Les mille et un fantômes

By Alexandre Dumas

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Title: Les mille et un fantomes

Author: Alexandre Dumas

Release Date: February 28, 2005 [EBook #15208]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MILLE ET UN FANTOMES ***




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LES
MILLE ET UN FANTÔMES

PASCAL BRUNO
PAR ALEXANDRE DUMAS

ÉDITION ILLUSTRÉE PAR ANDRIEUX ET ED. COPPIN
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL-LÉVY FRÈRES 3, RUE AUBER, 3










                     LES MILLE ET UN FANTÔMES.

                              PAR

                        ALEXANDRE DUMAS


A M. ***

Mon cher ami, vous m'avez dit souvent,--au milieu de ces soirées,
devenues trop rares, où chacun bavarde à loisir, ou disant le rêve de
son coeur, ou suivant le caprice de son esprit, ou gaspillant le trésor
de ses souvenirs,--vous m'avez dit souvent que depuis Scheherazade et
après Nodier, j'étais un des plus amusants conteurs que vous eussiez
entendus. Voilà aujourd'hui que vous m'écrivez qu'en attendant un long
roman de moi,--vous savez, un de ces romans interminables comme j'en
écris, et dans lesquels je fais entrer tout un siècle,--vous voudriez
bien quelques contes,--deux, quatre ou six volumes tout au plus,
pauvres fleurs de mon jardin, que vous comptez jeter au milieu des
préoccupations politiques du moment, entre le procès de Bourges, par
exemple, et les élections du mois de mai.

Hélas! mon ami, l'époque est triste, et mes contes, je vous en préviens,
ne seront pas gais. Seulement, vous permettrez que, lassé de ce que je
vois se passer tous les jours dans le monde réel, j'aille chercher mes
récits dans le monde imaginaire. Hélas! j'ai bien peur que tous les
esprits un peu élevés, un peu poétiques, un peu rêveurs, n'en soient à
cette heure où en est le mien, c'est-à-dire à la recherche de l'idéal,
le seul, refuge que Dieu nous laisse contre la réalité.

Tenez, je suis là au milieu de cinquante volumes ouverts à propos d'une
histoire de la Régence que je viens d'achever, et que je vous prie, si
vous en rendez compte, d'inviter les mères à ne pas laisser lire à leurs
filles. Eh bien! je suis là, vous disais-je, et, tout en vous écrivant,
mes yeux s'arrêtent sur une page des Mémoires du marquis d'Argenson, où,
au-dessous de ces mots: _De la Conversation d'autrefois et de celle d'à
présent_, je lis ceux-ci:

«Je suis persuadé que, du temps où l'hôtel Rambouillet donnait le ton
à la bonne compagnie, on écoutait bien et l'on raisonnait mieux. On
cultivait son goût et son esprit. J'ai encore vu des modèles de ce genre
de conversation parmi les vieillards de la cour que j'ai fréquentés.
Ils avaient le mot propre, de l'énergie et de la finesse, quelques
antithèses, mais des épithètes qui augmentaient le sens; de la
profondeur sans pédanterie, de l'enjouement sans malignité.»

Il y a juste cent ans que le marquis d'Argenson écrivit ces lignes, que
je copie dans son livre,--Il avait, à l'époque où il les écrivait, à peu
près l'âge que nous avons,--et, comme lui, mon cher ami, nous pouvons
dire:--Nous avons connu des vieillards qui étaient, hélas! ce que nous
ne sommes plus, c'est-à-dire des hommes de bonne compagnie.

Nous les avons vus, mais nos fils ne les verront pas. Voilà ce qui fait,
quoique nous ne valions pas grand'chose, que nous vaudrons mieux que ne
vaudront nos fils.

Il est vrai que tous les jours nous faisons un pas vers la liberté,
l'égalité, la fraternité, trois grands mots que la Révolution de 93,
vous savez, l'autre, la douairière, a lancés au milieu de la société
moderne, comme elle eût fait d'un tigre, d'un lion et d'un ours habillés
avec des toisons d'agneaux; mots vides, malheureusement, et qu'on lisait
à travers la fumée de juin sur nos monuments publics criblés de balles.

Moi, je vais comme les autres; moi, je suis le mouvement. Dieu me garde
de prêcher l'immobilité.--L'immobilité, c'est la mort Mais je vais
comme un de ces hommes dont parle Dante,--dont les pieds marchent en
avant,--c'est vrai,--mais dont la tête est tournée du côté de ses
talons.

Et ce que je cherche surtout,--ce que je regrette avant tout,--ce que
mon regard rétrospectif cherche dans le passé: c'est la société qui s'en
va, qui s'évapore, qui disparaît comme un de ces fantômes dont je vais
vous raconter l'histoire.

Cette société, qui faisait la vie élégante, la vie courtoise, cette vie
qui valait la peine d'être _vécue_, enfin (pardonnez-moi le barbarisme,
n'étant point de l'Académie, je puis le risquer), cette société est-elle
morte ou l'avons-nous tuée?

Tenez, je me rappelle que, tout enfant, j'ai été conduit par mon père
chez madame de Montesson. C'était une grande dame, une femme de l'autre
siècle tout à fait. Elle avait épousé, il y avait près de soixante
ans, le duc d'Orléans, aïeul du roi Louis-Philippe; elle en avait
quatre-vingt-dix. Elle demeurait dans un grand et riche hôtel de la
Chaussée-d'Antin. Napoléon lui faisait une rente de cent mille écus.

--Savez-vous sur quel titre était basée cette rente inscrite au livre
rouge du successeur de Louis XVI?--Non.--Eh bien! madame de Montesson
touchait de l'empereur une rente de cent mille écus _pour avoir conservé
dans son salon les traditions de la bonne société du temps de Louis XIV
et de Louis XV._

--C'est juste la moitié de ce que la Chambre donne aujourd'hui à son
neveu, pour qu'il fasse oublier à la France ce dont son oncle voulait
qu'elle se souvînt.

Vous ne croiriez pas une chose, mon cher ami, c'est que ces deux mots
que je viens d'avoir l'imprudence de prononcer: _la Chambre_, me
ramènent tout droit aux Mémoires du marquis d'Argenson.

--Comment cela?

--Vous allez voir.

«On se plaint, dit-il, qu'il n'y a plus de conversation de nos jours
en France. J'en sais bien la raison. C'est que la patience d'écouter
diminue chaque jour chez nos contemporains. L'on écoute mal ou plutôt
l'on n'écoute plus du tout. J'ai fait cette remarque dans la meilleure
compagnie que je fréquente.»

Or, mon cher ami, quelle est la meilleure compagnie que l'on puisse
fréquenter de nos jours? C'est bien certainement celle que huit millions
d'électeurs ont jugée digne de représenter les intérêts, les opinions,
le génie de la France. C'est la Chambre, enfin.

--Eh bien! entrez dans la Chambre, au hasard, au jour et à l'heure que
vous voudrez. Il y a cent à parier contre un que vous trouverez à la
tribune un homme qui parle, et sur les bancs cinq à six cents personnes,
non pas qui l'écoutent, mais qui l'interrompent.

C'est si vrai ce que je vous dis là; qu'il y a un article de la
Constitution de 1848 qui interdit les interruptions. Ainsi comptez la
quantité de soufflets et de coups de poing donnés à la Chambre depuis un
an à peu près qu'elle s'est rassemblée:--c'est innombrable!

Toujours au nom, bien entendu, de la liberté, de l'égalité et de la
fraternité.

Donc, mon cher ami, comme je vous le disais, je regrette bon nombre de
choses, n'est-ce pas? quoique j'aie dépassé à peu près la moitié de la
vie;--eh bien! celle que je regrette le plus entre toutes celles qui
s'en sont allées ou qui s'en vont, c'est celle que regrettait le marquis
d'Argenson il y a cent ans:--la _courtoisie_.

Et cependant, du temps du marquis d'Argenson, on n'avait pas encore eu
l'idée de s'appeler _citoyen_. Ainsi jugez.

Si l'on avait dit au marquis d'Argenson, à l'époque où il écrivait ces
mots, par exemple:

«Voici où nous en sommes venus en France: la toile tombe; tout spectacle
disparaît; il n'y a plus que des sifflets qui sifflent. Bientôt,
nous n'aurons plus ni élégants conteurs dans la société, ni arts, ni
peintures, ni palais bâtis; mais des envieux de tout et partout.»

Si on lui avait dit, à l'époque où il écrivait ces mots, que l'on en
arriverait,--moi, du moins,--à envier cette époque,--on l'eût bien
étonné, n'est-ce pas, ce pauvre marquis d'Argenson?--Aussi, que
fais-je?--Je vis avec les morts beaucoup,--avec les exilés un
peu.--J'essaye de faire revivre les sociétés éteintes, les hommes
disparus, ceux-là qui sentaient l'ambre au lieu de sentir le cigare; qui
se donnaient des coups d'épée, au lieu de se donner des coups de poing.

Et voilà pourquoi, mon ami, vous vous étonnez, quand je cause,
d'entendre parler une langue qu'on ne parle plus. Voilà pourquoi vous me
dites que je suis un amusant conteur. Voilà pourquoi ma voix, écho du
passé, est encore écoutée dans le présent, qui écoute si peu et si mal.

C'est qu'au bout du compte, comme ces Vénitiens du dix-huitième siècle
auxquels les lois somptuaires défendaient de porter autre chose que du
drap et de la bure, nous aimons toujours à voir se dérouler la soie et
le velours, et les beaux brocarts d'or dans lesquels la royauté tablait
les habits de nos pères.

Tout à vous,

ALEXANDRE DUMAS.




              LA RUE DE DIANE A FONTENAY-AUX-ROSES


Le 1er septembre de l'année 1831, je fus invité par un de mes anciens
amis, chef de bureau au domaine privé du roi, à faire, avec son fils,
l'ouverture de la chasse à Fontenay-aux-Roses.

J'aimais beaucoup la chasse à cette époque, et, en ma qualité de grand
chasseur, c'était chose grave que le choix du pays où devait, chaque
année, se faire l'ouverture.

D'habitude nous allions chez un fermier ou plutôt chez un ami de mon
beau-frère; c'était chez lui que j'avais fait, en tuant un lièvre, mes
débuts dans la science des Nemrod et des Elzéar Blaze. Sa ferme était
située entre les forêts de Compiègne et de Villers-Cotterets, à une
demi-lieue du charmant village de Morienval, à une lieue des magnifiques
ruines de Pierrefonds.

Les deux ou trois mille arpents de terre qui forment son exploitation
présentent une vaste plaine presque entièrement entourée de bois, coupée
vers le milieu par une jolie vallée au fond de laquelle on voit, parmi
les prés verts et les arbres aux tons changeants, fourmiller des maisons
à moitié perdues dans le feuillage, et qui se dénoncent par les colonnes
de fumée bleuâtre qui, d'abord protégées par l'abri des montagnes qui
les entourent, montent verticalement vers le ciel, et ensuite, arrivées
aux couches d'air supérieures, se courbent, élargies comme la cime des
palmiers, dans la direction du vent.

C'est dans cette plaine et sur le double versant de cette vallée que le
gibier des deux forêts vient s'ébattre comme sur un terrain neutre.

Aussi l'on trouve de tout sur la plaine de Brassoire:--du chevreuil et
du faisan en longeant les bois,--du lièvre sur les plateaux,--du lapin
dans les pentes,--des perdrix autour de la ferme.--M. Mocquet, c'est le
nom de notre ami, avait donc la certitude de nous voir arriver; nous
chassions toute la journée, et le lendemain, à deux heures, nous
revenions à Paris, ayant tué, entre quatre ou cinq chasseurs, cent
cinquante pièces de gibier, dont jamais nous n'avons pu faire accepter
une seule à notre hôte.

Mais, cette année-là, infidèle à M. Mocquet, j'avais cédé à l'obsession
de mon vieux compagnon de bureau, séduit que j'avais été par un tableau
que m'avait envoyé son fils,--élève distingué de l'école de Rome,--et
qui représentait une vue de la plaine de Fontenay-aux-Roses, avec des
éteules pleines de lièvres et des luzernes pleines de perdrix.

Je n'avais jamais été à Fontenay-aux-Roses: nul ne connaît moins les
environs de Paris que moi.--Quand je franchis la barrière, c'est presque
toujours pour faire cinq ou six cents lieues. Tout m'est donc un sujet
de curiosité dans le moindre changement de place.

A six heures du soir, je partis pour Fontenay, la tête hors de la
portière, comme toujours; je franchis la barrière d'Enfer, je laissai à
ma gauche la rue de la Tombe-Issoire et j'enfilai la route d'Orléans.

On sait qu'Issoire est le nom d'un fameux brigand qui, du temps de
Julien, rançonnait les voyageurs qui se rendaient à Lutèce. Il fut
un peu pendu, à ce que je crois, et enterré à l'endroit qui porte
aujourd'hui son nom, à quelque distance de l'entrée des catacombes.

La plaine qui se développe à l'entrée du Petit-Montrouge est étrange
d'aspect. Au milieu des prairies artificielles, des champs de carottes
et des plates-bandes de betteraves, s'élèvent des espèces de forts
carrés, en pierre blanche, que domine une roue dentée, pareille à un
squelette de feu d'artifice éteint. Cette roue porte à sa circonférence
des traverses de bois sur lesquelles un homme appuie alternativement
l'un et l'autre pied. Ce travail d'écureuil, qui donne au travailleur un
grand mouvement apparent sans qu'il change de place en réalité, a pour
but d'enrouler autour d'un moyeu une corde qui, en s'enroulant, amène
à la surface du sol une pierre taillée au fond de la carrière, et qui
vient voir lentement le jour.

Cette pierre, un crochet l'amène au bord de l'orifice, où des rouleaux
l'attendent pour la transporter à la place qui lui est destinée. Puis
la corde redescend dans les profondeurs où elle va rechercher un autre
fardeau, donnant un moment de repos au moderne Ixion, auquel un cri
annonce bientôt qu'une autre pierre attend le labeur qui doit lui
faire quitter la carrière natale, et la même oeuvre recommence pour
recommencer encore, pour recommencer toujours.

Le soir venu, l'homme a fait dix lieues sans changer de place; s'il
montait en réalité, en hauteur, d'un degré à chaque fois que son pied
pose sur une traverse, au bout de vingt-trois ans il serait arrivé dans
la lune.

C'est le soir surtout,--c'est-à-dire à l'heure où je traversais la
plaine qui sépare le petit du grand Montrouge,--que le paysage, grâce à
ce nombre infini de roues mouvantes qui se détachent en vigueur sur le
couchant enflammé, prend un aspect fantastique. On dirait une de ces
gravures de Goya, où, dans la demi-teinte, des arracheurs de dents font
la chasse aux pendus.

Vers sept heures, les roues s'arrêtent; la journée est finie.

Ces moellons, qui font de grands carrés longs de cinquante à soixante
pieds, haut de six ou huit, c'est le futur Paris qu'on arrache de terre.
Les carrières d'où sort cette pierre grandissent tous les jours. C'est
la suite des catacombes d'où est sorti le vieux Paris. Ce sont les
faubourgs de la ville souterraine, qui vont gagnant incessamment du pays
et s'étendant à la circonférence. Quand on marche dans cette prairie
de Montrouge, on marche sur des abîmes. De temps en temps on trouve un
enfoncement de terrain, une vallée en miniature, une ride du sol: c'est
une carrière mal soutenue en dessous, dont le plafond de gypse a craqué.
Il s'est établi une fissure par laquelle l'eau pénètre dans la caverne;
l'eau a entraîné la terre; de là le mouvement du terrain: cela s'appelle
un fondis.

Si l'on ne sait point cela, si on ignore que cette belle couche de terre
verte qui vous appelle ne repose sur rien, on peut, en posant le pied
au-dessus d'une de ces gerçures, disparaître, comme on disparaît au
Montanvert entre deux murs de glace.

La population qui habite ces galeries souterraines a comme son
existence, son caractère et sa physionomie à part.--Vivant dans
l'obscurité, elle a un peu les instincts des animaux de la nuit,
c'est-à-dire qu'elle est silencieuse et féroce. Souvent on entend parler
d'un accident,--un étai a manqué, une corde s'est rompue, un homme a été
écrasé.--A la surface de la terre on croit que c'est un malheur; trente
pieds au-dessous on sait que c'est un crime.

L'aspect des carriers est en général sinistre.--Le jour, leur oeil
clignote,--à l'air, leur voix est sourde.--Ils portent des cheveux
plats, rabattus jusqu'aux sourcils; une barbe qui ne fait que tous les
dimanches matin connaissance avec le rasoir;--un gilet qui laisse voir
des manches de grosse toile grise,--un tablier de cuir blanchi par le
contact de la pierre,--un pantalon de toile bleue.--Sur une de leurs
épaules est une veste pliée en deux, et sur cette veste pose le manche
de la pioche ou de la besaiguë qui, six jours de la semaine, creuse la
pierre.

Quand il y a quelque émeute, il est rare que les hommes que nous venons
d'essayer de peindre ne s'en mêlent pas.--Quand on dit à la barrière
d'Enfer:--Voilà les carriers de Montrouge qui descendent, les habitants
des rues avoisinantes secouent la tête et ferment leurs portes.

[Illustration: Les yeux hors de leur orbite, les vêtements en désordre
et les mains ensanglantées, cet homme passa près de moi sans me voir.]

Voilà ce que je regardai, ce que je vis pendant cette heure de
crépuscule qui, au mois de septembre, sépare le jour de la nuit;--puis,
la nuit venue, je me rejetai dans la voiture, d'où certainement aucun de
mes compagnons n'avait vu ce que je venais de voir. Il en est ainsi en
toutes choses: beaucoup regardent, bien peu voient.

Nous arrivâmes vers les huit heures et demie à Fontenay; un excellent
souper nous attendait, puis après le souper une promenade au jardin.

Sorrente est une forêt d'orangers; Fontenay est un bouquet de roses.
Chaque maison a son rosier qui monte le long de la muraille, protégé au
pied par un étui de planches; arrivé à une certaine hauteur, le rosier
s'épanouit en gigantesque éventail; l'air qui passe est embaumé, et,
lorsqu'au lieu d'air il fait du vent, il pleut des feuilles de roses
comme il en pleuvait à la Fête-Dieu quand Dieu avait une fête.

De l'extrémité du jardin, nous eussions eu une vue immense s'il eût fait
jour.--Les lumières seules semées dans l'espace indiquaient les villages
de Sceaux, de Bagneux, de Châtillon et de Montrouge; au fond s'étendait
une grande ligne roussâtre d'où sortait un bruit sourd semblable au
souffle de Léviathan:--c'était la respiration de Paris.

On fut obligé de nous envoyer coucher de force, comme on fait aux
enfants. Sous ce beau ciel tout brodé d'étoiles, au contact de cette
brise parfumée, nous eussions volontiers attendu le jour.

A cinq heures du matin, nous nous mîmes en chasse, guidés par le fils de
notre hôte, qui nous avait promis monts et merveilles, et qui, il faut
le dire, continua à nous vanter la fécondité giboyeuse de son territoire
avec une persistance digne d'un meilleur sort.

A midi, nous avions vu un lapin et quatre perdrix.--Le lapin avait été
manqué par mon compagnon de droite, une perdrix avait été manquée par
mon compagnon de gauche, et, sur les trois autres perdrix, deux avaient
été tuées par moi.

A midi, à Brassoire, j'eusse déjà envoyé à la ferme trois ou quatre
lièvres et quinze ou vingt perdrix.

J'aime la chasse, mais je déteste la promenade, surtout la promenade
à travers champs. Aussi, sous prétexte d'aller explorer un champ de
luzerne situé à mon extrême gauche, et dans lequel j'étais bien sûr de
ne rien trouver, je rompis la ligne et fis un écart.

Mais ce qu'il y avait dans ce champ, ce que j'y avais avisé dans le
désir de retraite qui s'était déjà emparé de moi depuis plus de deux
heures, c'était un chemin creux qui, me dérobant aux regards des
autres chasseurs, devait me ramener par la route de Sceaux droit à
Fontenay-aux-Roses.

Je ne me trompais pas.--A une heure sonnant au clocher de la paroisse,
j'atteignais les premières maisons du village.

Je suivais un mur qui me paraissait clore une assez belle propriété,
lorsque, en arrivant à l'endroit où la rue de Diane s'embranche avec
la Grande-Rue, je vis venir à moi, du côté de l'église, un homme d'un
aspect si étrange, que je m'arrêtai et qu'instinctivement j'armai les
deux coups de mon fusil, mû que j'étais par le simple sentiment de la
conservation personnelle.

Mais, pâle, les cheveux hérissés, les yeux hors de leur orbite, les
vêtements en désordre et les mains ensanglantées, cet homme passa près
de moi sans me voir.--Son regard était fixe et atone à la fois.--Sa
course avait l'emportement invincible d'un corps qui descendrait une
montagne trop rapide, et cependant sa respiration râlante indiquait
encore plus d'effroi que de fatigue.

A l'embranchement des deux voies, il quitta la Grande-Rue pour se jeter
dans la rue de Diane, sur laquelle s'ouvrait la propriété dont, pendant
sept ou huit minutes, j'avais suivi la muraille. Cette porte, sur
laquelle mes yeux s'arrêtèrent à l'instant même, était peinte en vert
et était surmontée du numéro 2. La main de l'homme s'étendit vers la
sonnette bien avant de pouvoir la toucher; puis il l'atteignit, l'agita
violemment, et, presque aussitôt, tournant sur lui-même, il se trouva
assis sur l'une des deux bornes qui servent d'ouvrage avancé à cette
porte. Une fois là, il demeura immobile, les bras pendants et la tête
inclinée sur la poitrine.

Je revins sur mes pas, tant je comprenais que cet homme devait être
l'acteur principal de quelque drame inconnu et terrible.

Derrière lui, et aux deux côtés de la rue, quelques personnes, sur
lesquelles il avait sans doute produit le même effet qu'à moi, étaient
sorties de leurs maisons et le regardaient avec un étonnement pareil à
celui que j'éprouvais moi-même.

A l'appel de la sonnette qui avait résonné violemment, une petite
porte percée près de la grande s'ouvrit, et une femme de quarante à
quarante-cinq ans apparut.--Ah! c'est vous, Jacquemin, dit-elle, que
faites-vous donc là?

--M. le maire est-il chez lui? demanda d'une voix sourde l'homme auquel
elle adressait la parole.

--Oui.

--Eh bien! mère Antoine, allez lui dire que j'ai tué ma femme, et que je
viens me constituer prisonnier.

La mère Antoine poussa un cri auquel répondirent deux ou trois
exclamations arrachées par la terreur à des personnes qui se trouvaient
assez près pour entendre ce terrible aveu.

Je fis moi-même un pas en arrière, et rencontrai le tronc d'un tilleul,
auquel je m'appuyai.

Au reste, tous ceux qui se trouvaient à la portée de la voix étaient
restés immobiles.

Quant au meurtrier, il avait glissé de la borne à terre, comme si, après
avoir prononcé les fatales paroles, la force l'eût abandonné.

Cependant la mère Antoine avait disparu, laissant la petite porte
ouverte. Il était évident qu'elle était allée accomplir près de son
maître la commission dont Jacquemin l'avait chargée.

Au bout de cinq minutes, celui qu'on était allé chercher parut sur le
seuil de la porte.

Deux autres hommes le suivaient.

Je vois encore l'aspect de la rue.

Jacquemin avait glissé à terre comme je l'ai dit Le maire de
Fontenay-aux-Roses. que venait d'aller chercher la mère Antoine, se
trouvait debout près de lui, le dominant de toute la hauteur de sa
taille, qui était grande. Dans l'ouverture de la porte se pressaient
les deux autres personnes dont nous parlerons plus longuement tout à
l'heure. J'étais appuyé contre le tronc d'un tilleul planté dans la
Grande-Rue, mais d'où mon regard plongeait dans la rue de Diane. A ma
gauche était un groupe composé d'un homme, d'une femme et d'un enfant,
l'enfant pleurant pour que sa mère le prît dans ses bras. Derrière ce
groupe un boulanger passait sa tête par une fenêtre du premier, causant
avec son garçon qui était en bas, et lui demandant si ce n'était pas
Jacquemin, le carrier, qui venait de passer en courant; puis enfin
apparaissait, sur le seuil de sa porte, un maréchal ferrant, noir par
devant, mais le dos éclairé par la lumière de sa forge dont un apprenti
continuait de tirer le soufflet.

Voilà pour la Grande-Rue.

Quant à la rue de Diane,--à part le groupe principal que nous avons
décrit,--elle était déserte. Seulement à son extrémité l'on voyait
poindre deux gendarmes qui venaient de faire leur tournée dans la plaine
pour demander les ports d'armes, et qui, sans se douter de la besogne
qui les attendait, se rapprochaient de nous en marchant tranquillement
au pas. Une heure un quart sonnait.




                              II

                    L'IMPASSE DES SERGENTS.


A la dernière vibration du timbre se mêla le bruit de la première parole
du maire.--Jacquemin, dit-il, j'espère que la mère Antoine est folle:
elle vient de ta part me dire que ta femme est morte, et que c'est toi
qui l'as tuée!

--C'est la vérité pure, monsieur le maire, répondit Jacquemin. Il
faudrait me faire conduire en prison et juger bien vite.

Et, en disant ces mots, il essaya de se relever, s'accrochant au haut de
la borne avec son coude; mais, après un effort, il retomba, comme si les
os de ses jambes eussent été brisés.

--Allons donc! tu es fou! dit le maire.

--Regardez mes mains, répondit-il.

Et il leva deux mains sanglantes, auxquelles leurs doigts crispés
donnaient la forme de deux serres.

En effet, la gauche était rouge jusqu'au-dessus du poignet, la droite
jusqu'au coude.

En outre, à la main droite, un filet de sang frais coulait tout le long
du pouce, provenant d'une morsure que la victime, en se débattant,
avait, selon toute probabilité, faite à son assassin.

Pendant ce temps, les deux gendarmes s'étaient rapprochés, avaient fait
halte à dix pas du principal acteur de cette scène et regardaient du
haut de leurs chevaux.

Le maire leur fit un signe; ils descendirent, jetant la bride de leur
monture à un gamin coiffé d'un bonnet de police et qui paraissait être
un enfant de troupe.

Après quoi ils s'approchèrent de Jacquemin et le soulevèrent par-dessous
les bras.

Il se laissa faire sans résistance aucune, et avec l'atonie d'un homme
dont l'esprit est absorbé par une unique pensée.

Au même instant, le commissaire de police et le médecin arrivèrent; ils
venaient d'être prévenus de ce qui se passait.

--Ah! venez, monsieur Robert!--Ah! venez, monsieur Cousin! dit le maire.

M. Robert était le médecin, M. Cousin était le commissaire de police.

--Venez; j'allais vous envoyer chercher.

--Eh bien! voyons, qu'y a-t-il? demanda le médecin de l'air le plus
jovial du monde; un petit assassinat, à ce qu'on dit.

Jacquemin ne répondit rien.

--Dites donc, père Jacquemin, continua le docteur, est-ce que c'est vrai
que c'est vous qui avez tué votre femme?

Jacquemin ne souffla pas le mot.

--Il vient au moins de s'en accuser lui-même, dit le maire; cependant,
j'espère encore que c'est un moment d'hallucination et non pas un crime
réel qui le fait parler.

--Jacquemin, dit le commissaire de police, répondez. Est-il vrai que
vous ayez tué votre femme?

Même silence.

--En tout cas, nous allons bien voir, dit le docteur Robert; ne
demeure-t-il pas impasse des Sergents?

--Oui, répondirent les deux gendarmes.

--Eh bien! monsieur Ledru, dit le docteur en s'adressant au maire,
allons impasse des Sergents.

--Je n'y vais pas!--je n'y vais pas! s'écria Jacquemin en s'arrachant
des mains des gendarmes avec un mouvement si violent, que, s'il eût
voulu fuir, il eût été, certes, à cent pas avant que personne songeât à
le poursuivre.

[Illustration:--Qu'ai-je besoin d'y aller, puisque j'avoue tout, puisque
je vous dis que je l'ai tuée?]

--Mais pourquoi n'y veux-tu pas venir? demanda le maire.

--Qu'ai-je besoin d'y aller, puisque j'avoue tout,--puisque je vous dis
que je l'ai tuée, tuée avec cette grande épée à deux mains que j'ai
prise au Musée d'artillerie l'année dernière? Conduisez-moi en prison;
je n'ai rien à faire là-bas, conduisez-moi en prison!

Le docteur et M. Ledru se regardèrent.

--Mon ami, dit le commissaire de police, qui, comme M. Ledru, espérait
encore que Jacquemin était sous le poids de quelque dérangement d'esprit
momentané,--mon ami, la confrontation est d'urgence; d'ailleurs il faut
que vous soyez là pour guider la justice.

--En quoi la justice a-t-elle besoin d'être guidée? dit Jacquemin; vous
trouverez le corps dans la cave, et, près du corps, dans un sac de
plâtre, la tête; quant à moi, conduisez-moi en prison.

--Il faut que vous veniez, dit le commissaire de Police.

[Illustration: Et, s'étant baissé, il ramassa une épée à large lame.]

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'écria Jacquemin, en proie à la plus
effroyable terreur; oh! mon Dieu! mon Dieu! si j'avais su...

--Eh bien! qu'aurais-tu fait? demanda le commissaire de police.

--Eh bien! je me serais tué.

M. Ledru secoua la tête, et, s'adressant du regard au commissaire de
police, il sembla lui dire: Il y a quelque chose là-dessous.--Mon ami,
reprit-il en s'adressant au meurtrier, voyons, explique-moi cela, à moi.

--Oui, à vous, tout ce que vous voudrez, monsieur Ledru, demandez,
interrogez.

--Comment se fait-il, puisque tu as eu le courage de commettre le
meurtre, que tu n'aies pas celui de te retrouver en face de ta victime?
Il s'est donc passé quelque chose que tu ne nous dis pas?

--Oh! oui, quelque chose de terrible.

--Eh bien! voyons, raconte.

--Oh! non; vous diriez que ce n'est pas vrai, vous diriez que je suis
fou.

--N'importe! que s'est-il passé? dis-le-moi.

--Je vais vous le dire, mais à vous. Il s'approcha de M. Ledru.

Les deux gendarmes voulurent le retenir; mais le maire leur fit un
signe, ils laissèrent le prisonnier libre.

D'ailleurs, eût-il voulu se sauver, la chose était devenue impossible;
la moitié de la population de Fontenay-aux-Roses encombrait la rue de
Diane et la Grande-Rue.

Jacquemin, comme je l'ai dit, s'approcha de l'oreille de M.
Ledru.--Croyez-vous, monsieur Ledru, demanda Jacquemin à demi-voix,
croyez-vous qu'une tête puisse parler, une fois séparée du corps?

M. Ledru poussa une exclamation qui ressemblait à un cri, et pâlit
visiblement.

--Le croyez-vous? dites, répéta Jacquemin.

M. Ledru fit un effort.--Oui, dit-il, je le crois.

--Eh bien!... eh bien!... elle a parlé.

--Qui?

--La tête... la tête de Jeanne.

--Tu dis?

--Je dis qu'elle avait les yeux ouverts,--je dis qu'elle a remué les
lèvres. Je dis qu'elle m'a regardé. Je dis qu'en me regardant elle m'a
appelé: Misérable!

En disant ces mots, qu'il avait l'intention de dire à M. Ledru tout
seul, et qui cependant pouvaient être entendus de tout le monde,
Jacquemin était effrayant.

--Oh! la bonne charge! s'écria le docteur en riant; elle a parlé... une
tête coupée a parlé. Bon, bon, bon!

Jacquemin se retourna.--Quand je vous le dis! fit-il.

--Eh bien! dit le commissaire de police, raison de plus pour que nous
nous rendions à l'endroit où le crime a été commis. Gendarmes, emmenez
le prisonnier.

Jacquemin jeta un cri en se tordant.--Non, non, dit-il vous me couperez
en morceaux si vous voulez, mais je n'irai pas.

--Venez, mon ami, dit M. Ledru. S'il est vrai que vous ayez commis le
crime terrible dont vous vous accusez, ce sera déjà une expiation.
D'ailleurs, ajouta-t-il en lui parlant bas, la résistance est inutile;
si vous n'y voulez pas venir de bonne volonté, ils vous y mèneront de
force.

--Eh bien! alors, dit Jacquemin, je veux bien; mais promettez-moi une
chose, monsieur Ledru.

--Laquelle?

--Pendant tout le temps que nous serons dans la cave, vous ne me
quitterez pas.

--Non.

--Vous me laisserez vous tenir la main.

--Oui.

--Eh bien! dit-il, allons!

Et, tirant de sa poche un mouchoir à carreaux, il essuya son front
trempé de sueur.

On s'achemina vers l'impasse des Sergents.

Le commissaire de police et le docteur marchaient les premiers, puis
Jacquemin et les deux gendarmes.

Derrière eux venaient M. Ledru et les deux hommes qui avaient apparu à
sa porte en même temps que lui.

Puis roulait, comme un torrent plein de houle et de rumeurs, toute la
population à laquelle j'étais mêlé.

Au bout d'une minute de marche à peu près, nous arrivâmes à l'impasse
des Sergents.--C'était une petite ruelle située à gauche de la
Grande-Rue, et qui allait en descendant jusqu'à une grande porte de bois
délabrée, s'ouvrant à la fois par deux grands battants, et une petite
porte, découpée dans un des deux grands battants.

Cette petite porte ne tenait plus qu'à un gond.

Tout, au premier aspect, paraissait calme dans cette maison; un rosier
fleurissait à la porte, et, près du rosier, sur un banc de pierre; un
gros chat roux se chauffait avec béatitude au soleil.

En apercevant tout ce monde, en entendant tout ce bruit, il prit peur,
se sauva et disparut par le soupirail d'une cave.

Arrivé à la porte que nous avons décrite; Jacquemin s'arrêta.

Les gendarmes voulurent le faire entrer de force.

--Monsieur Ledru, dit-il en se retournant, monsieur Ledru, vous avez
promis de ne pas me quitter.

--Eh bien! me voilà, répondit le maire.

--Votre bras! votre bras!

Et il chancelait comme s'il eût été prêt à tomber. M. Ledru s'approcha,
fit signe aux deux gendarmes de lâcher le prisonnier, et lui donna le
bras.

--Je réponds de lui, dit-il.

Il était évident que, dans ce moment, M. Ledru n'était plus le maire
de la commune, poursuivant la punition d'un crime, mais un philosophe
explorant le domaine de l'inconnu.

Seulement, son guide dans cette étrange exploration était un assassin.

Le docteur et le commissaire de police entrèrent les premiers, puis M.
Ledru et Jacquemin; puis les deux gendarmes, puis quelques privilégiés
au nombre desquels je me trouvais, grâce au contact que j'avais eu avec
MM. les gendarmes, pour lesquels je n'étais déjà plus un étranger, ayant
eu l'honneur de les rencontrer dans la plaine et de leur montrer mon
port d'armes.

La porte fut refermée sur le reste de la population, qui resta grondant
au dehors.

On s'avança vers la porte de la petite maison.

Rien n'indiquait l'événement terrible qui s'y était passé; tout était
à sa place: le lit de serge verte dans son alcôve; à la tête du lit le
crucifix de bois noir, surmonté d'une branche de buis séché depuis la
dernière Pâques.--Sur la cheminée, un enfant Jésus en cire, couché
parmi les fleurs entre deux chandeliers de forme Louis XVI, argentés
autrefois; à la muraille, quatre gravures coloriées, encadrées dans des
cadres de bois noir et représentant les quatre parties du monde.

Sur une table un couvert mis, à l'âtre un pot-au-feu bouillant, et près
d'un coucou sonnant la demie une huche ouverte.

--Eh bien! dit le docteur de son ton jovial, je ne vois rien jusqu'à
présent.

--Prenez par la porte à droite, murmura Jacquemin d'une voix sourde.

On suivit l'indication du prisonnier, et l'on se trouva dans une espèce
de cellier à l'angle duquel s'ouvrait une trappe à l'orifice de laquelle
tremblait une lueur qui venait d'en bas.

--Là, là, murmura Jacquemin en se cramponnant au bras de M. Ledru d'une
main et en montrant de l'autre l'ouverture de la cave.

--Ah! ah! dit tout bas le docteur au commissaire de police, avec ce
sourire terrible des gens que rien n'impressionne, parce qu'ils ne
croient à rien, il paraît que madame Jacquemin a suivi le précepte de
maître Adam; et il fredonna:

  Si je meurs, que l'on m'enterre
  Dans la cave où est.....

--Silence! interrompit Jacquemin, le visage livide, les cheveux
hérissés, la sueur sur le front, ne chantez pas ici!

Frappé par l'expression de cette voix, le docteur se tut.

Mais presque aussitôt, descendant les premières marches de
l'escalier:--Qu'est-ce que cela? demanda-t-il.

Et, s'étant baissé, il ramassa une épée à large lame.

C'était l'épée à deux mains que Jacquemin, comme il l'avait dit, avait
prise, le 29 juillet 1830, au Musée d'artillerie; la lame était teinte
de sang.

Le commissaire de police la prit des mains du docteur.

--Reconnaissez-vous cette épée? dit-il au prisonnier.

--Oui, répondit Jacquemin. Allez! allez! finissons-en.

C'était le premier jalon du meurtre, que l'on venait de rencontrer.

On pénétra dans la cave, chacun tenant le rang que nous avons déjà dit.

Le docteur et le commissaire de police les premiers, puis M. Ledru et
Jacquemin, puis les deux personnes qui se trouvaient chez lui, puis les
gendarmes, puis les privilégiés, au nombre desquels je me trouvais.

Après avoir descendu la septième marche, mon oeil plongeait dans la cave
et embrassait le terrible ensemble que je vais essayer de peindre.

Le premier objet sur lequel s'arrêtaient les yeux était un cadavre
sans tête, couché près d'un tonneau, dont le robinet, ouvert à moitié,
continuait de laisser échapper un filet de vin, lequel, en coulant,
formait une rigole qui allait se perdre sous le chantier.

Le cadavre était à moitié tordu, comme si le torse, retourné sur le
dos, eût commencé un mouvement d'agonie que les jambes n'avaient pas pu
suivre.--La robe était, d'un côté, retroussée jusqu'à la jarretière.

On voyait que la victime avait été frappée au moment où, à genoux devant
le tonneau, elle commençait à remplir une bouteille, qui lui avait
échappé des mains et qui était gisante à ses côtés.

Tout le haut du corps nageait dans une mare de sang.

Debout sur un sac de plâtre adossé à la muraille, comme un buste sur sa
colonne, on apercevait ou plutôt on devinait une tête, noyée dans ses
cheveux; une raie de sang rougissait le sac, du haut jusqu'à la moitié.

Le docteur et le commissaire de police avaient déjà fait le tour du
cadavre et se trouvaient placés en face de l'escalier.

Vers le milieu de la cave étaient les deux amis de M. Ledru et quelques
curieux qui s'étaient empressés de pénétrer jusque-là.

Au bas de l'escalier était Jacquemin qu'on n'avait pas pu faire aller
plus loin que la dernière marche. Derrière Jacquemin les deux gendarmes.

Derrière les deux gendarmes, cinq ou six personnes, au nombre desquelles
je me trouvais, et qui se groupaient avec moi sur l'escalier.

Tout cet intérieur lugubre était éclairé par la lueur tremblotante d'une
chandelle posée sur le tonneau même d'où coulait le vin, et en face
duquel gisait le cadavre de la femme Jacquemin.

--Une table, une chaise, dit le commissaire de police, et verbalisons.



                              III

                        LE PROCÈS-VERBAL.


Les meubles demandés furent passés au commissaire de police. Il assura
sa table, s'assit devant, demanda la chandelle, que le docteur lui
apporta, en enjambant par-dessus le cadavre, tira de sa poche un
encrier, des plumes, du papier, et commença son procès-verbal.

Pendant qu'il écrivait le préambule, le docteur fit un mouvement
de curiosité vers cette tête posée sur le sac de plâtre; mais le
commissaire l'arrêta.

--Ne touchez à rien, dit-il, la régularité avant tout.

--C'est trop juste, dit le docteur. Et il reprit sa place.

Il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles on entendit
seulement la plume du commissaire de police crier sur le papier raboteux
du gouvernement, et pendant lesquelles on voyait les lignes se succéder
avec la rapidité d'une formule habituelle à l'écrivain.

Au bout que quelques lignes il leva la tête et regarda autour de lui.

--Qui veut nous servir de témoins? demanda le commissaire de police en
s'adressant au maire.

--Mais, dit M. Ledru, indiquant ses deux amis debout, qui formaient
groupe avec le commissaire de police assis, ces deux messieurs, d'abord.

--Bien.

Il se retourna de mon côté.

--Puis monsieur, s'il ne lui est pas désagréable de voir figurer son nom
dans un procès-verbal.

--Aucunement, monsieur, lui répondis-je.

--Alors, que monsieur descende, dit le commissaire de police.

J'éprouvais quelque répugnance à me rapprocher du cadavre. D'où j'étais,
certains détails, sans m'échapper tout à fait, réapparaissaient moins
hideux, perdus dans une demi-obscurité qui jetait sur leur horreur le
voile de la poésie.

--Est-ce bien nécessaire? demandai-je.

--Quoi?

--Que je descende.

--Non. Restez là, si vous vous y trouvez bien. Je fis un signe de tête
qui exprimait:--Je désire rester où je suis.

Le commissaire de police se tourna vers celui des deux amis de M. Ledru
qui se trouvait le plus près de lui.--Vos nom, prénoms, âge, qualité,
profession et domicile? demanda-t-il avec la volubilité d'un homme
habitué à faire ces sortes de questions.

--Jean-Louis Alliette, répondit celui auquel il s'adressait,
dit Etteilla par anagramme, homme de lettres, demeurant rue de
l'Ancienne-Comédie, n° 20.

--Vous avez oublié de dire votre âge, dit le commissaire de police.

--Dois-je dire l'âge que j'ai ou l'âge que l'on me donne?

--Dites-moi votre âge, parbleu! on n'a pas deux âges.

--C'est-à-dire, monsieur le commissaire, qu'il y a certaines personnes,
Cagliostro, le comte de Saint-Germain, le Juif-Errant, par exemple...

--Voulez-vous dire que vous soyez Cagliostro, le comte de Saint-Germain,
ou le Juif-Errant? dit le commissaire en fronçant le sourcil à l'idée
qu'on se moquait de lui.

--Non; mais...

--Soixante-quinze ans, dit M. Ledru;--mettez soixante-quinze ans,
monsieur Cousin.

--Soit, dit le commissaire de police Et il mit soixante-quinze ans.

--Et vous, monsieur? continua-t-il en s'adressant au second ami de M.
Ledru.

