Le Collier de la Reine, Tome I

By Alexandre Dumas

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Title: Le Collier de la Reine, Tome I

Author: Alexandre Dumas

Release Date: April 18, 2006 [EBook #18199]

Language: French


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Alexandre Dumas

LE COLLIER DE LA REINE

Tome I

(1849--1850)




Table des matières


Avant-propos.
Prologue--I Un vieux gentilhomme et un vieux maître d'hôtel
Prologue--II La Pérouse.
Chapitre I Deux femmes inconnues.
Chapitre II Un intérieur.
Chapitre III Jeanne de La Motte de Valois.
Chapitre IV Bélus.
Chapitre V Route de Versailles.
Chapitre VI La consigne.
Chapitre VII L'alcôve de la reine.
Chapitre VIII Le petit lever de la reine.
Chapitre IX La pièce d'eau des Suisses.
Chapitre X Le tentateur.
Chapitre XI Le «Suffren».
Chapitre XII M. de Charny.
Chapitre XIII Les cent louis de la reine.
Chapitre XIV Maître Fingret.
Chapitre XV Le cardinal de Rohan.
Chapitre XVI Mesmer et Saint-Martin.
Chapitre XVII Le baquet.
Chapitre XVIII Mademoiselle Oliva.
Chapitre XIX M. Beausire.
Chapitre XX L'or.
Chapitre XXI La petite maison.
Chapitre XXII Quelques mots sur l'Opéra.
Chapitre XXIII Le bal de l'Opéra.
Chapitre XXIV Le bal de l'Opéra--(suite).
Chapitre XXV Sapho.
Chapitre XXVI L'académie de M. de Beausire.
Chapitre XXVII L'ambassadeur.
Chapitre XXVIII MM. Boehmer et Bossange.
Chapitre XXIX À l'ambassade.
Chapitre XXX Le marché.
Chapitre XXXI La maison du gazetier.
Chapitre XXXII Comment deux amis deviennent ennemis.
Chapitre XXXIII La maison de la rue Neuve-Saint-Gilles.
Chapitre XXXIV La tête de la famille de Taverney.
Chapitre XXXV Le quatrain de M. de Provence.
Chapitre XXXVI La princesse de Lamballe.
Chapitre XXXVII Chez la reine.
Chapitre XXXVIII Un alibi
Chapitre XXXIX Monsieur de Crosne.
Chapitre XL La tentatrice.
Chapitre XLI Deux ambitions qui veulent passer pour deux amours.
Chapitre XLII Où l'on commence à voir les visages sous les masques.
Chapitre XLIII Où monsieur Ducorneau ne comprend absolument rien à ce
  qui se passe
Chapitre XLIV Illusions et réalités.
Chapitre XLV Où mademoiselle Oliva commence à se demander ce que l'on
  veut faire d'elle
Chapitre XLVI La maison déserte.
Chapitre XLVII Jeanne protectrice.




Avant-propos


Et d'abord, à propos même du titre que nous venons d'écrire, qu'on nous
permette d'avoir une courte explication avec nos lecteurs. Il y a déjà
vingt ans que nous causons ensemble, et les quelques lignes qui vont
suivre, au lieu de relâcher notre vieille amitié, vont, je l'espère, la
resserrer encore.

Depuis les derniers mots que nous nous sommes dits, une révolution a
passé entre nous: cette révolution, je l'avais annoncée dès 1832, j'en
avais exposé les causes, je l'avais suivie dans sa progression, je
l'avais décrite jusque dans son accomplissement: il y a plus--j'avais
dit, il y a seize ans, ce que je ferais il y a huit mois.

Qu'on me permette de transcrire ici les dernières lignes de l'épilogue
prophétique qui termine mon livre de _Gaule et France_.

«Voilà le gouffre où va s'engloutir le gouvernement actuel. Le phare que
nous allumons sur sa route n'éclairera que son naufrage; car, voulût-il
virer de bord, il ne le pourrait plus maintenant, le courant qui
l'entraîne est trop rapide et le vent qui le pousse est trop large.
Seulement, à l'heure de perdition, nos souvenirs d'homme l'emportant sur
notre stoïcisme de citoyen, une voix se fera entendre qui criera: _Meure
la royauté, mais Dieu sauve le roi!_

Cette voix sera la mienne.»

Ai-je menti à ma promesse, et la voix qui, seule en France, a dit adieu
à une auguste amitié a-t-elle, au milieu de la chute d'une dynastie,
vibré assez haut pour qu'on l'ait entendue?

La révolution prévue et annoncée par nous ne nous a donc pas pris à
l'improviste. Nous l'avons saluée comme une apparition fatalement
attendue; nous ne l'espérions pas meilleure, nous la craignions pire.
Depuis vingt ans que nous fouillons le passé des peuples, nous savons ce
que c'est que les révolutions.

Des hommes qui l'ont faite et de ceux qui en ont profité, nous n'en
parlerons pas. Tout orage trouble l'eau. Tout tremblement de terre amène
le fond à la surface. Puis, par les lois naturelles de l'équilibre,
chaque molécule reprend sa place. La terre se raffermit, l'eau s'épure,
et le ciel, momentanément troublé, mire au lac éternel ses étoiles d'or.

Nos lecteurs vont donc nous retrouver le même, après le 24 février, que
nous étions auparavant: une ride de plus au front, une cicatrice de plus
au coeur. Voilà tout le changement qui s'est opéré en nous pendant les
huit terribles mois qui viennent de s'écouler.

Ceux que nous aimions, nous les aimons toujours; ceux que nous
craignions, nous ne les craignons plus; ceux que nous méprisions, nous
les méprisons plus que jamais.

Donc, dans notre oeuvre comme en nous, aucun changement; peut-être dans
notre oeuvre comme en nous, une ride et une cicatrice de plus. Voilà
tout.

Nous avons à l'heure qu'il est écrit à peu près quatre cents volumes.
Nous avons fouillé bien des siècles, évoqué bien des personnages éblouis
de se retrouver debout au grand jour de la publicité.

Eh bien! ce monde tout entier de spectres, nous l'adjurons de dire si
jamais nous avons fait sacrifice au temps où nous vivions de ses crimes,
de ses vices ou de ses vertus: sur les rois, sur les grands seigneurs,
sur le peuple, nous avons toujours dit ce qui était la vérité ou ce que
nous croyions être la vérité; et, si les morts réclamaient comme les
vivants, de même que nous n'avons jamais eu à faire une seule
rétractation aux vivants, nous n'aurions pas à faire une seule
rétractation aux morts.

À certains coeurs, tout malheur est sacré, toute chute est respectable;
qu'on tombe de la vie ou du trône, c'est une piété de s'incliner devant
le sépulcre ouvert, devant la couronne brisée.

Lorsque nous avons écrit notre titre au haut de la première page de
notre livre, ce n'est point, disons-le, un choix libre qui nous a dicté
ce titre, c'est que son heure était arrivée, c'est que son tour était
venu; la chronologie est inflexible; après 1774 devait venir 1784; après
_Joseph Balsamo, Le Collier de la Reine_.

Mais que les plus scrupuleuses susceptibilités se rassurent: par cela
même qu'il peut tout dire aujourd'hui, l'historien sera le censeur du
poète. Rien de hasardé sur la femme reine, rien de douteux sur la reine
martyre. Faiblesse de l'humanité, orgueil royal, nous peindrons tout,
c'est vrai; mais comme ces peintres idéalistes qui savent prendre le
beau côté de la ressemblance; mais comme faisait l'artiste au nom
d'Ange, quand dans sa maîtresse chérie il retrouvait une madone sainte;
entre les pamphlets infâmes et la louange exagérée, nous suivrons,
triste, impartial et solennel, la ligne rêveuse de la poésie. Celle dont
le bourreau a montré au peuple la tête pâle a bien acheté le droit de ne
plus rougir devant la postérité.

                            Alexandre Dumas
                            29 novembre 1848



Prologue--I

Un vieux gentilhomme et un vieux maître d'hôtel


Vers les premiers jours du mois d'avril 1784, à trois heures un quart à
peu près de l'après-midi, le vieux maréchal de Richelieu, notre ancienne
connaissance, après s'être imprégné lui-même les sourcils d'une teinture
parfumée, repoussa de la main le miroir que lui tenait son valet de
chambre, successeur mais non remplaçant du fidèle Rafté; et, secouant la
tête de cet air qui n'appartenait qu'à lui:

--Allons, dit-il, me voilà bien ainsi.

Et il se leva de son fauteuil, chiquenaudant du doigt, avec un geste
tout juvénile, les atomes de poudre blanche qui avaient volé de sa
perruque sur sa culotte de velours bleu de ciel.

Puis, après avoir fait deux ou trois tours dans son cabinet de toilette,
allongeant le cou-de-pied et tendant le jarret:

--Mon maître d'hôtel! dit-il.

Cinq minutes après, le maître d'hôtel se présenta en costume de
cérémonie.

Le maréchal prit un air grave et tel que le comportait la situation.

--Monsieur, dit-il, je suppose que vous m'avez fait un bon dîner?

--Mais oui, monseigneur.

--Je vous ai fait remettre la liste de mes convives, n'est-ce pas?

--Et j'en ai fidèlement retenu le nombre, monseigneur. Neuf couverts,
n'est-ce point cela?

--Il y a couvert et couvert, monsieur!

--Oui, monseigneur, mais...

Le maréchal interrompit le maître d'hôtel avec un léger mouvement
d'impatience, tempéré cependant de majesté.

--_Mais_... n'est point une réponse, monsieur; et chaque fois que
j'entends le mot _mais_, et je l'ai entendu bien des fois depuis
quatre-vingt-huit ans, eh bien! monsieur, chaque fois que je l'ai
entendu, ce mot, je suis désespéré de vous le dire, il précédait une
sottise.

--Monseigneur!...

--D'abord, à quelle heure me faites-vous dîner?

--Monseigneur, les bourgeois dînent à deux heures, la robe à trois, la
noblesse à quatre.

--Et moi, monsieur?

--Monseigneur dînera aujourd'hui à cinq heures.

--Oh! oh! à cinq heures!

--Oui, monseigneur, comme le roi.

--Et pourquoi comme le roi?

--Parce que sur la liste que monseigneur m'a fait l'honneur de me
remettre, il y a un nom de roi.

--Point du tout, monsieur, vous vous trompez, parmi mes convives
d'aujourd'hui, il n'y a que de simples gentilshommes.

--Monseigneur veut sans doute plaisanter avec son humble serviteur, et
je le remercie de l'honneur qu'il me fait. Mais M. le comte de Haga, qui
est un des convives de monseigneur...

--Eh bien?

--Eh bien! le comte de Haga est un roi.

--Je ne connais pas de roi qui se nomme ainsi.

--Que monseigneur me pardonne alors, dit le maître d'hôtel en
s'inclinant, mais j'avais cru, j'avais supposé...

--Votre mandat n'est pas de croire, monsieur! Votre devoir n'est pas de
supposer! Ce que vous avez à faire c'est de lire les ordres que je vous
donne, sans y ajouter aucun commentaire. Quand je veux qu'on sache une
chose, je la dis; quand je ne la dis pas, je veux qu'on l'ignore.

Le maître d'hôtel s'inclina une seconde fois, et cette fois plus
respectueusement peut-être que s'il eût parlé à un roi régnant.

--Ainsi donc, monsieur, continua le vieux maréchal, vous voudrez bien,
puisque je n'ai que des gentilshommes à dîner, me faire dîner à mon
heure habituelle, c'est-à-dire à quatre heures.

À cet ordre, le front du maître d'hôtel s'obscurcit, comme s'il venait
d'entendre prononcer son arrêt de mort. Il pâlit et plia sous le coup.

Puis, se redressant avec le courage du désespoir:

--Il arrivera ce que Dieu voudra, dit-il; mais monseigneur ne dînera
qu'à cinq heures.

--Pourquoi et comment cela? s'écria le maréchal en se redressant.

--Parce qu'il est matériellement impossible que monseigneur dîne
auparavant.

--Monsieur, dit le vieux maréchal en secouant avec fierté sa tête encore
vive et jeune, voilà vingt ans, je crois, que vous êtes à mon service?

--Vingt-et-un ans, monseigneur; plus un mois et deux semaines.

--Eh bien, monsieur, à ces vingt-et-un ans, un mois, deux semaines, vous
n'ajouterez pas un jour, pas une heure. Entendez-vous? répliqua le
vieillard, en pinçant ses lèvres minces et en fronçant son sourcil
peint, dès ce soir vous chercherez un maître. Je n'entends pas que le
mot impossible soit prononcé dans ma maison. Ce n'est pas à mon âge que
je veux faire l'apprentissage de ce mot. Je n'ai pas de temps à perdre.

Le maître d'hôtel s'inclina une troisième fois.

--Ce soir, dit-il, j'aurai pris congé de monseigneur, mais au moins,
jusqu'au dernier moment, mon service aura été fait comme il convient.

Et il fit deux pas à reculons vers la porte.

--Qu'appelez-vous _comme il convient?_ s'écria le maréchal. Apprenez,
monsieur, que les choses doivent être faites ici comme _il me convient_,
voilà la convenance. Or, je veux dîner à quatre heures, moi, et _il ne
me convient pas_, quand je veux dîner à quatre heures, que vous me
fassiez dîner à cinq.

--Monsieur le maréchal, dit sèchement le maître d'hôtel, j'ai servi de
sommelier à M. le prince de Soubise, d'intendant à M. le prince cardinal
Louis de Rohan. Chez le premier, Sa Majesté le feu roi de France dînait
une fois l'an; chez le second, Sa Majesté l'empereur d'Autriche dînait
une fois le mois. Je sais donc comme on traite les souverains,
monseigneur. Chez M. de Soubise, le roi Louis XV s'appelait vainement le
baron de Gonesse, c'était toujours un roi; chez le second, c'est-à-dire
chez M. de Rohan, l'empereur Joseph s'appelait vainement le comte de
Packenstein, c'était toujours l'empereur. Aujourd'hui, M. le maréchal
reçoit un convive qui s'appelle vainement le comte de Haga: le comte de
Haga n'en est pas moins le roi de Suède. Je quitterai ce soir l'hôtel de
Monsieur le maréchal, ou M. le comte de Haga y sera traité en roi.

--Et voilà justement ce que je me tue à vous défendre, monsieur
l'entêté; le comte de Haga veut l'incognito le plus strict, le plus
opaque. Pardieu! je reconnais bien là vos sottes vanités, messieurs de
la serviette! Ce n'est pas la couronne que vous honorez, c'est vous-même
que vous glorifiez avec nos écus.

--Je ne suppose pas, dit aigrement le maître d'hôtel que ce soit
sérieusement que monseigneur me parle d'argent.

--Eh non! monsieur, dit le maréchal presque humilié, non. Argent! qui
diable vous parle argent? Ne détournez pas la question, je vous prie, et
je vous répète que je ne veux point qu'il soit question de roi ici.

--Mais, monsieur le maréchal, pour qui donc me prenez-vous? Croyez-vous
que j'aille ainsi en aveugle? Mais il ne sera pas un instant question de
roi.

--Alors ne vous obstinez point, et faites-moi dîner à quatre heures.

--Non, monsieur le maréchal, parce qu'à quatre heures, ce que j'attends
ne sera point arrivé.

--Qu'attendez-vous? un poisson? comme M. Vatel.

--M. Vatel, M. Vatel, murmura le maître d'hôtel.

--Eh bien! êtes-vous choqué de la comparaison?

--Non; mais pour un malheureux coup d'épée que M. Vatel se donna au
travers du corps, M. Vatel est immortalisé!

--Ah, ah! et vous trouvez, monsieur, que votre confrère a payé la gloire
trop bon marché?

--Non, monseigneur, mais combien d'autres souffrent plus que lui dans
notre profession, et dévorent des douleurs ou des humiliations cent fois
pires qu'un coup d'épée, et qui cependant ne sont point immortalisés!

--Eh! monsieur, pour être immortalisé, ne savez-vous pas qu'il faut être
de l'Académie, ou être mort?

--Monseigneur, s'il en est ainsi, mieux vaut être bien vivant et faire
son service. Je ne mourrai pas, et mon service sera fait comme eût été
fait celui de Vatel, si M. le prince de Condé eût eu la patience
d'attendre une demi-heure.

--Oh! mais vous me promettez merveilles; c'est adroit.

--Non, monseigneur, aucune merveille.

--Mais qu'attendez-vous donc alors?

--Monseigneur veut que je le lui dise?

--Ma foi! oui, je suis curieux.

--Eh bien, monseigneur, j'attends une bouteille de vin.

--Une bouteille de vin! expliquez-vous, monsieur; la chose commence à
m'intéresser.

--Voici de quoi il s'agit, monseigneur. Sa Majesté le roi de Suède,
pardon, Son Excellence le comte de Haga, voulais-je dire, ne boit jamais
que du vin de Tokay.

--Eh bien! suis-je assez dépourvu pour n'avoir point de tokay dans ma
cave? il faudrait chasser mon sommelier, dans ce cas.

--Non, monseigneur, vous en avez, au contraire, encore soixante
bouteilles, à peu près.

--Eh bien, croyez-vous que le comte de Haga boive soixante-et-une
bouteilles de vin à son dîner?

--Patience, monseigneur; lorsque M. le comte de Haga vint pour la
première fois en France, il n'était que prince royal; alors, il dîna
chez le feu roi, qui avait reçu douze bouteilles de tokay de Sa Majesté
l'empereur d'Autriche. Vous savez que le tokay premier cru est réservé
pour la cave des empereurs, et que les souverains eux-mêmes ne boivent
de ce cru qu'autant que Sa Majesté l'empereur veut bien leur en envoyer?

--Je le sais.

--Eh bien! monseigneur, de ces douze bouteilles dont le prince royal
goûta, et qu'il trouva admirables, de ces douze bouteilles, deux
bouteilles aujourd'hui restent seulement.

--Oh! oh!

--L'une est encore dans les caves du roi Louis XVI.

--Et l'autre?

--Ah! voilà, monseigneur, dit le maître d'hôtel avec un sourire
triomphant, car il sentait qu'après la longue lutte qu'il venait de
soutenir, le moment de la victoire approchait pour lui; l'autre, eh
bien! l'autre fut dérobée.

--Par qui?

--Par un de mes amis, sommelier du feu roi, qui m'avait de grandes
obligations.

--Ah! ah! Et qui vous la donna.

--Certes, oui, monseigneur, dit le maître d'hôtel avec orgueil.

--Et qu'en fîtes-vous?

--Je la déposai précieusement dans la cave de mon maître, monseigneur.

--De votre maître? Et quel était votre maître à cette époque, monsieur?

--Mgr le cardinal prince Louis de Rohan.

--Ah! mon Dieu! à Strasbourg?

--À Saverne.

--Et vous avez envoyé chercher cette bouteille pour moi! s'écria le
vieux maréchal.

--Pour vous, monseigneur, répondit le maître d'hôtel du ton qu'il eût
pris pour dire: «Ingrat!»

Le duc de Richelieu saisit la main du vieux serviteur en s'écriant:

--Je vous demande pardon, monsieur, vous êtes le roi des maîtres
d'hôtel!

--Et vous me chassiez! répondit celui-ci avec un mouvement intraduisible
de tête et d'épaules.

--Moi, je vous paie cette bouteille cent pistoles.

--Et cent pistoles que coûteront à Monsieur le maréchal les frais du
voyage, cela fera deux cents pistoles. Mais monseigneur avouera que
c'est pour rien.

--J'avouerai tout ce qu'il vous plaira, monsieur; en attendant, à partir
d'aujourd'hui, je double vos honoraires.

--Mais, monseigneur, il ne fallait rien pour cela.

--Et quand donc arrivera votre courrier de cent pistoles?

--Monseigneur jugera si j'ai perdu mon temps: quel jour Monseigneur a-t
il commandé le dîner?

--Mais voici trois jours, je crois.

--Il faut à un courrier qui court à franc étrier vingt-quatre heures
pour aller, vingt-quatre pour revenir.

--Il vous restait vingt-quatre heures: prince des maîtres d'hôtel, qu'en
avez-vous fait, de ces vingt-quatre heures?

--Hélas, monseigneur, je les ai perdues. L'idée ne m'est venue que le
lendemain du jour où vous m'aviez donné la liste de vos convives.
Maintenant, calculons le temps qu'entraînera la négociation, et vous
verrez, monseigneur, qu'en ne vous demandant que jusqu'à cinq heures, je
ne vous demande que le temps strictement nécessaire.

--Comment! la bouteille n'est pas encore ici?

--Non, monseigneur.

--Bon Dieu! monsieur, et si votre collègue de Saverne allait être aussi
dévoué à M. le prince de Rohan que vous l'êtes à moi-même?

--Eh bien! monseigneur?

--S'il allait refuser la bouteille, comme vous l'eussiez refusée
vous-même?

--Moi, monseigneur?

--Oui, vous ne donneriez pas une pareille bouteille, je suppose, si elle
se trouvait dans ma cave?

--J'en demande bien humblement pardon à monseigneur: si un confrère
ayant un roi à traiter me venait demander votre meilleure bouteille de
vin, je la lui donnerais à l'instant.

--Oh! oh! fit le maréchal avec une légère grimace.

--C'est en aidant que l'on est aidé, monseigneur.

--Alors, me voilà à peu près rassuré, dit le maréchal avec un soupir;
mais nous avons encore une mauvaise chance.

--Laquelle, monseigneur?

--Si la bouteille se casse?

--Oh! monseigneur, il n'y a pas d'exemple qu'un homme ait jamais cassé
une bouteille de vin de deux mille livres.

--J'avais tort, n'en parlons plus; maintenant, votre courrier arrivera à
quelle heure?

--À quatre heures très précises.

--Alors, qui nous empêche de dîner à quatre heures? reprit le maréchal,
entêté comme une mule de Castille.

--Monseigneur, il faut une heure à mon vin pour le reposer, et encore
grâce à un procédé dont je suis l'inventeur; sans cela, il me faudrait
trois jours.

Battu cette fois encore, le maréchal fit en signe de défaite un salut à
son maître d'hôtel.

--D'ailleurs, continua celui-ci, les convives de monseigneur, sachant
qu'ils auront l'honneur de dîner avec M. le comte de Haga, n'arriveront
qu'à quatre heures et demie.

--En voici bien d'une autre!

--Sans doute, monseigneur; les convives de monseigneur sont, n'est-ce
pas, M. le comte de Launay, Mme la comtesse du Barry, M. de La Pérouse,
M. de Favras, M. de Condorcet, M. de Cagliostro et M. de Taverney?

--Eh bien?

--Eh bien! monseigneur, procédons par ordre: M. de Launay vient de la
Bastille; de Paris, par la glace qu'il y a sur les routes, trois heures.

--Oui, mais il partira aussitôt le dîner des prisonniers, c'est-à-dire à
midi; je connais cela, moi.

--Pardon, monseigneur; mais depuis que monseigneur a été à la Bastille,
l'heure du dîner est changée, la Bastille dîne à une heure.

--Monsieur, on apprend tous les jours, et je vous remercie. Continuez.

--Mme du Barry vient de Luciennes, une descente perpétuelle, par le
verglas.

--Oh! cela ne l'empêchera pas d'être exacte. Depuis qu'elle n'est plus
la favorite que d'un duc, elle ne fait plus la reine qu'avec les barons.
Mais comprenez cela à votre tour, monsieur: je voulais dîner de bonne
heure à cause de M. de La Pérouse qui part ce soir et qui ne voudra
point s'attarder.

--Monseigneur, M. de La Pérouse est chez le roi; il cause géographie,
cosmographie, avec Sa Majesté. Le roi ne lâchera donc pas de sitôt M. de
La Pérouse.

--C'est possible...

--C'est sûr, monseigneur. Il en sera de même de M. de Favras, qui est
chez M. le comte de Provence, et qui y cause sans doute de la pièce de
M. Caron de Beaumarchais.

--Du _Mariage de Figaro_?

--Oui, monseigneur.

--Savez-vous que vous êtes tout à fait lettré, monsieur?

--Dans mes moments perdus, je lis, monseigneur.

--Nous avons M. de Condorcet qui, en sa qualité de géomètre, pourra bien
se piquer de ponctualité.

--Oui; mais il s'enfoncera dans un calcul, et quand il en sortira, il se
trouvera d'une demi-heure en retard. Quant au comte de Cagliostro, comme
ce seigneur est étranger et habite depuis peu de temps Paris, il est
probable qu'il ne connaît pas encore parfaitement la vie de Versailles
et qu'il se fera attendre.

--Allons, dit le maréchal, vous avez, moins Taverney, nommé tous mes
convives, et cela dans un ordre d'énumération digne d'Homère et de mon
pauvre Rafté.

Le maître d'hôtel s'inclina.

--Je n'ai point parlé de M. de Taverney, dit-il, parce que M. de
Taverney est un ancien ami qui se conformera aux usages. Je crois,
monseigneur, que voilà bien les huit couverts de ce soir, n'est-ce pas?

--Parfaitement. Où nous faites-vous dîner, monsieur?

--Dans la grande salle à manger, monseigneur.

--Nous y gèlerons.

--Elle chauffe depuis trois jours, monseigneur, et j'ai réglé
l'atmosphère à dix-huit degrés.

--Fort bien! mais voilà la demie qui sonne.

Le maréchal jeta un coup d'oeil sur la pendule.

--C'est quatre heures et demie, monsieur.

--Oui, monseigneur, et voilà un cheval qui entre dans la cour; c'est ma
bouteille de vin de Tokay.

--Puissé-je être servi vingt ans encore de la sorte, dit le vieux
maréchal en retournant à son miroir, tandis que le maître d'hôtel
courait à son office.

--Vingt ans! dit une voix rieuse qui interrompit le duc juste au premier
coup d'oeil sur sa glace, vingt ans: mon cher maréchal, je vous les
souhaite; mais alors j'en aurai soixante, duc, et je serai bien vieille.

--Vous, comtesse! s'écria le maréchal; vous la première! Mon Dieu! que
vous êtes toujours belle et fraîche!

--Dites que je suis gelée, duc.

--Passez, je vous prie, dans le boudoir.

--Oh! un tête-à-tête, maréchal?

--À trois, répondit une voix cassée.

--Taverney! s'écria le maréchal. La peste du trouble-fête! dit-il à
l'oreille de la comtesse.

--Fat! murmura Mme du Barry, avec un grand éclat de rire.

Et tous trois passèrent dans la pièce voisine.




Prologue--II

La Pérouse


Au même instant le roulement sourd de plusieurs voitures sur les pavés
ouatés de neige avertit le maréchal de l'arrivée de ses hôtes et,
bientôt après, grâce à l'exactitude du maître d'hôtel, neuf convives
prenaient place autour de la table ovale de la salle à manger; neuf
laquais, silencieux comme des ombres, agiles sans précipitation,
prévenants sans importunité, glissant sur les tapis, passaient entre les
convives sans jamais effleurer leurs bras, sans heurter jamais leurs
fauteuils, fauteuils ensevelis dans une moisson de fourrures, où
plongeaient jusqu'aux jarrets les jambes des convives.

Voilà ce que savouraient les hôtes du maréchal, avec la douce chaleur
des poêles, le fumet des viandes, le bouquet des vins, et le
bourdonnement des premières causeries après le potage.

Pas un bruit au-dehors, les volets avaient des sourdines; pas un bruit
au-dedans, excepté celui que faisaient les convives: des assiettes qui
changeaient de place sans qu'on les entendît sonner, de l'argenterie qui
passait des buffets sur la table sans une seule vibration, un maître
d'hôtel dont on ne pouvait pas même surprendre le susurrement; il
donnait ses ordres avec les yeux.

Aussi, au bout de dix minutes, les convives se sentirent-ils
parfaitement seuls dans cette salle; en effet, des serviteurs aussi
muets, des esclaves aussi impalpables devaient nécessairement être
sourds.

M. de Richelieu fut le premier qui rompit ce silence solennel qui dura
autant que le potage, en disant à son voisin de droite:

--Monsieur le comte ne boit pas?

Celui auquel s'adressaient ces paroles était un homme de trente-huit
ans, blond de cheveux, petit de taille, haut d'épaules; son oeil, d'un
bleu clair, était vif parfois, mélancolique souvent: la noblesse était
écrite en traits irrécusables sur son front ouvert et généreux.

--Je ne bois que de l'eau, maréchal, répondit-il.

--Excepté chez le roi Louis XV, dit le duc. J'ai eu l'honneur d'y dîner
avec Monsieur le comte, et cette fois il a daigné boire du vin.

--Vous me rappelez là un excellent souvenir, monsieur le maréchal; oui,
en 1771; c'était du vin de Tokay du cru impérial.

--C'était le pareil de celui-ci, que mon maître d'hôtel a l'honneur de
vous verser en ce moment, monsieur le comte, répondit Richelieu en
s'inclinant.

Le comte de Haga leva le verre à la hauteur de son oeil et le regarda à
la clarté des bougies.

Il étincelait dans le verre comme un rubis liquide.

--C'est vrai, dit-il, monsieur le maréchal: merci.

Et le comte prononça ce mot _merci_ d'un ton si noble et si gracieux,
que les assistants électrisés se levèrent d'un seul mouvement en criant:

--Vive Sa Majesté!

--C'est vrai, répondit le comte de Haga: vive Sa Majesté le roi de
France! N'êtes-vous pas de mon avis, monsieur de La Pérouse?

--Monsieur le comte, répondit le capitaine avec cet accent à la fois
caressant et respectueux de l'homme habitué à parler aux têtes
couronnées, je quitte le roi il y a une heure, et le roi a été si plein
de bonté pour moi, que nul ne criera plus haut: «Vive le roi!» que je ne
le ferai. Seulement, comme dans une heure environ je courrai la poste
pour gagner la mer, où m'attendent les deux flûtes que le roi met à ma
disposition, une fois hors d'ici, je vous demanderai la permission de
crier vive un autre roi que j'aimerais fort à servir, si je n'avais un
si bon maître.

Et, en levant son verre, M. de La Pérouse salua humblement le comte de
Haga.

--Cette santé que vous voulez porter, dit Mme du Barry, placée à la
gauche du maréchal, nous sommes tous prêt, monsieur, à y faire raison.
Mais encore faut-il que notre doyen d'âge la porte, comme on dirait au
Parlement.

--Est-ce à toi que le propos s'adresse, Taverney, ou bien à moi? dit le
maréchal en riant et en regardant son vieil ami.

--Je ne crois pas, dit un nouveau personnage placé en face du maréchal
de Richelieu.

--Qu'est-ce que vous ne croyez pas, monsieur de Cagliostro? dit le comte
de Haga en attachant son regard perçant sur l'interlocuteur.

--Je ne crois pas, monsieur le comte, dit Cagliostro en s'inclinant, que
ce soit M. de Richelieu notre doyen d'âge.

--Oh! voilà qui va bien, dit le maréchal; il paraît que c'est toi,
Taverney.

--Allons donc, j'ai huit ans de moins que toi. Je suis de 1704, répliqua
le vieux seigneur.

--Malhonnête! dit le maréchal; il dénonce mes quatre-vingt-huit ans.

--En vérité! monsieur le duc, vous avez quatre-vingt-huit ans? fit M. de
Condorcet.

--Oh! mon Dieu! oui. C'est un calcul facile à faire, et par cela même
indigne d'un algébriste de votre force, marquis. Je suis de l'autre
siècle, du grand siècle, comme on l'appelle: 1696, voilà une date!

--Impossible, dit de Launay.

--Oh! si votre père était ici, monsieur le gouverneur de la Bastille, il
ne dirait pas impossible, lui qui m'a eu pour pensionnaire en 1714.

--Le doyen d'âge, ici, je le déclare, dit M. de Favras, c'est le vin que
M. le comte de Haga verse en ce moment dans son verre.

--Un tokay de cent vingt ans; vous avez raison, monsieur de Favras,
répliqua le comte. À ce tokay l'honneur de porter la santé du roi.

--Un instant, messieurs, dit Cagliostro en élevant au-dessus de la table
sa large tête étincelante de vigueur et d'intelligence, je réclame.

--Vous réclamez sur le droit d'aînesse du tokay? reprirent en choeur les
convives.

--Assurément, dit le comte avec calme, puisque c'est moi-même qui l'ai
cacheté dans sa bouteille.

--Vous?

--Oui, moi, et cela le jour de la victoire remportée par Montecuculli
sur les Turcs, en 1664.

Un immense éclat de rire accueillit ces paroles, que Cagliostro avait
prononcées avec une imperturbable gravité.

--À ce compte, monsieur, dit Mme du Barry, vous avez quelque chose comme
cent trente ans, car je vous accorde bien dix ans pour avoir pu mettre
ce bon vin dans sa grosse bouteille.

--J'avais plus de dix ans lorsque j'accomplis cette opération, madame,
puisque le surlendemain j'eus l'honneur d'être chargé par Sa Majesté
l'empereur d'Autriche de féliciter Montecuculli, qui, par la victoire du
Saint-Gothard, avait vengé la journée d'Especk en Esclavonie, journée où
les mécréants battirent si rudement les impériaux mes amis et mes
compagnons d'armes, en 1536.

--Eh! dit le comte de Haga aussi froidement que le faisait Cagliostro,
Monsieur avait encore à cette époque dix ans au moins, puisqu'il
assistait en personne à cette mémorable bataille.

--Une horrible déroute! monsieur le comte, répondit Cagliostro en
s'inclinant.

--Moins cruelle cependant que la déroute de Crécy, dit Condorcet en
souriant.

--C'est vrai, monsieur, dit Cagliostro en souriant, la déroute de Crécy
fut une chose terrible en ce que ce fut non seulement une armée, mais la
France qui fut battue. Mais aussi, convenons-en, cette déroute ne fut
pas une victoire tout à fait loyale de la part de l'Angleterre. Le roi
Édouard avait des canons, circonstance parfaitement ignorée de Philippe
de Valois, ou plutôt circonstance à laquelle Philippe de Valois n'avait
pas voulu croire quoique je l'en eusse prévenu, quoique je lui eusse dit
que de mes yeux j'avais vu ces quatre pièces d'artillerie qu'Édouard
avait achetées des Vénitiens.

--Ah! ah! dit Mme du Barry, ah! vous avez connu Philippe de Valois?

--Madame, j'avais l'honneur d'être un des cinq seigneurs qui lui firent
escorte en quittant le champ de bataille, répondit Cagliostro. J'étais
venu en France avec le pauvre vieux roi de Bohême, qui était aveugle, et
qui se fit tuer au moment où on lui dit que tout était perdu.

--Oh! mon Dieu! monsieur, dit La Pérouse, vous ne sauriez croire combien
je regrette qu'au lieu d'assister à la bataille de Crécy, vous n'ayez
pas assisté à celle d'Actium.

--Et pourquoi cela, monsieur?

--Ah! parce que vous eussiez pu me donner des détails nautiques, qui,
malgré la belle narration de Plutarque, me sont toujours demeurés fort
obscurs.

--Lesquels, monsieur? Je serais heureux si je pouvais vous être de
quelque utilité.

--Vous y étiez donc?

--Non, monsieur, j'étais alors en Égypte. J'avais été chargé par la
reine Cléopâtre de recomposer la bibliothèque d'Alexandrie; chose que
j'étais plus qu'un autre à même de faire, ayant personnellement connu
les meilleurs auteurs de l'Antiquité.

--Et vous avez vu la reine Cléopâtre, monsieur de Cagliostro? s'écria la
comtesse du Barry.

--Comme je vous vois, madame.

--Était-elle aussi jolie qu'on le dit?

--Madame la comtesse, vous le savez, la beauté est relative. Charmante
reine en Égypte, Cléopâtre n'eût pu être à Paris qu'une adorable
grisette.

--Ne dites pas de mal des grisettes, monsieur le comte.

--Dieu m'en garde!

--Ainsi, Cléopâtre était...

--Petite, mince, vive, spirituelle, avec de grands yeux en amande, un
nez grec, des dents de perle, et une main comme la vôtre, madame; une
véritable main à tenir le sceptre. Tenez, voici un diamant qu'elle m'a
donné et qui lui venait de son frère Ptolémée; elle le portait au pouce.

--Au pouce! s'écria Mme du Barry.

--Oui; c'était une mode égyptienne, et moi, vous le voyez, je puis à
peine le passer à mon petit doigt.

Et, tirant la bague, il la présenta à Mme du Barry.

C'était un magnifique diamant, qui pouvait valoir, tant son eau était
merveilleuse, tant sa taille était habile, trente ou quarante mille
francs.

Le diamant fit le tour de la table et revint à Cagliostro, qui le remit
tranquillement à son doigt.

--Ah! je le vois bien, dit-il, vous êtes incrédules: incrédulité fatale
que j'ai eue à combattre toute ma vie. Philippe de Valois n'a pas voulu
me croire quand je lui dis d'ouvrir une retraite à Édouard; Cléopâtre
n'a pas voulu me croire quand je lui ai dit qu'Antoine serait battu. Les
Troyens n'ont pas voulu me croire quand je leur ai dit à propos du
cheval de bois: «Cassandre est inspirée, écoutez Cassandre.»

--Oh! mais c'est merveilleux, dit Mme du Barry en se tordant de rire, et
en vérité je n'ai jamais vu d'homme à la fois aussi sérieux et aussi
divertissant que vous.

--Je vous assure, dit Cagliostro en s'inclinant, que Jonathas était bien
plus divertissant encore que moi. Oh! le charmant compagnon! C'est au
point que lorsqu'il fut tué par Saül, je faillis en devenir fou.

--Savez-vous que si vous continuez, comte, dit le duc de Richelieu, vous
allez rendre fou lui-même ce pauvre Taverney, qui a tant peur de la mort
qu'il vous regarde avec des yeux tout effarés en vous croyant immortel.
Voyons, franchement, l'êtes-vous, oui ou non?

--Immortel?

--Immortel.

--Je n'en sais rien, mais ce que je sais, c'est que je puis affirmer une
chose.

--Laquelle? demanda Taverney, le plus avide de tous les auditeurs du
comte.

--C'est que j'ai vu toutes les choses et hanté tous les personnages que
je vous citais tout à l'heure.

--Vous avez connu Montecuculli?

--Comme je vous connais, monsieur de Favras, et même plus intimement,
car c'est pour la deuxième ou troisième fois que j'ai l'honneur de vous
voir, tandis que j'ai vécu près d'un an sous la même tente que l'habile
stratégiste dont nous parlons.

--Vous avez connu Philippe de Valois?

--Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, monsieur de Condorcet; mais
lui rentré à Paris, je quittai la France et retournai en Bohême.

--Cléopâtre?

--Oui, madame la comtesse, Cléopâtre. Je vous ai dit qu'elle avait les
yeux noirs comme vous les avez, et la gorge presque aussi belle que la
vôtre.

--Mais, comte, vous ne savez pas comment j'ai la gorge?

--Vous l'avez pareille à celle de Cassandre, madame, et, pour que rien
ne manque à la ressemblance, elle avait comme vous, ou vous avez comme
elle, un petit signe noir à la hauteur de la sixième côte gauche.

--Oh! mais, comte, pour le coup vous êtes sorcier.

--Eh! non, marquise, fit le maréchal de Richelieu en riant, c'est moi
qui le lui ai dit.

--Et comment le savez-vous?

Le maréchal allongea les lèvres.

--Heu! dit-il, c'est un secret de famille.

--C'est bien, c'est bien, fit Mme du Barry. En vérité, maréchal, on a
raison de mettre double couche de rouge quand on vient chez vous.

Puis se retournant vers Cagliostro:

--En vérité, monsieur, dit-elle, vous avez donc le secret de rajeunir,
car, âgé de trois ou quatre mille ans, comme vous l'êtes, vous paraissez
quarante ans à peine?

--Oui, madame, j'ai le secret de rajeunir.

--Oh! rajeunissez-moi donc, alors.

--Vous, madame, c'est inutile, et le miracle est fait. On a l'âge que
l'on paraît avoir, et vous avez trente ans au plus.

--C'est une galanterie.

--Non, madame, c'est un fait.

--Expliquez-vous.

--C'est bien facile. Vous avez usé de mon procédé pour vous-même.

--Comment cela?

--Vous avez pris de mon élixir.

--Moi?

--Vous-même, comtesse. Oh! vous ne l'avez pas oublié.

--Oh! par exemple!

--Comtesse, vous souvient-il d'une maison de la rue Saint-Claude? vous
souvient-il d'être venue dans cette maison pour certaine affaire
concernant M. de Sartine? vous souvient-il d'avoir rendu un service à
l'un de mes amis nommé Joseph Balsamo? vous souvient-il que Joseph
Balsamo vous fit présent d'un flacon d'élixir en vous recommandant d'en
prendre trois gouttes tous les matins? vous souvient-il d'avoir suivi
l'ordonnance jusqu'à l'an dernier, époque à laquelle le flacon s'était
trouvé épuisé? Si vous ne vous souveniez plus de tout cela, comtesse, en
vérité, ce ne serait plus un oubli, ce serait de l'ingratitude.

--Oh! monsieur de Cagliostro, vous me dites là des choses...

--Qui ne sont connues que de vous seule, je le sais bien. Mais où serait
le mérite d'être sorcier, si l'on ne savait pas les secrets de son
prochain?

--Mais Joseph Balsamo avait donc, comme vous, la recette de cet
admirable élixir?

--Non, madame; mais comme c'était un de mes meilleurs amis, je lui en
avais donné trois ou quatre flacons.

--Et lui en reste-t-il encore?

--Oh! je n'en sais rien. Depuis trois ans le pauvre Balsamo a disparu.
La dernière fois que je le vis, c'était en Amérique, sur les rives de
l'Ohio; il partait pour une expédition dans les Montagnes Rocheuses, et,
depuis, j'ai entendu dire qu'il y était mort.

--Voyons, voyons, comte, s'écria le maréchal; trêve de galanteries, par
grâce! Le secret, comte, le secret!

--Parlez-vous sérieusement, monsieur? demanda le comte de Haga.

--Très sérieusement, sire; pardon, je veux dire monsieur le comte.

Et Cagliostro s'inclina de façon à indiquer que l'erreur qu'il venait de
commettre était tout à fait volontaire.

--Ainsi, dit le maréchal, Madame n'est pas assez vieille pour être
rajeunie?

--Non, en conscience.

--Eh bien! alors, je vais vous présenter un autre sujet. Voici mon ami
Taverney Qu'en dites-vous? N'a-t-il pas l'air d'être le contemporain de
Ponce Pilate? Mais peut-être est-ce tout le contraire, et est-il trop
vieux, lui?

Cagliostro regarda le baron.

--Non pas, dit-il.

--Ah! mon cher comte, s'écria Richelieu, si vous rajeunissez celui-là,
je vous proclame l'élève de Médée.

--Vous le désirez? demanda Cagliostro en s'adressant de la parole au
maître de la maison, et des yeux à tout l'auditoire.

Chacun fit signe que oui.

--Et vous comme les autres, monsieur de Taverney?

--Moi plus que les autres, morbleu! dit le baron.

--Eh bien! c'est facile, dit Cagliostro.

Et il glissa ses deux doigts dans sa poche et en tira une petite
bouteille octaèdre.

Puis il prit un verre de cristal encore pur, et y versa quelques gouttes
de la liqueur que contenait la petite bouteille.

Alors, étendant ces quelques gouttes dans un demi-verre de vin de
champagne glacé, il passa le breuvage ainsi préparé au baron.

Tous les yeux avaient suivi ses moindres mouvements, toutes les bouches
étaient béantes.

Le baron prit le verre, mais, au moment de le porter à ses lèvres, il
hésita.

Chacun, à la vue de cette hésitation, se mit à rire si bruyamment, que
Cagliostro s'impatienta.

--Dépêchez-vous, baron, dit-il, ou vous allez laisser perdre une liqueur
dont chaque goutte vaut cent louis.

--Diable! fit Richelieu essayant de plaisanter; c'est autre chose que le
vin de Tokay.

--Il faut donc boire? demanda le baron presque tremblant.

--Ou passer le verre à un autre, monsieur, afin que l'élixir profite au
moins à quelqu'un.

--Passe, dit le duc de Richelieu en tendant la main.

Le baron flaira son verre et, décidé sans doute par l'odeur vive et
balsamique, par la belle couleur rosée que les quelques gouttes d'élixir
avaient communiquée au vin de champagne, il avala la liqueur magique.

Au même instant, il lui sembla qu'un frisson secouait son corps et
faisait refluer vers l'épiderme tout le sang vieux et lent qui dormait
dans ses veines, depuis les pieds jusqu'au coeur. Sa peau ridée se
tendit, ses yeux flasquement couverts par le voile de leurs paupières
furent dilatés sans que la volonté y prît part. La prunelle joua vive et
grande, le tremblement de ses mains fit place à un aplomb nerveux; sa
voix s'affermit, et ses genoux, redevenus élastiques comme aux plus
beaux jours de sa jeunesse, se dressèrent en même temps que les reins;
et cela comme si la liqueur, en descendant, avait régénéré tout ce corps
de l'une à l'autre extrémité.

Un cri de surprise, de stupeur, un cri d'admiration surtout retentit
dans l'appartement. Taverney, qui mangeait du bout des gencives, se
sentit affamé. Il prit vigoureusement assiette et couteau, se servit
d'un ragoût placé à sa gauche, et broya des os de perdrix en disant
qu'il sentait repousser ses dents de vingt ans.

Il mangea, rit, but, et cria de joie pendant une demi-heure; et pendant
cette demi-heure, les autres convives restèrent stupéfaits en le
regardant; puis, peu à peu, il baissa comme une lampe à laquelle l'huile
vient à manquer. Ce fut d'abord son front, où les anciens plis un
instant disparus se creusèrent en rides nouvelles; ses yeux se voilèrent
et s'obscurcirent. Il perdit le goût, puis son dos se voûta. Son appétit
disparut; ses genoux recommencèrent a trembler.

--Oh! fit-il en gémissant.

--Eh bien! demandèrent tous les convives.

--Eh bien? adieu la jeunesse.

Et il poussa un profond soupir accompagné de deux larmes qui vinrent
humecter sa paupière.

Instinctivement, et à ce triste aspect du vieillard rajeuni d'abord et
redevenu plus vieux ensuite par ce retour de jeunesse, un soupir pareil
à celui qu'avait poussé Taverney sortit de la poitrine de chaque
convive.

--C'est tout simple, messieurs, dit Cagliostro, je n'ai versé au baron
que trente-cinq gouttes de l'élixir de vie, et il n'a rajeuni que de
trente-cinq minutes.

--Oh! encore! encore! comte, murmura le vieillard avec avidité.

--Non, monsieur, car une seconde épreuve vous tuerait peut-être,
répondit Cagliostro.

De tous les convives, c'était Mme du Barry qui, connaissant la vertu de
cet élixir, avait suivi le plus curieusement les détails de cette scène.

À mesure que la jeunesse et la vie gonflaient les artères du vieux
Taverney, l'oeil de la comtesse suivait dans les artères la progression
de la jeunesse et de la vie. Elle riait, elle applaudissait, elle se
régénérait par la vue.

Quand le succès du breuvage atteignit son apogée, la comtesse faillit se
jeter sur la main de Cagliostro pour lui arracher le flacon de vie.

Mais, en ce moment, comme Taverney vieillissait plus vite qu'il n'avait
rajeuni...

--Hélas! je le vois bien, dit-elle tristement, tout est vanité, tout est
chimère; le secret merveilleux a duré trente-cinq minutes.

--C'est-à-dire, reprit le comte de Haga, que, pour se donner une
jeunesse de deux ans, il faudrait boire un fleuve.

Chacun se mit à rire.

--Non, dit Condorcet, le calcul est simple: à trente-cinq gouttes pour
trente-cinq minutes, c'est une misère de trois millions cent
cinquante-trois mille six gouttes, si l'on veut rester jeune un an.

--Une inondation, dit La Pérouse.

--Et cependant, à votre avis, monsieur, il n'en a pas été ainsi de moi,
puisqu'une petite bouteille, quatre fois grande comme votre flacon, et
que m'avait donnée votre ami Joseph Balsamo, a suffi pour arrêter chez
moi la marche du temps pendant dix années.

--Justement, madame, et vous seule touchez du doigt la mystérieuse
réalité. L'homme qui à vieilli et trop vieilli a besoin de cette
quantité pour qu'un effet immédiat et puissant se produise. Mais une
femme de trente ans, comme vous les avez, madame, ou un homme de
quarante ans, comme je les avais quand nous avons commencé à boire
l'élixir de vie, cette femme ou cet homme, pleins de jours et de
jeunesse encore, n'ont besoin que de boire dix gouttes de cette eau à
chaque période de décadence, et moyennant ces dix gouttes, celui ou
celle qui les boira enchaînera éternellement la jeunesse et la vie au
même degré de charme et d'énergie.

--Qu'appelez-vous les périodes de la décadence? demanda le comte de
Haga.

--Les périodes naturelles, monsieur le comte. Dans l'état de nature, les
forces de l'homme croissent jusqu'à trente-cinq ans. Arrivé là, il reste
stationnaire jusqu'à quarante. À partir de quarante, il commence à
décroître, mais presque imperceptiblement jusqu'à cinquante. Alors, les
périodes se rapprochent et se précipitent jusqu'au jour de la mort. En
état de civilisation, c'est-à-dire lorsque le corps est usé par les
excès, les soucis et les maladies, la croissance s'arrête à trente ans.
La décroissance commence à trente-cinq. Eh bien! c'est alors, homme de
la nature ou homme des villes, qu'il faut saisir la nature au moment où
elle est stationnaire, afin de s'opposer à son mouvement de
décroissance, au moment même où il tentera de s'opérer. Celui qui,
possesseur du secret de cet élixir, comme je le suis, sait combiner
l'attaque de façon à la surprendre et à l'arrêter dans son retour sur
elle-même, celui-là vivra comme je vis, toujours jeune ou du moins assez
jeune pour ce qu'il lui convient de faire en ce monde.

--Eh! mon Dieu! monsieur de Cagliostro, s'écria la comtesse, pourquoi
donc alors, puisque vous étiez le maître de choisir votre âge,
n'avez-vous pas choisi vingt ans au lieu de quarante?

--Parce que, madame la comtesse, dit en souriant Cagliostro, il me
convient d'être toujours un homme de quarante ans, sain et complet,
plutôt qu'un jeune homme incomplet de vingt ans.

--Oh! oh! fit la comtesse.

--Eh! sans doute, madame, continua Cagliostro, à vingt ans on plaît aux
femmes de trente; à quarante ans on gouverne les femmes de vingt et les
hommes de soixante.

--Je cède, monsieur, dit la comtesse. D'ailleurs, comment discuter avec
une preuve vivante?

--Alors moi, dit piteusement Taverney, je suis condamné; je m'y suis
pris trop tard.

--M. de Richelieu a été plus habile que vous, dit naïvement La Pérouse
avec sa franchise de marin, et j'ai toujours ouï dire que le maréchal
avait certaine recette...

--C'est un bruit que les femmes ont répandu, dit en riant le comte de
Haga.

--Est-ce une raison pour n'y pas croire, duc? demanda Mme du Barry.

Le vieux maréchal rougit, lui qui ne rougissait guère.

Et aussitôt:

--Ma recette, voulez-vous savoir, messieurs, en quoi elle a consisté?

--Oui, certes, nous voulons le savoir.

--Eh bien! à me ménager.

--Oh! oh! fit l'assemblée.

--C'est comme cela, fit le maréchal.

--Je contesterais la recette, répondit la comtesse, si je ne venais de
voir l'effet de celle de M. de Cagliostro. Aussi, tenez-vous bien,
monsieur le sorcier, je ne suis pas au bout de mes questions.

--Faites, madame, faites.

--Vous disiez donc que lorsque vous avez fait pour la première fois
usage de votre élixir de vie, vous aviez quarante ans?

--Oui, madame.

--Et que depuis cette époque, c'est-à-dire depuis le siège de Troie...

--Un peu auparavant, madame.

--Soit; vous avez conservé quarante ans?

--Vous le voyez.

--Mais alors vous nous prouvez, monsieur, dit Condorcet, plus que votre
théorème ne le comporte...

--Que vous prouvé-je, monsieur le marquis?

--Vous nous prouvez non seulement la perpétuation de la jeunesse, mais
la conservation de la vie. Car si vous avez quarante ans depuis la
guerre de Troie, c'est que vous n'êtes jamais mort.

--C'est vrai, monsieur le marquis, je ne suis jamais mort, je l'avoue
humblement.

--Mais cependant, vous n'êtes pas invulnérable comme Achille, et encore,
quand je dis invulnérable comme Achille, Achille n'était pas
invulnérable, puisque Pâris le tua d'une flèche dans le talon.

--Non, je ne suis pas invulnérable, et cela à mon grand regret, dit
Cagliostro.

--Alors, vous pouvez être tué, mourir de mort violente?

--Hélas! oui.

--Comment avez-vous fait pour échapper aux accidents depuis trois mille
cinq cents ans, alors?

--C'est une chance, monsieur le comte; veuillez suivre mon raisonnement.

--Je le suis.

--Nous le suivons.

--Oui! oui! répétèrent tous les convives.

Et avec des signes d'intérêt non équivoques, chacun s'accouda sur la
table et se mit à écouter.

La voix de Cagliostro rompit le silence.

--Quelle est la première condition de la vie? dit-il en développant par
un geste élégant et facile, deux belles mains blanches chargées de
bagues, parmi lesquelles celle de la reine Cléopâtre brillait comme
l'étoile polaire. La santé, n'est-ce pas?

--Oui, certes, répondirent toutes les voix.

--Et la condition de la santé, c'est...

--Le régime, dit le comte de Haga.

--Vous avez raison, monsieur le comte, c'est le régime qui fait la
santé. Eh bien! pourquoi ces gouttes de mon élixir ne
constitueraient-elles pas le meilleur régime possible?

--Qui le sait?

--Vous, comte.

--Oui, sans doute, mais...

--Mais pas d'autres, fit Mme du Barry.

--Cela, madame, c'est une question que nous traiterons tout à l'heure.
Donc, j'ai toujours suivi le régime de mes gouttes, et comme elles sont
la réalisation du rêve éternel des hommes de tout temps, comme elles
sont ce que les Anciens cherchaient sous le nom d'eau de jeunesse, ce
que les Modernes ont cherché sous le nom d'élixir de vie, j'ai
constamment conservé ma jeunesse; par conséquent, ma santé; par
conséquent, ma vie. C'est clair.

--Mais cependant tout s'use, comte, le plus beau corps comme les autres.

--Celui de Pâris comme celui de Vulcain, dit la comtesse. Vous avez sans
doute connu Pâris, monsieur de Cagliostro?

--Parfaitement, madame; c'était un fort joli garçon; mais, en somme, il
ne mérite pas tout à fait ce qu'Homère en dit et ce que les femmes en
pensent. D'abord, il était roux.

--Roux! oh! fi! l'horreur! dit la comtesse.

--Malheureusement, dit Cagliostro, Hélène n'était pas de votre avis,
madame. Mais revenons à notre élixir.

--Oui, oui, dirent toutes les voix.

--Vous prétendiez donc, monsieur de Taverney, que tout s'use. Soit. Mais
vous savez aussi que tout se raccommode, tout se régénère ou se
remplace, comme vous voudrez. Le fameux couteau de saint Hubert, qui a
tant de fois changé de lame et de poignée, en est un exemple; car,
malgré ce double changement, il est resté le couteau de saint Hubert. Le
vin que conservent dans leur cellier les moines d'Heidelberg est
toujours le même vin, cependant on verse chaque année dans la tonne
gigantesque une récolte nouvelle. Aussi le vin des moines d'Heidelberg
est-il toujours clair, vif et savoureux, tandis que le vin cacheté par
Opimius et moi dans des amphores de terre n'était plus, lorsque cent ans
après j'essayai d'en boire, qu'une boue épaisse, qui peut-être pouvait
être mangée, mais qui, certes, ne pouvait pas être bue.

«Eh bien! au lieu de suivre l'exemple d'Opimius, j'ai deviné celui que
devaient donner les moines d'Heidelberg. J'ai entretenu mon corps en y
versant chaque année de nouveaux principes chargés d'y régénérer les
vieux éléments Chaque matin un atome jeune et frais a remplacé dans mon
sang, dans ma chair, dans mes os, une molécule usée, inerte.

«J'ai ranimé les détritus par lesquels l'homme vulgaire laisse envahir
insensiblement toute la masse de son être: j'ai forcé tous ces soldats
que Dieu a donnés à la nature humaine pour se défendre contre la
destruction, soldats que le commun des créatures réforme ou laisse se
paralyser dans l'oisiveté, je les ai forcés à un travail soutenu que
facilitait, que commandait même l'introduction d'un stimulant toujours
nouveau; il résulte de cette étude assidue de la vie, que ma pensée, mes
gestes, mes nerfs, mon coeur, mon âme, n'ont jamais désappris leurs
fonctions; et comme tout s'enchaîne dans ce monde, comme ceux-là
réussissent le mieux à une chose qui font toujours cette chose, je me
suis trouvé naturellement plus habile que tout autre à éviter les
dangers d'une existence de trois mille années, et cela parce que j'ai
réussi à prendre de tout une telle expérience que je prévois les
désavantages, que je sens les dangers d'une position quelconque. Ainsi
vous ne me ferez pas entrer dans une maison qui risque de s'écrouler.
Oh! non, j'ai vu trop de maisons pour ne pas, du premier coup d'oeil,
distinguer les bonnes des mauvaises. Vous ne me ferez pas chasser avec
un maladroit qui manie mal son fusil. Depuis Céphale, qui tua sa femme
Procris, jusqu'au régent, qui creva l'oeil de M. le Prince, j'ai vu trop
de maladroits; vous ne me ferez pas prendre à la guerre tel ou tel poste
que le premier venu acceptera, attendu que j'aurai calculé en un instant
toutes les lignes droites et toutes les lignes paraboliques qui
aboutissent d'une façon mortelle à ce poste. Vous me direz qu'on ne
prévoit pas une balle perdue. Je vous répondrai qu'un homme ayant évité
un million de coups de fusil n'est pas excusable de se laisser tuer par
une balle perdue. Ah! ne faites pas de gestes d'incrédulité, car, enfin,
je suis là comme une preuve vivante. Je ne vous dis pas que je suis
immortel; je vous dis seulement que je sais ce que personne ne sait,
c'est-à-dire éviter la mort quand elle vient par accident. Ainsi, par
exemple, pour rien au monde je ne resterais un quart d'heure seul ici
avec M. de Launay, qui pense en ce moment que, s'il me tenait dans un de
ses cabanons de la Bastille, il expérimenterait mon immortalité à l'aide
de la faim. Je ne resterais pas non plus avec M. de Condorcet, car il
pense en ce moment à jeter dans mon verre le contenu de la bague qu'il
porte à l'index de la main gauche, et ce contenu c'est du poison; le
tout sans méchante intention aucune, mais par manière de curiosité
scientifique, pour savoir tout simplement si j'en mourrais.

Les deux personnages que venait de nommer le comte de Cagliostro firent
un mouvement.

--Avouez-le hardiment, monsieur de Launay, nous ne sommes pas une cour
de justice, et d'ailleurs on ne punit pas l'intention! Voyons, avez-vous
pensé à ce que je viens de dire? et vous, monsieur de Condorcet,
avez-vous réellement dans cet anneau un poison que vous voudriez me
faire goûter, au nom de votre maîtresse bien-aimée la science?

--Ma foi! dit M. de Launay en riant et en rougissant, j'avoue que vous
avez raison, monsieur le comte, c'était folie. Mais cette folie m'a
passé par l'esprit juste au moment même où vous m'accusiez.

--Et moi, dit Condorcet, je ne serai pas moins franc que M. de Launay.
J'ai songé effectivement que si vous goûtiez de ce que j'ai dans ma
bague, je ne donnerais pas une obole de votre immortalité.

Un cri d'admiration partit de la table à l'instant même.

Cet aveu donnait raison, non pas à l'immortalité, mais à la pénétration
du comte de Cagliostro.

--Vous voyez bien, dit tranquillement Cagliostro, vous voyez bien que
j'ai deviné. Eh bien! il en est de même de tout ce qui doit arriver.
L'habitude de vivre m'a révélé au premier coup d'oeil le passé et
l'avenir des gens que je vois.

«Mon infaillibilité sur ce point est telle, qu'elle s'étend aux animaux,
à la matière inerte. Si je monte dans un carrosse, je vois à l'air des
chevaux qu'ils s'emporteront, à la mine du cocher qu'il me versera ou
m'accrochera; si je m'embarque sur un navire, je devine que le capitaine
sera un ignorant ou un entêté, et que, par conséquent, il ne pourra ou
il ne voudra pas faire la manoeuvre nécessaire. J'évite alors le cocher
et le capitaine; je laisse les chevaux comme le navire. Je ne nie pas le
hasard, je l'amoindris; au lieu de lui laisser cent chances comme fait
tout le monde, je lui en ôte quatre-vingt-dix-neuf, et je me défie de la
centième. Voilà à quoi cela me sert d'avoir vécu trois mille ans.

--Alors, dit en riant La Pérouse au milieu de l'enthousiasme ou du
désappointement soulevé par les paroles de Cagliostro, alors, mon cher
prophète, vous devriez bien venir avec moi jusqu'aux embarcations qui
doivent me faire faire le tour du monde. Vous me rendriez un signalé
service.

Cagliostro ne répondit rien.

--Monsieur le maréchal, continua en riant le navigateur, puisque M. le
comte de Cagliostro, et je comprends cela, ne veut pas quitter si bonne
compagnie, il faut que vous me permettiez de le faire. Pardonnez-moi,
monsieur le comte de Haga, pardonnez-moi, madame, mais voilà sept heures
qui sonnent, et j'ai promis au roi de monter en chaise à sept heures et
un quart. Maintenant, puisque M. le comte de Cagliostro n'est pas tenté
de venir voir mes deux flûtes, qu'il me dise au moins ce qui m'arrivera
de Versailles à Brest. De Brest au pôle, je le tiens quitte, c'est mon
affaire. Mais, pardieu! de Versailles à Brest, il me doit une
consultation.

Cagliostro regarda encore une fois La Pérouse, et d'un oeil si
mélancolique, avec un air si doux et si triste à la fois, que la plupart
des convives en furent frappés étrangement. Mais le navigateur ne
remarqua rien. Il prenait congé des convives; ses valets lui faisaient
endosser une lourde houppelande de fourrures, et Mme du Barry glissait
dans sa poche quelques-uns de ces cordiaux exquis qui sont si doux au
voyageur, auxquels cependant le voyageur ne pense presque jamais de
lui-même, et qui lui rappellent les amis absents pendant les longues
nuits d'une route accomplie par une atmosphère glaciale.

La Pérouse, toujours riant, salua respectueusement le comte de Haga, et
tendit la main au vieux maréchal.

--Adieu, mon cher La Pérouse, lui dit le duc de Richelieu.

--Non pas, monsieur le duc, au revoir, répondit La Pérouse. Mais, en
vérité, on dirait que je pars pour l'éternité: le tour du monde à faire,
voilà tout, quatre ou cinq ans d'absence, pas davantage; il ne faut pas
se dire adieu pour cela.

--Quatre ou cinq ans! s'écria le maréchal. Eh! monsieur, pourquoi ne
dites-vous pas quatre ou cinq siècles? Les jours sont des années à mon
âge. Adieu, vous dis-je.

--Bah! demandez au devin, dit La Pérouse en riant: il vous promet vingt
ans encore. N'est-ce pas, monsieur de Cagliostro? Ah! comte, que ne
m'avez-vous parlé plus tôt de vos divines gouttes? à quelque prix que ce
fût, j'en eusse embarqué une tonne sur l'_Astrolabe_. C'est le nom de
mon bâtiment, messieurs. Madame, encore un baiser sur votre belle main,
la plus belle que je sois bien certainement destiné à voir d'ici à mon
retour. Au revoir!

Et il partit.

Cagliostro gardait toujours le même silence de mauvais augure.

On entendit le pas du capitaine sur les degrés sonores du perron, sa
voix toujours gaie dans la cour, et ses derniers compliments aux
personnes rassemblées pour le voir.

Puis les chevaux secouèrent leurs têtes chargées de grelots, la portière
de la chaise se ferma avec un bruit sec, et les roues grondèrent sur le
pavé de la rue.

La Pérouse venait de faire le premier pas dans ce voyage mystérieux dont
il ne devait pas revenir.

Chacun écoutait.

Lorsqu'on n'entendit plus rien, tous les regards se trouvèrent comme par
une force supérieure ramenés sur Cagliostro.

Il y avait en ce moment sur les traits de cet homme une illumination
pythique qui fit tressaillir les convives.

Un silence étrange dura quelques instants.

Le comte de Haga le rompit le premier.

--Et pourquoi ne lui avez-vous rien répondu, monsieur?

Cette interrogation était l'expression de l'anxiété générale.

Cagliostro tressaillit, comme si cette demande l'avait tiré de sa
contemplation.

--Parce que, dit-il en répondant au comte, il m'eût fallu lui dire un
mensonge ou une dureté.

--Comment cela?

--Parce qu'il m'eût fallu lui dire: «Monsieur de La Pérouse, M. le duc
de Richelieu a raison de vous dire adieu et non pas au revoir.»

--Eh! mais, fit Richelieu pâlissant, que diable! monsieur Cagliostro,
dites vous donc là de La Pérouse?

--Oh! rassurez-vous, monsieur le maréchal, reprit vivement Cagliostro,
ce n'est pas pour vous que la prédiction est triste.

--Eh quoi! s'écria Mme du Barry, ce pauvre La Pérouse qui vient de me
baiser la main...

--Non seulement ne vous la baisera plus, madame, mais ne reverra jamais
ceux qu'il vient de quitter ce soir, dit Cagliostro en considérant
attentivement son verre plein d'eau, et dans lequel, par la façon dont
il était placé, se jouaient des couches lumineuses d'une couleur
d'opale, coupées transversalement par les ombres des objets
environnants.

Un cri d'étonnement sortit de toutes les bouches.

La conversation en était venue à ce point que chaque minute faisait
grandir l'intérêt; on eût dit, à l'air grave, solennel et presque
anxieux avec lequel les assistants interrogeaient Cagliostro, soit de la
voix, soit du regard, qu'il s'agissait des prédictions infaillibles d'un
oracle antique.

Au milieu de cette préoccupation, M. de Favras, résumant le sentiment
général, se leva, fit un signe, et s'en alla sur la pointe du pied
écouter dans les antichambres si quelque valet ne guettait pas.

Mais c'était, nous l'avons dit, une maison bien tenue que celle de M. le
maréchal de Richelieu, et M. de Favras ne trouva dans l'antichambre
qu'un vieil intendant qui, sévère comme une sentinelle à un poste perdu,
défendait les abords de la salle à manger à l'heure solennelle du
dessert.

Il revint prendre sa place, et s'assit en faisant signe aux convives
qu'ils étaient bien seuls.

--En ce cas, dit Mme du Barry, répondant à l'assurance de M. de Favras
comme si elle eût été émise à haute voix, en ce cas, racontez-nous ce
qui attend ce pauvre La Pérouse.

Cagliostro secoua la tête.

--Voyons, voyons, monsieur de Cagliostro! dirent les hommes.

--Oui, nous vous en prions du moins.

--Eh bien, M. de La Pérouse part, comme il vous l'a dit, dans
l'intention de faire le tour du monde, et pour continuer les voyages de
Cook, du pauvre Cook! vous le savez, assassiné aux îles Sandwich.

--Oui! oui! nous savons, dirent toutes les têtes plutôt que toutes les
voix.

--Tout présage un heureux succès à l'entreprise. C'est un bon marin que
M. de La Pérouse; d'ailleurs, le roi Louis XVI lui a habilement tracé
son itinéraire.

--Oui, interrompit le comte de Haga, le roi de France est un habile
géographe; n'est-il pas vrai, monsieur de Condorcet?

--Plus habile géographe qu'il n'est besoin pour un roi, répondit le
marquis. Les rois ne devraient tout connaître qu'à la surface. Alors ils
se laisseraient peut-être guider par les hommes qui connaissent le fond.

--C'est une leçon, monsieur le marquis, dit en souriant M. le comte de
Haga.

Condorcet rougit.

--Oh! non, monsieur le comte, dit-il, c'est une simple réflexion, une
généralité philosophique.

--Donc il part? dit Mme du Barry, empressée à rompre toute conversation
particulière disposée à faire dévier du chemin qu'avait pris la
conversation générale.

--Donc il part, reprit Cagliostro. Mais ne croyez pas, si pressé qu'il
vous ait paru, qu'il va partir tout de suite; non, je le vois perdant
beaucoup de temps à Brest.

--C'est dommage, dit Condorcet, c'est l'époque des départs. Il est même
déjà un peu tard, février ou mars aurait mieux valu.

--Oh! ne lui reprochez pas ces deux ou trois mois, monsieur de
Condorcet, il vit au moins pendant ce temps, il vit et il espère.

--On lui a donné bonne compagnie, je suppose? dit Richelieu.

--Oui, dit Cagliostro, celui qui commande le second bâtiment est un
officier distingué. Je le vois, jeune encore, aventureux, brave
malheureusement.

--Quoi! malheureusement!

--Eh bien! un an après, je cherche cet ami, et ne le vois plus, dit
Cagliostro avec inquiétude en consultant son verre. Nul de vous n'est
parent ni allié de M. de Langle?

--Non.

--Nul ne le connaît?

--Non.

--Eh bien! la mort commencera par lui. Je ne le vois plus.

Un murmure d'effroi s'échappa de la poitrine des assistants.

--Mais lui... lui... La Pérouse? dirent plusieurs voix haletantes.

--Il vogue, il aborde, il se rembarque. Un an, deux ans de navigation
heureuse. On reçoit de ses nouvelles. Et puis...

--Et puis?

--Les années passent.

--Enfin?

--Enfin l'océan est grand, le ciel est sombre. Çà et là surgissent des
terres inexplorées, çà et là des figures hideuses comme les monstres de
l'archipel grec. Elles guettent le navire qui fuit dans la brume entre
les récifs, emporté par le courant; enfin, la tempête, la tempête plus
hospitalière que le rivage, puis des feux sinistres. Oh! La Pérouse! La
Pérouse! Si tu pouvais m'entendre, je te dirais: «Tu pars comme
Christophe Colomb pour découvrir un monde, La Pérouse, défie-toi des
îles inconnues!»

Il se tut.

Un frisson glacial courait dans l'assemblée, tandis qu'au-dessus de la
table vibraient encore ses dernières paroles.

--Mais pourquoi ne pas l'avoir averti? s'écria le comte de Haga,
subissant comme les autres l'influence de cet homme extraordinaire qui
remuait tous les coeurs à son caprice.

--Oui, oui, dit Mme du Barry; pourquoi ne pas courir, pourquoi ne pas le
rattraper? La vie d'un homme comme La Pérouse vaut bien le voyage d'un
courrier, mon cher maréchal.

Le maréchal comprit et se leva à demi pour sonner.

Cagliostro étendit le bras.

Le maréchal retomba dans son fauteuil.

--Hélas! continua Cagliostro, tout avis serait inutile: l'homme qui
prévoit la destinée ne change pas la destinée. M. de La Pérouse rirait,
s'il avait entendu mes paroles, comme riaient les fils de Priam quand
prophétisait Cassandre; mais, tenez, vous riez vous-même, monsieur le
comte de Haga, et le rire va gagner vos compagnons. Oh! ne vous
contraignez pas, monsieur de Favras; je n'ai jamais trouvé un auditeur
crédule.

--Oh! nous croyons, s'écrièrent Mme du Barry et le vieux duc de
Richelieu.

--Je crois, murmura Taverney.

--Moi aussi, dit poliment le comte de Haga.

--Oui, reprit Cagliostro, vous croyez, vous croyez, parce qu'il s'agit
de La Pérouse, mais s'il s'agissait de vous, vous ne croiriez pas?

--Oh!

--J'en suis sûr.

--J'avoue que ce qui me ferait croire, dit le comte de Haga, ce serait
que M. de Cagliostro eût dit à M. de La Pérouse: «Gardez-vous des îles
inconnues.» Il s'en fût gardé alors. C'était toujours une chance.

--Je vous assure que non, monsieur le comte, et m'eût-il cru, voyez ce
que cette révélation avait d'horrible, alors qu'en présence du danger, à
l'aspect de ces îles inconnues qui doivent lui être fatales, le
malheureux, crédule à ma prophétie, eût senti la mort mystérieuse qui le
menace s'approcher de lui sans pouvoir la fuir. Ce n'est point une mort,
ce sont mille morts qu'il eût alors souffertes; car c'est souffrir mille
morts que de marcher dans l'ombre avec le désespoir à ses côtés.
L'espoir que je lui enlevais, songez-y donc, c'est la dernière
consolation que le malheureux garde sous le couteau, alors que déjà le
couteau le touche, qu'il sent le tranchant de l'acier, que son sang
coule. La vie s'éteint, l'homme espère encore.

--C'est vrai! dirent à voix basse quelques-uns des assistants.

--Oui, continua Condorcet, le voile qui couvre la fin de notre vie est
le seul bien réel que Dieu ait fait à l'homme sur la terre.

--Eh bien! quoi qu'il en soit, dit le comte de Haga, s'il m'arrivait
d'entendre dire par un homme comme vous: «Défiez-vous de tel homme ou de
telle chose», je prendrais l'avis pour bon, et je remercierais le
conseiller.

Cagliostro secoua doucement la tête, en accompagnant ce geste d'un
triste sourire.

--En vérité, monsieur de Cagliostro, continua le comte, avertissez-moi,
et je vous remercierai.

--Vous voudriez que je vous dise, à vous, ce que je n'ai point voulu
dire à M. de La Pérouse?

--Oui, je le voudrais.

Cagliostro fit un mouvement comme s'il allait parler; puis, s'arrêtant:

--Oh! non, dit-il, monsieur le comte, non.

--Je vous en supplie.

Cagliostro détourna la tête.

--Jamais! murmura-t-il.

--Prenez garde, dit le comte avec un sourire, vous allez encore me
rendre incrédule.

--Mieux vaut l'incrédulité que l'angoisse.

--Monsieur de Cagliostro, dit gravement le comte, vous oubliez une
chose.

--Laquelle? demanda respectueusement le prophète.

--C'est que, s'il est certains hommes qui, sans inconvénient, peuvent
ignorer leur destinée, il en est d'autres qui auraient besoin de
connaître l'avenir, attendu que leur destinée importe non seulement à
eux, mais à des millions d'hommes.

--Alors, dit Cagliostro, un ordre. Non, je ne ferai rien sans un ordre.

--Que voulez-vous dire?

--Que Votre Majesté commande, dit Cagliostro à voix basse, et j'obéirai.

--Je vous commande de me révéler ma destinée, monsieur de Cagliostro,
reprit le roi avec une majesté pleine de courtoisie.

En même temps, comme le comte de Haga s'était laissé traiter en roi et
avait rompu l'incognito en donnant un ordre, M. de Richelieu se leva,
vint humblement saluer le prince, et lui dit:

--Merci pour l'honneur que le roi de Suède a fait à ma maison, sire; que
Votre Majesté veuille prendre la place d'honneur. À partir de ce moment,
elle ne peut plus appartenir qu'à vous.

--Restons, restons comme nous sommes, monsieur le maréchal, et ne
perdons pas un mot de ce que M. le comte de Cagliostro va me dire.

--Aux rois on ne dit pas la vérité, sire.

--Bah! je ne suis pas dans mon royaume. Reprenez votre place, monsieur
le duc; parlez, monsieur de Cagliostro, je vous en conjure.

Cagliostro jeta les yeux sur son verre; des globules pareils à ceux qui
traversent le vin de champagne montaient du fond à la surface; l'eau
semblait, attirée par son regard puissant, s'agiter sous sa volonté.

--Sire, dites-moi ce que vous voulez savoir, dit Cagliostro; me voilà
prêt à vous répondre.

--Dites-moi de quelle mort je mourrai.

--D'un coup de feu, Sire.

Le front de Gustave rayonna.

--Ah! dans une bataille, dit-il, de la mort d'un soldat. Merci, monsieur
de Cagliostro, cent fois merci. Oh! je prévois des batailles, et
Gustave-Adolphe et Charles XII m'ont montré comment l'on mourait
lorsqu'on est roi de Suède.

Cagliostro baissa la tête sans répondre.

Le comte de Haga fronça le sourcil.

--Oh! oh! dit-il, n'est-ce pas dans une bataille que le coup de feu sera
tiré?

--Non, Sire.

--Dans une sédition; oui, c'est encore possible.

--Ce n'est point dans une sédition.

--Mais où sera-ce donc?

--Dans un bal, Sire.

Le roi devint rêveur.

Cagliostro, qui s'était levé, se rassit et laissa tomber sa tête dans
ses deux mains où elle s'ensevelit.

Tous pâlissaient autour de l'auteur de la prophétie et de celui qui en
était l'objet.

M. de Condorcet s'approcha du verre d'eau dans lequel le devin avait lu
le sinistre augure, le prit par le pied, le souleva à la hauteur de son
oeil, et en examina soigneusement les facettes brillantes et le contenu
mystérieux.

On voyait cet oeil intelligent, mais froid, scrutateur, demander au
double cristal solide et liquide la solution d'un problème que sa raison
à lui réduisait à la valeur d'une spéculation purement physique.

En effet, le savant supputait la profondeur, les réfractions lumineuses
et les jeux microscopiques de l'eau. Il se demandait, lui qui voulait
une cause à tout, la cause et le prétexte de ce charlatanisme exercé sur
des hommes de la valeur de ceux qui entouraient cette table, par un
homme auquel on ne pouvait refuser une portée extraordinaire.

Sans doute il ne trouva point la solution de son problème, car il cessa
d'examiner le verre, le replaça sur la table et, au milieu de la
stupéfaction résultant du pronostic de Cagliostro:

--Eh bien! moi aussi, dit-il, je prierai notre illustre prophète
d'interroger son miroir magique. Malheureusement, moi, ajouta-t-il, je
ne suis pas un seigneur puissant, je ne commande pas, et ma vie obscure
n'appartient point à des millions d'hommes.

--Monsieur, dit le comte de Haga, vous commandez au nom de la science,
et votre vie importe non seulement à un peuple, mais à l'humanité.

--Merci, monsieur le comte; mais peut-être votre avis sur ce point
n'est-il point celui de M. de Cagliostro.

Cagliostro releva la tête, comme fait un coursier sous l'aiguillon.

--Si fait, marquis, dit-il avec un commencement d'irritabilité nerveuse,
que dans les temps antiques on eût attribué à l'influence du dieu qui le
tourmentait. Si fait, vous êtes un seigneur puissant dans le royaume de
l'intelligence. Voyons, regardez-moi en face; vous aussi, souhaitez-vous
sérieusement que je vous fasse une prédiction?

--Sérieusement, monsieur le comte, reprit Condorcet, sur l'honneur! on
ne peut plus sérieusement.

--Eh bien! marquis, dit Cagliostro d'une voix sourde et en abaissant la
paupière sur son regard fixe, vous mourrez du poison que vous portez
dans la bague que vous avez au doigt. Vous mourrez...

--Oh! mais si je la jetais? interrompit Condorcet.

--Jetez-la.

--Enfin, vous avouez que c'est bien facile?

--Alors, jetez-la, vous dis-je.

--Oh! oui, marquis! s'écria Mme du Barry, par grâce, jetez ce vilain
poison; jetez-le, ne fût-ce que pour faire mentir un peu ce prophète
malencontreux qui nous afflige tous de ses prophéties. Car, enfin, si
vous le jetez, il est certain que vous ne serez pas empoisonné par
celui-là; et comme c'est par celui-là que M. de Cagliostro prétend que
vous le serez, alors, bon gré mal gré, M. de Cagliostro aura menti.

--Mme la comtesse a raison, dit le comte de Haga.

--Bravo! comtesse, dit Richelieu. Voyons, marquis, jetez ce poison; ça
fera d'autant mieux que maintenant que je sais que vous portez à la main
la mort d'un homme, je tremblerai toutes les fois que nous trinquerons
ensemble. La bague peut s'ouvrir toute seule... Eh! eh!

--Et deux verres qui se choquent sont bien près l'un de l'autre, dit
Taverney. Jetez, marquis, jetez.

--C'est inutile, dit tranquillement Cagliostro, M. de Condorcet ne le
jettera pas.

--Non, dit le marquis, je ne le quitterai pas, c'est vrai, et ce n'est
pas parce que j'aide la destinée, c'est parce que Cabanis m'a composé ce
poison qui est unique, qui est une substance solidifiée par l'effet du
hasard, et qu'il ne retrouvera jamais ce hasard peut-être; voilà
pourquoi je ne jetterai pas ce poison. Triomphez si vous voulez,
monsieur de Cagliostro.

--Le destin, dit celui-ci, trouve toujours des agents fidèles pour aider
à l'exécution de ses arrêts.

--Ainsi, je mourrai empoisonné, dit le marquis. Eh bien! soit. Ne meurt
pas empoisonné qui veut. C'est une mort admirable que vous me prédisez
là; un peu de poison sur le bout de ma langue, et je suis anéanti. Ce
n'est plus la mort, cela; c'est moins la vie, comme nous disons en
algèbre.

--Je ne tiens pas à ce que vous souffriez, monsieur, répondit froidement
Cagliostro.

Et il fit un signe qui indiquait qu'il désirait en rester là, avec M. de
Condorcet du moins.

--Monsieur, dit alors le marquis de Favras en s'allongeant sur la table,
comme pour aller au-devant de Cagliostro, voilà un naufrage, un coup de
feu et un empoisonnement qui me font venir l'eau à la bouche. Est-ce que
vous ne me ferez pas la grâce de me prédire, à moi aussi, quelque petit
trépas du même genre?

--Oh! monsieur le marquis, dit Cagliostro commençant à s'animer sous
l'ironie, vous auriez vainement tort de jalouser ces messieurs, car, sur
ma foi de gentilhomme, vous aurez mieux.

--Mieux! s'écria M. de Favras en riant; prenez garde, c'est vous engager
beaucoup: mieux que la mer, le feu et le poison; c'est difficile.

--Il reste la corde, monsieur le marquis, dit gracieusement Cagliostro.

--La corde... oh! oh! que me dites-vous là?

--Je vous dis que vous serez pendu, répondit Cagliostro avec une espèce
de rage prophétique dont il n'était plus le maître.

--Pendu! répéta l'assemblée; diable!

--Monsieur oublie que je suis gentilhomme, dit Favras, un peu refroidi;
et s'il veut, par hasard, parler d'un suicide, je le préviens que je
compte me respecter assez jusqu'au dernier moment pour ne pas me servir
d'une corde tant que j'aurai une épée.

--Je ne vous parle pas d'un suicide, monsieur.

--Alors vous parlez d'un supplice.

--Oui.

--Vous êtes étranger, monsieur, et, en cette qualité, je vous pardonne.

--Quoi?

--Votre ignorance. En France, on décapite les gentilshommes.

--Vous réglerez cette affaire avec le bourreau, monsieur, dit
Cagliostro, écrasant son interlocuteur sous cette brutale réponse.

Il y eut un instant d'hésitation dans l'assemblée.

--Savez-vous que je tremble à présent, dit M. de Launay; mes
prédécesseurs ont si tristement choisi que j'augure mal pour moi si je
fouille au même sac qu'eux.

--Alors vous êtes plus raisonnable qu'eux, et vous ne voulez pas
connaître l'avenir. Vous avez raison; bon ou mauvais, respectons le
secret de Dieu.

--Oh! oh! monsieur de Launay, dit Mme du Barry, j'espère que vous aurez
bien autant de courage que ces messieurs.

--Mais je l'espère aussi, madame, dit le gouverneur en s'inclinant.

Puis se retournant vers Cagliostro:

--Voyons, monsieur, lui dit-il; à mon tour, gratifiez-moi de mon
horoscope, je vous en conjure.

--C'est facile, dit Cagliostro: un coup de hache sur la tête et tout
sera dit.

Un cri d'effroi retentit dans la salle. MM. de Richelieu et Taverney
supplièrent Cagliostro de ne pas aller plus loin; mais la curiosité
féminine l'emporta.

--Mais, à vous entendre, vraiment, comte, lui dit Mme du Barry,
l'univers entier finirait de mort violente. Comment, nous voilà huit, et
sur huit, cinq déjà sont condamnés par vous.

--Oh! vous comprenez bien que c'est un parti pris et que nous en rions,
madame, dit M. de Favras en essayant de rire effectivement.

--Certainement que nous en rions, dit le comte de Haga, que cela soit
vrai ou que cela soit faux.

--Oh! j'en rirais bien aussi, dit Mme du Barry, car je ne voudrais pas,
par ma lâcheté, faire déshonneur à l'assemblée. Mais, hélas! je ne suis
qu'une femme, et n'aurai pas même l'honneur d'être mise à votre rang
pour un dénouement sinistre. Une femme, cela meurt dans son lit. Hélas!
ma mort de vieille femme triste et oubliée sera la pire de toutes les
morts, n'est-ce pas, monsieur de Cagliostro?

Et en disant ces mots elle hésitait; elle donnait, non seulement par ses
paroles, mais par son air, un prétexte au devin de la rassurer; mais
Cagliostro ne la rassurait pas.

La curiosité fut plus forte que l'inquiétude et l'emporta sur elle.

--Voyons, monsieur de Cagliostro, dit Mme du Barry, répondez-moi donc!

--Comment voulez-vous que je vous réponde, madame, vous ne me
questionnez pas.

La comtesse hésita.

--Mais... dit-elle.

--Voyons, demanda Cagliostro, m'interrogez-vous, oui ou non?

La comtesse fit un effort, et après avoir puisé du courage dans le
sourire de l'assemblée:

--Eh bien! oui, s'écria-t-elle, je me risque; voyons, dites comment
finira Jeanne de Vaubernier, comtesse du Barry.

--Sur l'échafaud, madame, répondit le funèbre prophète.

--Plaisanterie! n'est-ce pas, monsieur? balbutia la comtesse avec un
regard suppliant.

Mais on avait poussé à bout Cagliostro, et il ne vit pas ce regard.

--Et pourquoi plaisanterie? demanda-t-il.

--Mais parce que, pour monter sur l'échafaud, il faut avoir tué,
assassiné, commis un crime enfin, et que, selon toute probabilité, je ne
commettrai jamais de crime. Plaisanterie, n'est-ce pas?

--Eh! mon Dieu, oui, dit Cagliostro, plaisanterie comme tout ce que j'ai
prédit.

La comtesse partit d'un éclat de rire qu'un habile observateur eût
trouvé un peu trop strident pour être naturel.

--Allons, monsieur de Favras, dit-elle, voyons, commandons nos voitures
de deuil.

--Oh! ce serait bien inutile pour vous, comtesse, dit Cagliostro.

--Et pourquoi cela, monsieur?

--Parce que vous irez à l'échafaud dans une charrette.

--Fi! l'horreur! s'écria Mme du Barry. Oh! le vilain homme! Maréchal,
une autre fois choisissez des convives d'une autre humeur, ou je ne
reviens pas chez vous.

--Excusez-moi, madame, dit Cagliostro, mais vous comme les autres vous
l'avez voulu.

--Moi comme les autres; au moins vous m'accorderez bien le temps, n'est
ce pas, de choisir mon confesseur?

--Ce serait peine superflue, comtesse, dit Cagliostro.

--Comment cela?

--Le dernier qui montera à l'échafaud avec un confesseur, ce sera...

--Ce sera? demanda toute l'assemblée.

--Ce sera le roi de France.

Et Cagliostro dit ces derniers mots d'une voix sourde et tellement
lugubre, qu'elle passa comme un souffle de mort sur les assistants, et
les glaça jusqu'au fond du coeur.

Alors, il se fit un silence de quelques minutes.

Pendant ce silence, Cagliostro approcha de ses lèvres le verre d'eau
dans lequel il avait lu toutes ces sanglantes prophéties; mais à peine
eut-il touché à sa bouche qu'avec un dégoût invincible il le repoussa
comme il eût fait d'un amer calice.

Tandis qu'il accomplissait ce mouvement, les yeux de Cagliostro se
portèrent sur Taverney.

--Oh! s'écria celui-ci, qui crut qu'il allait parler, ne me dites pas ce
que je deviendrai; je ne vous le demande pas, moi.

--Eh bien! moi je le demande à sa place, dit Richelieu.

--Vous, monsieur le maréchal, dit Cagliostro, rassurez-vous, car vous
êtes le seul de nous tous qui mourrez dans votre lit.

--Le café, messieurs! dit le vieux maréchal, enchanté de la prédiction.
Le café!

Chacun se leva.

Mais, avant de passer au salon, le comte de Haga, s'approchant de
Cagliostro:

--Monsieur, dit-il, je ne songe pas à fuir le destin, mais dites-moi de
quoi il faut que je me défie?

--D'un manchon, sire, répondit Cagliostro.

M. de Haga s'éloigna.

--Et moi? demanda Condorcet.

--D'une omelette.

--Bon, je renonce aux oeufs.

Et il rejoignit le comte.

--Et moi, dit Favras, qu'ai-je à craindre?

--Une lettre.

--Bon, merci.

--Et moi? demanda de Launay.

--La prise de la Bastille.

--Oh! me voilà tranquille.

Et il s'éloigna en riant.

--À mon tour, monsieur, fit la comtesse toute troublée.

--Vous, belle comtesse, défiez-vous de la place Louis XV!

--Hélas! répondit la comtesse, déjà un jour je m'y suis égarée; j'ai
bien souffert. Ce jour-là, j'avais perdu la tête.

--Eh bien! cette fois encore, vous la perdrez, comtesse, mais vous ne la
retrouverez pas.

Mme du Barry poussa un cri et s'enfuit au salon près des autres
convives.

Cagliostro allait y suivre ses compagnons.

--Un moment, fit Richelieu, il ne reste plus que Taverney et moi à qui
vous n'ayez rien dit, mon cher sorcier.

--M. de Taverney m'a prié de ne rien dire, et vous, monsieur le
maréchal, vous ne m'avez rien demandé.

--Oh! et je vous en prie encore, s'écria Taverney les mains jointes.

--Mais, voyons, pour nous prouver la puissance de votre génie, ne
pourriez-vous pas nous dire une chose que nous deux savons seuls?

--Laquelle? demanda Cagliostro en souriant.

--Eh bien! c'est ce que ce brave Taverney vient faire à Versailles au
lieu de vivre tranquillement dans sa belle terre de Maison-Rouge, que le
roi a rachetée pour lui il y a trois ans?

--Rien de plus simple, monsieur le maréchal, répondit Cagliostro. Voici
dix ans, monsieur avait voulu donner sa fille, Mlle Andrée, au roi Louis
XV; mais monsieur n'a pas réussi.

--Oh! oh! grogna Taverney.

--Aujourd'hui, monsieur veut donner son fils, Philippe de Taverney, à la
reine Marie-Antoinette. Demandez-lui si je mens.

--Par ma foi! dit Taverney tout tremblant, cet homme est sorcier, ou le
diable m'emporte!

--Oh! oh! fit le maréchal, ne parle pas si cavalièrement du diable, mon
vieux Taverney.

--Effrayant! effrayant! murmura Taverney.

Et il se retourna pour implorer une dernière fois la discrétion de
Cagliostro; mais celui-ci avait disparu.

--Allons, Taverney, allons au salon, dit le maréchal; on prendrait le
café sans nous, ou nous prendrions le café froid, ce qui serait bien
pis.

Et il courut au salon.

Mais le salon était désert; pas un des convives n'avait eu le courage de
revoir en face l'auteur des terribles prédictions.

Les bougies brûlaient sur les candélabres; le café fumait dans
l'aiguière; le feu sifflait dans l'âtre.

Tout cela inutilement.

--Ma foi! mon vieux camarade, il paraît que nous allons prendre notre
café en tête à tête... Eh bien! où diable es-tu donc passé?

Et Richelieu regarda de tous côtés; mais le petit vieillard s'était
esquivé comme les autres.

--C'est égal, dit le maréchal en ricanant comme eût fait Voltaire, et en
frottant l'une contre l'autre ses mains sèches et blanches toutes
chargées de bagues, je serai le seul de tous mes convives qui mourrai
dans mon lit. Eh! eh! dans mon lit! Comte de Cagliostro, je ne suis pas
un incrédule, moi. Dans mon lit, et le plus tard possible? Holà! mon
valet de chambre, et mes gouttes?

Le valet de chambre entra un flacon à la main, et le maréchal et lui
passèrent dans la chambre à coucher.

