en affaiblissant
l'action du gouvernement, diminue la responsabilité des gouvernants. Le
sénat a le droit de frapper de stérilité quelques uns des actes du
président; mais il ne saurait le forcer à agir, ni partager avec lui la
puissance exécutive.

L'action de la législature sur le pouvoir exécutif peut être directe;
nous venons de voir que les Américains avaient pris soin qu'elle ne le
fût pas. Elle peut aussi être indirecte.

Les chambres, en privant le fonctionnaire public de son traitement, lui
ôtent une partie de son indépendance; maîtresses de faire les lois, on
doit craindre qu'elles ne lui enlèvent peu à peu la portion de pouvoir
que la constitution avait voulu lui conserver.

Cette dépendance du pouvoir exécutif est un des vices inhérents aux
constitutions républicaines. Les Américains n'ont pu détruire la pente
qui entraîne les assemblées législatives à s'emparer du gouvernement,
mais ils ont rendu cette pente moins irrésistible.

Le traitement du président est fixé, à son entrée en fonctions, pour
tout le temps que doit durer sa magistrature. De plus, le président est
armé d'un véto suspensif, qui lui permet d'arrêter à leur passage les
lois qui pourraient détruire la portion d'indépendance que la
constitution lui a laissée. Il ne saurait pourtant y avoir qu'une lutte
inégale entre le président et la législature, puisque celle-ci, en
persévérant dans ses desseins, est toujours maîtresse de vaincre la
résistance qu'on lui oppose; mais le véto suspensif la force du moins à
retourner sur ses pas; il l'oblige à considérer de nouveau la question,
et, cette fois, elle ne peut plus la trancher qu'à la majorité des deux
tiers des opinants. Le véto, d'ailleurs, est une sorte d'appel au
peuple. Le pouvoir exécutif, qu'on eût pu, sans cette garantie, opprimer
en secret, plaide alors sa cause, et fait entendre ses raisons.

Mais si la législature persévère dans ses desseins, ne peut-elle pas
toujours vaincre la résistance qu'on lui oppose? À cela, je répondrai
qu'il y a dans la constitution de tous les peuples, quelle que soit du
reste sa nature, un point où le législateur est obligé de s'en rapporter
au bon sens et à la vertu des citoyens. Ce point est plus rapproché et
plus visible dans les républiques, plus éloigné et caché avec plus de
soin dans les monarchies; mais il se trouve toujours quelque part. Il
n'y a pas de pays où la loi puisse tout prévoir, et où les institutions
doivent tenir lieu de la raison et des moeurs.

       *       *       *       *       *

EN QUOI LA POSITION DU PRÉSIDENT AUX ÉTATS-UNIS DIFFÈRE DE CELLE D'UN
ROI CONSTITUTIONNEL EN FRANCE.

     Le pouvoir exécutif, aux États-Unis, borné et exceptionnel comme
     la souveraineté au nom de laquelle il agit. -- Le pouvoir
     exécutif en France s'étend à tout comme elle. -- Le roi est un
     des auteurs de la loi. -- Le président n'est que l'exécuteur de
     la loi. -- Autres différences qui naissent de la durée des deux
     pouvoirs. -- Le président gêné dans la sphère du pouvoir
     exécutif. -- Le roi y est libre. -- La France, malgré ces
     différences, ressemble plus à une république que l'Union à une
     monarchie. -- Comparaison du nombre des fonctionnaires qui, dans
     les deux pays, dépendent du pouvoir exécutif.

Le pouvoir exécutif joue un si grand rôle dans la destinée des nations,
que je veux m'arrêter un instant ici, pour mieux faire comprendre quelle
place il occupe chez les Américains.

Afin de concevoir une idée claire et précise de la position du président
des États-Unis, il est utile de la comparer à celle du roi, dans l'une
des monarchies constitutionnelles d'Europe.

Dans cette comparaison, je m'attacherai peu aux signes extérieurs de la
puissance; ils trompent l'oeil de l'observateur plus qu'ils ne le
guident.

Lorsqu'une monarchie se transforme peu à peu en république, le pouvoir
exécutif y conserve des titres, des honneurs, des respects, et même de
l'argent, long-temps après qu'il y a perdu la réalité de la puissance.
Les Anglais, après avoir tranché la tête à l'un de leurs rois et en
avoir chassé un autre du trône, se mettaient encore à genoux pour parler
aux successeurs de ces princes.

D'un autre côté, lorsque les républiques tombent sous le joug d'un
seul, le pouvoir continue à s'y montrer simple, uni et modeste dans ses
manières, comme s'il ne s'élevait point déjà au-dessus de tous. Quand
les empereurs disposaient despotiquement de la fortune et de la vie de
leurs concitoyens, on les appelait encore Césars en leur parlant, et ils
allaient souper familièrement chez leurs amis.

Il faut donc abandonner la surface et pénétrer plus avant.

La souveraineté, aux États-Unis, est divisée entre l'Union et les États,
tandis que, parmi nous, elle est une et compacte; de là naît la première
et la plus grande différence que j'aperçoive entre le président des
États-Unis et le roi en France.

Aux États-Unis, le pouvoir exécutif est borné et exceptionnel, comme la
souveraineté même au nom de laquelle il agit; en France il s'étend à
tout comme elle.

Les Américains ont un gouvernement fédéral; nous avons un gouvernement
national.

Voilà une première cause d'infériorité qui résulte de la nature même des
choses; mais elle n'est pas seule. La seconde en importance est
celle-ci: on peut, à proprement parler, définir la souveraineté, le
droit de faire les lois.

Le roi, en France, constitue réellement une partie du souverain, puisque
les lois n'existent point s'il refuse de les sanctionner; il est, de
plus, l'exécuteur des lois.

Le président est également l'exécuteur de la loi, mais il ne concourt
pas réellement à la faire, puisque, en refusant son assentiment, il ne
peut l'empêcher d'exister. Il ne fait donc point partie du souverain; il
n'en est que l'agent.

Non seulement le roi, en France, constitue une portion du souverain,
mais encore il participe à la formation de la législature, qui en est
l'autre portion. Il y participe en nommant les membres d'une chambre, et
en faisant cesser à sa volonté la durée du mandat de l'autre. Le
président des États-Unis ne concourt en rien à la composition du corps
législatif et ne saurait le dissoudre.

Le roi partage avec les chambres le droit de proposer la loi.

Le président n'a point d'initiative semblable.

Le roi est représenté, au sein des chambres, par un certain nombre
d'agents qui exposent ses vues, soutiennent ses opinions, et font
prévaloir ses maximes de gouvernement.

Le président n'a point entrée au congrès; ses ministres en sont exclus
comme lui-même, et ce n'est que par des voies indirectes qu'il fait
pénétrer dans ce grand corps son influence et ses avis.

Le roi de France marche donc d'égal à égal avec la législature, qui ne
peut agir sans lui, comme il ne saurait agir sans elle.

Le président est placé à côté de la législature, comme un pouvoir
inférieur et dépendant.

Dans l'exercice du pouvoir exécutif proprement dit, point sur lequel sa
position semble le plus se rapprocher de celle du roi en France, le
président a encore plusieurs causes d'infériorité très grandes.

Le pouvoir du roi, en France, a d'abord, sur celui du président,
l'avantage de la durée. Or, la durée est un des premiers éléments de la
force. On n'aime et on ne craint que ce qui doit exister long-temps.

Le président des États-Unis est un magistrat élu pour quatre ans. Le
roi, en France, est un chef héréditaire.

Dans l'exercice du pouvoir exécutif, le président des États-Unis est
continuellement soumis à une surveillance jalouse. Il prépare les
traités, mais il ne les fait pas; il désigne aux emplois, mais il n'y
nomme point[138].

         [Note 138: La constitution avait laissé douteux le point de
         savoir si le président était tenu à prendre l'avis du sénat,
         en cas de discussion, comme en cas de nomination d'un
         fonctionnaire fédéral. Le _Fédéraliste_, dans son nº 77,
         semblait établir l'affirmative; mais en 1789, le congrès
         décida avec toute raison que, puisque le président était
         responsable, on ne pouvait le forcer de se servir d'agents
         qui n'avaient pas sa confiance. Voyez _Kent's commentaries_,
         vol. 1, p. 289.]

Le roi de France est maître absolu dans la sphère du pouvoir exécutif.

Le président des États-Unis est responsable de ses actes. La loi
française dit que la personne du roi de France est inviolable.

Cependant, au-dessus de l'un comme au-dessus de l'autre, se tient un
pouvoir dirigeant, celui de l'opinion publique. Ce pouvoir est moins
défini en France qu'aux États-Unis; moins reconnu, moins formulé dans
les lois; mais de fait il y existe. En Amérique, il procède par des
élections et des arrêts, en France par des révolutions. La France et les
États-Unis ont ainsi, malgré la diversité de leur constitution, ce point
de commun, que l'opinion publique y est, en résultat, le pouvoir
dominant. Le principe générateur des lois est donc, à vrai dire, le même
chez les deux peuples, quoique ses développements y soient plus ou moins
libres, et que les conséquences qu'on en tire soient souvent
différentes. Ce principe, de sa nature, est essentiellement républicain.
Ainsi pensé-je que la France, avec son roi, ressemble plus à une
république, que l'Union, avec son président, à une monarchie.

Dans tout ce qui précède, j'ai pris soin de ne signaler que les points
capitaux de différence. Si j'eusse voulu entrer dans les détails, le
tableau eût été bien plus frappant encore. Mais j'ai trop à dire pour ne
pas vouloir être court.

J'ai remarqué que le pouvoir du président des États-Unis ne s'exerce que
dans la sphère d'une souveraineté restreinte, tandis que celui du roi,
en France, agit dans le cercle d'une souveraineté complète.

J'aurais pu montrer le pouvoir gouvernemental du roi en France dépassant
même ses limites naturelles, quelque étendues qu'elles soient, et
pénétrant, de mille manières, dans l'administration des intérêts
individuels.

À cette cause d'influence, je pouvais joindre celle qui résulte du grand
nombre des fonctionnaires publics qui, presque tous, doivent leur mandat
à la puissance exécutive. Ce nombre a dépassé chez nous toutes les
bornes connues; il s'élève à 138,000[139]. Chacune de ces 138,000
nominations doit être considérée comme un élément de force. Le
président n'a pas le droit absolu de nommer aux emplois publics, et ces
emplois n'excèdent guère 12,000[140].

         [Note 139: Les sommes payées par l'État à ces divers
         fonctionnaires montent chaque année à 200,000,000 de francs.]

         [Note 140: On publie chaque année aux États-Unis un almanach
         appelé _National calendar_; on y trouve le nom de tous les
         fonctionnaires fédéraux. C'est le _National calendar_ de 1833
         qui m'a fourni le chiffre que je donne ici.

         Il résulterait de ce qui précède que le roi de France dispose
         de onze fois plus de places que le président des États-Unis,
         quoique la population de la France ne soit qu'une fois et
         demie plus considérable que celle de l'Union.]

       *       *       *       *       *

CAUSES ACCIDENTELLES QUI PEUVENT ACCROÎTRE L'INFLUENCE DU POUVOIR
EXÉCUTIF.

     Sécurité extérieure dont jouit l'Union. -- Politique expectante.
     -- Armée de 6,000 soldats. -- Quelques vaisseaux seulement. -- Le
     président possède de grandes prérogatives dont il n'a pas
     l'occasion de se servir. -- Dans ce qu'il a occasion d'exécuter
     il est faible.

Si le pouvoir exécutif est moins fort en Amérique qu'en France, il faut
en attribuer la cause aux circonstances plus encore peut-être qu'aux
lois.

C'est principalement dans ses rapports avec les étrangers que le pouvoir
exécutif d'une nation trouve l'occasion de déployer de l'habileté et de
la force.

Si la vie de l'Union était sans cesse menacée, si ses grands intérêts se
trouvaient tous les jours mêlés à ceux d'autres peuples puissants, on
verrait le pouvoir exécutif grandir dans l'opinion, par ce qu'on
attendrait de lui, et par ce qu'il exécuterait.

Le président des États-Unis est, il est vrai, le chef de l'armée, mais
cette armée se compose de 6,000 soldats; il commande la flotte, mais la
flotte ne compte que quelques vaisseaux; il dirige les affaires de
l'Union vis-à-vis des peuples étrangers, mais les États-Unis n'ont pas
de voisins. Séparés du reste du monde par l'Océan, trop faibles encore
pour vouloir dominer la mer, ils n'ont point d'ennemis, et leurs
intérêts ne sont que rarement en contact avec ceux des autres nations du
globe.

Ceci fait bien voir qu'il ne faut pas juger de la pratique du
gouvernement par la théorie.

Le président des États-Unis possède des prérogatives presque royales,
dont il n'a pas l'occasion de se servir, et les droits dont, jusqu'à
présent, il peut user sont très circonscrits: les lois lui permettent
d'être fort, les circonstances le maintiennent faible.

Ce sont, au contraire, les circonstances qui, plus encore que les lois,
donnent à l'autorité royale de France sa plus grande force.

En France, le pouvoir exécutif lutte sans cesse contre d'immenses
obstacles, et dispose d'immenses ressources pour les vaincre. Il
s'accroît de la grandeur des choses qu'il exécute et de l'importance des
événements qu'il dirige, sans pour cela modifier sa constitution.

Les lois l'eussent-elles créé aussi faible et aussi circonscrit que
celui de l'Union, son influence deviendrait bientôt beaucoup plus
grande.

       *       *       *       *       *

POURQUOI LE PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS N'A PAS BESOIN POUR DIRIGER LES
AFFAIRES D'AVOIR LA MAJORITÉ DANS LES CHAMBRES.

C'est un axiome établi en Europe, qu'un roi constitutionnel ne peut
gouverner quand l'opinion des chambres législatives ne s'accorde pas
avec la sienne.

On a vu plusieurs présidents des États-Unis perdre l'appui de la
majorité dans le corps législatif, sans être obligés d'abandonner le
pouvoir, ni sans qu'il en résultât pour la société un grand mal.

J'ai entendu citer ce fait pour prouver l'indépendance et la force du
pouvoir exécutif en Amérique. Il suffit de réfléchir quelques instants
pour y voir, au contraire, la preuve de son impuissance.

Un roi d'Europe a besoin d'obtenir l'appui du corps législatif pour
remplir la tâche que la constitution lui impose, parce que cette tâche
est immense. Un roi constitutionnel d'Europe n'est pas seulement
l'exécuteur de la loi: le soin de son exécution lui est si complétement
dévolu, qu'il pourrait, si elle lui était contraire, en paralyser les
forces. Il a besoin des chambres pour faire la loi, les chambres ont
besoin de lui pour l'exécuter: ce sont deux puissances qui ne peuvent
vivre l'une sans l'autre; les rouages du gouvernement s'arrêtent au
moment où il y a désaccord entre elles.

En Amérique, le président ne peut empêcher la formation des lois; il ne
saurait se soustraire à l'obligation de les exécuter. Son concours zélé
et sincère est sans doute utile, mais n'est point nécessaire à la marche
du gouvernement. Dans tout ce qu'il fait d'essentiel, on le soumet
directement ou indirectement à la législature; où il est entièrement
indépendant d'elle, il ne peut presque rien. C'est donc sa faiblesse, et
non sa force, qui lui permet de vivre en opposition avec le pouvoir
législatif.

En Europe, il faut qu'il y ait accord entre le roi et les chambres,
parce qu'il peut y avoir lutte sérieuse entre eux. En Amérique, l'accord
n'est pas obligé, parce que la lutte est impossible.

       *       *       *       *       *

DE L'ÉLECTION DU PRÉSIDENT.

     Le danger du système d'élection augmente en proportion de
     l'étendue des prérogatives du pouvoir exécutif. -- Les Américains
     peuvent adopter ce système, parce qu'ils peuvent se passer d'un
     pouvoir exécutif fort. -- Comment les circonstances favorisent
     l'établissement du système électif. -- Pourquoi l'élection du
     président ne fait point varier les principes du gouvernement. --
     Influence que l'élection du président exerce sur le sort des
     fonctionnaires secondaires.

Le système de l'élection, appliqué au chef du pouvoir exécutif chez un
grand peuple, présente des dangers que l'expérience et les historiens
ont suffisamment signalés.

Aussi je ne veux en parler que par rapport à l'Amérique.

Les dangers qu'on redoute du système de l'élection sont plus ou moins
grands, suivant la place que le pouvoir exécutif occupe, et son
importance dans l'État, suivant le mode de l'élection et les
circonstances dans lesquelles se trouve le peuple qui élit.

Ce qu'on reproche non sans raison au système électif, appliqué au chef
de l'État, c'est d'offrir un appât si grand aux ambitions particulières,
et de les enflammer si fort à la poursuite du pouvoir, que souvent les
moyens légaux ne leur suffisant plus, elles en appellent à la force
quand le droit vient à leur manquer.

Il est clair que plus le pouvoir exécutif a de prérogatives, plus
l'appât est grand; plus l'ambition des prétendants est excitée, plus
aussi elle trouve d'appui dans une foule d'ambitions secondaires qui
espèrent se partager la puissance après que leur candidat aura triomphé.

Les dangers du système d'élection croissent donc en proportion directe
de l'influence exercée par le pouvoir exécutif sur les affaires de
l'État.

Les révolutions de Pologne ne doivent pas seulement être attribuées au
système électif en général, mais à ce que le magistrat élu était le chef
d'une grande monarchie.

Avant de discuter la bonté absolue du système électif, il y a donc
toujours une question préjudicielle à décider, celle de savoir si la
position géographique, les lois, les habitudes, les moeurs et les
opinions du peuple chez lequel on veut l'introduire permettent d'y
établir un pouvoir exécutif faible et dépendant; car vouloir tout à la
fois que le représentant de l'État reste armé d'une vaste puissance et
soit élu, c'est exprimer, suivant moi, deux volontés contradictoires.
Pour ma part, je ne connais qu'un seul moyen de faire passer la royauté
héréditaire à l'état de pouvoir électif: il faut rétrécir d'avance sa
sphère d'action, diminuer graduellement ses prérogatives, et habituer
peu à peu le peuple à vivre sans son aide. Mais c'est ce dont les
républicains d'Europe ne s'occupent guère. Comme beaucoup d'entre eux ne
haïssent la tyrannie que parce qu'ils sont en butte à ses rigueurs,
l'étendue du pouvoir exécutif ne les blesse point; ils n'attaquent que
son origine, sans apercevoir le lien étroit qui lie ces deux choses.

Il ne s'est encore rencontré personne qui se souciât d'exposer son
honneur et sa vie pour devenir président des États-Unis, parce que le
président n'a qu'un pouvoir temporaire, borné et dépendant. Il faut que
la fortune mette un prix immense en jeu pour qu'il se présente des
joueurs désespérés dans la lice. Nul candidat, jusqu'à présent, n'a pu
soulever en sa faveur d'ardentes sympathies et de dangereuses passions
populaires. La raison en est simple: parvenu à la tête du gouvernement,
il ne peut distribuer à ses amis ni beaucoup de puissance, ni beaucoup
de richesses, ni beaucoup de gloire, et son influence dans l'État est
trop faible pour que les factions voient leurs succès ou leur ruine dans
son élévation au pouvoir.

Les monarchies héréditaires ont un grand avantage: l'intérêt particulier
d'une famille y étant continuellement lié d'une manière étroite à
l'intérêt de l'État, il ne se passe jamais un seul moment où celui-ci
reste abandonné à lui-même. Je ne sais si dans ces monarchies les
affaires sont mieux dirigées qu'ailleurs; mais du moins il y a toujours
quelqu'un qui, bien ou mal, suivant sa capacité, s'en occupe.

Dans les États électifs, au contraire, à l'approche de l'élection et
long-temps avant qu'elle n'arrive, les rouages du gouvernement ne
fonctionnent plus, en quelque sorte, que d'eux-mêmes. On peut sans doute
combiner les lois de manière à ce que l'élection s'opérant d'un seul
coup et avec rapidité, le siége de la puissance exécutive ne reste pour
ainsi dire jamais vacant; mais, quoi qu'on fasse, le vide existe dans
les esprits en dépit des efforts du législateur.

À l'approche de l'élection, le chef du pouvoir exécutif ne songe qu'à
la lutte qui se prépare; il n'a plus d'avenir; il ne peut rien
entreprendre, et ne poursuit qu'avec mollesse ce qu'un autre peut-être
va achever. «Je suis si près du moment de ma retraite, écrivait le
président Jefferson, le 21 janvier 1809 (six semaines avant l'élection),
que je ne prends plus part aux affaires que par l'expression de mon
opinion. Il me semble juste de laisser à mon successeur l'initiative des
mesures dont il aura à suivre l'exécution et à supporter la
responsabilité.»

De son côté, la nation n'a les yeux tournés que sur un seul point; elle
n'est occupée qu'à surveiller le travail d'enfantement qui se prépare.

Plus la place qu'occupe le pouvoir exécutif dans la direction des
affaires est vaste, plus son action habituelle est grande et nécessaire,
et plus un pareil état de choses est dangereux. Chez un peuple qui a
contracté l'habitude d'être gouverné par le pouvoir exécutif, et à plus
forte raison d'être administré par lui, l'élection ne pourrait manquer
de produire une perturbation profonde.

Aux États-Unis, l'action du pouvoir exécutif peut se ralentir
impunément, parce que cette action est faible et circonscrite.

Lorsque le chef du gouvernement est élu, il en résulte presque toujours
un défaut de stabilité dans la politique intérieure et extérieure de
l'État. C'est là un des vices principaux de ce système.

Mais ce vice est plus ou moins sensible suivant la part de puissance
accordée au magistrat élu. À Rome, les principes du gouvernement ne
variaient point, quoique les consuls fussent changés tous les ans,
parce que le sénat était le pouvoir dirigeant, et que le sénat était un
corps héréditaire. Dans la plupart des monarchies de l'Europe, si on
élisait le roi, le royaume changerait de face à chaque nouveau choix.

En Amérique, le président exerce une assez grande influence sur les
affaires de l'État, mais il ne les conduit point; le pouvoir
prépondérant réside dans la représentation nationale tout entière. C'est
donc la masse du peuple qu'il faut changer, et non pas seulement le
président, pour que les maximes de la politique varient. Aussi, en
Amérique, le système de l'élection, appliqué au chef du pouvoir
exécutif, ne nuit-il pas d'une manière très sensible à la fixité du
gouvernement.

Du reste, le manque de fixité est un mal tellement inhérent au système
électif, qu'il se fait encore vivement sentir dans la sphère d'action du
président, quelque circonscrite qu'elle soit.

Les Américains ont pensé avec raison que le chef du pouvoir exécutif,
pour remplir sa mission et porter le poids de la responsabilité tout
entière, devait rester, autant que possible, libre de choisir lui-même
ses agents et de les révoquer à volonté; le corps législatif surveille
le président plutôt qu'il ne le dirige. Il suit de là qu'à chaque
élection nouvelle, le sort de tous les employés fédéraux est comme en
suspens.

On se plaint, dans les monarchies constitutionnelles d'Europe, de ce que
la destinée des agents obscurs de l'administration dépend souvent du
sort des ministres. C'est bien pis encore dans les États où le chef du
gouvernement est élu. La raison en est simple: dans les monarchies
constitutionnelles, les ministres se succèdent rapidement; mais le
représentant principal du pouvoir exécutif ne change jamais, ce qui
renferme l'esprit d'innovation entre certaines limites. Les systèmes
administratifs y varient donc dans les détails plutôt que dans les
principes; on ne saurait les substituer brusquement les uns aux autres
sans causer une sorte de révolution. En Amérique, cette révolution se
fait tous les quatre ans au nom de la loi.

Quant aux misères individuelles qui sont la suite naturelle d'une
pareille législation, il faut avouer que le défaut de fixité dans le
sort des fonctionnaires ne produit pas en Amérique les maux qu'on
pourrait en attendre ailleurs. Aux États-Unis, il est si facile de se
créer une existence indépendante, qu'ôter à un fonctionnaire la place
qu'il occupe, c'est quelquefois lui enlever l'aisance de la vie, mais
jamais les moyens de la soutenir.

J'ai dit au commencement de ce chapitre que les dangers du mode de
l'élection appliqué au chef du pouvoir exécutif étaient plus ou moins
grands, suivant les circonstances au milieu desquelles se trouve le
peuple qui élit.

Vainement on s'efforce d'amoindrir le rôle du pouvoir exécutif, il est
une chose sur laquelle ce pouvoir exerce une grande influence, quelle
que soit la place que les lois lui aient faite, c'est la politique
extérieure: une négociation ne peut guère être entamée et suivie avec
fruit que par un seul homme.

Plus un peuple se trouve dans une position précaire et périlleuse, et
plus le besoin de suite et de fixité se fait sentir dans la direction
des affaires extérieures, plus aussi l'application du système de
l'élection au chef de l'État devient dangereuse.

La politique des Américains vis-à-vis du monde entier est simple; on
pourrait presque dire que personne n'a besoin d'eux, et qu'ils n'ont
besoin de personne. Leur indépendance n'est jamais menacée.

Chez eux le rôle du pouvoir exécutif est donc aussi restreint par les
circonstances que par les lois. Le président peut fréquemment changer de
vues sans que l'État souffre ou périsse.

Quelles que soient les prérogatives dont le pouvoir exécutif est revêtu,
on doit toujours considérer le temps qui précède immédiatement
l'élection, et celui pendant lequel elle se fait, comme une époque de
crise nationale.

Plus la situation intérieure d'un pays est embarrassée, et plus ses
périls extérieurs sont grands, plus ce moment de crise est dangereux
pour lui. Parmi les peuples de l'Europe, il en est bien peu qui
n'eussent à craindre la conquête ou l'anarchie, toutes les fois qu'ils
se donneraient un nouveau chef.

En Amérique, la société est ainsi constituée qu'elle peut se soutenir
d'elle-même et sans aide; les dangers extérieurs n'y sont jamais
pressants. L'élection du président est une cause d'agitation, non de
ruine.

       *       *       *       *       *

MODE DE L'ÉLECTION.

     Habileté dont les législateurs américains ont fait preuve dans le
     choix du mode d'élection. -- Création d'un corps électoral
     spécial. -- Vote séparé des électeurs spéciaux. -- Dans quel cas
     la chambre des représentants est appelée à choisir le président.
     -- Ce qui s'est passé aux douze élections qui ont eu lieu depuis
     que la constitution est en vigueur.

Indépendamment des dangers inhérents au principe, il en est beaucoup
d'autres qui naissent des formes mêmes de l'élection, et qui peuvent
être évités par les soins du législateur.

Lorsqu'un peuple se réunit en armes sur la place publique pour choisir
son chef, il s'expose non seulement aux dangers que présente le système
électif en lui-même, mais encore à tous ceux de la guerre civile qui
naissent d'un semblable mode d'élection.

Quand les lois polonaises faisaient dépendre le roi du choix du _veto_
d'un seul homme, elles invitaient au meurtre de cet homme, ou
constituaient d'avance l'anarchie.

À mesure qu'on étudie les institutions des États-Unis et qu'on jette un
regard plus attentif sur la situation politique et sociale de ce pays,
on y remarque un merveilleux accord entre la fortune et les efforts de
l'homme. L'Amérique était une contrée nouvelle; cependant le peuple qui
l'habitait avait déjà fait ailleurs un long usage de la liberté: deux
grandes causes d'ordre intérieur. De plus, l'Amérique ne redoutait point
la conquête. Les législateurs américains, s'emparant de ces
circonstances favorables, n'eurent point de peine à établir un pouvoir
exécutif faible et dépendant; l'ayant créé tel, ils purent sans danger
le rendre électif.

Il ne leur restait plus qu'à choisir, parmi les différents systèmes
d'élection, le moins dangereux; les règles qu'ils tracèrent à cet égard
complètent admirablement les garanties que la constitution physique et
politique du pays fournissait déjà.

Le problème à résoudre était de trouver le mode d'élection qui, tout en
exprimant les volontés réelles du peuple, excitât peu ses passions et le
tînt le moins possible en suspens. On admit d'abord que la majorité
_simple_ ferait la loi. Mais c'était encore une chose fort difficile que
d'obtenir cette majorité sans avoir à craindre des délais qu'avant tout
on voulait éviter.

Il est rare en effet de voir un homme réunir du premier coup la majorité
des suffrages chez un grand peuple. La difficulté s'accroît encore dans
une république d'États confédérés, où les influences locales sont
beaucoup plus développées et plus puissantes.

Pour obvier à ce second obstacle, il se présentait un moyen, c'était de
déléguer les pouvoirs électoraux de la nation à un corps qui la
représentât.

Ce mode d'élection rendait la majorité plus probable; car, moins les
électeurs sont nombreux, plus il leur est facile de s'entendre. Il
présentait aussi plus de garanties pour la bonté du choix.

Mais devait-on confier le droit d'élire au corps législatif lui-même,
représentant habituel de la nation, ou fallait-il, au contraire, former
un collége électoral dont l'unique objet fût de procéder à la nomination
du président?

Les Américains préférèrent ce dernier parti. Ils pensèrent que les
hommes qu'on envoyait pour faire les lois ordinaires ne représenteraient
qu'incomplétement les voeux du peuple relativement à l'élection de son
premier magistrat. Étant d'ailleurs élus pour plus d'une année, ils
auraient pu représenter une volonté déjà changée. Ils jugèrent que si
l'on chargeait la législature d'élire le chef du pouvoir exécutif, ses
membres deviendraient, long-temps avant l'élection, l'objet de
manoeuvres corruptrices et le jouet de l'intrigue; tandis que,
semblables aux jurés, les électeurs spéciaux resteraient inconnus dans
la foule, jusqu'au jour où ils devraient agir, et n'apparaîtraient un
instant que pour prononcer leur arrêt.

On établit donc que chaque État nommerait un certain nombre
d'électeurs[141], lesquels éliraient à leur tour le président. Et comme
on avait remarqué que les assemblées chargées de choisir les chefs du
gouvernement dans les pays électifs devenaient inévitablement des foyers
de passions et de brigue; que quelquefois elles s'emparaient de pouvoirs
qui ne leur appartenaient pas, et que souvent leurs opérations, et
l'incertitude qui en était la suite, se prolongeaient assez long-temps
pour mettre l'État en péril, on régla que les électeurs voteraient tous
à un jour fixé, mais sans s'être réunis[142].

         [Note 141: Autant qu'il envoyait de membres au congrès. Le
         nombre des électeurs à l'élection de 1833 était de 288. (_The
         National calendar._)]

         [Note 142: Les électeurs du même État se réunissent; mais ils
         transmettent au siége du gouvernement central la liste des
         votes individuels, et non le produit du vote de la majorité.]

Le mode de l'élection à deux degrés rendait la majorité probable, mais
ne l'assurait pas, car il se pouvait que les électeurs différassent
entre eux comme leurs commettants l'auraient pu faire.

Ce cas venant à se présenter, on était nécessairement amené à prendre
l'une de ces trois mesures: il fallait ou faire nommer de nouveaux
électeurs, ou consulter de nouveau ceux déjà nommés, ou enfin déférer le
choix à une autorité nouvelle.

Les deux premières méthodes, indépendamment de ce qu'elles étaient peu
sûres, amenaient des lenteurs, et perpétuaient une agitation toujours
dangereuse.

On s'arrêta donc à la troisième, et l'on convint que les votes des
électeurs seraient transmis cachetés au président du sénat; qu'au jour
fixé, et en présence des deux chambres, celui-ci en ferait le
dépouillement. Si aucun des candidats n'avait réuni la majorité, la
chambre des représentants procéderait immédiatement elle-même à
l'élection; mais on eut soin de limiter son droit. Les représentants ne
purent élire que l'un des trois candidats qui avaient obtenu le plus de
suffrages[143].

         [Note 143: Dans cette circonstance, c'est la majorité des
         États, et non la majorité des membres, qui décide la
         question. De telle sorte que New-York n'a pas plus
         d'influence sur la délibération que Rhode-Island. Ainsi on
         consulte d'abord les citoyens de l'Union comme ne formant
         qu'un seul et même peuple; et quand ils ne peuvent pas
         s'accorder, on fait revivre la division par État, et l'on
         donne à chacun de ces derniers un vote séparé et indépendant.

         C'est encore là une des bizarreries que présente la
         constitution fédérale, et que le choc d'intérêts contraires
         peut seul expliquer.]