Et il répéta exactement les mêmes questions qu'il avait faites au
premier.

--Pierre-Joseph Moulle, âgé de soixante et un ans, ecclésiastique,
attaché à l'église de Saint-Sulpice, demeurant rue Servandoni, n° 11,
répondit d'une voix douce celui qu'il interrogeait.

--Et vous, monsieur? demanda-t-il en s'adressant à moi.

--Alexandre Dumas, auteur dramatique, âgé de vingt-sept ans, demeurant à
Paris, rue de l'Université, n° 21, répondis-je.

[Illustration: Et, de ce ton nasillard et monotone qui n'appartient
qu'aux fonctionnaires publics, il lut:]

M. Ledru se retourna de mon côté et me fit un gracieux salut, auquel je
répondis sur le même ton, du mieux que je pus.

--Bien! fit le commissaire de police. Voyez si c'est bien cela,
messieurs, et si vous avez quelques observations à faire.

Et, de ce ton nasillard et monotone qui n'appartient qu'aux
fonctionnaires publics, il lut:

«Cejourd'hui, 1er septembre 1831. à deux heures de relevée, ayant été
averti par la rumeur publique qu'un crime de meurtre venait d'être
commis, dans la commune de Fontenay-aux-Roses, sur la personne de
Marie-Jeanne Ducoudray, par le nommé Pierre Jacquemin, son mari, et que
le meurtrier s'était rendu au domicile de M. Jean-Pierre Ledru, maire de
ladite commune de Fontenay-aux-Roses, pour se déclarer, de son propre
mouvement, l'auteur de ce crime, nous nous sommes empressé de nous
rendre, de notre personne, au domicile dudit Jean-Pierre Ledru, rue de
Diane, n° 2; auquel domicile nous sommes arrivé, en compagnie du sieur
Sébastien Robert, docteur-médecin, demeurant dans ladite commune de
Fontenay-aux-Roses, et là, avons trouvé déjà entre les mains de la
gendarmerie le nommé Pierre Jacquemin, lequel a répété devant nous qu'il
était auteur du meurtre de sa femme; sur quoi nous l'avons sommé de nous
suivre dans la maison où le meurtre avait été commis. Ce à quoi il s'est
refusé d'abord; mais bientôt, ayant cédé sur les instances de M. le
maire, nous nous sommes acheminés vers l'impasse des Sergents, où est
située la maison habitée par le sieur Pierre Jacquemin. Arrivés à cette
maison et la porte refermée sur nous pour empêcher la population de
l'envahir, avons d'abord pénétré dans une première chambre où rien
n'indiquait qu'un crime eût été commis; puis, sur l'invitation dudit
Jacquemin lui-même, de la première chambre avons passé dans la seconde,
à l'angle de laquelle une trappe donnant accès à un escalier était
ouverte. Cet escalier nous ayant été indiqué comme conduisant à une
cave où nous devions trouver le corps de la victime, nous nous mîmes à
descendre ledit escalier, sur les premières marches duquel le docteur a
trouvé une épée à poignée faite en croix, à lame large et tranchante,
que ledit Jacquemin nous a avoué avoir été prise par lui lors de la
révolution de Juillet au Musée d'artillerie, et lui avoir servi à la
perpétration du crime. Et sur le sol de la cave avons trouvé le corps
de la femme Jacquemin, renversé sur le dos et nageant dans une mare de
sang, ayant la tête séparée du tronc, laquelle tête avait été placée
droite sur un sac de plâtre adossé à la muraille, et ledit Jacquemin
ayant reconnu que le cadavre et cette tête étaient bien ceux de sa
femme, en présence de M. Jean-Pierre Ledru, maire de la commune de
Fontenay aux-Roses;--de M. Sébastien Robert, docteur-médecin, demeurant
audit Fontenay-aux-Roses;--de M. Jean-Louis Alliette dit Etteilla,
homme de lettres, âgé de soixante-quinze ans, demeurant à Paris, rue de
l'Ancienne-Comédie, n° 20;--de M. Pierre-Joseph Moulle, âgé de soixante
et un ans, ecclésiastique; attaché à Saint-Sulpice, demeurant à Paris,
rue Servandoni, n° 11;--et de M. Alexandre Dumas, auteur dramatique, âgé
de vingt-sept ans, demeurant à Paris, rue de l'Université, n°21,--avons
procédé ainsi qu'il suit à l'interrogatoire de l'accusé.»

--Est-ce cela, messieurs? demanda le commissaire de police en se
retournant vers nous avec un air de satisfaction évidente.

--Parfaitement! monsieur, répondîmes-nous tous d'une voix.

--Eh bien! interrogeons l'accusé.

Alors, se retournant vers le prisonnier, qui, pendant toute la lecture
qui venait d'être faite, avait respiré bruyamment et comme un homme
oppressé:

--Accusé, dit-il, vos nom, prénoms, âge, domicile et profession?

--Sera-ce encore bien long tout cela? demanda le prisonnier comme un
homme à bout de forces.

--Répondez: vos nom et prénoms?

--Pierre Jacquemin.

--Votre âge?

--Quarante et un ans.

--Votre domicile?

--Vous le connaissez bien, puisque vous y êtes.

--N'importe, la loi veut que vous répondiez à cette question.

--Impasse des Sergents.

--Votre profession?

--Carrier.

--Vous vous avouez l'auteur du crime?

--Oui.

--Dites-nous la cause qui vous l'a fait commettre, et les circonstances
dans lesquelles il a été commis.

--La cause qui l'a fait commettre...c'est inutile, dit Jacquemin; c'est
un secret qui restera entre moi et celle qui est là.

--Cependant il n'y a pas d'effet sans cause.

--La cause, je vous dis que vous ne la saurez pas. Quant aux
circonstances, comme vous dites, vous voulez les connaître?

--Oui.

--Eh bien! je vais vous les dire. Quand on travaille sous terre comme
nous travaillons, comme cela dans l'obscurité, et puis qu'on croit avoir
un motif de chagrin, on se mange l'âme, voyez-vous, et alors il vous
vient de mauvaises idées.

--Oh! oh! interrompit le commissaire de police, vous avouez donc la
préméditation.

--Eh! puisque je vous dis que j'avoue tout, est-ce que ce n'est pas
encore assez?

--Si fait, dites.

--Eh bien! cette mauvaise idée qui m'était venue, c'était de tuer
Jeanne.--Ça me troubla l'esprit plus d'un mois,--le coeur empêchait la
tête,--enfin un mot qu'un camarade me dit--me décida.

--Quel mot?

--Oh! ça, c'est dans les choses qui ne vous regardent pas. Ce matin, je
dis à Jeanne: «Je n'irai pas travailler aujourd'hui; je veux m'amuser
comme si c'était fête; j'irai jouer aux boules avec des camarades.
Aie soin que le dîner soit prêt à une heure.--Mais...--C'est bon, pas
d'observations; le dîner pour une heure, tu entends?--C'est bien!» dit
Jeanne. Et elle sortit pour aller chercher le pot-au-feu.

Pendant ce temps-là, au lieu d'aller jouer aux boules, je pris l'épée
que vous avez là.--Je l'avais repassée moi-même sur un grès.--Je
descendis à la cave, et je me cachai derrière les tonneaux--en me
disant:--il faudra bien qu'elle descende à la cave pour tirer du vin;
alors, nous verrons. Le temps que je restai accroupi là, derrière la
futaille qui est toute droite...je n'en sais rien; j'avais la fièvre;
mon coeur battait, et je voyais tout rouge dans la nuit. Et puis, il
y avait une voix qui répétait en moi et autour de moi ce mot que le
camarade m'avait dit hier.

--Mais enfin quel est ce mot? insista le commissaire.

--Inutile. Je vous ai déjà dit que vous ne le sauriez jamais. Enfin,
j'entendis un frôlement de robe, un pas qui s'approchait. Je vis
trembler une lumière; le bas de son corps qui descendait, puis le haut,
puis sa tête... On la voyait bien, sa tête... Elle tenait sa chandelle
à la main.--Ah! je dis: c'est bon!... et je répétai tout bas le mot que
m'avait dit le camarade. Pendant ce temps-là, elle s'approchait. Parole
d'honneur! on aurait dit qu'elle se doutait que ça tournait mal pour
elle. Elle avait peur; elle regardait de tous les côtés; mais j'étais
bien caché; je ne bougeai pas. Alors, elle se mit à genoux devant
le tonneau, approcha la bouteille et tourna le robinet. Moi, je me
levai.--Vous comprenez, elle était à genoux.--Le bruit du vin qui
tombait dans la bouteille l'empêchait d'entendre le bruit que je pouvais
faire. D'ailleurs, je n'en faisais pas, elle était à genoux comme une
coupable, comme une condamnée. Je levai l'épée, et... han!... Je ne sais
pas même si elle poussa un cri--la tête roula. Dans ce moment-là, je ne
voulais pas mourir;--je voulais me sauver.--Je comptais faire un trou
dans la cave et l'enterrer.--Je sautai sur la tête, qui roulait pendant
que le corps sautait de son côté.--J'avais un sac de plâtre tout
prêt pour cacher le sang.--Je pris donc la tête ou plutôt la tête me
prit.--Voyez.

Et il montra sa main droite, dont une large morsure avait mutilé le
pouce.

--Comment! la tête vous prit? dit le docteur. Que diable dites-vous donc
là?

--Je dis qu'elle m'a mordu à belles dents, comme vous voyez. Je dis
qu'elle ne voulait pas me lâcher. Je la posai sur le sac de plâtre,
je l'appuyai contre le mur avec ma main gauche, et j'essayai de
lui arracher la droite; mais, au bout d'un instant, les dents se
desserrèrent toutes seules. Je retirai ma main; alors, voyez-vous,
c'était peut-être de la folie, mais il me sembla que la tête était
vivante; les yeux étaient tout grands ouverts. Je les voyais bien,
puisque la chandelle était sur le tonneau, et puis les lèvres, les
lèvres remuaient, et, en remuant, les lèvres ont dit:--_Misérable,
j'étais innocente!_

Je ne sais pas l'effet que cette déposition faisait sur les autres;
mais, quant à moi, je sais que l'eau me coulait sur le front.

--Ah! c'est trop fort! s'écria le docteur, les yeux t'ont regardé, les
lèvres ont parlé?

--Écoutez, monsieur le docteur, comme vous êtes un médecin, vous ne
croyez à rien, c'est naturel; mais moi je vous dis que la tête que vous
voyez là, là, entendez-vous? je vous dis que la tête qui m'a mordu, je
vous dis que cette tête-là m'a dit: _Misérable, j'étais innocente!_ Et
la preuve qu'elle me l'a dit, eh, bien! c'est que je voulais me sauver
après l'avoir tuée; Jeanne, n'est-ce pas? et qu'au lieu de me sauver,
j'ai couru chez M. le maire, pour me dénoncer moi-même. Est-ce vrai,
monsieur le maire, est-ce vrai? répondez.

--Oui, Jacquemin, répondit M. Ledru d'un ton de parfaite bonté; oui,
c'est vrai.

--Examinez la tête, docteur, dit le commissaire de police.

--Quand je serai parti, monsieur Robert, quand je serai parti! s'écria
Jacquemin.

--N'as-tu pas peur qu'elle te parle encore, imbécile! dit le docteur en
prenant la lumière et s'approchant du sac de plâtre.

--Monsieur Ledru, au nom de Dieu, dit Jacquemin, dites-leur de me
laisser en aller, je vous en prie, je vous en supplie!

--Messieurs, dit le maire en faisant un geste qui arrêta le
docteur,--vous n'avez plus rien à tirer de ce malheureux; permettez
que je le fasse conduire en prison.--Quand la loi a ordonné la
confrontation, elle a supposé que l'accusé aurait la force de la
soutenir.

--Mais le procès-verbal? dit le commissaire.

--Il est à peu près fini.

--Il faut que l'accusé le signe

--Il le signera dans sa prison.

--Oui! oui! s'écria Jacquemin, dans la prison je signerai tout ce que
vous voudrez.

--C'est bien! fit le commissaire de police.

--Gendarmes! emmenez cet homme, dit M. Ledru.

--Ah! merci, monsieur Ledru, merci, dit Jacquemin avec l'expression
d'une profonde reconnaissance.

Et, prenant lui-même les deux gendarmes par le bras, il les entraîna
vers le haut de l'escalier avec une force surhumaine.

Cet homme parti, le drame était parti avec lui.--Il ne restait plus dans
la cave que deux choses hideuses à voir un cadavre sans tête et une tête
sans corps.

Je me penchai à mon tour vers M. Ledru.

--Monsieur, lui dis-je, m'est-il permis de me retirer, tout en demeurant
à votre disposition pour la signature du procès-verbal?

--Oui, monsieur, mais aune condition.

--Laquelle?

--C'est que vous viendrez signer le procès-verbal chez moi.

--Avec le plus grand plaisir, monsieur, mais quand cela?

--Dans une heure à peu près. Je vous montrerai ma maison; elle a
appartenu à Scarron, cela vous intéressera.

--Dans une heure, monsieur, je serai chez vous.

Je saluai, et je remontai l'escalier à mon tour; arrivé aux plus hauts
degrés, je jetai un dernier coup d'oeil dans la cave.

Le docteur Robert, sa chandelle à la main, écartait les cheveux de la
tête: c'était celle d'une femme encore belle, autant qu'on pouvait en
juger, car les yeux étaient fermés, les lèvres contractées et livides.

--Cet imbécile de Jacquemin! dit-il,--soutenir qu'une tête coupée peut
parler;--à moins qu'il n'ait été inventer cela pour faire croire qu'il
était fou;--ce ne serait pas si mal joué: il y aurait circonstances
atténuantes.

[Illustration]




                              IV

                      LA MAISON DE SCARRON.


Une heure après, j'étais chez M. Ledru. Le hasard fit que je le
rencontrai dans la cour.

--Ah! dit-il en m'apercevant, vous voilà; tant mieux, je ne suis pas
fâché de causer un peu avec vous avant de vous présenter à nos convives,
car vous dînez avec nous, n'est-ce pas?

--Mais, monsieur, vous m'excuserez.

--Je n'admets pas d'excuses, vous tombez sur un jeudi; tant pis pour
vous: le jeudi, c'est mon jour: tout ce qui entre chez moi le jeudi
m'appartient en pleine propriété. Après le dîner, vous serez libre de
rester ou de partir. Sans l'événement de tantôt, vous m'auriez trouvé à
table, attendu que je dîne invariablement à deux heures. Aujourd'hui,
par extraordinaire, nous dînerons à trois heures et demie ou quatre.
Pyrrhus que vous voyez,--et M. Ledru me montrait un magnifique
molosse,--Pyrrhus a profité de l'émotion de la mère Antoine pour
s'emparer du gigot: c'était son droit, de sorte qu'on a été obligé d'en
aller chercher un autre chez le boucher. Je disais que cela me donnerait
le temps, non-seulement de vous présenter à mes convives, mais encore
celui de vous donner sur eux quelques renseignements.

--Quelques renseignements?

--Oui, ce sont des personnages qui, comme ceux du _Barbier de Séville_
et de _Figaro_, ont besoin d'être précédés d'une certaine explication
sur le costume et le caractère; mais commençons d'abord par la maison.

--Vous m'avez dit, je crois, monsieur, qu'elle avait appartenu à
Scarron?

--Oui, c'est ici que la future épouse du roi Louis XIV, en attendant
qu'elle amusât l'homme inamusable, soignait le pauvre cul-de-jatte, son
premier mari. Vous verrez sa chambre.

--A madame de Maintenon?

--Non, à madame Scarron;--ne confondons point: la chambre de madame de
Maintenon est à Versailles ou à Saint-Cyr.--Venez.

Nous montâmes un grand escalier, et nous nous trouvâmes dans un corridor
donnant sur la cour.

--Tenez, me dit M. Ledru, voilà qui vous touche, monsieur le poète;
c'est du plus pur Phébus qui se parlât en 1650.

--Ah! ah! la carte du Tendre.

--Aller et retour, tracée par Scarron et annotée de la main de sa femme;
rien que cela.

En effet, deux cartes tenaient les entre-deux des fenêtres.

Elles étaient tracées à la plume, sur une grande feuille de papier
collée sur carton.

--Vous voyez, continua M. Ledru, ce grand serpent bleu, c'est le fleuve
du Tendre; ces petits colombiers, ce sont les hameaux Petits-Soins,
Billets-Doux, Mystère. Voilà l'auberge du Désir, la vallée des Douceurs,
le pont des Soupirs, la forêt de la Jalousie, toute peuplée de monstres
comme celle d'Armide. Enfin, au milieu du lac où le fleuve prend sa
source, voici le palais du Parfait-Contentement: c'est le terme du
voyage, le but de la course.

--Diable! que vois-je là, un volcan?

--Oui; il bouleverse parfois le pays. C'est le volcan des Passions.

--Il n'est pas sur la carte de mademoiselle de Scudéry?

--Non. C'est une invention de madame Paul Scarron;--et d'une.

--L'autre?

--L'autre, c'est le Retour. Vous le voyez, le fleuve déborde; il est
grossi par les larmes de ceux qui suivent ses rives. Voici les hameaux
de l'Ennui, l'auberge des Regrets, l'île du Repentir. C'est on ne peut
plus ingénieux.

--Est-ce que vous aurez la bonté de me laisser copier cela?

--Ah! tant que vous voudrez. Maintenant, voulez-vous voir la chambre de
madame Scarron?

--Je crois bien!

--La voici.

M. Ledru ouvrit une porte; il me fit passer devant lui.

--C'est aujourd'hui la mienne;--mais, à part les livres dont elle est
encombrée,--je vous la donne pour telle qu'elle était du temps de son
illustre propriétaire:--c'est la même alcôve, le même lit, les mêmes
meubles; ces cabinets de toilette étaient les siens.

--Et la chambre de Scarron?

--Oh! la chambre de Scarron était à l'autre bout du corridor; mais,
quant à celle là, il faudra vous en priver;--on n'y entre pas: c'est la
chambre secrète, le cabinet de Barbe-Bleue.

--Diable!

--C'est comme cela.--Moi aussi j'ai mes mystères, tout maire que je
suis;--mais venez,--je vais vous montrer autre chose.

M. Ledru marcha devant moi; nous descendîmes l'escalier, et nous
entrâmes au salon.

Comme tout le reste de la maison, ce salon avait un caractère
particulier. Sa tenture était un papier dont il eût été difficile de
déterminer la couleur primitive; tout le long de la muraille régnait un
double rang de fauteuils, bordé d'un rang de chaises, le tout en vieille
tapisserie; de place en place, des tables de jeu et des guéridons; puis,
au milieu de tout cela, comme le Léviathan au milieu des poissons
de l'Océan, un gigantesque bureau, s'étendant de la muraille, où il
appuyait une de ses extrémités, jusqu'au tiers du salon, bureau tout
couvert de livres, de brochures, de journaux, au milieu desquels
dominait comme un roi le _Constitutionnel_, lecture favorite de M.
Ledru.

Le salon était vide, les convives se promenaient dans le jardin, que
l'on découvrait dans toute son étendue à travers les fenêtres.

M. Ledru alla droit à son bureau, et ouvrit un immense tiroir, dans
lequel se trouvait une foule de petits paquets semblables à des paquets
de graines. Les objets que renfermait ce tiroir étaient renfermés
eux-mêmes dans des papiers étiquetés.

--Tenez, me dit-il, voilà encore pour vous, l'homme historique, quelque
chose de plus curieux que la carte du Tendre. C'est une collection de
reliques, non pas de saints, mais de rois.

En effet, chaque papier enveloppait un os, des cheveux ou de la
barbe.--Il y avait une rotule de Charles IX, le pouce de François Ier,
un fragment du crâne de Louis XIV, une côte de Henri II, une vertèbre de
Louis XV, de la barbe de Henri IV et des cheveux de Louis XIII. Chaque
roi avait fourni son échantillon, et de tous ces os on eût pu recomposer
à peu de chose près un squelette qui eût parfaitement représenté
celui de la monarchie française, auquel depuis longtemps manquent les
ossements principaux.

Il y avait en outre une dent d'Abeilard et une dent d'Héloïse, deux
blanches incisives, qui, du temps où elles étaient recouvertes par leurs
lèvres frémissantes,--s'étaient peut-être rencontrées dans un baiser.

D'où venait cet ossuaire?

M. Ledru avait présidé à l'exhumation des rois à Saint-Denis, et il
avait pris dans chaque tombeau ce qui lui avait plu.

M. Ledru me donna quelques instants pour satisfaire ma curiosité; puis,
voyant que j'avais à peu près passé en revue toutes ses étiquettes:

--Allons, me dit-il, c'est assez nous occuper des morts, passons un peu
aux vivants.

Et il m'emmena près d'une des fenêtres par lesquelles, je l'ai dit, la
vue plongeait dans le jardin.

--Vous avez là un charmant jardin, lui dis-je.

--Jardin de curé, avec son quinconce de tilleuls, sa collection de
dahlias et de rosiers, ses berceaux de vignes et ses espaliers de
pêchers et d'abricotiers:--vous verrez tout cela;--mais, pour le moment,
occupons-nous, non pas du jardin, mais de ceux qui s'y promènent.

--Ah! dites-moi d'abord qu'est-ce que c'est que ce M. Alliette, dit
_Etteilla_ par anagramme, qui demandait si l'on voulait savoir son âge
véritable, ou seulement l'âge qu'il semblait avoir;--il me semble qu'il
paraît à merveille les soixante-quinze ans que vous lui avez donnés.

--Justement, me répondit M. Ledru.--Je comptais commencer par lui.
Avez-vous lu Hoffmann?

--Oui... Pourquoi?

--Eh bien! c'est un homme d'Hoffmann. Toute la vie, il a cherché à
appliquer les cartes et les nombres à la divination de l'avenir; tout ce
qu'il possède passe à la loterie, à laquelle il a commencé par gagner un
terne, et à laquelle il n'a jamais gagné depuis. Il a connu Cagliostro
et le comte de Saint-Germain: il prétend être de leur famille, avoir
comme eux le secret de l'élixir de longue vie. Son âge réel, si vous le
lui demandez, est de deux cent soixante-quinze ans: il a d'abord vécu
cent ans, sans infirmités, du règne de Henri II au règne de Louis XIV;
puis, grâce à son secret, tout en mourant aux yeux du vulgaire, il a
accompli trois autres révolutions de cinquante ans chacune. Dans ce
moment, il recommence la quatrième, et n'a par conséquent que vingt-cinq
ans. Les deux cent cinquante premières années ne comptent plus que comme
mémoire. Il vivra ainsi, et il le dit tout haut, jusqu'au jugement
dernier. Au quinzième siècle, on eût brûlé Alliette, et on eût eu tort;
aujourd'hui on se contente de le plaindre, et on a tort encore. Alliette
est l'homme le plus heureux de la terre; il ne parle que tarots, cartes,
sortilèges, sciences égyptiennes de Thot, mystères isiaques. Il publie
sur tous ces sujets de petits livres que personne ne lit, et que
cependant un libraire, aussi fou que lui, édite sous le pseudonyme, ou
plutôt sous l'anagramme d'_Etteilla_; il a toujours son chapeau plein de
brochures. Tenez, voyez-le; il le tient sous son bras, tant il a peur
qu'on ne lui prenne ses précieux livres. Regardez l'homme, regardez
le visage, regardez l'habit, et voyez comme la nature est toujours
harmonieuse, et combien exactement le chapeau va à la tête, l'homme
à l'habit, le pourpoint au moule, comme vous dites, vous autres
romantiques.

Effectivement, rien n'était plus vrai. J'examinai Alliette: il était
vêtu d'un habit gras, poudreux, râpé, taché; son chapeau, à bords
luisants comme du cuir verni, s'élargissait démesurément par le haut; il
portait une culotte de ratine noire, des bas noirs ou plutôt roux, et
des souliers arrondis comme ceux des rois sous lesquels il prétendait
avoir reçu la naissance.

Quant au physique, c'était un gros petit homme, trapu, figure de sphinx,
éraillé, large bouche privée de dents, indiquée par un rictus profond,
avec des cheveux rares, longs et jaunes, voltigeant comme une auréole
autour de sa tête.

--Il cause avec l'abbé Moulle, dis-je à M. Ledru, celui qui vous
accompagnait dans notre expédition de ce matin, expédition sur laquelle
nous reviendrons, n'est-ce pas?

--Et pourquoi y reviendrons-nous? me demanda M. Ledru en me regardant
curieusement.

--Parce que, excusez-moi, mais vous avez paru croire à la possibilité
que cette tête ait parlé.

--Vous êtes physionomiste. Eh bien! c'est vrai, j'y crois; oui, nous
reparlerons de tout cela, et, si vous êtes curieux d'histoires de ce
genre, vous trouverez ici à qui parler. Mais passons à l'abbé Moulle.

--Ce doit être, interrompis-je, un homme d'un commerce charmant; la
douceur de sa voix, quand il a répondu à l'interrogatoire du commissaire
de police, m'a frappé.

--Eh bien! cette fois encore, vous avez deviné juste. Moulle est un ami
à moi depuis quarante ans, et il en a soixante: vous le voyez, il est
aussi propre et aussi soigné qu'Alliette est râpé, gras et sale; c'est
un homme du monde au premier degré, jeté fort avant dans la société du
faubourg Saint-Germain; c'est lui qui marie les fils et les filles des
pairs de France; ces mariages sont pour lui l'occasion de prononcer
de petits discours que les parties contractantes font imprimer et
conservent précieusement dans la famille. Il a failli être évêque de
Clermont. Savez-vous pourquoi il ne l'a pas été? parce qu'il a été
autrefois ami de Cazotte; parce que, comme Cazotte enfin, il croit
à l'existence des esprits supérieurs et inférieurs, des bons et des
mauvais génies: comme Alliette, il fait collection de livres. Vous
trouverez chez lui tout ce qui a été écrit sur les visions et sur les
apparitions, sur les spectres, les larves, les revenants. Quoiqu'il
parle difficilement, excepté entre amis, de toutes ces choses qui ne
sont point tout à fait orthodoxes, en somme, c'est un homme convaincu,
mais discret, qui attribue tout ce qui arrive d'extraordinaire dans ce
monde à la puissance de l'enfer ou à l'intervention des intelligences
célestes. Vous voyez, il écoute en silence ce que lui dit Alliette,
semble regarder quelque objet que son interlocuteur ne voit pas, et
auquel il répond de temps en temps par un mouvement des lèvres ou un
signe de tête. Parfois, au milieu de nous, il tombe tout à coup dans une
sombre rêverie, frissonne, tremble, tourne la tête, va et vient dans
le salon. Dans ce cas, il faut le laisser faire; il serait dangereux
peut-être de le réveiller, je dis le réveiller, car alors je le crois en
état de somnambulisme. D'ailleurs, il se réveille tout seul, et, vous le
verrez, dans ce cas il a le réveil charmant.

--Oh! mais, dites donc, fis-je à M. Ledru, il me semble qu'il vient
d'évoquer un de ces esprits dont vous parliez tout à l'heure?

Et je montrai du doigt à mon hôte un véritable spectre ambulant qui
venait rejoindre les deux causeurs, et qui posait avec précaution son
pied entre les fleurs sur lesquelles il semblait pouvoir marcher sans
les courber.

--Celui-ci, me dit-il, c'est encore un ami à moi, le chevalier Lenoir...

--Le créateur du musée des Petits-Augustins?...

--Lui-même. Il meurt de chagrin de la dispersion de son musée, pour
lequel il a, en 92 et 94, dix fois manqué d'être tué. La Restauration,
avec son intelligence ordinaire, l'a fait fermer,--avec ordre de rendre
les monuments aux édifices auxquels ils appartenaient et aux familles
qui avaient des droits pour les réclamer.--Malheureusement, la plupart
des monuments étaient détruits, la plupart des familles étaient
éteintes, de sorte que les fragments les plus curieux de notre antique
sculpture, et par conséquent de notre histoire, ont été dispersés,
perdus. C'est ainsi que tout s'en va de notre vieille France; il ne
restait plus que ces fragments, et de ces fragments, il ne restera
bientôt plus rien; et quels sont ceux qui détruisent? ceux-là même qui
auraient le plus d'intérêt à la conservation.

Et M. Ledru, tout libéral qu'il était, comme on disait à cette époque,
poussa un soupir.

--Sont-ce tous vos convives? demandai je à M. Ledru.

--Nous aurons peut-être le docteur Robert. Je ne vous dis rien de
celui-là, je présume que vous l'avez jugé. C'est un homme qui a toute
sa vie expérimenté sur la machine humaine, comme il eût fait sur
un mannequin, sans se douter que cette machine avait une âme pour
comprendre les douleurs, et des nerfs pour les ressentir. C'est un bon
vivant qui a fait un grand nombre de morts. Celui-là, heureusement pour
lui, ne croit pas aux revenants. C'est un esprit médiocre qui pense être
spirituel parce qu'il est bruyant, philosophe parce qu'il est athée;
c'est un de ces hommes que l'on reçoit, non pour les recevoir, mais
parce qu'ils viennent chez vous. Quant à aller les chercher là où ils
sont, on n'en aurait jamais l'idée.

--Oh! monsieur, comme je connais cette espèce-là!

--Nous devions avoir encore un autre ami à moi, plus jeune seulement
qu'Alliette, que l'abbé Moulle et que le chevalier Lenoir, qui
tient tête à la fois à Alliette sur la cartomancie, à Moulle sur la
démonologie, au chevalier Lenoir sur les antiquités; une bibliothèque
vivante, un catalogue relié en peau de chrétien, que vous devez
connaître vous-même.

--Le bibliophile Jacob?

--Justement.

--Et il ne viendra pas?

--Il n'est pas venu du moins, et, comme il sait que nous dînons à deux
heures ordinairement, et qu'il va être quatre heures, il n'y a pas de
probabilité qu'il nous arrive.--Il est à la recherche de quelque bouquin
imprimé à Amsterdam en 1570, édition _princeps_ avec trois fautes de
typographie, une à la première feuille, une à la septième, une à la
dernière.

En ce moment on ouvrit la porte du salon, et la mère Antoine parut.

--Monsieur est servi, annonça-t-elle.

--Allons, messieurs, dit M. Ledru en ouvrant à son tour la porte du
jardin, à table, à table!

Puis, se retournant vers moi:

--Maintenant, me dit-il, il doit y avoir encore quelque part dans le
jardin, outre les convives que vous voyez et dont je vous ai fait
l'historique, un convive que vous n'avez pas vu et dont je ne vous ai
pas parlé. Celui-là est trop détaché des choses de ce monde pour avoir
entendu le grossier appel que je viens de faire, et auquel, vous le
voyez, se rendent tous nos amis. Cherchez, cela vous regarde; quand vous
aurez trouvé son immatérialité, sa transparence, _eine Ercheinung_,
comme disent les Allemands, vous vous nommerez, vous essayerez de lui
persuader qu'il est bon de manger quelquefois, ne fût-ce que pour vivre;
vous lui offrirez votre bras et vous nous l'amènerez; allez.

J'obéis à M. Ledru, devinant que le charmant esprit que je venais
d'apprécier en quelques minutes me réservait quelque agréable surprise,
et je m'avançai dans le jardin en regardant tout autour de moi.

L'investigation ne fut pas longue, et j'aperçus bientôt ce que je
cherchais.

[Illustration:--Tout ce que j'aperçus de sa personne était gracieux et
distingué.]

C'était une femme assise à l'ombre d'un quinconce de tilleuls, et dont
je ne voyais ni le visage ni la taille: le visage, parce qu'il était
tourné du côté de la campagne; la taille, parce qu'un grand châle
l'enveloppait.

Elle était toute vêtue de noir.

Je m'approchai d'elle sans qu'elle fît un mouvement. Le bruit de mes pas
ne semblait point parvenir à son oreille: on eût dit une statue.

Au reste, tout ce que j'aperçus de sa personne était gracieux et
distingué.

De loin j'avais déjà vu qu'elle était blonde. Un rayon de soleil, qui
passait à travers la feuillée des tilleuls, jouait sur sa chevelure et
en faisait une auréole d'or. De près, je pus remarquer la finesse de ses
cheveux, qui eussent rivalisé avec ces fils de soie que les premières
brises de l'automne détachent du manteau de la Vierge; son cou, un peu
trop long peut être, charmante exagération qui est presque toujours une
grâce, si elle n'est point une beauté; son cou s'arrondissait pour
aider sa tête à s'appuyer sur sa main droite, dont le coude s'appuyait
lui-même au dossier de la chaise, tandis que son bras gauche pendait à
côté d'elle, tenant une rose blanche du bout de ses doigts effilés. Cou
arrondi comme celui d'un cygne, main repliée, bras pendants, tout cela
était de la même blancheur mate;--on eût dit un marbre de Paros, sans
veines à sa surface, sans pouls à l'intérieur; la rose qui commençait à
se faner était plus colorée et plus vivante que la main qui la tenait.

Je la regardai un instant, et, plus je la regardais, plus il me semblait
que ce n'était point un être vivant que j'avais devant les yeux.

J'en étais arrivé à douter qu'en lui parlant elle se retournât. Deux
ou trois fois ma bouche s'ouvrit et se referma sans avoir prononcé une
parole.

Enfin je me décidai.

--Madame, lui dis-je.

Elle tressaillit, se retourna, me regarda avec étonnement, comme fait
quelqu'un qui sort d'un rêve et qui rappelle ses idées.

Ses grands yeux noirs fixés sur moi,--avec ces cheveux blonds que j'ai
décrits, elle avait les sourcils et les yeux noirs,--ses grands yeux
noirs, fixés sur moi, avaient une expression étrange.

Pendant quelques secondes, nous demeurâmes sans nous parler,--elle me
regardant, moi l'examinant.

C'était une femme de trente-deux à trente-trois ans, qui avait dû être
d'une merveilleuse beauté avant que ses joues se fussent creusées, avant
que son teint eût pâli;--au reste, je la trouvai parfaitement belle
ainsi, avec son visage nacré et du même ton que sa main, sans aucune
nuance d'incarnat, ce qui faisait que ses yeux semblaient de jais, ses
lèvres de corail.

--Madame, répétai-je, M. Ledru prétend qu'en vous disant que je suis
l'auteur d'_Henri III_, de _Christine_ et d'_Antony_, vous voudrez bien
me tenir pour présenté, et accepter mon bras jusqu'à la salle à manger.

--Pardon, monsieur, dit-elle, vous êtes là depuis un instant, n'est-ce
pas?--Je vous ai senti venir, mais je ne pouvais pas me retourner; cela
m'arrive quelquefois quand je regarde de certains côtés. Votre voix a
rompu le charme, donnez-moi donc votre bras, et allons.

Elle se leva et passa son bras sous le mien; mais à peine, quoiqu'elle
ne parût nullement se contraindre, sentis-je la pression de ce bras. On
eût dit une ombre qui marchait à côté de moi.

Nous arrivâmes à la salle à manger sans avoir dit ni l'un ni l'autre un
mot de plus.

Deux places étaient réservées à la table.

Une à la droite de M. Ledru pour elle.

Une en face d'elle pour moi.




                                 V

                   LE SOUFFLET DE CHARLOTTE CORDAY.


Ainsi que tout ce qui était chez M. Ledru, cette table avait son
caractère.

C'était un grand fer à cheval appuyé aux fenêtres du jardin, laissant
les trois quarts de l'immense salle libres pour le service. Cette
table pouvait recevoir vingt personnes, sans qu'aucune fût gênée; on y
mangeait toujours, soit que M. Ledru eût, un, deux, quatre, dix, vingt
convives; soit qu'il mangeât seul: ce jour-là nous étions six seulement,
et nous en occupions le tiers à peine.

Tous les jeudis, le menu était le même. M. Ledru pensait que, pendant
les huit jours écoulés, les convives avaient pu manger autre chose soit
chez eux, soit chez les autres hôtes qui les avaient conviés. On était
donc sûr de trouver chez M. Ledru, tous les jeudis, le potage, le boeuf,
un poulet à l'estragon, un gigot rôti, des haricots et une salade.

Les poulets se doublaient ou se triplaient selon les besoins des
convives.

Qu'il y eût peu, point, ou beaucoup de monde, M. Ledru se tenait
toujours à l'un des bouts de la table, le dos au jardin, le visage vers
la cour. Il était assis dans un grand fauteuil incrusté depuis dix ans
à la même place;--là il recevait, des mains de son jardinier Antoine,
converti, comme maître Jacques, en valet de pied, outre le vin
ordinaire, quelques bouteilles de vieux bourgogne qu'on lui apportait
avec un respect religieux, et qu'il débouchait et servait lui-même à ses
convives avec le même respect et la même religion.

Il y a dix-huit ans, on croyait encore à quelque chose; dans dix ans, on
ne croira plus à rien, pas même au vin vieux.

Après le dîner, on passait au salon pour le café.

Le dîner s'écoula comme s'écoule un dîner, à louer la cuisinière, à
vanter le vin.--La jeune femme seule ne mangea que quelques miettes de
pain, ne but qu'un verre d'eau, et ne prononça pas une seule parole.

Elle me rappelait cette goule des _Mille et une Nuits_ qui se mettait à
table comme les autres, mais seulement pour manger quelques grains de
riz avec un cure-dents.

Après le dîner, comme d'habitude, on passa au salon.

Ce fut naturellement à moi à donner le bras à notre silencieuse convive.
Elle fit vers moi la moitié du chemin pour le prendre. C'était toujours
la même mollesse dans les mouvements, la même grâce dans la tournure, je
dirai presque la même impalpabilité dans les membres.

Je la conduisis à une chaise longue où elle se coucha.

Deux personnes avaient, pendant que nous dînions, été introduites au
salon.

C'étaient le docteur et le commissaire de police.

Le commissaire de police venait nous faire signer le procès-verbal que
Jacquemin avait déjà signé dans sa prison.

Une légère tache de sang se faisait remarquer sur le papier.

Je signai à mon tour, et en signant:

--Qu'est-ce que cette tache? demandai-je; et ce sang vient-il de la
femme ou du mari?

--Il vient, me répondit le commissaire, de la blessure que le meurtrier
avait à la main et qui continue de saigner sans qu'on puisse arrêter le
sang.

--Comprenez-vous, monsieur Ledru, dit le docteur, que cette brute-là
persiste à affirmer que la tête de sa femme lui a parlé?

--Et vous croyez la chose impossible, n'est-ce pas, docteur?

--Parbleu!

--Vous croyez même impossible que les yeux se soient rouverts?

--Impossible.

--Vous ne croyez pas que le sang, interrompu dans sa fuite par cette
couche de plâtre qui a bouché immédiatement toutes les artères et
tous les vaisseaux, ait pu rendre à cette tête un moment de vie et de
sentiment?

--Je ne crois pas.

--Eh bien! dit M. Ledru, moi je le crois.

--Moi aussi, dit Alliette.

--Moi aussi, dit l'abbé Moulle.

--Moi aussi, dit le chevalier Lenoir.

--Moi aussi, dis je.

Le commissaire de police et la dame pâle seuls ne dirent rien: l'un sans
doute parce que la chose ne l'intéressait point assez, l'autre peut-être
parce que la chose l'intéressait trop.

--Ah! si vous êtes tous contre moi, vous aurez raison. Seulement, si un
de vous était médecin...

--Mais, docteur, dit M. Ledru, vous savez que je le suis à peu près.

--En ce cas, dit le docteur, vous devez savoir qu'il n'y a plus de
douleur là où il n'y a plus de sentiment, et que le sentiment est
détruit par la section de la colonne vertébrale.

--Et qui vous a dit cela? demanda M. Ledru.

--La raison, parbleu!

--Oh! la bonne réponse. Est-ce que ce n'est pas aussi la raison qui
disait aux juges qui ont condamné Galilée que c'était le soleil qui
tournait et la terre qui restait immobile? La raison est une sotte, mon
cher docteur. Avez-vous fait des expériences vous-même sur des têtes
coupées?

--Non, jamais.

--Avez-vous lu les dissertations de Sommering? avez-vous lu les
procès-verbaux du docteur Sue? avez-vous lu les protestations d'Oelcher?

--Non.

--Ainsi, vous croyez, n'est-ce pas, sur le rapport de M. Guillotin,
que sa machine est le moyen le plus sûr, le plus rapide et le moins
douloureux de terminer la vie?

--Je le crois.

--Eh bien! vous vous trompez, mon cher ami, voilà tout.

--Ah! par exemple!

--Écoutez, docteur, puisque vous avez fait un appel à la science, je
vais vous parler science; et aucun de nous, croyez-le bien, n'est assez
étranger à ce genre de conversation pour n'y point prendre part.

Le docteur fit un geste de doute.

--N'importe, vous comprendrez tout seul alors. Nous nous étions
rapprochés de M. Ledru, et, pour ma part, j'écoutais avidement: cette
question de la peine de mort appliquée, soit par la corde, soit par le
fer, soit par le poison, m'ayant toujours singulièrement préoccupé comme
question d'humanité. J'avais même de mon côté fait quelques recherches
sur les différentes douleurs qui précèdent, accompagnent et suivent les
différents genres de mort.

--Voyons, parlez, dit le docteur d'un ton incrédule.

--Il est aisé de démontrer à quiconque possède la plus légère notion de
la construction et des forces vitales de notre corps, continua M. Ledru,
que le sentiment n'est pas entièrement détruit par le supplice, et, ce
que j'avance, docteur, est fondé, non point sur des hypothèses, mais sur
des faits.

[Illustration: Monsieur Ledru.]

--Voyons ces faits.

--Les voici: 1° le siège du sentiment est dans le cerveau, n'est-ce pas?

--C'est probable.

--Les opérations de cette conscience du sentiment peuvent se faire,
quoique la circulation du sang par le cerveau soit suspendue, affaiblie
ou partiellement détruite.

--C'est possible.

--Si donc le siège de la faculté de sentir est dans le cerveau, aussi
longtemps que le cerveau conserve sa force vitale, le supplicié a le
sentiment de son existence.

--Des preuves?

--Les voici: Haller, dans ses _Éléments de physique_, t. IV, p. 55, dit:

«Une tête coupée rouvrit les yeux et me regarda de côté, parce que, du
bout du doigt, j'avais touché sa moelle épinière.»

--Haller, soit; mais Haller a pu se tromper.

--Il s'est trompé, je le veux bien. Passons à un autre. Weycard, _Arts
philosophiques_, p. 221, dit: «J'ai vu se mouvoir les lèvres d'un homme
dont la tête était abattue.»

[Illustration:--Je suis plus avancé que Sommering: une tête m'a parlé, à
moi.]

--Bon; mais de se mouvoir à parler...