FIN DU PROLOGUE




Chapitre I

Deux femmes inconnues


L'hiver de 1784, ce monstre qui dévora un sixième de la France, nous
n'avons pu, quoiqu'il grondât aux portes, le voir chez M. le duc de
Richelieu, enfermés que nous étions dans cette salle à manger si chaude
et si parfumée.

Un peu de givre aux vitres, c'est le luxe de la nature ajouté au luxe
des hommes. L'hiver a ses diamants, sa poudre et ses broderies d'argent
pour le riche, enseveli sous sa fourrure, ou calfeutré dans son
carrosse, ou emballé dans les ouates et les velours d'un appartement
chauffé. Tout frimas est une pompe, toute intempérie un changement de
décor, que le riche regarde exécuter à travers les vitres de ses
fenêtres, par ce grand et éternel machiniste que l'on appelle Dieu.

En effet, qui a chaud peut admirer les arbres noirs, et trouver du
charme aux sombres perspectives des plaines embaumées par l'hiver.

Celui qui sent monter à son cerveau les suaves parfums du dîner qui
l'attend peut humer de temps en temps, à travers une fenêtre
entrouverte, l'âpre parfum de la bise, et la glaciale vapeur des neiges
qui régénèrent ses idées.

Celui, enfin, qui, après une journée sans souffrances, quand des
millions de ses concitoyens ont souffert, s'étend sous un édredon, dans
des draps bien fins, dans un lit bien chaud; celui-là, comme cet égoïste
dont parle Lucrèce, et que glorifie Voltaire, peut trouver que tout est
bien dans le meilleur des mondes possibles.

Mais celui qui a froid ne voit rien de toutes ces splendeurs de la
nature, aussi riche de son manteau blanc que de son manteau vert.

Celui qui a faim cherche la terre et fuit le ciel: le ciel sans soleil
et par conséquent sans sourire pour le malheureux.

Or, à cette époque où nous sommes arrivés, c'est-à-dire vers la moitié
du mois d'avril, trois cent mille malheureux, mourant de froid et de
faim, gémissaient dans Paris seulement, dans Paris où, sous prétexte que
nulle ville ne renferme plus de riches, rien n'était prévu pour empêcher
les pauvres de périr par le froid et par la misère.

Depuis ces quatre mois, un ciel d'airain chassait les malheureux des
villages dans les villes, comme d'habitude l'hiver chasse les loups des
bois dans le village.

Plus de pain, plus de bois.

Plus de pain pour ceux qui supportaient le froid, plus de bois pour
cuire le pain.

Toutes les provisions faites, Paris les avait dévorées en un mois; le
prévôt des marchands, imprévoyant et incapable, ne savait pas faire
entrer dans Paris, confié à ses soins, deux cent mille cordes de bois
disponibles dans un rayon de dix lieues autour de la capitale.

Il donnait pour excuse: quand il gelait, la gelée qui empêche les
chevaux de marcher; quand il dégelait, l'insuffisance des charrettes et
des chevaux. Louis XVI toujours bon, toujours humain, toujours le
premier frappé des besoins physiques du peuple, dont les besoins sociaux
lui échappaient plus facilement, Louis XVI commença par affecter une
somme de deux cent mille livres à la location de chariots et de chevaux,
puis ensuite il mit les uns et les autres en réquisition forcée.

Cependant, la consommation continuait d'emporter les arrivages. Il
fallait taxer les acheteurs. Nul n'eut le droit d'enlever d'abord du
chantier général plus d'une voie de bois, puis plus d'une demi-voie. On
vit alors la queue s'allonger à la porte des chantiers, comme, plus
tard, on devait la voir s'allonger à la porte des boulangers.

Le roi dépensa tout l'argent de sa cassette en aumônes, il leva trois
millions sur les recettes des octrois, et appliqua ces trois millions au
soulagement des malheureux, déclarant que toute urgence devait céder et
se taire devant l'urgence du froid et de la famine.

La reine, de son côté, donna cinq cents louis sur ses épargnes. On
convertit en salles d'asile les couvents, les hôpitaux, les monuments
publics, et chaque porte cochère s'ouvrit à l'ordre de ses maîtres, à
l'exemple de celles des châteaux royaux, pour donner accès dans les
cours des hôtels à des pauvres qui venaient s'accroupir autour d'un
grand feu.

On espérait gagner ainsi les bons dégels!

Mais le ciel était inflexible! Chaque soir un voile de cuivre rose
s'étendait sur le firmament; l'étoile brillait sèche et froide comme un
falot de la mort, et la gelée nocturne condensait de nouveau, dans un
lac de diamant, la neige pâle que le soleil de midi avait un instant
liquéfiée.

Pendant le jour, des milliers d'ouvriers, la pioche et la pelle en main,
échafaudaient la neige et la glace le long des maisons, en sorte qu'un
double rempart épais et humide obstruait la moitié des rues, déjà trop
étroites pour la plupart. Carrosses pesants aux roues glissantes,
chevaux vacillants et abattus à chaque minute refoulaient sur ces murs
glacés le passant exposé au triple danger des chutes, des chocs et des
écroulements.

Bientôt, les amas de neige et de glaces devinrent tels que les boutiques
en furent masquées, les passages bouchés, et qu'il fallut renoncer à
enlever les glaces, les forces et les moyens de charroi ne suffisant
plus.

Paris, impuissant, s'avoua vaincu et laissa faire l'hiver. Décembre,
janvier, février et mars se passèrent ainsi; quelquefois un dégel de
deux ou trois jours changeait en un océan tout Paris, dépourvu d'égouts
et de pentes.

Certaines rues, dans ces moments-là, ne pouvaient être traversées qu'à
la nage. Des chevaux s'y perdirent et se noyèrent. Les carrosses ne s'y
hasardèrent plus, même au pas; ils se fussent changés en bateaux.

Paris, fidèle à son caractère, chansonna la mort par le froid, comme il
avait chansonné la mort par la famine. On alla en procession aux Halles
pour voir les poissardes débiter leur marchandise, et courir le chaland
avec d'énormes bottes de cuir, des culottes dans leurs bottes et la jupe
retroussée jusqu'à la ceinture, le tout en riant, gesticulant et
s'éclaboussant les unes les autres dans le marécage qu'elles habitaient;
mais comme les dégels étaient éphémères, comme la glace succédait plus
opaque et plus opiniâtre, comme les lacs de la veille devenaient un
cristal glissant le lendemain, des traîneaux remplaçaient les carrosses
et couraient, poussés par des patineurs ou traînés par des chevaux
ferrés à pointes, sur les chaussées des rues, changées en miroirs unis.
La Seine, gelée à une profondeur de plusieurs pieds, était devenue le
rendez-vous des oisifs qui s'y exerçaient à la course, c'est-à-dire à la
chute, aux glissades, au patinage, aux jeux de toute sorte enfin, et
qui, échauffés par cette gymnastique, couraient au feu le plus voisin,
dès que la fatigue les forçait au repos, pour empêcher la sueur de geler
sur leurs membres.

On prévoyait le moment où les communications par eau étant interrompues,
où les communications par terre étant devenues impossibles, on prévoyait
le moment où les vivres n'arriveraient plus et où Paris, ce corps
gigantesque, succomberait faute d'aliments, comme ces monstres cétacés
qui, ayant dépeuplé leurs cantons, demeurent enfermés par les glaces
polaires et meurent d'inanition faute d'avoir pu, par les fissures,
s'échapper, comme les petits poissons leur proie, et gagner des zones
plus tempérées, des eaux plus fécondes.

Le roi, dans cette extrémité, assembla son conseil. Il y décida qu'on
exilerait de Paris, c'est-à-dire que l'on prierait de retourner dans
leurs provinces les évêques, les abbés, les moines trop insoucieux de la
résidence; les gouverneurs, les intendants de province, qui avaient fait
de Paris le siège de leur gouvernement; enfin les magistrats, qui
préféraient l'Opéra et le monde à leurs fauteuils fleurdelisés.

En effet, tous ces gens faisaient grosse dépense de bois dans leurs
riches hôtels, tous ces gens consommaient beaucoup de vivres dans leurs
immenses cuisines.

Il y avait encore tous les seigneurs de terres provinciales, que l'on
inviterait à s'enfermer dans leurs châteaux. Mais M. Lenoir, lieutenant
de police, fit observer au roi que tous ces gens n'étant pas des
coupables, on ne pouvait les forcer à quitter Paris du jour au
lendemain; que par conséquent ils mettraient à se retirer une lenteur
résultant à la fois du mauvais vouloir et de la difficulté des chemins,
et qu'ainsi le dégel arriverait avant qu'on eût obtenu l'avantage de la
mesure, tandis que tous les inconvénients s'en seraient produits.

Cependant, cette pitié du roi qui avait mis ses coffres à sec, cette
miséricorde de la reine qui avait épuisé son épargne, avaient excité la
reconnaissance ingénieuse du peuple, qui consacra par des monuments,
éphémères comme le mal et comme le bienfait, la mémoire des charités que
Louis XVI et la reine avaient versées sur les indigents. Comme,
autrefois, les soldats érigeaient des trophées au général vainqueur,
avec les armes de l'ennemi dont le général les avait délivrés, les
Parisiens, sur le champ de bataille même où ils luttaient contre
l'hiver, élevèrent donc au roi et à la reine des obélisques de neige et
de glace. Chacun y concourut: le manoeuvre donna ses bras, l'ouvrier son
industrie, l'artiste son talent, et les obélisques s'élevèrent élégants,
hardis et solides, à chaque coin des principales rues, et le pauvre
homme de lettres que le bienfait du souverain avait été chercher dans sa
mansarde apporta l'offrande d'une inscription rédigée plus encore par le
coeur que par l'esprit.

À la fin de mars, le dégel était venu, mais inégal, incomplet, avec des
reprises de gelée qui prolongeaient la misère, la douleur et la faim,
dans la population parisienne, en même temps qu'elles conservaient
debout et solides les monuments de neige.

Jamais la misère n'avait été aussi grande que dans cette dernière
période; c'est que les intermittences d'un soleil déjà tiède faisaient
paraître plus dures encore les nuits de gelée et de bise: les grandes
couches de glace avaient fondu et s'étaient écoulées dans la Seine
débordant de toutes parts. Mais, aux premiers jours d'avril, une de ces
recrudescences de froid dont nous avons parlé se manifesta; les
obélisques, le long desquels avait déjà coulé cette sueur qui présageait
leur mort, les obélisques, à moitié fondus, se solidifièrent de nouveau,
informes et amoindris; une belle couche de neige couvrit les boulevards
et les quais, et l'on vit les traîneaux reparaître avec leurs chevaux
fringants. Cela faisait merveille sur les quais et sur les boulevards.
Mais dans les rues, les carrosses et les cabriolets rapides devenaient
la terreur des piétons, qui ne les entendaient pas venir, qui, souvent
empêchés par les murailles de glace, ne pouvaient les éviter; enfin qui,
le plus souvent, tombaient sous les roues en essayant de fuir.

En peu de jours, Paris se couvrit de blessés et de mourants. Ici, une
jambe brisée par une chute faite sur le verglas; là, une poitrine
enfoncée par le brancard d'un cabriolet qui, emporté dans la rapidité de
sa course, n'avait pu s'arrêter sur la glace. Alors, la police commença
de s'occuper à préserver des roues ceux qui avaient échappé au froid, à
la faim et aux inondations. On fit donc payer des amendes aux riches qui
écrasaient les pauvres. C'est qu'en ce temps-là, règne des
aristocraties, il y avait aristocratie même dans la manière de conduire
les chevaux: un prince du sang se menait à toute bride et sans crier
gare; un duc et pair, un gentilhomme et une fille d'Opéra, au grand
trot; un président et un financier, au trot; le petit-maître, dans son
cabriolet, se conduisait lui-même comme à la chasse, et le jockey,
debout derrière, criait «Gare!» quand le maître avait accroché ou
renversé un malheureux.

Et puis, comme dit Mercier, se ramassait qui pouvait; mais, en somme,
pourvu que le Parisien vît de beaux traîneaux au col de cygne courir sur
le boulevard, pourvu qu'il admirât dans leurs pelisses de martre ou
d'hermine les belles dames de la cour, entraînées comme des météores sur
les sillons reluisants de la glace, pourvu que les grelots dorés, les
filets de pourpre et les panaches des chevaux amusassent les enfants
échelonnés sur le passage de toutes ces belles choses, le bourgeois de
Paris oubliait l'incurie des gens de police et les brutalités des
cochers, tandis que le pauvre, de son côté, du moins pour un instant,
oubliait sa misère, habitué qu'il était encore en ce temps-là à être
patronné par les gens riches ou par ceux qui affectaient de l'être.

Or, c'est dans les circonstances que nous venons de rapporter, huit
jours après ce dîner donné à Versailles par M. de Richelieu, que l'on
vit, par un beau mais froid soleil, entrer à Paris quatre traîneaux
élégants, glissant sur la neige durcie qui couvrait le Cours-la-Reine et
l'extrémité des boulevards, à partir des Champs-Élysées. Hors Paris, la
glace peut garder longtemps sa blancheur virginale, les pieds du passant
sont rares. À Paris, au contraire, cent mille pas à l'heure déflorent
vite, en le noircissant, le manteau splendide de l'hiver.

Les traîneaux, qui avaient glissé à sec sur la route, s'arrêtèrent
d'abord au boulevard, c'est-à-dire dès que la boue succéda aux neiges.
En effet, le soleil de la journée avait amolli l'atmosphère, et le dégel
momentané commençait; nous disons momentané, car la pureté de l'air
promettait pour la nuit cette bise glaciale qui brûle en avril les
premières feuilles et les premières fleurs.

Dans le traîneau qui marchait en tête se trouvaient deux hommes vêtus
d'une houppelande brune en drap, avec un collet double; la seule
différence que l'on remarquât entre les deux habits, c'est que l'un
avait des boutons et des brandebourgs d'or, et l'autre des brandebourgs
de soie et des boutons pareils aux brandebourgs.

Ces deux hommes, traînés par un cheval noir dont les naseaux soufflaient
une épaisse fumée, précédaient un second traîneau, sur lequel ils
jetaient de temps en temps les yeux, comme pour le surveiller.

Dans ce second traîneau se trouvaient deux femmes si bien enveloppées de
fourrures que nul n'eût pu voir leurs visages. On pourrait même ajouter
qu'il eût été difficile de dire à quel sexe appartenaient ces deux
personnages, si on ne les eût reconnus femmes à la hauteur de leur
coiffure, au sommet de laquelle un petit chapeau secouait ses plumes.

De l'édifice colossal de cette coiffure enchevêtrée de nattes, de rubans
et de menus joyaux, un nuage de poudre blanche s'échappait, comme
l'hiver s'échappe un nuage de givre des branches que la bise secoue.

Ces deux dames, assises l'une à côté de l'autre, et tellement
rapprochées que leur siège se confondait, s'entretenaient sans faire
attention aux nombreux spectateurs qui les regardaient passer sur le
boulevard.

Nous avons oublié de dire qu'après un instant d'hésitation elles avaient
repris leur course.

L'une d'elles, la plus grande et la plus majestueuse, appuyait sur ses
lèvres un mouchoir de fine batiste brodée, tenait sa tête droite et
ferme, malgré la bise que fendait le traîneau dans sa course rapide.
Cinq heures venaient de sonner à l'église Sainte-Croix-d'Antin, et la
nuit commençait à descendre sur Paris, et avec la nuit le froid.

En ce moment, les équipages étaient parvenus à la Porte Saint-Denis à
peu près.

La dame du traîneau, la même qui tenait un mouchoir sur sa bouche, fit
un signe aux deux hommes de l'avant-garde qui distancèrent le traîneau
des deux dames, en pressant le pas du cheval noir. Puis la même dame se
retourna vers l'arrière-garde, composée de deux autres traîneaux
conduits chacun par un cocher sans livrée, et les deux cochers,
obéissant de leur côté au signe qu'ils venaient de comprendre,
disparurent par la rue Saint-Denis, dans la profondeur de laquelle ils
s'engouffrèrent.

De son côté, comme nous l'avons dit, le traîneau des deux hommes gagna
sur celui des deux femmes, et finit par disparaître dans les premières
brumes du soir, qui s'épaississaient autour de la colossale construction
de la Bastille.

Le second traîneau, arrivé au boulevard de Ménilmontant, s'arrêta; de ce
côté, les promeneurs étaient rares, la nuit les avait dispersés;
d'ailleurs, en ce quartier lointain, peu de bourgeois se hasardaient
sans falot et sans escorte, depuis que l'hiver avait aiguisé les dents
de trois ou quatre mille mendiants suspects, changés tout doucement en
voleurs.

La dame que nous avons déjà désignée à nos lecteurs comme donnant des
ordres toucha du doigt l'épaule du cocher qui conduisait le traîneau.

Le traîneau s'arrêta.

--Weber, dit-elle, combien vous faut-il de temps pour amener le
cabriolet où vous savez?

--Matame brend le gapriolet? demanda le cocher, avec un accent allemand
des mieux prononcés.

--Oui, je reviendrai par les rues pour voir les feux. Or, les rues sont
encore plus boueuses que les boulevards, et on roulerait mal en
traîneau. Et puis, j'ai gagné un peu de froid. Vous aussi, n'est-ce pas,
petite? dit la dame s'adressant à sa compagne.

--Oui, madame, répondit celle-ci.

--Ainsi, vous entendez, Weber? où vous savez, avec le cabriolet.

--Pien, matame.

--Combien de temps vous faut-il?

--Une temi-heure.

--C'est bien; voyez l'heure, petite.

La plus jeune des deux dames fouilla dans sa pelisse et regarda l'heure
à sa montre avec assez de difficulté, car, nous l'avons dit, la nuit
s'épaississait.

--Six heures moins un quart, dit-elle.

--Donc, à sept heures moins un quart, Weber.

Et, en disant ces mots, la dame sauta légèrement hors du traîneau, donna
la main à son amie, et commença de s'éloigner, tandis que le cocher,
avec des gestes d'un respectueux désespoir, murmura assez haut pour être
entendu de sa maîtresse:

--Imbrutence! ah! mein Gott! quelle imbrutence!

Les deux jeunes femmes se mirent à rire, s'enfermèrent dans leurs
pelisses, dont les collets montaient jusqu'à la hauteur des oreilles, et
traversèrent la contre-allée du boulevard en s'amusant à faire craquer
la neige sous leurs petits pieds, chaussés de fines mules fourrées.

--Vous qui avez de bons yeux, Andrée, fit la dame qui paraissait la plus
âgée, et qui, cependant, ne devait pas avoir plus de trente à
trente-deux ans, essayez donc de lire à cet angle le nom de la rue.

--Rue du Pont-aux-Choux, madame, dit la jeune femme en riant.

--Quelle rue est-ce là, rue du Pont-aux-Choux? Ah! mon Dieu! mais nous
sommes perdues! rue du Pont-aux-Choux! on m'avait dit la deuxième rue à
droite. Mais sentez-vous, Andrée, comme il flaire bon le pain chaud?

--Ce n'est pas étonnant, répondit sa compagne, nous sommes à la porte
d'un boulanger.

--Eh bien! demandons-lui où est la rue Saint-Claude.

Et celle qui venait de parler fit un mouvement vers la porte.

--Oh! n'entrez pas, madame! fit vivement l'autre femme; laissez-moi.

--La rue Saint-Claude, mes mignonnes dames, dit une voix enjouée, vous
voulez savoir où est la rue Saint-Claude?

Les deux femmes se retournèrent en même temps, et d'un seul mouvement,
dans la direction de la voix, et elles virent, debout et appuyé à la
porte du boulanger, un geindre[1] affublé de sa jaquette, et les jambes
et la poitrine découvertes, malgré le froid glacial qu'il faisait.

   [Note 1: Ouvrier boulanger.]

--Oh! un homme nu! s'écria la plus jeune des deux femmes. Sommes nous
donc en Océanie?

Et elle fit un pas en arrière et se cacha derrière sa compagne.

--Vous cherchez la rue Saint-Claude? poursuivit le mitron qui ne
comprenait rien au mouvement qu'avait fait la plus jeune des deux dames,
et qui, habitué à son costume, était loin de lui attribuer la force
centrifuge dont nous venons de voir le résultat.

--Oui, mon ami, la rue Saint-Claude, répondit l'aînée des deux femmes,
en comprimant elle-même une forte envie de rire.

--Oh! ce n'est pas difficile à trouver, et, d'ailleurs, je vais vous y
conduire, reprit le joyeux garçon enfariné, qui, joignant le fait à la
parole, se mit à déployer le compas de ses immenses jambes maigres, au
bout desquelles s'emmanchaient deux savates larges comme des bateaux.

--Non pas! non pas! dit l'aînée des deux femmes, qui ne se souciait sans
doute pas d'être rencontrée avec un pareil guide; indiquez-nous la rue,
sans vous déranger, et nous tâcherons de suivre votre indication.

--Première rue à droite, madame, répondit le guide en se retirant avec
discrétion.

--Merci, dirent ensemble les deux femmes.

Et elles se mirent à courir dans la direction indiquée, en étouffant
leurs rires sous leurs manchons.




Chapitre II

Un intérieur


Ou nous avons trop compté sur la mémoire de notre lecteur, ou nous
pouvons espérer qu'il connaît déjà cette rue Saint-Claude, qui touche
par l'est au boulevard et par l'ouest à la rue Saint-Louis; en effet, il
a vu plus d'un des personnages qui ont joué ou qui joueront un rôle dans
cette histoire la parcourir dans un autre temps, c'est-à-dire lorsque le
grand physicien Joseph Balsamo y habitait avec sa sibylle Lorenza et son
maître Althotas.

En 1784 comme en 1770, époque à laquelle nous y avons conduit pour la
première fois nos lecteurs, la rue Saint-Claude était une honnête rue,
peu claire, c'est vrai, peu nette, c'est encore vrai; enfin peu
fréquentée, peu bâtie et peu connue. Mais elle avait son nom de saint et
sa qualité de rue du Marais, et comme telle elle abritait, dans les
trois ou quatre maisons qui composaient son effectif, plusieurs pauvres
rentiers, plusieurs pauvres marchands et plusieurs pauvres pauvres,
oubliés sur les états de la paroisse.

Outre ces trois ou quatre maisons, il y avait bien encore, au coin du
boulevard, un hôtel de grande mine, dont la rue Saint-Claude eût pu se
glorifier comme d'un bâtiment aristocratique; mais ce bâtiment, dont les
hautes fenêtres eussent, par-dessus le mur de la cour, éclairé toute la
rue dans un jour de fête avec le simple reflet de ses candélabres et de
ses lustres; ce bâtiment, disions-nous, était la plus noire, la plus
muette et la plus close de toutes les maisons du quartier.

La porte ne s'ouvrait jamais; les fenêtres, matelassées de coussins de
cuir, avaient sur chaque feuille des jalousies, sur chaque plinthe des
volets, une couche de poussière que les physiologistes ou les géologues
eussent accusée de remonter à dix ans.

Quelquefois un passant désoeuvré, un curieux ou un voisin, s'approchait
de la porte cochère, et au travers de la vaste serrure examinait
l'intérieur de l'hôtel.

Alors, il ne voyait que touffes d'herbe entre les pavés, moisissures et
mousse sur les dalles. Parfois un énorme rat, suzerain de ce domaine
abandonné, traversait tranquillement la cour et s'allait plonger dans
les caves, modestie bien superflue, quand il avait à sa pleine et
entière disposition des salons et des cabinets si commodes, où les chats
ne pouvaient le venir troubler.

Si c'était un passant ou un curieux, après avoir constaté vis-à-vis de
lui-même la solitude de cet hôtel, il continuait son chemin; mais si
c'était un voisin, comme l'intérêt qui s'attachait à l'hôtel était plus
grand, il restait presque toujours assez longtemps en observation pour
qu'un autre voisin vînt prendre place auprès de lui, attiré par une
curiosité pareille à la sienne; et alors presque toujours s'établissait
une conversation dont nous sommes à peu près certain de rappeler le
fond, sinon les détails.

--Voisin, disait celui qui ne regardait pas à celui qui regardait, que
voyez-vous donc dans la maison de M. le comte de Balsamo?

--Voisin, répondait celui qui regardait à celui qui ne regardait pas, je
vois le rat.

--Ah! voulez-vous permettre?

Et le second curieux s'installait à son tour au trou de la serrure.

--Le voyez-vous? disait le voisin dépossédé au voisin en possession.

--Oui, répondait celui-ci, je le vois. Ah! monsieur, il a engraissé.

--Vous croyez?

--Oui, j'en suis sûr.

--Je crois bien, rien ne le gêne.

--Et certainement, quoiqu'on en dise, il doit rester de bons morceaux
dans la maison.

--De bons morceaux, dites-vous?

--Dame! M. de Balsamo a disparu trop tôt pour n'avoir pas oublié quelque
chose.

--Eh! voisin, quand une maison est à moitié brûlée, que voulez-vous
qu'on y oublie?

--Au fait, voisin, vous pourriez bien avoir raison.

Et, après avoir de nouveau regardé le rat, on se séparait effrayé d'en
avoir tant dit sur une matière si mystérieuse et si délicate. En effet,
depuis l'incendie de cette maison, ou plutôt d'une partie de la maison,
Balsamo avait disparu, nulle réparation ne s'était faite, l'hôtel avait
été abandonné.

Laissons-le surgir tout sombre et tout humide dans la nuit avec ses
terrasses couvertes de neige et son toit échancré par les flammes, ce
vieil hôtel près duquel nous n'avons pas voulu passer sans nous arrêter
devant lui comme devant une vieille connaissance; puis, traversant la
rue pour passer de gauche à droite, regardons, attenante à un petit
jardin fermé par un grand mur, une maison étroite et haute, qui s'élève
pareille à une longue tour blanche sur le fond gris-bleu du ciel.

Au faîte de cette maison, une cheminée se dresse comme un paratonnerre,
et juste au zénith de cette cheminée, une brillante étoile tourbillonne
et scintille.

Le dernier étage de la maison se perdrait inaperçu dans l'espace, sans
un rayon de lumière qui rougit deux fenêtres sur trois qui composent la
façade.

Les autres étages sont mornes et sombres. Les locataires dorment-ils
déjà? Économisent-ils, dans leurs couvertures, et la chandelle si chère,
et le bois si rare cette année? Toujours est-il que les quatre étages ne
donnent pas signe d'existence, tandis que le cinquième non seulement
vit, mais encore rayonne avec une certaine affectation.

Frappons à la porte; montons l'escalier sombre, il finit à ce cinquième
étage où nous avons affaire. Une simple échelle posée contre le mur
conduit à l'étage supérieur.

Un pied-de-biche pend à la porte; un paillasson de natte et une patère
de bois meublent l'escalier.

La première porte ouverte, nous entrerons dans une chambre obscure et
nue; c'est celle dont la fenêtre n'est pas éclairée. Cette pièce sert
d'antichambre et donne dans une seconde dont l'ameublement et les
détails méritent toute notre attention.

Du carreau au lieu de parquet, des portes grossièrement peintes, trois
fauteuils de bois blanc garnis de velours jaune, un pauvre sofa dont les
coussins ondulent sous les plis d'un amaigrissement produit par l'âge.

Les plis et la flaccidité[2] sont les rides et l'atonie d'un vieux
fauteuil: jeune, il rebondissait et chatoyait; hors d'âge, il suit son
hôte au lieu de le repousser; et quand il a été vaincu, c'est-à-dire
lorsqu'on s'est assis dedans, il crie.

   [Note 2: Le caractère flasque.]

Deux portraits pendus au mur attirent d'abord les regards. Une chandelle
et une lampe, placées l'une sur un guéridon à trois pieds, l'autre sur
la cheminée, combinent leurs feux de manière à faire de ces deux
portraits deux foyers de lumière.

Toquet sur la tête, figure longue et pâle, oeil mat, barbe pointue,
fraise au col, le premier de ces portraits se recommande par sa
notoriété; c'est le visage héroïquement ressemblant de Henri III, roi de
France et de Pologne.

Au-dessus se lit une inscription tracée en lettres noires sur un cadre
mal doré:

_HENRI DE VALOIS_

L'autre portrait, doré plus récemment, aussi frais de peinture que
l'autre est suranné, représente une jeune femme à l'oeil noir, au nez
fin et droit, aux pommettes saillantes, à la bouche circonspecte. Elle
est coiffée, ou plutôt écrasée d'un édifice de cheveux et de soieries,
près duquel le toquet de Henri III prend les proportions d'une
taupinière près d'une pyramide.

Sous ce portrait se lit également en lettres noires:

_JEANNE DE VALOIS_

Et si l'on veut, après avoir inspecté l'âtre éteint, les pauvres rideaux
de siamoise du lit recouvert de damas vert jauni, si l'on veut savoir
quel rapport ont ces portraits avec les habitants de ce cinquième étage,
il n'est besoin que de se tourner vers une petite table de chêne sur
laquelle, accoudée du bras gauche, une femme simplement vêtue révise
plusieurs lettres cachetées et en contrôle les adresses.

Cette jeune femme est l'original du portrait.

À trois pas d'elle, dans une attitude semi-curieuse, semi-respectueuse,
une petite vieille suivante, de soixante ans, vêtue comme une duègne de
Greuze, attend et regarde.

«Jeanne de Valois», disait l'inscription.

Mais alors, si cette dame était une Valois, comment Henri III, le roi
sybarite, le voluptueux fraisé, supportait-il, même en peinture, le
spectacle d'une misère pareille, lorsqu'il s'agissait, non seulement
d'une personne de sa race, mais encore de son nom?

Au reste, la dame du cinquième ne démentait point, personnellement,
l'origine qu'elle se donnait. Elle avait des mains blanches et délicates
qu'elle réchauffait, de temps en temps, sous ses bras croisés. Elle
avait un pied petit, fin, allongé, chaussé d'une pantoufle de velours
encore coquette, et qu'elle essayait de réchauffer aussi en battant le
carreau luisant et froid comme cette glace qui couvrait Paris.

Puis comme la bise sifflait sous les portes et par les fentes des
fenêtres, la suivante secouait tristement les épaules et regardait le
foyer sans feu.

Quant à la dame maîtresse du logis, elle comptait toujours les lettres
et lisait les adresses.

Puis, après chaque lecture d'adresse, elle faisait un petit calcul.

--Mme de Misery, murmura-t-elle, première dame d'atours de Sa Majesté.
Il ne faut compter de ce côté que six louis, car on m'a déjà donné.

Et elle poussa un soupir.

--Mme Patrix, femme de chambre de Sa Majesté, deux louis. M. d'Ormesson,
une audience. M. de Calonne, un conseil. M. de Rohan, une visite. Et
nous tâcherons qu'il nous la rende, fit la jeune femme.

«Nous avons donc, continua-t-elle du même ton de psalmodie, huit louis
assurés d'ici à huit jours.

Et elle leva la tête.

--Dame Clotilde, dit-elle, mouchez donc cette chandelle!

La vieille obéit et se remit en place, sérieuse et attentive.

Cette espèce d'inquisition dont elle était l'objet parut fatiguer la
jeune femme.

--Cherchez donc, ma chère, dit-elle, s'il ne reste pas ici quelque bout
de bougie, et donnez-le-moi. Il m'est odieux de brûler de la chandelle.

--Il n'y en a pas, répondit la vieille.

--Voyez toujours.

--Où cela?

--Mais dans l'antichambre.

--Il fait bien froid par là.

--Eh! tenez, justement on sonne, dit la jeune femme.

--Madame se trompe, dit la vieille, opiniâtre.

--Je l'avais cru, dame Clotilde.

Et, voyant que la vieille résistait, elle céda, grondant doucement,
comme font les personnes qui, par une cause quelconque, ont laissé
prendre sur elles par des inférieurs des droits qui ne devraient pas
leur appartenir.

Puis elle se remit à son calcul.

--Huit louis, sur lesquels j'en dois trois dans le quartier.

Elle prit la plume et écrivit:

--Trois louis... Cinq promis à M. de La Motte pour lui faire supporter
le séjour de Bar-sur-Aube. Pauvre diable! notre mariage ne l'a pas
enrichi; mais patience!

Et elle sourit encore, mais en se regardant cette fois dans un miroir
placé entre les deux portraits.

--Maintenant, continua-t-elle, courses de Versailles à Paris et de Paris
à Versailles. Courses, un louis.

Et elle écrivit ce nouveau chiffre à la colonne des dépenses.

--La vie maintenant pour huit jours, un louis.

Elle écrivit encore.

--Toilettes, fiacres, gratifications aux suisses des maisons où je
sollicite: quatre louis. Est-ce bien tout? Additionnons.

Mais, au milieu de son addition, elle s'interrompit.

--On sonne, vous dis-je.

--Non, madame, répondit la vieille, engourdie à sa place. Ce n'est pas
ici; c'est dessous, au quatrième.

--Quatre, six, onze, quatorze louis: six de moins qu'il n'en faut, et
toute une garde-robe à renouveler, et cette vieille brute à payer pour
la congédier.

Puis, tout à coup:

--Mais je vous dis qu'on sonne, malheureuse! s'écria-t-elle en colère.

Et cette fois, il faut l'avouer, l'oreille la plus indocile n'eût pu se
refuser à comprendre l'appel extérieur; la sonnette, agitée avec
vigueur, frémit dans son angle et vibra si longtemps que le battant
frappa les parois d'une douzaine de chocs.

À ce bruit, et tandis que la vieille, réveillée enfin, courait à
l'antichambre, sa maîtresse, agile comme un écureuil, enlevait les
lettres et les papiers épars sur la table, jetait le tout dans un
tiroir, et, après un rapide coup d'oeil lancé sur la chambre pour
s'assurer que tout y était en ordre, prenait place sur le sofa dans
l'attitude humble et triste d'une personne souffrante, mais résignée.

Seulement, hâtons-nous de le dire, les membres seuls se reposaient.
L'oeil, actif, inquiet, vigilant, interrogeait le miroir, qui reflétait
la porte d'entrée, tandis que l'oreille aux aguets se préparait à saisir
le moindre son.

La duègne ouvrit la porte, et l'on entendit murmurer quelques mots dans
l'antichambre.

Alors une voix fraîche et suave, et cependant empreinte de fermeté,
prononça ces paroles:

--Est-ce ici que demeure Mme la comtesse de La Motte?

--Mme la comtesse de La Motte Valois? répéta en nasillant Clotilde.

--C'est cela même, ma bonne dame. Mme de La Motte est-elle chez elle?

--Oui, madame, et trop souffrante pour sortir.

Pendant ce colloque, dont elle n'avait pas perdu une syllabe, la
prétendue malade, ayant regardé dans le miroir, vit qu'une femme
questionnait Clotilde, et que cette femme, selon toutes les apparences,
appartenait à une classe élevée de la société.

Elle quitta aussitôt le sofa et gagna le fauteuil, afin de laisser le
meuble d'honneur à l'étrangère.

Pendant qu'elle accomplissait ce mouvement, elle ne put remarquer que la
visiteuse s'était retournée sur le palier et avait dit à une autre
personne restée dans l'ombre:

--Vous pouvez entrer, madame, c'est ici.

La porte se referma, et les deux femmes que nous avons vues demander le
chemin de la rue Saint-Claude venaient de pénétrer chez la comtesse de
La Motte Valois.

--Qui faut-il que j'annonce à Mme la comtesse? demanda Clotilde en
promenant curieusement, quoique avec respect, la chandelle devant le
visage des deux femmes.

--Annoncez une dame des Bonnes-OEuvres, dit la plus âgée.

--De Paris?

--Non; de Versailles.

Clotilde entra chez sa maîtresse, et les étrangères, la suivant, se
trouvèrent dans la chambre éclairée au moment où Jeanne de Valois se
soulevait péniblement de dessus son fauteuil pour saluer très civilement
ses deux hôtesses.

Clotilde avança les deux autres fauteuils, afin que les visiteuses
eussent le choix, et se retira dans l'antichambre avec une sage lenteur,
qui laissait deviner qu'elle suivrait derrière la porte la conversation
qui allait avoir lieu.




Chapitre III

Jeanne de La Motte de Valois


Le premier soin de Jeanne de La Motte, lorsqu'elle put décemment lever
les yeux, fut de voir à quels visages elle avait affaire.

La plus âgée des deux femmes pouvait, comme nous l'avons dit, avoir de
trente à trente-deux ans; elle était d'une beauté remarquable, quoiqu'un
air de hauteur répandu sur tout son visage dût naturellement ôter à sa
physionomie une partie du charme qu'elle pouvait avoir. Du moins Jeanne
en jugea ainsi par le peu qu'elle aperçut de la physionomie de la
visiteuse.

En effet, préférant un des fauteuils au sofa, elle s'était rangée loin
du jet de lumière qui s'élançait de la lampe, se reculant dans un coin
de la chambre, et allongeant au-devant de son front la calèche de
taffetas ouatée de son mantelet, laquelle, par cette disposition,
projetait une ombre sur son visage.

Mais le port de la tête était si fier, l'oeil si vif et si naturellement
dilaté, que, tout détail fût-il effacé, la visiteuse, par son ensemble,
devait être reconnue pour être de belle race, et surtout de noble race.

Sa compagne, moins timide, en apparence du moins, quoique plus jeune de
quatre ou cinq ans, ne dissimulait point sa réelle beauté.

Un visage admirable de teint et de contour, une coiffure qui découvrait
les tempes et faisait valoir l'ovale parfait du masque; deux grands yeux
bleus calmes jusqu'à la sérénité, clairvoyants jusqu'à la profondeur;
une bouche d'un dessin suave à qui la nature avait donné la franchise,
et à qui l'éducation et l'étiquette avaient donné la discrétion; un nez
qui, pour la forme, n'eût rien à envier à celui de la Vénus de Médicis,
voilà ce que saisit le rapide coup d'oeil de Jeanne. Puis, en s'égarant
encore à d'autres détails, la comtesse put remarquer dans la plus jeune
des deux femmes une taille plus fine et plus flexible que celle de sa
compagne, une poitrine plus large et d'un galbe plus riche, enfin une
main aussi potelée que celle de l'autre dame était à la fois nerveuse et
fine.

Jeanne de Valois fit toutes ces remarques en quelques secondes,
c'est-à-dire en moins de temps que nous n'en avons mis pour les
consigner ici.

Puis, ces remarques faites, elle demanda doucement à quelle heureuse
circonstance elle devait la visite de ces dames.

Les deux femmes se regardaient, et sur un signe de l'aînée:

--Madame, dit la plus jeune, car vous êtes mariée, je crois?

--J'ai l'honneur d'être la femme de M. le comte de La Motte, madame, un
excellent gentilhomme.

--Eh bien, nous, madame la comtesse, nous sommes les dames supérieures
d'une fondation de Bonnes-OEuvres. On nous a dit, touchant votre
condition, des choses qui nous ont intéressées, et nous avons en
conséquence voulu avoir quelques détails précis sur vous et sur ce qui
vous concerne.

Jeanne attendit un instant avant de répondre.

--Mesdames, dit-elle en remarquant la réserve de la seconde visiteuse,
vous voyez là le portrait de Henri III, c'est-à-dire du frère de mon
aïeul, car je suis bien véritablement du sang des Valois, comme on vous
l'a dit sans doute.

Et elle attendit une nouvelle question en regardant ses hôtesses avec
une sorte d'humilité orgueilleuse.

--Madame, interrompit alors la voix grave et douce de l'aînée des deux
dames, est-il vrai, comme on le dit, que Mme votre mère ait été
concierge d'une maison nommée Fontette, sise auprès de Bar-sur-Seine?

Jeanne rougit à ce souvenir, mais aussitôt:

--C'est la vérité, madame, répliqua-t-elle sans se troubler, ma mère
était la concierge d'une maison nommée Fontette.

--Ah! fit l'interlocutrice.

--Et, comme Marie Jossel, ma mère, était d'une rare beauté, poursuivit
Jeanne, mon père devint amoureux d'elle et l'épousa. C'est par mon père
que je suis de race noble. Madame, mon père était un Saint-Rémy de
Valois, descendant direct des Valois qui ont régné.

--Mais comment êtes-vous descendue à ce degré de misère, madame? demanda
la même dame qui avait déjà questionné.

--Hélas! c'est facile à comprendre.

--J'écoute.

--Vous n'ignorez pas qu'après l'avènement de Henri IV, qui fit passer la
couronne de la maison des Valois dans celle des Bourbons, la famille
déchue avait encore quelques rejetons, obscurs sans doute, mais
incontestablement sortis de la souche commune aux quatre frères, qui
tous quatre périrent si fatalement.

Les deux dames firent un signe qui pouvait passer pour un assentiment.

--Or, continua Jeanne, les rejetons des Valois, craignant de faire
ombrage, malgré leur obscurité, à la nouvelle famille royale, changèrent
leur nom de Valois en celui de Rémy, emprunté d'une terre, et on les
retrouve, à partir de Louis XIII, sous ce nom, dans la généalogie
jusqu'à l'avant-dernier Valois, mon aïeul, qui, voyant la monarchie
affermie et l'ancienne branche oubliée, ne crut pas devoir se priver
plus longtemps d'un nom illustre, son seul apanage. Il reprit donc le
nom de Valois, et le traîna dans l'ombre et la pauvreté, au fond de sa
province, sans que nul, à la cour de France, songeât que, hors du
rayonnement du trône, végétait un descendant des anciens rois de France,
sinon les plus glorieux de la monarchie, du moins les plus infortunés.

Jeanne s'interrompit à ces mots.

Elle avait parlé simplement et avec une modération qui avait été
remarquée.

--Vous avez sans doute vos preuves en bon ordre, madame, dit l'aînée des
deux visiteuses avec douceur, et en fixant un regard profond sur celle
qui se disait la descendante des Valois.

--Oh! madame, répondit celle-ci avec un sourire amer, les preuves ne
manquent pas. Mon père les avait fait faire, et en mourant me les a
laissées toutes, à défaut d'autre héritage; mais à quoi bon les preuves
d'une inutile vérité ou d'une vérité que nul ne veut reconnaître?

--Votre père est mort? demanda la plus jeune des deux dames.

--Hélas! oui.

--En province?

--Non, madame.

--À Paris alors?

--Oui.

--Dans cet appartement?

--Non, madame; mon père, baron de Valois, petit-neveu du roi Henri III,
est mort de misère et de faim.

--Impossible! s'écrièrent à la fois les deux dames.

--Et non pas ici, continua Jeanne, non pas dans ce pauvre réduit, non
pas sur son lit, ce lit fût-il un grabat! Non, mon père est mort côte à
côte des plus misérables et des plus souffrants. Mon père est mort à
l'Hôtel-Dieu de Paris.

Les deux femmes poussèrent un cri de surprise qui ressemblait à un cri
d'effroi.

Jeanne, satisfaite de l'effet qu'elle avait produit par l'art avec
lequel elle avait conduit la période et amené son dénouement, Jeanne
resta immobile, l'oeil baissé, la main inerte.

L'aînée des deux dames l'examinait à la fois avec attention et
intelligence, et ne voyant dans cette douleur, si simple et si naturelle
à la fois, rien de ce qui caractérise le charlatanisme ou la vulgarité,
elle reprit la parole:

--D'après ce que vous me dites, madame, vous avez éprouvé de bien grands
malheurs, et la mort de M. votre père, surtout...

--Oh! si je vous racontais ma vie, madame, vous verriez que la mort de
mon père ne compte pas au nombre des plus grands.

--Comment, madame, vous regardez comme un moindre malheur la perte d'un
père? dit la dame en fronçant le sourcil avec sévérité.

--Oui, madame; et en disant cela, je parle en fille pieuse. Car mon
père, en mourant, s'est trouvé délivré de tous les maux qui
l'assiégeaient sur cette terre et qui continuent d'assiéger sa
malheureuse famille. J'éprouve donc, au milieu de la douleur que me
cause sa perte, une certaine joie à songer que mon père est mort, et que
le descendant des rois n'en est plus réduit à mendier son pain!

--Mendier son pain!

--Oh! je le dis sans honte, car, dans nos malheurs, il n'y a ni la faute
de mon père, ni la mienne.

--Mais Mme votre mère?

--Eh bien! avec la même franchise que je vous disais tout à l'heure que
je remerciais Dieu d'avoir appelé à lui mon père, je me plains à Dieu
d'avoir laissé vivre ma mère.

Les deux femmes se regardaient, frissonnant presque à ces étranges
paroles.

--Serait-ce une indiscrétion, madame, que de vous demander un récit plus
détaillé de vos malheurs? fit l'aînée.

--L'indiscrétion, madame, viendrait de moi, qui fatiguerais vos oreilles
du récit de douleurs qui ne peuvent que vous être indifférentes.

--J'écoute, madame, répondit majestueusement l'aînée des deux dames, à
qui sa compagne adressa à l'instant même un coup d'oeil en forme
d'avertissement pour l'inviter à s'observer.

En effet, Mme de La Motte avait été frappée elle-même de l'accent
impérieux de cette voix, et elle regardait la dame avec étonnement.

--J'écoute donc, reprit celle-ci d'une voix moins accentuée, si vous
voulez bien me faire la grâce de parler.

Et, cédant à un mouvement de malaise inspiré par le froid sans doute,
celle qui venait de parler avec un frissonnement d'épaules agita son
pied qui se glaçait au contact du carreau humide.

La plus jeune alors lui poussa une sorte de tapis de pied qui se
trouvait sous son fauteuil à elle, attention que blâma à son tour un
regard de sa compagne.

--Gardez ce tapis pour vous, ma soeur, vous êtes plus délicate que moi.

--Pardon, madame, dit la comtesse de La Motte, je suis au plus
douloureux regret de sentir le froid qui vous gagne; mais le bois vient
d'enchérir de six livres encore, ce qui le porte à soixante-dix livres
la voie, et ma provision a fini il y a huit jours.

--Vous disiez, madame, reprit l'aînée des deux visiteuses, que vous
étiez malheureuse d'avoir une mère.

--Oui, je conçois, un pareil blasphème demande à être expliqué, n'est-ce
pas, madame? dit Jeanne. Voici donc l'explication, puisque vous m'avez
dit que vous la désiriez.

L'interlocutrice de la comtesse fit un signe affirmatif de tête.

--J'ai déjà eu l'honneur de vous dire, madame, que mon père avait fait
une mésalliance.

--Oui, en épousant sa concierge.

--Eh bien! Marie Jossel, ma mère, au lieu d'être à jamais fière et
reconnaissante de l'honneur qu'on lui faisait, commença par ruiner mon
père, ce qui n'était pas difficile au reste, en satisfaisant, aux dépens
du peu que possédait son mari, l'avidité de ses exigences. Puis l'ayant
réduit à vendre jusqu'à son dernier morceau de terre, elle lui persuada
qu'il devait aller à Paris pour revendiquer les droits qu'il tenait de
son nom. Mon père fut facile à séduire, peut-être espérait-il dans la
justice du roi. Il vint donc, ayant converti en argent le peu qu'il
possédait.

«Moi à part, mon père avait encore un fils et une fille. Le fils,
malheureux comme moi, végète dans les derniers rangs de l'armée; la
fille, ma pauvre soeur, fut abandonnée, la veille du départ de mon père
pour Paris, devant la maison d'un fermier, son parrain.

«Ce voyage épuisa le peu d'argent qui nous restait. Mon père se fatigua
en demandes inutiles et infructueuses. À peine le voyait-on apparaître à
la maison, où, rapportant la misère, il trouvait la misère. En son
absence, ma mère, à qui il fallait une victime, s'aigrit contre moi.
Elle commença de me reprocher la part que je prenais aux repas. Je
préférai peu à peu ne manger que du pain, ou même ne pas manger du tout,
à m'asseoir à notre pauvre table; mais les prétextes de châtiment ne
manquèrent point à ma mère: à la moindre faute, faute qui quelquefois
eût fait sourire une autre mère, la mienne me battait; des voisins,
croyant me rendre service, dénoncèrent à mon père les mauvais
traitements dont j'étais l'objet. Mon père essaya de me défendre contre
ma mère, mais il ne s'aperçut point que, par sa protection, il changeait
mon ennemie d'un moment en marâtre éternelle. Hélas! je ne pouvais lui
donner un conseil dans mon propre intérêt, j'étais trop jeune, trop
enfant. Je ne m'expliquais rien, j'éprouvais les effets sans chercher à
deviner les causes. Je connaissais la douleur, voilà tout.

«Mon père tomba malade et fut d'abord forcé de garder la chambre, puis
le lit. Alors on me fit sortir de la chambre de mon père, sous prétexte
que ma présence le fatiguait et que je ne savais point réprimer ce
besoin de mouvement qui est le cri de la jeunesse. Une fois hors de la
chambre, j'appartins comme auparavant à ma mère. Elle m'apprit une
phrase qu'elle entrecoupa de coups et de meurtrissures; puis, quand je
sus par coeur cette phrase humiliante qu'instinctivement je ne voulais
pas retenir, quand mes yeux furent rougis jusqu'aux larmes, elle me fit
descendre à la porte de la rue, et de la porte, elle me lança sur le
premier passant de bonne mine, avec ordre de lui débiter cette phrase,
si je ne voulais pas être battue jusqu'à la mort.

--Oh! affreux! murmura la plus jeune des deux dames.

--Et quelle était cette phrase? demanda l'aînée.

--Cette phrase, la voici, continua Jeanne: «Monsieur, ayez pitié d'une
petite orpheline qui descend en ligne droite de Henri de Valois.»

--Oh! fi donc! s'écria l'aînée des deux visiteuses avec un geste de
dégoût.

--Et quel effet produisait cette phrase à ceux auxquels elle était
adressée? demanda la plus jeune.

--Les uns m'écoutaient et avaient pitié, dit Jeanne. Les autres
s'irritaient et me faisaient des menaces. D'autres, enfin, encore plus
charitables que les premiers, m'avertirent que je courais un grand
danger en prononçant des paroles semblables, qui pouvaient tomber dans
des oreilles prévenues. Mais moi, je ne connaissais qu'un danger, celui
de désobéir à ma mère. Je n'avais qu'une crainte, celle d'être battue.

--Et qu'arriva-t-il?

--Mon Dieu! madame, ce qu'espérait ma mère; je rapportais un peu
d'argent à la maison, et mon père vit reculer de quelques jours cette
affreuse perspective qui l'attendait: l'hôpital.

Les traits de l'aînée des deux jeunes femmes se contractèrent, des
larmes vinrent aux yeux de la plus jeune.

--Enfin, madame, quelque soulagement qu'il apportât à mon père, ce
hideux métier me révolta. Un jour, au lieu de courir après les passants
et de les poursuivre de ma phrase accoutumée, je m'assis au pied d'une
borne, où je restai une partie de la journée comme anéantie. Le soir, je
rentrai les mains vides. Ma mère me battit tant que le lendemain je
tombai malade.

«Ce fut alors que mon père, privé de toute ressource, fut forcé de
partir pour l'hôtel-Dieu, où il mourut.

--Oh! l'horrible histoire! murmurèrent les deux dames.

--Mais alors que fîtes-vous, votre père mort? demanda la plus jeune des
deux visiteuses.

--Dieu eut pitié de moi. Un mois après la mort de mon pauvre père, ma
mère partit avec un soldat, son amant, nous abandonnant, mon frère et
moi.

--Vous restâtes orphelins!

--Oh! madame, nous, tout au contraire des autres, nous ne fûmes
orphelins que tant que nous eûmes une mère. La charité publique nous
adopta. Mais comme mendier nous répugnait, nous ne mendiions que dans la
mesure de nos besoins. Dieu commande à ses créatures de chercher à
vivre.

--Hélas!

--Que vous dirai-je, madame? un jour j'eus le bonheur de rencontrer un
carrosse qui montait lentement la côte du faubourg Saint-Marcel; quatre
laquais étaient derrière; dedans, une femme belle et jeune encore; je
lui tendis la main: elle me questionna; ma réponse et mon nom la
frappèrent de surprise, puis d'incrédulité. Je donnai adresse et
renseignements. Dès le lendemain, elle savait que je n'avais pas menti;
elle nous adopta, mon frère et moi, plaça mon frère dans un régiment, et
me plaça dans une maison de couture. Nous étions sauvés tous deux de la
faim.

--Cette dame, n'est-ce pas Mme Boulainvilliers?

--Elle-même.

--Elle est morte, je crois?

--Oui, et sa mort m'a replongée dans l'abîme.

--Mais son mari vit encore; il est riche.

--Son mari, madame, c'est à lui que je dois tous mes malheurs de jeune
fille, comme c'est à ma mère que je dois tous mes malheurs d'enfant.
J'avais grandi, j'avais embelli peut-être; il s'en aperçut; il voulut
mettre un prix à ses bienfaits: je refusai. Ce fut sur ces entrefaites
que Mme de Boulainvilliers mourut, et moi, moi qu'elle avait mariée à un
brave et loyal militaire, M. de La Motte, je me trouvai, séparée que
j'étais de mon mari, plus abandonnée après sa mort que je ne l'avais été
après la mort de mon père.

«Voilà mon histoire, madame. J'ai abrégé: les souffrances sont toujours
des longueurs qu'il faut épargner aux gens heureux, fussent-ils
bienfaisants, comme vous paraissez l'être, mesdames.

Un long silence succéda à cette dernière période de l'histoire de Mme de
La Motte.

L'aînée des deux dames le rompit la première.

--Et votre mari, que fait-il? demanda-t-elle.

--Mon mari est en garnison à Bar-sur-Aube, madame; il sert dans la
gendarmerie, et, de son côté, attend des temps meilleurs.

--Mais vous avez sollicité auprès de la cour?

--Sans doute!

--Le nom des Valois, justifié par des titres, a dû éveiller des
sympathies?

--Je ne sais pas, madame, quels sont les sentiments que mon nom a pu
éveiller, car à aucune de mes demandes je n'ai reçu de réponse.

--Cependant, vous avez vu les ministres, le roi, la reine.

--Personne. Partout, tentatives vaines, répliqua Mme de La Motte.

--Vous ne pouvez mendier, pourtant!

--Non, madame, j'en ai perdu l'habitude. Mais...

--Mais quoi?

--Mais je puis mourir de faim comme mon père.

--Vous n'avez point d'enfant?

--Non, madame, et mon mari, en se faisant tuer pour le service du roi,
trouvera de son côté au moins une fin glorieuse à nos misères.

--Pouvez-vous, madame, je regrette d'insister sur ce sujet, pouvez-vous
fournir les preuves justificatives de votre généalogie?

Jeanne se leva, fouilla dans un meuble, et en tira quelques papiers
qu'elle présenta à la dame.

Mais comme elle voulait profiter du moment où cette dame, pour les
examiner, s'approcherait de la lumière et découvrirait entièrement ses
traits, Jeanne laissa deviner sa manoeuvre par le soin qu'elle mit à
lever la mèche de la lampe afin de doubler la clarté.

Alors la dame de charité, comme si la lumière blessait ses yeux, tourna
le dos à la lampe et, par conséquent à Mme de La Motte.

Ce fut dans cette position qu'elle lut attentivement et compulsa chaque
pièce l'une après l'autre.

--Mais, dit-elle, ce sont là des copies d'actes, madame, et je ne vois
aucune pièce authentique.

--Les minutes, madame, répondit Jeanne, sont déposées en lieu sûr, et je
les produirais...

--Si une occasion importante se présentait, n'est-ce pas? dit en
souriant la dame.

--C'est sans doute, madame, une occasion importante que celle qui me
procure l'honneur de vous voir; mais les documents dont vous parlez sont
tellement précieux pour moi que...

--Je comprends. Vous ne pouvez les livrer au premier venu.

--Oh! madame, s'écria la comtesse qui venait enfin d'entrevoir le visage
plein de dignité de la protectrice; oh! madame, il me semble que, pour
moi, vous n'êtes pas la première venue.

Et aussitôt, ouvrant avec rapidité un autre meuble dans lequel jouait un
tiroir secret, elle en tira les originaux des pièces justificatives,
soigneusement enfermées dans un vieux portefeuille armorié au blason de
Valois.

La dame les prit, et après un examen plein d'intelligence et
d'attention:

--Vous avez raison, dit la dame de charité, ces titres sont parfaitement
en règle; je vous engage à ne pas manquer de les fournir à qui de droit.

--Et qu'en obtiendrais-je à votre avis, madame?

--Mais sans nul doute une pension pour vous, un avancement pour M. de La
Motte, pour peu que ce gentilhomme se recommande par lui-même.

--Mon mari est le modèle de l'honneur, madame, et jamais il n'a manqué
aux devoirs du service militaire.

--Il suffit, madame, dit la dame de charité en abattant tout à fait la
calèche sur son visage.

Mme de La Motte suivait avec anxiété chacun de ses mouvements.

Elle la vit fouiller dans sa poche, dont elle tira d'abord le mouchoir
brodé qui lui avait servi à cacher son visage quand elle glissait en
traîneau le long des boulevards.

Puis au mouchoir succéda un petit rouleau d'un pouce de diamètre et de
trois à quatre pouces de longueur.

La dame de charité déposa le rouleau sur le chiffonnier en disant:

--Le bureau des Bonnes-OEuvres m'autorise, madame, à vous offrir ce
léger secours, en attendant mieux.

Mme de La Motte jeta un rapide coup d'oeil sur le rouleau.

«Des écus de trois livres, pensa-t-elle; il doit y en avoir au moins
cinquante ou même cent. Allons, c'est cent cinquante ou peut-être trois
cents livres qui nous tombent du ciel. Cependant, pour cent il est bien
court; mais aussi pour cinquante il est bien long.»

Tandis qu'elle faisait ces observations, les deux dames étaient passées
dans la première pièce, où dame Clotilde dormait sur une chaise près
d'une chandelle dont la mèche rouge et fumeuse s'allongeait au milieu
d'une nappe de suif liquéfié.

L'odeur âcre et nauséabonde saisit à la gorge celle des deux dames de
charité qui avait déposé le rouleau sur le chiffonnier. Elle porta
vivement la main à sa poche et en tira un flacon.

Mais à l'appel de Jeanne, dame Clotilde s'était réveillée en saisissant
à belles mains le reste de la chandelle. Elle l'élevait comme un phare
au-dessus des montées obscures, malgré les protestations des deux
étrangères qu'on éclairait en les empoisonnant.

--Au revoir, au revoir, madame la comtesse! crièrent-elles.

Et elles se précipitèrent dans les escaliers.

--Où pourrai-je avoir l'honneur de vous remercier, mesdames? demanda
Jeanne de Valois.

--Nous vous le ferons savoir, dit l'aînée des deux dames en descendant
le plus rapidement possible.

Et le bruit de leurs pas se perdit dans les profondeurs des étages
inférieurs.

Mme de Valois rentra chez elle, impatiente de vérifier si ses
observations sur le rouleau étaient justes. Mais en traversant la
première chambre, elle heurta du pied un objet qui roula de la natte qui
servait à calfeutrer le dessous de la porte sur le carreau.

Se baisser, ramasser cet objet, courir à la lampe, telle fut la première
inspiration de la comtesse de La Motte.

C'était une boîte en or, ronde, plate et assez simplement guillochée.

Cette boîte renfermait quelques pastilles de chocolat parfumé; mais, si
plate qu'elle fût, il était visible que cette boîte avait un double
fond, dont la comtesse fut quelque temps à trouver le secret ressort.

Enfin, elle trouva ce ressort et le fit jouer.

Aussitôt un portrait de femme lui apparut, sévère, éclatant de beauté
mâle et d'impérieuse majesté.

Une coiffure allemande, un magnifique collier semblable à celui d'un
ordre donnaient à la physionomie de ce portrait une étrangeté étonnante.

Un chiffre composé d'un M et d'un T, entrelacés dans une couronne de
laurier, occupait le dessus de la boîte.

Mme de La Motte supposa, grâce à la ressemblance de ce portrait avec le
visage de la jeune dame, sa bienfaitrice, que c'était un portrait de
mère ou d'aïeule, et son premier mouvement, il faut le dire, fut de
courir à l'escalier pour rappeler les dames.

La porte de l'allée se refermait.

Puis à la fenêtre pour les appeler, puisqu'il était trop tard pour les
rejoindre.

Mais à l'extrémité de la rue Saint-Claude, débouchant dans la rue Saint
Louis, un cabriolet rapide fut le seul objet qu'elle aperçut.

La comtesse, n'ayant plus d'espoir de rappeler les deux protectrices,
considéra encore la boîte, en se promettant de la faire passer à
Versailles; puis, saisissant le rouleau laissé sur le chiffonnier:

--Je ne me trompais pas, dit-elle, il n'y a que cinquante écus.

Et le papier éventré roula sur le carreau.

--Des louis, des doubles louis! s'écria la comtesse. Cinquante doubles
louis! deux mille quatre cents livres!

Et la joie la plus avide se peignit dans ses yeux, tandis que dame
Clotilde, émerveillée à l'aspect de plus d'or qu'elle n'en avait jamais
vu, demeurait la bouche ouverte et les mains jointes.

--Cent louis! répéta Mme de La Motte... Ces dames sont donc bien riches?
Oh! je les retrouverai!...




Chapitre IV

Bélus


Mme de La Motte ne s'était pas trompée en croyant que le cabriolet qui
venait de disparaître emportait les deux dames de charité.

Ces deux dames, en effet, avaient trouvé au bas de la maison un
cabriolet, comme on les construisait à cette époque, c'est-à-dire haut
de roues, caisse légère, tablier élevé, avec une sellette commode pour
le jockey qui se tenait derrière.

Ce cabriolet, attelé d'un magnifique cheval irlandais, à courte queue, à
croupe charnue, sous poil bai, avait été amené rue Saint-Claude par ce
même domestique conducteur du traîneau que la dame de charité avait
appelé Weber, ainsi que nous l'avons vu plus haut.

Weber tenait le cheval au mors quand les dames arrivèrent; il essayait
de modérer l'impatience du fougueux animal, qui battait d'un pied
nerveux la neige durcissant peu à peu depuis le retour de la nuit.

Lorsque les deux dames parurent:

--Matame, dit Weber, j'afais fait gommanter Scibion, qui est fort toux
et fazile à mener, mais Scibion il s'est tonné un égart hier au zoir; il
ne restait que Pélus, et Pélus il est diffizile.

--Oh! pour moi, vous le savez, Weber, répondit l'aînée des deux dames,
la chose n'a pas d'importance; j'ai la main nerveuse et je suis habituée
à conduire.

--Je sais que Matame mène fort pien, mais les chemins l'être pien
mauvais. Où fa Matame?

--À Versailles.

--Bar les poulefards, alors?

--Non pas, Weber, il gèle, et les boulevards seraient pleins de verglas.
Les rues doivent offrir moins de résistance, grâce aux milliers de
promeneurs qui échauffent la neige. Allons, vite, Weber, vite.

Weber retint le cheval, tandis que les dames montèrent lestement dans le
cabriolet; puis il s'élança derrière et avertit qu'il était monté.

L'aînée des deux dames alors, s'adressant à sa compagne:

--Eh bien! dit-elle, que vous semble de cette comtesse, Andrée?

Et en disant ces mots, elle rendit les rênes au cheval qui partit comme
un éclair et tourna le coin de la rue Saint-Louis.

C'était le moment où Mme de La Motte ouvrait sa fenêtre pour rappeler
les deux dames de charité.

--Je pense, madame, répondit celle des deux femmes que l'on appelait
Andrée, je pense que Mme de La Motte est pauvre et très malheureuse.

--Bien élevée, n'est-ce pas?

--Oui, sans doute.

--Tu es froide à son égard, Andrée.

--S'il faut que je vous l'avoue, elle a quelque chose de rusé dans sa
physionomie qui ne me plaît pas.

--Oh! vous êtes défiante, vous, Andrée, je le sais; et pour vous plaire,
il faut réunir tout. Moi, je trouve cette petite comtesse intéressante
et simple dans son orgueil comme dans son humilité.

--C'est une fortune pour elle, madame, que d'avoir eu le bonheur de
plaire à Votre...

--Gare! s'écria la dame en jetant vivement de côté son cheval qui allait
renverser un portefaix au coin de la rue Saint-Antoine.

--Gare! cria Weber d'une voix de stentor.

Et le cabriolet continua sa course.

Seulement, on entendit les imprécations de l'homme qui avait échappé aux
roues, et plusieurs voix grondant comme un écho lui donnèrent à
l'instant même l'appui d'une clameur on ne peut plus hostile au
cabriolet.

Mais en quelques secondes Bélus mit entre sa maîtresse et les
blasphémateurs tout l'espace qui s'étend de la rue Sainte-Catherine à la
place Baudoyer.

Là, comme on sait, le chemin se bifurque, mais l'habile conductrice se
jeta résolument dans la rue de la Tixéranderie, rue populeuse, étroite
et fort peu aristocratique.

Aussi, malgré les _gare_ très réitérés qu'elle lançait, malgré les
rugissements de Weber, on n'entendait qu'exclamations furieuses des
passants: «Oh! le cabriolet! À bas le cabriolet!»

Bélus passait toujours, et son cocher, malgré la délicatesse d'une main
d'enfant, le faisait courir rapidement et surtout habilement dans les
mares de neige liquide ou dans les glaciers plus dangereux qui formaient
ruisseaux et dépavements.

Cependant, contre toute attente, aucun malheur n'était arrivé: une
lanterne brillante envoyait ses rayons en avant, et c'était un luxe de
prévoyance que la police n'avait point encore imposé aux cabriolets de
ce temps-là.

Aucun malheur, disons-nous, n'était donc arrivé, pas une voiture
accrochée, par une borne frôlée, pas un passant touché, c'était miracle,
et cependant les cris et les menaces se succédaient toujours.

Le cabriolet traversa avec la même rapidité et le même bonheur la rue
Saint-Médéric, la rue Saint-Martin, la rue Aubry-le-Boucher.

Peut-être semble-t-il à nos lecteurs qu'en approchant des quartiers
civilisés la haine portée à l'équipage aristocratique deviendrait moins
farouche.

Mais tout au contraire; à peine Bélus entrait-il dans la rue de la
Ferronnerie, que Weber, toujours poursuivi par les vociférations de la
populace, remarqua des groupes sur le passage du cabriolet. Plusieurs
personnes même faisaient mine de courir après lui pour l'arrêter.

Toutefois, Weber ne voulut pas inquiéter sa maîtresse. Il remarquait
combien elle déployait de sang-froid et d'adresse, combien habilement
elle glissait entre tous ces obstacles, inertes ou vivants, qui sont à
la fois le désespoir ou le triomphe du cocher de Paris.

Quant à Bélus, solide sur ses jarrets d'acier, il n'avait pas même
glissé une fois, tant la main qui soutenait la bouche savait prévoir
pour lui les pentes et les accidents du terrain.

On ne murmurait plus autour du cabriolet, on vociférait; la dame qui
tenait les rênes s'en aperçut et, attribuant cette hostilité à quelque
cause banale comme la rigueur des temps et l'indisposition des esprits,
elle résolut d'abréger l'épreuve.

Elle fit clapper sa langue, et à cette seule invitation Bélus
tressaillit et passa du trot retenu au trot allongé.

Les boutiques fuyaient, les passants se jetaient de côté.

Les _gare_! _gare_! ne discontinuaient pas.

Le cabriolet touchait presque au Palais-Royal, et venait de passer
devant la rue du Coq-Saint-Honoré, en avant de laquelle le plus beau des
obélisques de neige levait assez fièrement encore son aiguille diminuée
par les dégels, comme un bâton de sucre d'orge que les enfants
transforment en pointe aiguë à force de le sucer.

Cet obélisque était surmonté d'un glorieux panache de rubans un peu
flétris, c'est vrai; rubans qui retenaient un écriteau sur lequel
l'écrivain public du quartier avait tracé en majuscules le quatrain
suivant, qui se balançait entre deux lanternes:

    _Reine dont la beauté surpasse les appas,_
    _Près d'un roi bienfaisant occupe ici ta place._
    _Si ce frêle édifice est de neige et de glace,_
    _Nos coeurs pour toi ne le sont pas._

Ce fut là que Bélus éprouva la première difficulté sérieuse. Le monument
qu'on était en train d'illuminer avait attiré bon nombre de curieux: les
curieux faisaient masse, et l'on ne pouvait traverser cette masse au
trot.

Force fut donc de mettre Bélus au pas.

Mais on avait vu venir Bélus comme la foudre; mais on entendait les cris
qui le poursuivaient, et, bien qu'à l'aspect de l'obstacle il se fût
arrêté court, la vue du cabriolet parut produire dans la foule le plus
mauvais effet.

Cependant la foule s'ouvrit encore.

Mais après l'obélisque venait une autre cause de rassemblement.

Les grilles du Palais-Royal étaient ouvertes et dans la cour d'immenses
brasiers chauffaient toute une armée de mendiants, à qui des laquais de
M. le duc d'Orléans distribuaient des soupes dans des écuelles de terre.

Mais les gens qui mangeaient et les gens qui se chauffaient, si nombreux
qu'ils fussent, l'étaient encore moins que ceux qui les regardaient se
chauffer et manger. À Paris, c'est une habitude: pour un acteur, quelque
chose qu'il fasse, il y a toujours des spectateurs.

Le cabriolet, après avoir surmonté le premier obstacle, fut donc forcé
de s'arrêter au second, comme fait un navire au milieu des brisants.

À l'instant même, les cris que jusque-là les deux femmes n'avaient
entendus que comme un bruit vague et confus leur arrivèrent distincts au
milieu de la cohue.

On criait:

--À bas le cabriolet! à bas les écraseurs!

--Est-ce donc à nous que ces cris s'adressent? demanda la dame qui
conduisait à sa compagne.

--En vérité, madame, j'en ai peur, répondit celle-ci.

--Avons-nous donc écrasé quelqu'un?

--Personne.

--À bas le cabriolet! à bas les écraseurs! criait la foule avec furie.

L'orage se formait, le cheval venait d'être saisi à la bride, et Bélus,
qui goûtait peu le contact de ces mains rudes, piaffait et écumait
terriblement.

--Chez le commissaire! chez le commissaire! cria une voix.

Les deux femmes se regardèrent au comble de l'étonnement.

Aussitôt mille voix de répéter:

--Chez le commissaire! chez le commissaire!

Cependant les têtes curieuses s'avançaient sous la capote du cabriolet.

Les commentaires couraient dans la foule.

--Tiens, ce sont des femmes, dit une voix.

--Oui, des poupées aux Soubises, des maîtresses au d'Hennin.

--Des filles d'Opéra, qui croient avoir le droit d'écraser le pauvre
monde parce qu'elles ont dix mille livres par mois pour payer les frais
d'hôpital.

Un hourra furieux accueillit cette dernière flagellation. Les deux
femmes éprouvèrent diversement la commotion. L'une s'enfonça tremblante
et pâle dans le cabriolet. L'autre avança résolument la tête, les
sourcils froncés et les lèvres serrées.

--Oh! madame, s'écria sa compagne en l'attirant en arrière, que
faites-vous?

--Chez le commissaire! chez le commissaire! continuaient de crier les
acharnés, et qu'on les connaisse.

--Ah! madame, nous sommes perdues, dit la plus jeune des deux femmes à
l'oreille de sa compagne.

--Courage, Andrée, courage, répondit l'autre.

--Mais on va vous voir, vous reconnaître peut-être!

--Regardez par le carreau du fond si Weber est toujours derrière le
cabriolet.

--Il essaie de descendre, mais on l'assiège; il se défend. Ah! voici
qu'il vient.

--Weber! Weber! dit la dame en allemand, faites-nous descendre.

Le valet de chambre obéit, et, grâce à deux chocs d'épaule qui
repoussèrent les assaillants, il ouvrit le tablier du cabriolet.

Les deux femmes sautèrent légèrement à terre.

Pendant ce temps, la foule s'en prenait au cheval et au cabriolet, dont
elle commençait à briser la caisse.

--Mais qu'y a-t-il, au nom du Ciel! continua en allemand la plus âgée
des deux dames; y comprenez-vous quelque chose, Weber?

--Ma foi! non, madame, répondit le serviteur, beaucoup plus à son aise
dans cette langue que dans la langue française, et tout en distribuant
çà et là de grands coups de pied pour dégager sa maîtresse.

--Mais ce ne sont pas des hommes, ce sont des bêtes féroces! continua la
dame toujours en allemand. Que me reprochent-ils donc? Voyons.

Au même instant une voix polie, qui contrastait singulièrement avec les
menaces et les injures dont les deux dames étaient l'objet, répondit
dans le pur saxon:

--Ils vous reprochent, madame, de braver l'ordonnance de police qui a
paru dans Paris ce matin, et qui prohibe jusqu'au printemps la
circulation des cabriolets, déjà fort dangereux quand le pavé est bon,
mais qui devient mortel aux piétons quand il gèle et qu'on ne peut
éviter les roues.

La dame se retourna pour voir d'où venait cette voix courtoise, au
milieu de toutes ces voix menaçantes.

Elle aperçut alors un jeune officier qui, pour s'approcher d'elle, avait
dû, certes, guerroyer aussi vaillamment que le faisait Weber pour se
maintenir où il était.

La figure gracieuse et distinguée, la taille élevée, l'air martial du
jeune homme plurent à la dame, qui s'empressa de répliquer en allemand:

--Oh! mon Dieu! monsieur, j'ignorais cette ordonnance; je l'ignorais
complètement.

--Vous êtes étrangère, madame? demanda le jeune officier.

--Oui, monsieur; mais, dites-moi, que dois-je faire? on brise mon
cabriolet.

--Il faut le laisser briser, madame, et vous dérober pendant ce
temps-là. Le peuple de Paris est furieux contre les riches qui affichent
le luxe en face de la misère, et en vertu de l'ordonnance rendue ce
matin, on vous conduira chez le commissaire.

--Oh! jamais, s'écria la plus jeune des deux dames, jamais!

--Alors, reprit l'officier en riant, profitez de la trouée que je vais
faire dans la foule, et disparaissez.

Ces mots furent dits d'un ton dégagé, qui fit comprendre aux étrangères
que l'officier avait entendu les commentaires du peuple sur les filles
entretenues par MM. de Soubise et d'Hennin.

Mais ce n'était pas le moment de pointiller.

--Donnez-nous le bras jusqu'à une voiture de place, monsieur, dit
l'aînée des deux dames avec une voix pleine d'autorité.

--J'allais faire cabrer votre cheval, et dans le trouble produit
nécessairement par ce mouvement, vous vous seriez enfuies; car, ajouta
le jeune homme, qui ne demandait pas mieux que de décliner la
responsabilité d'un hasardeux patronage, le peuple se fatigue de nous
entendre parler une langue qu'il ne comprend pas.

--Weber! cria la dame d'une voix forte, fais cabrer Bélus pour que toute
cette foule s'effraie et s'écarte.

--Et puis, madame...

--Et puis, reste pendant que nous partirons.

--Et s'ils brisent la caisse?

--Qu'ils brisent, que t'importe; sauve Bélus si tu peux, et toi surtout;
voilà la seule chose que je te recommande.

--Bien, madame, répondit Weber.

Et, au même instant, il chatouilla l'irritable irlandais, qui bondit au
milieu de la cour, et renversa les plus passionnés, qui s'étaient
cramponnés à la bride et aux brancards.

Grandes furent en ce moment la terreur et la confusion.

--Votre bras, monsieur, dit alors la dame à l'officier; venez, petite,
ajouta-t elle, en se retournant vers Andrée.

--Allons, allons, femme de courage! murmura tout bas l'officier, qui
donna sur-le-champ, et avec une admiration réelle, son bras à celle qui
le lui demandait.

En quelques minutes, il avait conduit les deux femmes à la place
voisine, où des fiacres stationnaient en attendant la pratique, les
cochers dormant sur leurs sièges, tandis que leurs chevaux, l'oeil à
demi fermé et la tête basse, attendaient la maigre pitance du soir.




Chapitre V

Route de Versailles


Les deux dames se trouvaient hors des atteintes de la foule, mais il
était à craindre que quelques curieux les ayant suivies ne les fissent
reconnaître, ne renouvelassent une scène pareille à celle qui venait
d'avoir lieu et à laquelle, cette fois, elles échapperaient peut-être
plus difficilement.

Le jeune officier comprit cette alternative; on le vit bien à l'activité
qu'il déploya en éveillant sur son siège le cocher encore plus gelé
qu'endormi.

Il faisait si horriblement froid que, contrairement à l'habitude des
cochers qui se piquent d'émulation en se volant les pratiques l'un à
l'autre, aucun des automédons à vingt-quatre sous l'heure ne bougea, pas
même celui auquel on s'adressait.

L'officier saisit le cocher par le collet de son pauvre surtout, et le
secoua si rudement qu'il le tira de son engourdissement.

--Holà! hé! cria le jeune homme à son oreille, voyant qu'il donnait
signe de vie.

--Voilà, maître, voilà, dit le cocher rêvant encore et chancelant sur
son siège comme un homme ivre.

--Où allez-vous, mesdames? demanda l'officier, en allemand toujours.

--À Versailles, répondit l'aînée des deux dames en continuant toujours
la même langue.

--À Versailles! s'écria le cocher, vous avez dit à Versailles?

--Sans doute.

--Ah! bien oui, à Versailles! Quatre lieues et demie par une glace
pareille! Non, non, non.

--On paiera bien, dit l'aînée des Allemandes.

--On paiera, répéta en français l'officier au cocher.

--Et combien paiera-t-on? fit celui-ci du haut de son siège, car il ne
paraissait pas avoir une énorme confiance. Ce n'est pas le tout,
voyez-vous, mon officier, d'aller à Versailles: une fois qu'on y est
allé, il faut en revenir.

--Un louis, est-ce assez? dit la plus jeune des deux dames à l'officier,
en continuant de germaniser.

--On t'offre un louis, répéta le jeune homme.

--Un louis, c'est bien juste, grommela le cocher, car je risque de
casser les jambes à mes chevaux.

--Drôle! s'écria l'officier, tu n'as droit qu'à trois livres pour aller
d'ici au château de la Muette, qui est à moitié chemin. Tu vois bien
qu'à ce calcul-là, en te payant l'aller et le retour, tu n'as droit qu'à
douze livres, et, au lieu de douze, tu vas en recevoir vingt-quatre.

--Oh! ne marchandez pas, dit l'aînée des deux dames. Deux louis, trois
louis, vingt louis, pourvu qu'il parte à l'instant même et qu'il marche
sans s'arrêter.

--Un louis suffit, madame, répondit l'officier.

Puis, revenant au cocher:

--Allons, coquin, en bas de ton siège et ouvre la portière, dit-il.

--Je veux être payé d'abord, dit le cocher.

--Tu veux!

--C'est mon droit.

L'officier fit un mouvement en avant.

--Payons d'avance; payons, dit l'aînée des Allemandes.

Et elle fouilla rapidement à sa poche.

--Oh! mon Dieu! dit-elle tout bas à sa compagne, je n'ai pas ma bourse.

--Vraiment?

--Et vous, Andrée, avez-vous la vôtre?

La jeune femme se fouilla à son tour avec la même anxiété.

--Moi... moi, non plus.

--Voyez dans toutes vos poches.

--Inutile, s'écria la jeune femme avec dépit, car elle voyait l'officier
les suivre de l'oeil pendant ce débat, et le cocher goguenard ouvrait
déjà une large bouche pour sourire en se félicitant de ce qu'il appelait
peut-être plus bas une heureuse précaution.

En vain les deux dames cherchèrent-elles, ni l'une ni l'autre ne trouva
un sou.

L'officier les vit s'impatienter, rougir et pâlir; la situation se
compliquait.

Les dames allaient se décider à donner une chaîne ou un bijou comme
gage, lorsque l'officier, pour leur épargner tout regret qui eût blessé
leur délicatesse, tira de sa bourse un louis qu'il tendit au cocher.

Celui-ci prit le louis, l'examina, le soupesa, tandis que l'une des deux
dames remerciait l'officier; puis il ouvrit sa portière, et la dame
monta, suivie de sa compagne.

--Et maintenant, maître drôle, dit le jeune homme au cocher, conduis ces
dames, et rondement, loyalement surtout, entends-tu?

--Oh! vous n'avez pas besoin de me recommander cela, mon officier. Cela
va sans dire.

Pendant ce court colloque, les dames se consultaient.

En effet, elles voyaient avec terreur leur guide, leur protecteur, prêt
à les quitter.

--Madame, dit tout bas la plus jeune à sa compagne, il ne faut pas qu'il
s'éloigne.

--Pourquoi cela? demandons-lui son nom et son adresse; demain, nous lui
enverrons son louis d'or avec un petit mot de remerciement que vous lui
écrirez.

--Non, madame, non, gardons-le, je vous en supplie: si le cocher est de
mauvaise foi, s'il fait des difficultés en route... Par un pareil temps,
les chemins sont mauvais, à qui nous adresserions-nous pour demander
secours?

--Oh! nous avons son numéro et la lettre de sa régie.

--Fort bien, madame, et je ne nie pas que, plus tard, vous ne le fassiez
rouer de coups; mais, en attendant, vous n'arriveriez pas cette nuit à
Versailles; et que dira-t-on, grand Dieu!

L'aînée des deux dames réfléchit.

--C'est vrai, dit-elle.

Mais déjà l'officier s'inclinait pour prendre congé.

--Monsieur, monsieur, dit en allemand Andrée, un mot, un mot encore,
s'il vous plaît.

--À vos ordres, madame, répliqua l'officier visiblement contrarié, mais
conservant dans son air, dans son ton et jusque dans l'accent de sa voix
la plus exquise politesse.

--Monsieur, continua Andrée, vous ne pouvez nous refuser une grâce après
tant de services que vous nous avez déjà rendus.

--Parlez.

--Eh bien! nous vous l'avouerons, nous avons peur de ce cocher, qui a si
mal entamé la négociation.

--Vous avez tort de vous alarmer, dit-il; je sais son numéro, 107, la
lettre de sa régie, Z. S'il vous causait quelque contrariété,
adressez-vous à moi.

--À vous! dit en français Andrée qui s'oublia; comment voulez-vous que
nous nous adressions à vous, nous ne savons pas même votre nom.

Le jeune homme fit un pas en arrière.

--Vous parlez français, s'écria-t-il stupéfait, vous parlez français, et
vous me condamnez, depuis une demi-heure, à écorcher l'allemand! Oh!
vraiment, madame, c'est mal.

--Excusez, monsieur, reprit en français l'autre dame, qui vint bravement
au secours de sa compagne interdite. Vous voyez bien, monsieur, que,
sans être étrangères peut-être, nous nous trouvons dépaysées dans Paris,
dépaysées dans un fiacre surtout. Vous êtes assez homme du monde pour
comprendre que nous ne nous trouvons pas dans une position naturelle. Ne
nous obliger qu'à moitié, ce serait nous désobliger. Être moins discret
que vous ne l'avez été jusqu'à présent, ce serait être indiscret. Nous
vous jugeons bien, monsieur; veuillez ne pas nous juger mal; et, si vous
pouvez nous rendre service, eh bien! faites-le sans réserve, ou
permettez-nous de vous remercier et de chercher un autre appui.

--Madame, répondit l'officier, frappé du ton à la fois noble et charmant
de l'inconnue, disposez de moi.

--Alors, monsieur, ayez l'obligeance de monter avec nous.

--Dans le fiacre?

--Et de nous accompagner.

--Jusqu'à Versailles?

--Oui, monsieur.

L'officier, sans répliquer, monta dans le fiacre, se plaça sur le devant
et cria au cocher:

--Touche!

Les portières fermées, les mantelets et les fourrures mis en commun, le
fiacre prit la rue Saint-Thomas-du-Louvre, traversa la place du
Carrousel, et se mit à rouler par les quais.

L'officier se blottit dans un coin, en face de l'aînée des deux femmes,
sa redingote soigneusement étendue sur ses genoux.

Le silence le plus profond régnait à l'intérieur.

Le cocher, soit qu'il voulût fidèlement tenir le marché, soit que la
présence de l'officier le maintînt par une crainte respectueuse dans le
cercle de la loyauté, le cocher fit courir ses maigres rosses avec
persévérance sur le pavé glissant des quais et du chemin de la
Conférence.

Cependant, l'haleine des trois voyageurs échauffait insensiblement le
fiacre. Un parfum délicat épaississait l'air et portait au cerveau du
jeune homme des impressions qui, d'instants en instants, devenaient
moins défavorables à ses compagnes.

«Ce sont, pensait-il, des femmes attardées dans quelque rendez-vous, et
les voilà qui regagnent Versailles, un peu effrayées, un peu honteuses.

«Cependant, comment ces dames, continuait en lui-même l'officier, si
elles sont femmes de quelque distinction, vont-elles dans un cabriolet,
et surtout le conduisent-elles elles-mêmes?

«Oh! à cela, il y a une réponse.

«Le cabriolet était trop étroit pour trois personnes, et deux femmes
n'iront pas se gêner pour mettre un laquais auprès d'elles.

«Mais pas d'argent sur l'une ni l'autre! objection fâcheuse et qui
mérite qu'on y réfléchisse.

«Sans doute le laquais avait la bourse. Le cabriolet, qui doit être en
pièces maintenant, était d'une élégance parfaite, et le cheval... si je
me connais en chevaux, valait cent cinquante louis. Il n'y a que des
femmes riches qui puissent abandonner un pareil cabriolet et un pareil
cheval sans le regretter. L'absence d'argent ne signifie donc absolument
rien.

«Oui, mais cette manie de parler une langue étrangère quand on est
Française.

«Bon; mais cela prouve justement une éducation distinguée. Il n'est pas
naturel aux aventurières de parler l'allemand avec cette pureté toute
germanique, et le français comme des Parisiennes.

«D'ailleurs, il y a une distinction native chez ces femmes.

«La supplique de la jeune était touchante.

«La requête de l'aînée était noblement impérieuse.

«Puis, vraiment, continuait le jeune homme en rangeant son épée dans le
fiacre, de manière qu'elle n'incommodât pas ses voisines, ne dirait-on
pas qu'il y a danger pour un militaire à passer deux heures en fiacre
avec deux jolies femmes?

«Jolies et discrètes, ajouta-t-il, car elles ne parlent pas et attendent
que j'engage la conversation.»

De leur côté, sans doute, les deux jeunes femmes songeaient au jeune
officier, comme le jeune officier songeait à elles; car, au moment où il
achevait de formuler cette idée, l'une des deux dames, s'adressant à sa
compagne, lui dit en anglais:

--En vérité, chère amie, ce cocher nous mène comme des morts; jamais
nous n'arriverons à Versailles. Je gage que notre pauvre compagnon
s'ennuie à mourir.

--C'est qu'aussi, répondit en souriant la plus jeune, notre conversation
n'est pas des plus divertissantes.

--Ne trouvez-vous pas qu'il a l'air d'un homme tout à fait comme il
faut?

--C'est mon avis, madame.

--D'ailleurs, vous avez remarqué qu'il porte l'uniforme de marine?

--Je ne me connais pas beaucoup en uniformes.

--Eh bien! il porte, comme je vous le disais, l'uniforme d'officier de
marine, et tous les officiers de marine sont de bonne maison; au reste,
l'uniforme lui va bien, et il est beau cavalier, n'est-ce pas?

La jeune femme allait répondre et probablement abonder dans le sens de
son interlocutrice, lorsque l'officier fit un geste qui l'arrêta.

--Pardon, mesdames, dit-il en excellent anglais, je crois devoir vous
dire que je parle et comprends l'anglais assez facilement, mais je ne
sais pas l'espagnol, et si vous le savez, et qu'il vous plaise de vous
entretenir dans cette langue, vous serez sûres au moins de ne pas être
comprises.

--Monsieur, répliqua la dame en riant, nous ne voulions pas dire du mal
de vous, comme vous avez pu vous en apercevoir; aussi ne nous gênons
pas, et ne parlons plus que le français, si nous avons quelque chose à
nous dire.

--Merci de cette grâce, madame; mais, cependant, au cas où ma présence
vous serait gênante...

--Vous ne pouvez supposer cela, monsieur, puisque c'est nous qui l'avons
demandée.

--Exigée même, dit la plus jeune des deux femmes.

--Ne me rendez pas confus, madame, et pardonnez-moi un moment
d'indécision; vous connaissez Paris, n'est-ce pas? Paris est plein de
pièges, de déconvenues et de déceptions.

--Ainsi, vous nous avez prises... Voyons, parlez franc.

--Monsieur nous a prises pour des pièges; voilà tout!

--Oh! mesdames, dit le jeune homme en s'humiliant, je vous jure que rien
de pareil n'est entré dans mon esprit.

--Pardon, qu'y a-t-il? Le fiacre s'arrête.

--Qu'est-il arrivé?

--Je vais y voir, mesdames.

--Je crois que nous versons; prenez garde, monsieur!

Et la main de la plus jeune, s'allongeant par un brusque mouvement,
s'arrêta sur l'épaule du jeune homme, qui déjà se préparait à sauter
hors du fiacre.

La pression de cette main le fit frissonner.

Par un mouvement tout naturel, il essaya de la saisir; mais déjà Andrée,
qui avait cédé à un premier mouvement de crainte, s'était rejetée au
fond du fiacre.

L'officier, que rien ne retenait plus, sortit donc, et trouva le cocher
fort occupé à relever un de ses chevaux qui s'empêtrait dans le timon et
dans les traits.

On était un peu en avant du pont de Sèvres.

Grâce à l'aide que l'officier donna au conducteur du fiacre, le pauvre
cheval fut bientôt sur ses jambes.

Le jeune homme rentra dans le fiacre.

Quant au cocher, se félicitant d'avoir une si aimable pratique, il fit
gaiement claquer son fouet dans le double but sans doute d'animer ses
rosses et de se réchauffer lui-même.

Mais on eût dit que par la portière ouverte le froid qui venait d'entrer
avait glacé la conversation, et congelé cette intimité naissante à
laquelle le jeune homme commençait à trouver un charme dont il ne se
rendait pas raison.

On lui demanda simplement compte de l'accident, il raconta ce qui était
arrivé.

Puis ce fut tout, et le silence revint de nouveau peser sur le trio
voyageur.

L'officier, que cette main tiède et palpitante avait fort occupé, voulut
au moins avoir un pied en échange.

Il allongea donc la jambe, mais si adroit qu'il fût, il ne rencontra
rien, ou plutôt, s'il rencontrait, il avait la douleur de voir fuir ce
qu'il rencontrait devant lui.

Une fois même, ayant effleuré le pied de l'aînée des deux femmes:

--Je vous gêne horriblement, n'est-ce pas, monsieur, lui dit cette
dernière avec le plus grand sang-froid, pardon!

Le jeune homme rougit jusqu'aux oreilles, en se félicitant que la nuit
fût assez épaisse pour cacher sa rougeur.

Aussi tout fut dit, et là se terminèrent ses entreprises.

Redevenu muet, immobile et respectueux, comme s'il eût été dans un
temple, il craignit de respirer, et se fit petit comme un enfant.

Mais peu à peu, et malgré lui, une impression étrange envahissait toute
sa pensée, tout son être.

Il sentait, sans les toucher, les deux charmantes femmes, il les voyait
sans les voir; peu à peu s'accoutumant à vivre près d'elles, il lui
semblait qu'une parcelle de leur existence venait de se fondre dans la
sienne. Pour tout au monde, il eût voulu renouer la conversation
éteinte, et maintenant il n'osait, car il craignait les banalités; lui
qui au départ dédaignait de placer même un de ces mots les plus simples
de la langue du monde, il s'alarmait de paraître niais ou impertinent
devant ces femmes, auxquelles une heure avant il croyait accorder
beaucoup d'honneur en leur faisant l'aumône d'un louis et d'une
politesse.

En un mot, comme toutes les sympathies en cette vie s'expliquent par les
rapports des fluides mis en contact à propos, un magnétisme puissant,
émané des parfums et de la chaleur juvénile de ces trois corps assemblés
par hasard, dominait le jeune homme et lui épanouissait la pensée en lui
dilatant le coeur.

Ainsi naissent parfois, vivent et meurent dans l'espace de quelques
moments les plus réelles, les plus suaves, les plus ardentes passions.
Elles ont le charme, parce qu'elles sont éphémères; elles ont la force,
parce qu'elles sont contenues.

L'officier ne dit plus un seul mot. Les dames parlèrent bas entre elles.

Cependant, comme son oreille était incessamment ouverte, il saisissait
des mots sans suite, qui cependant présentaient un sens à son
imagination.

Voici ce qu'il entendit:

--L'heure avancée... les portes... le prétexte de la sortie...

Le fiacre s'arrêta de nouveau.

Cette fois, ce n'était ni un cheval tombé, ni une roue brisée. Après
trois heures de courageux efforts, le brave cocher s'était réchauffé les
bras, c'est-à-dire qu'il avait mis ses chevaux en nage et avait atteint
Versailles, dont les longues avenues sombres et désertes apparaissaient,
sous les lueurs rougeâtres de quelques lanternes blanchies par le givre,
comme une double procession de spectres noirs et décharnés.