Ce n'est, comme on le voit, que dans un cas rare et difficile à prévoir
d'avance, que l'élection est confiée aux représentants ordinaires de la
nation, et encore ne peuvent-ils choisir qu'un citoyen déjà désigné par
une forte minorité des électeurs spéciaux; combinaison heureuse, qui
concilie le respect qu'on doit à la volonté du peuple avec la rapidité
d'exécution, et les garanties d'ordre qu'exige l'intérêt de l'État. Du
reste, en faisant décider la question par la chambre des représentants,
en cas de partage, on n'arrivait point encore à la solution complète de
toutes les difficultés; car la majorité pouvait à son tour se trouver
douteuse dans la chambre des représentants, et cette fois la
constitution n'offrait point de remède. Mais en établissant des
candidatures obligées, en restreignant leur nombre à trois, en s'en
rapportant au choix de quelques hommes éclairés, elle avait aplani tous
les obstacles[144] sur lesquels elle pouvait avoir quelque puissance;
les autres étaient inhérents au système électif lui-même.

         [Note 144: Jefferson, en 1801, ne fut cependant nommé qu'au
         trente-sixième tour de scrutin.]

Depuis quarante-quatre ans que la constitution fédérale existe, les
États-Unis ont déjà élu douze fois leur président.

Dix élections se sont faites en un instant, par le vote simultané des
électeurs spéciaux placés sur les différents points du territoire.

La chambre des représentants n'a encore usé que deux fois du droit
exceptionnel dont elle est revêtue en cas de partage. La première, en
1801, lors de l'élection de M. Jefferson; et la seconde, en 1825, quand
M. Quincy Adams a été nommé.

       *       *       *       *       *

CRISE DE L'ÉLECTION.

     On peut considérer le moment de l'élection du président comme un
     moment de crise nationale. -- Pourquoi. -- Passion du peuple. --
     Préoccupation du président. -- Calme qui succède à l'agitation de
     l'élection.

J'ai dit dans quelles circonstances favorables se trouvaient les
États-Unis pour l'adoption du système électif, et j'ai fait connaître
les précautions qu'avaient prises les législateurs, afin d'en diminuer
les dangers. Les Américains sont habitués à procéder à toutes sortes
d'élections. L'expérience leur a appris à quel degré d'agitation ils
peuvent parvenir et doivent s'arrêter. La vaste étendue de leur
territoire et la dissémination des habitants y rend une collision entre
les différents partis moins probable et moins périlleuse que partout
ailleurs. Les circonstances politiques au milieu desquelles la nation
s'est trouvée lors des élections n'ont jusqu'ici présenté aucun danger
réel.

Cependant on peut encore considérer le moment de l'élection du président
des États-Unis comme une époque de crise nationale.

L'influence qu'exerce le président sur la marche des affaires est sans
doute faible et indirecte, mais elle s'étend sur la nation entière; le
choix du président n'importe que modérément à chaque citoyen, mais il
importe à tous les citoyens. Or, un intérêt, quelque petit qu'il soit,
prend un grand caractère d'importance, du moment qu'il devient un
intérêt général.

Comparé à un roi d'Europe, le président a sans doute peu de moyens de se
créer des partisans; toutefois, les places dont il dispose sont en
assez grand nombre pour que plusieurs milliers d'électeurs soient
directement ou indirectement intéressés à sa cause.

De plus, les partis, aux États-Unis comme ailleurs, sentent le besoin de
se grouper autour d'un homme, afin d'arriver ainsi plus aisément jusqu'à
l'intelligence de la foule. Ils se servent donc, en général, du nom du
candidat à la présidence comme d'un symbole; ils personnifient en lui
leurs théories. Ainsi, les partis ont un grand intérêt à déterminer
l'élection en leur faveur, non pas tant pour faire triompher leurs
doctrines à l'aide du président élu, que pour montrer, par son élection,
que ces doctrines ont acquis la majorité.

Long-temps avant que le moment fixé n'arrive, l'élection devient la plus
grande, et pour ainsi dire l'unique affaire, qui préoccupe les esprits.
Les factions redoublent alors d'ardeur; toutes les passions factices que
l'imagination peut créer, dans un pays heureux et tranquille, s'agitent
en ce moment au grand jour.

De son côté, le président est absorbé par le soin de se défendre. Il ne
gouverne plus dans l'intérêt de l'État, mais dans celui de sa
réélection; il se prosterne devant la majorité, et souvent, au lieu de
résister à ses passions, comme son devoir l'y oblige, il court au-devant
de ses caprices.

À mesure que l'élection approche, les intrigues deviennent plus actives,
l'agitation plus vive et plus répandue. Les citoyens se divisent en
plusieurs camps, dont chacun prend le nom de son candidat. La nation
entière tombe dans un état fébrile, l'élection est alors le texte
journalier des papiers publics, le sujet des conversations
particulières, le but de toutes les démarches, l'objet de toutes les
pensées, le seul intérêt du présent.

Aussitôt, il est vrai, que la fortune a prononcé, cette ardeur se
dissipe, tout se calme, et le fleuve, un moment débordé, rentre
paisiblement dans son lit. Mais ne doit-on pas s'étonner que l'orage ait
pu naître?

       *       *       *       *       *

DE LA RÉÉLECTION DU PRÉSIDENT.

     Quand le chef du pouvoir exécutif est rééligible, c'est l'État
     lui-même qui intrigue et corrompt. -- Désir d'être réélu qui
     domine toutes les pensées du président des États-Unis. --
     Inconvénient de la réélection spécial à l'Amérique. -- Le vice
     naturel des démocraties est l'asservissement graduel de tous les
     pouvoirs aux moindres désirs de la majorité. -- La réélection du
     président favorise ce vice.

Les législateurs des États-Unis ont-ils eu tort ou raison de permettre
la réélection du président?

Empêcher que le chef du pouvoir exécutif ne puisse être réélu, paraît,
au premier abord, contraire à la raison. On sait quelle influence les
talents ou le caractère d'un seul homme exercent sur la destinée de tout
un peuple, surtout dans les circonstances difficiles et en temps de
crise. Les lois qui défendraient aux citoyens de réélire leur premier
magistrat leur ôteraient le meilleur moyen de faire prospérer l'État ou
de le sauver. On arriverait d'ailleurs ainsi à ce résultat bizarre,
qu'un homme serait exclu du gouvernement au moment même où il aurait
achevé de prouver qu'il était capable de bien gouverner.

Ces raisons sont puissantes, sans doute; ne peut-on pas cependant leur
en opposer de plus fortes encore?

L'intrigue et la corruption sont des vices naturels aux gouvernements
électifs. Mais lorsque le chef de l'État peut être réélu, ces vices
s'étendent indéfiniment et compromettent l'existence même du pays. Quand
un simple candidat veut parvenir par l'intrigue, ses manoeuvres ne
sauraient s'exercer que sur un espace circonscrit. Lorsque au contraire
le chef de l'État lui-même se met sur les rangs, il emprunte pour son
propre usage la force du gouvernement.

Dans le premier cas, c'est un homme avec ses faibles moyens; dans le
second, c'est l'État lui-même, avec ses immenses ressources, qui
intrigue et qui corrompt.

Le simple citoyen qui emploie des manoeuvres coupables pour parvenir au
pouvoir, ne peut nuire que d'une manière indirecte à la prospérité
publique; mais si le représentant de la puissance exécutive descend dans
la lice, le soin du gouvernement devient pour lui l'intérêt secondaire;
l'intérêt principal est son élection. Les négociations, comme les lois,
ne sont plus pour lui que des combinaisons électorales; les places
deviennent la récompense des services rendus, non à la nation, mais à
son chef. Alors même que l'action du gouvernement ne serait pas toujours
contraire à l'intérêt du pays, du moins elle ne lui sert plus. Cependant
c'est pour son usage seul qu'elle est faite.

Il est impossible de considérer la marche ordinaire des affaires aux
États-Unis, sans s'apercevoir que le désir d'être réélu domine les
pensées du président; que toute la politique de son administration tend
vers ce point; que ses moindres démarches sont subordonnées à cet objet;
qu'à mesure surtout que le moment de la crise approche, l'intérêt
individuel se substitue dans son esprit à l'intérêt général.

Le principe de la réélection rend donc l'influence corruptrice des
gouvernements électifs plus étendue et plus dangereuse. Il tend à
dégrader la morale politique du peuple, et à remplacer par l'habileté le
patriotisme.

En Amérique, il attaque de plus près encore les sources de l'existence
nationale.

Chaque gouvernement porte en lui-même un vice naturel qui semble attaché
au principe même de sa vie; le génie du législateur consiste à le bien
discerner. Un État peut triompher de beaucoup de mauvaises lois, et l'on
s'exagère souvent le mal qu'elles causent. Mais toute loi dont l'effet
est de développer ce germe de mort, ne saurait manquer, à la longue, de
devenir fatale, bien que ses mauvais effets ne se fassent pas
immédiatement apercevoir.

Le principe de ruine, dans les monarchies absolues, est l'extension
illimitée et hors de raison du pouvoir royal. Une mesure qui enlèverait
les contre-poids que la constitution avait laissés à ce pouvoir, serait
donc radicalement mauvaise, quand même ses effets paraîtraient
long-temps insensibles.

De même, dans les pays où la démocratie gouverne, et où le peuple attire
sans cesse tout à lui, les lois qui rendent son action de plus en plus
prompte et irrésistible attaquent d'une manière directe l'existence du
gouvernement.

Le plus grand mérite des législateurs américains est d'avoir aperçu
clairement cette vérité, et d'avoir eu le courage de la mettre en
pratique.

Ils conçurent qu'il fallait qu'en dehors du peuple il y eût un certain
nombre de pouvoirs qui, sans être complétement indépendants de lui,
jouissent pourtant, dans leur sphère, d'un assez grand degré de liberté;
de telle sorte que, forcés d'obéir à la direction permanente de la
majorité, ils pussent cependant lutter contre ses caprices, et se
refuser à ses exigences dangereuses.

À cet effet, ils concentrèrent tout le pouvoir exécutif de la nation
dans une seule main; ils donnèrent au président des prérogatives
étendues, et l'armèrent du véto, pour résister aux empiétements de la
législature.

Mais en introduisant le principe de la réélection, ils ont détruit en
partie leur ouvrage. Ils ont accordé au président un grand pouvoir, et
lui ont ôté la volonté d'en faire usage.

Non rééligible, le président n'était point indépendant du peuple, car il
ne cessait pas d'être responsable envers lui; mais la faveur du peuple
ne lui était pas tellement nécessaire qu'il dût se plier en tout à ses
volontés.

Rééligible (et ceci est vrai, surtout de nos jours, où la morale
politique se relâche, et où les grands caractères disparaissent), le
président des États-Unis n'est qu'un instrument docile dans les mains de
la majorité. Il aime ce qu'elle aime, hait ce qu'elle hait; il vole
au-devant de ses volontés, prévient ses plaintes, se plie à ses moindres
désirs: les législateurs voulaient qu'il la guidât, et il la suit.

Ainsi, pour ne pas priver l'État des talents d'un homme, ils ont rendu
ces talents presque inutiles; et, pour se ménager une ressource dans des
circonstances extraordinaires, ils ont exposé le pays à des dangers de
tous les jours.

       *       *       *       *       *

DES TRIBUNAUX FÉDÉRAUX[145].

         [Note 145: Voyez le chapitre VI, intitulé: _Du pouvoir
         judiciaire aux États-Unis._ Ce chapitre fait connaître les
         principes généraux des Américains en fait de justice. Voyez
         aussi la constitution fédérale, art. III.

         Voyez l'ouvrage ayant pour titre: _The Federalist_, nº 78-83
         inclusivement, _Constitutional law, being a view of the
         practice and jurisdiction of the courts of the United States,
         by Thomas Sergeant_.

         Voyez _Story_, p. 134-162, 439-511, 581, 668. Voyez la loi
         organique du 24 septembre 1789, dans le recueil intitulé:
         _Laws of the United States_, par Story, vol. 1, p. 53.]

     Importance politique du pouvoir judiciaire aux États-Unis. --
     Difficulté de traiter ce sujet. -- Utilité de la justice dans les
     confédérations. -- De quels tribunaux l'Union pouvait-elle se
     servir? -- Nécessité d'établir des cours de justice fédérale. --
     Organisation de la justice fédérale. -- La cour suprême. -- En
     quoi elle diffère de toutes les cours de justice que nous
     connaissons.

J'ai examiné le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif de l'Union. Il
me reste encore à considérer la puissance judiciaire.

Ici je dois exposer mes craintes aux lecteurs.

Les institutions judiciaires exercent une grande influence sur la
destinée des Anglo-Américains; elles tiennent une place très importante
parmi les institutions politiques proprement dites. Sous ce point de
vue, elles méritent particulièrement d'attirer nos regards.

Mais comment faire comprendre l'action politique des tribunaux
américains, sans entrer dans quelques détails techniques sur leur
constitution et sur leurs formes; et comment descendre dans les détails
sans rebuter, par l'aridité naturelle d'un pareil sujet, la curiosité du
lecteur? Comment rester clair, sans cesser d'être court?

Je ne me flatte point d'avoir échappé à ces différents périls. Les
hommes du monde trouveront encore que je suis trop long; les légistes
penseront que je suis trop bref. Mais c'est là un inconvénient attaché à
mon sujet, en général, et à la matière spéciale que je traite dans ce
moment.

La plus grande difficulté n'était pas de savoir comment on constituerait
le gouvernement fédéral, mais comment on ferait obéir à ses lois.

Les gouvernements, en général, n'ont que deux moyens de vaincre les
résistances que leur opposent les gouvernés: la force matérielle qu'ils
trouvent en eux-mêmes; la force morale que leur prêtent les arrêts des
tribunaux.

Un gouvernement qui n'aurait que la guerre pour faire obéir à ses lois
serait bien près de sa ruine. Il lui arriverait probablement l'une de
ces deux choses: s'il était faible et modéré, il n'emploierait la force
qu'à la dernière extrémité, et laisserait passer inaperçues une foule de
désobéissances partielles; alors l'État tomberait peu à peu en anarchie.

S'il était audacieux et puissant, il recourrait chaque jour à l'usage
de la violence, et bientôt on le verrait dégénérer en pur despotisme
militaire. Son inaction et son activité seraient également funestes aux
gouvernés.

Le grand objet de la justice est de substituer l'idée du droit à celle
de la violence; de placer des intermédiaires entre le gouvernement et
l'emploi de la force matérielle.

C'est une chose surprenante que la puissance d'opinion accordée en
général, par les hommes, à l'intervention des tribunaux. Cette puissance
est si grande, qu'elle s'attache encore à la forme judiciaire quand la
substance n'existe plus; elle donne un corps à l'ombre.

La force morale dont les tribunaux sont revêtus rend l'emploi de la
force matérielle infiniment plus rare, en se substituant à elle dans la
plupart des cas; et quand il faut enfin que cette dernière agisse, elle
double son pouvoir en s'y joignant.

Un gouvernement fédéral doit désirer plus qu'un autre d'obtenir l'appui
de la justice, parce que, de sa nature, il est plus faible, et qu'on
peut plus aisément organiser contre lui des résistances[146]. S'il lui
fallait arriver toujours et de prime-abord à l'emploi de la force, il ne
suffirait point à sa tâche.

         [Note 146: Ce sont les lois fédérales qui ont le plus besoin
         de tribunaux, et ce sont elles pourtant qui les ont le moins
         admis. La cause en est que la plupart des confédérations ont
         été formées par des États indépendants, qui n'avaient pas
         l'intention réelle d'obéir au gouvernement central, et qui,
         tout en lui donnant le droit de commander, se réservaient
         soigneusement la faculté de lui désobéir.]

Pour faire obéir les citoyens à ses lois, ou repousser les agressions
dont elles seraient l'objet, l'Union avait donc un besoin particulier
des tribunaux.

Mais de quels tribunaux devait-elle se servir? Chaque État avait déjà un
pouvoir judiciaire organisé dans son sein. Fallait-il recourir à ses
tribunaux? fallait-il créer une justice fédérale? Il est facile de
prouver que l'Union ne pouvait adapter à son usage la puissance
judiciaire établie dans les États.

Il importe sans doute à la sécurité de chacun et à la liberté de tous
que la puissance judiciaire soit séparée de toutes les autres; mais il
n'est pas moins nécessaire à l'existence nationale que les différents
pouvoirs de l'État aient la même origine, suivent les mêmes principes et
agissent dans la même sphère, en un mot, qu'ils soient _corrélatifs_ et
_homogènes_. Personne, j'imagine, n'a jamais pensé à faire juger par des
tribunaux étrangers les délits commis en France, afin d'être plus sûr de
l'impartialité des magistrats.

Les Américains ne forment qu'un seul peuple, par rapport à leur
gouvernement fédéral; mais, au milieu de ce peuple, on a laissé
subsister des corps politiques dépendant du gouvernement national en
quelques points, indépendants sur tous les autres; qui ont leur origine
particulière, leurs doctrines propres et leurs moyens spéciaux d'agir.
Confier l'exécution des lois de l'Union aux tribunaux institués par ces
corps politiques, c'était livrer la nation à des juges étrangers.

Bien plus, chaque État n'est pas seulement un étranger par rapport à
l'Union, c'est encore un adversaire de tous les jours, puisque la
souveraineté de l'Union ne saurait perdre qu'au profit de celle des
États.

En faisant appliquer les lois de l'Union par les tribunaux des États
particuliers, on livrait donc la nation, non seulement à des juges
étrangers, mais encore à des juges partiaux.

D'ailleurs ce n'était pas leur caractère seul qui rendait les tribunaux
des États incapables de servir dans un but national; c'était surtout
leur nombre.

Au moment où la constitution fédérale a été formée, il se trouvait déjà
aux États-Unis treize cours de justice jugeant sans appel. On en compte
vingt-quatre aujourd'hui. Comment admettre qu'un État puisse subsister,
lorsque ses lois fondamentales peuvent être interprétées et appliquées
de vingt-quatre manières différentes à la fois! Un pareil système est
aussi contraire à la raison qu'aux leçons de l'expérience.

Les législateurs de l'Amérique convinrent donc de créer un pouvoir
judiciaire fédéral, pour appliquer les lois de l'Union, et décider
certaines questions d'intérêt général, qui furent définies d'avance avec
soin.

Toute la puissance judiciaire de l'Union fut concentrée dans un seul
tribunal, appelé la cour suprême des États-Unis. Mais pour faciliter
l'expédition des affaires, on lui adjoignit des tribunaux inférieurs,
chargés de juger souverainement les causes peu importantes, ou de
statuer, en première instance, sur des contestations plus graves. Les
membres de la cour suprême ne furent pas élus par le peuple ou la
législature; le président des États-Unis dut les choisir après avoir
pris l'avis du sénat.

Afin de les rendre indépendants des autres pouvoirs, on les rendit
inamovibles, et l'on décida que leur traitement, une fois fixé,
échapperait au contrôle de la législature[147].

         [Note 147: On divisa l'Union en districts; dans chacun de ces
         districts, on plaça à demeure un juge fédéral. La cour que
         présida ce juge se nomma la Cour du district
         (_district-court_).

         De plus, chacun des juges composant la Cour suprême dut
         parcourir tous les ans une certaine portion du territoire de
         la république, afin de décider sur les lieux mêmes certains
         procès plus importants: la cour présidée par ce magistrat fut
         désignée sous le nom de Cour du circuit (_circuit-court_).

         Enfin, les affaires les plus graves durent parvenir, soit
         directement, soit par appel, devant la Cour suprême, au siége
         de laquelle tous les juges de circuit se réunissent une fois
         par an, pour tenir une session solennelle.

         Le système du jury fut introduit dans les cours fédérales, de
         la même manière que dans les cours d'État, et pour des cas
         semblables.

         Il n'y a presque aucune analogie, comme on le voit, entre la
         Cour suprême des États-Unis et notre Cour de cassation. La
         Cour suprême peut être saisie en première instance, et la
         Cour de cassation ne peut l'être qu'en second ou en troisième
         ordre. La Cour suprême forme à la vérité, comme la Cour de
         cassation, un tribunal unique chargé d'établir une
         jurisprudence uniforme; mais la Cour suprême juge le fait
         comme le droit, et prononce _elle-même_, sans renvoyer devant
         un autre tribunal; deux choses que la Cour de cassation ne
         saurait faire.

         Voyez la loi organique du 24 septembre 1789, _Laws of the
         United States_, par Story, vol. 1, p. 53.]

Il était assez facile de proclamer en principe l'établissement d'une
justice fédérale, mais les difficultés naissaient en foule dès qu'il
s'agissait de fixer ses attributions.

       *       *       *       *       *

MANIÈRE DE FIXER LA COMPÉTENCE DES TRIBUNAUX FÉDÉRAUX.

     Difficulté de fixer la compétence des divers tribunaux dans les
     confédérations. -- Les tribunaux de l'Union obtinrent le droit de
     fixer leur propre compétence. -- Pourquoi cette règle attaque la
     portion de souveraineté que les États particuliers s'étaient
     réservée. -- La souveraineté de ces États restreinte par les lois
     et par l'interprétation des lois. -- Les États particuliers
     courent ainsi un danger plus apparent que réel.

Une première question se présentait: la constitution des États-Unis,
mettant en regard deux souverainetés distinctes, représentées, quant à
la justice, par deux ordres de tribunaux différents, quelque soin qu'on
prît d'établir la juridiction de chacun de ces deux ordres de tribunaux,
on ne pouvait empêcher qu'il n'y eût de fréquentes collisions entre eux.
Or, dans ce cas, à qui devait appartenir le droit d'établir la
compétence?

Chez les peuples qui ne forment qu'une seule et même société politique,
lorsqu'une question de compétence s'élève entre deux tribunaux, elle est
portée en général devant un troisième qui sert d'arbitre.

Ceci se fait sans peine, parce que, chez ces peuples, les questions de
compétence judiciaire n'ont aucun rapport avec les questions de
souveraineté nationale.

Mais, au-dessus de la cour supérieure d'un État particulier et de la
cour supérieure des États-Unis, il était impossible d'établir un
tribunal quelconque qui ne fût ni l'un ni l'autre.

Il fallait donc nécessairement donner à l'une des deux cours le droit
de juger dans sa propre cause, et de prendre ou de retenir la
connaissance de l'affaire qu'on lui contestait. On ne pouvait accorder
ce privilége aux diverses cours des États; c'eût été détruire la
souveraineté de l'Union en fait après l'avoir établie en droit; car
l'interprétation de la constitution eût bientôt rendu aux États
particuliers la portion d'indépendance que les termes de la constitution
leur ôtaient.

En créant un tribunal fédéral, on avait voulu enlever aux cours des
États le droit de trancher, chacun à sa manière, des questions d'intérêt
national, et parvenir ainsi à former un corps de jurisprudence uniforme
pour l'interprétation des lois de l'Union. Le but n'aurait point été
atteint si les cours des États particuliers, tout en s'abstenant de
juger les procès comme fédéraux, avaient pu les juger en prétendant
qu'ils n'étaient pas fédéraux.

La cour suprême des États-Unis fut donc revêtue du droit de décider de
toutes les questions de compétence[148].

         [Note 148: Au reste, pour rendre ces procès de compétence
         moins fréquents, on décida que, dans un très grand nombre de
         procès fédéraux, les tribunaux des États particuliers
         auraient droit de prononcer concurremment avec les tribunaux
         de l'Union; mais alors la partie condamnée eut toujours la
         faculté de former appel devant la cour suprême des
         États-Unis. La cour suprême de la Virginie contesta à la cour
         suprême des États-Unis le droit de juger l'appel de ses
         sentences, mais inutilement. Voyez _Kent's commentaries_,
         vol. 1, p. 300, 370 et suivantes. Voyez _Story's comm._, p.
         646, et la loi organique de 1789; _Laws of the United
         States_, vol. 1, p. 53.]

Ce fut là le coup le plus dangereux porté à la souveraineté des États.
Elle se trouva ainsi restreinte, non seulement par les lois, mais encore
par l'interprétation des lois; par une borne connue et par une autre
qui ne l'était point; par une règle fixe et par une règle arbitraire. La
constitution avait posé, il est vrai, des limites précises à la
souveraineté fédérale; mais chaque fois que cette souveraineté est en
concurrence avec celle des États, un tribunal fédéral doit prononcer.

Du reste, les dangers dont cette manière de procéder semblait menacer la
souveraineté des États, n'étaient pas aussi grands en réalité qu'ils
paraissaient l'être.

Nous verrons plus loin qu'en Amérique la force réelle réside dans les
gouvernements provinciaux, plus que dans le gouvernement fédéral. Les
juges fédéraux sentent la faiblesse relative du pouvoir au nom duquel
ils agissent, et ils sont plus près d'abandonner un droit de juridiction
dans des cas où la loi le leur donne, que portés à le réclamer
illégalement.

       *       *       *       *       *

DIFFÉRENTS CAS DE JURIDICTION.

     La manière et la personne, bases de la juridiction fédérale. --
     Procès faits à des ambassadeurs. -- à l'Union. -- à un État
     particulier. -- Par qui jugés. -- Procès qui naissent des lois de
     l'Union. -- Pourquoi jugés par les tribunaux fédéraux. -- Procès
     relatifs à l'inexécution des contrats jugés par la justice
     fédérale. -- Conséquence de ceci.

Après avoir reconnu le moyen de fixer la compétence fédérale, les
législateurs de l'Union déterminèrent les cas de juridiction sur
lesquels elle devait s'exercer.

On admit qu'il y avait certains plaideurs qui ne pouvaient être jugés
que par les cours fédérales, quel que fût d'ailleurs l'objet du procès.

On établit ensuite qu'il y avait certains procès qui ne pouvaient être
décidés que par ces mêmes cours, quelle que fût d'ailleurs la qualité
des plaideurs.

La personne et la matière devinrent donc les deux bases de la compétence
fédérale.

Les ambassadeurs représentent les nations amies de l'Union; tout ce qui
intéresse les ambassadeurs intéresse en quelque sorte l'Union entière.
Lorsqu'un ambassadeur est partie dans un procès, le procès devient une
affaire qui touche au bien-être de la nation; il est naturel que ce soit
un tribunal fédéral qui prononce.

L'Union elle-même peut avoir des procès: dans ce cas, il eût été
contraire à la raison, ainsi qu'à l'usage des nations, d'en appeler au
jugement des tribunaux représentant une autre souveraineté que la
sienne. C'est aux cours fédérales seules à prononcer.

Lorsque deux individus, appartenant à deux États différents, ont un
procès, on ne peut, sans inconvénient, les faire juger par les tribunaux
de l'un des deux États. Il est plus sûr de choisir un tribunal qui ne
puisse exciter les soupçons d'aucune des parties, et le tribunal qui se
présente tout naturellement, c'est celui de l'Union.

Lorsque les deux plaideurs sont, non plus des individus isolés, mais des
États, à la même raison d'équité vient se joindre une raison politique
du premier ordre. Ici la qualité des plaideurs donne une importance
nationale à tous les procès; la moindre question litigieuse entre deux
États intéresse la paix de l'Union tout entière[149].

         [Note 149: La constitution dit également que les procès qui
         pourront naître entre un État et les citoyens d'un autre État
         seront du ressort des cours fédérales. Bientôt s'éleva la
         question de savoir si la constitution avait voulu parler de
         tous les procès qui peuvent naître entre un État et les
         citoyens d'un autre État, soit que les uns ou les autres
         fussent _demandeurs_. La Cour suprême se prononça pour
         l'affirmative; mais cette décision alarma les États
         particuliers, qui craignirent d'être traduits malgré eux, à
         tout propos, devant la justice fédérale. Un amendement fut
         donc introduit dans la constitution, en vertu duquel le
         pouvoir judiciaire de l'Union ne put s'étendre jusqu'à juger
         les procès qui auraient été _intentés_ contre l'un des
         États-Unis par les citoyens d'un autre.

         Voyez _Story's commentaries_, p. 624.]

Souvent la nature même des procès dut servir de règle à la compétence.
C'est ainsi que toutes les questions qui se rattachent au commerce
maritime durent être tranchées par les tribunaux fédéraux[150].

         [Note 150: Exemple: tous les faits de piraterie.]

La raison est facile à indiquer: presque toutes ces questions rentrent
dans l'appréciation du droit des gens. Sous ce rapport, elles
intéressent essentiellement l'Union entière vis-à-vis des étrangers.
D'ailleurs, la mer n'étant point renfermée dans une circonscription
judiciaire plutôt que dans une autre, il n'y a que la justice nationale
qui puisse avoir un titre à connaître des procès qui ont une origine
maritime.

La constitution a renfermé dans une seule catégorie presque tous les
procès qui, par leur nature, doivent ressortir des cours fédérales.

La règle qu'elle indique à cet égard est simple, mais elle comprend à
elle seule un vaste système d'idées et une multitude de faits.

Les cours fédérales, dit-elle, devront juger tous les procès qui
prendront _naissance dans les lois des États-Unis_.

Deux exemples feront parfaitement comprendre la pensée du législateur.

La constitution interdit aux États le droit de faire des lois sur la
circulation de l'argent; malgré cette prohibition, un État fait une loi
semblable. Les parties intéressées refusent d'obéir, attendu qu'elle est
contraire à la constitution. C'est devant un tribunal fédéral qu'il faut
aller, parce que le moyen d'attaque est pris dans les lois des
États-Unis.

Le congrès établit un droit d'importation. Des difficultés s'élèvent sur
la perception de ce droit. C'est encore devant les tribunaux fédéraux
qu'il faut se présenter, parce que la cause du procès est dans
l'interprétation d'une loi des États-Unis.

Cette règle est parfaitement d'accord avec les bases adoptées pour la
constitution fédérale.

L'Union, telle qu'on l'a constituée en 1789, n'a, il est vrai, qu'une
souveraineté restreinte, mais on a voulu que dans ce cercle elle ne
formât qu'un seul et même peuple[151]. Dans ce cercle, elle est
souveraine. Ce point posé et admis, tout le reste devient facile; car si
vous reconnaissez que les États-Unis, dans les limites posées par leur
constitution, ne forment qu'un peuple, il faut bien leur accorder les
droits qui appartiennent à tous les peuples.

         [Note 151: On a bien apporté quelques restrictions à ce
         principe en introduisant les États particuliers comme
         puissance indépendante dans le sénat, et en les faisant voter
         séparément dans la chambre des représentants en cas
         d'élection du président; mais ce sont des exceptions. Le
         principe contraire est dominateur.]

Or, depuis l'origine des sociétés, on est d'accord sur ce point: que
chaque peuple a le droit de faire juger par ses tribunaux toutes les
questions qui se rapportent à l'exécution de ses propres lois. Mais on
répond: L'Union est dans cette position singulière qu'elle ne forme un
peuple que relativement à certains objets; pour tous les autres elle
n'est rien. Qu'en résulte-t-il? C'est que, du moins pour toutes les lois
qui se rapportent à ces objets, elle a les droits qu'on accorderait à
une souveraineté complète. Le point réel de la difficulté est de savoir
quels sont ces objets. Ce point tranché (et nous avons vu plus haut, en
traitant de la compétence, comment il l'avait été), il n'y a plus, à
vrai dire, de questions; car une fois qu'on a établi qu'un procès était
fédéral, c'est-à-dire rentrait dans la part de souveraineté réservée à
l'Union par la constitution, il s'ensuivait naturellement qu'un tribunal
fédéral devait seul prononcer.

Toutes les fois donc qu'on veut attaquer les lois des États-Unis, ou les
invoquer pour se défendre, c'est aux tribunaux fédéraux qu'il faut
s'adresser.

Ainsi, la juridiction des tribunaux de l'Union s'étend ou se resserre
suivant que la souveraineté de l'Union se resserre ou s'étend elle-même.

Nous avons vu que le but principal des législateurs de 1789 avait été de
diviser la souveraineté en deux parts distinctes. Dans l'une, ils
placèrent la direction de tous les intérêts généraux de l'Union, dans
l'autre, la direction de tous les intérêts spéciaux à quelques unes de
ses parties.

Leur principal soin fut d'armer le gouvernement fédéral d'assez de
pouvoirs pour qu'il pût, dans sa sphère, se défendre contre les
empiétements des États particuliers.

Quant à ceux-ci, on adopta comme principe général de les laisser libres
dans la leur. Le gouvernement central ne peut ni les diriger, ni même y
inspecter leur conduite.

J'ai indiqué au chapitre de la division des pouvoirs que ce dernier
principe n'avait pas toujours été respecté. Il y a certaines lois qu'un
État particulier ne peut faire, quoiqu'elles n'intéressent en apparence
que lui seul.