--Attendez, nous y arrivons. Voici Sommering; ses oeuvres sont là, et
vous pouvez chercher. Sommering dit:

«Plusieurs docteurs, mes confrères, m'ont assuré avoir vu une tête
séparée du corps grincer des dents de douleur, et moi je suis convaincu
que si l'air circulait encore par les organes de la voix, _les têtes
parleraient_.»

--Eh bien! docteur, continua M. Ledru en pâlissant, je suis plus avancé
que Sommering: une tête m'a parlé, à moi.

Nous tressaillîmes tous. La dame pâle se souleva sur sa chaise longue.

--A vous?

--Oui, à moi; direz-vous aussi que je suis un fou?

--Dame! fit le docteur, si vous me dites qu'à vous-même...

--Oui, je vous dis qu'à moi-même la chose est arrivée. Vous êtes trop
poli, n'est-ce pas, docteur, pour me dire tout haut que je suis un fou;
mais vous le direz tout bas, et cela reviendra absolument au même.

--Eh bien! voyons, contez-nous cela, dit le docteur.

--Cela vous est bien aisé à dire. Savez-vous que ce que vous me demandez
de vous raconter, à vous, je ne l'ai jamais raconté à personne depuis
trente-sept ans que la chose m'est arrivée; savez-vous que je ne réponds
pas de ne point m'évanouir en vous la racontant, comme je me suis
évanoui quand cette tête a parlé, quand ces yeux mourants se sont fixés
sur les miens?

Le dialogue devenait de plus en plus intéressant, la situation de plus
en plus dramatique.

--Voyons, Ledru, du courage? dit Alliette, et contez-nous cela.

--Contez-nous cela, mon ami, dit l'abbé Moulle.

--Contez, dit le chevalier Lenoir.

--Monsieur... murmura la femme pâle.

Je ne dis rien, mais mon désir était dans mes yeux.

--C'est étrange, dit M. Ledru sans nous répondre et comme se parlant à
lui-même, c'est étrange comme les événements influent les uns sur les
autres! Vous savez qui je suis, dit M. Ledru en se tournant de mon côté.

--Je sais, monsieur, répondis-je, que vous êtes un homme fort instruit,
fort spirituel, qui donnez d'excellents dîners, et qui êtes maire de
Fontenay-aux-Roses.

M. Ledru sourit en me remerciant d'un signe de tête.

--Je vous parie de mon origine, de ma famille, dit-il.

--J'ignore votre origine, monsieur, et ne connais point votre famille.

--Eh bien! écoutez, je vais vous dire tout cela, et puis peut-être
l'histoire que vous désirez savoir, et que je n'ose pas vous raconter,
viendra-t-elle à la suite. Si elle vient, eh bien! vous la prendrez; si
elle ne vient point, ne me la redemandez pas: c'est que la force m'aura
manqué pour vous la dire.

Tout le monde s'assit et prit ses mesures pour écoutera son aise.

Au reste, le salon était un vrai salon de récits ou de légendes, grand,
sombre, grâce aux rideaux épais et au jour qui allait mourant, dont
les angles étaient déjà en pleine obscurité, tandis que les lignes qui
correspondaient aux portes et aux fenêtres conservaient seules un reste
de lumière.

Dans un de ces angles était la dame pâle. Sa robe noire était
entièrement perdue dans la nuit. Sa tête seule, blanche, immobile et
renversée sur le coussin du sopha, était visible.

M. Ledru commença:

--Je suis, dit-il, le fils du fameux Comus, physicien du roi et de la
reine; mon père, que son surnom burlesque a fait classer parmi les
escamoteurs et les charlatans, était un savant distingué de l'école de
Volta, de Galvani et de Mesmer. Le premier, en France il s'occupa de
fantasmagorie et d'électricité, donnant des séances de mathématiques et
de physique à la cour.

La pauvre Marie-Antoinette, que j'ai vue vingt fois, et qui plus d'une
fois m'a pris par les mains et embrassé lors de son arrivée en France,
c'est-à-dire lorsque j'étais un enfant, Marie-Antoinette raffolait de
lui. A son passage en 1777, Joseph II déclara qu'il n'avait rien vu de
plus curieux que Comus.

Au milieu de tout cela, mon père s'occupait de l'éducation de mon frère
et de la mienne, nous initiant à ce qu'il savait de sciences occultes,
et à une foule de connaissances galvaniques, physiques, magnétiques, qui
aujourd'hui sont du domaine public, mais qui à cette époque étaient des
secrets, privilèges de quelques-uns seulement; le titre de physicien du
roi fit, en 93, emprisonner mon père; mais, grâce à quelques amitiés que
j'avais avec la Montagne, je parvins à le faire relâcher.

Mon père alors se retira dans cette même maison où je suis, et y mourut
en 1807, âgé de soixante-seize ans.

Revenons à moi.

J'ai parlé de mes amitiés avec la Montagne. J'étais lié en effet avec
Danton et Camille Desmoulins. J'avais connu Marat plutôt comme médecin
que comme ami. Enfin, je l'avais connu. Il résulta de cette relation
que j'eus avec lui, si courte qu'elle ait été, que, le jour où l'on
conduisit mademoiselle de Corday à l'échafaud, je me résolus à assister
à son supplice.

--J'allais justement, interrompis-je, vous venir en aide dans votre
discussion avec M. le docteur Robert sur la persistance de la vie en
racontant le fait que l'histoire a consigné relativement à Charlotte de
Corday.

--Nous y arrivons, interrompit M. Ledru, laissez-moi dire. J'étais
témoin; par conséquent à ce que je dirai vous pourrez croire.

Dès deux heures de l'après-midi j'avais pris mon poste près de la statue
de la Liberté. C'était par une chaude matinée de juillet; le temps était
lourd, le ciel était couvert et promettait un orage.

A quatre heures l'orage éclata; ce fut à ce moment-là même, à ce que
l'on dit, que Charlotte monta sur la charrette.

On l'avait été prendre dans sa prison au moment où un jeune peintre
était occupé à faire son portrait. La mort jalouse semblait vouloir que
rien ne survécût de la jeune fille, pas même son image.

La tête était ébauchée sur la toile, et, chose étrange! au moment ou le
bourreau entra, le peintre en était à cet endroit du cou que le fer de
la guillotine allait trancher.

Les éclairs brillaient, la pluie tombait, le tonnerre grondait; mais
rien n'avait pu disperser la populace curieuse; les quais, les ponts,
les places. étaient encombrés; les rumeurs de la terre couvraient
presque les rumeurs du ciel. Ces femmes, qu'on appelait du nom
énergique de lécheuses de guillotine, la poursuivaient de malédictions.
J'entendais ces rugissements venir à moi comme on entend ceux d'une
cataracte. Longtemps avant que l'on pût rien apercevoir, la foule
ondula; enfin, comme un navire fatal, la charrette apparut, labourant le
flot, et je pus distinguer la condamnée, que je ne connaissais pas, que
je n'avais jamais vue.

C'était une belle jeune fille de vingt-sept ans, avec des yeux
magnifiques, un nez d'un dessin parfait, des lèvres d'une régularité
suprême. Elle se tenait debout, la tête levée, moins pour paraître
dominer cette foule, que parce que ses mains liées derrière le dos la
forçaient de tenir sa tête ainsi. La pluie avait cessé; mais, comme elle
avait supporté la pluie pendant les trois quarts du chemin, l'eau qui
avait coulé sur elle dessinait sur la laine humide les contours de son
corps charmant; on eût dit qu'elle sortait du bain. La chemise rouge
dont l'avait revêtue le bourreau donnait un aspect étrange, une
splendeur sinistre, à cette tête si fière et si énergique. Au moment
où elle arrivait sur la place, la pluie cessa, et un rayon de soleil,
glissant entre deux nuages, vint se jouer dans ses cheveux, qu'il fit
rayonner comme une auréole. En vérité, je vous le jure, quoiqu'il y eût
derrière cette jeune fille un meurtre, action terrible, même lorsqu'elle
venge l'humanité, quoique je détestasse ce meurtre, je n'aurais su dire
si ce que je voyais était une apothéose ou un supplice. En apercevant
l'échafaud, elle pâlit; et cette pâleur fut sensible, surtout à cause de
cette chemise rouge, qui montait jusqu'à son cou; mais presque aussitôt
elle fit un effort, et acheva de se tourner vers l'échafaud, qu'elle
regarda en souriant.

La charrette s'arrêta; Charlotte sauta à terre sans vouloir permettre
qu'on l'aidât à descendre, puis elle monta les marches de l'échafaud,
rendues glissantes par la pluie qui venait de tomber, aussi vite que le
lui permettait la longueur de sa chemise traînante et la gêne de ses
mains liées. En sentant la main de l'exécuteur se poser sur son épaule
pour arracher le mouchoir qui couvrait son cou, elle pâlit une seconde
fois, mais, à l'instant même, un dernier sourire vint démentir cette
pâleur, et d'elle-même, sans qu'on l'attachât à l'infâme bascule, dans
un élan sublime et presque joyeux, elle passa sa tête par la hideuse
ouverture. Le couperet glissa, la tête détachée du tronc tomba sur la
plate-forme et rebondit. Ce fut alors, écoutez bien ceci, docteur,
écoutez bien ceci, poète, ce fut alors qu'un des valets du bourreau,
nommé Legros, saisit cette tête par les cheveux, et, par une vile
adulation à la multitude, lui donna un soufflet. Eh bien! je vous dis
qu'à ce soufflet la tête rougit; je l'ai vue, la tête, non pas la joue,
entendez-vous bien? non pas la joue touchée seulement, mais les deux
joues, et cela d'une rougeur égale, car le sentiment vivait dans cette
tête, et elle s'indignait d'avoir souffert une honte qui n'était point
portée à l'arrêt.

Le peuple aussi vit cette rougeur, et il prit le parti de la morte
contre le vivant, de la suppliciée contre le bourreau. Il demanda,
séance tenante, vengeance de cette indignité, et, séance tenante, le
misérable fut remis aux gendarmes et conduit en prison.

Attendez, dit M. Ledru, qui vit que le docteur voulait parler, attendez,
ce n'est pas tout.

Je voulais savoir quel sentiment avait pu porter cet homme à l'acte
infâme qu'il avait commis. Je m'informai du lieu où il était; je
demandai une permission pour le visiter à l'Abbaye, où on l'avait
enfermé, je l'obtins et j'allai le voir.

Un arrêt du tribunal révolutionnaire venait de le condamner à trois mois
de prison. Il ne comprenait pas qu'il eût été condamné pour une chose si
naturelle que celle qu'il avait faite.

Je lui demandai ce qui avait pu le porter à cette action.

--Tiens, dit-il, la belle question! Je suis maratiste, moi; je venais de
la punir pour le compte de la loi, j'ai voulu la punir pour mon compte.

--Mais, lui dis-je, vous n'avez donc pas compris qu'il y a presque un
crime dans cette violation du respect dû à la mort?

--Ah ça! me dit Legros en me regardant fixement, vous croyez donc qu'ils
sont morts, parce qu'on les a guillotinés, vous?

--Sans doute.

--Eh bien! on voit que vous ne regardez pas dans le panier quand ils
sont là tous ensemble; que vous ne leur voyez pas tordre, les yeux et
grincer des dents pendant cinq minutes encore après l'exécution. Nous
sommes obligés de changer de panier tous les trois mois, tant ils en
saccagent le fond avec les dents. C'est un tas de têtes d'aristocrates,
voyez-vous, qui ne veulent pas se décider à mourir, et je ne serais pas
étonné qu'un jour quelqu'une d'elles se mit à crier: Vive le roi!

Je savais tout ce que je voulais savoir; je sortis, poursuivi par une
idée: c'est qu'en effet ces têtes vivaient encore, et je résolus de m'en
assurer.

[Illustration:--Ah çà! dit Legros, vous croyez donc qu'ils sont morts
quand on les a guillotinés, vous?]




                               VI

                            SOLANGE.

Pendant le récit de M. Ledru, la nuit était tout à fait venue. Les
habitants du salon n'apparaissaient plus que comme des ombres, ombres
non-seulement muettes, mais encore immobiles, tant on craignait que M.
Ledru ne s'arrêtât; car on comprenait que, derrière le récit terrible
qu'il venait de faire, il y avait un récit plus terrible encore.

On n'entendait donc pas un souffle. Le docteur seul ouvrait la bouche.
Je lui saisis la main pour l'empêcher de parler, et, en effet, il se
tut.

Au bout de quelques secondes, M. Ledru continua.

--Je venais de sortir de l'Abbaye, et je traversais la place Taranne
pour me rendre à la rue de Tournon, que j'habitais, lorsque j'entendis
une voix de femme appelant au secours.

[Illustration: Elle s'élança vers moi en s'écriant: Eh! tenez, justement
voici M Albert.]

Ce ne pouvaient être des malfaiteurs: il était dix heures du soir à
peine. Je courus vers l'angle de la place où j'avais entendu le cri,
et je vis, à la lueur de la lune sortant d'un nuage, une femme qui se
débattait au milieu d'une patrouille de sans-culottes.

Cette femme, de son côté, m'aperçut, et, remarquant à mon costume que je
n'étais pas tout à fait un homme du peuple, elle s'élança vers moi en
s'écriant:

--Eh! tenez, justement voici M. Albert que je connais; il vous dira que
je suis bien la fille de la mère Ledieu, la blanchisseuse.

Et en même temps la pauvre femme, toute pâle et toute tremblante, me
saisit le bras, se cramponnant à moi comme le naufragé à la planche de
son salut.

--La fille de la mère Ledieu tant que tu voudras; mais tu n'as pas de
carte de civisme, la belle fille, et tu vas nous suivre au corps de
garde!

La jeune femme me serra le bras; je sentis tout ce qu'il y avait de
terreur et de prière dans cette pression. J'avais compris.

Comme elle m'avait appelé du premier nom qui s'était offert à son
esprit, je l'appelai, moi, du premier nom qui se présenta au mien.

--Comment! c'est vous, ma pauvre Solange! lui dis-je, que vous
arrive-t-il donc?

--Là, voyez-vous, messieurs, reprit-elle.

--Il me semble que tu pourrais bien dire: citoyens.

--Écoutez, monsieur le sergent, ce n'est point ma faute si je parle
comme cela, dit la jeune fille, ma mère avait des pratiques dans le
grand monde, elle m'avait habituée à être polie, de sorte que c'est
une mauvaise habitude que j'ai prise, je le sais bien, une habitude
d'aristocrate; mais, que voulez-vous, monsieur le sergent, je ne puis
pas m'en défaire.

Et il y avait dans cette réponse, faite d'une voix tremblante, une
imperceptible raillerie que seul je reconnus. Je me demandais quelle
pouvait être cette femme. Le problème était impossible à résoudre.
Tout ce dont j'étais sûr, c'est qu'elle n'était point la fille d'une
blanchisseuse.

--Ce qui m'arrive? reprit-elle, citoyen Albert, voilà ce qui m'arrive.
Imaginez-vous que je suis allée reporter du linge; que la maîtresse de
la maison était sortie; que j'ai attendu, pour recevoir mon argent,
qu'elle rentrât. Dame! par le temps qui court, chacun a besoin de son
argent, La nuit est venue; je croyais rentrer au jour, Je n'avais pas
pris ma carte de civisme, je suis tombée au milieu de ces messieurs,
pardon, je veux dire de ces citoyens; ils m'ont demandé ma carte, je
leur ai dit que je n'en avais pas; ils ont voulu me conduire au corps de
garde. J'ai crié, vous êtes accouru, justement une connaissance; alors,
j'ai été rassurée. Je me suis dit: puisque M. Albert sait que je
m'appelle Solange; puisqu'il sait que je suis la fille de la mère
Ledieu, il répondra de moi, n'est-ce pas, monsieur Albert?

--Certainement, je répondrai de vous, et j'en réponds.

--Bon! dit le chef de la patrouille, et qui me répondra de toi, monsieur
le muscadin?

--Danton. Cela te va-t-il? est-ce un bon patriote, celui-là?

--Ah! si Danton répond de toi, il n'y a rien à dire.

--Eh bien! c'est jour de séance aux Cordeliers; allons jusque-là.

--Allons jusque-là, dit le sergent. Citoyens sans-culottes, en avant,
marche!

Le club des Cordeliers se tenait dans l'ancien couvent des Cordeliers,
rue de l'Observance; nous y fûmes en un instant. Arrivé à la porte,
je déchirai une page de mon portefeuille; j'écrivis quelques mots au
crayon, et je les remis au sergent en l'invitant à les porter à Danton,
tandis que nous resterions aux mains du caporal et de la patrouille.

Le sergent entra dans le club, et revint avec Danton.

--Comment! me dit-il, c'est toi qu'on arrête, toi! toi, mon ami, toi,
l'ami de Camille! toi, un des meilleurs républicains qui existent!
Allons donc! Citoyen sergent, ajouta-t-il en se retournant vers le chef
des sans-culottes, je te réponds de lui. Cela te suffit-il?

--Tu réponds de lui; mais réponds-tu d'elle? reprit l'obstiné sergent.

--D'elle? De qui parles-tu?

--De cette femme, pardieu!

--De lui, d'elle, de tout ce qui l'entoure; es-tu content?

--Oui, je suis content, dit le sergent, surtout de t'avoir vu.

--Ah! pardieu! ce plaisir-là, tu peux te le donner gratis; regarde-moi
tout à ton aise pendant que tu me tiens.

--Merci, continue de soutenir comme tu le fais les intérêts du peuple,
et, sois tranquille, le peuple te sera reconnaissant.

--Oh! oui, avec cela que je compte là-dessus! dit Danton.

--Veux tu me donner une poignée de main? continua le sergent.

--Pourquoi pas?

Et Danton lui donna la main.

--Vive Danton! cria le sergent.

--Vive Danton! répéta toute la patrouille.

Et elle s'éloigna, conduite par son chef, qui, à dix pas, se retourna,
et, agitant son bonnet rouge, cria encore une fois: Vive Danton! cri qui
fut répété par ses hommes.

J'allais remercier Danton lorsque son nom, plusieurs fois répété dans
l'intérieur du club, parvint jusqu'à nous. Danton! Danton! criaient
plusieurs voix, à la tribune!--Pardon, mon cher, me dit-il, tu entends,
une poignée de main, et laisse-moi rentrer. J'ai donné la droite au
sergent, je te donne la gauche. Qui sait? le digne patriote avait
peut-être la gale.

Et se retournant:--Me voilà! dit-il de cette voix puissante qui
soulevait et calmait les orages de la rue, me voilà, attendez-moi.

Et il se rejeta dans l'intérieur du club.

Je restai seul à la porte avec mon inconnue.

--Maintenant, madame, lui dis-je, où faut-il que je vous conduise? je
suis à vos ordres.

--Dame! chez la mère Ledieu, me répondit-elle en riant, vous savez bien
que c'est ma mère.

--Mais où demeure la mère Ledieu?

--Rue Férou, n° 24.

--Allons chez la mère Ledieu, rue Férou, n° 24. Nous redescendîmes
la rye des Fossés-Monsieur-le-Prince jusqu'à la rue des
Fossés-Saint-Germain, puis la rue du Petit-Lion, puis nous remontâmes la
place Saint-Sulpice, puis la rue Férou.

Tout ce chemin s'était fait sans que nous eussions échangé une parole.

Seulement, aux rayons de la lune, qui brillait dans toute sa splendeur,
j'avais pu l'examiner à mon aise.

C'était une charmante personne de vingt à vingt-deux ans, brune, avec
de grands yeux bleus, plus spirituels que mélancoliques, un nez fin et
droit, des lèvres railleuses, des dents comme des perles, des mains de
reine, des pieds d'enfant, tout cela ayant, sous le costume vulgaire
de la fille de la mère Ledieu, conservé une allure aristocratique qui
avait, à bon droit, éveillé la susceptibilité du brave sergent et de sa
belliqueuse patrouille.

En arrivant à la porte, nous nous arrêtâmes, et nous nous regardâmes un
instant en silence.

--Eh bien! que me voulez-vous, mon cher monsieur Albert? me dit mon
inconnue en souriant.

--Je voulais vous dire, ma chère demoiselle Solange, que ce n'était
point la peine de nous rencontrer pour nous quitter si vite.

--Mais je vous demande un million de pardons. Je trouve que c'est tout
à fait la peine, au contraire, attendu que, si je ne vous eusse pas
rencontré, on m'eût conduite au corps de garde; on m'eût reconnue pour
n'être pas la fille de la mère Ledieu; on eût découvert que j'étais une
aristocrate, et l'on m'eût très-probablement coupé le cou.

--Vous avouez donc que vous êtes une aristocrate?

--Moi, je n'avoue rien.

--Voyons, dites-moi au moins votre nom?

--Solange.

--Vous savez bien que ce nom, que je vous ai donné à tout hasard, n'est
pas le vôtre.

--N'importe! je l'aime et je le garde, pour vous, du moins.

--Quel besoin avez-vous de le garder pour moi, si je ne dois pas vous
revoir?

--Je ne dis pas cela. Je dis seulement que, si nous nous revoyons, il
est aussi inutile que vous sachiez comment je m'appelle que moi comment
vous vous appelez. Je vous ai nommé Albert, gardez ce nom d'Albert,
comme je garde le nom de Solange.

--Eh bien! soit; mais écoutez, Solange, lui dis-je.

--Je vous écoute, Albert, répondit-elle.

--Vous êtes une aristocrate, vous l'avouez?

--Quand je ne l'avouerais point, vous le devineriez, n'est-ce pas?
Ainsi, mon aveu perd beaucoup de son mérite.

--Et en votre qualité d'aristocrate, vous êtes poursuivie?

--Il y a bien quelque chose comme cela.

--Et vous vous cachez pour éviter les poursuites?

--Rue Férou, 24, chez la mère Ledieu, dont le mari a été cocher de mon
père. Vous voyez que je n'ai pas de secrets pour vous.

--Et votre père?

--Je n'ai pas de secrets pour vous, mon cher monsieur Albert, en tant
que ces secrets sont à moi; mais les secrets de mon père ne sont pas
les miens. Mon père se cache de son côté en attendant une occasion
d'émigrer. Voilà tout ce que je puis vous dire.

--Et vous, que comptez-vous faire?

--Partir avec mon père, si c'est possible; si c'est impossible, le
laisser partir seul et aller le rejoindre.

--Et ce soir, quand vous avez été arrêtée, vous reveniez de voir votre
père?

--J'en revenais.

--Écoutez-moi, chère Solange!

--Je vous écoute.

--Vous avez vu ce qui s'est passé ce soir?

--Oui, et cela m'a donné la mesure de votre crédit.

--Oh! mon crédit n'est pas grand, par malheur. Cependant, j'ai quelques
amis.

--J'ai fait connaissance ce soir avec l'un d'entre eux.

--Et, vous le savez, celui-là n'est pas un des hommes les moins
puissants de l'époque.

--Vous comptez employer son influence pour aider à la fuite de mon père?

--Non, je la réserve pour vous.

--Et pour mon père?

--Pour votre père, j'ai un autre moyen

--Vous avez un autre moyen! s'écria Solange, en s'emparant de mes mains,
et en me regardant avec anxiété.

--Si je sauve votre père, garderez-vous un bon souvenir de moi?

--Oh! je vous serai reconnaissante toute ma vie. Et elle prononça ces
mots avec une adorable expression de reconnaissance anticipée.

Puis, me regardant avec un ton suppliant:

--Mais cela vous suffira-t-il? demanda-t-elle.

--Oui, répondis-je.

--Allons! je ne m'étais pas trompée, vous êtes un noble coeur. Je vous
remercie au nom de mon père et au mien, et, quand vous ne réussiriez pas
dans l'avenir, je n'en suis pas moins votre redevable pour le passé.

--Quand nous reverrons-nous, Solange?

--Quand avez-vous besoin de me revoir?

--Demain, j'espère avoir quelque chose de bon à vous apprendre.

---Eh bien! revoyons-nous demain.

--Où cela?

--Ici, si vous voulez.

--Ici, dans la rue?

--Eh! mon Dieu! vous voyez que c'est encore le plus sûr; depuis une
demi-heure que nous causons à cette porte, il n'est point passé une
seule personne.

--Pourquoi ne monterais-je pas chez vous, ou pourquoi ne viendriez-vous
pas chez moi?

[Illustration: Je voulus lui baiser la main, elle me présenta le front.]

--Parce que, venant chez moi, vous compromettez les braves gens qui
m'ont donné asile; parce qu'en allant chez vous, je vous compromets.

--Oh bien! soit; je prendrai la carte d'une de mes parentes, et je vous
la donnerai.

--Oui, pour qu'on guillotine votre parente si, par hasard, je suis
arrêtée.

--Vous avez raison, je vous apporterai une carte au nom de Solange.

--À merveille! vous verrez que Solange finira par être mon seul et
véritable nom.

--Votre heure?

--La même où nous nous sommes rencontrés aujourd'hui. Dix heures, si
vous voulez.

--Soit, dix heures.

--Et comment nous rencontrerons-nous?

--Oh! ce n'est pas bien difficile. À dix heures moins cinq minutes, vous
serez à la porte; à dix heures, je descendrai.

--Donc, demain, à dix heures, chère Solange.

--Demain, à dix heures, cher Albert.

Je voulus lui baiser la main, elle me présenta le front.

Le lendemain soir, à neuf heures et demie, j'étais dans la rue.

À dix heures moins un quart, Solange ouvrait la porte.

[Illustration: Un homme de quarante-huit à cinquante ans nous ouvrit la
porte.]

Chacun de nous avait devancé l'heure. Je ne fis qu'un bond jusqu'à elle.

--Je vois que vous avez de bonnes nouvelles, dit-elle en souriant.

--D'excellentes; d'abord, voici votre carte.

--D'abord, mon père. Et elle repoussa ma main.

--Votre père est sauvé, s'il le veut.

--S'il le veut? dites-vous; que faut-il qu'il fasse?

--Il faut qu'il ait confiance en moi.

--C'est déjà chose faite

--Vous l'avez vu?

--Oui

--Vous vous êtes exposée.

--Que voulez-vous? il le faut; mais Dieu est là!

--Et vous lui avez tout dit, à votre père?

--Je lui ai dit que vous m'aviez sauvé la vie hier, et que vous lui
sauveriez peut-être la vie demain.

--Demain, oui, justement; demain, s'il veut, je lui sauve la vie.

--Comment cela? dites; voyons, parlez. Quelle admirable rencontre
aurais-je faite si tout cela réussissait!

--Seulement... dis-je en hésitant.

--Eh bien?

--Vous ne pourrez point partir avec lui.

--Quant à cela, ne vous ai-je point dit que ma résolution était prise?

--D'ailleurs, plus tard, je suis sûr de vous avoir un passe-port.

--Parlons de mon père d'abord, nous parlerons de moi après.

--Eh bien! je vous ai dit que j'avais des amis, n'est-ce pas?

--Oui.

--J'en ai été voir un aujourd'hui.

--Après?

--Un homme que vous connaissez de nom, et dont le nom est un garant de
courage, de loyauté et d'honneur.

--Et ce nom, c'est...

--Marceau.

--Le général Marceau?

--Justement.

--Vous avez raison; si celui-là a promis, il tiendra.

--Eh bien! il a promis.

--Mon Dieu! que vous me faites heureuse! Voyons, qu'a-t-il promis?
dites.

--Il a promis de nous servir

--Comment cela?

--Ah! d'une manière bien simple. Kléber vient de le faire nommer général
en chef de l'armée de l'Ouest. Il part demain soir.

--Demain soir? Mais nous n'aurons le temps de rien préparer.

--Nous n'avons rien à préparer.

--Je ne comprends pas.

--Il emmène votre père.

--Mon père!

--Oui, en qualité de secrétaire. Arrivé en Vendée, votre père engage à
Marceau sa parole de ne pas servir contre la France, et, une nuit,
il gagne un camp vendéen: de la Vendée, il passe en Bretagne, en
Angleterre. Quand il est installé à Londres, il vous donne de ses
nouvelles; je vous procure un passe-port, et vous allez le rejoindre à
Londres.

--Demain! s'écria Solange. Mon père partirait demain!

--Mais il n'y a pas de temps à perdre.

--Mon père n'est pas prévenu.

--Prévenez-le.

--Ce soir?

--Ce soir.

--Mais comment, à cette heure?

--Vous avez une carte et mon bras.

--Vous avez raison. Ma carte.

Je la lui donnai; elle la mit dans sa poitrine.

--Maintenant, votre bras.

Je lui donnai mon bras, et nous partîmes.

Nous descendîmes jusqu'à la place Taranne, c'est-à-dire jusqu'à
l'endroit où je l'avais rencontrée la veille.

--Attendez-moi ici, me dit-elle. Je m'inclinai et j'attendis.

Elle disparut au coin de l'ancien hôtel Matignon; puis, au bout d'un
quart d'heure, elle reparut.

--Venez, dit-elle, mon père veut vous voir et vous remercier.

Elle reprit mon bras et me conduisit rue Saint-Guillaume, en face de
l'hôtel Mortemart.

Arrivée là, elle tira une clef de sa poche, ouvrit une petite porte
bâtarde, me prit par la main, me guida jusqu'au deuxième étage, et
frappa d'une façon particulière.

Un homme de quarante-huit à cinquante ans ouvrit la porte. Il était vêtu
en ouvrier, et paraissait exercer l'état de relieur de livres.

Mais, aux premiers mots qu'il me dit, aux premiers remercîments qu'il
m'adressa, le grand seigneur s'était trahi.

--Monsieur, me dit-il, la Providence vous a envoyé à nous, et je vous
reçois comme un envoyé de la Providence. Est-il vrai que vous pouvez me
sauver, et surtout que vous voulez me sauver?

Je lui racontai tout, je lui dis comment Marceau se chargeait de
l'emmener en qualité de secrétaire, et ne lui demandait rien autre chose
que la promesse de ne point porter les armes contre la France.

--Cette promesse, je vous la fais de bon coeur, et je la lui
renouvellerai.

--Je vous en remercie en son nom et au mien.

--Mais quand Marceau part-il?

--Demain.

--Dois-je me rendre chez lui cette nuit?

--Quand vous voudrez; il vous attendra toujours. Le père et la fille se
regardèrent.

--Je crois qu'il serait plus prudent de vous y rendre dès ce soir, mon
père, dit Solange.

--Soit. Mais si l'on m'arrête, je n'ai pas de carte de civisme.

--Voici la mienne.

--Mais, vous?

--Oh! moi, je suis connu.

--Où demeure Marceau?

--Rue de l'Université, n° 40, chez sa soeur, mademoiselle
Desgraviers-Marceau.

--M'y accompagnez-vous?

--Je vous suivrai par derrière, pour pouvoir ramener mademoiselle, quand
vous serez entré.

--Et comment Marceau saura t-il que je suis l'homme dont vous lui avez
parlé?

--Vous lui remettrez cette cocarde tricolore, c'est le signe de
reconnaissance.

--Que ferai-je pour mon libérateur?

--Vous me chargerez du salut de votre fille, comme elle m'a chargé du
vôtre.

--Allons.

Il mit son chapeau et éteignit les lumières.

Nous descendîmes à la lueur d'un rayon de lune, qui filtrait par les
fenêtres de l'escalier.

A la porte, il prit le bras de sa fille, appuya à droite, et, par la rue
des Saints-Pères, gagna la rue de l'Université. Je les suivais toujours
à dix pas. On arriva au n° 40, sans avoir rencontré personne. Je
m'approchai d'eux.

--C'est de bon augure, dis-je; maintenant, voulez-vous que j'attende ou
que je monte avec vous?

--Non, ne vous compromettez pas davantage; attendez ma fille ici.

Je m'inclinai.

--Encore une fois, merci et adieu, me dit-il, me tendant la main. La
langue n'a point de mots pour traduire les sentiments que je vous ai
voués. J'espère que Dieu un jour me mettra à même de vous exprimer toute
ma reconnaissance.

Je lui répondis par un simple serrement de main. Il entra. Solange le
suivit. Mais elle aussi, avant d'entrer, me serra la main.

Au bout de dix minutes, la porte se rouvrit.

--Eh bien? lui dis-je.

--Eh bien! reprit-elle, votre ami est bien digne d'être votre ami,
c'est-à-dire qu'il a toutes les délicatesses. Il comprend que je serai
heureuse de rester avec mon père jusqu'au moment du départ. Sa soeur
me fait dresser un lit dans sa chambre. Demain, à trois heures de
l'après-midi, mon père sera hors de tout danger. Demain, à dix heures du
soir, comme aujourd'hui, si vous croyez que le remercîment d'une fille
qui vous devra son père vaille la peine de vous déranger, venez le
chercher rue Férou.

--Oh! certes, j'irai. Votre père ne vous a rien dit pour moi?

--Il vous remercie de votre carte, que voici, et vous prie de me
renvoyer à lui le plus tôt qu'il vous sera possible.

--Ce sera quand vous voudrez, Solange, répondis-je le coeur serré.

--Faut-il au moins que je sache où rejoindre mon père, dit-elle. Oh!
vous n'êtes pas encore débarrassé de moi.

Je pris sa main et la serrai contre mon coeur.

Mais elle, me présentant son front comme la veille:--A demain! dit-elle.

Et, appuyant mes lèvres contre son front, ce ne fut plus seulement sa
main que je serrai contre mon coeur, mais sa poitrine frémissante, mais
son coeur bondissant.

Je rentrai chez moi joyeux d'âme comme jamais je ne l'avais été.
Était-ce la conscience de la bonne action que j'avais faite, était-ce
que déjà j'aimais l'adorable créature?

Je ne sais si je dormis ou si je veillai; je sais que toutes les
harmonies de la nature chantaient en moi; je sais que la nuit me parut
sans fin, le jour immense; je sais que, tout en poussant le temps devant
moi, j'eusse voulu le retenir pour ne pas perdre une minute des jours
que j'avais encore à vivre.

Le lendemain, j'étais à neuf heures dans la nie Férou. A neuf heures et
demie, Solange parut.

Elle vint à moi et me jeta les bras autour du cou.

--Sauvé, dit-elle, mon père est sauvé, et c'est à vous que je dois son
salut! Oh! que je vous aime!

Quinze jours après, Solange reçut une lettre qui lui annonçait que son
père était en Angleterre.

Le lendemain, je lui apportai un passe-port.

En le recevant, Solange fondit en larmes.

--Vous ne m'aimez donc pas? dit-elle.

--Je vous aime plus que ma vie, répondis-je; mais j'ai engagé ma parole
à votre père, et, avant tout, je dois tenir ma parole.

--Alors, dit-elle, c'est moi qui manquerai à la mienne. Si tu as le
courage de me laisser partir, Albert, moi, je n'ai pas le courage de te
quitter.

Hélas! elle resta.




                               VII

                              ALBERT.

De même qu'à la première interruption du récit de M. Ledru, il se fît un
moment de silence.

Silence mieux respecté encore que la première fois, car on sentait qu'on
approchait de la fin de l'histoire, et M. Ledru avait dit que, cette
histoire, il n'aurait peut-être pas la force de la finir. Mais presque
aussitôt il reprit:

--Trois mois s'étaient écoulés depuis cette soirée où il avait été
question du départ de Solange, et, depuis cette soirée, pas un mot de
séparation n'avait été prononcé.

Solange avait désiré un logement rue Taranne, Je l'avais pris sous le
nom de Solange; je ne lui en connaissais pas d'autre, comme elle ne
m'en connaissait pas d'autre qu'Albert. Je l'avais fait entrer dans une
institution de jeunes filles en qualité de sous-maîtresse, et cela pour
la soustraire plus sûrement aux recherches de la police révolutionnaire,
devenues plus actives que jamais.

Les dimanches et les jeudis, nous les passions ensemble dans ce petit
appartement de la rue Taranne: de la fenêtre de la chambre à coucher,
nous voyions la place où nous nous étions rencontrés pour la première
fois.

Chaque jour nous recevions une lettre; elle au nom de Solange, moi au
nom d'Albert.

Ces trois mois avaient été les plus heureux de ma vie.

Cependant, je n'avais pas renoncé à ce dessein qui m'était venu à la
suite de ma conversation avec le valet du bourreau. J'avais demandé et
obtenu la permission de faire des expériences sur la persistance de la
vie après le supplice, et ces expériences m'avaient démontré que la
douleur survivait au supplice, et devait être terrible.

--Ah! voilà ce que je nie! s'écria le docteur.

--Voyons, reprit M. Ledru, nierez-vous que le couteau frappe à l'endroit
de notre corps le plus sensible, à cause des nerfs qui y sont réunis?
Nierez-vous que le cou renferme tous les nerfs des membres supérieurs:
le sympathique, le vagus, le phrémius, enfin la moelle épinière, qui
est la source même des nerfs qui appartiennent aux membres inférieurs?
Nierez-vous que le brisement, que l'écrasement de la colonne vertébrale
osseuse, ne produise une des plus atroces douleurs qu'il soit donné à
une créature humaine d'éprouver?

--Soit, dit le docteur; mais cette douleur ne dure que quelques
secondes.

--Oh! c'est ce que je nie à mon tour! s'écria M. Ledru avec une profonde
conviction; et puis, ne durât-elle que quelques secondes, pendant ces
quelques secondes, le sentiment, la personnalité, le moi, restent
vivants; la tête entend, voit, sent et juge la séparation de son
être, et qui dira si la courte durée de la souffrance peut compenser
l'horrible intensité de cette souffrance[1]?

[Footnote 1: Ce n'est pas pour faire de l'horrible à froid que nous nous
appesantissons sur un pareil sujet, mais il nous semble qu'au moment
où l'on se préoccupe de l'abolition de la peine de mort, une pareille
dissertation n'était pas oiseuse.]

--Ainsi, à votre avis le décret de l'Assemblée constituante qui a
substitué la guillotine à la potence était une erreur philanthropique,
et mieux valait être pendu que décapité?

--Sans aucun doute, beaucoup se sont pendus ou ont été pendus, qui sont
revenus à la vie. Eh bien! ceux-là ont pu dire la sensation qu'ils ont
éprouvée. C'est celle d'une apoplexie foudroyante, c'est-à-dire d'un
sommeil profond sans aucune douleur particulière, sans aucun sentiment
d'une angoisse quelconque, une espèce de flamme qui jaillit devant les
yeux, et qui, peu à peu, se change en couleur bleue, puis en obscurité,
lorsque l'on tombe en syncope. Et, en effet, docteur, vous savez cela
mieux que personne. L'homme auquel on comprime le cerveau avec le doigt,
à un endroit où manque un morceau du crâne, cet homme n'éprouve aucune
douleur, seulement il s'endort. Eh bien! le même phénomène arrive quand
le cerveau est comprimé par un amoncellement du sang. Or, chez le pendu,
le sang s'amoncelle, d'abord parce qu'il entre dans le cerveau par
les artères vertébrales, qui, traversant les canaux osseux du cou, ne
peuvent être compromises, ensuite parce que, tendant à refluer par les
veines du cou, il se trouve arrêté par le lien qui noue le cou et les
veines.

--Soit, dit le docteur, mais revenons aux expériences. J'ai hâte
d'arriver à cette fameuse tête qui a parlé.

Je crus entendre comme un soupir s'échapper de la poitrine de M. Ledru.
Quant à voir son visage, c'était impossible. Il faisait nuit complète.

--Oui, dit-il, en effet, je m'écarte de mon sujet, docteur, revenons à
mes expériences.

Malheureusement, les sujets ne me manquaient point.

Nous étions au plus fort des exécutions, on guillotinait trente ou
quarante personnes par jour, et une si grande quantité de sang coulait
sur la place de la Révolution, que l'on avait été obligé de pratiquer
autour de l'échafaud, un fossé de trois pieds de profondeur.

Ce fossé était recouvert de planches.

Une de ces planches tourna sous le pied d'un enfant de huit ou dix ans,
qui tomba dans ce hideux fossé et s'y noya.

Il va sans dire que je me gardai bien de dire à Solange à quoi
j'occupais mon temps le jour où je ne la voyais pas; au reste, je dois
avouer que j'avais d'abord éprouvé une si forte répugnance pour ces
pauvres débris humains, que j'avais été effrayé de l'arrière-douleur que
mes expériences ajoutaient peut-être au supplice. Mais enfin, je m'étais
dit que ces études auxquelles je me livrais étaient faites au profit de
la société tout entière, attendu que, si je parvenais jamais à faire
partager mes convictions à une réunion de législateurs, j'arriverais
peut-être à faire abolir la peine de mort.

Au fur et à mesure que mes expériences donnaient des résultats, je les
consignais dans un mémoire.

Au bout de deux mois, j'avais fait sur la persistance de la vie après
le supplice toutes les expériences que l'on peut faire. Je résolus de
pousser ces expériences encore plus loin s'il était possible, à l'aide
du galvanisme et de l'électricité.

On me livra le cimetière de Clamart, et l'on mit à ma disposition toutes
les têtes et tous les corps des suppliciés.

[Illustration: Solange]

On avait changé pour moi en laboratoire une petite chapelle qui était
bâtie à l'angle du cimetière. Vous le savez, après avoir chassé les rois
de leurs palais, on chassa Dieu de ses églises.

J'avais là une machine électrique, et trois ou quatre de ces instruments
appelés excitateurs.

Vers cinq heures arrivait le terrible convoi. Les corps étaient
pêle-mêle dans le tombereau, les tètes pêle-mêle dans un sac.

Je prenais au hasard une ou deux têtes et un ou deux corps; on jetait le
reste dans la fosse commune.

Le lendemain, les têtes et les corps sur lesquels j'avais expérimenté
la veille étaient joints au convoi du jour. Presque toujours mon frère
m'aidait dans ces expériences.

Au milieu de tous ces contacts avec la mort, mon amour pour Solange
augmentait chaque jour. De son côté, la pauvre enfant m'aimait de toutes
les forces de son coeur.

Bien souvent j'avais pensé à en faire ma femme, bien souvent nous avions
mesuré le bonheur d'une pareille union; mais, pour devenir ma femme,
il fallait que Solange dît son nom, et son nom, qui était celui d'un
émigré, d'un aristocrate, d'un proscrit, portait la mort avec lui.

Son père lui avait écrit plusieurs fois pour hâter son départ, mais elle
lui avait dit notre amour. Elle lui avait demandé son consentement à
notre mariage, qu'il avait accordé; tout allait donc bien de ce côté-là.

Cependant, au milieu de tous ces procès terribles, un procès plus
terrible que les autres nous avait profondément attristés tous deux.

C'était le procès de Marie-Antoinette.

Commencé le 4 octobre, ce procès se suivait avec activité: le 14
octobre, elle avait comparu devant le tribunal révolutionnaire, le 16 à
quatre heures du matin, elle avait été condamnée; le même jour, à onze
heures, elle était montée sur l'échafaud.

Le matin, j'avais reçu une lettre de Solange, qui m'écrivait qu'elle ne
voulait point laisser passer une pareille journée sans me voir.