Le jeune homme comprit qu'on était arrivé. Par quelle magie le temps lui
avait-il donc paru si court?

Le cocher se pencha vers la glace de devant.

--Mon maître, dit-il, nous sommes à Versailles.

--Où faut-il arrêter, mesdames? demanda l'officier.

--À la place d'Armes.

--À la place d'Armes! cria le jeune homme au cocher.

--Il faut aller à la place d'Armes? demanda celui-ci.

--Oui, sans doute, puisqu'on te le dit.

--Il y aura bien un petit pourboire? fit l'Auvergnat en ricanant.

--Va toujours.

Les coups de fouet recommencèrent.

«Il faut pourtant que je parle, pensa tout bas l'officier. Je vais
passer pour un imbécile, après avoir passé pour un impertinent.»

--Mesdames, dit-il, non sans hésiter encore, vous voilà chez vous.

--Grâce à votre généreux secours.

--Quelle peine nous vous avons donnée! dit la plus jeune des deux
femmes.

--Oh! je l'ai plus qu'oubliée, madame.

--Et nous, monsieur, nous ne l'oublierons pas. Votre nom, s'il vous
plaît, monsieur.

--Mon nom? Oh!

--C'est la seconde fois qu'on vous le demande. Prenez garde!

--Et vous ne voulez pas nous faire cadeau d'un louis, n'est-ce pas?

--Oh! s'il en est ainsi, madame, dit l'officier un peu piqué, je cède:
je suis le comte de Charny; comme l'a remarqué madame, au reste,
officier dans la marine royale.

--Charny! répéta l'aînée des deux dames, du ton qu'elle eût mis à dire:
«C'est bien, je ne l'oublierai pas.»

--Olivier, Olivier de Charny, ajouta l'officier.

--Olivier! murmura la plus jeune des dames.

--Et vous demeurez?

--Hôtel des Princes, rue de Richelieu.

Le fiacre s'arrêta.

L'aînée des dames ouvrit elle-même la portière à sa gauche et d'un bond
agile sauta à terre, tendant la main à sa compagne.

--Mais au moins, s'écria le jeune homme qui s'apprêtait à les suivre,
mesdames, acceptez mon bras; vous n'êtes pas chez vous, et la place
d'Armes n'est pas un domicile.

--Ne bougez pas, dirent simultanément les deux femmes.

--Comment, que je ne bouge pas!

--Non, restez dans le fiacre.

--Mais marcher seules, mesdames, la nuit, par ce temps, impossible!

--Bon! voilà maintenant qu'après avoir presque refusé de nous obliger,
vous voulez absolument nous obliger trop, dit avec gaieté l'aînée des
deux dames.

--Cependant!

--Il n'y a pas de cependant. Soyez jusqu'au bout un galant et loyal
cavalier. Merci, monsieur de Charny, merci du fond du coeur, et comme
vous êtes un galant et loyal cavalier, comme je vous le disais tout à
l'heure, nous ne vous demandons pas même votre parole.

--De quoi ma parole?

--De fermer la portière et de dire au cocher de retourner à Paris; ce
que vous allez faire, n'est-ce pas, sans même regarder de notre côté?

--Vous avez raison, mesdames, et ma parole serait inutile. Cocher,
retournons, mon ami.

Et le jeune homme glissa un second louis dans la grosse main du cocher.

Le digne Auvergnat frémit de joie.

--Morbleu, dit-il, les chevaux en crèveront s'ils veulent!

--Je le crois bien, ils sont payés, murmura l'officier.

Le fiacre roula, et roula vite. Il étouffa par le bruit de ses roues un
soupir de jeune homme, soupir voluptueux, car le sybarite s'était couché
sur les deux coussins, tièdes encore de la présence des deux belles
inconnues.

Quant à elles, elles étaient restées à la même place, et ce ne fut que
lorsque le fiacre eut disparu qu'elles se dirigèrent vers le château.




Chapitre VI

La consigne


Au moment où elles se mettaient en chemin, les bouffées d'un vent rude
apportèrent à l'oreille des voyageuses les trois quarts sonnant à
l'horloge de l'église de Saint-Louis.

--O mon Dieu! onze heures trois quarts, s'écrièrent ensemble les deux
femmes.

--Voyez, toutes les grilles sont fermées, ajouta la plus jeune.

--Oh! pour cela, je m'en inquiète peu, chère Andrée; car la grille
fût-elle restée ouverte, nous ne serions certes pas rentrées par la cour
d'honneur. Allons, vite, vite, allons-nous-en par les Réservoirs.

Et toutes deux se dirigèrent vers la droite du château.

Chacun sait, en effet, qu'il y a de ce côté un passage particulier qui
mène aux jardins.

On arriva à ce passage.

--La petite porte est fermée, Andrée, dit avec inquiétude l'aînée des
deux femmes.

--Heurtons, madame.

--Non, appelons. Laurent doit m'attendre, je l'ai prévenu que peut-être
rentrerais-je tard.

--Eh bien, je vais appeler.

Et Andrée s'approcha de la porte.

--Qui va là? dit une voix de l'intérieur, qui n'attendit même point
qu'on appelât.

--Oh! ce n'est pas la voix de Laurent, dit la jeune femme effrayée.

--Non, en effet.

L'autre femme s'approcha à son tour.

--Laurent! murmura-t-elle à travers la porte.

Pas de réponse.

--Laurent! répéta la dame en heurtant.

--Il n'y a pas de Laurent ici, répliqua rudement la voix.

--Mais, fit Andrée avec insistance, que ce soit Laurent ou non, ouvrez
toujours.

--Je n'ouvre pas.

--Mais, mon ami, vous ne savez pas que Laurent a l'habitude de nous
ouvrir.

--Je me moque pas mal de Laurent! j'ai ma consigne.

--Qui êtes-vous donc?

--Qui je suis?

--Oui.

--Et vous? dit la voix.

L'interrogation était un peu brutale, mais il n'y avait pas à
marchander, il fallait répondre.

--Nous sommes des dames de la suite de Sa Majesté. Nous logeons au
château, et nous voudrions rentrer chez nous.

--Eh bien! moi, mesdames, je suis un Suisse de la première compagnie
Salis-Samade, et je ferai tout le contraire de Laurent, je vous
laisserai à la porte.

--Oh! murmurèrent les deux femmes, dont l'une serra avec colère les
mains de l'autre.

Puis, faisant un effort sur elle-même:

--Mon ami, dit-elle, je conçois que vous observiez votre consigne, c'est
d'un bon soldat, et je ne veux pas vous y faire manquer. Rendez-moi
seulement, je vous prie, le service de faire prévenir Laurent, qui ne
doit pas être éloigné.

--Je ne puis quitter mon poste.

--Envoyez quelqu'un.

--Je n'ai personne.

--Par grâce!

--Eh! mordieu! madame, couchez en ville. Ne voilà-t-il pas une belle
affaire! Oh! si l'on me fermait la porte de la caserne au nez, je
trouverais bien un gîte, moi, allez.

--Grenadier, écoutez, dit avec résolution l'aînée des deux dames. Vingt
louis pour vous, si vous ouvrez.

--Et dix ans de fers; merci! Quarante-huit livres par an, ce n'est point
assez.

--Je vous ferai nommer sergent.

--Oui, et celui qui m'a donné ma consigne me fera fusiller; merci!

--Qui donc vous a donné cette consigne?

--Le roi.

--Le roi! répétèrent les deux femmes avec épouvante; oh! nous sommes
perdues.

La plus jeune semblait presque folle.

--Voyons, voyons, dit l'aînée, y a-t-il d'autres portes?

--Oh! madame, si on a fermé celle-ci, on a fermé les autres.

--Oh! non, c'est un parti pris.

--Et si nous ne trouvons pas Laurent à cette porte, qui est la sienne,
où croyez-vous que nous le trouvions?

--C'est vrai, et tu as raison. Oh! Andrée, Andrée, voilà un horrible
tour du roi. Oh! oh!

Et la dame accentua ses dernières paroles avec un mépris menaçant.

Cette porte des Réservoirs était pratiquée dans l'épaisseur d'une
muraille assez profonde pour faire de cette niche une espèce de
vestibule.

Un banc de pierre régnait des deux côtés.

Les dames s'y laissèrent tomber, dans un état d'agitation qui
ressemblait au désespoir.

On y voyait sous la porte une raie lumineuse; on entendait derrière la
porte le pas du Suisse, qui tantôt levait, tantôt posait son fusil.

Au-delà de ce mince obstacle de chêne, le salut; en deçà, la honte, un
scandale, presque la mort.

--Oh! demain, demain, quand on saura! murmura l'aînée des deux femmes.

--Mais vous direz la vérité.

--La croira-t-on?

--Vous avez des preuves.

--Oh! oui, en effet, je serai admise à donner des preuves, s'écria la
dame avec un rire amer.

--Madame, le soldat ne va pas veiller toute la nuit, dit la jeune femme
qui semblait reprendre courage au fur et à mesure que le perdait sa
compagne; à une heure ou l'autre, on le relèvera, et son successeur sera
plus complaisant peut-être. Attendons.

--Oui, mais des patrouilles vont passer une fois minuit sonné; on me
trouvera dehors attendant, me cachant. C'est infâme! Tenez, Andrée, le
sang me monte au visage et me suffoque.

--Oh! du courage, madame; vous si forte d'habitude, moi si faible tout à
l'heure, et c'est moi qui vous soutiens!

--Il y a un complot là-dessous, Andrée, nous en sommes les victimes.
Jamais cela n'est arrivé, jamais la porte n'a été fermée; j'en mourrai,
Andrée, j'en meurs!

Et elle se renversa en arrière, comme si elle suffoquait effectivement.

Au même instant, sur ce pavé sec et blanc de Versailles, que si peu de
pas foulent aujourd'hui, un pas retentit.

En même temps, une voix se fit entendre, voix légère et joyeuse, voix de
jeune homme chantant.

Il chantait une de ces chansons maniérées qui appartiennent
essentiellement à l'époque que nous essayons de peindre:

    _Pourquoi ne puis-je pas le croire?_
    _Oh! que n'est-ce pas la vérité!_
    _Ce que tous deux, dans l'ombre noire,_
    _Cette nuit nous avons été._

    _Morphée, en fermant ma paupière,_
    _Fit de moi l'acier le plus doux;_
    _D'aimant vous étiez une pierre_
    _Et vous m'entraîniez près de vous!_

--Cette voix! s'écrièrent en même temps les deux femmes.

--Je la connais, dit l'aînée.

--C'est celle de...

    _Ce dieu, par un beau stratagème,_
    _De cet aimant fit un écho._

continua la voix.

--C'est lui! dit à l'oreille d'Andrée, la dame dont l'inquiétude s'était
si énergiquement manifestée; c'est lui, il nous sauvera.

En ce moment, un jeune homme, enseveli dans une grande redingote de
fourrure, pénétra dans le petit vestibule, et, sans voir les deux
femmes, heurta la porte en appelant:

--Laurent!

--Mon frère! dit l'aînée des deux femmes en touchant l'épaule du jeune
homme.

--La reine! s'écria celui-ci en reculant d'un pas et en mettant le
chapeau à la main.

--Chut! Bonsoir, mon frère.

--Bonsoir, madame; bonsoir ma soeur; vous n'êtes pas seule.

--Non, je suis avec Mlle Andrée de Taverney.

--Ah! fort bien. Bonsoir, mademoiselle.

--Monseigneur, murmura Andrée en s'inclinant.

--Vous sortez, mesdames? dit le jeune homme.

--Non pas.

--Vous rentrez, alors?

--Nous le voudrions bien, rentrer.

--Est-ce que vous n'avez pas appelé Laurent?

--Si fait.

--Alors?

--Alors, appelez un peu Laurent, à votre tour, et vous allez voir.

--Oui, oui, appelez, monseigneur, et vous verrez.

Le jeune homme, que l'on a sans doute reconnu pour le comte d'Artois,
s'approcha à son tour, et de nouveau:

--Laurent! cria-t-il en frappant à la porte.

--Bon, voilà la plaisanterie qui va recommencer, dit la voix du Suisse;
je vous préviens que si vous me tourmentez plus longtemps, je vais
appeler mon officier.

--Qu'est-ce que cela? dit le jeune homme interdit en se retournant vers
la reine.

--Un Suisse que l'on a substitué à Laurent, voilà tout.

--Et qui cela?

--Le roi.

--Le roi!

--Dame! lui-même nous l'a dit tout à l'heure.

--Et avec une consigne?...

--Féroce, à ce qu'il paraît.

--Diable! capitulons.

--Comment cela?

--Donnons de l'argent à ce drôle.

--Je lui en ai offert; il a refusé.

--Offrons-lui des galons.

--Je les lui ai offerts.

--Et?...

--Il n'a voulu entendre à rien.

--Il n'y a qu'un moyen, alors.

--Lequel?

--Je vais faire du bruit.

--Vous allez nous compromettre; non, mon cher Charles, je vous en
supplie!

--Je ne vous compromettrai pas le moins du monde.

--Oh!

--Vous allez vous mettre à l'écart, je frapperai comme un sourd, je
crierai comme un aveugle, on finira par m'ouvrir, et vous passerez
derrière moi.

--Essayez.

Le jeune prince se mit de nouveau à appeler Laurent, puis à heurter,
puis à faire un tel vacarme avec la poignée de son épée que le Suisse
furieux lui cria:

--Ah! c'est comme cela. Eh bien! j'appelle mon officier.

--Eh! pardieu! appelle, drôle! C'est ce que je demande depuis un quart
d'heure.

Un instant après, on entendit des pas de l'autre côté de la porte. La
reine et Andrée se placèrent derrière le comte d'Artois, toutes prêtes à
profiter du passage qui, selon toute probabilité, allait lui être
ouvert.

On entendit le Suisse expliquer toute la cause de ce bruit.

--Mon lieutenant, dit-il, ce sont des dames avec un homme qui vient de
m'appeler drôle. Ils veulent entrer de force.

--Eh bien! qu'y a-t-il d'étonnant à cela que nous désirions rentrer,
puisque nous sommes du château?

--Ce peut être un désir naturel, monsieur, mais c'est défendu, répliqua
l'officier.

--Défendu! et par qui donc? morbleu!

--Par le roi.

--Je vous demande pardon; mais le roi ne peut pas vouloir qu'un officier
du château couche dehors.

--Monsieur, ce n'est point à moi de scruter les intentions du roi; c'est
à moi de faire ce que le roi m'ordonne, voilà tout.

--Voyons, lieutenant, ouvrez un peu la porte, afin que nous causions
autrement qu'à travers une planche.

--Monsieur, je vous répète que ma consigne est de tenir la porte fermée.
Or, si vous êtes officier, comme vous le dites, vous devez savoir ce que
c'est qu'une consigne.

--Lieutenant, vous parlez au colonel d'un régiment.

--Mon colonel, excusez-moi, mais ma consigne est formelle.

--La consigne n'est pas faite pour un prince. Voyons, monsieur, un
prince ne couche pas dehors, et je suis prince.

--Mon prince, vous me mettez au désespoir, mais il y a un ordre du roi.

--Le roi vous a-t-il ordonné de chasser son frère comme un mendiant ou
un voleur? Je suis le comte d'Artois, monsieur! Mordieu! vous risquez
gros à me faire ainsi geler à la porte.

--Monseigneur le comte d'Artois, dit le lieutenant, Dieu m'est témoin
que je donnerais tout mon sang pour Votre Altesse Royale; mais le roi
m'a fait l'honneur de me dire à moi-même, en me confiant la garde de
cette porte, de n'ouvrir à personne, pas même à lui, le roi, s'il se
présentait après onze heures. Ainsi, monseigneur, je vous demande pardon
en toute humilité; mais je suis un soldat, et quand je verrais à votre
place, derrière cette porte, Sa Majesté la reine transie de froid, je
répondrais à Sa Majesté ce que je viens d'avoir la douleur de vous
répondre.

Cela dit, l'officier murmura un bonsoir des plus respectueux et regagna
lentement son poste.

Quant au soldat, collé au port d'armes contre la cloison même, il
n'osait plus respirer, et son coeur battait si fort, que le comte
d'Artois, en s'adossant de son côté à la porte, en eût senti les
pulsations.

--Nous sommes perdues! dit la reine à son beau-frère en lui prenant la
main.

Celui-ci ne répliqua rien.

--On sait que vous êtes sortie? demanda-t-il.

--Hélas! je l'ignore, dit la reine.

--Peut-être aussi n'est-ce que contre moi, ma soeur, que le roi a dirigé
cette consigne. Le roi sait que je sors la nuit, que je rentre
quelquefois tard. Mme la comtesse d'Artois aura su quelque chose, elle
se sera plainte à Sa Majesté: de là cet ordre tyrannique!

--Oh! non, non, mon frère; je vous remercie de tout mon coeur de la
délicatesse que vous mettez à me rassurer. Mais c'est bien pour moi, ou
plutôt contre moi, que la mesure est prise, allez!

--Impossible, ma soeur, le roi a trop d'estime...

--En attendant, je suis à la porte, et demain un scandale affreux
résultera d'une chose bien innocente. Oh! j'ai un ennemi près du roi; je
le sais bien.

--Vous avez un ennemi près du roi, petite soeur; c'est possible. Eh
bien, moi, j'ai une idée.

--Une idée? Voyons vite.

--Une idée qui va rendre votre ennemi plus sot qu'un âne pendu à son
licou.

--Oh! pourvu que vous nous sauviez du ridicule de cette position, voilà
tout ce que je vous demande.

--Si je vous sauverai! je l'espère bien. Oh! je ne suis pas plus niais
que lui, quoiqu'il soit plus savant que moi!

--Qui, lui?

--Eh! pardieu! M. le comte de Provence.

--Ah! vous reconnaissez donc comme moi qu'il est mon ennemi?

--Eh! n'est-il pas l'ennemi de tout ce qui est jeune, de tout ce qui est
beau, de tout ce qui peut... ce qu'il ne peut pas, lui!

--Mon frère, vous savez quelque chose sur cette consigne?

--Peut-être; mais d'abord ne restons pas sous cette porte, il y fait un
froid de loup. Venez avec moi, chère soeur.

--Où cela?

--Vous verrez; quelque part où il fera chaud, au moins; venez et en
route je vous dirai ce que je pense à propos de cette fermeture de
porte. Ah! monsieur de Provence, mon cher et indigne frère! Donnez-moi
le bras, ma soeur; prenez mon autre bras, mademoiselle de Taverney, et
tournons à droite.

On se mit en marche.

--Et vous disiez donc que M. de Provence?... fit la reine.

--Eh bien! voilà. Ce soir, après le souper du roi, il vint au grand
cabinet; le roi avait beaucoup causé dans la journée avec le comte de
Haga, et l'on ne vous avait pas vue.

--À deux heures, je suis partie pour Paris.

--Je le savais bien; le roi, permettez-moi de vous le dire, chère soeur,
le roi ne songeait pas plus à vous qu'à Aroun-al-Raschild et à son grand
vizir Giaffar; il causait géographie, je l'écoutais, assez impatient,
car j'avais aussi à sortir, moi. Ah! pardon, nous ne sortions
probablement pas pour la même cause, de sorte que j'ai tort...

--Allez, allez toujours, dites...

--Tournons à gauche.

--Mais où me menez-vous?

--À vingt pas. Prenez garde, il y a un tas de neige. Ah! mademoiselle de
Taverney, si vous quittez mon bras, vous allez tomber, je vous en
préviens. Bref, pour en revenir au roi, il ne songeait qu'à la latitude
et à la longitude, lorsque M. de Provence lui dit: «Je voudrais bien
cependant présenter mes hommages à la reine.»

--Ah! ah! fit Marie-Antoinette.

--La reine soupe chez elle, répondit le roi.

--Tiens, je la croyais à Paris, ajouta mon frère.

--Non, elle est chez elle, dit tranquillement le roi.

--J'en sors, et l'on ne m'a point reçu, riposta M. de Provence.

Alors je vis le sourcil du roi se froncer. Il nous congédia, mon frère
et moi, et sans doute, nous partis, il s'informa. Louis est jaloux par
boutades, vous le savez; il aura voulu vous voir, on lui aura refusé
l'entrée, et il se sera douté de quelque chose.

--Précisément, Mme de Misery en avait l'ordre.

--C'est cela; et pour s'assurer de votre absence, le roi aura donné
cette sévère consigne qui nous met dehors.

--Oh! ceci, c'est un trait affreux, avouez-le, comte.

--Je l'avoue; mais nous voici arrivés.

--Cette maison...?

--Vous déplaît-elle, ma soeur?

--Oh! je ne dis pas cela; elle me charme, au contraire. Mais vos gens?

--Eh bien!

--S'ils me voient.

--Ma soeur, entrez toujours, et je vous garantis que personne ne vous
verra.

--Pas même celui qui m'ouvrira la porte? demanda la reine.

--Pas même celui-là.

--Impossible.

--Nous allons essayer, dit le comte d'Artois en riant.

Et il approcha sa main de la porte.

La reine lui arrêta le bras.

--Je vous en supplie, mon frère, prenez garde.

Le prince appuya son autre main sur un panneau sculpté avec élégance.

La porte s'ouvrit.

La reine ne put réprimer un mouvement de crainte.

--Entrez donc, ma soeur, je vous en conjure, dit le prince; vous voyez
bien que jusqu'à présent il n'y a personne.

La reine regarda Mlle de Taverney, puis, comme une personne qui se
risque, elle franchit le seuil avec un de ces gestes si charmants chez
les femmes, et qui veulent dire: «À la grâce de Dieu!»

La porte se referma sans bruit derrière elle.

Alors elle se trouva dans un vestibule de stuc avec des soubassements de
marbre, vestibule d'une médiocre étendue, mais d'un goût parfait; les
dalles étaient une mosaïque figurant des bouquets de fleurs, tandis que
sur des consoles en marbre cent rosiers bas et touffus faisaient
pleuvoir leurs feuilles parfumées, si rares à cette époque de l'année,
hors de leurs vases du Japon.

Une douce chaleur, une senteur, plus douce encore, captivaient si bien
les sens, qu'à leur arrivée dans le vestibule les deux dames oublièrent
non seulement une partie de leurs craintes mais encore une partie de
leurs scrupules.

--Maintenant, c'est bien, nous sommes à l'abri, dit la reine, et même,
s'il faut l'avouer, l'abri est assez commode. Mais ne serait-il pas bon
de vous occuper d'une chose, mon frère?

--De laquelle?

--D'éloigner de vous vos serviteurs.

--Oh! rien de plus facile.

Et le prince, saisissant une sonnette placée dans la cannelure d'une
colonne, fit résonner un timbre qui, après avoir frappé un seul coup,
vibra mystérieusement dans les profondeurs de l'escalier.

Les deux femmes poussèrent un petit cri d'épouvante.

--Est-ce ainsi que vous éloignez vos gens, mon frère? demanda la reine;
j'eusse cru, au contraire, que c'était ainsi que vous les appeliez.

--Si je sonnais une seconde fois, oui, quelqu'un viendrait; mais comme
je n'ai donné qu'un seul coup de sonnette, soyez tranquille, ma soeur,
personne ne viendra.

La reine se mit à rire.

--Allons, vous êtes un homme de précaution, dit-elle.

--Maintenant, chère soeur, continua le prince, vous ne pouvez habiter un
vestibule; prenez la peine de monter un étage.

--Obéissons, dit la reine; le génie de la maison ne me paraît pas trop
malveillant.

Et elle monta.

Le prince la précédait.

On n'entendit les pas d'aucun d'eux sur les tapis d'Aubusson qui
garnissaient les marches de l'escalier.

Arrivé le premier, le prince agita une seconde sonnette, dont le bruit
fit de nouveau tressaillir la reine et Mlle de Taverney, qui n'étaient
pas prévenues.

Mais leur étonnement redoubla lorsqu'elles virent les portes de cet
étage s'ouvrir seules.

--En vérité, Andrée, dit la reine, je commence à trembler; et vous?

--Moi, madame, tant que Votre Majesté marchera en avant, je la suivrai
avec confiance.

--Rien, ma soeur, n'est plus simple que ce qui se passe, dit le jeune
prince: la porte qui vous fait face est celle de votre appartement.
Voyez!

Et il indiquait à la reine un charmant réduit dont nous ne saurions
omettre la description.

Une petite antichambre en bois de rose, avec deux étagères de Boule,
plafond de Boucher, parquet de bois de rose, donnait dans un boudoir de
cachemire blanc semé de fleurs brodées à la main par les plus habiles
artistes en broderie.

L'ameublement de ce boudoir était une tapisserie au petit point de soie,
nuancé avec cet art qui faisait d'un tapis des Gobelins de cette époque
un tableau de maître.

Après le boudoir, une belle chambre à coucher bleue tendue de rideaux de
dentelle et de soie de Tours, un lit somptueux dans une alcôve obscure,
un feu éblouissant dans une cheminée de marbre blanc, douze bougies
parfumées brûlant dans des candélabres de Clodion, un paravent de laque
azurée avec ses chinoiseries d'or, telles étaient les merveilles qui
apparurent aux yeux des dames lorsqu'elles entrèrent timidement dans cet
élégant réduit.

Nul être vivant ne se montrait: partout la chaleur, la lumière, sans
qu'on pût en quelque point deviner les causes de tant d'heureux effets.

La reine, qui avait pénétré avec réserve déjà dans le boudoir, demeura
un instant au seuil de la chambre à coucher.

Le prince s'excusa d'une façon toute civile sur la nécessité qui le
poussait à mettre sa soeur dans une confidence indigne d'elle.

La reine répondit par un demi-sourire qui exprimait beaucoup plus de
choses que toutes les paroles qu'elle aurait pu prononcer.

--Ma soeur, ajouta alors le comte d'Artois, cet appartement est mon
logis de garçon, seul j'y pénètre, et j'y pénètre toujours seul.

--Presque toujours, dit la reine.

--Non, toujours.

--Ah! fit la reine.

--Au surplus, continua-t-il, il y a dans le boudoir où vous êtes un sofa
et une bergère sur lesquels bien des fois, quand la nuit me surprenait,
après la chasse, j'ai dormi aussi bien que dans mon lit.

--Je comprends, dit la reine, que Mme la comtesse d'Artois soit parfois
inquiète.

--Sans doute, mais avouez, ma soeur, que si Mme la comtesse est inquiète
de moi, cette nuit elle aura bien tort.

--Cette nuit, je ne dis pas, mais les autres nuits...

--Ma soeur, quiconque a tort une fois peut avoir tort toujours.

--Abrégeons, dit la reine en s'asseyant sur un fauteuil. Je suis
horriblement lasse; et vous, ma pauvre Andrée?

--Oh, moi, je succombe de fatigue, et si Votre Majesté le permet...

--En effet, vous pâlissez, mademoiselle, dit le comte d'Artois.

--Faites, faites, ma chère, dit la reine; asseyez-vous, couchez-vous
même; M. le comte d'Artois nous abandonne cet appartement, n'est-ce pas,
Charles?

--En toute propriété, madame.

--Un instant, comte, un dernier mot.

--Lequel?

--Si vous partez, comment vous rappellerons-nous?

--Vous n'avez en rien besoin de moi, ma soeur; une fois installée,
disposez de la maison.

--Il y a donc d'autres pièces que celles-ci?

--Mais sans doute. Il y a d'abord une salle à manger, que je vous engage
à visiter.

--Avec une table toute servie, sans doute?

--Certainement, et sur laquelle Mlle de Taverney, qui me paraît en avoir
grand besoin, trouvera un consommé, une aile de volaille et un doigt de
vin de Xérès, et où vous trouverez, vous, ma soeur, une collection de
ces fruits cuits que vous aimez.

--Et tout cela sans valets?

--Pas le moindre.

--Nous verrons. Mais ensuite?

--Ensuite?

--Oui, pour retourner au château?

--Il ne faut pas songer à y rentrer du tout de la nuit, puisque la
consigne est donnée. Mais la consigne donnée pour la nuit tombe avec le
jour; à six heures les portes s'ouvrent, sortez d'ici à six heures moins
un quart. Vous trouverez dans les armoires des mantes de toutes couleurs
et de toutes formes, si vous désirez vous déguiser; entrez donc, comme
je vous le dis, au château, gagnez votre chambre, couchez-vous, et ne
vous inquiétez pas du reste.

--Mais vous?

--Comment, moi?

--Oui, qu'allez-vous faire?

--Je sors de la maison.

--Comment! nous vous chassons, mon pauvre frère?

--Il ne serait pas convenable que j'eusse passé la nuit sous le même
toit que vous, ma soeur.

--Mais encore il vous faut un gîte, et nous vous volons le vôtre.

--Bon! il m'en reste trois pareils à celui-ci.

La reine se mit à rire.

--Et il dit que Mme la comtesse d'Artois a tort de s'inquiéter; oh! je
la préviendrai, fit-elle avec un charmant geste de menace.

--Alors, moi, je dirai tout au roi, répliqua le prince sur le même ton.

--Il a raison, nous sommes sous sa dépendance.

--Tout à fait. C'est humiliant; mais qu'y faire?

--Se soumettre. Ainsi, vous dites donc que pour sortir demain matin sans
rencontrer personne...

--Un seul coup de sonnette, à la colonne en bas.

--À laquelle? à celle de droite ou à celle de gauche?

--Peu importe.

--La porte s'ouvrira?

--Et se fermera.

--Toute seule?

--Toute seule.

--Merci. Bonsoir, mon frère.

--Bonsoir, ma soeur.

Le prince salua, Andrée ferma les portes derrière lui. Il disparut.




Chapitre VII

L'alcôve de la reine


Le lendemain, ou plutôt le matin même, car notre dernier chapitre a dû
se fermer vers les deux heures de la nuit; le matin même, disons-nous,
le roi Louis XVI, en petit habit violet du matin, sans ordre et sans
poudre, et tel qu'il venait de sortir de son lit enfin, heurta aux
portes de l'antichambre de la reine.

Une femme de service entrebâilla cette porte, et reconnaissant le roi:

--Sire!... dit-elle.

--La reine! demanda Louis XVI d'un ton bref.

--Sa Majesté dort, sire.

Le roi fit un geste comme pour éloigner la femme, mais celle-ci ne
bougea point.

--Eh bien! dit le roi, vous bougerez-vous? Vous voyez bien que je veux
passer.

Le roi avait par moments une promptitude de mouvement que ses ennemis
appelaient de la brutalité.

--La reine repose, sire, objecta timidement la femme de service.

--Je vous ai dit de me livrer passage, répliqua le roi.

En effet, à ces mots il écarta la femme et passa outre.

Arrivé à la porte même de la chambre à coucher, le roi vit Mme de
Misery, première femme de chambre de la reine, qui lisait la messe dans
son livre d'heures.

Cette dame se leva dès qu'elle aperçut le roi.

--Sire, dit-elle à voix basse et avec un profond salut, Sa Majesté n'a
pas encore appelé.

--Ah! vraiment, fit le roi d'un air railleur.

--Mais, sire, il n'est guère que six heures et demie, je crois, et
jamais Sa Majesté ne sonne avant sept heures.

--Et vous êtes sûre que la reine est dans son lit? Vous êtes sûre
qu'elle dort?

--Je n'affirmerais pas, sire, que Sa Majesté dort; mais je suis sûre
qu'elle est dans son lit.

--Elle y est?

--Oui, sire.

Le roi n'y put tenir plus longtemps. Il marcha droit à la porte, tourna
le bouton doré avec une précipitation bruyante, et entra.

La chambre de la reine était obscure comme en pleine nuit: volets,
rideaux et stores, hermétiquement fermés, y maintenaient les plus
épaisses ténèbres.

Une veilleuse, brûlant sur un guéridon dans l'angle le plus éloigné de
l'appartement, laissait l'alcôve de la reine entièrement baignée dans
l'ombre, et les immenses rideaux de soie blanche à fleurs de lis d'or
pendaient à plis ondoyants sur le lit en désordre.

Le roi marcha d'un pas rapide vers le lit.

--Oh! madame de Misery, s'écria la reine, que vous êtes bruyante, voilà
que vous m'avez réveillée.

Le roi s'arrêta, stupéfait.

--Ce n'est point Mme de Misery, murmura-t-il.

--Tiens! c'est vous, sire, ajouta Marie-Antoinette en se soulevant.

--Bonjour, madame, articula le roi d'un ton aigre-doux.

--Quel bon vent vous amène, sire? demanda la reine. Madame de Misery!
madame de Misery! ouvrez donc les fenêtres.

Les femmes entrèrent et, selon l'habitude que leur avait fait prendre la
reine, elles ouvrirent à l'instant portes et fenêtres, pour donner
passage à l'invasion d'air pur que Marie-Antoinette respirait avec
délices en s'éveillant.

--Vous dormez de bon appétit, madame, dit le roi en s'asseyant près du
lit, après avoir promené son regard investigateur.

--Oui, sire, j'ai lu tard, et par conséquent, si Votre Majesté ne m'eût
point réveillée, je dormirais encore.

--D'où vient qu'hier vous n'avez pas reçu, madame?

--Reçu qui? votre frère, M. de Provence? fit la reine avec une présence
d'esprit qui allait au-devant des soupçons du roi.

--Justement oui, mon frère; il a voulu vous saluer, et on l'a laissé
dehors.

--Eh bien?

--En lui disant que vous étiez absente?

--Lui a-t-on dit cela? demanda négligemment la reine. Madame de Misery!
Madame de Misery?

La première femme de chambre parut à la porte, tenant sur un plateau
d'or une quantité de lettres adressées à la reine.

--Sa Majesté m'appelle? demanda Mme de Misery.

--Oui. Est-ce qu'on a dit hier à M. de Provence que j'étais absente du
château?

Mme de Misery, pour ne pas passer devant le roi, tourna autour de lui et
tendit le plateau de lettres à la reine. Elle tenait sous son doigt une
de ces lettres dont la reine reconnut l'écriture.

--Répondez au roi madame de Misery, continua Marie-Antoinette avec la
même négligence; dites à Sa Majesté ce que l'on a répondu hier à M. de
Provence lorsqu'il s'est présenté à ma porte. Quant à moi, je ne me le
rappelle plus.

--Sire dit Mme de Misery, tandis que la reine décachetait la lettre, Mgr
le comte de Provence s'est présenté hier pour offrir ses respects à Sa
Majesté, et je lui ai répondu que Sa Majesté ne recevait pas.

--Et par quel ordre?

--Par ordre de la reine.

--Ah! fit le roi.

Pendant ce temps, la reine avait décacheté la lettre et lu ces deux
lignes:

«Vous êtes revenue hier de Paris et rentrée au château à huit heures du
soir. Laurent vous a vue.»

Puis, toujours avec le même air de nonchalance, la reine avait décacheté
une demi-douzaine de billets, de lettres et de placets, qui gisaient
épars sur un édredon.

--Eh bien! fit-elle en relevant la tête vers le roi.

--Merci, madame, dit celui-ci à la première femme de chambre.

Mme de Misery s'éloigna.

--Pardon, sire, dit la reine, éclairez-moi sur un point.

--Lequel, madame?

--Est-ce que je suis ou ne suis plus libre de voir M. de Provence?

--Oh! parfaitement libre, madame; mais...

--Mais son esprit me fatigue, que voulez-vous? d'ailleurs, il ne m'aime
pas; il est vrai que je le lui rends bien. J'attendais sa mauvaise
visite et me suis mise au lit à huit heures, afin de ne pas recevoir
cette visite. Qu'avez-vous donc, sire?

--Rien, rien.

--On dirait que vous doutez.

--Mais...

--Mais quoi?

--Mais je vous croyais hier à Paris.

--À quelle heure?

--À l'heure à laquelle vous prétendez que vous vous êtes couchée.

--Sans doute, j'y suis allée à Paris. Eh bien! est-ce que l'on ne
revient pas de Paris?

--Si fait. Le tout dépend de l'heure à laquelle on en revient.

--Ah! ah! vous voulez savoir l'heure juste à laquelle je suis revenue de
Paris, alors?

--Mais, oui.

--Rien de plus facile, sire.

La reine appela:

--Madame de Misery!

La femme de chambre reparut.

--Quelle heure était-il quand je revins de Paris, hier, madame de
Misery? demanda la reine.

--À peu près huit heures, Votre Majesté.

--Je ne crois pas, dit le roi; vous devez vous tromper, madame de
Misery; informez-vous.

La femme de chambre, droite et impassible, se tourna vers la porte.

--Madame Duval! dit-elle.

--Madame! répliqua une voix.

--À quelle heure Sa Majesté est-elle rentrée de Paris hier soir?

--Il pouvait être huit heures, madame, répliqua la deuxième femme de
chambre.

--Vous devez vous tromper, madame Duval, dit Mme de Misery.

Mme Duval se pencha vers la fenêtre de l'antichambre et cria:

--Laurent!

--Qu'est-ce que Laurent? demanda le roi.

--C'est le concierge de la porte par laquelle Sa Majesté est rentrée
hier, dit Mme de Misery.

--Laurent! cria Mme Duval, à quelle heure Sa Majesté la reine est-elle
rentrée hier?

--Vers huit heures, répliqua le concierge du bas de la terrasse.

Le roi baissa la tête.

Mme de Misery congédia Mme Duval, qui congédia Laurent.

Les deux époux demeurèrent seuls.

Louis XVI était honteux et faisait tous ses efforts pour dissimuler
cette honte.

Mais la reine, au lieu de triompher de la victoire qu'elle venait de
remporter, lui dit froidement:

--Eh bien! sire, voyons, que désirez-vous savoir encore?

--Oh! rien, s'écria le roi en pressant les mains de sa femme, rien!

--Cependant...

--Pardonnez-moi, madame; je ne sais trop ce qui m'était passé par la
tête. Voyez ma joie; elle est aussi grande que mon repentir. Vous ne
m'en voulez point, n'est-ce pas? Ne boudez plus: foi de gentilhomme!
j'en serais au désespoir.

La reine retira sa main de celle du roi.

--Eh bien! que faites-vous, madame? demanda Louis.

--Sire, répondit Marie-Antoinette, une reine de France ne ment pas!

--Eh bien? demanda le roi étonné.

--Eh bien, sire, moi, je viens de mentir.

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire que je ne suis pas rentrée hier à huit heures du soir!

Le roi recula surpris.

--Je veux dire, continua la reine avec le même sang-froid, que je suis
rentrée ce matin à six heures seulement.

--Madame!

--Et que sans M. le comte d'Artois, qui m'a offert un asile et logée par
pitié dans une maison à lui, je restais à la porte comme une mendiante.

--Ah! vous n'étiez pas rentrée, dit le roi d'un air sombre; alors,
j'avais donc raison?

--Sire, vous tirez, je vous en demande pardon, de ce que je viens de
dire une solution d'arithméticien, mais non une conclusion de galant
homme.

--En quoi, madame?

--En ceci que, pour vous assurer si je rentrais tôt ou tard, vous
n'aviez besoin ni de fermer votre porte, ni de donner vos consignes,
mais seulement de venir me trouver et de me demander: «À quelle heure
êtes-vous rentrée, madame?»

--Oh! fit le roi.

--Il ne vous est plus permis de douter, monsieur; vos espions avaient
été trompés ou gagnés, vos portes forcées ou ouvertes, votre
appréhension combattue, vos soupçons dissipés. Je vous voyais honteux
d'avoir usé de violence envers une femme dans son droit. Je pouvais
continuer à jouir de ma victoire. Mais je trouve vos procédés honteux
pour un roi, malséants pour un gentilhomme, et je ne veux pas me refuser
la satisfaction de vous le dire.

Le roi épousseta son jabot en homme qui médite une réplique.

--Oh! vous avez beau faire, monsieur, dit la reine en secouant la tête,
vous n'arriverez pas à excuser votre conduite envers moi.

--Au contraire, madame, j'y arriverai facilement, répondit le roi.
Est-ce que, dans le château, par exemple, une seule personne se doutait
que vous ne fussiez pas rentrée? Eh bien! si chacun vous savait rentrée,
personne n'a pu prendre pour vous ma consigne de la fermeture des
portes. Qu'on l'ait attribuée aux dissipations de M. le comte d'Artois
ou de tout autre, vous comprenez bien que je ne m'en inquiète pas.

--Après, sire? interrompit la reine.

--Eh bien! je me résume, et je dis: si j'ai sauvé envers vous les
apparences, madame, j'ai raison, et je vous dis: vous avez tort, vous
qui n'en avez pas fait autant envers moi; et si j'ai voulu tout
simplement vous donner une secrète leçon, si la leçon vous profite, ce
que je crois, d'après l'irritation que vous me témoignez, eh bien! j'ai
raison encore, et je ne reviens sur rien de ce que j'ai fait.

La reine avait écouté la réponse de son auguste époux en se calmant peu
à peu; non pas qu'elle fût moins irritée, mais elle voulait garder
toutes ses forces pour la lutte qui, dans son opinion, au lieu d'être
terminée, commençait à peine.

--Fort bien! dit-elle. Ainsi, vous ne vous excusez pas d'avoir fait
languir à la porte de sa demeure, comme vous eussiez pu faire de la
première venue, la fille de Marie-Thérèse, votre femme, la mère de vos
enfants? Non, c'est à votre avis une plaisanterie toute royale, pleine
de sel attique, dont la moralité d'ailleurs double la valeur. Ainsi, à
vos yeux, ce n'est rien qu'une chose toute naturelle que d'avoir forcé
la reine de France à passer la nuit dans la petite maison où le comte
d'Artois reçoit les demoiselles de l'Opéra et les femmes galantes de
votre cour? Ah! ce n'est rien, non, un roi plane au-dessus de toutes ces
misères, un roi philosophe surtout. Et vous êtes philosophe, vous sire!
Notez bien qu'en ceci M. d'Artois a joué le beau rôle. Notez qu'il m'a
rendu un service signalé. Notez que, pour cette fois, j'ai eu à
remercier le Ciel que mon beau-frère fût un homme dissipé, puisque sa
dissipation a servi de manteau à ma honte, puisque ses vices ont
sauvegardé mon honneur.

Le roi rougit et se remua bruyamment sur son fauteuil.

--Oh! dit la reine, avec un rire amer, je sais bien que vous êtes un roi
moral, sire! Mais avez-vous songé à quel résultat votre morale arrive?
Nul n'a su que je n'étais pas rentrée, dites-vous? Et vous-même m'avez
crue ici! Direz-vous que M. de Provence, votre instigateur, l'a cru,
lui? Direz-vous que M. d'Artois l'a cru? Direz-vous que mes femmes, qui,
par mon ordre, vous ont menti ce matin, l'ont cru? Direz-vous que
Laurent, acheté par M. le comte d'Artois et moi, l'a cru? Allez, le roi
a toujours raison, mais parfois la reine peut avoir raison aussi.
Prenons cette habitude, voulez-vous, sire? vous de m'envoyer espions et
gardes suisses, moi d'acheter vos suisses et vos espions, et je vous le
dis, avant un mois, car vous me connaissez et vous savez que je ne me
contiendrai pas, eh bien! avant un mois la majesté du trône et la
dignité du mariage, nous additionnerons tout cela ensemble un matin,
comme aujourd'hui, par exemple, et nous verrons ce que cela nous coûtera
à tous deux.

Il était évident que ces paroles avaient fait un grand effet sur celui à
qui elles étaient adressées.

--Vous savez, dit le roi d'une voix altérée, vous savez que je suis
sincère, et que j'avoue toujours mes torts. Voulez-vous me prouver,
madame, que vous avez raison de partir de Versailles en traîneau, avec
des gentilshommes à vous? Folle troupe qui vous compromet dans les
graves circonstances où nous vivons! Voulez-vous me prouver que vous
avez raison de disparaître avec eux dans Paris, comme des masques dans
un bal, et de ne plus reparaître que dans la nuit, scandaleusement tard,
tandis que ma lampe s'est épuisée au travail et que tout le monde dort?
Vous avez parlé de la dignité du mariage, de la majesté du trône et de
votre qualité de mère. Est-ce d'une épouse, est-ce d'une reine, est-ce
d'une mère ce que vous avez fait là?

--Je vais vous répondre en deux mots, monsieur, et, vous le dirai-je
d'avance, je vais répondre encore plus dédaigneusement que je n'ai fait
jusqu'à présent, car il me semble, en vérité, que certaines parties de
votre accusation ne méritent que mon dédain. J'ai quitté Versailles en
traîneau pour arriver plus vite à Paris; je suis sortie avec Mlle de
Taverney, dont, Dieu merci! la réputation est une des plus pures de la
cour, et je suis allée à Paris vérifier de moi-même que le roi de
France, ce père de la grande famille, ce roi philosophe, ce soutien
moral de toutes les consciences, lui qui a nourri les pauvres étrangers,
réchauffé les mendiants et mérité l'amour du peuple par sa bienfaisance;
j'ai voulu vérifier, dis-je, que le roi laissait mourir de faim, croupir
dans l'oubli, exposé à toutes les attaques du vice et de la misère,
quelqu'un de sa famille, en tant que roi: un des descendants enfin d'un
des rois qui ont gouverné la France.

--Moi! fit le roi surpris.

--J'ai monté, continua la reine, dans une espèce de grenier, et j'ai vu,
sans feu, sans lumière, sans argent, la petite-fille d'un grand prince;
j'ai donné cent louis à cette victime de l'oubli, de la négligence
royale. Et comme je m'étais attardée, en réfléchissant sur le néant de
nos grandeurs, car moi aussi parfois je suis philosophe, comme la gelée
était rude, et que par la gelée les chevaux marchent mal, et surtout les
chevaux de fiacre...

--Les chevaux de fiacre! s'écria le roi. Vous êtes revenue en fiacre?

--Oui, sire, dans le n° 107.

--Oh! oh! murmura le roi en balançant sa jambe droite croisée sur la
gauche, ce qui était chez lui le symptôme d'une vive impatience. En
fiacre!

--Oui, et trop heureuse encore d'avoir trouvé ce fiacre, répliqua la
reine.

--Madame! interrompit le roi, vous avez bien agi; vous avez toujours de
nobles aspirations, écloses trop légèrement peut-être; mais la faute en
est à cette chaleur de générosité qui vous distingue.

--Merci, sire, répondit la reine d'un ton railleur.

--Songez bien, continua le roi, que je ne vous ai soupçonnée de rien qui
ne fût parfaitement droit et honnête; la démarche seule, et
l'aventureuse allure de la reine, m'ont déplu; vous avez fait le bien
comme toujours; mais en faisant le bien aux autres, vous avez trouvé le
moyen de vous faire du mal à vous. Voilà ce que je vous reproche.
Maintenant, j'ai à réparer quelque oubli, j'ai à veiller au sort d'une
famille de rois. Je suis prêt: dénoncez-moi ces infortunes, et mes
bienfaits ne se feront pas attendre.

--Le nom de Valois, sire, est assez illustre, je pense, pour que vous
l'ayez à présent à la mémoire.

--Ah! s'écria Louis XVI avec un bruyant éclat de rire, je sais
maintenant ce qui vous occupe. La petite Valois, n'est-ce pas, une
comtesse de... de... Attendez donc...

--De La Motte.

--Précisément, de La Motte; son mari est gendarme?

--Oui, sire.

--Et la femme est une intrigante. Oh! ne vous fâchez pas, elle remue
ciel et terre; elle accable les ministres; elle harcèle mes tantes; elle
m'écrase moi-même de suppliques, de placets, de preuves généalogiques.

--Eh! sire, cela prouve qu'elle a jusqu'ici réclamé inutilement, voilà
tout.

--Je ne dis pas non!

--Est-elle ou non Valois?

--Oh! je crois qu'elle l'est!

--Eh bien! une pension. Une pension honorable pour elle, un régiment
pour son mari, un état enfin pour des rejetons de souche royale.

--Oh! doucement, doucement, madame. Diable! comme vous y allez. La
petite Valois m'arrachera toujours bien assez de plumes sans que vous
vous mettiez à l'aider; elle a bon bec, la petite Valois, allez!

--Oh! je ne crains pas pour vous, sire; vos plumes tiennent fort.

--Une pension honorable, Dieu merci! Comme vous y allez, madame!
Savez-vous quelle saignée terrible cet hiver a faite à ma cassette? Un
régiment à ce petit gendarme qui a fait la spéculation d'épouser une
Valois! Eh! je n'en ai plus de régiment à donner, madame, même à ceux
qui les paient et qui les méritent. Un état digne des rois dont ils
descendent, à ces mendiants! Allons donc! quand nous autres rois nous
n'avons plus même un état digne des riches particuliers! M. le duc
d'Orléans a envoyé ses chevaux et ses meutes en Angleterre pour les
faire vendre, et supprimé les deux tiers de sa maison. J'ai supprimé ma
louveterie, moi. M. de Saint-Germain m'a fait réformer ma maison
militaire. Nous vivons de privations, tous, grands et petits, ma chère.

--Mais cependant, sire, des Valois ne peuvent mourir de faim!

--Ne m'avez-vous pas dit que vous aviez donné cent louis?

--La belle aumône!

--C'est royal.

--Donnez-en autant, alors.

--Je m'en garderai bien. Ce que vous avez donné suffit pour nous deux.

--Alors, une petite pension.

--Pas du tout; rien de fixe. Ces gens-là vous soutireront assez pour
eux-mêmes; ils sont de la famille des rongeurs. Quand j'aurai envie de
donner, eh bien! je donnerai une somme sans précédents, sans obligations
pour l'avenir. En un mot, je donnerai quand j'aurai trop d'argent. Cette
petite Valois, mais, en vérité, je ne puis vous conter tout ce que je
sais sur elle. Votre bon coeur est pris au piège, ma chère Antoinette.
J'en demande pardon à votre bon coeur.

Et, en disant ces mots, Louis tendit la main à la reine, qui, cédant à
un premier mouvement, l'approcha de ses lèvres.

Puis, tout à coup, la repoussant.

--Vous, dit-elle, vous n'êtes pas bon pour moi. Je vous en veux!

--Vous m'en voulez, dit le roi, vous! Eh bien! moi... moi...

--Oh! oui, dites que vous ne m'en voulez pas, vous qui me faites fermer
les portes de Versailles; vous qui arrivez à six heures et demie du
matin dans mes antichambres, qui ouvrez ma porte de force, et qui entrez
chez moi en roulant des yeux furibonds.

Le roi se mit à rire.

--Non, dit-il, je ne vous en veux pas.

--Vous ne m'en voulez plus, à la bonne heure!

--Que me donnerez-vous, si je vous prouve que je ne vous en voulais pas,
même en venant ici?

--Voyons d'abord la preuve de ce que vous dites.

--Oh! c'est bien aisé, répliqua le roi, je l'ai dans ma poche, la
preuve.

--Bah! s'écria la reine avec curiosité en se soulevant sur son séant;
vous avez quelque chose à me donner?

--J'ai à vous donner vos oeufs de Pâques.

--Oh! réellement, alors vous êtes bien aimable; mais je ne vous croirai,
comprenez-vous bien, que si vous étalez la preuve tout de suite. Oh! pas
de subterfuge. Je parie que vous m'allez encore promettre?

Alors, avec un sourire plein de bonté, le roi fouilla dans sa poche, en
y mettant cette lenteur qui double la convoitise, cette lenteur qui fait
trépigner d'impatience l'enfant pour son jouet, l'animal pour sa
friandise, la femme pour son cadeau.

Enfin, il finit par tirer de cette poche une boîte de maroquin rouge
artistement gaufrée et rehaussée de dorures.

--Un écrin! dit la reine, ah! voyons.

Le roi déposa l'écrin sur le lit.

La reine le saisit vivement et l'attira à elle.

À peine eut-elle ouvert la boîte, qu'enivrée, éblouie, elle s'écria:

--Oh! que c'est beau! mon Dieu! que c'est beau!

Le roi sentit comme un frisson de joie qui lui chatouillait le coeur.

--Vous trouvez? dit-il.

La reine ne pouvait répondre, elle était haletante.

Alors elle tira de l'écrin un collier de diamants si gros, si purs, si
lumineux et si habilement assortis, qu'il lui sembla voir courir sur ses
belles mains un fleuve de phosphore et de flammes.

Le collier ondulait comme les anneaux d'un serpent dont chaque écaille
aurait été un éclair.

--Oh! c'est magnifique, dit enfin la reine retrouvant la parole,
magnifique, répéta-t-elle avec des yeux qui s'animaient, soit au contact
de ces diamants splendides, soit parce qu'elle songeait que nulle femme
au monde ne pourrait avoir un collier pareil.

--Alors, vous êtes contente? dit le roi.

--Enthousiasmée, sire. Vous me rendez trop heureuse.

--Vraiment!

--Voyez donc ce premier rang, les diamants sont gros comme des
noisettes.

--En effet.

--Et assortis. On ne les distinguerait pas les uns des autres. Comme la
gradation des grosseurs est habilement ménagée! Quelles savantes
proportions entre les différences du premier et du second rang, et du
second au troisième! Le joaillier qui a réuni ces diamants et fait ce
collier est un artiste.

--Ils sont deux.

--Je parie alors que c'est Boehmer et Bossange.

--Vous avez deviné.

--En vérité, il n'y a qu'eux pour oser faire des entreprises pareilles.
Que c'est beau, sire, que c'est beau!

--Madame, madame, dit le roi, vous payez ce collier beaucoup trop cher,
prenez-y garde.

--Oh! s'écria la reine, oh! sire.

Et tout à coup son front radieux s'assombrit, se pencha.

Ce changement dans sa physionomie s'opéra si rapide et s'effaça si
rapidement encore, que le roi n'eut pas même le temps de le remarquer.

--Voyons, dit-il, laissez-moi un plaisir.

--Lequel?

--Celui de mettre ce collier à votre cou.

La reine l'arrêta.

--C'est bien cher, n'est-ce pas? dit-elle tristement.

--Ma foi! oui, répliqua le roi en riant; mais je vous l'ai dit, vous
venez de le payer plus qu'il ne vaut, et ce n'est qu'à sa place,
c'est-à-dire à votre col, qu'il prendra son véritable prix.

Et, en disant ces mots, Louis s'approchait de la reine, tenant de ses
deux mains les deux extrémités du magnifique collier, pour le fixer par
l'agrafe faite elle-même d'un gros diamant.

--Non, non, dit la reine, pas d'enfantillage. Remettez ce collier dans
votre écrin, sire.

Et elle secoua la tête.

--Vous me refusez de le voir le premier sur vous?

--À Dieu ne plaise que je vous refusasse cette joie, sire, si je prenais
le collier; mais...

--Mais... fit le roi surpris.

--Mais ni vous ni personne, sire, ne verra un collier de ce prix à mon
cou.

--Vous ne le porterez pas, madame?

--Jamais!

--Vous me refusez?

--Je refuse de me pendre un million, et peut-être un million et demi au
cou, car j'estime ce collier quinze cent mille livres, n'est-ce pas?

--Eh! je ne dis pas non, répliqua le roi.

--Et je refuse de pendre à mon col un million et demi quand les coffres
du roi sont vides, quand le roi est forcé de mesurer ses secours et de
dire aux pauvres: «Je n'ai plus d'argent, Dieu vous assiste!»

--Comment, c'est sérieux ce que vous me dites là?

--Tenez, sire, M. de Sartine me disait un jour qu'avec quinze cent mille
livres on pouvait avoir un vaisseau de ligne, et, en vérité, sire, le
roi de France a plus besoin d'un vaisseau de ligne que la reine de
France n'a besoin d'un collier.

--Oh! s'écria le roi, au comble de la joie et les yeux mouillés de
larmes, oh! ce que vous venez de faire là est sublime. Merci, merci!...
Antoinette, vous êtes une bonne femme.

Et pour couronner dignement sa démonstration cordiale et bourgeoise, le
bon roi jeta ses deux bras au cou de Marie-Antoinette, et l'embrassa.

--Oh! comme on vous bénira en France, madame, s'écria-t-il, quand on
saura le mot que vous venez de dire.

La reine soupira.

--Il est encore temps, dit le roi avec vivacité. Un soupir de regrets!

--Non, sire, un soupir de soulagement; fermez cet écrin et rendez-le aux
joailliers.

--J'avais déjà disposé mes termes de paiements; l'argent est prêt;
voyons, qu'en ferai-je? Ne soyez pas si désintéressée, madame.

--Non, j'ai bien réfléchi. Non, bien décidément, sire, je ne veux pas de
ce collier; mais je veux autre chose.

--Diable! voilà mes seize cents mille livres écornées.

--Seize cents mille livres? Voyez-vous! Eh quoi, c'était si cher?

--Ma foi! madame, j'ai lâché le mot, je ne m'en dédis pas.

--Rassurez-vous; ce que je vous demande coûtera moins cher.

--Que me demandez-vous?

--C'est de me laisser aller à Paris encore une fois.

--Oh! mais c'est facile, et pas cher surtout.

--Attendez! attendez!

--Diable!

--À Paris, place Vendôme.

--Diable! diable!

--Chez M. Mesmer.

Le roi se gratta l'oreille.

--Enfin, dit-il, vous avez refusé une fantaisie de seize cent mille
livres; je puis bien vous passer celle-là. Allez donc chez M. Mesmer;
mais, à mon tour, à une condition.

--Laquelle?

--Vous vous ferez accompagner d'une princesse du sang.

La reine réfléchit.

--Voulez-vous Mme de Lamballe? dit-elle.

--Mme de Lamballe, soit.

--C'est dit.

--Je signe.

--Merci.

--Et de ce pas, ajouta le roi, je vais commander mon vaisseau de ligne,
et le baptiser _Le Collier de la Reine_. Vous en serez la marraine,
madame; puis je l'enverrai à La Pérouse.

Le roi baisa la main de sa femme, et sortit de l'appartement tout
joyeux.




Chapitre VIII

Le petit lever de la reine


À peine le roi fut-il sorti que la reine se leva et vint à la fenêtre
respirer l'air vif et glacial du matin.

Le jour s'annonçait brillant et plein de ce charme qu'une avance du
printemps donne à certains jours d'avril: aux gelées de la nuit
succédait la douce chaleur d'un soleil déjà sensible; le vent avait
tourné depuis la veille du nord à l'est.

S'il demeurait dans cette direction, l'hiver, ce terrible hiver de 1784,
était fini.

Déjà, en effet, on voyait à l'horizon rose sourdre cette vapeur
grisâtre, qui n'est autre chose que l'humidité fuyant devant le soleil.

Dans les parterres, le givre tombait peu à peu des branches, et les
petits oiseaux commençaient à poser librement sur les bourgeons déjà
formés leurs griffes délicates.

La fleur d'avril, la ravenelle, courbée sous la gelée, comme ces pauvres
fleurs dont parle Dante, levait sa tête noircissante du sein de la neige
à peine fondue, et sous les feuilles de la violette, feuilles épaissies,
dures et larges, le bouton oblong de la fleur mystérieuse lançait les
deux follioles elliptiques qui précèdent l'épanouissement et le parfum.

Dans les allées, sur les statues, sur les rampes des grilles, la glace
glissait en diamants rapides; elle n'était pas encore de l'eau, elle
n'était déjà plus de la glace.

Tout annonçait la lutte sourde du printemps contre les frimas, et
présageait la prochaine défaite de l'hiver.

--Si nous voulons profiter de la glace, s'écria la reine interrogeant
l'atmosphère, je crois qu'il faut se hâter. N'est-ce pas, madame de
Misery? ajouta-t-elle en se retournant, car voilà le printemps qui
pousse.

--Votre Majesté avait envie depuis longtemps d'aller faire une partie
sur la pièce d'eau des Suisses, répliqua la première femme de chambre.

--Eh bien! aujourd'hui même nous ferons cette partie, dit la reine, car
demain peut-être, serait-il trop tard.

--Alors, pour quelle heure la toilette de Votre Majesté?

--Pour tout de suite. Je déjeunerai légèrement et je sortirai.

--Sont-ce là les seuls ordres de la reine?

--On s'informera si Mlle de Taverney est levée, et on lui dira que je
désire la voir.

--Mlle de Taverney est déjà dans le boudoir de Sa Majesté, répliqua la
femme de chambre.

--Déjà! demanda la reine, qui savait mieux que personne à quelle heure
Andrée avait dû se coucher.

--Oh! madame, elle attend déjà depuis plus de vingt minutes.

--Introduisez-la.

En effet, Andrée entra chez la reine au moment où le premier coup de
neuf heures sonnait à l'horloge de la cour de Marbre.

Déjà vêtue avec soin, comme toute femme de la cour qui n'avait pas le
droit de se montrer en négligé chez sa souveraine, Mlle de Taverney se
présenta souriante et presque inquiète.

La reine souriait aussi, ce qui rassura Andrée.

--Allez, ma bonne Misery, dit-elle; envoyez-moi Léonard et mon tailleur.

Puis, ayant suivi des yeux Mme Misery et vu la portière se fermer
derrière elle:

--Rien, dit-elle à Andrée; le roi a été charmant, il a ri, il a été
désarmé.

--Mais a-t-il su? demanda Andrée.

--Vous comprenez, Andrée, que l'on ne ment pas lorsqu'on n'a pas tort et
que l'on est reine de France.

--C'est vrai, madame, répondit Andrée en rougissant.

--Et cependant, ma chère Andrée, il paraît que nous avons eu un tort.

--Un tort, madame, dit Andrée; oh! plus d'un, sans doute?

--C'est possible, mais enfin voilà le premier: c'est d'avoir plaint Mme
de La Motte; le roi ne l'aime pas. J'avoue pourtant qu'elle m'a plu, à
moi.

--Oh! Votre Majesté est trop bon juge pour que l'on ne s'incline pas
devant ses arrêts.

--Voici Léonard, dit Mme de Misery en rentrant.

La reine s'assit devant sa toilette de vermeil, et le célèbre coiffeur
commença son office.

La reine avait les plus beaux cheveux du monde, et sa coquetterie
consistait à faire admirer ses cheveux.

Léonard le savait, et au lieu de procéder avec rapidité, comme il l'eût
fait à l'égard de toute autre femme, il laissait à la reine le temps et
le plaisir de s'admirer elle-même.

Ce jour-là, Marie-Antoinette était contente, joyeuse même: elle était en
beauté; de son miroir, elle passait à Andrée, à qui elle envoyait les
plus affectueux regards.

--Vous n'avez pas été grondée, vous, dit-elle, vous, libre et fière,
vous de qui tout le monde a un peu peur parce que, comme la divine
Minerve, vous êtes trop sage.

--Moi, madame, balbutia Andrée.

--Oui, vous, vous le rabat-joie de tous les étourneaux de la cour. Oh!
mon Dieu! que vous êtes heureuse d'être fille, Andrée, et surtout de
vous trouver heureuse de l'être.

Andrée rougit et essaya un triste sourire.

--C'est un voeu que j'ai fait, dit-elle.

--Et que vous tiendrez, ma belle vestale? demanda la reine.

--Je l'espère.

--À propos, s'écria la reine, je me rappelle...

--Quoi? Votre Majesté.

--Que, sans être mariée, vous avez cependant un maître depuis hier.

--Un maître, madame!

--Oui, votre cher frère; comment l'appelez-vous? Philippe, je crois.

--Oui, madame, Philippe.

--Il est arrivé?

--Depuis hier, comme Votre Majesté me faisait l'honneur de me le dire.

--Et vous ne l'avez pas encore vu? Égoïste que je suis, je vous ai
arrachée à lui hier pour vous mener à Paris; en vérité, c'est
impardonnable.

--Oh! madame, dit Andrée en souriant, je vous pardonne de grand coeur,
et Philippe aussi.

--Est-ce bien sûr?

--J'en réponds.

--Pour vous?

--Pour moi et pour lui.

--Comment est-il?

--Toujours beau et bon, madame.

--Quel âge a-t-il maintenant?

--Trente-deux ans.

--Pauvre Philippe, savez-vous que voilà tantôt quatorze ans que je le
connais, et que sur les quatorze ans j'ai été neuf ou dix ans sans le
voir.

--Quand Votre Majesté voudra bien le recevoir, il sera heureux d'assurer
à Votre Majesté que l'absence n'apporte aucune atteinte aux sentiments
de respectueux dévouement qu'il avait voués à la reine.

--Puis-je le voir tout de suite?

--Mais dans un quart d'heure il sera aux pieds de Votre Majesté, si
Votre Majesté le permet.

--Bien, bien--je le permets--, je le veux même.

La reine achevait à peine, que quelqu'un de vif, de rapide, de bruyant,
glissa, ou plutôt bondit sur le tapis du cabinet de toilette et vint
réfléchir son visage rieur et narquois dans la même glace où
Marie-Antoinette souriait au sien.

--Mon frère d'Artois, dit la reine, ah! en vérité, vous m'avez fait
peur.

--Bonjour à Votre Majesté, dit le jeune prince. Comment Votre Majesté a
t-elle passé la nuit?

--Très mal, merci, mon frère.

--Et la matinée?

--Très bien.

--Voilà l'essentiel. Tout à l'heure je me suis bien douté que l'épreuve
avait été supportée heureusement, car j'ai rencontré le roi qui m'a
délicieusement souri. Ce que c'est que la confiance!

La reine se mit à rire. Le comte d'Artois, qui n'en savait pas plus, rit
aussi pour un tout autre motif.

--Mais j'y pense, dit-il, étourdi que je suis, je n'ai seulement pas
questionné cette pauvre demoiselle de Taverney sur l'emploi de son
temps.

La reine se mit à regarder dans son miroir, grâce aux réflexions duquel
rien de ce qui se passait dans la chambre ne lui échappait.

Léonard venait de terminer son oeuvre, et la reine, délivrée du peignoir
de mousseline des Indes, endossait sa robe du matin.

La porte s'ouvrit.

--Tenez, dit-elle au comte d'Artois, si vous avez quelque chose à savoir
d'Andrée, la voici.

Andrée entrait en effet au moment même, tenant par la main un beau
gentilhomme brun de visage, aux yeux noirs profondément empreints de
noblesse et de mélancolie, un vigoureux soldat au front intelligent, au
maintien sévère, pareil à l'un de ces beaux portraits de famille comme
les a peints Coypel ou Gainsborough.

Philippe de Taverney était vêtu d'un habit gris foncé finement brodé
d'argent, mais ce gris semblait noir, cet argent semblait du fer: la
cravate blanche, le jabot blanc mat tranchaient sur la veste de couleur
sombre, et la poudre de la coiffure rehaussait la mâle énergie du teint
et des traits.

Philippe s'avança, une main dans celle de sa soeur, l'autre arrondie
autour de son chapeau.

--Votre Majesté, dit Andrée en s'inclinant avec respect, voici mon
frère.

Philippe salua gravement et avec lenteur.

Quand il releva la tête, la reine n'avait pas encore cessé de regarder
dans son miroir. Il est vrai qu'elle voyait dans son miroir tout aussi
bien que si elle eût regardé Philippe en face.

--Bonjour, monsieur de Taverney, dit la reine.

Et elle se retourna.

Elle était belle de cet éclat royal qui confondait autour de son trône
les amis de la royauté et les adorateurs de la femme, elle avait la
puissance de la beauté, et qu'on nous pardonne cette inversion de
l'idée, elle avait aussi la beauté de la puissance.

Philippe, en la voyant sourire, en sentant cet oeil limpide, fier et
doux à la fois, s'arrêter sur lui, Philippe pâlit et laissa voir dans
toute sa personne l'émotion la plus vive.

--Il paraît, monsieur de Taverney, continua la reine, que vous nous
donnez votre première visite. Merci.

--Votre Majesté daigne oublier que c'est à moi de la remercier, répliqua
Philippe.

--Que d'années, dit la reine, que de temps passé depuis que nous ne nous
sommes vus; le temps le plus beau de la vie, hélas!

--Pour moi, oui, madame, mais non pour Votre Majesté, à qui tous les
jours sont de beaux jours.

--Vous avez donc pris du goût à l'Amérique, monsieur de Taverney, que
vous y êtes resté alors que tout le monde en revenait?

--Madame, dit Philippe, M. de La Fayette, en quittant le Nouveau-Monde,
avait besoin d'un officier de confiance à qui il pût laisser une part
dans le commandement des auxiliaires. M. de La Fayette m'a en
conséquence proposé au général Washington, qui a bien voulu m'accepter.

--Il paraît, dit la reine, que de ce Nouveau-Monde dont vous me parlez
nous reviennent force héros.

--Ce n'est pas pour moi que Votre Majesté dit cela, répondit Philippe en
souriant.

--Pourquoi pas? fit la reine.

Puis, se retournant vers le comte d'Artois:

--Regardez donc, mon frère, la belle mine et l'air martial de M. de
Taverney.

Philippe, se voyant ainsi mis en rapport avec M. le comte d'Artois,
qu'il ne connaissait pas, fit un pas vers lui, sollicitant du prince la
permission de le saluer.

Le comte fit un signe de la main, Philippe s'inclina.

--Un bel officier, s'écria le jeune prince; un noble gentilhomme, dont
je suis heureux de faire la connaissance. Quelles sont vos intentions en
revenant en France?

Philippe regarda sa soeur:

--Monseigneur, dit-il, j'ai l'intérêt de ma soeur qui domine le mien; ce
qu'elle voudra que je fasse, je le ferai.

--Mais il y a M. de Taverney le père, je crois? dit le comte d'Artois.

--Nous avons eu le bonheur de conserver notre père, oui, monseigneur,
répliqua Philippe.

--Mais n'importe, interrompit vivement la reine; j'aime mieux Andrée
sous la protection de son frère, et son frère sous la vôtre, monsieur le
comte. Vous vous chargez donc de M. de Taverney, c'est dit, n'est-ce
pas?

Le comte d'Artois fit un signe d'assentiment.

--Savez-vous, continua la reine, que des liens très étroits nous lient?

--Des liens très étroits, vous, ma soeur? Oh! contez-moi cela, je vous
prie.

--Oui, M. Philippe de Taverney fut le premier Français qui s'offrit à
mes yeux quand j'arrivai en France et je m'étais promis bien sincèrement
de faire le bonheur du premier Français que je rencontrerais.

Philippe sentit la rougeur monter à son front. Il mordit ses lèvres pour
rester impassible.

Andrée le regarda et baissa la tête.

Marie-Antoinette surprit un de ces regards que le frère et la soeur
avaient échangés; mais comment eût-elle deviné tout ce qu'un pareil
regard cachait de secrets douloureusement entassés!

Marie-Antoinette ne savait rien des événements que nous avons racontés
dans la première partie de cette histoire.

L'apparente tristesse que saisit la reine, elle l'attribua à une autre
cause. Pourquoi, lorsque tant de gens s'étaient épris d'amour pour la
dauphine, en 1774, pourquoi M. de Taverney n'aurait-il pas un peu
souffert de cet amour épidémique des Français pour la fille de
Marie-Thérèse?

Rien ne rendrait cette supposition invraisemblable, rien, pas même
l'inspection passée au miroir de cette beauté de jeune fille devenue
femme et reine.

Marie-Antoinette attribua donc le soupir de Philippe à quelque
confidence de ce genre, faite à la soeur par le frère. Elle sourit au
frère et caressa la soeur de ses plus aimables regards; elle n'avait pas
deviné tout à fait, elle ne s'était pas tout à fait trompée, et dans
cette innocente coquetterie que nul ne voie un crime! La reine fut
toujours femme, elle se glorifiait d'être aimée. Certaines âmes ont
cette aspiration vers la sympathie de tous ceux qui les entourent: ce ne
sont pas les âmes les moins généreuses en ce monde.

Hélas! il viendra un moment, pauvre reine, où ce sourire qu'on te
reproche envers les gens qui t'aiment, tu l'adresseras en vain aux gens
qui ne t'aiment plus.

Le comte d'Artois s'approcha de Philippe, tandis que la reine consultait
Andrée sur une garniture de la robe de chasse.

--Sérieusement, dit le comte d'Artois, est-ce un bien grand général que
M. de Washington?

--Un grand homme, oui, monseigneur.

--Et quel effet faisaient les Français là-bas?

--En bien, l'effet que les Anglais faisaient en mal.

--D'accord. Vous êtes partisan des idées nouvelles, mon cher monsieur
Philippe de Taverney; mais avez-vous bien réfléchi à une chose?

--Laquelle, monseigneur? Je vous avouerai que là-bas, sur l'herbe des
camps, dans les savanes du bord des grands lacs, j'ai eu souvent le
temps de réfléchir à bien des choses.

--À celle-ci, par exemple, qu'en faisant la guerre là-bas, ce n'est ni
aux Indiens, ni aux Anglais que vous l'avez faite.

--À qui donc, monseigneur?

--À vous.

--Ah! monseigneur, je ne vous démentirai pas, la chose est bien
possible.

--Vous avouez...

--J'avoue le malheureux contrecoup d'un événement qui a sauvé la
monarchie.

--Oui, mais un contrecoup peut-être mortel à ceux qui avaient guéri de
l'accident primitif.

--Hélas! monseigneur.

--Voilà pourquoi je ne trouve pas aussi heureuses qu'on le prétend les
victoires de M. Washington et du marquis de La Fayette. C'est de
l'égoïsme, je le veux bien, mais passez-le-moi; ce n'est pas de
l'égoïsme pour moi seul.

--Oh! monseigneur.

--Et savez-vous pourquoi je vous aiderai de toutes mes forces?

--Monseigneur, quelle que soit la raison, j'en aurai à Votre Altesse
Royale la plus vive reconnaissance.

--C'est que, mon cher monsieur de Taverney, vous n'êtes pas un de ceux
que la trompette a héroïsés dans nos carrefours; vous avez fait
bravement votre service, mais vous ne vous êtes pas coulé sans cesse
dans l'embouchure de la trompette. On ne vous connaît pas à Paris, voilà
pourquoi je vous aime, sinon... ah! ma foi! monsieur de
Taverney... sinon... je suis égoïste, voyez-vous.

Là-dessus, le prince baisa la main de la reine en riant, salua Andrée
d'un air affable et plus respectueux qu'il n'en avait l'habitude avec
les femmes, puis la porte s'ouvrit et il disparut.

La reine alors quitta presque brusquement l'entretien qu'elle avait avec
Andrée, se tourna vers Philippe, et lui dit:

--Avez-vous vu votre père, monsieur?

--Avant de venir ici, oui, madame, je l'ai trouvé dans les antichambres;
ma soeur l'avait fait prévenir.

--Pourquoi n'avoir pas été voir votre père d'abord?

--J'avais envoyé chez lui mon valet de chambre, madame, et mon mince
bagage, mais M. de Taverney m'a renvoyé ce garçon avec l'ordre de me
présenter d'abord chez le roi ou chez Votre Majesté.

--Et vous avez obéi?

--Avec bonheur, madame; de cette façon, j'ai pu embrasser ma soeur.

--Il fait un temps superbe! s'écria la reine avec un mouvement de joie.
Madame de Misery, demain la glace sera fondue, il me faut tout de suite
un traîneau.

La première femme de chambre sortit pour faire exécuter l'ordre.

--Et mon chocolat ici, ajouta la reine.

--Votre Majesté ne déjeunera pas, dit Mme de Misery. Ah! déjà hier Votre
Majesté n'a pas soupé.

--C'est ce qui vous trompe, ma bonne Misery, nous avons soupé hier,
demandez à Mlle de Taverney.

--Et très bien, répliqua Andrée.

--Ce qui n'empêchera pas que je prenne mon chocolat, ajouta la reine.
Vite, vite, ma bonne Misery, ce beau soleil m'attire: il y aura bien du
monde sur la pièce d'eau des Suisses.

--Votre Majesté se propose de patiner? dit Philippe.

--Oh! vous allez vous moquer de nous, monsieur l'Américain, s'écria la
reine, vous qui avez parcouru des lacs immenses, sur lesquels on fait
plus de lieues qu'ici nous ne faisons de pas.

--Madame, répondit Philippe, ici Votre Majesté s'amuse du froid et du
chemin; là-bas on en meurt.

--Ah! voici mon chocolat: Andrée, vous en prendrez une tasse.

Andrée rougit de plaisir et s'inclina.

--Vous voyez, monsieur de Taverney, je suis toujours la même,
l'étiquette me fait horreur comme autrefois; vous souvient-il
d'autrefois, monsieur Philippe, êtes-vous changé, vous?

Ces mots allèrent au coeur du jeune homme; souvent le regret d'une femme
est un coup de poignard pour les intéressés.

--Non, madame, répondit-il d'une voix brève, non, je ne suis pas changé,
de coeur au moins.

--Alors, si vous avez gardé le même coeur, dit la reine avec enjouement,
comme le coeur était bon, nous vous en remercions à notre manière: une
tasse pour M. de Taverney, madame Misery.

--Oh! madame, s'écria Philippe, tout bouleversé, Votre Majesté n'y pense
pas, un tel honneur à un pauvre soldat obscur comme moi.

--Un ancien ami, s'écria la reine, voilà tout. Ce jour me fait monter au
cerveau tous les parfums de la jeunesse; ce jour me trouve heureuse,
libre, fière, folle!... Ce jour me rappelle mes premiers tours dans mon
Trianon chéri, et les escapades que nous faisions, Andrée et moi. Mes
roses, mes fraises, mes verveines, les oiseaux que j'essayais à
reconnaître dans mes parterres, tout, jusqu'à mes jardiniers chéris,
dont les bonnes figures signifiaient toujours une fleur nouvelle, un
fruit savoureux; et M. de Jussieu, et cet original Rousseau, qui est
mort... Ce jour... je vous dis que ce jour... me rend folle! Mais
qu'avez-vous, Andrée? vous êtes rouge; qu'avez vous, monsieur Philippe?
vous êtes pâle.

La physionomie de ces deux jeunes gens avait, en effet, supporté mal
l'épreuve de ce souvenir cruel.

Tous deux, aux premiers mots de la reine, rappelèrent leur courage.

--Je me suis brûlé le palais, dit Andrée, excusez-moi, madame.

--Et moi, madame, dit Philippe, je ne puis encore me faire à cette idée
que Votre Majesté m'honore comme un grand seigneur.

--Allons, allons, interrompit Marie-Antoinette en versant elle-même le
chocolat dans la tasse de Philippe, vous êtes un soldat, avez-vous dit,
et comme tel accoutumé au feu: brûlez-vous glorieusement avec le
chocolat, je n'ai pas le temps d'attendre.

Et elle se mit à rire. Mais Philippe prit la chose au sérieux, comme un
campagnard eût pu le faire; seulement, ce que celui-ci eût accompli par
embarras, Philippe l'accomplit par héroïsme.

La reine ne le perdait pas de vue, son rire redoubla.

--Vous avez un parfait caractère, dit-elle.

Elle se leva...

Déjà ses femmes lui avaient donné un charmant chapeau, une mante
d'hermine et des gants.

La toilette d'Andrée se fit aussi rapidement.

Philippe remit son chapeau sous son bras et suivit les dames.

--Monsieur de Taverney, je ne veux pas que vous me quittiez, dit la
reine, et je prétends aujourd'hui, par politique, confisquer un
Américain. Prenez ma droite, monsieur de Taverney.

Taverney obéit. Andrée passa vers la gauche de la reine.

Quand la reine descendit le grand escalier, quand les tambours battirent
aux champs, quand le clairon des gardes du corps et le froissement des
armes qu'on apprêtait montèrent dans le palais, poussés par le vent des
vestibules, cette pompe royale, ce respect de tous, ces adorations qui
venaient au coeur de la reine et rencontraient Taverney en chemin, ce
triomphe, disons-nous, frappa de vertige la tête déjà embarrassée du
jeune homme.

Une sueur de fièvre perla sur son front, ses pas hésitèrent.

Sans le tourbillon froid qui le frappa aux yeux et aux lèvres, il se fût
certainement évanoui.

C'était pour ce jeune homme, après tant de jours lugubrement usés dans
le chagrin et dans l'exil, un retour trop soudain aux grandes joies de
l'orgueil et du coeur.

Tandis que sur le passage de la reine, étincelante de beauté, se
courbaient les fronts et se dressaient les armes, on eût pu voir un
petit vieillard à qui la préoccupation faisait oublier l'étiquette.

Il était resté la tête tendue, l'oeil braqué sur la reine et sur
Taverney, au lieu de baisser sa tête et ses regards.

Lorsque la reine s'éloigna, le petit vieillard rompit son rang avec la
haie qui se démolissait autour de lui, et on le vit courir aussi vite
que le lui permettaient ses petites jambes blèches[3] de soixante-dix
ans.

   [Note 3: Molles et faibles.]




Chapitre IX

La pièce d'eau des Suisses


Chacun connaît ce long carré glauque et moiré dans la belle saison,
blanc et rugueux dans l'hiver, qui se nomme encore aujourd'hui la pièce
d'eau des Suisses.

Une allée de tilleuls, qui tendent joyeusement au soleil leurs bras
rougissants, borde chaque rive de l'étang; cette allée est peuplée de
promeneurs de tous rangs et de tous âges qui vont jouir du spectacle des
traîneaux et des patins.

Les toilettes des femmes offrent ce bruyant pêle-mêle du luxe un peu
gênant de l'ancienne cour, et la désinvolture un peu capricieuse de la
nouvelle mode.

Les hautes coiffures, les mantes ombrageant de jeunes fronts, les
chapeaux d'étoffe en majorité, les manteaux de fourrure et les vastes
falbalas des robes de soie font une bigarrure assez curieuse avec les
habits rouges, les redingotes bleu de ciel, les livrées jaunes et les
grandes lévites blanches.

Des valets bleus et rouges fendent toute cette foule, comme des
coquelicots et des bleuets que le vent fait onduler sur les épis ou les
trèfles.

Parfois un cri d'admiration part du milieu de l'assemblée. C'est que
Saint-Georges, le hardi patineur, vient d'exécuter un cercle si parfait,
qu'un géomètre en le mesurant n'y trouverait pas un défaut sensible.

Tandis que les rives de la pièce d'eau sont couvertes d'un tel nombre de
spectateurs qu'ils se réchauffent par le contact et présentent de loin
l'aspect d'un tapis bariolé, au-dessus duquel flotte une vapeur, celle
des haleines que le froid saisit, la pièce d'eau elle-même, devenue un
épais miroir de glace, présente l'aspect le plus varié et surtout le
plus mouvant.

Là, c'est un traîneau que trois énormes molosses, attelés comme aux
troïkas russes, font voler sur la glace.

Ces chiens vêtus de caparaçons de velours armoriés la tête coiffée de
plumes flottantes, ressemblent à ces chimériques animaux des diableries
de Callot ou des sorcelleries de Goya.

Leur maître, M. de Lauzun, nonchalamment assis dans le traîneau bourré
de peaux de tigre, se penche sur le côté pour respirer librement, ce
qu'il ne réussirait probablement pas à faire en suivant le fil du vent.

Çà et là, quelques traîneaux d'une modeste allure cherchent l'isolement.
Une dame masquée, sans doute à cause du froid, monte un de ces traîneaux
tandis qu'un beau patineur, vêtu d'une houppelande de velours à
brandebourgs d'or, se penche sur le dossier pour donner une impulsion
plus rapide au traîneau qu'il pousse et dirige en même temps.

Les paroles entre la dame masquée et le patineur à la houppelande de
velours s'échangent à la portée du souffle, et nul ne saurait blâmer un
rendez-vous secret donné sous la voûte des cieux, à la vue de Versailles
tout entier.

Ce qu'ils disent, qu'importe aux autres puisqu'on les voit; qu'importe à
eux qu'on les voie puisqu'on ne les entend pas: il est évident qu'au
milieu de tout ce monde ils vivent d'une vie isolée, ils passent dans la
foule comme deux oiseaux voyageurs: où vont-ils? à ce monde inconnu que
toute âme cherche, et qu'on appelle le bonheur.

Tout à coup, au milieu de ces sylphes qui glissent bien plus qu'ils ne
marchent, il se fait un grand mouvement il s'élève un grand tumulte.

C'est que la reine vient d'apparaître au bord de la pièce d'eau des
Suisses, qu'on l'a reconnue, et qu'on s'apprête à lui céder la place,
quand elle fait de la main signe à chacun de demeurer.

Le cri de «Vive la reine!» retentit; puis, forts de la permission,
patineurs qui volent et traîneaux qu'on pousse forment, comme par un
mouvement électrique, un grand cercle autour de l'endroit où l'auguste
visiteuse s'est arrêtée.

L'attention générale est fixée sur elle.

Les hommes alors se rapprochent par de savantes manoeuvres, les femmes
s'ajustent avec une respectueuse décence, enfin chacun trouve moyen de
se mêler presque aux groupes de gentilshommes et de grands officiers qui
viennent offrir leurs compliments à la reine.

Parmi les principaux personnages que le public a remarqués, il en est un
fort remarquable qui, au lieu de suivre l'impulsion générale et de venir
au-devant de la reine, il en est un qui, au contraire, reconnaissant sa
toilette et son entourage, quitte son traîneau et se jette dans une
contre-allée où il disparaît avec les personnes de sa suite.

Le comte d'Artois, que l'on remarquait au nombre des plus élégants et
plus légers patineurs, ne fut pas des derniers à franchir l'espace qui
le séparait de sa belle-soeur, et à venir lui baiser la main.

Puis, en lui baisant la main:

--Voyez-vous, lui dit-il à l'oreille, comme notre frère M. de Provence
vous évite?

Et en disant ces mots, il désignait du doigt l'altesse royale qui, à
grands pas, marchait dans le taillis plein de givre, pour aller par un
détour à la recherche de son carrosse.

--Il ne veut pas que je lui fasse des reproches, dit la reine.

--Oh! quant aux reproches qu'il attend, cela me regarde, et ce n'est
point pour cela qu'il vous craint.

--C'est pour sa conscience alors, dit gaiement la reine.

--Pour autre chose encore, ma soeur.

--Pourquoi donc?

--Je vais vous le dire. Il vient d'apprendre que M. de Suffren, le
glorieux vainqueur, doit arriver ce soir, et comme la nouvelle est
importante, il veut vous la laisser ignorer.

La reine vit autour d'elle quelques curieux, dont le respect n'éloignait
pas tellement les oreilles qu'ils ne pussent entendre les paroles de son
beau frère.

--Monsieur de Taverney, dit-elle, soyez assez bon pour vous occuper de
mon traîneau, je vous prie, et si votre père est là, embrassez-le, je
vous donne congé pour un quart d'heure.

Le jeune homme s'inclina et traversa la foule pour aller exécuter
l'ordre de la reine.

La foule aussi avait compris: elle a parfois des instincts merveilleux;
elle élargit le cercle, et la reine et le comte d'Artois se trouvèrent
plus à l'aise.

--Mon frère, dit alors la reine, expliquez-moi, je vous prie, ce que mon
frère gagne à ne point me faire part de l'arrivée de M. de Suffren.

--Oh! ma soeur, est-il bien possible que vous, femme, reine et ennemie,
vous ne saisissiez pas tout à coup l'intention de ce rusé politique? M.
de Suffren arrive, nul ne le sait à la cour. M. de Suffren est le héros
des mers de l'Inde, et, par conséquent, a droit à une réception
magnifique à Versailles. Donc, M. de Suffren arrive; le roi ignore son
arrivée, le roi le néglige sans le savoir, et, par conséquent, sans le
vouloir; vous de même, ma soeur. Tout au contraire, pendant ce temps, M.
de Provence, qui sait l'arrivée de M. de Suffren, lui, M. de Provence
accueille le marin, lui sourit, le caresse, lui fait un quatrain, et, en
se frottant au héros de l'Inde, il devient le héros de la France.

--C'est clair, dit la reine.

--Pardieu! dit le comte.

--Vous n'oubliez qu'un seul point, mon cher gazetier.

--Lequel?

--Comment savez-vous tout ce beau projet de notre cher frère et beau
frère?

--Comment je le sais? Comme je sais tout ce qu'il fait. C'est bien
simple: m'étant aperçu que M. de Provence prend à tâche de savoir tout
ce que je fais, j'ai payé des gens qui me content tout ce qu'il fait,
lui. Oh! cela pourra m'être utile, et à vous aussi, ma soeur.

--Merci de votre alliance, mon frère, mais le roi?

--Eh bien! le roi est prévenu.

--Par vous?

--Oh! non pas, par son ministre de la Marine que je lui ai envoyé. Tout
cela ne me regarde pas, vous comprenez, moi, je suis trop frivole, trop
dissipateur, trop fou, pour m'occuper de choses de cette importance.

--Et le ministre de la Marine ignorait aussi, lui, l'arrivée de M. de
Suffren en France?

--Eh! mon Dieu! ma chère soeur, vous avez connu assez de ministres,
n'est-ce pas, depuis quatorze ans que vous êtes ou dauphine ou reine de
France, pour savoir que ces messieurs ignorent toujours la chose
importante. Eh bien! j'ai prévenu le nôtre et il est enthousiasmé.

--Je le crois bien.

--Vous comprenez, chère soeur, voilà un homme qui me sera reconnaissant
toute sa vie, et justement, j'ai besoin de sa reconnaissance.

--Pour quoi faire?

--Pour négocier un emprunt.

--Oh! s'écria la reine en riant, voilà que vous me gâtez votre belle
action.

--Ma soeur, dit le comte d'Artois d'un air grave, vous devez avoir
besoin d'argent; foi de fils de France! je mets à votre disposition la
moitié de la somme que je toucherai.

--Oh! mon frère! s'écria Marie-Antoinette, gardez, gardez; Dieu merci!
je n'ai besoin de rien en ce moment.

--Diable! n'attendez pas trop longtemps pour réclamer ma promesse, chère
soeur.

--Pourquoi cela?

--Parce que je pourrais bien, si vous attendiez trop longtemps, n'être
plus en mesure de la tenir.

--Eh bien! en ce cas, je m'arrangerai aussi, moi, de façon à découvrir
quelque secret d'État.

--Ma soeur, vous prenez froid, dit le prince, vos joues bleuissent, je
vous en préviens.

--Voici M. de Taverney qui revient avec mon traîneau.

--Alors, vous n'avez plus besoin de moi, ma soeur?

--Non.

--En ce cas, chassez-moi, je vous prie.

--Pourquoi? vous figurez-vous, par hasard, que vous me gênez en quelque
chose que ce soit?

--Non pas, c'est moi, au contraire, qui ai besoin de ma liberté.

--Adieu alors.

--Au revoir, chère soeur.

--Quand?

--Ce soir.

--Qu'y a-t-il donc ce soir?

--Il n'y a pas, mais il y aura.

--Eh bien! qu'y aura-t-il?

--Il y aura grand monde au jeu du roi.

--Pourquoi cela?

--Parce que le ministre amènera ce soir M. de Suffren.

--Très bien, à ce soir alors.

À ces mots, le jeune prince salua sa soeur avec cette charmante
courtoisie qui lui était naturelle, et disparut dans la foule.

Taverney père avait suivi des yeux son fils, tandis qu'il s'éloignait de
la reine pour s'occuper du traîneau.

Mais bientôt son regard vigilant était revenu à la reine. Cette
conversation animée de Marie-Antoinette avec son beau-frère n'était pas
sans lui donner quelques inquiétudes, car cette conversation coupait en
deux toute la familiarité témoignée naguère encore à son fils par la
reine.

Aussi se contenta-t-il de faire un geste amical à Philippe quand
celui-ci acheva de terminer les préparatifs indispensables au départ du
traîneau, et le jeune homme ayant voulu, comme le lui prescrivait la
reine, aller embrasser son père qu'il n'avait pas embrassé depuis dix
ans, celui-ci l'éloigna de la main en disant:

--Plus tard, plus tard; reviens après ton service et nous causerons.

Philippe s'éloigna donc, et le baron vit avec joie que M. le comte
d'Artois avait pris congé de la reine.

Celle-ci entra dans le traîneau et y fit entrer Andrée avec elle, et
comme deux grands heiduques se présentaient pour pousser le traîneau:

--Non pas, non pas, dit la reine, je ne veux point aller de cette façon.
Est-ce que vous ne patinez pas, monsieur de Taverney?

--Pardonnez-moi, madame, répondit Philippe.

--Donnez des patins à M. le chevalier, ordonna la reine; puis, se
retournant de son côté:

--Je ne sais quoi me dit que vous patinez aussi bien que Saint-Georges,
ajouta-t-elle.

--Mais déjà autrefois, dit Andrée, Philippe patinait fort élégamment.

--Et maintenant vous ne connaissez plus de rival, n'est-ce pas, monsieur
de Taverney?

--Madame, dit Philippe, puisque Votre Majesté a cette confiance en moi,
je vais faire de mon mieux.

En disant ces mots, Philippe s'était déjà armé de patins tranchants et
affilés comme des lames.

Il se plaça alors derrière le traîneau, lui donna l'impulsion d'une
main, et la course commença.

On vit alors un curieux spectacle.