Lorsqu'un État de l'Union rend une loi de cette nature, les citoyens qui
sont lésés par l'exécution de cette loi peuvent en appeler aux cours
fédérales.

Ainsi, la juridiction des cours fédérales s'étend non seulement à tous
les procès qui prennent leur source dans les lois de l'Union, mais
encore à tous ceux qui naissent dans les lois que les États particuliers
ont faites contrairement à la constitution.

On interdit aux États de promulguer des lois rétroactives en matière
criminelle; l'homme qui est condamné en vertu d'une loi de cette espèce
peut en appeler à la justice fédérale.

La constitution a également interdit aux États de faire des lois qui
puissent détruire ou altérer les droits acquis en vertu d'un contrat
(_impairing the obligations of contracts_)[152].

         [Note 152: Il est parfaitement clair, dit M. Story, p. 503,
         que toute loi qui étend, resserre ou change de quelque
         manière que ce soit l'intention des parties, telles qu'elles
         résultent des stipulations contenues dans un contrat, altère
         (_impairs_) ce contrat. Le même auteur définit avec soin au
         même endroit ce que la jurisprudence fédérale entend par un
         contrat. La définition est fort large. Une concession faite
         par l'État à un particulier et acceptée par lui est un
         contrat, et ne peut être enlevée par l'effet d'une nouvelle
         loi. Une charte accordée par l'État à une compagnie est un
         contrat, et fait la loi à l'État aussi bien qu'au
         concessionnaire. L'article de la constitution dont nous
         parlons assure donc l'existence d'une grande partie _des
         droits acquis_, mais non de tous. Je puis posséder très
         légitimement une propriété sans qu'elle soit passée dans mes
         mains par suite d'un contrat. Sa possession est pour moi un
         droit acquis, et ce droit n'est pas garanti par la
         constitution fédérale.]

Du moment où un particulier croit voir qu'une loi de son État blesse un
droit de cette espèce, il peut refuser d'obéir, et en appeler à la
justice fédérale[153].

         [Note 153: Voici un exemple remarquable cité par M. Story, p.
         508. Le collége de Darmouth, dans le New-Hampshire, avait été
         fondé en vertu d'une charte accordée à certains individus
         avant la révolution d'Amérique. Ses administrateurs
         formaient, en vertu de cette charte, un corps constitué, ou,
         suivant l'expression américaine, une _corporation_. La
         législature du New-Hampshire crut devoir changer les termes
         de la charte originaire, et transporta à de nouveaux
         administrateurs tous les droits, priviléges et franchises qui
         résultaient de cette charte. Les anciens administrateurs
         résistèrent, et en appelèrent à la cour fédérale, qui leur
         donna gain de cause, attendu que la charte originaire étant
         un véritable contrat entre l'État et les concessionnaires, la
         loi nouvelle ne pouvait changer les dispositions de cette
         charte sans violer les droits acquis en vertu d'un contrat,
         et en conséquence violer l'article 1, section X, de la
         constitution des États-Unis.]

Cette disposition me paraît attaquer plus profondément que tout le reste
la souveraineté des États.

Les droits accordés au gouvernement fédéral, dans des buts évidemment
nationaux, sont définis et faciles à comprendre. Ceux que lui concède
indirectement l'article que je viens de citer ne tombent pas facilement
sous le sens, et leurs limites ne sont pas nettement tracées. Il y a en
effet une multitude de lois politiques qui réagissent sur l'existence
des contrats, et qui pourraient ainsi fournir matière à un empiétement
du pouvoir central.

       *       *       *       *       *

MANIÈRE DE PROCÉDER DES TRIBUNAUX FÉDÉRAUX.

     Faiblesse naturelle de la justice dans les confédérations. --
     Efforts que doivent faire les législateurs pour ne placer, autant
     que possible, que des individus isolés, et non des États, en face
     des tribunaux fédéraux. -- Comment les Américains y sont
     parvenus. -- Action directe des tribunaux fédéraux sur les
     simples particuliers. -- Attaque indirecte contre les États qui
     violent les lois de l'Union. -- L'arrêt de la justice fédérale ne
     détruit pas la loi provinciale, il l'énerve.

J'ai fait connaître quels étaient les droits des cours fédérales; il
n'importe pas moins de savoir comment elles les exercent.

La force irrésistible de la justice, dans les pays où la souveraineté
n'est point partagée, vient de ce que les tribunaux, dans ces pays,
représentent la nation tout entière en lutte avec le seul individu que
l'arrêt a frappé. À l'idée du droit se joint l'idée de la force qui
appuie le droit.

Mais dans les pays où la souveraineté est divisée, il n'en est pas
toujours ainsi. La justice y trouve le plus souvent en face d'elle, non
un individu isolé, mais une fraction de la nation. Sa puissance morale
et sa force matérielle en deviennent moins grandes.

Dans les États fédéraux, la justice est donc naturellement plus faible
et le justiciable plus fort.

Le législateur, dans les confédérations, doit travailler sans cesse à
donner aux tribunaux une place analogue à celle qu'ils occupent chez les
peuples qui n'ont pas partagé la souveraineté; en d'autres termes, ses
plus constants efforts doivent tendre à ce que la justice fédérale
représente la nation, et le justiciable un intérêt particulier.

Un gouvernement, de quelque nature qu'il soit, a besoin d'agir sur les
gouvernés, pour les forcer à lui rendre ce qui lui est dû; il a besoin
d'agir contre eux pour se défendre de leurs attaques.

Quant à l'action directe du gouvernement sur les gouvernés, pour les
forcer d'obéir aux lois, la constitution des États-Unis fit en sorte (et
ce fut là son chef-d'oeuvre) que les cours fédérales, agissant au nom de
ces lois, n'eussent jamais affaire qu'à des individus. En effet, comme
on avait déclaré que la confédération ne formait qu'un seul et même
peuple dans le cercle tracé par la constitution, il en résultait que le
gouvernement créé par cette constitution et agissant dans ses limites,
était revêtu de tous les droits d'un gouvernement national, dont le
principal est de faire parvenir ses injonctions sans intermédiaire
jusqu'au simple citoyen. Lors donc que l'Union ordonna la levée d'un
impôt, par exemple, ce ne fut point aux États qu'elle dut s'adresser
pour le percevoir, mais à chaque citoyen américain, suivant sa cote. La
justice fédérale, à son tour, chargée d'assurer l'exécution de cette loi
de l'Union, eut à condamner, non l'État récalcitrant, mais le
contribuable. Comme la justice des autres peuples, elle ne trouva
vis-à-vis d'elle qu'un individu.

Remarquez qu'ici l'Union a choisi elle-même son adversaire. Elle l'a
choisi faible; il est tout naturel qu'il succombe.

Mais quand l'Union, au lieu d'attaquer, en est réduite elle-même à se
défendre, la difficulté augmente. La constitution reconnaît aux États le
pouvoir de faire des lois. Ces lois peuvent violer les droits de
l'Union. Ici, nécessairement, on se trouve en lutte avec la souveraineté
de l'État qui a fait la loi. Il ne reste plus qu'à choisir, parmi les
moyens d'action, le moins dangereux. Ce moyen était indiqué d'avance par
les principes généraux que j'ai précédemment énoncés[154].

         [Note 154: Voyez le chapitre intitulé: _Du pouvoir judiciaire
         en Amérique._]

On conçoit que dans le cas que je viens de supposer, l'Union aurait pu
citer l'État devant un tribunal fédéral, qui eût déclaré la loi nulle;
c'eût été suivre la marche la plus naturelle des idées. Mais, de cette
manière, la justice fédérale se serait trouvée directement en face d'un
État, ce qu'on voulait, autant que possible, éviter.

Les Américains ont pensé qu'il était presque impossible qu'une loi
nouvelle ne lésât pas dans son exécution quelque intérêt particulier.

C'est sur cet intérêt particulier que les auteurs de la constitution
fédérale se reposent pour attaquer la mesure législative dont l'Union
peut avoir à se plaindre. C'est à lui qu'ils offrent un abri.

Un État vend des terres à une compagnie; un an après, une nouvelle loi
dispose autrement des mêmes terres, et viole ainsi cette partie de la
constitution qui défend de changer les droits acquis par un contrat.
Lorsque celui qui a acheté en vertu de la nouvelle loi se présente pour
entrer en possession, le possesseur, qui tient ses droits de l'ancienne,
l'actionne devant les tribunaux de l'Union, et fait déclarer son titre
nul[155]. Ainsi, en réalité, la justice fédérale se trouve aux prises
avec la souveraineté de l'État; mais elle ne l'attaque qu'indirectement
et sur une application de détail. Elle frappe ainsi la loi dans ses
conséquences, non dans son principe; elle ne la détruit pas, elle
l'énerve.

         [Note 155: Voyez _Kent's commentaries_, vol. 1, p. 387.]

Restait enfin une dernière hypothèse:

Chaque État formait une corporation qui avait une existence et des
droits civils à part; conséquemment, il pouvait actionner ou être
actionné devant les tribunaux. Un État pouvait, par exemple, poursuivre
en justice un autre État.

Dans ce cas, il ne s'agissait plus pour l'Union d'attaquer une loi
provinciale, mais de juger un procès dans lequel un État était partie.
C'était un procès comme un autre; la qualité seule des plaideurs était
différente. Ici le danger signalé au commencement de ce chapitre existe
encore; mais cette fois on ne saurait l'éviter; il est inhérent à
l'essence même des constitutions fédérales, dont le résultat sera
toujours de créer au sein de la nation des particuliers assez puissants
pour que la justice s'exerce contre eux avec peine.

       *       *       *       *       *

RANG ÉLEVÉ QU'OCCUPE LA COUR SUPRÊME PARMI LES GRANDS POUVOIRS DE
L'ÉTAT.

     Aucun peuple n'a constitué un aussi grand pouvoir judiciaire que
     les Américains. -- Étendue de ses attributions. -- Son influence
     politique. -- La paix et l'existence même de l'Union dépendent de
     la sagesse des sept juges fédéraux.

Quand, après avoir examiné en détail l'organisation de la cour suprême,
on arrive à considérer dans leur ensemble les attributions qui lui ont
été données, on découvre sans peine que jamais un plus immense pouvoir
judiciaire n'a été constitué chez aucun peuple.

La cour suprême est placée plus haut qu'aucun tribunal connu, et par la
_nature_ de ses droits et par l'_espèce_ de ses justiciables.

Chez toutes les nations policées de l'Europe, le gouvernement a toujours
montré une grande répugnance à laisser la justice ordinaire trancher des
questions qui l'intéressaient lui-même. Cette répugnance est
naturellement plus grande lorsque le gouvernement est plus absolu. À
mesure, au contraire, que la liberté augmente, le cercle des
attributions des tribunaux va toujours en s'élargissant; mais aucune des
nations européennes n'a encore pensé que toute question judiciaire,
quelle qu'en fût l'origine, pût être abandonnée aux juges du droit
commun.

En Amérique, on a mis cette théorie en pratique. La cour suprême des
États-Unis est le seul et unique tribunal de la nation.

Elle est chargée de l'interprétation des lois et de celle des traités;
les questions relatives au commerce maritime, et toutes celles en
général qui se rattachent au droit des gens, sont de sa compétence
exclusive. On peut même dire que ses attributions sont presque
entièrement politiques, quoique sa constitution soit entièrement
judiciaire. Son unique but est de faire exécuter les lois de l'Union, et
l'Union ne règle que les rapports du gouvernement avec les gouvernés, et
de la nation avec les étrangers; les rapports des citoyens entre eux
sont presque tous régis par la souveraineté des États.

À cette première cause d'importance, il faut en ajouter une autre plus
grande encore. Chez les nations de l'Europe, les tribunaux n'ont que des
particuliers pour justiciables; mais on peut dire que la cour suprême
des États-Unis fait comparaître des souverains à sa barre. Lorsque
l'huissier, s'avançant sur les degrés du tribunal, vient à prononcer ce
peu de mots: «L'État de New-York contre celui de l'Ohio,» on sent qu'on
n'est point là dans l'enceinte d'une cour de justice ordinaire. Et quand
on songe que l'un de ces plaideurs représente un million d'hommes, et
l'autre deux millions, on s'étonne de la responsabilité qui pèse sur les
sept juges dont l'arrêt va réjouir ou attrister un si grand nombre de
leurs concitoyens.

Dans les mains des sept juges fédéraux reposent incessamment la paix, la
prospérité, l'existence même de l'Union. Sans eux, la constitution est
une oeuvre morte; c'est à eux qu'en appelle le pouvoir exécutif pour
résister aux empiétements du corps législatif; la législature, pour se
défendre des entreprises du pouvoir exécutif; l'Union, pour se faire
obéir des États; les États, pour repousser les prétentions exagérées de
l'Union; l'intérêt public contre l'intérêt privé; l'esprit de
conservation contre l'instabilité démocratique. Leur pouvoir est
immense; mais c'est un pouvoir d'opinion. Ils sont tout-puissants tant
que le peuple consent à obéir à la loi; ils ne peuvent rien dès qu'il la
méprise. Or, la puissance d'opinion est celle dont il est le plus
difficile de faire usage, parce qu'il est impossible de dire exactement
où sont ses limites. Il est souvent aussi dangereux de rester en deçà
que de les dépasser.

Les juges fédéraux ne doivent donc pas seulement être de bons citoyens,
des hommes instruits et probes, qualités nécessaires à tous magistrats,
il faut encore trouver en eux des hommes d'État; il faut qu'ils sachent
discerner l'esprit de leur temps, affronter les obstacles qu'on peut
vaincre, et se détourner du courant lorsque le flot menace d'emporter
avec eux-mêmes la souveraineté de l'Union et l'obéissance due à ses
lois.

Le président peut faillir sans que l'État souffre, parce que le
président n'a qu'un pouvoir borné. Le congrès peut errer sans que
l'Union périsse, parce qu'au-dessus du congrès réside le corps électoral
qui peut en changer l'esprit en changeant ses membres.

Mais si la cour suprême venait jamais à être composée d'hommes
imprudents ou corrompus, la confédération aurait à craindre l'anarchie
ou la guerre civile.

Du reste, qu'on ne s'y trompe point, la cause originaire du danger n'est
point dans la constitution du tribunal, mais dans la nature même des
gouvernements fédéraux. Nous avons vu que nulle part il n'est plus
nécessaire de constituer fortement le pouvoir judiciaire que chez les
peuples confédérés, parce que nulle part les existences individuelles,
qui peuvent lutter contre le corps social, ne sont plus grandes et mieux
en état de résister à l'emploi de la force matérielle du gouvernement.

Or, plus il est nécessaire qu'un pouvoir soit fort, plus il faut lui
donner d'étendue et d'indépendance. Plus un pouvoir est étendu et
indépendant, et plus l'abus qu'on en peut faire est dangereux.
L'origine du mal n'est donc point dans la constitution de ce pouvoir,
mais dans la constitution même de l'État qui nécessite l'existence d'un
pareil pouvoir.

       *       *       *       *       *

EN QUOI LA CONSTITUTION FÉDÉRALE EST SUPÉRIEURE À LA CONSTITUTION DES
ÉTATS.

     Comment on peut comparer la constitution de l'Union à celle des
     États particuliers. -- On doit particulièrement attribuer à la
     sagesse des législateurs fédéraux la supériorité de la
     constitution de l'Union. -- La législature de l'Union moins
     dépendante du peuple que celle des États. -- Le pouvoir exécutif
     plus libre dans sa sphère. -- Le pouvoir judiciaire moins
     assujetti aux volontés de la majorité. -- Conséquences pratiques
     de ceci. -- Les législateurs fédéraux ont atténué les dangers
     inhérents au gouvernement de la démocratie; les législateurs des
     États ont accru ces dangers.

La constitution fédérale diffère essentiellement de la constitution des
États par le but qu'elle se propose, mais elle s'en rapproche beaucoup
quant aux moyens d'atteindre ce but. L'objet du gouvernement est
différent, mais les formes du gouvernement sont les mêmes. Sous ce point
de vue spécial, on peut utilement les comparer.

Je pense que la constitution fédérale est supérieure à toutes les
constitutions d'État. Cette supériorité tient à plusieurs causes.

La constitution actuelle de l'Union n'a été formée que postérieurement à
celles de la plupart des États; on a donc pu profiter de l'expérience
acquise.

On se convaincra toutefois que cette cause n'est que secondaire, si l'on
songe que, depuis l'établissement de la constitution fédérale, la
confédération américaine s'est accrue de onze nouveaux États, et que
ceux-ci ont presque toujours exagéré plutôt qu'atténué les défauts
existants dans les constitutions de leurs devanciers.

La grande cause de la supériorité de la constitution fédérale est dans
le caractère même des législateurs.

À l'époque où elle fut formée, la ruine de la confédération paraissait
imminente; elle était pour ainsi dire présente à tous les yeux. Dans
cette extrémité le peuple choisit, non pas peut-être les hommes qu'il
aimait le mieux, mais ceux qu'il estimait le plus.

J'ai déjà fait observer plus haut que les législateurs de l'Union
avaient presque tous été remarquables par leurs lumières, plus
remarquables encore par leur patriotisme.

Ils s'étaient tous élevés au milieu d'une crise sociale, pendant
laquelle l'esprit de liberté avait eu continuellement à lutter contre
une autorité forte et dominatrice. La lutte terminée, et tandis que,
suivant l'usage, les passions excitées de la foule s'attachaient encore
à combattre des dangers qui depuis long-temps n'existaient plus, eux
s'étaient arrêtés; ils avaient jeté un regard plus tranquille et plus
pénétrant sur leur patrie; ils avaient vu qu'une révolution définitive
était accomplie, et que désormais les périls qui menaçaient le peuple ne
pouvaient naître que des abus de la liberté. Ce qu'ils pensaient, ils
eurent le courage de le dire, parce qu'ils sentaient au fond de leur
coeur un amour sincère et ardent pour cette même liberté; ils osèrent
parler de la restreindre, parce qu'ils étaient sûrs de ne pas vouloir la
détruire[156].

         [Note 156: À cette époque, le célèbre Alexandre Hamilton,
         l'un des rédacteurs les plus influents de la constitution, ne
         craignait pas de publier ce qui suit dans le _Fédéraliste_,
         nº 71:

         «Je sais, disait-il, qu'il y a des gens près desquels le
         pouvoir exécutif ne saurait mieux se recommander qu'en se
         pliant avec servilité aux désirs du peuple ou de la
         législature; mais ceux-là me paraissent posséder des notions
         bien grossières sur l'objet de tout gouvernement, ainsi que
         sur les vrais moyens de produire la prospérité publique.

         «Que les opinions du peuple, quand elles sont raisonnées et
         mûries, dirigent la conduite de ceux auxquels il confie ses
         affaires, c'est ce qui résulte de l'établissement d'une
         constitution républicaine; mais les principes républicains
         n'exigent point qu'on se laisse emporter au moindre vent des
         passions populaires, ni qu'on se hâte d'obéir à toutes les
         impulsions momentanées que la multitude peut recevoir par la
         main artificieuse des hommes qui flattent ses préjugés pour
         trahir ses intérêts.

         «Le peuple ne veut, le plus ordinairement, qu'arriver au bien
         public, ceci est vrai; mais il se trompe souvent en le
         cherchant. Si on venait lui dire qu'il juge toujours
         sainement les moyens à employer pour produire la prospérité
         nationale, son bon sens lui ferait mépriser de pareilles
         flatteries; car il a appris par expérience qu'il lui est
         arrivé quelquefois de se tromper; et ce dont on doit
         s'étonner, c'est qu'il ne se trompe pas plus souvent,
         poursuivi comme il l'est toujours par les ruses des parasites
         et des sycophantes; environné par les piéges que lui tendent
         sans cesse tant d'hommes avides et sans ressources, déçu
         chaque jour par les artifices de ceux qui possèdent sa
         confiance sans la mériter, ou qui cherchent plutôt à la
         posséder qu'à s'en rendre dignes.

         «Lorsque les vrais intérêts du peuple sont contraires à ses
         désirs, le devoir de tous ceux qu'il a préposés à la garde de
         ces intérêts est de combattre l'erreur dont il est
         momentanément la victime, afin de lui donner le temps de se
         reconnaître et d'envisager les choses de sang-froid. Et il
         est arrivé plus d'une fois qu'un peuple, sauvé ainsi des
         fatales conséquences de ses propres erreurs, s'est plu à
         élever des monuments de sa reconnaissance aux hommes qui
         avaient eu le magnanime courage de s'exposer à lui déplaire
         pour le servir.»]

La plupart des constitutions d'État ne donnent au mandat de la chambre
des représentants qu'un an de durée, et deux à celui du sénat. De telle
sorte que les membres du corps législatif sont liés sans cesse, et de la
manière la plus étroite, aux moindres désirs de leurs constituants.

Les législateurs de l'Union pensèrent que cette extrême dépendance de la
législature dénaturait les principaux effets du système représentatif,
en plaçant dans le peuple lui-même non seulement l'origine des pouvoirs,
mais encore le gouvernement.

Ils accrurent la durée du mandat électoral pour laisser au député un
plus grand emploi de son libre arbitre.

La constitution fédérale, comme les différentes constitutions d'États,
divisa le corps législatif en deux branches.

Mais, dans les États, on composa ces deux parties de la législature des
mêmes éléments et suivant le même mode d'élection. Il en résulta que les
passions et les volontés de la majorité se firent jour avec la même
facilité, et trouvèrent aussi rapidement un organe et un instrument dans
l'une que dans l'autre chambre. Ce qui donna un caractère violent et
précipité à la formation des lois.

La constitution fédérale fit aussi sortir les deux chambres des votes du
peuple; mais elle varia les conditions d'éligibilité et le mode de
l'élection; afin que si, comme chez certaines nations, l'une des deux
branches de la législature ne représentait pas des intérêts différents
de l'autre, elle représentât au moins une sagesse supérieure.

Il fallut avoir atteint un âge mûr pour être sénateur, et ce fut une
assemblée déjà choisie elle-même et peu nombreuse qui fut chargée
d'élire.

Les démocraties sont naturellement portées à concentrer toute la force
sociale dans les mains du corps législatif. Celui-ci étant le pouvoir
qui émane le plus directement du peuple, est aussi celui qui participe
le plus de sa toute-puissance.

On remarque donc en lui une tendance habituelle qui le porte à réunir
toute espèce d'autorité dans son sein.

Cette concentration des pouvoirs, en même temps qu'elle nuit
singulièrement à la bonne conduite des affaires, fonde le despotisme de
la majorité.

Les législateurs des États se sont fréquemment abandonnés à ces
instincts de la démocratie; ceux de l'Union ont toujours courageusement
lutté contre eux.

Dans les États, le pouvoir exécutif est remis aux mains d'un magistrat
placé en apparence à côté de la législature, mais qui, en réalité, n'est
qu'un agent aveugle et un instrument passif de ses volontés. Où
puiserait-il sa force? Dans la durée des fonctions? Il n'est en général
nommé que pour une année. Dans ses prérogatives? Il n'en a point pour
ainsi dire. La législature peut le réduire à l'impuissance, en chargeant
de l'exécution de ses lois des commissions spéciales prises dans son
sein. Si elle le voulait, elle pourrait en quelque sorte l'annuler en
lui retranchant son traitement.

La constitution fédérale a concentré tous les droits du pouvoir
exécutif, comme toute sa responsabilité, sur un seul homme. Elle a donné
au président quatre ans d'existence; elle lui a assuré, pendant toute la
durée de sa magistrature, la jouissance de son traitement; elle lui a
composé une clientèle, et l'a armé d'un véto suspensif. En un mot, après
avoir soigneusement tracé la sphère du pouvoir exécutif, elle a cherché
à lui donner autant que possible, dans cette sphère, une position forte
et libre.

Le pouvoir judiciaire est de tous les pouvoirs celui qui, dans les
constitutions d'État, est resté le moins dépendant de la puissance
législative.

Toutefois, dans tous les États, la législature est demeurée maîtresse de
fixer les émoluments des juges, ce qui soumet nécessairement ces
derniers à son influence immédiate.

Dans certains États, les juges ne sont nommés que pour un temps, ce qui
leur ôte encore une grande partie de leur force et de leur liberté.

Dans d'autres, on voit les pouvoirs législatifs et judiciaires
entièrement confondus. Le sénat de New-York, par exemple, forme pour
certains procès le tribunal supérieur de l'État.

La constitution fédérale a pris soin, au contraire, de séparer le
pouvoir judiciaire de tous les autres. Elle a de plus rendu les juges
indépendants, en déclarant leur traitement fixe et leurs fonctions
irrévocables.

Les conséquences pratiques de ces différences sont faciles à apercevoir.
Il est évident, pour tout observateur attentif, que les affaires de
l'Union sont infiniment mieux conduites que les affaires particulières
d'aucun État.

Le gouvernement fédéral est plus juste et plus modéré dans sa marche que
celui des États. Il y a plus de sagesse dans ses vues, plus de durée et
de combinaison savante dans ses projets, plus d'habileté, de suite et de
fermeté dans l'exécution de ses mesures.

Peu de mots suffisent pour résumer ce chapitre.

Deux dangers principaux menacent l'existence des démocraties:

L'asservissement complet du pouvoir législatif aux volontés du corps
électoral.

La concentration, dans le pouvoir législatif, de tous les autres
pouvoirs du gouvernement.

Les législateurs des États ont favorisé le développement de ces dangers.
Les législateurs de l'Union ont fait ce qu'ils ont pu pour les rendre
moins redoutables.

       *       *       *       *       *

CE QUI DISTINGUE LA CONSTITUTION FÉDÉRALE DES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE DE
TOUTES LES AUTRES CONSTITUTIONS FÉDÉRALES.

     La confédération américaine ressemble en apparence à toutes les
     autres confédérations. -- Cependant ses effets sont différents.
     -- D'où vient cela? -- En quoi cette confédération s'éloigne de
     toutes les autres. -- Le gouvernement américain n'est point un
     gouvernement fédéral, mais un gouvernement national incomplet.

Les États-Unis d'Amérique n'ont pas donné le premier et unique exemple
d'une confédération. Sans parler de l'antiquité, l'Europe moderne en a
fourni plusieurs. La Suisse, l'Empire germanique, la république des
Pays-Bas, ont été ou sont encore des confédérations.

Quand on étudie les constitutions de ces différents pays, on remarque
avec surprise que les pouvoirs conférés par elles au gouvernement
fédéral sont à peu près les mêmes que ceux accordés par la constitution
américaine au gouvernement des États-Unis. Comme cette dernière, elle
donne à la puissance centrale le droit de faire la paix et la guerre, le
droit de lever les hommes et l'argent, de pourvoir aux besoins généraux
et de régler les intérêts communs de la nation.

Cependant le gouvernement fédéral, chez ces différents peuples, est
presque toujours resté débile et impuissant, tandis que celui de l'Union
conduit les affaires avec vigueur et facilité.

Il y a plus, la première Union américaine n'a pas pu subsister, à cause
de l'excessive faiblesse de son gouvernement, et pourtant ce
gouvernement si faible avait reçu des droits aussi étendus que le
gouvernement fédéral de nos jours. On peut même dire qu'à certains
égards ses priviléges étaient plus grands.

Il se trouve donc dans la constitution actuelle des États-Unis quelques
principes nouveaux qui ne frappent point d'abord, mais dont l'influence
se fait profondément sentir.

Cette constitution, qu'à la première vue on est tenté de confondre avec
les constitutions fédérales qui l'ont précédée, repose en effet sur une
théorie entièrement nouvelle, et qui doit marquer comme une grande
découverte dans la science politique de nos jours.

Dans toutes les confédérations qui ont précédé la confédération
américaine de 1789, les peuples qui s'alliaient dans un but commun
consentaient à obéir aux injonctions d'un gouvernement fédéral; mais ils
gardaient le droit d'ordonner et de surveiller chez eux l'exécution des
lois de l'Union.

Les États américains qui s'unirent en 1789 ont non seulement consenti à
ce que le gouvernement fédéral leur dictât des lois, mais encore à ce
qu'il fît exécuter lui-même ses lois.

Dans les deux cas le droit est le même, l'exercice seul du droit est
différent. Mais cette seule différence produit d'immenses résultats.

Dans toutes les confédérations qui ont précédé l'Union américaine de nos
jours, le gouvernement fédéral, afin de pourvoir à ses besoins,
s'adressait aux gouvernements particuliers. Dans le cas où la mesure
prescrite déplaisait à l'un d'eux, ce dernier pouvait toujours se
soustraire à la nécessité d'obéir. S'il était fort, il en appelait aux
armes; s'il était faible, il tolérait la résistance aux lois de l'Union
devenues les siennes, prétextait l'impuissance, et recourait à la force
d'inertie.

Aussi a-t-on constamment vu arriver l'une de ces deux choses: le plus
puissant des peuples unis, prenant en main les droits de l'autorité
fédérale, a dominé tous les autres en son nom[157]; ou le gouvernement
fédéral est resté abandonné à ses propres forces, et alors l'anarchie
s'est établie parmi les confédérés, et l'Union est tombée dans
l'impuissance d'agir[158].

         [Note 157: C'est ce qu'on a vu chez les Grecs, sous Philippe,
         lorsque ce prince se chargea d'exécuter le décret des
         amphictyons. C'est ce qui est arrivé à la république des
         Pays-Bas, où la province de Hollande a toujours fait la loi.
         La même chose se passe encore de nos jours dans le corps
         germanique. L'Autriche et la Prusse se font les agents de la
         diète, et dominent toute la confédération en son nom.]

         [Note 158: Il en a toujours été ainsi pour la confédération
         suisse.--Il y a des siècles que la Suisse n'existerait plus
         sans les jalousies de ses voisins.]

En Amérique, l'Union a pour gouvernés, non des États, mais de simples
citoyens. Quand elle veut lever une taxe, elle ne s'adresse pas au
gouvernement du Massachusetts, mais à chaque habitant du Massachusetts.
Les anciens gouvernements fédéraux avaient en face d'eux des peuples,
celui de l'Union a des individus. Il n'emprunte point sa force, mais il
la puise en lui-même. Il a ses administrateurs à lui, ses tribunaux, ses
officiers de justice et son armée.

Sans doute l'esprit national, les passions collectives, les préjugés
provinciaux de chaque État, tendent encore singulièrement à diminuer
l'étendue du pouvoir fédéral ainsi constitué, et à créer des centres de
résistance à ses volontés; restreint dans sa souveraineté, il ne saurait
être aussi fort que celui qui la possède tout entière; mais c'est là un
mal inhérent au système fédératif.

En Amérique, chaque État a beaucoup moins d'occasions et de tentations
de résister; et si la pensée lui en vient, il ne peut la mettre à
exécution qu'en violant ouvertement les lois de l'Union, en interrompant
le cours ordinaire de la justice, en levant l'étendard de la révolte; il
lui faut, en un mot, prendre tout d'un coup un parti extrême, ce que les
hommes hésitent long-temps à faire.

Dans les anciennes confédérations, les droits accordés à l'Union étaient
pour elle des causes de guerres et non de puissance, puisque ces droits
multipliaient ses exigences, sans augmenter ses moyens de se faire
obéir. Aussi a-t-on presque toujours vu la faiblesse réelle des
gouvernements fédéraux croître en raison directe de leur pouvoir
nominal.

Il n'en est pas ainsi dans l'Union américaine; comme la plupart des
gouvernements ordinaires, le gouvernement fédéral peut faire tout ce
qu'on lui donne le droit d'exécuter.

L'esprit humain invente plus facilement les choses que les mots: de là
vient l'usage de tant de termes impropres et d'expressions incomplètes.

Plusieurs nations forment une ligue permanente et établissent une
autorité suprême, qui, sans avoir action sur les simples citoyens, comme
pourrait le faire un gouvernement national, a cependant action sur
chacun des peuples confédérés, pris en corps.

Ce gouvernement, si différent de tous les autres, reçoit le nom de
fédéral.

On découvre ensuite une forme de société dans laquelle plusieurs peuples
se fondent réellement en un seul quant à certains intérêts communs, et
restent séparés et seulement confédérés pour tous les autres.

Ici le pouvoir central agit sans intermédiaire sur les gouvernés, les
administre et les juge lui-même, comme le font les gouvernements
nationaux, mais il n'agit ainsi que dans un cercle restreint. Évidemment
ce n'est plus là un gouvernement fédéral, c'est un gouvernement national
incomplet. Ainsi on a trouvé une forme de gouvernement qui n'était
précisément ni nationale ni fédérale; mais on s'est arrêté là, et le mot
nouveau qui doit exprimer la chose nouvelle n'existe point encore.