J'arrivai vers deux heures à notre petit appartement de la rue Taranne,
et je trouvai Solange toute en pleurs. J'étais moi-même profondément
affecté de cette exécution. La reine avait été si bonne pour moi dans ma
jeunesse, que j'avais gardé un profond souvenir de cette bonté.

Oh! je me souviendrai toujours de cette journée; c'était un mercredi: il
y avait dans Paris plus que de la tristesse, il y avait de la terreur.

Quant à moi, j'éprouvais un étrange découragement, quelque chose comme
le pressentiment d'un grand malheur. J'avais voulu essayer de rendre des
forces à Solange, qui pleurait, renversée dans mes bras, et les paroles
consolatrices m'avaient manqué, parce que la consolation n'était pas
dans mon coeur.

Nous passâmes, comme d'habitude, la nuit ensemble; notre nuit fut plus
triste encore que notre journée. Je me rappelle qu'un chien, enfermé
dans un appartement au-dessous du nôtre, hurla jusqu'à deux heures du
matin.

Le lendemain nous nous informâmes: son maître était sorti en emportant
la clef; dans la rue, il avait été arrêté, conduit au tribunal
révolutionnaire; condamné à trois heures, il avait été exécuté à quatre.

Il fallait nous quitter; les classes de Solange commençaient à neuf
heures du matin. Son pensionnat était situé près du Jardin des Plantes.
J'hésitai longtemps à la laisser aller. Elle-même ne pouvait se résoudre
à me quitter. Mais rester deux jours dehors, c'était s'exposer à des
investigations toujours dangereuses dans la situation de Solange.

Je fis avancer une voiture, et la conduisis jusqu'au coin de la rue des
Fossés-Saint-Bernard; là je descendis pour la laisser continuer son
chemin. Pendant toute la route, nous nous étions tenus embrassés sans
prononcer une parole, mêlant nos larmes, qui coulaient jusque sur nos
lèvres, mêlant leur amertume à la douceur de nos baisers.

Je descendis du fiacre; mais, au lieu de m'en aller de mon côté, je
restai cloué à la même place, pour voir plus longtemps la voiture qui
l'emportait. Au bout de vingt pas, la voiture s'arrêta, Solange passa sa
tête par la portière, comme si elle eût deviné que j'étais encore là. Je
courus à elle. Je remontai dans le fiacre; je refermai les glaces. Je
la pressai encore une fois dans mes bras. Mais, neuf heures sonnèrent à
Saint-Étienne-du-Mont. J'essuyai ses larmes, je fermai ses lèvres d'un
triple baiser, et, sautant en bas de la voiture, je m'éloignai tout
courant.

Il me sembla que Solange me rappelait; mais toutes ces larmes, toutes
ces hésitations pouvaient être remarquées. J'eus le fatal courage de ne
pas me retourner.

Je rentrai chez moi désespéré. Je passai la journée à écrire à Solange;
le soir, je lui envoyai un volume.

Je venais de faire jeter ma lettre à la poste lorsque j'en reçus une
d'elle.

Elle avait été fort grondée; on lui avait fait une foule de questions,
et on l'avait menacée de lui retirer sa première sortie.

Sa première sortie était le dimanche suivant; mais Solange me jurait
qu'en tout cas, dût-elle rompre avec la maîtresse de pension, elle me
verrait ce jour-là.

Moi aussi, je le jurai; il me semblait que, si j'étais sept jours sans
la voir, ce qui arriverait si elle n'usait pas de sa première sortie, je
deviendrais fou.

D'autant plus que Solange exprimait quelque inquiétude: une lettre
qu'elle avait trouvée à sa pension en y rentrant, et qui venait de son
père, lui paraissait avoir été décachetée.

Je passai une mauvaise nuit, une plus mauvaise journée le lendemain.
J'écrivis comme d'habitude à Solange, et, comme c'était mon jour
d'expériences, vers trois heures je passai chez mon frère afin de
l'emmener avec moi à Clamart.

Mon frère n'était pas chez lui; je partis seul.

Il faisait un temps affreux; la nature, désolée, se fondait en pluie, de
cette pluie froide et torrentueuse qui annonce l'hiver. Tout le long de
mon chemin j'entendais les crieurs publics hurler d'une voix éraillée
la liste des condamnés du jour; elle était nombreuse: il y avait des
hommes, des femmes et des enfants. La sanglante moisson était abondante,
et les sujets ne me manqueraient pas pour la séance que j'allais faire
le soir.

Les jours finissaient de bonne heure. A quatre heures, j'arrivai à
Clamart; il faisait presque nuit.

L'aspect de ce cimetière, avec ses vastes tombes fraîchement remuées,
avec ses arbres rares et cliquetant au vent comme des squelettes, était
sombre et presque hideux.

Tout ce qui n'était pas terre retournée était herbe, chardons ou orties.
Chaque jour la terre retournée envahissait la terre verte.

Au milieu de tous ces boursouflements du sol, la fosse du jour était
béante et attendait sa proie; on avait prévu le surcroît de condamnés,
et la fosse était plus grande que d'habitude.

Je m'en approchai machinalement. Tout le fond était plein d'eau; pauvres
cadavres nus et froids qu'on allait jeter dans cette eau froide comme
eux!

En arrivant près de la fosse, mon pied glissa, et je faillis tomber
dedans; mes cheveux se hérissèrent. J'étais mouillé, j'avais le frisson,
je m'acheminai vers mon laboratoire.

C'était, comme je l'ai dit, une ancienne chapelle; je cherchai des yeux;
pourquoi cherchai-je? cela, je n'en sais rien. Je cherchai des yeux s'il
restait à la muraille, ou sur ce qui avait été l'autel, quelque signe
de culte; la muraille était nue, l'autel était ras. A la place où était
autrefois le tabernacle, c'est-à-dire Dieu, c'est-à-dire la vie, il y
avait un crâne dépouillé de sa chair et de ses cheveux, c'est-à-dire la
mort, c'est-à-dire le néant.

J'allumai ma chandelle; je la posai sur ma table à expériences, toute
chargée de ces outils de forme étrange que j'avais inventés moi-même,
et je m'assis, rêvant à quoi? à cette pauvre reine que j'avais vue
si belle, si heureuse, si aimée; qui, la veille, poursuivie des
imprécations de tout un peuple, avait été conduite en charrette à
l'échafaud, et qui, à cette heure, la tête séparée du corps, dormait
dans la bière des pauvres, elle qui avait dormi sous les lambris dorés
des Tuileries, de Versailles et de Saint-Cloud.

Pendant que je m'abîmais dans ces sombres réflexions, la pluie
redoublait, le vent passait en larges rafales, jetant sa plainte lugubre
parmi les branches des arbres, parmi les tiges des herbes qu'il faisait
frissonner.

A ce bruit se mêla bientôt comme un roulement de tonnerre lugubre;
seulement ce tonnerre, au lieu de gronder dans les nues, bondissait sur
le sol, qu'il faisait trembler.

C'était le roulement du rouge tombereau, qui revenait de la place de la
Révolution, et qui entrait à Clamart.

La porte de la petite chapelle s'ouvrit, et deux hommes ruisselait d'eau
entrèrent portant un sac.

L'un était ce même Legros que j'avais visité en prison, l'autre était un
fossoyeur.

--Tenez, monsieur Ledru, me dit le valet du bourreau, voilà votre
affaire; vous n'avez pas besoin de vous presser ce soir; nous vous
laissons tout le bataclan; demain, on les enterrera; il fera jour; ils
ne s'enrhumeront pas pour avoir passé une nuit à l'air.

Et, avec un rire hideux, ces deux stipendiés de la mort posèrent leur
sac dans l'angle, près de l'ancien autel à ma gauche devant moi.

Puis ils sortirent sans refermer la porte, qui se mit à battre contre
son chambranle, laissant passer des bouffées de vent qui faisaient
vaciller la flamme de ma chandelle, qui montait pâle, et pour ainsi dire
mourante, le long de sa mèche noircie.

Je les entendis dételer le cheval, fermer le cimetière et partir,
laissant le tombereau plein de cadavres.

J'avais eu grande envie de m'en aller avec eux; mais je ne sais pourquoi
quelque chose me retenait à ma place, tout frissonnant. Certes, je
n'avais pas peur; mais le bruit de ce vent, le fouettement de cette
pluie, le cri de ces arbres qui se tordaient, les sifflements de cet air
qui faisait trembler ma lumière, tout cela secouait sur ma tête un vague
effroi qui, de la racine humide de mes cheveux, se répandait par tout
mon corps.

Tout à coup, il me sembla qu'une voix douce et lamentable à la fois,
qu'une voix qui partait de l'enceinte même de la petite chapelle,
prononçait le nom d'Albert.

Oh! pour le coup, je tressaillis. Albert!... Une seule personne au monde
me nommait ainsi.

Mes yeux égarés firent lentement le tour de la petite chapelle, dont,
si étroite qu'elle fut, ma lumière ne suffisait pas pour éclairer les
parois, et s'arrêtèrent sur le sac dressé à l'angle de l'autel, et dont
la toile sanglante et bosselée indiquait le funèbre contenu.

Au moment où mes yeux s'arrêtaient sur le sac, la même voix, mais plus
faible, mais plus lamentable encore, répéta le même nom:

--Albert!

Je me redressai froid d'épouvante: cette voix semblait venir de
l'intérieur du sac.

Je me tâtai pour savoir si je dormais ou si j'étais éveillé; puis,
roide, marchant comme un homme de pierre, les bras étendus, je me
dirigeai vers le sac, où je plongeai une de mes mains.

Alors, il me sembla que des lèvres encore tièdes s'appuyaient sur ma
main.

J'en étais à ce degré de terreur où l'excès de la terreur même nous
rend le courage. Je pris cette tête, et, revenant à mon fauteuil, où je
tombai assis, je la posai sur la table.

Oh! je jetai un cri terrible. Cette tête, dont les lèvres semblaient
tièdes encore, dont les yeux étaient à demi fermés, c'était la tête de
Solange!

Je crus être fou.

Je criai trois fois:

--Solange! Solange! Solange!

À la troisième fois, les yeux se rouvrirent, me regardèrent, laissèrent
tomber deux larmes, et, jetant une flamme humide comme si l'âme s'en
échappait, se refermèrent pour ne plus se rouvrir.

Je me levai fou, insensé, furieux; je voulais fuir; mais, en me
relevant, j'accrochai la table avec le pan de mon habit; la table tomba,
entraînant la chandelle qui s'éteignit, la tête qui roula, m'entraînant
moi-môme éperdu. Alors il me sembla, couché à terre, voir cette tête
glisser vers la mienne sur la pente des dalles: ses lèvres touchèrent
mes lèvres, un frisson de glace passa par tout mon corps; je jetai un
gémissement, et je m'évanouis.

Le lendemain, à six heures du matin, les fossoyeurs me retrouvèrent
aussi froid que la dalle sur laquelle j'étais couché.

Solange, reconnue par la lettre de son père, avait été arrêtée le jour
même, condamnée le jour même et exécutée le jour même.

Cette tête qui m'avait parlé, ces yeux qui m'avaient regardé, ces lèvres
qui avaient baisé mes lèvres, c'étaient les lèvres, les yeux, la tête de
Solange.

Vous savez, Lenoir, continua M. Ledru, se retournant vers le chevalier,
c'est à cette époque que je faillis mourir.

[Illustration:--Oh! je jetai un cri terrible. Cette tête, dont les
lèvres semblaient tièdes encore, c'était la tête de Solange.]

[Illustration]




                                VIII

                  LE CHAT, L'HUISSIER ET LE SQUELETTE.

L'effet produit par le récit de M. Ledru fut terrible; nul de nous ne
songea à réagir contre cette impression, pas même le docteur.

Le chevalier Lenoir, interpellé par M. Ledru, répondait par un simple
signe d'adhésion; la dame pâle, qui s'était un instant soulevée sur son
canapé, était retombée au milieu de ses coussins, et n'avait donné signe
d'existence que par un soupir; le commissaire de police, qui ne voyait
pas dans tout cela matière à verbaliser, ne soufflait pas le mot. Pour
mon compte, je notais tous les détails de la catastrophe dans mon
esprit, afin de les retrouver, s'il me plaisait de les raconter un
jour, et, quant à Alliette et à l'abbé Moulle, l'aventure rentrait trop
complètement dans leurs idées pour qu'ils essayassent de la combattre.

Au contraire, l'abbé Moulle rompit le premier le silence, et, résumant
en quelque sorte l'opinion générale:

--Je crois parfaitement à ce que vous venez de nous raconter, mon cher
Ledru, dit-il; mais comment vous expliquez-vous ce fait? comme on dit en
langage matériel.

--Je ne me l'explique pas, dit M. Ledru; je le raconte; voilà tout.

--Oui, comment l'expliquez-vous? demanda le docteur, car enfin, quelle
que soit la persistance de la vie, vous n'admettez pas qu'au bout de
deux heures une tête coupée parle, regarde, agisse?

--Si je me l'étais expliqué, mon cher docteur, dit M. Ledru, je n'aurais
pas fait, à la suite de cet événement, une si terrible maladie.

--Mais enfin, docteur, dit le chevalier Lenoir, comment l'expliquez-vous
vous-même? car vous n'admettez point que Ledru vienne de nous raconter
une histoire inventée à plaisir; sa maladie est un fait matériel aussi.

--Parbleu! la belle affaire! Par une hallucination. M. Ledru a cru voir,
M. Ledru a cru entendre; c'est exactement pour lui comme s'il avait vu,
entendu. Les organes qui transmettent la perception au _sensorium_,
c'est-à-dire au cerveau, peuvent être troublés par les circonstances qui
influent sur eux; dans ce cas-là, ils se troublent, et, en se troublant,
transmettent des perceptions fausses: on croit entendre, on entend; on
croit voir, et on voit.

Le froid, la pluie, l'obscurité, avaient troublé les organes de M.
Ledru, voilà tout. Le fou aussi voit et entend ce qu'il croit voir et
entendre; l'hallucination est une folie momentanée; on en garde la
mémoire lorsqu'elle a disparu. Voilà tout.

--Mais quand elle ne disparaît pas? demanda l'abbé Moulle.

--Eh bien! alors la maladie rentre dans l'ordre des maladies incurables,
et l'on en meurt.

--Et avez-vous traité parfois ces sortes de maladies, docteur?

--Non, mais j'ai connu quelques médecins les ayant traitées, et entre
autres un docteur anglais qui accompagnait Walter Scott à son voyage en
France.

--Lequel vous a raconté?...

--Quelque chose de pareil à ce que vient de nous dire notre hôte,
quelque chose peut-être de plus extraordinaire même.

--Et que vous expliquez par le côté matériel? demanda l'abbé Moulle.

--Naturellement.

--Et ce fait qui vous a été raconté par le docteur anglais, vous pouvez
nous le raconter, à nous?

--Sans doute.

--Ah! racontez, docteur, racontez.

--Le faut-il?

--Mais sans doute! s'écria tout le monde.

--Soit. Le docteur qui accompagnait Walter Scott en France se nommait le
docteur Sympson: c'était un des hommes les plus distingués de la Faculté
d'Édimbourg, et lié, par conséquent, avec les personnes les plus
considérables de la ville.

Au nombre de ces personnes était un juge au tribunal criminel dont il ne
m'a pas dit le nom. Le nom était le seul secret qu'il trouvât convenable
de garder dans toute cette affaire.

Ce juge, auquel il donnait des soins habituels comme docteur, sans
aucune cause apparente de dérangement dans la santé, dépérissait à vue
d'oeil: une sombre mélancolie s'était emparée de lui. Sa famille avait,
en différentes occasions, interrogé le docteur, et le docteur, de son
côté, avait interrogé son ami sans tirer autre chose de lui que des
réponses vagues qui n'avaient fait qu'irriter son inquiétude en lui
prouvant qu'un secret existait, mais que, ce secret, le malade ne
voulait pas le dire.

Enfin, un jour le docteur Sympson insista tellement pour que son ami lui
avouât qu'il était malade, que celui-ci lui prenant les mains avec un
sourire triste:

--Eh bien! oui, lui dit-il, je suis malade, et ma maladie, cher
docteur, est d'autant plus incurable, qu'elle est tout entière dans mon
imagination.

--Comment! dans votre imagination?

--Oui, je deviens fou.

--Vous devenez fou! Et en quoi? je vous le demande. Vous avez le regard
lucide, la voix calme (il lui prit la main), le pouls excellent.

--Et voilà justement ce qui fait la gravité de mon état, cher docteur,
c'est que je le vois et que je le juge.

--Mais enfin en quoi consiste votre folie?

--Fermez la porte, qu'on ne nous dérange pas, docteur, et je vais vous
la dire.

Le docteur ferma la porte et revint s'asseoir près de son ami.

--Vous rappelez-vous, lui dit le juge, le dernier procès criminel dans
lequel j'ai été appelé à prononcer un jugement?

--Oui, sur un bandit écossais qui a été par vous condamné à être pendu,
et qui l'a été.

--Justement. Eh bien! au moment où je prononçais l'arrêt, une flamme
jaillit de ses yeux, et il me montra le poing en me menaçant. Je n'y
fis point attention... De pareilles menaces sont fréquentes chez les
condamnés. Mais, le lendemain de l'exécution, le bourreau se présenta
chez moi, me demandant humblement pardon de sa visite; mais me déclarant
qu'il avait cru devoir m'avertir d'une chose: le bandit était mort en
prononçant une espèce de conjuration contre moi, et en disant que, le
lendemain à six heures, heure à laquelle il avait été exécuté, j'aurais
de ses nouvelles.

Je crus à quelque surprise de ses compagnons, à quelque vengeance à main
armée, et, lorsque vinrent six heures, je m'enfermai dans mon cabinet,
avec une paire de pistolets sur mon bureau.

Six heures sonnèrent à la pendule de ma cheminée. J'avais été préoccupé
toute la journée de cette révélation de l'exécuteur. Mais le dernier
coup de marteau vibra sur le bronze sans que j'entendisse rien autre
chose qu'un certain ronronnement dont j'ignorais la cause. Je me
retournai, et j'aperçus un gros chat noir et couleur de feu. Comment
était-il entré? c'était impossible à dire; mes portes et mes fenêtres
étaient closes. Il fallait qu'il eût été enfermé dans la chambre pendant
la journée.

Je n'avais pas goûté; je sonnai, mon domestique vint, mais il ne put
entrer, puisque je m'étais enfermé en dedans; j'allai à la porte et je
l'ouvris. Alors je lui parlai du chat noir et couleur de feu; mais nous
le cherchâmes inutilement, il avait disparu.

Je ne m'en préoccupai point davantage; la soirée se passa, la nuit vint,
pais le jour, puis la journée s'écoula, puis six heures sonnèrent. Au
même instant, j'entendis le même bruit derrière moi, et je vis le même
chat.

Cette fois, il sauta sur mes genoux.

Je n'ai aucune antipathie pour les chats, et cependant cette familiarité
me causa une impression désagréable. Je le chassai de dessus mes genoux.
Mais à peine fut-il à terre, qu'il sauta de nouveau sur moi. Je le
repoussai, mais aussi inutilement que la première fois. Alors, je me
levai, je me promenai par la chambre, le chat me suivit pas à pas;
impatienté de cette insistance, je sonnai comme la veille, mon
domestique entra, Mais le chat s'enfuit sous le lit, où nous le
cherchâmes inutilement; une fois sous le lit, il avait disparu.

Je sortis pendant la soirée. Je visitai deux ou trois amis, puis je
revins à la maison, où je rentrai, grâce à un passe-partout.

Comme je n'avais point de lumière, je montai doucement l'escalier de
peur de me heurter à quelque chose. En arrivant à la dernière marche,
j'entendis mon domestique qui causait avec la femme de chambre de ma
femme.

Mon nom prononcé fit que je prêtai attention à ce qu'il disait, et
alors je l'entendis raconter toute l'aventure de la veille et du jour;
seulement il ajoutait: Il faut que monsieur devienne fou, il n'y avait,
pas plus de chat noir et couleur de feu dans la chambre qu'il n'y en
avait dans ma main.

Ces quelques mots m'effrayèrent: ou la vision: était réelle, ou elle
était fausse; si la vision était réelle, j'étais sous le poids d'un fait
surnaturel; si la vision était fausse, si je croyais voir une chose, qui
n'existait pas, comme l'avait dit mon domestique, je devenais fou.

Vous devinez, mon cher ami, avec quelle impatience, mêlée de crainte,
j'attendis six heures. Le lendemain, sous un prétexte de rangement, je
retins mon domestique près de moi; six heures sonnèrent tandis qu'il
était là; au dernier coup du timbre j'entendis le même bruit et je revis
mon chat.

Il était assis à côté de moi.

Je demeurai un instant sans rien dire, espérant que mon domestique
apercevrait l'animal et m'en parlerait le premier; mais il allait et
venait dans ma chambre sans paraître rien voir.

Je saisis un moment où, dans la ligne qu'il devait parcourir pour
accomplir l'ordre que j'allais lui donner, il lui fallait passer presque
sur le chat.

--Mettez ma sonnette sur ma table, John, lui dis-je.

Il était à la tête de mon lit, la sonnette était sur la cheminée; pour
aller de la tête de mon lit à la cheminée, il lui fallait nécessairement
marcher sur l'animal.

Il se mit en mouvement; mais, au moment où son pied allait se poser sur
lui, le chat sauta sur mes genoux.

John ne le vit pas, ou du moins ne parut pas le voir.

J'avoue qu'une sueur froide passa sur mon front, et que ces mots: «Il
faut que monsieur devienne fou,» se représentèrent d'une façon terrible
à ma pensée.

--John, lui dis-je, ne voyez-vous rien sur mes genoux?

John me regarda. Puis, comme un homme qui prend une résolution:

--Si, monsieur, dit-il, je vois un chat.

Je respirai.

Je pris, le chat, et lui dis:

--En ce cas, John, portez-le dehors, je vous prie.

Ses mains vinrent au-devant des miennes; je lui posai l'animal sur les
bras; puis, sur un signe de moi, il sortit.

J'étais un peu rassuré; pendant dix minutes, je regardai autour de
moi avec un reste d'anxiété; mais, n'ayant aperçu aucun être vivant
appartenant à une espèce animale quelconque, je résolus de voir ce que
John avait fait du chat.

Je sortis donc de ma chambre dans l'intention de le lui demander,
lorsqu'en mettant le pied sur le seuil de la porte du salon j'entendis
un grand éclat de rire qui venait du cabinet de toilette de ma femme. Je
m'approchai doucement sur la pointe du pied, et j'entendis la voix de
John.

--Ma chère amie, disait-il à la femme de chambre, monsieur ne devient
pas fou: non, il l'est. Sa folie, tu sais, c'est de voir un chat noir et
codeur de feu. Ce soir, il m'a demandé si je ne voyais pas ce chat sur
ses genoux.

--Et qu'as-tu répondu? demanda la femme de chambre.

[Illustration:--Eh bien! il a pris le prétendu chat sur ses genoux, il
me l'a posé sur les bras, et il m'a dit....]

--Pardieu! j'ai répondu que je le voyais, dit John. Pauvre cher homme,
je n'ai pas voulu le contrarier; alors devine ce qu'il a fait.

--Comment veux-tu que je devine?

--Eh bien! il a pris le prétendu chat sur ses genoux, il me l'a posé sur
les bras, et il m'a dit: «Emporte! emporte!» J'ai bravement emporté le
chat, et il a été satisfait.

--Mais, si tu as emporté le chat, le chat existait donc?

--Eh non! le chat n'existait que dans son imagination Mais à quoi cela
lui aurait-il servi quand je lui aurais dit la vérité? à me faire mettre
à la porte; ma foi non, je suis bien ici, et j'y reste. Il me donne
vingt-cinq livres par an pour voir un chat: je le vois. Qu'il m'en donne
trente, et j'en verrai deux.

Je n'eus pas le courage d'en entendre davantage. Je poussai un soupir,
et je rentrai dans ma chambre.

Ma chambre était vide...

Le lendemain, à six heures, comme d'habitude, mon compagnon se retrouva
près de moi, et ne disparut que le lendemain au jour.

[Illustration: ... El je vis entrer une espèce d'huissier de la
chambre...]

Que vous dirai-je? mon ami, continua le malade, pendant un mois, la même
apparition se renouvela chaque soir, et je commençais à m'habituer à
sa présence quand, le trentième jour après l'exécution, six heures
sonnèrent sans que le chat parût.

Je crus en être débarrassé, je ne dormis pas de joie: toute la matinée
du lendemain, je poussai, pour ainsi dire, le temps devant moi; j'avais
hâte d'arriver à l'heure fatale. De cinq heures à six heures, mes
yeux ne quittèrent pas ma pendule. Je suivais la marche de l'aiguille
avançant de minute en minute.

Enfin, elle atteignit le chiffre XII; le frémissement de l'horloge se
fit entendre; puis, le marteau frappa le premier coup, le deuxième, le
troisième, le quatrième, le cinquième, le sixième enfin!...

Au sixième coup, ma porte s'ouvrit, dit le mal heureux juge, et je vis
entrer une espèce d'huissier de la chambre, costumé comme s'il eût été
au service du lord-lieutenant d'Écosse.

Ma première idée fut que le lord-lieutenant m'envoyait quelque message,
et j'étendis la main vers mon inconnu. Mais il ne parut avoir fait
aucune attention à mon geste; il vint se placer derrière mon fauteuil.

Je n'avais pas besoin de me retourner pour le voir: j'étais en face
d'une glace; et, dans cette glace, je le voyais.

Je me levai et je marchai; il me suivit à quelques pas.

Je revins à ma table, et je sonnai.

Mon domestique parut, mais il ne vit pas plus l'huissier qu'il n'avait
vu le chat.

Je le renvoyai, et je restai avec cet étrange personnage, que j'eus le
temps d'examiner tout à mon aise.

Il portait l'habit de cour, les cheveux en bourse, l'épée au côté, une
veste brodée au tambour et son chapeau sous le bras.

À dix heures, je me couchai; alors, comme pour passer de son côté la
nuit le plus commodément possible, il s'assit dans un fauteuil, en face
de mon lit.

Je tournai la tête du côté de la muraille; mais, comme il me fut
impossible de m'endormir, deux au trois fois je me retournai, et deux
ou trois fois, à la lumière de ma veilleuse, je le vis dans le même
fauteuil.

Lui non plus ne dormait pas.

Enfin, je vis les premiers rayons du jour se glisser dans ma chambre à
travers les interstices des jalousies; je me retournai une dernière fois
vers mon homme: il avait disparu, le fauteuil était vide.

Jusqu'au soir, je fus débarrassé de ma vision.

Le soir, il y avait réception chez le grand commissaire de l'église;
sous prétexte de préparer mon costume de cérémonie, j'appelai mon
domestique à six heures moins cinq minutes, lui ordonnant de pousser les
verrous de la porte.

Il obéit.

Au dernier coup de six heures, je fixai les yeux sur la porte: la porte
s'ouvrit, et mon huissier entra.

J'allai immédiatement à la porte: la porte était refermée; les verrous
semblaient n'être point sortis de leur gâche; je me retourne: l'huissier
était derrière mon fauteuil, et John allait et venait par la chambre
sans paraître le moins du monde préoccupé de lui.

Il était évident qu'il ne voyait pas plus l'homme qu'il n'avait vu
l'animal.

Je m'habillai.

Alors il se passa une chose singulière: plein d'attention pour moi, mon
nouveau commensal aidait John dans tout ce qu'il faisait, sans que John
s'aperçût qu'il fût aidé. Ainsi, John tenait mon habit par le collet, le
fantôme le soutenait par les pans; ainsi, John me présentait ma culotte
par la ceinture, le fantôme la tenait par les jambes.

Je n'avais jamais eu de domestique plus officieux.

L'heure de ma sortie arriva.

Alors, au lieu de me suivre, l'huissier me précéda, se glissa par la
porte de ma chambre, descendit l'escalier, se tint le chapeau sous le
bras derrière John, qui ouvrait la portière de la voiture, et, quand
John l'eut fermée et eut pris sa place sur la tablette de derrière, il
monta sur le siège du cocher, qui se rangea à droite pour lui faire
place.

A la porte du grand commissaire de l'église, la voiture s'arrêta; John
ouvrit la portière; mais le fantôme était déjà à son poste derrière lui.
A peine avais-je mis pied à terre, que le fantôme s'élança devant moi,
passant à travers les domestiques qui encombraient la porte d'entrée, et
regardant si je le suivais.

Alors l'envie me prit de faire sur le cocher lui-même l'essai que
j'avais fait sur John.

--Patrick, lui demandai-je, quel était donc l'homme qui était près de
vous?

--Quel homme, Votre Honneur? demanda le cocher.

--L'homme qui était sur votre siège.

Patrick roula de gros yeux étonnés en regardant autour de lui.

--C'est bien, lui dis-je, je me trompais. Et j'entrai à mon tour.

L'huissier s'était arrêté sur l'escalier, et m'attendait. Dès qu'il me
vit reprendre mon chemin, il reprit le sien, entra devant moi comme
pour m'annoncer dans la salle de réception; puis, moi entré, il alla
reprendre, dans l'antichambre, la place qui lui convenait.

Comme à John et comme à Patrick, le fantôme avait été invisible à tout
le monde.

C'est alors que ma crainte se changea en terreur, et que je compris que,
véritablement, je devenais fou.

Ce fut à partir de ce soir-là que l'on s'aperçut du changement qui se
faisait en moi. Chacun me demanda quelle préoccupation me tenait, vous
comme les autres.

Je retrouvai mon fantôme dans l'antichambre.

Comme à mon arrivée, il courut devant moi à mon départ, remonta sur le
siège, rentra avec moi à la maison, derrière moi, dans ma chambre, et
s'assit dans le fauteuil où il s'était assis la veille.

Alors, je voulus m'assurer s'il y avait quelque chose de réel et
surtout de palpable dans cette apparition. Je fis un violent effort sur
moi-même, et j'allai à reculons m'asseoir dans le fauteuil.

Je ne sentis rien, mais dans la glace je le vis debout derrière moi.

Comme la veille, je me couchai, mais à une heure du matin seulement.
Aussitôt que je fus dans mon lit, je le vis dans mon fauteuil.

Le lendemain, au jour, il disparut.

La vision dura un mois.

Au bout d'un mois, elle manqua à ses habitudes et faillit un jour.

Cette fois, je ne crus plus, comme la première, à une disparition
totale, mais à quelque modification terrible, et, au lieu de jouir de
mon isolement, j'attendis le lendemain avec effroi.

Le lendemain, au dernier coup de six heures, j'entendis un léger
frôlement dans les rideaux de mon lit, et, au point d'intersection
qu'ils formaient dans la ruelle contre la muraille, j'aperçus un
squelette.

Cette fois, mon ami, vous comprenez, c'était, si je puis m'exprimer
ainsi, l'image vivante de la mort.

Le squelette était là, immobile, me regardant avec ses yeux vides.

Je me levai, je fis plusieurs tours dans ma chambre; la tête me suivait
dans toutes mes évolutions. Les yeux ne m'abandonnèrent pas un instant;
le corps demeurait immobile.

Celle nuit, je n'eus point le courage de me coucher. Je dormis,
ou plutôt je restai les yeux fermés dans le fauteuil où se tenait
d'habitude le fantôme, dont j'étais arrivé à regretter la présence.

Au jour, le squelette disparut.

J'ordonnai à John de changer mon lit de place et de croiser les rideaux.

Au dernier coup de six heures, j'entendis le même frôlement; je vis les
rideaux s'agiter; puis j'aperçus les extrémités de deux mains osseuses
qui écartaient les rideaux de mon lit, et, les rideaux écartés, le
squelette prit dans l'ouverture la place qu'il avait occupée la veille.

Cette fois, j'eus le courage de me coucher.

La tête qui, comme la veille, m'avait suivi dans tous mes mouvements,
s'inclina alors vers moi.

Les yeux qui, comme la veille, ne m'avaient pas un instant perdu de vue,
se fixèrent alors sur moi.

Vous comprenez la nuit que je passai! Eh bien! mon cher docteur, voici
vingt nuits pareilles que je passe. Maintenant, vous savez ce que j'ai;
entreprendrez-vous encore de me guérir?

--J'essayerai du moins, répondit le docteur.

--Comment cela? voyons.

--Je suis convaincu que le fantôme que vous voyez n'existe que dans
votre imagination.

--Que m'importe qu'il existe ou n'existe pas, si je le vois?

--Vous voulez que j'essaye de le voir, moi?

--Je ne demande pas mieux.

--Quand cela?

--Le plus tôt possible. Demain.

--Soit, demain... jusque-là, bon courage! Le malade sourit tristement.

Le lendemain, à sept heures du matin, le docteur entra dans la chambre
de son ami.

--Eh bien! lui demanda-t-il, le squelette?

--Il vient de disparaître, répondit celui-ci d'une voix faible.

--Eh bien! nous allons nous arranger de manière à ce qu'il ne revienne
pas ce soir.

--Faites.

--D'abord, vous dites qu'il entre au dernier tintement de six heures?

--Sans faute.

--Commençons par arrêter la pendule. Et il fixa le balancier.

--Que voulez-vous faire?

--Je veux vous ôter la faculté de mesurer le temps.

--Bien.

--Maintenant, nous allons maintenir les persiennes fermées, croiser les
rideaux des fenêtres.

--Pourquoi cela?

--Toujours dans le même but, afin que vous ne puissiez vous rendre aucun
compte de la marche de la journée.

--Faites.

--Les persiennes furent assurées, les rideaux tirés; on alluma des
bougies.

--Tenez un déjeuner et un dîner prêt, John, dit le docteur, nous
ne voulons pas être servis à à heures fixées, mais seulement quand
j'appellerai.

--Vous entendez, John? dit le malade.

--Oui, monsieur.

--Puis, donnez-nous des cartes, des dés, des dominos, et laissez-nous.

Les objets demandés furent apportés par John, qui se retira.

Le docteur commença de distraire le malade de son mieux, tantôt causant,
tantôt jouant avec lui; puis, lorsqu'il eut faim, il sonna.

John, qui savait dans quel but on avait sonné, apporta le déjeuner.

Après le déjeuner, la partie commença, et fut interrompue par un nouveau
coup de sonnette du docteur.

John apporta le dîner.

On mangea, on but, on prit le café, et l'on se remit à jouer. La journée
paraît longue ainsi passée en tête à tête. Le docteur crut avoir mesuré
le temps dans son esprit, et que l'heure fatale devait être passée.

--Eh bien! dit-il en se levant, victoire!

--Comment! victoire? demanda le malade.

--Sans doute; il doit être au moins huit ou neuf heures, et le squelette
n'est pas venu.

--Regardez à votre montre, docteur, puisque c'est la seule qui aille
dans la maison, et, si l'heure est passée; ma foi, comme vous, je
crierai victoire.

Le docteur regarda sa montre, mais ne dit rien.

--Vous vous étiez trompé, n'est-ce pas, docteur? dit le malade; il est
six heures juste.

[Illustration:--Où le voyez-vous donc? demanda-t-il.]

--Oui; eh bien?

--Eh bien! voilà le squelette qui entre.

Et le malade se rejeta en arrière avec un profond soupir.

Le docteur regarda de tous côtés.

--Où le voyez-vous donc? demanda-t-il.

--A sa place habituelle, dans la ruelle de mon lit, entre les rideaux.

Le docteur se leva, tira le lit, passa dans la ruelle et alla prendre
entre les rideaux la place que le squelette était censé occuper.

--Et maintenant, dit-il, le voyez-vous toujours?

--Je ne vois plus le bas de son corps, attendu que le vôtre à vous me le
cache, mais je vois son crâne.

--Où cela?

--Au-dessus de votre épaule droite. C'est comme si vous aviez deux
têtes, l'une vivante, l'autre morte.

Le docteur, tout incrédule qu'il était, frissonna malgré lui.

Il se retourna, mais il ne vit rien.

[Illustration: Neuf jours après, John, en entrant dans la chambre de son
maître, le trouva mort dans son lit]

--Mon ami, dit-il tristement en revenant au malade, si vous avez
quelques dispositions testamentaires à faire, faites-les.

Et il sortit.

Neuf jours après, John, en entrant dans la chambre de son maître, le
trouva mort dans son lit.

Il y avait trois mois, jour pour jour, que le bandit avait été exécuté.




                                  IX


                     LES TOMBEAUX DE SAINT-DENIS.

Eh bien! qu'est-ce que cela prouve, docteur? demanda M. Ledru.

--Cela prouve que les organes qui transmettent au cerveau les
perceptions qu'ils reçoivent peuvent se déranger par suite de certaines
causes, au point d'offrir à l'esprit un miroir infidèle, et qu'en pareil
cas on voit des objets et on entend des sons qui n'existent pas. Voilà
tout.

--Cependant, dit le chevalier Lenoir avec la timidité d'un savant de
bonne foi, cependant il arrive certaines choses qui laissent une
trace, certaines prophéties qui ont un accomplissement. Comment
expliquerez-vous, docteur, que des coups donnés par des spectres ont pu
faire naître des places noires sur le corps de celui qui les a reçus?
comment expliquerez-vous qu'une vision ait pu, dix, vingt, trente ans
auparavant, révéler l'avenir? Ce qui n'existe pas peut-il meurtrir ce
qui est ou annoncer ce qui sera?

--Ah! dit le docteur, vous voulez parler de la vision du roi de Suède.

--Non, je veux parler de ce que j'ai vu moi-même.

--Vous!

--Moi.

--Où cela?

--A Saint-Denis.

--Quand cela?

--En 1794, lors de la profanation des tombes.

--Ah! oui, écoutez cela, docteur, dit M. Ledru.

--Quoi? qu'avez-vous vu? dites.

--Voici. En 1793 j'avais été nommé directeur du Musée des monuments
français, et, comme tel, je fus présent à l'exhumation des cadavres de
l'abbaye de Saint-Denis, dont les patriotes éclairés avaient changé le
nom en celui de Franciade. Je puis, après quarante ans, vous raconter
les choses étranges qui ont signalé cette profanation.

La haine que l'on était parvenu à inspirer au peuple pour le roi Louis
XVI, et que n'avait pu assouvir l'échafaud du 21 janvier, avait remonté
aux rois de sa race: on voulut poursuivre la monarchie jusqu'à sa
source, les monarques jusque dans leur tombe, jeter au vent la cendre de
soixante rois.

Puis aussi peut-être eut-on la curiosité de voir si les grands trésors
que l'on prétendait enfermés dans quelques-uns de ces tombeaux s'étaient
conservés aussi intacts qu'on le disait.

Le peuple se rua donc sur Saint-Denis.

Du 6 au 8 août, il détruisit cinquante et un tombeaux, l'histoire de
douze siècles.

Alors le gouvernement résolut de régulariser ce désordre, de fouiller
pour son propre compte les tombeaux, et d'hériter de la monarchie, qu'il
venait de frapper dans Louis XVI, son dernier représentant.

Puis il s'agissait d'anéantir jusqu'au nom, jusqu'au souvenir, jusqu'aux
ossements des rois; il s'agissait de rayer de l'histoire quatorze
siècles de monarchie.

Pauvres fous qui ne comprennent pas que les hommes peuvent parfois
changer l'avenir... jamais le passé.

On avait préparé dans le cimetière une grande fosse commune sur le
modèle des fosses des pauvres. C'est dans cette fosse et sur un lit de
chaux que devaient être jetés, comme à une voirie, les ossements de ceux
qui avaient fait de la France la première des nations, depuis Dagobert
jusqu'à Louis XV.

Ainsi, satisfaction était donnée au peuple, mais surtout jouissance
était donnée à ces législateurs, à ces avocats, à ces journalistes
envieux, oiseaux de proie des révolutions, dont l'oeil est blessé par
toute splendeur, comme l'oeil de leurs frères, les oiseaux de nuit, est
blessé par toute lumière.

L'orgueil de ceux qui ne peuvent édifier est de détruire.

Je fus nommé inspecteur des fouilles; c'était pour moi un moyen de
sauver une foule de choses précieuses. J'acceptai.

Le samedi 12 octobre, pendant que l'on instruisait le procès de la
reine; je fis ouvrir le caveau des Bourbons du côté des chapelles
souterraines, et je commençai par en tirer le cercueil de Henri IV, mort
assassiné le 14 mai 1610, âgé de cinquante-sept ans.

Quant à la statue du Pont-Neuf, chef-d'oeuvre de Jean de Bologne et de
son élève, elle avait été fondue pour en faire des gros sous.

Le corps de Henri IV était merveilleusement conservé; les traits du
visage, parfaitement reconnaissables, étaient bien ceux que l'amour du
peuple et le pinceau de Rubens ont consacrés. Quand on le vit sortir le
premier de la tombe et paraître au jour dans son suaire, bien conservé
comme lui, l'émotion fut grande, et à peine si ce cri de: Vive Henri
IV! si populaire en France, ne retentit point instinctivement sous les
voûtes de l'église.

Quand je vis ces marques de respect, je dirai même d'amour, je fis
mettre le corps tout debout contre une des colonnes du choeur, et là
chacun put venir le contempler.

Il était vêtu, comme de son vivant, de son pourpoint de velours noir,
sur lequel se détachaient ses fraises et ses manchettes blanches; de sa
trousse de velours pareil au pourpoint, de bas de soie de même couleur,
de souliers de velours.

Ses beaux cheveux grisonnants faisaient toujours une auréole autour de
sa tête, sa belle barbe blanche tombait toujours sur sa poitrine.

Alors commença une immense procession comme à la châsse d'un saint: des
femmes venaient toucher les mains du bon roi, d'autres baisaient le
bas de son manteau, d'autres faisaient mettre leurs enfants à genoux,
murmurant tout bas:

--Ah! s'il vivait, le pauvre peuple ne serait pas si malheureux. Et
elles eussent pu ajouter: Ni si féroce, car ce qui fait la férocité du
peuple, c'est le malheur.

Cette procession dura pendant toute la journée du samedi 12 octobre, du
dimanche 13 et du lundi 14.

Le lundi les fouilles recommencèrent après le dîner des ouvriers,
c'est-à-dire vers trois heures après midi.

Le premier cadavre qui vit le jour après celui de Henri IV fut celui de
son fils, Louis XIII. Il était bien conservé, et, quoique les traits
du visage fussent affaissés, on pouvait encore le reconnaître à sa
moustache.

Puis vint celui de Louis XIV, reconnaissable à ses grands traits qui ont
fait de son visage le masque typique des Bourbons; seulement il était
noir comme de l'encre.

Puis vinrent successivement ceux de Marie de Médicis, deuxième femme
de Henri IV; d'Anne d'Autriche, femme de Louis XIII; de Marie Thérèse,
infante d'Espagne et femme de Louis XIV; et du grand dauphin.