Saint-Georges, le roi des gymnastes, Saint-Georges, l'élégant mulâtre,
l'homme à la mode, l'homme supérieur dans tous les exercices du corps,
Saint-Georges devina un rival dans ce jeune homme qui osait se lancer
près de lui dans la carrière.

Aussi se mit-il aussitôt à voltiger autour du traîneau de la reine avec
des révérences si respectueuses, si pleines de charme, que jamais
courtisan solide sur le parquet de Versailles n'en avait exécuté de plus
séduisantes; il décrivait autour du traîneau les cercles les plus
rapides et les plus justes, l'enlaçant par une suite d'anneaux
merveilleusement soudés l'un à l'autre, de sorte que sa courbe nouvelle
prévenait toujours l'arrivée du traîneau, lequel le laissait derrière;
après quoi, d'un coup de patin vigoureux, il regagnait par l'ellipse
tout ce qu'il avait perdu d'avance.

Nul, pas même avec le regard, ne pouvait suivre cette manoeuvre sans
être étourdi, ébloui, émerveillé.

Alors Philippe, piqué au jeu, prit un parti plein de témérité: il lança
le traîneau avec une si effrayante rapidité que deux fois Saint-Georges,
au lieu de se trouver devant lui, acheva son cercle derrière lui, et
comme la vitesse du traîneau faisait pousser à beaucoup de gens des cris
d'effroi qui eussent pu effrayer la reine:

--Si Sa Majesté le désire, dit Philippe, je m'arrêterai, ou du moins je
ralentirai la course.

--Oh! non, non, s'écria la reine avec cette ardeur fougueuse qu'elle
mettait dans le travail comme dans le plaisir, non, je n'ai pas peur;
plus vite si vous pouvez, chevalier, plus vite.

--Oh! tant mieux, merci de la permission, madame, je vous tiens bien,
rapportez-vous-en à moi.

Et comme sa robuste main s'affermit de nouveau au triangle du dossier,
le mouvement fut si vigoureux que tout le traîneau trembla.

On eût dit qu'il venait de le soulever à bras tendu.

Alors, appliquant au traîneau sa seconde main, effort qu'il avait
dédaigné jusque-là, il entraîna la machine comme un jouet dans ses mains
d'acier.

À partir de ce moment, il croisa chacun des cercles de Saint-Georges par
des cercles plus grands encore, de sorte que le traîneau se mouvait
comme l'homme le plus souple, tournant et se retournant sur toute sa
longueur, comme s'il se fût agi de ces simples semelles sur lesquelles
Saint-Georges labourait la glace; malgré la masse, malgré le poids,
malgré l'étendue, le traîneau de la reine s'était fait patin, il vivait,
il volait, il tourbillonnait comme un danseur.

Saint-Georges, plus gracieux, plus fin, plus correct dans ses méandres,
commença bientôt à s'inquiéter. Il patinait déjà depuis une heure;
Philippe, en le voyant tout en sueur, en remarquant les efforts de ses
jarrets frémissants, résolut de l'abattre par la fatigue.

Il changea de marche et abandonnant les cercles qui lui donnaient la
peine de soulever chaque fois le traîneau, il lança droit devant lui
l'équipage.

Le traîneau partit plus rapide qu'une flèche.

Saint-Georges, d'un seul coup de jarret, l'eut bientôt rejoint, mais
Philippe avait saisi le moment où la seconde impulsion multiplie l'élan
de la première, il poussa donc le traîneau sur une couche de glace
encore intacte, et ce fut avec tant de raideur qu'il demeura, lui, en
arrière.

Saint-Georges s'élança pour rattraper le traîneau, mais alors Philippe,
rassemblant sa force, glissa si finement sur l'extrême courbure du patin
qu'il passa devant Saint-Georges et vint poser ses deux mains sur le
traîneau; puis, par un mouvement herculéen, il fit faire au traîneau
volte-face et le lança de nouveau dans le sens contraire, tandis que
Saint-Georges, emporté par son suprême effort, ne pouvant retenir sa
course, et perdant un espace irrécupérable, demeura complètement
distancé.

L'air retentit de telles acclamations que Philippe en rougit de honte.

Mais il fut bien surpris quand la reine, après avoir battu elle-même des
mains, se retourna de son côté et, avec l'accent d'une voluptueuse
oppression, lui dit:

--Oh! monsieur de Taverney, à présent que la victoire vous est restée,
grâce! grâce! vous me tueriez.




Chapitre X

Le tentateur


Philippe, à cet ordre, ou plutôt à cette prière de la reine, serra ses
muscles d'acier, se cramponna sur ses jarrets, et le traîneau s'arrêta
court, comme le cheval arabe qui frémit sur ses jarrets dans le sable de
la plaine.

--Oh! maintenant reposez-vous, dit la reine en sortant du traîneau toute
vacillante. En vérité, je n'eusse jamais cru qu'il y eût un tel
enivrement dans la vitesse, vous avez failli me rendre folle.

Et toute vacillante en effet, elle s'appuya sur le bras de Philippe.

Un frémissement de stupeur, qui courut par toute cette foule dorée et
chamarrée, l'avertit qu'une fois encore elle venait de commettre une de
ses fautes contre l'étiquette; fautes énormes aux yeux de la jalousie et
de la servilité.

Quant à Philippe, tout étourdi de cet excès d'honneur, il était plus
tremblant et plus honteux que si sa souveraine l'eût outragé
publiquement.

Il baissait les yeux, son coeur battait à rompre sa poitrine.

Une singulière émotion, celle de sa course sans doute, agitait la reine,
car elle retira immédiatement son bras et prit celui de Mlle de Taverney
en demandant un siège.

On lui apporta un pliant.

--Pardon, monsieur de Taverney, dit-elle à Philippe.

Puis brusquement:

--Mon Dieu! que c'est un grand malheur, ajouta-t-elle, que d'être
environnée sans cesse de curieux et de sots, fit-elle tout bas.

Les gentilshommes ordinaires et les dames d'honneur l'avaient jointe et
dévoraient des yeux Philippe qui, pour cacher sa rougeur, délaçait ses
patins.

Les patins délacés, Philippe recula pour laisser la place aux
courtisans.

La reine demeura quelques moments pensive, puis relevant la tête:

--Oh! je sens que je me refroidirais à rester ainsi immobile, dit-elle,
encore un tour.

Et elle remonta dans son traîneau.

Philippe attendit, mais inutilement, un ordre.

Alors vingt gentilshommes se présentèrent.

--Non, mes heiduques, dit-elle; merci, messieurs.

Puis, lorsque les valets furent à leur poste:

--Doucement, dit-elle, doucement.

Et, fermant les yeux, elle se laissa aller à une rêverie intérieure.

Le traîneau s'éloigna doucement, comme l'avait ordonné la reine, suivi
d'une foule d'avides, de curieux et de jaloux.

Philippe demeura seul, essuyant sur son front les gouttes de sueur.

Il cherchait des yeux Saint-Georges, pour le consoler de sa défaite par
quelque loyal compliment.

Mais celui-ci avait reçu un message du duc d'Orléans, son protecteur, et
avait quitté le champ de bataille.

Philippe, un peu triste, un peu las, presque effrayé lui-même de ce qui
venait de se passer, était resté immobile à sa place, suivant des yeux
le traîneau de la reine qui s'éloignait, lorsqu'il sentit quelque chose
qui lui effleurait les flancs.

Il se retourna et reconnut son père.

Le petit vieillard, tout ratatiné comme un homme d'Hoffmann, tout
enveloppé de fourrures comme un Samoyède, avait heurté son fils avec le
coude pour ne pas sortir ses mains du manchon qu'il portait à son col.

Son oeil, dilaté par le froid ou par la joie, parut flamboyant à
Philippe.

--Vous ne m'embrassez pas, mon fils? dit-il.

Et il prononça ces paroles du ton que le père de l'athlète grec dut
prendre pour remercier son fils de la victoire remportée dans le cirque.

--Mon cher père, de tout mon coeur, répliqua Philippe.

Mais on pouvait comprendre qu'il n'y avait aucune harmonie entre
l'accent des paroles et leur signification.

--Là, là, et maintenant que vous m'avez embrassé, allez, allez vite.

Et il le poussa en avant.

--Mais où donc voulez-vous que j'aille, monsieur? demanda Philippe.

--Mais là-bas, morbleu!

--Là-bas?

--Oui, près de la reine.

--Oh! non, mon père, non, merci.

--Comment, non! comment, merci! Êtes-vous fou? Vous ne voulez pas aller
rejoindre la reine?

--Mais non, c'est impossible; vous n'y pensez pas, mon cher père.

--Comment, impossible! impossible d'aller rejoindre la reine qui vous
attend?

--Qui m'attend, moi?

--Mais oui; oui, la reine qui vous désire.

--Qui me désire!

Et Taverney regarda fixement le baron.

--En vérité, mon père, dit-il froidement, je crois que vous vous
oubliez.

--Il est étonnant! parole d'honneur, dit le vieillard en se redressant
et en frappant du pied. Ah! çà, Philippe, faites-moi le plaisir de me
dire un peu d'où vous venez.

--Monsieur, dit tristement le chevalier, j'ai peur en vérité de prendre
une certitude.

--Laquelle?

--C'est que vous vous moquez de moi, ou bien...

--Ou bien...

--Pardonnez-moi, mon père; ou bien... vous devenez fou.

Le vieillard saisit son fils par le bras avec un mouvement nerveux si
énergique, que le jeune homme fronça le sourcil de douleur.

--Écoutez, monsieur Philippe, dit le vieillard. L'Amérique est un pays
fort éloigné de la France, je le sais bien.

--Oui, mon père, très éloigné, répéta Philippe; mais je ne comprends
point ce que vous voulez dire; expliquez-vous donc, je vous prie.

--Un pays où il n'y a ni roi ni reine.

--Ni sujets.

--Très bien! ni sujets, monsieur le philosophe. Je ne nie pas cela, ce
point ne m'intéresse aucunement et m'est fort égal; mais ce qui ne m'est
point égal, ce qui me peine, ce qui m'humilie, c'est que j'ai peur, moi
aussi, d'avoir une certitude.

--Laquelle, mon père? En tout cas, je pense que nos certitudes diffèrent
tout à fait l'une de l'autre.

--La mienne est que vous êtes un niais, mon fils, et cela n'est point
permis à un grand gaillard taillé comme vous l'êtes; voyez, mais voyez
donc là bas!

--Je vois, monsieur.

--Eh bien! la reine se retourne, et c'est pour la troisième fois; oui,
monsieur, la reine s'est retournée trois fois, et tenez, la voilà qui se
retourne encore; elle cherche qui, monsieur le niais, monsieur le
puritain, monsieur de l'Amérique, oh!

Et le petit vieillard mordit, non plus avec ses dents, mais avec ses
gencives, le gant de daim gris qui eût enfermé deux mains comme la
sienne.

--Eh bien! monsieur, fit le jeune homme, quand il serait vrai, ce qui ne
l'est probablement point, que c'est moi que la reine cherche?

--Oh! répéta encore le vieillard en trépignant, il a dit: «Quand ce
serait vrai»; mais cet homme-là n'est pas de mon sang, cet homme-là
n'est pas un Taverney!

--Je ne suis pas de votre sang, murmura Philippe.

Puis, tout bas et les yeux au ciel:

--Faut-il en remercier Dieu? dit-il.

--Monsieur, dit le vieillard, je vous dis que la reine vous demande;
monsieur, je vous dis que la reine vous cherche.

--Vous avez bonne vue, mon père, dit sèchement Philippe.

--Voyons, reprit plus doucement le vieillard en essayant de modérer son
impatience, voyons, laisse-moi t'expliquer. Il est vrai, tu as tes
raisons, mais enfin, moi, j'ai l'expérience; voyons, mon bon Philippe,
es-tu ou n'es-tu pas un homme?

Philippe haussa légèrement les épaules et ne répondit rien.

Le vieillard, en ce moment, et voyant qu'il attendait vainement une
réponse, se hasarda, plutôt par mépris que par besoin, à fixer les yeux
sur son fils, et alors il s'aperçut de toute la dignité, de toute
l'impénétrable réserve, de toute la volonté inexpugnable dont ce visage
était armé pour le bien, hélas!

Il comprima sa douleur, passa son manchon caressant sur le bout rouge de
son nez, et d'une voix douce comme celle d'Orphée parlant aux rochers
thessaliens:

--Philippe, mon ami, dit-il, voyons, écoute-moi.

--Eh! répondit le jeune homme, il me semble que je ne fais pas autre
chose depuis un quart d'heure, mon père.

«Oh! pensa le vieillard, je vais te faire tomber du haut de ta majesté,
monsieur l'Américain; tu as bien ton côté faible, colosse, laisse-moi te
saisir ce côté avec mes vieilles griffes, et tu vas voir.»

Puis, tout haut:

--Tu ne t'es pas aperçu d'une chose? dit-il.

--De laquelle?

--D'une chose qui fait honneur à ta naïveté.

--Voyons, dites, monsieur.

--C'est tout simple, tu arrives d'Amérique, tu es parti dans un moment
où il n'y avait plus qu'un roi et plus de reine, si ce n'est la Du
Barry, majesté peu respectable; tu reviens, tu vois une reine et tu te
dis: «Respectons-la.»

--Sans doute.

--Pauvre enfant! fit le vieillard.

Et il se mit à étouffer à la fois, dans son manchon, une toux et un
éclat de rire.

--Comment, dit Philippe, vous me plaignez, monsieur, de ce que je
respecte la royauté, vous un Taverney-Maison-Rouge; vous, un des bons
gentilshommes de France.

--Attends donc, je ne te parle pas de la royauté, moi, je te parle de la
reine.

--Et vous faites une différence?

--Pardieu! qu'est-ce que la royauté, mon cher? une couronne; on n'y
touche pas, à cela, peste! Qu'est-ce que la reine? une femme; oh! une
femme, c'est différent, on y touche.

--On y touche! s'écria Philippe rougissant à la fois de colère et de
mépris, accompagnant ces paroles d'un geste si superbe, que nulle femme
n'eût pu le voir sans l'aimer, nulle reine sans l'adorer.

--Tu n'en crois rien, non; eh bien! demande, reprit le petit vieillard
avec un accent bas et presque farouche, tant il mit de cynisme dans son
sourire, demande à M. de Coigny, demande à M. de Lauzun, demande à M. de
Vaudreuil.

--Silence! silence, mon père, s'écria Philippe d'une voix sourde, ou
pour ces trois blasphèmes, ne pouvant vous frapper trois fois de mon
épée, c'est moi, je vous le jure, qui me frapperai moi-même, et sans
pitié, et sur l'heure.

Taverney fit un pas à reculons, tourna sur lui-même comme eût fait
Richelieu à trente ans, et secouant son manchon:

--Oh! en vérité, l'animal est stupide, dit-il; le cheval est un âne,
l'aigle une oie, le coq un chapon. Bonsoir, tu m'as réjoui; je me
croyais l'ancêtre, le Cassandre, et voilà que je suis Valère, que je
suis Adonis, que je suis Apollon; bonsoir.

Et il pirouetta encore une fois sur ses talons.

Philippe était devenu sombre; il arrêta le vieillard au demi-tour.

--Vous n'avez point parlé sérieusement, n'est-ce pas, mon père? dit-il,
car il est impossible qu'un gentilhomme d'aussi bonne race que vous ait
contribué à accréditer de telles calomnies, semées par les ennemis, non
seulement de la femme, non seulement de la reine, mais encore de la
royauté.

--Il en doute encore, la double brute! s'écria Taverney.

--Vous m'avez parlé comme vous parleriez devant Dieu?

--En vérité.

--Devant Dieu de qui vous vous rapprochez chaque jour?

Le jeune homme avait repris la conversation si dédaigneusement
interrompue par lui; c'était un succès pour le baron, il se rapprocha.

--Mais, dit-il, il me semble que je suis quelque peu gentilhomme,
monsieur mon fils, et que je ne mens pas... toujours.

Ce toujours était quelque peu risible, et cependant Philippe ne rit pas.

--Ainsi, dit-il, monsieur, c'est votre opinion que la reine a eu des
amants?

--Belle nouvelle!

--Ceux que vous avez cités?

--Et d'autres... que sais-je? Interroge la ville et la cour. Il faut
revenir d'Amérique pour ignorer ce qu'on dit.

--Et qui dit cela, monsieur, de vils pamphlétaires?

--Oh! oh! est-ce que vous me prenez pour un gazetier, par hasard?

--Non, et c'est là le malheur, c'est que des hommes comme vous répètent
de pareilles infamies, qui se dissoudraient comme les vapeurs
malfaisantes qui obscurcissent parfois le plus beau soleil. C'est vous,
et les gens de race, qui donnez en les répétant à ces propos une
terrible consistance. Oh! monsieur, par religion, ne répétez plus de
pareilles choses!

--Je les répète cependant.

--Et pourquoi les répétez-vous? s'écria le jeune homme en frappant du
pied.

--Eh! dit le vieillard en se cramponnant au bras de son fils et en le
regardant avec son sourire de démon, pour te prouver que je n'avais pas
tort de te dire: «Philippe, la reine se retourne; Philippe, la reine
cherche; Philippe, la reine désire; Philippe, cours, cours, la reine
attend!»

--Oh! s'écria le jeune homme en cachant sa tête dans ses mains, au nom
du Ciel! taisez-vous, mon père, vous me rendriez fou.

--En vérité, Philippe, je ne te comprends pas, répondit le vieillard;
est-ce un crime d'aimer? Cela prouve qu'on a du coeur, et dans les yeux
de cette femme, dans sa voix, dans sa démarche, ne sent-on pas son
coeur? Elle aime, elle aime, te dis-je; mais tu es un philosophe, un
puritain, un quaker, un homme d'Amérique, tu n'aimes pas, toi; laisse-la
donc regarder, laisse-la se retourner, laisse-la attendre, insulte-la,
méprise-la, repousse-la, Philippe, c'est-à-dire _Joseph de Taverney_.

Et, sur ces mots accentués avec une ironie sauvage, le petit vieillard,
voyant l'effet qu'il avait produit, se sauva comme le tentateur après
avoir donné le premier conseil du crime.

Philippe demeura seul, le coeur gonflé, le cerveau bouillonnant; il ne
songea même pas que depuis une demi-heure il était resté cloué à la même
place; que la reine avait fini son tour de promenade, qu'elle revenait,
qu'elle le regardait, et que, du milieu de son cortège, elle cria en
passant:

--Vous devez être bien reposé, monsieur de Taverney, venez donc, il
n'est tel que vous pour promener royalement une reine. Rangez-vous,
messieurs.

Philippe courut à elle, aveugle, étourdi, ivre.

En posant sa main sur le dossier du traîneau, il se sentit brûler; la
reine était nonchalamment renversée en arrière, ses doigts avaient
effleuré les cheveux de Marie-Antoinette.




Chapitre XI

Le «Suffren»


Contre toutes les habitudes de la cour, le secret avait été fidèlement
gardé à Louis XVI et au comte d'Artois.

Nul ne sut à quelle heure et comment devait arriver M. de Suffren.

Le roi avait indiqué son jeu pour le soir.

À sept heures, il entra avec les princes et les princesses de sa
famille.

La reine arriva tenant Madame Royale, qui n'avait que sept ans encore,
par la main.

L'assemblée était nombreuse et brillante.

Pendant les préliminaires de la réunion, au moment où chacun prenait
place, le comte d'Artois s'approcha tout doucement de la reine et lui
dit:

--Ma soeur, regardez bien autour de vous.

--Eh bien! dit-elle, je regarde.

--Que voyez-vous?

La reine promena ses yeux dans le cercle, fouilla les épaisseurs, sonda
les vides, et apercevant partout des amis, partout des serviteurs, parmi
lesquels Andrée et son frère:

--Mais, dit-elle, je vois des visages fort agréables, des visages amis
surtout.

--Ne regardez pas qui nous avons, ma soeur, regardez qui nous manque.

--Ah! c'est ma foi vrai! s'écria-t-elle.

Le comte d'Artois se mit à rire.

--Encore absent, reprit la reine. Ah çà! le ferai-je toujours fuir
ainsi?

--Non, dit le comte d'Artois; seulement la plaisanterie se prolonge,
Monsieur est allé attendre le bailli de Suffren à la barrière.

--Mais, en ce cas, je ne vois pas pourquoi vous riez, mon frère.

--Vous ne voyez pas pourquoi je ris?

--Sans doute, si Monsieur a été attendre le bailli de Suffren à la
barrière, il a été plus fin que nous, voilà tout, puisque le premier il
le verra et, par conséquent, le complimentera avant tout le monde.

--Allons donc, chère soeur, répliqua le jeune prince en riant, vous avez
une bien petite idée de notre diplomatie: Monsieur est allé attendre le
bailli à la barrière de Fontainebleau, c'est vrai, mais nous avons,
nous, quelqu'un qui l'attend au relais de Villejuif.

--En vérité?

--En sorte, continua le comte d'Artois, que Monsieur se morfondra seul à
sa barrière, tandis que, sur un ordre du roi, M. de Suffren, tournant
Paris, arrivera directement à Versailles, où nous l'attendons.

--C'est merveilleusement imaginé.

--Mais pas mal, et je suis assez content de moi. Faites votre jeu, ma
soeur.

Il y avait en ce moment dans la salle du jeu cent personnes au moins de
la plus haute qualité: M. de Condé, M. de Penthièvre, M. de La
Trémouille, les princesses.

Le roi s'aperçut que M. le comte d'Artois faisait rire la reine, et pour
se mettre un peu dans leur complot, il leur envoya un coup d'oeil des
plus significatifs.

La nouvelle de l'arrivée du commandeur de Suffren ne s'était point
répandue, comme nous l'avons dit, et cependant on n'avait pu étouffer
comme un présage qui planait au-dessus des esprits.

On sentait quelque chose de caché qui allait apparaître, quelque chose
de nouveau qui allait éclore; c'était un intérêt inconnu qui se
répandait par tout ce monde, où le moindre événement prend de
l'importance dès que le maître a froncé le sourcil pour désapprouver ou
plissé la bouche pour sourire.

Le roi, qui avait habitude de jouer un écu de six livres, afin de
modérer le jeu des princes et des seigneurs de la cour, le roi ne
s'aperçut pas qu'il mettait sur la table tout ce qu'il avait d'or dans
ses poches.

La reine, entièrement à son rôle, fit de la politique et dérouta
l'attention du cercle par l'ardeur factice qu'elle mit à son jeu.

Philippe, admis à la partie et placé en face de sa soeur, absorbait par
tous ses sens à la fois l'impression inouïe, stupéfiante de cette faveur
qui le réchauffait inopinément.

Les paroles de son père lui revenaient, quoi qu'il en eût, à la mémoire.
Il se demandait si, en effet, le vieillard, qui avait vu trois ou quatre
règnes de favorites, ne savait pas au juste l'histoire des temps et des
moeurs.

Il se demandait si ce puritanisme qui tient de l'adoration religieuse
n'était pas un ridicule de plus qu'il avait rapporté des pays lointains.

La reine, si poétique, si belle, si fraternelle pour lui, n'était-elle
en somme qu'une coquette terrible, curieuse d'attacher une passion de
plus à ses souvenirs, comme l'entomologiste attache un insecte ou un
papillon de plus sous sa montre, sans s'inquiéter de ce que souffre le
pauvre animal dont une épingle traverse le coeur?

Et cependant la reine n'était pas une femme vulgaire, un caractère
banal. Un regard d'elle signifiait quelque chose, d'elle qui ne laissait
jamais tomber son regard sans en calculer la portée.

«Coigny, Vaudreuil, répétait Philippe, ils ont aimé la reine et ils en
sont aimés. Oh! pourquoi, oh! pourquoi cette calomnie est-elle si
sombre; pourquoi un rayon de lumière ne glisse-t-il pas dans ce profond
abîme qu'on appelle un coeur de femme, plus profond encore lorsque c'est
un coeur de reine?»

Et lorsque Philippe avait assez ballotté ces deux noms dans sa pensée,
il regardait à l'extrémité de la table MM. de Coigny et de Vaudreuil,
qui, par un singulier caprice du hasard, se trouvaient assis côte à
côte, les yeux tournés sur un autre point que celui où se trouvait la
reine, insouciants, pour ne pas dire oublieux.

Et Philippe se disait qu'il était impossible que ces deux hommes eussent
aimé et fussent si calmes, qu'ils eussent été aimés et qu'ils fussent si
oublieux. Oh! si la reine l'aimait, lui, il deviendrait fou de bonheur;
si elle l'oubliait après l'avoir aimé, il se tuerait de désespoir.

Et de MM. de Coigny et de Vaudreuil, Philippe passait à
Marie-Antoinette.

Et, toujours rêvant, il interrogeait ce front si pur, cette bouche si
impérieuse, ce regard si majestueux; il demandait à toutes les beautés
de cette femme la révélation du secret de la reine.

Oh! non, calomnies, calomnies! que tous ces bruits vagues qui
commençaient à circuler dans le peuple, et auxquels les intérêts, les
haines ou les intrigues de la cour donnaient seuls quelque consistance.

Philippe en était là de ses réflexions quand sept heures trois quarts
sonnèrent à l'horloge de la salle des gardes. Au même instant, un grand
bruit se fit entendre.

Dans cette salle, des pas retentirent pressés et rapides. La crosse des
fusils frappa les dalles. Un brouhaha de voix, pénétrant par la porte
entrouverte, appela l'attention du roi, qui renversa la tête en arrière
pour mieux entendre, puis fit un signe à la reine.

Celle-ci comprit l'indication et immédiatement leva la séance.

Chaque joueur ramassant ce qu'il avait devant lui attendit, pour prendre
une résolution, que la reine eût laissé deviner la sienne.

La reine passa dans la grande salle de réception.

Le roi y était arrivé devant elle.

Un aide de camp de M. de Castries, ministre de la Marine, s'approcha du
roi et lui dit quelques mots à l'oreille.

--Bien, répondit le roi, allez.

Puis à la reine:

--Tout va bien, ajouta-t-il.

Chacun interrogea son voisin du regard, le «tout va bien» donnant fort à
penser à tout le monde.

Tout à coup, M. le maréchal de Castries entra dans la salle en disant à
haute voix:

--Sa Majesté veut-elle recevoir M. le bailli de Suffren, qui arrive de
Toulon?

À ce nom, prononcé d'une voix haute, enjouée, triomphante, il se fit
dans l'assemblée un tumulte inexprimable.

--Oui, monsieur, répondit le roi, et avec grand plaisir.

M. de Castries sortit.

Il y eut presque un mouvement en masse vers la porte par où M. de
Castries venait de disparaître.

Pour expliquer cette sympathie de la France envers M. de Suffren, pour
faire comprendre l'intérêt qu'un roi, qu'une reine, que des princes d'un
sang royal mettaient à jouir les premiers d'un coup d'oeil de Suffren,
peu de mots suffiront. Suffren est un nom essentiellement français:
comme Turenne, comme Catinat, comme Jean-Bart.

Depuis la guerre avec l'Angleterre, ou plutôt depuis la dernière période
de combats qui avaient précédé la paix, M. le commandant de Suffren
avait livré sept grandes batailles navales sans subir une défaite; il
avait pris Trinquemalé et Gondelour, assuré les possessions françaises,
nettoyé la mer, et appris au nabab Haïder-Ali que la France était la
première puissance de l'Europe. Il avait apporté dans l'exercice de la
profession de marin toute la diplomatie d'un négociateur fin et honnête,
toute la bravoure et toute la tactique d'un soldat, toute l'habileté
d'un sage administrateur. Hardi, infatigable, orgueilleux quand il
s'agissait de l'honneur du pavillon français, il avait fatigué les
Anglais sur terre et sur mer, à ce point que ces fiers marins n'osèrent
jamais achever une victoire commencée, ou tenter une attaque sur Suffren
quand le lion montrait les dents.

Puis après l'action, pendant laquelle il avait prodigué sa vie avec
l'insouciance du dernier matelot, on l'avait vu humain, généreux,
compatissant; c'était le type du vrai marin, un peu oublié depuis
Jean-Bart et Duguay-Trouin, que la France retrouvait dans le bailli de
Suffren.

Nous n'essaierons pas de peindre le bruit et l'enthousiasme que son
arrivée à Versailles fit éclater parmi les gentilshommes convoqués à
cette réunion.

Suffren était un homme de cinquante-six ans, gros, court, à l'oeil de
feu, au geste noble et facile. Agile malgré son obésité, majestueux
malgré sa souplesse, il portait fièrement sa coiffure, ou plutôt sa
crinière et, comme un homme habitué à se jouer de toutes les
difficultés, il avait trouvé moyen de se faire habiller et coiffer dans
son carrosse de poste.

Il portait l'habit bleu brodé d'or, la veste rouge, la culotte bleue. Il
avait gardé le col militaire sur lequel son puissant menton venait
s'arrondir comme le complément obligé de sa tête colossale.

Lorsqu'il était entré dans la salle des gardes, quelqu'un avait dit un
mot à M. de Castries, lequel se promenait en long et en large avec
impatience, et aussitôt celui-ci s'était écrié:

--M. de Suffren, messieurs!

Aussitôt les gardes, sautant sur leurs mousquetons, s'étaient alignés
d'eux-mêmes comme s'il se fût agi du roi de France, et, le bailli une
fois passé, ils s'étaient formés derrière lui en bon ordre, quatre par
quatre, comme pour lui servir de cortège.

Lui, serrant les mains de M. de Castries, il avait cherché à
l'embrasser.

Mais le ministre de la Marine le repoussait doucement.

--Non, non, monsieur, lui disait-il, non, je ne veux pas priver du
bonheur de vous embrasser le premier quelqu'un qui en est plus digne que
moi.

Et il conduisit de cette façon M. de Suffren jusqu'à Louis XVI.

--M. le bailli! s'écria le roi tout rayonnant.

Et dès qu'il l'aperçut:

--Soyez le bienvenu à Versailles. Vous y apportez la gloire, vous y
apportez tout ce que les héros donnent à leurs contemporains sur la
terre; je ne vous parle point de l'avenir, c'est votre propriété.
Embrassez-moi, monsieur le bailli.

M. de Suffren avait fléchi le genou, le roi le releva et l'embrassa si
cordialement qu'un long frémissement de joie et de triomphe courut par
toute l'assemblée.

Sans le respect dû au roi, tous les assistants se fussent confondus en
bravos et en cris d'approbation.

Le roi se tourna vers la reine.

--Madame, dit-il, voici M. de Suffren, le vainqueur de Trinquemalé et de
Gondelour, la terreur de nos voisins les Anglais, mon Jean-Bart à moi!

--Monsieur, dit la reine, je n'ai pas d'éloges à vous faire. Sachez
seulement que vous n'avez pas tiré un coup de canon pour la gloire de la
France sans que mon coeur ait battu d'admiration et de reconnaissance
pour vous.

La reine avait à peine achevé que le comte d'Artois, s'approchant avec
son fils, M. le duc d'Angoulême:

--Mon fils, dit-il, vous voyez un héros. Regardez-le bien, la chose est
rare.

--Monseigneur, répondit le jeune prince à son père, tout à l'heure
encore je lisais les grands hommes de Plutarque, mais je ne les voyais
pas. Je vous remercie de m'avoir montré M. de Suffren.

Au murmure qui se fit autour de lui, l'enfant put comprendre qu'il
venait de dire un mot qui resterait.

Le roi alors prit le bras de M. de Suffren et se disposa tout d'abord à
l'emmener dans son cabinet pour l'entretenir en géographe de ses voyages
et de son expédition.

Mais M. de Suffren fit une respectueuse résistance.

--Sire, dit-il, veuillez permettre, puisque Votre Majesté a tant de
bontés pour moi...

--Oh! s'écria le roi, vous demandez, monsieur de Suffren?

--Sire, un de mes officiers a commis contre la discipline une faute si
grave, que j'ai pensé que Votre Majesté devait seule être juge de la
cause.

--Oh! monsieur de Suffren, dit le roi, j'espérais que votre première
demande serait une faveur et non pas une punition.

--Sire, Votre Majesté, j'ai eu l'honneur de le lui dire, sera juge de ce
qu'elle doit faire.

--J'écoute.

--Au dernier combat, cet officier dont je parle à Votre Majesté montait
le _Sévère_.

--Oh! ce bâtiment qui a amené son pavillon, dit le roi en fronçant le
sourcil.

--Sire, le capitaine du _Sévère_ avait en effet amené son pavillon,
répondit M. de Suffren en s'inclinant, et déjà Sir Hugues, l'amiral
anglais, envoyait un canot pour amariner la prise; mais le lieutenant du
bâtiment, qui surveillait les batteries de l'entrepont, s'étant aperçu
que le feu cessait, et ayant reçu l'ordre de faire taire les canons,
monta sur le pont; il vit alors le pavillon amené et le capitaine prêt à
se rendre. J'en demande pardon à Votre Majesté, sire, mais à cette vue,
tout ce qu'il avait de sang français en lui se révolta. Il prit le
pavillon qui se trouvait à portée de sa main, s'empara d'un marteau et,
tout en ordonnant de recommencer le feu, il alla clouer le pavillon
au-dessous de la flamme. C'est par cet événement, sire, que le _Sévère_
fut conservé à Votre Majesté.

--Beau trait! fit le roi.

--Brave action! dit la reine.

--Oui, sire, oui, madame; mais grave rébellion contre la discipline.
L'ordre était donné par le capitaine, le lieutenant devait obéir Je vous
demande donc la grâce de cet officier, sire, et je vous la demande avec
d'autant plus d'insistance qu'il est mon neveu.

--Votre neveu! s'écria le roi, et vous ne m'en avez point parlé!

--Au roi, non, mais j'ai eu l'honneur de faire mon rapport à M. le
ministre de le Marine, en le priant de n'en rien dire à Sa Majesté avant
que j'eusse obtenu la grâce du coupable.

--Accordée, accordée, s'écria le roi; et je promets d'avance ma
protection à tout indiscipliné qui saura venger ainsi l'honneur du
pavillon et du roi de France. Vous eussiez dû me présenter cet officier,
monsieur le bailli.

--Il est ici, répliqua M. de Suffren, et puisque Votre Majesté le
permet...

M. de Suffren se retourna.

--Approchez, monsieur de Charny, dit-il.

La reine tressaillit. Ce nom éveillait dans son esprit un souvenir trop
récent pour être effacé.

Alors un jeune officier se détacha du groupe formé par M. de Suffren et
apparut tout à coup aux yeux du roi.

La reine avait fait un mouvement de son côté pour aller au-devant du
jeune homme, tout enthousiasmée qu'elle était du récit de sa belle
action.

Mais au nom, mais à la vue du marin que M. de Suffren présentait au roi,
elle s'arrêta, pâlit et poussa comme un petit murmure.

Mlle de Taverney, elle aussi, pâlit et regarda avec anxiété la reine.

Quant à M. de Charny, sans rien voir, sans rien regarder, sans que son
visage exprimât d'autre émotion que le respect, il s'inclina devant le
roi qui lui donna sa main à baiser; puis il rentra modeste et tremblant,
sous les regards avides de l'assemblée, dans le cercle d'officiers qui
le félicitaient bruyamment et l'étouffaient de caresses.

Il y eut un moment de silence et d'émotion, pendant lequel on eût pu
voir le roi radieux, la reine souriante et indécise, M. de Charny les
yeux baissés, et Philippe, à qui l'émotion de la reine n'avait point
échappé, inquiet et interrogateur.

--Allons, allons, dit enfin le roi, venez, monsieur de Suffren, venez,
que nous causions; je meurs du désir de vous entendre et de vous prouver
combien j'ai pensé à vous.

--Sire, tant de bontés...

--Oh! vous verrez mes cartes, monsieur le bailli; vous verrez chaque
phase de votre expédition prévue ou devinée d'avance par ma sollicitude.
Venez, venez.

Puis, après avoir fait quelques pas, en entraînant M. de Suffren, il se
retourna tout à coup vers la reine:

--À propos, madame, dit-il, je fais construire, comme vous savez, un
vaisseau de cent canons; j'ai changé d'avis sur le nom qu'il doit
porter. Au lieu de l'appeler comme nous avions dit, n'est-ce pas,
madame...

Marie-Antoinette, un peu revenue à elle, saisit au vol la pensée du roi.

--Oui, oui, dit-elle, nous l'appellerons le _Suffren_, et j'en serai la
marraine avec M. le bailli.

Des cris, jusque-là contenus, se firent jour avec violence:

--Vive le roi! Vive la reine!

--Et vive le _Suffren_! ajouta le roi avec une exquise délicatesse--car
nul ne pouvait crier: «Vive M. de Suffren!» en présence du roi, tandis
que les plus minutieux observateurs de l'étiquette pouvaient crier:
«Vive le vaisseau de Sa Majesté!»

--Vive le _Suffren_! répéta donc l'assemblée avec enthousiasme.

Le roi fit un signe de remerciement de ce que l'on avait si bien compris
sa pensée, et emmena le bailli chez lui.




Chapitre XII

M. de Charny


Aussitôt que le roi eut disparu, tout ce qu'il y avait dans la salle de
princes et de princesses vint se grouper autour de la reine.

Un signe du bailli de Suffren avait ordonné à son neveu de l'attendre;
et, après un salut indiquant l'obéissance, il était resté dans le groupe
où nous l'avons vu.

La reine, qui avait échangé avec Andrée plusieurs coups d'oeil
significatifs, ne perdait presque plus de vue le jeune homme, et chaque
fois qu'elle le regardait, elle se disait: «C'est lui, à n'en pas
douter.»

Ce à quoi Mlle de Taverney répondait par une pantomime qui ne devait
laisser aucun doute à la reine, attendu qu'elle signifiait: «Oh! mon
Dieu! oui, madame; c'est lui, c'est bien lui!»

Philippe, nous l'avons déjà dit, voyait cette préoccupation de la reine;
il la voyait et il en sentait sinon la cause, du moins le sens vague.

Jamais celui qui aime ne s'abuse sur l'impression de ceux qu'il aime.

Il devinait donc que la reine venait d'être frappée par quelque
événement singulier, mystérieux, inconnu à tout le monde, excepté à elle
et à Andrée.

En effet, la reine avait perdu contenance et cherché un refuge derrière
son éventail, elle qui d'habitude faisait baisser les yeux à tout le
monde.

Tandis que le jeune homme se demandait à quoi aboutirait cette
préoccupation de Sa Majesté, tandis qu'il cherchait à sonder la
physionomie de MM. de Coigny et de Vaudreuil afin de s'assurer s'ils
n'étaient pour rien dans ce mystère, et qu'il les voyait fort
indifféremment occupés à entretenir M. de Haga, qui était venu faire sa
cour à Versailles, un personnage, revêtu du majestueux habit de
cardinal, entra suivi d'officiers et de prélats dans le salon où l'on se
trouvait.

La reine reconnut M. Louis de Rohan; elle le vit d'un bout de la salle à
l'autre, et aussitôt détourna la tête sans même prendre la peine de
dissimuler le froncement de ses sourcils.

Le prélat traversa toute l'assemblée sans saluer personne, et vint droit
à la reine, devant laquelle il s'inclina bien plus en homme du monde qui
salue une femme qu'en sujet qui salue une reine.

Puis il adressa un compliment fort galant à Sa Majesté, qui détourna la
tête, murmura deux ou trois mots d'un cérémonial glacé, et reprit sa
conversation avec Mme de Lamballe et Mme de Polignac.

Le prince Louis ne parut point s'être aperçu du mauvais accueil de la
reine. Il accomplit ses révérences, se retourna sans précipitation, et
avec toute la grâce d'un parfait homme de cour, s'adressa à Mesdames,
tantes du roi, qu'il entretint longtemps, attendu qu'en vertu du jeu de
bascule en usage à la cour, il obtenait là un accueil aussi bienveillant
que celui de la reine avait été glacé.

Le cardinal Louis de Rohan était un homme dans la force de l'âge, d'une
imposante figure, d'un noble maintien; ses traits respiraient
l'intelligence et la douceur; il avait la bouche fine et circonspecte,
la main admirable; son front, un peu dégarni, accusait l'homme de
plaisir ou l'homme d'étude; et chez le prince de Rohan, il y avait
effectivement de l'un et de l'autre.

C'était un homme recherché par les femmes qui aimaient la galanterie
sans fadeur et sans bruit. On le citait pour sa magnificence. Il avait
en effet trouvé moyen de se croire pauvre avec seize cent mille livres
de revenu.

Le roi l'aimait parce qu'il était savant; la reine le haïssait au
contraire.

Les raisons de cette haine n'ont jamais été bien connues à fond, mais
elles peuvent soutenir deux sortes de commentaires.

D'abord, en sa qualité d'ambassadeur à Vienne, le prince Louis aurait
écrit, disait-on, au roi Louis XV, sur Marie-Thérèse, des lettres
pleines d'ironie que jamais Marie-Antoinette n'aurait pu pardonner à ce
diplomate.

En outre, et ceci est plus humain et surtout plus vraisemblable,
l'ambassadeur, à propos du mariage de la jeune archiduchesse avec le
dauphin, aurait écrit, toujours au roi Louis XV, qui aurait lu tout haut
la lettre à un souper chez Mme Du Barry, aurait écrit, disons-nous,
certaines particularités hostiles à l'amour-propre de la jeune femme,
fort maigre à cette époque.

Ces attaques auraient vivement blessé Marie-Antoinette, qui ne pouvait
s'en reconnaître publiquement la victime, et se serait juré d'en punir
tôt ou tard l'auteur.

Il y avait naturellement là-dessous toute une intrigue politique.

L'ambassade de Vienne avait été retirée à M. de Breteuil au bénéfice de
M. de Rohan.

M. de Breteuil, trop faible pour lutter ouvertement contre le prince,
avait alors employé ce qu'en diplomatie on appelle l'adresse. Il s'était
procuré les copies, ou même les originaux des lettres du prélat, alors
ambassadeur, et balançant les services réels rendus par le diplomate
avec la petite hostilité qu'il exerçait contre la famille impériale
autrichienne, il avait trouvé dans la dauphine un auxiliaire décidé à
perdre un jour M. le prince de Rohan.

Cette haine couvait sourdement à la cour: elle y rendait difficile la
position du cardinal.

Chaque fois qu'il voyait la reine, il subissait ce glacial accueil dont
nous avons essayé de donner une idée.

Mais plus grand que le dédain, soit qu'il fût réellement fort, soit
qu'un sentiment irrésistible l'entraînât à pardonner tout à son ennemie,
Louis de Rohan ne négligeait aucune occasion de se rapprocher de
Marie-Antoinette, et les moyens ne lui manquaient pas, le prince Louis
de Rohan étant grand aumônier de la cour.

Jamais il ne s'était plaint, jamais il n'avait rien avancé à personne.
Un petit cercle d'amis, parmi lesquels on distinguait le baron de
Planta, officier allemand, son confident intime, servait à le consoler
des rebuffades royales quand les dames de la cour, qui en fait de
sévérité pour le cardinal ne se modelaient pas toutes sur la reine,
n'avaient point opéré cet heureux résultat.

Le cardinal venait de passer comme une ombre sur le tableau riant qui se
jouait dans l'imagination de la reine. Aussi, à peine se fut-il éloigné
d'elle, que Marie-Antoinette se rassérénant:

--Savez-vous, dit-elle à Mme la princesse de Lamballe, que le trait de
ce jeune officier, neveu de M. le bailli, est un des plus remarquables
de cette guerre? Comment l'appelle-t-on, déjà?

--M. de Charny, je crois, répondit la princesse.

Puis, se retournant du côté d'Andrée pour l'interroger:

--N'est-ce point cela, mademoiselle de Taverney? demanda-t-elle.

--Charny, oui, Votre Altesse, répondit Andrée.

--Il faut, continua la reine, que M. de Charny nous raconte à nous-même
cet épisode, sans nous faire grâce d'un seul détail. Qu'on le cherche.
Est-il toujours ici?

Un officier se détacha et s'empressa de sortir pour exécuter l'ordre de
la reine.

Au même instant, comme elle regardait autour d'elle, elle aperçut
Philippe, et, impatiente comme toujours:

--Monsieur de Taverney, dit-elle, voyez donc.

Philippe rougit; peut-être pensait-il qu'il eût dû prévenir le désir de
sa souveraine. Il se mit donc à la recherche de ce bienheureux officier
qu'il n'avait pas quitté de l'oeil depuis sa présentation.

La recherche lui fut donc bien facile.

M. de Charny arriva l'instant d'après entre les deux messagers de la
reine.

Le cercle s'élargit devant lui; la reine put alors l'examiner avec plus
d'attention qu'il ne lui avait été possible de le faire la veille.

C'était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, à la taille
droite et mince, aux épaules larges, à la jambe parfaite. Sa figure,
fine et douce à la fois, prenait un caractère d'énergie singulière à
chaque fois qu'il dilatait son grand oeil bleu au regard profond.

Il était, chose étonnante pour un homme arrivant de faire les guerres de
l'Inde, il était aussi blanc de teint que Philippe était brun; son col
nerveux, et d'un dessin admirable, se jouait dans une cravate d'une
blancheur moins éclatante que celle de sa peau.

Lorsqu'il s'approcha du groupe au centre duquel se tenait la reine, il
n'avait encore en aucune façon manifesté qu'il connût soit Mlle de
Taverney, soit la reine elle-même.

Entouré d'officiers qui le questionnaient et auxquels il répondait
civilement, il semblait avoir oublié qu'il y eût un roi auquel il avait
parlé, une reine qui l'avait regardé.

Cette politesse, cette réserve étaient de nature à le faire remarquer
beaucoup plus encore par la reine, si délicate sur tout ce qui tenait
aux procédés.

Ce n'était pas seulement aux autres que M. de Charny avait raison de
cacher sa surprise à la vue si inattendue de la dame du fiacre. Le
comble de la prud'homie, c'était de lui laisser, s'il était possible,
ignorer à elle-même qu'elle venait d'être reconnue.

Le regard de Charny, demeuré naturel, et chargé d'une timidité de bon
goût, ne se leva donc point avant que la reine ne lui eût adressé la
parole.

--Monsieur de Charny, lui dit-elle, ces dames éprouvent le désir, désir
bien naturel puisque je l'éprouve comme elles, ces dames éprouvent le
désir de connaître l'affaire du vaisseau dans tous ses détails;
contez-nous cela, je vous prie.

--Madame, répliqua le jeune marin au milieu d'un profond silence, je
supplie Votre Majesté, non point par modestie, mais par humanité, de me
dispenser de ce récit; ce que j'ai fait comme lieutenant du _Sévère_,
dix officiers, mes camarades, ont pensé à le faire en même temps que
moi; j'ai exécuté le premier, voilà tout mon mérite. Quant à donner à ce
qui a été fait l'importance d'une narration adressée à Sa Majesté, non,
madame, c'est impossible, et votre grand coeur, votre coeur royal,
surtout, le comprendra.

«L'ex-commandant du _Sévère_ est un brave officier qui, ce jour-là,
avait perdu la tête. Hélas! madame, vous avez dû l'entendre dire aux
plus courageux, on n'est pas brave tous les jours. Il lui fallait dix
minutes pour se remettre; notre détermination de ne pas nous rendre lui
a donné ce répit, et le courage lui est revenu; dès ce moment, il a été
le plus brave de nous tous; voilà pourquoi je conjure Votre Majesté de
ne pas exagérer le mérite de mon action, ce serait une occasion
d'écraser ce pauvre officier qui pleure tous les jours l'oubli d'une
minute.

--Bien! bien! dit la reine touchée et rayonnante de joie, en entendant
le favorable murmure que les généreuses paroles du jeune officier
avaient soulevé autour d'elle; bien! monsieur de Charny, vous êtes un
honnête homme, c'est ainsi que je vous connaissais.

À ces mots, l'officier releva la tête, une rougeur toute juvénile
empourprait son visage; ses yeux allaient de la reine à Andrée avec une
sorte d'effroi. Il redoutait la vue de cette nature si généreuse et si
téméraire dans sa générosité.

En effet, M. de Charny n'était pas au bout.

--Car, continua l'intrépide reine, il est bon que vous sachiez tous que
M. de Charny, ce jeune officier, ce débarqué d'hier, cet inconnu, était
déjà fort connu de nous avant qu'il nous fût présenté ce soir, et mérite
d'être connu et admiré de toutes les femmes.

On vit que la reine allait parler, qu'elle allait raconter une histoire
dans laquelle chacun pouvait glaner, soit un petit scandale, soit un
petit secret. On fit donc cercle, on écouta, on s'étouffa.

--Figurez-vous, mesdames, dit la reine, que M. de Charny est aussi
indulgent envers les dames qu'il est impitoyable envers les Anglais. On
m'a conté de lui une histoire qui, je vous le déclare d'avance, lui a
fait le plus grand honneur dans mon esprit.

--Oh! madame, balbutia le jeune officier.

On devine que les paroles de la reine, la présence de celui auquel elles
s'adressaient, ne firent que redoubler la curiosité.

Un frémissement courut dans tout l'auditoire.

Charny, le front couvert de sueur, eût donné un an de sa vie pour être
encore dans l'Inde.

--Voici le fait, poursuivit la reine: Deux dames que je connais étaient
attardées, embarrassées dans une foule. Elles couraient un danger réel,
un grand danger. M. de Charny passait en ce moment, par hasard ou plutôt
par bonheur; il écarta la foule et prit, sans les connaître et quoiqu'il
fût difficile de reconnaître leur rang, il prit les deux dames sous sa
protection, les accompagna fort loin... à dix lieues de Paris, je crois.

--Oh! Votre Majesté exagère, dit en riant Charny rassuré par le tour
qu'avait pris la narration.

--Voyons, mettons cinq lieues et n'en parlons plus, interrompit le comte
d'Artois, se mêlant soudain à la conversation.

--Soit, mon frère, continua la reine; mais ce qu'il y eut de plus beau,
c'est que M. de Charny ne chercha même pas à savoir le nom des deux
dames auxquelles il avait rendu ce service, c'est qu'il les déposa à
l'endroit qu'elles lui indiquèrent, c'est qu'il s'éloigna sans retourner
la tête, de sorte qu'elles échappèrent de ses mains protectrices sans
avoir été inquiétées un seul instant.

On se récria, on admira; Charny fut complimenté par vingt femmes à la
fois.

--C'est beau, n'est-ce pas? acheva la reine; un chevalier de la Table
Ronde n'eût pas fait mieux.

--C'est superbe! s'écria le choeur.

--Monsieur de Charny, continua la reine, le roi est occupé sans doute de
récompenser M. de Suffren, votre oncle; moi, de mon côté, je voudrais
bien faire quelque chose pour le neveu de ce grand homme.

Elle lui tendit la main.

Et tandis que Charny, pâle de joie, y collait ses lèvres, Philippe, pâle
de douleur, s'ensevelissait dans les amples rideaux du salon.

Andrée avait aussi pâli, et cependant elle ne pouvait deviner tout ce
que souffrait son frère.

La voix de M. le comte d'Artois rompit cette scène, qui eût été si
curieuse pour un observateur.

--Ah! mon frère de Provence, dit-il tout haut, arrivez donc, monsieur,
arrivez donc; vous avez manqué un beau spectacle, la réception de M. de
Suffren. En vérité, c'était un moment que n'oublieront jamais les coeurs
français! Comment diable avez-vous manqué cela, vous, mon frère, l'homme
exact par excellence?

Monsieur pinça ses lèvres, salua distraitement la reine, et répondit une
banalité.

Puis, tout bas, à M. de Favras, son capitaine des gardes:

--Comment se fait-il qu'il soit à Versailles?

--Eh! monseigneur, répliqua celui-ci, je me le demande depuis une heure
et ne l'ai point encore compris.




Chapitre XIII

Les cent louis de la reine


Maintenant que nous avons fait faire ou fait renouveler connaissance à
nos lecteurs avec les principaux personnages de cette histoire,
maintenant que nous les avons introduits, et dans la petite maison du
comte d'Artois, et dans le palais de Louis XIV, à Versailles, nous
allons les mener à cette maison de la rue Saint-Claude où la reine de
France est entrée incognito, et est montée, avec Andrée de Taverney, au
quatrième étage.

Une fois la reine disparue, Mme de La Motte, nous le savons, compta et
recompta joyeusement les cent louis qui venaient de lui choir si
miraculeusement du ciel.

Cinquante beaux doubles louis de quarante-huit livres qui, étalés sur la
pauvre table, et rayonnant aux reflets de la lampe, semblaient humilier
par leur présence aristocratique tout ce qu'il y avait de pauvres choses
dans l'humble galetas.

Après le plaisir d'avoir, Mme de La Motte n'en connaissait pas de plus
grand que de faire voir. La possession n'était rien pour elle si la
possession ne faisait pas naître l'envie.

Il lui répugnait déjà, depuis quelque temps, d'avoir sa femme de chambre
pour confidente de sa misère; elle se hâta donc de la prendre pour
confidente de sa fortune.

Alors elle appela dame Clotilde, demeurée dans l'antichambre, et
ménageant habilement le jour de la lampe de manière que l'or resplendît
sur la table:

--Clotilde? lui dit-elle.

La femme de ménage fit un pas dans la chambre.

--Venez ici et regardez, ajouta Mme de La Motte.

--Oh! madame... s'écria la vieille en joignant les mains et en
allongeant le cou.

--Vous étiez inquiète de vos gages? dit Mme la comtesse.

--Oh! madame, jamais je n'ai dit un mot de cela. Dame! j'ai demandé à
Madame la comtesse quand elle pourrait me payer, et c'était bien
naturel, n'ayant rien reçu depuis trois mois.

--Croyez-vous qu'il y ait là de quoi vous payer?

--Jésus! madame, si j'avais ce qu'il y a là, je me trouverais riche pour
toute ma vie.

Mme de La Motte regarda la vieille en haussant les épaules avec un
mouvement d'inexprimable dédain.

--C'est heureux, dit-elle, que certaines gens aient souvenir du nom que
je porte, tandis que ceux qui devraient s'en souvenir l'oublient.

--Et à quoi allez-vous employer tout cet argent? demanda dame Clotilde.

--À tout.

--D'abord, moi, madame, ce que je trouverais de plus important, à mon
avis, ce serait de monter ma cuisine, car vous allez donner à dîner,
n'est-ce pas, maintenant que vous avez de l'argent?

--Chut! fit Mme de La Motte, on frappe.

--Madame se trompe, dit la vieille, toujours économe de ses pas.

--Mais je vous dis que si.

--Oh! je promets bien à madame...

--Allez voir.

--Je n'ai rien entendu.

--Oui, comme tout à l'heure; tout à l'heure, vous n'aviez rien entendu
non plus: eh bien! si les deux dames étaient parties sans entrer?

Cette raison parut convaincre dame Clotilde, qui s'achemina vers la
porte.

--Entendez-vous? s'écria Mme de La Motte.

--Ah! c'est vrai, dit la vieille; j'y vais, j'y vais.

Mme de La Motte se hâta de faire glisser les cinquante doubles louis de
la table dans sa main, puis elle les jeta dans un tiroir.

Et elle murmura en repoussant le tiroir:

--Voyons, Providence, encore une centaine de louis.

Et ces mots furent prononcés avec une expression de sceptique avidité
qui eût fait sourire Voltaire.

Pendant ce temps, la porte du palier s'ouvrait, et un pas d'homme se
faisait entendre dans la première pièce.

Quelques mots s'échangèrent entre cet homme et dame Clotilde sans que la
comtesse pût en saisir le sens.

Puis la porte se referma, les pas se perdirent dans l'escalier, et la
vieille rentra une lettre à la main.

--Voilà, dit-elle, en donnant la lettre à sa maîtresse.

La comtesse en examina attentivement l'écriture, l'enveloppe et le
cachet, puis, relevant la tête:

--Un domestique? demanda-t-elle.

--Oui, madame.

--Quelle livrée?

--Il n'en avait pas.

--C'est donc un grison?

--Oui.

--Je connais ces armes, reprit Mme de La Motte en donnant un nouveau
coup d'oeil au cachet.

Puis, approchant le cachet de la lampe:

--De gueules à neuf macles d'or, dit-elle; qui donc porte de gueules à
neuf macles d'or?

Elle chercha un instant dans ses souvenirs, mais inutilement.

--Voyons toujours la lettre, murmura-t-elle.

Et, l'ayant ouverte avec soin pour n'en point endommager le cachet, elle
lut:

«Madame, la personne que vous avez sollicitée pourra vous voir demain au
soir, si vous avez pour agréable de lui ouvrir votre porte.»

--Et c'est tout?

La comtesse fit un nouvel effort de mémoire.

--J'ai écrit à tant de personnes, dit-elle. Voyons un peu, à qui ai-je
écrit?... À tout le monde. Est-ce un homme, est-ce une femme qui me
répond?... L'écriture ne dit rien... insignifiante... une véritable
écriture de secrétaire... Ce style? style de protecteur... plat et
vieux.

Puis elle répéta:

«La personne que vous avez sollicitée...»

--La phrase a l'intention d'être humiliante. C'est certainement d'une
femme.

Elle continua:

«...viendra demain soir, si vous avez pour agréable de lui ouvrir votre
porte.»

--Une femme eût dit: «Vous attendra demain soir.» C'est d'un homme...
Et, cependant, ces dames d'hier, elles sont bien venues, et pourtant
c'était de grandes dames. Pas de signature... Qui donc porte de gueules
à neuf macles d'or? Oh! s'écria-t-elle, ai-je donc perdu la tête? Les
Rohan, pardieu! Oui, j'ai écrit à M. de Guéménée et à M. de Rohan; l'un
d'eux me répond, c'est tout simple... Mais l'écusson n'est pas écartelé,
la lettre est du cardinal... Ah! le cardinal de Rohan, ce galant, ce
dameret, cet ambitieux; il viendra voir Mme de La Motte, si Mme de La
Motte lui ouvre sa porte!

«Bon! qu'il soit tranquille, la porte lui sera ouverte. Et quand cela?
demain soir.»

Elle se mit à rêver.

--Une dame de charité qui donne cent louis peut être reçue dans un
galetas; elle peut geler sur mon carreau froid, souffrir sur mes chaises
dures comme le gril de saint Laurent, moins le feu. Mais un prince de
l'Église, un homme de boudoir, un seigneur des coeurs! Non, non, il faut
à la misère que visitera un pareil aumônier, il faut plus de luxe que
n'en ont certains riches.

Puis se retournant vers la femme de ménage qui achevait de préparer son
lit:

--À demain, dame Clotilde, dit-elle, n'oubliez pas de me réveiller de
bonne heure.

Là-dessus, pour penser plus à son aise sans doute, la comtesse fit signe
à la vieille de la laisser seule.

Dame Clotilde raviva le feu qu'on avait enterré dans les cendres pour
donner un aspect plus misérable à l'appartement, ferma la porte et se
retira dans l'appentis où elle couchait.

Jeanne de Valois, au lieu de dormir, fit ses plans pendant toute la
nuit. Elle prit des notes au crayon à la lueur de la veilleuse; puis,
sûre de la journée du lendemain, elle se laissa, vers trois heures du
matin, engourdir dans un repos dont dame Clotilde, qui n'avait guère
plus dormi qu'elle, vint, fidèle à sa recommandation, la tirer au point
du jour.

Vers huit heures, elle avait achevé sa toilette, composée d'une robe de
soie élégante et d'une coiffure pleine de goût.

Chaussée à la fois en grande dame et en jolie femme, la mouche sur la
pommette gauche, la militaire brodée au poignet, elle envoya quérir une
espèce de brouette à la place où l'on trouvait ce genre de locomotive,
c'est-à-dire rue du Pont-aux-Choux.

Elle eût préféré une chaise à porteurs, mais il eût fallu l'aller quérir
trop loin.

La brouette-chaise roulante, attelée d'un robuste Auvergnat, reçut
l'ordre de déposer Mme la comtesse à la place Royale, où, sous les
arcades du Midi, dans un ancien rez-de-chaussée d'un hôtel abandonné,
logeait maître Fingret, tapissier décorateur, tenant meubles d'occasion
et autres au plus juste prix pour la vente et la location.

L'Auvergnat brouetta rapidement sa pratique de la rue Saint-Claude à la
place Royale.

Dix minutes après sa sortie, la comtesse abordait aux magasins de maître
Fingret, où nous allons la trouver tout à l'heure admirant et
choisissant dans une espèce de pandémonium dont nous allons essayer de
faire l'esquisse.

Qu'on se figure des remises d'une longueur de cinquante pieds environ
sur trente de large, avec une hauteur de dix-sept; sur les murs toutes
les tapisseries du règne de Henri IV et de Louis XIII; aux plafonds,
dissimulés par le nombre des objets suspendus, des lustres à girandoles
du XVIIème siècle heurtant les lézards empaillés, les lampes d'église et
les poissons volants.

Sur le sol entassés tapis et nattes, meubles à colonnes torses, à pieds
équarris, buffets de chêne sculptés, consoles Louis XV à pattes dorées,
sofas couverts de damas rose ou de velours d'Utrecht, lits de repos,
vastes fauteuils de cuir, comme les aimait Sully, armoires d'ébène aux
panneaux en relief et aux baguettes de cuivre, tables de Boule à dessus
d'émaux ou de porcelaine, trictracs, toilettes toutes garnies, commodes
aux marqueteries d'instruments ou de fleurs.

Lits en bois de rose ou en chêne à estrade ou à baldaquin, rideaux de
toutes formes, de tous dessins, de toutes étoffes, s'enchevêtrant, se
confondant, se mariant ou se heurtant dans les pénombres de la remise.

Des clavecins, des épinettes, des harpes, des sistres sur un guéridon;
le chien de Marlborough empaillé, avec des yeux d'émail.

Puis du linge de toute qualité: des robes pendues à côté d'habits de
velours, des poignées d'acier, d'argent, de nacre.

Des flambeaux, des portraits d'ancêtres, des grisailles, des gravures
encadrées, et toutes les imitations de Vernet, alors en vogue, de ce
Vernet à qui la reine disait si gracieusement et si finement:

--Décidément, monsieur Vernet, il n'y a que vous en France pour faire la
pluie et le beau temps.




Chapitre XIV

Maître Fingret


Voici tout ce qui séduisait les yeux, et par conséquent l'imagination
des petites fortunes, dans les magasins de maître Fingret, place Royale.

Toutes marchandises qui n'étaient pas neuves, l'enseigne le disait
loyalement, mais qui, réunies, se faisaient valoir l'une l'autre et
finissaient par représenter un total beaucoup plus considérable que les
marchandeurs les plus dédaigneux ne l'eussent exigé.

Mme de La Motte, une fois admise à considérer toutes ces richesses,
s'aperçut seulement alors de ce qui lui manquait rue Saint-Claude.

Il lui manquait un salon pour contenir sofa, fauteuils et bergères.

Une salle à manger pour renfermer buffets, étagères et dressoirs.

Un boudoir pour renfermer les rideaux perses, les guéridons et les
écrans.

Puis, enfin, ce qui lui manquait, eût-elle salon, salle à manger et
boudoir, c'était l'argent pour avoir les meubles à mettre dans ce nouvel
appartement.

Mais avec les tapissiers de Paris, il y a eu des transactions faciles
dans toutes les époques, et nous n'avons jamais entendu dire qu'une
jeune et jolie femme soit morte sur le seuil d'une porte qu'elle n'ait
pas pu se faire ouvrir.

À Paris, ce qu'on n'achète point, on le loue, et ce sont les locataires
en garni qui ont mis en circulation le proverbe: «Voir, c'est avoir.»

Mme de La Motte, dans l'espérance d'une location possible, après avoir
pris des mesures, avisa un certain meuble de soie jaune bouton d'or qui
lui plut au premier coup d'oeil. Elle était brune.

Mais jamais ce meuble, composé de dix pièces, ne tiendrait au quatrième
de la rue Saint-Claude.

Pour tout arranger, il fallait prendre à loyer le troisième étage,
composé d'une antichambre, d'une salle à manger, d'un petit salon et
d'une chambre à coucher.

De telle sorte que l'on recevrait au troisième étage les aumônes des
cardinaux, et au quatrième celles des bureaux de charité, c'est-à-dire
dans le luxe les aumônes des gens qui font la charité par ostentation,
et dans la misère les offrandes de ces gens à préjugés qui n'aiment
point à donner à ceux qui n'ont pas besoin de recevoir.

La comtesse, ayant ainsi pris son parti, tourna les yeux du côté obscur
de la remise, c'est-à-dire du côté où les richesses se présentaient les
plus splendides, côté des cristaux, des dorures et des glaces.

Elle y vit, le bonnet à la main, l'air impatient et le sourire un peu
goguenard, une figure de bourgeois parisien qui faisait tourner une clef
dans les deux index de ses deux mains, soudés l'un à l'autre par les
deux ongles.

Ce digne inspecteur des marchandises d'occasion n'était autre que M.
Fingret, à qui ses commis avaient annoncé la visite d'une belle dame
venue en brouette.

On pouvait voir dans la cour les mêmes commis vêtus court et étroit de
bure et de camelot, leurs petits mollets à l'air sous des bas quelque
peu riants. Ils s'occupaient à restaurer, avec les plus vieux meubles,
les moins vieux, ou, pour mieux dire, éventrer sofas, fauteuils et
carreaux antiques, pour en tirer le crin et la plume qui devaient servir
à rembourrer leurs successeurs.

L'un cardait le crin, le mélangeait généreusement d'étoupes et en
bourrait un nouveau meuble.

L'autre lessivait de bons fauteuils.

Un troisième repassait des étoffes nettoyées avec des savons
aromatiques.

Et l'on composait de ces vieux ingrédients les meubles d'occasion si
beaux que Mme de La Motte admirait en ce moment.

M. Fingret, s'apercevant que sa pratique pouvait voir les opérations de
ses commis et comprendre moins favorablement l'occasion qu'il n'était
expédient à ses intérêts, ferma une porte vitrée donnant sur la cour, de
crainte que la poussière n'aveuglât Madame...

Sur ce Madame... il s'arrêta.

C'était une interrogation.

--Mme la comtesse de La Motte Valois, répliqua nonchalamment Jeanne.

On vit alors sur ce titre bien sonnant M. Fingret dissoudre ses ongles,
mettre sa clef dans sa poche et se rapprocher.

--Oh! dit-il, il n'y a rien ici de ce qui convient à Madame. J'ai du
neuf, j'ai du beau, j'ai du magnifique. Il ne faudrait pas que Madame la
comtesse se figurât, parce qu'elle est à la place Royale, que la maison
Fingret n'a pas d'aussi beaux meubles que le tapissier du roi. Laissez
tout cela, madame, s'il vous plaît, et voyons dans l'autre magasin.

Jeanne rougit.

Tout ce qu'elle avait vu là lui paraissait fort beau, si beau qu'elle
n'espérait pas pouvoir l'acquérir.

Flattée sans aucun doute d'être si favorablement jugée par M. Fingret,
elle ne pouvait s'empêcher de craindre qu'il ne la jugeât trop bien.

Elle maudit son orgueil, et regretta de ne s'être pas annoncée simple
bourgeoise.

Mais de tout mauvais vice un esprit habile se tire avec avantage.

--Pas de neuf, monsieur, dit-elle, je n'en veux pas.

--Madame a sans doute quelques appartements d'amis à meubler.

--Vous l'avez dit, monsieur, un appartement d'ami. Or, vous comprenez
que pour un appartement d'ami...

--À merveille. Que Madame choisisse, répliqua Fingret, rusé comme un
marchand de Paris, lequel ne met pas d'amour-propre à vendre du neuf
plutôt que du vieux, s'il peut gagner autant sur l'un que sur l'autre.

--Ce petit meuble bouton d'or, par exemple, demanda la comtesse.

--Oh! mais c'est peu de chose, madame, il n'y a que dix pièces.

--La chambre est médiocre, repartit la comtesse.

--Il est tout neuf, comme peut le voir Madame.

--Neuf... pour de l'occasion.

--Sans doute, fit M. Fingret en riant; mais, enfin, tel qu'il est, il
vaut huit cents livres.

Ce prix fit tressaillir la comtesse; comment avouer que l'héritière des
Valois se contentait d'un meuble d'occasion, mais ne pouvait le payer
huit cents livres?

Elle prit le parti de la mauvaise humeur.

--Mais, s'écria-t-elle, on ne vous parle pas d'acheter, monsieur. Où
prenez vous que j'aille acheter ces vieilleries? Il ne s'agit que de
louer, et encore...

Fingret fit la grimace, car, insensiblement, la pratique perdait de sa
valeur. Ce n'était plus un meuble neuf, ni même un meuble d'occasion à
vendre, mais une location.

--Vous désireriez tout ce meuble bouton d'or, dit-il; est-ce pour un an?

--Non, c'est pour un mois. J'ai un provincial à meubler.

--Ce sera cent livres par mois, dit maître Fingret.

--Vous plaisantez, je suppose, monsieur; car à ce compte, au bout de
huit mois, mon meuble serait à moi.

--D'accord, madame la comtesse.

--Eh bien! alors?

--Eh bien! alors, madame, s'il était à vous, il ne serait plus à moi et,
par conséquent, je n'aurais pas à m'occuper de le faire restaurer,
rafraîchir: toutes choses qui coûtent.

Mme de La Motte réfléchit.

«Cent livres pour un mois, se dit-elle, c'est beaucoup; mais il faut
raisonner: ou ce sera trop cher dans un mois et alors je rends les
meubles en laissant une grande opinion au tapissier, ou dans un mois je
puis commander un meuble neuf. Je comptais employer cinq à six cents
livres; faisons les choses en grand, dépensons cent écus.»

--Je garde, dit-elle tout haut, ce meuble bouton d'or pour un salon,
avec tous les rideaux pareils.

--Oui, madame.

--Et les tapis?

--Les voici.

--Que me donnerez-vous pour une autre chambre?

--Ces banquettes vertes, ce corps d'armoire en chêne, cette table à
pieds tordus, des rideaux verts en damas.

--Bien; et pour une chambre à coucher?

--Un lit large et beau, un coucher excellent, une courtepointe de
velours brodée rose et argent, rideaux bleus, garniture de cheminée un
peu gothique, mais d'une riche dorure.

--Toilette?

--Dont les dentelles sont de Malines. Regardez-les, madame. Commode
d'une marqueterie délicate, chiffonnier pareil, sofa de tapisserie,
chaises pareilles, feu élégant, qui vient de la chambre à coucher de Mme
de Pompadour, à Choisy.

--Tout cela pour quel prix?

--Un mois?

--Oui.

--Quatre cents livres.

--Voyons, monsieur Fingret, ne me prenez pas pour une grisette, je vous
prie. On n'éblouit pas les gens de ma qualité avec des drapeaux.
Voulez-vous réfléchir, s'il vous plaît, que quatre cents livres par mois
valent quatre mille huit cents livres par an, et que, pour ce prix,
j'aurais un hôtel tout meublé.

Maître Fingret se gratta l'oreille.

--Vous me dégoûtez de la place Royale, continua la comtesse.

--J'en serais au désespoir, madame.

--Prouvez-le. Je ne veux donner que cent écus de tout ce mobilier.

Jeanne prononça ces derniers mots avec une telle autorité que le
marchand songea de nouveau à l'avenir.

--Soit, dit-il, madame.

--Et à une condition, maître Fingret.

--Laquelle, madame?

--C'est que tout sera posé, arrangé, dans l'appartement que je vous
indiquerai, d'ici à trois heures de l'après-midi.

--Il est dix heures, madame; réfléchissez-y, dix heures sonnent.

--Est-ce oui ou non?

--Où faut-il aller, madame?

--Rue Saint-Claude, au Marais.

--À deux pas?

--Précisément.

Le tapissier ouvrit la porte de la cour et se mit à crier:

--Sylvain! Landry! Rémy!

Trois des apprentis accoururent, enchantés d'avoir un prétexte pour
interrompre leur ouvrage, un prétexte pour voir la belle dame.

--Les civières, messieurs, les chariots à bras! Rémy, vous allez charger
le meuble bouton d'or. Sylvain, l'antichambre dans le chariot, tandis
que vous, qui êtes soigneux, vous aurez la chambre à coucher. Relevons
la note, madame, et, s'il vous plaît, je signerai le reçu.

--Voici six doubles louis, dit la comtesse, plus un louis simple,
rendez-moi.

--Voici deux écus de six livres, madame.

--Desquels je donnerai l'un à ces messieurs, si la besogne est bien
faite, répondit la comtesse.

Et, ayant donné son adresse, elle regagna la brouette.

Une heure après, le logement du troisième était loué par elle, et deux
heures ne s'étaient pas écoulées que, déjà, le salon, l'antichambre et
la chambre à coucher se meublaient et se tapissaient simultanément.

L'écu de six livres fut gagné par MM. Landry, Rémy et Sylvain, à dix
minutes près.

Le logement ainsi transformé, les vitres nettoyées, les cheminées
garnies de feu, Jeanne se mit à sa toilette et savoura le bonheur deux
heures, le bonheur de fouler un bon tapis, autour de soi, la
répercussion d'une atmosphère chaude sur des murailles ouatées, et de
respirer le parfum de quelques giroflées qui baignaient avec joie leur
tige dans des vases du Japon, leur tête dans la tiède vapeur de
l'appartement.

Maître Fingret n'avait pas oublié les bras dorés qui portent les
bougies; aux deux côtés des glaces, les lustres à girandoles de verre,
qui, sous le feu des cires, s'irisent de toutes les nuances de
l'arc-en-ciel.

Feu, fleurs, cires, roses parfumées, Jeanne employa tout à
l'embellissement du paradis qu'elle destinait à Son Excellence.

Elle donna même ses soins à ce que la porte de la chambre à coucher,
coquettement entrouverte, laissât voir un beau feu doux et rouge, aux
reflets duquel reluisaient les pieds des fauteuils, le bois du lit et
les chenets de Mme de Pompadour, têtes de chimères sur lesquelles avait
posé le pied charmant de la marquise.

Cette coquetterie de Jeanne ne se bornait pas là.

Si le feu relevait l'intérieur de cette chambre mystérieuse, si les
parfums décelaient la femme, la femme décelait une race, une beauté, un
esprit, un goût dignes d'une éminence.

Jeanne mit dans sa toilette une recherche dont M. de La Motte, son mari
absent, lui eût demandé compte. La femme fut digne de l'appartement et
du mobilier loué par maître Fingret.

Après un repas qu'elle fit léger, afin d'avoir toute sa présence
d'esprit et de conserver sa pâleur élégante, Jeanne s'ensevelit dans un
grand fauteuil à bergeries, près de son feu, dans sa chambre à coucher.

Un livre à la main, une mule sur un tabouret, elle attendit, écoutant à
la fois les tintements du balancier de la pendule et les bruits
lointains des voitures qui troublaient rarement la tranquillité du
désert du Marais.

Elle attendit. L'horloge sonna neuf heures, dix et onze heures; personne
ne vint, soit en voiture, soit à pied.

Onze heures! c'est pourtant l'heure des prélats galants qui ont aiguisé
leur charité dans un souper du faubourg, et qui, n'ayant que vingt tours
de roue à faire pour entrer rue Saint-Claude, s'applaudissent d'être
humains, philanthropes et religieux à si bon compte.

Minuit sonna lugubrement aux Filles-du-Calvaire.

Ni prélat ni voiture; les bougies commençaient à pâlir, quelques-unes
envahissaient en nappes diaphanes leurs patères de cuivre doré.

Le feu, renouvelé avec des soupirs, s'était transformé en braise, puis
en cendres. Il faisait une chaleur africaine dans les deux chambres.

La vieille servante, qui s'était préparée, grommelait en regrettant son
bonnet à rubans prétentieux, dont les noeuds, s'inclinant avec sa tête
quand elle s'endormait devant sa bougie dans l'antichambre, ne se
relevaient pas intacts, soit des baisers de la flamme, soit des outrages
de la cire liquide.

À minuit et demi, Jeanne se leva toute furieuse de son fauteuil, qu'elle
avait plus de cent fois, dans la soirée, quitté pour ouvrir la fenêtre
et plonger son regard dans les profondeurs de la rue.

Le quartier était calme comme avant la création du monde.

Elle se fit déshabiller, refusa de souper, congédia la vieille, dont les
questions commençaient à l'importuner.

Et, seule au milieu de ses tentures de soie, sous ses beaux rideaux,
dans son excellent lit, elle ne dormit pas mieux que la veille, car la
veille son insouciance était plus heureuse: elle naissait de l'espoir.

Cependant, à force de se retourner, de se crisper, de se raidir contre
le mauvais sort, Jeanne trouva une excuse au cardinal.

D'abord celle-ci: qu'il était cardinal, grand aumônier, qu'il avait
mille affaires inquiétantes et, par conséquent, plus importantes qu'une
visite rue Saint-Claude.

Puis cette autre excuse: il ne connaît pas cette petite comtesse de
Valois, excuse bien consolante pour Jeanne. Oh! certes, elle ne se fût
pas consolée si M. de Rohan eût manqué de parole après une première
visite.

Cette raison que se donnait Jeanne à elle-même avait besoin d'une
épreuve pour paraître tout à fait bonne.

Jeanne n'y tint pas; elle sauta en bas du lit, toute blanche qu'elle
était dans son peignoir, et alluma les bougies à la veilleuse; elle se
regarda longtemps dans la glace.

Après l'examen, elle sourit, souffla les bougies et se recoucha.
L'excuse était bonne.




Chapitre XV

Le cardinal de Rohan


Le lendemain, Jeanne, sans se décourager, recommença toilette
d'appartement et toilette de femme.

Le miroir lui avait appris que M. de Rohan viendrait, pour peu qu'il eût
entendu parler d'elle.

Sept heures sonnaient donc, et le feu du salon brûlait dans tout son
éclat, lorsqu'un carrosse roula dans la descente de la rue Saint-Claude.

Jeanne n'avait pas encore eu le temps de se mettre à la fenêtre et de
s'impatienter.

De ce carrosse descendit un homme enveloppé d'une grosse redingote;
puis, la porte de la maison s'étant refermée sur cet homme, le carrosse
alla dans une petite rue voisine attendre le retour du maître.

Bientôt, la sonnette retentit, et le coeur de Mme de La Motte battit si
fort qu'on eût pu l'entendre.

Mais, honteuse de céder à une émotion déraisonnable, Jeanne commanda le
silence à son coeur, arrangea du mieux qu'il lui fut possible une
broderie sur la table, un air nouveau sur le clavecin, une gazette au
coin de la cheminée.

Au bout de quelques secondes, dame Clotilde vint annoncer à Mme la
comtesse:

--La personne qui avait écrit avant-hier.

--Faites entrer, répliqua Jeanne.

Un pas léger, des souliers craquants, un beau personnage vêtu de velours
et de soie, portant haut la tête et paraissant grand de dix coudées dans
ce petit appartement, voilà ce que vit Jeanne en se levant pour
recevoir.

Elle avait été frappée désagréablement de l'_incognito_ gardé par la
_personne_.

Aussi, se décidant à prendre tout l'avantage de la femme qui a réfléchi:

--À qui ai-je l'honneur de parler? dit-elle avec une révérence, non pas
de protégée, mais de protectrice.

Le prince regarda la porte du salon derrière laquelle la vieille avait
disparu.

--Je suis le cardinal de Rohan, répliqua-t-il.

Ce à quoi Mme de La Motte, feignant de rougir et de se confondre en
humilités, répondit par une révérence comme on en fait aux rois.

Puis elle avança un fauteuil et, au lieu de se placer sur une chaise,
ainsi que l'eût voulu l'étiquette, elle se mit dans le grand fauteuil.
Le cardinal, voyant que chacun pouvait prendre ses aises, plaça son
chapeau sur la table, et, regardant en face Jeanne qui le regardait
aussi:

--Il est donc vrai, mademoiselle?... dit-il.

--Madame, interrompit Jeanne.

--Pardon. J'oubliais... Il est donc vrai, madame?

--Mon mari s'appelle le comte de La Motte, monseigneur.

--Parfaitement, parfaitement, gendarme du roi ou de la reine?

--Oui, monseigneur.

--Et vous, madame, dit-il, vous êtes née Valois?

--Valois, oui, monseigneur.

--Grand nom! dit le cardinal en croisant les jambes, nom rare, éteint.

Jeanne devina le doute du cardinal.

--Éteint; non pas, monseigneur, dit-elle, puisque je le porte et que
j'ai un frère baron de Valois.

--Reconnu?

--Il n'est pas besoin qu'il soit reconnu, monseigneur; mon frère peut
être riche ou pauvre, il ne sera pas moins ce qu'il est né, baron de
Valois.

--Madame, contez-moi un peu cette transmission, je vous prie. Vous
m'intéressez; j'aime le blason.

Jeanne conta simplement, nonchalamment, ce que le lecteur sait déjà.

Le cardinal écoutait et regardait.

Il ne prenait pas la peine de dissimuler ses impressions. À quoi bon? il
ne croyait ni au mérite ni à la qualité de Jeanne; il la voyait jolie,
pauvre; il regardait, c'était assez.

Jeanne, qui s'apercevait de tout, devina la mauvaise idée du futur
protecteur.

--De sorte, dit M. de Rohan avec insouciance, que vous avez été
réellement malheureuse?

--Je ne me plains pas, monseigneur.

--En effet, on m'avait beaucoup exagéré les difficultés de votre
position.

Il regarda autour de lui.

--Ce logement est commode, agréablement meublé.

--Pour une grisette, sans doute, répliqua durement Jeanne, impatiente
d'engager l'action. Oui, monseigneur.

Le cardinal fit un mouvement.

--Quoi! dit-il, vous appelez ce mobilier un mobilier de grisette?

--Je ne crois pas, monseigneur, dit-elle, que vous puissiez l'appeler un
mobilier de princesse.

--Et vous êtes princesse, dit-il avec une de ces imperceptibles ironies
que les esprits très distingués ou les gens de grande race ont seuls le
secret de mêler à leur langage sans devenir tout à fait impertinents.

--Je suis née Valois, monseigneur, comme vous Rohan. Voilà tout ce que
je sais, dit-elle.

Et ces mots furent prononcés avec tant de douce majesté du malheur qui
se révolte, majesté de la femme qui se sent méconnue, ils furent si
harmonieux et si dignes à la fois, que le prince ne fut pas blessé et
que l'homme fut ému.

--Madame, dit-il, j'oubliais que mon premier mot eût dû être une excuse.
Je vous avais écrit hier que je viendrais ici, mais j'avais affaire à
Versailles, pour la réception de M. de Suffren. J'ai dû renoncer au
plaisir de vous visiter.

--Monseigneur me fait encore trop d'honneur d'avoir songé à moi
aujourd'hui, et M. le comte de La Motte, mon mari, regrettera bien plus
vivement encore l'exil où le tient la misère, puisque cet exil l'empêche
de jouir d'une si illustre présence.

Ce mot «mari» appela l'attention du cardinal.

--Vous vivez seule, madame? dit-il.

--Absolument seule, monseigneur.

--C'est beau de la part d'une femme jeune et jolie.

--C'est simple, monseigneur, de la part d'une femme qui serait déplacée
en toute autre société que celle dont sa pauvreté l'éloigne.

Le cardinal se tut.

--Il paraît, reprit-il, que les généalogistes ne contestent pas votre
généalogie?

--À quoi cela me sert-il? dit dédaigneusement Jeanne, en relevant par un
geste charmant les petits anneaux frisés et poudrés des tempes.

Le cardinal rapprocha son fauteuil, comme pour atteindre au feu avec ses
pieds.

--Madame, dit-il, je voudrais savoir et j'ai voulu savoir à quoi je puis
vous être utile.

--Mais à rien, monseigneur.

--Comment à rien?

--Votre Éminence me comble d'honneur, certainement.

--Parlons plus franc.

--Je ne saurais être plus franche que je ne le suis, monseigneur.

--Vous vous plaigniez tout à l'heure, dit le cardinal en regardant
autour de lui comme pour rappeler à Jeanne ce qu'elle avait dit du
mobilier de la grisette.

--Certes, oui, je me plaignais.

--Eh bien! alors, madame?

--Eh bien! monseigneur, je vois que Votre Éminence veut me faire
l'aumône, n'est-ce pas?

--Oh! madame!...

--Pas autre chose. L'aumône, je la recevais, mais je ne la recevrai
plus.

--Qu'est-ce à dire?

--Monseigneur, je suis assez humiliée depuis quelque temps; il n'est
plus possible pour moi d'y résister.

--Madame, vous abusez des mots. Dans le malheur on n'est pas
déshonorée...

--Même avec le nom que je porte! Voyons, mendieriez-vous, vous, monsieur
de Rohan?

--Je ne parle pas de moi, dit le cardinal avec un embarras mêlé de
hauteur.

--Monseigneur, je ne connais que deux façons de demander l'aumône: en
carrosse ou à la porte d'une église: avec or et velours ou en haillons.
Eh bien! tout à l'heure je n'attendais pas l'honneur de votre visite; je
me croyais oubliée.

--Ah! vous saviez donc que c'était moi qui avais écrit? dit le cardinal.

--N'ai-je pas vu vos armes sur le cachet de la lettre que vous m'avez
fait l'honneur de m'écrire?

--Cependant, vous avez feint de ne point me reconnaître.

--Parce que vous ne me faisiez pas l'honneur de vous faire annoncer.

--Eh bien! cette fierté me plaît, dit vivement le cardinal, en regardant
avec une attention complaisante les yeux animés, la physionomie hautaine
de Jeanne.

--Je disais donc, reprit celle-ci, que j'avais pris avant de vous voir
la résolution de laisser là ce misérable manteau qui voile ma misère,
qui couvre la nudité de mon nom, et de m'en aller en haillons, comme
toute mendiante chrétienne, implorer mon pain, non pas de l'orgueil,
mais de la charité des passants.

--Vous n'êtes pas à bout de ressources, j'espère, madame?

Jeanne ne répondit pas.

--Vous avez une terre quelconque, fût-elle hypothéquée; des bijoux de
famille: celui-ci, par exemple?

Il montrait une boîte avec laquelle jouaient les doigts blancs et
délicats de la jeune femme.

--Ceci? dit-elle.

--Une boîte originale, sur ma parole. Permettez-vous?

Il la prit.

--Ah! un portrait!

Aussitôt, il fit un mouvement de surprise.

--Vous connaissez l'original de ce portrait? demanda Jeanne.

--C'est celui de Marie-Thérèse.

--De Marie-Thérèse?

--Oui, l'impératrice d'Autriche.

--En vérité! s'écria Jeanne. Vous croyez, monseigneur?

Le cardinal se mit de plus belle à regarder la boîte.

--D'où tenez-vous cela? demanda-t-il.

--Mais d'une dame qui est venue avant-hier.

--Chez vous?

--Chez moi.

--D'une dame?...

Et le cardinal regarda la boîte avec une nouvelle attention.

--Je me trompe, monseigneur, reprit la comtesse, il y avait deux dames.

--Et l'une de ces deux dames vous a remis la boîte que voici?
demanda-t-il avec défiance.

--Elle ne me l'a pas donnée, non.

--Comment est-elle entre vos mains, alors?

--Elle l'a oubliée chez moi.

Le cardinal demeura pensif, tellement pensif que la comtesse de Valois
en fut intriguée, et songea qu'il était à propos qu'elle se tînt sur ses
gardes.

Puis le cardinal leva la tête, et regardant attentivement la comtesse:

--Et comment s'appelle cette dame? Vous me pardonnerez, n'est-ce pas,
dit-il, de vous adresser cette question; j'en suis tout honteux moi-même
et je me fais l'effet d'un juge.

--En effet, monseigneur, dit Mme de La Motte, la question est étrange.

--Indiscrète, peut-être, mais étrange...

--Étrange, je le répète Si je connaissais la dame qui a laissé ici cette
bonbonnière...

--Eh bien?

--Eh bien! je la lui eusse déjà renvoyée. Sans doute elle y tient, et je
ne voudrais pas payer par une inquiétude de quarante-huit heures sa
gracieuse visite.

--Ainsi, vous ne la connaissez pas...

--Non, je sais seulement que c'est la dame supérieure d'une maison de
charité...

--De Paris?

--De Versailles...

--De Versailles?... la supérieure d'une maison de charité?...

--Monseigneur, j'accepte des femmes, les femmes n'humilient pas une
femme pauvre en lui portant secours et cette dame, que des avis
charitables avaient éclairée sur ma position, a mis cent louis sur ma
cheminée en me faisant visite.

--Cent louis! dit le cardinal avec surprise.

Puis, voyant qu'il pouvait blesser la susceptibilité de Jeanne--en
effet, Jeanne avait fait un mouvement:

--Pardon, madame, ajouta-t-il, je ne m'étonne pas qu'on vous ait donné
cette somme. Vous méritez au contraire toute la sollicitude des gens
charitables, et votre naissance leur fait une loi de vous être utile.
C'est seulement le titre de dame de charité qui m'étonne; les dames de
charité font d'habitude des aumônes plus légères. Pourriez-vous me faire
le portrait de cette dame, comtesse?

--Difficilement, monseigneur, répliqua Jeanne, pour aiguiser la
curiosité de son interlocuteur.

--Comment, difficilement? puisqu'elle est venue ici.

--Sans doute. Cette dame, qui ne voulait probablement pas être reconnue,
cachait son visage dans une calèche assez ample; en outre, elle était
enveloppée de fourrures. Cependant...

La comtesse eut l'air de chercher.

--Cependant, répéta le cardinal.

--J'ai cru voir... Je n'affirme pas, monseigneur...

--Qu'avez-vous cru voir?

--Des yeux bleus.

--La bouche?

--Petite, quoique les lèvres un peu épaisses, la lèvre inférieure
surtout.

--De haute ou de moyenne taille?

--De moyenne taille.

--Les mains?

--Parfaites.

--Le col?

--Long et mince.

--La physionomie?

--Sévère et noble.

--L'accent?

--Légèrement embarrassé. Mais vous connaissez peut-être cette dame,
monseigneur?

--Comment la connaîtrais-je, madame la comtesse? demanda vivement le
prélat.

--Mais à la façon dont vous me questionnez, monseigneur, ou même par la
sympathie que tous les ouvriers de bonnes oeuvres éprouvent les uns pour
les autres.

--Non, madame, non, je ne la connais pas.

--Cependant, monseigneur, si vous aviez quelque soupçon?...

--Mais à quel propos?

--Inspiré par ce portrait, par exemple?

--Ah! répliqua vivement le cardinal, qui craignait d'en avoir trop
laissé soupçonner, oui, certes, ce portrait...

--Eh bien! ce portrait, monseigneur?

--Eh bien! ce portrait me fait toujours l'effet d'être...

--Celui de l'impératrice Marie-Thérèse, n'est-ce pas?

--Mais je crois que oui.

--Alors vous pensez?...

--Je pense que vous aurez reçu la visite de quelque dame allemande, de
celles, par exemple, qui ont fondé une maison de secours...

--À Versailles?

--À Versailles, oui, madame.

Et le cardinal se tut.

Mais on voyait clairement qu'il doutait encore, et que la présence de
cette boîte dans la maison de la comtesse avait renouvelé toutes ses
défiances.

Seulement, ce que Jeanne ne distinguait pas complètement, ce qu'elle
cherchait vainement d'expliquer, c'était le fond de la pensée du prince,
pensée visiblement désavantageuse pour elle, et qui n'allait à rien de
moins qu'à la soupçonner de lui tendre un piège avec des apparences.

En effet, on pouvait avoir su l'intérêt que le cardinal prenait aux
affaires de la reine, c'était un bruit de cour qui était loin d'être
demeuré même à l'état de demi-secret, et nous avons signalé tout le soin
que mettaient certains ennemis à entretenir l'animosité entre la reine
et son grand aumônier.

Ce portrait de Marie-Thérèse, cette boîte dont elle se servait
habituellement et que le cardinal lui avait vue cent fois entre les
mains, comment cela se trouvait-il entre les mains de Jeanne la
mendiante?

La reine était-elle réellement venue ici elle-même dans ce pauvre logis?

Si elle était venue, était-elle restée inconnue à Jeanne? Pour un motif
quelconque, dissimulait-elle l'honneur qu'elle avait reçu?

Le prélat doutait.

Il doutait déjà la veille. Le nom de Valois lui avait appris à se tenir
en garde, et voilà qu'il ne s'agissait plus d'une femme pauvre, mais
d'une princesse secourue par une reine apportant ses bienfaits en
personne.

Marie-Antoinette était-elle charitable à ce point?

Tandis que le cardinal doutait ainsi, Jeanne, qui ne le perdait pas de
vue, Jeanne, à qui aucun des sentiments du prince n'échappait, Jeanne
était au supplice C'est, en effet, un véritable martyre, pour les
consciences chargées d'une arrière-pensée, que le doute de ceux que l'on
voudrait convaincre avec la vérité pure.