C'est pour n'avoir pas connu cette nouvelle espèce de confédération, que
toutes les Unions sont arrivées à la guerre civile, à l'asservissement,
ou à l'inertie. Les peuples qui les composaient ont tous manqué de
lumières pour voir le remède à leurs maux, ou de courage pour
l'appliquer.

La première Union américaine était aussi tombée dans les mêmes défauts.

Mais en Amérique, les États confédérés, avant d'arriver à
l'indépendance, avaient long-temps fait partie du même empire; ils
n'avaient donc point encore contracté l'habitude de se gouverner
complétement eux-mêmes, et les préjugés nationaux n'avaient pu jeter de
profondes racines; plus éclairés que le reste du monde, ils étaient
entre eux égaux en lumières, ils ne sentaient que faiblement les
passions qui, d'ordinaire, s'opposent chez les peuples à l'extension du
pouvoir fédéral, et ces passions étaient combattues par les plus grands
citoyens. Les Américains, en même temps qu'ils sentirent le mal,
envisagèrent avec fermeté le remède. Ils corrigèrent leurs lois et
sauvèrent le pays.

       *       *       *       *       *

DES AVANTAGES DU SYSTÈME FÉDÉRATIF, EN GÉNÉRAL, ET DE SON UTILITÉ
SPÉCIALE POUR L'AMÉRIQUE.

     Bonheur et liberté dont jouissent les petites nations. --
     Puissance des grandes nations. -- Les grands empires favorisent
     les développements de la civilisation. -- Que la force est
     souvent pour les nations le premier élément de prospérité. -- Le
     système fédéral a pour but d'unir les avantages que les peuples
     tirent de la grandeur et de la petitesse de leur territoire. --
     Avantages que les États-Unis retirent de ce système. -- La loi se
     plie aux besoins des populations, et les populations ne se plient
     pas aux nécessités de la loi. -- Activité, progrès, goût et usage
     de la liberté parmi les peuples américains. -- L'esprit public de
     l'Union n'est que le résumé du patriotisme provincial. -- Les
     choses et les idées circulent librement sur le territoire des
     États-Unis. -- L'Union est libre et heureuse comme une petite
     nation, respectée comme une grande.

Chez les petites nations, l'oeil de la société pénètre partout; l'esprit
d'amélioration descend jusque dans les moindres détails: l'ambition du
peuple étant fort tempérée par sa faiblesse, ses efforts et ses
ressources se tournent presque entièrement vers son bien-être intérieur,
et ne sont point sujets à se dissiper en vaine fumée de gloire. De plus,
les facultés de chacun y étant généralement bornées, les désirs le sont
également. La médiocrité des fortunes y rend les conditions à peu près
égales; les moeurs y ont une allure simple et paisible. Ainsi, à tout
prendre et en faisant état des divers degrés de moralité et de lumière,
on rencontre ordinairement chez les petites nations plus d'aisance, de
population et de tranquillité que chez les grandes.

Lorsque la tyrannie vient à s'établir dans le sein d'une petite nation,
elle y est plus incommode que partout ailleurs, parce qu'agissant dans
un cercle plus restreint, elle s'étend à tout dans ce cercle. Ne pouvant
se prendre à quelque grand objet, elle s'occupe d'une multitude de
petits; elle se montre à la fois violente et tracassière. Du monde
politique, qui est, à proprement parler, son domaine, elle pénètre dans
la vie privée. Après les actions, elle aspire à régenter les goûts;
après l'État, elle veut gouverner les familles. Mais cela arrive
rarement; la liberté forme, à vrai dire, la condition naturelle des
petites sociétés. Le gouvernement y offre trop peu d'appât à l'ambition,
les ressources des particuliers y sont trop bornées, pour que le
souverain pouvoir s'y concentre aisément dans les mains d'un seul. Le
cas arrivant, il n'est pas difficile aux gouvernés de s'unir, et, par un
effort commun, de renverser en même temps le tyran et la tyrannie.

Les petites nations ont donc été de tout temps le berceau de la liberté
politique. Il est arrivé que la plupart d'entre elles ont perdu cette
liberté en grandissant; ce qui fait bien voir qu'elle tenait à la
petitesse du peuple et non au peuple lui-même.

L'histoire du monde ne fournit pas d'exemple d'une grande nation qui
soit restée long-temps en république[159], ce qui a fait dire que la
chose était impraticable. Pour moi, je pense qu'il est bien imprudent à
l'homme de vouloir borner le possible, et juger l'avenir, lui auquel le
réel et le présent échappent tous les jours, et qui se trouve sans cesse
surpris à l'improviste dans les choses qu'il connaît le mieux. Ce qu'on
peut dire avec certitude, c'est que l'existence d'une grande république
sera toujours infiniment plus exposée que celle d'une petite.

         [Note 159: Je ne parle point ici d'une confédération de
         petites républiques, mais d'une grande république
         consolidée.]

Toutes les passions fatales aux républiques grandissent avec l'étendue
du territoire, tandis que les vertus qui leur servent d'appui ne
s'accroissent point suivant la même mesure.

L'ambition des particuliers augmente avec la puissance de l'État; la
force des partis, avec l'importance du but qu'ils se proposent; mais
l'amour de la patrie, qui doit lutter contre ces passions destructives,
n'est pas plus fort dans une vaste république que dans une petite. Il
serait même facile de prouver qu'il y est moins développé et moins
puissant. Les grandes richesses et les profondes misères, les
métropoles, la dépravation des moeurs, l'égoïsme individuel, la
complication des intérêts, sont autant de périls qui naissent presque
toujours de la grandeur de l'État. Plusieurs de ces choses ne nuisent
point à l'existence d'une monarchie, quelques unes même peuvent
concourir à sa durée. D'ailleurs, dans les monarchies, le gouvernement a
une force qui lui est propre; il se sert du peuple et ne dépend pas de
lui; plus le peuple est grand, plus le prince est fort; mais le
gouvernement républicain ne peut opposer à ces dangers que l'appui de la
majorité. Or, cet élément de force n'est pas plus puissant, proportion
gardée, dans une vaste république que dans une petite. Ainsi, tandis que
les moyens d'attaque augmentent sans cesse de nombre et de pouvoir, la
force de résistance reste la même. On peut même dire qu'elle diminue,
car plus le peuple est nombreux et plus la nature des esprits et des
intérêts se diversifie, plus par conséquent il est difficile de former
une majorité compacte.

On a pu remarquer d'ailleurs que les passions humaines acquéraient de
l'intensité, non seulement par la grandeur du but qu'elles veulent
atteindre, mais aussi par la multitude d'individus qui les ressentent en
même temps. Il n'est personne qui ne se soit trouvé plus ému au milieu
d'une foule agitée qui partageait son émotion, que s'il eût été seul à
l'éprouver. Dans une grande république, les passions politiques
deviennent irrésistibles, non seulement parce que l'objet qu'elles
poursuivent est immense, mais encore parce que des millions d'hommes les
ressentent de la même manière et dans le même moment.

Il est donc permis de dire d'une manière générale que rien n'est si
contraire au bien-être et à la liberté des hommes que les grands
empires.

Les grands États ont cependant des avantages qui leur sont particuliers
et qu'il faut reconnaître.

De même que le désir du pouvoir y est plus ardent qu'ailleurs parmi les
hommes vulgaires, l'amour de la gloire y est aussi plus développé chez
certaines âmes qui trouvent dans les applaudissements d'un grand peuple
un objet digne de leurs efforts et propre à les élever en quelque sorte
au-dessus d'elles-mêmes. La pensée y reçoit en toute chose une impulsion
plus rapide et plus puissante, les idées y circulent plus librement, les
métropoles y sont comme de vastes centres intellectuels où viennent
resplendir et se combiner tous les rayons de l'esprit humain: ce fait
nous explique pourquoi les grandes nations font faire aux lumières et à
la cause générale de la civilisation des progrès plus rapides que les
petits. Il faut ajouter que les découvertes importantes exigent souvent
un développement de force nationale dont le gouvernement d'un petit
peuple est incapable; chez les grandes nations, le gouvernement a plus
d'idées générales, il se dégage plus complétement de la routine des
antécédents et de l'égoïsme des localités. Il y a plus de génie dans ses
conceptions, plus de hardiesse dans ses allures.

Le bien-être intérieur est plus complet et plus répandu chez les petites
nations, tant qu'elles se maintiennent en paix; mais l'état de guerre
leur est plus nuisible qu'aux grandes. Chez celles-ci l'éloignement des
frontières permet quelquefois à la masse du peuple de rester pendant des
siècles éloignée du danger. Pour elle, la guerre est plutôt une cause de
malaise que de ruine.

Il se présente d'ailleurs, en cette matière comme en beaucoup d'autres,
une considération qui domine tout le reste: c'est celle de la nécessité.

S'il n'y avait que de petites nations et point de grandes, l'humanité
serait à coup sûr plus libre et plus heureuse; mais on ne peut faire
qu'il n'y ait pas de grandes nations.

Ceci introduit dans le monde un nouvel élément de prospérité nationale,
qui est la force. Qu'importe qu'un peuple présente l'image de l'aisance
et de la liberté, s'il se voit exposé chaque jour à être ravagé ou
conquis? qu'importe qu'il soit manufacturier et commerçant, si un autre
domine les mers et fait la loi sur tous les marchés? Les petites nations
sont souvent misérables, non point parce qu'elles sont petites, mais
parce qu'elles sont faibles; les grandes prospèrent, non point parce
qu'elles sont grandes, mais parce qu'elles sont fortes. La force est
donc souvent pour les nations une des premières conditions du bonheur et
même de l'existence. De là vient qu'à moins de circonstances
particulières, les petits peuples finissent toujours par être réunis
violemment aux grands ou par s'y réunir d'eux-mêmes. Je ne sache pas de
condition plus déplorable que celle d'un peuple qui ne peut se défendre
ni se suffire.

C'est pour unir les avantages divers qui résultent de la grandeur et de
la petitesse des nations que le système fédératif a été créé.

Il suffit de jeter un regard sur les États-Unis d'Amérique pour
apercevoir tous les biens qui découlent pour eux de l'adoption de ce
système.

Chez les grandes nations centralisées, le législateur est obligé de
donner aux lois un caractère uniforme que ne comporte pas la diversité
des lieux et des moeurs; n'étant jamais instruit des cas particuliers,
il ne peut procéder que par des règles générales; les hommes sont alors
obligés de se plier aux nécessités de la législation, car la législation
ne sait point s'accommoder aux besoins et aux moeurs des hommes; ce qui
est une grande cause de troubles et de misères.

Cet inconvénient n'existe pas dans les confédérations: le congrès règle
les principaux actes de l'existence sociale; tout le détail en est
abandonné aux législations provinciales.

On ne saurait se figurer à quel point cette division de la souveraineté
sert au bien-être de chacun des États dont l'Union se compose. Dans ces
petites sociétés que ne préoccupe point le soin de se défendre ou de
s'agrandir, toute la puissance publique et toute l'énergie individuelle
sont tournées du côté des améliorations intérieures. Le gouvernement
central de chaque État étant placé tout à côté des gouvernés, est
journellement averti des besoins qui se font sentir: aussi voit-on
présenter chaque année de nouveaux plans qui, discutés dans les
assemblées communales ou devant la législature de l'État, et reproduits
ensuite par la presse, excitent l'intérêt universel et le zèle des
citoyens. Ce besoin d'améliorer agite sans cesse les républiques
américaines et ne les trouble pas; l'ambition du pouvoir y laisse la
place à l'amour du bien-être, passion plus vulgaire, mais moins
dangereuse. C'est une opinion généralement répandue en Amérique, que
l'existence et la durée des formes républicaines dans le Nouveau-Monde
dépendent de l'existence et de la durée du système fédératif. On
attribue une grande partie des misères dans lesquelles sont plongés les
nouveaux États de l'Amérique du Sud à ce qu'on a voulu y établir de
grandes républiques, au lieu d'y fractionner la souveraineté.

Il est incontestable, en effet, qu'aux États-Unis le goût et l'usage du
gouvernement républicain sont nés dans les communes et au sein des
assemblées provinciales. Chez une petite nation, comme le Connecticut,
par exemple, où la grande affaire politique est l'ouverture d'un canal
et le tracé d'un chemin, où l'État n'a point d'armée à payer, ni de
guerre à soutenir, et ne saurait donner à ceux qui le dirigent ni
beaucoup de richesses, ni beaucoup de gloire, on ne peut rien imaginer
de plus naturel et de mieux approprié à la nature des choses que la
république. Or, c'est ce même esprit républicain, ce sont ces moeurs et
ces habitudes d'un peuple libre qui, après avoir pris naissance et
s'être développées dans les divers États, s'appliquent ensuite sans
peine à l'ensemble du pays. L'esprit public de l'Union n'est en quelque
sorte lui-même qu'un résumé du patriotisme provincial. Chaque citoyen
des États-Unis transporte pour ainsi dire l'intérêt que lui inspire sa
petite république dans l'amour de la patrie commune. En défendant
l'Union, il défend la prospérité croissante de son canton, le droit d'en
diriger les affaires, et l'espérance d'y faire prévaloir des plans
d'amélioration qui doivent l'enrichir lui-même: toutes choses qui, pour
l'ordinaire, touchent plus les hommes que les intérêts généraux du pays
et la gloire de la nation.

D'un autre côté, si l'esprit et les moeurs des habitants les rendent
plus propres que d'autres à faire prospérer une grande république, le
système fédératif a rendu la tâche bien moins difficile. La
confédération de tous les États américains ne présente pas les
inconvénients ordinaires des nombreuses agglomérations d'hommes. L'Union
est une grande république quant à l'étendue; mais on pourrait en quelque
sorte l'assimiler à une petite république, à cause du peu d'objets dont
s'occupe son gouvernement. Ses actes sont importants, mais ils sont
rares. Comme la souveraineté de l'Union est gênée et incomplète, l'usage
de cette souveraineté n'est point dangereux pour la liberté. Il n'excite
pas non plus ces désirs immodérés de pouvoir et de bruit qui sont si
funestes aux grandes républiques. Comme tout n'y vient point aboutir
nécessairement à un centre commun, on n'y voit ni vastes métropoles, ni
richesses immenses, ni grandes misères, ni subites révolutions. Les
passions politiques, au lieu de s'étendre en un instant, comme une nappe
de feu, sur toute la surface du pays, vont se briser contre les intérêts
et les passions individuelles de chaque État.

Dans l'Union cependant, comme chez un seul et même peuple, circulent
librement les choses et les idées. Rien n'y arrête l'essor de l'esprit
d'entreprise. Son gouvernement appelle à lui les talents et les
lumières. En dedans des frontières de l'Union règne une paix profonde,
comme dans l'intérieur d'un pays soumis au même empire; en dehors, elle
prend rang parmi les plus puissantes nations de la terre; elle offre au
commerce étranger plus de 800 lieues de rivages; et tenant dans ses
mains les clefs de tout un monde, elle fait respecter son pavillon
jusqu'aux extrémités des mers.

L'Union est libre et heureuse comme une petite nation, glorieuse et
forte comme une grande.

       *       *       *       *       *

CE QUI FAIT QUE LE SYSTÈME FÉDÉRAL N'EST PAS À LA PORTÉE DE TOUS LES
PEUPLES, ET CE QUI A PERMIS AUX ANGLO-AMÉRICAINS DE L'ADOPTER.

     Il y a dans tout système fédéral des vices inhérents que le
     législateur ne peut combattre. -- Complication de tout système
     fédéral. -- Il exige des gouvernés un usage journalier de leur
     intelligence. -- Science pratique des Américains en matière de
     gouvernement. -- Faiblesse relative du gouvernement de l'Union,
     autre vice inhérent au système fédéral. -- Les Américains l'ont
     rendu moins grave, mais n'ont pu le détruire. -- La souveraineté
     des États particuliers plus faible en apparence, plus forte en
     réalité que celle de l'Union. -- Pourquoi. -- Il faut donc qu'il
     existe, indépendamment des lois, des causes naturelles d'union
     chez les peuples confédérés. -- Quelles sont ces causes parmi les
     Anglo-Américains. -- Le Maine et la Géorgie, éloignés l'un de
     l'autre de 400 lieues, plus naturellement unis que la Normandie
     et la Bretagne. -- Que la guerre est le principal écueil des
     confédérations. -- Ceci prouvé par l'exemple même des États-Unis.
     -- L'Union n'a pas de grandes guerres à craindre. -- Pourquoi. --
     Dangers que courraient les peuples de l'Europe en adoptant le
     système fédéral des Américains.

Le législateur parvient quelquefois, après mille efforts, à exercer une
influence indirecte sur la destinée des nations, et alors on célèbre son
génie, tandis que souvent la position géographique du pays, sur laquelle
il ne peut rien, un état social qui s'est créé sans son concours, des
moeurs et des idées dont il ignore l'origine, un point de départ qu'il
ne connaît pas, impriment à la société des mouvements irrésistibles
contre lesquels il lutte en vain, et qui l'entraînent à son tour.

Le législateur ressemble à l'homme qui trace sa route au milieu des
mers. Il peut aussi diriger le vaisseau qui le porte, mais il ne saurait
en changer la structure, créer les vents, ni empêcher l'Océan de se
soulever sous ses pieds.

J'ai montré quels avantages les Américains retirent du système fédéral.
Il me reste à faire comprendre ce qui leur a permis d'adopter ce
système; car il n'est pas donné à tous les peuples de jouir de ses
bienfaits.

On trouve dans le système fédéral des vices accidentels naissant des
lois; ceux-là peuvent être corrigés par les législateurs. On en
rencontre d'autres qui, étant inhérents au système, ne sauraient être
détruits par les peuples qui l'adoptent. Il faut donc que ces peuples
trouvent en eux-mêmes la force nécessaire pour supporter les
imperfections naturelles de leur gouvernement.

Parmi les vices inhérents à tout système fédéral, le plus visible de
tous est la complication des moyens qu'il emploie. Ce système met
nécessairement en présence deux souverainetés. Le législateur parvient à
rendre les mouvements de ces deux souverainetés aussi simples et aussi
égaux que possible, et peut les renfermer toutes les deux dans des
sphères d'action nettement tracées; mais il ne saurait faire qu'il n'y
en ait qu'une, ni empêcher qu'elles ne se touchent en quelque endroit.

Le système fédératif repose donc, quoi qu'on fasse, sur une théorie
compliquée, dont l'application exige, dans les gouvernés, un usage
journalier des lumières de leur raison.

Il n'y a, en général, que les conceptions simples qui s'emparent de
l'esprit du peuple. Une idée fausse, mais claire et précise, aura
toujours plus de puissance dans le monde qu'une idée vraie, mais
complexe. De là vient que les partis, qui sont comme de petites nations
dans une grande, se hâtent toujours d'adopter pour symbole un nom ou un
principe qui, souvent, ne représente que très incomplétement le but
qu'ils se proposent et les moyens qu'ils emploient, mais sans lequel ils
ne pourraient subsister ni se mouvoir. Les gouvernements qui ne reposent
que sur une seule idée ou sur un seul sentiment facile à définir, ne
sont peut-être pas les meilleurs, mais ils sont à coup sûr les plus
forts et les plus durables.

Lorsqu'on examine la constitution des États-Unis, la plus parfaite de
toutes les constitutions fédérales connues, on est effrayé au contraire
de la multitude de connaissances diverses et du discernement qu'elle
suppose chez ceux qu'elle doit régir. Le gouvernement de l'Union repose
presque tout entier sur des fictions légales. L'Union est une nation
idéale qui n'existe pour ainsi dire que dans les esprits, et dont
l'intelligence seule découvre l'étendue et les bornes.

La théorie générale étant bien comprise, restent les difficultés
d'application; elles sont sans nombre, car la souveraineté de l'Union
est tellement engagée dans celle des États, qu'il est impossible, au
premier coup d'oeil, d'apercevoir leurs limites. Tout est conventionnel
et artificiel dans un pareil gouvernement, et il ne saurait convenir
qu'à un peuple habitué depuis long-temps à diriger lui-même ses
affaires, et chez lequel la science politique est descendue jusque dans
les derniers rangs de la société. Je n'ai jamais plus admiré le bon sens
et l'intelligence pratique des Américains que dans la manière dont ils
échappent aux difficultés sans nombre qui naissent de leur constitution
fédérale. Je n'ai presque jamais rencontré d'homme du peuple, en
Amérique, qui ne discernât avec une surprenante facilité les obligations
nées des lois du Congrès et celles dont l'origine est dans les lois de
son État, et qui, après avoir distingué les objets placés dans les
attributions générales de l'Union de ceux que la législature locale doit
régler, ne pût indiquer le point où commence la compétence des cours
fédérales et la limite où s'arrête celle des tribunaux de l'État.

La constitution des États-Unis ressemble à ces belles créations de
l'industrie humaine qui comblent de gloire et de biens ceux qui les
inventent, mais qui restent stériles en d'autres mains.

C'est ce que le Mexique a fait voir de nos jours.

Les habitants du Mexique, voulant établir le système fédératif, prirent
pour modèle et copièrent presque entièrement la constitution fédérale
des Anglo-Américains leurs voisins[160]. Mais en transportant chez eux
la lettre de la loi, ils ne purent transporter en même temps l'esprit
qui la vivifie. On les vit donc s'embarrasser sans cesse parmi les
rouages de leur double gouvernement. La souveraineté des États et celle
de l'Union, sortant du cercle que la constitution avait tracé,
pénétrèrent chaque jour l'une dans l'autre. Actuellement encore, le
Mexique est sans cesse entraîné de l'anarchie au despotisme militaire,
et du despotisme militaire à l'anarchie.

         [Note 160: Voyez la constitution mexicaine de 1824.]

Le second et le plus funeste de tous les vices, que je regarde comme
inhérent au système fédéral lui-même, c'est la faiblesse relative du
gouvernement de l'Union.

Le principe sur lequel reposent toutes les confédérations est le
fractionnement de la souveraineté. Les législateurs rendent ce
fractionnement peu sensible; ils le dérobent même pour un temps aux
regards, mais ils ne sauraient faire qu'il n'existe pas. Or, une
souveraineté fractionnée sera toujours plus faible qu'une souveraineté
complète.

On a vu, dans l'exposé de la constitution des États-Unis, avec quel art
les Américains, tout en renfermant le pouvoir de l'Union dans le cercle
restreint des gouvernements fédéraux, sont cependant parvenus à lui
donner l'apparence et, jusqu'à un certain point, la force d'un
gouvernement national.

En agissant ainsi, les législateurs de l'Union ont diminué le danger
naturel des confédérations; mais ils n'ont pu le faire disparaître
entièrement.

Le gouvernement américain, dit-on, ne s'adresse point aux États: il fait
parvenir immédiatement ses injonctions jusqu'aux citoyens, et les plie
isolément sous l'effort de la volonté commune.

Mais si la loi fédérale heurtait violemment les intérêts et les préjugés
d'un État, ne doit-on pas craindre que chacun des citoyens de cet État
ne se crût intéressé dans la cause de l'homme qui refuse d'obéir? Tous
les citoyens de l'État, se trouvant ainsi lésés en même temps et de la
même manière, par l'autorité de l'Union, en vain le gouvernement fédéral
chercherait-il à les isoler pour les combattre: ils sentiraient
instinctivement qu'ils doivent s'unir pour se défendre, et ils
trouveraient une organisation toute préparée dans la portion de
souveraineté dont on a laissé jouir leur État. La fiction disparaîtrait
alors pour faire place à la réalité, et l'on pourrait voir la puissance
organisée d'une partie du territoire en lutte avec l'autorité centrale.

J'en dirai autant de la justice fédérale. Si, dans un procès
particulier, les tribunaux de l'Union violaient une loi importante d'un
État, la lutte, sinon apparente, au moins réelle, serait entre l'État
lésé représenté par un citoyen, et l'Union représentée par ses
tribunaux[161].

         [Note 161: Exemple: La constitution a donné à l'Union le
         droit de faire vendre pour son compte les terres inoccupées.
         Je suppose que l'Ohio revendique ce même droit pour celles
         qui sont renfermées dans ses limites, sous le prétexte que la
         constitution n'a voulu parler que du territoire qui n'est
         encore soumis à aucune juridiction d'État, et qu'en
         conséquence il veuille lui-même les vendre. La question
         judiciaire se poserait, il est vrai, entre les acquéreurs qui
         tiennent leur titre de l'Union et les acquéreurs qui tiennent
         leur titre de l'État, et non pas entre l'Union et l'Ohio.
         Mais si la cour des États-Unis ordonnait que l'acquéreur
         fédéral fût mis en possession, et que les tribunaux de l'Ohio
         maintinssent dans ses biens son compétiteur, alors que
         deviendrait la fiction légale?]

Il faut avoir bien peu d'expérience des choses de ce monde pour
s'imaginer qu'après avoir laissé aux passions des hommes un moyen de se
satisfaire, on les empêchera toujours, à l'aide de fictions légales, de
l'apercevoir et de s'en servir.

Les législateurs américains, en rendant moins probable la lutte entre
les deux souverainetés, n'en ont donc pas détruit les causes.

On peut même aller plus loin, et dire qu'ils n'ont pu, en cas de lutte,
assurer au pouvoir fédéral la prépondérance.

Ils donnèrent à l'Union de l'argent et des soldats, mais les États
gardèrent l'amour et les préjugés des peuples.

La souveraineté de l'Union est un être abstrait qui ne se rattache qu'à
un petit nombre d'objets extérieurs. La souveraineté des États tombe
sous tous les sens; on la comprend sans peine; on la voit agir à chaque
instant. L'une est nouvelle, l'autre est née avec le peuple lui-même.

La souveraineté de l'Union est l'oeuvre de l'art. La souveraineté des
États est naturelle; elle existe par elle-même, sans efforts, comme
l'autorité du père de famille.

La souveraineté de l'Union ne touche les hommes que par quelques grands
intérêts; elle représente une partie immense, éloignée, un sentiment
vague et indéfini. La souveraineté des États enveloppe chaque citoyen,
en quelque sorte, et le prend chaque jour en détail. C'est elle qui se
charge de garantir sa propriété, sa liberté, sa vie; elle influe à tout
moment sur son bien-être ou sa misère. La souveraineté des États
s'appuie sur les souvenirs, sur les habitudes, sur les préjugés locaux,
sur l'égoïsme de province et de famille; en un mot, sur toutes les
choses qui rendent l'instinct de la patrie si puissant dans le coeur de
l'homme. Comment douter de ses avantages?

Puisque les législateurs ne peuvent empêcher qu'il ne survienne, entre
les deux souverainetés que le système fédéral met en présence, des
collisions dangereuses, il faut donc qu'à leurs efforts pour détourner
les peuples confédérés de la guerre, il se joigne des dispositions
particulières qui portent ceux-ci à la paix.

Il résulte de là que le pacte fédéral ne saurait avoir une longue
existence, s'il ne rencontre, dans les peuples auxquels il s'applique,
un certain nombre de conditions d'union qui leur rendent aisée cette vie
commune, et facilitent la tâche du gouvernement.

Ainsi, le système fédéral, pour réussir, n'a pas seulement besoin de
bonnes lois, il faut encore que les circonstances le favorisent.

Tous les peuples qu'on a vus se confédérer avaient un certain nombre
d'intérêts communs, qui formaient comme les liens intellectuels de
l'association.

Mais outre les intérêts matériels, l'homme a encore des idées et des
sentiments. Pour qu'une confédération subsiste long-temps, il n'est pas
moins nécessaire qu'il y ait homogénéité dans la civilisation que dans
les besoins des divers peuples qui la composent. Entre la civilisation
du canton de Vaud et celle du canton d'Uri, il y a comme du XIXe siècle
au XVe: aussi la Suisse n'a-t-elle jamais eu, à vrai dire, de
gouvernement fédéral. L'union entre ces différents cantons n'existe que
sur la carte; et l'on s'en apercevrait bien, si une autorité centrale
voulait appliquer les mêmes lois à tout le territoire.

Il y a un fait qui facilite admirablement, aux États-Unis, l'existence
du gouvernement fédéral. Les différents États ont non seulement les
mêmes intérêts à peu près, la même origine et la même langue, mais
encore le même degré de civilisation; ce qui rend presque toujours
l'accord entre eux chose facile. Je ne sais s'il y a si petite nation
européenne qui ne présente un aspect moins homogène dans ses différentes
parties que le peuple américain, dont le territoire est aussi grand que
la moitié de l'Europe. De l'État du Maine à l'État de Géorgie on compte
environ 400 lieues. Il existe cependant moins de différence entre la
civilisation du Maine et celle de la Géorgie, qu'entre la civilisation
de la Normandie et celle de la Bretagne. Le Maine et la Géorgie, placés
aux deux extrémités d'un vaste empire, trouvent donc naturellement plus
de facilités réelles à former une confédération que la Normandie et la
Bretagne, qui ne sont séparées que par un ruisseau.

À ces facilités, que les moeurs et les habitudes du peuple offraient aux
législateurs américains, s'en joignaient d'autres qui naissaient de la
position géographique du pays. Il faut principalement attribuer à ces
dernières l'adoption et le maintien du système fédéral.

Le plus important de tous les actes qui peuvent signaler la vie d'un
peuple, c'est la guerre. Dans la guerre, un peuple agit comme un seul
individu vis-à-vis des peuples étrangers: il lutte pour son existence
même.

Tant qu'il n'est question que de maintenir la paix dans l'intérieur d'un
pays et de favoriser sa prospérité, l'habileté dans le gouvernement, la
raison dans les gouvernés, et un certain attachement naturel que les
hommes ont presque toujours pour leur patrie, peuvent aisément suffire;
mais pour qu'une nation se trouve en état de faire une grande guerre,
les citoyens doivent s'imposer des sacrifices nombreux et pénibles.
Croire qu'un grand nombre d'hommes seront capables de se soumettre
d'eux-mêmes à de pareilles exigences sociales, c'est bien mal connaître
l'humanité.

De là vient que tous les peuples qui ont eu à faire de grandes guerres
ont été amenés, presque malgré eux, à accroître les forces du
gouvernement. Ceux qui n'ont pas pu y réussir ont été conquis. Une
longue guerre place presque toujours les nations dans cette triste
alternative, que leur défaite les livre à la destruction, et leur
triomphe au despotisme.

C'est donc, en général, dans la guerre que se révèle, d'une manière plus
visible et plus dangereuse, la faiblesse d'un gouvernement; et j'ai
montré que le vice inhérent des gouvernements fédéraux était d'être très
faibles.

Dans le système fédératif, non seulement il n'y a point de
centralisation administrative ni rien qui en approche, mais la
centralisation gouvernementale elle-même n'existe qu'incomplétement, ce
qui est toujours une grande cause de faiblesse, lorsqu'il faut se
défendre contre des peuples chez lesquels elle est complète.

Dans la constitution fédérale des États-Unis, celle de toutes où le
gouvernement central est revêtu de plus de forces réelles, ce mal se
fait encore vivement sentir.

Un seul exemple permettra au lecteur d'en juger.

La constitution donne au congrès le droit d'appeler la milice des
différents États au service actif, lorsqu'il s'agit d'étouffer une
insurrection ou de repousser une invasion; un autre article dit que dans
ce cas le président des États-Unis est le commandant en chef de la
milice.

Lors de la guerre de 1812, le président donna l'ordre aux milices du
Nord de se porter vers les frontières; le Connecticut et le
Massachusetts, dont la guerre lésait les intérêts, refusèrent d'envoyer
leur contingent.

La constitution, dirent-ils, autorise le gouvernement fédéral à se
servir des milices en cas d'_insurrection_ et d'_invasion_; or il n'y a,
quant à présent, ni insurrection ni invasion. Ils ajoutèrent que la même
constitution qui donnait à l'Union le droit d'appeler les milices en
service actif, laissait aux États le droit de nommer les officiers; il
s'ensuivait, selon eux, que, même à la guerre, aucun officier de l'Union
n'avait le droit de commander les milices, excepté le président en
personne. Or, il s'agissait de servir dans une armée commandée par un
autre que lui.

Ces absurdes et destructives doctrines reçurent non seulement la
sanction des gouverneurs et de la législature, mais encore celle des
cours de justice de ces deux États; et le gouvernement fédéral fut
contraint de chercher ailleurs les troupes dont il manquait[162].