Tous ces corps étaient putréfiés. Seulement celui du grand dauphin était
en putréfaction liquide.

Le mardi, 15 octobre, les exhumations continuèrent.

Le cadavre de Henri IV était toujours là debout contre sa colonne, et
assistant impassible à ce vaste sacrilège qui s'accomplissait à la fois
sur ses prédécesseurs et sur sa descendance.

Le mercredi 16, juste au moment où la reine Marie-Antoinette avait la
tête tranchée sur la place de la Révolution, c'est-à-dire à onze heures
du matin, on tirait à son tour du caveau des Bourbons le cercueil du roi
Louis XV.

Il était, selon l'antique coutume du cérémonial de France, couché à
l'entrée du caveau où il attendait son successeur, qui ne devait pas
venir l'y rejoindre. On le prit, on l'emporta et on l'ouvrit dans le
cimetière seulement, et sur les bords de la fosse.

D'abord le corps retiré du cercueil de plomb, et bien enveloppé de linge
et de bandelettes, paraissait entier et bien conservé; mais, dégagé de
ce qui l'enveloppait, il n'offrait plus que l'image de la plus hideuse
putréfaction, et il s'en échappa une odeur tellement infecte, que chacun
s'enfuit, et qu'on fut obligé de brûler plusieurs livres de poudre pour
purifier l'air.

On jeta aussitôt dans la fosse ce qui restait du héros du
Parc-aux-Cerfs, de l'amant de madame de Châteauroux, de madame de
Pompadour et de madame du Barry, et, tombé sur un lit de chaux vive, on
recouvrit de chaux vive ces immondes reliques.

J'étais resté le dernier pour faire brûler les artifices et jeter
la chaux quand j'entendis un grand bruit dans l'église; j'y entrai
vivement, et j'aperçus un ouvrier qui se débattait au milieu de
ses camarades, tandis que les femmes lui montraient le poing et le
menaçaient.

Le misérable avait quitté sa triste besogne pour aller voir un spectacle
plus triste encore, l'exécution de Marie-Antoinette; puis, enivré des
cris qu'il avait poussés et entendu pousser, de la vue du sang qu'il
avait vu répandre, il était revenu à Saint-Denis, et, s'approchant de
Henri IV dressé contre son pilier, et toujours entouré de curieux, et je
dirai presque de dévots:

--De quel droit, lui avait-il dit, restes-tu debout ici, toi, quand on
coupe la tête des rois sur la place de la Révolution?

Et, en même temps, saisissant la barbe de la main gauche, il l'avait
arrachée, tandis que, de la droite, il donnait un soufflet au cadavre
royal.

Le cadavre était tombé à terre en rendant un bruit sec, pareil à celui
d'un sac d'ossements qu'on eût laissé tomber.

Aussitôt un grand cri s'était élevé de tous côtés. A tel autre roi que
ce, fût, on eût pu risquer un pareil outrage, mais à Henri IV, au roi du
peuple, c'était presque un outrage au peuple.

L'ouvrier sacrilège courait donc le plus grand risque lorsque j'accourus
à son secours.

Dès qu'il vit qu'il pouvait trouver en moi un appui, il se mit sous ma
protection. Mais, tout en le protégeant, je voulus le laisser sous le
poids de l'action infâme qu'il avait commise.

--Mes enfants, dis-je aux ouvriers, laissez ce misérable, celui qu'il
a insulté est en assez bonne position là-haut pour obtenir de Dieu son
châtiment.

Puis, lui ayant repris la barbe qu'il avait arrachée au cadavre, et
qu'il tenait toujours de la main gauche, je le chassai de l'église, en
lui annonçant qu'il ne faisait plus partie des ouvriers que j'employais.
Les huées et les menaces de ses camarades le poursuivirent jusque dans
la rue.

Craignant de nouveaux outrages à Henri IV, j'ordonnai qu'il fût porté
dans la fosse commune; mais, jusque-là, le cadavre fut accompagné de
marques de respect. Au lieu d'être jeté, comme les autres, au charnier
royal, il y fut descendu, déposé doucement et couché avec soin à l'un
des angles; puis une couche de terre, au lieu d'une couche de chaux, fut
pieusement étendue sur lui.

La journée finie, les ouvriers se retirèrent, le gardien seul resta:
c'était un brave homme que j'avais placé là, de peur que, la nuit, on
ne pénétrât dans l'église, soit pour exécuter de nouvelles mutilations,
soit pour opérer de nouveaux vols; ce gardien dormait le jour et
veillait de sept heures du soir à sept heures du matin.

Il passait la nuit debout, et se promenait pour s'échauffer, ou assis
près d'un feu allumé contre un des piliers les plus proches de la porte.

Tout présentait dans la basilique l'image de la mort, et la dévastation
rendait cette image de la mort plus terrible encore. Les caveaux étaient
ouverts et les dalles dressées contre les murailles; les statues brisées
jonchaient le pavé de l'église; çà et là, des cercueils éventrés avaient
restitué les morts, dont ils croyaient n'avoir à rendre compte qu'au
jour du jugement dernier. Tout enfin portait l'esprit de l'homme, si cet
esprit était élevé, à la méditation; s'il était faible, à la terreur.

Heureusement le gardien n'était pas un esprit, mais une matière
organisée. Il regardait tous ces débris du même oeil qu'il eût regardé
une forêt en coupe ou un champ fauché, et n'était préoccupé que de
compter les heures de la nuit, voix monotone de l'horloge, seule chose
qui fût restée vivante dans la basilique désolée.

Au moment où sonna minuit et où vibrait le dernier coup du marteau dans
les sombres profondeurs de l'église, il entendit de grands cris venant
du côté du cimetière. Ces cris étaient des cris d'appel, de longues
plaintes, de douloureuses lamentations.

Après le premier moment de surprise, il s'arma d'une pioche et s'avança
vers la porte qui faisait communication entre l'église et le cimetière;
mais, cette porte ouverte, reconnaissant parfaitement que ces cris
venaient de la fosse des rois, il n'osa aller plus loin, referma la
porte, et accourut me réveiller à l'hôtel où je logeais.

Je me refusai d'abord à croire à l'existence de ces clameurs sortant de
la fosse royale; mais, comme je logeais juste en face de l'église, le
gardien ouvrit ma fenêtre, et, au milieu du silence troublé par le seul
bruissement de la brise hivernale, je crus effectivement entendre de
longues plaintes qui me semblaient n'être pas seulement la lamentation
du vent.

Je me levai et j'accompagnai le gardien jusque dans l'église. Arrivé là,
et le porche refermé derrière nous, nous entendîmes plus distinctement
les plaintes dont il avait parlé. Il était d'autant plus facile de
distinguer d'où venaient ces plaintes, que la porte du cimetière, mal
fermée par le gardien, s'était rouverte derrière lui. C'était donc du
cimetière effectivement que ces plaintes venaient.

Nous allumâmes deux torches et nous nous acheminâmes vers la porte; mais
trois fois, en approchant de cette porte, le courant d'air qui s'était
établi du dehors au dedans les éteignit. Je compris que c'était comme
ces détroits difficiles à franchir, et qu'une fois étant dans le
cimetière, nous n'aurions plus la même lutte à soutenir. Je fis, outre
nos torches, allumer une lanterne. Nos torches s'éteignirent; mais la
lanterne persista. Nous franchîmes le détroit, et, une fois dans le
cimetière, nous rallumâmes nos torches, que respecta le vent.

Cependant, au fur et à mesure que nous approchions, les clameurs s'en
étaient allées mourantes, et, au moment où nous arrivâmes au bord de la
fosse, elles étaient à peu près éteintes.

Nous secouâmes nos torches au-dessus de la vaste ouverture, et, au
milieu des ossements, sur cette couche de chaux et de terre toute trouée
par eux, nous vîmes quelque chose d'informe qui se débattait.

Ce quelque chose ressemblait à un homme.

--Qu'avez-vous et que voulez-vous? demandai-je à cette espèce d'ombre.

--Hélas! murmura-t-elle, je suis le misérable ouvrier qui a donné un
soufflet à Henri IV.

--Mais comment es-tu là? demandai-je

--Tirez-moi d'abord de là, monsieur Lenoir, car je me meurs, et ensuite
vous saurez tout.

Du moment que le gardien des morts s'était convaincu qu'il avait affaire
à un vivant, la terreur qui d'abord s'était emparée de lui avait
disparu, il avait déjà dressé une échelle couchée dans les herbes du
cimetière, tenant cette échelle debout et attendant mes ordres.

Je lui ordonnai de descendre l'échelle dans la fosse, et j'invitai
l'ouvrier à monter. Il se traîna, en effet, jusqu'à la base de
l'échelle; mais, arrivé là, lorsqu'il fallut se dresser debout et monter
les échelons, il s'aperçut qu'il avait une jambe et un bras cassés.

Nous lui jetâmes une corde avec un noeud coulant; il passa cette corde
sous ses épaules. Je conservai l'autre extrémité de la corde entre mes
mains; le gardien descendit quelques échelons, et, grâce à ce double
soutien, nous parvînmes à tirer ce vivant de la compagnie des morts.

A peine fut-il hors de la fosse, qu'il s'évanouit. Nous l'emportâmes
près du feu; nous le couchâmes sur un lit de paille, puis j'envoyai le
gardien chercher un chirurgien.

[Illustration:--J'interrogeai alors le blessé.]

Le gardien revint avec un docteur avant que le blessé eût repris
connaissance, et ce fut seulement pendant l'opération qu'il ouvrit les
yeux.

Le pansement fait, je remerciai le chirurgien, et, comme je voulais
savoir par quelle étrange circonstance le profanateur se trouvait
dans la tombe royale, je renvoyai à son tour le gardien. Celui-ci ne
demandait pas mieux que d'aller se coucher après les émotions d'une
pareille nuit, et je restai seul près de l'ouvrier. Je m'assis sur une
pierre près de la paille ou il était couché et en face du foyer dont
la flamme tremblante éclairait la partie de l'église où nous étions,
laissant toutes les profondeurs dans une obscurité d'autant plus
épaisse, que la partie où nous nous trouvions était dans une plus grande
lumière.

J'interrogeai alors le blessé, voici ce qu'il me raconta.

Son renvoi l'avait peu inquiété. Il avait de l'argent dans sa poche, et
jusque-là il avait vu qu'avec de l'argent on ne manquait de rien.

En conséquence, il était allé s'établir au cabaret. Au cabaret, il avait
commencé d'entamer une bouteille, mais au troisième verre il avait vu
entrer l'hôte.

--Avons-nous bientôt fini? avait demandé celui-ci.

--Et pourquoi cela? avait répondu l'ouvrier.

--Mais parce que j'ai entendu dire que c'était toi qui avais donné un
soufflet à Henri IV.

--Eh bien! oui, c'est moi! dit insolemment l'ouvrier. Après?

--Après? je ne veux pas donner à boire à un méchant coquin comme toi,
qui appellera la malédiction sur ma maison.

--Ta maison, ta maison est la maison de tout le monde, et, du moment où
l'on paye, on est chez soi.

--Oui, mais tu ne payeras pas, toi.

--Et pourquoi cela?

--Parce que je ne veux pas de ton argent, Or, comme tu ne payeras pas,
tu ne seras pas chez toi, mais chez moi; et, comme tu seras chez moi,
j'aurai le droit de le mettre à la porte.

--Oui, si tu es le plus fort.

--Si je ne suis pas le plus fort, j'appellerai mes garçons.

--Eh bien! appelle un peu, que nous voyions.

Le cabaretier avait appelé; trois garçons, prévenus d'avance, étaient
entrés à sa voix, chacun avec un bâton à la main, et force avait été à
l'ouvrier, si bonne envie qu'il eût de résister, de se retirer sans mot
dire.

Alors il était sorti, avait erré quelque temps par la ville, et, à
l'heure du dîner, il était entré chez le gargotier où les ouvriers
avaient l'habitude de prendre leurs repas.

Il venait de manger sa soupe quand les ouvriers, qui avaient fini leur
journée, entrèrent.

En l'apercevant, ils s'arrêtèrent au seuil, et, appelant l'hôte, lui
déclarèrent que, si cet homme continuait à prendre ses repas chez lui,
ils déserteraient sa maison depuis le premier jusqu'au dernier.

Le gargotier demanda ce qu'avait fait cet homme, qui était ainsi en
proie à la réprobation générale.

On lui dit que c'était l'homme qui avait donné un soufflet à Henri IV.

--Alors, sors d'ici! dit le gargotier en s'avançant vers lui, et puisse
ce que tu as mangé te servir de poison!

Il y avait encore moins possibilité de résister chez le gargotier que
chez le marchand de vin. L'ouvrier maudit se leva en menaçant ses
camarades, qui s'écartèrent devant lui, non pas à cause des menaces
qu'il avait proférées, mais à cause de la profanation qu'il avait
commise.

Il sortit la rage dans le coeur, erra une partie de la soirée dans les
rues de Saint-Denis, jurant et blasphémant. Puis, vers les dix heures,
il s'achemina vers son garni.

Contre l'habitude de la maison, les portes étaient fermées.

Il frappa à la porte. Le logeur parut à une fenêtre. Comme il faisait
nuit sombre, il ne put reconnaître celui qui frappait.

--Qui êtes-vous? demanda-t-il.

L'ouvrier se nomma.

--Ah! dit le logeur, c'est toi qui as donné un soufflet à Henri IV;
attends.

--Quoi! que faut-il que j'attende? dit l'ouvrier avec impatience.

En même temps, un paquet tomba à ses pieds.

--Qu'est-ce que cela? demanda l'ouvrier.

--Tout ce qu'il y a à toi ici.

--Comment! tout ce qu'il y a à moi ici.

--Oui, tu peux aller coucher où tu voudras; je n'ai pas envie que ma
maison me tombe sur la tête.

L'ouvrier, furieux, prit un pavé et le jeta dans la porte.

--Attends, dit le logeur, je vais réveiller tes compagnons, et nous
allons voir.

L'ouvrier comprit qu'il n'avait rien de bon à attendre. Il se retira,
et, ayant trouvé une porte ouverte à cent pas de là, il entra et se
coucha sous un hangar.

Sous ce hangar, il y avait de la paille; il se coucha sur cette paille
et s'endormit.

A minuit moins un quart, il lui sembla que quelqu'un lui touchait sur
l'épaule. Il se réveilla, et vit devant lui une forme blanche ayant
l'aspect d'une femme, et qui lui faisait signe de le suivre.

Il crut que c'était une de ces malheureuses qui ont toujours un gîte et
du plaisir à offrir à qui peut payer le gîte et le plaisir; et, comme il
avait de l'argent, comme il préférait passer la nuit à couvert et couché
dans un lit, à la passer dans un hangar et couché sur la paille, il se
leva et suivit la femme.

La femme longea un instant les maisons du côté gauche de la Grande-Rue,
puis elle traversa la rue, prit une ruelle à droite, faisant toujours
signe à l'ouvrier de la suivre.

Celui-ci, habitué à ce manège nocturne, connaissant par expérience les
ruelles où se logent ordinairement les femmes du genre de celle qu'il
suivait, ne fit aucune difficulté et s'engagea dans la ruelle.

La ruelle aboutissait aux champs; il crut que cette femme habitait une
maison isolée, et la suivit encore.

Au bout de cent pas, ils traversèrent une brèche; mais, tout à coup,
ayant levé les yeux, il aperçut devant lui la vieille abbaye de Saint
Denis, avec son clocher gigantesque et ses fenêtres légèrement teintées
par le feu intérieur, près duquel veillait le gardien.

Il chercha des yeux la femme; elle avait disparu.

Il était dans le cimetière.

Il voulut repasser par la brèche. Mais sur cette brèche, sombre,
menaçant, le bras tendu vers lai, il lui sembla voir le spectre de Henri
IV.

Le spectre fit un pas en avant, et l'ouvrier un pas en arrière.

Au quatrième ou cinquième pas, la terre manqua sous ses pieds, et il
tomba à la renverse dans la fosse.

Alors, il lui sembla voir se dresser autour de lui tous ces rois,
prédécesseurs et descendants de Henri IV; alors, il lui sembla qu'ils
levaient sur lui les uns leurs sceptres, les autres leurs mains de
justice, en criant malheur au sacrilège. Alors, il lui sembla qu'au
contact de ces mains de justice et de ces sceptres pesants comme du
plomb, brûlants comme du feu, il sentait l'un après l'autre ses membres
brisés.

C'est en ce moment que minuit sonnait et que la gardien entendait les
plaintes.

Je fis ce que je pus pour rassurer ce malheureux; mais sa raison était
égarée, et, après un délire de trois jours, il mourut en criant: Grâce!

--Pardon, dit le docteur, mais je ne comprends point parfaitement la
conséquence de votre récit. L'accident de votre ouvrier prouve que, la
tête préoccupée de ce qui lui était arrivé dans la journée, soit en état
de veille, soit en état de somnambulisme, il s'est mis à errer la nuit;
qu'en errant, il est entré dans le cimetière, et que, tandis qu'il
regardait en l'air, au lieu de regarder à ses pieds, il est tombé dans
la fosse où naturellement il s'est, dans sa chute, cassé un bras et une
jambe. Or, vous avez parlé d'une prédiction qui s'est réalisée, et je ne
vois pas dans tout ceci la plus petite prédiction.

--Attendez, docteur, dit le chevalier, l'histoire que je viens de
raconter, et qui, vous avez raison, n'est qu'un fait, mène tout droit à
cette prédiction que je vais vous dire, et qui est un mystère.

Cette prédiction, la voici:

Vers le 20 janvier 1794, après la démolition du tombeau de François Ier,
on ouvrit le sépulcre de la comtesse de Flandre, fille de Philippe le
Long.

Ces deux tombeaux étaient les derniers qui restaient à fouiller; tous
les caveaux étaient effondrés, tous les sépulcres étaient vides, tous
les ossements étaient au charnier.

Une dernière sépulture était restée inconnue: c'était celle du cardinal
de Metz, qui, disait-on, avait été enterré à Saint-Denis.

Tous les caveaux avaient été refermés ou à peu près, caveau des Valois,
et caveau des Charles. Il ne restait que le caveau des Bourbons, que
l'on devait fermer le lendemain.

Le gardien passait sa dernière nuit dans cette, église où il n'y avait
plus rien à garder; permission lui avait donc été donnée de dormir, et
il profitait de la permission.

A minuit, il fut réveillé par le bruit de l'orgue et des chants
religieux. Il se réveilla, se frotta les yeux et tourna la tête vers le
choeur, c'est-à-dire du côté ou venaient les chants.

Alors, il vit avec étonnement les stalles du choeur garnies par les
religieux de Saint-Denis; il vit un archevêque officiant à l'autel; il
vit la chapelle ardente allumée; et, sous la chapelle ardente allumée,
le grand drap d'or mortuaire qui, d'habitude, ne recouvre que le corps
des rois.

Au moment où il se réveillait, la messe était finie et le cérémonial de
l'enterrement commençait.

Le sceptre, la couronne et la main de justice, posés sur un coussin de
velours rouge, étaient remis aux hérauts, qui les présentèrent à trois
princes, lesquels les prirent.

Aussitôt s'avancèrent, plutôt glissant que marchant, et sans que
le bruit de leurs pas éveillât le moindre écho dans la salle, les
gentilshommes de la chambre qui prirent le corps et qui le portèrent
dans le caveau des Bourbons, resté seul ouvert, tandis que tous les
autres étaient refermés.

Alors, le roi d'armes y descendit, et, lorsqu'il y fut descendu, il cria
aux autres hérauts d'avoir à y venir faire leur office.

Le roi d'armes et les hérauts étaient au nombre de cinq.

Du fond du caveau, le roi d'armes appela le premier héraut, qui
descendit, portant les éperons; puis le second, qui descendit, portant
les gantelets; puis le troisième, qui descendit, portant l'écu; puis le
quatrième, qui descendit, portant l'armet timbré; puis le cinquième, qui
descendit, portant la cotte d'armes.

Ensuite, il appela le premier valet tranchant, qui apporta la bannière;
les capitaines des Suisses, des archers de la garde et des deux cents
gentilshommes de la maison; le grand écuyer, qui apporta l'épée royale;
le premier chambellan, qui apporta la bannière de France; le grand
maître, devant lequel tous les maîtres d'hôtel passèrent, jetant leurs
bâtons blancs dans le caveau et saluant les trois princes porteurs de la
couronne, du sceptre et de la main de justice, au fur et à mesure qu'ils
défilaient; les trois princes, qui apportèrent à leur tour sceptre, main
de justice et couronne.

Alors, le roi d'armes cria à voix haute et par trois fois:

«Le roi est mort; vive le roi!--Le roi est mort; vive le roi!--Le roi
est mort; vive le roi!»

Un héraut, qui était resté dans le choeur, répéta le triple cri.

Enfin, le grand maître brisa sa baguette en signe que la maison royale
était rompue, et que les officiers du roi pouvaient se pourvoir.

Aussitôt les trompettes retentirent et l'orgue s'éveilla.

Puis, tandis que les trompettes sonnaient toujours plus faiblement,
tandis que l'orgue gémissait de plus en plus bas, les lumières des
cierges pâlirent, les corps des assistants s'effacèrent, et, au dernier
gémissement de l'orgue, au dernier son de la trompette, tout disparut.

Le lendemain, le gardien, tout en larmes, raconta l'enterrement royal
qu'il avait vu, et auquel, lui, pauvre homme, assistait seul, prédisant
que ces tombeaux mutilés seraient remis en place, et que, malgré les
décrets de la Convention et l'oeuvre de la guillotine, la France
reverrait une nouvelle monarchie et Saint-Denis de nouveaux rois.

Cette prédiction valut la prison et presque l'échafaud au pauvre diable,
qui, trente ans plus tard, c'est-à-dire le 20 septembre 1824, derrière
la même colonne où il avait eu sa vision, me disait, en me tirant par la
basque de mon habit:

--Eh bien! monsieur Lenoir, quand je vous disais que nos pauvres rois
reviendraient un jour à Saint-Denis, m'étais-je trompé?

En effet, ce jour-là on enterrait Louis XVIII avec le même cérémonial
que le gardien des tombeaux avait vu pratiquer trente ans auparavant.

--Expliquez celle-là, docteur.

[Illustration: Alors il vit avec étonnement les stalles du choeur
garnies par les religieux de Saint-Denis.]

[Illustration]




                                 X


                            L'ARTIFAILLE.

Soit qu'il fût convaincu, soit, ce qui est plus probable, que la
négation lui parût difficile vis-à-vis d'un homme comme le chevalier
Lenoir, le docteur se tut.

Le silence du docteur laissait le champ libre aux commentateurs; l'abbé
Moulle s'élança dans l'arène.

--Tout ceci me confirme dans mon système, dit-il.--Et quel est votre
système? demanda le docteur, enchanté de reprendre la polémique avec
de moins rudes jouteurs que M. Ledru et le chevalier Lenoir.--Que nous
vivons entre deux mondes invisibles, peuplés, l'un d'esprits infernaux,
l'autre d'esprits célestes; qu'à l'heure de notre naissance deux génies,
l'un bon, l'autre mauvais, viennent prendre place à nos côtés, nous
accompagnent toute notre vie, l'un nous soufflant le bien, l'autre le
mal, et qu'à l'heure de notre mort celui qui triomphe s'empare de nous:
ainsi, notre corps devient ou la proie d'un démon ou la demeure d'un
ange; chez la pauvre Solange, le bon génie avait triomphé, et c'était
lui qui vous disait adieu, Ledru, par les lèvres muettes de la jeune
martyre, chez le brigand condamné par le juge écossais, c'était le
démon qui était resté maître de la place, et c'est lui qui venait
successivement au juge sous la forme d'un chat, dans l'habit d'un
huissier, avec l'apparence d'un squelette; enfin, dans le dernier cas,
c'est l'ange de la monarchie qui a vengé sur le sacrilège la terrible
profanation des tombeaux, et qui, comme le Christ se manifestant aux
humbles, a montré la restauration future de la royauté à un pauvre
gardien de tombeaux, et cela avec autant de pompe que si la cérémonie
fantastique avait eu pour témoins tous les futurs dignitaires de la
cour de Louis XVIII.--Mais enfin, monsieur l'abbé, dit le docteur,
tout système est fondé sur une conviction.--Sans doute.--Mais cette
conviction, pour qu'elle soit réelle, il faut qu'elle repose sur un
fait.--C'est aussi sur un fait que la mienne repose.--Sur un fait qui
vous a été raconté par quelqu'un en qui vous avez toute confiance.--Sur
un fait qui m'est arrivé à moi-même.--Ah! l'abbé; voyons le fait.

--Volontiers. Je suis né sur cette partie de l'héritage des anciens rois
qu'on appelle aujourd'hui le département de l'Aisne, et qu'on appelait
autrefois l'Ile-de-France; mon père et ma mère habitaient un petit
village situé au milieu de la forêt de Villers-Cotterets, et qu'on
appelle Fleury. Avant ma naissance, mes parents avaient déjà eu cinq
enfants, trois garçons et deux filles, qui, tous, étaient morts. Il en
résulta que, lorsque ma mère se vit enceinte de moi, elle me voua au
blanc jusqu'à l'âge de sept ans, et mon père promit un pèlerinage à
Notre-Dame-de-Liesse.

Ces deux voeux ne sont point rares en province, et ils avaient entre eux
une relation directe, puisque le blanc est la couleur de la Vierge, et
que Notre-Dame-de-Liesse n'est autre que la vierge Marie.

Malheureusement, mon père mourut pendant la grossesse de ma mère; mais
ma mère, qui était une femme pieuse, ne résolut pas moins d'accomplir le
double voeu dans toute sa rigueur: aussitôt ma naissance, je fus habillé
de blanc des pieds à la tête, et, aussitôt qu'elle put marcher, ma mère
entreprit à pied, comme il avait été voté, le pèlerinage sacré.

Notre-Dame-de-Liesse, heureusement, n'était située qu'à quinze ou seize
lieues du village de Fleury; en trois étapes, ma mère fut rendue à
destination.

Là, elle fit ses dévotions, et reçut des mains du curé une médaille
d'argent, qu'elle m'attacha au cou.

Grâce à ce double voeu, je fus exempt de tous les accidents de la
jeunesse, et, lorsque j'eus atteint l'âge de raison, soit résultat de
l'éducation religieuse que j'avais reçue, soit influence de la médaille,
je me sentis entraîné vers l'état ecclésiastique; ayant fait mes études
au séminaire de Soissons, j'en sortis prêtre en 1780, et fus envoyé
vicaire à Étampes.

Le hasard fit que je fus attaché à celle des quatre églises d'Étampes
qui est sous l'invocation de Notre-Dame.

Cette église est un des merveilleux monuments que l'époque romane a
légués au moyen âge. Fondée par Robert le Fort, elle fut achevée au
douzième siècle seulement; elle a encore aujourd'hui des vitraux
admirables qui, lors de son édification récente, devaient admirablement
s'harmonier avec la peinture et la dorure qui couvraient ses colonnes et
en enrichissaient les chapiteaux.

Tout enfant, j'avais fort aimé ces merveilleuses efflorescences de
granit que la foi a fait sortir de terre du dixième au seizième siècle,
pour couvrir le sol de la France, cette fille aînée de Rome, d'une forêt
d'églises, et qui s'arrêta quand la foi mourut dans les coeurs, tuée par
le poison de Luther et de Calvin.

J'avais joué, tout enfant, dans les ruines de Saint-Jean de Soissons;
j'avais réjoui mes yeux aux fantaisies de toutes ces moulures, qui
semblent des fleurs pétrifiées, de sorte que, lorsque je vis Notre-Dame
d'Étampes, je fus heureux que le hasard, ou plutôt la providence, m'eût
donné, hirondelle, un semblable nid; alcyon, un pareil vaisseau.

Aussi mes moments heureux étaient ceux que je passais dans l'église.
Je ne veux pas dire que ce fût un sentiment purement religieux qui m'y
retînt; non, c'était un sentiment de bien-être qui peut se comparer à
celui de l'oiseau que l'on tire de la machine pneumatique, où l'on a
commencé à faire le vide, pour le rendre à l'espace et à la liberté Mon
espace à moi, c'était celui qui s'étendait du portail à l'abside; ma
liberté, c'était de rêver, pendant deux heures, à genoux sur une tombe
ou accoudé à une colonne.--A quoi rêvais-je? ce n'était certainement pas
à quelque argutie théologique; non, c'était à cette lutte éternelle du
bien et du mal, qui tiraille l'homme depuis le jour du péché; c'était
à ces beaux anges aux ailes blanches, à ces hideux démons aux faces
rouges, qui, à chaque rayon de soleil, étincelaient sur les vitraux, les
uns resplendissants du feu céleste, les autres flamboyants aux flammes
de l'enfer. Notre-Dame enfin, c'était ma demeure: là, je vivais, je
pensais, je priais. La petite maison presbytérienne qu'on m'avait donnée
n'était que mon pied-à-terre, j'y mangeais et j'y couchais, voilà tout.

Encore souvent ne quittais-je ma belle Notre-Dame qu'à minuit ou une
heure du matin.

On savait cela. Quand je n'étais pas au presbytère, j'étais à
Notre-Dame. On venait m'y chercher, et l'on m'y trouvait.

Des bruits du monde, bien peu parvenaient jusqu'à moi, renfermé comme je
l'étais dans ce sanctuaire de religion, et surtout de poésie.

Cependant, parmi ces bruits, il y en avait un qui intéressait tout le
monde, petits et grands, clercs et laïques. Les environs d'Étampes
étaient désolés par les exploits d'un successeur, ou plutôt d'un rival
de Cartouche et de Poulailler, qui, pour l'audace, paraissait devoir
suivre les traces de ses prédécesseurs.

Ce bandit, qui s'attaquait à tout, mais particulièrement aux églises,
avait nom l'Artifaille.

Une chose qui me fit donner une attention plus particulière aux exploits
de ce brigand, c'est que sa femme, qui demeurait dans la ville basse
d'Étampes, était une de mes pénitentes les plus assidues. Brave et digne
femme, pour qui le crime dans lequel était tombé son mari était un
remords, et qui, se croyant responsable devant Dieu, comme épouse,
passait sa vie en prières et en confession, espérant, par ses oeuvres
saintes, atténuer l'impiété de son mari.

Quant à lui, je viens de vous le dire, c'était un bandit ne craignant
ni Dieu ni diable, prétendant que la société était mal faite, et
qu'il était envoyé sur la terre pour la corriger; que, grâce à lui,
l'équilibre se rétablirait dans les fortunes, et qu'il n'était que le
précurseur d'une secte que l'on verrait apparaître un jour, et qui
prêcherait ce que, lui, mettait en pratique, c'est-à-dire la communauté
des biens.

Vingt fois il avait été pris et conduit en prison; mais, presque
toujours, à la deuxième ou troisième nuit; on avait trouvé la prison
vide; comme on ne savait de quelle façon se rendre compte de ces
évasions, on disait qu'il avait trouvé l'herbe qui coupe le fer.

Il y avait donc un certain merveilleux qui s'attachait à cet homme.

Quant à moi, je n'y songeais, je l'avoue, que quand sa pauvre femme
venait se confesser à moi, m'avouant ses terreurs et me demandant mes
conseils.

Alors, vous le comprenez, je lui conseillais d'employer toute son
influence sur son mari pour le ramener dans la bonne voie. Mais
l'influence de la pauvre femme était bien faible. Il lui restait donc
cet éternel recours en grâce que la prière ouvre devant le Seigneur.

Les fêtes de Pâques de l'année 1783 approchaient. C'était dans la nuit
du jeudi au vendredi saint. J'avais, dans la journée du jeudi, entendu
grand nombre de confessions, et, vers huit heures du soir, je m'étais
trouvé tellement fatigué, que je m'étais endormi dans le confessionnal.

Le sacristain m'avait vu endormi; mais, connaissant mes habitudes, et
sachant que j'avais sur moi une clef de la petite porte de l'église,
il n'avait pas même songé à m'éveiller; ce qui m'arrivait ce soir-là
m'était arrivé cent fois.

Je dormais donc, lorsqu'au milieu de mon sommeil je sentis résonner
comme un double bruit. L'un était la vibration du marteau de bronze
sonnant minuit; l'autre était le froissement d'un pas sur la dalle.

J'ouvris les yeux, et je m'apprêtais à sortir du confessionnal quand,
dans le rayon de lumière jeté par la lune à travers les vitraux d'une
des fenêtres, il me sembla voir passer un homme.

Comme cet homme marchait avec précaution, regardant autour de lui
à chaque pas qu'il faisait, je compris que ce n'était ni un des
assistants, ni le bedeau, ni le chantre, ni aucun des habitués de
l'église, mais quelque intrus se trouvant là en mauvaise intention.

Le visiteur nocturne s'achemina vers le choeur. Arrivé là, il s'arrêta,
et, au bout d'un instant, j'entendis le coup sec du fer sur une pierre à
feu; je vis pétiller une étincelle, un morceau d'amadou s'enflamma, et
une allumette alla fixer sa lumière errante à l'extrémité d'un cierge
posé sur l'autel.

A la lueur de ce cierge, je pus voir alors un homme de taille médiocre,
portant à la ceinture deux pistolets et un poignard, à la figure
railleuse plutôt que terrible, et qui, jetant un regard investigateur
dans toute l'étendue de la circonférence éclairée par le cierge, parut
complètement rassuré par cet examen.

En conséquence, il tira de sa poche, non pas un trousseau de clefs, mais
un trousseau de ces instruments destinés à les remplacer, et que l'on
appelle rossignol, du nom sans doute de ce fameux Rossignol, qui se
vantait d'avoir la clef de tous les chiffres, À l'aide d'un de
ces instruments, il ouvrit le tabernacle, en tirant d'abord le
saint-ciboire, magnifique coupe de vieil argent, ciselée sous Henri II,
puis un ostensoir massif, qui avait été donné à la ville par la reine
Marie-Antoinette, puis enfin deux burettes de vermeil.

Comme c'était tout ce que renfermait le tabernacle, il le referma avec
soin, et se mit à genoux pour ouvrir le dessous de l'autel, qui faisait
châsse.

Le dessous de l'autel renfermait une Notre-Dame en cire couronnée d'une
couronne d'or et de diamants et couverte d'une robe toute brodée de
pierreries.

Au bout de cinq minutes, la châsse, dont, au reste, le voleur eût pu
briser les parois de glace, était ouverte, comme le tabernacle, à l'aide
d'une fausse clef, et il s'apprêtait à joindre la robe et la couronne à
l'ostensoir, aux burettes et au saint-ciboire, lorsque, ne voulant pas
qu'un pareil vol s'accomplît, je sortis du confessionnal, et m'avançai
vers l'autel.

Le bruit que je produisis en ouvrant la porte fit retourner le voleur.
Il se pencha de mon côté, et essaya de plonger son regard dans les
lointaines obscurités de l'église; mais le confessionnal était hors de
la portée de la lumière, de sorte qu'il ne me vit réellement que lorsque
j'entrai dans le cercle éclairé par la flamme tremblotante du cierge.

En apercevant un homme, le voleur s'appuya contre l'autel, tira un
pistolet de sa ceinture et le dirigea vers moi.

Mais, à ma longue robe noire, il put bientôt voir que je n'étais qu'un
simple prêtre inoffensif, et n'ayant pour toute sauvegarde que la foi,
pour toute arme que la parole.

Malgré la menace du pistolet dirigé contre moi, j'avançai jusqu'aux
marches de l'autel. Je sentais que, s'il tirait sur moi, ou le pistolet
raterait, ou la balle dévierait; j'avais la main à ma médaille, et je me
sentais tout entier couvert du saint amour de Notre-Dame.

Cette tranquillité du pauvre vicaire parut émouvoir le bandit.

--Que voulez-vous? me dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre
assurée.--Vous êtes l'Artifaille? lui dis-je.--Parbleu, répondit-il, qui
donc oserait, si ce n'était moi, pénétrer seul dans une église, comme
je le fais?--Pauvre pécheur endurci qui tires orgueil de ton crime,
lui dis-je, ne comprends-tu pas qu'à ce jeu que tu joues tu perds non
seulement ton corps, mais encore ton âme?--Bah! dit-il, quant à mon
corps, je l'ai sauvé déjà tant de fois, que j'ai bonne espérance de le
sauver encore, et, quant à mon âme...--Eh bien! quant à ton âme!--Cela
regarde ma femme: elle est sainte pour deux, et elle sauvera mon âme en
même temps que la sienne.--Vous avez raison, votre femme est une sainte
femme, mon ami, et elle mourrait certainement de douleur si elle
apprenait que vous eussiez accompli le crime que vous étiez en train
d'exécuter.--Oh! oh! vous croyez qu'elle mourra de douleur, ma pauvre
femme?--J'en suis sûr.--Tiens! je vais donc être veuf, continua le
brigand en éclatant de rire et étendant les mains vers les vases sacrés.

Mais je montai les trois marches de l'autel et lui arrêtai le bras.

--Non, lui dis-je, car vous ne commettrez pas ce sacrilège.--Et qui m'en
empêchera?--Moi.--Par la force?--Non, par la persuasion. Dieu n'a pas
envoyé ses ministres sur la terre pour qu'ils usassent de la force, qui
est une chose humaine, mais de la persuasion, qui est une vertu céleste.
Mon ami, ce n'est pas pour l'église, qui peut se procurer d'autres
vases, mais pour vous, qui ne pourrez pas racheter votre péché; mon ami,
vous ne commettrez pas ce sacrilège.--Ah çà! mais vous croyez donc que
c'est le premier, mon brave homme?--Non, je sais que c'est le dixième,
le vingtième, le trentième peut-être, mais qu'importe? Jusqu'ici
vos yeux étaient fermés, vos yeux s'ouvriront ce soir, voilà tout.
N'avez-vous pas entendu dire qu'il y avait un homme nommé Saul qui
gardait les manteaux de ceux qui lapidaient saint Etienne? Eh bien! cet
homme, il avait les yeux couverts d'écailles, comme il le dit lui-même;
un jour les écailles tombèrent de ses yeux; il vit, et ce fut saint
Paul.--Dites-moi donc, monsieur l'abbé, saint Paul n'a-t-il pas été
pendu?--Oui.--Eh bien! a quoi cela lui a-t-il servi de voir?--Cela lui
a servi à être convaincu que, parfois, le salut est dans le supplice.
Aujourd'hui, saint Paul a laissé un nom vénéré sur la terre, et jouit de
la béatitude éternelle dans le ciel.--A quel âge est-il arrivé à
saint Paul de voir?--À trente-cinq ans.--J'ai passé l'âge, j'en ai
quarante.--Il est toujours temps de se repentir. Sur la croix, Jésus
disait au mauvais larron:--Un mot de prière, et je te sauve.--Ah ça! tu
tiens donc à ton argenterie? dit le bandit en me regardant.--Non. Je
tiens à ton âme, que je veux sauver.--A mon âme! Tu me feras accroire
cela; tu t'en moques pas mal!--Veux-tu que je te prouve que c'est à ton
âme que je tiens? lui dis-je.--Oui, donne-moi cette preuve, tu me
feras plaisir.--A combien estimes-tu le vol que tu vas commettre cette
nuit?--Eh! eh! fit le brigand en regardant les burettes, le calice,
l'ostensoir et la robe de la Vierge avec complaisance, à mille écus.--A
mille écus?--Je sais bien que cela vaut le double; mais il faudra
perdre au moins les deux tiers dessus; ces diables de juifs sont si
voleurs!--Viens chez moi.--Chez toi?--Oui, chez moi, au presbytère.
J'ai une somme de mille francs, je te la donnerai acompte.--Et les deux
autres mille?--Les deux autres mille? eh bien! je te promets, foi de
prêtre, que j'irai dans mon pays; ma mère a quelque bien, je vendrai
trois ou quatre arpents de terre pour faire les deux autres mille
francs, et je le les donnerai.--Oui, pour que tu me donnes un
rendez-vous et que tu me fasses tomber dans quelque piège?--Tu ne crois
pas ce que tu dis là, fis-je en étendant la main vers lui.--Eh bien!
c'est vrai, je n'y crois pas, dit-il d'un air sombre. Mais ta mère, elle
est donc riche?--Ma mère est pauvre.--Elle sera ruinée, alors?--Quand je
lui aurai dit qu'au prix de sa ruine j'ai sauvé une âme, elle me bénira.
D'ailleurs, si elle n'a plus rien, elle viendra demeurer avec moi, et
j'aurai toujours pour deux.--J'accepte, dit-il; allons chez toi.--Soit,
mais attends.--Quoi?--Renferme dans le tabernacle les objets que tu y as
pris, referme-le à clef, cela te portera bonheur.

Le sourcil du bandit se fronça comme celui d'un homme que la foi envahit
malgré lui: il replaça les vases sacrés dans le tabernacle et le
referma.--Viens, dit-il.--Fais d'abord le signe de la croix, lui dis-je.

[Illustration:--Eh bien! ces mille francs? demanda-t-il.]

Il essaya de jeter un rire moqueur, mais le rire commencé s'interrompit
de lui-même.

Puis il fit le signe de la croix.

--Maintenant, suis-moi, lui dis-je.

Nous sortîmes par la petite porte; en moins de cinq minutes, nous fûmes
chez moi.

Pendant le chemin, si court qu'il fût, le bandit avait paru fort
inquiet, regardant autour de lui et craignant que je ne voulusse le
faire tomber dans quelque embuscade.

Arrivé chez moi, il se tint près de la porte.

--Eh bien! ces mille francs? demanda-t-il.--Attends, répondis-je.

J'allumai une bougie à mon feu mourant; j'ouvris une armoire, j'en tirai
un sac.

--Les voilà; lui dis-je.

Et je lui donnai le sac.

--Maintenant les deux autres mille, quand les aurai-je?--Je te demande
six semaines.--C'est bien, je te donne six semaines.--A qui les
remettrai-je?

Le bandit réfléchit un instant.

--A ma femme, dit-il.--C'est bien!--Mais elle ne saura pas d'où ils
viennent ni comment je les ai gagnés?--Elle ne le saura pas, ni elle
ni personne. Et jamais, à ton tour, tu ne tenteras rien ni contre
Notre-Dame d'Étampes ni contre toute autre église sous l'invocation
de la Vierge?--Jamais!--Sur ta parole?--Foi de l'Artifaille.--Va, mon
frère, et ne pèche plus.

Je le saluai en lui faisant signe de la main qu'il était libre de se
retirer.

Il parut hésiter un moment; puis, ouvrant la porte avec précaution, il
disparut.

Je me mis à genoux... et je priai pour cet homme.

Je n'avais pas fini ma prière que j'entendis frapper à la porte.

--Entrez, dis-je sans me retourner.

Quelqu'un effectivement, me voyant en prière, s'arrêta en entrant et se
tint debout derrière moi.