Le silence était embarrassant pour tous deux; le cardinal le rompit par
une nouvelle interruption.

--Et la dame qui accompagnait votre bienfaitrice, l'avez-vous remarquée?
Pouvez-vous me dire quel air elle avait?

--Oh! celle-là, je l'ai bien vue, dit la comtesse; elle est grande et
belle, elle a le visage résolu, le teint superbe, les formes riches.

--Et l'autre dame ne l'a pas nommée?

--Si fait, une fois, mais par son nom de baptême.

--Et de son nom de baptême elle s'appelle?

--Andrée.

--Andrée! s'écria le cardinal.

Et il tressaillit.

Ce mouvement n'échappa pas plus que les autres à la comtesse de La
Motte.

Le cardinal savait maintenant à quoi s'en tenir, le nom d'Andrée lui
avait enlevé tous ses doutes.

En effet, la surveille, on savait que la reine était venue à Paris avec
Mlle de Taverney. Certaine histoire de retard, de porte fermée, de
querelle conjugale entre le roi et la reine avait couru dans Versailles.

Le cardinal respira.

Il n'y avait ni piège ni complot rue Saint-Claude. Mme de La Motte lui
parut belle et pure comme l'ange de la candeur.

Pourtant il fallait tenter une dernière épreuve. Le prince était
diplomate.

--Comtesse, dit-il, une chose m'étonne par-dessus tout, je l'avouerai.

--Laquelle, monseigneur?

--C'est qu'avec votre nom et vos titres vous ne vous soyez pas adressée
au roi.

--Au roi?

--Oui.

--Mais, monseigneur, je lui ai envoyé vingt placets, vingt suppliques,
au roi.

--Sans résultat?

--Sans résultat.

--Mais, à défaut du roi, tous les princes de la maison royale eussent
accueilli vos réclamations. M. le duc d'Orléans, par exemple, est
charitable, et puis il aime à faire souvent ce que ne fait pas le roi.

--J'ai fait solliciter Son Altesse le duc d'Orléans, monseigneur, mais
inutilement.

--Inutilement! Cela m'étonne.

--Que voulez-vous, quand on n'est pas riche ou qu'on n'est pas
recommandée, on voit chaque placet s'engloutir dans l'antichambre des
princes.

--Il y a encore Mgr le comte d'Artois. Les gens dissipés font parfois de
meilleures actions que les gens charitables.

--Il en a été de Mgr le comte d'Artois comme de Son Altesse le duc
d'Orléans, comme de Sa Majesté le roi de France.

--Mais enfin, il y a Mesdames, tantes du roi. Oh! celles-là, comtesse,
ou je me trompe fort, ou elles ont dû vous répondre favorablement.

--Non, monseigneur.

--Oh! je ne puis croire que Mme Elisabeth, soeur du roi, ait eu le coeur
insensible.

--C'est vrai, monseigneur. Son Altesse Royale, sollicitée par moi, avait
promis de me recevoir; mais je ne sais vraiment comment cela s'est fait,
après avoir reçu mon mari, elle n'a plus voulu, quelques instances que
j'aie faites auprès d'elle, daigner donner de ses nouvelles.

--C'est étrange, en vérité! dit le cardinal.

Puis, soudain, et comme si cette pensée se présentait seulement à cette
heure en son esprit:

--Mais, mon Dieu! s'écria-t-il, nous oublions...

--Quoi?

--Mais la personne à laquelle vous eussiez dû vous adresser d'abord.

--Et à qui eussé-je dû m'adresser?

--À la dispensatrice des faveurs, à celle qui n'a jamais refusé un
secours mérité, à la reine.

--À la reine?

--Oui, à la reine. L'avez-vous vue?

--Jamais, répondit Jeanne avec une parfaite simplicité.

--Comment, vous n'avez pas présenté de supplique à la reine?

--Jamais.

--Vous n'avez jamais cherché à obtenir de Sa Majesté une audience?

--J'ai cherché, mais je n'ai point réussi.

--Au moins avez-vous dû essayer de vous placer sur son passage, pour
vous faire remarquer, pour vous faire appeler à la cour. C'était un
moyen.

--Je ne l'ai jamais employé.

--En vérité, madame, vous me dites des choses incroyables.

--Non, en vérité, je n'ai jamais été que deux fois à Versailles, et je
n'y ai vu que deux personnes, M. le docteur Louis, qui avait soigné mon
malheureux père à l'Hôtel-Dieu, et M. le baron de Taverney, à qui
j'étais recommandée.

--Que vous a dit M. de Taverney? Il était tout à fait en mesure de vous
acheminer vers la reine.

--Il m'a répondu que j'étais bien maladroite.

--Comment cela?

--De revendiquer comme un titre à la bienveillance du roi une parenté
qui devait naturellement contrarier Sa Majesté, puisque jamais parent
pauvre ne plaît.

--C'est bien le baron égoïste et brutal, dit le prince.

Puis, réfléchissant à cette visite d'Andrée chez la comtesse:

«Chose bizarre, pensa-t-il, le père évite la solliciteuse, et la reine
amène la fille chez elle. En vérité, il doit sortir quelque chose de
cette contradiction».

--Foi de gentilhomme! reprit-il tout haut, je suis émerveillé d'entendre
dire à une solliciteuse, à une femme de la première noblesse, qu'elle
n'a jamais vu le roi ni la reine.

--Si ce n'est en peinture, dit Jeanne en souriant.

--Eh bien! s'écria le cardinal, convaincu cette fois de l'ignorance et
de la sincérité de la comtesse, je vous mènerai, s'il le faut, moi-même
à Versailles, et je vous en ferai ouvrir les portes.

--Oh! monseigneur, que de bontés! s'écria la comtesse au comble de la
joie.

Le cardinal se rapprocha d'elle.

--Mais il est impossible, dit-il, qu'avant peu de temps tout le monde ne
s'intéresse pas à vous.

--Hélas! monseigneur, dit Jeanne avec un adorable soupir, le croyez-vous
sincèrement?

--Oh! j'en suis sûr.

--Je crois que vous me flattez, monseigneur.

Et elle le regarda fixement.

En effet, ce changement subit avait droit de surprendre la comtesse,
elle que le cardinal, dix minutes auparavant, traitait avec une légèreté
toute princière.

Le regard de Jeanne, décoché comme par la flèche d'un archer, frappa le
cardinal soit dans son coeur soit dans sa sensualité. Il renfermait ou
le feu de l'ambition ou le feu du désir; mais c'était du feu.

Monseigneur de Rohan, qui se connaissait en femmes, dut s'avouer en
lui-même qu'il en avait vu peu d'aussi séduisantes.

«Ah! par ma foi! se dit-il avec cette arrière-pensée éternelle des gens
de cour élevés pour la diplomatie, ah! par ma foi! il serait trop
extraordinaire ou trop heureux que je rencontrasse à la fois et une
honnête femme qui a les dehors d'une rusée, et dans la misère une
protectrice toute-puissante.»

--Monseigneur, interrompit la sirène, vous gardez parfois un silence qui
m'inquiète; pardonnez-moi de vous le dire.

--En quoi, comtesse? demanda le cardinal.

--En ceci, monseigneur: un homme comme vous ne manque jamais de
politesse qu'avec deux sortes de femmes.

--Oh! mon Dieu! qu'allez-vous me dire, comtesse? Sur ma parole! vous
m'effrayez.

Il lui prit la main.

--Oui, répondit la comtesse, avec deux sortes de femmes, je l'ai dit et
je le répète.

--Lesquelles, voyons?

--Des femmes qu'on aime trop, ou des femmes qu'on n'estime pas assez.

--Comtesse, comtesse, vous me faites rougir. J'aurais moi-même manqué de
politesse envers vous?

--Dame!

--Ne dites point cela, ce serait affreux!

--En effet, monseigneur, car vous ne pouvez m'aimer trop, et je ne vous
ai point, jusqu'à présent du moins, donné le droit de m'estimer trop
peu.

Le cardinal prit la main de Jeanne.

--Oh! comtesse, en vérité, vous me parlez comme si vous étiez fâchée
contre moi.

--Non, monseigneur, car vous n'avez pas encore mérité ma colère.

--Et je ne la mériterai jamais, madame, à partir de ce jour où j'ai eu
le plaisir de vous voir et de vous connaître.

«Oh! mon miroir, mon miroir!» pensa Jeanne.

--Et, à partir de ce jour, continua le cardinal, ma sollicitude ne vous
quittera plus.

--Oh! tenez, monseigneur, dit la comtesse qui n'avait pas retiré sa main
des mains du cardinal, assez comme cela.

--Que voulez-vous dire?

--Ne me parlez pas de votre protection.

--À Dieu ne plaise que je prononce ce mot protection! Oh! madame, ce
n'est pas vous qu'il humilierait, c'est moi.

--Alors, monsieur le cardinal, admettons une chose qui va me flatter
infiniment...

--Si cela est, madame, admettons cette chose.

--Admettons, monseigneur, que vous avez rendu une visite de politesse à
Mme de La Motte-Valois. Rien de plus.

--Mais rien de moins alors, répondit le galant cardinal.

Et portant les doigts de Jeanne à ses lèvres, il y imprima un assez long
baiser.

La comtesse retira sa main.

--Oh! politesse, dit le cardinal avec un goût et un sérieux exquis.

Jeanne rendit sa main, sur laquelle cette fois le prélat appuya un
baiser tout respectueux.

--Ah! c'est fort bien ainsi, monseigneur.

Le cardinal s'inclina.

--Savoir, continua la comtesse, que je posséderai une part, si faible
qu'elle soit, dans l'esprit si éminent et si occupé d'un homme tel que
vous, voilà, je vous jure, de quoi me consoler un an.

--Un an! c'est bien court... Espérons plus, comtesse.

--Eh bien! je ne dis pas non, monsieur le cardinal, répondit-elle en
souriant.

_Monsieur le cardinal_ tout court était une familiarité dont, pour la
seconde fois, se rendait coupable Mme de La Motte. Le prélat, irritable
dans son orgueil, aurait pu s'en étonner; mais les choses en étaient à
ce point, que non seulement il ne s'en étonna pas, mais encore qu'il en
fut satisfait comme d'une faveur.

--Ah! de la confiance, s'écria-t-il en se rapprochant encore. Tant
mieux, tant mieux.

--J'ai confiance, oui, monseigneur, parce que je sens dans Votre
Éminence...

--Vous disiez monsieur tout à l'heure, comtesse.

--Il faut me pardonner, monseigneur; je ne connais pas la cour. Je dis
donc que j'ai confiance, parce que vous êtes capable de comprendre un
esprit comme le mien, aventureux, brave, et un coeur tout pur. Malgré
les épreuves de la pauvreté, malgré les combats que m'ont livrés de vils
ennemis, Votre Éminence saura prendre en moi, c'est-à-dire en ma
conversation, ce qu'il y a de digne d'elle. Votre Éminence saura me
témoigner de l'indulgence pour le reste.

--Nous voilà donc amis, madame. C'est signé, juré?

--Je le veux bien.

Le cardinal se leva et s'avança vers Mme de La Motte; mais, comme il
avait les bras un peu trop ouverts pour un simple serment... légère et
souple, la comtesse évita le cercle.

--Amitié à trois! dit-elle avec un inimitable accent de raillerie et
d'innocence.

--Comment, amitié à trois? demanda le cardinal.

--Sans doute; est-ce qu'il n'y a pas, de par le monde, un pauvre
gendarme, un exilé, qu'on appelle le comte de La Motte?

--Oh! comtesse, quelle déplorable mémoire vous possédez!

--Mais il faut bien que je vous parle de lui, puisque vous ne m'en
parlez pas, vous.

--Savez-vous pourquoi je ne vous parle pas de lui, comtesse?

--Dites un peu.

--C'est qu'il parlera toujours bien assez lui-même; les maris ne
s'oublient jamais, croyez-moi bien.

--Et s'il parle de lui?

--Alors on parlera de vous, alors on parlera de nous.

--Comment cela?

--On dira, par exemple, que M. le comte de La Motte a trouvé bon, ou
trouvé mauvais, que M. le cardinal de Rohan vînt trois, quatre ou cinq
fois la semaine visiter Mme de La Motte, rue Saint-Claude.

--Ah! mais vous m'en direz tant, monsieur le cardinal! Trois, quatre ou
cinq fois la semaine?

--Où serait l'amitié alors, comtesse? J'ai dit cinq fois; je me
trompais. C'est six ou sept qu'il faut dire, sans compter les jours
bissextiles.

Jeanne se mit à rire.

Le cardinal remarqua qu'elle faisait pour la première fois honneur à ses
plaisanteries, et il en fut encore flatté.

--Empêcherez-vous qu'on ne parle? dit-elle; vous savez bien que c'est
chose impossible.

--Oui, répliqua-t-il.

--Et comment?

--Oh! une chose toute simple; à tort ou à raison, le peuple de Paris me
connaît.

--Oh! certes, et à raison, monseigneur.

--Mais vous, il a le malheur de ne pas vous connaître.

--Eh bien!

--Déplaçons la question.

--Déplacez-la, c'est-à-dire...

--Comme vous voudrez... Si, par exemple...

--Achevez.

--Si vous sortiez au lieu de me faire sortir?

--Que j'aille dans votre hôtel, moi, monseigneur?

--Vous iriez bien chez un ministre.

--Un ministre n'est pas un homme, monseigneur.

--Vous êtes adorable. Eh bien! il ne s'agit pas de mon hôtel, j'ai une
maison.

--Une petite maison, tranchons le mot.

--Non pas, une maison à vous.

--Ah! fit la comtesse, une maison à moi! Et où cela? Je ne me
connaissais pas cette maison.

Le cardinal, qui s'était rassis, se leva.

--Demain, à dix heures du matin, vous en recevrez l'adresse.

La comtesse rougit, le cardinal lui prit galamment la main.

Et cette fois le baiser fut respectueux, tendre et hardi tout ensemble.

Tous deux se saluèrent alors avec ce reste de cérémonie souriante qui
indique une prochaine intimité.

--Éclairez à monseigneur, cria la comtesse.

La vieille parut et éclaira.

Le prélat sortit.

«Eh! mais, pensa Jeanne, voilà un grand pas fait dans le monde, ce me
semble.»

«Allons, allons, pensa le cardinal, en montant dans son carrosse, j'ai
fait une double affaire. Cette femme a trop d'esprit pour ne pas prendre
la reine comme elle m'a pris.»




Chapitre XVI

Mesmer et Saint-Martin


Il fut un temps où Paris, libre d'affaires, Paris, plein de loisirs, se
passionnait tout entier pour des questions qui, de nos jours, sont le
monopole des riches, qu'on appelle les inutiles, et des savants, qu'on
appelle les paresseux.

En 1784, c'est-à-dire à l'époque où nous sommes arrivés, la question à
la mode, celle qui surnageait au-dessus de toutes, qui flottait dans
l'air, qui s'arrêtait à toutes les têtes un peu élevées, comme font les
vapeurs aux montagnes, c'était le mesmérisme, science mystérieuse, mal
définie par ses inventeurs, qui, n'éprouvant pas le besoin de
démocratiser une découverte dès sa naissance, avaient laissé prendre à
celle-là un nom d'homme, c'est-à-dire un titre aristocratique, au lieu
d'un de ces noms de science tirés du grec à l'aide desquels la pudibonde
modestie des savants modernes vulgarise aujourd'hui tout élément
scientifique.

En effet, à quoi bon, en 1784, démocratiser une science? Le peuple qui,
depuis plus d'un siècle et demi, n'avait pas été consulté par ceux qui
le gouvernaient, comptait-il pour quelque chose dans l'État? Non: le
peuple, c'était la terre féconde qui rapportait, c'était la riche
moisson que l'on fauchait; mais le maître de la terre, c'était le roi;
mais les moissonneurs, c'était la noblesse.

Aujourd'hui, tout est changé: la France ressemble à un sablier
séculaire; pendant neuf cents ans, il a marqué l'heure de la royauté; la
droite puissante du Seigneur l'a retourné: pendant des siècles, il va
marquer l'ère du peuple.

En 1784, c'était donc une recommandation qu'un nom d'homme. Aujourd'hui,
au contraire, le succès serait un nom de choses.

Mais abandonnons _aujourd'hui_ pour jeter les yeux sur _hier_. Au compte
de l'éternité, qu'est-ce que cette distance d'un demi-siècle? pas même
celle qui existe entre la veille et le lendemain.

Le docteur Mesmer était donc à Paris, comme Marie-Antoinette nous l'a
appris elle-même en demandant au roi la permission de lui faire une
visite. Qu'on nous permette donc de dire quelques mots du docteur
Mesmer, dont le nom, retenu aujourd'hui d'un petit nombre d'adeptes,
était, à cette époque que nous essayons de peindre, dans toutes les
bouches.

Le docteur Mesmer avait, vers 1777, apporté d'Allemagne, ce pays des
rêves brumeux, une science toute gonflée de nuages et d'éclairs. À la
lueur de ces éclairs, les savants ne voyaient que les nuages qui
faisaient, au-dessus de leur tête, une voûte sombre; le vulgaire ne
voyait que des éclairs.

Mesmer avait débuté en Allemagne par une thèse sur l'influence des
planètes. Il avait essayé d'établir que les corps célestes, en vertu de
cette force qui produit leurs attractions mutuelles, exercent une
influence sur les corps animés, et particulièrement sur le système
nerveux, par l'intermédiaire d'un fluide subtil qui remplit tout
l'univers. Mais cette première théorie était bien abstraite. Il fallait,
pour la comprendre être initié à la science des Galilée et des Newton.
C'était un mélange de grandes variétés astronomiques avec les rêveries
astrologiques qui ne pouvait, nous ne disons pas se populariser, mais
s'aristocratiser: car il eût fallu pour cela que le corps de la noblesse
fût converti en société savante. Mesmer abandonna donc ce premier
système pour se jeter dans celui des aimants.

Les aimants, à cette époque, étaient fort étudiés; leurs facultés
sympathiques ou antipathiques faisaient vivre les minéraux d'une vie à
peu près pareille à la vie humaine, en leur prêtant les deux grandes
passions de la vie humaine: l'amour et la haine. En conséquence, on
attribuait aux aimants des vertus surprenantes pour la guérison des
maladies. Mesmer joignit donc l'action des aimants à son premier
système, et essaya de voir ce qu'il pourrait tirer de cette adjonction.

Malheureusement pour Mesmer, il trouva, en arrivant à Vienne, un rival
établi. Ce rival, qui se nommait Hell, prétendit que Mesmer lui avait
dérobé ses procédés. Ce que voyant, Mesmer, en homme d'imagination qu'il
était, déclara qu'il abandonnerait les aimants comme inutiles, et qu'il
ne guérirait plus par le magnétisme minéral, mais par le magnétisme
animal.

Ce mot, prononcé comme un mot nouveau, ne désignait pas cependant une
découverte nouvelle; le magnétisme, connu des Anciens, employé dans les
initiations égyptiennes et dans le pythisme grec, s'était conservé dans
le Moyen Age à l'état de tradition; quelques lambeaux de cette science,
recueillis, avaient fait les sorciers des XIIIe, XIVe et XVe
siècles. Beaucoup furent brûlés qui confessèrent, au milieu des flammes,
la religion étrange dont ils étaient les martyrs.

Urbain Grandier n'était rien autre chose qu'un magnétiseur.

Mesmer avait entendu parler des miracles de cette science.

Joseph Balsamo, le héros d'un de nos livres, avait laissé trace de son
passage en Allemagne, et surtout à Strasbourg. Mesmer se mit en quête de
cette science éparse et voltigeante comme ces feux follets qui courent
la nuit au-dessus des étangs; il en fit une théorie complète, un système
uniforme auquel il donna le nom de mesmérisme.

Mesmer, arrivé à ce point, communiqua son système à l'Académie des
sciences à Paris, à la Société royale de Londres, et à l'Académie de
Berlin; les deux premières ne lui répondirent même pas, la troisième dit
qu'il était un fou.

Mesmer se rappela ce philosophe grec qui niait le mouvement, et que son
antagoniste confondit en marchant. Il vint en France, prit, aux mains du
docteur Stoerck et de l'oculiste Wenzel, une jeune fille de dix-sept ans
atteinte d'une maladie de foie et d'une goutte sereine, et, après trois
mois de traitement, la malade était guérie, l'aveugle voyait clair.

Cette cure avait convaincu nombre de gens, et, entre autres, un médecin
nommé Deslon: d'ennemi, il devint apôtre.

À partir de ce moment, la réputation de Mesmer avait été grandissant;
l'Académie s'était déclarée contre le novateur, la cour se déclara pour
lui; des négociations furent ouvertes par le ministère pour engager
Mesmer à enrichir l'humanité par la publication de sa doctrine. Le
docteur fit son prix. On marchanda, M. de Breteuil lui offrit, au nom du
roi, une rente viagère de vingt mille livres et un traitement de dix
mille livres pour former trois personnes, indiquées par le gouvernement,
à la pratique de ses procédés. Mais Mesmer, indigné de la parcimonie
royale, refusa et partit pour les eaux de Spa, avec quelques-uns de ses
malades.

Une catastrophe inattendue menaçait Mesmer. Deslon, son élève, Deslon,
possesseur du fameux secret que Mesmer avait refusé de vendre pour
trente mille livres par an; Deslon ouvrit chez lui un traitement public
par la méthode mesmérienne.

Mesmer apprit cette douloureuse nouvelle; il cria au vol, à la fraude;
il pensa devenir fou. Alors, un de ses malades, M. de Bergasse, eut
l'heureuse idée de mettre la science de l'illustre professeur en
commandite; il fut formé un comité de cent personnes au capital de trois
cent quarante mille livres, à la condition qu'il révélerait la doctrine
aux actionnaires. Mesmer s'engagea à cette révélation, toucha le capital
et revint à Paris.

L'heure était propice. Il y a des instants dans l'âge des peuples, ceux
qui touchent aux époques de transformation, où la nation tout entière
s'arrête comme devant un obstacle inconnu, hésite et sent l'abîme au
bord duquel elle est arrivée, et qu'elle devine sans le voir.

La France était dans un de ces moments-là; elle présentait l'aspect
d'une société calme, dont l'esprit était agité; on était en quelque
sorte engourdi dans un bonheur factice, dont on entrevoyait la fin,
comme, en arrivant à la lisière d'une forêt, on devine la plaine par les
interstices des arbres. Ce calme, qui n'avait rien de constant, rien de
réel, fatiguait; on cherchait partout des émotions, et les nouveautés,
quelles qu'elles fussent, étaient bien reçues. On était devenu trop
frivole pour s'occuper, comme autrefois, des graves questions du
gouvernement et du molinisme; mais on se querellait à propos de musique,
on prenait parti pour Gluck ou pour Piccini, on se passionnait pour
l'_Encyclopédie_, on s'enflammait pour les mémoires de Beaumarchais.

L'apparition d'un opéra nouveau préoccupait plus les imaginations que le
traité de paix avec l'Angleterre et la reconnaissance de la République
des États-Unis. C'était enfin une de ces périodes où les esprits, amenés
par les philosophes vers le vrai, c'est-à-dire vers le désenchantement,
se lassent de cette limpidité du possible qui laisse voir le fond de
toute chose, et, par un pas en avant, essaie de franchir les bornes du
monde réel pour entrer dans le monde des rêves et des fictions.

En effet, s'il est prouvé que les vérités bien claires, bien lucides,
sont les seules qui se popularisent promptement, il n'en est pas moins
prouvé que les mystères sont une attraction toute-puissante pour les
peuples.

Le peuple de France était donc entraîné, attiré d'une façon irrésistible
par ce mystère étrange du fluide mesmérien, qui, selon les adeptes,
rendait la santé aux malades, donnait l'esprit aux fous et la folie aux
sages.

Partout, on s'inquiétait de Mesmer. Qu'avait-il fait? sur qui avait-il
opéré ses divins miracles? À quel grand seigneur avait-il rendu la vue
ou la force? à quelle dame fatiguée de la veille et du jeu avait-il
assoupli les nerfs? à quelle jeune fille avait-il fait prévoir l'avenir
dans une crise magnétique?

L'avenir! ce grand mot de tous les temps, ce grand intérêt de tous les
esprits, solution de tous les problèmes. En effet, qu'était le présent?

Une royauté sans rayons, une noblesse sans autorité, un pays sans
commerce, un peuple sans droits, une société sans confiance.

Depuis la famille royale, inquiète et isolée sur son trône, jusqu'à la
famille plébéienne affamée dans son taudis--misère, honte et peur
partout.

Oublier les autres pour ne songer qu'à soi, puiser à des sources
nouvelles, étranges, inconnues, l'assurance d'une vie plus longue et
d'une santé inaltérable pendant ce prolongement d'existence, arracher
quelque chose au ciel avare, n'était-ce pas là l'objet d'une aspiration
facile à comprendre vers cet inconnu dont Mesmer dévoilait un repli?

Voltaire était mort, et il n'y avait plus en France un seul éclat de
rire, excepté le rire de Beaumarchais, plus amer encore que celui du
maître. Rousseau était mort: il n'y avait plus en France de philosophie
religieuse. Rousseau voulait bien soutenir Dieu; mais depuis que
Rousseau n'était plus, personne n'osait s'y risquer, de peur d'être
écrasé sous le poids.

La guerre avait été autrefois une grave occupation pour les Français.
Les rois entretenaient à leur compte l'héroïsme national; maintenant, la
seule guerre française était une guerre américaine, et encore le roi n'y
était-il personnellement pour rien. En effet, ne se battait-on pas pour
cette chose inconnue que les Américains appellent indépendance, mot que
les Français traduisent par une abstraction: la liberté?

Encore, cette guerre lointaine, cette guerre, non seulement d'un autre
peuple, mais encore d'un autre monde venait de finir.

Tout bien considéré, ne valait-il pas mieux s'occuper de Mesmer, ce
médecin allemand qui, pour la deuxième fois depuis six ans, passionnait
la France, que de lord Cornwallis ou de M. Washington, qui étaient si
loin qu'il était probable qu'on ne les verrait jamais ni l'un ni
l'autre!

Tandis que Mesmer était là: on pouvait le voir, le toucher, et, ce qui
était l'ambition suprême des trois quarts de Paris, être touché par lui.

Ainsi, cet homme qui, à son arrivée à Paris, n'avait été soutenu par
personne, pas même par la reine sa compatriote, qui cependant soutenait
si volontiers les gens de son pays; cet homme qui, sans le docteur
Deslon, qui l'avait trahi depuis, fût demeuré dans l'obscurité, cet
homme régnait véritablement sur l'opinion publique, laissant bien loin
derrière lui le roi, dont on n'avait jamais parlé, M. de La Fayette,
dont on ne parlait pas encore, et M. de Necker, dont on ne parlait plus.

Et, comme si ce siècle avait pris à tâche de donner à chaque esprit son
aptitude, à chaque coeur selon sa sympathie, à chaque corps selon ses
besoins, en face de Mesmer, l'homme du matérialisme, s'élevait
Saint-Martin, l'homme du spiritualisme, dont la doctrine venait consoler
toutes les âmes que blessait le positivisme du docteur allemand.

Qu'on se figure l'athée avec une religion plus douce que la religion
elle-même; qu'on se figure un républicain plein de politesse et de
regards pour les rois; un gentilhomme des classes privilégiées,
affectueux, tendre, amoureux du peuple; qu'on se représente la triple
attaque de cet homme, doué de l'éloquence la plus logique, la plus
séduisante contre les cultes de la terre, qu'il appelle insensés, par la
seule raison qu'ils sont divins!

Qu'on se figure enfin Épicure poudré à blanc, en habit brodé, en veste à
paillettes, en culotte de satin, en bas de soie et en talons rouges;
Épicure ne se contentant pas de renverser les dieux auxquels il ne croit
pas, mais ébranlant les gouvernements qu'il traite comme les cultes,
parce que jamais ils ne concordent, et presque toujours ne font
qu'aboutir au malheur de l'humanité, agissant contre la loi sociale
qu'il infirme avec ce seul mot: elle punit semblablement des fautes
dissemblables, elle punit l'effet sans apprécier la cause.

Supposez, maintenant, que ce tentateur, qui s'intitule le philosophe
inconnu, réunît, pour fixer les hommes dans un cercle d'idées
différentes, tout ce que l'imagination peut ajouter de charmes aux
promesses d'un paradis moral, et qu'au lieu de dire: les hommes sont
égaux, ce qui est une absurdité, il invente cette formule qui semble
échappée à la bouche même qui la nie:

    _Les êtres intelligents sont tous rois!_

Et puis, rendez-vous compte d'une pareille morale tombant tout à coup au
milieu d'une société sans espérances, sans guides; d'une société,
archipel semé d'idées c'est-à-dire d'écueils. Rappelez-vous qu'à cette
époque les femmes sont tendres et folles, les hommes avides de pouvoir,
d'honneurs et de plaisirs; enfin, que les rois laissent pencher la
couronne sur laquelle, pour la première fois, le peuple, debout et perdu
dans l'ombre, attache un regard à la fois curieux et menaçant,
trouvera-t-on étonnant qu'elle fît des prosélytes, cette doctrine qui
disait aux âmes: «Choisissez parmi vous l'âme supérieure, mais
supérieure par l'amour, par la charité, par la volonté puissante de bien
aimer, de bien rendre heureux; puis, quand cette âme, faite homme, se
sera révélée, courbez-vous, humiliez-vous, anéantissez-vous toutes, âmes
inférieures, afin de laisser l'espace à la dictature de cette âme, qui
a pour mission de vous réhabiliter dans votre principe essentiel,
c'est-à-dire dans l'égalité des souffrances, au sein de l'inégalité
forcée des aptitudes et des fonctionnements.»

Ajoutez à cela que le philosophe inconnu s'entourait de mystères; qu'il
adoptait l'ombre profonde pour discuter en paix, loin des espions et des
parasites, la grande théorie sociale qui pouvait devenir la politique du
monde.

--Écoutez-moi, disait-il, âmes fidèles, coeurs croyants, écoutez-moi et
tâchez de me comprendre, ou plutôt ne m'écoutez que si vous avez intérêt
et curiosité à me comprendre, car vous y aurez de la peine, et je ne
livrerai pas mes secrets à quiconque n'arrachera point le voile.

«Je dis les choses que je ne veux point paraître dire, voilà pourquoi je
paraîtrai souvent dire autre chose que ce que je dis.»

Et Saint-Martin avait raison, et il avait bien réellement autour de son
oeuvre les défenseurs silencieux, sombres et jaloux de ses idées,
mystérieux cénacle dont nul ne perçait l'obscure et religieuse
mysticité.

Ainsi travaillaient à la glorification de l'âme et de la matière, tout
en rêvant l'anéantissement de Dieu et l'anéantissement de la religion du
Christ, ces deux hommes qui avaient divisé en deux camps et en deux
besoins tous les esprits intelligents, toutes les natures choisies de
France.

Ainsi se groupaient autour du baquet de Mesmer, d'où jaillissait le
bien-être, toute la vie de sensualité, tout le matérialisme élégant de
cette nation dégénérée, tandis qu'autour du livre _Des erreurs et de la
vérité_ se réunissaient les âmes pieuses, charitables, aimantes,
altérées de la réalisation après avoir savouré des chimères.

Que si, au-dessous de ces sphères privilégiées, les idées divergeaient
ou se troublaient; que si les bruits s'en échappant se transformaient en
tonnerres, comme les lueurs s'étaient transformées en éclairs, on
comprendra l'état d'ébauche dans lequel demeurait la société subalterne,
c'est-à-dire la bourgeoisie et le peuple, ce que plus tard on appela le
tiers, lequel devinait seulement que l'on s'occupait de lui, et qui dans
son impatience et sa résignation brûlait du désir de voler le feu sacré,
comme Prométhée, d'en animer un monde qui serait le sien et dans lequel
il ferait ses affaires lui même.

Les conspirations à l'état de conversations, les associations à l'état
de cercles, les partis sociaux à l'état de quadrilles, c'est-à-dire la
guerre civile et l'anarchie, voilà ce qui apparaissait sous tout cela au
penseur, lequel ne voyait pas encore la seconde vie de cette société.

Hélas! aujourd'hui que les voiles ont été déchirés, aujourd'hui que les
peuples Prométhées ont dix fois été renversés par le feu qu'ils ont
dérobé eux-mêmes, dites-nous ce que pouvait voir le penseur dans la fin
de cet étrange XVIIIe siècle, sinon la décomposition d'un monde, sinon
quelque chose de pareil à ce qui se passait après la mort de César et
avant l'avènement d'Auguste.

Auguste fut l'homme qui sépara le monde païen du monde chrétien, comme
Napoléon est l'homme qui sépara le monde féodal du monde démocratique.

Peut-être venons-nous de jeter et de conduire nos lecteurs après nous
dans une digression qui a dû leur paraître un peu longue; mais en vérité
il eût été difficile de toucher à cette époque sans effleurer de la
plume ces graves questions qui en sont la chair et la vie.

Maintenant l'effort est fait: effort d'un enfant qui gratterait avec son
ongle la rouille d'une statue antique, pour lire sous cette rouille une
inscription aux trois quarts effacée.

Rentrons dans l'apparence. En continuant de nous occuper de la réalité,
nous en dirions trop pour le romancier, trop peu pour l'historien.




Chapitre XVII

Le baquet


La peinture que nous avons essayé de tracer dans le précédent chapitre,
et du temps dans lequel on vivait, et des hommes dont on s'occupait en
ce moment, peut légitimer aux yeux de nos lecteurs cet empressement
inexprimable des Parisiens pour le spectacle des cures opérées
publiquement par Mesmer.

Aussi le roi Louis XVI, qui avait sinon la curiosité, du moins
l'appréciation des nouveautés qui faisaient bruit dans sa bonne ville de
Paris, avait-il permis à la reine, à la condition, on se le rappelle,
que l'auguste visiteuse serait accompagnée d'une princesse, le roi
avait-il permis à la reine d'aller voir une fois à son tour ce que tout
le monde avait vu.

C'était à deux jours de cette visite que M. le cardinal de Rohan avait
rendue à Mme de La Motte.

Le temps était adouci; le dégel était arrivé. Une armée de balayeurs,
heureux et fiers d'en finir avec l'hiver, repoussait aux égouts, avec
l'ardeur de soldats qui ouvrent une tranchée, les dernières neiges,
toutes souillées et fondant en ruisseaux noirs.

Le ciel, bleu et limpide, s'illuminait des premières étoiles, quand Mme
de La Motte, vêtue en femme élégante, offrant toutes les apparences de
la richesse, arriva dans un fiacre que dame Clotilde avait choisi le
plus neuf possible, et s'arrêta sur la place Vendôme, en face d'une
maison d'aspect grandiose et dont les hautes fenêtres étaient
splendidement éclairées sur toute la façade.

Cette maison était celle du docteur Mesmer.

Outre le fiacre de Mme de La Motte, bon nombre d'équipages ou chaises
stationnaient devant cette maison; enfin, outre ces équipages et ces
chaises, deux ou trois cents curieux piétinaient dans la boue, et
attendaient la sortie des malades guéris ou l'entrée des malades à
guérir.

Ceux-ci, presque tous riches et titrés, arrivaient dans leurs voitures
armoriées, se faisaient descendre et porter par leurs laquais, et ces
colis de nouvelle espèce, renfermés dans des pelisses de fourrures ou
dans des mantes de satin, n'étaient pas une mince consolation pour ces
malheureux affamés et demi-nus, qui guettaient à la porte cette preuve
évidente que Dieu fait les hommes sains ou malsains sans consulter leur
arbre généalogique.

Quand un de ces malades au teint pâle, aux membres languissants, avait
disparu sous la grande porte, un murmure se faisait dans les assistants,
et il était bien rare que cette foule curieuse et inintelligente, qui
voyait se presser à la porte des bals et sous les portiques des théâtres
toute cette aristocratie avide de plaisirs, ce qui était son plaisir à
elle, ne reconnût pas, soit tel duc paralysé d'un bras ou d'une jambe,
soit tel maréchal de camp dont les pieds refusaient le service, moins à
cause des fatigues de la marche militaire que de l'engourdissement des
haltes faites chez les dames de l'Opéra ou de la Comédie italienne.

Il va sans dire que les investigations de la foule ne s'arrêtaient pas
aux hommes seulement.

Cette femme aussi, qu'on avait vue passer dans les bras de ses
heiduques, la tête pendante, l'oeil atone, comme les dames romaines que
portaient leurs Thessaliens après le repas, cette dame, sujette aux
douleurs nerveuses, ou débilitée par des excès et des veilles, et qui
n'avait pu être guérie ou ressuscitée par ces comédiens à la mode ou ces
anges vigoureux dont Mme Dugazon pouvait faire de si merveilleux récits,
venait demander au baquet de Mesmer ce qu'elle avait vainement cherché
ailleurs.

Et qu'on ne croie pas que nous exagérions ici à plaisir l'avilissement
des moeurs. Il faut bien l'avouer, à cette époque, il y avait assaut
entre les dames de la cour et les demoiselles du théâtre. Celles-ci
prenaient aux femmes du monde leurs amants et leurs maris, celles-là
volaient aux demoiselles du théâtre leurs camarades et leurs cousins à
la mode de Bretagne.

Quelques-unes de ces dames étaient tout aussi connues que les hommes, et
leurs noms circulaient dans la foule d'une façon tout aussi bruyante,
mais beaucoup, et sans doute ce n'étaient point celles dont le nom eût
produit le moindre esclandre, beaucoup échappaient ce soir-là du moins
au bruit et à la publicité, en venant chez Mesmer le visage couvert d'un
masque de satin.

C'est que ce jour-là, qui marquait la moitié du carême, il y avait bal
masqué à l'Opéra, et que ces dames ne comptaient quitter la place
Vendôme que pour passer immédiatement au Palais-Royal.

C'est au milieu de cette foule répandue en plaintes, en ironie, en
admiration et surtout en murmures, que Mme la comtesse de La Motte passa
droite et ferme, un masque sur la figure, et ne laissant d'autres traces
de son passage que cette phrase répétée sur son chemin: «Ah! celle-ci ne
doit pas être bien malade.»

Mais qu'on ne s'y trompe point, cette phrase n'impliquait point absence
de commentaires.

Car si Mme de La Motte n'était point malade, que venait-elle faire chez
Mesmer?

Si la foule eût, comme nous, été au courant des événements que nous
venons de raconter, elle eût trouvé que rien n'était plus simple que
cette vérité.

En effet, Mme de La Motte avait beaucoup réfléchi à son entretien avec
M. le cardinal de Rohan, et surtout à l'attention toute particulière
dont le cardinal avait honoré cette boîte au portrait, oubliée ou plutôt
perdue chez elle.

Et comme dans le nom de la propriétaire de cette boîte à portrait gisait
toute la révélation de la soudaine gracieuseté du cardinal, Mme de La
Motte avait avisé à deux moyens de savoir ce nom.

D'abord elle avait eu recours au plus simple.

Elle était allée à Versailles pour s'informer du bureau de charité des
dames allemandes.

Là, comme on le pense bien, elle n'avait recueilli aucun renseignement.

Les dames allemandes qui habitaient Versailles étaient en grand nombre,
à cause de la sympathie ouverte que la reine éprouvait pour ses
compatriotes; on en comptait cent cinquante ou deux cents.

Seulement toutes étaient fort charitables, mais aucune n'avait eu l'idée
de mettre une enseigne sur le bureau de charité.

Jeanne avait donc demandé inutilement des renseignements sur les deux
dames qui étaient venues la visiter; elle avait dit inutilement que
l'une d'elles s'appelait Andrée. On ne connaissait dans Versailles
aucune dame allemande portant ce nom, du reste assez peu allemand.

Les recherches n'avaient donc, de ce côté, amené aucun résultat.

Demander directement à M. de Rohan le nom qu'il soupçonnait, c'était
d'abord lui laisser voir qu'on avait des idées sur lui; c'était ensuite
se retirer le plaisir et le mérite d'une découverte faite malgré tout le
monde et en dehors de toutes les possibilités.

Or, puisqu'il y avait eu mystère dans la démarche de ces dames chez
Jeanne, mystère dans les étonnements et les réticences de M. de Rohan,
c'est avec mystère qu'il fallait arriver à savoir le mot de tant
d'énigmes.

Il y avait d'ailleurs un attrait puissant dans le caractère de Jeanne
pour cette lutte avec l'inconnu.

Elle avait entendu dire qu'à Paris, depuis quelque temps, un homme, un
illuminé, un faiseur de miracles avait trouvé le moyen d'expulser du
corps humain les maladies et les douleurs, comme autrefois le Christ
chassait les démons du corps des possédés.

Elle savait que non seulement cet homme guérissait les maux physiques,
mais qu'il arrachait de l'âme le secret douloureux qui la minait. On
avait vu, sous sa conjuration toute-puissante, la volonté tenace de ses
clients s'amollir et se transformer en une docilité d'esclave.

Ainsi, dans le sommeil qui succédait aux douleurs, après que le savant
médecin avait calmé l'organisation la plus irritée en la plongeant dans
un oubli complet, l'âme charmée du repos qu'elle devait à l'enchanteur
se mettait à l'entière disposition de ce nouveau maître. Il en dirigeait
dès lors toutes les opérations; il en dirigeait dès lors tous les fils;
aussi chaque pensée de cette âme reconnaissante lui apparaissait
transmise par un langage qui avait sur le langage humain l'avantage ou
le désavantage de ne jamais mentir.

Bien plus, sortant du corps qui lui servait de prison au premier ordre
de celui qui momentanément la dominait, cette âme courait le monde, se
mêlait aux autres âmes, les sondait sans relâche, les fouillait
impitoyablement, et faisait si bien que, comme le chien de chasse qui
fait sortir le gibier du buisson dans lequel il se cache, s'y croyant en
sûreté, elle finissait par faire sortir ce secret du coeur où il était
enseveli, le poursuivait, le joignait, et finissait par le rapporter aux
pieds du maître. Image assez fidèle du faucon ou de l'épervier bien
dressé, qui va chercher sous les nuages, pour le compte du fauconnier
son maître, le héron, la perdrix ou l'alouette désignés à sa féroce
servilité.

De là, révélation d'une quantité de secrets merveilleux.

Mme de Duras avait retrouvé de la sorte un enfant volé en nourrice; Mme
de Chantoné un chien anglais, gros comme le poing, pour lequel elle eût
donné tous les enfants de la terre; et M. de Vaudreuil une boucle de
cheveux pour laquelle il eût donné la moitié de sa fortune.

Ces aveux avaient été faits par des _voyants_ ou des _voyantes_, à la
suite des opérations magnétiques du docteur Mesmer.

Aussi pouvait-on venir choisir, dans la maison de l'illustre docteur,
les secrets les plus propres à exercer cette faculté de divination
surnaturelle; et Mme de La Motte comptait bien, en assistant à une
séance, rencontrer ce phénix de ses curieuses recherches, et découvrir,
par son moyen, la propriétaire de la boîte qui faisait pour le moment
l'objet de ses plus ardentes préoccupations.

Voilà pourquoi elle se rendait en si grande hâte dans la salle où les
malades se réunissaient.

Cette salle, nous en demandons pardon à nos lecteurs, va demander une
description toute particulière.

Nous l'aborderons franchement.

L'appartement se divisait en deux salles principales.

Lorsqu'on avait traversé les antichambres et exhibé les passeports
nécessaires aux huissiers de service, on était admis dans un salon dont
les fenêtres, hermétiquement fermées, interceptaient le jour et l'air
dans le jour, le bruit et l'air pendant la nuit.

Au milieu du salon, sous un lustre dont les bougies ne donnaient qu'une
clarté affaiblie et presque mourante, on remarquait une vaste cuve
fermée par un couvercle.

Cette cuve n'avait rien d'élégant dans la forme. Elle n'était pas ornée;
nulle draperie ne dissimulait la nudité de ses flancs de métal.

C'était cette cuve que l'on appelait le baquet de Mesmer.

Quelle vertu renfermait ce baquet? Rien de plus simple à expliquer.

Il était presque entièrement rempli d'eau chargée de principes
sulfureux, laquelle eau concentrait ses miasmes sous le couvercle pour
en saturer à leur tour les bouteilles rangées méthodiquement au fond du
baquet dans des positions inverses.

Il y avait ainsi croisement des courants mystérieux à l'influence
desquels les malades devaient leur guérison.

Au couvercle était soudé un anneau de fer soutenant une longue corde,
dont nous allons connaître la destination en jetant un coup d'oeil sur
les malades.

Ceux-ci, que nous avons vus entrer tout à l'heure dans l'hôtel, se
tenaient, pâles et languissants, assis sur des fauteuils rangés autour
de la cuve.

Hommes et femmes entremêlés, indifférents, sérieux ou inquiets,
attendaient le résultat de l'épreuve.

Un valet, prenant le bout de cette longue corde, attachée au couvercle
du baquet, la roulait en anneau autour des membres malades, de telle
sorte que tous, liés par la même chaîne, perçussent en même temps les
effets de l'électricité contenue dans le baquet.

Puis, afin de n'interrompre aucunement l'action des fluides animaux
transmis et modifiés à chaque nature, les malades avaient soin, sur la
recommandation du docteur, de se toucher l'un l'autre, soit du coude,
soit de l'épaule, soit des pieds, en sorte que le baquet sauveur
envoyait simultanément à tous les corps sa chaleur et sa régénération
puissantes.

Certes, c'était un curieux spectacle que celui de cette cérémonie
médicale, et l'on ne s'étonnera pas qu'il excitât la curiosité
parisienne à un si haut degré.

Vingt ou trente malades rangés autour de cette cuve; un valet muet comme
les assistants et les enlaçant d'une corde comme Laocoon et ses fils,
des replis de leurs serpents; puis cet homme lui-même se retirant d'un
pas furtif, après avoir désigné aux malades les tringles de fer qui,
s'emboîtant à certains trous de la cuve, devaient servir de conducteurs
plus immédiatement locaux à l'action salutaire du fluide mesmérien.

Et d'abord, dès que la séance était ouverte, une certaine chaleur douce
et pénétrante commençait à circuler dans le salon; elle amollissait les
fibres un peu tendues des malades; elle montait, par degrés, du parquet
au plafond et bientôt se chargeait de parfums délicats, sous la vapeur
desquels se penchaient, alourdis, les cerveaux les plus rebelles.

Alors on voyait les malades s'abandonner à l'impression toute
voluptueuse de cette atmosphère, lorsque soudain une musique suave et
vibrante, exécutée par des instruments et des musiciens invisibles, se
perdait comme une douce flamme au milieu de ces parfums et de cette
chaleur.

Pure comme le cristal au bord duquel elle prenait naissance, cette
musique frappait les nerfs avec une puissance irrésistible. On eût dit
un de ces bruits mystérieux et inconnus de la nature qui étonnent et
charment les animaux eux-mêmes, une plainte du vent dans les spirales
sonores des rochers.

Bientôt, aux sons de l'harmonica se joignaient des voix harmonieuses,
groupées comme une masse de fleurs dont bientôt les notes éparpillées
comme des feuilles allaient sur la tête des assistants.

Sur tous les visages que la surprise avait animés d'abord, se peignait
peu à peu la satisfaction matérielle, caressée par tous ses endroits
sensibles. L'âme cédait; elle sortait de ce refuge où elle se cache
quand les maux du corps l'assiègent, et se répandant libre et joyeuse
dans toute l'organisation, elle domptait la matière et se transformait.

C'était le moment où chacun des malades avait pris dans ses doigts une
tringle de fer assujettie au couvercle du baquet et dirigeait cette
tringle sur sa poitrine, son coeur ou sa tête, siège plus spécial de la
maladie.

Qu'on se figure alors la béatitude remplaçant sur tous les visages la
souffrance et l'anxiété, qu'on se représente l'assoupissement égoïste de
ces satisfactions qui absorbent, le silence, entrecoupé de soupirs, qui
pèse sur toute cette assemblée, et l'on aura l'idée la plus exacte
possible de la scène que nous venons d'esquisser à deux tiers de siècle
du jour où elle avait lieu.

Maintenant, quelques mots plus particuliers sur les acteurs.

Et d'abord les acteurs se divisaient en deux classes:

Les uns, malades, peu soucieux de ce qu'on appelle le respect humain,
limite fort vénérée des gens de condition médiocre, mais toujours
franchie par les très grands ou les très petits; les uns, disons-nous,
véritables acteurs, n'étaient venus dans ce salon que pour être guéris,
et ils essayaient de tout leur coeur d'arriver à ce but.

Les autres, sceptiques ou simples curieux, ne souffrant d'aucune
maladie, avaient pénétré dans la maison de Mesmer comme on entre dans un
théâtre, soit qu'ils eussent voulu se rendre compte de l'effet éprouvé
quand on entourait le baquet enchanté, soit que, simples spectateurs,
ils eussent voulu simplement étudier ce nouveau système physique, et ne
s'occupassent que de regarder les malades et même ceux qui partageaient
la cure en se portant bien.

Parmi les premiers, fougueux adeptes de Mesmer, liés à sa doctrine par
la reconnaissance peut-être, on distinguait une jeune femme d'une belle
taille, d'une belle figure, d'une mise une peu extravagante, qui,
soumise à l'action du fluide et s'appliquant à elle-même avec la tringle
les plus fortes doses sur la tête et sur l'épigastre, commençait à
rouler ses beaux yeux comme si tout languissait en elle, tandis que ses
mains frissonnaient sous ces premières titillations nerveuses qui
indiquent l'envahissement du fluide magnétique.

Lorsque sa tête se renversait en arrière sur le dossier du fauteuil, les
assistants pouvaient regarder tout à leur aise ce front pâle, ces lèvres
convulsives, et ce beau cou marbré peu à peu par le flux et le reflux
plus rapide du sang.

Alors, parmi les assistants, dont beaucoup tenaient avec étonnement les
yeux fixés sur cette jeune femme, deux ou trois têtes, s'inclinant l'une
vers l'autre, se communiquaient une idée étrange sans doute qui
redoublait l'attention réciproque de ces curieux.

Au nombre de ces curieux était Mme de La Motte, qui, sans crainte d'être
reconnue, ou s'inquiétant peu de l'être, tenait à la main le masque de
satin qu'elle avait posé sur son visage pour traverser la foule.

Au reste, par la façon dont elle s'était placée, elle échappait à peu
près à tous les regards.

Elle se tenait près de la porte, adossée à un pilastre, voilée par une
draperie, et de là elle voyait tout sans être vue.

Mais, parmi tout ce qu'elle voyait, la chose qui lui paraissait la plus
digne d'attention était sans doute la figure de cette jeune femme
électrisée par le fluide mesmérien.

En effet, cette figure l'avait tellement frappée, que depuis plusieurs
minutes elle restait à sa place, fixée par une irrésistible avidité de
voir et de savoir.

--Oh! murmurait-elle sans détacher les yeux de la belle malade, c'est à
n'en pas douter la dame de charité qui est venue chez moi l'autre soir,
et qui est la cause singulière de tout l'intérêt que m'a témoigné Mgr de
Rohan.

Et, bien convaincue qu'elle ne se trompait pas, désireuse du hasard qui
faisait pour elle ce que ses recherches n'avaient pu faire, elle
s'approcha.

Mais en ce moment la jeune convulsionnaire ferma ses yeux, crispa sa
bouche, et battit faiblement l'air avec ses deux mains.

Avec ses deux mains qui, il faut bien le dire, n'étaient pas tout à fait
ces mains fines et effilées, ces mains d'une blancheur de cire que Mme
de La Motte avait admirées chez elles quelques jours auparavant.

La contagion de la crise fut électrique chez la plupart des malades, le
cerveau s'était saturé de bruits et de parfums. Toute l'irritation
nerveuse était sollicitée. Bientôt, hommes et femmes, entraînés par
l'exemple de leur jeune compagne, se mirent à pousser des soupirs, des
murmures, des cris, et, remuant bras, jambes et têtes, entrèrent
franchement et irrésistiblement dans cet accès auquel le maître avait
donné le nom de crise.

En ce moment, un homme parut dans la salle, sans que nul l'y eût vu
entrer, sans que personne pût dire comment il y était entré.

Sortait-il de la cuve comme Phoebus? Apollon des eaux, était-il la
vapeur embaumée et harmonieuse de la salle qui se condensait? Toujours
est-il qu'il se trouva là subitement, et que son habit lilas, doux et
frais à l'oeil, sa belle figure pâle, intelligente et sereine, ne
démentirent pas le caractère un peu divin de cette apparition.

Il tenait à la main une longue baguette, appuyée ou plutôt trempée pour
ainsi dire au fameux baquet.

Il fit un signe: les portes s'ouvrirent, vingt robustes valets
accoururent, et, saisissant avec une rapide adresse chacun des malades,
qui commençaient à perdre l'équilibre sur leurs fauteuils, ils les
transportèrent en moins d'une minute dans la salle voisine.

Au moment où s'accomplissait cette opération, devenue intéressante par
le paroxysme de béatitude furieuse auquel s'abandonnait la jeune
convulsionnaire, Mme de La Motte, qui s'était avancée avec les curieux
jusqu'à cette nouvelle salle destinée aux malades, entendit un homme
s'écrier:

--Mais c'est elle, c'est bien elle!

Mme de La Motte se préparait à demander à cet homme:

--Qui, elle?

Tout à coup, deux dames entrèrent au fond de la première salle, appuyées
l'une sur l'autre et suivies, à une certaine distance, d'un homme qui
avait tout l'extérieur d'un valet de confiance, bien qu'il fût déguisé
sous un habit bourgeois.

La tournure de ces deux femmes, de l'une d'elles surtout, frappa si bien
la comtesse, qu'elle fit un pas vers elles.

En ce moment un grand cri, parti de la salle et échappé aux lèvres de la
convulsionnaire, entraîna tout le monde de son côté.

Aussitôt l'homme qui avait déjà dit: «C'est elle!» et qui se trouvait
près de Mme de La Motte, s'écria d'une voix sourde et mystérieuse:

--Mais, messieurs, regardez donc, c'est la reine.

À ce mot, Jeanne tressaillit.

--La reine! s'écrièrent à la fois plusieurs voix effrayées et surprises.

--La reine chez Mesmer!

--La reine dans une crise! répétèrent d'autres voix.

--Oh! disait l'un, c'est impossible.

--Regardez, répondit l'inconnu avec tranquillité; connaissez-vous la
reine, oui ou non?

--En effet, murmurèrent la plupart des assistants, la ressemblance est
incroyable.

Mme de La Motte avait un masque comme toutes les femmes qui, en sortant
de chez Mesmer, devaient se rendre au bal de l'Opéra. Elle pouvait donc
questionner sans risque.

--Monsieur, demanda-t-elle à l'homme aux exclamations, lequel était un
corps volumineux, un visage plein et coloré avec des yeux étincelants et
singulièrement observateurs, ne dites-vous pas que la reine est ici?

--Oh! madame, c'est à n'en pas douter, répondit celui-ci.

--Et où cela?

--Mais cette jeune femme que vous apercevez là-bas, sur des coussins
violets, dans une crise si ardente qu'elle ne peut modérer ses
transports, c'est la reine.

--Mais sur quoi fondez-vous votre idée, monsieur, que la reine est cette
femme?

--Mais tout simplement sur ceci, madame, que cette femme est la reine,
répliqua imperturbablement le personnage accusateur.

Et il quitta son interlocutrice pour aller appuyer et propager la
nouvelle dans les groupes.

Jeanne se détourna du spectacle presque révoltant que donnait
l'épileptique. Mais à peine eut-elle fait quelques pas vers la porte,
qu'elle se trouva presque face à face avec les deux dames qui, en
attendant qu'elles passassent aux convulsionnaires, regardaient, non
sans un vif intérêt, le baquet, les tringles et le couvercle.

À peine Jeanne eût-elle vu le visage de la plus âgée des deux dames,
qu'elle poussa un cri à son tour.

--Qu'y a-t-il? demanda celle-ci.

Jeanne arracha vivement son masque.

--Me reconnaissez-vous? dit-elle.

La dame fit et presque aussitôt réprima un mouvement.

--Non, madame, fit-elle avec un certain trouble.

--Eh bien! moi, je vous reconnais, et je vais vous en donner une preuve.

Les deux dames, à cette interpellation, se serrèrent l'une contre
l'autre avec effroi.

Jeanne tira de sa poche la boîte au portrait.

--Vous avez oublié cela chez moi, dit-elle.

--Mais quand cela serait, madame, demanda l'aînée, pourquoi tant
d'émotion?

--Je suis émue du danger que court ici Votre Majesté.

--Expliquez-vous.

--Oh! pas avant que vous ayez mis ce masque, madame.

Et elle tendit son loup à la reine, qui hésitait, se croyant
suffisamment cachée sous sa coiffe.

--De grâce! pas un instant à perdre, continua Jeanne.

--Faites, faites, madame, dit tout bas la seconde femme à la reine.

La reine mit machinalement le masque sur son visage.

--Et maintenant, venez, venez, dit Jeanne.

Et elle entraîna les deux femmes si vivement, qu'elles ne s'arrêtèrent
qu'à la porte de la rue, où elles se trouvèrent au bout de quelques
secondes.

--Mais enfin, dit la reine en respirant.

--Votre Majesté n'a été vue de personne?

--Je ne crois pas.

--Tant mieux.

--Mais enfin, m'expliquerez-vous...

--Que, pour le moment, Votre Majesté en croie sa fidèle servante quand
celle-ci vient de lui dire qu'elle court le plus grand danger.

--Encore, ce danger, quel est-il?

--J'aurai l'honneur de tout dire à Sa Majesté, si elle daigne un jour
m'accorder une heure d'audience. Mais la chose est longue; Sa Majesté
peut être connue, remarquée.

Et comme elle voyait que la reine manifestait quelque impatience:

--Oh! madame, dit-elle à la princesse de Lamballe, joignez-vous à moi,
je vous en supplie, pour obtenir que Sa Majesté parte, et parte à
l'instant même.

La princesse fit un geste suppliant.

--Allons, dit la reine, puisque vous le voulez.

Puis, se retournant vers Mme de La Motte.

--Vous m'avez demandé une audience? dit-elle.

--J'aspire à l'honneur de donner à Votre Majesté l'explication de ma
conduite.

--Eh bien! rapportez-moi cette boîte et demandez le concierge Laurent;
il sera prévenu.

Et, se retournant vers la rue:

--_Kommen Sie da_, _Weber_[4]! cria-t-elle en allemand.

   [Note 4: «Venez ici, Weber».]

Un carrosse s'approcha avec rapidité; les deux princesses s'y
élancèrent.

Mme de La Motte resta sur la porte jusqu'à ce qu'elle l'eût perdu de
vue.

--Oh! dit-elle tout bas, j'ai bien fait de faire ce que j'ai fait; mais
pour la suite... réfléchissons.




Chapitre XVIII

Mademoiselle Oliva


Pendant ce temps, l'homme qui avait signalé la prétendue reine aux
regards des assistants frappait sur l'épaule d'un des spectateurs à
l'oeil avide, à l'habit râpé.

--Pour vous qui êtes journaliste, dit-il, le beau sujet d'article!

--Comment cela?

--En voulez-vous le sommaire?

--Volontiers.

--Le voici: «Du danger qu'il y a de naître sujet d'un pays dont le roi
est gouverné par la reine, laquelle reine aime les crises.»

Le gazetier se mit à rire.

--Et la Bastille? dit-il.

--Allons donc! Est-ce qu'il n'y a pas les anagrammes, à l'aide
desquelles on évite tous les censeurs royaux? Je vous demande un peu si
jamais un censeur vous interdira de raconter l'histoire du prince Silou
et de la princesse Etteniotna, souveraine de Narfec? Hein! qu'en
dites-vous?

--Oh! oui, s'écria le gazetier enflammé, l'idée est admirable.

--Et je vous prie de croire qu'un chapitre intitulé: _Les crises de la
princesse Etteniotna chez le fakir Remsem_ obtiendrait un joli succès
dans les salons.

--Je le crois comme vous.

--Allez donc, et rédigez-nous cela de votre meilleure encre.

Le gazetier serra la main de l'inconnu.

--Vous enverrai-je quelques numéros? dit-il; je le ferai avec bien du
plaisir, s'il vous plaît de me dire votre nom.

--Certes, oui! L'idée me ravit, et exécutée par vous, elle gagnera cent
pour cent. À combien tirez-vous ordinairement vos petits pamphlets?

--Deux mille.

--Rendez-moi donc un service?

--Volontiers.

--Prenez ces cinquante louis et faites tirer à six mille.

--Comment! monsieur; oh! mais vous me comblez... Que je sache au moins
le nom d'un si généreux protecteur des lettres.

--Je vous le dirai en faisant prendre chez vous un millier d'exemplaires
à deux livres la pièce, dans huit jours, n'est-ce pas?

--J'y travaillerai jour et nuit, monsieur.

--Et que ce soit divertissant.

--À faire rire aux larmes tout Paris, excepté une personne.

--Qui pleurera jusqu'au sang, n'est-ce pas?

--Oh! monsieur, que vous avez d'esprit!

--Vous êtes bien bon. À propos, datez la publication de Londres.

--Comme toujours.

--Monsieur, je suis bien votre serviteur.

Et le gros inconnu congédia le folliculaire, lequel, ses cinquante louis
en poche, s'enfuit léger comme un oiseau de mauvais augure.

L'inconnu demeuré seul, ou plutôt sans compagnon, regarda encore, dans
la salle des crises, la jeune femme dont l'extase avait fait place à une
prostration absolue, et dont une femme de chambre affectée au service
des dames en travail de crise abaissait chastement les jupes un peu
indiscrètes.

Il remarqua dans cette délicate beauté des traits fins et voluptueux, la
grâce noble de ce sommeil abandonné; puis, revenant sur ses pas:

«Décidément, dit-il, la ressemblance est effrayante. Dieu, qui l'a
faite, avait ses desseins; il a condamné d'avance celle de là-bas, à qui
celle-ci ressemble.»

Au moment où il achevait de formuler cette pensée menaçante, la jeune
femme se souleva lentement du milieu des coussins, et, s'aidant du bras
d'un voisin réveillé déjà de l'extase, elle s'occupa de remettre un peu
d'ordre dans sa toilette fort compromise.

Elle rougit un peu de voir l'attention que les assistants lui donnaient,
répondit avec une politesse coquette aux questions graves et avenantes à
la fois de Mesmer; puis, étirant ses bras ronds et ses jolies jambes
comme une chatte qui sort du sommeil, elle traversa les trois salons,
récoltant, sans en perdre un seul, tous les regards, soit railleurs,
soit convoiteurs, soit effarés, que lui envoyaient les assistants.

Mais ce qui la surprit au point de la faire sourire, c'est qu'en passant
devant un groupe chuchotant dans un coin du salon, elle essuya, au lieu
d'oeillades mutines et de propos galants, une bordée de révérences si
respectueuses que nul courtisan français n'en eût trouvé de plus
guindées et de plus sévères pour saluer sa reine.

Et réellement ce groupe stupéfait et révérencieux avait été composé à la
hâte par cet inconnu infatigable qui, caché derrière eux, leur disait à
demi voix:

--N'importe, messieurs, n'importe, ce n'est pas moins la reine de
France; saluons, saluons bas.

La petite personne, objet de tant de respect, franchit avec une sorte
d'inquiétude le dernier vestibule et arriva dans la cour.

Là ses yeux fatigués cherchèrent un fiacre ou une chaise à porteurs:
elle ne trouva ni l'un ni l'autre; seulement, au bout d'une minute
d'indécision à peu près, lorsqu'elle posait déjà son pied mignon sur le
pavé, un grand laquais s'approcha d'elle.

--La voiture de madame! dit-il.

--Mais, répliqua la jeune femme, je n'ai pas de voiture.

--Madame est venue dans un fiacre?

--Oui.

--De la rue Dauphine?

--Oui.

--Je vais ramener madame chez elle.

--Soit, ramenez-moi, dit la petite personne d'un air fort délibéré, sans
avoir conservé plus d'une minute l'espèce d'inquiétude que l'imprévu de
cette position eût causée à toute autre femme.

Le laquais fit un signe auquel répondit aussitôt un carrosse de bonne
apparence, qui vint recevoir la dame au péristyle.

Le laquais releva le marchepied, cria au cocher:

--Rue Dauphine!

Les chevaux partirent avec rapidité; arrivés au Pont-Neuf, la petite
dame, qui goûtait fort cette façon d'aller, comme dit La Fontaine,
regrettait de ne pas loger au Jardin des Plantes.

La voiture s'arrêta. Le marchepied s'abaissa; déjà le laquais bien
appris tendait la main pour recevoir le passe-partout à l'aide duquel
rentraient chez eux les habitants des trente mille maisons de Paris qui
n'étaient pas des hôtels et qui n'avaient ni concierge ni suisse.

Ce laquais ouvrit donc la porte pour ménager les doigts de la petite
dame; puis, au moment où celle-ci pénétrait dans l'allée sombre, il
salua et referma la porte.

Le carrosse se remit à rouler et disparut.

--En vérité! s'écria la jeune femme, voilà une agréable aventure. C'est
bien galant de la part de M. de Mesmer. Oh! que je suis fatiguée. Il
aura prévu cela. C'est un bien grand médecin.

En disant ces mots, elle était arrivée au deuxième étage de la maison,
sur un palier commandé par deux portes.

Aussitôt qu'elle eut frappé, une vieille lui ouvrit.

--Oh! bonsoir, mère; le souper est-il prêt?

--Oui, et même il refroidit.

--Est-il là, _lui_?

--Non, pas encore; mais le monsieur y est.

--Quel monsieur?

--Celui auquel vous avez besoin de parler ce soir.

--Moi!

--Oui, vous.

Ce colloque avait lieu dans une espèce de petite antichambre vitrée, qui
séparait le palier d'une grande chambre donnant sur la rue.

Au travers du vitrage, on voyait distinctement la lampe qui éclairait
cette chambre, dont l'aspect était, sinon satisfaisant, du moins
supportable.

De vieux rideaux, d'une soie jaune, que le temps avait veinés et
blanchis par places, quelques chaises de velours d'Utrecht vert à côtes,
et un grand chiffonnier à douze tiroirs, en marqueterie, un vieux sofa
jaune, telles étaient les magnificences de l'appartement.

Elle ne reconnut pas cet homme, mais nos lecteurs le reconnaîtront bien;
c'était celui qui avait ameuté les curieux sur le passage de la
prétendue reine, l'homme aux cinquante louis donnés pour le pamphlet.

Un cartel meublait la cheminée, flanqué de deux potiches bleu-Japon
visiblement fêlées.

La jeune femme ouvrit brusquement la porte vitrée et vint jusqu'au sofa,
sur lequel elle vit assis fort tranquillement un homme d'une bonne mine,
gras plutôt que maigre, qui jouait d'une fort belle main blanche avec un
très riche jabot de dentelle.

La jeune femme n'eut pas le temps de commencer l'entretien.

Ce singulier personnage fit une espèce de salut, moitié mouvement,
moitié inclination, et attachant sur son hôtesse un regard brillant et
plein de bienveillance:

--Je sais, dit-il, ce que vous allez me demander; mais je vous répondrai
mieux en vous questionnant moi-même. Vous êtes Mlle Oliva?

--Oui, monsieur.

--Charmante femme très nerveuse et très éprise du système de M. Mesmer.

--J'arrive de chez lui.

--Fort bien! cela ne vous explique pas, à ce que me disent vos beaux
yeux, pourquoi vous me trouvez sur votre sofa, et voilà ce que vous
désirez plus particulièrement connaître?

--Vous avez deviné juste, monsieur.

--Voulez-vous me faire la grâce de vous asseoir; si vous restiez debout,
je serais forcé de me lever aussi; alors nous ne causerions plus
commodément.

--Vous pouvez vous flatter d'avoir des manières fort extraordinaires,
répliqua la jeune femme que nous appellerons désormais Mlle Oliva,
puisqu'elle daignait répondre à ce nom.

--Mademoiselle, je vous ai vue tout à l'heure chez M. Mesmer; je vous ai
trouvée telle que je vous souhaitais.

--Monsieur!

--Oh! ne vous alarmez pas, mademoiselle; je ne vous dis pas que je vous
ai trouvée charmante; non, cela vous ferait l'effet d'une déclaration
d'amour, et telle n'est pas mon intention. Ne vous reculez pas, je vous
prie, vous allez me forcer de crier comme un sourd.

--Que voulez-vous, alors? fit naïvement Oliva.

--Je sais, continua l'inconnu, que vous êtes habituée à vous entendre
dire que vous êtes belle; moi, je le pense; d'ailleurs, j'ai autre chose
à vous proposer.

--Monsieur, en vérité, vous me parlez sur un ton...

--Ne vous effarouchez donc pas avant de m'avoir entendu... Est-ce qu'il
y a quelqu'un de caché, ici?

--Personne n'est caché, monsieur, mais enfin...

--Alors, si personne n'est caché, ne nous gênons pas pour parier... Que
diriez-vous d'une petite association entre nous?

--Une association... Vous voyez bien...

--Voilà encore que vous confondez. Je ne vous dis pas liaison, je vous
dis association. Je ne vous dis pas amour, je vous dis affaires.

--Quelle sorte d'affaires? demanda Oliva, dont la curiosité se
trahissait par un véritable ébahissement.

--Qu'est-ce que vous faites toute la journée?

--Mais...

--Ne craignez point; je ne suis point pour vous blâmer; dites-moi ce
qu'il vous plaira.

--Je ne fais rien, ou du moins je fais le moins possible.

--Vous êtes paresseuse.

--Oh!

--Très bien.

--Ah! vous dites très bien.

--Sans doute. Qu'est-ce que cela me fait, à moi, que vous soyez
paresseuse? Aimez-vous à vous promener?

--Beaucoup.

--À courir les spectacles, les bals?

--Toujours.

--À bien vivre?

--Surtout.

--Si je vous donnais vingt-cinq louis par mois, me refuseriez-vous?

--Monsieur!

--Ma chère demoiselle Oliva, voilà que vous recommencez à douter. Il
était pourtant convenu que vous ne vous effaroucheriez pas. J'ai dit
vingt cinq louis comme j'aurais dit cinquante.

--J'aimerais mieux cinquante que vingt-cinq; mais ce que j'aime encore
mieux que cinquante, c'est le droit de choisir mon amant.

--Morbleu! je vous ai déjà dit que je ne voulais pas être votre amant.
Tenez-vous donc l'esprit en repos.

--Alors, morbleu! aussi, que voulez-vous que je fasse pour gagner vos
cinquante louis?

--Avons-nous dit cinquante?

--Oui.

--Soit, cinquante. Vous me recevrez chez vous, vous ferez le meilleur
visage possible, vous me donnerez le bras quand je le désirerai, vous
m'attendrez où je vous dirai de m'attendre.

--Mais j'ai un amant, monsieur.

--Eh bien! après?

--Comment, après?

--Oui... chassez-le, pardieu!

--Oh! l'on ne chasse pas Beausire comme on veut.

--Voulez-vous que je vous y aide?

--Non, je l'aime.

--Oh!

--Un peu.

--C'est précisément trop.

--C'est comme cela.

--Alors, passe pour le Beausire.

--Vous êtes commode, monsieur.

--À charge de revanche; les conditions vous vont-elles?

--Elles me vont si vous me les avez dites au complet.

--Écoutez donc, ma chère, j'ai dit tout ce que j'ai à dire pour le
moment.

--Parole d'honneur?

--Parole d'honneur! Mais, cependant, vous comprenez une chose...

--Laquelle?

--C'est que si, par hasard, j'avais besoin que vous fussiez réellement
ma maîtresse...

--Ah! voyez-vous. On n'a jamais besoin de cela, monsieur.

--Mais de le paraître.

--Oh! pour cela, passe encore.

--Eh bien! c'est dit.

--Tope.

--Voici le premier mois d'avance.

Il lui tendit un rouleau de cinquante louis, sans même effleurer le bout
de ses doigts. Et, comme elle hésitait, il le lui glissa dans la poche
de sa robe, sans même frôler de la main cette hanche si ronde et si
mobile que les fins gourmets de l'Espagne ne l'eussent pas dédaignée
comme lui.

À peine l'or avait-il touché le fond de la poche, que deux coups secs,
frappés à la porte de la rue, firent bondir Oliva vers la fenêtre.

--Bon Dieu! s'écria-t-elle, sauvez-vous vite, c'est lui.

--Lui. Qui?

--Beausire... mon amant... Remuez-vous donc, monsieur.

--Ah! ma foi! tant pis!

--Comment, tant pis! Mais il va vous mettre en pièces.

--Bah!

--Entendez-vous comme il frappe; il va enfoncer la porte.

--Faites-lui ouvrir. Que diable! aussi, pourquoi ne lui donnez-vous pas
de passe-partout?

Et l'inconnu s'étendit sur le sofa en disant tout bas:

--Il faut que je voie ce drôle et que je le juge.

Les coups continuaient, ils s'entrecoupaient d'affreux jurons qui
montaient bien plus haut que le deuxième étage.

--Allez, mère, allez ouvrir, dit Oliva toute furieuse. Et quant à vous,
monsieur, tant pis s'il vous arrive un malheur.

--Comme vous dites, tant pis! répliqua l'impassible inconnu sans bouger
du sofa.

Oliva écoutait, palpitante, sur le palier.




Chapitre XIX

M. Beausire


Oliva se jeta au-devant d'un homme furieux qui, les deux mains étendues,
le visage pâle, les habits en désordre, faisait invasion dans
l'appartement en poussant de rauques imprécations.

--Beausire! voyons! Beausire, dit-elle d'une voix qui n'était pas assez
épouvantée pour faire tort au courage de cette femme.

--Lâchez-moi! cria le nouveau venu en se débarrassant avec brutalité des
étreintes d'Oliva.

Et il se mit à continuer sur un ton progressif:

--Ah! c'est parce qu'il y avait ici un homme qu'on ne m'ouvrait pas la
porte! Ah! ah!

L'inconnu, nous le savons, était demeuré sur le sofa dans une attitude
calme et immobile, que M. Beausire dut prendre peur de l'indécision ou
même de l'effroi.

Il arriva en face de l'homme avec des grincements de dents de mauvais
augure.

--Je suppose que vous me répondrez, monsieur?

--Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise, mon cher monsieur
Beausire? répliqua l'inconnu.

--Que faites-vous ici? et d'abord qui êtes-vous?

--Je suis un homme très tranquille à qui vous faites des yeux
effrayants, et puis je causais avec madame en tout bien tout honneur.

--Mais oui, certainement, murmura Oliva, en tout bien tout honneur.

--Tâchez de vous taire, vous, vociféra Beausire.

--Là, là! dit l'inconnu, ne rudoyez pas ainsi madame qui est
parfaitement innocente; et si vous avez de la mauvaise humeur...

--Oui, j'en ai.

--Il aura perdu au jeu, dit à demi-voix Oliva.

--Je suis dépouillé, mort de tous les diables! hurla Beausire.

--Et vous ne seriez pas fâché de dépouiller un peu quelqu'un, dit en
riant l'inconnu; cela se conçoit, cher monsieur Beausire.

--Trêve de mauvaises plaisanteries, vous! et faites-moi le plaisir de
déguerpir d'ici.

--Oh! monsieur Beausire, de l'indulgence!

--Mort de tous les diables de l'enfer! levez-vous et partez, ou je brise
le sofa et tout ce qu'il y a dessus.

--Vous ne m'aviez pas dit, mademoiselle, que M. Beausire avait de ces
lunes rousses. Tudieu! quelle férocité!

Beausire, exaspéré, fit un grand mouvement de comédie, et, pour tirer
l'épée, décrivit avec ses bras et la lame un cercle d'au moins dix pieds
de circonférence.

--Encore un coup, dit-il, levez-vous, ou sinon je vous cloue sur le
dossier.

--En vérité, on n'est pas plus désagréable, répondit l'inconnu en
faisant doucement, et de sa seule main gauche, sortir du fourreau la
petite épée qu'il avait mise en verrou, derrière lui, sur le sofa.

Oliva poussa des cris perçants.

--Ah! mademoiselle, mademoiselle, taisez-vous, dit l'homme tranquille
qui avait enfin l'épée au poing sans s'être levé de son siège;
taisez-vous, car il arrivera deux choses: la première, c'est que vous
étourdirez M. Beausire et qu'il se fera embrocher; la seconde, c'est que
le guet montera, vous frappera, et vous mènera droit à Saint-Lazare.

Oliva remplaça les cris par une pantomime des plus expressives.

Ce spectacle était curieux. D'un côté, M. Beausire débraillé, aviné,
tremblant de rage, bourrait de coups droits sans portée, sans tactique,
à un adversaire impénétrable.

De l'autre, un homme assis sur le sofa, une main le long du genou,
l'autre armée, parant avec agilité, sans secousses, et riant de façon à
épouvanter Saint-Georges lui-même.

L'épée de Beausire n'avait pu, un seul instant, garder la ligne,
ballottée qu'elle était toujours par les parades de l'adversaire.

Beausire commençait à se fatiguer, à souffler, mais la colère avait fait
place à une terreur involontaire; il réfléchissait que si cette épée
complaisante voulait s'allonger, se fendre dans un dégagement, c'en
était fait de lui, Beausire. L'incertitude le prit, il rompit et ne
donna plus que sur le faible de l'épée de l'adversaire. Celui-ci le prit
vigoureusement en tierce, lui enleva l'épée de la main, et la fit voler
comme une plume.

L'épée fila par la chambre, traversa une vitre de la fenêtre et disparut
au dehors.

Beausire ne savait plus quelle contenance garder.

--Eh! monsieur Beausire, dit l'inconnu, prenez donc garde, si votre épée
tombe par la pointe, et qu'il passe quelqu'un dessous, voilà un homme
mort!

Beausire, rappelé à lui, courut à la porte et se précipita par les
montées pour rattraper son arme et prévenir un malheur qui l'eût
brouillé avec la police.

Pendant ce temps, Oliva saisit la main du vainqueur et lui dit:

--Oh! monsieur, vous êtes très brave; mais M. Beausire est traître, et
puis vous me compromettrez en restant; lorsque vous serez parti,
certainement il me battra.

--Je reste alors.

--Non, non, par grâce; quand il me bat, je le bats aussi, et je suis
toujours la plus forte; mais c'est parce que je n'ai rien à ménager.
Retirez-vous, je vous prie.

--Faites donc bien attention à une chose, ma toute belle; c'est que si
je pars, je le trouverai en bas ou me guettant dans l'escalier; on se
rebattra; sur un escalier on ne pare pas toujours double contre de
quarte, double contre de tierce et demi-cercle, comme sur un canapé.

--Alors?

--Alors, je tuerai maître Beausire ou il me tuera.

--Grand Dieu! c'est vrai; nous aurions un bel esclandre dans la maison.

--C'est à éviter; donc, je reste.

--Pour l'amour du Ciel! sortez: vous monterez à l'étage supérieur
jusqu'à ce qu'il soit rentré. Lui, croyant vous retrouver ici, ne
cherchera nulle part. Une fois qu'il aura mis le pied dans
l'appartement, vous m'entendrez fermer la porte à double tour. C'est moi
qui aurai emprisonné mon homme et mis la clef dans ma poche. Prenez
alors votre retraite pendant que je me battrai courageusement pour
occuper le temps.

--Vous êtes une charmante fille; au revoir.

--Au revoir! quand cela?

--Cette nuit, s'il vous plaît.

--Comment! cette nuit! Êtes-vous fou?

--Pardi! oui, cette nuit. Est-ce qu'il n'y a pas bal à l'Opéra, ce soir?

--Songez donc qu'il est déjà minuit.

--Je le sais bien, mais que m'importe?

--Il faut des dominos.

--Beausire en ira chercher, si vous avez su le battre.

--Vous avez raison, dit Oliva en riant.

--Et voilà dix louis pour les costumes, dit l'inconnu en riant aussi.

--Adieu! adieu! Merci!

Et elle le poussa vers le palier.

--Bon! il referme la porte d'en bas, dit l'inconnu.

--Ce n'est qu'un pêne et un verrou à l'intérieur. Adieu! Il monte.

--Mais si par hasard vous étiez battue, vous, comment me le ferez-vous
dire?

Elle réfléchit.

--Vous devez avoir des valets? dit-elle.

--Oui, j'en mettrai un sous vos fenêtres.

--Très bien, et il regardera en l'air jusqu'à ce qu'il lui tombe un
petit billet sur le nez.

--Soit. Adieu.

L'inconnu monta aux étages supérieurs. Rien n'était plus facile,
l'escalier était sombre, et Oliva, en interpellant à haute voix
Beausire, couvrait le bruit des pas de son nouveau complice.

--Arriverez-vous, enragé! criait-elle à Beausire, qui ne remontait pas
sans faire de sérieuses réflexions sur la supériorité morale et physique
de cet intrus, si insolemment emménagé dans le domicile d'autrui.

Il parvint cependant à l'étage où l'attendait Oliva. Il avait l'épée au
fourreau, il ruminait un discours.

Oliva le prit par les épaules, le poussa dans l'antichambre, et referma
la porte à double tour comme elle l'avait promis.

L'inconnu, en se retirant, put entendre le commencement d'une lutte dans
laquelle brillaient par leur son éclatant, comme des cuivres dans
l'orchestre, ces sortes de horions qui s'appellent vulgairement et par
onomatopée des claques.

Aux claques se mêlaient des cris et des reproches. La voix de Beausire
tonnait, celle d'Oliva étonnait. Qu'on nous passe ce mauvais jeu de
mots, car il rend au complet notre idée.

«En effet, disait l'inconnu en s'éloignant, on n'eût jamais pu croire
que cette femme, si stupéfiée tout à l'heure par l'arrivée du maître,
possédât une pareille faculté de résistance.»

L'inconnu ne perdit pas de temps à suivre la fin de la scène.

«Il y a trop de chaleur au début, dit-il, pour que le dénouement soit
éloigné.»

Il tourna l'angle de la petite rue d'Anjou-Dauphine, dans laquelle il
trouva son carrosse qui l'attendait, et qui s'était remisé à reculons
dans cette ruelle.

Il dit un mot à un de ses gens, qui se détacha, vint prendre position en
face des fenêtres d'Oliva, et se blottit dans l'ombre épaisse d'une
petite arcade surplombant l'allée d'une maison antique.

Ainsi placé, l'homme, qui voyait les fenêtres éclairées, put juger par
la mobilité des silhouettes de tout ce qui se passait dans l'intérieur.

Ces images, d'abord très agitées, finirent par se calmer un peu. Enfin,
il n'en resta plus qu'une.




Chapitre XX

L'or


Voici ce qui s'était passé derrière ces rideaux:

D'abord, Beausire avait été surpris de voir fermer cette porte au
verrou.

Ensuite surpris d'entendre crier si haut Mlle Oliva.

Enfin, plus surpris encore d'entrer dans la chambre et de n'y plus
trouver son farouche rival.

Perquisitions, menaces, appel, puisque l'homme se cachait, c'est qu'il
avait peur; s'il avait peur, c'est que Beausire triomphait.

Oliva le força de cesser ses recherches et de répondre à ses
interrogations.

Beausire, un peu rudoyé, prit le haut ton à son tour.

Oliva, qui savait ne plus être coupable, puisque le corps du délit avait
disparu, _Quia corpus delicti aberat_, comme dit le texte; Oliva cria si
haut que, pour la faire taire, Beausire lui appliqua la main sur la
bouche, ou voulut la lui appliquer.

Mais il se trompa; Oliva comprit autrement le geste tout persuasif et
conciliateur de Beausire. À cette main rapide qui se dirigeait vers son
visage, elle opposa une main aussi adroite, aussi légère que l'était
naguère l'épée de l'inconnu.

Cette main para quarte et tierce subitement et se porta en avant, à
fond, et frappa sur la joue de Beausire.

Beausire riposta par une flanconade de la main droite un coup qui
abattit les deux mains d'Oliva, et lui fit rougir la joue gauche avec un
bruit scandaleux.

C'était le passage de la conversation qu'avait saisi l'inconnu au moment
de son départ.

Une explication commencée de la sorte amène vite, disons-nous, un
dénouement; toutefois, un dénouement, si bon qu'il soit à présenter, a
besoin, pour être dramatique, d'une foule de préparations.

Oliva répondit au soufflet de Beausire par un projectile lourd et
dangereux: une cruche de faïence; Beausire riposta au projectile par le
moulinet d'une canne, qui brisa plusieurs tasses, écorna une bougie et
finit par rencontrer l'épaule de la jeune femme.

Celle-ci, furieuse, bondit sur Beausire et l'étreignit au gosier. Force
fut au malheureux Beausire de saisir ce qu'il put trouver de la
menaçante Oliva.

Il déchira une robe. Oliva, sensible à cet affront et à cette perte,
lâcha prise et envoya Beausire rouler au milieu de la chambre. Il se
releva écumant.

Mais comme la valeur d'un ennemi se mesure sur la défense, et que la
défense se fait toujours respecter, même du vainqueur, Beausire, qui
avait conçu beaucoup de respect pour Oliva, reprit la conversation
verbale où il l'avait laissée.

--Vous êtes, dit-il, une méchante créature; vous me ruinez.

--C'est vous qui me ruinez, dit Oliva.

--Oh! je la ruine. Elle n'a rien.

--Dites que je n'ai plus rien. Dites que vous avez vendu et mangé, bu ou
joué tout ce que j'avais.

--Et vous osez me reprocher ma pauvreté.

--Pourquoi êtes-vous pauvre? C'est un vice.

--Je vous corrigerai de tous les vôtres d'un seul coup.

--En me battant?

Et Oliva brandit une pincette fort lourde dont l'aspect fit reculer
Beausire.

--Il ne vous manquait plus, dit-il, que de prendre des amants.

--Et vous, comment appelez-vous toutes ces misérables qui s'asseyent à
vos côtés dans les tripots où vous passez vos jours et vos nuits?

--Je joue pour vivre.

--Et vous y réussissez joliment; nous mourons de faim; charmante
industrie, ma foi!

--Et vous, avec la vôtre, vous êtes forcée de pleurer quand on vous
déchire une robe, parce que vous n'avez pas le moyen d'en acheter une
autre. Belle industrie, pardieu!

--Meilleure que la vôtre! s'écria Oliva furieuse, et en voici la preuve!

Et elle saisit dans sa poche une poignée d'or qu'elle jeta tout au
travers de la chambre.

Les louis se mirent à rouler sur leurs disques et à trembler sur leurs
faces, les uns se cachant sous les meubles, les autres continuant leurs
évolutions sonores jusque sous les portes. Les autres enfin,
s'arrêtaient à plat, fatigués, et faisant reluire leurs effigies comme
des paillettes de feu.

Lorsque Beausire entendit cette pluie métallique tinter sur le bois des
meubles et sur le carreau de la chambre, il fut saisi comme d'un
vertige, nous devrions plutôt dire comme d'un remords.

--Des louis, des doubles louis! s'écria-t-il atterré.

Oliva tenait dans sa main une autre poignée de ce métal. Elle le lança
dans le visage et les mains ouvertes de Beausire, qui en fut aveuglé.

--Oh! oh! fit-il encore. Est-elle riche, cette Oliva!

--Voilà ce que me rapporte mon industrie, répliqua cyniquement la
créature en repoussant à la fois d'un grand coup de sa mule, et l'or qui
jonchait le plancher, et Beausire qui s'agenouillait pour ramasser l'or.

--Seize, dix-sept, dix-huit, disait Beausire pantelant de joie.

--Misérable, grommela Oliva.

--Dix-neuf, vingt et un, vingt-deux.

--Lâche.

--Vingt-trois, vingt-quatre, vingt-six.

--Infâme.

Soit qu'il eût entendu, soit qu'il eût rougi sans entendre, Beausire se
releva.

--Ainsi, dit-il, d'un ton si sérieux que rien ne pouvait en égaler le
comique, ainsi, mademoiselle, vous faisiez des économies en me privant
du nécessaire?

Oliva, confondue, ne trouva rien à répondre.

--Ainsi, continua le drôle, vous me laissez courir avec des bas fanés,
avec un chapeau roux, avec des doublures sciées et éventrées, tandis que
vous gardez des louis dans votre cassette. D'où viennent ces louis? de
la vente que je fis de mes hardes en associant ma triste destinée à la
vôtre.

--Coquin! murmura tout bas Oliva.

Et elle lui lança un regard plein de mépris. Il ne s'en effaroucha pas.

--Je vous pardonne, dit-il, non pas votre avarice, mais votre économie.

--Et vous vouliez me tuer tout à l'heure!

--J'avais raison tout à l'heure, j'aurais tort à présent.

--Pourquoi, s'il vous plaît?

--Parce qu'à présent, vous êtes une vraie ménagère, vous rapportez au
ménage.

--Je vous dis que vous êtes un misérable.

--Ma petite Oliva!

--Et que vous allez me rendre cet or.

--Oh! ma chérie!

--Vous allez me le rendre, sinon je vous passe votre épée au travers du
corps.

--Oliva!

--C'est oui ou non?

--C'est non, Oliva; je ne consentirai jamais que tu me traverses le
corps.

--Ne remuez pas, ou vous être traversé. L'argent.

--Donne-le-moi.

--Ah! lâche! ah! créature avilie! vous mendiez, vous sollicitez les
bienfaits de ma mauvaise conduite! Ah! voilà ce qu'on appelle un homme!
je vous ai toujours méprisés, tous méprisés, entendez-vous? plus encore
celui qui donne que celui qui reçoit.

--Celui qui donne, repartit gravement Beausire, peut donner, il est
heureux. Moi aussi, je vous ai donné, Nicole.

--Je ne veux pas qu'on m'appelle Nicole.

--Pardon, Oliva. Je disais donc que je vous avais donné lorsque je
pouvais.

--Belles largesses! des boucles d'argent, six louis d'or, deux robes de
soie, trois mouchoirs brodés.

--C'est beaucoup pour un soldat.

--Taisez-vous; ces boucles, vous les aviez volées à quelque autre pour
me les offrir; ces louis d'or, on vous les avait prêtés, vous ne les
avez jamais rendus; les robes de soie...

--Oliva! Oliva!

--Rendez-moi mon argent.

--Que veux-tu en retour?

--Le double.

--Eh bien! soit, dit le coquin avec gravité. Je vais aller jouer rue de
Bussy; je te rapporte, non pas le double, mais le quintuple.

Il fit deux pas vers la porte. Elle le saisit par la basque de son habit
trop mûr.

--Allons, bien! fit-il, l'habit est déchiré.

--Tant mieux, vous en aurez un neuf.

--Six louis! Oliva, six louis. Heureusement que, rue de Bussy, les
banquiers et les pontes ne sont pas rigoureux sur l'article de la
toilette.

Oliva saisit tranquillement l'autre basque de l'habit et l'arracha.
Beausire devint furieux.

--Mort de tous les diables! s'écria-t-il, tu vas te faire tuer.
Voilà-t-il pas que la drôlesse me déshabille. Je ne puis plus sortir
d'ici, moi.

--Au contraire, vous allez sortir tout de suite.

--Ce serait curieux, sans habit.

--Vous mettrez la redingote d'hiver.

--Trouée, rapiécée!

--Vous ne la mettrez pas, si cela vous plaît mieux, mais vous sortirez.

--Jamais.

Oliva prit dans sa poche ce qui lui restait d'or, une quarantaine de
louis environ, et les fit sauter entre ses deux mains rassemblées.

Beausire faillit devenir fou; il s'agenouilla encore une fois.

--Ordonne, dit-il, ordonne.

--Vous allez courir au Capucin-Magique, rue de Seine, on y vend des
dominos pour le bal masqué.

--Eh bien?

--Vous m'en achèterez un complet, masque et bas pareils.

--Bon.

--Pour vous, un noir; pour moi, un blanc de satin.

--Oui.

--Et je ne vous donne que vingt minutes pour cela.

--Nous allons au bal?

--Au bal.

--Et tu me conduis au boulevard souper?

--Certes; mais à une condition.

--Laquelle?

--Si vous êtes obéissant.

--Oh! toujours, toujours.

--Allons donc, montrez votre zèle.

--Je cours.

--Comment, vous n'êtes pas encore parti?

--Mais la dépense...

--Vous avez vingt-cinq louis.

--Comment, j'ai vingt-cinq louis! Et où prenez-vous cela?

--Mais ceux que vous avez ramassés.

--Oliva, Oliva, ce n'est pas bien.

--Que voulez-vous dire?

--Oliva, vous me les aviez donnés.

--Je ne dis pas que vous ne les aurez pas; mais si je vous les donnais à
présent, vous ne reviendriez pas. Allez donc, et revenez vite.

--Elle a, pardieu! raison, dit le coquin un peu confus. C'était mon
intention de ne pas revenir.