         [Note 162: _Kent's commentaries_, vol. 1, p. 244. Remarquez
         que j'ai choisi l'exemple cité plus haut dans des temps
         postérieurs à l'établissement de la constitution actuelle. Si
         j'avais voulu remonter à l'époque de la première
         confédération, j'aurais signalé des faits bien plus
         concluants encore. Alors il régnait un véritable enthousiasme
         dans la nation; la révolution était représentée par un homme
         éminemment populaire, et pourtant, à cette époque, le congrès
         ne disposait, à proprement parler, de rien. Les hommes et
         l'argent lui manquaient à tous moments; les plans les mieux
         combinés par lui échouaient dans l'exécution, et l'Union,
         toujours sur le point de périr, fut sauvée bien plus par la
         faiblesse de ses ennemis que par sa propre force.]

D'où vient donc que l'Union américaine, toute protégée qu'elle est par
la perfection relative de ses lois, ne se dissout pas au milieu d'une
grande guerre? c'est qu'elle n'a point de grandes guerres à craindre.

Placée au centre d'un continent immense, où l'industrie humaine peut
s'étendre sans bornes, l'Union est presque aussi isolée du monde que si
elle se trouvait resserrée de tous côtés par l'Océan.

Le Canada ne compte qu'un million d'habitants; sa population est divisée
en deux nations ennemies. Les rigueurs du climat limitent l'étendue de
son territoire et ferment pendant six mois ses ports.

Du Canada au golfe du Mexique, on rencontre encore quelques tribus
sauvages à moitié détruites que 6,000 soldats poussent devant eux.

Au sud, l'Union touche par un point à l'empire du Mexique; c'est de là
probablement que viendront un jour les grandes guerres. Mais, pendant
long-temps encore, l'état peu avancé de la civilisation, la corruption
des moeurs et la misère, empêcheront le Mexique de prendre un rang élevé
parmi les nations. Quant aux puissances de l'Europe, leur éloignement
les rend peu redoutables (_O_).

Le grand bonheur des États-Unis n'est donc pas d'avoir trouvé une
constitution fédérale qui leur permette de soutenir de grandes guerres,
mais d'être tellement situés qu'il n'y en a pas pour eux à craindre.

Nul ne saurait apprécier plus que moi les avantages du système
fédératif. J'y vois l'une des plus puissantes combinaisons en faveur de
la prospérité et de la liberté humaine. J'envie le sort des nations
auxquelles il a été permis de l'adopter. Mais je me refuse pourtant à
croire que des peuples confédérés puissent lutter long-temps, à égalité
de force, contre une nation où la puissance gouvernementale serait
centralisée.

Le peuple qui, en présence des grandes monarchies militaires de
l'Europe, viendrait à fractionner sa souveraineté, me semblerait
abdiquer, par ce seul fait, son pouvoir, et peut-être son existence et
son nom.

Admirable position du Nouveau-Monde, qui fait que l'homme n'y a encore
d'ennemis que lui-même! Pour être heureux et libre, il lui suffit de le
vouloir.




NOTES.


(_A_) PAGE 31.

Voyez, sur tous les pays de l'ouest où les Européens n'ont pas encore
pénétré, les deux voyages entrepris par le major Long, aux frais du
congrès.

M. Long dit notamment, à propos du grand désert américain, qu'il faut
tirer une ligne à peu près parallèle au 20e degré de longitude (méridien
de Washington[163]), partant de la rivière Rouge et aboutissant à la
rivière Plate. De cette ligne imaginaire jusqu'aux montagnes Rocheuses,
qui bornent la vallée du Mississipi à l'ouest, s'étendent d'immenses
plaines, couvertes en général de sable qui se refuse à la culture, ou
parsemées de pierres granitiques. Elles sont privées d'eau en été. On
n'y rencontre que de grands troupeaux de buffles et de chevaux sauvages.
On y voit aussi quelques hordes d'Indiens, mais en petit nombre.

         [Note 163: Le 20e degré de longitude, suivant le méridien de
         Washington, se rapporte à peu près au 99e degré suivant le
         méridien de Paris.]

Le major Long a entendu dire qu'en s'élevant au-dessus de la rivière
Plate dans la même direction, on rencontrait toujours à sa gauche le
même désert; mais il n'a pas pu vérifier par lui-même l'exactitude de ce
rapport. _Long's expedition_, vol. 2, p. 361.

Quelque confiance que mérite la relation du major Long, il ne faut pas
cependant oublier qu'il n'a fait que traverser le pays dont il parle,
sans tracer de grands zigzags au-dehors de la ligne qu'il suivait.


(_B_) PAGE 33.

L'Amérique du Sud, dans ses régions intertropicales, produit avec une
incroyable profusion ces plantes grimpantes connues sous le nom
générique de lianes. La flore des Antilles en présente à elle seule plus
de quarante espèces différentes.

Parmi les plus gracieux d'entre ces arbustes se trouve la grenadille.
Cette jolie plante, dit Descourtiz dans sa description du règne végétal
aux Antilles, au moyen des vrilles dont elle est munie, s'attache aux
arbres et y forme des arcades mobiles, des colonnades riches et
élégantes par la beauté des fleurs pourpres variées de bleu qui les
décorent, et qui flattent l'odorat par le parfum qu'elles exhalent; vol.
1, p. 265.

L'acacia à grandes gousses est une liane très grosse qui se développe
rapidement, et, courant d'arbres en arbres, couvre quelquefois plus
d'une demi-lieue; vol. 3, p. 227.


(_C_) PAGE 56.

_Sur les langues américaines._

Les langues que parlent les Indiens de l'Amérique, depuis le pôle
arctique jusqu'au cap Horn, sont toutes formées, dit-on, sur le même
modèle, et soumises aux mêmes règles grammaticales; d'où on peut
conclure avec une grande vraisemblance que toutes les nations indiennes
sont sorties de la même souche.

Chaque peuplade du continent américain parle un dialecte différent; mais
les langues proprement dites sont en très petit nombre, ce qui tendrait
encore à prouver que les nations du Nouveau-Monde n'ont pas une origine
fort ancienne.

Enfin les langues de l'Amérique sont d'une extrême régularité; il est
donc probable que les peuples qui s'en servent n'ont pas encore été
soumis à de grandes révolutions, et ne se sont pas mêlés forcément ou
volontairement à des nations étrangères; car c'est en général l'union de
plusieurs langues dans une seule qui produit les irrégularités de la
grammaire.

Il n'y a pas long-temps que les langues américaines, et en particulier
les langues de l'Amérique du Nord, ont attiré l'attention sérieuse des
philologues. On a découvert alors, pour la première fois, que cet idiome
d'un peuple barbare était le produit d'un système d'idées très
compliquées et de combinaisons fort savantes. On s'est aperçu que ces
langues étaient fort riches, et qu'en les formant on avait pris grand
soin de ménager la délicatesse de l'oreille.

Le système grammatical des Américains diffère de tous les autres en
plusieurs points, mais principalement en celui-ci.

Quelques peuples de l'Europe, entre autres les Allemands, ont la faculté
de combiner au besoin différentes expressions, et de donner ainsi un
sens complexe à certains mots. Les Indiens ont étendu de la manière la
plus surprenante cette même faculté, et sont parvenus à fixer pour ainsi
dire sur un seul point un très grand nombre d'idées. Ceci se comprendra
sans peine à l'aide d'un exemple cité par M. Duponceau, dans les
_Mémoires de la Société philosophique d'Amérique_.

Lorsqu'une femme delaware joue avec un chat ou avec un jeune chien,
dit-il, on l'entend quelquefois prononcer le mot _kuligatschis_. Ce mot
est ainsi composé: _K_ est le signe de la seconde personne, et signifie
_tu_ ou _ton_; _uli_, qu'on prononce _ouli_, est un fragment du mot
_wulit_, qui signifie _beau_, _joli_; _gat_ est un autre fragment du mot
_wichgat_, qui signifie _patte_; enfin _schis_, qu'on prononce _chise_,
est une terminaison diminutive qui apporte avec elle l'idée de la
petitesse. Ainsi, dans un seul mot, la femme indienne a dit: Ta jolie
petite patte.

Voici un autre exemple qui montre avec quel bonheur les sauvages de
l'Amérique savaient composer leurs mots.

Un jeune homme en delaware se dit _pilapé_. Ce mot est formé de
_pilsit_, chaste, innocent; et de _lénapé_, homme: c'est-à-dire l'homme
dans sa pureté et son innocence.

Cette faculté de combiner entre eux les mots se fait surtout remarquer
d'une manière fort étrange dans la formation des verbes. L'action la
plus compliquée se rend souvent par un seul verbe; presque toutes les
nuances de l'idée agissent sur le verbe et le modifient.

Ceux qui voudraient examiner plus en détail ce sujet, que je n'ai fait
moi-même qu'effleurer très superficiellement, devront lire:

1º La Correspondance de M. Duponceau avec le révérend Hecwelder,
relativement aux langues indiennes. Cette correspondance se trouve dans
le 1er volume des _Mémoires de la Société philosophique d'Amérique_,
publiés à Philadelphie, en 1819, chez Abraham Small, p. 356-464.

2º La grammaire de la langue delaware ou lenape, par Geiberger, et la
préface de M. Duponceau, qui y est jointe. Le tout se trouve dans les
mêmes collections, vol. 3.

3º Un résumé fort bien fait de ces travaux, contenu à la fin du volume
6 de l'_Encyclopédie américaine_.


(_D_) PAGE 58.

On trouve dans Charlevoix, tome I, p. 235, l'histoire de la première
guerre que les Français du Canada eurent à soutenir, en 1610, contre les
Iroquois. Ces derniers, quoique armés de flèches et d'arcs, opposèrent
une résistance désespérée aux Français et à leurs alliés. Charlevoix,
qui n'est cependant pas un grand peintre, fait très bien voir dans ce
morceau le contraste qu'offraient les moeurs des Européens et celles des
sauvages, ainsi que les différentes manières dont ces deux races
entendaient l'honneur.

«Les Français, dit-il, se saisirent des peaux de castor dont les
Iroquois, qu'ils voyaient étendus sur la place, étaient couverts. Les
Hurons, leurs alliés, furent scandalisés à ce spectacle. Ceux-ci, de
leur côté, commencèrent à exercer leurs cruautés ordinaires sur les
prisonniers, et dévorèrent un de ceux qui avaient été tués, ce qui fit
horreur aux Français. Ainsi, ajoute Charlevoix, ces barbares faisaient
gloire d'un désintéressement qu'ils étaient surpris de ne pas trouver
dans notre nation, et ne comprenaient pas qu'il y eut bien moins de mal
à dépouiller les morts qu'à se repaître de leurs chairs comme des bêtes
féroces.»

Le même Charlevoix, dans un autre endroit, vol. 1, p. 230, peint de
cette manière le premier supplice dont Champlain fut le témoin, et le
retour des Hurons dans leur village.

«Après avoir fait huit lieues, dit-il, nos alliés s'arrêtèrent, et,
prenant un de leurs captifs, ils lui reprochèrent toutes les cruautés
qu'il avait exercées sur des guerriers de leur nation qui étaient tombés
dans ses mains, et lui déclarèrent qu'il devait s'attendre à être traité
de la même manière, ajoutant que, s'il avait du coeur, il le
témoignerait en chantant: il entonna aussitôt sa chanson de guerre, et
toutes celles qu'il savait, mais sur un ton fort triste, dit Champlain,
qui n'avait pas encore eu le temps de connaître que toute la musique des
sauvages a quelque chose de lugubre. Son supplice, accompagné de toutes
les horreurs dont nous parlerons dans la suite, effraya les Français,
qui firent en vain tous leurs efforts pour y mettre fin. La nuit
suivante, un Huron ayant rêvé qu'on était poursuivi, la retraite se
changea en une véritable fuite, et les sauvages ne s'arrêtèrent plus
dans aucun endroit qu'ils ne fussent hors de tout danger.

»Du moment qu'ils eurent aperçu les cabanes de leur village, ils
coupèrent de longs bâtons auxquels ils attachèrent les chevelures qu'ils
avaient eues en partage, et les portèrent comme en triomphe. À cette vue
les femmes accoururent, se jetèrent à la nage, et, ayant joint les
canots, elles prirent ces chevelures toutes sanglantes des mains de
leurs maris, et se les attachèrent au cou.

»Les guerriers offrirent un de ces horribles trophées à Champlain, et
lui firent en outre présent de quelques arcs et de quelques flèches,
seules dépouilles des Iroquois dont ils eussent voulu s'emparer, le
priant de les montrer au roi de France.»

Champlain vécut seul tout un hiver au milieu de ces barbares, sans que
sa personne ou ses propriétés fussent un instant compromises.


(_E_) PAGE 61.

Quoique le rigorisme puritain qui a présidé à la naissance des colonies
anglaises d'Amérique se soit déjà fort affaibli, on en trouve encore
dans les habitudes et dans les lois des traces extraordinaires.

En 1792, à l'époque même où la république antichrétienne de France
commençait son existence éphémère, le corps législatif du Massachusetts
promulguait la loi qu'on va lire, pour forcer les citoyens à
l'observation du dimanche. Voici le préambule et les principales
dispositions de cette loi, qui mérite d'attirer toute l'attention du
lecteur:

«Attendu, dit le législateur, que l'observation du dimanche est d'un
intérêt public, qu'elle produit une suspension utile dans les travaux;
qu'elle porte les hommes à réfléchir sur les devoirs de la vie et sur
les erreurs auxquelles l'humanité est si sujette; qu'elle permet
d'honorer en particulier et en public le Dieu créateur et gouverneur de
l'univers, et de se livrer à ces actes de charité qui font l'ornement et
le soulagement des sociétés chrétiennes;

»Attendu que les personnes irréligieuses ou légères, oubliant les
devoirs que le dimanche impose et l'avantage que la société en retire,
en profanent la sainteté en se livrant à leurs plaisirs ou à leurs
travaux; que cette manière d'agir est contraire à leurs propres intérêts
comme chrétiens; que, de plus, elle est de nature à troubler ceux qui ne
suivent pas leur exemple, et porte un préjudice réel à la société tout
entière en introduisant dans son sein le goût de la dissipation et les
habitudes dissolues;

«Le sénat et la chambre des représentants ordonnent ce qui suit:

«1º Nul ne pourra, le jour du dimanche, tenir ouvert sa boutique ou son
atelier. Nul ne pourra, le même jour, s'occuper d'aucun travail ou
affaires quelconques, assister à aucun concert, bal ou spectacle d'aucun
genre, ni se livrer à aucune espèce de chasse, jeu, récréation, sous
peine d'amende. L'amende ne sera pas moindre de 10 shellings, et
n'excédera pas 20 shellings pour chaque contravention.

«2º Aucun voyageur, conducteur, charretier, excepté en cas de nécessité,
ne pourra voyager le dimanche, sous peine de la même amende.

«3º Les cabaretiers, détaillants, aubergistes, empêcheront qu'aucun
habitant domicilié dans leur commune ne vienne chez eux le dimanche,
pour y passer le temps en plaisirs ou en affaires. En cas de
contravention, l'aubergiste et son hôte paieront l'amende. De plus,
l'aubergiste pourra perdre sa licence.

«4º Celui qui, étant en bonne santé et sans raison suffisante, omettra
pendant trois mois de rendre à Dieu un culte public, sera condamné à 10
shillings d'amende.

«5º Celui qui, dans l'enceinte d'un temple, tiendra une conduite
inconvenante, paiera une amende de 5 shellings à 40.

«6º Sont chargés de tenir la main à l'exécution de la présente loi, les
tythingmen des communes[164]. Ils ont le droit de visiter le dimanche
tous les appartements des hôtelleries ou lieux publics. L'aubergiste qui
leur refuserait l'entrée de sa maison sera condamné pour ce seul fait à
40 shellings d'amende.

         [Note 164: Ce sont des officiers élus chaque année, et qui,
         par leurs fonctions, se rapprochent tout à la fois du garde
         champêtre et de l'officier de police judiciaire en France.]

«Les tythingmen devront arrêter les voyageurs, et s'enquérir de la
raison qui les a obligés de se mettre en route le dimanche. Celui qui
refusera de répondre sera condamné à une amende qui pourra être de 5
livres sterling.

«Si la raison donnée par le voyageur ne paraît pas suffisante au
tythingman, il poursuivra ledit voyageur devant le juge de paix du
canton.» Loi du 8 mars 1792. _General Laws of Massachusetts_, vol. 1, p.
410.

Le 11 mars 1797, une nouvelle loi vint augmenter le taux des amendes,
dont moitié dut appartenir à celui qui poursuivait le délinquant. _Même
collection_, vol. 1, p. 525.

Le 16 février 1816, une nouvelle loi confirma ces mêmes mesures. _Même
collection_, vol. 2, p. 405.

Des dispositions analogues existent dans les lois de l'État de New-York,
révisées en 1827 et 1828. (Voyez _Revised statutes_, partie 1, chapitre
20, p. 675.) Il y est dit que le dimanche nul ne pourra chasser, pêcher,
jouer, ni fréquenter les maisons où l'on donne à boire. Nul ne pourra
voyager, si ce n'est en cas de nécessité.

Ce n'est pas la seule trace que l'esprit religieux et les moeurs
austères des premiers émigrants aient laissée dans les lois.

On lit dans les statuts révisés de l'État de New-York, vol. 1, p. 662,
l'article suivant:

«Quiconque gagnera ou perdra dans l'espace de vingt-quatre heures, en
jouant ou en pariant, la somme de 25 dollars (environ 132 francs), sera
réputé coupable d'un délit (_misdemeanor_), et sur la preuve du fait,
sera condamné à une amende égale au moins à cinq fois la valeur de la
somme perdue ou gagnée; laquelle amende sera versée dans les mains de
l'inspecteur des pauvres de la commune.

«Celui qui perd 25 dollars ou plus peut les réclamer en justice. S'il
omet de le faire, l'inspecteur des pauvres peut actionner le gagnant, et
lui faire donner, au profit des pauvres, la somme gagnée et une somme
triple de celle-là.»

Les lois que nous venons de citer sont très récentes; mais qui pourrait
les comprendre sans remonter jusqu'à l'origine même des colonies? Je ne
doute point que de nos jours la partie pénale de cette législation ne
soit que fort rarement appliquée; les lois conservent leur inflexibilité
quand déjà les moeurs se sont pliées au mouvement du temps. Cependant
l'observation du dimanche en Amérique est encore ce qui frappe le plus
vivement l'étranger.

Il y a notamment une grande ville américaine dans laquelle, à partir du
samedi soir, le mouvement social est comme suspendu. Vous parcourez ses
murs à l'heure qui semble convier l'âge mûr aux affaires et la jeunesse
aux plaisirs, et vous vous trouvez dans une profonde solitude. Non
seulement personne ne travaille, mais personne ne paraît vivre. On
n'entend ni le mouvement de l'industrie, ni les accents de la joie, ni
même le murmure confus qui s'élève sans cesse du sein d'une grande cité.
Des chaînes sont tendues aux environs des églises; les volets des
maisons à demi fermés ne laissent qu'à regret pénétrer un rayon du
soleil dans la demeure des citoyens. À peine de loin en loin
apercevez-vous un homme isolé qui se coule sans bruit à travers les
carrefours déserts et le long des rues abandonnées.

Le lendemain à la pointe du jour, le roulement des voitures, le bruit
des marteaux, les cris de la population recommencent à se faire
entendre; la cité se réveille; une foule inquiète se précipite vers les
foyers du commerce et de l'industrie; tout se remue, tout s'agite, tout
se presse autour de vous. À une sorte d'engourdissement léthargique
succède une activité fébrile; on dirait que chacun n'a qu'un seul jour à
sa disposition pour acquérir la richesse et pour en jouir.


(_F_) PAGE 69.

Il est inutile de dire que, dans le chapitre qu'on vient de lire, je
n'ai point prétendu faire une histoire de l'Amérique. Mon seul but a été
de mettre le lecteur à même d'apprécier l'influence qu'avaient exercée
les opinions et les moeurs des premiers émigrants sur le sort des
différentes colonies et de l'Union en général. J'ai donc dû me borner à
citer quelques fragments détachés.

Je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu'en marchant dans la
route que je ne fais ici qu'indiquer, on pourrait présenter sur le
premier âge des républiques américaines des tableaux qui ne seraient pas
indignes d'attirer les regards du public, et qui donneraient sans doute
matière à réfléchir aux hommes d'État. Ne pouvant me livrer moi-même à
ce travail, j'ai voulu du moins le faciliter à d'autres. J'ai donc cru
devoir présenter ici une courte nomenclature et une analyse abrégée des
ouvrages dans lesquels il me paraîtrait le plus utile de puiser.

Au nombre des documents généraux qu'on pourrait consulter avec fruit, je
placerai d'abord l'ouvrage intitulé _Historical collection of
state-papers and other authentic documents, intended as materials for an
history of the United States of America; by Ebenezer Hazard_.

Le premier volume de cette compilation, qui fut imprimé à Philadelphie
en 1793, contient la copie textuelle de toutes les chartes accordées par
la couronne d'Angleterre aux émigrants, ainsi que les principaux actes
des gouvernements coloniaux durant les premiers temps de leur existence.
On y trouve entre autres un grand nombre de documents authentiques sur
les affaires de la Nouvelle-Angleterre et de la Virginie pendant cette
période.

Le second volume est consacré presque tout entier aux actes de la
confédération de 1643. Ce pacte fédéral, qui eut lieu entre les colonies
de la Nouvelle-Angleterre, dans le but de résister aux Indiens, fut le
premier exemple d'union que donnèrent les Anglo-Américains. Il y eut
encore plusieurs autres confédérations de la même nature, jusqu'à celle
de 1776, qui amena l'indépendance des colonies.

La collection historique de Philadelphie se trouve à la Bibliothèque
Royale.

Chaque colonie a de plus ses monuments historiques, dont plusieurs sont
très précieux. Je commence mon examen par la Virginie, qui est l'État le
plus anciennement peuplé.

Le premier de tous les historiens de la Virginie est son fondateur, le
capitaine Jean Smith. Le capitaine Smith nous a laissé un volume in-4º
intitulé: _The general history of Virginia and New-England, by Captain
John Smith, some time governor in those countryes and admiral of
New-England_, imprimé à Londres en 1627. (Ce volume se trouve à la
Bibliothèque Royale.) L'ouvrage de Smith est orné de cartes et de
gravures très curieuses, qui datent du temps où il a été imprimé. Le
récit de l'historien s'étend depuis l'année 1584 jusqu'en 1626. Le livre
de Smith est estimé et mérite de l'être. L'auteur est un des plus
célèbres aventuriers qui aient paru dans le siècle plein d'aventures à
la fin duquel il a vécu: le livre lui-même respire cette ardeur de
découvertes, cet esprit d'entreprise, qui caractérisait les hommes
d'alors; on y retrouve ces moeurs chevaleresques qu'on mêlait au négoce,
et qu'on faisait servir à l'acquisition des richesses.

Mais ce qui est surtout remarquable dans le capitaine Smith, c'est qu'il
mêle aux vertus de ses contemporains des qualités qui sont restées
étrangères à la plupart d'entre eux; son style est simple et net, ses
récits ont tous le cachet de la vérité, ses descriptions ne sont point
ornées.

Cet auteur jette sur l'état des Indiens à l'époque de la découverte de
l'Amérique du Nord des lumières précieuses.

Le second historien à consulter est Beverley. L'ouvrage de Beverley, qui
forme un volume in-12, a été traduit en français, et imprimé à Amsterdam
en 1707. L'auteur commence ses récits à l'année 1585, et les termine à
l'année 1700. La première partie de son livre contient des documents
historiques proprement dits, relatifs à l'enfance de la colonie. La
seconde renferme une peinture curieuse de l'état des Indiens à cette
époque reculée. La troisième donne des idées très claires sur les
moeurs, l'état social, les lois et les habitudes politiques des
Virginiens du temps de l'auteur.

Beverley était originaire de la Virginie, ce qui lui fait dire en
commençant, «qu'il supplie les lecteurs de ne point examiner son ouvrage
en critiques trop rigides, attendu qu'étant né aux Indes il n'aspire
point à la pureté du langage.» Malgré cette modestie de colon, l'auteur
témoigne, dans tout le cours de son livre, qu'il supporte impatiemment
la suprématie de la mère-patrie. On trouve également dans l'ouvrage de
Beverley des traces nombreuses de cet esprit de liberté civile qui
animait dès lors les colonies anglaises d'Amérique. On y rencontre aussi
la trace des divisions qui ont si long-temps existé au milieu d'elles,
et qui ont retardé leur indépendance. Beverley déteste ses voisins
catholiques du Maryland plus encore que le gouvernement anglais. Le
style de cet auteur est simple; ses récits sont souvent pleins d'intérêt
et inspirent la confiance. La traduction française de l'histoire de
Beverley se trouve dans la Bibliothèque Royale.

J'ai vu en Amérique, mais je n'ai pu retrouver en France, un ouvrage qui
mériterait aussi d'être consulté; il est intitulé: _History of Virginia,
by William Stith._ Ce livre offre des détails curieux; mais il m'a paru
long et diffus.

Le plus ancien et le meilleur document qu'on puisse consulter sur
l'histoire des Carolines est un livre petit in-4º intitulé: _The History
of Carolina by John Lawson_, imprimé à Londres en 1718.

L'ouvrage de Lawson contient d'abord un voyage de découvertes, dans
l'ouest de la Caroline. Ce voyage est écrit en forme de journal; les
récits de l'auteur sont confus; ses observations sont très
superficielles; on y trouve seulement une peinture assez frappante des
ravages que causaient la petite-vérole et l'eau-de-vie parmi les
sauvages de cette époque, et un tableau curieux de la corruption des
moeurs qui régnait parmi eux, et que la présence des Européens
favorisait.

La deuxième partie de l'ouvrage de Lawson est consacrée à retracer
l'état physique de la Caroline, et à faire connaître ses productions.

Dans la troisième partie, l'auteur fait une description intéressante des
moeurs, des usages et du gouvernement des Indiens de cette époque. Il y
a souvent de l'esprit et de l'originalité dans cette portion du livre.

L'histoire de Lawson est terminée par la charte accordée à la Caroline
du temps de Charles II.

Le ton général de cet ouvrage est léger, souvent licencieux, et forme un
parfait contraste avec le style profondément grave des ouvrages publiés
à cette même époque dans la Nouvelle-Angleterre.

L'histoire de Lawson est un document extrêmement rare en Amérique, et
qu'on ne peut se procurer en Europe. Il y en a cependant un exemplaire à
la Bibliothèque Royale.

De l'extrémité sud des États-Unis, je passe immédiatement à l'extrémité
nord. L'espace intermédiaire n'a été peuplé que plus tard.

Je dois indiquer d'abord une compilation fort curieuse intitulée
_Collection of the Massachusetts historical society_, imprimé pour la
première fois à Boston en 1792, réimprimée en 1806. Cet ouvrage n'existe
pas à la Bibliothèque Royale, ni, je crois, dans aucune autre.

Cette collection (qui se continue) renferme une foule de documents très
précieux relativement à l'histoire des différents États de la
Nouvelle-Angleterre. On y trouve des correspondances inédites et des
pièces authentiques qui étaient enfouies dans les archives provinciales.
L'ouvrage tout entier de Gookin relatif aux Indiens y a été inséré.

J'ai indiqué plusieurs fois dans le cours du chapitre auquel se rapporte
cette note, l'ouvrage de Nathaniel Morton intitulé _New England's
Memorial_. Ce que j'en ai dit suffit pour prouver qu'il mérite d'attirer
l'attention de ceux qui voudraient connaître l'histoire de la
Nouvelle-Angleterre. Le livre de Nathaniel Morton forme un vol. in-8º,
réimprimé à Boston en 1826. Il n'existe pas à la Bibliothèque Royale.

Le document le plus estimé et le plus important que l'on possède sur
l'histoire de la Nouvelle-Angleterre est l'ouvrage de R. Cotton Mather
intitulé _Magnalia Christi Americana, or the ecclesiastical history of
New-England_, 1620-1698, 2 vol. in-8º, réimprimés à Hartford en 1820. Je
ne crois pas qu'on le trouve à la Bibliothèque Royale.

L'auteur a divisé son ouvrage en sept livres.

Le premier présente l'histoire de ce qui a préparé et amené la fondation
de la Nouvelle-Angleterre.

Le second contient la vie des premiers gouverneurs et des principaux
magistrats qui ont administré ce pays.

Le troisième est consacré à la vie et aux travaux des ministres
évangéliques qui, pendant la même période, y ont dirigé les âmes.

Dans le quatrième, l'auteur fait connaître la fondation et le
développement de l'Université de Cambridge (Massachusetts).

Au cinquième, il expose les principes et la discipline de l'Église de la
Nouvelle-Angleterre.

Le sixième est consacré à retracer certains faits qui dénotent, suivant
Mather, l'action bienfaisante de la Providence sur les habitants de la
Nouvelle-Angleterre.

Dans le septième, enfin, l'auteur nous apprend les hérésies et les
troubles auxquels a été exposée l'Église de la Nouvelle-Angleterre.

Cotton Mather était un ministre évangélique qui, après être né à Boston,
y a passé sa vie.

Toute l'ardeur et toutes les passions religieuses qui ont amené la
fondation de la Nouvelle-Angleterre animent et vivifient ses récits. On
découvre fréquemment des traces de mauvais goût dans sa manière
d'écrire: mais il attache, parce qu'il est plein d'un enthousiasme qui
finit par se communiquer au lecteur. Il est souvent intolérant, plus
souvent crédule; mais on n'aperçoit jamais en lui envie de tromper;
quelquefois même son ouvrage présente de beaux passages et des pensées
vraies et profondes, telles que celles-ci:

«Avant l'arrivée des puritains, dit-il, vol. 1, chap. IV, p. 61, les
Anglais avaient plusieurs fois essayé de peupler le pays que nous
habitons; mais comme ils ne visaient pas plus haut qu'au succès de leurs
intérêts matériels, ils furent bientôt abattus par les obstacles; il
n'en a pas été ainsi des hommes qui arrivèrent en Amérique, poussés et
soutenus par une haute pensée religieuse. Quoique ceux-ci aient trouvé
plus d'ennemis que n'en rencontrèrent peut-être jamais les fondateurs
d'aucune colonie, ils persistèrent dans leur dessein, et l'établissement
qu'ils ont formé subsiste encore de nos jours.»

Mather mêle parfois à l'austérité de ses tableaux des images pleines de
douceur et de tendresse: après avoir parlé d'une dame anglaise que
l'ardeur religieuse avait entraînée avec son mari en Amérique, et qui
bientôt après succomba aux fatigues et aux misères de l'exil, il ajoute:
«Quant à son vertueux époux, Isaac Johnson, il essaya de vivre sans
elle, et ne l'ayant pas pu, il mourut.» (V. 1, p. 71.)

Le livre de Mather fait admirablement connaître le temps et le pays
qu'il cherche à décrire.

Veut-il nous apprendre quels motifs portèrent les puritains à chercher
un asile au-delà des mers, il dit:

«Le Dieu du ciel fit un appel à ceux d'entre son peuple qui habitaient
l'Angleterre. Parlant en même temps à des milliers d'hommes qui ne
s'étaient jamais vus les uns les autres, il les remplit du désir de
quitter les commodités de la vie qu'ils trouvaient dans leur patrie, de
traverser un terrible océan pour aller s'établir au milieu de déserts
plus formidables encore, dans l'unique but de s'y soumettre sans
obstacle à ses lois.»

«Avant d'aller plus loin, ajoute-t-il, il est bon de faire connaître
quels ont été les motifs de cette entreprise, afin qu'ils soient bien
compris de la postérité; il est surtout important d'en rappeler le
souvenir aux hommes de nos jours, de peur que, perdant de vue l'objet
que poursuivaient leurs pères, ils ne négligent les vrais intérêts de la
Nouvelle-Angleterre. Je placerai donc ici ce qui se trouve dans un
manuscrit où quelques uns de ces motifs furent alors exposés.

«Premier motif: Ce serait rendre un très grand service à l'Église que de
porter l'Évangile dans cette partie du monde (l'Amérique du Nord), et
d'élever un rempart qui puisse défendre les fidèles contre l'Antéchrist,
dont on travaille à fonder l'empire dans le reste de l'univers.

«Second motif: Toutes les autres Églises d'Europe ont été frappées de
désolation, et il est à craindre que Dieu n'ait porté le même arrêt
contre la nôtre. Qui sait s'il n'a pas eu soin de préparer cette place
(la Nouvelle-Angleterre) pour servir de refuge à ceux qu'il veut sauver
de la destruction générale?