--Lorsque j'eus achevé mon oraison, je me retournai, et je vis
l'Artifaille immobile et droit près de la porte, ayant son sac sous son
bras.

--Tiens, me dit-il, je te rapporte tes mille francs.--Mes mille
francs?--Oui, et je te tiens quitte des deux mille autres.--Et cependant
la promesse que tu m'as faite subsiste?--Parbleu!--Tu te repens
donc?--Je ne sais pas si je me repens, oui ou non, mais je ne veux pas
de ton argent, voilà tout.

Et il posa le sac sur le rebord du buffet.

Puis, le sac déposé, il s'arrêta comme pour demander quelque chose; mais
cette demande, on le sentait, avait peine à sortir de ses lèvres.

--Que désirez-vous? lui demandai-je. Parlez, mon ami. Ce que vous venez
de faire est bien; n'ayez pas honte de faire mieux.--Tu as une grande
dévotion à Notre-Dame? me demanda-t-il.--Une grande.--Et tu crois que,
par son intercession, un homme, si coupable qu'il soit, peut être sauvé
à l'heure de la mort? Eh bien! en échange de tes trois mille francs,
dont je te tiens quitte, donne-moi quelque relique, quelque chapelet,
quelque reliquaire que je puisse baiser à l'heure de ma mort.

Je détachai la médaille et la chaîne d'or que ma mère m'avait passées au
cou le jour de ma naissance, qui ne m'avaient jamais quitté depuis, et
je les donnai au brigand.

Le brigand posa ses lèvres sur la médaille et s'enfuit.

Un an s'écoula sans que j'entendisse parler de l'Artifaille; sans doute
il avait quitté Étampes pour aller exercer ailleurs.

Sur ces entrefaites, je reçus une lettre de mon confrère, le vicaire
de Fleury. Ma bonne mère était bien malade et m'appelait près d'elle.
J'obtins un congé et je partis.

Six semaines ou deux mois de bons soins et de prières rendirent la santé
à ma mère. Nous nous quittâmes, moi joyeux, elle bien portante, et je
revins à Étampes.

J'arrivai un vendredi soir, toute la ville était en émoi. Le fameux
voleur l'Artifaille s'était fait prendre du côté d'Orléans, avait été
jugé au présidial de cette ville, qui, après condamnation, l'avait
envoyé à Étampes pour être pendu, le canton Étampes ayant été
principalement le théâtre de ses méfaits.

L'exécution avait eu lieu le matin même.

Voilà ce que j'appris dans la rue; mais, en entrant au presbytère,
j'appris autre chose encore: c'est qu'une femme de la ville basse était
venue depuis la veille au matin, c'est-à-dire depuis le moment où
l'Artifaille était arrivé à Étampes pour y subir son supplice, était
venue s'informer plus de dix fois si j'étais de retour.

Cette insistance n'était pas étonnante. J'avais écrit pour annoncer ma
prochaine arrivée, et j'étais attendu d'un moment à l'autre.

Je ne connaissais dans la ville basse que la pauvre femme qui allait
devenir veuve. Je résolus d'aller chez elle avant d'avoir même secoué la
poussière de mes pieds.

Du presbytère à la ville basse, il n'y avait qu'un pas. Dix heures du
soir sonnaient, il est vrai; mais je pensais que, puisque le désir de
me voir était si ardent, la pauvre femme ne serait pas dérangée par ma
visite.

Je descendis donc au faubourg et me fis indiquer sa maison. Comme tout
le monde la connaissait pour une sainte, nul ne lui faisait un crime du
crime de son mari, nul ne lui faisait une honte de sa honte.

J'arrivai à la porte. Le volet était ouvert, et, par le carreau de
vitre, je pus voir la pauvre femme, au pied du lit, agenouillée et
priant.

Au mouvement de ses épaules, on pouvait deviner qu'elle sanglotait en
priant.

Je frappai à la porte.

Elle se leva, et vint vivement ouvrir.

--Ah! monsieur l'abbé! s'écria-t-elle, je vous devinais. Quand on a
frappé, j'ai compris que c'était vous. Hélas! hélas! vous arrivez trop
tard: mon mari est mort sans confession.--Est-il donc mort dans de
mauvais sentiments?--Non; bien au contraire, je suis sûre qu'il était
chrétien au fond du coeur; mais il avait déclaré qu'il ne voulait pas
d'autre prêtre que vous, qu'il ne se confesserait qu'à vous, et que,
s'il ne se confessait pas à vous, il ne se confesserait à personne qu'à
Notre-Dame.--Il vous a dit cela?--Oui, et, tout en le disant, il baisait
une médaille de la Vierge pendue à son cou avec une chaîne d'or,
recommandant par-dessus toute chose qu'on ne lui ôtât point cette
médaille, et affirmant que, si on parvenait à l'ensevelir avec cette
médaille, le mauvais esprit n'aurait aucune prise sur son corps.--Est-ce
tout ce qu'il a dit?--Non. En me quittant pour marcher à l'échafaud, il
m'a dit encore que vous arriveriez ce soir, que vous viendriez me voir
sitôt votre arrivée; voilà pourquoi je vous attendais.--Il vous a dit
cela? fis-je avec étonnement,--Oui; et puis encore il m'a chargée d'une
dernière prière.--Pour moi?--Pour vous. Il a dit qu'à quelque heure que
vous veniez, je vous priasse... Mon Dieu! je n'oserai jamais vous dire
une pareille chose.--Dites, ma bonne femme, dites.--Eh bien! que je vous
priasse d'aller à la Justice[2], et là, sous son corps, de dire, au
profit de son âme, cinq pater et cinq ave. Il a dit que vous ne me
refuseriez pas, monsieur l'abbé.--Et il a eu raison, car je vais y
aller.--Oh! que vous êtes bon!

[Footnote 2: On appelait ainsi l'endroit où l'on pendait les voleurs et
les assassins.]

Elle me prit les mains, et voulut me les baiser.

Je me dégageai.

--Allons, ma bonne femme, lui dis-je, du courage.--Dieu m'en donne,
monsieur l'abbé, je ne m'en plains pas.--Il n'a rien demandé autre
chose?--Non.--C'est bien! S'il ne lui faut que ce désir accompli pour
le repos de son âme, son âme sera en repos.

Je sortis.

Il était dix heures et demie à peu près. C'était dans les derniers jours
d'avril, la bise était encore fraîche. Cependant le ciel était beau,
beau pour un peintre surtout, car la lune roulait dans une mer de vagues
sombres qui donnaient un grand caractère à l'horizon.

Je tournai autour des vieilles murailles de la ville, et j'arrivai à
la porte de Paris. Passé onze heures du soir, c'était la seule porte
d'Étampes qui restât ouverte.

Le but de mon excursion était sur une esplanade, qui, aujourd'hui comme
alors, domine toute la ville. Seulement, aujourd'hui, il ne reste
d'autres traces de la potence, qui alors était dressée sur cette
esplanade, que trois fragments de la maçonnerie qui assurait les trois
poteaux, reliés entre eux par deux poutres, et qui formaient le gibet.

Pour arriver à cette esplanade, située à gauche de la route, quand on
vient d'Étampes à Paris, et à droite quand on vient de Paris à Étampes,
pour arriver à cette esplanade, il fallait passer au pied de la tour de
Guinette, ouvrage avancé, qui semble une sentinelle posée isolément dans
la plaine pour garder la ville.

Cette tour, que vous devez connaître, chevalier Lenoir, et que Louis
XI a essayé de faire sauter autrefois sans y réussir, est éventrée
par l'explosion et semble regarder le gibet, dont elle ne voit que
l'extrémité, avec l'orbite noire d'un grand oeil sans prunelle.

Le jour, c'est la demeure des corbeaux; la nuit, c'est le palais des
chouettes et des chats-huants.

Je pris, au milieu de leurs cris et de leurs houhoulements, le chemin
de l'esplanade, chemin étroit, difficile, raboteux, creusé dans le roc,
percé à travers les broussailles.

Je ne puis pas dire que j'eusse peur. L'homme qui croit en Dieu, qui se
confie à lui, ne doit avoir peur de rien, mais j'étais ému.

On n'entendait au monde que le tic-tac monotone du moulin de la basse
ville, le cri des hiboux et des chouettes, et le sifflement du vent dans
les broussailles.

La lune entrait dans un nuage noir, dont elle brodait les extrémités
d'une frange blanchâtre.

Mon coeur battait. Il me semblait que j'allais voir, non pas ce que
j'étais venu pour voir, mais quelque chose d'inattendu. Je montais
toujours.

Arrivé à un certain point de la montée, je commençai à distinguer
l'extrémité supérieure du gibet, composé de ses trois piliers et de
cette double traverse de chêne dont j'ai déjà parlé.

C'est à ces traverses de chêne que pendent les croix de fer auxquelles
on attache les suppliciés.

J'apercevais, comme une ombre mobile, le corps du malheureux
l'Artifaille, que le vent balançait dans l'espace.

Tout à coup je m'arrêtai; je découvrais maintenant le gibet de son
extrémité supérieure à sa base. J'apercevais une masse sans forme qui
semblait un animal à quatre pattes et qui se mouvait.

Je m'arrêtai et me couchai derrière un rocher. Cet animal était plus
gros qu'un chien et plus massif qu'un loup.

Tout à coup, il se leva sur les pattes de derrière, et je reconnus que
cet animal n'était autre que celui que Platon appelait un animal à deux
pieds et sans plumes, c'est-à-dire un homme.

Que pouvait venir faire, à celle heure, un homme sous un gibet, à moins
qu'il n'y vînt avec un coeur religieux pour prier, ou avec un coeur
irréligieux pour y faire quelque sacrilège?

Dans tous les cas, je résolus de me tenir coi et d'attendre.

En ce moment, la lune sortit du nuage qui l'avait cachée un instant, et
donna en plein sur le gibet.

Alors, je pus voir distinctement l'homme, et même tous les mouvements
qu'il faisait.

Cet homme ramassa une échelle couchée à terre, puis la dressa contre un
des poteaux, le plus rapproché du cadavre du pendu.

Puis il monta à l'échelle.

Puis il forma avec le pendu un groupe étrange, où le vivant et le mort
semblèrent se confondre dans un embrassement.

Tout à coup un cri terrible retentit. Je vis s'agiter les deux corps;
j'entendis crier à l'aide d'une voix étranglée qui cessa bientôt d'être
distincte; puis, un des deux corps se détacha du gibet, tandis que
l'autre restait pendu à la corde et agitait ses bras et ses jambes.

[Illustration:--Allons, ma bonne femme, lui dis-je, du courage.--PAGE
63.]

Il m'était impossible de deviner ce qui se passait sous la machine
infâme; mais enfin, oeuvre de l'homme ou du démon, il venait de s'y
passer quelque chose d'extraordinaire, quelque chose qui appelait à
l'aide, qui réclamait du secours.

Je m'élançai.

À ma vue, le pendu parut redoubler d'agitation, tandis que, dessous lui,
était immobile et gisant le corps qui s'était détaché du gibet.

Je courus d'abord au vivant. Je montai vivement les degrés de l'échelle,
et, avec mon couteau, je coupai la corde; le pendu tomba à terre, je
sautai à bas de l'échelle.

Le pendu se roulait dans d'horribles convulsions, l'autre cadavre se
tenait toujours immobile.

Je compris que le noeud coulant continuait de serrer le cou du pauvre
diable. Je me couchai sur lui pour le fixer, et à grand'peine je
desserrai le noeud coulant qui l'étranglait.

Pendant cette opération, qui me forçait à regarder cet homme face à
face, je reconnus avec étonnement que cet homme était le bourreau.

[Illustration: Il avait les yeux hors de leur orbite, la face bleuâtre,
la mâchoire presque tordue.]

Il avait les yeux hors de leur orbite, la face bleuâtre, la mâchoire
presque tordue, et un souffle, qui ressemblait plus à un râle qu'à une
respiration, s'échappait de sa poitrine.

Cependant l'air rentrait peu à peu dans ses poumons, et, avec l'air, la
vie.

Je l'avais adossé à une grosse pierre; au bout d'un instant, il parut
reprendre ses sens, toussa, tourna le cou en toussant, et finit par me
regarder en face.

Son étonnement ne fut pas moins grand que l'avait été le mien.--Oh! oh!
monsieur l'abbé, dit-il, c'est vous?--Oui, c'est moi--Et que venez-vous
faire ici? me demanda-t-il.--Mais vous-même?

Il parut rappeler ses esprits. Il regarda encore une fois autour de lui;
mais, cette fois, ses yeux s'arrêtèrent sur le cadavre.

--Ah! dit-il en essayant de se lever, allons-nous-en, monsieur l'abbé,
au nom du ciel, allons-nous-en!--Allez-vous-en si vous voulez, mon ami;
mais moi, j'ai un devoir à accomplir.--Ici?--Ici.--Quel est-il donc?--Ce
malheureux, qui a été pendu par vous aujourd'hui, a désiré que je vinsse
dire au pied du gibet cinq _pater_ et cinq _ave_ pour le salut de son
âme.--Pour le salut de son âme? oh! monsieur l'abbé, vous aurez de la
besogne si vous sauvez celle-là, c'est Satan en personne.--Comment!
c'est Satan en personne?--Sans doute, ne venez-vous pas de voir ce
qu'il m'a fait?--Comment, ce qu'il vous a fait, et que vous a-t-il donc
fait?--Il m'a pendu, pardieu!--Il vous a pendu? mais il me semblait,
au contraire, que c'était vous qui lui aviez rendu ce triste service?
--Oui, ma foi! et je croyais l'avoir bel et bien pendu même. Il paraît
que je m'étais trompé! Mais comment donc n'a-t-il pas profité du moment
où j'étais branché à mon tour pour se sauver?

J'allai au cadavre, je le soulevai; il était roide et froid.

--Mais parce qu'il est mort, dis je.--Mort! répéta le bourreau. Mort!
ah! diable! c'est bien pis; alors sauvons-nous, monsieur l'abbé,
sauvons-nous.

Et il se leva.

--Non, par ma foi! dit-il, j'aime encore mieux rester, il n'aurait qu'à
se relever et à courir après moi. Vous, au moins, qui êtes un saint
homme, vous me défendrez.--Mon ami, dis-je à l'exécuteur en le regardant
fixement, il y a quelque chose ià-dessous. Vous me demandiez tout à
l'heure ce que je venais faire ici à cette heure. A mon tour, je vous
demanderai: Que veniez-vous faire ici, vous?--Ah! ma foi, monsieur
l'abbé, il faudra toujours bien que je vous le dise, en confession ou
autrement Eh bien! je vais vous le dire autrement. Mais attendez donc...

Il fit un mouvement en arrière.

--Quoi donc?--Il ne bouge pas là-bas?--Non, soyez tranquille, le
malheureux est bien mort.--Oh! bien mort... bien mort... n'importe! Je
vais toujours vous dire pourquoi je suis venu, et, si je mens, il me
démentira, voilà tout.--Dites.

--Il faut vous dire que ce mécréant-là n'a pas voulu entendre parler de
confession. Il disait seulement de temps en temps: «L'abbé Moulle est-il
arrivé?» On lui répondait: «Non, pas encore.» Il poussait un soupir;
on lui offrait un prêtre, il répondait: «Non! l'abbé Moulle... et pas
d'autre.»

--Oui, je sais cela.

--Au pied de la tour de Guinette, il s'arrêta: Regardez donc, me dit-il,
si vous ne voyez pas venir l'abbé Moulle.--Non, lui dis-je. Et nous nous
remîmes en chemin. Au pied de l'échelle, il s'arrêta encore.--L'abbé
Moulle ne vient pas? demanda-t-il.--Eh non! que l'on vous dit. Il n'y
a rien d'impatientant comme un homme qui vous répète toujours la même
chose.--Allons! dit-il.--Je lui passai la corde au cou. Je lui mis les
pieds contre l'échelle, et lui dis: Monte. Il monta sans trop se faire
prier; mais, quand il fut arrivé aux deux tiers de l'échelle:--Attendez,
me dit-il, que je m'assure que l'abbé Moulle ne vient pas.--Ah!
regardez, lui dis-je, ça n'est pas défendu. Alors il regarda une
dernière fois dans la foule; mais, ne vous voyant pas, il poussa un
soupir. Je crus qu'il était résolu et qu'il n'y avait plus qu'à le
pousser; mais il vit mon mouvement.--Attends, dit-il.--Quoi encore?--Je
voudrais baiser une médaille de Notre-Dame, qui est à mon cou.--Ah! pour
cela, lui dis-je, c'est trop juste; baise. Et je lui mis la médaille
contre les lèvres.--Qu'y a-t-il donc encore? demandai-je.--Je veux être
enterré avec cette médaille.--Hum! hum! fis-je, il me semble que toute
la défroque du pendu appartient au bourreau.--Cela ne me regarde pas,
je veux être enterré avec ma médaille.--Je veux! je veux! comme vous y
allez!--Je veux, quoi! La patience m'échappa; il était tout prêt,
il avait la corde au cou, l'autre bout de la corde était au
crochet.--Va-t'en au diable! lui dis je. Et je le lançai dans l'espace.
--Notre-Dame, ayez pi...--Ma foi, c'est tout ce qu'il put dire; la corde
étrangla à la fois l'homme et la phrase. Au même instant, vous savez
comme cela se pratique, j'empoignai la corde, je sautai sur ses épaules,
et han! han! tout fut dit. Il n'eut pas à se plaindre de moi, et je vous
réponds qu'il n'a pas souffert.

--Mais tout cela ne dit pas pourquoi tu es venu ce soir.--Oh! c'est que
voilà ce qui est le plus difficile à raconter.--Eh bien! je vais te le
dire, moi: tu es venu pour lui prendre sa médaille.--Eh bien! oui, le
diable m'a tenté. Je me suis dit: Bon! bon! tu veux; c'est bien aisé
à dire, cela; mais, quand la nuit sera venue, sois tranquille, nous
verrons. Alors, quand la nuit a été venue, je suis parti de la maison.
J'avais laissé mon échelle aux alentours; je savais où la retrouver.
J'ai été faire une promenade; je suis revenu par le plus long, et puis,
quand j'ai vu qu'il n'y avait plus personne dans la plaine, quand je
n'ai plus entendu aucun bruit, je me suis approché du gibet, j'ai dressé
mon échelle, je suis monté, j'ai tiré le pendu à moi, je lui ai décroché
sa chaîne, et...--Et quoi?--Ma foi! croyez moi si vous voulez: au moment
où la médaille a quitté son cou, le pendu m'a pris, a retiré sa tête du
noeud coulant, a passé ma tête à la place de la sienne, et, ma foi!
il m'a poussé à mon tour, comme je l'avais poussé, moi. Voilà la
chose.--Impossible! vous vous trompez.--M'avez vous trouvé pendu, oui
ou non?--Oui.--Eh bien! je vous promets que je ne me suis pas pendu
moi-même. Voilà tout ce que je puis vous dire.

Je réfléchis un instant.

--Et la médaille, lui demandai-je, où est-elle?--Ma foi, cherchez à
terre, elle ne doit pas être loin. Quand je me suis senti pendu, je l'ai
lâchée.

Je me levai et jetai les yeux à terre. Un rayon de la lune donnait
dessus comme pour guider mes recherches. Je la ramassai. J'allai au
cadavre du pauvre l'Artifaille, et je lui rattachai la médaille au cou.

Au moment où elle toucha sa poitrine, quelque chose comme un
frémissement courut par tout son corps, et un cri aigu et presque
douloureux sortit de sa poitrine.

Le bourreau fit un bond en arrière.

Mon esprit venait d'être illuminé par ce cri. Je me rappelai ce que les
saintes Écritures disaient des exorcismes et du cri que poussent les
démons en sortant du corps des possédés.

Le bourreau tremblait comme la feuille.

--Venez ici, mon ami, lui dis-je, et ne craignez rien.

Il s'approcha en hésitant.

--Que me voulez-vous? dit-il.--Voici un cadavre qu'il faut remettre à
sa place.--Jamais. Bon! pour qu'il me pende encore.--Il n'y a pas de
danger, mon ami, je vous réponds de tout.--Mais, monsieur l'abbé!
monsieur l'abbé!--Venez, vous dis-je.

Il fit encore un pas.

--Hum! murmura-t-il, je ne m'y fie pas.--Et vous avez tort, mon
ami. Tant que le corps aura sa médaille, vous n'aurez rien à
craindre.--Pourquoi cela?--Parce que le démon n'aura aucune prise sur
lui. Cette médaille le protégeait, vous la lui avez ôtée; à l'instant
même le mauvais génie qui l'avait poussé au mal, et qui avait été écarté
par son bon ange, est rentré dans le cadavre, et vous avez vu quelle
a été l'oeuvre de ce mauvais génie.--Alors ce cri que nous venons
d'entendre.--C'est celui qu'il a poussé quand il a senti que sa proie
lui échappait.--Tiens, dit le bourreau, en effet, cela pourrait
bien être.--Cela est.--Alors, je vais le remettre à son
crochet.--Remettez-le; il faut que la justice ait son cours; il faut que
la condamnation s'accomplisse.

Le pauvre diable hésitait encore.

--Ne craignez rien, lui dis-je, je réponds de tout.--N'importe, reprit
le bourreau, ne me perdez pas de vue, et, au moindre cri, venez à mon
secours.--Soyez tranquille, vous n'aurez pas besoin de moi.

Il s'approcha du cadavre, le souleva doucement par les épaules et le
tira vers l'échelle tout en lui parlant.

--N'aie pas peur, l'Artifaille, lui disait-il, ce n'est pas pour te
prendre ta médaille. Vous ne nous perdez pas de vue, n'est-ce pas,
monsieur l'abbé?--Non, mon ami, soyez tranquille.--Ce n'est pas pour te
prendre ta médaille, continua l'exécuteur du ton le plus conciliant;
non, sois tranquille; puisque tu l'as désiré, tu seras enterré avec
elle. C'est vrai, il ne bouge pas, monsieur l'abbé.--Vous le voyez.--Tu
seras enterré avec elle; en attendant, je te remets à ta place, sur
le désir de M. l'abbé, car, pour moi, tu comprends!...--Oui, oui, lui
dis-je, sans pouvoir m'empêcher de sourire, mais faites vite.--Ma foi,
c'est fait, dit-il en lâchant le corps qu'il venait d'attacher de
nouveau au crochet et en sautant à terre du même coup.

Et le corps se balança dans l'espace, immobile et inanimé.

Je me mis à genoux et je commençai les prières que l'Artifaille m'avait
demandées.

--Monsieur l'abbé, dit le bourreau en se mettant à genoux près de moi,
vous plairait-il de dire les prières assez haut et assez doucement
pour que je puisse les répéter?--Comment! malheureux! tu les as donc
oubliées?--Je crois que je ne les ai jamais sues?

Je dis les cinq _pater_ et les cinq _ave_, que le bourreau répéta
consciencieusement après moi.

La prière terminée, je me levai.

--L'Artifaille, dis-je tout haut au supplicié, j'ai fait tout ce que
j'ai pu pour le salut de ton âme, c'est à la bienheureuse Notre-Dame à
faire le reste.--_Amen_! dit mon compagnon.

En ce moment un rayon de lune illumina le cadavre comme une cascade
d'argent. Minuit sonna à Notre-Dame.

--Allons, dis-je à l'exécuteur, nous n'avons plus rien à faire
ici.--Monsieur l'abbé, dit le pauvre diable, seriez-vous assez bon pour
m'accorder une dernière grâce?--Laquelle?--C'est de me reconduire jusque
chez moi; tant que je ne sentirai pas ma porte bien fermée entre moi et
ce gaillard-là, je ne serai pas tranquille.--Venez, mon ami.

Nous quittâmes l'esplanade, non sans que mon compagnon, de dix pas en
dix pas, se retournât pour voir si le pendu était bien à sa place.

Rien ne bougea.

Nous rentrâmes dans la ville. Je conduisis mon homme jusque chez lui.
J'attendis qu'il eût éclairé sa maison, puis il ferma la porte sur moi,
me dit adieu, et me remercia à travers la porte. Je rentrai chez moi,
parfaitement calme de corps et d'esprit.

Le lendemain, comme je m'éveillais, on me dit que la femme du voleur
m'attendait dans ma salle à manger.

Elle avait le visage calme et presque joyeux.

--Monsieur l'abbé, me dit-elle, je viens vous remercier: mon mari m'est
apparu hier comme minuit sonnait à Notre-Dame, et il m'a dit:--Demain
matin, tu iras trouver l'abbé Moulle. et lu lui diras que, grâce à lui
et à Notre-Dame, je suis sauvé.




                               XI


                     LE BRACELET DE CHEVEUX.

Mon cher abbé, dit Alliette, j'ai la plus grande estime pour vous et la
plus grande vénération pour Cazotte; j'admets parfaitement l'influence
de votre mauvais génie; mais il y a une chose que vous oubliez et dont
je suis, moi, un exemple: c'est que la mort ne tue pas la vie; la mort
n'est qu'un mode de transformation du corps humain; la mort tue
la mémoire, voilà tout. Si la mémoire ne mourait pas, chacun se
souviendrait de toutes les pérégrinations de son âme, depuis le
commencement du monde jusqu'à nous. La pierre philosophale n'est pas
autre chose que ce secret; c'est ce secret qu'avait trouvé Pythagore, et
qu'ont retrouvé le comte de Saint-Germain et Cagliostro; c'est ce secret
que je possède à mon tour, et qui fait que mon corps mourra, comme je me
rappelle positivement que cela lui est déjà arrivé quatre ou cinq fois,
et encore, quand je dis que mon corps mourra, je me trompe, il y a
certains corps qui ne meurent pas, et je suis de ceux-là.

--Monsieur Alliette, dit le docteur, voulez-vous d'avance me donner une
permission?

--Laquelle?

--C'est de faire ouvrir votre tombeau un mois après votre mort.

--Un mois, deux mois, un an, dix ans, quand vous voudrez, docteur;
seulement prenez vos précautions... car le mal que vous ferez à mon
cadavre pourrait nuire à l'autre corps dans lequel mon âme serait
entrée.

--Ainsi, vous croyez à cette folie?

--Je suis payé pour y croire: j'ai vu.

--Qu'avez-vous vu?... un de ces morts vivants?

--Oui.

--Voyons, monsieur Alliette, puisque chacun a raconté son histoire,
racontez aussi la vôtre; il serait curieux que ce fût la plus
vraisemblable de la société.

--Vraisemblable ou non, docteur, la voici dans toute sa vérité. J'allais
de Strasbourg aux eaux de Louesche. Vous connaissez la route, docteur?

--Non; mais n'importe, allez toujours.

--J'allais donc de Strasbourg aux eaux de Louesche, et je passais
naturellement par Bâle, où je devais quitter la voiture publique pour
prendre un voiturin.

Arrivé à l'hôtel de la Couronne, que l'on m'avait recommandé, je
m'enquis d'une voiture et d'un voiturin, priant mon hôte de s'informer
si quelqu'un dans la ville n'était point en disposition de faire la même
route que moi; alors il était chargé de proposer à cette même personne
une association qui devait naturellement rendre à la fois la route plus
agréable et moins coûteuse.

Le soir, il revint, ayant trouvé ce que je demandais; la femme d'un
négociant bâlois, qui venait de perdre son enfant, âgé de trois mois,
qu'elle nourrissait elle-même, avait fait, à la suite de cette perte,
une maladie pour laquelle on lui ordonnait les eaux de Louesche. C'était
le premier enfant de ce jeune ménage marié depuis un an.

Mon hôte me raconta qu'on avait eu grand'peine à décider la femme à
quitter son mari. Elle voulait absolument ou rester à Bâle ou qu'il vînt
avec elle à Louesche; mais, d'un autre côté, l'état de sa santé exigeant
les eaux, tandis que l'état de leur commercé exigeait sa présence à
Bâle, elle s'était décidée et partait avec moi le lendemain matin. Sa
femme de chambre l'accompagnait.

Un prêtre catholique, desservant l'église d'un petit village des
environs, nous accompagnait et occupait la quatrième place dans la
voiture.

Le lendemain, vers huit heures du matin, la voiture vint nous prendre à
l'hôtel; le prêtre y était déjà. J'y montai à mon tour, et nous allâmes
prendre la dame et sa femme de chambre.

Nous assistâmes, de l'intérieur de la voiture, aux adieux des deux
époux, qui, commencés au fond de leur appartement, continuèrent dans le
magasin, et ne s'achevèrent que dans la rue. Sans doute la femme avait
quelque pressentiment, car elle ne pouvait se consoler. On eût dit que,
au lieu de partir pour un voyage d'une cinquantaine de lieues, elle
partait pour faire le tour du monde.

Le mari paraissait plus calme qu'elle, mais néanmoins était plus ému
qu'il ne convenait raisonnablement pour une pareille séparation.

Nous partîmes enfin.

[Illustration: Le cheval s'était abattu, et le cavalier étant tombé, sa
tête avait donné contre une pierre.]

Nous avions naturellement, le prêtre et moi, donné les deux meilleures
places à la voyageuse et à sa femme de chambre, c'est-à-dire que nous
étions sur le devant et elles au fond.

Nous primes la route de Soleure, et le premier jour nous allâmes coucher
à Mundischwyll. Toute la journée, notre compagne avait été tourmentée,
inquiète. Le soir, ayant vu passer une voiture de retour, elle voulait
reprendre le chemin de Bâle. Sa femme de chambre parvint cependant à la
décider à continuer sa route.

Le lendemain, nous nous mîmes en route vers neuf heures du matin, La
journée était courte; nous ne comptions pas aller plus loin que Soleure.

Vers le soir, et comme nous commencions d'apercevoir la ville, notre
malade tressaillit.

--Ah! dit-elle, arrêtez, on court après nous.

Je me penchai hors de la portière.

--Vous vous trompez, madame, répondis-je, la route est parfaitement
vide.

--C'est étrange, insista-t-elle. J'entends le galop d'un cheval.

Je crus avoir mal vu.

Je sortis plus avant hors de la voiture.

--Personne, madame, lui dis-je.

Elle regarda elle-même et vit comme moi la route déserte.

--Je m'étais trompée, dit-elle en se rejetant au fond de la voiture. Et
elle ferma les yeux comme une femme qui veut concentrer sa pensée en
elle-même.

Le lendemain nous partîmes à cinq heures du matin. Cette fois la journée
était longue. Notre conducteur vint coucher à Berne. A la même heure que
la veille, c'est-à-dire vers cinq heures, notre compagne sortit d'une
espèce de sommeil où elle était, et étendant les bras vers le cocher:

--Conducteur, dit-elle, arrêtez. Cette fois, j'en suis sûre, on court
après nous.

--Madame se trompe, répondit le cocher. Je ne vois que les trois paysans
qui viennent de nous croiser, et qui suivent tranquillement leur chemin.

--Oh! mais j'entends le galop du cheval.

Ces paroles étaient dites avec une telle conviction, que je ne pus
m'empêcher de regarder derrière nous.

Comme la veille, la route était absolument déserte.

--C'est impossible, madame, répondis-je, je ne vois pas de cavalier.

--Comment se fait-il que vous ne voyiez point de cavalier, puisque je
vois, moi, l'ombre d'un homme et d'un cheval?

Je regardai dans la direction de sa main, et je vis en effet l'ombre
d'un cheval et d'un cavalier. Mais je cherchai inutilement les corps
auxquels les ombres appartenaient.

Je fis remarquer cet étrange phénomène au prêtre, qui se signa.

Peu à peu cette ombre s'éclaircit, devint d'instant en instant moins
visible, et enfin disparut tout à fait.

Nous entrâmes à Berne.

Tous ces présages paraissaient fatals à la pauvre femme; elle disait
sans cesse qu'elle voulait retourner, et cependant elle continuait son
chemin.

Soit inquiétude morale, soit progrès naturel de la maladie, en arrivant
à Thun, la malade se trouva si souffrante, qu'il lui fallut continuer
son chemin en litière. Ce fut ainsi qu'elle traversa le Kander-Thal et
le Gemmi. En arrivant à Louesche, un érésypèle se déclara, et pendant
plus d'un mois elle fui sourde et aveugle.

Au reste, ses pressentiments ne l'avaient pas trompée, à peine
avait-elle fait vingt lieues, que son mari avait été pris d'une fièvre
cérébrale.

La maladie avait fait des progrès si rapides, que, le même jour, sentant
la gravité de son état, il avait envoyé un homme à cheval pour prévenir
sa femme et l'inviter à revenir. Mais entre Lauffen et Breinteinbach, le
cheval s'était abattu, et, le cavalier étant tombé, sa tête avait donné
contre une pierre, et il était resté dans une auberge, ne pouvant rien
pour celui qui L'avait envoyé que le faire prévenir de l'accident qui
était arrivé.

Alors on avait envoyé un autre courrier; mais sans doute il y avait une
fatalité sur eux: à l'extrémité du Kander Thal, il avait quitté son
cheval et pris un guide pour monter le plateau du Schwalbach, qui sépare
l'Oberland du Valais, quand, à moitié chemin, une avalanche, roulant du
mont Attels, l'avait entraîné avec elle dans un abîme; le guide avait
été sauvé comme par miracle.

Pendant ce temps, le mal faisait des progrès terribles. On avait été
obligé de raser la tête du malade qui portait des cheveux très-longs,
afin de lui appliquer de la glace sur le crâne. A partir de ce moment,
le moribond n'avait plus conservé aucun espoir, et, dans un moment de
calme, il avait écrit à sa femme:

«Chère Bertha,

«Je vais mourir, mais je ne veux pas me séparer de toi tout entier.
Fais-toi faire un bracelet des cheveux qu'on vient de me couper et que
je fais mettre à part. Porte-le toujours, et il me semble qu'ainsi nous
serons encore réunis.

«Ton FRÉDÉRICK.»

Puis il avait remis cette lettre à un troisième exprès, à qui il avait
ordonné de partir aussitôt qu'il serait expiré.

Le soir même il était mort. Une heure après sa mort, l'exprès était
parti, et, plus heureux que ses deux prédécesseurs, il était, vers la
fin du cinquième jour, arrivé à Louesche.

Mais il avait trouvé la femme aveugle et sourde; au bout d'un mois
seulement, grâce à l'efficacité des eaux, cette double infirmité avait
commencé à disparaître. Ce n'était qu'un autre mois écoulé qu'on avait
osé apprendre à la femme la fatale nouvelle à laquelle du reste les
différentes visions qu'elles avaient eues l'avaient préparée. Elle était
restée un dernier mois pour se remettre complètement; enfin, après trois
mois d'absence, elle était repartie pour Bâle.

Comme, de mon côté, j'avais achevé mon traitement, que l'infirmité
pour laquelle j'avais pris les eaux et qui était un rhumatisme, allait
beaucoup mieux, je lui demandai la permission de partir avec elle, ce
qu'elle accepta avec reconnaissance, ayant trouvé en moi une personne à
qui parler de son mari, que je n'avais fait qu'entrevoir au moment du
départ, mais enfin que j'avais vu.

Nous quittâmes Louesche, et le cinquième jour, au soir, nous étions de
retour à Bâle.

Rien ne fut plus triste et plus douloureux que la rentrée de cette
pauvre veuve dans sa maison; comme les deux jeunes époux étaient seuls
au monde, le mari mort, on avait fermé le magasin, le commerce avait
cessé comme cesse le mouvement lorsqu'une pendule s'arrête. On envoya
chercher le médecin qui avait soigné le malade, les différentes
personnes qui l'avaient assisté à ses derniers moments, et par eux, en
quelque sorte, on ressuscita cette agonie, on reconstruisit cette mort
déjà presque oubliée chez ces coeurs indifférents.

Elle redemanda au moins ces cheveux que son mari lui léguait.

Le médecin se rappela bien avoir ordonné qu'on les lui coupât; le
barbier se souvint bien d'avoir rasé le malade, mais voilà tout. Les
cheveux avaient été jetés au vent, dispersés, perdus.

La femme fut désespérée; ce seul et unique désir du moribond, qu'elle
portât un bracelet de ses cheveux, était donc impossible à réaliser.

Plusieurs nuits s'écoulèrent; nuits profondément tristes, pendant
lesquelles la veuve, errante dans la maison, semblait bien plutôt une
ombre elle-même qu'un être vivant.

A peine couchée, ou plutôt à peine endormie, elle sentait son bras droit
tomber dans l'engourdissement, et elle ne se réveillait qu'au moment où
cet engourdissement lui semblait gagner le coeur.

Cet engourdissement commençait au poignet, c'est-à-dire à la place où
aurait dû être le bracelet de cheveux, et où elle sentait une pression
pareille à celle d'un bracelet de fer trop étroit; et du poignet, comme
nous l'avons dit, l'engourdissement gagnait le coeur.

Il était évident que le mort manifestait son regret de ce que ses
volontés avaient été si mal suivies.

La veuve comprit ces regrets qui venaient de l'autre côté de la tombe.
Elle résolut d'ouvrir la fosse, et, si la tête de son mari n'avait pas
été entièrement rasée, d'y recueillir assez de cheveux pour réaliser son
dernier désir.

En conséquence, sans rien dire de ses projets à personne, elle envoya
chercher le fossoyeur.

Mais le fossoyeur qui avait enterré son mari était mort. Le nouveau
fossoyeur, entré en exercice depuis quinze jours seulement, ne savait
pas où était la tombe.

Alors, espérant une révélation, elle, qui, par la double apparition du
cheval, du cavalier, elle qui, par la pression du bracelet, avait le
droit de croire aux prodiges, elle se rendit seule au cimetière, s'assit
sur un tertre couvert d'herbe verte et vivace comme il en pousse sur
les tombes, et là elle invoqua quelque nouveau signe auquel elle pût se
rattacher pour ses recherches.

Une danse macabre était peinte sur le mur de ce cimetière. Ses yeux
s'arrêtèrent sur la Mort et se fixèrent longtemps sur cette figure
railleuse et terrible à la fois.

Alors il lui sembla que la Mort levait son bras décharné, et du bout de
son doigt osseux désignait une tombe au milieu des dernières tombes.

La veuve alla droit à cette tombe, et, quand elle y fut, il lui sembla
voir bien distinctement la Mort qui laissait retomber son bras à la
place primitive.

Alors elle fit une marque à la tombe, alla chercher le fossoyeur, le
ramena à l'endroit désigné, et lui dit:

--Creusez, c'est ici!

J'assistais à cette opération. J'avais voulu suivre cette merveilleuse
aventure jusqu'au bout.

Le fossoyeur creusa.

Arrivé au cercueil, il leva le couvercle. D'abord il avait hésité, mais
la veuve lui avait dit d'une voix ferme:

--Levez, c'est le cercueil de mon mari.

Il obéit donc, tant cette femme savait inspirer aux autres la confiance
qu'elle possédait elle-même.

Alors apparut une chose miraculeuse et que j'ai vue de mes yeux.
Non-seulement le cadavre était le cadavre de son mari, non-seulement ce
cadavre, à la pâleur près, était tel que de son vivant, mais encore,
depuis qu'ils avaient été rasés, c'est-à-dire depuis le jour de sa mort,
ses cheveux avaient poussé de telle sorte, qu'ils sortaient comme des
racines par toutes les fissures de sa bière.

Alors la pauvre femme se pencha vers ce cadavre, qui semblait seulement
endormi; elle le baisa au front, coupa une mèche de ses longs cheveux
si merveilleusement poussés sur la tête d'un mort, et en fil faire un
bracelet.

Depuis ce jour, l'engourdissement nocturne cessa. Seulement, à chaque
fois qu'elle était prête à courir quelque grand danger, une douce
pression, une amicale étreinte du bracelet l'avertissait de se tenir sur
ses gardes.

--Eh bien! croyez-vous que ce mort fût réellement mort? que ce cadavre
fût bien un cadavre? Moi, je ne le crois pas.

--Et, demanda la dame pale avec un timbre si singulier, qu'il nous fît
tressaillir tous dans cette nuit où l'absence de lumière nous avait
laissés, vous n'avez pas entendu dire que ce cadavre fût jamais sorti du
tombeau, vous n'avez pas entendu dire que personne eût eu à souffrir de
sa vue et de son contact?

--Non, dit Alliette, j'ai quitté le pays.

--Ah! dit le docteur, vous avez tort, monsieur Alliette, d'être de si
facile composition. Voici madame Gregoriska qui était toute prête à
faire de votre bon marchand de Bâle en Suisse un vampire polonais,
valaque ou hongrois. Est-ce que, pendant votre séjour dans les monts
Carpathes, continua en riant le docteur, est ce que par hasard vous
auriez vu des vampires?

--Écoutez, dit la dame pâle avec une étrange solennité, puisque tout le
monde ici a raconté une histoire, j'en veux raconter une aussi. Docteur,
vous ne direz pas que l'histoire n'est pas vraie, c'est la mienne...
Vous allez savoir pourquoi je suis si pâle.

En ce moment, un rayon de lune glissa par la fenêtre à travers les
rideaux, et, venant se jouer sur le canapé où elle était couchée,
l'enveloppa d'une lumière bleuâtre qui semblait faire d'elle une statue
de marbre noir couchée sur un tombeau.

Pas une voix n'accueillit la proposition; mais le silence profond qui
régna dans le salon annonça que chacun attendait avec anxiété.

[Illustration: Alors la pauvre femme se pencha vers le cadavre.]

[Illustration]




                            XII


                    LES MONTS CARPATHES.

Je suis Polonaise, née à Sandomir, c'est-à-dire dans un pays où
les légendes deviennent des articles de foi, où nous croyons à nos
traditions de famille autant, plus peut-être, qu'à l'Évangile. Pas un de
nos châteaux qui n'ait son spectre, pas une de nos chaumières qui n'ait
son esprit familier. Chez le riche comme chez le pauvre, dans le château
comme dans la chaumière, on reconnaît le principe ami comme le principe
ennemi. Parfois, ces deux principes entrent en lutte et combattent.
Alors, ce sont des bruits si mystérieux dans les corridors, des
rugissements si épouvantables dans les vieilles tours, des tremblements
si effrayants dans les murailles, que l'on s'enfuit de la chaumière
comme du château, et que paysans ou gentilshommes courent à l'église
chercher la croix bénie ou les saintes reliques, seuls préservatifs
contre les démons qui nous tourmentent.

Mais là aussi deux principes plus terribles, plus acharnés, plus
implacables encore, sont en présence, la tyrannie et la liberté.

L'année 1825 vit se livrer, entre la Russie et la Pologne, une de ces
luttes dans lesquelles on croirait que tout le sang d'un peuple est
épuisé, comme souvent s'épuise tout le sang d'une famille.

Mon père et mes deux frères s'étaient levés contre le nouveau czar,
et avaient été se ranger sous le drapeau de l'indépendance polonaise,
toujours abattu, toujours relevé.