--Vingt-cinq minutes, entendez-vous? cria-t-elle.

--J'obéis.

C'est à ce moment que le valet placé en embuscade dans la niche située
en face des fenêtres vit un des deux interlocuteurs disparaître.

C'était M. Beausire, lequel sortit avec un habit sans basque, derrière
lequel l'épée se balançait insolemment, tandis que la chemise
boursouflait sous la veste comme au temps de Louis XIII.

Tandis que le vaurien gagnait du côté de la rue de Seine, Oliva écrivit
rapidement sur un papier ces mots, qui résumaient tout l'épisode:

«La paix est signée, le partage est fait, le bal adopté. À deux heures,
nous serons à l'Opéra. J'aurai un domino blanc, et sur l'épaule gauche
un ruban de soie bleue.»

Oliva roula le papier autour d'un débris de la cruche de faïence,
aventura la tête par la fenêtre, et jeta le billet dans la rue.

Le valet fondit sur sa proie, la ramassa et s'enfuit.

Il est à peu près certain que M. Beausire ne resta pas plus de trente
minutes à revenir, suivi de deux garçons tailleurs qui apportaient, au
prix de dix-huit louis, deux dominos d'un goût exquis, comme on les
faisait au Capucin-Magique, chez le bon faiseur, fournisseur de Sa
Majesté la reine et des dames d'honneur.




Chapitre XXI

La petite maison


Nous avons laissé Mme de La Motte sur la porte de l'hôtel, suivant des
yeux la voiture de la reine, qui disparaissait rapidement.

Quand sa forme cessa d'être visible, quand son roulement cessa d'être
distinct, Jeanne remonta à son tour dans sa remise, et rentra chez elle
pour prendre un domino et un autre masque, et pour voir en même temps si
rien de nouveau ne s'était passé à son domicile.

Mme de La Motte s'était promis, pour cette bienheureuse nuit, un
rafraîchissement à toutes les émotions du jour. Elle avait résolu, une
fois, en femme forte qu'elle était, de faire le garçon, comme on dit
vulgairement ou expressivement, et de s'en aller en conséquence respirer
toute seule les délices de l'imprévu.

Mais un contretemps l'attendait au premier pas qu'elle faisait dans
cette route si séduisante pour les imaginations vives et longtemps
contenues.

En effet, un grison l'attendait chez le concierge.

Ce grison appartenait à M. le prince de Rohan, et était porteur, de la
part de Son Éminence, d'un billet conçu en ces termes:

«Madame la comtesse,

«Vous n'avez pas oublié sans doute que nous avons des affaires à régler
ensemble. Peut-être avez-vous la mémoire brève; moi je n'oublie jamais
ce qui m'a plu.

«J'ai l'honneur de vous attendre là où le porteur vous conduira, si vous
le voulez bien.»

La lettre était signée de la croix pastorale.

Mme de La Motte, d'abord contrariée de ce contretemps, réfléchit un
instant et prit son parti avec cette rapidité de décision qui la
caractérisait.

--Montez avec mon cocher, dit-elle au grison, ou donnez-lui l'adresse.

Le grison monta avec le cocher, Mme de La Motte dans la voiture.

Dix minutes suffirent pour mener la comtesse à l'entrée du faubourg
Saint-Antoine, dans un renfoncement nouvellement aplani, où de grands
arbres, vieux comme le faubourg lui-même, cachaient à tous les yeux une
de ces jolies maisons bâties sous Louis XV, avec le goût extérieur du
XVIème siècle et le confort incomparable du XVIIIème.

--Oh! oh! une petite maison, murmura la comtesse: c'est bien naturel de
la part d'un grand prince, mais bien humiliant pour une Valois. Enfin!

Ce mot, dont la résignation a fait un soupir ou l'impatience une
exclamation, décelait tout ce qui sommeillait de dévorante ambition et
de folle convoitise dans son esprit.

Mais elle n'eut pas plutôt dépassé le seuil de l'hôtel que sa résolution
était prise.

On la mena de chambre en chambre, c'est-à-dire de surprises en
surprises, jusqu'à une petite salle à manger du goût le plus exquis.

Elle y trouva le cardinal seul et l'attendant.

Son Éminence feuilletait des brochures qui ressemblaient fort à une
collection de ces pamphlets qui pleuvaient par milliers à cette époque,
quand le vent venait d'Angleterre ou de la Hollande.

À sa vue, il se leva.

--Ah! vous voici; merci, madame la comtesse, dit-il.

Et il s'approcha pour lui baiser la main.

La comtesse recula d'un air dédaigneux et blessé.

--Quoi donc! fit le cardinal, et qu'avez-vous, madame?

--Vous n'êtes pas accoutumé, n'est-ce pas, monseigneur, à voir une
pareille figure aux femmes à qui Votre Éminence fait l'honneur de les
appeler ici?

--Oh! madame la comtesse.

--Nous sommes dans votre petite maison, n'est-ce pas, monseigneur? dit
la comtesse en jetant autour d'elle un regard dédaigneux.

--Mais, madame...

--J'espérais, monseigneur, que Votre Éminence daignerait se rappeler
dans quelle condition je suis née. J'espérais que Votre Éminence
daignerait se souvenir que si Dieu m'a faite pauvre, il m'a laissé au
moins l'orgueil de mon rang.

--Allons, allons, comtesse, je vous avais prise pour une femme d'esprit,
dit le cardinal.

--Vous appelez femme d'esprit, à ce qu'il paraît, monseigneur, toute
femme indifférente, qui rit à tout, même au déshonneur; à ces femmes,
j'en demande pardon à Votre Éminence, j'ai pris l'habitude, moi, de
donner un autre nom.

--Non pas, comtesse, vous vous trompez: j'appelle femme d'esprit toute
femme qui écoute quand on lui parle ou qui ne parle pas avant d'avoir
écouté.

--J'écoute, voyons.

--J'avais à vous entretenir d'objets sérieux.

--Et vous m'avez fait venir pour cela dans une salle à manger?

--Mais, oui; eussiez-vous mieux aimé que je vous attendisse dans un
boudoir, comtesse?

--La distinction est délicate.

--Je le crois ainsi, comtesse.

--Ainsi, il ne s'agit que de souper avec monseigneur?

--Pas autre chose.

--Que Votre Éminence soit persuadée que je ressens cet honneur comme je
le dois.

--Vous raillez, comtesse?

--Non, je ris.

--Vous riez?

--Oui. Aimez-vous mieux que je me fâche? Ah! vous êtes d'humeur
difficile, monseigneur, à ce qu'il paraît.

--Oh! vous êtes charmante quand vous riez, et je ne demanderais rien de
mieux que de vous voir rire toujours. Mais vous ne riez pas en ce
moment. Oh! non, non; il y a de la colère derrière ces belles lèvres qui
montrent les dents.

--Pas le moins du monde, monseigneur, et la salle à manger me rassure.

--À la bonne heure!

--Et j'espère que vous y souperez bien.

--Comment, que j'y souperai bien. Et vous?

--Moi, je n'ai pas faim.

--Comment, madame, vous me refusez à souper?

--Plaît-il?

--Vous me chassez?

--Je ne vous comprends pas, monseigneur.

--Écoutez, chère comtesse.

--J'écoute.

--Si vous étiez moins courroucée, je vous dirais que vous avez beau
faire, vous ne pouvez pas vous empêcher d'être charmante; mais, comme à
chaque compliment je crains d'être congédié, je m'abstiens.

--Vous craignez d'être congédié! En vérité, monseigneur, j'en demande
pardon à Votre Éminence, mais vous devenez inintelligible.

--C'est pourtant limpide, ce qui se passe.

--Excusez mon éblouissement, monseigneur.

--Eh bien! l'autre jour, vous m'avez reçu avec beaucoup de gêne; vous
trouviez que vous étiez logée d'une façon peu convenable pour une
personne de votre rang et de votre nom. Cela m'a forcé d'abréger ma
visite; cela, en outre, vous a rendue un peu froide avec moi. J'ai pensé
alors que vous remettre dans votre milieu, dans vos conditions de vivre,
c'était rendre l'air à l'oiseau que le physicien place sous la machine
pneumatique.

--Et alors? demanda la comtesse avec anxiété, car elle commençait à
comprendre.

--Alors, belle comtesse, pour que vous puissiez me recevoir avec
franchise, pour que, de mon côté, je puisse venir vous visiter sans me
compromettre, ou vous compromettre vous-même...

Le cardinal regardait fixement la comtesse.

--Eh bien? demanda celle-ci.

--Eh bien! j'ai espéré que vous daigneriez accepter cette étroite
maison. Vous comprenez, comtesse, je ne dis pas petite maison.

--Accepter, moi? Vous me donnez cette maison, monseigneur? s'écria la
comtesse dont le coeur battait à la fois d'orgueil et d'avidité.

--Bien peu de chose, comtesse, trop peu; mais si je vous donnais plus,
vous n'eussiez point accepté.

--Oh! ni plus ni moins, monseigneur, dit la comtesse.

--Vous dites, madame?

--Je dis qu'il est impossible que j'accepte un pareil don.

--Impossible! Et pourquoi?

--Mais parce que c'est impossible, tout simplement.

--Oh! ne prononcez pas ce mot-là près de moi, comtesse.

--Pourquoi?

--Parce que je ne veux pas y croire près de vous.

--Monseigneur!...

--Madame, la maison vous appartient, les clefs sont là, sur un plat de
vermeil. Je vous traite comme un triomphateur. Voyez-vous encore une
humiliation dans cela?

--Non, mais...

--Voyons, acceptez.

--Monseigneur, je vous l'ai dit.

--Comment, madame, vous écrivez aux ministres pour solliciter une
pension; vous acceptez cent louis de deux dames inconnues, vous!

--Oh! monseigneur, c'est bien différent. Qui reçoit...

--Qui reçoit oblige, comtesse, dit noblement le prince. Voyez, je vous
ai attendue dans votre salle à manger; je n'ai pas même vu le boudoir,
ni les salons, ni les chambres: seulement, je suppose qu'il y a tout
cela.

--Oh! monseigneur, pardon; car vous me forcez d'avouer qu'il n'existe
pas d'homme plus délicat que vous.

Et la comtesse, si longtemps contenue, rougit de plaisir en songeant
qu'elle allait pouvoir dire: ma maison.

Puis voyant tout à coup qu'elle se laissait entraîner, à un geste que
fit le prince:

--Monseigneur, dit-elle en reculant d'un pas, je prie Votre Éminence de
me donner à souper.

Le cardinal ôta un manteau dont il ne s'était pas encore débarrassé,
approcha un siège pour la comtesse et, vêtu d'un habit de ville qui lui
seyait à merveille, il commença son office de maître d'hôtel.

Le souper se trouva servi en un moment.

Tandis que les laquais pénétraient dans l'antichambre, Jeanne avait
replacé un loup sur son visage.

--C'est moi qui devrais me masquer, dit le cardinal, car vous êtes chez
vous; car vous êtes au milieu de vos gens; car c'est moi qui suis
l'étranger.

Jeanne se mit à rire, mais n'en garda pas moins son masque. Et, malgré
le plaisir et la surprise qui l'étouffaient, elle fit honneur au repas.

Le cardinal, nous l'avons déjà dit en plusieurs occasions, était un
homme d'un grand coeur et d'un réel esprit.

La longue habitude des cours les plus civilisées de l'Europe, des cours
gouvernées par des reines, l'habitude des femmes qui, à cette époque,
compliquaient, mais souvent aussi résolvaient toutes les questions de
politique; cette expérience, pour ainsi dire transmise par la voie du
sang, et multipliée par une étude personnelle; toutes ces qualités, si
rares aujourd'hui, déjà rares alors, faisaient du prince un homme
extrêmement difficile à pénétrer pour les diplomates ses rivaux et pour
les femmes ses maîtresses.

C'est que sa bonne façon et sa haute courtoisie étaient une cuirasse que
rien ne pouvait entamer.

Aussi le cardinal se croyait-il bien supérieur à Jeanne. Cette
provinciale, bouffie de prétentions, et qui, sous son faux orgueil,
n'avait pu lui cacher son avidité, lui paraissait une facile conquête,
désirable sans doute à cause de sa beauté, de son esprit, de je ne sais
quoi de provocant qui séduit beaucoup plus les hommes blasés que les
hommes naïfs. Peut-être, cette fois, le cardinal, plus difficile à
pénétrer qu'il n'était pénétrant lui-même, se trompait-il; mais le fait
est que Jeanne, belle qu'elle était, ne lui inspirait aucune défiance.

Ce fut la perte de cet homme supérieur. Il ne se fit pas seulement moins
fort qu'il n'était, il se fit pygmée; de Marie-Thérèse à Jeanne de La
Motte, la différence était trop grande pour qu'un Rohan de cette trempe
se donnât la peine de lutter.

Aussi une fois la lutte engagée, Jeanne, qui sentait son infériorité
apparente, se garda-t-elle de laisser voir sa supériorité réelle; elle
joua toujours la provinciale coquette, elle fit la femmelette pour se
conserver un adversaire confiant dans sa force et, par conséquent,
faible dans ses attaques.

Le cardinal, qui avait surpris chez elle tous les mouvements qu'elle
n'avait pu réprimer, la crut donc enivrée du présent qu'il venait de lui
faire; elle l'était effectivement, car le présent était non seulement
au-dessus de ses espérances, mais même de ses prétentions.

Seulement, il oubliait que c'était lui qui était au-dessous de
l'ambition et de l'orgueil d'une femme telle que Jeanne.

Ce qui dissipa d'ailleurs l'enivrement chez elle, c'est la succession de
désirs nouveaux immédiatement substitués aux anciens.

--Allons, dit le cardinal, en versant à la comtesse un verre de vin de
Chypre dans une petite coupe de cristal étoilée d'or; allons, puisque
vous avez signé votre contrat avec moi, ne me boudez plus, comtesse.

--Vous bouder, oh! non.

--Vous me recevrez donc quelquefois ici sans trop de répugnance?

--Jamais je ne serai assez ingrate pour oublier que vous êtes ici chez
vous, monseigneur.

--Chez moi? folie!

--Non, non, chez vous, bien chez vous.

--Ah! si vous me contrariez, prenez garde!

--Eh bien! qu'arrivera-t-il?

--Je vais vous imposer d'autres conditions.

--Ah! prenez garde à votre tour.

--À quoi?

--À tout.

--Dites.

--Je suis chez moi.

--Et...

--Et si je trouve vos conditions déraisonnables, j'appelle mes gens.

Le cardinal se mit à rire.

--Eh bien! vous voyez? dit-elle.

--Je ne vois rien du tout, fit le cardinal.

--Si fait, vous voyez bien que vous vous moquiez de moi!

--Comment cela?

--Vous riez!...

--C'est le moment, ce me semble.

--Oui, c'est le moment, car vous savez bien que si j'appelais mes gens,
ils ne viendraient pas.

--Oh! si fait! le diable m'emporte!

--Fi! monseigneur.

--Qu'ai-je donc fait?

--Vous avez juré, monseigneur.

--Je ne suis plus cardinal ici, comtesse; je suis chez vous,
c'est-à-dire en bonne fortune.

Et il se mit encore à rire.

«Allons, dit la comtesse en elle-même, décidément, c'est un excellent
homme.»

--À propos, fit tout à coup le cardinal, comme si une pensée bien
éloignée de son esprit venait d'y rentrer par hasard, que me disiez-vous
l'autre jour de ces deux dames de charité, de ces deux Allemandes?

--De ces deux dames au portrait? fit Jeanne qui, ayant vu la reine,
arrivait à la parade et se tenait prête à la riposte.

--Oui, de ces dames au portrait.

--Monseigneur, fit Mme de La Motte en regardant le cardinal, vous les
connaissez aussi bien et même mieux que moi, je parie.

--Moi? oh! comtesse, vous me faites tort. N'avez-vous point paru désirer
savoir qui elles sont?

--Sans doute; et c'est bien naturel de désirer connaître ses
bienfaitrices, ce me semble.

--Eh bien! si je savais qui elles sont, vous le sauriez déjà, vous.

--Monsieur le cardinal, ces dames, vous les connaissez, vous dis-je.

--Non.

--Encore un non, et je vous appelle menteur.

--Oh! et moi je me venge de l'insulte.

--Comment, s'il vous plaît?

--En vous embrassant.

--Monsieur l'ambassadeur près la cour de Vienne! monsieur le grand ami
de l'impératrice Marie-Thérèse! il me semble, à moins qu'il ne soit
guère ressemblant, que vous auriez dû reconnaître le portrait de votre
amie.

--Quoi! vraiment, comtesse, c'était le portrait de Marie-Thérèse!

--Oh! faites donc l'ignorant, monsieur le diplomate!

--Eh bien! voyons, quand cela serait, quand j'aurais reconnu
l'impératrice Marie-Thérèse, où cela nous mènerait-il?

--Qu'ayant reconnu le portrait de Marie-Thérèse, vous devez bien avoir
quelque soupçon des femmes à qui un pareil portrait appartient.

--Mais pourquoi voulez-vous que je sache cela? dit le cardinal, assez
inquiet.

--Dame! parce qu'il n'est pas très ordinaire de voir un portrait de
mère--car, remarquez bien que ce portrait est portrait de mère et non
d'impératrice--en d'autres mains qu'entre les mains...

--Achevez.

--Qu'entre les mains d'une fille...

--La reine! s'écria Louis de Rohan avec une vérité d'intonation qui dupa
Jeanne. La reine! Sa Majesté serait venue chez vous!

--Eh! quoi, vous n'aviez pas deviné que c'était elle, monsieur?

--Mon Dieu! non, dit le cardinal d'un ton parfaitement simple; non, il
est d'habitude, en Hongrie, que les portraits des princes régnants
passent de famille en famille. Ainsi, moi qui vous parle, par exemple,
je ne suis ni fils, ni fille, ni même parent de Marie-Thérèse, eh bien!
j'ai un portrait d'elle sur moi.

--Sur vous, monseigneur?

--Tenez, dit froidement le cardinal.

Et il tira de sa poche une tabatière qu'il montra à Jeanne, confondue.

--Vous voyez bien, ajouta-t-il, que si j'ai ce portrait, moi qui, comme
je vous le disais, n'ai pas l'honneur d'être de la famille impériale, un
autre que moi peut bien l'avoir oublié chez vous, sans être pour cela de
l'auguste maison d'Autriche.

Jeanne se tut. Elle avait tous les instincts de la diplomatie; mais la
pratique lui manquait encore.

--Ainsi, à votre avis, continua le prince Louis, c'est la reine Marie
Antoinette qui est allée vous rendre visite?

--La reine avec une autre dame.

--Mme de Polignac?

--Je ne sais.

--Mme de Lamballe?

--Une jeune femme fort belle et fort sérieuse.

--Mlle de Taverney peut-être?

--C'est possible; je ne la connais pas.

--Alors, si Sa Majesté vous est venue rendre visite, vous voilà sûre de
la protection de la reine. C'est un grand pas pour votre fortune.

--Je le crois, monseigneur.

--Sa Majesté, pardonnez-moi cette question, a-t-elle été généreuse
envers vous?

--Mais elle m'a donné une centaine de louis, je crois.

--Oh! Sa Majesté n'est pas riche, surtout dans ce moment-ci.

--C'est ce qui double ma reconnaissance.

--Et vous a-t-elle témoigné quelque intérêt particulier?

--Un assez vif.

--Alors tout va bien, dit le prélat pensif et oubliant la protégée pour
penser à la protectrice; il ne vous reste donc plus à faire qu'une seule
chose.

--Laquelle?

--Pénétrer à Versailles.

La comtesse sourit.

--Ah! ne nous le dissimulons pas, comtesse, là est la véritable
difficulté.

La comtesse sourit une seconde fois, mais d'une façon plus significative
que la première.

Le cardinal sourit à son tour.

--En vérité, vous autres provinciales, dit-il, vous ne doutez jamais de
rien. Parce que vous avez vu Versailles avec des grilles qui s'ouvrent
et des escaliers qu'on monte, vous vous figurez que tout le monde ouvre
ces grilles et monte ces escaliers. Avez-vous vu tous les monstres
d'airain, de marbre ou de plomb qui garnissent le parc et les terrasses
de Versailles, comtesse?

--Mais oui, monseigneur.

--Hippogriffes, chimères, gorgones, goules et autres bêtes malfaisantes,
il y en a des centaines; eh bien! figurez-vous dix fois plus de
méchantes bêtes vivantes entre les princes et leurs bienfaits que vous
n'avez vu de monstres fabriqués entre les fleurs du jardin et les
passants.

--Votre Éminence m'aiderait bien à passer dans les rangs de ces monstres
s'ils me fermaient le passage.

--J'essaierai, mais j'aurai bien du mal. Et d'abord si vous prononciez
mon nom, si vous découvriez votre talisman, au bout de deux visites, il
vous serait devenu inutile.

--Heureusement, dit la comtesse, je suis gardée de ce côté par la
protection immédiate de la reine, et si je pénètre à Versailles, j'y
entrerai avec la bonne clef.

--Quelle clef, comtesse?

--Ah! monsieur le cardinal, c'est mon secret... Non, je me trompe, si
c'était mon secret, je vous le dirais, car je ne veux rien avoir de
caché pour mon plus aimable protecteur.

--Il y a un mais, comtesse?

--Hélas! oui, monseigneur, il y a un mais; mais comme ce n'est pas mon
secret, je le garde. Qu'il vous suffise de savoir...

--Quoi donc?

--Que demain j'irai à Versailles; que je serai reçue, et, j'ai tout lieu
de l'espérer, bien reçue, monseigneur.

Le cardinal regarda la jeune femme, dont l'aplomb lui paraissait une
conséquence un peu directe des premières vapeurs du souper.

--Comtesse, dit-il en riant, nous verrons si vous entrez.

--Vous pousseriez la curiosité jusqu'à me faire suivre?

--Exactement.

--Je ne m'en dédis pas.

--Dès demain, défiez-vous, comtesse, je déclare votre honneur intéressé
à entrer à Versailles.

--Dans les petits appartements, oui, monseigneur.

--Je vous assure, comtesse, que vous êtes pour moi une énigme vivante.

--Un de ces petits monstres qui habitent le parc de Versailles?

--Oh! vous me croyez homme de goût, n'est-ce pas?

--Oui, certes, monseigneur.

--Eh bien! comme me voici à vos genoux, comme je prends et baise votre
main, vous ne pourrez plus croire que je place mes lèvres sur une griffe
ou ma main sur une queue de poisson à écailles.

--Je vous supplie, monseigneur, de vous souvenir, dit froidement Jeanne,
que je ne suis ni une grisette, ni une fille d'Opéra; c'est-à-dire que
je suis tout à moi, quand je ne suis pas à mon mari, et que, me sentant
l'égale de tout homme en ce royaume, je prendrai librement et
spontanément, le jour où cela me plaira, l'homme qui aura su me plaire.
Ainsi, monseigneur, respectez-moi un peu, vous respecterez ainsi la
noblesse à laquelle nous appartenons tous les deux.

Le cardinal se releva.

--Allons, dit-il, vous voulez que je vous aime sérieusement.

--Je ne dis pas cela, monsieur le cardinal; mais je veux, moi, vous
aimer. Croyez-moi, quand le moment sera venu, s'il vient, vous le
devinerez facilement. Je vous le ferai savoir au cas où vous ne vous en
apercevriez pas, car je me sens assez jeune, assez passable, pour ne pas
redouter de faire des avances. Un honnête homme ne me repoussera pas.

--Comtesse, dit le cardinal, je vous assure que s'il ne dépend que de
moi, vous m'aimerez.

--Nous verrons.

--Vous avez déjà de l'amitié pour moi, n'est-il pas vrai?

--Plus.

--Vraiment? Nous serions alors à moitié chemin.

--N'arpentons pas la route avec la toise, marchons.

--Comtesse, vous êtes une femme que j'adorerais...

Et il soupira.

--Que j'adorerais... dit-elle surprise, si?...

--Si vous le permettiez, se hâta de répondre le cardinal.

--Monseigneur, je vous le permettrai peut-être quand la fortune m'aura
souri assez longtemps pour que vous vous dispensiez de tomber à mes
genoux si vite et de me baiser les mains si prématurément.

--Comment?

--Oui, quand je serai au-dessus de vos bienfaits, vous ne soupçonnerez
plus que je recherche vos visites par un intérêt quelconque; alors vos
vues sur moi s'ennobliront, j'y gagnerai, monseigneur, et vous n'y
perdrez pas.

Elle se leva encore, car elle s'était rassise pour mieux débiter sa
morale.

--Alors, dit le cardinal, vous m'enfermez dans des impossibilités.

--Comment cela?

--Vous m'empêchez de vous faire ma cour.

--Pas le moins du monde. Est-ce qu'il n'y a, pour faire la cour à une
femme, que le moyen de la génuflexion et la prestidigitation?

--Commençons vivement, comtesse. Que voulez-vous me permettre?

--Tout ce qui est compatible avec mes goûts et mes devoirs.

--Oh! oh! vous prenez là les deux plus vagues terrains qu'il y ait au
monde.

--Vous avez eu tort de m'interrompre, monseigneur, j'allais y ajouter un
troisième.

--Lequel? bon Dieu!

--Celui de mes caprices.

--Je suis perdu.

--Vous reculez?

Le cardinal subissait en ce moment beaucoup moins la direction de sa
pensée intérieure que le charme de cette provocante enchanteresse.

--Non, dit-il, je ne reculerai pas.

--Ni devant mes devoirs?

--Ni devant vos goûts et vos caprices.

--La preuve?

--Parlez.

--Je veux aller ce soir au bal de l'Opéra.

--Cela vous regarde, comtesse, vous êtes libre comme l'air, et je ne
vois pas en quoi vous seriez empêchée d'aller au bal de l'Opéra.

--Un moment; vous ne voyez que la moitié de mon désir; l'autre, c'est
que, vous aussi, vous veniez à l'Opéra.

--Moi! à l'Opéra... Oh! comtesse!

Et le cardinal fit un mouvement qui, tout simple pour un particulier
ordinaire, était un bond prodigieux pour un Rohan de cette qualité.

--Voilà déjà comme vous cherchez à me plaire? dit la comtesse.

--Un cardinal ne va pas au bal de l'Opéra, comtesse; c'est comme si, à
vous, je vous proposais d'entrer dans... une tabagie.

--Un cardinal ne danse pas non plus, n'est-ce pas?...

--Oh!... non.

--Eh bien! pourquoi donc ai-je lu que M. le cardinal de Richelieu avait
dansé une sarabande?

--Devant Anne d'Autriche, oui... laissa échapper le prince.

--Devant une reine, c'est vrai, répéta Jeanne en le regardant fixement.
Eh bien! vous feriez peut-être cela pour une reine...

Le prince ne put s'empêcher de rougir, tout habile, tout fort qu'il
était.

Soit que la maligne créature eût pitié de son embarras, soit qu'il lui
fût expédient de ne pas prolonger cette gêne, elle se hâta d'ajouter:

--Comment ne me blesserais-je pas, moi, à qui vous faites tant de
protestations, de voir que vous m'estimez moins qu'une reine, lorsqu'il
s'agit d'être caché sous un domino et sous un masque, lorsqu'il s'agit
de faire dans mon esprit, avec une complaisance que je ne saurais
reconnaître, un de ces pas de géant que votre fameuse toise de tout à
l'heure ne mesurerait jamais?

Le cardinal, heureux d'en être quitte à si bon marché, heureux surtout
de cette perpétuelle victoire que l'adresse de Jeanne lui laissait
remporter à chaque étourderie, se jeta sur la main de la comtesse en la
serrant.

--Pour vous, dit-il, tout, même l'impossible.

--Merci, monseigneur, l'homme qui vient de faire ce sacrifice pour moi
est un ami bien précieux; je vous dispense de la corvée, maintenant que
vous l'avez acceptée.

--Non pas, non pas, celui-là seul peut réclamer le salaire qui vient
d'accomplir sa tâche. Comtesse, je vous suis; mais en domino.

--Nous allons passer dans la rue Saint-Denis, qui avoisine l'Opéra;
j'entrerai masquée dans un magasin: j'y achèterai pour vous domino et
masque; vous vous vêtirez dans le carrosse.

--Comtesse, c'est une partie charmante, savez-vous?

--Oh! monseigneur, vous êtes pour moi d'une bonté qui me couvre de
confusion... Mais, j'y pense, peut-être, à l'hôtel de Rohan, Votre
Excellence aurait-elle trouvé un domino plus à son goût que celui dont
nous allons faire emplette.

--Voilà une malice impardonnable, comtesse. Si je vais au bal de
l'Opéra, croyez bien une chose...

--Laquelle, monseigneur?

--C'est que je serai aussi surpris de m'y voir que vous le fûtes, vous,
de souper en tête à tête avec un autre homme que votre mari.

Jeanne sentit qu'elle n'avait rien à répondre; elle remercia.

Un carrosse sans armoiries vint à la petite porte de la maison recevoir
les deux fugitifs, et prit au grand trot le chemin des boulevards.




Chapitre XXII

Quelques mots sur l'Opéra


L'Opéra, ce temple du plaisir à Paris, avait brûlé en 1781, au mois de
juin.

Vingt personnes avaient péri sous les décombres, et comme, depuis
dix-huit ans, c'était la deuxième fois que ce malheur arrivait,
l'emplacement habituel de l'Opéra, c'est-à-dire le Palais-Royal, avait
paru fatal aux joies parisiennes; une ordonnance du roi avait transféré
ce séjour dans un autre quartier moins central.

Ce fut toujours pour les voisins une grande préoccupation que cette
ville de toile et de bois blanc, de cartons et de peintures. L'Opéra
sain et sauf enflammait les coeurs des financiers et des gens de
qualité, déplaçait les rangs et les fortunes. L'Opéra en combustion
pouvait détruire un quartier, la ville tout entière. Il ne s'agissait
que d'un coup de vent.

L'emplacement choisi fut la Porte Saint-Martin. Le roi, peiné de voir
que sa bonne ville de Paris allait manquer d'Opéra pendant bien
longtemps, devint triste comme il le devenait chaque fois que les
arrivages de grains ne se faisaient point, ou que le pain dépassait sept
sols les quatre livres.

Il fallait voir toute la vieille noblesse et toute la jeune robe, toute
l'épée et toute la finance désorientées par ce vide de l'après-dîner; il
fallait voir errer sur les promenades les divinités sans asile, depuis
l'espalier jusqu'à la première chanteuse.

Pour consoler le roi et même un peu la reine, on fit voir à Leurs
Majestés un architecte, M. Lenoir, qui promettait monts et merveilles.

Ce galant homme avait des plans nouveaux, un système de circulation si
parfait, que, même en cas d'incendie, nul ne pourrait être étouffé dans
les corridors. Il ouvrait huit portes aux fuyards, sans compter un
premier étage à cinq larges fenêtres, si basses que les plus poltrons
pourraient sauter sur le boulevard sans rien craindre que des entorses.

M. Lenoir donnait, pour remplacer la belle salle de Moreau et les
peintures de Durameaux, un bâtiment de quatre-vingt-seize pieds de
façade sur le boulevard; une façade ornée de huit cariatides adossées
aux piliers, pour former trois portes d'entrée; huit colonnes posant sur
le soubassement; de plus, un bas-relief au-dessus des chapiteaux, un
balcon à trois croisées ornées d'archivoltes.

La scène aurait trente-six pieds d'ouverture, le théâtre, soixante-douze
pieds de profondeur et quatre-vingt-quatre pieds dans sa largeur, d'un
mur à l'autre.

Il y aurait des foyers ornés de glaces, d'une décoration simple, mais
noble.

Dans toute la largeur de la salle, sous l'orchestre, M. Lenoir
ménagerait un espace de douze pieds pour contenir un immense réservoir
et deux corps de pompes au service desquelles seraient affectés vingt
Gardes françaises.

Enfin, pour combler la mesure, l'architecte demandait soixante-quinze
jours et soixante-quinze nuits pour livrer la salle au public, pas une
heure de plus ou de moins.

Ce dernier article parut être une gasconnade; on rit beaucoup d'abord,
mais le roi fit son calcul avec M. Lenoir, et accorda tout.

M. Lenoir se mit à l'oeuvre et tint sa promesse. La salle fut achevée
dans le délai convenu.

Mais alors le public, qui n'est jamais satisfait ou rassuré, se mit à
réfléchir que la salle était en charpentes, que c'était le seul moyen de
construire vite, mais que la célérité était une condition d'infirmité,
que, par conséquent, l'Opéra nouveau n'était pas solide Ce théâtre,
après lequel on avait tant soupiré, que les curieux avaient si bien
regardé s'élever poutre à poutre, ce monument que tout Paris était venu
voir grandir chaque soir, en y fixant d'avance sa place, nul n'y voulut
entrer lorsqu'il fut achevé. Les plus hardis, les fous, retinrent leurs
billets pour la première représentation _d'Adèle de Ponthieu_, musique
de Piccini, mais, en même temps, ils firent leur testament.

Ce que voyant, l'architecte désolé eut recours au roi, qui lui donna une
idée.

--Ce qu'il y a de poltrons en France, dit Sa Majesté, ce sont les gens
qui paient; ceux-là veulent bien vous donner dix mille livres de rente
et se faire étouffer dans la presse, mais ils ne veulent pas risquer
d'être étouffés sous des plafonds croulants. Laissez-moi ces gens-là, et
invitez les braves qui ne paient pas. La reine m'a donné un dauphin; la
ville nage dans la joie. Faites annoncer qu'en réjouissance de la
naissance de mon fils, l'Opéra ouvrira un spectacle gratuit; et si deux
mille cinq cents personnes entassées, c'est-à-dire une moyenne de trois
cent mille livres, ne vous suffisent pas pour éprouver la solidité,
priez tous ces lurons de se trémousser un peu; vous savez, monsieur
Lenoir, que le poids se quintuple quand il tombe de quatre pouces. Vos
deux mille cinq cents braves pèseront quinze cent mille si vous les
faites danser; donnez donc un bal après le spectacle.

--Sire, merci, dit l'architecte.

--Mais auparavant, réfléchissez, ce sera lourd.

--Sire, je suis sûr de mon fait, et j'irai à ce bal.

--Moi, répliqua le roi, je vous promets d'assister à la deuxième
représentation.

L'architecte suivit le conseil du roi. On joua _Adèle de Ponthieu_
devant trois mille plébéiens, qui applaudirent plus que des rois.

Ces plébéiens voulurent bien danser après le spectacle et se divertir
considérablement. Ils décuplèrent leur poids au lieu de le quintupler.

Rien ne bougea dans la salle.

S'il y avait eu quelque malheur à craindre, c'eût été aux
représentations suivantes, car les nobles peureux encombrèrent la salle,
cette salle dans laquelle allaient se rendre, pour le bal, trois ans
après son ouverture, M. le cardinal de Rohan et Mme de La Motte.

Tel était le préambule que nous devions à nos lecteurs; maintenant,
retrouvons nos personnages.




Chapitre XXIII

Le bal de l'Opéra


Le bal était dans son plus grand éclat lorsque le cardinal Louis de
Rohan et Mme de La Motte s'y glissèrent furtivement, le prélat du moins,
parmi des milliers de dominos et de masques de toute espèce.

Ils furent bientôt enveloppés dans la foule, où ils disparurent comme
disparaissent dans les grands tourbillons ces petits remous un moment
remarqués par les promeneurs de la rive, puis entraînés et effacés par
le courant.

Deux dominos côte à côte, autant qu'il est possible de se tenir côte à
côte dans un pareil pêle-mêle, essayaient, en combinant leurs forces, de
résister à l'envahissement; mais, voyant qu'ils n'y pouvaient parvenir,
ils prirent le parti de se réfugier sous la loge de la reine, où la
foule était moins intense, et où d'ailleurs la muraille leur offrait un
point d'appui.

Domino noir et domino blanc, l'un grand, l'autre de moyenne taille; l'un
homme, et l'autre femme; l'un agitant les bras, l'autre tournant et
retournant la tête.

Ces deux dominos se livraient évidemment à un colloque des plus animés.
Écoutons.

--Je vous dis, Oliva, que vous attendez quelqu'un, répétait le plus
grand; votre col n'est plus un col, c'est le rapport d'une girouette qui
ne tourne pas seulement à tout vent, mais à tout venant.

--Eh bien! après?

--Comment! après?

--Oui, qu'y a-t-il d'étonnant à ce que ma tête tourne? Est-ce que je ne
suis pas ici pour cela?

--Oui, mais si vous la faites tourner aux autres...

--Eh bien! monsieur, pourquoi donc vient-on à l'Opéra?

--Pour mille motifs.

--Oh! oui, les hommes, mais les femmes n'y viennent que pour un seul.

--Lequel?

--Celui que vous avez dit, pour faire tourner autant de têtes que
possible. Vous m'avez amenée au bal de l'Opéra; j'y suis, résignez-vous.

--Mademoiselle Oliva!

--Oh! ne faites pas votre grosse voix. Vous savez que votre grosse voix
ne me fait pas peur, et surtout privez-vous de m'appeler par mon nom.
Vous savez que rien n'est de plus mauvais goût que d'appeler les gens
par leur nom au bal de l'Opéra.

Le domino noir fit un geste de colère, qui fut interrompu tout net par
l'arrivée d'un domino bleu, assez gros, assez grand, et d'une belle
tournure.

--Là, là, monsieur, dit le nouveau venu, laissez donc Madame s'amuser
tout à son aise. Que diable! ce n'est pas tous les jours la mi-carême,
et à toutes les mi-carêmes on ne vient point au bal de l'Opéra.

--Mêlez-vous de ce qui vous regarde, repartit brutalement le domino
noir.

--Eh! monsieur, fit le domino bleu, rappelez-vous donc une fois pour
toutes qu'un peu de courtoisie ne gâte jamais rien.

--Je ne vous connais pas, répondit le domino noir, pourquoi diable me
gênerais-je avec vous?

--Vous ne me connaissez pas, soit; mais...

--Mais, quoi?

--Mais moi, je vous connais, monsieur de Beausire.

À son nom prononcé, lui qui prononçait si facilement le nom des autres,
le domino noir frémit, sensation qui fut visible aux oscillations
répétées de son capuchon soyeux.

--Oh! n'ayez pas peur, monsieur de Beausire, reprit le masque, je ne
suis pas ce que vous pensez.

--Eh! pardieu! qu'est-ce que je pense? Est-ce que vous, qui devinez les
noms, vous ne vous contenteriez pas de cela et auriez la prétention de
deviner aussi les pensées?

--Pourquoi pas?

--Alors, devinez donc un peu ce que je pense. Je n'ai jamais vu de
sorcier, et il me fera, en vérité, plaisir d'en rencontrer un.

--Oh! ce que vous demandez de moi n'est pas assez difficile pour me
mériter un titre que vous paraissez octroyer bien facilement.

--Dites toujours.

--Non, trouvez autre chose.

--Cela me suffira. Devinez.

--Vous le voulez?

--Oui.

--Eh bien! vous m'avez pris pour un agent de M. de Crosne.

--De M. de Crosne?

--Eh! oui, vous ne connaissez que cela, pardieu! de M. de Crosne, le
lieutenant de police.

--Monsieur...

--Tout beau, cher monsieur Beausire; en vérité, on dirait que vous
cherchez une épée à votre côté.

--Certainement que je la cherche.

--Tudieu! quelle belliqueuse nature. Mais remettez-vous, cher monsieur
Beausire, vous avez laissé votre épée chez vous, et vous avez bien fait.
Parlons d'autre chose. Voulez-vous, s'il vous plaît, me laisser le bras
de madame?...

--Le bras de madame?

--Oui, de madame. Cela se fait, ce me semble, au bal de l'Opéra, ou bien
arriverais-je des Grandes-Indes?

--Sans doute, monsieur, cela se fait quand cela convient au cavalier.

--Il suffit quelquefois, cher monsieur Beausire, que cela convienne à la
dame.

--Est-ce pour longtemps que vous demandez ce bras?

--Ah! cher monsieur Beausire, vous êtes trop curieux: peut-être pour dix
minutes, peut-être pour une heure, peut-être pour toute la nuit.

--Allons donc, monsieur, vous vous moquez de moi.

--Cher monsieur, répondez oui ou non. Oui ou non, voulez-vous me donner
le bras de madame?

--Non.

--Allons, allons, ne faites pas le méchant.

--Pourquoi cela?

--Parce que, puisque vous avez un masque, il est inutile d'en prendre
deux.

--Mon Dieu! monsieur.

--Allons, bien, voilà que vous vous fâchez, vous qui étiez si doux tout
à l'heure.

--Où cela?

--Rue Dauphine.

--Rue Dauphine! exclama Beausire, stupéfait.

Oliva éclata de rire.

--Taisez-vous! madame, lui grinça le domino noir.

Puis, se tournant vers le domino bleu:

--Je ne comprends rien à ce que vous dites, monsieur. Intriguez-moi
honnêtement, si cela vous est possible.

--Mais, cher monsieur, il me semble que rien n'est plus honnête que la
vérité; n'est-ce pas, mademoiselle Oliva?

--Eh mais! fit celle-ci, vous me connaissez donc aussi, moi?

--Monsieur ne vous a-t-il pas nommée tout haut par votre nom, tout à
l'heure?

--Et la vérité, dit Beausire, revenant à la conversation, la vérité,
c'est...

--C'est qu'au moment de tuer cette pauvre dame, car il y a une heure
vous vouliez la tuer; c'est qu'au moment de tuer cette pauvre dame, vous
vous êtes arrêté devant le son d'une vingtaine de louis.

--Assez, monsieur.

--Soit; donnez-moi le bras de madame, alors, puisque vous en avez assez.

--Oh! je vois bien, murmura Beausire, que Madame et vous...

--Eh bien! Madame et moi?

--Vous vous entendez.

--Je vous jure que non.

--Oh! peut-on dire! s'écria Oliva.

--Et d'ailleurs... ajouta le domino bleu.

--Comment, d'ailleurs?

--Oui, quand nous nous entendrions, ce ne serait que pour votre bien.

--Pour mon bien?

--Sans doute.

--Quand on avance une chose, on la prouve, dit cavalièrement Beausire.

--Volontiers.

--Ah! je serais curieux...

--Je prouverai donc, continua le domino bleu, que votre présence ici
vous est aussi nuisible que votre absence vous serait profitable.

--À moi?

--Oui, à vous.

--En quoi, je vous prie?

--Nous sommes membre d'une certaine académie, n'est-ce pas?

--Moi?

--Oh! ne vous fâchez point, cher monsieur de Beausire, je ne parle pas
de l'Académie française.

--Académie... académie... grommela le chevalier d'Oliva.

--Rue du Pot-de-Fer, un étage au-dessous du rez-de-chaussée, est-ce bien
cela, cher monsieur de Beausire?

--Chut!

--Bah!

--Oui, chut! Oh! l'homme désagréable que vous faites, monsieur.

--On ne dit pas cela.

--Pourquoi?

--Parbleu! parce que vous n'en pouvez croire un mot. Revenons donc à
cette académie.

--Eh bien?

Le domino bleu tira sa montre, une belle montre enrichie de brillants,
sur laquelle se fixèrent comme deux lentilles enflammées les deux
prunelles de Beausire.

--Eh bien! répéta ce dernier.

--Eh bien! dans un quart d'heure, à votre académie de la rue du
Pot-de-Fer, cher monsieur de Beausire, on va discuter un petit projet
tendant à donner un bénéfice de deux millions aux douze vrais associés,
dont vous êtes un, monsieur de Beausire.

--Et dont vous êtes un autre, si toutefois...

--Achevez.

--Si toutefois vous n'êtes pas un mouchard.

--En vérité, je vous croyais un homme d'esprit, monsieur de Beausire,
mais je vois avec douleur que vous n'êtes qu'un sot; si j'étais de la
police, je vous aurais déjà pris et repris vingt fois pour des affaires
moins honorables que cette spéculation de deux millions que l'on va
discuter à l'académie dans quelques minutes.

Beausire réfléchit un moment.

--Au diable! si vous n'avez pas raison, dit-il.

Puis, se ravisant:

--Ah! monsieur, dit-il, vous m'envoyez rue du Pot-de-Fer!

--Je vous envoie rue du Pot-de-Fer.

--Je sais bien pourquoi.

--Dites!

--Pour m'y faire pincer. Mais pas si fou.

--Encore une sottise.

--Monsieur!

--Sans doute, si j'ai le pouvoir de faire ce que vous dites, si j'ai le
pouvoir plus grand encore de deviner ce qui se trame à votre académie,
pourquoi viens-je vous demander la permission d'entretenir madame? Non.
Je vous ferais, en ce cas, arrêter tout de suite, et nous serions
débarrassés de vous, madame et moi; mais, au contraire, tout par la
douceur et la persuasion, cher monsieur de Beausire, c'est ma devise.

--Voyons, s'écria tout à coup Beausire en quittant le bras d'Oliva,
c'est vous qui étiez sur le sofa de Madame il y a deux heures? Hein!
Répondez.

--Quel sofa? demanda le domino bleu, à qui Oliva pinça légèrement le
bout du petit doigt; je ne connais, moi, en fait de sofa, que celui de
M. Crébillon fils.

--Au fait, cela m'est bien égal, reprit Beausire, vos raisons sont
bonnes, voilà tout ce qu'il me faut. Je dis bonnes, c'est excellentes
qu'il faudrait dire. Prenez donc le bras de madame, et si vous avez
conduit un galant homme à mal, rougissez!

Le domino bleu se mit à rire à cette épithète de galant homme dont se
gratifiait si libéralement Beausire; puis, lui frappant sur l'épaule:

--Dormez tranquille, lui dit-il; en vous envoyant là-bas, je vous fais
cadeau d'une part de cent mille livres au moins; car si vous n'alliez
pas à l'académie ce soir, selon l'habitude de vos associés, vous seriez
mis hors de partage, tandis qu'en y allant...

--Eh bien! soit, au petit bonheur, murmura Beausire.

Et, saluant avec une pirouette, il disparut.

Le domino bleu prit possession du bras de Mlle Oliva, devenu vacant par
la disparition de Beausire.

--Maintenant, à nous deux, dit celle-ci. Je vous ai laissé intriguer
tout à votre aise ce pauvre Beausire, mais je vous préviens que je serai
plus difficile à démonter, moi qui vous connais. Ainsi, comme il s'agit
de continuer, trouvez-moi de jolies choses, ou sinon...

--Je ne connais pas de plus jolies choses au monde que votre histoire,
chère mademoiselle Nicole, dit le domino bleu en serrant agréablement le
bras rond de la petite femme, qui poussa un cri étouffé à ce nom que le
masque venait de lui glisser dans l'oreille.

Mais elle se remit aussitôt, en personne habituée à ne point se laisser
prendre par surprise.

--Oh! mon Dieu! qu'est-ce que ce nom-là? demanda-t-elle. Nicole!...
Est-ce de moi qu'il s'agit? Voulez-vous, par hasard, me désigner par ce
nom? En ce cas, vous faites naufrage en sortant du port, vous échouez au
premier rocher. Je ne m'appelle pas Nicole.

--Maintenant, je sais, oui; maintenant, vous vous appelez Oliva. Nicole
sentait par trop la province. Il y a deux femmes en vous, je le sais
bien: Oliva et Nicole. Nous parlerons tout à l'heure d'Oliva, parlons
d'abord de Nicole. Avez-vous oublié le temps où vous répondiez à ce nom?
Je n'en crois rien. Ah! ma chère enfant, lorsqu'on a porté un nom étant
jeune fille, c'est toujours celui-là que l'on garde, sinon au-dehors, du
moins au fond de son coeur, quel que soit l'autre nom qu'on a été forcé
de prendre pour faire oublier le premier. Pauvre Oliva! Heureuse Nicole!

En ce moment, un flot de masques vint heurter comme une lame d'orage les
deux promeneurs enlacés, et Nicole ou Oliva fut forcée, presque malgré
elle, de serrer son compagnon de plus près encore qu'elle ne le faisait.

--Voyez, lui dit-il, voyez toute cette foule bigarrée; voyez tous ces
groupes qui se pressent, sous les coqueluchons l'un de l'autre, pour
dévorer les mots de galanterie ou d'amour qu'ils échangent; voyez ces
groupes qui se font et se défont, les uns avec des rires, les autres
avec des reproches. Tous ces gens-là ont peut-être autant de noms que
vous, et il y en a beaucoup que j'étonnerais en leur disant des noms
dont ils se souviennent, et qu'ils croient qu'on a oubliés.

--Vous avez dit: «Pauvre Oliva!...»

--Oui.

--Vous ne me croyez donc pas heureuse?

--Il serait difficile que vous fussiez heureuse avec un homme comme
Beausire.

Oliva poussa un soupir.

--Aussi ne le suis-je point! dit-elle.

--Vous l'aimez, cependant?

--Oh! raisonnablement.

--Si vous ne l'aimez pas, quittez-le.

--Non.

--Pourquoi cela?

--Parce que je ne l'aurais pas plutôt quitté que je le regretterais.

--Vous le regretteriez?

--J'en ai peur.

--Et que regretteriez-vous donc dans un ivrogne, dans un joueur, dans un
homme qui vous bat, dans un escroc qui sera un jour roué en Grève?

--Peut-être ne comprendrez-vous point ce que je vais vous dire.

--Dites toujours.

--Je regretterais le bruit qu'il fait autour de moi.

--J'aurais dû le deviner. Voilà ce que c'est que d'avoir passé sa
jeunesse avec des gens silencieux.

--Vous connaissez ma jeunesse?

--Parfaitement.

--Ah! mon cher monsieur, dit Oliva en riant et en secouant la tête d'un
air de défi.

--Vous doutez?

--Oh! je ne doute pas, je suis sûre.

--Nous allons donc causer de votre jeunesse, mademoiselle Nicole.

--Causons; mais je vous préviens que je ne vous donnerai pas la
réplique.

--Oh! je n'en ai pas besoin.

--J'attends.

--Je ne vous prendrai point à l'enfance, temps qui ne compte pas dans la
vie, je vous prendrai à la puberté, au moment où vous vous aperçûtes que
Dieu avait mis en vous un coeur pour aimer.

--Pour aimer qui?

--Pour aimer Gilbert.

À ce mot, à ce nom, un frisson courut par toutes les veines de la jeune
femme, et le domino bleu la sentit frémissante à son bras.

--Oh! dit-elle, comment savez-vous, mon Dieu?

Et elle s'arrêta tout à coup, dardant à travers son masque, et avec une
émotion indéfinissable, ses yeux sur le domino bleu.

Le domino bleu resta muet. Oliva, ou plutôt Nicole, poussa un soupir.

--Ah! monsieur, dit-elle sans chercher à lutter plus longtemps, vous
venez de prononcer un nom pour moi bien fertile en souvenirs. Vous
connaissez donc ce Gilbert?

--Oui, puisque je vous en parle.

--Hélas!

--Un charmant garçon, sur ma foi! Vous l'aimiez?

--Il était beau. Non... ce n'est pas cela... mais je le trouvais beau,
moi. Il était plein d'esprit; il était mon égal par la naissance... Mais
non, cette fois surtout, je me trompe. Égal, non, jamais. Tant que
Gilbert le voudra, aucune femme ne sera son égale.

--Même...

--Même qui?

--Même Mlle de Ta...

--Oh! je sais ce que vous voulez dire, interrompit Nicole; oh! vous êtes
bien instruit, monsieur, je le vois; oui, il aimait plus haut que la
pauvre Nicole.

--Je m'arrête, vous voyez.

--Oui, oui, vous savez des secrets bien terribles, monsieur, dit Oliva
en tressaillant; maintenant...

Elle regarda l'inconnu comme si elle eût pu lire à travers son masque.

--Maintenant, qu'est-il devenu?

--Mais je crois que vous pourriez le dire mieux que personne.

--Pourquoi? grand Dieu!

--Parce que, s'il vous a suivie de Taverney à Paris, vous l'avez suivi,
vous, de Paris à Trianon.

--Oui, c'est vrai, mais il y a dix ans de cela; aussi n'est-ce pas de ce
temps que je vous parle. Je vous parle des dix ans qui se sont écoulés
depuis que je me suis enfuie et qu'il a disparu. Mon Dieu! il se passe
tant de choses en dix ans!

Le domino bleu garda le silence.

--Je vous en prie, insista Nicole, presque suppliante, dites-moi ce
qu'est devenu Gilbert? Vous vous taisez, vous détournez la tête.
Peut-être ce souvenir vous blesse-t-il, vous attriste-t-il?

Le domino bleu avait, en effet, non pas détourné, mais incliné la tête,
comme si le poids de ses souvenirs eût été trop lourd.

--Quand Gilbert aimait Mlle de Taverney... dit Oliva.

--Plus bas les noms, dit le domino bleu. N'avez-vous point remarqué que
je ne les prononce point moi-même?

--Quand il était si amoureux, continua Oliva avec un soupir, que chaque
arbre de Trianon savait son amour.

--Eh bien! vous ne l'aimiez plus, vous?

--Moi, au contraire, plus que jamais; et ce fut cet amour qui me perdit.
Je suis belle, je suis fière, et quand je veux, je suis insolente. Je
mettrais ma tête sur un billot pour la faire abattre, plutôt que de
laisser dire que j'ai courbé la tête.

--Vous avez du coeur, Nicole.

--Oui, j'en ai eu... dans ce temps-là, dit la jeune fille en soupirant.

--La conversation vous attriste?

--Non, au contraire, cela me fait du bien de remonter vers ma jeunesse.
Il en est de la vie comme des rivières, la rivière la plus troublée a
une source pure. Continuez, et ne faites pas attention à un pauvre
soupir perdu qui sort de ma poitrine.

--Oh! fit le domino bleu avec un doux balancement qui trahissait un
sourire éclos sous le masque: de vous, de Gilbert et d'une autre
personne, je sais, ma pauvre enfant, tout ce que vous pouvez savoir
vous-même.

--Alors, s'écria Oliva, dites-moi pourquoi Gilbert s'est enfui de
Trianon; et si vous me le dites...

--Vous serez convaincue? Eh bien! je ne vous le dirai pas, et vous serez
bien mieux convaincue encore.

--Comment cela?

--En me demandant pourquoi Gilbert a quitté Trianon, ce n'est pas une
vérité que vous voulez constater dans ma réponse, c'est une chose que
vous ne savez pas et que vous désirez apprendre.

--C'est vrai.

Tout à coup, elle tressaillit plus vivement qu'elle n'avait fait encore,
et lui saisissant les mains de ses deux mains crispées:

--Mon Dieu! dit-elle, mon Dieu!

--Eh bien! quoi?

Nicole parut se remettre à écarter l'idée qui l'avait amenée à cette
démonstration.

--Rien.

--Si fait, vous vouliez me demander quelque chose.

--Oui, dites-moi tout franc ce qu'est devenu Gilbert?

--N'avez-vous pas entendu dire qu'il était mort?

--Oui, mais...

--Eh bien! il est mort.

--Mort? fit Nicole d'un air de doute.

Puis, avec une secousse soudaine qui ressemblait à la première:

--De grâce, monsieur, dit-elle, un service?

--Deux, dix, tant que vous en voudrez, ma chère Nicole.

--Je vous ai vu chez moi, il y a deux heures, n'est-ce pas, car c'est
bien vous?

--Sans doute.

--Il y a deux heures, vous ne cherchiez pas à vous cacher de moi.

--Pas du tout; je cherchais au contraire à me faire bien voir.

--Oh! folle, folle que je suis! moi qui vous ai tant regardé. Folle,
folle, stupide! femme, rien que femme! comme disait Gilbert.

--Eh bien! là, laissez vos beaux cheveux. Épargnez-vous.

--Non. Je veux me punir de vous avoir regardé sans vous avoir vu.

--Je ne vous comprends pas.

--Savez-vous ce que je vous demande?

--Demandez.

--Ôtez votre masque.

--Ici? impossible.

--Oh! ce n'est pas la crainte d'être vu par d'autres regards que les
miens qui vous en empêche; car là, derrière cette colonne, dans l'ombre
de la galerie, personne ne vous verrait que moi.

--Quelle chose m'empêche donc alors?

--Vous avez peur que je ne vous reconnaisse.

--Moi?

--Et que je m'écrie: «C'est vous, c'est Gilbert!»

--Ah! vous avez bien dit: «Folle! folle!»

--Ôtez votre masque.

--Eh bien, soit; mais à une condition...

--Elle est accordée d'avance.

--C'est que si je veux à mon tour que vous ôtiez votre masque...

--Je l'ôterai. Si je ne l'ôte pas, vous me l'arracherez.

Le domino bleu ne se fit pas prier plus longtemps; il gagna l'endroit
obscur que la jeune femme lui avait indiqué, et arrivé là, détachant son
masque, il se posa devant Oliva qui le dévora du regard pendant une
minute.

--Hélas! non, dit-elle en battant le sol du pied et en grattant la paume
de ses mains avec ses ongles. Hélas! non, ce n'est pas Gilbert.

--Qui suis-je?

--Que m'importe! du moment que vous n'êtes pas lui.

--Et si c'eût été Gilbert? demanda l'inconnu en rattachant son masque.

--Si c'eût été Gilbert! s'écria la jeune fille avec passion.

--Oui.

--S'il m'eût dit: «Nicole, Nicole, souviens-toi
de Taverney-Maison-Rouge.» Oh! alors!

--Alors?

--Il n'y avait plus de Beausire au monde, voyez-vous.

--Je vous ai dit, ma chère enfant, que Gilbert était mort.

--Eh bien! peut-être cela vaut-il mieux, soupira Oliva.

--Oui, Gilbert ne vous aurait pas aimée, toute belle que vous êtes.

--Voulez-vous dire que Gilbert me méprisait?

--Non, il vous craignait plutôt.

--C'est possible. J'avais de lui en moi, et il se connaissait si bien
que je lui faisais peur.

--Donc, vous l'avez dit, mieux vaut qu'il soit mort.

--Pourquoi répéter mes paroles? Dans votre bouche, elles me blessent.
Pourquoi vaut-il mieux qu'il soit mort, dites?

--Parce qu'aujourd'hui, ma chère Oliva--vous voyez, j'abandonne
Nicole--parce qu'aujourd'hui, ma chère Oliva, vous avez en perspective
tout un avenir heureux, riche, éclatant!

--Croyez-vous?

--Oui, si vous êtes bien décidée à tout faire pour arriver au but que je
vous promets.

--Oh! soyez tranquille.

--Seulement, il ne faut plus soupirer comme vous soupiriez tout à
l'heure.

--Soit. Je soupirais pour Gilbert; et comme il n'y avait pas deux
Gilbert au monde, puisque Gilbert est mort, je ne soupirerai plus.

--Gilbert était jeune; il avait les défauts et les qualités de la
jeunesse. Aujourd'hui...

--Gilbert n'est pas plus vieux aujourd'hui qu'il y a dix ans.

--Non, sans doute, puisque Gilbert est mort.

--Vous voyez bien, il est mort; les Gilbert ne vieillissent pas, ils
meurent.

--Oh! s'écria l'inconnu, ô jeunesse! ô courage! ô beauté! semences
éternelles d'amour, d'héroïsme et de dévouement, celui-là qui vous perd,
perd véritablement la vie. La jeunesse c'est le paradis, c'est le ciel,
c'est tout. Ce que Dieu nous donne ensuite, ce n'est que la triste
compensation de la jeunesse. Plus il donne aux hommes, une fois la
jeunesse perdue, plus il a cru devoir les indemniser. Mais rien ne
remplace, grand Dieu! les trésors que cette jeunesse prodiguait à
l'homme.

--Gilbert eût pensé ce que vous dites si bien, fit Oliva; mais assez sur
ce sujet.

--Oui, parlons de vous.

--Parlons de ce que vous voudrez.

--Pourquoi avez-vous fui avec Beausire?

--Parce que je voulais quitter Trianon, et qu'il me fallait fuir avec
quelqu'un. Il m'était impossible de demeurer plus longtemps pour Gilbert
un pis aller, un reste dédaigné.

--Dix ans de fidélité par orgueil, dit le domino bleu; oh! que vous avez
payé cher cette vanité!

Oliva se mit à rire.

--Oh! je sais bien de quoi vous riez, dit gravement l'inconnu. Vous riez
de ce qu'un homme qui prétend tout savoir vous accuse d'avoir été dix
ans fidèle, quand vous ne vous doutiez pas vous être rendue coupable
d'un pareil ridicule. Oh! mon Dieu! s'il est question de fidélité
matérielle, pauvre jeune femme, je sais à quoi m'en tenir là-dessus.
Oui, je sais que vous avez été en Portugal avec Beausire, que vous y
êtes restée deux ans, que, de là, vous êtes passée dans l'Inde, sans
Beausire, avec un capitaine de frégate, qui vous cacha dans sa cabine,
et vous oublia à Chandernagor, en terre ferme, au moment où il revint en
Europe. Je sais que vous avez eu deux millions de roupies à dépenser
dans la maison d'un nabab, qui vous enfermait sous trois grilles. Je
sais que vous avez fui en sautant par-dessus ces grilles sur les épaules
d'un esclave. Je sais enfin que, riche, car vous aviez emporté deux
bracelets de perles fines, deux diamants et trois gros rubis, vous
revîntes en France, à Brest, où, sur le port, votre mauvais génie vous
fit, au débarquer, retrouver Beausire, lequel faillit s'évanouir en vous
reconnaissant vous-même, toute bronzée et amaigrie que vous reveniez en
France, pauvre exilée!

--Oh! fit Nicole, qui êtes-vous donc, mon Dieu! pour savoir toutes ces
choses?

--Je sais enfin que Beausire vous emmena, vous prouva qu'il vous aimait,
vendit vos pierreries, et vous réduisit à la misère... Je sais que vous
l'aimez, que vous le dites, du moins, et que, comme l'amour est la
source de tout bien, vous devez être la plus heureuse femme qui soit au
monde.

Oliva baissa la tête, appuya son front sur sa main, et à travers les
doigts de cette main, on vit rouler deux larmes, perles liquides, plus
précieuses peut-être que celles de ses bracelets, et que, cependant,
personne, hélas! n'eût voulu acheter à Beausire.

--Et cette femme si fière, cette femme si heureuse, dit-elle, vous
l'avez acquise ce soir pour une cinquantaine de louis.

--Oh! c'est trop peu, madame, je le sais bien, dit l'inconnu avec cette
grâce exquise et cette courtoisie parfaite qui n'abandonnent jamais
l'homme comme il faut, parlât-il à la plus infime des courtisanes.

--Oh! c'est beaucoup trop cher, monsieur, au contraire; et cela m'a
étrangement surprise, je vous le jure, qu'une femme comme moi valût
encore cinquante louis.

--Vous valez bien plus que cela, et je vous le prouverai. Oh! ne me
répondez rien, car vous ne me comprenez pas; et puis, ajouta l'inconnu
en se penchant de côté...

--Et puis?

--Et puis, en ce moment, j'ai besoin de toute mon attention.

--Alors je dois me taire.

--Non, tout au contraire, parlez-moi.

--De quoi?

--Oh! de ce que vous voudrez, mon Dieu! Dites-moi les choses les plus
oiseuses de la terre, peu m'importe, pourvu que nous ayons l'air
occupés.

--Soit; mais vous êtes un homme singulier.

--Donnez-moi le bras et marchons.

Et ils marchèrent dans les groupes, elle cambrant sa fine taille et
donnant à sa tête, élégante même sous le capuce, à son col, flexible
même sous le domino, des mouvements que tout connaisseur regardait avec
envie; car, au bal de l'Opéra, en ce temps de galantes prouesses, le
passant suivait de l'oeil une marche de femme aussi curieusement
qu'aujourd'hui quelques amateurs suivent le train d'un beau cheval.

Oliva, au bout de quelques minutes, hasarda une question.

--Silence! dit l'inconnu, ou plutôt parlez, si vous voulez, tant que
vous voudrez; mais ne me forcez pas à répondre. Seulement, tout en
parlant, déguisez votre voix, tenez la tête droite, et grattez-vous le
col avec votre éventail.

Elle obéit.

En ce moment, nos deux promeneurs passaient contre un groupe tout
parfumé, au centre duquel un homme d'une taille élégante, d'une tournure
svelte et libre, parlait à trois compagnons, qui paraissaient l'écouter
respectueusement.

--Qui donc est ce jeune homme? demanda Oliva. Oh! le charmant domino
gris perle.

--C'est M. le comte d'Artois, répondit l'inconnu, mais ne parlez plus,
par grâce!




Chapitre XXIV

Le bal de l'Opéra--(suite)


Au moment où Oliva, toute stupéfaite du grand nom que venait de proférer
son domino bleu, se rangeait pour mieux voir et se tenait droite,
suivant la recommandation plusieurs fois répétée, deux autres dominos,
se débarrassant d'un groupe bavard et bruyant, se réfugièrent près du
pourtour, à un endroit où les banquettes manquaient.

Il y avait là une sorte d'îlot désert, que mordaient par intervalles les
groupes de promeneurs refoulés du centre à la circonférence.

--Adossez-vous sur ce pilier, comtesse, dit tout bas une voix qui fit
impression sur le domino bleu.

Et presque au même instant, un grand domino orange, dont les allures
hardies révélaient l'homme utile plutôt que le courtisan agréable,
fendit la foule et vint dire au domino bleu:

--C'est lui.

--Bien, répliqua celui-ci.

Et du geste, il congédia le domino jaune.

--Écoutez-moi, fit-il alors à l'oreille d'Oliva, ma bonne petite amie,
nous allons commencer à nous réjouir un peu.

--Je le veux bien, car vous m'avez deux fois attristée, la première en
m'ôtant Beausire, qui me fait rire toujours, la seconde en me parlant de
Gilbert, qui me fit tant de fois pleurer.

--Je serai pour vous et Gilbert et Beausire, dit gravement le domino
bleu.

--Oh! soupira Nicole.

--Je ne vous demande pas de m'aimer, comprenez cela; je vous demande de
recevoir la vie telle que je vous la ferai, c'est-à-dire
l'accomplissement de toutes vos fantaisies, pourvu que de temps en temps
vous souscriviez au miennes. Or, en voici une que j'ai.

--Laquelle?

--Le domino noir que vous voyez, c'est un Allemand de mes amis.

--Ah!

--Un perfide qui m'a refusé de venir au bal sous prétexte d'une
migraine.

--Et à qui, vous aussi, avez dit que vous n'iriez point.

--Précisément.

--Il a une femme avec lui?

--Oui.

--Qui?

--Je ne la connais pas. Nous allons nous rapprocher, n'est-ce pas? Nous
feindrons que vous êtes une Allemande; vous n'ouvrirez pas la bouche, de
peur qu'il reconnaisse à votre accent que vous êtes une Parisienne pure.

--Très bien. Et vous l'intriguerez?

--Oh! je vous en réponds. Tenez, commencez à me le désigner du bout de
votre éventail.

--Comme cela?

--Oui, très bien; et parlez-moi à l'oreille.

Oliva obéit avec une docilité et une intelligence qui charmèrent son
compagnon.

Le domino noir, objet de cette démonstration, tournait le dos à la
salle; il causait avec la dame, sa compagne. Celle-ci, dont les yeux
étincelaient sous le masque, aperçut le geste d'Oliva.

--Tenez, dit-elle tout bas, monseigneur, il y a là deux masques qui
s'occupent de nous.

--Oh! ne craignez rien, comtesse; impossible qu'on nous reconnaisse.
Laissez-moi, puisque nous voilà en chemin de perdition, laissez-moi vous
répéter que jamais taille ne fut enchanteresse comme la vôtre, jamais
regard aussi brûlant; permettez-moi de vous dire...

--Tout ce qu'on dit sous le masque.

--Non, comtesse; tout ce qu'on dit sous...

--N'achevez pas, vous vous damneriez... Et puis, danger plus grand, nos
espions entendraient.

--Deux espions! s'écria le cardinal ému.

--Oui, les voilà qui se décident; ils s'approchent.

--Déguisez bien votre voix, comtesse, si l'on vous fait parler.

--Et vous, la vôtre, monseigneur.

Oliva et son domino bleu s'approchaient en effet.

Celui-ci, s'adressant au cardinal:

--Masque, dit-il.

Et il se pencha à l'oreille d'Oliva qui lui fit un signe affirmatif.

--Que veux-tu? demanda le cardinal en déguisant sa voix.

--Cette dame qui m'accompagne, répondit le domino bleu, me charge de
t'adresser plusieurs questions.

--Fais vite, dit M. de Rohan.

--Et qu'elles soient bien indiscrètes, ajouta, d'une voix flûtée, Mme de
La Motte.

--Si indiscrètes, répliqua le domino bleu, que tu ne les entendras pas,
curieuse.

Et il se pencha encore à l'oreille d'Oliva qui joua le même jeu.

Alors l'inconnu, dans un allemand irréprochable, adressa au cardinal
cette question:

--Monseigneur, est-ce que vous êtes amoureux de la femme qui vous
accompagne?

Le cardinal tressaillit.

--N'avez-vous pas dit monseigneur? répondit-il.

--Oui, monseigneur.

--Vous vous trompez, alors, et je ne suis pas celui que vous croyez.

--Oh! que si fait, monsieur le cardinal; ne niez point, c'est inutile;
quand bien même moi je ne vous reconnaîtrais pas, la dame à laquelle je
sers de cavalier me charge de vous dire qu'elle vous reconnaît à
merveille.

Il se pencha vers Oliva et lui dit tout bas.

--Faites signe que oui. Faites ce signe chaque fois que je vous serrerai
le bras.

Elle fit ce signe.

--Vous m'étonnez, répondit le cardinal tout désorienté; quelle est cette
dame qui vous accompagne?

--Oh! monseigneur, je croyais que vous l'aviez déjà reconnue. Elle vous
a bien deviné. Il est vrai que la jalousie...

--Madame est jalouse de moi! s'écria le cardinal.

--Nous ne disons pas cela, fit l'inconnu avec une sorte de hauteur.

--Que vous dit-on là? demanda vivement Mme de La Motte, que ce dialogue
allemand, c'est-à-dire inintelligible pour elle, contrariait au suprême
degré.

--Rien, rien.

Mme de La Motte frappa du pied avec impatience.

--Madame, dit alors le cardinal à Oliva, un mot de vous, je vous en
prie, et je promets de vous deviner avec ce seul mot.

M. de Rohan avait parlé allemand; Oliva ne comprit pas un mot et se
pencha vers le domino bleu.

--Je vous en conjure, s'écria celui-ci, madame, ne parlez pas.

Ce mystère piqua la curiosité du cardinal. Il ajouta:

--Quoi! un seul mot allemand! cela compromettrait bien peu madame.

Le domino bleu, qui feignait d'avoir pris les ordres d'Oliva, répliqua
aussitôt:

--Monsieur le cardinal, voici les propres paroles de Madame: «Celui dont
la pensée ne veille pas toujours, celui dont l'imagination ne remplace
pas perpétuellement la présence de l'objet aimé, celui-là n'aime pas; il
aurait tort de le dire.»

Le cardinal parut frappé du sens de ces paroles. Toute son attitude
exprima au plus haut degré la surprise, le respect, l'exaltation du
dévouement, puis ses bras retombèrent.

--C'est impossible, murmura-t-il en français.

--Quoi donc impossible? s'écria Mme de La Motte, qui venait de saisir
avidement ces seuls mots échappés dans toute la conversation.

--Rien, madame, rien.

--Monseigneur, en vérité, je crois que vous me faites jouer un triste
rôle, dit-elle avec dépit.

Et elle quitta le bras du cardinal. Celui-ci non seulement ne le reprit
pas, mais il parut ne pas l'avoir remarqué, tant fut grand son
empressement auprès de la dame allemande.

--Madame, dit-il à cette dernière, toujours raide et immobile derrière
son rempart de satin, ces paroles que votre compagnon m'a dites en votre
nom... ce sont des vers allemands que j'ai lus dans une maison connue de
vous, peut-être?

L'inconnu serra le bras d'Oliva.

--Oui, fit-elle de la tête.

Le cardinal frissonna.

--Cette maison, dit-il en hésitant, ne s'appelle-t-elle pas Schoenbrunn?

--Oui, fit Oliva.

--Ils furent écrits sur une table de merisier avec un poinçon d'or par
une main auguste?

--Oui, fit Oliva.

Le cardinal s'arrêta. Une sorte de révolution venait de s'opérer en lui.
Il chancela et étendit la main pour chercher un point d'appui. Mme de La
Motte guettait à deux pas le résultat de cette scène étrange.

Le bras du cardinal se posa sur celui du domino bleu.

--Et, dit-il, en voici la suite... «Mais celui-là qui voit partout
l'objet aimé, qui le devine à une fleur, à un parfum, sous des voiles
impénétrables, celui-là peut se taire, sa voix est dans son coeur, il
suffit qu'un autre coeur l'entende pour qu'il soit heureux.»

--Ah! çà, mais on parle allemand, par ici! dit tout à coup une voix
jeune et fraîche partie d'un groupe qui avait rejoint le cardinal.
Voyons donc un peu cela; vous comprenez l'allemand, vous, maréchal?

--Non, monseigneur.

--Mais vous, Charny?

--Oh! oui, Votre Altesse.

--M. le comte d'Artois! dit Oliva en se serrant contre le domino bleu,
car les quatre masques venaient de la serrer un peu cavalièrement.

À ce moment, l'orchestre éclatait en fanfares bruyantes, et la poudre du
parquet, la poudre des coiffures montaient en nuages irisés
jusqu'au-dessus des lustres enflammés qui doraient ce brouillard d'ambre
et de rose.

Dans le mouvement que firent les masques, le domino bleu se sentit
heurté.

--Prenez garde! messieurs, dit-il d'un ton d'autorité.

--Monsieur, répliqua le prince toujours masqué, vous voyez bien qu'on
nous pousse. Excusez-nous, mesdames.

--Partons, partons, monsieur le cardinal, dit tout bas Mme de La Motte.

Aussitôt le capuchon d'Oliva fut froissé, tiré en arrière par une main
invisible, son masque dénoué tomba; ses traits apparurent une seconde
dans la pénombre de l'entablement formé par la première galerie
au-dessus du parterre.

Le domino bleu poussa un cri d'inquiétude affectée; Oliva, un cri
d'épouvante.

Trois ou quatre cris de surprise répondirent à cette double exclamation.

Le cardinal faillit s'évanouir. S'il fût tombé à ce moment, il fût tombé
à genoux. Mme de La Motte le soutint.

Un flot de masques, emportés par le courant, venait de séparer le comte
d'Artois du cardinal et de Mme de La Motte.

Le domino bleu, qui, rapide comme l'éclair venait de rabaisser le
capuchon d'Oliva et de rattacher le masque, s'approcha du cardinal en
lui serrant la main.

--Voilà, monsieur, lui dit-il, un malheur irréparable; vous voyez que
l'honneur de cette dame est à votre merci.

--Oh! monsieur, monsieur... murmura le prince Louis en s'inclinant.

Et il passa sur son front ruisselant de sueur un mouchoir qui tremblait
dans sa main.

--Partons vite, dit le domino bleu à Oliva.

Et ils disparurent.

«Je sais à présent ce que le cardinal croyait être impossible, se dit
Mme de La Motte; il a pris cette femme pour la reine, et voilà l'effet
que produit sur lui cette ressemblance. Bien! encore une observation à
conserver.»

--Voulez-vous que nous quittions le bal, comtesse? dit M. de Rohan d'une
voix affaiblie.

--Comme il vous plaira, monseigneur, répondit tranquillement Jeanne.

--Je n'y vois pas grand intérêt, n'est-ce pas?

--Oh! non, je n'y en vois plus.

Et ils se frayèrent péniblement un chemin à travers les causeurs. Le
cardinal, qui était de haute taille, regardait partout s'il retrouvait
la vision disparue.

Mais, dès lors, dominos bleus, rouges, jaunes, verts et gris
tourbillonnèrent à ses yeux dans la vapeur lumineuse, en confondant
leurs nuances comme les couleurs du prisme. Tout fut bleu de loin pour
le pauvre seigneur; rien ne le fut de près.

Il regagna dans cet état le carrosse qui l'attendait, lui et sa
compagne.

Ce carrosse roulait depuis cinq minutes, que le prélat n'avait pas
encore adressé la parole à Jeanne.




Chapitre XXV

Sapho


Madame de La Motte, qui ne s'oubliait pas, elle, tira le prélat de la
rêverie.

--Où me conduit cette voiture? dit-elle.

--Comtesse, s'écria le cardinal, ne craignez rien: vous êtes partie de
votre maison, eh bien! le carrosse vous y ramène.

--Ma maison!... du faubourg?

--Oui, comtesse... Une bien petite maison pour contenir tant de charmes.

En disant ces mots, le prince saisit une des mains de Jeanne et
l'échauffa d'un baiser galant.

Le carrosse s'arrêta devant la petite maison où tant de charmes allaient
essayer de tenir.

Jeanne sauta légèrement en bas de la voiture; le cardinal se préparait à
l'imiter.

--Ce n'est pas la peine, monseigneur, lui dit tout bas ce démon femelle.

--Comment, comtesse, ce n'est pas la peine de passer quelques heures
avec vous?

--Et dormir, monseigneur? dit Jeanne.

--Je crois bien que vous trouverez plusieurs chambres à coucher chez
vous, comtesse.

--Pour moi, oui; mais pour vous...

--Pour moi, non?

--Pas encore, dit-elle d'un air si gracieux et si provocant que le refus
valait une promesse.

--Adieu donc, répliqua le cardinal, si vivement piqué au jeu qu'il
oublia un moment toute la scène du bal.

--Au revoir, monseigneur.

--Au fait, je l'aime mieux ainsi, dit-il en partant.

Jeanne entra seule dans sa maison nouvelle.

Six laquais, dont le sommeil avait été interrompu par le marteau du
coureur, s'alignèrent dans le vestibule.

Jeanne les regarda tous avec cet air de supériorité calme que la fortune
ne donne pas à tous les riches.

--Et les femmes de chambre? dit-elle.

L'un des valets s'avança respectueusement.

--Deux femmes attendent madame dans la chambre, dit-il.

--Appelez-les.

Le valet obéit. Deux femmes entrèrent quelques minutes après.

--Où couchez-vous d'ordinaire? leur demanda Jeanne.

--Mais... nous n'avons pas encore d'habitude, répliqua la plus âgée;
nous coucherons où il plaira à madame.

--Les clefs des appartements?

--Les voici, madame.

--Bien, pour cette nuit, vous coucherez hors de la maison.

Les femmes regardèrent leur maîtresse avec surprise.

--Vous avez un gîte dehors?

--Sans doute, madame, mais il est un peu tard; toutefois, si madame veut
être seule...

--Ces messieurs vous accompagneront, ajouta la comtesse en congédiant
les six valets, plus satisfaits encore que les femmes de chambre.

--Et... quand reviendrons-nous? dit l'un d'eux avec timidité.

--Demain à midi.

Les six valets et les deux femmes se regardèrent un instant; puis, tenus
en échec par l'oeil impérieux de Jeanne, ils se dirigèrent vers la
porte.

Jeanne les reconduisit, les mit dehors, et avant de fermer la porte:

--Reste-t-il encore quelqu'un dans la maison? dit-elle.

--Mon Dieu! non, madame, il ne restera personne. C'est impossible que
madame demeure ainsi abandonnée; au moins faut-il qu'une femme veille
dans les communs, dans les offices, n'importe où, mais qu'elle veille.

--Je n'ai besoin de personne.

--Il peut survenir le feu, madame peut se trouver mal.

--Bonne nuit, allez tous.

Elle tira sa bourse:

--Et voilà pour que vous étrenniez mon service, dit-elle.

Un murmure joyeux, un remerciement de valets de bonne compagnie, fut la
seule réponse, le dernier mot des valets. Tous disparurent en saluant
jusqu'à terre.

Jeanne les écouta de l'autre côté de la porte: ils se répétaient l'un à
l'autre que le sort venait de leur donner une fantasque maîtresse.

Lorsque le bruit des voix et le bruit des pas se furent amortis dans le
lointain, Jeanne poussa les verrous et dit d'un air triomphant:

--Seule! je suis seule ici chez moi!

Elle alluma un flambeau à trois branches aux bougies qui brûlaient dans
le vestibule, et ferma également les verrous de la porte massive de
cette antichambre.

Alors commença une scène muette et singulière qui eût bien vivement
intéressé l'un de ces spectateurs nocturnes que les fictions du poète
ont fait planer au-dessus des villes et des palais.

Jeanne visitait ses états; elle admirait, pièce à pièce, toute cette
maison dont le moindre détail acquérait à ses yeux une immense valeur
depuis que l'égoïsme du propriétaire avait remplacé la curiosité du
passant.

Le rez-de-chaussée, tout calfeutré, tout boisé, renfermait la salle de
bains, les offices, les salles à manger, trois salons et deux cabinets
de réception.

Le mobilier de ces vastes chambres n'était pas riche comme celui de la
Guimard, ou coquet comme celui des amies de M. de Soubise, mais il
sentait son luxe de grand seigneur; il n'était pas neuf. La maison eût
moins plu à Jeanne si elle eût été meublée de la veille exprès pour
elle.

Toutes ces richesses antiques, dédaignées par les dames à la mode, ces
merveilleux meubles d'ébène sculpté, ces lustres à girandoles de
cristal, dont les branchages dorés lançaient du sein des bougies roses
des lis brillants; ces horloges gothiques, chefs-d'oeuvre de ciselure et
d'émail; ces paravents brodés de figures chinoises, ces énormes potiches
du Japon, gonflées de fleurs rares; ces dessus de porte en grisaille ou
en couleurs de Boucher ou de Watteau, jetaient la nouvelle propriétaire
dans d'indicibles extases.

Ici, sur une cheminée, deux tritons dorés soulevaient des gerbes de
corail, aux branches desquelles s'accrochaient comme des fruits toutes
les fantaisies de la joaillerie de l'époque. Plus loin, sur une console
de bois doré à dessus de marbre blanc, un énorme éléphant de céladon,
aux oreilles chargées de pendeloques de saphir, supportait une tour
pleine de parfums et de flacons.

Des livres de femme dorés et enluminés brillaient sur des étagères de
bois de rose à coins d'arabesques d'or.

Un meuble tout entier de fines tapisseries des Gobelins, chef-d'oeuvre
de patience qui avait coûté cent mille livres à la manufacture même,
remplissait un petit salon gris et or, dont chaque panneau était une
toile oblongue peinte par Vernet ou par Greuze. Le cabinet de travail
était rempli des meilleurs portraits de Chardin, des plus fines terres
cuites de Clodion.

Tout témoignait, non pas de l'empressement qu'un riche parvenu met à
satisfaire sa fantaisie ou celle de sa maîtresse, mais du long, du
patient travail de ces riches séculaires qui entassent sur les trésors
de leurs pères des trésors pour leurs enfants.

Jeanne examina d'abord l'ensemble, elle dénombra les pièces; puis elle
se rendit compte des détails.

Et comme son domino la gênait, et comme son corps de baleine la serrait,
elle entra dans sa chambre à coucher, se déshabilla rapidement et
revêtit un peignoir de soie ouatée, charmant habit que nos mères, peu
scrupuleuses quand il s'agissait de nommer les choses utiles, avaient
désigné par une appellation que nous ne pouvons plus écrire.

Frissonnante, demi-nue dans le satin qui caressait son sein et sa
taille, sa jambe fine et nerveuse cambrée dans les plis de sa robe
courte, elle montait hardiment les degrés, sa lumière à la main.

Familiarisée avec la solitude, sûre de n'avoir plus à redouter le regard
même d'un valet, elle bondissait de chambre en chambre, laissant flotter
au gré du vent qui sifflait sous les portes son fin peignoir de batiste
relevé dix fois en dix minutes sur son genou charmant.

Et quand pour ouvrir une armoire elle élevait le bras, quand la robe
s'écartant laissait voir la blanche rotondité de l'épaule jusqu'à la
naissance du bras, que dorait un rutilant reflet de lumière familier aux
pinceaux de Rubens, alors les esprits invisibles, cachés sous les
tentures, abrités derrière les panneaux peints, devaient se réjouir
d'avoir en leur possession cette charmante hôtesse qui croyait les
posséder.

Une fois, après toutes ses courses, épuisée, haletante, sa bougie aux
trois quarts consumée, elle rentra dans la chambre à coucher, tendue de
satin bleu brodé de larges fleurs toutes chimériques.

Elle avait tout vu, tout compté, tout caressé du regard et du toucher;
il ne lui restait plus à admirer qu'elle-même.

Elle posa la bougie sur un guéridon de Sèvres à galerie d'or; et, tout à
coup, ses yeux s'arrêtèrent sur un Endymion de marbre, délicate et
voluptueuse figure de Bouchardon, qui se renversait ivre d'amour sur un
socle de porphyre rouge-brun.

Jeanne alla fermer la porte et les portières de sa chambre, tira les
rideaux épais, revint en face de la statue, et dévora des regards ce bel
amant de Phoebé qui lui donnait le dernier baiser en remontant vers le
ciel.

Le feu rouge, réduit en braise, échauffait cette chambre, où tout
vivait, excepté le plaisir.

Jeanne sentit ses pieds s'enfoncer doucement dans la haute laine si
moelleuse du tapis; ses jambes vacillaient et pliaient sous elle, une
langueur qui n'était pas la fatigue, ou le sommeil, pressait son sein et
ses paupières avec la délicatesse d'un toucher d'amant, tandis qu'un feu
qui n'était pas la chaleur de l'âtre montait de ses pieds à son corps
et, en montant, tordait dans ses veines toute l'électricité vivante qui,
chez la bête, s'appelle le plaisir, chez l'homme, l'amour.

En ce moment de sensations étranges, Jeanne s'aperçut elle-même dans un
trumeau placé derrière l'Endymion. Sa robe avait glissé de ses épaules
sur le tapis. La batiste si fine avait, entraînée par le satin plus
lourd, descendu jusqu'à la moitié des bras blancs et arrondis.

Deux yeux noirs, doux de mollesse, brillants de désir, les deux yeux de
Jeanne frappèrent Jeanne au plus profond du coeur; elle se trouva belle,
elle se sentit jeune et ardente; elle s'avoua que dans tout ce qui
l'entourait, rien, pas même Phoebé, n'était aussi digne d'être aimé.
Elle s'approcha du marbre pour voir si l'Endymion s'animait, et si pour
la mortelle il dédaignerait la déesse.

Ce transport l'enivra; elle pencha la tête sur son épaule avec des
frémissements inconnus, appuya ses lèvres sur sa chair palpitante, et
comme elle n'avait pas cessé de plonger son regard, à elle, dans les
yeux qui l'appelaient dans la glace, tout à coup ses yeux s'alanguirent,
sa tête roula sur sa poitrine avec un soupir et Jeanne alla tomber
endormie, inanimée, sur le lit, dont les rideaux s'inclinèrent au-dessus
d'elle.

La bougie lança un dernier jet de flamme du sein d'une nappe de cire
liquide, puis exhala son dernier parfum avec sa dernière clarté.




Chapitre XXVI

L'académie de M. de Beausire


Beausire avait pris à la lettre le conseil du domino bleu; il s'était
rendu à ce qu'on appelait son académie.

Le digne ami d'Oliva, affriandé par le chiffre énorme de deux millions,
redoutait bien plus encore la sorte d'exclusion que ses collègues
avaient faite de lui dans la soirée en ne lui donnant pas communication
d'un plan aussi avantageux.

Il savait qu'entre gens d'académie on ne se pique pas toujours de
scrupules, et c'était pour lui une raison de se hâter, les absents ayant
toujours tort quand ils sont absents par hasard, et bien plus tort
encore lorsqu'on profite de leur absence.

Beausire s'était fait, parmi les associés de l'académie, une réputation
d'homme terrible. Cela n'était pas étonnant ni difficile. Beausire avait
été exempt; il avait porté l'uniforme; il savait mettre une main sur la
hanche, l'autre sur la garde de l'épée. Il avait l'habitude, au moindre
mot, d'enfoncer son chapeau sur ses yeux: toutes façons qui, pour des
gens médiocrement braves, paraissaient assez effrayantes, surtout si ces
gens ont à redouter l'éclat d'un duel et les curiosités de la justice.

Beausire comptait donc se venger du dédain qu'on avait professé pour
lui, en faisant quelque peur aux confrères du tripot de la rue du
Pot-de-Fer.

De la porte Saint-Martin à l'église Saint-Sulpice, il y a loin; mais
Beausire était riche; il se jeta dans un fiacre et promit cinquante sols
au cocher, c'est-à-dire une gratification d'une livre; la course
nocturne valant d'après le tarif de cette époque ce qu'elle vaut
aujourd'hui pendant le jour.

Les chevaux partirent rapidement. Beausire se donna un petit air
furibond et, à défaut du chapeau qu'il n'avait pas, puisqu'il portait un
domino, à défaut de l'épée, il se composa une mine assez hargneuse pour
donner de l'inquiétude à tout passant attardé.

Son entrée dans l'académie produisit une certaine sensation.

Il y avait là, dans le premier salon, un beau salon tout gris avec un
lustre et force tables de jeu, il y avait, disons-nous, une vingtaine de
joueurs qui buvaient de la bière et du sirop, en souriant du bout des
dents à sept ou huit femmes affreusement fardées qui regardaient les
cartes.

On jouait le pharaon à la principale table; les enjeux étaient maigres,
l'animation en proportion des enjeux.

À l'arrivée du domino, qui froissait son coqueluchon en se cambrant dans
les plis de la robe, quelques femmes se mirent à ricaner, moitié
raillerie, moitié agacerie. M. Beausire était un bellâtre, et les dames
ne le maltraitaient pas.

Cependant il s'avança comme s'il n'avait rien entendu, rien vu, et une
fois près de la table, il attendit en silence une réplique à sa mauvaise
humeur.

Un des joueurs, espèce de vieux financier équivoque dont la figure ne
manquait pas de bonhomie, fut la première voix qui décida Beausire.

--Corbleu! chevalier, dit ce brave homme, vous arrivez du bal avec une
figure renversée.

--C'est vrai, dirent les dames.

--Eh! cher chevalier, demanda un autre joueur, le domino vous
blesse-t-il à la tête?

--Ce n'est pas le domino qui me blesse, répondit Beausire avec dureté.

--Là, là, fit le banquier qui venait de racler une douzaine de louis, M.
le chevalier de Beausire nous a fait une infidélité: ne voyez-vous pas
qu'il a été au bal de l'Opéra, qu'aux environs de l'Opéra il a trouvé
quelque bonne mise à faire, et qu'il a perdu?

Chacun rit ou s'apitoya, suivant son caractère; les femmes eurent
compassion.

--Il n'est pas vrai de dire que j'aie fait des infidélités à mes amis,
répliqua Beausire; j'en suis incapable des infidélités, moi! C'est bon
pour certaines gens de ma connaissance de faire des infidélités à leurs
amis.

Et, pour donner plus de poids à sa parole, il eut recours au geste,
c'est-à-dire qu'il voulut enfoncer son chapeau sur sa tête.
Malheureusement, il n'aplatit qu'un morceau de soie qui lui donna une
largeur ridicule, ce qui fit qu'au lieu d'un effet sérieux, il ne
produisit qu'un effet comique.

--Que voulez-vous dire, cher chevalier? demandèrent deux ou trois de ses
associés.

--Je sais ce que je veux dire, répondit Beausire.

--Mais cela ne nous suffit pas, à nous, fit observer le vieillard de
belle humeur.

--Cela ne vous regarde pas, vous, monsieur le financier, repartit
maladroitement Beausire.

Un coup d'oeil assez expressif du banquier avertit Beausire que sa
phrase avait été déplacée. En effet, il ne fallait pas opérer de
démarcation dans cette audience entre ceux qui payaient et ceux qui
empochaient l'argent.

Beausire le comprit, mais il était lancé; les faux braves s'arrêtent
plus difficilement que les braves éprouvés.

--Je croyais avoir des amis ici, dit-il.

--Mais... oui, répondirent plusieurs voix.

--Eh bien! je me suis trompé.

--En quoi?

--En ceci: que beaucoup de choses se font sans moi.

Nouveau signe du banquier, nouvelles protestations de ceux des associés
qui étaient présents.

--Il suffit que je sache, dit Beausire, et les faux amis seront punis.

Il chercha la poignée de l'épée, mais ne trouva que son gousset, lequel
était plein de louis et rendit un son révélateur.

--Oh! oh! s'écrièrent deux dames, M. de Beausire est en bonne
disposition ce soir.

--Mais, oui, répondit sournoisement le banquier; il me paraît que s'il a
perdu, il n'a pas perdu tout, et que, s'il a fait infidélité aux
légitimes, ce n'est pas une infidélité sans retour. Voyons, pontez, cher
chevalier.