«Troisième motif: Le pays où nous vivons semble fatigué d'habitants;
l'homme, qui est la plus précieuse des créatures, a ici moins de valeur
que le sol qu'il foule sous ses pas. On regarde comme un pesant fardeau
d'avoir des enfants, des voisins, des amis; on fuit le pauvre; les
hommes repoussent ce qui devrait causer les plus grandes jouissances de
ce monde, si les choses étaient suivant l'ordre naturel.

«Quatrième motif: Nos passions sont arrivées à ce point qu'il n'y a pas
de fortune qui puisse mettre un homme en état de maintenir son rang
parmi ses égaux. Et cependant celui qui ne peut y réussir est en butte
au mépris: d'où il résulte que dans toutes les professions on cherche à
s'enrichir par des moyens illicites, et il devient difficile aux gens de
bien d'y vivre à leur aise et sans déshonneur.

«Cinquième motif: Les écoles où l'on enseigne les sciences et la
religion sont si corrompues, que la plupart des enfants, et souvent les
meilleurs, les plus distingués d'entre eux, et ceux qui faisaient naître
les plus légitimes espérances, se trouvent entièrement pervertis par la
multitude des mauvais exemples dont ils sont témoins, et par la licence
qui les environne.

«Sixième motif: La terre entière n'est-elle pas le jardin du Seigneur?
Dieu ne l'a-t-il pas livrée aux fils d'Adam pour qu'ils la cultivent et
l'embellissent? Pourquoi nous laissons-nous mourir de faim faute de
place, tandis que de vastes contrées également propres à l'usage de
l'homme restent inhabitées et sans culture?

«Septième motif: Élever une Église réformée et la soutenir dans son
enfance; unir nos forces avec celles d'un peuple fidèle pour la
fortifier, la faire prospérer, et la sauver des hasards, et peut-être de
la misère complète à laquelle elle serait exposée sans cet appui, quelle
oeuvre plus noble et plus belle, quelle entreprise plus digne d'un
chrétien?

«Huitième motif: Si les hommes dont la piété est connue, et qui vivent
ici (en Angleterre) au milieu de la richesse et du bonheur abandonnaient
ces avantages pour travailler à l'établissement de cette Église
réformée, et consentaient à partager avec elle un sort obscur et
pénible, ce serait un grand et utile exemple qui ranimerait la foi des
fidèles dans les prières qu'ils adressent à Dieu en faveur de la
colonie, et qui porterait beaucoup d'autres hommes à se joindre à eux.»

Plus loin, exposant les principes de l'Église de la Nouvelle-Angleterre
en matière de morale, Mather s'élève avec violence contre l'usage de
porter des santés à table, ce qu'il nomme une habitude païenne et
abominable.

Il proscrit avec la même rigueur tous les ornements que les femmes
peuvent mêler à leurs cheveux, et condamne sans pitié la mode qui
s'établit, dit-il, parmi elles, de se découvrir le cou et les bras.

Dans une autre partie de son ouvrage, il nous raconte fort au long
plusieurs faits de sorcellerie qui ont effrayé la Nouvelle-Angleterre.
On voit que l'action visible du démon dans les affaires de ce monde lui
semble une vérité incontestable et démontrée.

Dans un grand nombre d'endroits de ce même livre se révèle l'esprit de
liberté civile et d'indépendance politique qui caractérisait les
contemporains de l'auteur. Leurs principes en matière de gouvernement se
montrent à chaque pas. C'est ainsi, par exemple, qu'on voit les
habitants du Massachusetts, dès l'année 1630, dix ans après la fondation
de Plymouth, consacrer 400 livres sterling à l'établissement de
l'Université de Cambridge.

Si je passe des documents généraux relatifs à l'histoire de la
Nouvelle-Angleterre à ceux qui se rapportent aux divers États
compris dans ses limites, j'aurai d'abord à indiquer l'ouvrage intitulé:
_The History of the colony of Massachusetts, by Hutchinson,
lieutenant-governor of the Massachusetts province_, 2 vol. in-8º. Il
se trouve à la Bibliothèque Royale un exemplaire de ce livre: c'est
une seconde édition imprimée à Londres en 1765.

L'histoire de Hutchinson, que j'ai plusieurs fois citée dans le chapitre
auquel cette note se rapporte, commence à l'année 1628 et finit en 1750.
Il règne dans tout l'ouvrage un grand air de véracité; le style en est
simple et sans apprêt. Cette histoire est très détaillée.

Le meilleur document à consulter, quant au Connecticut, est l'histoire
de Benjamin Trumbull, intitulée: _A complete History of Connecticut,
civil and ecclesiastical_, 1630-1764, 2 vol. in-8º, imprimés en 1818 à
New-Haven. Je ne crois pas que l'ouvrage de Trumbull se trouve à la
Bibliothèque Royale.

Cette histoire contient un exposé clair et froid de tous les événements
survenus dans le Connecticut durant la période indiquée au titre.
L'auteur a puisé aux meilleures sources, et ses récits conservent le
cachet de la vérité. Tout ce qu'il dit des premiers temps du Connecticut
est extrêmement curieux. Voyez notamment dans son ouvrage la
Constitution de 1639, vol. 1, chap. VI, p. 100; et aussi les _Lois
pénales du Connecticut_, vol. 1, chap. VII, p. 123.

On estime avec raison l'ouvrage de Jérémie Belknap intitulé: _History
of New-Hampshire_, 2 vol. in-8º, imprimés à Boston en 1792. Voyez
particulièrement, dans l'ouvrage de Belknap, le chap. III du premier
volume. Dans ce chapitre, l'auteur donne sur les principes politiques
et religieux des puritains, sur les causes de leur émigration, et sur
leurs lois, des détails extrêmement précieux. On y trouve cette
citation curieuse d'un sermon prononcé en 1663: «Il faut que la
Nouvelle-Angleterre se rappelle sans cesse qu'elle a été fondée dans
un but de religion et non dans un but de commerce. On lit sur son
front qu'elle a fait profession de pureté en matière de doctrine et de
discipline. Que les commerçants et tous ceux qui sont occupés à placer
denier sur denier se souviennent donc que c'est la religion et non le
gain qui a été l'objet de la fondation de ces colonies. S'il est
quelqu'un parmi nous qui, dans l'estimation qu'il fait du monde et de
la religion, regarde le premier comme 13 et prend la seconde seulement
pour 12, celui-là n'est pas animé des sentiments d'un véritable fils
de la Nouvelle-Angleterre.» Les lecteurs rencontreront dans Belknap
plus d'idées générales et plus de force de pensée que n'en présentent
jusqu'à présent les autres historiens américains.

J'ignore si ce livre se trouve à la Bibliothèque Royale.

Parmi les États du centre dont l'existence est déjà ancienne, et qui
méritent de nous occuper, se distinguent surtout l'État de New-York et
la Pensylvanie. La meilleure histoire que nous ayons de l'État de
New-York est intitulée: _History of New-York_, par William Smith,
imprimée à Londres en 1757. Il en existe une traduction française,
également imprimée à Londres en 1767, 1 vol. in-12. Smith nous fournit
d'utiles détails sur les guerres des Français et des Anglais en
Amérique. C'est de tous les historiens américains celui qui fait le
mieux connaître la fameuse confédération des Iroquois.

Quant à la Pensylvanie, je ne saurais mieux faire qu'indiquer l'ouvrage
de Proud intitulé: _The history of Pensylvania, from the original
institution and settlement of that province, under the first proprietor
and governor William Penn, in 1681 till after the year 1742_, par Robert
Proud, 2 vol. in-8º, imprimés à Philadelphie en 1797.

Ce livre mérite particulièrement d'attirer l'attention du lecteur; il
contient une foule de documents très curieux sur Penn, la doctrine des
quakers, le caractère, les moeurs, les usages des premiers habitants de
la Pensylvanie. Il n'existe pas, à ce que je crois, à la Bibliothèque.

Je n'ai pas besoin d'ajouter que parmi les documents les plus importants
relatifs à la Pensylvanie se placent les oeuvres de Penn lui-même et
celles de Franklin. Ces ouvrages sont connus d'un grand nombre de
lecteurs.

La plupart des livres que je viens de citer avaient déjà été consultés
par moi durant mon séjour en Amérique. La Bibliothèque Royale a bien
voulu m'en confier quelques uns; les autres m'ont été prêtés par M.
Varden, ancien consul-général des États-Unis à Paris, auteur d'un
excellent ouvrage sur l'Amérique. Je ne veux point terminer cette note
sans prier M. Varden d'agréer ici l'expression de ma reconnaissance.


(_G_) PAGE 79.

On trouve ce qui suit dans les _Mémoires de Jefferson_: «Dans les
premiers temps de l'établissement des Anglais en Virginie, quand on
obtenait des terres pour peu de chose, ou même pour rien, quelques
individus prévoyants avaient acquis de grandes concessions, et désirant
maintenir la splendeur de leur famille, ils avaient substitué leurs
biens à leurs descendants. La transmission de ces propriétés de
génération en génération, à des hommes qui portaient le même nom, avait
fini par élever une classe distincte de familles qui, tenant de la loi
le privilége de perpétuer leurs richesses, formaient de cette manière
une espèce d'ordre de patriciens distingués par la grandeur et le luxe
de leurs établissements. C'est parmi cet ordre que le roi choisissait
d'ordinaire ses conseillers d'État.» (_Jefferson's Memoirs._)

Aux États-Unis, les principales dispositions de la loi anglaise relative
aux successions ont été universellement rejetées.

«La première règle que nous suivons en matière de succession, dit M.
Kent, est celle-ci: Lorsqu'un homme meurt intestat, son bien passe à ses
héritiers en ligne directe; s'il n'y a qu'un héritier ou une héritière,
il ou elle recueille seul toute la succession. S'il existe plusieurs
héritiers du même degré, ils partagent également entre eux la
succession, sans distinction de sexe.»

Cette règle fut prescrite pour la première fois dans l'État de New-York
par un statut du 23 février 1786 (voyez _Revised Statutes_, vol. 3;
_Appendice_, p. 48); elle a été adoptée depuis dans les statuts révisés
du même État. Elle prévaut maintenant dans toute l'étendue des
États-Unis, avec cette seule exception que dans l'État de Vermont
l'héritier mâle prend double portion.

_Kent's commentaries_, vol. 4, p. 370.

M. Kent, dans le même ouvrage, vol. 4, p. 1-22, fait l'historique de la
législation américaine relative aux substitutions. Il en résulte
qu'avant la révolution d'Amérique les lois anglaises sur les
substitutions formaient le droit commun dans les colonies. Les
substitutions proprement dites (_Estates' tail_) furent abolies en
Virginie dès 1776 (cette abolition eut lieu sur la motion de Jefferson;
voyez _Jefferson's Memoirs_), dans l'État de New-York en 1786. La même
abolition a eu lieu depuis dans la Caroline du Nord, le Kentucky, le
Tennessee, la Géorgie, le Missouri. Dans le Vermont, l'État d'Indiana,
d'Illinois, de la Caroline du Sud et de la Louisiane, les substitutions
ont toujours été inusitées. Les États qui ont cru devoir conserver la
législation anglaise relative aux substitutions, l'ont modifiée de
manière à lui ôter ses principaux caractères aristocratiques. «Nos
principes généraux en matière de gouvernement, dit M. Kent, tendent à
Favoriser la libre circulation de la propriété.»

Ce qui frappe singulièrement le lecteur Français qui étudie la
législation américaine relative aux successions, c'est que nos lois sur
la même matière sont infiniment plus démocratiques encore que les leurs.

Les lois américaines partagent également les biens du père, mais dans le
cas seulement où sa volonté n'est pas connue: «car chaque homme, dit la
loi, dans l'État de New-York (_Revised Statutes_, vol. 3; _Appendix_, p.
51), a pleine liberté, pouvoir et autorité, de disposer de ses biens par
testament, de léguer, diviser, en faveur de quelque personne que ce
puisse être, pourvu qu'il ne teste pas en faveur d'un corps politique ou
d'une société organisée.»

La loi Française fait du partage égal ou presque égal la règle du
testateur.

La plupart des républiques américaines admettent encore les
substitutions, et se bornent à en restreindre les effets.

La loi Française ne permet les substitutions dans aucun cas.

Si l'état social des Américains est encore plus démocratique que le
nôtre, nos lois sont donc plus démocratiques que les leurs. Ceci
s'explique mieux qu'on ne le pense: en France, la démocratie est encore
occupée à démolir; en Amérique, elle règne tranquillement sur des
ruines.


(_H_) PAGE 90.

_Résumé des conditions électorales aux États-Unis._

Tous les États accordent la jouissance des droits électoraux à vingt-un
ans. Dans tous les États, il faut avoir résidé un certain temps dans le
district où l'on vote. Ce temps varie depuis trois mois jusqu'à deux
ans.

Quant au cens: dans l'État de Massachusetts, il faut, pour être
électeur, avoir 3 livres sterling de revenu, ou 60 de capital.

Dans le Rhode-Island, il faut posséder une propriété foncière valant 133
dollars (704 francs).

Dans le Connecticut, il faut avoir une propriété dont le revenu soit de
17 dollars (90 francs environ). Un an de service dans la milice donne
également le droit électoral.

Dans le New-Jersey, l'électeur doit avoir 50 livres sterling de fortune.

Dans la Caroline du Sud et le Maryland, l'électeur doit posséder 50
acres de terre.

Dans le Tennessee, il doit posséder une propriété quelconque.

Dans les États de Mississipi, Ohio, Géorgie, Virginie, Pensylvanie,
Delaware, New-York, il suffit, pour être électeur, de payer des taxes:
dans la plupart de ces États, le service de la milice équivaut au
paiement de la taxe.

Dans le Maine et dans le New-Hampshire, il suffit de n'être pas porté
sur la liste des indigents.

Enfin, dans les États de Missouri, Alabama, Illinois, Louisiana,
Indiana, Kentucky, Vermont, on n'exige aucune condition qui ait rapport
à la fortune de l'électeur.

Il n'y a, je pense, que la Caroline du Nord qui impose aux électeurs du
sénat d'autres conditions qu'aux électeurs de la chambre des
représentants. Les premiers doivent posséder en propriété 50 acres de
terre. Il suffit, pour pouvoir élire les représentants, de payer une
taxe.


(_I_) PAGE 152.

Il existe aux États-Unis un système prohibitif. Le petit nombre des
douaniers et la grande étendue des côtes rendent la contrebande très
facile; cependant on l'y fait infiniment moins qu'ailleurs, parce que
chacun travaille à la réprimer.

Comme il n'y a pas de police préventive aux États-Unis, on y voit plus
d'incendies qu'en Europe; mais en général ils y sont éteints plus tôt,
parce que la population environnante ne manque pas de se porter avec
rapidité sur le lieu du danger.


(_K_) PAGE 155.

Il n'est pas juste de dire que la centralisation soit née de la
révolution française; la révolution française l'a perfectionnée, mais ne
l'a point créée. Le goût de la centralisation et la manie réglementaire
remontent, en France, à l'époque où les légistes sont entrés dans le
gouvernement; ce qui nous reporte au temps de Philippe-le-Bel. Depuis
lors, ces deux choses n'ont jamais cessé de croître. Voici ce que M. de
Malhesherbes, parlant au nom de la cour des Aides, disait au roi Louis
XVI, en 1775[165]:

         [Note 165: Voyez _Mémoires pour servir à l'histoire du droit
         public de la France en matière d'impôts_, p. 654, imprimés à
         Bruxelles, en 1779.]

«.........Il restait à chaque corps, à chaque communauté de citoyens le
droit d'administrer ses propres affaires; droit que nous ne disons pas
qui fasse partie de la constitution primitive du royaume, car il remonte
bien plus haut: c'est le droit naturel, c'est le droit de la raison.
Cependant il a été enlevé à vos sujets, sire, et nous ne craindrons pas
de dire que l'administration est tombée à cet égard dans des excès qu'on
peut nommer puérils.

«Depuis que des ministres puissants se sont fait un principe politique
de ne point laisser convoquer d'assemblée nationale, on en est venu de
conséquences en conséquences jusqu'à déclarer nulles les délibérations
des habitants d'un village quand elles ne sont pas autorisées par un
intendant; en sorte que, si cette communauté a une dépense à faire, il
faut prendre l'attache du subdélégué de l'intendant, par conséquent
suivre le plan qu'il a adopté, employer les ouvriers qu'il favorise, les
payer suivant son arbitraire; et si la communauté a un procès à
soutenir, il faut aussi qu'elle se fasse autoriser par l'intendant. Il
faut que la cause soit plaidée à ce premier tribunal avant d'être portée
devant la justice. Et si l'avis de l'intendant est contraire aux
habitants, ou si leur adversaire a du crédit à l'intendance, la
communauté est déchue de la faculté de défendre ses droits. Voilà, sire,
par quels moyens on a travaillé à étouffer en France tout esprit
municipal, à éteindre, si on le pouvait, jusqu'aux sentiments de
citoyens; on a pour ainsi dire _interdit_ la nation entière, et on lui a
donné des tuteurs.»

Que pourrait-on dire de mieux aujourd'hui, que la révolution française a
fait ce qu'on appelle _ses conquêtes_ en matière de centralisation?

En 1789, Jefferson écrivait de Paris à un de ses amis: «Il n'est pas de
pays où la manie de trop gouverner ait pris de plus profondes racines
qu'en France, et où elle cause plus de mal.» _Lettres à Madisson_, 28
août 1789.

La vérité est qu'en France, depuis plusieurs siècles, le pouvoir central
a toujours fait tout ce qu'il a pu pour étendre la centralisation
administrative; il n'a jamais eu dans cette carrière d'autres limites
que ses forces.

Le pouvoir central né de la révolution française a marché plus avant en
ceci qu'aucun de ses prédécesseurs, parce qu'il a été plus fort et plus
savant qu'aucun d'eux. Louis XIV soumettait les détails de l'existence
communale aux bons plaisirs d'un intendant; Napoléon les a soumis à ceux
du ministre. C'est toujours le même principe, étendu à des conséquences
plus ou moins reculées.


(_L_) PAGE 160.

Cette immutabilité de la constitution en France est une conséquence
forcée de nos lois.

Et pour parler d'abord de la plus importante de toutes les lois, celle
qui règle l'ordre de succession au trône, qu'y a-t-il de plus immuable
dans son principe qu'un ordre politique fondé sur l'ordre naturel de
succession de père en fils? En 1814, Louis XVIII avait fait reconnaître
cette perpétuité de la loi de succession politique en faveur de sa
famille; ceux qui ont réglé les conséquences de la révolution de 1830
ont suivi son exemple: seulement ils ont établi la perpétuité de la loi
au profit d'une autre famille; ils ont imité en ceci le chancelier
Meaupou, qui, en instituant le nouveau parlement sur les ruines de
l'ancien, eut soin de déclarer dans la même ordonnance que les nouveaux
magistrats seraient inamovibles, ainsi que l'étaient leurs
prédécesseurs.

Les lois de 1830, non plus que celles de 1814, n'indiquent aucun moyen
de changer la constitution. Or, il est évident que les moyens ordinaires
de la législation ne sauraient suffire à cela.

De qui le roi tient-il ses pouvoirs? de la constitution. De qui les
pairs? de la constitution. De qui les députés? de la constitution.
Comment donc le roi, les pairs et les députés, en se réunissant,
pourraient-ils changer quelque chose à une loi en vertu de laquelle
seule ils gouvernent? Hors de la constitution ils ne sont rien: sur quel
terrain se placeraient-ils donc pour changer la constitution? De deux
choses l'une: ou leurs efforts sont impuissants contre la Charte, qui
continue à exister en dépit d'eux, et alors ils continuent à régner en
son nom; ou ils parviennent à changer la Charte, et alors la loi par
laquelle ils existaient n'existant plus, ils ne sont plus rien
eux-mêmes. En détruisant la Charte, ils se sont détruits.

Cela est bien plus visible encore dans les lois de 1830 que dans celles
de 1814. En 1814, le pouvoir royal se plaçait en quelque sorte en dehors
et au-dessus de la constitution; mais en 1830, il est, de son aveu, créé
par elle, et n'est absolument rien sans elle.

Ainsi donc une partie de notre constitution est immuable, parce qu'on
l'a jointe à la destinée d'une famille; et l'ensemble de la constitution
est également immuable, parce qu'on n'aperçoit point de moyens légaux de
la changer.

Tout ceci n'est point applicable à l'Angleterre. L'Angleterre n'ayant
point de constitution écrite, qui peut dire qu'on change sa
constitution?


(_M_) PAGE 160.

Les auteurs les plus estimés qui ont écrit sur la constitution anglaise
établissent comme à l'envi cette omnipotence du parlement.

Delolme dit, chap. X, p. 77: _It is a fundamental principle with the
English lawyers, that parliament can do every thing; except making a
woman a man or a man a woman._

Blakstone s'explique plus catégoriquement encore, sinon plus
énergiquement que Delolme; voici en quels termes:

«La puissance et la juridiction du parlement sont si étendues et si
absolues, suivant sir Edouard Coke (4 Hist. 36), soit sur les personnes,
soit sur les affaires, qu'aucunes limites ne peuvent lui être
assignées... On peut, ajoute-il, dire avec vérité de cette cour: _Si
antiquitatem spectes, est vetustissima; si dignitatem, est
honoratissima; si jurisdictionem, est capacissima._ Son autorité,
souveraine et sans contrôle, peut faire confirmer, étendre, restreindre,
abroger, révoquer, renouveler et interpréter les lois sur les matières
de toutes dénominations ecclésiastiques, temporelles, civiles,
militaires, maritimes, criminelles. C'est au parlement que la
constitution de ce royaume a confié ce pouvoir despotique et absolu qui,
dans tout gouvernement, doit résider quelque part. Les griefs, les
remèdes à apporter, les déterminations hors du cours ordinaire des lois,
tout est atteint par ce tribunal extraordinaire. Il peut régler ou
changer la succession au trône, comme il l'a fait sous les règnes de
Henri VIII et de Guillaume III; il peut altérer la religion nationale
établie, comme il la fait en diverses circonstances sous les règnes de
Henri VIII et de ses enfants; il peut _changer et créer de nouveau la
constitution du royaume_ et des parlements eux-mêmes, comme il l'a fait
par l'acte d'union de l'Angleterre et de l'Écosse, et par divers statuts
pour les élections triennales et septennales. En un mot, il peut faire
tout ce qui n'est pas naturellement impossible: aussi n'a-t-on pas fait
scrupule d'appeler son pouvoir, par une figure peut-être trop hardie, la
_toute-puissance_ du parlement.»


(_N_) PAGE 178.

Il n'y a pas de matière sur laquelle les constitutions américaines
s'accordent mieux que sur le jugement politique.

Toutes les constitutions qui s'occupent de cet objet donnent à la
chambre des représentants le droit exclusif d'accuser; excepté la seule
constitution de la Caroline du Nord, qui accorde ce même droit aux
grands jurys (article 23).

Presque toutes les constitutions donnent au sénat, ou à l'assemblée qui
en tient la place, le droit exclusif de juger.

Les seules peines que puissent prononcer les tribunaux politiques sont:
la destitution ou l'interdiction des fonctions publiques à l'avenir. Il
n'y a que la constitution de Virginie qui permette de prononcer toute
espèce de peines.

Les crimes qui peuvent donner lieu au jugement politique sont: dans la
constitution fédérale (sect. IV, art. 1), dans celle d'Indiana (art. 3,
p. 23 et 24), de New-York (art. 5), de Delaware (art. 5), la haute
trahison, la corruption, et autres grands crimes ou délits;

Dans la constitution de Massachusetts (chap. 1, sect. 2), de la Caroline
du Nord (art. 23) et de Virginie (p. 252), la mauvaise conduite et la
mauvaise administration;

Dans la constitution de New-Hampshire (p. 105), la corruption, les
manoeuvres coupables et la mauvaise administration;

Dans le Vermont (chap. II, art. 24) la mauvaise administration;

Dans la Caroline du Sud (art. 5), le Kentucky (art. 5), le Tennessee
(art. 4), l'Ohio (art. I, § 23, 24), la Louisiane (art. 5), le
Mississipi (art. 5), l'Alabama (art. 6), la Pensylvanie (art. 4), les
délits commis dans les fonctions.

Dans les États d'Illinois, de Géorgie, du Maine et du Connecticut, on ne
spécifie aucun crime.


(_O_) PAGE 277.

Il est vrai que les puissances de l'Europe peuvent faire à l'Union de
grandes guerres maritimes; mais il y a toujours plus de facilité et
moins de danger à soutenir une guerre maritime qu'une guerre
continentale. La guerre maritime n'exige qu'une seule espèce d'efforts.
Un peuple commerçant qui consentira à donner à son gouvernement l'argent
nécessaire, est toujours sûr d'avoir des flottes. Or, on peut beaucoup
plus aisément déguiser aux nations les sacrifices d'argent que les
sacrifices d'hommes et les efforts personnels. D'ailleurs des défaites
sur mer compromettent rarement l'existence ou l'indépendance du peuple
qui les éprouve.

Quant aux guerres continentales, il est évident que les peuples de
l'Europe ne peuvent en faire de dangereuses à l'Union américaine.

Il est bien difficile de transporter ou d'entretenir en Amérique plus de
25,000 soldats; ce qui représente une nation de 2,000,000 d'hommes à peu
près. La plus grande nation européenne luttant de cette manière contre
l'Union est dans la même position où serait une nation de 2,000,000
d'habitants en guerre contre une de 12,000,000. Ajoutez à cela que
l'Américain est à portée de toutes ses ressources et l'Européen à 1,500
lieues des siennes, et que l'immensité du territoire des États-Unis
présenterait seule un obstacle insurmontable à la conquête.




CONSTITUTIONS DES ÉTATS-UNIS ET DE L'ÉTAT DE NEW-YORK.




CONSTITUTION DES ÉTATS-UNIS[166].


Nous, le peuple des États-Unis, afin de former une union plus parfaite,
d'établir la justice, d'assurer la tranquillité intérieure, de pourvoir
à la défense commune, d'accroître le bien-être général, et de rendre
durable pour nous comme pour notre postérité les bienfaits de la
liberté, nous faisons, nous décrétons et nous établissons cette
Constitution pour les États-Unis d'Amérique.

         [Note 166: La traduction qu'on va lire se trouve dans
         l'ouvrage de M. L. P. Conseil, intitulé: _Mélanges politiques
         et philosophiques de Jefferson._ On sait la grande influence
         qu'a exercée ce dernier sur la destinée de son pays. Le but
         de M. Conseil a été de faire connaître la vie et les
         principales opinions de Jefferson. Le livre de M. Conseil
         forme assurément le document le plus précieux qu'on ait
         publié en France sur l'histoire et la législation des
         États-Unis.]


ARTICLE PREMIER.

SECTION PREMIÈRE.

Un congrès des États-Unis, composé d'un sénat et d'une chambre de
représentants, sera investi de tous les pouvoirs législatifs déterminés
par les représentants.


SECTION DEUXIÈME.

1. La chambre des représentants sera composée de membres élus tous les
deux ans par le peuple des divers États, et les électeurs de chaque État
devront avoir les qualifications exigées des électeurs de la branche la
plus nombreuse de la législature de l'État.

2. Personne ne pourra être représentant, à moins d'avoir atteint l'âge
de vingt-cinq ans, d'avoir été pendant sept ans citoyen des États-Unis,
et d'être, au moment de son élection, habitant de l'État qui l'aura élu.

3. Les représentants et les taxes directes seront répartis entre les
divers États qui pourront faire partie de l'Union, selon le nombre
respectif de leurs habitants, nombre qui sera déterminé en ajoutant au
nombre total des personnes libres, y compris ceux servant pour un terme
limité, et non compris les Indiens non taxés, trois cinquièmes de toutes
autres personnes. L'énumération pour l'époque actuelle sera faite trois
ans après la première réunion du congrès des États-Unis, et ensuite de
dix ans en dix ans, d'après le mode qui sera réglé par une loi. Le
nombre des représentants n'excédera pas celui d'un par trente mille
habitants; mais chaque État aura au moins un représentant. Jusqu'à ce
que l'énumération ait été faite, l'État de New-Hampshire en enverra
trois, Massachusetts huit, Rhode-Island et les plantations de Providence
un, Connecticut cinq, New-York six, New-Jersey quatre, la Pensylvanie
huit, le Delaware un, le Maryland six, la Virginie dix, la Caroline
septentrionale cinq, la Caroline méridionale cinq, et la Géorgie trois.

4. Quand des places viendront à vaquer dans la représentation d'un État
au congrès, l'autorité exécutive de l'État convoquera le corps électoral
pour les remplir.

5. La chambre des représentants élira ses orateurs et autres officiers;
elle exercera seule le pouvoir de mise en accusation pour cause
politique (_impeachments_).


SECTION TROISIÈME.

1. Le sénat des États-Unis sera composé de deux sénateurs de chaque
État, élus par sa législature, et chaque sénateur aura un vote.

2. Immédiatement après leur réunion, en conséquence de leur première
élection, ils seront divisés, aussi également que possible, en trois
classes. Les siéges des sénateurs de la première classe seront vacants
au bout de la seconde année; ceux de la seconde classe, au bout de la
quatrième année, et ceux de la troisième, à l'expiration de la sixième
année, de manière à ce que tous les deux ans un tiers du sénat soit
réélu. Si des places deviennent vacantes par démission ou par toute
autre cause, pendant l'intervalle entre les sessions de la législature
de chaque État, le pouvoir exécutif de cet État fera une nomination
provisoire, jusqu'à ce que la législature puisse remplir le siége
vacant.

3. Personne ne pourra être sénateur, à moins d'avoir atteint l'âge de
trente ans, d'avoir été pendant neuf ans citoyen des États-Unis, et
d'être, au moment de son élection, habitant de l'État qui l'aura choisi.

4. Le vice-président des États-Unis sera président du sénat, mais il
n'aura point le droit de voter, à moins que les voix ne soient partagées
également.

5. Le sénat nommera ses autres officiers, ainsi qu'un président _pro
tempore_, qui présidera dans l'absence du vice-président, ou quand
celui-ci exercera les fonctions de président des États-Unis.

6. Le sénat aura seul le pouvoir de juger les accusations intentées par
la chambre des représentants (_impeachments_). Quand il agira dans cette
fonction, ses membres prêteront serment ou affirmation. Si c'est le
président des États-Unis qui est mis en jugement, le chef de la justice
présidera. Aucun accusé ne peut être déclaré coupable qu'à la majorité
des deux tiers des membres présents.

7. Les jugements rendus en cas de mise en accusation n'auront d'autre
effet que de priver l'accusé de la place qu'il occupe, de le déclarer
incapable de posséder quelque office d'honneur, de confiance, ou de
profit que ce soit, dans les États-Unis; mais la partie convaincue
pourra être mise en jugement, jugée et punie, selon les lois, par les
tribunaux ordinaires.


SECTION QUATRIÈME.

1. Le temps, le lieu et le mode de procéder aux élections des sénateurs
et des représentants seront réglés dans chaque État par la législature;
mais le congrès peut, par une loi, changer ces règlements ou en faire de
nouveaux, excepté pourtant en ce qui concerne le lieu où les sénateurs
doivent être élus.

2. Le congrès s'assemblera au moins une fois l'année, et cette réunion
sera fixée pour le premier lundi de décembre, à moins qu'une loi ne la
fixe à un autre jour.


SECTION CINQUIÈME.

1. Chaque chambre sera juge des élections et des droits et titres de ses
membres. Une majorité de chacune suffira pour traiter les affaires; mais
un nombre moindre que la majorité peut s'ajourner de jour en jour, et
est autorisé à forcer les membres absents à se rendre aux séances, par
telle pénalité que chaque chambre pourra établir.

2. Chaque chambre fera son règlement, punira ses membres pour conduite
inconvenante, et pourra, à la majorité des deux tiers, exclure un
membre.

3. Chaque chambre tiendra un journal de ses délibérations et le publiera
d'époque en époque, à l'exception de ce qui lui paraîtra devoir rester
secret; et les votes négatifs ou approbatifs des membres de chaque
chambre sur une question quelconque, seront, sur la demande d'un
cinquième des membres présents, consignés sur le journal.

4. Aucune des deux chambres ne pourra, pendant la session du congrès,
et sans le consentement de l'autre chambre, s'ajourner à plus de trois
jours, ni transférer ses séances dans un autre lieu que celui où siègent
les deux chambres.


SECTION SIXIÈME.