Un jour, j'appris que mon plus jeune frère avait été tué; un autre jour,
on m'annonça que mon frère aîné était blessé-à mort; enfin, après une
journée pendant laquelle j'avais écouté avec terreur le bruit du canon
qui se rapprochait incessamment, je vis arriver mon père avec une
centaine de cavaliers, débris de trois mille hommes qu'il commandait.

Il venait s'enfermer dans notre château, avec l'intention de s'ensevelir
sous ses ruines.

Mon père, qui ne craignait rien pour lui, tremblait pour moi. En effet,
pour mon père, il ne s'agissait que de la mort, car il était bien sûr
de ne pas tomber vivant aux mains de ses ennemis; mais, pour moi, il
s'agissait de l'esclavage, du déshonneur, de la honte.

Mon père, parmi les cent hommes qui lui restaient, en choisit dix,
appela l'intendant, lui remit tout l'or et tous les bijoux que nous
possédions, et, se rappelant que, lors du second partage de la Pologne,
ma mère, presque enfant, avait trouvé un refuge inabordable dans le
monastère de Sahastru, situé au milieu des monts Carpathes, il lui
ordonna de me conduire dans ce monastère, qui, hospitalier à la mère, ne
serait pas moins hospitalier, sans doute, à la fille.

Malgré le grand amour que mon père avait pour moi, les adieux ne
furent pas longs. Selon toute probabilité, les Russes devaient être le
lendemain en vue du château. Il n'y avait donc pas de temps à perdre.

Je revêtis à la hâte un habit d'amazone, avec lequel j'avais l'habitude
d'accompagner mes frères à la chasse. On me sella le cheval le plus sûr
de l'écurie; mon père glissa ses propres pistolets, chef-d'oeuvre de la
manufacture de Toula, dans mes fontes, m'embrassa, et donna l'ordre du
départ.

Pendant la nuit et pendant la journée du lendemain, nous fîmes vingt
lieues en suivant les bords d'une de ces rivières sans nom qui viennent
se jeter dans la Vistule. Cette première étape doublée nous avait mis
hors de la portée des Russes.

Aux derniers rayons du soleil, nous avions vu étinceler les sommets
neigeux des monts Carpathes.

Vers la fin de la journée du lendemain, nous atteignîmes leur base;
enfin, dans la matinée du troisième jour, nous commençâmes à nous
engager dans une de leurs gorges.

Nos monts Carpathes ne ressemblent point aux montagnes civilisées de
votre Occident. Tout ce que la nature a d'étrange et de grandiose
s'y présente aux regards dans sa plus complète majesté. Leurs cimes
orageuses se perdent dans les nues, couvertes de neiges éternelles;
leurs immenses forêts de sapins se penchent sur le miroir poli de lacs
pareils à des mers; et ces lacs, jamais une nacelle ne les a sillonnés,
jamais le filet d'un pêcheur n'a troublé leur cristal, profond comme
l'azur du ciel; la voix humaine y retentit à peine de temps en temps,
faisant entendre un chant moldave auquel répondent les cris des animaux
sauvages; chant et cris vont éveiller quelque écho solitaire, tout
étonné qu'une rumeur quelconque lui ait appris sa propre existence.
Pendant bien des milles, on voyage sous les voûtes sombres de bois
coupés par ces merveilles inattendues que la solitude nous révèle
à chaque pas, et qui font passer notre esprit de l'étonnement à
l'admiration. Là, le danger est partout, et se compose de mille dangers
différents; mais on n'a pas le temps d'avoir peur, tant ces dangers
sont sublimes. Tantôt ce sont des cascades improvisées par la fonte des
glaces, qui, bondissant de rochers en rochers, envahissent tout à coup
l'étroit sentier que vous suivez, sentier tracé par le passage de la
bête fauve et du chasseur qui la poursuit; tantôt ce sont des arbres
minés par le temps qui se détachent du sol et tombent avec un fracas
terrible qui semble être celui d'un tremblement de terre; tantôt enfin
ce sont les ouragans qui vous enveloppent de nuages au milieu desquels
on voit jaillir, s'allonger et se tordre l'éclair, pareil à un serpent
de feu.

Puis, après ces pics alpestres, après ces forêts primitives, comme vous
avez eu des montagnes géantes, comme vous avez eu des bois sans limites,
vous avez des steppes sans fin, véritable mer avec ses vagues et ses
tempêtes, savanes arides et bosselées où la vue se perd dans un horizon
sans bornes; alors ce n'est plus la terreur qui s'empare de vous, c'est
la tristesse qui vous inonde; c'est une vaste et profonde mélancolie
dont rien ne peut distraire; car l'aspect du pays, aussi loin que
votre regard peut s'étendre, est toujours le même. Vous montez et vous
descendez vingt fois des pentes semblables, cherchant vainement un
chemin tracé: en vous voyant ainsi perdu dans votre isolement, au milieu
des déserts, vous vous croyez seul dans la nature, et votre mélancolie
devient de la désolation; en effet, la marche semble être devenue une
chose inulile et qui ne vous conduira à rien; vous ne rencontrez ni
village, ni château, ni chaumière, nulle trace d'habitation humaine;
parfois seulement, comme une tristesse de plus dans ce morne paysage, un
petit lac sans roseaux, sans buissons, endormi au fond d'un ravin, comme
une autre mer Morte, vous barre la route avec ses eaux vertes, au-dessus
desquelles s'élèvent, à votre approche, quelques oiseaux aquatiques
aux cris prolongés et discordants. Puis, vous faites un détour; vous
gravissez la colline qui est devant vous, vous descendez dans une autre
vallée, vous gravissez une autre colline, et cela dure ainsi jusqu'à
ce que vous ayez épuisé la chaîne moutonneuse, qui va toujours en
s'amoindrissant.

Mais, cette chaîne épuisée, si vous faites un coude vers le midi, alors
le paysage reprend du grandiose, alors vous apercevez une autre chaîne
de montagnes plus élevées, de forme plus pittoresque, d'aspect plus
riche; celle-là est tout empanachée de forêts, toute coupée de
ruisseaux: avec l'ombre et l'eau, la vie renaît dans le paysage; on
entend la cloche d'un ermitage; on voit serpenter une caravane au flanc
de quelque montagne. Enfin, aux derniers rayons du soleil, on distingue,
comme une bande de blancs oiseaux appuyés les uns aux autres, les
maisons de quelque village qui semblent s'être groupées pour se
préserver de quelque attaque nocturne; car, avec la vie, est revenu le
danger, et ce ne sont plus, comme dans les premiers monts que l'on a
traversés, des bandes d'ours et de loups qu'il faut craindre, mais des
hordes de brigands moldaves qu'il faut combattre.

Cependant, nous approchions. Dix journées de marche s'étaient passées
sans accident. Nous pouvions déjà apercevoir la cime du mont Pion, qui
dépasse de la tête toute cette famille de géants, et sur le versant
méridional duquel est situé le couvent de Sahastru, où je me rendais.
Encore trois jours, et nous étions arrivés.

Nous étions à la fin du mois de juillet; la journée avait été brûlante,
et c'était avec une volupté sans pareille que, vers quatre heures, nous
avions commencé d'aspirer les premières fraîcheurs du soir. Nous avions
dépassé les tours en ruines de Niantzo. Nous descendions vers une plaine
que nous commencions d'apercevoir à travers l'ouverture des montagnes.
Nous pouvions déjà, d'où nous étions, suivre des yeux le cours de
la Bistriza, aux rives émaillées de rouges affrines et de grandes
campanules aux fleurs blanches. Nous côtoyions un précipice au fond
duquel roulait la rivière, qui, là, n'était encore qu'un torrent. A
peine nos montures avaient-elles un assez large espace pour marcher deux
de front.

Notre guide nous précédait, couché de côté sur son cheval, chantant une
chanson morlaque, aux monotones modulations, et dont je suivais les
paroles avec un singulier intérêt.

Le chanteur était en même temps le poëte. Quant à l'air, il faudrait
être un de ces hommes des montagnes pour vous le rendre dans toute sa
sauvage tristesse, dans toute sa sombre simplicité.

En voici les paroles:

  Dans le marais de Stavila,
  Où tant de sang guerrier coula,
  Voyez-vous ce cadavre-là!
  Ce n'est point un fils d'Illyrie;
  C'est un brigand plein de furie
  Qui, trompant la douce Marie,
  Extermina, trompa, brûla.

  Une balle au coeur du brigand
  A passé comme l'ouragan,
  Dans sa gorge est un yatagan.
  Mais depuis trois jours, ô mystère,
  Sous le pin morne et solitaire,
  Son sang tiède abreuve la terre
  Et noircit le pâle Ovigan.

  Ses yeux bleus pour jamais ont lui,
  Fuyons tous, malheur à celui
  Qui passe au marais près de lui,
  C'est un vampire! Le loup fauve
  Loin du cadavre impur se sauve,
  Et sur la montagne au front chauve,
  Le funèbre vautour a fui.

Tout à coup la détonation d'une arme à feu se fit entendre, une balle
siffla. La chanson s'interrompit, et le guide, frappé à mort, alla
rouler au fond du précipice, tandis que son cheval s'arrêtait
frémissant, en allongeant sa tête intelligente vers le fond de l'abîme
où avait disparu son maître.

En même temps un grand cri s'éleva, et nous vîmes se dresser aux flancs
de la montagne une trentaine de bandits; nous étions complètement
entourés.

Chacun saisit son arme, et, quoique pris à l'improviste, comme ceux qui
m'accompagnaient étaient de vieux soldats habitués au feu, ils ne se
laissèrent pas intimider, et ripostèrent; moi-même, donnant l'exemple,
je saisis un pistolet, et, sentant le désavantage de la position, je
criai: En avant! et piquai mon cheval, qui s'emporta dans la direction
de la plaine.

Mais nous avions affaire à des montagnards, bondissant de rochers en
rochers, comme de véritables démons des abîmes, faisant feu tout en
bondissant, et gardant toujours sur notre flanc la position qu'ils
avaient prise.

D'ailleurs, notre manoeuvre avait été prévue. A un endroit où le chemin
s'élargissait, où la montagne faisait un plateau, un jeune homme nous
attendait à la tête d'une dizaine de gens à cheval; en nous apercevant,
ils mirent leurs montures au galop, et vinrent nous heurter de front,
tandis que ceux qui nous poursuivaient se laissaient rouler des flancs
de la montagne, et, nous ayant coupé la retraite, nous enveloppaient de
tous côtés.

La situation était grave, et cependant, habituée dès mon enfance aux
scènes de guerre, je pus l'envisager sans en perdre un détail.

Tous ces hommes, vêtus de peaux de mouton, portaient d'immenses chapeaux
ronds couronnés de fleurs naturelles, comme ceux des Hongrois. Ils
avaient chacun à la main un long fusil turc qu'ils agitaient après
avoir tiré, en poussant des cris sauvages, et, à la ceinture, un sabre
recourbé et une paire de pistolets.

Quant à leur chef, c'était un jeune homme de vingt-deux ans à peine, au
teint pâle, aux longs yeux noirs, aux cheveux tombant bouclés sur ses
épaules. Son costume se composait de la robe moldave garnie de fourrures
et serrée à la taille par une écharpe à bandes d'or et de soie. Un sabre
recourbé brillait à sa main, et quatre pistolets étincelaient à sa
ceinture. Pendant le combat, il poussait des cris rauques et inarticulés
qui semblaient ne point appartenir à la langue humaine et qui cependant
exprimaient ses volontés, car à ces cris ses hommes obéissaient, se
jetant ventre à terre pour éviter les décharges de nos soldats, se
relevant pour faire feu à leur tour, abattant ceux qui étaient debout
encore, achevant les blessés et changeant enfin le combat en boucherie.

J'avais vu tomber l'un après l'autre les deux tiers de mes défenseurs.
Quatre restaient encore debout, se serrant autour de moi, ne demandant
pas une grâce qu'ils étaient certains de ne pas obtenir, et ne songeant
qu'à une chose, à vendre leur vie le plus cher possible.

Alors le jeune chef jeta un cri plus expressif que les autres, en
étendant la pointe de son sabre vers nous. Sans doute cet ordre était
d'envelopper d'un cercle de feu ce dernier groupe, et de nous fusiller
tous ensemble, car les longs mousquets moldaves s'abaissèrent d'un même
mouvement. Je compris que notre dernière heure était venue. Je levai les
yeux et les mains au ciel avec une dernière prière, et j'attendis la
mort.

En ce moment je vis, non pas descendre, mais se précipiter, mais bondir
de rocher en rocher, un jeune homme, qui s'arrêta, debout sur une pierre
dominant toute cette scène, pareil à une statue sur un piédestal, et
qui, étendant la main sur le champ de bataille, ne prononça que ce seul
mot:--Assez.

A cette voix, tous les yeux se levèrent, chacun parut obéir à ce nouveau
maître. Un seul bandit replaça son fusil à son épaule et lâcha le coup.

Un de nos hommes poussa un cri, la balle lui avait cassé le bras gauche.

Il se retourna aussitôt pour fondre sur l'homme qui l'avait blessé;
mais, avant que son cheval n'eût fait quatre pas, un éclair brillait
au-dessus de notre tête, et le bandit rebelle roulait la tête fracassée
par une balle.

Tant d'émotions diverses m'avaient conduite au bout de mes forces, je
m'évanouis.

Quand je revins à moi, j'étais couchée sur l'herbe, la tête appuyée sur
les genoux d'un homme dont je ne voyais que la main blanche et couverte
de bagues entourant ma taille, tandis que, devant moi, debout, les bras
croisés, le sabre sous un de ses bras, se tenait le jeune chef moldave
qui avait dirigé l'attaque contre nous.

--Kostaki, disait en français et d'un ton d'autorité celui qui me
soutenait, vous allez à l'instant même faire retirer vos hommes et me
laisser le soin de cette jeune femme.---Mon frère, mon frère, répondit
celui auquel ces paroles étaient adressées et qui semblait se contenir
avec peine; mon frère, prenez garde de lasser ma patience: je vous
laisse le château, laissez-moi la forêt. Au château, vous êtes le
maître, mais ici je suis tout-puissant. Ici, il me suffirait d'un mot
pour vous forcer de m'obéir.--Kostaki, je suis l'aîné, c'est vous dire
que je suis le maître partout, dans la forêt comme au château, là-bas
comme ici. Oh! je suis du sang des Brankovan comme vous, sang royal
qui a l'habitude de commander, et je commande.--Vous commandez, vous,
Grégoriska, à vos valets, oui; à mes soldats, non.--Vos soldats sont des
brigands, Kostaki... des brigands que je ferai pendre aux créneaux de
nos tours, s'ils ne m'obéissent pas à l'instant même.--Eh bien! essayez
donc de leur commander.

Alors je sentis que celui qui me soutenait retirait son genou et posait
doucement ma tête sur une pierre. Je le suivis du regard avec anxiété,
et je pus voir le même jeune homme qui était tombé, pour ainsi dire, du
ciel au milieu de la mêlée, et que je n'avais pu qu'entrevoir, m'étant
évanouie au moment même où il avait parlé.

C'était un jeune homme de vingt-quatre ans, de haute taille, avec de
grands yeux bleus dans lesquels on lisait une résolution et une fermeté
singulières. Ses longs cheveux blonds, indice de la race slave,
tombaient sur ses épaules comme ceux de l'archange Michel, encadrant des
joues jeunes et fraîches; ses lèvres, étaient relevées par un sourire
dédaigneux, et laissaient voir une double rangée de perles; son regard
était celui que croise l'aigle avec l'éclair. Il était vêtu d'une espèce
de tunique en velours noir; un petit bonnet pareil à celui de Raphaël,
orné d'une plume d'aigle, couvrait sa tête; il avait un pantalon
collant et des bottes brodées. Sa taille était serrée par un ceinturon
supportant un couteau de chasse; il portait en bandoulière une petite
carabine à deux coups, dont un des bandits avait pu apprécier la
justesse.

Il étendit la main, et cette main étendue semblait commander à son frère
lui-même. Il prononça quelques mots en langue moldave. Ces mots parurent
faire une profonde impression sur les bandits.

Alors, dans la même langue, le jeune chef parla à son tour, et je
devinai que ses paroles étaient mêlées de menaces et d'imprécations.

Mais, à ce long et bouillant discours, l'aîné des deux frères ne
répondit qu'un mot.

[Illustration: Kostaki se mit presque aussi légèrement en selle que son
frère, quoiqu'il me tînt encore entre ses bras.]

Les bandits s'inclinèrent.

Il fit un geste, les bandits se rangèrent derrière nous.

--Eh bien! soit, Grégoriska, dit Kostaki reprenant la langue française.
Cette femme n'ira pas à la caverne, mais elle n'en sera pas moins à moi.
Je la trouve belle, je l'ai conquise et je la veux.

Et en disant ces mots, il se jeta sur moi et m'enleva dans ses bras.

--Cette femme sera conduite au château et remise à ma mère, et je ne
la quitterai pas d'ici là, répondit mon protecteur.--Mon cheval! cria
Kostaki en langue moldave.

Dix bandits se hâtèrent d'obéir, et amenèrent à leur maître le cheval
qu'il demandait.

Grégoriska regarda autour de lui, saisit par la bride un cheval sans
maître, et sauta dessus sans toucher les étriers.

Kostaki se mit presque aussi légèrement en selle que son frère,
quoiqu'il me tînt encore entre ses bras, et partit au galop.

Le cheval de Grégoriska sembla avoir reçu la même impulsion, et vint
coller sa tête et son flanc à la tête et au flanc du cheval de Kostaki.

C'était une chose curieuse à voir que ces deux cavaliers volant côte à
côte, sombres, silencieux, ne se perdant pas un seul instant de vue,
sans avoir l'air de se regarder, s'abandonnant à leurs chevaux, dont la
course désespérée les emportait à travers les bois, les rochers et les
précipices. Ma tête renversée me permettait de voir les beaux yeux de
Grégoriska fixés sur les miens. Kostaki s'en aperçut, me releva la tête,
et je ne vis plus que son regard sombre qui me dévorait. Je baissai mes
paupières, mais ce fut inutilement; à travers leur voile, je continuais
à voir ce regard lancinant qui pénétrait jusqu'au fond de ma poitrine et
me perçait le coeur, alors une étrange hallucination s'empara de moi; il
me sembla être la Lénore de la ballade de Burger, emportée par le cheval
et le cavalier fantômes, et, lorsque je sentis que nous nous arrêtions,
ce ne fut qu'avec terreur que j'ouvris les yeux, tant j'étais convaincue
que je n'allais voir autour de moi que croix brisées et tombes ouvertes.

Ce que je vis n'était guère plus gai, c'était la cour intérieure d'un
château moldave, bâti au quatorzième siècle.




                               XIII


                     LE CHÂTEAU DE BRANKOVAN.

Alors Kostaki me laissa glisser de ses bras à terre, et presque aussitôt
descendit près de moi; mais, si rapide qu'eût été son mouvement, il
n'avait fait que suivre celui de Grégoriska.

Comme l'avait dit Grégoriska, au château il était bien le maître.

En voyant arriver les deux jeunes gens et cette étrangère qu'ils
amenaient, les domestiques accoururent; mais, quoique les soins fussent
partagés entre Kostaki et Grégoriska, on sentait que les plus grands
égards, que les plus profonds respects étaient pour ce dernier.

Deux femmes s'approchèrent; Grégoriska leur donna un ordre en langue
moldave et me fit signe de la main de les suivre.

Il y avait tant de respect dans le regard qui accompagnait ce signe, que
je n'hésitai point. Cinq minutes après, j'étais dans une chambre, qui,
toute nue et toute inhabitable qu'elle eût paru à l'homme le moins
difficile, était évidemment la plus belle du château.

C'était une grande pièce carrée, avec une espèce de divan de serge
verte: siège le jour, lit la nuit. Cinq ou six grands fauteuils de
chêne, un vaste bahut, et, dans un des angles de cette chambre, un dais
pareil à une grande et magnifique stalle d'église.

De rideaux aux fenêtres, de rideaux au lit, il n'en était pas question.

On montait dans cette chambre par un escalier, où, dans des niches, se
tenaient debout, plus grandes que nature, trois statues des Brankovan.

Dans cette chambre, au bout d'un instant, on monta les bagages, au
milieu desquels se trouvaient mes malles. Les femmes m'offrirent leurs
services. Mais, tout en réparant le désordre que cet événement avait
mis dans ma toilette, je conservai ma grande amazone, costume plus
en harmonie avec celui de mes hôtes qu'aucun de ceux que j'eusse pu
adopter.

A peine ces petits changements étaient-ils faits, que j'entendis frapper
doucement à ma porte.

--Entrez, dis-je naturellement en français; le français, vous le savez,
étant pour nous autres Polonais une langue presque maternelle.

Grégoriska entra.

--Ah! madame, je suis heureux que vous parliez français.--Et moi aussi,
monsieur, lui répondis-je, je suis heureuse de parler cette langue,
puisque j'ai pu, grâce à ce hasard, apprécier votre généreuse conduite
vis-à-vis de moi. C'est dans cette langue que vous m'avez défendue
contre les desseins de votre frère, c'est dans cette langue que je vous
offre l'expression de ma sincère reconnaissance.--Merci, madame. Il
était tout simple que je m'intéressasse à une femme, dans la position où
vous vous trouviez. Je chassais dans la montagne lorsque j'entendis des
détonations irrégulières et continues; je compris qu'il s'agissait de
quelque attaque à main armée, et je marchai sur le feu, comme on dit
en termes militaires. Je suis arrivé à temps, grâce au ciel; mais me
permettrez-vous de m'informer, madame, par quel hasard une femme de
distinction comme vous êtes s'était aventurée dans nos montagnes?--Je
suis Polonaise, monsieur, lui répondis-je, mes deux frères viennent
d'être tués dans la guerre contre la Russie; mon père, que j'ai laissé
prêt à défendre notre château contre l'ennemi, les a sans doute rejoints
à cette heure, et moi, sur l'ordre de mon père, fuyant tous ces
massacres, je venais chercher un refuge au monastère de Sahastru, où ma
mère, dans sa jeunesse et dans des circonstances pareilles, avait trouvé
un asile sûr.--Vous êtes l'ennemie des Russes; alors tant mieux, dit le
jeune homme, ce titre vous sera un auxiliaire puissant au château, et
nous avons besoin de toutes nos forces pour soutenir la lutte qui se
prépare. D'abord, puisque je sais qui vous êtes, sachez, vous, madame,
qui nous sommes: le nom de Brankovan ne vous est point étranger,
n'est-ce pas, madame?

Je m'inclinai.

--Ma mère est la dernière princesse de ce nom, la dernière descendante
de cet illustre chef que firent tuer les Cantimir, ces misérables
courtisans de Pierre 1er. Ma mère épousa en premières noces mon père,
Serban Waivady, prince comme elle, mais de race moins illustre.

Mon père avait été élevé à Vienne; il avait pu y apprécier les avantages
de la civilisation. Il résolut de faire de moi un Européen. Nous
partîmes pour la France, l'Italie, l'Espagne et l'Allemagne.

Ma mère (ce n'est pas à un fils, je le sais bien, de vous raconter ce
que je vais vous dire; mais comme, pour notre salut, il faut que vous
nous connaissiez bien, vous apprécierez les causes de cette révélation);
ma mère, qui, pendant les premiers voyages de mon père, lorsque j'étais,
moi, dans ma plus jeune enfance, avait eu des relations coupables avec
un chef de partisans, c'est ainsi, ajouta Grégoriska en souriant, qu'on
appelle dans ce pays les hommes qui vous ont attaquée; manière, dis-je,
qui avait eu des relations coupables avec un comte Giordaki Koproli,
moitié Grec, moitié Moldave, écrivit à mon père pour tout lui dire et
lui demander le divorce; s'appuyant, dans cette demande, sur ce qu'elle
ne voulait pas, elle, une Brankovan, demeurer la femme d'un homme qui se
faisait de jour en jour plus étranger à son pays. Hélas! mon père n'eut
pas besoin d'accorder son consentement à cette demande, qui peut vous
paraître étrange à vous, mais qui, chez nous, est la chose la plus
commune et la plus naturelle. Mon père venait de mourir d'un anévrisme
dont il souffrait depuis longtemps, et ce fut moi qui reçus la lettre.

Je n'avais rien à faire, sinon des voeux bien sincères pour le bonheur
de ma mère. Ces voeux, une lettre de moi les lui porta en lui annonçant
qu'elle était veuve.

Cette même lettre lui demandait pour moi la permission de continuer mes
voyages, permission qui me fut accordée.

Mon intention bien positive était de me fixer en France ou en Allemagne,
pour ne point me trouver en face d'un homme qui me détestait et que je
ne pouvais aimer, c'est-à-dire du mari de ma mère, quand, tout à coup,
j'appris que le comte Giordaki Koproli venait d'être assassiné, à ce que
l'on disait, par les anciens Cosaques de mon père.

Je me hâtai de revenir; j'aimais ma mère; je comprenais son isolement,
son besoin d'agir auprès d'elle, dans un pareil moment, les personnes
qui pouvaient lui être chères. Sans qu'elle eût jamais eu pour moi un
amour bien tendre, j'étais son fils. Je rentrai un matin, sans être
attendu, dans le château de nos pères.

J'y trouvai un jeune homme que je pris d'abord pour un étranger et que
je sus ensuite être mon frère.

C'était Kostaki, le fils de l'adultère, qu'un second mariage a légitimé,
Kostaki, c'est-à-dire la créature indomptable que vous avez vue, dont
les passions sont la seule loi, qui n'a rien de sacré en ce monde que sa
mère, qui m'obéit comme le tigre obéit au bras qui l'a dompté, mais avec
un éternel rugissement entretenu par le vague espoir de me dévorer un
jour. Dans l'intérieur du château, dans la demeure des Brankovan et
des Waivady, je suis encore le maître; mais, une fois hors de cette
enceinte, un fois en pleine campagne, il redevient le sauvage enfant des
bois et des monts, qui veut tout faire ployer sous sa volonté de fer.
Comment a-t-il cédé aujourd'hui, comment ses hommes ont-ils cédé? je
n'en sais rien; une vieille habitude, un reste de respect. Mais je ne
voudrais pas hasarder une nouvelle épreuve. Restez ici, ne quittez pas
cette chambre, cette cour, l'intérieur des murailles enfin, je réponds
de tout; faites un pas hors du château, je ne réponds plus de rien, que
de me faire tuer pour vous défendre.--Ne pourrais-je donc, selon
les désirs de mon père, continuer ma route vers le couvent de
Sahastru?--Faites, essayez, ordonnez, je vous accompagnerai; mais moi,
je resterai en route, et vous, vous... vous n'arriverez pas.--Que faire,
alors?--Rester ici, attendre, prendre conseil des événements et profiter
des circonstances. Supposez que vous êtes tombée dans un repaire de
bandits, et que votre courage seul peut vous tirer d'affaire que votre
sang-froid seul peut vous sauver. Ma mère, malgré sa préférence pour
Kostaki, le fils de son amour, est bonne et généreuse. D'ailleurs, c'est
une Brankovan, c'est-à-dire une vraie princesse. Vous la verrez; elle
vous défendra des brutales passions de Kostaki. Mettez-vous sous sa
protection; vous êtes belle, elle vous aimera. D'ailleurs (il me regarda
avec une expression indéfinissable) qui pourrait vous voir et ne pas
vous aimer? Venez maintenant dans la salle du souper, où elle nous
attend. Ne montrez ni embarras ni défiance; parlez en polonais: personne
ne connaît cette langue ici; je traduirai vos paroles à ma mère, et,
soyez tranquille, je ne dirai que ce qu'il faudra dire. Surtout, pas un
mot sur ce que je viens de vous révéler; qu'on ne se doute pas que nous
nous entendons. Vous ignorez encore la ruse et la dissimulation du plus
sincère entre nous. Venez.

[Illustration: Le château de Brankovan.]

Je le suivis dans cet escalier, éclairé par des torches de résine
brûlant à des mains de fer qui sortaient des murailles.

Il était évident que c'était pour moi qu'on avait fait cette
illumination inaccoutumée.

Nous arrivâmes à la salle à manger.

Aussitôt que Grégoriska en eut ouvert la porte, et eut, en moldave,
prononcé un mot, que j'ai su depuis vouloir dire: _l'étrangère_, une
grande femme s'avança vers nous.

C'était la princesse Brankovan.

[Illustration: A côté d'elle était Kostaki, portant le splendide et
majestueux costume magyare.]

Elle portait ses cheveux blancs nattés autour de sa tête; elle était
coiffée d'un petit bonnet de marte-zibeline, surmonté d'une aigrette,
témoignage de son origine princière. Elle portait une espèce de tunique
de drap d'or, au corsage semé de pierreries, recouvrant une longue robe
d'étoffe turque, garnie de fourrure pareille à celle du bonnet.

Elle tenait à la main un chapelet à grains d'ambre, qu'elle roulait
très-vite entre ses doigts.

À côté d'elle était Kostaki, portant le splendide et majestueux costume
magyare, sous lequel il me sembla plus étrange encore.

C'était une robe de velours vert, à larges manches, tombant au-dessous
du genou. Des pantalons de cachemire rouge, des babouches de marocain
brodées d'or; sa tête était découverte, et ses longs cheveux, bleus à
force d'être noirs, tombaient sur son cou nu, qu'accompagnait seulement
le léger filet blanc d'une chemise de soie.

Il me salua gauchement, et prononça, en moldave, quelques paroles qui
restèrent inintelligibles pour moi.

--Vous pouvez parler français, mon frère, dit Grégoriska, madame est
Polonaise, et entend cette langue. Alors, Kostaki prononça, en français,
quelques paroles presque aussi inintelligibles pour moi que celles qu'il
avait prononcées en moldave; mais la mère, étendant gravement le bras,
les interrompit. Il était évident pour moi qu'elle déclarait à ses fils
que c'était à elle à me recevoir.

Alors elle commença, en moldave, un discours de bienvenue, auquel sa
physionomie donnait un sens facile à expliquer. Elle me montra la table,
m'offrit un siège près d'elle, désigna du geste la maison tout entière,
comme pour me dire qu'elle était à moi; et, s'asseyant la première avec
une dignité bienveillante, elle fit un signe de croix, et commença une
prière.

Alors chacun prit sa place, place fixée par l'étiquette, Grégoriska près
de moi. J'étais l'étrangère, et, par conséquent, je créais une place
d'honneur à Kostaki, près de sa mère Smérande.

C'était ainsi que s'appelait la comtesse.

Grégoriska, lui aussi, avait changé de costume. Il portait la tunique
magyare comme son frère; seulement cette tunique était de velours grenat
et ses pantalons de cachemire bleu. Une magnifique décoration pendait à
son cou: c'était le Nisham du sultan Mahmoud.

Le reste des commensaux de la maison soupait à la même table, chacun au
rang que lui donnait sa position parmi les amis ou parmi les serviteurs.

Le souper fut triste; pas une seule fois Kostaki ne m'adressa la parole,
quoique son frère eût toujours l'attention de me parler en français.
Quant à la mère, elle m'offrit de tout elle-même avec cet air solennel
qui ne la quittait jamais. Grégoriska avait dit vrai, c'était une vraie
princesse.

Après le souper, Grégoriska s'avança vers sa mère. Il lui expliqua, en
langue moldave, le besoin que je devais avoir d'être seule, et combien
le repos m'était nécessaire après les émotions d'une pareille journée.
Smérande fit de la tête un signe d'approbation, me tendit la main, me
baisa au front, comme elle eût fait de sa fille, et me souhaita une
bonne nuit dans son château.

Grégoriska ne s'était pas trompé: ce moment de solitude, je le désirais
ardemment. Aussi remerciai-je la princesse, qui vint me reconduire
jusqu'à la porte, où m'attendaient les deux femmes qui m'avaient déjà
conduite dans ma chambre.

Je la saluai à mon tour, ainsi que ses deux fils, et rentrai dans ce
même appartement d'où j'étais sortie une heure auparavant.

Le sofa était devenu un lit. Voilà le seul changement qui s'y fût fait.

Je remerciai les femmes. Je leur fis signe que je me déshabillerais
seule; elles sortirent aussitôt avec des témoignages de respect qui
indiquaient qu'elles avaient ordre de m'obéir en toutes choses.

Je restai dans cette chambre immense, dont ma lumière, en se déplaçant,
n'éclairait que les parties que j'en parcourais, sans jamais pouvoir en
éclairer l'ensemble. Singulier jeu de lumière, qui établissait une lutte
entre la lueur de ma bougie et les rayons de la lune, qui passaient par
ma fenêtre sans rideaux.

Outre la porte par laquelle j'étais entrée, et qui donnait sur
l'escalier, deux, autres portes s'ouvraient sur ma chambre; mais
d'énormes verrous, placés à ces portes, et qui se tiraient de mon côté,
suffisaient pour me rassurer.

J'allai à la porte d'entrée, que je visitai. Cette porte, comme les
autres, avait ses moyens de défense.

J'ouvris ma fenêtre; elle donnait sur un précipice.

Je compris que Grégoriska avait fait de cette chambre un choix réfléchi.

Enfin, en revenant à mon sofa, je trouvai sur une table placée à mon
chevet un petit billet plié.

Je l'ouvris, et je lus en polonais:

«Dormez tranquille; vous n'aurez rien à craindre tant que vous
demeurerez dans l'intérieur du château.»

«GRÉGORISKA.»

Je suivis le conseil qui m'était donné, et, la fatigue l'emportant sur
mes préoccupations, je me couchai, et je m'endormis.




                                XIV


                         LES DEUX FRÈRES.

A dater de ce moment, je fus établie au château, et, à dater de ce
moment, commença le drame que je vais vous raconter.

Les deux frères devinrent amoureux de moi, chacun avec les nuances de
son caractère.

Kostaki, dès le lendemain, me dit qu'il m'aimait, déclara que je serais
à lui et non à un autre, et qu'il me tuerait plutôt que de me laisser
appartenir à qui que ce fût.

Grégoriska ne dit rien; mais il m'entoura de soins et d'attentions.
Toutes les ressources d'une éducation brillante, tous les souvenirs
d'une jeunesse passée dans les plus nobles cours de l'Europe, furent
employés pour me plaire. Hélas! ce n'était pas difficile: au premier son
de sa voix, j'avais senti que cette voix caressait mon âme; au premier
regard de ses yeux, j'avais senti que ce regard pénétrait jusqu'à mon
coeur.

Au bout de trois mois, Kostaki m'avait cent fois répété qu'il m'aimait,
et je le haïssais; au bout de trois mois, Grégoriska ne m'avait
pas encore dit un seul mot d'amour, et je sentais que, lorsqu'il
l'exigerait, je serais toute à lui.

Kostaki avait renoncé à ses courses. Il ne quittait plus le château. Il
avait momentanément abdiqué en faveur d'une espèce de lieutenant, qui,
de temps en temps, venait lui demander ses ordres, et disparaissait.

Smérande aussi m'aimait d'une amitié passionnée, dont l'expression me
faisait peur. Elle protégeait visiblement Kostaki, et semblait être
plus jalouse de moi qu'il ne l'était lui-même. Seulement, comme elle
n'entendait ni le polonais ni le français, et que moi je n'entendais
pas le moldave, elle ne pouvait faire près de moi des instances bien
pressantes en faveur de son fils; mais elle avait appris à dire en
français trois mots, qu'elle me répétait chaque fois que ses lèvres se
posaient sur mon front:--Kostaki aime Hedwige.

Un jour, j'appris une nouvelle terrible et qui venait mettre le comble
à mes malheurs: la liberté avait été rendue à ces quatre hommes qui
avaient survécu au combat; ils étaient repartis pour la Pologne en
engageant leur parole que l'un d'eux reviendrait, avant trois mois, me
donner des nouvelles de mon père.

L'un d'eux reparut, en effet, un matin. Notre château avait été pris,
brûlé et rasé, et mon père s'était fait tuer en le défendant.

J'étais désormais seule au monde.

Kostaki redoubla d'instances, et Smérande de tendresse; mais, cette
fois, je prétextai le deuil de mon père. Kostaki insista, disant que,
plus j'étais isolée, plus j'avais besoin d'un soutien; sa mère insista,
comme et avec lui, plus que lui peut-être.

Grégoriska m'avait parlé de cette puissance que les Moldaves ont sur
eux-mêmes, lorsqu'ils ne veulent pas laisser lire dans leurs sentiments.
Il en était, lui, un vivant exemple. Il était impossible d'être plus
certaine de l'amour d'un homme que je ne l'étais du sien, et cependant,
si l'on m'eût demandé sur quelle preuve reposait cette certitude, il
m'eût été impossible de le dire; nul, dans le château, n'avait vu sa
main toucher la mienne, ses yeux chercher les miens. La jalousie seule
pouvait éclairer Kostaki sur cette rivalité, comme mon amour seul
pouvait m'éclairer sur cet amour.

Cependant, je l'avoue, cette puissance de Grégoriska sur lui-même
m'inquiétait. Je croyais certainement, mais ce n'était pas assez,
j'avais besoin d'être convaincue, lorsqu'un soir, comme je venais de
rentrer dans ma chambre, j'entendis frapper doucement à l'une de ces
deux portes que j'ai désignées comme fermant en dedans; à la manière
dont on frappait, je devinai que cet appel était celui d'un ami. Je
m'approchai, et je demandai qui était la.

--Grégoriska, répondit une voix, à l'accent de laquelle il n'y avait pas
de danger que je me trompasse.

--Que me voulez-vous? lui demandai-je toute tremblante.

--Si vous avez confiance en moi, dit Grégoriska, si vous me croyez un
homme d'honneur, accordez moi ma demande.

--Quelle est-elle?

--Éteignez votre lumière, comme si vous étiez couchée, et, dans une
demi-heure, ouvrez-moi votre porte.

--Revenez dans une demi-heure fut ma seule réponse.

J'éteignis ma lumière, et j'attendis.

Mon coeur battait avec violence, car je comprenais qu'il s'agissait de
quelque événement important.

La demi-heure s'écoula; j'entendis frapper plus doucement encore que la
première fois. Pendant l'intervalle, j'avais tiré les verrous; je n'eus
donc qu'à ouvrir la porte.

Grégoriska entra, et, sans même qu'il me le dît, je repoussai la porte
derrière lui, et fermai les verrous.

Il resta un moment muet et immobile, m'imposant silence du geste. Puis,
lorsqu'il se fut assuré que nul danger urgent ne nous menaçait, il
m'emmena au milieu de la vaste chambre, et, sentant à mon tremblement
que je ne saurais rester debout, il alla me chercher une chaise.

Je m'assis, ou plutôt je me laissai tomber sur cette chaise.

--Oh! mon Dieu! lui dis-je, qu'y a-t-il donc et pourquoi tant de
précautions?

--Parce que ma vie, ce qui ne serait rien, parce que la vôtre peut-être
aussi, dépendent de la conversation que nous allons avoir.

Je lui saisis la main, tout effrayée. Il porta ma main à ses lèvres,
tout en me regardant, pour me demander pardon d'une pareille audace. Je
baissai les yeux: c'était consentir.

--Je vous aime, me dit-il de sa voix mélodieuse comme un chant;
m'aimez-vous?

--Oui, lui répondis-je.

--Consentiriez-vous à être ma femme?

--Oui. Il passa la main sur son front avec une profonde aspiration de
bonheur.

--Alors, vous ne refuserez pas de me suivre?

--Je vous suivrai partout!

--Car vous comprenez, continua-t-il, que nous ne pouvons être heureux
qu'en fuyant.

--Oh oui! m'écriai-je, fuyons.

--Silence! fit-il en tressaillant, silence!

--Vous avez raison.

Et je me rapprochai toute tremblante de lui.

--Voici ce que j'ai fait, me dit-il; voici ce qui fait que j'ai été si
longtemps sans vous avouer que je vous aimais. C'est que je voulais, une
fois sûr de votre amour, que rien ne pût s'opposer à notre union. Je
suis riche, Hedwige, immensément riche, mais à la façon des seigneurs
moldaves: riche de terres, de troupeaux, de serfs. Eh bien! j'ai vendu,
au monastère de Hango, pour un million de terres, de troupeaux, de
villages. Ils m'ont donné pour trois cent mille francs de pierreries,
pour cent mille mille francs d'or, le reste en lettres de change sur
Vienne. Un million vous suffira-t-il?

Je lui serrai la main.

--Votre amour m'eût suffi, Grégoriska, jugez.

--Eh bien! écoutez: demain, je vais au monastère de Hango pour prendre
mes derniers arrangements avec le supérieur. Il me tient des chevaux
prêts; ces chevaux nous attendront à partir de neuf heures, cachés à
cent pas du château. Après souper, vous remontez comme aujourd'hui;
comme aujourd'hui, vous éteignez votre lumière; comme aujourd'hui,
j'entre chez vous. Mais demain, au lieu d'en sortir seul, vous me
suivez, nous gagnons la porte qui donne sur la campagne, nous trouvons
nos chevaux, nous nous élançons dessus, et après-demain, au jour, nous
avons fait trente lieues.

--Que ne sommes-nous à après-demain!

--Chère Edwige!

Grégoriska me serra contre son coeur, nos lèvres se rencontrèrent.

Oh! il l'avait bien dit: c'était un homme d'honneur à qui j'avais
ouvert la porte de ma chambre; mais il le comprit bien: si je ne lui
appartenais pas de corps, je lui appartenais d'âme.

La nuit s'écoula sans que je pusse dormir un seul instant.

Je me voyais fuyant avec Grégoriska; je me sentais emportée par lui
comme je l'avais été par Kostaki, seulement, cette fois, cette course
terrible, effrayante, funèbre, se changeait en une douce et ravissante
étreinte à laquelle la vitesse ajoutait la volupté, car la vitesse a
aussi une volupté à elle.

Le jour vint.

Je descendis.

Il me sembla qu'il y avait quelque chose de plus sombre encore qu'à
l'ordinaire dans la façon dont Kostaki me salua. Son sourire n'était
même plus une ironie, c'était une menace.

Quant à Smérande, elle me parut la même que d'habitude.

Pendant le déjeuner, Grégoriska ordonna ses chevaux. Kostaki ne parut
faire aucune attention à cet ordre.

Vers onze heures, il nous salua, annonçant son retour pour le soir
seulement, et priant sa mère de ne pas l'attendre à dîner; puis, se
retournant vers moi, il me pria, à mon tour, d'agréer ses excuses.

Il sortit. L'oeil de son frère le suivit jusqu'au moment où il quitta
la chambre, et, en ce moment, il jaillit de cet oeil un tel éclair de
haine, que je frissonnai.

La journée s'écoula au milieu de transes que vous pouvez concevoir. Je
n'avais fait confidence de nos projets à personne; à peine même, dans
mes prières, si j'avais osé en parler à Dieu, et il me semblait que ces
projets étaient connus de tout le monde; que chaque regard qui se fixait
sur moi pouvait pénétrer et lire au fond de mon coeur.