--Merci! dit sèchement Beausire, puisque chacun garde ce qu'il a, je
garde aussi.

--Que diable veux-tu dire? lui glissa à l'oreille un des joueurs.

--Nous nous expliquerons tout à l'heure.

--Jouez donc, dit le banquier.

--Un simple louis, dit une dame en caressant l'épaule de Beausire pour
se rapprocher le plus possible du gousset.

--Je ne joue que des millions, dit Beausire avec audace, et, vraiment,
je ne conçois pas qu'on joue ici de misérables louis. Des millions!
Allons, messieurs du Pot-de-Fer, puisqu'il s'agit de millions sans qu'on
s'en doute, à bas les enjeux d'un louis! Des millions, millionnaires!

Beausire en était à ce moment d'exaltation qui pousse l'homme au-delà
des bornes du sens commun. Une ivresse plus dangereuse que celle du vin
l'animait. Tout à coup, il reçut par derrière, dans les jambes, un coup
assez violent pour s'interrompre soudain.

Il se retourna et vit à ses côtés une grande figure olivâtre, raide et
trouée, aux deux yeux noirs lumineux comme des charbons ardents.

Au geste de colère que fit Beausire, ce personnage étrange répondit par
un salut cérémonieux accompagné d'un regard long comme une rapière.

--Le Portugais! dit Beausire stupéfait de cette salutation d'un homme
qui venait de lui appliquer une bourrade.

--Le Portugais! répétèrent les dames qui abandonnèrent Beausire pour
aller papillonner autour de l'étranger.

Ce Portugais était, en réalité, l'enfant chéri de ces dames, auxquelles,
sous prétexte qu'il ne parlait pas français, il apportait constamment
des friandises, quelquefois enveloppées dans des billets de caisse de
cinquante à soixante livres.

Beausire connaissait ce Portugais pour un des associés. Le Portugais
perdait toujours avec les habitués du tripot. Il fixait ses mises à une
centaine de louis par semaine, et régulièrement les habitués lui
emportaient ses cent louis.

C'était l'amorceur de la société. Tandis qu'il se laissait dépouiller de
cent plumes dorées, les autres confrères dépouillaient les joueurs
alléchés.

Aussi le Portugais était-il considéré par les associés comme l'homme
utile; par les habitués, comme l'homme agréable. Beausire avait pour lui
cette considération tacite qui s'attache toujours à l'inconnu--quand
même la défiance y entrerait pour quelque chose.

Beausire, ayant donc reçu le petit coup de pied que le Portugais lui
venait d'appliquer dans les mollets, attendit, se tut, et s'assit.

Le Portugais prit place au jeu, mit vingt louis sur la table, et en
vingt coups, qui durèrent un quart d'heure à se débattre, il fut
débarrassé de ses vingt louis par six pontes affamés qui oublièrent un
moment les coups de griffes du banquier et des autres compères.

L'horloge sonna trois heures du matin, Beausire achevait un verre de
bière.

Deux laquais entrèrent, le banquier fit tomber son argent dans le double
fond de la table, car les statuts de l'association étaient si empreints
de confiance envers les membres que jamais l'on ne remettait à l'un
d'eux le maniement complet des fonds de la société.

L'argent tombait donc à la fin de la séance, par un petit guichet, dans
le double fond de la table, et il était ajouté en post-scriptum à cet
article des statuts que jamais le banquier n'aurait de manches longues,
comme aussi il ne pourrait jamais porter d'argent sur lui.

Ce qui signifiait qu'on lui interdisait de faire passer une vingtaine de
louis dans ses manches, et que l'assemblée se réservait le droit de le
fouiller pour lui enlever l'or qu'il aurait su faire couler dans ses
poches.

Les laquais, disons-nous, apportèrent aux membres du cercle les
houppelandes, les mantes et les épées: plusieurs des joueurs heureux
donnèrent le bras aux dames; les malheureux se guindèrent dans une
chaise à porteurs, encore de mode en ces quartiers paisibles, et la nuit
se fit dans le salon de jeu.

Beausire, aussi, avait paru s'envelopper dans son domino comme pour
faire un voyage éternel; mais il ne passa pas le premier étage, et, la
porte s'étant refermée, tandis que les fiacres, les chaises et les
piétons disparaissaient, il rentra dans le salon où douze des associés
venaient de rentrer aussi.

--Nous allons nous expliquer, dit Beausire, enfin.

--Rallumez votre quinquet et ne parlez pas si haut, lui dit froidement
et en bon français le Portugais, qui de son côté allumait une bougie
placée sur la table.

Beausire grommela quelques mots auxquels personne ne fit attention; le
Portugais s'assit à la place du banquier; on examina si les volets, les
rideaux et les portes étaient soigneusement fermés; on s'assit
doucement, les coudes sur le tapis, avec une curiosité dévorante.

--J'ai une communication à faire, dit le Portugais; heureusement suis-je
arrivé à temps, car M. de Beausire est démangé, ce soir, par une
intempérance de langue...

Beausire voulut s'écrier.

--Allons! paix! fit le Portugais; pas de paroles perdues. Vous avez
prononcé des mots qui sont plus qu'imprudents. Vous avez eu connaissance
de mon idée, c'est bien. Vous êtes homme d'esprit, vous pouvez l'avoir
devinée; mais il me semble que jamais l'amour-propre ne doit primer
l'intérêt.

--Je ne comprends pas, dit Beausire.

--Nous ne comprenons pas, dit la respectable assemblée.

--Si fait. M. de Beausire a voulu prouver que le premier il avait trouvé
l'affaire.

--Quelle affaire? dirent les intéressés.

--L'affaire des deux millions! s'écria Beausire avec emphase.

--Deux millions! firent les associés.

--Et d'abord, se hâta de dire le Portugais, vous exagérez; il est
impossible que l'affaire aille là. Je vais le prouver à l'instant.

--Nul ne sait ici ce que vous voulez dire, s'exclama le banquier.

--Oui, mais nous n'en sommes pas moins tout oreilles, ajouta un autre.

--Parlez le premier, dit Beausire.

--Je le veux bien.

Et le Portugais se versa un immense verre de sirop d'orgeat, qu'il but
tranquillement sans rien changer à ses allures d'homme glacé.

--Sachez, dit-il--je ne parle pas pour M. de Beausire--que le collier ne
vaut pas plus de quinze cent mille livres.

--Ah! s'il s'agit d'un collier, dit Beausire.

--Oui, monsieur, n'est-ce pas là votre affaire?

--Peut-être.

--Il va faire le discret après avoir fait l'indiscret.

Et le Portugais haussa les épaules.

--Je vous vois à regret prendre un ton qui me déplaît, dit Beausire,
avec l'accent d'un coq qui monte sur ses éperons.

--_Mira! mira!_[5] dit le Portugais froid comme un marbre, vous direz
après ce que vous direz, je dis avant ce que j'ai à dire, et le temps
presse, car vous devez savoir que l'ambassadeur arrive dans huit jours
au plus tard.

   [Note 5: «Attendez voir».]

«Cela se complique, pensa l'assemblée palpitante d'intérêt: le collier,
les quinze cent mille livres, un ambassadeur... qu'est-ce cela?»

--En deux mots, voici, fit le Portugais. MM. Boehmer et Bossange ont
fait offrir à la reine un collier de diamants qui vaut quinze cent mille
livres. La reine a refusé. Les joailliers ne savent qu'en faire et le
cachent. Ils sont bien embarrassés, car ce collier ne peut être acheté
que par une fortune royale; eh bien! j'ai trouvé la personne royale qui
achètera ce collier et le fera sortir du coffre-fort de MM. Boehmer et
Bossange.

--C'est?... dirent les associés.

--C'est ma gracieuse souveraine, la reine de Portugal.

Et le Portugais se rengorgea.

--Nous comprenons moins que jamais, dirent les associés.

«Moi, je ne comprends plus du tout», pensa Beausire.

--Expliquez-vous nettement, cher monsieur Manoël, dit-il, car les
dissentiments particuliers doivent céder devant l'intérêt public. Vous
êtes le père de l'idée, je le reconnais franchement. Je renonce à tout
droit de paternité; mais, pour l'amour de Dieu! soyez clair.

--À la bonne heure, fit Manoël, en avalant une deuxième jatte d'orgeat.
Je vais rendre cette question limpide.

--Nous sommes déjà certains qu'il existe un collier de quinze cent mille
livres, dit le banquier. Voilà un point important.

--Et ce collier est dans le coffre de MM. Boehmer et Bossange. Voilà le
second point, dit Beausire.

--Mais don Manoël a dit que Sa Majesté la reine du Portugal achetait le
collier. Voilà qui nous déroute.

--Rien de plus clair pourtant, dit le Portugais. Il ne s'agit que de
faire attention à mes paroles. L'ambassade est vacante. Il y a intérim;
l'ambassadeur nouveau, M. de Souza, n'arrive que dans huit jours au plus
tôt.

--Bon! dit Beausire.

--En huit jours, qui empêche que cet ambassadeur pressé de voir Paris
n'arrive et ne s'installe?

Les assistants s'entre-regardèrent bouche béante.

--Comprenez donc, fit vivement Beausire; don Manoël veut vous dire qu'il
peut arriver un ambassadeur vrai ou faux.

--Précisément, ajouta le Portugais. Si l'ambassadeur qui se présentera
avait envie du collier pour Sa Majesté la reine de Portugal, n'en a-t-il
pas le droit?

--Pardieu! firent les assistants.

--Et alors il traite avec MM. Boehmer et Bossange. Voilà tout.

--Absolument tout.

--Seulement, il faut payer quand on a traité, fit observer le banquier
du pharaon.

--Ah! dame! oui, répliqua le Portugais.

--MM. Boehmer et Bossange ne laisseront pas aller le collier dans les
mains d'un ambassadeur, fût-ce un vrai Souza, sans avoir de bonnes
garanties.

--Oh! j'ai bien pensé à une garantie, objecta le futur ambassadeur.

--Laquelle?

--L'ambassade, avons-nous dit, est déserte?

--Oui.

--Il n'y reste plus qu'un chancelier, brave homme de Français, qui parle
la langue portugaise aussi mal qu'homme du monde, et qui est enchanté
quand les Portugais lui parlent français, parce qu'il ne souffre pas;
quand les Français lui parlent portugais, parce qu'il brille.

--Eh bien? fit Beausire.

--Eh bien! messieurs, nous nous présenterons à ce brave homme avec tous
les dehors de la légation nouvelle.

--Les dehors sont bons, dit Beausire, mais les papiers valent mieux.

--On aura les papiers, répliqua laconiquement don Manoël.

--Il serait inutile de contester que don Manoël soit un homme précieux,
dit Beausire.

--Les dehors et les papiers ayant convaincu le chancelier de l'identité
de la légation, nous nous installons à l'ambassade.

--Oh! oh! c'est fort, interrompit Beausire.

--C'est forcé, continua le Portugais.

--C'est tout simple, affirmèrent les autres associés.

--Mais le chancelier? objecta Beausire.

--Nous l'avons dit: convaincu.

--Si par hasard il devenait moins crédule, dix minutes avant qu'il
doutât, on le congédierait. Je pense qu'un ambassadeur a le droit de
changer son chancelier?

--Évidemment.

--Donc, nous sommes maîtres de l'ambassade, et notre première opération,
c'est d'aller rendre visite à messieurs Boehmer et Bossange.

--Non, non pas, dit vivement Beausire, vous me paraissez ignorer un
point capital que je sais pertinemment, moi qui ai vécu dans les cours.
C'est qu'une opération comme vous dites ne se fait pas par un
ambassadeur sans que, préalablement à toute démarche, il ait été reçu en
audience solennelle, et là, ma foi! il y a un danger. Le fameux
Riza-Bey, qui fut admis devant Louis XIV en qualité d'ambassadeur du
shah de Perse, et qui eut l'aplomb d'offrir à Sa Majesté Très Chrétienne
pour trente francs de turquoises, Riza-Bey, dis-je, était très fort sur
la langue persane, et du diable s'il y avait en France des savants
capables de lui prouver qu'il ne venait pas d'Ispahan. Mais nous serions
reconnus tout de suite. On nous dirait à l'instant même que nous parlons
le portugais en pur gaulois, et pour le cadeau de protestation, on nous
enverrait à la Bastille. Prenons garde.

--Votre imagination vous entraîne trop loin, cher collègue, dit le
Portugais; nous ne nous jetterons pas au-devant de tous ces dangers,
nous resterons chacun dans notre hôtel.

--Alors, monsieur Boehmer ne nous croira pas aussi Portugais, aussi
ambassadeur qu'il serait besoin.

--Monsieur Boehmer comprendra que nous venions en France avec la mission
toute simple d'acheter le collier, l'ambassadeur ayant été changé
pendant que nous étions en chemin. L'ordre seul de venir le remplacer
nous a été remis. Cet ordre, eh bien! on le montrera s'il le faut à
monsieur Bossange, puisqu'on l'aura bien montré à monsieur le chancelier
de l'ambassade; seulement, c'est aux ministres du roi qu'il faut tâcher
de ne pas le montrer, cet ordre, car les ministres sont curieux, ils
sont défiants, ils nous tracasseraient sur une foule de petits détails.

--Oh! oui, s'écria l'assemblée, ne nous mettons pas en rapport avec le
ministère.

--Et si messieurs Boehmer et Bossange demandaient...

--Quoi? fit don Manoël.

--Un acompte, dit Beausire.

--Cela compliquerait l'affaire, fit le Portugais, embarrassé.

--Car enfin, poursuivit Beausire, il est d'usage qu'un ambassadeur
arrive avec des lettres de crédit, sinon avec de l'argent frais.

--C'est juste, dirent les associés.

--L'affaire manquerait là, continua Beausire.

--Vous trouvez toujours, dit Manoël avec une aigreur glaciale, des
moyens pour faire manquer l'affaire. Vous n'en trouvez pas pour la faire
réussir.

--C'est précisément parce que j'en veux trouver que je soulève des
difficultés, répliqua Beausire. Et tenez, tenez, je les trouve.

Toutes les têtes se rapprochèrent dans un même cercle.

--Dans toute chancellerie, il y a une caisse.

--Oui, une caisse et un crédit.

--Ne parlons pas du crédit, reprit Beausire, car rien n'est si cher à se
procurer. Pour avoir du crédit, il nous faudrait des chevaux, des
équipages, des valets, des meubles, un attirail, qui sont la base de
tout crédit possible. Parlons de la caisse. Que pensez-vous de celle de
votre ambassade?

--J'ai toujours regardé ma souveraine, Sa Majesté Très Fidèle, comme une
magnifique reine. Elle doit avoir bien fait les choses.

--C'est ce que nous verrons; et puis admettons qu'il n'y ait rien dans
la caisse.

--C'est possible, firent en souriant les associés.

--Alors, plus d'embarras, car aussitôt, nous, ambassadeurs, nous
demandons à messieurs Boehmer et Bossange quel est leur correspondant à
Lisbonne, et nous leur signons, nous leur estampillons, nous leur
scellons des lettres de change sur ce correspondant pour la somme
demandée.

--Ah! voilà qui est bien, dit don Manoël majestueusement, préoccupé de
l'invention, je n'avais pas descendu aux détails.

--Qui sont exquis, dit le banquier du pharaon en passant sa langue sur
ses lèvres.

--Maintenant, avisons à nous partager les rôles, dit Beausire. Je vois
don Manoël dans l'ambassadeur.

--Oh! certes, oui, fit en choeur l'assemblée.

--Et je vois monsieur de Beausire dans mon secrétaire-interprète, ajouta
don Manoël.

--Comment cela? reprit Beausire un peu inquiet.

--Il ne faut pas que je parle un mot de français, moi qui suis monsieur
de Souza; car je le connais, ce seigneur, et s'il parle, ce qui est
rare, c'est tout au plus le portugais, sa langue naturelle. Vous, au
contraire, monsieur de Beausire, qui avez voyagé, qui avez une grande
habitude des transactions parisiennes, qui parlez agréablement le
portugais...

--Mal, dit Beausire.

--Assez pour qu'on ne vous croie pas Parisien.

--C'est vrai... Mais...

--Et puis, ajouta don Manoël en attachant son regard noir sur Beausire,
aux plus utiles agents les plus gros bénéfices.

--Assurément, dirent les associés.

--C'est convenu, je suis secrétaire-interprète.

--Parlons-en tout de suite, interrompit le banquier; comment
divisera-t-on l'affaire?

--Tout simplement, dit don Manoël, nous sommes douze.

--Oui, douze, dirent les associés en se comptant.

--Par douzièmes, alors, ajouta don Manoël, avec cette réserve toutefois
que certains parmi nous auront une part et demie; moi, par exemple,
comme père de l'idée et ambassadeur; monsieur de Beausire parce qu'il
avait flairé le coup et parlé millions en arrivant ici.

Beausire fit un signe d'adhésion.

--Et enfin, dit le Portugais, une part et demi aussi à celui qui vendra
les diamants.

--Oh! s'écrièrent tout d'une voix les associés, rien à celui-là, rien
qu'une demi-part.

--Pourquoi donc? fit don Manoël, surpris; celui-là me semble risquer
beaucoup.

--Oui, dit le banquier, mais il aura les pots-de-vin, les primes, les
remises, qui lui constitueront un lopin distingué.

Chacun de rire: ces honnêtes gens se comprenaient à merveille.

--Voilà donc qui est arrangé, dit Beausire, à demain les détails, il est
tard.

Il pensait à Oliva restée seule au bal avec ce domino bleu vers lequel,
malgré sa facilité à donner des louis d'or, l'amant de Nicole ne se
sentait pas porté par une confiance aveugle.

--Non, non, tout de suite, finissons, dirent les associés. Quels sont
ces détails?

--Une chaise de voyage aux armes de Souza, dit Beausire.

--Ce sera trop long à peindre, fit don Manoël, et à sécher surtout.

--Un autre moyen alors, s'écria Beausire La chaise de monsieur
l'ambassadeur se sera brisée en chemin, et il aura été contraint de
prendre celle de son secrétaire.

--Vous avez donc une chaise, vous? demanda le Portugais.

--J'ai la première venue.

--Mais vos armes?

--Les premières venues.

--Oh! cela simplifie tout. Beaucoup de poussière, d'éclaboussures sur
les panneaux, beaucoup sur le derrière de la chaise, à l'endroit où sont
les armoiries, et le chancelier n'y verra que de la poussière et des
éclaboussures.

--Mais le reste de l'ambassade? demanda le banquier.

--Nous autres, nous arriverons le soir, c'est plus commode pour un
début, et vous, vous arriverez le lendemain quand nous aurons déjà
préparé les voies.

--Très bien.

--À tout ambassadeur, outre son secrétaire, il faut un valet de chambre,
dit don Manoël, fonction délicate!

--Monsieur le commandeur, dit le banquier en s'adressant à l'un des
aigrefins, vous prenez le rôle de valet de chambre.

Le commandeur s'inclina.

--Et des fonds pour des achats? dit don Manoël. Moi, je suis à sec.

--Moi, j'ai de l'argent, dit Beausire, mais il est à ma maîtresse.

--Qu'y a-t-il en caisse? demandèrent les associés.

--Vos clefs, messieurs, dit le banquier.

Chacun des associés tira une petite clef qui ouvrait un verrou sur
douze, par lesquels se fermait le double fond de la fameuse table, en
sorte que, dans cette honnête société, nul ne pouvait visiter la caisse
sans la permission de ses onze collègues.

Il fut procédé à la vérification.

--Cent quatre-vingt-dix-huit louis au-dessus du fonds de réserve, dit le
banquier qui avait été surveillé.

--Donnez-les à M. de Beausire et à moi, ce n'est pas trop? demanda
Manoël.

--Donnez-en les deux tiers, laissez le tiers au reste de l'ambassade,
dit Beausire avec une générosité qui concilia tous les suffrages.

De cette façon, don Manoël et Beausire reçurent cent trente-deux louis
d'or, et soixante-six restèrent aux autres.

On se sépara, les rendez-vous étant pris pour le lendemain. Beausire se
hâta de rouler son domino sous son bras et de courir rue Dauphine, où il
espérait retrouver Mlle Oliva en possession de tout ce qu'elle avait de
vertus anciennes et de nouveaux louis d'or.




Chapitre XXVII

L'ambassadeur


Le lendemain, vers le soir, une chaise de voyage arrivait par la
barrière d'Enfer, assez poudreuse, assez éclaboussée pour que nul ne pût
distinguer les armoiries.

Les quatre chevaux qui la menaient brûlaient le pavé; les postillons,
comme on dit, allaient un train de prince.

La chaise s'arrêta devant un hôtel d'assez belle apparence, dans la rue
de la Jussienne.

Sur la porte même de cet hôtel, deux hommes attendaient; l'un, d'une
mise assez recherchée pour annoncer la cérémonie; l'autre, dans une
sorte de livrée banale comme en ont eu de tout temps les officiers
publics des différentes administrations parisiennes.

Autrement dit, ce dernier ressemblait à un suisse en costume d'apparat.

La chaise pénétra dans l'hôtel, dont les portes furent aussitôt fermées
au nez de plusieurs curieux.

L'homme aux habits de cérémonie s'approcha très respectueusement de la
portière et, d'une voix un peu chevrotante, il entama une harangue en
langue portugaise.

--Qui êtes-vous? répondit de l'intérieur une voix brusque, en portugais
également, seulement cette voix parlait un excellent portugais.

--Le chancelier indigne de l'ambassade, Excellence.

--Fort bien. Comme vous parlez mal notre langue, mon cher chancelier.
Voyons, où descend-on?

--Par ici, monseigneur, par ici.

--Triste réception, dit le seigneur don Manoël, qui faisait le gros dos
en s'appuyant sur son valet de chambre et sur son secrétaire.

--Votre Excellence daignera me pardonner, dit le chancelier dans son
mauvais langage; ce n'est qu'à deux heures aujourd'hui qu'est descendu à
l'ambassade le courrier de Son Excellence pour annoncer votre arrivée.
J'étais absent, monseigneur, absent pour les affaires de la légation.
Aussitôt mon retour, j'ai trouvé la lettre de Votre Excellence. Je n'ai
eu que le temps de faire ouvrir les appartements; on les éclaire.

--Bon, bon.

--Ah! ce m'est une vive joie de voir l'illustre personne de notre nouvel
ambassadeur.

--Chut! ne divulguons rien jusqu'à ce que des ordres nouveaux soient
venus de Lisbonne. Veuillez seulement, monsieur, me faire conduire à ma
chambre à coucher, je tombe de fatigue. Vous vous entendrez avec mon
secrétaire, il vous transmettra mes ordres.

Le chancelier s'inclina respectueusement devant Beausire, qui rendit un
salut affectueux et dit d'un air courtoisement ironique:

--Parlez français, cher monsieur, cela vous mettra plus à l'aise, et moi
aussi.

--Oui, oui, murmura le chancelier, je serai plus à l'aise, car je vous
avouerai, monsieur le secrétaire, que ma prononciation...

--Je le vois bien, répliqua Beausire avec aplomb.

--Je profiterai de cette occasion, monsieur le secrétaire, puisque je
trouve en vous un homme si aimable, se hâta de dire le chancelier avec
effusion, je profiterai, dis-je, de l'occasion, pour vous demander si
vous croyez que M. de Souza ne m'en voudra pas d'écorcher ainsi le
portugais?

--Pas du tout, pas du tout, si vous parlez le français purement.

--Moi! dit le chancelier joyeusement, moi! un Parisien de la rue Saint
Honoré!

--Eh bien! c'est à ravir, dit Beausire. Comment vous nomme-t-on?
Ducorneau, je crois?

--Ducorneau, oui, monsieur le secrétaire; nom assez heureux, car il a
une terminaison espagnole, si l'on veut. Monsieur le secrétaire savait
mon nom; c'est bien flatteur pour moi.

--Oui, vous êtes bien noté là-bas; si bien noté, que cette bonne
réputation nous a empêchés d'amener un chancelier de Lisbonne.

--Oh! que de reconnaissance, monsieur le secrétaire, et quelle heureuse
chance pour moi que la nomination de M. de Souza.

--Mais M. l'ambassadeur sonne, je crois.

--Courons.

On courut en effet. M. l'ambassadeur, grâce au zèle de son valet de
chambre, venait de se déshabiller. Il avait revêtu une magnifique robe
de chambre. Un barbier, appelé à la hâte, l'accommodait. Quelques boites
et nécessaires de voyage, assez riches en apparence, garnissaient les
tables et les consoles.

Un grand feu flambait dans la cheminée.

--Entrez, entrez, monsieur le chancelier, dit l'ambassadeur qui venait
de s'ensevelir dans un immense fauteuil à coussins, tout en travers du
feu.

--Monsieur l'ambassadeur se fâchera-t-il si je lui réponds en français?
dit le chancelier tout bas à Beausire.

--Non, non, allez toujours.

Ducorneau fit son compliment en français.

--Eh! mais c'est fort commode; vous parlez admirablement le français,
monsieur du Corno.

«Il me prend pour un Portugais», pensa le chancelier ivre de joie.

Et il serra la main de Beausire.

--Çà! dit Manoël, pourra-t-on souper?

--Certes, oui, Votre Excellence. Oui, le Palais-Royal est à deux pas
d'ici, et je connais un traiteur excellent qui apportera un bon souper
pour Votre Excellence.

--Comme si c'était pour vous, monsieur du Corno.

--Oui, monseigneur... et moi, si Son Excellence le permettait, je
prendrais la permission d'offrir quelques bouteilles d'un vin du pays,
comme Votre Excellence n'en aura trouvé qu'à Porto même.

--Eh! notre chancelier a donc bonne cave? dit Beausire gaillardement.

--C'est mon seul luxe, répliqua humblement le brave homme, dont, pour la
première fois, aux bougies, Beausire et don Manoël purent remarquer les
yeux vifs, les grosses joues rondes et le nez fleuri.

--Faites comme il vous plaira, monsieur du Corno, dit l'ambassadeur;
apportez-nous de votre vin, et venez souper avec nous.

--Un pareil honneur...

--Sans étiquette, aujourd'hui je suis encore un voyageur, je ne serai
l'ambassadeur que demain. Et puis nous parlerons affaires.

--Oh! mais monseigneur permettra que je donne un coup d'oeil à ma
toilette.

--Vous êtes superbe, dit Beausire.

--Toilette de réception, non de gala, dit Ducorneau.

--Demeurez comme vous êtes, monsieur le chancelier, et donnez à nos
préparatifs le temps que vous donneriez à prendre l'habit de gala.

Ducorneau ravi quitta l'ambassadeur et se mit à courir pour gagner dix
minutes à l'appétit de Son Excellence.

Pendant ce temps, les trois coquins, enfermés dans la chambre à coucher,
passaient en revue le mobilier et les actes de leur nouveau pouvoir.

--Couche-t-il à l'hôtel, ce chancelier? dit don Manoël.

--Non pas: le drôle a une bonne cave et doit avoir quelque part une
jolie femme ou une grisette. C'est un vieux garçon.

--Le suisse?

--Il faudra bien s'en débarrasser.

--Je m'en charge.

--Les autres valets de l'hôtel?

--Valets de louage que nos associés remplaceront demain.

--Que dit la cuisine? que dit l'office?

--Morts! morts! L'ancien ambassadeur ne paraissait jamais à l'hôtel. Il
avait sa maison en ville.

--Que dit la caisse?

--Pour la caisse, il faut consulter le chancelier: c'est délicat.

--Je m'en charge, dit Beausire: nous sommes déjà les meilleurs amis du
monde.

--Chut! le voici.

En effet, Ducorneau revenait essoufflé. Il avait prévenu le traiteur de
la rue des Bons-Enfants, pris dans son cabinet six bouteilles d'une mine
respectable, et sa figure réjouie annonçait toutes les bonnes
dispositions que ces soleils, la nature et la diplomatie, savent
combiner pour dorer ce que les cyniques appellent la façade humaine.

--Votre Excellence, dit-il, ne descendra pas dans la salle à manger?

--Non pas, non pas, nous mangerons dans la chambre, entre nous, près du
feu.

--Monseigneur me ravit de joie. Voici le vin.

--Des topazes! dit Beausire en élevant un des flacons à la hauteur d'une
bougie.

--Asseyez-vous, monsieur le chancelier, pendant que mon valet de chambre
dressera le couvert.

Ducorneau s'assit.

--Quel jour sont arrivées les dernières dépêches? dit l'ambassadeur.

--La veille du départ de votre... du prédécesseur de Votre Excellence.

--Bien. La légation est en bon état?

--Oh! oui, monseigneur.

--Pas de mauvaises affaires d'argent?

--Pas que je sache.

--Pas de dettes... Oh! dites... S'il y en avait, nous commencerions par
payer. Mon prédécesseur est un galant gentilhomme pour qui je me porte
garant solidaire.

--Dieu merci! monseigneur n'en aura pas besoin; les crédits ont été
ordonnancés il y a trois semaines, et le lendemain même du départ de
l'ex-ambassadeur, cent mille livres arrivaient ici.

--Cent mille livres! s'écrièrent à la fois Beausire et don Manoël,
effarés de joie.

--En or, dit le chancelier.

--En or, répétèrent l'ambassadeur, le secrétaire, et jusqu'au valet de
chambre.

--De sorte, dit Beausire, en avalant son émotion, que la caisse
renferme...

--Cent mille trois cent vingt-huit livres, monsieur le secrétaire.

--C'est peu, dit froidement don Manoël; mais Sa Majesté heureusement a
mis des fonds à notre disposition. Je vous l'avais bien dit, mon cher,
ajouta t-il en s'adressant à Beausire, que nous manquerions à Paris.

--Hormis ce point que Votre Excellence avait pris ses précautions,
répliqua respectueusement Beausire.

À partir de cette communication importante du chancelier, l'hilarité de
l'ambassade ne fit que s'accroître.

Un bon souper, composé d'un saumon, d'écrevisses énormes, de viandes
noires et de crèmes, n'augmenta pas médiocrement cette verve des
seigneurs portugais.

Ducorneau, mis à l'aise, mangea comme dix grands d'Espagne, et montra à
ses supérieurs comme quoi un Parisien de la rue Saint-Honoré traitait
les vins de Porto et de Xérès en vins de Brie et de Tonnerre.

M. Ducorneau bénissait encore le Ciel de lui avoir envoyé un ambassadeur
qui préférait la langue française à la langue portugaise, et les vins
portugais aux vins de France; il nageait dans cette délicieuse béatitude
que fait au cerveau l'estomac satisfait et reconnaissant, lorsque M. de
Souza l'interpellant lui demanda de s'aller coucher.

Ducorneau se leva, et dans une révérence épineuse qui accrocha autant de
meubles qu'une branche d'églantier accroche de feuilles dans un taillis,
le chancelier gagna la porte de la rue.

Beausire et don Manoël n'avaient pas assez fêté le vin de l'ambassade
pour succomber sur-le-champ au sommeil.

D'ailleurs, il fallait que le valet de chambre soupât à son tour après
ses maîtres, opération que le _commandeur_ accomplit minutieusement,
d'après les précédents tracés par M. l'ambassadeur et son secrétaire.

Tout le plan du lendemain se trouva dressé. Les trois associés
poussèrent une reconnaissance dans l'hôtel, après s'être assurés que le
suisse dormait.




Chapitre XXVIII

MM. Boehmer et Bossange


Le lendemain, grâce à l'activité de Ducorneau à jeun, l'ambassade était
sortie de sa léthargie. Bureaux, cartons, écritoire, air d'apparat,
chevaux piaffant dans la cour, indiquaient la vie là où la veille encore
on sentait l'atonie et la mort.

Le bruit se répandit vite, dans le quartier, qu'un grand personnage,
chargé d'affaires, était arrivé de Portugal pendant la nuit.

Ce bruit, qui devait donner du crédit à nos trois fripons, était pour
eux une source de frayeurs toujours renaissantes.

En effet, la police de M. de Crosne et celle de M. de Breteuil avaient
de larges oreilles qu'elles se garderaient bien de clore en pareille
occurrence; elles avaient des yeux d'Argus que certainement elles ne
fermeraient pas lorsqu'il s'agirait de MM. les diplomates du Portugal.

Mais don Manoël fit observer à Beausire qu'avec de l'audace on
empêcherait les recherches de la police d'être soupçons avant huit
jours; les soupçons d'être certitudes avant quinze jours; que, par
conséquent, avant dix jours, moyen terme, rien ne gênerait les allures
de l'association, laquelle association, pour bien agir, devait avoir
terminé ses opérations avant six jours.

L'aurore venait de poindre quand deux chaises de louage amenèrent dans
l'hôtel la cargaison des neuf drôles destinés à composer le personnel de
l'ambassade.

Ils furent installés bien vite, ou, pour mieux dire, couchés par
Beausire. On en mit un à la caisse, l'autre aux archives, un troisième
remplaça le suisse, auquel Ducorneau lui-même donna son congé, sous
prétexte qu'il ne savait pas le portugais. L'hôtel se trouva donc peuplé
par cette garnison, qui devait en défendre les abords à tout profane.

La police est profane au plus haut degré pour ceux qui ont des secrets
politiques ou autres.

Vers midi, don Manoël dit Souza, s'étant habillé galamment, monta dans
un carrosse fort propre que Beausire avait loué cinq cents livres par
mois, en payant quinze jours d'avance.

Il partit pour la maison de MM. Boehmer et Bossange, en compagnie de son
secrétaire et de son valet de chambre.

Le chancelier reçut l'ordre d'expédier sous son couvert, et comme
d'habitude, en l'absence des ambassadeurs, toutes les affaires relatives
aux passeports, indemnités et secours, avec attention toutefois de ne
donner des espèces ou de solder des comptes qu'avec l'agrément de M. le
secrétaire.

Ces messieurs voulaient garder intacte la somme de cent mille livres,
pivot fondamental de toute l'opération.

On apprit à M. l'ambassadeur que les joailliers de la couronne
demeuraient sur le quai de l'École, où ils firent leur entrée vers une
heure de relevée.

Le valet de chambre frappa modestement à la porte du joaillier, qui
était fermée par de fortes serrures et garnie de gros clous à large
tête, comme une porte de prison.

L'art avait disposé ces clous de manière à former des dessins plus ou
moins agréables. Il était constaté seulement que jamais vrille, scie ou
lime n'eut pu mordre un morceau du bois sans se rompre une dent sur un
morceau de fer.

Un guichet treillissé s'ouvrit, et une voix demanda au valet de chambre
ce qu'il désirait savoir.

--M. l'ambassadeur de Portugal veut parler à MM. Boehmer et Bossange,
répondit le valet.

Une figure apparut bien vite au premier étage, puis un pas précipité se
fit entendre dans l'escalier. La porte s'ouvrit.

Don Manoël descendit de voiture avec une noble lenteur.

M. Beausire était descendu le premier pour offrir son bras à Son
Excellence.

L'homme qui s'avançait avec tant d'empressement au-devant des deux
Portugais était M. Boehmer lui-même qui, en entendant s'arrêter la
voiture, avait regardé par ses vitres, entendu le mot ambassadeur, et
s'était élancé pour ne pas faire attendre Son Excellence.

Le joaillier se confondit en excuses pendant que don Manoël montait
l'escalier.

M. Beausire remarqua que, derrière eux, une vieille servante, vigoureuse
et bien découplée, fermait verrous, serrures, dont il y avait un grand
luxe à la porte de la rue.

M. Beausire ayant paru faire ces observations avec une certaine
recherche, M. Boehmer lui dit:

--Monsieur, pardonnez; nous sommes si fort exposés dans notre
malheureuse profession, que nos habitudes renferment toutes une
précaution quelconque.

Don Manoël était demeuré impassible; Boehmer le vit et lui réitéra à
lui-même la phrase qui avait obtenu de Beausire un sourire agréable.
Mais l'ambassadeur n'ayant pas plus sourcillé à la seconde fois qu'à la
première:

--Pardonnez-moi, monsieur l'ambassadeur, dit encore Boehmer
décontenancé.

--Son Excellence ne parle pas français, dit Beausire, et ne peut vous
entendre, monsieur; mais je vais lui transmettre vos excuses, à moins,
se hâta-t-il de dire, que vous-même, monsieur, ne parliez le portugais.

--Non, monsieur, non.

--Je parlerai donc pour vous.

Et Beausire baragouina quelques mots portugais à don Manoël, qui
répondit dans la même langue.

--Son Excellence M. le comte de Souza, ambassadeur de Sa Majesté Très
Fidèle, accepte gracieusement vos excuses, monsieur, et me charge de
vous demander s'il est vrai que vous avez encore en votre possession un
beau collier de diamants?

Boehmer leva la tête et regarda Beausire en homme qui sait toiser son
monde.

Beausire soutint le choc en habile diplomate.

--Un collier de diamants, dit lentement Boehmer, un fort beau collier?

--Celui que vous avez offert à la reine de France, ajouta Beausire, et
dont Sa Majesté Très Fidèle a entendu parler.

--Monsieur, dit Boehmer, est un officier de M. l'ambassadeur?

--Son secrétaire particulier, monsieur.

Don Manoël s'était assis en grand seigneur; il regardait les peintures
des panneaux d'une assez belle pièce qui donnait sur le quai.

Un beau soleil éclairait alors la Seine, et les premiers peupliers
montraient leurs pousses d'un vert tendre au-dessus des eaux, grosses
encore et jaunies par le dégel.

Don Manoël passa de l'examen des peintures à celui du paysage.

--Monsieur, dit Beausire, il me semble que vous n'avez pas entendu un
mot de ce que je vous ai dit.

--Comment cela, monsieur? répondit Boehmer, un peu étourdi du ton vif du
personnage.

--C'est que je vois Son Excellence qui s'impatiente, monsieur le
joaillier.

--Monsieur, pardon, dit Boehmer tout rouge, je ne dois pas montrer le
collier sans être assisté de mon associé, monsieur Bossange.

--Eh bien! monsieur, faites venir votre associé.

Don Manoël se rapprocha et, de son air glacial qui comportait une
certaine majesté, il commença en portugais une allocution qui fit
plusieurs fois courber sous le respect la tête de Beausire. Après quoi
il tourna le dos et reprit sa contemplation aux vitres.

--Son Excellence me dit, monsieur, qu'il y a déjà dix minutes qu'elle
attend, et qu'elle n'a pas l'habitude d'attendre nulle part, pas même
chez les rois.

Boehmer s'inclina, prit un cordon de sonnette et l'agita.

Une minute après, une autre figure entra dans la chambre. C'était M.
Bossange, l'associé.

Boehmer le mit au fait avec deux mots. Bossange donna son coup d'oeil
aux deux Portugais, et finit par demander à Boehmer sa clef pour ouvrir
le coffre-fort.

«Il me paraît que les honnêtes gens, pensa Beausire, prennent autant de
précautions les uns contre les autres que les voleurs.»

Dix minutes après, M. Bossange revint, portant un écrin dans sa main
gauche; sa main droite était cachée sous son habit. Beausire y vit
distinctement le relief de deux pistolets.

--Nous pouvons avoir bonne mine, dit don Manoël gravement en portugais;
mais ces marchands nous prennent plutôt pour des filous que pour des
ambassadeurs.

Et, en prononçant ces mots, il regarda bien les joailliers pour saisir
sur leurs visages la moindre émotion dans le cas où ils comprendraient
le portugais.

Rien ne parut, rien qu'un collier de diamants si merveilleusement beau
que l'éclat éblouissait.

On mit avec confiance cet écrin dans les mains de don Manoël, qui
soudain avec colère:

--Monsieur, dit-il à son secrétaire, dites à ces drôles qu'ils abusent
de la permission qu'a un marchand d'être stupide. Ils me montrent du
strass quand je leur demande des diamants. Dites-leur que je me
plaindrai au ministre de France, et qu'au nom de ma reine, je ferai
jeter à la Bastille les impertinents qui mystifient un ambassadeur de
Portugal.

Disant ces mots, il fit voler, d'un revers de main, l'écrin sur le
comptoir. Beausire n'eut pas besoin de traduire toutes les paroles, la
pantomime avait suffi.

Boehmer et Bossange se confondirent en excuses et dirent qu'en France on
montrait des modèles de diamants, des semblants de parure, le tout pour
satisfaire les honnêtes gens, mais pour ne pas allécher ou tenter les
voleurs.

M. de Souza fit un geste énergique et marcha vers la porte aux yeux des
marchands inquiets.

--Son Excellence me charge de vous dire, poursuivit Beausire, qu'il est
fâcheux que des gens qui portent le titre de joailliers de la couronne
de France en soient à distinguer un ambassadeur d'avec un gredin, et Son
Excellence se retire à son hôtel.

MM. Boehmer et Bossange se firent un signe, et s'inclinèrent en
protestant de nouveau de tout leur respect.

M. de Souza leur faillit marcher sur les pieds et sortit.

Les marchands se regardèrent, décidément inquiets et courbés jusqu'à
terre.

Beausire suivit fièrement son maître.

La vieille ouvrit les serrures de la porte.

--À l'hôtel de l'ambassade, rue de la Jussienne! cria Beausire au valet
de chambre.

--À l'hôtel de l'ambassade, rue de la Jussienne! cria le valet au
cocher.

Boehmer entendit au travers du guichet.

--Affaire manquée! grommela le valet.

--Affaire faite, dit Beausire; dans une heure, ces croquants seront chez
nous.

Le carrosse roula comme s'il eût été enlevé par huit chevaux.




Chapitre XXIX

À l'ambassade


En rentrant à l'hôtel de l'ambassade, ces messieurs trouvèrent Ducorneau
qui dînait tranquillement dans son bureau.

Beausire le pria de monter chez l'ambassadeur, et lui tint ce langage:

--Vous comprenez, cher chancelier, qu'un homme tel que M. de Souza n'est
pas un ambassadeur ordinaire.

--Je m'en suis aperçu, dit le chancelier.

--Son Excellence, poursuivit Beausire, veut occuper une place distinguée
à Paris, parmi les riches et les gens de goût, c'est vous dire que le
séjour de ce vilain hôtel, rue de la Jussienne, n'est pas supportable
pour lui; en conséquence, il s'agirait de trouver une autre résidence
particulière pour M. de Souza.

--Cela compliquera les relations diplomatiques, dit le chancelier; nous
aurons à courir beaucoup pour les signatures.

--Eh! Son Excellence vous donnera un carrosse, cher monsieur Ducorneau,
répondit Beausire.

Ducorneau faillit s'évanouir de joie.

--Un carrosse à moi! s'écria-t-il.

--Il est fâcheux que vous n'en ayez pas l'habitude, continua Beausire;
un chancelier d'ambassade un peu digne doit avoir son carrosse; mais
nous parlerons de ce détail en temps et lieu. Pour le moment, rendons
compte à M. l'ambassadeur de l'état des affaires étrangères. La caisse,
où est-elle?

--Là-haut, monsieur, dans l'appartement même de M. l'ambassadeur.

--Si loin de vous?

--Mesure de sûreté, monsieur; les voleurs ont plus de mal à pénétrer au
premier qu'au rez-de-chaussée.

--Des voleurs, fit dédaigneusement Beausire, pour une si petite somme.

--Cent mille livres! fit Ducorneau. Peste! on voit bien que M. de Souza
est riche. Il n'y a pas cent mille livres dans toutes les caisses
d'ambassade.

--Voulez-vous que nous vérifiions? dit Beausire; j'ai hâte de me rendre
à mes affaires.

--À l'instant, monsieur, à l'instant, dit Ducorneau en quittant le
rez-de-chaussée.

Vérification faite, les cent mille livres apparurent en belles espèces,
moitié or et moitié argent.

Ducorneau offrit sa clef, que Beausire regarda quelque temps, pour en
admirer les ingénieuses guillochures et les trèfles compliqués.

Il en avait habilement pris l'empreinte avec de la cire.

Puis il la rendit au chancelier en lui disant:

--Monsieur Ducorneau, elle est mieux dans vos mains que dans les
miennes; passons chez M. l'ambassadeur.

On trouva don Manoël en tête à tête avec le chocolat national. Il
semblait fort occupé d'un papier couvert de chiffres. À la vue de son
chancelier:

--Connaissez-vous le chiffre de l'ancienne correspondance? demanda-t-il.

--Non, Votre Excellence.

--Eh bien! je veux que désormais vous soyez initié, monsieur, vous me
débarrasserez, de cette façon, d'une foule de détails ennuyeux. À
propos, la caisse? demanda-t-il à Beausire.

--En parfait état, comme tout ce qui est du ressort de M. Ducorneau,
répliqua Beausire.

--Les cent mille livres?

--Liquides, monsieur.

--Bien; asseyez-vous, monsieur Ducorneau, vous allez me donner un
renseignement.

--Aux ordres de Votre Excellence, dit le chancelier radieux.

--Voilà le fait: affaire d'État, monsieur Ducorneau.

--Oh! j'écoute, monseigneur.

Et le digne chancelier approcha son siège.

--Affaire grave, dans laquelle j'ai besoin de vos lumières.
Connaissez-vous des joailliers un peu honnêtes, à Paris?

--Il y a MM. Boehmer et Bossange, joailliers de la couronne, dit le
chancelier.

--Précisément, ce sont eux que je ne veux point employer, dit don
Manoël; je les quitte pour ne jamais les revoir.

--Ils ont eu le malheur de mécontenter Votre Excellence?

--Gravement, monsieur Corno, gravement.

--Oh! si je pouvais être un peu moins réservé, si j'osais...

--Osez.

--Je demanderais en quoi ces gens, qui ont de la réputation dans leur
métier...

--Ce sont de véritables juifs, monsieur Corno, et leurs mauvais procédés
leur font perdre comme un million ou deux.

--Oh! s'écria Ducorneau avidement.

--J'étais envoyé par Sa Majesté Très Fidèle pour négocier l'achat d'un
collier de diamants.

--Oui, oui, le fameux collier, qui avait été commandé par le feu roi
pour Mme Du Barry; je sais, je sais.

--Vous êtes un homme précieux; vous savez tout. Eh bien! j'allais
acheter ce collier; mais, puisque les choses vont ainsi, je ne
l'achèterai pas.

--Faut-il que je fasse une démarche?

--Monsieur Corno!

--Diplomatique, monseigneur, très diplomatique.

--Ce serait bon si vous connaissiez ces gens là.

--Bossange est mon petit-cousin à la mode de Bretagne.

Don Manoël et Beausire se regardèrent.

Il se fit un silence. Les deux Portugais aiguisaient leurs réflexions.

Tout à coup un des valets ouvrit la porte et annonça:

--MM. Boehmer et Bossange!

Don Manoël se leva soudain et, d'une voix irritée:

--Renvoyez ces gens-là! s'écria-t-il.

Le valet fit un pas pour obéir.

--Non, chassez-les vous-même, monsieur le secrétaire, reprit
l'ambassadeur.

--Au nom du Ciel! fit Ducorneau suppliant, laissez-moi exécuter l'ordre
de monseigneur; je l'adoucirai, puisque je ne puis l'éluder.

--Faites, si vous voulez, dit négligemment don Manoël.

Beausire se rapprocha de lui au moment où Ducorneau sortait avec
précipitation.

--Ah çà! mais cette affaire est destinée à manquer? dit don Manoël.

--Non pas, Ducorneau va la raccommoder.

--Il l'embrouillera, malheureux! Nous avons parlé portugais seulement
chez les joailliers; vous avez dit que je n'entendais pas un mot de
français. Ducorneau va tout gâter.

--J'y cours.

--Vous montrer, c'est peut-être dangereux, Beausire.

--Vous allez voir que non; laissez-moi plein pouvoir.

--Pardieu!

Beausire partit.

Ducorneau avait trouvé en bas Boehmer et Bossange, dont la contenance,
depuis leur entrée à l'ambassade, était toute modifiée dans le sens de
la politesse, sinon dans celui de la confiance.

Ils comptaient peu sur la vue d'un visage de connaissance, et se
faufilaient avec raideur dans les premiers cabinets.

En apercevant Ducorneau, Bossange poussa un cri de joyeuse surprise.

--Vous ici! dit-il.

Et il s'approcha pour l'embrasser.

--Ah! ah! vous êtes bien aimable, dit Ducorneau, vous me reconnaissez
ici, mon cousin le richard. Est-ce parce que je suis à une ambassade?

--Ma foi! oui, dit Bossange, si nous avons été séparés un peu,
pardonnez-le-moi, et rendez-moi un service.

--Je venais pour cela.

--Oh! merci. Vous êtes donc attaché à l'ambassade?

--Mais oui.

--Un renseignement.

--Lequel, et sur quoi?

--Sur l'ambassade même.

--J'en suis le chancelier.

--Oh! à merveille. Nous voulons parler à l'ambassadeur.

--Je viens de sa part.

--De sa part! pour nous dire?...

--Qu'il vous prie de sortir bien vite de son hôtel, et bien vite,
messieurs.

Les deux joailliers se regardèrent penauds.

--Parce que, dit Ducorneau avec importance, vous avez été maladroits et
malhonnêtes, à ce qu'il paraît.

--Écoutez-nous donc.

--C'est inutile, dit tout à coup la voix de Beausire, qui apparut fier
et froid au seuil de la chambre. Monsieur Ducorneau, Son Excellence vous
a dit de congédier ces messieurs. Congédiez-les.

--Monsieur le secrétaire...

--Obéissez, dit Beausire avec dédain. Faites!

Et il passa.

Le chancelier prit son parent par l'épaule droite, l'associé du parent
par l'épaule gauche, et les poussa doucement dehors.

--Voilà, dit-il, c'est une affaire manquée.

--Que ces étrangers sont donc susceptibles, mon Dieu! murmura Boehmer,
qui était un Allemand.

--Quand on s'appelle Souza et qu'on a neuf cent mille livres de revenu,
mon cher cousin, dit le chancelier, on a le droit d'être ce qu'on veut.

--Ah! soupira Bossange, je vous ai bien dit, Boehmer, que vous êtes trop
raide en affaires.

--Eh! répliqua l'entêté Allemand, si nous n'avons pas son argent, il
n'aura pas notre collier.

On approchait de la porte de la rue.

Ducorneau se mit à rire.

--Savez-vous bien ce que c'est qu'un Portugais? dit-il dédaigneusement;
savez-vous ce que c'est qu'un ambassadeur, bourgeois que vous êtes? Non.
Eh bien! je vais vous le dire. Un ambassadeur favori d'une reine, M.
Potemkine, achetait tous les ans, au 1er janvier, pour la reine, un
panier de cerises qui coûtait cent mille écus, mille livres la cerise;
c'est joli, n'est-ce pas? Eh bien! M. de Souza achètera les mines du
Brésil pour trouver dans les filons un diamant gros comme tous les
vôtres. Cela lui coûtera vingt années de son revenu, vingt millions;
mais que lui importe, il n'a pas d'enfants. Voilà.

Et il leur fermait la porte, quand Bossange, se ravisant:

--Raccommodez cela, dit-il, et vous aurez...

--Ici, l'on est incorruptible, répliqua Ducorneau.

Et il ferma la porte.

Le soir même, l'ambassadeur reçut la lettre suivante:

«Monseigneur,

«Un homme qui attend vos ordres et désire vous présenter les
respectueuses excuses de vos humbles serviteurs est à la porte de votre
hôtel; sur un signe de Votre Excellence, il déposera dans les mains d'un
de vos gens le collier qui avait eu le bonheur d'attirer votre
attention.

«Daignez recevoir, monseigneur, l'assurance du profond respect, etc.,
etc.

«Boehmer et Bossange.»

--Eh bien! mais, dit don Manoël en lisant cette épître, le collier est à
nous.

--Non pas, non pas, dit Beausire; il ne sera à nous que quand nous
l'aurons acheté; achetons-le!

--Comment?

--Votre Excellence ne sait pas le français, c'est convenu; et, tout
d'abord, débarrassons-nous de M. le chancelier.

--Comment?

--De la façon la plus simple: il s'agit de lui donner une mission
diplomatique importante; je m'en charge.

--Vous avez tort, dit Manoël, il sera ici notre caution.

--Il dira que vous parlez français comme M. Bossange et moi.

--Il ne le dira pas; je l'en prierai.

--Soit, qu'il reste. Faites entrer l'homme aux diamants.

L'homme fut introduit; c'était Boehmer en personne, Boehmer, qui fit les
plus profondes gentillesses et les excuses les plus soumises.

Après quoi il offrit ses diamants, et fit mine de les laisser pour être
examinés.

Don Manoël le retint.

--Assez d'épreuves comme cela, dit Beausire; vous êtes un marchand
défiant; vous devez être honnête. Asseyons-nous ici et causons, puisque
M. l'ambassadeur vous pardonne.

--Ouf! que l'on a du mal à vendre! soupira Boehmer.

«Que de mal on se donne pour voler!» pensa Beausire.




Chapitre XXX

Le marché


Alors, M. l'ambassadeur consentit à examiner le collier en détail.

M. Boehmer en montra curieusement chaque pièce, et en fit ressortir
chaque beauté.

--Sur l'ensemble de ces pierres, dit Beausire, à qui don Manoël venait
de parler en portugais, M. l'ambassadeur ne voit rien à dire; l'ensemble
est satisfaisant.

«Quant aux diamants en eux-mêmes, ce n'est pas la même chose; Son
Excellence en a compté dix un peu piqués, un peu tachés.

--Oh! fit Boehmer.

--Son Excellence, interrompit Beausire, se connaît mieux que vous en
diamants; les nobles portugais jouent avec les diamants, au Brésil,
comme ici les enfants avec du verre.

Don Manoël, en effet, posa le doigt sur plusieurs diamants l'un après
l'autre, et fit remarquer avec une admirable perspicacité les défauts
imperceptibles que peut-être un connaisseur n'eût pas relevés dans les
diamants.

--Tel qu'il est cependant, ce collier, dit Boehmer un peu surpris de
voir un si grand seigneur aussi fin joaillier, tel qu'il est, ce collier
est la plus belle réunion de diamants qu'il y ait en ce moment dans
toute l'Europe.

--C'est vrai, répliqua don Manoël.

Et sur un signe Beausire ajouta:

--Eh bien! monsieur Boehmer, voici le fait: Sa Majesté la reine de
Portugal a entendu parler du collier; elle a chargé Son Excellence de
négocier l'affaire après avoir vu les diamants. Les diamants conviennent
à Son Excellence; combien voulez vous vendre ce collier?

--Seize cent mille livres, dit Boehmer.

Beausire répéta le chiffre à son ambassadeur.

--C'est cent mille livres trop cher, répliqua don Manoël.

--Monseigneur, dit le joaillier, on ne peut évaluer les bénéfices au
juste sur un objet de cette importance; il a fallu, pour composer une
parure de ce mérite, des recherches et des voyages qui effraieraient si
on les connaissait comme moi.

--Cent mille livres trop cher, repartit le tenace Portugais.

--Et pour que monseigneur vous dise cela, dit Beausire, il faut que ce
soit chez lui une conviction, car Son Excellence ne marchande jamais.

Boehmer parut un peu ébranlé. Rien ne rassure les marchands soupçonneux
comme un acheteur qui marchande.

--Je ne saurais, dit-il après un moment d'hésitation, souscrire une
diminution qui fait la différence du gain ou de la perte entre mon
associé et moi.

Don Manoël écouta la traduction de Beausire et se leva.

Beausire ferma l'écrin et le remit à Boehmer.

--J'en parlerai toujours à M. Bossange, dit ce dernier. Votre Excellence
y consent-elle?

--Qu'est-ce à dire? demanda Beausire.

--Je veux dire que M. l'ambassadeur semble avoir offert quinze cent
mille livres du collier.

--Oui.

--Son Excellence maintient-elle son prix?

--Son Excellence ne recule jamais devant ce qu'elle a dit, répliqua
portugaisement Beausire; mais Son Excellence ne recule pas toujours
devant l'ennui de marchander ou d'être marchandé.

--Monsieur le secrétaire, ne concevez-vous pas que je doive causer avec
mon associé?

--Oh! parfaitement, monsieur Boehmer.

--Parfaitement, répondit en portugais don Manoël, à qui la phrase de
Boehmer était parvenue, mais à moi aussi une solution prompte est
nécessaire.

--Eh bien! monseigneur, si mon associé accepte la diminution, moi
j'accepte d'avance.

--Bien.

--Le prix est donc dès à présent de quinze cent mille livres.

--Soit.

--Il ne reste plus, dit Boehmer, sauf toutefois la ratification de M.
Bossange...

--Toujours, oui.

--Il ne reste plus que le mode du paiement.

--Vous n'aurez pas à cet égard la moindre difficulté, dit Beausire.
Comment voulez-vous être payé?

--Mais, dit Boehmer en riant, si le comptant est possible...

--Qu'appelez-vous le comptant? dit Beausire froidement.

--Oh! je sais bien que nul n'a un million et demi en espèces à donner!
s'écria Boehmer en soupirant.

--Et d'ailleurs, vous en seriez embarrassé vous-même, monsieur Boehmer.

--Cependant, monsieur le secrétaire, je ne consentirai jamais à me
passer d'argent comptant.

--C'est trop juste.

Et il se tourna vers don Manoël.

--Combien Votre Excellence donnerait-elle comptant à M. Boehmer?

--Cent mille livres, dit le Portugais.

--Cent mille livres, dit Beausire à Boehmer, en signant le marché.

--Mais le reste? dit Boehmer.

--Le temps qu'il faut à une traite de monseigneur pour aller de Paris à
Lisbonne, à moins que vous ne préfériez attendre l'avertissement envoyé
de Lisbonne à Paris.

--Oh! fit Boehmer, nous avons un correspondant à Lisbonne; en lui
écrivant...

--C'est cela, dit Beausire en riant ironiquement, écrivez-lui;
demandez-lui si M. de Souza est solvable, et si Sa Majesté la reine est
bonne pour quatorze cent mille livres.

--Monsieur... dit Boehmer confus.

--Acceptez-vous, ou bien préférez-vous d'autres conditions?

--Celles que Monsieur le secrétaire a bien voulu me poser en premier
lieu me paraissent acceptables. Y aurait-il des termes aux paiements?

--Il y aurait trois termes, monsieur Boehmer, chacun de cinq cent mille
livres, et ce serait pour vous l'affaire d'un voyage intéressant.

--D'un voyage à Lisbonne?

--Pourquoi pas?... Toucher un million et demi en trois mois, cela
vaut-il qu'on se dérange?

--Oh! sans doute, mais...

--D'ailleurs, vous voyagerez aux frais de l'ambassade, et moi ou M. le
chancelier, nous vous accompagnerons.

--Je porterai les diamants?

--Sans nul doute, à moins que vous ne préfériez envoyer d'ici les
traites, et laisser les diamants aller seuls en Portugal.

--Je ne sais... je... crois... que... le voyage serait utile, et que...

--C'est aussi mon avis, dit Beausire. On signerait ici. Vous recevriez
vos cent mille livres comptant, vous signeriez la vente, et vous
porteriez vos diamants à Sa Majesté.

--Quel est votre correspondant?

--MM. Nunez Balboa frères.

Don Manoël leva la tête.

--Ce sont mes banquiers, dit-il en souriant.

--Ce sont les banquiers de Son Excellence, dit Beausire en souriant
aussi.

Boehmer parut radieux; son aspect n'avait pas conservé un nuage; il
s'inclina comme pour remercier et prendre congé.

Soudain une réflexion le ramena.

--Qu'y a-t-il? demanda Beausire inquiet.

--C'est parole donnée? fit Boehmer.

--Oui, donnée.

--Sauf...

--Sauf la ratification de M. Bossange, nous l'avons dit.

--Sauf un autre cas, ajouta Boehmer.

--Ah! ah!

--Monsieur, cela est tout délicat, et l'honneur du nom portugais est un
sentiment trop puissant pour que Son Excellence ne comprenne pas ma
pensée.

--Que de détours! Au fait!

--Voici le fait. Le collier a été offert à Sa Majesté la reine de
France.

--Qui l'a refusé. Après?

--Nous ne pouvons, monsieur, laisser sortir de France à tout jamais ce
collier sans en prévenir la reine, et le respect, la loyauté même
exigent que nous donnions la préférence à Sa Majesté la reine.

--C'est juste, dit don Manoël avec dignité. Je voudrais qu'un marchand
portugais tînt le même langage que M. Boehmer.

--Je suis bien heureux et bien fier de l'assentiment que Son Excellence
a daigné m'accorder. Voilà donc les deux cas prévus: ratification des
conditions par Bossange, deuxième et définitif refus de Sa Majesté la
reine de France. Je vous demande pour cela trois jours.

--De notre côté, dit Beausire, cent mille livres comptant, trois traites
de cinq cent mille livres mises dans vos mains. La boîte de diamants
remise à M. le chancelier de l'ambassade ou à moi disposé à vous
accompagner à Lisbonne, chez MM. Nunez Balboa frères. Paiement intégral
en trois mois. Frais de voyage nuls.

--Oui, monseigneur, oui, monsieur, dit Boehmer en faisant la révérence.

--Ah! dit don Manoël en portugais.

--Quoi donc? fit Boehmer inquiet à son tour et revenant.

--Pour épingles, dit l'ambassadeur, une bague de mille pistoles pour mon
secrétaire, ou pour mon chancelier, pour votre compagnon, enfin,
monsieur le joaillier.

--C'est trop juste, monseigneur, murmura Boehmer, et j'avais déjà fait
cette dépense dans mon esprit.

Don Manoël congédia le joaillier avec un geste de grand seigneur.

Les deux associés demeurèrent seuls.

--Veuillez m'expliquer, dit don Manoël avec une certaine animation à
Beausire, quelle diable d'idée vous avez eue de ne pas faire remettre
ici les diamants? Un voyage en Portugal! Êtes-vous fou? Ne pouvait-on
donner à ces bijoutiers leur argent et prendre leurs diamants en
échange?

--Vous prenez trop au sérieux votre rôle d'ambassadeur, répliqua
Beausire. Vous n'êtes pas encore tout à fait M. de Souza pour M.
Boehmer.

--Allons donc! Eût-il traité s'il eût eu des soupçons?

--Tant qu'il vous plaira. Il n'eût pas traité, c'est possible; mais tout
homme qui possède quinze cent mille livres se croit au-dessus de tous
les rois et de tous les ambassadeurs du monde. Tout homme qui troque
quinze cent mille livres contre des morceaux de papier veut savoir si
ces papiers valent quelque chose.

--Allons, vous allez en Portugal! Vous qui ne savez pas le portugais...
Je vous dis que vous êtes fou.

--Point du tout. Vous irez vous-même.

--Oh! non pas, s'écria don Manoël; retourner en Portugal, moi, j'ai de
trop fameuses raisons. Non! non!

--Je vous déclare que Boehmer n'eût jamais donné ses diamants contre
papiers.

--Papiers signés Souza!

--Quand je dis qu'il se prend pour un Souza! s'écria Beausire en
frappant dans ses mains.

--J'aime mieux entendre dire que l'affaire est manquée, répéta don
Manoël.

--Pas le moins du monde. Venez ici, monsieur le commandeur, dit Beausire
au valet de chambre, qui apparaissait sur le seuil. Vous savez de quoi
il s'agit, n'est-ce pas?

--Oui.

--Vous m'écoutiez?

--Certes.

--Très bien. Êtes-vous d'avis que j'ai fait une sottise?

--Je suis d'avis que vous avez cent mille fois raison.

--Dites pourquoi?

--Le voici. M. Boehmer n'aurait jamais cessé de faire surveiller l'hôtel
de l'ambassade et l'ambassadeur.

--Eh bien? dit don Manoël.

--Eh bien! ayant son argent à la main, son argent à ses côtés, M.
Boehmer ne conservera aucun soupçon, il partira tranquillement pour le
Portugal.

--Nous n'irons pas jusque-là, monsieur l'ambassadeur, dit le valet de
chambre; n'est-ce pas, monsieur le chevalier de Beausire?

--Allons donc! voilà un garçon d'esprit, dit l'amant d'Oliva.

--Dites, dites votre plan, répondit don Manoël assez froid.

--À cinquante lieues de Paris, dit Beausire, ce garçon d'esprit, avec un
masque sur le visage, viendra montrer un ou deux pistolets à notre
postillon; il vous volera nos traites, nos diamants, rouera de coups M.
Boehmer, et le tour sera fait.

--Je ne comprenais pas cela, dit le valet de chambre. Je voyais M.
Beausire et M. Boehmer s'embarquant à Bayonne pour le Portugal.

--Très bien!

--M. Boehmer, comme tous les Allemands, aime la mer et se promène sur le
pont. Un jour de roulis, il se penche et tombe. L'écrin est censé tomber
avec lui, voilà. Pourquoi la mer ne garderait-elle pas quinze cent mille
livres de diamants, elle qui a bien gardé les galions des Indes?

--Ah! oui, je comprends, dit le Portugais.

--C'est heureux, grommela Beausire.

--Seulement, reprit don Manoël, pour avoir subtilisé les diamants on est
mis à la Bastille, pour avoir fait regarder la mer à M. le joaillier on
est pendu.

--Pour avoir volé les diamants, on est pris, dit le commandeur; pour
avoir noyé cet homme, on ne peut être soupçonné une minute.

--Nous verrons d'ailleurs quand nous en serons là, répliqua Beausire.
Maintenant à nos rôles. Faisons aller l'ambassade comme des Portugais
modèles, afin qu'on dise de nous: «S'ils n'étaient pas de vrais
ambassadeurs, ils en avaient la mine.» C'est toujours flatteur.
Attendons les trois jours.




Chapitre XXXI

La maison du gazetier


C'était le lendemain du jour où les Portugais avaient fait affaire avec
Boehmer, et trois jours après le bal de l'Opéra, auquel nous avons vu
assister quelques-uns des principaux personnages de cette histoire.

Dans la rue Montorgueil, au fond d'une cour fermée par une grille,
s'élevait une petite maison longue et mince, défendue du bruit de la rue
par des contrevents qui rappelaient la vie de province.

Au fond de cette cour, le rez-de-chaussée, qu'il fallait aller chercher
en sondant les différents gués de deux ou trois trous punais, offrait
une espèce de boutique à demi ouverte à ceux qui avaient franchi
l'obstacle de la grille et l'espace de la cour.

C'était la maison d'un journaliste assez renommé, d'un gazetier, comme
on disait alors. Le rédacteur habitait le premier étage. Le
rez-de-chaussée servait à empiler les livraisons de la gazette,
étiquetées par numéros. Les deux autres étages appartenaient à des gens
tranquilles, qui payaient bon marché le désagrément d'assister plusieurs
fois l'an à des scènes bruyantes faites au gazetier par des agents de
police, des particuliers offensés, ou des acteurs traités comme des
ilotes.

Ces jours-là, les locataires de la maison de la _Grille_, on l'appelait
ainsi dans le quartier, fermaient leurs croisées sur le devant, afin de
mieux entendre les abois du gazetier, qui, poursuivi, se réfugiait
ordinairement dans la rue des Vieux-Augustins, par une sortie de
plain-pied avec sa chambre.

Une porte dérobée s'ouvrait, se refermait; le bruit cessait, l'homme
menacé avait disparu; les assaillants se trouvaient seuls en face de
quatre fusiliers des gardes-françaises, qu'une vieille servante était
allée vite requérir au poste de la Halle.

Il arrivait bien de çà et de là que les assaillants, ne trouvant
personne sur qui décharger leur colère, s'en prenaient aux paperasses
mouillées du rez-de-chaussée, et lacéraient, trépignaient ou brûlaient,
si par malheur il y avait du feu dans les environs, une certaine
quantité des papiers coupables.

Mais qu'est-ce qu'un morceau de gazette pour une vengeance qui demandait
des morceaux de peau du gazetier?

À ces scènes près, la tranquillité de la maison de la Grille était
proverbiale.

M. Réteau sortait le matin, faisait sa ronde sur les quais, les places
et les boulevards. Il trouvait les ridicules, les vices, les annotait,
les crayonnait au vif, et les couchait tout portraiturés dans son plus
prochain numéro.

Le journal était hebdomadaire.

C'est-à-dire que, pendant quatre jours, le sieur Réteau chassait
l'article, le faisait imprimer pendant les trois autres jours, et menait
du bon temps le jour de la publication du numéro.

La feuille venait de paraître le jour dont nous parlons, soixante-douze
heures après le bal de l'Opéra, où Mlle Oliva avait pris tant de plaisir
au bras du domino bleu.

M. Réteau, en se levant à huit heures, reçut de sa vieille servante le
numéro du jour, encore humide et puant sous sa robe gris-rouge.

Il s'empressa de lire ce numéro avec le soin qu'un tendre père met à
passer en revue les qualités ou les défauts de son fils chéri.

Puis quand il eut fini:

--Aldegonde, dit-il à la vieille, voilà un joli numéro; l'as-tu lu?

--Pas encore; ma soupe n'est pas finie, dit la vieille.

--Je suis content de ce numéro, dit le gazetier en élevant sur son
maigre lit ses bras encore plus maigres.

--Oui, répliqua Aldegonde; mais savez-vous ce qu'on en dit à
l'imprimerie?

--Que dit-on?

--On dit que certainement vous n'échapperez pas cette fois à la
Bastille.

Réteau se mit sur son séant, et d'une voix calme:

--Aldegonde, Aldegonde, dit-il, fais-moi une bonne soupe et ne te mêle
pas de littérature.

--Oh! toujours le même, répliqua la vieille; téméraire comme un moineau
franc.

--Je t'achèterai des boucles avec le numéro d'aujourd'hui, fit le
gazetier, roulé dans son drap d'une blancheur équivoque. Est-on venu
déjà acheter beaucoup d'exemplaires?

--Pas encore, et mes boucles ne seront pas bien reluisantes, si cela
continue. Vous rappelez-vous le bon numéro contre M. de Broglie? Il
n'était pas dix heures qu'on avait déjà vendu cent numéros.

--Et j'avais passé trois fois rue des Vieux-Augustins, dit Réteau;
chaque bruit me donnait la fièvre; ces militaires sont brutaux.

--J'en conclus, poursuivit Aldegonde tenace, que ce numéro d'aujourd'hui
ne vaudra pas celui de M. de Broglie.

--Soit, dit Réteau; mais je n'aurai pas tant à courir, et je mangerai
tranquillement ma soupe. Sais-tu pourquoi, Aldegonde?

--Ma foi non, monsieur.

--C'est qu'au lieu d'attaquer un homme, j'attaque un corps; au lieu
d'attaquer un militaire, j'attaque une reine.

--La reine! Dieu soit loué, murmura la vieille; alors ne craignez rien;
si vous attaquez la reine, vous serez porté en triomphe, et nous allons
vendre des numéros, et j'aurai mes boucles.

--On sonne, dit Réteau, rentré dans son lit.

La vieille courut vite à la boutique pour recevoir la visite.

Un moment après, elle remontait enluminée, triomphante.

--Mille exemplaires, disait-elle, mille d'un coup; voilà une commande.

--À quel nom? dit vivement Réteau.

--Je ne sais.

--Il faut le savoir; cours vite.

--Oh! nous avons le temps; ce n'est pas peu de chose que de compter, de
ficeler et de charger mille numéros.

--Cours vite, te dis-je, et demande au valet... Est-ce un valet?

--C'est un commissionnaire, un Auvergnat avec ses crochets.

--Bon! questionne, demande-lui où il va porter ces numéros.

Aldegonde fit diligence; ses grosses jambes firent gémir l'escalier de
bois criard, et sa voix, qui interrogeait, ne cessa de résonner à
travers les planches. Le commissionnaire répliqua qu'il portait ces
numéros rue Neuve Saint-Gilles, au Marais, chez le comte de Cagliostro.

Le gazetier fit un bond de joie qui faillit défoncer sa couchette. Il se
leva, vint lui-même activer la livraison confiée aux soins d'un seul
commis, sorte d'ombre famélique plus diaphane que les feuilles
imprimées. Les mille exemplaires furent chargés sur les crochets de
l'Auvergnat, lequel disparut par la grille, courbé sous le poids.

Le sieur Réteau se disposait à noter pour le prochain numéro le succès
de celui-ci, et à consacrer quelques lignes au généreux seigneur qui
voulait bien prendre mille numéros d'un pamphlet prétendu politique. M.
Réteau, disons-nous, se félicitait d'avoir fait une si heureuse
connaissance, lorsqu'un nouveau coup de sonnette retentit dans la cour.

--Encore mille exemplaires, fit Aldegonde alléchée par ce premier
succès. Ah! monsieur, ce n'est pas étonnant; dès qu'il s'agit de
l'Autrichienne tout le monde va faire chorus.

--Silence! silence! Aldegonde; ne parle pas si haut. L'Autrichienne,
c'est une injure qui me vaudrait la Bastille, que tu m'as prédite.

--Eh bien! quoi, dit aigrement la vieille, est-elle, oui ou non,
l'Autrichienne?

--C'est un mot que nous autres journalistes nous mettons en circulation,
mais qu'il ne faut pas prodiguer.

Nouveau coup de sonnette.

--Va voir, Aldegonde, je ne crois pas que ce soit pour acheter des
numéros.

--Qui vous fait croire cela? dit la vieille en descendant.

--Je ne sais; il me semble que je vois un homme de figure lugubre à la
grille.

Aldegonde descendait toujours pour ouvrir.

M. Réteau regardait, lui, avec une attention que l'on comprendra depuis
que nous avons fait la description du personnage et de son officine.

Aldegonde ouvrit, en effet, à un homme vêtu simplement, qui s'informa si
l'on trouverait chez lui le rédacteur de la gazette.

--Qu'avez-vous à lui dire? demanda Aldegonde, un peu défiante.

Et elle entrebâillait à peine la porte, prête à la repousser à la
première apparence de danger.

L'homme fit sonner des écus dans sa poche.

Ce son métallique dilata le coeur de la vieille.

--Je viens, dit-il, payer les mille exemplaires de la _Gazette
_d'aujourd'hui, qu'on est venu prendre au nom de M. le comte de
Cagliostro.

--Ah! si c'est ainsi, entrez.

L'homme franchit la grille; mais il ne l'avait pas refermée, que
derrière lui un autre visiteur, jeune, grand et de belle mine, retint
cette grille en disant:

--Pardon, monsieur.

Et sans demander autrement la permission, il se glissa derrière le
payeur envoyé par le comte de Cagliostro.

Aldegonde, tout entière au gain, fascinée par le son des écus, arrivait
au maître.

--Allons, allons, dit-elle, tout va bien, voici les cinq cents livres du
monsieur aux mille exemplaires.

--Recevons-les noblement, dit Réteau en parodiant Larive dans sa plus
récente création.

Et il se drapa dans une robe de chambre assez belle, qu'il tenait de la
munificence ou plutôt de la terreur de Mme Dugazon, à laquelle, depuis
son aventure avec l'écuyer Astley, le gazetier soutirait bon nombre de
cadeaux en tous genres.

Le payeur du comte de Cagliostro se présenta, étala un petit sac d'écus
de six livres, en compta jusqu'à cent qu'il empila en douze tas.

Réteau comptait scrupuleusement et regardait si les pièces n'étaient pas
rognées.

Enfin, ayant trouvé son compte, il remercia, donna quittance, et
congédia, par un sourire agréable, le payeur, auquel il demanda
malicieusement des nouvelles de M. le comte de Cagliostro.

L'homme aux écus remercia, comme d'un compliment tout naturel, et se
retira.

--Dites à M. le comte que je l'attends à son premier souhait, dit-il, et
ajoutez qu'il soit tranquille; je sais garder un secret.

--C'est inutile, répliqua le payeur, M. le comte de Cagliostro est
indépendant, il ne croit pas au magnétisme; il veut que l'on rie de M.
Mesmer, et propage l'aventure du baquet pour ses menus plaisirs.

--Bien, murmura une voix sur le seuil de la porte, nous tâcherons que
l'on rie aussi aux dépens de M. le comte de Cagliostro.

Et M. Réteau vit apparaître dans sa chambre un personnage qui lui parut
bien autrement lugubre que le premier.

C'était, comme nous l'avons dit, un homme jeune et vigoureux; mais
Réteau ne partagea point l'opinion que nous avons émise sur sa bonne
mine.

Il lui trouva l'oeil menaçant et la tournure menaçante.

En effet, il avait la main gauche sur le pommeau d'une épée, et la main
droite sur la pomme d'une canne.

--Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur? demanda Réteau avec une
sorte de tremblement qui lui prenait à chaque occasion un peu difficile.

Il en résulte que, comme les occasions difficiles n'étaient pas rares,
Réteau tremblait souvent.

--Monsieur Réteau? demanda l'inconnu.

--C'est moi.

--Qui se dit de Villette?

--C'est moi, monsieur.

--Gazetier?

--C'est bien moi toujours.

--Auteur de l'article que voici? dit froidement l'inconnu en tirant de
sa poche un numéro frais encore de la gazette du jour.

--J'en suis effectivement, non pas l'auteur, dit Réteau, mais le
publicateur.

--Très bien; cela revient exactement au même; car si vous n'avez pas eu
le courage d'écrire l'article, vous avez eu la lâcheté de le laisser
paraître. Je dis lâcheté, répéta l'inconnu froidement, parce qu'étant
gentilhomme, je tiens à mesurer mes termes, même dans ce bouge. Mais il
ne faut pas prendre ce que je dis à la lettre, car ce que je dis
n'exprime pas ma pensée. Si j'exprimais ma pensée, je dirais: «Celui qui
a écrit l'article est un infâme! Celui qui l'a publié est un misérable!»

--Monsieur! dit Réteau, devenant fort pâle.

--Ah! dame! voilà une mauvaise affaire, c'est vrai, continua le jeune
homme, s'animant au fur et à mesure qu'il parlait. Mais écoutez donc,
monsieur le folliculaire, chaque chose à son tour; tout à l'heure, vous
avez reçu les écus, maintenant vous allez recevoir les coups de bâton.

--Oh! s'écria Réteau, nous allons voir.

--Et qu'allons-nous voir? fit d'un ton bref et tout militaire le jeune
homme, qui, en prononçant ces mots, s'avança vers son adversaire.

Mais celui-ci n'en était pas à la première affaire de ce genre; il
connaissait les détours de sa propre maison; il n'eut qu'à se retourner
pour trouver une porte, la franchir, en repousser le battant, s'en
servir comme d'un bouclier, et gagner de là une chambre adjacente qui
aboutissait à la fameuse porte de dégagement donnant sur la rue des
Vieux-Augustins.

Une fois là, il était en sûreté: il y trouvait une autre petite grille
qu'en un tour de clef--et la clef était toujours prête--il ouvrait en se
sauvant à toutes jambes.

Mais ce jour-là était un jour néfaste pour ce pauvre gazetier; car au
moment où il mettait la main sur cette clef, il aperçut par la
claire-voie un autre homme qui, grandi sans doute par l'agitation du
sang, lui parut un Hercule, et qui, immobile, menaçant, semblait
attendre comme jadis le dragon d'Hespérus attendait les mangeurs de
pommes d'or.

Réteau eût bien voulu revenir sur ses pas, mais le jeune homme à la
canne, celui qui le premier s'était présenté à ses yeux, avait enfoncé
la porte d'un coup de pied, l'avait suivi, et maintenant qu'il était
arrêté par la vue de cette autre sentinelle, armée aussi d'une épée et
d'une canne, il n'avait qu'une main à étendre pour le saisir.

Réteau se trouvait pris entre deux feux, ou plutôt entre deux cannes,
dans une espèce de petite cour obscure, perdue, sourde, située entre les
dernières chambres de l'appartement et la bienheureuse grille qui
donnait sur la rue des Vieux-Augustins, c'est-à-dire, si le passage eût
été libre, sur le salut et la liberté.

--Monsieur, laissez-moi passer, je vous prie, dit Réteau au jeune homme
qui gardait la grille.

--Monsieur, s'écria le jeune homme qui poursuivait Réteau, monsieur,
arrêtez ce misérable.

--Soyez tranquille, monsieur de Charny, il ne passera pas, dit le jeune
homme de la grille.

--Monsieur de Taverney, vous! s'écria Charny, car c'était lui en effet
qui s'était présenté le premier chez Réteau à la suite du payeur, et par
la rue Montorgueil.

Tous deux, en lisant la gazette, le matin, avaient eu la même idée,
parce qu'ils avaient dans le coeur le même sentiment, et, sans se le
communiquer le moins du monde l'un à l'autre, ils avaient mis cette idée
à exécution.

C'était de se rendre chez le gazetier, de lui demander satisfaction, et
de le bâtonner s'il ne la leur donnait pas.

Seulement chacun d'eux, en apercevant l'autre, éprouva un mouvement de
mauvaise humeur; chacun devinait un rival dans l'homme qui avait éprouvé
la même sensation que lui.

Aussi ce fut avec un accent assez maussade que M. de Charny prononça ces
quatre mots:

--Monsieur de Taverney, vous!

--Moi-même, répondit Philippe avec le même accent dans la voix, en
faisant de son côté un mouvement vers le gazetier suppliant, qui passait
ses deux bras par la grille; moi-même; mais il paraît que je suis arrivé
trop tard. Eh bien! je ne ferai qu'assister à la fête, à moins que vous
n'ayez la bonté de m'ouvrir la porte.

--La fête, murmura le gazetier épouvanté, la fête, que dites-vous donc
là? Allez-vous m'égorger, messieurs?

--Oh! dit Charny, le mot est fort. Non, monsieur, nous ne vous
égorgerons pas, mais nous vous interrogerons d'abord, ensuite nous
verrons. Vous permettez que j'en use à ma guise avec cet homme, n'est-ce
pas, monsieur de Taverney?

--Assurément, monsieur, répondit Philippe, vous avez le pas, étant
arrivé le premier.

--Çà, collez-vous au mur, et ne bougez, dit Charny, en remerciant du
geste Taverney. Vous avouez donc, mon cher monsieur, avoir écrit et
publié contre la reine le conte badin, vous l'appelez ainsi, qui a paru
ce matin dans votre gazette?

--Monsieur, ce n'est pas contre la reine.

--Ah! bon, il ne manquait plus que cela.

--Ah! vous êtes bien patient, monsieur, dit Philippe rageant de l'autre
côté de la grille.

--Soyez tranquille, répondit Charny; le drôle ne perdra pas pour
attendre.

--Oui, murmura Philippe; mais c'est que, moi aussi, j'attends.

Charny ne répondit pas, à Taverney du moins.

Mais se retournant vers le malheureux Réteau:

--_Etteniotna_, c'est Antoinette retournée... Oh! ne mentez pas,
monsieur... Ce serait si plat et si vil, qu'au lieu de vous battre ou de
vous tuer proprement, je vous écorcherais tout vif. Répondez donc, et
catégoriquement. Je vous demandais si vous étiez le seul auteur de ce
pamphlet?

--Je ne suis pas un délateur, répliqua Réteau en se redressant.

--Très bien! cela veut dire qu'il y a un complice; d'abord, cet homme
qui vous a fait acheter mille exemplaires de cette diatribe, le comte de
Cagliostro, comme vous disiez tout à l'heure, soit! Le comte paiera pour
lui, lorsque vous aurez payé pour vous.

--Monsieur, monsieur, je ne l'accuse pas, hurla le gazetier, redoutant
de se trouver pris entre les deux colères de ces deux hommes, sans
compter celle de Philippe qui pâlissait de l'autre côté de la grille.

--Mais, continua Charny, comme je vous tiens le premier, vous paierez le
premier.

Et il leva sa canne.

--Monsieur, si j'avais une épée, hurla le gazetier.

Charny baissa sa canne.

--Monsieur Philippe, dit-il, prêtez votre épée à ce coquin, je vous
prie.

--Oh! point de cela, je ne prête point une épée honnête à ce drôle;
voici ma canne, si vous n'avez point assez de la vôtre. Mais je ne puis
consciencieusement faire autre chose pour lui et pour vous.

--Corbleu! une canne, dit Réteau exaspéré; savez-vous, monsieur, que je
suis gentilhomme?

--Alors, prêtez-moi votre épée, à moi, dit Charny en jetant la sienne
aux pieds du gazetier, j'en serai quitte pour ne plus toucher à
celle-ci.

Et il jeta la sienne aux pieds de Réteau pâlissant.

Philippe n'avait plus d'objection à faire. Il tira son épée du fourreau
et la passa à travers la grille à Charny.

Charny la prit en saluant.

--Ah! tu es gentilhomme, dit-il en se retournant du côté de Réteau, tu
es gentilhomme et tu écris sur la reine de France de pareilles
infamies!... Eh bien! ramasse cette épée et prouve que tu es
gentilhomme.

Mais Réteau ne bougea point; on eût dit qu'il avait aussi peur de l'épée
qui était à ses pieds que de la canne qui, un instant, avait été
au-dessus de sa tête.

--Mordieu! dit Philippe exaspéré, ouvrez-moi donc cette grille.

--Pardon, monsieur, dit Charny, mais, vous en êtes convenu, cet homme
est à moi d'abord.

--Alors, hâtez-vous d'en finir, car j'ai, moi, hâte de commencer.

--Je devais épuiser tous les moyens avant d'en arriver à ce moyen
extrême, dit Charny, car je trouve que les coups de canne coûtent
presque autant à donner qu'à recevoir; mais puisque bien décidément
monsieur préfère les coups de canne aux coups d'épée, soit, il sera
servi à sa guise.

À peine ces mots étaient-ils achevés, qu'un cri poussé par Réteau
annonça que Charny venait de joindre l'effet aux paroles. Cinq ou six
coups vigoureusement appliqués, dont chacun tira un cri équivalent à la
douleur qu'il produisit, suivirent le premier.

Ces cris attirèrent la vieille Aldegonde; mais Charny s'inquiéta aussi
peu de ses cris qu'il s'était inquiété de ceux de son maître.

Pendant ce temps, Philippe, placé comme Adam de l'autre côté du paradis,
se rongeait les doigts, faisant le manège de l'ours qui sent la chair
fraîche en avant de ses barreaux.

Enfin Charny s'arrêta, las d'avoir battu, et Réteau se prosterna, las
d'être rossé.

--Là! dit Philippe, avez-vous fini, monsieur?

--Oui, dit Charny.

--Eh bien! maintenant, rendez-moi mon épée qui vous a été inutile, et
ouvrez-moi, je vous prie.

--Monsieur! monsieur! implora Réteau qui voyait un défenseur dans
l'homme qui avait terminé ses comptes avec lui.

--Vous comprenez que je ne puis laisser Monsieur à la porte, dit Charny;
je vais donc lui ouvrir.

--Oh! c'est un meurtre! cria Réteau; voyons, tuez-moi tout de suite d'un
coup d'épée, et que ce soit fini.

--Oh! maintenant, dit Charny, rassurez-vous, je crois que monsieur ne
vous touchera même pas.

--Et vous avez raison, dit avec un souverain mépris Philippe qui venait
d'entrer. Je n'ai garde. Vous avez été roué, c'est bien, et, comme dit
l'axiome légal: _Non bis in idem_. Mais il reste des numéros de
l'édition, et ces numéros, il est important de les détruire.

--Ah! très bien! dit Charny; voyez-vous que mieux vaut être deux qu'un
seul; j'eusse peut-être oublié cela; mais par quel hasard étiez-vous
donc à cette porte, monsieur de Taverney?

--Voici, dit Philippe. Je me suis fait instruire dans le quartier des
moeurs de ce coquin. J'ai appris qu'il avait l'habitude de fuir quand on
lui serrait le bouton. Alors je me suis enquis de ses moyens de fuite,
et j'ai pensé qu'en me présentant par la porte dérobée au lieu de me
présenter par la porte ordinaire, et qu'en refermant cette porte
derrière moi, je prendrais mon renard dans son terrier. La même idée de
vengeance vous était venue: seulement, plus pressé que moi, vous avez
pris des informations moins complètes; vous êtes entré par la porte de
tout le monde, et il allait vous échapper, quand heureusement vous
m'avez trouvé là.

--Et je m'en réjouis! Venez, monsieur de Taverney... Ce drôle va nous
conduire à sa presse.

--Mais ma presse n'est pas ici, dit Réteau.

--Mensonge! s'écria Charny menaçant.

--Non, non, s'écria Philippe, vous voyez bien qu'il a raison, les
caractères sont déjà distribués: il n'y a plus que l'édition. Or,
l'édition doit être entière, sauf les mille vendus à M. de Cagliostro.

--Alors, il va déchirer cette édition devant nous.

--Il va la brûler, c'est plus sûr.

Et Philippe, approuvant ce mode de satisfaction, poussa Réteau et le
dirigea vers la boutique.




Chapitre XXXII

Comment deux amis deviennent ennemis


Cependant Aldegonde, ayant entendu crier son maître et ayant trouvé la
porte fermée, était allée chercher la garde.

Mais, avant qu'elle fût de retour, Philippe et Charny avaient eu le
temps d'allumer un feu brillant avec les premiers numéros de la gazette,
puis d'y jeter lacérées successivement les autres feuilles, qui
s'embrasaient à mesure qu'elles touchaient le rayon de la flamme.

Les deux exécuteurs en étaient aux derniers numéros, lorsque la garde
parut derrière Aldegonde, à l'extrémité de la cour, et en même temps que
la garde cent polissons et autant de commères.

Les premiers fusils frappaient la dalle du vestibule quand le dernier
numéro de la gazette commençait à flamber.

Heureusement Philippe et Charny connaissaient le chemin que leur avait
imprudemment montré Réteau; ils prirent donc le couloir secret,
fermèrent les verrous, franchirent la grille de la rue des
Vieux-Augustins, fermèrent la grille à double tour, et en jetèrent la
clef dans le premier égout qui se trouva là.

Pendant ce temps-là, Réteau, devenu libre, criait à l'aide, au meurtre,
à l'assassinat, et Aldegonde qui voyait les vitres s'enflammer aux
reflets du papier brûlant, criait au feu.

Les fusiliers arrivèrent; mais comme ils trouvèrent les deux jeunes gens
partis et le feu éteint, ils ne jugèrent pas à propos de pousser plus
loin les recherches; ils laissèrent Réteau se bassiner le dos avec de
l'eau-de-vie camphrée et retournèrent au corps de garde.

Mais la foule, toujours plus curieuse que la garde, séjourna jusqu'à
près de midi dans la cour de M. Réteau, espérant toujours que la scène
du matin se renouvellerait.

Aldegonde, dans son désespoir, blasphéma le nom de Marie-Antoinette en
l'appelant l'Autrichienne, et bénit celui de M. Cagliostro, en
l'appelant le protecteur des lettres.

Lorsque Taverney et Charny se trouvèrent dans la rue des
Vieux-Augustins:

--Monsieur, dit Charny, maintenant que notre exécution est finie,
puis-je espérer que j'aurai le bonheur de vous être bon à quelque chose?

--Mille grâces, monsieur, j'allais vous faire la même question.

--Merci; j'étais venu pour affaires particulières qui vont me tenir à
Paris probablement une partie de la journée.

--Et moi aussi, monsieur.

--Permettez donc que je prenne congé de vous, et que je me félicite de
l'honneur et du bonheur que j'ai eu de vous rencontrer.

--Permettez-moi de vous faire le même compliment, et d'y ajouter tout
mon désir que l'affaire pour laquelle vous êtes venu se termine selon
vos souhaits.

Et les deux hommes se saluèrent avec un sourire et une courtoisie à
travers lesquels il était facile de voir que, dans toutes les paroles
qu'ils venaient d'échanger, les lèvres seules avaient été en jeu.

En se quittant, tous deux se tournèrent le dos, Philippe remontant vers
les boulevards, Charny descendant du côté de la rivière.

Tous deux se retournèrent deux ou trois fois jusqu'à ce qu'ils se
fussent perdus de vue. Et alors Charny, qui, ainsi que nous l'avons dit,
était remonté du côté de la rivière, prit la rue Beaurepaire, puis,
après la rue Beaurepaire, la rue du Renard, puis la rue du
Grand-Hurleur, la rue Jean-Robert, la rue des Gravilliers, la rue
Pastourelle, les rues d'Anjou, du Perche, Culture Sainte-Catherine, de
Saint-Anastase et Saint-Louis.

Arrivé là, il descendit la rue Saint-Louis et s'avança vers la rue
Neuve-Saint-Gilles.

Mais à mesure qu'il approchait, son oeil se fixait sur un jeune homme
qui, de son côté, remontait la rue Saint-Louis, et qu'il croyait
reconnaître. Deux ou trois fois il s'arrêta, doutant; mais bientôt le
doute disparut. Celui qui remontait était Philippe.

Philippe qui, de son côté, avait pris la rue Mauconseil, la rue aux
Ours, la rue du Grenier-Saint-Lazare, la rue Michel-le-Comte, la rue des
Vieilles-Audriettes, la rue de l'Homme-Armé, la rue des Rosiers, était
passé devant l'hôtel de Lamoignon, et enfin avait débouché sur la rue
Saint-Louis, à l'angle de la rue de l'Égout Sainte Catherine.