1. Les sénateurs et les représentants recevront pour leurs services une
indemnité qui sera fixée par une loi et payée par le trésor des
États-Unis. Dans tous les cas, excepté ceux de trahison, de félonie et
de trouble à la paix publique, ils ne pourront être arrêtés, soit
pendant leur présence à la session, soit en s'y rendant ou en retournant
dans leurs foyers; dans aucun autre lieu ils ne pourront être inquiétés,
ni interrogés en raison de discours ou opinions prononcés dans leurs
chambres respectives.

2. Aucun sénateur ou représentant ne pourra, pendant le temps pour
lequel il a été élu, être nommé à une place dans l'ordre civil sous
l'autorité des États-Unis, lorsque cette place aura été créée ou que les
émoluments en auront été augmentés pendant cette époque. Aucun individu
occupant une place sous l'autorité des États-Unis ne pourra être membre
d'une des deux chambres, tant qu'il conservera cette place.


SECTION SEPTIÈME.

1. Tous les bills établissant des impôts doivent prendre naissance dans
la chambre des représentants; mais le sénat peut y concourir par des
amendements comme aux autres bills.

2. Tout bill qui aura reçu l'approbation du sénat et de la chambre des
représentants sera, avant de devenir loi, présenté au président des
États-Unis; s'il l'approuve, il y apposera sa signature, sinon il le
renverra avec ses objections à la chambre dans laquelle il aura été
proposé; elle consignera les objections intégralement dans son journal,
et discutera de nouveau le bill. Si, après cette seconde discussion,
deux tiers de la chambre se prononcent en faveur du bill, il sera
envoyé, avec les objections du président, à l'autre chambre, qui le
discutera également; et si la même majorité l'approuve, il deviendra
loi: mais en pareil cas, les votes des chambres doivent être donnés par
oui et par non, et les noms des personnes votant pour ou contre seront
inscrits sur le journal de leurs chambres respectives. Si dans les dix
jours (les dimanches non compris) le président ne renvoie point un bill
qui lui aura été présenté, ce bill aura force de loi, comme s'il l'avait
signé, à moins cependant que le congrès, en s'ajournant, ne prévienne le
renvoi; alors le bill ne fera point loi.

3. Tout ordre, toute résolution ou vote pour lequel le concours des deux
chambres est nécessaire (excepté pourtant pour la question
d'ajournement), doit être présenté au président des États-Unis, et
approuvé par lui avant de recevoir son exécution; s'il le rejette, il
doit être de nouveau adopté par les deux tiers des deux chambres,
suivant les règles prescrites pour les bills.


SECTION HUITIÈME.

Le congrès aura le pouvoir:

1º D'établir et de faire percevoir des taxes, droits impôts et excises;
de payer les dettes publiques, et de pourvoir à la défense commune et au
bien général des États-Unis; mais les droits, impôts et excises devront
être les mêmes dans tous les États-Unis;

2º D'emprunter de l'argent sur le crédit des États-Unis;

3º De régler le commerce avec les nations étrangères, entre les divers
États, et avec les tribus indiennes;

4º D'établir une règle générale pour les naturalisations, et des lois
générales sur les banqueroutes dans les États-Unis;

5º De battre la monnaie, d'en régler la valeur, ainsi que celle des
monnaies étrangères, et de fixer la base des poids et mesures;

6º D'assurer la punition de la contrefaçon de la monnaie courante et du
papier public des États-Unis;

7º D'établir des bureaux de poste et des routes de poste;

8º D'encourager les progrès des sciences et des arts utiles, en
assurant, pour des périodes limitées, aux auteurs et inventeurs, le
droit exclusif de leurs écrits et de leurs découvertes;

9º De constituer des tribunaux subordonnés à la cour suprême;

10º De définir et punir les pirateries et les félonies commises en haute
mer, et les offenses contre la loi des nations;

11º De déclarer la guerre, d'accorder des lettres de marque et de
représailles, et de faire des règlements concernant les captures sur
terre et sur mer;

12º De lever et d'entretenir des armées; mais aucun argent pour cet
objet ne pourra être voté pour plus de deux ans;

13º De créer et d'entretenir une force maritime;

14º D'établir des règles pour l'administration et l'organisation des
forces de terre et de mer;

15º De pourvoir à ce que la milice soit convoquée pour exécuter les lois
de l'Union, pour réprimer les insurrections et repousser les invasions;

16º De pourvoir à ce que la milice soit organisée, armée et disciplinée,
et de disposer de cette partie de la milice qui peut se trouver employée
au service des États-Unis, en laissant aux États respectifs la
nomination des officiers, et le soin d'établir dans la milice la
discipline prescrite par le congrès;

17º D'exercer la législation exclusive dans tous les cas quelconques,
sur tel district (ne dépassant pas dix milles carrés) qui pourra, par la
cession des États particuliers et par l'acceptation du congrès, devenir
le siége du gouvernement des États-Unis, et d'exercer une pareille
autorité sur tous les lieux acquis par achat, d'après le consentement de
la législature de l'État où ils seront situés, et qui serviront à
l'établissement de forteresses, de magasins, d'arsenaux, de chantiers et
autres établissements d'utilité publique;

18º Enfin, le congrès aura le pouvoir de faire toutes les lois
nécessaires ou convenables pour mettre à exécution les pouvoirs qui lui
ont été accordés, et tous les autres pouvoirs dont cette constitution a
investi le gouvernement des États-Unis, ou une de ses branches.


SECTION NEUVIÈME.

1. La migration ou l'importation de telles personnes dont l'admission
peut paraître convenable aux États actuellement existants, ne sera point
prohibée par le congrès avant l'année 1808; mais une taxe ou droit
n'excédant point dix dollars par personne, peut être imposée sur cette
importation.

2. Le privilége de l'_habeas corpus_ ne sera suspendu qu'en cas de
rébellion ou d'invasion, et lorsque la sûreté publique l'exigera.

3. Aucun _bill d'attainder_ ni loi rétroactive _ex post facto_ ne
pourront être décrétés.

4. Aucune capitation ou autre taxe directe ne sera établie, si ce n'est
en proportion du dénombrement prescrit dans une section précédente.

5. Aucune taxe ou droit ne sera établi sur des articles exportés d'un
État quelconque, aucune préférence ne sera donnée par des règlements
commerciaux ou fiscaux aux ports d'un État sur ceux d'un autre; les
vaisseaux destinés pour un État ou sortant de ses ports, ne pourront
être forcés d'entrer dans ceux d'un autre ou d'y payer des droits.

6. Aucun argent ne sera tiré de la trésorerie qu'en conséquence de
dispositions prises par une loi, et de temps en temps on publiera un
tableau régulier des recettes et des dépenses publiques.

7. Aucun titre de noblesse ne sera accordé par les États-Unis, et aucune
personne tenant une place de profit ou de confiance sous leur autorité,
ne pourra, sans le consentement du congrès, accepter quelque présent,
émolument, place ou titre quelconque, d'un roi, prince ou État étranger.


SECTION DIXIÈME.

1. Aucun État ne pourra contracter ni traité, ni alliance, ni
confédération, ni accorder des lettres de marque ou de représailles, ni
battre monnaie, ni émettre des bills de crédit, ni déclarer qu'autre
chose que la monnaie d'or et d'argent doive être acceptée en paiement de
dettes, ni passer quelque bill d'_attainder_, ou loi rétroactive _ex
post facto_, ou affaiblissement des obligations des contrats, ni
accorder aucun titre de noblesse.

2. Aucun État ne pourra, sans le consentement du congrès, établir
quelque impôt ou droit sur les importations ou exportations, à
l'exception de ce qui lui sera absolument nécessaire pour l'exécution de
ses lois d'inspection; et le produit net de tous droits et impôts
établis par quelque État sur les importations et exportations, sera à la
disposition de la trésorerie des États-Unis, et toute loi pareille sera
sujette à la révision et au contrôle du congrès. Aucun État ne pourra,
sans le consentement du congrès, établir aucun droit sur le tonnage,
entretenir des troupes ou des vaisseaux de guerre en temps de paix,
contracter quelque traité ou union avec un autre État ou avec une
puissance étrangère, ou s'engager dans une guerre, si ce n'est dans les
cas d'invasion ou d'un danger assez imminent pour n'admettre aucun
délai.

       *       *       *       *       *

ARTICLE DEUXIÈME.

SECTION PREMIÈRE.

1. Le président des États-Unis sera investi du pouvoir exécutif; il
occupera sa place pendant le terme de quatre ans; son élection et celle
du vice-président, nommé pour le même terme, auront lieu ainsi qu'il
suit:

2. Chaque État nommera, de la manière qui sera prescrite par sa
législature, un nombre d'électeurs égal au nombre total de sénateurs et
de représentants que l'État envoie au congrès; mais aucun sénateur ou
représentant, ni aucune personne possédant une place de profit ou de
confiance sous l'autorité des États-Unis, ne peut être nommé électeur.

3. Les électeurs s'assembleront dans leurs États respectifs, et ils
voteront au scrutin pour deux individus, dont un au moins ne sera point
habitant du même État qu'eux. Ils feront une liste de toutes les
personnes qui ont obtenu des suffrages, et du nombre de suffrages que
chacune d'elles aura obtenu; ils signeront et certifieront cette liste,
et la transmettront scellée au siége du gouvernement des États-Unis,
sous l'adresse du président du sénat, qui, en présence du sénat et de la
chambre des représentants, ouvrira tous les certificats, et comptera les
votes. Celui qui aura obtenu le plus grand nombre de votes sera
président. Si ce nombre forme la majorité des électeurs, si plusieurs
ont obtenu cette majorité, et que deux ou un plus grand nombre
réunissent la même quantité de suffrages, alors la chambre des
représentants choisira l'un d'entre eux pour président par la voie du
scrutin. Si nul n'a réuni cette majorité, la chambre prendra les cinq
personnes qui en ont approché davantage, et choisira parmi elles le
président de la même manière. Mais en choisissant ainsi le président,
les votes seront pris par État, la représentation de chaque État ayant
un vote: un membre ou des membres des deux tiers des États devront être
présents, et la majorité de tous ces États sera indispensable pour que
le choix soit valide. Dans tous les cas, après le choix du président,
celui qui réunira le plus de voix sera vice-président. Si deux ou
plusieurs candidats ont obtenu un nombre égal de voix, le sénat choisira
parmi ces candidats le vice-président par voie de scrutin.

4. Le congrès peut déterminer l'époque de la réunion des électeurs, et
le jour auquel ils donneront leurs suffrages, lequel jour sera le même
pour tous les États-Unis.

5. Aucun individu autre qu'un citoyen né dans les États-Unis, ou étant
citoyen lors de l'adoption de cette constitution, ne peut être éligible
à la place de président; aucune personne ne sera éligible à cette place,
à moins d'avoir atteint l'âge de trente-cinq ans, et d'avoir résidé
quatorze ans aux États-Unis.

6. En cas que le président soit privé de sa place, ou en cas de mort, de
démission ou d'inhabileté à remplir les fonctions et les devoirs de
cette place, elle sera confiée au vice-président, et le congrès peut par
une loi pourvoir au cas du renvoi, de la mort, de la démission ou de
l'inhabileté, tant du président que du vice-président, et indiquer quel
fonctionnaire public remplira en pareils cas la présidence, jusqu'à ce
que la cause de l'inhabileté n'existe plus, ou qu'un nouveau président
ait été élu.

7. Le président recevra pour ses services, à des époques fixées, une
indemnité qui ne pourra être augmentée ni diminuée pendant la période
pour laquelle il aura été élu, et pendant le même temps il ne pourra
recevoir aucun autre émolument des États-Unis ou de l'un des États.

8. Avant son entrée en fonctions, il prêtera le serment ou affirmation
qui suit:

9. «Je jure (ou j'affirme) solennellement que je remplirai fidèlement la
place de président des États-Unis, et que j'emploierai tous mes soins à
conserver, protéger et défendre la constitution des États-Unis.»


SECTION DEUXIÈME.

1. Le président sera commandant en chef de l'armée et des flottes des
États-Unis et de la milice des divers États, quand elle sera appelée au
service actif des États-Unis; il peut requérir l'opinion écrite du
principal fonctionnaire dans chacun des départements exécutifs, sur tout
objet relatif aux devoirs de leurs offices respectifs, et il aura le
pouvoir d'accorder diminution de peine et pardon pour délits envers les
États-Unis, excepté en cas de mise en accusation par la chambre des
représentants.

2. Il aura le pouvoir de faire des traités, de l'avis et du consentement
du sénat, pourvu que les deux tiers des sénateurs présents y donnent
leur approbation; il nommera, de l'avis et du consentement du sénat, et
désignera les ambassadeurs, les autres ministres publics et les consuls,
les juges des Cours suprêmes, et tous autres fonctionnaires des
États-Unis aux nominations desquels il n'aura point été pourvu d'une
autre manière dans cette constitution, et qui seront institués par une
loi. Mais le congrès peut par une loi attribuer les nominations de ces
employés subalternes au président seul, aux Cours de justice, ou aux
chefs des départements.

3. Le président aura le pouvoir de remplir toutes les places vacantes
pendant l'intervalle des sessions du sénat, en accordant des commissions
qui expireront à la fin de la session prochaine.


SECTION TROISIÈME.

1. De temps en temps le président donnera au congrès des informations
sur l'État de l'Union, et il recommandera à sa considération les mesures
qu'il jugera nécessaires et convenables; il peut, dans des occasions
extraordinaires, convoquer les deux chambres, ou l'une d'elles, et en
cas de dissentiments entre elles sur le temps de leur ajournement, il
peut les ajourner à telle époque qui lui paraîtra convenable. Il recevra
les ambassadeurs et les autres ministres publics; il veillera à ce que
les lois soient fidèlement exécutées, et il commissionnera tous les
fonctionnaires des États-Unis.


SECTION QUATRIÈME.

Les président, vice-président et tous les fonctionnaires civils
pourront être renvoyés de leurs places, si à la suite d'une accusation
ils sont convaincus de trahison, de dilapidation du trésor public ou
d'autres grands crimes et d'inconduite (_misdemeanors_).

       *       *       *       *       *

ARTICLE TROISIÈME.

SECTION PREMIÈRE.

Le pouvoir judiciaire des États-Unis sera confié à une Cour suprême et
aux autres Cours inférieures que le congrès peut de temps à autre former
et établir. Les juges, tant des Cours suprêmes que des Cours
inférieures, conserveront leurs places tant que leur conduite sera
bonne, et ils recevront pour leurs services, à des époques fixées, une
indemnité qui ne pourra être diminuée tant qu'ils conserveront leur
place.


SECTION DEUXIÈME.

1. Le pouvoir judiciaire s'étendra à toutes les causes en matière de
lois et d'équité qui s'élèveront sous l'empire de cette constitution,
des lois des États-Unis, et des traités faits ou qui seront faits sous
leur autorité; à toutes les causes concernant des ambassadeurs, d'autres
ministres publics ou des consuls; à toutes les causes de l'amirauté ou
de la juridiction maritime; aux contestations dans lesquelles les
États-Unis seront partie; aux contestations entre deux ou plusieurs
États, entre un État et des citoyens d'un autre État, entre des citoyens
d'États différents, entre des citoyens du même État réclamant des terres
en vertu de concessions émanées de différents États, et entre un État ou
les citoyens de cet État, et des États, citoyens ou sujets étrangers.

2. Dans tous les cas concernant les ambassadeurs, d'autres ministres
publics ou des consuls, et dans les causes dans lesquelles un État sera
partie, la Cour suprême exercera la juridiction originelle. Dans tous
les autres cas susmentionnés, la Cour suprême aura la juridiction
d'appel, tant sous le rapport de la loi que du fait, avec telles
exceptions et tels règlements que le congrès pourra faire.

3. Le jugement de tous crimes, excepté en cas de mise en accusation par
la chambre des représentants, sera fait par jury: ce jugement aura lieu
dans l'état où le crime aura été commis; mais si le crime n'a point été
commis dans un des États, le jugement sera rendu dans tel ou tel lieu
que le congrès aura désigné à cet effet par une loi.


SECTION TROISIÈME.

1. La trahison contre les États-Unis consistera uniquement à prendre les
armes contre eux ou à se réunir à leurs ennemis en leur donnant aide et
secours. Aucune personne ne sera convaincue de trahison si ce n'est sur
le témoignage de deux témoins déposant sur le même acte patent, ou
lorsqu'elle se sera reconnue coupable devant la Cour.

2. Le congrès aura le pouvoir de fixer la peine de la trahison; mais ce
crime n'entraînera point la corruption du sang, ni la confiscation, si
ce n'est pendant la vie de la personne convaincue.

       *       *       *       *       *

ARTICLE QUATRIÈME.

SECTION PREMIÈRE.

Pleine confiance et crédit seront donnés en chaque État aux actes
publics et aux procédures judiciaires de tout autre État, et le congrès
peut, par des lois générales, déterminer quelle sera la forme probante
de ces actes et procédures, et les effets qui y seront attachés.


SECTION DEUXIÈME.

1. Les citoyens de chaque État auront droit à tous les priviléges et
immunités attachés au titre de citoyen dans les autres États.

2. Un individu accusé dans un État de trahison, félonie ou autre crime,
qui se sauvera de la justice et qui sera trouvé dans un autre État,
sera, sur la demande de l'autorité exécutive de l'État dont il s'est
enfui, livré et conduit vers l'État ayant juridiction sur ce crime.

3. Aucune personne tenue au service ou au travail dans un État, sous les
lois de cet État, et qui se sauverait dans un autre, ne pourra, en
conséquence d'une loi ou d'un règlement de l'État où elle s'est
réfugiée, être dispensée de ce service ou travail, mais sera livrée sur
la réclamation de la partie à laquelle ce service et ce travail sont
dus.


SECTION TROISIÈME.

1. Le congrès pourra admettre de nouveaux États dans cette union; mais
aucun nouvel État ne sera érigé ou formé dans la juridiction d'un autre
État, aucun État ne sera formé non plus de la réunion de deux ou de
plusieurs États, ni de quelques parties d'État, sans le consentement de
la législature des États intéressés, et sans celui du congrès.

2. Le congrès aura le pouvoir de disposer du territoire et des autres
propriétés appartenant aux États-Unis, et d'adopter à ce sujet tous les
règlements et mesures convenables; et rien dans cette constitution ne
sera interprété dans un sens préjudiciable aux droits que peuvent faire
valoir les États-Unis, ou quelques États particuliers.


SECTION QUATRIÈME.

Les États-Unis garantissent à tous les États de l'Union une forme de
gouvernement républicain, et protégeront chacun d'eux contre toute
invasion, et aussi contre toute violence intérieure, sur la demande de
la législature ou du pouvoir exécutif, si la législature ne peut être
convoquée.

       *       *       *       *       *

ARTICLE CINQUIÈME.

Le congrès, toutes les fois que les deux tiers des deux chambres le
jugeront nécessaire, proposera des amendements à cette constitution; ou,
sur la demande de deux tiers des législatures des divers États, il
convoquera une convention pour proposer des amendements, lesquels, dans
les deux cas, seront valables à toutes fins, comme partie de cette
constitution; quand ils auront été ratifiés par les législatures des
trois quarts des divers États, ou par les trois quarts des conventions
formées dans le sein de chacun d'eux; selon que l'un ou l'autre mode de
ratification aura été prescrit par le congrès, pourvu qu'aucun
amendement fait avant l'année 1808 n'affecte d'une manière quelconque
la première et la quatrième clause de la 9e section du 1er article, et
qu'aucun État ne soit privé, sans son consentement, de son suffrage dans
le sénat.

       *       *       *       *       *

ARTICLE SIXIÈME.

1. Toutes les dettes contractées et les engagements pris avant la
présente constitution seront aussi valides à l'égard des États-Unis,
sous la présente constitution, que sous la confédération.

2. Cette constitution et les lois des États-Unis qui seront faites en
conséquence, et tous les traités faits ou qui seront faits sous
l'autorité desdits États-Unis, composeront la loi suprême du pays; les
juges de chaque État seront tenus de s'y conformer, nonobstant toute
disposition qui, dans les lois ou la constitution d'un État quelconque,
serait en opposition avec cette loi suprême.

3. Les sénateurs et les représentants susmentionnés et les membres des
législatures des États et tous les officiers du pouvoir exécutif et
judiciaire, tant des États-Unis que des divers États, seront tenus, par
serment ou par affirmation, de soutenir cette constitution; mais aucun
serment religieux ne sera jamais requis comme condition pour remplir une
fonction ou charge publique, sous l'autorité des États-Unis.

       *       *       *       *       *

ARTICLE SEPTIÈME.

1. La ratification donnée par les conventions de neuf États sera
suffisante pour l'établissement de cette constitution entre les États
qui l'auront ainsi ratifiée.

2. Fait en convention, par le consentement unanime des États présents,
le 17e jour de septembre, l'an du Seigneur 1787, et de l'indépendance
des États-Unis, le 12e; en témoignage de quoi, nous avons apposé
ci-dessous nos noms.

  _Signé_ Georges WASHINGTON,

                                 Président et député de Virginie.

       *       *       *       *       *

AMENDEMENTS.

ARTICLE PREMIER.

Le congrès ne pourra faire aucune loi relative à l'établissement d'une
religion, ou pour en prohiber une; il ne pourra point non plus
restreindre la liberté de la parole ou de la presse, ni attaquer le
droit qu'a le peuple de s'assembler paisiblement et d'adresser des
pétitions au gouvernement pour obtenir le redressement de ses griefs.


ARTICLE DEUXIÈME.

Une milice bien réglée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre,
on ne pourra restreindre le droit qu'a le peuple de garder et de porter
des armes.


ARTICLE TROISIÈME.

Aucun soldat ne sera, en temps de paix, logé dans une maison sans le
consentement du propriétaire; ni en temps de guerre, si ce n'est de la
manière qui sera prescrite par une loi.


ARTICLE QUATRIÈME.

Le droit qu'ont les citoyens de jouir de la sûreté de leurs personnes,
de leur domicile, de leurs papiers et effets, à l'abri des recherches et
saisies déraisonnables, ne pourra être violé; aucun mandat ne sera émis,
si ce n'est dans des présomptions fondées, corroborées par le serment ou
l'affirmation; et ces mandats devront contenir la désignation spéciale
du lieu où les perquisitions devront être faites et des personnes ou
objets à saisir.


ARTICLE CINQUIÈME.

Aucune personne ne sera tenue de répondre à une accusation capitale ou
infamante, à moins d'une mise en accusation émanant d'un grand jury, à
l'exception des délits commis par des individus appartenant aux troupes
de terre ou de mer, ou à la milice, quand elle est en service actif en
temps de guerre ou de danger public: la même personne ne pourra être
soumise deux fois pour le même délit à une procédure qui compromettrait
sa vie ou un de ses membres. Dans aucune cause criminelle, l'accusé ne
pourra être forcé à rendre témoignage contre lui-même; il ne pourra être
privé de la vie, de la liberté ou de sa propriété, que par suite d'une
procédure légale. Aucune propriété privée ne pourra être appliquée à un
usage public sans juste compensation.


ARTICLE SIXIÈME.

Dans toute procédure criminelle, l'accusé jouira du droit d'être jugé
promptement et publiquement par un jury impartial de l'État et du
district dans lequel le crime aura été commis, district dont les limites
auront été tracées par une loi préalable; il sera informé de la nature
et du motif de l'accusation; il sera confronté avec les témoins à
charge; il aura la faculté de faire comparaître des témoins en sa
faveur, et il aura l'assistance d'un conseil pour sa défense.


ARTICLE SEPTIÈME.

Dans les causes qui devront être décidées selon la loi commune (_in
suits at common law_), le jugement par jury sera conservé dès que la
valeur des objets en litige excédera vingt dollars; et aucun fait jugé
par un jury ne pourra être soumis à l'examen d'une autre cour dans les
États-Unis, que conformément à la loi commune.


ARTICLE HUITIÈME.

On ne pourra exiger des cautionnements exagérés, ni imposer des amendes
excessives, ni infliger des punitions cruelles et inaccoutumées.


ARTICLE NEUVIÈME.

L'énumération faite, dans cette constitution, de certains droits, ne
pourra être interprétée de manière à exclure ou affaiblir d'autres
droits conservés par le peuple.


ARTICLE DIXIÈME.

Les pouvoirs non délégués aux États-Unis par la constitution, ou à ceux
qu'elle ne défend pas aux États d'exercer, sont réservés aux États
respectifs ou au peuple.


ARTICLE ONZIÈME.

Le pouvoir judiciaire des États-Unis ne sera point organisé de manière à
pouvoir s'étendre par interprétation à une procédure quelconque,
commencée contre un des États par les citoyens d'un autre État, ou par
les citoyens ou sujets d'un État étranger.


ARTICLE DOUZIÈME.

1. Les électeurs se rassembleront dans leurs États respectifs, et ils
voteront au scrutin pour la nomination du président et du
vice-président, dont un au moins ne sera point habitant du même État
qu'eux; dans leurs bulletins ils nommeront la personne pour laquelle ils
votent comme président, et dans les bulletins distincts celle qu'ils
portent à la vice-présidence: ils feront des listes distinctes de toutes
les personnes portées à la présidence, et de toutes celles désignées
pour la vice-présidence, et du nombre des votes pour chacune d'elles;
ces listes seront par eux signées et certifiées, et transmises,
scellées, au siége du gouvernement des États-Unis, à l'adresse du
président du sénat. Le président du sénat, en présence des deux
chambres, ouvrira tous les procès-verbaux, et les votes seront comptés.
La personne réunissant le plus grand nombre de suffrages pour la
présidence sera président, si ce nombre forme la majorité de tous les
électeurs réunis; et si aucune personne n'avait cette majorité, alors,
parmi les trois candidats ayant réuni le plus de voix pour la
présidence, la chambre des représentants choisira immédiatement le
président par la voix du scrutin. Mais dans ce choix du président les
votes seront comptés par État, la représentation de chaque État n'ayant
qu'un vote; un membre ou des membres de deux tiers des États devront
être présents pour cet objet, et la majorité de tous les États sera
nécessaire pour le choix. Et si la chambre des représentants ne choisit
point le président, quand ce choix lui sera dévolu, avant le quatrième
jour du mois de mars suivant, le vice-président sera président, comme
dans le cas de mort ou d'autre inhabileté constitutionnelle du
président.

2. La personne réunissant le plus de suffrages pour la vice-présidence
sera vice-président, si ce nombre forme la majorité du nombre total des
électeurs réunis; et si personne n'a obtenu cette majorité, alors le
sénat choisira le vice-président parmi les deux candidats ayant le plus
de voix; la présence des deux tiers des sénateurs et la majorité du
nombre total sont nécessaires pour ce choix.

3. Aucune personne constitutionnellement inéligible à la place de
président ne sera éligible à celle de vice-président des États-Unis.




CONSTITUTION

DE

L'ÉTAT DE NEW-YORK.


Pénétré de reconnaissance envers la bonté divine qui nous a permis de
choisir la forme de notre gouvernement, nous, le peuple de l'État de
New-York, nous avons établi la présente constitution:


ARTICLE PREMIER.

1. Le pouvoir législatif de l'État sera confié à un sénat et à une
chambre des représentants.

2. Le sénat se composera de trente-deux membres.

Les sénateurs seront choisis parmi les propriétaires fonciers et seront
nommés pour quatre ans.

L'assemblée des représentants aura cent vingt-huit membres, qui seront
soumis tous les ans à une nouvelle élection.

3. Dans l'une et l'autre chambre, la majorité absolue décidera.

Chacune formera ses règlements intérieurs, et vérifiera les pouvoirs de
ses membres.

Chacune nommera ses officiers.

Le sénat se choisira un président temporaire, quand le lieutenant
gouverneur ne présidera pas, ou qu'il remplira les fonctions de
gouverneur.

4. Chaque chambre tiendra un procès-verbal de ses séances. Ces
procès-verbaux seront publiés en entier, à moins qu'il ne devienne
nécessaires d'en tenir secrète une partie.

Les séances seront publiques; elles peuvent cependant avoir lieu à huis
clos, si l'intérêt général l'exige.

Une chambre ne pourra s'ajourner plus de deux jours sans le consentement
de l'autre.

5. L'État sera divisé en huit districts, qui prendront le nom de
districts sénatoriaux. Dans chacun, il sera choisi quatre sénateurs.

Aussitôt que le sénat sera assemblé, après les premières élections qui
auront lieu en conséquence de la présente constitution, il se divisera
en quatre classes. Chacune de ces classes se composera de huit
sénateurs, de sorte que, dans chaque classe, il y ait un sénateur de
chaque district. Ces classes seront numérotées par première, deuxième,
troisième et quatrième.

Les siéges de la première classe seront vacants à la fin de la première
année, ceux de la deuxième à la fin de la deuxième, ceux de la troisième
à la fin de la troisième, et ceux de la quatrième à la fin de la
quatrième année. De cette manière, un sénateur sera nommé annuellement
dans chaque district sénatorial.

6. Le dénombrement des habitants de l'État se fera en 1825, sous la
direction du pouvoir législatif; et ensuite il aura lieu tous les dix
ans.

À chaque session qui suivra un dénombrement, la législature fixera de
nouveau la circonscription des districts, afin qu'il se trouve toujours,
s'il est possible, un nombre égal d'habitants dans chacun d'eux. Les
étrangers, les indigents et les hommes de couleur qui ne sont point
imposés ne seront point comptés dans ces calculs. La circonscription des
districts ne pourra être changée qu'aux époques fixées plus haut. Chaque
district sénatorial aura un territoire compacte; et, pour le former, on
ne divisera point les comtés.

7. Les représentants seront élus par les comtés, chaque comté nommant un
nombre de députés proportionné au nombre de ses habitants. Les
étrangers, les pauvres et les hommes de couleur qui ne paient point de
taxes ne seront point compris dans ce calcul. À la session qui suivra un
recensement, la législature fixera le nombre de députés que doit envoyer
chaque comté, et ce nombre restera le même jusqu'au recensement suivant.

Chacun des comtés anciennement formés et organisés séparément enverra un
membre à l'assemblée des représentants. On ne formera point de nouveaux
comtés, à moins que leur population ne leur donne le droit d'élire au
moins un représentant.

8. Les deux chambres possèdent également le droit d'initiative pour
tous les bills.

Un bill adopté par une chambre peut être amendé par l'autre.

9. Il sera alloué aux membres de la législature, comme indemnité, une
somme qui sera fixée par une loi et payée par le trésor public.

La loi qui augmenterait le montant de cette indemnité ne pourrait être
exécutée que l'année qui suivrait celle où elle aurait été rendue. On ne
pourra augmenter le montant de l'indemnité accordée aux membres du corps
législatif que jusqu'à la concurrence de la somme de 3 dollars (16
francs 5 centimes).

10. Aucun membre des deux chambres, tant que durera son mandat, ne
pourra être nommé à des fonctions de l'ordre civil par le gouverneur, le
sénat ou la législature.

11. Ne pourra siéger dans les deux chambres aucun membre du congrès, ni
autre personne remplissant une fonction judiciaire ou militaire pour les
États-Unis.

Si un membre de la législature était appelé au congrès, ou était nommé à
un emploi civil ou militaire pour le service des États-Unis, son option
pour ces nouvelles fonctions rendra son siége vacant.

12. Tout bill qui aura reçu la sanction du sénat et de la chambre des
représentants devra être présenté au gouverneur, avant de devenir loi de
l'État.

Si le gouverneur sanctionne le bill, il le signera; si, au contraire, il
le désapprouve, il le renverra, en expliquant les motifs de son refus, à
la chambre qui l'avait en premier lieu proposé. Celle-ci insérera en
entier les motifs du gouverneur dans le procès verbal des séances, et
procédera à un nouvel examen. Si, après avoir discuté une seconde fois
le bill, les deux tiers des membres présents se prononcent de nouveau en
sa faveur, le bill sera alors renvoyé, avec les objections du
gouverneur, à l'autre chambre; celle-ci lui fera de même subir un nouvel
examen; et si les deux tiers des membres présents l'approuvent, ce bill
aura force de loi; mais dans ces derniers cas, les votes seront exprimés
par oui ou non, et on insérera le vote de chaque membre dans le
procès-verbal.

Tout bill qui, après avoir été présenté au gouverneur, ne sera pas
renvoyé par lui dans les dix jours (le dimanche excepté), aura force de
loi comme si le gouverneur l'avait signé, à moins que, dans l'intervalle
des dix jours, le corps législatif ne s'ajourne. Dans ce cas, le bill
restera comme non avenu.