Le dîner fut un supplice: sombre et taciturne, Kostaki parlait rarement;
cette fois, il se contenta d'adresser deux ou trois fois la parole,
en moldave, à sa mère, et chaque fois l'accent de sa voix me fit
tressaillir.

[Illustration: Il s'éloigna au galop dans la direction du monastère de
Hango.]

Quand je me levai pour remonter à ma chambre, Smérande, comme
d'habitude, m'embrassa, et, en m'embrassant, elle me dit cette phrase,
que, depuis huit jours, je n'avais point entendu sortir de sa bouche:

--Kostaki aime Hedwige!

Cette phrase me poursuivit comme une menace; une fois dans ma chambre,
il me semblait qu'une voix fatale murmurait à mon oreille: Kostaki aime
Hedwige!

Or, l'amour de Kostaki, Grégoriska me l'avait dit, c'était la mort.

Vers sept heures du soir, et comme le jour commençait à baisser, je vis
Kostaki traverser la cour. Il se retourna pour regarder de mon côté,
mais je me rejetai en arrière, afin qu'il ne pût me voir.

J'étais inquiète, car, aussi longtemps que la position de ma fenêtre
m'avait permis de le suivre, je l'avais vu se dirigeant vers les
écuries. Je me hasardai à tirer les verrous de ma porte et à me glisser
dans la chambre voisine, d'où je pouvais voir tout ce qu'il allait
faire.

En effet, il se rendait aux écuries. Il en fit sortir alors lui-même son
cheval favori, le sella de ses propres mains et avec le soin d'un homme
qui attache la plus grande importance aux moindres détails. Il avait
le même costume sous lequel il m'était apparu pour la première fois.
Seulement, pour toute arme, il portait son sabre.

Son cheval sellé, il jeta les yeux encore une fois sur la fenêtre de ma
chambre. Puis, ne me voyant pas, il sauta en selle, se fit ouvrir la
même porte par laquelle était sorti et par laquelle devait rentrer son
frère, et s'éloigna au galop, dans la direction du monastère de Hango.

Alors mon coeur se serra d'une façon terrible, un pressentiment fatal me
disait que Kostaki allait au-devant de son frère.

Je restai à cette fenêtre tant que je pus distinguer cette route, qui,
à un quart de lieue du château, faisait un coude et se perdait dans le
commencement d'une forêt. Mais la nuit descendit à chaque instant plus
épaisse, la route finit par s'effacer tout à fait.

Je restais encore.

Enfin mon inquiétude, par son excès même, me rendit ma force, et, comme
c'était évidemment dans la salle d'en bas que je devais avoir les
premières nouvelles de l'un et l'autre des deux frères, je descendis.

Mon premier regard fut pour Smérande. Je vis, au calme de son visage,
qu'elle ne ressentait aucune appréhension; elle donnait ses ordres pour
le souper habituel, et les couverts des deux frères étaient à leurs
places.

Je n'osais interroger personne. D'ailleurs, qui eusse-je interrogé?
Personne au château, excepté Kostaki et Grégoriska, ne parlait aucune
des deux seules langues que je parlasse.

Au moindre bruit, je tressaillais.

C'était à neuf heures ordinairement que l'on se mettait à table pour le
souper.

J'étais descendue à huit heures et demie; je suivais des yeux l'aiguille
des minutes, dont la marche était presque visible sur le vaste cadran de
l'horloge.

L'aiguille voyageuse franchit la distance qui la séparait du quart.

Le quart sonna. La vibration retentit sombre et triste, puis l'aiguille
reprit sa marche silencieuse, et je la vis de nouveau parcourir la
distance avec la régularité et la lenteur d'une pointe de compas.

Quelques minutes avant neuf heures, il me sembla entendre le galop d'un
cheval dans la cour. Smérande l'entendit aussi, car elle tourna la tête
du côté de la fenêtre; mais la nuit était trop épaisse pour qu'elle pût
voir.

Oh! si elle m'eût regardée en ce moment, comme elle eût pu deviner ce
qui se passait dans mon coeur.

On n'avait entendu que le trot d'un seul cheval, et c'était tout simple.
Je savais bien, moi, qu'il ne reviendrait qu'un seul cavalier.

Mais lequel?

Des pas résonnèrent dans l'antichambre. Ces pas étaient lents et
semblaient peser sur mon coeur.

La porte s'ouvrit, je vis dans l'obscurité se dessiner une ombre.

Cette ombre s'arrêta un moment sur la porte. Mon coeur était suspendu.

L'ombre s'avança, et, au fur et à mesure qu'elle entrait dans le cercle
de lumière, je respirais.

Je reconnus Grégoriska.

Un instant de douleur de plus, et mon coeur se brisait.

Je reconnus Grégoriska, mais pâle comme un mort. Rien qu'à le voir, on
devinait que quelque chose de terrible venait de se passer.

--Est-ce toi, Kostaki? demanda Smérande.

--Non, ma mère, répondit Grégoriska d'une voix sourde.

--Ah! vous voilà, dit-elle; et depuis quand votre mère doit-elle vous
attendre?

--Ma mère, dit Grégoriska en jetant un coup d'oeil sur la pendule, il
n'est que neuf heures.

Et en même temps, en effet, neuf heures sonnèrent.

--C'est vrai, dit Smérande. Où est votre frère?

Malgré moi, je songeai que c'était la même question que Dieu avait faite
à Caïn.

Grégoriska ne répondit point.

--Personne n'a-t-il vu Kostaki? demanda Smérande.

Le vatar, ou majordome, s'informa autour de lui.

--Vers sept heures, dit-il, le comte a été aux écuries, a sellé son
cheval lui-même, et est parti par la route de Hango.

En ce moment, mes yeux rencontrèrent les yeux de Grégoriska. Je ne sais
si c'était une réalité ou une hallucination, il me sembla qu'il avait
une goutte de sang au milieu du front.

Je portai lentement mon doigt à mon propre front, indiquant l'endroit où
je croyais voir cette tache.

Grégoriska me comprit; il prit son mouchoir et s'essuya.

--Oui, oui, murmura Smérande, il aura rencontré quelque ours, quelque
loup, qu'il se sera amusé à poursuivre. Voilà pourquoi un enfant fait
attendre sa mère. Où l'avez-vous laissé, Grégoriska? dites.

--Ma mère, répondit Grégoriska d'une voix émue, mais assurée, mon frère
et moi ne sommes pas sortis ensemble.

--C'est bien! dit Smérande. Que l'on serve, que l'on se mette à table et
que l'on ferme les portes; ceux qui seront dehors coucheront dehors.

Les deux premières parties de cet ordre furent exécutées à la lettre,
Smérande prit sa place, Grégoriska s'assit à sa droite, et moi à sa
gauche.

Puis les serviteurs sortirent pour accomplir la troisième, c'est-à-dire
pour fermer les portes du château.

En ce moment, on entendit un grand bruit dans la cour, et un valet tout
effaré entra dans la salle en disant:

--Princesse, le cheval du comte Kostaki vient de rentrer dans la cour,
seul, et tout couvert de sang.

--Oh! murmura Smérande en se dressant pâle et menaçante, c'est ainsi
qu'est rentré un soir le cheval de son père.

Je jetai les yeux sur Grégoriska: il n'était plus pâle, il était livide.

En effet, le cheval du comte Koproli était rentré un soir dans la cour
du château, tout couvert de sang, et, une heure après, les serviteurs
avaient retrouvé et rapporté le corps couvert de blessures.

Smérande prit une torche des mains d'un des valets, s'avança vers la
porte, l'ouvrit et descendit dans la cour.

Le cheval, tout effaré, était contenu, malgré lui, par les trois ou
quatre serviteurs qui unissaient leurs efforts pour l'apaiser.

Smérande s'avança vers l'animal, regarda le sang qui tachait sa selle et
reconnut une blessure au haut de son front.--Kostaki a été tué en face,
dit-elle, en duel et par un seul ennemi. Cherchez son corps, enfants,
plus tard nous chercherons son meurtrier.

Comme le cheval était rentré par la porte de Hango, tous les serviteurs
se précipitèrent par cette porte, et on vit leurs torches s'égarer dans
la campagne et s'enfoncer dans la forêt, comme, dans un beau soir d'été,
on voit scintiller les lucioles dans les plaines de Nice et de Pise.

Smérande, comme si elle eût été convaincue que la recherche ne serait
pas longue, attendit debout à la porte.

Pas une larme ne coulait des yeux de cette mère désolée, et cependant on
sentait gronder le désespoir au fond de son coeur.

Grégoriska se tenait derrière elle, et j'étais près de Grégoriska.

Il avait un instant, en quittant la salle, eu l'intention de m'offrir le
bras, mais il n'avait point osé.

Au bout d'un quart d'heure à peu près, on vit au tournant du chemin
reparaître une torche, puis deux, puis toutes les torches.

Seulement cette fois, au lieu de s'éparpiller dans la campagne, elles
étaient massées autour d'un centre commun.

Ce centre commun, on put bientôt voir qu'il se composait d'une litière
et d'un homme étendu sur cette litière.

Le funèbre cortège s'avançait lentement, mais il s'avançait. Au bout
de dix minutes, il fut à la porte. En apercevant la mère vivante
qui attendait le fils mort, ceux qui le portaient se découvrirent
instinctivement, puis ils rentrèrent silencieux dans la cour.

Smérande se mit à leur suite, et nous, nous suivîmes Smérande. On
atteignit ainsi la grande salle, dans laquelle on déposa le corps.

Alors, faisant un geste de suprême majesté, Smérande écarta tout le
monde, et, s'approchant du cadavre, elle mit un genou en terre devant
lui, écarta les cheveux qui faisaient un voile à son visage, le
contempla longtemps, les yeux secs toujours, puis, ouvrant la robe
moldave, écarta la chemise souillée de sang.

Cette blessure était au côté droit de la poitrine. Elle avait dû être
faite par une lame droite et coupante des deux côtés.

Je me rappelai avoir vu le jour même, au côté de Grégoriska, le long
couteau de chasse qui servait de baïonnette à sa carabine.

Je cherchai à son côté cette arme; mais elle avait disparu.

Smérande demanda de l'eau, trempa son mouchoir dans cette eau, et lava
la plaie.

Un sang frais et pur vint rougir les lèvres de la blessure.

Le spectacle que j'avais sous les yeux présentait quelque chose d'atroce
et de sublime à la fois. Cette vaste chambre, enfumée par les torches
de résine, ces visages barbares, ces yeux brillants de férocité, ces
costumes étranges, cette mère qui calculait, à la vue du sang encore
chaud, depuis combien de temps la mort lui avait pris son fils, ce grand
silence, interrompu seulement par les sanglots de ces brigands, dont
Kostaki était le chef, tout cela, je le répète, était atroce et sublime
à voir.

Enfin Smérande approcha ses lèvres du front de son fils, puis, se
relevant, puis, rejetant en arrière les longues nattes de ses cheveux
blancs qui s'étaient déroulés:

--Grégoriska! dit-elle.

Grégoriska tressaillit, secoua la tête, et sortant de son atonie:

--Ma mère, répondit-il.

--Venez ici, mon fils, et écoutez-moi. Grégoriska obéit en frémissant,
mais il obéit.

A mesure qu'il approchait du corps, le sang, plus abondant et plus
vermeil, sortait de la blessure. Heureusement, Smérande ne regardait
plus de ce côté, car, à la vue de ce sang accusateur, elle n'eût plus eu
besoin de chercher qui était le meurtrier.

--Grégoriska, dit-elle, je sais bien que Kostaki et toi ne vous aimiez
point. Je sais bien que tu es Waivady par ton père, et lui, Koproli par
le sien; mais, par votre mère, vous étiez tous deux des Brankovan. Je
sais que toi tu es un homme des villes d'Occident, et lui un enfant des
montagnes orientales; mais enfin, par le ventre qui vous a portés tous
deux, vous êtes frères. Eh bien! Grégoriska, je veux savoir si nous
allons porter mon fils auprès de son père sans que le serment ait été
prononcé, si je puis pleurer tranquille, enfin, comme une femme, me
reposant sur vous, c'est-à-dire sur un homme, de la punition.

[Illustration: Kostaki a été tué en face, en duel et par un seul
ennemi.]

--Nommez-moi le meurtrier de mon frère, madame, et ordonnez, je vous
jure qu'avant une heure, si vous l'exigez, il aura cessé de vivre.

--Jurez toujours, Grégoriska, jurez, sous peine de ma malédiction,
entendez-vous, mon fils? Jurez que le meurtrier mourra, que vous ne
laisserez pas pierre sur pierre de sa maison; que sa mère, ses enfants,
ses frères, sa femme ou sa fiancée périront de votre main. Jurez, et, en
jurant, appelez sur vous la colère du ciel si vous manquez à ce serment
sacré. Si vous manquez à ce serment sacré, soumettez-vous à la misère, à
l'exécration de vos amis, à la malédiction de votre mère.

Grégoriska étendit la main sur le cadavre.

--Je jure que le meurtrier mourra, dit-il.

[Illustration: Les yeux du cadavre se rouvrirent et s'attachèrent sur
moi plus vivants que je ne les avais jamais vus.]

À ce serment étrange et dont moi et le mort, peut-être, pouvions seuls
comprendre le véritable sens, je vis ou je crus voir s'accomplir un
effroyable prodige. Les yeux du cadavre se rouvrirent et s'attachèrent
sur moi plus vivants que je ne les avais jamais vus, et je sentis, comme
si ce double rayon eût été palpable, pénétrer un fer brûlant jusqu'à mon
coeur.

C'était plus que je n'en pouvais supporter; je m'évanouis.




                                 XV


                        LE MONASTÈRE DE HANGO.

Quand je me réveillai, j'étais dans ma chambre, couchée sur mon lit; une
des deux femmes veillait près de moi.

Je demandai où était Smérande; on me répondit qu'elle veillait près du
corps de son fils.

Je demandai où était Grégoriska; on me répondit qu'il était au monastère
de Hango.

Il n'était plus question de fuite. Kostaki n'était-il pas mort? Il
n'était plus question de mariage. Pouvais-je épouser le fratricide?

Trois jours et trois nuits s'écoulèrent ainsi au milieu de rêves
étranges. Dans ma veille ou dans mon sommeil, je voyais toujours ces
deux yeux vivants au milieu de ce visage mort: c'était une vision
horrible.

C'était le troisième jour que devait avoir lieu l'enterrement de
Kostaki.

Le matin de ce jour on m'apporta de la part de Smérande un costume
complet de veuve. Je m'habillai et je descendis.

La maison semblait vide; tout le monde était à la chapelle.

Je m'acheminai vers le lieu de la réunion. Au moment où j'en franchis le
seuil, Smérande, que je n'avais pas vue depuis trois jours, franchit le
seuil et vint à moi.

Elle semblait une statue de la Douleur. D'un mouvement lent comme celui
d'une statue, elle posa ses lèvres glacées sur mon front, et, d'une
voix qui semblait déjà sortir de la tombe, elle prononça ces paroles
habituelles:--Kostaki vous aime.

Vous ne pouvez vous faire une idée de l'effet que produisirent sur moi
ces paroles. Cette protestation d'amour faite au présent, au lieu d'être
faite au passé; ce _vous aime_, au lieu de _vous aimait_; cet amour
d'outre-tombe qui venait me chercher dans la vie, produisit sur moi une
impression terrible.

En même temps, un étrange sentiment s'emparait de moi, comme si j'eusse
été en effet la femme de celui qui était mort, et non la fiancée de
celui qui était vivant. Ce cercueil m'attirait à lui, malgré moi,
douloureusement, comme on dit que le serpent attire l'oiseau qu'il
fascine. Je cherchai des yeux Grégoriska.

Je l'aperçus, pâle et debout, contre une colonne; ses yeux étaient au
ciel. Je ne puis dire s'il me vit.

Les moines du couvent de Hango entouraient le corps en chantant
des psalmodies du rit grec, quelquefois harmonieuses, plus souvent
monotones. Je voulais prier aussi, moi; mais la prière expirait sur mes
lèvres, mon esprit était tellement bouleversé, qu'il me semblait bien
plutôt assister à un consistoire de démons qu'à une réunion de prêtres.

Au moment où l'on enleva le corps, je voulus le suivre, mais mes forces
s'y refusèrent. Je sentis mes jambes craquer sous moi, et je m'appuyai à
la porte.

Alors Smérande vint à moi, et fit un signe à Grégoriska. Grégoriska
obéit, et s'approcha. Alors Smérande m'adressa la parole en langue
moldave.--Ma mère m'ordonne de vous répéter mot pour mot ce qu'elle va
dire, fit Grégoriska.

Alors Smérande parla de nouveau; quand elle eut fini:--Voici les paroles
de ma mère, dit-il: «Vous pleurez mon fils, Hedwige, vous l'aimiez,
n'est-ce pas? Je vous remercie de vos larmes et de votre amour;
désormais vous êtes autant ma fille que si Kostaki eût été votre époux;
vous avez désormais une patrie, une mère, une famille. Répandons la
somme de larmes que l'on doit aux morts, puis ensuite redevenons toutes
deux dignes de celui qui n'est plus... moi sa mère, vous sa femme!
Adieu! rentrez chez vous; moi, je vais suivre mon fils jusqu'à sa
dernière demeure; à mon retour, je m'enfermerai avec ma douleur, et vous
ne me verrez que lorsque je l'aurai vaincue; soyez tranquille, je la
tuerai, car je ne veux pas qu'elle me tue.»

Je ne pus répondre à ces paroles de Smérande, traduites par Grégoriska,
que par un gémissement.

Je remontai dans ma chambre, le convoi s'éloigna. Je le vis disparaître
à l'angle du chemin. Le couvent de Hango n'était qu'à une demi-lieue du
château, en droite ligne; mais les obstacles du sol forçaient la route
de dévier, et, en suivant la route, il s'éloignait de près de deux
heures.

Nous étions au mois de novembre. Les journées étaient redevenues froides
et courtes. A cinq heures du soir, il faisait nuit close.

Vers sept heures, je vis reparaître des torches. C'était le cortège
funèbre qui rentrait. Le cadavre reposait dans le tombeau de ses pères.
Tout était dit.

Je vous ai dit à quelle obsession étrange je vivais en proie depuis le
fatal événement qui nous avait tous habillés de deuil, et surtout depuis
que j'avais vu se rouvrir et se fixer sur moi les yeux que la mort avait
fermés. Ce soir-là, accablée par les émotions de la journée, j'étais
plus triste encore. J'écoutais sonner les différentes heures à l'horloge
du château, et je m'attristais au fur et à mesure que le temps envolé me
rapprochait de l'instant où Kostaki avait dû mourir.

J'entendis sonner neuf heures moins un quart.

Alors une étrange sensation s'empara de moi. C'était une terreur
frissonnante qui courait par tout mon corps, elle glaçait; puis,
avec cette terreur, quelque chose comme un sommeil invincible qui
alourdissait mes sens; ma poitrine s'oppressa, mes yeux se voilèrent.
J'étendis les bras, et j'allai à reculons tomber sur mon lit.

Cependant mes sens n'avaient pas tellement disparu que je ne pusse
entendre comme un pas qui s'approchait de ma porte; puis il me sembla
que ma porte s'ouvrait; puis je ne vis et n'entendis plus rien.

Seulement je sentis une vive douleur au cou.

Après quoi je tombai dans une léthargie complète.

A minuit je me réveillai, ma lampe brûlait encore; je voulus me lever,
mais j'étais si faible, qu'il me fallut m'y reprendre à deux fois.
Cependant je vainquis cette faiblesse, et comme, éveillée, j'éprouvais
au cou la même douleur que j'avais éprouvée dans mon sommeil: je me
traînai, en m'appuyant contre la muraille, jusqu'à la glace et je
regardai.

Quelque chose de pareil à une piqûre d'épingle, marquait l'artère de mon
col.

Je pensai que quelque insecte m'avait mordu pendant mon sommeil, et,
comme j'étais écrasée de fatigue, je me couchai et je m'endormis.

Le lendemain, je me réveillai comme d'habitude. Comme d'habitude, je
voulus me lever aussitôt que mes yeux furent ouverts; mais j'éprouvai
une faiblesse que je n'avais éprouvée encore qu'une seule fois dans ma
vie, le lendemain d'un jour où j'avais été saignée.

Je m'approchai de ma glace, et je fus frappée de ma pâleur.

La journée se passa triste et sombre, j'éprouvais une chose étrange; où
j'étais, j'avais besoin de rester, tout déplacement était une fatigue.

La nuit vint, on m'apporta ma lampe; mes femmes, je le compris du moins
à leurs gestes, m'offraient de rester près de moi. Je les remerciai:
elles sortirent.

A la même heure que la veille, j'éprouvai les mêmes symptômes. Je voulus
me lever alors et appeler du secours; mais je ne pus aller jusqu'à la
porte. J'entendis vaguement le timbre de l'horloge sonnant neuf heures
moins un quart; les pas résonnèrent, la porte s'ouvrit; mais je ne
voyais, je n'entendais rien; comme la veille, j'étais allée tomber
renversée sur mon lit.

Comme la veille, j'éprouvai une douleur aiguë au même endroit.

Comme la veille, je me réveillai à minuit; seulement, je me réveillai
plus faible et plus pâle que la veille.

Le lendemain encore l'horrible obsession se renouvela.

J'étais décidée à descendre près de Smérande, si faible que je fusse,
lorsqu'une de mes femmes entra dans ma chambre, et prononça le nom de
Grégoriska.

Grégoriska venait derrière elle.

Je voulus me lever pour le recevoir, mais je retombai sur mon fauteuil.

Il jeta un cri en m'apercevant, et voulut s'élancer vers moi; mais j'eus
la force d'étendre le bras vers lui.--Que venez-vous faire ici? lui
demandai-je.--Hélas! dit-il, je venais vous dire adieu! je venais vous
dire que je quitte ce monde qui m'est insupportable sans votre amour et
sans votre présence; je venais vous dire que je me retire au monastère
de Hango.--Ma présence vous est ôtée, Grégoriska, lui répondis-je, mais
non mon amour. Hélas! je vous aime toujours, et ma grande douleur, c'est
que désormais cet amour soit presque un crime.--Alors, je puis espérer
que vous prierez pour moi, Hedwige.--Oui; seulement je ne prierai pas
longtemps, ajoutai-je avec un sourire.--Qu'avez-vous donc, en effet, et
pourquoi êtes-vous si pâle?--J'ai... que Dieu prend pitié de moi, sans
doute, et qu'il m'appelle à lui!

Grégoriska s'approcha de moi, me prit une main, que je n'eus pas la
force de lui retirer, et, me regardant fixement:--Cette pâleur n'est
point naturelle, Hedwige; d'où vient-elle? dites.--Si je vous le disais,
Grégoriska, vous croiriez que je suis folle.--Non, non, dites, Hedwige,
je vous en supplie, nous sommes ici dans un pays qui ne ressemble à
aucun autre pays, dans une famille qui ne ressemble à aucune autre
famille. Dites, dites tout, je vous en supplie.

Je lui racontai tout: cette étrange hallucination qui me prenait à cette
heure où Kostaki avait dû mourir; cette terreur, cet engourdissement, ce
froid de glace, cette prostration qui me couchait sur mon lit, ce
bruit de pas que je croyais entendre, cette porte que je croyais voir
s'ouvrir, enfin cette douleur aiguë suivie d'une pâleur et d'une
faiblesse sans cesse croissantes.

J'avais cru que mon récit paraîtrait, à Grégoriska, un commencement de
folie, et je l'achevais avec une certaine timidité, quand, au contraire,
je vis qu'il prétait à ce récit une attention profonde.

Après que j'eus cessé de parler, il réfléchit un instant.

--Ainsi, demanda-t-il, vous vous endormez chaque soir à neuf heures
moins un quart?--Oui, quelques efforts que je fasse pour résister au
sommeil.--Ainsi, vous croyez voir s'ouvrir votre porte?--Oui, quoique
je la ferme au verrou.--Ainsi, vous ressentez une douleur aiguë
au cou?--Oui, quoique à peine mon cou conserve la trace d'une
blessure.--Voulez-vous permettre que je voie? dit-il.--Je renversai ma
tête sur mon épaule.

Il examina cette cicatrice.

--Edwige, dit-il après un instant, avez-vous confiance en moi?--Vous le
demandez? répondis-je.--Croyez-vous en ma parole?--Comme je crois aux
saints Évangiles.--Eh bien! Edwige, sur ma parole, je vous jure que
vous n'avez pas huit jours à vivre, si vous ne consentez pas à faire,
aujourd'hui même, ce que je vais vous dire:--Et si j'y consens?--Si vous
y consentez, vous serez sauvée peut-être.--Peut-être?

Il se tut.

--Quoi qu'il doive arriver, Grégoriska, repris-je, je ferai ce que vous
m'ordonnerez de faire.--Eh bien! écoutez, dit-il, et surtout ne vous
effrayez pas. Dans votre pays, comme en Hongrie, comme dans notre
Roumanie, il existe une tradition.

Je frissonnai, car cette tradition m'était revenue à la mémoire.

--Ah! dit-il, vous savez ce que je veux dire?--Oui, répondis-je, j'ai
vu, en Pologne, des personnes soumises à cette horrible fatalité.--Vous
voulez parler des vampires, n'est-ce pas?--Oui, dans mon enfance, j'ai
vu déterrer, dans le cimetière d'un village appartenant à mon père,
quarante personnes mortes en quinze jours, sans que l'on pût deviner la
cause de leur mort. Dix-sept ont donné tous les signes du vampirisme,
c'est-à-dire qu'on les a retrouvés frais, vermeils, et pareils à des
vivants; les autres étaient leurs victimes.--Et que fit-on pour en
délivrer le pays?

--On leur enfonça un pieu dans le coeur, et on les brûla ensuite.--Oui,
c'est ainsi que l'on agit d'ordinaire; mais, pour nous, cela ne suffit
pas. Pour vous délivrer du fantôme, je veux d'abord le connaître, et, de
par le ciel, je le connaîtrai. Oui, et, s'il le faut, je lutterai
corps à corps avec lui, quel qu'il soit.--Oh! Grégoriska, m'écriai-je,
effrayée.--J'ai dit: quel qu'il soit, et je le répète. Mais il faut,
pour mener à bien cette terrible aventure, que vous consentiez à tout
ce que je vais exiger de vous.--Dites.--Tenez-vous prête à sept heures.
Descendez à la chapelle; descendez-y seule; il faut vaincre votre
faiblesse, Hedwige, il le faut. Là, nous recevrons la bénédiction
nuptiale. Consentez-y, ma bien-aimée; il faut, pour vous défendre, que,
devant Dieu et devant les hommes, j'aie le droit de veiller sur
vous. Nous remonterons ici, et alors nous verrons.--Oh! Grégoriska,
m'écriai-je, si c'est lui, il vous tuera.--Ne craignez rien, ma
bien-aimée Edwige. Seulement, consentez.--Vous savez bien que je ferai
tout ce que vous voudrez, Grégoriska.--A ce soir, alors.--Oui, faites de
votre côté ce que vous voulez faire, et je vous seconderai de mon mieux,
allez.

Il sortit. Un quart d'heure après, je vis un cavalier bondissant sur la
route du monastère; c'était lui!

A peine l'eus-je perdu de vue que je tombai à genoux, et que je priai
comme on ne prie plus dans vos pays sans croyance, et j'attendis sept
heures, offrant à Dieu et aux saints l'holocauste de mes pensées; je ne
me relevai qu'au moment où sonnèrent sept heures.

J'étais faible comme une mourante, pâle comme une morte. Je jetai sur
ma tête un grand voile noir, je descendis l'escalier, me soutenant aux
murailles, et me rendis à la chapelle sans avoir rencontré personne.

Grégoriska m'attendait avec le père Bazile, supérieur du couvent de
Hango. Il portait au côté une épée sainte, relique d'un vieux croisé qui
avait pris Constantinople avec Ville-Hardouin et Beaudoin de Flandre.

--Hedwige, dit-il en frappant de la main sur son épée, avec l'aide de
Dieu, voici qui rompra le charme qui menace votre vie. Approchez donc
résolument, voici un saint homme qui, après avoir reçu ma confession, va
recevoir nos serments.

La cérémonie commença; jamais peut-être il n'y en eut de plus simple et
de plus solennelle à la fois. Nul n'assistait le pope; lui-même nous
plaça sur la tête les couronnes nuptiales. Vêtus de deuil tous deux,
nous fîmes le tour de l'autel un cierge à la main; puis le religieux,
ayant prononcé les paroles saintes, ajouta:

--Allez maintenant, mes enfants, et que Dieu vous donne la force et le
courage de lutter contre l'ennemi du genre humain. Vous êtes armés de
votre innocence et de sa justice; vous vaincrez le démon. Allez, et
soyez bénis>

Nous baisâmes les livres saints et nous sortîmes de la chapelle.

Alors, pour la première fois, je m'appuyai sur le bras de Grégoriska,
et il me sembla qu'au toucher de ce bras vaillant, qu'au contact de ce
noble coeur, la vie rentrait dans mes veines, Je me croyais certaine de
triompher, puisque Grégoriska était avec moi; nous remontâmes dans ma
chambre.

Huit heures et demie sonnaient.

--Hedwige, me dit alors Grégoriska, nous n'avons pas de temps à perdre.
Veux-tu t'endormir comme d'habitude, et que tout se passe pendant ton
sommeil? Veux-tu rester éveillée et tout voir?

[Illustration: Le spectre reculait sous le glaive sacré.]

--Près de toi, je ne crains rien, je veux rester éveillée, je veux tout
voir.

Grégoriska tira de sa poitrine un buis béni, tout humide encore d'eau
sainte, et me le donna.

--Prends donc ce rameau, dit-il, couche-toi sur ton lit, récite les
prières à la Vierge et attends sans crainte. Dieu est avec nous. Surtout
ne laisse pas tomber ton rameau; avec lui, tu commanderas à l'enfer
même. Ne m'appelle pas, ne crie pas; prie, espère et attends.

Je me couchai sur le lit, je croisai mes mains sur ma poitrine, sur
laquelle j'appuyai le rameau béni.

Quant à Grégoriska, il se cacha derrière le dais dont j'ai parlé, et qui
coupait l'angle de ma chambre.

Je comptais les minutes, et, sans doute, Grégoriska les comptait aussi
de son côté.

Les trois quarts sonnèrent.

Le retentissement du marteau vibrait encore, que je ressentis ce même
engourdissement, cette même terreur, ce même froid glacial; mais
j'approchai le rameau béni de mes lèvres, et cette première sensation se
dissipa.

Alors, j'entendis bien distinctement le bruit de ce pas lent et mesuré
qui retentissait dans l'escalier et qui s'approchait de ma porte.

Puis ma porte s'ouvrit lentement, sans bruit, comme poussée par une
force surnaturelle, et alors...

La voix s'arrêta comme étouffée dans la gorge de la narratrice.

--Et alors, continua-t-elle avec un effort, j'aperçus Kostaki, pâle
comme je l'avais vu sur la litière; ses longs cheveux noirs, épars sur
ses épaules, dégouttaient de sang; il portait son costume habituel;
seulement il était ouvert sur sa poitrine, et laissait voir sa blessure
saignante.

Tout était mort, tout était cadavre... chair, habits, démarche... les
yeux seuls, ces yeux terribles, étaient vivants.

A cette vue, chose étrange! au lieu de sentir redoubler mon épouvante,
je sentis croître mon courage. Dieu me l'envoyait sans doute pour que je
pusse juger ma position et me défendre contre l'enfer. Au premier pas
que le fantôme fit vers mon lit, je croisai hardiment mon regard avec ce
regard de plomb, et lui présentai le rameau béni.

Le spectre essaya d'avancer; mais un pouvoir plus fort que le sien le
maintint à sa place. Il s'arrêta:

--Oh! murmura-t-il; elle ne dort pas, elle sait tout.

Il parlait en moldave, et cependant j'entendais comme si ces paroles
eussent été prononcées dans une langue que j'eusse comprise.

Nous étions ainsi en face, le fantôme et moi, sans que mes yeux pussent
se détacher des siens, lorsque je vis, sans avoir besoin de tourner
la tête de son côté, Grégoriska sortir de derrière la stalle de bois,
semblable à l'ange exterminateur et tenant son épée à la main. Il fit le
signe de la croix de la main gauche et s'avança lentement l'épée tendue
vers le fantôme; celui-ci, à l'aspect de son frère, avait à son tour
tiré son sabre avec un éclat de rire terrible; mais, à peine le sabre
eut-il touché le fer béni, que le bras du fantôme retomba inerte près de
son corps.

Kostaki poussa un soupir plein de lutte et de désespoir.

--Que veux-tu? dit-il à son frère.--Au nom du Dieu vivant, dit
Grégoriska, je t'adjure de répondre.--Parle, dit le fantôme en grinçant
des dents.--Est-ce moi qui t'ai attendu?--Non.--Est-ce moi qui t'ai
attaqué?--Non.--Est-ce moi qui t'ai frappé?--Non.--Tu t'es jeté sur mon
épée, et voilà tout. Donc, aux yeux de Dieu et des hommes, je ne suis
pas coupable du crime de fratricide; donc tu n'as pas reçu une mission
divine, mais infernale; donc tu es sorti de la tombe, non comme une
ombre sainte, mais comme un spectre maudit, et tu vas rentrer dans ta
tombe.--Avec elle, oui! s'écria Kostaki en faisant un effort suprême
pour s'emparer de moi.--Seul! s'écria à son tour Grégoriska; cette femme
m'appartient.

Et, en prononçant ces paroles, du bout du fer béni il toucha la plaie
vive.

Kostaki poussa un cri comme si un glaive de flamme l'eût touché, et,
portant la main gauche à sa poitrine, il fit un pas en arrière.

En même temps, et d'un mouvement qui semblait être emboîté avec le sien,
Grégoriska fit un pas en avant; alors, les yeux sur les yeux du mort,
l'épée sur la poitrine de son frère, commença une marche lente,
terrible, solennelle; quelque chose de pareil au passage de don Juan et
du commandeur; le spectre reculant sous le glaive sacré, sous la volonté
irrésistible du champion de Dieu; celui-ci le suivant pas à pas sans
prononcer une parole; tous deux haletants, tous deux livides, le vivant
poussant le mort devant lui, et le forçant d'abandonner ce château qui
était sa demeure dans le passé, pour la tombe qui était sa demeure dans
l'avenir.

Oh! c'était horrible à voir, je vous jure.

Et pourtant, mue moi-même par une force supérieure, invisible, inconnue,
sans me rendre compte de ce que je faisais, je me levai et je les
suivis. Nous descendîmes l'escalier, éclairés seulement par les
prunelles ardentes de Kostaki. Nous traversâmes ainsi la galerie, ainsi
la cour. Nous franchîmes ainsi la porte de ce même pas mesuré: le
spectre à reculons, Grégoriska le bras tendu, moi les suivant.

Cette course fantastique dura une heure: il fallait reconduire le mort
à sa tombe; seulement, au lieu de suivre le chemin habituel, Kostaki et
Grégoriska avaient coupé le terrain en droite ligne, s'inquiétant peu
des obstacles qui avaient cessé d'exister: sous leurs pieds, le sol
s'aplanissait, les torrents se desséchaient, les arbres se reliaient,
les rocs s'écartaient; le même miracle s'opérait pour moi qui s'opérait
pour eux; seulement tout le ciel me semblait couvert d'un crêpe noir, la
lune et les étoiles avaient disparu, et je ne voyais toujours dans la
nuit briller que les yeux de flamme du vampire.

Nous arrivâmes ainsi à Hango, ainsi nous passâmes à travers la haie
d'arbousiers qui servait de clôture au cimetière. A peine entrée, je
distinguai dans l'ombre la tombe de Kostaki placée à côté de celle de
son père; j'ignorais qu'elle fût là, et cependant je la reconnus.

Cette nuit-là je savais tout.

Au bord de la fosse ouverte, Grégoriska s'arrêta.

--Kostaki, dit-il, tout n'est pas encore fini pour toi, et une voix du
ciel me dit que tu seras pardonné si tu te repens: promets-tu de rentrer
dans ta tombe? promets-tu de n'en plus sortir? promets-tu de vouer enfin
à Dieu le culte qui tu as voué à l'enfer?--Non! répondit Kostaki.--Te
repens-tu? demanda Grégoriska.--Non!--Pour la dernière fois,
Kostaki?--Non!--Eh bien! appelle à ton secours Satan, comme j'appelle
Dieu au mien, et voyons, cette fois encore, à qui restera la victoire.

Deux cris retentirent en même temps; les fers se croisèrent tout
jaillissants d'étincelles, et le combat dura une minute qui me parut un
siècle.

Kostaki tomba; je vis se lever l'épée terrible, je la vis s'enfoncer
dans son corps et clouer ce corps a la terre fraîchement remuée.

Un cri suprême, et qui n'avait rien d'humain, passa dans l'air.

J'accourus.

Grégoriska était resté debout, mais chancelant.

J'accourus et je le soutins dans mes bras.

--Etes-vous blessé? lui demandai-je avec anxiété.

--Non, me dit-il; mais dans un duel pareil, chère Hedwige, ce n'est
pas la blessure qui tue, c'est la lutte. J'ai lutté avec la mort,
j'appartiens à la mort.

--Ami, ami, m'écriai-je, éloigne-toi, éloigne-toi d'ici, et la vie
reviendra peut-être.--Non, dit-il, voilà ma tombe, Hedwige; mais ne
perdons pas de temps; prends un peu de cette terre imprégnée de son
sang, et applique-la sur la morsure qu'il t'a faite; c'est le seul moyen
de te préserver dans l'avenir de son horrible amour.

J'obéis en frissonnant. Je me baissai pour ramasser cette terre
sanglante, et, en me baissant, je vis le cadavre cloué au sol; l'épée
bénie lui traversait le coeur, et un sang noir et abondant sortait de sa
blessure, comme s'il venait seulement de mourir à l'instant même.

Je pétris un peu de terre avec le sang, et j'appliquai l'horrible
talisman sur ma blessure.

--Maintenant, mon Hedwige adorée, dit Grégoriska d'une voix affaiblie,
écoute bien mes dernières instructions: quitte le pays aussitôt que tu
pourras. La distance seule est une sécurité pour toi. Le père Bazile a
reçu aujourd'hui mes volontés suprêmes, et il les accomplira. Hedwige!
un baiser! le dernier, le seul, Hedwige! je meurs.

Et, en disant ces mots, Grégoriska tomba près de son frère.

Dans toute autre circonstance, au milieu de ce cimetière, près de cette
tombe ouverte, avec ces deux cadavres couchés à côté l'un de l'autre, je
fusse devenue folle; mais, je l'ai déjà dit, Dieu avait mis en moi une
force égale aux événements dont il me faisait non-seulement le témoin,
mais l'acteur.

Au moment où je regardais autour de moi, cherchant quelques secours, je
vis s'ouvrir la porte du cloître, et les moines, conduits par le père
Bazile, s'avancèrent deux à deux, portant des torches allumées et
chantant les prières des morts.

Le père Bazile venait d'arriver au couvent; il avait prévu ce qui
s'était passé, et, à la tête de toute la communauté, il se rendait au
cimetière.

Il me trouva vivante près des deux morts.

Kostaki avait le visage bouleversé par une dernière convulsion.

Grégoriska, au contraire, était calme et presque souriant.

Comme l'avait recommandé Grégoriska, on l'enterra près de son frère: le
chrétien gardant le damné.

Smérande, en apprenant ce nouveau malheur et la part que j'y avais
prise, voulut me voir; elle vint me trouver au couvent de Hango et
apprit de ma bouche tout ce qui s'était passé dans cette terrible nuit.

Je lui racontai dans tous ses détails la fantastique histoire; mais
elle m'écouta comme m'avait écoutée Grégoriska, sans étonnement, sans
frayeur.

--Hedwige, répondit-elle après un moment de silence, si étrange que soit
ce que vous venez de raconter, vous n'avez dit cependant que la vérité
pure.--La race des Brankovan est maudite, jusqu'à la troisième et
quatrième génération, et cela parce qu'un Brankovan a tué un prêtre.
Mais le terme de la malédiction est arrivé; car, quoique épouse, vous
êtes vierge, et en moi la race s'éteint. Si mon fils vous a légué un
million, prenez-le. Après moi, à part les legs pieux que je compte
faire, vous aurez le reste de ma fortune. Maintenant, suivez au plus
vite le conseil de votre époux. Retournez au plus vite dans les pays où
Dieu ne permet point que s'accomplissent ces terribles prodiges. Je
n'ai besoin de personne pour pleurer mes fils avec moi. Adieu, ne vous
enquérez plus de moi. Mon sort à venir n'appartient plus qu'à moi et à
Dieu.

Et, m'ayant embrassée sur le front comme d'habitude, elle me quitta et
vint s'enfermer au château de Brankovan.

Huit jours après, je partis pour la France. Comme l'avait espéré
Grégoriska, mes nuits cessèrent d'être fréquentées par le terrible
fantôme. Ma santé même s'est rétablie, et je n'ai gardé de cet événement
que cette pâleur mortelle qui accompagne jusqu'au tombeau toute créature
qui a subi le baiser d'un vampire.



La dame se tut, minuit sonna, et j'oserai presque dire que le plus brave
de nous tressaillit au timbre de la pendule.

Il était temps de se retirer; nous prîmes congé de M. Ledru.

Un an après, cet excellent homme mourut.

C'est la première fois que, depuis cette mort, j'ai l'occasion de payer
un tribut au bon citoyen, au savant modeste, à l'honnête homme surtout.
Je m'empresse de le faire.

Je ne suis jamais retourné à Fontenay-aux-Roses.

Mais le souvenir de cette journée laissa une si profonde impression dans
ma vie, mais toutes ces histoires étranges, qui s'étaient accumulées
dans une seule soirée, creusèrent un si profond sillon dans ma mémoire,
qu'espérant éveiller chez les autres un intérêt que j'avais éprouvé
moi-même, je recueillis dans les différents pays que j'ai parcourus
depuis dix-huit ans, c'est-à-dire en Suisse, en Allemagne, en Italie, en
Espagne, en Sicile, en Grèce et en Angleterre, toutes les traditions du
même genre que les récits des différents peuples firent revivre à mon
oreille, et que j'en composai cette collection que je livre aujourd'hui
à mes lecteurs habituels, sous le titre: LES MILLE ET UN FANTÔMES.


                             FIN.

[Illustration:--Hedwige! un baiser! le dernier, le seul, Hedwige! je
meurs.]





End of Project Gutenberg's Les mille et un fantomes, by Alexandre Dumas

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electronic work or group of works on different terms than are set
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both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
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Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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