13. Les magistrats dont les fonctions ne sont pas temporaires (_holding
their offices during good behaviour_) peuvent cependant être révoqués
par le vote simultané des deux chambres. Mais il faut que les deux tiers
de tous les représentants élus et la majorité des membres du sénat
consentent à la révocation.

14. L'année politique commencera le 1er janvier, et le corps législatif
devra être assemblé annuellement le premier mardi de janvier, à moins
qu'un autre jour ne soit désigné par une loi.

15. Les élections pour la nomination du gouverneur, du
lieutenant-gouverneur, des sénateurs et des représentants, commenceront
le premier lundi de novembre 1822.

Toutes les élections subséquentes auront toujours lieu à peu près dans
le même temps, c'est-à-dire en octobre ou en novembre, ainsi que la
législature le fixera par une loi.

16. Le gouverneur, le lieutenant-gouverneur, les sénateurs et les
représentants qui seront les premiers élus en vertu de la présente
constitution, entreront dans l'exercice de leurs fonctions respectives
le 1er janvier 1823.

Le gouverneur, le lieutenant-gouverneur, les sénateurs et les membres de
la chambre des représentants maintenant en fonctions, continueront de
les remplir jusqu'au 1er janvier 1823.


ARTICLE DEUXIÈME.

1. Aura le droit de voter dans la ville ou dans le quartier où il fait
sa résidence, et non ailleurs, pour la nomination de tous fonctionnaires
qui maintenant ou à l'avenir seront élus par le peuple, tout citoyen âgé
de vingt et un ans qui aura résidé dans cet État un an avant l'élection
à laquelle il veut concourir, qui en outre aura résidé pendant les six
derniers mois dans la ville ou dans le comté où il peut donner son vote,
et qui dans l'année précédant les élections aura payé à l'État ou au
comté une taxe foncière ou personnelle; ou qui, étant armé et équipé,
aura durant l'année rempli un service militaire dans la milice. Ces
dernières conditions ne seront pas exigées de ceux que la loi exempte de
toute imposition, ou qui ne font pas partie de la milice, parce qu'ils
servent comme pompiers.

Auront également le droit de voter, les citoyens de l'âge de vingt et
un ans qui résideront dans l'État pendant les trois ans qui précéderont
une élection, et pendant la dernière année dans la ville ou dans le
comté où ils peuvent donner leur vote, et qui en outre auront pendant le
cours de la même année contribué de leur personne à la réparation des
routes, ou auront payé l'équivalent de leur travail, suivant qu'il est
réglé par la loi.

Aucun homme de couleur n'aura le droit de voter, à moins qu'il ne soit
depuis trois ans citoyen de l'État, qu'il ne possède un an avant les
élections une propriété foncière de la valeur de 250 dollars (1,337 fr.
50 c.) libre de toutes dettes et hypothèques. L'homme de couleur qui
aura été imposé pour cette propriété, et qui aura payé la taxe, sera
admis à voter à toute élection.

Si les hommes de couleur ne possèdent pas un bien foncier tel qu'il a
été désigné plus haut, ils ne paieront aucune contribution directe.

2. Des lois ultérieures pourront exclure du droit de suffrage toute
personne qui a été ou qui serait frappée d'une peine infamante.

3. Des lois régleront la manière dont les citoyens doivent établir le
droit électoral dont les conditions viennent d'être fixées.

4. Toutes les élections auront lieu par bulletins écrits, à l'exception
de celles relatives aux fonctionnaires municipaux. La manière dont ces
dernières doivent être faites sera déterminée par une loi.


ARTICLE TROISIÈME.

1. Le pouvoir exécutif sera confié à un gouverneur, dont les fonctions
dureront deux années.

Un lieutenant-gouverneur sera choisi en même temps et pour la même
période.

2. Pour être éligible aux fonctions de gouverneur il faut être citoyen
né des États-Unis, être franc-tenancier, avoir atteint l'âge de trente
ans, et avoir résidé cinq ans dans l'État, à moins que, pendant ce
temps, l'absence n'ait été motivée par un service public pour l'État ou
pour les États-Unis.

3. Le gouverneur et le lieutenant-gouverneur seront élus en même temps
et aux mêmes lieux que les membres de la législature, et à la pluralité
des suffrages. En cas d'égalité de suffrages entre deux ou plusieurs
candidats pour les fonctions de gouverneur ou lieutenant-gouverneur, les
deux chambres de la législature choisiront parmi ces candidats, par un
scrutin de ballottage commun et à la pluralité des voix, le gouverneur
et le lieutenant-gouverneur.

4. Le gouverneur sera commandant en chef de la milice et amiral de la
marine de l'État; il pourra, dans les circonstances extraordinaires,
convoquer la législature ou seulement le sénat. Il devra, à l'ouverture
de chaque session, communiquer par un message, à la législature,
l'exposé de la situation de l'État et lui recommander les mesures qu'il
croira nécessaires; il dirigera les affaires administratives, civiles ou
militaires avec les fonctionnaires du gouvernement, promulguera les
décisions de la législature, et veillera soigneusement à la fidèle
exécution des lois.

En rémunération de ses services, il recevra, à des époques déterminées,
une somme qui ne pourra être ni augmentée ni diminuée pendant le temps
pour lequel il aura été élu.

5. Le gouverneur aura le droit de faire grâce, ou de suspendre
l'exécution après condamnation, excepté en cas de trahison ou
d'accusation par les représentants; dans ce dernier cas, la suspension
ne peut aller que jusqu'à la plus prochaine session de la législature,
qui peut ou faire grâce, ou ordonner l'exécution de la sentence, ou
prolonger le répit.

6. En cas d'accusation du gouverneur, ou de sa destitution, de sa
démission, de sa mort, ou de son absence de l'État, les droits et les
devoirs de sa place seront remis au lieutenant-gouverneur, qui les
conservera pendant le reste du temps déterminé, ou si la vacance est
occasionnée par une accusation ou une absence, jusqu'à l'acquittement,
ou le retour du gouverneur.

Cependant le gouverneur continuera d'être commandant en chef de toutes
les forces militaires de l'État lorsque son absence sera motivée par la
guerre et autorisée par la législature, pour commander la force armée de
l'État.

7. Le lieutenant-gouverneur sera président du sénat, mais il n'aura voix
délibérative qu'en cas d'égalité de votes. Si, pendant l'absence du
gouverneur, le lieutenant-gouverneur s'absente, abdique, meurt, ou s'il
est accusé ou destitué, le président du sénat[167] remplira les
fonctions du gouverneur jusqu'à ce que l'on ait pourvu au remplacement,
ou que l'incapacité ait cessé.

         [Note 167: Il s'agit du président temporaire nommé
         conformément au paragraphe 3 de l'article premier de la
         constitution.]


ARTICLE QUATRIÈME.

1. Les officiers de la milice seront élus et nommés de la manière
suivante:

Les sous-officiers et officiers jusqu'aux capitaines inclusivement, par
les votes écrits des membres de leurs compagnies respectives.

Les chefs de bataillon et officiers supérieurs des régiments, par les
votes écrits des officiers de leurs bataillons et de leurs régiments.

Les brigadiers-généraux, par les officiers supérieurs de leurs brigades
respectives.

Enfin les majors-généraux, les brigadiers-généraux et les colonels des
régiments ou chefs de bataillon nommeront les officiers d'état-major de
leurs divisions, brigades, régiments ou bataillons respectifs.

2. Le gouverneur nommera, et, avec l'autorisation du sénat, installera
les majors-généraux, les inspecteurs de brigades et les chefs
d'état-major, excepté le commissaire-général et l'adjudant-général. Ce
dernier sera installé par le gouverneur seul.

3. La législature déterminera par une loi l'époque et le mode des
élections des officiers de milice et la manière de les notifier au
gouverneur.

4. Les officiers recevront leurs brevets du gouverneur. Aucun officier
breveté ne pourra être privé de son emploi que par le sénat et sur une
demande du gouverneur, indiquant les motifs pour lesquels on réclame la
destitution, ou par décision d'une cour martiale, conformément à la loi.

Les officiers actuels de la milice conserveront leurs brevets et leurs
emplois aux conditions ci-dessus.

5. Dans le cas où le mode d'élection et de nomination ci-dessus ne
produirait pas d'amélioration dans la milice, la législature pourra
l'abroger et lui en substituer une autre par une loi, pourvu que ce soit
avec l'assentiment des deux tiers des membres présents dans chaque
chambre.

6. Le secrétaire d'État, le contrôleur, le trésorier, l'avocat-général,
l'inspecteur-général et le commissaire-général seront nommés de la
manière suivante:

Le sénat et l'assemblée présenteront chacun un candidat pour chacune de
ces fonctions, puis se réuniront. Si ces choix tombent sur les mêmes
candidats, les personnes ainsi choisies seront installées dans les
fonctions auxquelles on les aura nommées. S'il y a divergence dans les
présentations, le choix sera fait par un scrutin commun, et à la
majorité des suffrages du sénat et de l'assemblée réunis.

Le trésorier sera élu chaque année. Le secrétaire d'État, le contrôleur,
l'avocat-général, l'inspecteur-général et le commissaire-général
conserveront leurs fonctions pendant trois ans, à moins qu'ils ne soient
révoqués par une décision commune du sénat et de l'assemblée.

7. Le gouverneur nommera par message écrit, et, avec l'assentiment du
sénat, instituera tous les officiers judiciaires, excepté les juges de
paix, qui seront nommés ainsi qu'il suit:

La commission des _surveillants_ (_supervisors_)[168] de chacun des
comtés de l'État s'assemblera au jour fixé par la législature, et
désignera, à la majorité des voix, un nombre de personnes égal au nombre
des juges de paix à établir dans les villes du comté; les juges des
cours de comté s'assembleront aussi et nommeront de même un égal nombre
de candidats; puis, à l'époque et au lieu indiqués par la législature,
les surveillants et les juges de paix du comté se réunissent et
examinent leurs choix respectifs. Lorsqu'il y a unanimité pour certains
choix, ils la constatent par un certificat qu'ils déposent aux archives
du secrétaire du comté, et la personne ou les personnes nommées dans ces
certificats sont juges de paix.

         [Note 168: Les supervisors sont des magistrats chargés en
         partie de l'administration des communes, et qui, en outre,
         forment, en se réunissant, le pouvoir législatif de chaque
         comté.]

S'il y a dissentiment total ou partiel dans les choix, la commission des
surveillants et les juges devront transmettre leurs choix différents au
gouverneur, qui prendra et instituera parmi ces candidats autant de
juges de paix qu'il en faudra pour remplir les places vacantes.

Les juges de paix resteront en place pendant quatre ans, à moins qu'ils
ne soient révoqués par les cours des comtés, lesquelles devront
spécifier les motifs de la révocation; mais cette révocation ne peut
avoir lieu sans que, préalablement, le juge de paix ait reçu
signification des faits imputés, et qu'il ait pu présenter sa défense.

8. Les shérifs, les greffiers des comtés et les archivistes, aussi bien
que le greffier de la cité-comté de New-York, seront choisis tous les
trois ans, ou lorsqu'il y aura une vacance, par les électeurs de ces
comtés respectifs. Les shérifs ne pourront exercer aucune autre
fonction, et ne pourront être réélus que trois ans après leur sortie de
service. On peut exiger d'eux, conformément à la loi, de renouveler de
temps en temps leurs cautionnements, et faute par eux de les fournir,
leur emploi sera considéré comme vacant.

Le comté ne sera jamais responsable des actes du shérif. Le gouverneur
peut destituer ce magistrat aussi bien que les greffiers et les
archivistes des comtés, mais jamais sans leur avoir communiqué les
accusations portées contre eux, et sans leur avoir donné la faculté de
se défendre.

9. Les greffiers des cours, excepté ceux dont il est question dans la
section précédente, seront nommés par les cours auprès desquelles ils
exerceront, et les procureurs de districts par les cours de comté. Ces
greffiers et ces procureurs resteront en place pendant trois ans, à
moins de révocation par les cours qui les auront nommés.

10. Les maires de toutes les cités de cet État seront nommés par les
conseils communaux de ces cités respectives.

11. Les coroners seront élus de la même manière que les shérifs, et pour
le même temps; leur révocation n'aura lieu que dans les mêmes formes. La
législature en déterminera le nombre, qui pourtant ne pourra être de
plus de quatre par comté.

12. Le gouverneur nommera, et, avec l'assentiment du sénat, installera
les maîtres et auditeurs en chancellerie, qui conserveront leurs
fonctions pendant trois ans, à moins de révocation par le sénat, sur la
demande du gouverneur. Les greffiers et sous-greffiers seront nommés et
remplacés à volonté par le chancelier.

13. Le greffier de la cour d'_oyer_ et _terminer_, et des sessions
générales de paix, pour la ville et comté de New-York, sera nommé par la
cour des sessions générales de la ville, et exercera tant qu'il plaira à
la cour. Les autres commis et employés des cours, dont la nomination
n'est pas déterminée ici, seront au choix des différentes cours, ou du
gouverneur, avec l'assentiment du sénat, suivant que l'indiquera la loi.

14. Les juges spéciaux et leurs adjoints, ainsi que leurs greffiers dans
la cité de New-York, seront nommés par le conseil communal de cette
cité. Leurs fonctions auront la même durée que celles des juges de paix
des autres comtés, et ils ne pourront être révoqués que dans les mêmes
formes.

15. Tous les fonctionnaires qui aujourd'hui sont nommés par le peuple
continueront à être nommés par lui. Les fonctions à la nomination
desquelles il n'est pas pourvu par cette constitution, ou qui pourront
être créées à l'avenir, seront de même à la nomination du peuple, à
moins que la loi ne dispose autrement.

16. La durée des fonctions non fixée par la présente constitution pourra
être déterminée par une loi, sinon elle dépendra du bon plaisir de
l'autorité qui nommera à ces fonctions.


ARTICLE CINQUIÈME.

1. Le tribunal auquel doivent être déférées les accusations politiques
(_trials by impeachment_)[169] et les procès relatifs à la correction
des erreurs (_correction of errors_), se composera du président du
sénat, des sénateurs, du chancelier, des juges de la cour suprême ou de
la majeure partie d'entre eux. Lorsque cette accusation sera intentée
contre le chancelier ou un juge de la cour suprême, la personne accusée
sera suspendue de ses fonctions jusqu'à son acquittement.

         [Note 169: Il s'agit ici du cas où la chambre des
         représentants accuse un fonctionnaire public devant le
         sénat.]

Dans les appels contre les arrêts de chancellerie, le chancelier
informera le tribunal des motifs de sa première décision, mais n'aura
pas voix délibérative; et si l'appel a lieu pour erreur dans un jugement
de la cour suprême, les juges de cette cour exposeront de même les
motifs de leur arrêt, mais ne pourront prendre part à la délibération.

2. La chambre des représentants a droit de mettre en accusation tous les
employés civils de l'État, pour corruption ou malversation dans
l'exercice de leurs fonctions, pour crimes ou pour délits; mais il faut
pour cela l'assentiment de la majorité de tous les membres élus.

Les membres de la cour chargés de prononcer sur cette accusation
s'engageront par serment ou par affirmation, au commencement du procès,
à juger et prononcer suivant les preuves. La condamnation ne pourra être
prononcée qu'aux deux tiers des voix des membres présents. La peine à
prononcer ne peut être que la révocation des fonctions et une
déclaration d'incapacité, pour le condamné de remplir aucune fonction et
de jouir d'aucun honneur ou avantage dans l'État; mais le condamné peut
alors être accusé de nouveau, suivant les formes ordinaires, et puni
conformément à la loi.

3. Le chancelier et les juges de la cour suprême conserveront leurs
fonctions tant qu'ils les rempliront bien (_during good
behaviour_)[170], mais pas au-delà de l'âge de soixante ans.

         [Note 170: C'est la forme dont on se sert pour indiquer que
         les juges ne sont pas révocables, et ne peuvent perdre leur
         place qu'en vertu d'un arrêt.]

4. La cour suprême se composera d'un président et de deux juges; mais un
seul des trois peut tenir l'audience.

5. L'État sera, par une loi, divisé en un nombre proportionné de
circuits. Il n'y en aura pas moins de quatre et pas plus de huit. La
législature pourra de temps en temps, suivant le besoin, changer cette
division. Chaque circuit aura un juge qui sera nommé de la même manière
et pour le même temps que les juges de la cour suprême. Ces juges de
circuit auront le même pouvoir que les juges de la cour suprême jugeant
seuls, et dans les jugements de causes portées en première instance à la
cour suprême, et dans les cours d'_oyer_ et _terminer_ et des assises.
La législature pourra, en outre, suivant le besoin, accorder à ces juges
ou aux cours de comté, ou aux tribunaux inférieurs, une juridiction
d'équité (_equity powers_), mais en la subordonnant toujours à l'appel
du chancelier.

6. Les juges des cours de comté, et les _recorders_ des cités seront
nommés pour cinq ans; mais ils peuvent être destitués par le sénat sur
la demande motivée du gouverneur.

7. Le chancelier, les juges de la cour suprême et les juges de circuit
ne pourront exercer aucune autre fonction publique; tout suffrage qui
leur serait donné pour des fonctions électives, par la législature ou
par le peuple, est nul.


ARTICLE SIXIÈME.

1. Les membres de la législature et tous les fonctionnaires
administratifs ou judiciaires, excepté les employés subalternes exemptés
par la loi, devront, avant d'entrer en exercice, prononcer et souscrire
la formule de serment ou d'affirmation suivante:

«Je jure solennellement (ou, suivant le cas, j'affirme) que je
maintiendrai la constitution des États-Unis et la constitution de l'État
de New-York, et que je remplirai fidèlement, et aussi bien qu'il me sera
possible, les fonctions de...»

Aucun autre serment, déclaration ou épreuve ne pourront être exigés pour
aucune fonction ou service public.


ARTICLE SEPTIÈME.

1. Aucun membre de l'État de New-York ne pourra être privé des droits et
priviléges assurés à tous les citoyens de l'État, si ce n'est par les
lois du pays et par les jugements de ses pairs.

2. Le jugement par jury sera inviolablement et à toujours conservé dans
toutes les affaires où il a été appliqué jusqu'à aujourd'hui. Aucun
nouveau tribunal ne sera établi, si ce n'est pour procéder suivant la
loi commune, excepté les cours d'équité, que la législature est
autorisée à établir par la présente constitution.

3. La profession et l'exercice libre de toutes les croyances
religieuses et de tous les cultes, sans aucune prééminence, sont permis
à chacun, et le seront toujours; mais la liberté de conscience garantie
par cet article ne peut s'étendre jusqu'à excuser des actes licencieux
et des pratiques incompatibles avec la paix et la sécurité de l'État.

4. Attendu que les ministres de l'Évangile sont, par leur profession,
dévoués au service de Dieu et au soin des âmes, et qu'ils ne doivent pas
être distraits des grands devoirs de leur état, aucun ministre de
l'Évangile ou prêtre d'aucune dénomination ne pourra, dans quelque
circonstance et pour quelque motif que ce soit, être appelé, par
élection ou autrement, à aucune fonction civile ou militaire.

5. La milice de l'État devra être toujours armée, disciplinée et prête
au service; mais tout habitant de l'État appartenant à une religion
quelconque, où des scrupules de conscience font condamner l'usage des
armes, sera exempté, en payant en argent une compensation que la
législature déterminera par une loi, et qui sera estimée d'après la
dépense de temps et d'argent que fait un bon milicien.

6. Le privilége de l'acte d'_habeas corpus_ ne pourra être suspendu
qu'en cas de rébellion ou d'invasion, lorsque le salut public requiert
cette suspension.

7. Personne ne pourra être traduit en jugement pour une accusation
capitale ou infamante, si ce n'est sur l'accusation ou le rapport d'un
grand jury. Il est fait plusieurs exceptions à ce principe: la première,
lorsqu'il s'agit d'un cas d'accusation par les représentants; la
seconde, quand on poursuit un milicien en service actif et un soldat en
temps de guerre (ou en temps de paix, si le congrès a permis à l'État
d'entretenir des troupes); la troisième, quand il n'est question que de
petits vols (_little larceny_): la législature fixera lesquels.

Dans tout jugement par accusation des représentants ou du grand jury,
l'accusé pourra toujours être assisté d'un conseil, comme dans les
causes civiles.

Personne ne pourra être mis en jugement deux fois pour le même fait sur
une accusation capitale, ni être forcé à donner témoignage contre
lui-même dans une affaire criminelle, ni être privé de sa liberté, de sa
propriété ou de sa vie, que conformément à la loi.

L'expropriation pour cause d'utilité publique ne pourra avoir lieu
qu'après une juste compensation.

8. Tout citoyen peut librement exprimer, écrire et publier son opinion
sur tout sujet, et il demeure responsable de l'abus qu'il peut faire de
ce droit. Aucune loi ne pourra être faite pour restreindre la liberté de
la parole ou de la presse. Dans toutes les poursuites ou accusations
pour libelle, on sera admis à la preuve des faits; et si le jury pense
que les faits sont vrais, qu'ils ont été publiés dans de bons motifs et
pour un but utile, l'accusé sera acquitté. Le jury, dans ces causes,
décidera en droit comme en fait.

7. L'assentiment de deux tiers des membres élus de chaque branche de la
législature est nécessaire pour l'application des revenus et la
disposition des propriétés de l'État, pour les lois d'intérêt
particulier ou local, pour créer, prolonger, renouveler ou modifier les
associations politiques ou privées.

10. Le produit de la vente ou cession de toutes les terres appartenant à
l'État, excepté de celles réservées ou appropriées à un usage public,
ou cédées aux États-Unis, et le fonds appelé des écoles communales,
formeront et resteront, un fonds perpétuel, dont l'intérêt sera
inviolablement appliqué à l'entretien des écoles communales de l'État.

Un droit de barrières sera perçu sur toutes les parties navigables du
canal, entre les grands lacs de l'Ouest et du Nord et l'océan
Atlantique, qui sont établies ou qu'on établira par la suite. Ces droits
ne seront pas inférieurs à ceux agréés par les commissaires des canaux,
et spécifiés dans leur rapport à la législature du 12 mars 1831.

Ce droit, ainsi que celui sur toutes les salines, établi par la loi du
15 avril 1817, et les droits sur les ventes à l'enchère (excepté une
somme de 33,500 dollars dont il est disposé par cette même loi), et
enfin le montant du revenu établi par décision de la législature du 13
mars 1820 (au lieu de la taxe sur les passagers des bâtiments à vapeur),
sont et resteront inviolablement appliqués à l'achèvement des
communications par eau, au paiement de l'intérêt et au remboursement du
capital des sommes empruntées déjà, ou qu'on emprunterait par la suite,
pour terminer ces travaux.

Ces droits de barrières sur les communications navigables, ceux sur les
salines, ceux sur les ventes à l'enchère, établis par la loi du 15 avril
1817, non plus que le montant du revenu fixé par la loi du 13 mars 1820,
ne pourront être réduits ou appliqués autrement, jusqu'à entier et
parfait paiement des intérêts et du capital des sommes empruntées ou
qu'on emprunterait encore pour ces travaux.

La législature ne pourra jamais vendre, ni aliéner les sources salines
appartenant à l'État, ni les terres contiguës qui peuvent être
nécessaires à leur exploitation, ni en tout, ni en partie, les
communications navigables, tout cela étant et devant rester toujours la
propriété de l'État.

11. Aucune loterie ne sera désormais autorisée; et la législature
prohibera par une loi la vente dans cet État des billets de loteries
autres que celles déjà autorisées par la loi.

12. Aucun contrat, pour l'acquisition de terrains avec les Indiens, qui
aurait été ou qui serait fait dans l'État, à dater du 14 octobre 1775,
ne sera valide que par le consentement et avec l'autorisation de la
législature.

13. Continueront d'être lois de l'État, avec les changements que la
législature jugera convenable de faire, les parties du droit coutumier
(_common law_) et des actes de la législature de la colonie de New-York,
qui composaient la loi de cette colonie, le 19 avril 1775, et les
résolutions du congrès de cette colonie et de la convention de l'État de
New-York, en vigueur le 20 avril 1777, qui ne sont pas périmées, ou qui
n'ont pas été révoquées ou modifiées, ainsi que les décrets de la
législature de cet État, en vigueur aujourd'hui; mais toutes les parties
de ce droit coutumier et des actes ci-dessus mentionnés qui ne sont pas
en accord avec la présente constitution, sont abrogées.

14. Toute concession de terre faite dans l'État par le roi de la
Grande-Bretagne, ou par les personnes exerçant son autorité, après le 14
octobre 1775, est nulle et non avenue; mais rien, dans la présente
constitution, n'invalidera les concessions de terre faites
antérieurement par ce roi et ses prédécesseurs, ou n'annulera les
chartes concédées, avant cette époque, par lui ou eux, ni les
concessions et chartes faites depuis par l'État ou par des personnes
exerçant son autorité, ni n'infirmera les obligations ou dettes
contractées par l'État, par les individus et par les corporations, ni
les droits de propriété, les droits éventuels, les revendications ou
aucune procédure dans les cours de justice.


ARTICLE HUITIÈME.

1. Il est permis au sénat ou à la chambre des représentants de proposer
un ou plusieurs amendements à la présente constitution. Si la
proposition d'amendement est appuyée par la majorité des membres élus
des deux chambres, l'amendement ou les amendements proposés seront
transcrits sur leurs registres, avec les votes pour et contre, et remis
à la décision de la législature suivante.

Trois mois avant l'élection de cette législature, ces amendements seront
publiés; et si, lorsque cette nouvelle législature entrera en fonctions,
les amendements proposés sont adoptés par les deux tiers de tous les
membres élus dans chaque chambre, la législature devra les soumettre au
peuple, à l'époque et de la même manière qu'elle prescrira.

Si le peuple, c'est-à-dire si la majorité de tous les citoyens ayant
droit de voter pour l'élection des membres de la législature, approuve
et ratifie ces amendements, ils deviendront partie intégrante de la
constitution.


ARTICLE NEUVIÈME.

1. La présente constitution deviendra exécutoire à dater du 31 décembre
1822. Tout ce qui y a rapport au droit de suffrage, à la division de
l'État en districts sénatoriaux, au nombre des membres à élire à la
chambre des représentants et à la convocation des électeurs pour le
premier lundi de novembre 1822, à la prolongation des fonctions de la
législature actuelle jusqu'au 1er janvier 1823, à la prohibition des
loteries ou à la défense d'appliquer des propriétés et des revenus
publics à des intérêts locaux, ou privés, à la création, au changement,
renouvellement ou à la prorogation des chartes des corporations
politiques, sera exécutoire à dater du dernier jour de février prochain.

Le premier lundi de mars prochain, les membres de la présente
législature prêteront et signeront le serment ou l'obligation de
maintenir la constitution alors en vigueur.

Les shérifs, greffiers de comté et les coroners seront élus dans les
élections fixées par la présente constitution au premier lundi de
novembre 1822; mais ils n'entreront en fonctions que le 1er janvier
suivant. Les brevets de toutes les personnes occupant des emplois civils
le 31 décembre 1822 expireront ce jour-là; mais les titulaires pourront
continuer leurs fonctions jusqu'à ce que les nouvelles nominations ou
élections prescrites par la présente constitution aient été faites.

2. Les lois maintenant existantes sur la convocation aux élections, sur
leur ordre, le mode de voter, de recueillir les suffrages et de
proclamer le résultat, seront observées aux élections fixées par la
présente constitution au premier lundi de novembre 1822, en tout ce qui
sera applicable, et la législature actuelle fera les lois qui pourraient
encore être nécessaires pour ces élections, conformément à la présente
constitution.

Fait en Convention, au capitole de la ville d'Albany, le dix novembre
mil huit cent vingt et un, et le quarante-sixième de l'indépendance des
États-Unis de l'Amérique.

En foi de quoi nous avons signé.

                                   Daniel D. TOMPKINS, Président.

                        John F. BACON,
                        Samuel S. GARDINER,     Secrétaires.


FIN DU PREMIER VOLUME.




TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS LE PREMIER VOLUME.


  INTRODUCTION.                                                      1

  CHAPITRE I.--Configuration extérieure de l'Amérique du Nord.      27

  CHAP. II.--Du point de départ et de son importance pour
    l'avenir des Anglo-Américains.                                  41

    Raisons de quelques singularités que présentent les lois
      et les coutumes des Anglo-Américains.                         69

  CHAP. III.--État social des Anglo-Américains.                     72

    Que le point saillant de l'état social des Anglo-Américains
      est essentiellement d'être démocratique.                     _Ib._

    Conséquences politiques de l'état social des Anglo-Américains.  84

  CHAP. IV.--Du principe de la souveraineté du peuple en Amérique.  86

  CHAP. V.--Nécessité d'étudier ce qui se passe dans les États
    particuliers avant de parler du gouvernement de l'Union.        91

    Du système communal en Amérique.                                92

    Circonscription de la commune.                                  95

    Pouvoirs communaux dans la Nouvelle-Angleterre.                 96

    De l'existence communale.                                      100

    De l'esprit communal dans la Nouvelle-Angleterre.              104

    Du comté dans la Nouvelle-Angleterre.                          108

    De l'administration dans la Nouvelle-Angleterre.               110

    Idées générales sur l'administration aux États-Unis.           126

    De l'État.                                                     132

    Pouvoir législatif de l'État.                                  133

    Du pouvoir exécutif de l'État.                                 135

    Des effets politiques de la décentralisation administrative
      aux États-Unis.                                              137

  CHAP. VI.--Du pouvoir judiciaire aux États-Unis, et de son action
    sur la société politique.                                      157

    Autres pouvoirs accordés aux juges américains.                 166

  CHAP. VII.--Du jugement politique aux États-Unis.                170

  CHAP. VIII.--De la constitution fédérale.                        179

    Historique de la constitution fédérale.                        _Ib._

    Tableau sommaire de la constitution fédérale.                  183

    Attributions du gouvernement fédéral.                          185

    Pouvoirs fédéraux.                                             188

    Pouvoirs législatifs.                                          _Ib._

    Autre différence entre le sénat et la chambre des
      représentants.                                               192

    Du pouvoir exécutif.                                           194

    En quoi la position du président aux États-Unis diffère
      de celle d'un roi constitutionnel en France.                 197

    Causes accidentelles qui peuvent accroître l'influence
      du pouvoir exécutif.                                         202

    Pourquoi le président des États-Unis n'a pas besoin, pour
      diriger les affaires, d'avoir la majorité dans les
      chambres.                                                    203

    De l'élection du président.                                    205

    Mode de l'élection.                                            212

    Crise de l'élection.                                           217

    De la réélection du président.                                 219

    Des tribunaux fédéraux.                                        223

    Manière de fixer la compétence des tribunaux fédéraux.         229

    Différents cas de juridiction.                                 231

    Manière de procéder des tribunaux fédéraux.                    238

    Rang élevé qu'occupe la cour suprême parmi les grands
      pouvoirs de l'État.                                          241

    En quoi la constitution fédérale est supérieure à la
      constitution des États.                                      245

    Ce qui distingue la constitution fédérale des États-Unis
      d'Amérique de toutes les autres constitutions fédérales.     251

    Des avantages du système fédératif en général, et de son
      utilité spéciale pour l'Amérique.                            257

    Ce qui fait que le système fédéral n'est pas à la portée
      de tous les peuples, et ce qui a permis aux Anglo-Américains
      de l'adopter.                                                266

    NOTES.                                                         279

    CONSTITUTIONS des États-Unis et de l'État de New-York.         305


FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.




[Notes au lecteur de ce fichier:

Page iii: "nous" a été supprimé de la phrase "Si nous nous sauvons
nous-mêmes, nous sauvons en même temps (nous) les peuples qui nous
environnent."

Page 8; "et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des
ruines qu'elles a faites." a été corrigée et est maintenant
"et qu'on voit encore aujourd'hui s'avancer au milieu des ruines
qu'elle a faites."

Page 27: La carte mentionnée dans la note 3 n'est pas présente dans ce
fichier, elle sera ajoutée dès que possible.

Page 89: "de" a été ajouté dans la phrase "les États où l'aristocratie
avait le plus (de) racines".

Page 153: "un" a été supprimé de la phrase "Les gouvernants ayant
beaucoup à perdre, l'ordre est (un) d'un grand intérêt pour eux."

Page 227: "intérieurs" a été changé en "inférieurs" dans la phrase "on
lui adjoignit des tribunaux (intérieurs),".]






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4), by Alexis de Tocqueville

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and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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     Chief Executive and Director
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