Les deux jeunes gens se trouvèrent ensemble à l'entrée de la rue Neuve
Saint-Gilles.

Tous deux s'arrêtèrent et se regardèrent avec des yeux qui, cette fois,
ne prenaient point la peine de cacher leur pensée.

Chacun d'eux avait encore eu, cette fois, la même pensée; c'était de
venir demander raison au comte de Cagliostro.

Arrivés là, ni l'un ni l'autre ne pouvait douter du projet de celui en
face duquel il se trouvait de nouveau.

--Monsieur de Charny, dit Philippe, je vous ai laissé le vendeur, vous
pourriez bien me laisser l'acheteur. Je vous ai laissé donner les coups
de canne, laissez-moi donner les coups d'épée.

--Monsieur, répondit Charny, vous m'avez fait cette galanterie, je
crois, parce que j'étais arrivé le premier, et point pour autre chose.

--Oui; mais ici, dit Taverney, j'arrive en même temps que vous, et, je
vous le dis tout d'abord: ici je ne vous ferai point de concession.

--Et qui vous dit que je vous en demande, monsieur; je défendrai mon
droit, voilà tout.

--Et selon vous, votre droit, monsieur de Charny?...

--Est de faire brûler à M. de Cagliostro les mille exemplaires qu'il a
achetés à ce misérable.

--Vous vous rappellerez, monsieur, que c'est moi qui, le premier, ai eu
l'idée de les faire brûler rue Montorgueil.

--Eh bien! soit, vous les avez fait brûler rue Montorgueil, je les ferai
déchirer, moi, rue Neuve-Saint-Gilles.

--Monsieur, je suis désespéré de vous dire que, très sérieusement, je
désire avoir affaire le premier au comte de Cagliostro.

--Tout ce que je puis faire pour vous, monsieur, c'est de m'en remettre
au sort; je jetterai un louis en l'air, celui de nous deux qui gagnera
aura la priorité.

--Merci, monsieur; mais, en général, j'ai peu de chance, et peut-être
serais je assez malheureux pour perdre.

Et Philippe fit un pas en avant.

Charny l'arrêta.

--Monsieur, lui dit-il, un mot, et je crois que nous allons nous
entendre.

Philippe se retourna vivement. Il y avait dans la voix de Charny un
accent de menace qui lui plaisait.

--Ah! dit-il, soit.

--Si, pour aller demander satisfaction à M. de Cagliostro, nous passions
par le bois de Boulogne, ce serait le plus long, je le sais bien; mais
je crois que cela terminerait notre différend. L'un de nous deux
resterait probablement en route, et celui qui reviendrait n'aurait de
compte à rendre à personne.

--En vérité, monsieur, dit Philippe, vous allez au-devant de ma pensée;
oui, voilà en effet qui concilie tout. Voulez-vous me dire où nous nous
retrouverons?

--Mais, si ma société ne vous est pas trop insupportable, monsieur...

--Comment donc?

--Nous pourrions ne pas nous quitter. J'ai donné ordre à ma voiture de
venir m'attendre place Royale, et comme vous savez, c'est à deux pas
d'ici.

--Alors, vous voudrez bien m'y donner une place.

--Comment donc, avec le plus grand plaisir.

Et les deux jeunes gens, qui s'étaient sentis rivaux au premier coup
d'oeil, devenus ennemis à la première occasion, se mirent à allonger le
pas pour gagner la place Royale. Au coin de la rue du Pas-de-la-Mule,
ils aperçurent le carrosse de Charny.

Celui-ci, sans se donner la peine d'aller plus loin, fit un signe au
valet de pied. Le carrosse s'approcha. Charny invita Philippe à y
prendre sa place. Et le carrosse partit dans la direction des
Champs-Élysées.

Avant de monter en voiture, Charny avait écrit deux mots sur ses
tablettes, et fait porter ces mots par son valet de pied à son hôtel de
Paris.

Les chevaux de M. de Charny étaient excellents; en moins d'une
demi-heure ils furent au bois de Boulogne.

Charny arrêta son cocher quand il eut trouvé dans le bois un endroit
convenable.

Le temps était beau, l'air un peu vif, mais déjà le soleil humait avec
force le premier parfum des violettes et des jeunes pousses de sureaux
aux bords des chemins et sous la lisière du bois.

Sur les feuilles jaunies de l'année précédente, l'herbe montait
orgueilleusement parée de ses graines à panaches mouvants, les
ravenelles d'or laissaient tomber leurs têtes parfumées le long des
vieux murs.

--Il fait un beau temps pour la promenade, n'est-ce pas, monsieur de
Taverney? dit Charny.

--Beau temps, oui, monsieur.

Et tous deux descendaient.

--Partez, Dauphin, dit Charny à son cocher.

--Monsieur, dit Taverney, peut-être avez-vous tort de renvoyer votre
carrosse, l'un de nous pourrait bien en avoir besoin pour s'en
retourner.

--Avant tout, monsieur, le secret, dit Charny, le secret sur toute cette
affaire; confiée à un laquais, elle risque d'être demain le sujet des
conversations de tout Paris.

--Ce sera comme il vous plaira, monsieur; mais le drôle qui nous a
amenés sait certainement déjà de quoi il s'agit. Ces espèces de gens
connaissent trop les façons des gentilshommes pour ne pas se douter que,
lorsqu'ils se font conduire au bois de Boulogne, de Vincennes ou de
Satory, au train dont il nous a menés, ce n'est point pour y faire une
simple promenade. Ainsi, je le répète, votre cocher sait déjà à quoi
s'en tenir. Maintenant, j'admets qu'il ne le sache pas. Il me verra ou
vous verra blessé, tué peut-être, et ce sera bien assez pour qu'il
comprenne, quoiqu'un peu tard. Ne vaut-il pas mieux le garder pour
emmener celui de nous qui ne pourra pas revenir, que de rester, vous, ou
de me laisser, moi, dans l'embarras de la solitude?

--C'est vous qui avez raison, monsieur, répliqua Charny.

Alors, se retournant vers le cocher:

--Dauphin, dit-il, arrêtez, vous attendrez ici.

Dauphin s'était douté qu'on le rappellerait; il n'avait pas pressé ses
chevaux, et, par conséquent, n'avait point dépassé la portée de la voix.

Dauphin s'arrêta donc; et comme, ainsi que l'avait prévu Philippe, il se
doutait de ce qui allait se passer, il s'accommoda sur son siège de
façon à voir, à travers les arbres encore dégarnis de feuilles, la scène
dont son maître lui paraissait devoir être un des acteurs.

Cependant, peu à peu, Philippe et Charny gagnèrent dans le bois; au bout
de cinq minutes, ils étaient perdus, ou à peu près, dans la demi-teinte
bleuâtre qui en estompait les horizons.

Philippe, qui marchait le premier, rencontra une place sèche, dure sous
le pied; elle présentait un carré long merveilleusement approprié à
l'objet qui amenait les deux jeunes gens.

--Sauf votre avis, monsieur de Charny, dit Philippe, il me semble que
voilà un bon endroit.

--Excellent, monsieur, répliqua Charny, en ôtant son habit.

Philippe ôta son habit à son tour, jeta son chapeau à terre, et dégaina.

--Monsieur, dit Charny dont l'épée était encore au fourreau, à tout
autre qu'à vous, je dirais: «Chevalier, un mot, sinon d'excuse, du moins
de douceur, et nous voilà bons amis...» mais, à vous, mais à un brave
qui vient d'Amérique, c'est-à-dire d'un pays où l'on se bat si bien, je
ne puis...

--Et moi, à tout autre répliqua Philippe, je dirais: «Monsieur, j'ai
peut-être eu vis-à-vis de vous l'apparence d'un tort»; mais à vous, mais
à ce brave matin qui l'autre soir encore faisait l'admiration de toute
la cour par un fait d'armes si glorieux; à vous, monsieur de Charny, je
ne puis rien dire, sinon: «Monsieur le comte, faites-moi l'honneur de
vous mettre en garde.»

Le comte salua et tira l'épée à son tour.

--Monsieur, dit Charny, je crois que nous ne touchons ni l'un ni l'autre
à la véritable cause de la querelle.

--Je ne vous comprends pas, comte, répliqua Philippe.

--Oh! vous me comprenez, au contraire, monsieur, et parfaitement même;
et, comme vous venez d'un pays où l'on ne sait pas mentir, vous avez
rougi en me disant que vous ne me compreniez pas.

--En garde! répéta Philippe.

Les fers se croisèrent.

Aux premières passes, Philippe s'aperçut qu'il avait sur son adversaire
une supériorité marquée. Seulement, cette assurance, au lieu de lui
donner une ardeur nouvelle, sembla le refroidir complètement.

Cette supériorité, laissant à Philippe tout son sang-froid, il en
résulta que son jeu devint bientôt aussi calme que s'il eût été dans une
salle d'armes, et, au lieu d'une épée, eût tenu un fleuret à la main.

Mais Philippe se contentait de parer, et le combat durait depuis plus
d'une minute qu'il n'avait pas encore porté un seul coup.

--Vous me ménagez, monsieur, dit Charny; puis-je vous demander à quel
propos?

Et masquant une feinte rapide, il se fendit à fond sur Philippe.

Mais Philippe enveloppa l'épée de son adversaire dans un contre encore
plus rapide que la feinte, et le coup se trouva paré.

Quoique la parade de Taverney eût écarté l'épée de Charny de la ligne,
Taverney ne riposta point.

Charny fit une reprise que Philippe écarta encore une fois, mais par une
simple parade; Charny fut forcé de se relever rapidement.

Charny était plus jeune, plus ardent surtout; il avait honte, en sentant
bouillir son sang, du calme de son adversaire; il voulut le forcer à
sortir de ce calme.

--Je vous disais, monsieur, que nous n'avions touché ni l'un ni l'autre
à la véritable cause du duel.

Philippe ne répondit pas.

--La véritable cause, je vais vous la dire: vous m'avez cherché
querelle, car la querelle vient de vous; vous m'avez cherché querelle
par jalousie.

Philippe resta muet.

--Voyons, dit Charny, s'animant en raison inverse du sang-froid de
Philippe, quel jeu jouez-vous, monsieur de Taverney? Votre intention
est-elle de me fatiguer la main? Ce serait un calcul indigne de vous.
Morbleu! tuez-moi, si vous pouvez, mais au moins tuez-moi en pleine
défense.

Philippe secoua la tête.

--Oui, monsieur, dit-il, le reproche que vous me faites est mérité; je
vous ai cherché querelle, et j'ai eu tort.

--Il ne s'agit plus de cela, maintenant, monsieur; vous avez l'épée à la
main, servez-vous de votre épée pour autre chose que pour parer, ou, si
vous ne m'attaquez pas mieux, défendez-vous moins.

--Monsieur, reprit Philippe, j'ai l'honneur de vous dire une seconde
fois que j'ai eu tort et que je me repens.

Mais Charny avait le sang trop enflammé pour comprendre la générosité de
son adversaire; il la prit à offense.

--Ah! dit-il, je comprends; vous voulez faire de la magnanimité
vis-à-vis de moi. C'est cela, n'est-ce pas, chevalier? Ce soir ou demain
vous comptez dire à quelques belles dames que vous m'avez amené sur le
terrain, et que là vous m'avez donné la vie.

--Monsieur le comte, dit Philippe, en vérité je crains que vous ne
deveniez fou.

--Vous vouliez tuer M. de Cagliostro pour plaire à la reine, n'est-ce
pas, et, pour plaire plus sûrement encore à la reine, moi aussi vous
voulez me tuer, mais par le ridicule?

--Ah! voilà un mot de trop, s'écria Philippe en fronçant le sourcil; et
ce mot me prouve que votre coeur n'est pas si généreux que je le
croyais.

--Eh bien! percez donc ce coeur! dit Charny en se découvrant juste au
moment où Philippe passait un dégagement rapide et se fendait.

L'épée glissa le long des côtes et ouvrit un sillon sanglant sous la
chemise de toile fine.

--Enfin, dit Charny, joyeux, je suis donc blessé! Maintenant, si je vous
tue, j'aurai le beau rôle.

--Allons, décidément, dit Philippe, vous êtes tout à fait fou, monsieur;
vous ne me tuerez pas, et vous aurez un rôle tout vulgaire; car vous
serez blessé sans cause et sans profit, nul ne sachant pourquoi nous
nous sommes battus.

Charny poussa un coup droit si rapide que cette fois ce fut à
grand-peine que Philippe arriva à temps à la parade; mais, en arrivant à
la parade, il lia l'épée, et d'un vigoureux coup de fouet la fit sauter
à dix pas de son adversaire.

Aussitôt il s'élança sur l'épée qu'il brisa d'un coup de talon.

--Monsieur de Charny, dit-il, vous n'aviez pas à me prouver que vous
êtes brave: vous me détestez donc bien que vous avez mis cet acharnement
à vous battre contre moi?

Charny ne répondit pas; il pâlissait visiblement.

Philippe le regarda pendant quelques secondes pour provoquer de sa part
un aveu ou une dénégation.

--Allons, monsieur le comte, dit-il, le sort en est jeté, nous sommes
ennemis.

Charny chancela. Philippe s'élança pour le soutenir; mais le comte
repoussa sa main.

--Merci, dit-il, j'espère aller jusqu'à ma voiture.

--Prenez au moins ce mouchoir pour étancher le sang.

--Volontiers.

Et il prit le mouchoir.

--Et mon bras, monsieur; au moindre obstacle que vous rencontrerez,
chancelant comme vous êtes, vous tomberez et votre chute vous sera une
douleur inutile.

--L'épée n'a traversé que les chairs, dit Charny. Je ne sens rien dans
la poitrine.

--Tant mieux, monsieur.

--Et j'espère être bientôt guéri.

--Tant mieux encore, monsieur. Mais si vous hâtez de vos veux cette
guérison pour recommencer ce combat, je vous préviens que vous
retrouverez difficilement en moi un adversaire.

Charny essaya de répondre, mais les paroles moururent sur ses lèvres; il
chancela, et Philippe n'eut que le temps de le retenir entre ses bras.

Alors il le souleva comme il eût fait d'un enfant, et le porta à moitié
évanoui jusqu'à sa voiture.

Il est vrai que Dauphin, ayant à travers les arbres vu ce qui se
passait, abrégea le chemin en venant au-devant de son maître.

On déposa Charny dans la voiture; il remercia Philippe d'un signe de
tête.

--Allez au pas, cocher, dit Philippe.

--Mais vous, monsieur? murmura le blessé.

--Oh! ne vous inquiétez pas de moi.

Et saluant à son tour, il referma la portière.

Philippe regarda le carrosse s'éloigner lentement; puis le carrosse
ayant disparu au détour d'une allée, il prit lui-même la route qui
devait le ramener à Paris par le chemin le plus court.

Puis, se retournant une dernière fois, et apercevant le carrosse qui, au
lieu de revenir comme lui vers Paris, tournait du côté de Versailles et
se perdait dans les arbres, il prononça ces trois mots, mots
profondément arrachés de son coeur après une profonde méditation:

--Elle le plaindra!




Chapitre XXXIII

La maison de la rue Neuve-Saint-Gilles


À la porte du garde, Philippe trouva un carrosse de louage et sauta
dedans.

--Rue Neuve-Saint-Gilles, dit-il au cocher, et vivement.

Un homme qui vient de se battre et qui a conservé un air vainqueur, un
homme vigoureux dont la taille annonce la noblesse, un homme vêtu en
bourgeois et dont la tournure dénonce un militaire, c'était plus qu'il
n'en fallait pour stimuler le brave homme, dont le fouet, s'il n'était
pas comme le trident de Neptune le sceptre du monde, n'en était pas
moins pour Philippe un sceptre très important.

L'automédon à vingt-quatre sous dévora donc l'espace et apporta Philippe
tout frémissant rue Saint-Gilles, à l'hôtel du comte de Cagliostro.

L'hôtel était d'une grande simplicité extérieure, d'une grande majesté
de lignes, comme la plupart des bâtiments élevés sous Louis XIV, après
les concetti de marbre ou de brique entassés par le règne de Louis XIII
sur la Renaissance.

Un vaste carrosse, attelé de deux bons chevaux, se balançait sur ses
moelleux ressorts, dans une vaste cour d'honneur.

Le cocher, sur son siège, dormait dans sa vaste houppelande fourrée de
renard; deux valets, dont l'un portait un couteau de chasse, arpentaient
silencieusement le perron.

À part ces personnages agissants, nul symptôme d'existence
n'apparaissait dans l'hôtel.

Le fiacre de Philippe ayant reçu l'ordre d'entrer, tout fiacre qu'il
était, héla le suisse, qui fit aussitôt crier les gonds de la porte
massive.

Philippe sauta à terre, s'élança vers le perron, et s'adressant aux deux
valets à la fois:

--M. le comte de Cagliostro? dit-il.

--M. le comte va sortir, répondit un des valets.

--Alors, raison de plus pour que je me hâte, dit Philippe, car j'ai
besoin de lui parler avant qu'il sorte. Annoncez le chevalier Philippe
de Taverney.

Et il suivit le laquais d'un pas si pressé qu'il arriva en même temps
que lui au salon.

--Le chevalier Philippe de Taverney! répéta après le valet une voix mâle
et douce à la fois. Faites entrer.

Philippe entra sous l'influence d'une certaine émotion que cette voix si
calme avait fait naître en lui.

--Excusez-moi, monsieur, dit le chevalier en saluant un homme de grande
taille, d'une vigueur et d'une fraîcheur peu communes, et qui n'était
autre que le personnage qui nous est déjà successivement apparu à la
table du maréchal de Richelieu, au baquet de Mesmer, dans la chambre de
Mlle Oliva et au bal de l'Opéra.

--Vous excuser, monsieur! Et de quoi? répondit-il.

--Mais de ce que je vais vous empêcher de sortir.

--Il eût fallu vous excuser si vous étiez venu plus tard, chevalier.

--Pourquoi cela?

--Parce que je vous attendais.

Philippe fronça le sourcil.

--Comment, vous m'attendiez?

--Oui, j'avais été prévenu de votre visite.

--De ma visite, à moi, vous étiez prévenu?

--Mais oui, depuis deux heures. Il doit y avoir une heure ou deux,
n'est-ce pas, que vous vouliez venir ici, lorsqu'un accident indépendant
de votre volonté vous a forcé de retarder l'exécution de ce projet?

Philippe serra les poings; il sentait que cet homme prenait une étrange
influence sur lui.

Mais lui, sans s'apercevoir le moins du monde des mouvements nerveux qui
agitaient Philippe:

--Asseyez-vous donc, monsieur de Taverney, dit-il, je vous en prie.

Et il avança à Philippe un fauteuil placé devant la cheminée.

--Ce fauteuil avait été mis là pour vous, ajouta-t-il.

--Trêve de plaisanteries, monsieur le comte, répliqua Philippe d'une
voix qu'il essayait de rendre aussi calme que celle de son hôte, mais de
laquelle cependant il ne pouvait faire disparaître un léger tremblement.

--Je ne plaisante pas, monsieur; je vous attendais, vous dis-je.

--Allons, trêve de charlatanisme, monsieur; si vous êtes devin, je ne
suis pas venu pour mettre à l'épreuve votre science divinatoire; si vous
êtes devin, tant mieux pour vous, car vous savez déjà ce que je viens
vous dire, et vous pouvez à l'avance vous mettre à l'abri.

--À l'abri... reprit le comte avec un singulier sourire, et à l'abri de
quoi, s'il vous plaît?

--Devinez, puisque vous êtes devin.

--Soit. Pour vous faire plaisir, je vais vous épargner la peine de
m'exposer le motif de votre visite: vous venez me chercher une querelle.

--Vous savez cela?

--Sans doute.

--Alors vous savez à quel propos? s'écria Philippe.

--À propos de la reine. À présent, monsieur, à votre tour. Continuez, je
vous écoute.

Et ces derniers mots furent prononcés, non plus avec l'accent courtois
de l'hôte, mais avec le ton sec et froid de l'adversaire.

--Vous avez raison, monsieur, dit Philippe, et j'aime mieux cela.

--La chose tombe à merveille, alors.

--Monsieur, il existe un certain pamphlet...

--Il y a beaucoup de pamphlets, monsieur.

--Publié par un certain gazetier...

--Il y a beaucoup de gazetiers.

--Attendez; ce pamphlet... nous nous occuperons du gazetier plus tard.

--Permettez-moi de vous dire, monsieur, interrompit Cagliostro avec un
sourire, que vous vous en êtes déjà occupé.

--C'est bien; je disais donc qu'il y avait un certain pamphlet dirigé
contre la reine.

Cagliostro fit un signe de tête.

--Vous le connaissez, ce pamphlet?

--Oui, monsieur.

--Vous en avez même acheté mille exemplaires.

--Je ne le nie pas.

--Ces mille exemplaires, fort heureusement, ne sont pas parvenus entre
vos mains?

--Qui vous fait penser cela, monsieur? dit Cagliostro.

--C'est que j'ai rencontré le commissionnaire qui emportait le ballot,
c'est que je l'ai payé, c'est que je l'ai dirigé chez moi, où mon
domestique, prévenu d'avance, a dû le recevoir.

--Pourquoi ne faites-vous pas vous-même vos affaires jusqu'au bout?

--Que voulez-vous dire?

--Je veux dire qu'elles seraient mieux faites.

--Je n'ai point fait mes affaires jusqu'au bout, parce que, tandis que
mon domestique était occupé de soustraire à votre singulière bibliomanie
ces mille exemplaires, moi je détruisais le reste de l'édition.

--Ainsi, vous êtes sûr que les mille exemplaires qui m'étaient destinés
sont chez vous.

--J'en suis sûr.

--Vous vous trompez, monsieur.

--Comment cela, dit Taverney, avec un serrement de coeur, et pourquoi
n'y seraient-ils pas?

--Mais, parce qu'ils sont ici, dit tranquillement le comte en s'adossant
à la cheminée.

Philippe fit un geste menaçant.

--Ah! vous croyez, dit le comte, aussi flegmatique que Nestor, vous
croyez que moi, un devin, comme vous dites, je me laisserai jouer ainsi?
Vous avez cru avoir une idée en soudoyant le commissionnaire, n'est-ce
pas? Eh bien! j'ai un intendant, moi; mon intendant a eu aussi une idée.
Je le paie pour cela, il a deviné; c'est tout naturel que l'intendant
d'un devin devine, il a deviné que vous viendriez chez le gazetier, que
vous rencontreriez le commissionnaire, que vous soudoieriez le
commissionnaire; il l'a donc suivi, il l'a menacé de lui faire rendre
l'or que vous lui aviez donné: l'homme a eu peur, et au lieu de
continuer son chemin vers votre hôtel, il a suivi mon intendant ici.
Vous en doutez?

--J'en doute.

--_Vide pedes, vide manus_[6]! a dit Jésus à saint Thomas. Je vous
dirai, à vous, monsieur de Taverney: voyez l'armoire, et palpez les
brochures.

   [Note 6: «Vois mes pieds, vois mes mains».]

Et, en disant ces mots, il ouvrit un meuble de chêne admirablement
sculpté; et, dans le casier principal, il montra au chevalier pâlissant
les mille exemplaires de la brochure encore imprégnés de cette odeur
moisie du papier humide.

Philippe s'approcha du comte. Celui-ci ne bougea point, quoique
l'attitude du chevalier fût des plus menaçantes.

--Monsieur, dit Philippe, vous me paraissez être un homme courageux; je
vous somme de me rendre raison l'épée à la main.

--Raison de quoi? demanda Cagliostro.

--De l'insulte faite à la reine, insulte dont vous vous rendez complice
en détenant ne fût-ce qu'un exemplaire de cette feuille.

--Monsieur, dit Cagliostro sans changer de posture, vous êtes, en
vérité, dans une erreur qui me fait peine. J'aime les nouveautés, les
bruits scandaleux, les choses éphémères. Je collectionne, afin de me
souvenir plus tard de mille choses que j'oublierais sans cette
précaution. J'ai acheté cette gazette; en quoi voyez-vous que j'aie
insulté quelqu'un en l'achetant?

--Vous m'avez insulté, moi!

--Vous?

--Oui, moi! moi, monsieur! comprenez-vous?

--Non, je ne comprends pas, sur l'honneur.

--Mais, comment mettez-vous, je vous le demande, une pareille insistance
à acheter une si hideuse brochure?

--Je vous l'ai dit, la manie des collections.

--Quand on est homme d'honneur, monsieur, on ne collectionne pas des
infamies.

--Vous m'excuserez, monsieur; mais je ne suis pas de votre avis sur la
qualification de cette brochure: c'est un pamphlet peut-être, mais ce
n'est pas une infamie.

--Vous avouerez, au moins, que c'est un mensonge?

--Vous vous trompez encore, monsieur, car Sa Majesté la reine a été au
baquet de Mesmer.

--C'est faux, monsieur.

--Vous voulez dire que j'en ai menti?

--Je ne veux pas le dire, je le dis.

--Eh bien! puisqu'il en est ainsi, je vous répondrai par un seul mot: je
l'ai vue.

--Vous l'avez vue?

--Comme je vous vois, monsieur.

Philippe regarda son interlocuteur en face. Il voulut lutter avec son
regard si franc, si noble, si beau, contre le regard lumineux de
Cagliostro; mais cette lutte finit par le fatiguer, il détourna la vue
en s'écriant:

--Eh bien! je n'en persiste pas moins à dire que vous mentez.

Cagliostro haussa les épaules, comme il eût fait à l'insulte d'un fou.

--Ne m'entendez-vous pas? dit sourdement Philippe.

--Au contraire, monsieur, je n'ai pas perdu une parole de ce que vous
dites.

--Eh bien! ne savez-vous pas ce que vaut un démenti?

--Si, monsieur, répondit Cagliostro; il y a même un proverbe en France
qui dit qu'un démenti vaut un soufflet.

--Eh bien! je m'étonne d'une chose.

--De laquelle?

--C'est de n'avoir pas encore vu votre main se lever sur mon visage,
puisque vous êtes gentilhomme, puisque vous connaissez le proverbe
français.

--Avant de me faire gentilhomme et de m'apprendre le proverbe français,
Dieu m'a fait homme et m'a dit d'aimer mon semblable.

--Ainsi, monsieur, vous me refusez satisfaction l'épée à la main?

--Je ne paie que ce que je dois.

--Alors, vous me donnerez satisfaction d'une autre manière!

--Comment cela?

--Je ne vous traiterai pas plus mal qu'un homme de noblesse n'en doit
traiter un autre; seulement, j'exigerai que vous brûliez en ma présence
tous les exemplaires qui sont dans l'armoire.

--Et moi, je vous refuserai.

--Réfléchissez.

--C'est réfléchi.

--Vous allez m'exposer à prendre avec vous le parti que j'ai pris avec
le gazetier.

--Ah! des coups de canne, dit Cagliostro en riant et sans remuer plus
que n'eût fait une statue.

--Ni plus ni moins, monsieur; oh! vous n'appellerez pas vos gens.

--Moi? allons donc; et pourquoi appellerais-je mes gens? Cela ne les
regarde pas; je ferai bien mes affaires moi-même. Je suis plus fort que
vous. Vous doutez? Je vous le jure. Ainsi, réfléchissez à votre tour.
Vous allez vous approcher de moi avec votre canne? Je vous prendrai par
le cou et par l'échine, et je vous jetterai à dix pas de moi, et cela,
entendez-vous bien, autant de fois que vous essaierez de revenir sur
moi.

--Jeu de lord anglais, c'est-à-dire jeu de crocheteur. Eh bien! soit,
monsieur l'Hercule, j'accepte.

Et Philippe, ivre de fureur, se jeta sur Cagliostro, qui tout à coup
raidit ses bras comme deux crampons d'acier, saisit le chevalier à la
gorge et à la ceinture, et le lança tout étourdi sur une pile de
coussins épais qui garnissait un sofa dans l'angle du salon.

Puis, après ce tour de force prodigieux, il se remit devant la cheminée,
dans la même posture, et comme si rien ne s'était passé.

Philippe s'était relevé, pâle et écumant, mais la réaction d'un froid
raisonnement vint soudain lui rendre ses facultés morales.

Il se redressa, ajusta son habit et ses manchettes, puis d'une voix
sinistre:

--Vous êtes en effet fort comme quatre hommes, monsieur, dit le
chevalier; mais vous avez la logique moins nerveuse que le poignet. En
me traitant comme vous venez de le faire, vous avez oublié que vaincu,
humilié, à jamais votre ennemi, je venais d'acquérir le droit de vous
dire: «L'épée à la main, comte, ou je vous tue.»

Cagliostro ne bougea point.

--L'épée à la main, vous dis-je, ou vous êtes mort, continua Philippe.

--Vous n'êtes pas encore assez près de moi, monsieur, pour que je vous
traite comme la première fois, répliqua le comte, et je ne m'exposerai
pas à être blessé par vous, tué même, comme ce pauvre Gilbert.

--Gilbert? s'écria Philippe chancelant, quel nom avez-vous prononcé
là?...

--Heureusement que vous n'avez pas un fusil, cette fois, mais une épée.

--Monsieur, s'écria Philippe, vous avez prononcé un nom...

--Oui, n'est-ce pas? qui a éveillé un terrible écho dans vos souvenirs.

--Monsieur!

--Un nom que vous croyiez n'entendre jamais; car vous étiez seul avec le
pauvre enfant dans cette grotte des Açores, n'est-ce pas, quand vous
l'avez assassiné?

--Oh! reprit Philippe, défendez-vous! défendez-vous!

--Si vous saviez, dit Cagliostro en regardant Philippe, si vous saviez
comme il serait facile de vous faire tomber l'épée des mains.

--Avec votre épée?

--Oui, d'abord avec mon épée, si je voulais.

--Mais voyons... voyons donc!...

--Oh! je ne m'y hasarderai pas; j'ai un moyen plus sûr.

--L'épée à la main! pour la dernière fois, ou vous êtes mort, s'écria
Philippe en bondissant vers le comte.

--Mais celui-ci, menacé cette fois par la pointe de l'épée distante de
trois pouces à peine de sa poitrine, prit dans sa poche un petit flacon
qu'il déboucha, et en jeta le contenu au visage de Philippe.

À peine la liqueur eut-elle touché le chevalier, que celui-ci chancela,
laissa échapper son épée, tourna sur lui-même et, tombant sur les
genoux, comme si ses jambes eussent perdu la force de le soutenir,
pendant quelques secondes perdit absolument l'usage de ses sens.

Cagliostro l'empêcha de tomber à terre tout à fait, le soutint, lui
remit son épée au fourreau, l'assit sur un fauteuil, attendit que sa
raison fût parfaitement revenue, et alors:

--Ce n'est plus à votre âge, chevalier, qu'on fait des folies, dit-il;
cessez donc d'être fou comme un enfant, et écoutez-moi.

Philippe se secoua, se raidit, chassa la terreur qui envahissait son
cerveau, et murmura:

--Oh! monsieur, monsieur; est-ce donc là ce que vous appelez des armes
de gentilhomme?

Cagliostro haussa les épaules.

--Vous répétez toujours la même phrase, dit-il. Quand nous autres, gens
de noblesse, nous avons ouvert largement notre bouche pour laisser
passer le mot: gentilhomme, tout est dit. Qu'appelez-vous une arme de
gentilhomme, voyons? Est-ce votre épée, qui vous a si mal servi contre
moi? Est-ce votre fusil, qui vous a si bien servi contre Gilbert? Qui
fait les hommes supérieurs, chevalier? Croyez-vous que ce soit ce mot
sonore: gentilhomme? Non. C'est la raison d'abord, la force ensuite, la
science enfin. Eh bien! j'ai usé de tout cela vis-à-vis de vous; avec ma
raison, j'ai bravé vos injures, croyant vous amener à m'écouter; avec ma
force, j'ai bravé votre force; avec ma science, j'ai éteint à la fois
vos forces physiques et morales; il me reste maintenant à vous prouver
que vous avez commis deux fautes en venant ici la menace à la bouche.
Voulez-vous me faire l'honneur de m'écouter?

--Vous m'avez anéanti, dit Philippe, je ne puis faire un mouvement; vous
vous êtes rendu maître de mes muscles, de ma pensée, et puis vous venez
me demander de vous écouter quand je ne puis faire autrement?

Alors Cagliostro prit un petit flacon d'or que tenait sur la cheminée un
Esculape de bronze.

--Respirez ce flacon, chevalier, dit-il avec une douceur pleine de
noblesse.

Philippe obéit; les vapeurs qui obscurcissaient son cerveau se
dissipèrent, et il lui semblait que le soleil, descendant dans les
parois de son crâne, en illuminait toutes les idées.

--Oh! je renais! dit-il.

--Et vous vous sentez bien, c'est-à-dire libre et fort?

--Oui.

--Avec la mémoire du passé?

--Oh! oui.

--Et comme j'ai affaire à un homme de coeur, qui a de l'esprit, cette
mémoire qui vous revient me donne tout avantage dans ce qui s'est passé
entre nous.

--Non, dit Philippe, car j'agissais en vertu d'un principe sacré.

--Que faisiez-vous donc?

--Je défendais la monarchie.

--Vous, vous défendiez la monarchie?

--Oui, moi.

--Vous, un homme qui est allé en Amérique défendre la république! Eh!
mon Dieu! soyez donc franc, ou ce n'est pas la république que vous
défendiez là bas, ou ce n'est pas la monarchie que vous défendez ici.

Philippe baissa les yeux; un immense sanglot faillit lui briser le
coeur.

--Aimez, continua Cagliostro, aimez ceux qui vous dédaignent; aimez ceux
qui vous oublient; aimez ceux qui vous trompent: c'est le propre des
grandes âmes d'être trahies dans leurs grandes affections; c'est la loi
de Jésus de rendre le bien pour le mal. Vous êtes chrétien, monsieur de
Taverney?

--Monsieur! s'écria Philippe effrayé de voir Cagliostro lire ainsi dans
le présent et dans le passé, pas un mot de plus; car si je ne défendais
pas la royauté, je défendais la reine, c'est-à-dire une femme
respectable, innocente; respectable encore quand elle ne le serait plus,
car c'est une loi divine que de défendre les faibles.

--Les faibles! une reine, vous appelez cela un être faible? Celle devant
qui vingt-huit millions d'être vivants et pensants plient le genou et la
tête, allons donc!

--Monsieur, on la calomnie.

--Qu'en savez-vous?

--Je veux le croire.

--Vous pensez que c'est votre droit?

--Sans doute.

--Eh bien! mon droit, à moi, est de croire le contraire.

--Vous agissez comme un mauvais génie.

--Qui vous l'a dit? s'écria Cagliostro, dont l'oeil étincela tout à coup
et inonda Philippe de sueur. D'où vous vient cette témérité de penser
que vous avez raison, que moi j'ai tort? D'où vous vient cette audace de
préférer votre principe au mien? Vous défendez la royauté, vous; eh
bien! si je défendais l'humanité, moi? Vous dites: «Rendez à César ce
qui appartient à César»; je vous dis: «Rendez à Dieu ce qui appartient à
Dieu.» Républicain de l'Amérique! chevalier de l'ordre de Cincinnatus!
je vous rappelle à l'amour des hommes, à l'amour de l'égalité. Vous
marchez sur les peuples pour baiser les mains des reines, vous; moi, je
foule aux pieds les reines pour élever les peuples d'un degré. Je ne
vous trouble pas dans vos adorations, ne me troublez pas dans mon
travail. Je vous laisse le grand jour, le soleil des cieux et le soleil
des cours; laissez-moi l'ombre et la solitude. Vous comprenez la force
de mon langage, n'est-ce pas, comme vous avez compris tout à l'heure la
force de mon individualité? Vous me disiez: «Meurs, toi qui as offensé
l'objet de mon culte»; je vous dis, moi: «Vis, toi qui combats mes
adorations»; et si je vous dis cela, c'est que je me sens tellement fort
avec mon principe, que ni vous, ni les vôtres, quelques efforts que vous
fassiez, ne retarderez ma marche un seul instant.

--Monsieur, vous m'épouvantez, dit Philippe. Le premier peut-être dans
ce pays j'entrevois, grâce à vous, le fond d'un abîme où court la
royauté.

--Soyez prudent, alors, si vous avez vu le précipice.

--Vous qui me dites cela, répliqua Philippe, ému du ton paternel avec
lequel Cagliostro lui avait parlé; vous qui me révélez des secrets si
terribles; vous manquez encore de générosité, car vous savez bien que je
me jetterai dans le gouffre avant d'y voir tomber ceux que je défends.

--Eh bien! donc, je vous aurai prévenu, et, comme le préfet de Tibère,
je me laverai les mains, monsieur de Taverney.

--Eh bien! moi, moi! s'écria Philippe en courant à Cagliostro avec une
ardeur fébrile, moi qui ne suis qu'un homme faible et inférieur à vous,
j'userai envers vous des armes du faible, je vous aborderai l'oeil
humide, la voix tremblante, les mains jointes; je vous supplierai de
m'accorder pour cette fois, du moins, la grâce de ceux que vous
poursuivez. Je vous demanderai pour moi, pour moi, entendez-vous, pour
moi qui ne puis, je ne sais pourquoi, m'habituer à voir en vous un
ennemi, je vous attendrirai, je vous convaincrai, j'obtiendrai enfin que
vous ne laissiez pas derrière moi le remords d'avoir vu la perte de
cette pauvre reine et de ne l'avoir pas conjurée. Enfin, monsieur,
j'obtiendrai, n'est-ce pas, que vous détruisiez ce pamphlet qui fera
pleurer une femme; je l'obtiendrai de vous, ou, sur mon honneur, sur cet
amour fatal que vous connaissez si bien, avec cette épée impuissante
contre vous, je me percerai le coeur à vos pieds.

--Ah! murmura Cagliostro en regardant Philippe avec des yeux pleins
d'une éloquente douleur; ah! que ne sont-ils tous comme vous êtes, je
serais à eux, et ils ne périraient pas!

--Monsieur, monsieur, je vous en prie, répondez à ma demande, supplia
Philippe.

--Comptez, dit Cagliostro après un silence, comptez si les mille
exemplaires sont bien là, et brûlez-les vous-même jusqu'au dernier.

Philippe sentit que son coeur montait à ses lèvres; il courut à
l'armoire, en tira les brochures, les jeta au feu et serrant avec
effusion la main de Cagliostro:

--Adieu, adieu, monsieur, dit-il, cent fois merci de ce que vous avez
fait pour moi.

Et il partit.

--Je devais au frère, dit Cagliostro en le voyant s'éloigner, cette
compensation pour ce qu'a enduré la soeur.

Puis, haussant la voix:

--Mes chevaux!




Chapitre XXXIV

La tête de la famille de Taverney


Pendant que ces choses se passaient rue Neuve-Saint-Gilles, M. de
Taverney le père se promenait dans son jardin, suivi de deux laquais qui
roulaient un fauteuil.

Il y avait à Versailles, il y a peut-être encore aujourd'hui, de ces
vieux hôtels avec des jardins français qui, par une imitation servile
des goûts et des idées du maître, rappelaient en petit le Versailles de
Le Nôtre et de Mansard.

Plusieurs courtisans, M. de la Feuillade en dut être le modèle,
s'étaient fait construire en raccourci une orangerie souterraine, une
pièce d'eau des Suisses et des bains d'Apollon.

Il y avait aussi la cour d'honneur et les Trianons, le tout sur une
échelle au cinq centième: chaque bassin était représenté par un seau
d'eau.

M. de Taverney en avait fait autant depuis que Sa Majesté Louis XV avait
adopté les Trianons. La maison de Versailles avait eu ses Trianons, ses
vergers et ses parterres. Depuis que Sa Majesté Louis XVI avait eu ses
ateliers de serrurerie et ses tours, Monsieur de Taverney avait sa forge
et ses copeaux. Depuis que Marie-Antoinette avait dessiné des jardins
anglais, des rivières artificielles, des prairies et des châlets, M. de
Taverney avait fait dans un coin de son jardin un petit Trianon pour des
poupées et une rivière pour des canetons.

Cependant, au moment où nous le prenons, il humait le soleil dans la
seule allée du grand siècle qui lui restât: allée de tilleuls aux longs
filets rouges comme du fil de fer sortant du feu. Il marchait à petits
pas, les mains dans son manchon, et toutes les cinq minutes le fauteuil
roulé par les valets s'approchait pour lui offrir le repos après
l'exercice.

Il savourait ce repos et clignotait au grand soleil, lorsque de la
maison un portier accourut en criant:

--Monsieur le chevalier!

--Mon fils! dit le vieillard avec une joie orgueilleuse.

Puis, se retournant et apercevant Philippe qui suivait le portier:

--Mon cher chevalier, dit-il.

Et, du geste, il congédia le laquais.

--Viens, Philippe, viens, continua le baron, tu arrives à propos, j'ai
l'esprit plein de joyeuses idées. Eh! quelle mine tu fais... Tu boudes.

--Moi, monsieur, non.

--Tu sais déjà le résultat de l'affaire.

--De quelle affaire?

Le vieillard se retourna, comme pour voir si on l'écoutait.

--Vous pouvez parler, monsieur, nul n'écoute, dit le chevalier.

--Je te parle de l'affaire du bal.

--Je comprends encore moins.

--Du bal de l'Opéra.

Philippe rougit, le malin vieillard s'en aperçut.

--Imprudent, dit-il, tu fais comme les mauvais marins; dès qu'ils ont le
vent favorable, ils enflent toutes les voiles. Allons, assieds-toi là,
sur ce banc, et écoute ma morale, j'ai du bon.

--Monsieur, enfin...

--Enfin, il y a que tu abuses, que tu tranches, et que toi, si timide
autrefois, si délicat, si réservé, eh bien! à présent, tu la compromets.

Philippe se leva.

--De qui voulez-vous parler, monsieur?

--D'elle pardieu! d'elle.

--Qui, elle?

--Ah! tu crois que j'ignore ton escapade, votre escapade à tous deux au
bal de l'Opéra: c'est joli!

--Monsieur, je vous proteste...

--Allons, ne te fâche pas; ce que je t'en dis, c'est pour ton bien; tu
n'as aucune précaution, tu seras pris, que diable! On t'a vu avec elle
au bal, on te verra une autre fois autre part.

--On m'a vu?

--Pardieu! avais-tu, oui ou non, un domino bleu?

Taverney allait s'écrier qu'il n'avait pas de domino bleu, et que l'on
se trompait, qu'il n'avait point été au bal, qu'il ne savait pas de quel
bal son père lui voulait parler; mais il répugne à certains coeurs de se
défendre en des circonstances délicates; ceux-là seuls se défendent
énergiquement qui savent qu'on les aime, et qu'en se défendant ils
rendent service à l'ami qui les accusait.

«Mais à quoi bon, pensa Philippe, donner des explications à mon père?
D'ailleurs je veux tout savoir.»

Il baissa la tête comme un coupable qui avoue.

--Tu vois bien, reprit le vieillard triomphant, tu as été reconnu, j'en
étais sûr. En effet, M. de Richelieu, qui t'aime beaucoup, et qui était
à ce bal malgré ses quatre-vingt-quatre ans, M. de Richelieu a cherché
qui pouvait être le domino bleu à qui la reine donnait le bras, et il
n'a trouvé que toi à soupçonner; car il a vu tous les autres, et tu sais
s'il s'y connaît, M. le maréchal.

--Que l'on m'ait soupçonné, dit froidement Philippe, je le conçois; mais
qu'on ait reconnu la reine, voilà qui est plus extraordinaire.

--Avec cela que c'était difficile de la reconnaître, puisqu'elle s'est
démasquée. Oh! cela, vois-tu, dépasse toute imagination. Une audace
pareille! Il faut que cette femme-là soit folle de toi.

Philippe rougit. Aller plus loin, en soutenant la conversation, lui
était devenu impossible.

--Si ce n'est pas de l'audace, continua Taverney, ce ne peut être que du
hasard très fâcheux. Prends-y garde, chevalier, il y a des jaloux, et
des jaloux à craindre. C'est un poste envié que celui de favori d'une
reine, quand la reine est le vrai roi.

Et Taverney le père huma longuement une prise de tabac.

--Tu me pardonneras ma morale, n'est-ce pas, chevalier? Pardonne-la-moi,
mon cher Je t'ai de la reconnaissance, et je voudrais empêcher que le
souffle du hasard, puisque hasard il y a, ne vînt démolir l'échafaudage
que tu as si habilement élevé.

Philippe se leva en sueur, les poings crispés. Il s'apprêtait à partir
pour rompre le discours, avec la joie que l'on met à rompre les
vertèbres d'un serpent; mais un sentiment l'arrêta, un sentiment de
curiosité douloureuse, un de ces désirs furieux de savoir le mal,
aiguillon impitoyable qui laboure les coeurs pleins d'amour.

--Je te disais donc qu'on nous porte envie, reprit le vieillard; c'est
tout simple. Cependant, nous n'avons pas atteint le faîte où tu nous
fais monter. À toi la gloire d'avoir fait jaillir le nom des Taverney
au-dessus de leur humble source. Seulement, sois prudent, sinon nous
n'arriverons pas, et tes desseins avorteront en route. Ce serait
dommage, en vérité, nous allons bien.

Philippe se retourna pour cacher le dégoût profond, le mépris sanglant
qui donnaient à ses traits, en ce moment, une expression dont le
vieillard se fût étonné, effrayé peut-être.

--Dans quelque temps, tu demanderas une grande charge, dit le vieillard
qui s'animait. Tu me feras donner une lieutenance de roi quelque part,
pas trop loin de Paris; tu feras ensuite ériger en pairie
Taverney-Maison-Rouge; tu me feras comprendre dans la première promotion
de l'ordre. Tu pourras être duc, pair, et lieutenant-général. Dans deux
ans, je vivrai encore; tu me feras donner...

--Assez! assez! gronda Philippe.

--Oh! si tu te tiens pour satisfait, je ne le suis pas. Tu as toute une
vie, toi; moi, j'ai à peine quelques mois. Il faut que ces mois me
paient le passé triste et médiocre. Du reste, je n'ai pas à me plaindre.
Dieu m'avait donné deux enfants. C'est beaucoup pour un homme sans
fortune; mais si ma fille est restée inutile à notre maison, toi tu
répares. Tu es l'architecte du temple. Je vois en toi le grand Taverney,
le héros. Tu m'inspires du respect, et c'est quelque chose, vois-tu. Il
est vrai que ta conduite avec la cour est admirable. Oh! je n'ai rien vu
encore de plus adroit.

--Quoi donc? fit le jeune homme inquiet de se voir approuvé par ce
serpent.

--Ta ligne de conduite est superbe. Tu ne montres pas de jalousie. Tu
laisses le champ libre à tout le monde en apparence, et tu te maintiens
en réalité. C'est fort, mais c'est de l'observation.

--Je ne comprends pas, dit Philippe de plus en plus piqué.

--Pas de modestie, vois-tu, c'est mot pour mot la conduite de M.
Potemkine, qui a étonné tout le monde par sa fortune. Il a vu que
Catherine aimait la vanité dans ses amours; que si on la laissait libre,
elle voltigerait de fleur en fleur, revenant à la plus féconde et à la
plus belle; que si on la poursuivait, elle s'envolerait hors de toute
portée. Il a pris son parti. C'est lui qui a rendu plus agréables à
l'impératrice les favoris nouveaux qu'elle distinguait; c'est lui qui,
en les faisant valoir par un côté, réservait habilement leur côté
vulnérable; c'est lui qui fatiguait la souveraine avec les caprices de
passage, au lieu de la blaser sur ses propres agréments à lui Potemkine.
En préparant le règne éphémère de ces favoris qu'on nomma ironiquement
les Douze Césars, Potemkine rendait son règne à lui éternel,
indestructible.

--Mais voilà des infamies incompréhensibles, murmurait le pauvre
Philippe, en regardant son père avec stupéfaction.

Le vieillard continua imperturbablement.

--Selon le système de Potemkine, tu aurais pourtant un léger tort. Il
n'abandonnait pas trop la surveillance, et toi tu te relâches. Je sais
bien que la politique française n'est pas la politique russe.

À ces mots prononcés avec une affectation de finesse qui eût détraqué
les plus rudes têtes diplomatiques, Philippe, qui crut son père en
délire, ne répondit que par un haussement d'épaules peu respectueux.

--Oui, oui, interrompit le vieillard, tu crois que je ne t'ai pas
deviné? Tu vas voir.

--Voyons, monsieur.

Taverney se croisa les bras.

--Me diras-tu, fit-il, que tu n'élèves pas ton successeur à la
brochette?

--Mon successeur? dit Philippe en pâlissant.

--Me diras-tu que tu ne sais pas tout ce qu'il y a de fixité dans les
idées amoureuses de la reine, alors qu'elle est possédée, et que, dans
la prévision d'un changement de sa part, tu ne veux pas être
complètement sacrifié, évincé, ce qui arrive toujours avec la reine, car
elle ne peut aimer le présent et souffrir le passé?

--Vous parlez hébreu, monsieur le baron.

Le vieillard se mit à rire encore de ce rire strident et funèbre qui
faisait tressaillir Philippe comme l'appel d'un mauvais génie.

--Tu me feras accroire que ta tactique n'est pas de ménager M. de
Charny.

--Charny?

--Oui, ton futur successeur. L'homme qui peut, quand il régnera, te
faire exiler, comme tu peux faire exiler MM. de Coigny, de Vaudreuil et
autres.

Le sang monta violemment aux tempes de Philippe.

--Assez, cria-t-il encore une fois; assez, monsieur; je me fais honte,
en vérité, d'avoir écouté si longtemps! Celui qui dit que la reine de
France est une Messaline, celui-là, monsieur, est un criminel
calomniateur.

--Bien! très bien! s'écria le vieillard, tu as raison, c'est ton rôle;
mais je t'assure que personne ne peut nous entendre.

--Oh!

--Et quant à Charny, tu vois que je t'ai pénétré. Tout habile qu'est ton
plan, deviner, vois-tu, c'est dans le sang des Taverney. Continue,
Philippe, continue. Flatte, adoucis, console le Charny, aide-le à passer
doucement et sans aigreur de l'état d'herbe à l'état de fleur, et sois
assuré que c'est un gentilhomme qui, plus tard, dans sa faveur, te
revaudra ce que tu auras fait pour lui.

Et, après ces mots, M. de Taverney, tout fier de son exhibition de
perspicacité, fit un petit bond capricieux qui rappelait le jeune homme,
et le jeune homme insolent de prospérité.

Philippe le saisit par la manche et l'arrêta furieux.

--C'est comme cela, dit-il; eh bien! monsieur, votre logique est
admirable.

--J'ai deviné, n'est-ce pas, et tu m'en veux? Bah! tu me pardonneras en
faveur de l'attention. J'aime Charny, d'ailleurs, et suis bien aise que
tu en agisses de la sorte avec lui.

--Votre M. de Charny, à cette heure, est si bien mon favori, mon mignon,
mon oiseau élevé à la brochette, qu'en effet je lui ai passé tout à
l'heure un pied de cette lame à travers les côtes.

Et Philippe montra son épée à son père.

--Hein! fit Taverney effarouché à la vue de ces yeux flamboyants, à la
nouvelle de cette belliqueuse sortie; ne dis-tu pas que tu t'es battu
avec M. de Charny?

--Et que je l'ai embroché! Oui.

--Grand Dieu!

--Voilà ma façon de soigner, d'adoucir et de ménager mes successeurs,
ajouta Philippe; maintenant que vous la connaissez, appliquez votre
théorie à ma pratique.

Et il fit un mouvement désespéré pour s'enfuir.

Le vieillard se cramponna à son bras.

--Philippe! Philippe! dis-moi que tu plaisantais.

--Appelez cela une plaisanterie si vous voulez, mais c'est fait.

Le vieillard leva les yeux au ciel, marmotta quelques mots sans suite,
et, quittant son fils, courut jusqu'à son antichambre.

--Vite! vite! cria-t-il, un homme à cheval, qu'on coure s'informer de M.
de Charny qui a été blessé; qu'on prenne de ses nouvelles, et qu'on
n'oublie pas de lui dire qu'on vient de ma part! Ce traître Philippe,
fit-il en rentrant, n'est-il pas le frère de sa soeur! Et moi qui le
croyais corrigé! Oh! il n'y avait qu'une tête dans ma famille... la
mienne.




Chapitre XXXV

Le quatrain de M. de Provence


Tandis que tous ces événements se passaient à Paris et à Versailles, le
roi, tranquille comme à son ordinaire, depuis qu'il savait ses flottes
victorieuses et l'hiver vaincu, se proposait dans son cabinet, au milieu
des cartes et des mappemondes, des petits plans mécaniques, et songeait
à tracer de nouveaux sillons sur les mers aux vaisseaux de La Pérouse.

Un coup légèrement frappé à la porte le tira de ses rêveries tout
échauffées par un bon goûter qu'il venait de prendre.

En ce moment, une voix se fit entendre.

--Puis-je pénétrer, mon frère, dit-elle.

«M. le comte de Provence, le malvenu!» grommela le roi en poussant un
livre d'astronomie ouvert aux plus grandes figures.

--Entrez, dit-il.

Un personnage gros, court et rouge, à l'oeil vif, entra d'un pas trop
respectueux pour un frère, trop familier pour un sujet.

--Vous ne m'attendiez pas, mon frère? dit-il.

--Non, ma foi!

--Je vous dérange?

--Non; mais auriez-vous quelque chose à me dire d'intéressant?

--Un bruit si drôle, si grotesque...

--Ah! ah! une médisance.

--Ma foi! oui, mon frère.

--Qui vous a diverti?

--Oh! à cause de l'étrangeté.

--Quelque méchanceté contre moi.

--Dieu m'est témoin que je ne rirais pas, s'il en était ainsi.

--C'est contre la reine, alors.

--Sire, figurez-vous qu'on m'a dit sérieusement, mais là, très
sérieusement... je vous le donne en cent, je vous le donne en mille...

--Mon frère, depuis que mon précepteur m'a fait admirer cette précaution
oratoire, comme modèle du genre, dans Mme de Sévigné, je ne l'admire
plus... Au fait.

--Eh bien! mon frère, dit le comte de Provence un peu refroidi par cet
accueil brutal, on dit que la reine a découché l'autre jour. Ah! ah! ah!

Et il s'efforça de rire.

--Ce serait bien triste si cela était vrai, dit le roi avec gravité.

--Mais cela n'est pas vrai, n'est-ce pas, mon frère?

--Non.

--Il n'est pas vrai, non plus, que l'on ait vu la reine attendre à la
porte des Réservoirs?

--Non.

--Le jour, vous savez, où vous ordonnâtes de fermer la porte à onze
heures?

--Je ne sais pas.

--Eh bien! figurez-vous, mon frère, que le bruit prétend...

--Qu'est-ce que cela, le bruit? Où est-ce? Qui est-ce?

--Voilà un trait profond, mon frère, très profond. En effet, qui est le
bruit? Eh bien! cet être insaisissable, incompréhensible, qu'on appelle
le bruit, prétend qu'on avait vu la reine avec M. le comte d'Artois,
bras dessus bras dessous, à minuit et demi, ce jour-là.

--Où?

--Allant à une maison que M. d'Artois possède, là, derrière les écuries.
Est ce que Votre Majesté n'a pas ouï parler de cette énormité?

--Si fait, bien, mon frère; j'en ai entendu parler, il le faut bien.

--Comment, sire?

--Oui, est-ce que vous n'avez pas fait quelque chose pour que j'en
entende parler?

--Moi?

--Vous.

--Quoi donc, sire, qu'ai-je fait?

--Un quatrain, par exemple, qui a été imprimé dans le _Mercure_.

--Un quatrain! fit le comte plus rouge qu'à son entrée.

--On vous sait favori des Muses.

--Pas au point de...

--De faire un quatrain qui finit par ce vers:

_Hélène n'en dit rien au bon roi Ménélas._

--Moi, sire!...

--Ne niez pas, voici l'autographe du quatrain; votre écriture... hein!
Je me connais mal en poésie, mais en écriture, oh! comme un expert...

--Sire, une folie en amène une autre.

--Monsieur de Provence, je vous assure qu'il n'y a eu folie que de votre
part, et je m'étonne qu'un philosophe ait commis cette folie; gardons
cette qualification à votre quatrain.

--Sire, Votre Majesté est dure pour moi.

--La peine du talion, mon frère. Au lieu de faire votre quatrain, vous
auriez pu vous informer de ce qu'avait fait la reine; je l'ai fait, moi;
et au lieu du quatrain contre elle, contre moi, par conséquent, vous
eussiez écrit quelque madrigal pour votre belle-soeur. Après cela,
direz-vous, ce n'est pas un sujet qui inspire; mais j'aime mieux une
mauvaise épître qu'une bonne satire. Horace disait cela aussi, Horace,
votre poète.

--Sire, vous m'accablez.

--N'eussiez-vous pas été sûr de l'innocence de la reine, comme je le
suis, répéta le roi avec fermeté, vous eussiez bien fait de relire votre
Horace. N'est-ce pas lui qui a dit ces belles paroles? Pardon, j'écorche
le latin:

    _Rectius hoc est:_
    _Hoc faciens vivum melius, sic dulcis amicis occuram._

«Cela est mieux; si je le fais, je serai plus honnête; si je le fais, je
serai bon pour mes amis.»

Vous traduiriez plus élégamment, vous mon frère, mais je crois que c'est
là le sens.

Et le bon roi, après cette leçon donnée en père plutôt qu'en frère,
attendit que le coupable commençât une justification.

Le comte médita quelque temps sa réponse, moins comme un homme
embarrassé que comme un orateur en quête de délicatesses.

--Sire, dit-il, tout sévère qu'est l'arrêt de Votre Majesté, j'ai un
moyen d'excuse et un espoir de pardon.

--Dites, mon frère.

--Vous m'accusez de m'être trompé, n'est-ce pas, et non d'avoir eu
mauvaise intention?

--D'accord.

--S'il en est ainsi, Votre Majesté, qui sait que n'est pas homme celui
qui ne se trompe pas, Votre Majesté admettra bien que je ne me sois pas
trompé pour quelque chose?

--Je n'accuserai jamais votre esprit, qui est grand et supérieur, mon
frère.

--Eh bien! sire, comment ne me serais-je pas trompé à entendre tout ce
qui se débite? Nous autres princes, nous vivons dans l'air de la
calomnie, nous en sommes imprégnés. Je ne dis pas que j'ai cru, je dis
que l'on m'a dit.

--À la bonne heure! puisqu'il en est ainsi; mais...

--Le quatrain? Oh! les poètes sont des êtres bizarres; et puis, ne
vaut-il pas mieux répondre par une douce critique qui peut être un
avertissement que par un sourcil froncé? Des attitudes menaçantes mises
en vers n'offensent pas, sire; ce n'est pas comme les pamphlets, au
sujet desquels on est fort à demander coercition à Votre Majesté; des
pamphlets comme celui que je viens vous montrer moi-même.

--Un pamphlet!

--Oui, sire; il me faut absolument un ordre d'embastillement contre le
misérable auteur de cette turpitude.

Le roi se leva brusquement.

--Voyons! dit-il.

--Je ne sais si je dois, sire...

--Certainement, vous devez; il n'y a rien à ménager dans cette
circonstance. Avez-vous ce pamphlet?

--Oui, sire.

--Donnez.

Et le comte de Provence tira de sa poche un exemplaire de l'_Histoire
d'Etteniotna,_ épreuve fatale que le bâton de Charny, que l'épée de
Philippe, que le brasier de Cagliostro avaient laissé passer dans la
circulation.

Le roi jeta les yeux avec la rapidité d'un homme habitué à lire les
passages intéressants d'un livre ou d'une gazette.

--Infamie! dit-il, infamie!

--Vous voyez, sire, qu'on prétend que ma soeur a été au baquet de
Mesmer.

--Eh bien! oui, elle y a été!

--Elle y a été! s'écria le comte de Provence.

--Autorisée par moi.

--Oh! sire.

--Et ce n'est pas de sa présence chez Mesmer que je tire induction
contre sa sagesse, puisque j'avais permis qu'elle allât place Vendôme.

--Votre Majesté n'avait pas permis que la reine s'approchât du baquet
pour expérimenter par elle-même...

Le roi frappa du pied. Le comte venait de prononcer ces paroles
précisément au moment où les yeux de Louis XVI parcouraient le passage
le plus insultant pour Marie-Antoinette, l'histoire de sa prétendue
crise, de ses contorsions, de son voluptueux désordre, de tout ce qui,
enfin, avait signalé chez Mesmer le passage de Mlle Oliva.

--Impossible, impossible, dit le roi devenu pâle. Oh! la police doit
savoir à quoi s'en tenir là-dessus!

Il sonna.

--M. de Crosne, dit-il, qu'on m'aille chercher M. de Crosne.

--Sire, c'est aujourd'hui jour de rapport hebdomadaire et M. de Crosne
attend dans l'OEil-de-Boeuf.

--Qu'il entre.

--Permettez-moi, mon frère, dit le comte de Provence d'un ton hypocrite.

Et il fit mine de sortir.

--Restez, lui dit Louis XVI. Si la reine est coupable, eh bien!
monsieur, vous êtes de la famille, vous pouvez le savoir; si elle est
innocente, vous devez le savoir aussi, vous qui l'avez soupçonnée.

M. de Crosne entra.

Ce magistrat, voyant M. de Provence avec le roi, commença par présenter
ses respectueux hommages aux deux plus grands du royaume; puis,
s'adressant au roi:

--Le rapport est prêt, sire, dit-il.

--Avant tout, monsieur, fit Louis XVI, expliquez-nous comment il s'est
publié à Paris un pamphlet aussi indigne contre la reine?

--_Etteniotna?_ dit M. de Crosne.

--Oui.

--Eh bien! sire, c'est un gazetier nommé Réteau.

--Oui. Vous savez son nom, et vous ne l'avez, ou empêché de publier, ou
arrêté après la publication!

--Sire, rien n'était plus facile que de l'arrêter; je vais même montrer
à Votre Majesté l'ordre d'écrou tout préparé dans mon portefeuille.

--Alors, pourquoi l'arrestation n'est-elle pas opérée?

M. de Crosne se tourna du côté de M. de Provence.

--Je prends congé de Votre Majesté, dit celui-ci plus lentement.

--Non, non, répliqua le roi; je vous ai dit de rester; eh bien! restez.

Le comte s'inclina.

--Parlez, monsieur de Crosne; parlez ouvertement, sans réserve; parlez
vite et net.

--Eh bien! voici, répliqua le lieutenant de police: je n'ai pas fait
arrêter le gazetier Réteau, parce qu'il fallait de toute nécessité que
j'eusse, avant cette démarche, une explication avec Votre Majesté.

--Je la sollicite.

--Peut-être, sire, vaut-il mieux donner à ce gazetier un sac d'argent et
l'envoyer se faire pendre ailleurs, très loin.

--Pourquoi?

--Parce que, sire, quand ces misérables disent un mensonge, le public à
qui on le prouve est fort aise de les voir fouetter, essoriller, pendre
même. Mais quand, par malheur, ils mettent la main sur une vérité...

--Une vérité?

M. de Crosne s'inclina.

--Oui. Je sais. La reine a été en effet au baquet de Mesmer. Elle y a
été, c'est un malheur, comme vous dites; mais je le lui avais permis.

--Oh! sire, murmura M. de Crosne.

Cette exclamation du sujet respectueux frappa le roi encore plus qu'elle
n'avait fait sortant de la bouche du parent jaloux.

--La reine n'est pas perdue pour cela, dit-il, je suppose?

--Non, sire, mais compromise.

--Monsieur de Crosne, que vous a dit votre police, voyons?

--Sire, beaucoup de choses qui, sauf le respect que je dois à Votre
Majesté, sauf l'adoration toute respectueuse que je professe pour la
reine, sont d'accord avec quelques allégations du pamphlet.

--D'accord, dites-vous?

--Voici comment: une reine de France qui va dans un costume de femme
ordinaire, au milieu de ce monde équivoque attiré par ces bizarreries
magnétiques de Mesmer, et qui va seule...

--Seule! s'écria le roi.

--Oui, sire.

--Vous vous trompez, monsieur de Crosne.

--Je ne crois pas, sire.

--Vous avez de mauvais rapports.

--Tellement exacts, sire, que je puis vous donner le détail de la
toilette de Sa Majesté, l'ensemble de sa personne, ses pas, ses gestes,
ses cris.

--Ses cris!

Le roi pâlit et froissa la brochure.

--Ses soupirs mêmes ont été notés par mes agents, ajouta timidement M.
de Crosne.

--Ses soupirs! La reine se serait oubliée à ce point!... La reine aurait
fait si bon marché de mon honneur de roi, de son honneur de femme!

--C'est impossible, dit le comte de Provence; ce serait plus qu'un
scandale, et Sa Majesté en est incapable.

Cette phrase était un surcroît d'accusation plutôt qu'une excuse. Le roi
le sentit; tout en lui se révoltait.

--Monsieur, dit-il au lieutenant de police, vous maintenez ce que vous
avez dit?

--Hélas, jusqu'au dernier mot, sire.

--Je vous dois à vous, mon frère, dit Louis XVI en passant son mouchoir
sur son front mouillé de sueur, je vous dois une preuve de ce que j'ai
avancé. L'honneur de la reine est celui de toute ma maison. Je ne le
risque jamais. J'ai permis à la reine d'aller au baquet de Mesmer; mais
je lui avais enjoint de mener avec elle une personne sûre,
irréprochable, sainte même.

--Ah! dit M. de Crosne, s'il en eût été ainsi...

--Oui, dit le comte de Provence, si une femme comme Mme de Lamballe, par
exemple...

--Précisément, mon frère, c'est Mme la princesse de Lamballe que j'avais
désignée à la reine.

--Malheureusement, sire, la princesse n'a pas été emmenée.

--Eh bien! ajouta le roi frémissant, si la désobéissance a été telle, je
dois sévir et je sévirai.

Un énorme soupir lui ferma les lèvres après lui avoir déchiré le coeur.

--Seulement, dit-il plus bas, un doute me reste: ce doute, vous ne le
partagez pas, c'est naturel; vous n'êtes pas le roi, l'époux, l'ami de
celle qu'on accuse... Ce doute, je veux l'éclaircir.

Il sonna; l'officier de service parut.

--Qu'on voie, dit le roi, si Mme la princesse de Lamballe n'est pas chez
la reine, ou dans son appartement à elle-même.

--Sire, Mme de Lamballe se promène dans le petit jardin avec Sa Majesté
la reine et une autre dame.

--Priez Mme la princesse de monter ici sur-le-champ.

L'officier partit.

--Maintenant, messieurs, encore dix minutes; je ne saurais prendre un
parti jusque-là.

Et Louis XVI, contre son habitude, fronça le sourcil et lança sur les
deux témoins de sa profonde douleur un regard presque menaçant.

Les deux témoins gardèrent le silence. M. de Crosne avait une tristesse
réelle, M. de Provence avait une affectation de tristesse qui se fût
communiquée au dieu Momus en personne.

Un léger bruit de soie derrière les portes avertit le roi que la
princesse de Lamballe approchait.




Chapitre XXXVI

La princesse de Lamballe


La princesse de Lamballe entra, belle et calme, le front découvert, les
boucles éparses de sa haute coiffure rejetées fièrement hors des tempes,
ses sourcils noirs et fins comme deux traits de sépia, son oeil bleu,
limpide, dilaté, plein de nacre, son nez droit et pur, ses lèvres
chastes et voluptueuses à la fois: toute cette beauté, sur un corps
d'une beauté sans rivale, charmait et imposait.

La princesse apportait avec elle, autour d'elle, ce parfum de vertu, de
grâce, d'immatérialité, que La Vallière répandit avant sa faveur et
depuis sa disgrâce.

Quand le roi la vit venir, souriante et modeste, il se sentit pénétré de
douleur.

«Hélas! pensa-t-il, ce qui sortira de cette bouche sera une condamnation
sans appel.»

--Asseyez-vous, dit-il, princesse, en la saluant profondément.

M. de Provence s'approcha pour lui baiser la main.

Le roi se recueillit.

--Que souhaite de moi Votre Majesté? dit la princesse avec la voix d'un
ange.

--Un renseignement, madame; un renseignement précis, ma cousine.

--J'attends, sire.

--Quel jour êtes-vous allée, en compagnie de la reine, à Paris? Cherchez
bien.

M. de Crosne et le comte de Provence se regardèrent surpris.

--Vous comprenez, messieurs, dit le roi; vous ne doutez pas, vous, je
doute encore, moi; par conséquent j'interroge comme un homme qui doute.

--Mercredi, sire, répliqua la princesse.

--Vous me pardonnez, continua Louis XVI; mais, ma cousine, je désire
savoir la vérité.

--Vous la connaîtrez en questionnant, sire, dit simplement Mme de
Lamballe.

--Qu'allâtes-vous faire à Paris, ma cousine?

--J'allai chez M. Mesmer, place Vendôme, sire.

Les deux témoins tressaillirent, le roi rougit d'émotion.

--Seule? dit-il.

--Non, sire, avec Sa Majesté la reine.

--Avec la reine? vous dites avec la reine! s'écria Louis XVI en lui
prenant la main avidement.

--Oui, sire.

M. de Provence et M. de Crosne se rapprochèrent, stupéfaits.

--Votre Majesté avait autorisé la reine, dit Mme de Lamballe; du moins,
Sa Majesté me l'a dit.

--Et Sa Majesté avait raison, ma cousine... Maintenant... Il me semble
que je respire, car Mme de Lamballe ne ment jamais.

--Jamais, sire, dit doucement la princesse.

--Oh! jamais, s'écria M. de Crosne avec la conviction la plus
respectueuse. Mais alors, sire, permettez-moi...

--Oh! oui, je vous permets, monsieur de Crosne; questionnez, cherchez,
je place ma chère princesse sur la sellette, je vous la livre.

Mme de Lamballe sourit.

--Je suis prête, dit-elle; mais, sire, la torture est abolie.

--Oui, je l'ai abolie pour les autres, fit le roi avec un sourire, mais
on ne l'a pas abolie pour moi.

--Madame, dit le lieutenant de police, ayez la bonté de dire au roi ce
que vous fîtes avec Sa Majesté chez M. Mesmer, et d'abord comment Sa
Majesté était-elle mise?

--Sa Majesté portait une robe de taffetas gris perle, une mante de
mousseline brodée, un manchon d'hermine, un chapeau de velours rose, à
grands rubans noirs.

C'était un signalement tout opposé à celui donné pour Oliva.

M. de Crosne manifesta une vive surprise, le comte de Provence se mordit
les lèvres.

Le roi se frotta les mains.

--Et qu'a fait la reine en entrant? dit-il.

--Sire, vous avez raison de dire en entrant, car, à peine étions-nous
entrées...

--Ensemble?

--Oui, sire, ensemble; et à peine étions-nous entrées dans le premier
salon, où nul n'avait pu nous remarquer, tant était grande l'attention
donnée aux mystères magnétiques, qu'une femme s'approcha de Sa Majesté,
lui offrit un masque, la suppliant de ne pas pousser plus avant.

--Et vous vous arrêtâtes? dit vivement le comte de Provence.

--Oui, monsieur.

--Et vous n'avez pas franchi le seuil du premier salon? demanda M. de
Crosne.

--Non, monsieur.

--Et vous n'avez pas quitté le bras de la reine? fit le roi avec un
reste d'anxiété.

--Pas une seconde; le bras de Sa Majesté n'a pas cessé de s'appuyer sur
le mien.

--Eh bien! s'écria tout à coup le roi, qu'en pensez-vous, monsieur de
Crosne? Mon frère, qu'en dites-vous?

--C'est extraordinaire, c'est surnaturel, dit Monsieur en affectant une
gaieté qui décelait, mieux que n'eût fait le doute, tout son dépit de la
contradiction.

--Il n'y a rien de surnaturel là-dedans, se hâta de répondre M. de
Crosne, à qui la joie bien naturelle du roi donnait une sorte de
remords; ce que Mme la princesse a dit ne peut être que la vérité.

--Il en résulte?... dit M. de Provence.

--Il en résulte, monseigneur, que mes agents se sont trompés.

--Parlez-vous bien sérieusement? demanda le comte de Provence avec le
même tressaillement nerveux.

--Tout à fait, monseigneur, mes agents se sont trompés; Sa Majesté a
fait ce que vient de dire Mme de Lamballe, et pas autre chose. Quant au
gazetier, si je suis convaincu par les paroles éminemment vraies de Mme
la princesse, je crois que ce maraud doit l'être aussi: je vais envoyer
l'ordre de l'écrouer sur-le-champ.

Mme de Lamballe tournait et retournait la tête, avec la placidité de
l'innocence qui s'informe sans plus de curiosité que de crainte.

--Un moment, dit le roi, un moment; il sera toujours temps de faire
pendre ce gazetier. Vous avez parlé d'une femme qui aurait arrêté la
reine à l'entrée du salon: princesse, dites-nous quelle était cette
femme.

--Sa Majesté paraît la connaître, sire; je dirai même, toujours parce
que je ne mens pas, que Sa Majesté la connaît, je le sais.

--C'est que, voyez-vous, cousine, il faut que je parle à cette femme,
c'est indispensable. Là est toute la vérité; là seulement est la clef du
mystère.

--C'est mon avis, dit M. de Crosne, vers qui le roi s'était retourné.

«Commérage... murmura le comte de Provence. Voilà une femme qui me fait
l'effet du dieu des dénouements.»

--Ma cousine, dit-il tout haut, la reine vous a avoué qu'elle
connaissait cette femme?

--Sa Majesté ne m'a pas avoué, monseigneur, elle m'a raconté.

--Oui, oui, pardon.

--Mon frère veut vous dire, interrompit le roi, que si la reine connaît
cette femme, vous savez aussi son nom.

--C'est Mme de La Motte-Valois.

--Cette intrigante! s'écria le roi avec dépit.

--Cette mendiante! dit le comte. Diable! diable! elle sera difficile à
interroger; elle est fine.

--Nous serons aussi fins qu'elle, dit M. de Crosne. Et d'ailleurs, il
n'y a pas de finesse, depuis la déclaration de Mme de Lamballe. Ainsi,
au premier mot du roi...

--Non, non, fit Louis XVI avec découragement, je suis las de voir cette
mauvaise société autour de la reine. La reine est si bonne, que le
prétexte de la misère lui amène tout ce qu'il y a de gens équivoques
dans la noblesse infime du royaume.

--Mme de La Motte est réellement Valois, dit Mme de Lamballe.

--Qu'elle soit ce qu'elle voudra, ma cousine, je ne veux pas qu'elle
mette les pieds ici. J'aime mieux me priver de cette joie immense que
m'eût faite l'entière absolution de la reine; oui, j'aime mieux renoncer
à cette joie, que de voir en face cette créature.

--Et pourtant vous la verrez, s'écria la reine, pâle de colère, en
ouvrant la porte du cabinet et en se montrant, belle de noblesse et
d'indignation, aux yeux éblouis du comte de Provence, qui salua
gauchement derrière le battant de la porte replié sur lui. Oui, sire,
continua la reine, il ne s'agit pas de dire: «J'aime à voir ou je crains
de voir cette créature»; cette créature est un témoin à qui
l'intelligence de mes accusateurs...

Elle regarda son beau-frère.

--Et la franchise de mes juges...

Elle se tourna vers le roi et M. de Crosne.

--À qui enfin sa propre conscience, si dénaturée qu'elle soit,
arracherait un cri de vérité. Moi, l'accusée, je demande qu'on entende
cette femme, et on l'entendra.

--Madame, se hâta de dire le roi, vous entendez bien qu'on n'enverra pas
chercher Mme de La Motte pour lui faire l'honneur de déposer pour ou
contre vous. Je ne mets pas votre honneur dans une balance en parallèle
avec la véracité de cette femme.

--On n'enverra pas chercher Mme de La Motte, sire, car elle est ici.

--Ici! s'écria le roi, en se retournant comme s'il eût marché sur un
reptile, ici!

--Sire, j'avais, comme vous le savez, rendu visite à une femme
malheureuse qui porte un nom illustre. Ce jour, vous savez, où l'on a
dit tant de choses...

Et elle regarda fixement par-dessus l'épaule le comte de Provence, qui
eût voulu être à cent pieds sous terre, mais dont le visage large et
épanoui grimaçait une expression d'acquiescement.

--Eh bien? fit Louis XVI.

--Eh bien! sire, ce jour-là, j'oubliai chez Mme de La Motte un portrait,
une boîte. Elle me la rapporte aujourd'hui; elle est là.

--Non, non... Eh bien! je suis convaincu, dit le roi; j'aime mieux cela.

--Oh! moi, je ne suis pas satisfaite, dit la reine; je vais
l'introduire. D'ailleurs, pourquoi cette répugnance? Qu'a-t-elle fait?
Qu'est-elle donc? Si je ne le sais pas, instruisez-moi. Voyons, monsieur
de Crosne, vous qui savez tout, dites...

--Je ne sais rien qui soit défavorable à cette dame, répondit le
magistrat.

--Bien vrai?

--Assurément. Elle est pauvre, voilà tout; un peu ambitieuse, peut-être.

--L'ambition, c'est la voix du sang. Si vous n'avez que cela contre
elle, le roi peut bien l'admettre à donner témoignage.

--Je ne sais, répliqua Louis XVI, mais j'ai des pressentiments, moi, des
instincts; je sens que cette femme sera pour un malheur, pour un
désagrément dans ma vie... c'est bien assez.

--Oh! sire, de la superstition! Cours la chercher, dit la reine à la
princesse de Lamballe.

Cinq minutes après, Jeanne, toute modeste, toute honteuse, mais
distinguée dans son attitude comme dans sa mise, pénétrait pas à pas
dans le cabinet du roi.

Louis XVI, inexpugnable dans son antipathie, avait tourné le dos à la
porte. Les deux coudes sur son bureau, la tête dans ses mains, il
semblait être un étranger au milieu des assistants.

Le comte de Provence dardait sur Jeanne des regards tellement gênants
par leur inquisition, que si la modestie de Jeanne eût été réelle, cette
femme eût été paralysée, pas un mot ne fût sorti de sa bouche.

Mais il fallait bien autre chose pour troubler la cervelle de Jeanne.

Ni roi, ni empereur avec leurs sceptres, ni pape avec sa tiare, ni
puissances célestes, ni puissances des ténèbres n'eussent agi sur cet
esprit de fer, avec la crainte ou la vénération.

--Madame, lui dit la reine, en la menant derrière le roi, veuillez dire,
je vous prie, ce que vous avez fait le jour de ma visite chez M. Mesmer;
veuillez le dire de point en point.

Jeanne se tut.

--Pas de réticences, pas de ménagements. Rien que la vérité, la forme de
votre idée vous apparaissant en relief, telle qu'elle est dans votre
mémoire.

Et la reine s'assit dans un fauteuil, pour ne pas influencer le témoin
par son regard.

Quel rôle pour Jeanne! pour elle dont la perspicacité avait deviné que
sa souveraine avait besoin d'elle, pour elle qui sentait que
Marie-Antoinette était soupçonnée à faux et qu'on pouvait la justifier
sans s'écarter du vrai!

Tout autre eût cédé, ayant cette conviction, au plaisir d'innocenter la
reine par l'exagération des preuves.

Jeanne était une nature si déliée, si fine, si forte, qu'elle se
renferma dans la pure expression du fait.

--Sire, dit-elle, j'étais allée chez M. Mesmer par curiosité, comme tout
Paris y va. Le spectacle m'a paru un peu grossier. Je m'en retournais,
quand soudain, sur le seuil de la porte d'entrée, j'aperçus Sa Majesté,
que j'avais eu l'honneur de voir l'avant-veille sans la connaître. Sa
Majesté dont la générosité m'avait révélé le rang. Quand je vis ses
traits augustes, qui jamais ne s'effaceront de ma mémoire, il me sembla
que la présence de Sa Majesté la reine était peut-être déplacée en cet
endroit, où beaucoup de souffrances et de guérisons ridicules
s'étalaient en spectacle. Je demande humblement pardon à Sa Majesté
d'avoir osé penser si librement sur sa conduite, mais ce fut un éclair,
un instinct de femme; j'en demande pardon à genoux, si j'ai outrepassé
la ligne de respect que je dois aux moindres mouvements de Sa Majesté.

Elle s'arrêta là, feignant l'émotion, baissant la tête, arrivant, par un
art inouï, à la suffocation qui précède les larmes.

M. de Crosne y fut pris. Mme de Lamballe se sentit entraînée vers le
coeur de cette femme, qui paraissait être à la fois délicate, timide,
spirituelle et bonne.

M. de Provence fut étourdi.

La reine remercia Jeanne par un regard, que le regard de celle-ci
sollicitait ou plutôt guettait sournoisement.

--Eh bien! dit la reine, vous avez entendu, sire?

Le roi ne remua pas.

--Je n'avais pas besoin, dit-il, du témoignage de madame.

--On m'a dit de parler, objecta timidement Jeanne, et j'ai dû obéir.

--Assez! dit brutalement Louis XVI; quand la reine dit une chose, elle
n'a pas besoin de témoins pour contrôler son dire. Quand la reine a mon
approbation, elle n'a rien à chercher auprès de personne; et elle a mon
approbation.

Il se leva en achevant ces mots, qui écrasèrent M. de Provence.

La reine ne se fit point faute d'y ajouter un sourire dédaigneux.

Le roi tourna le dos à son frère, vint baiser la main de
Marie-Antoinette et de la princesse de Lamballe.

Il congédia cette dernière en lui demandant pardon de l'avoir dérangée
_pour rien_, ajouta-t-il.

Il n'adressa ni un mot, ni un regard à Mme de La Motte; mais comme il
était forcé de passer devant elle pour regagner son fauteuil, et qu'il
craignait d'offenser la reine en manquant de politesse en sa présence
pour une femme qu'elle recevait, il se contraignit à faire à Jeanne un
petit salut auquel elle répondit sans précipitation par une profonde
révérence, capable de faire valoir toute sa bonne grâce.

Mme de Lamballe sortit du cabinet la première, puis Mme de La Motte, que
la reine poussait devant elle; enfin la reine, qui échangea un dernier
regard presque caressant avec le roi.

Et puis on entendit dans le corridor les trois voix de femmes qui
s'éloignaient en chuchotant.

--Mon frère, dit alors Louis XVI au comte de Provence, je ne vous
retiens plus. J'ai le travail de la semaine à terminer avec M. le
lieutenant de police. Je vous remercie d'avoir accordé votre attention à
cette pleine, entière et éclatante justification de votre soeur. Il est
aisé de voir que vous en êtes aussi réjoui que moi, et ce n'est pas peu
dire. À nous deux, monsieur de Crosne. Asseyez-vous là, je vous prie.

Le comte de Provence salua, toujours souriant, et sortit du cabinet,
quand il n'entendit plus les dames, et qu'il se jugea hors de portée
d'un malicieux regard ou d'un mot amer.




Chapitre XXXVII

Chez la reine


La reine, sortie du cabinet de Louis XVI, sonda toute la profondeur du
danger qu'elle avait couru.

Elle sut apprécier ce que Jeanne avait mis de délicatesse et de réserve
dans sa déposition improvisée, comme aussi le tact vraiment remarquable
avec lequel, après le succès, elle restait dans l'ombre.

En effet, Jeanne, qui venait, par un bonheur inouï, d'être initiée du
premier coup à ces secrets d'intimité que les courtisans les plus
habiles chassent dix ans sans les atteindre, et partant sûre désormais
d'être pour beaucoup dans une journée importante de la reine, n'en
prenait pas avantage par un de ces riens que la susceptibilité
orgueilleuse des grands sait deviner sur le visage des inférieurs.

Aussi la reine, au lieu d'accepter la proposition que lui fit Jeanne de
lui présenter ses respects et de partir, la retint-elle par un sourire
aimable en disant:

--Il est vraiment heureux, comtesse, que vous m'ayez empêchée d'entrer
chez Mesmer avec la princesse de Lamballe; car, voyez la noirceur: on
m'a vue, soit à la porte, soit à l'antichambre, et l'on a pris texte de
là pour dire que j'avais été dans ce qu'ils appellent la salle aux
crises. N'est-ce pas cela?

--La salle aux crises, oui, madame.

--Mais, dit la princesse de Lamballe, comment se fait-il que, si les
assistants ont su que la reine était là, les agents de M. de Crosne s'y
soient trompés? Là est le mystère, selon moi; les agents du lieutenant
de police affirment en effet que la reine a été dans la salle aux
crises.

--C'est vrai, dit la reine pensive. Et il n'y a nul intérêt de la part
de M. de Crosne, qui est un honnête homme et qui m'aime; mais des agents
peuvent avoir été soudoyés, chère Lamballe. J'ai des ennemis, vous le
voyez. Il faut que ce bruit ait reposé sur quelque chose. Dites-nous
donc le détail, madame la comtesse. D'abord, l'infâme brochure me
représente enivrée, fascinée, magnétisée de telle sorte que j'aurais
perdu toute dignité de femme. Qu'y a-t-il de vraisemblable là-dedans? Y
a-t-il eu, ce jour-là, une femme?...

Jeanne rougit. Le secret se présentait encore à elle, le secret dont un
seul mot pouvait détruire sa funeste influence sur la destinée de la
reine.

Ce secret, Jeanne, en le révélant, perdait l'occasion d'être utile,
indispensable même à Sa Majesté. Cette situation ruinait son avenir;
elle se tint réservée comme la première fois.

--Madame, dit-elle, il y avait, en effet, une femme très agitée qui
s'est beaucoup affichée par ses contorsions et son délire. Mais il me
semble...

--Il vous semble, dit vivement la reine, que cette femme était quelque
femme de théâtre, ou ce qu'on appelle une fille du monde, et non pas la
reine de France, n'est-ce pas?

--Certes, non, madame.

--Comtesse, vous avez très bien répondu au roi; et maintenant, c'est à
moi de parler pour vous. Voyons, où en êtes-vous de vos affaires? À quel
moment comptez-vous faire reconnaître vos droits? Mais n'y a-t-il pas
quelqu'un, princesse?...

Mme de Misery entra.

--Votre Majesté veut-elle recevoir Mlle de Taverney? demanda la femme de
chambre.

--Elle! assurément. Oh! la cérémonieuse! jamais elle ne manquerait à
l'étiquette. Andrée! Andrée! venez donc.

--Votre Majesté est trop bonne pour moi, dit celle-ci en saluant avec
grâce.

Et elle aperçut Jeanne qui, reconnaissant la seconde dame allemande du
bureau de secours, venait d'appeler à son aide une rougeur et une
modestie de commande.

La princesse de Lamballe profita du renfort survenu à la reine pour
retourner à Sceaux, chez le duc de Penthièvre.

Andrée prit place à côté de Marie-Antoinette, ses yeux calmes et
scrutateurs fixés sur Mme de La Motte.

--Eh bien! Andrée, dit la reine, voilà cette dame que nous allâmes voir
le dernier jour de la gelée.

--J'ai reconnu madame, répliqua Andrée en s'inclinant.

Jeanne, déjà orgueilleuse, se hâta de chercher sur les traits d'Andrée
un symptôme de jalousie. Elle ne vit rien qu'une parfaite indifférence.

Andrée, avec les mêmes passions que la reine, Andrée, femme et
supérieure à toutes les femmes en bonté, en esprit, en générosité, si
elle eût été heureuse, Andrée se renfermait dans son impénétrable
dissimulation que toute la cour prenait pour la fière pudeur de Diane
virginale.

--Savez-vous, lui dit la reine, ce qu'on a dit sur moi au roi?

--On a dû dire tout ce qu'il a de plus mauvais, répliqua Andrée,
précisément parce qu'on ne saurait dire assez ce qu'il y a de bon.

--Voilà, dit Jeanne simplement, la plus belle phrase que j'aie entendue.
Je la dis belle, parce qu'elle rend, sans en rien ôter, le sentiment qui
est celui de toute ma vie, et que mon faible esprit n'aurait jamais su
formuler ces paroles.

--Je vous conterai cela, Andrée.

--Oh! je le sais, dit celle-ci; M. le comte de Provence l'a raconté tout
à l'heure; une amie à moi l'a entendu.

--C'est un heureux moyen, dit la reine avec colère, de propager le
mensonge après avoir rendu hommage à la vérité. Laissons cela. J'en
étais avec la comtesse à l'exposé de sa situation. Qui vous protège,
comtesse?

--Vous, madame, dit hardiment Jeanne; vous qui me permettez de venir
vous baiser la main.

--Elle a du coeur, dit Marie-Antoinette à Andrée, et j'aime ses élans.

Andrée ne répondit rien.

--Madame, continua Jeanne, peu de personnes m'ont osé protéger quand
j'étais dans la gêne et dans l'obscurité; mais à présent qu'on m'aura
vue une fois à Versailles, tout le monde va se disputer le droit d'être
agréable à la reine, je veux dire à une personne que Sa Majesté a daigné
honorer d'un regard.

--Eh quoi! dit la reine en s'asseyant, nul n'a été assez brave ou assez
corrompu pour vous protéger pour vous-même?

--J'ai eu d'abord Mme de Boulainvilliers, répondit Jeanne, une femme
brave; puis M. de Boulainvilliers, un protecteur corrompu... Mais depuis
mon mariage, personne, oh! personne! dit-elle avec une syncope des plus
habiles. Oh! pardon, j'oubliais un galant homme, prince généreux...

--Un prince! comtesse; qui donc?

--M. le cardinal de Rohan.

La reine fit un mouvement brusque vers Jeanne.

--Mon ennemi! dit-elle en souriant.

--Ennemi de Votre Majesté, lui! le cardinal! s'écria Jeanne. Oh! madame.

--On dirait que cela vous étonne, comtesse, qu'une reine ait un ennemi.
Comme on voit que vous n'avez pas vécu à la cour!

--Mais, madame, le cardinal est en adoration devant Votre Majesté, du
moins je croyais le savoir; et, si je ne me suis pas trompée, son
respect pour l'auguste épouse du roi égale son dévouement.

--Oh! je vous crois, comtesse, reprit Marie-Antoinette en se livrant à
sa gaieté habituelle, je vous crois en partie. Oui, c'est cela, le
cardinal est en adoration.

Et elle se tourna, en disant ces mots, vers Andrée de Taverney avec un
franc éclat de rire.

--Eh bien! comtesse, oui, M. le cardinal est en adoration. Voilà
pourquoi il est mon ennemi.

Jeanne de La Motte affecta la surprise d'une provinciale.

--Ah! vous êtes la protégée de M. le prince archevêque Louis de Rohan,
continua la reine. Contez-nous donc cela, comtesse.

--C'est bien simple, madame. Son Excellence, par les procédés les plus
magnanimes, les plus délicats, la générosité la plus ingénieuse, m'a
secourue.

--Très bien. Le prince Louis est prodigue, on ne peut lui refuser cela.
Est-ce que vous ne pensez pas, Andrée, que M. le cardinal pourra bien
ressentir aussi quelque adoration pour cette jolie comtesse? Hein!
comtesse, voyons, dites-nous!

Et Marie-Antoinette recommença ses joyeux éclats de rire francs et
heureux, que Mlle de Taverney, toujours sérieuse, n'encourageait
cependant pas.

«Il n'est pas possible que toute cette gaieté bruyante ne soit pas une
gaieté factice, pensa Jeanne. Voyons.»

--Madame, dit-elle d'un air grave et avec un accent pénétré, j'ai
l'honneur d'affirmer à Votre Majesté que M. de Rohan...

--C'est bien, c'est bien, fit la reine en interrompant la comtesse.
Puisque vous êtes si zélée pour lui... puisque vous êtes son amie...

--Oh! madame, dit Jeanne avec une délicieuse expression de pudeur et de
respect.

--Bien, chère petite; bien, reprit la reine avec un doux sourire; mais
demandez-lui donc un peu ce qu'il a fait des cheveux qu'il m'a fait
voler par un certain coiffeur, à qui cette facétie à coûté cher, car je
l'ai chassé.

--Votre Majesté me surprend, dit Jeanne. Quoi! M. de Rohan aurait fait
cela?

--Eh! oui... l'adoration, toujours l'adoration. Après m'avoir exécrée à
Vienne, après avoir tout employé, tout essayé pour rompre le mariage
projeté entre le roi et moi, il s'est un jour aperçu que j'étais femme
et que j'étais sa reine; qu'il avait, lui, grand diplomate, fait une
école; qu'il aurait toujours maille à partir avec moi. Il a eu peur
alors pour son avenir, ce cher prince. Il a fait comme tous les gens de
sa profession, qui caressent le plus ceux dont ils ont le plus peur; et,
comme il me savait jeune, comme il me croyait sotte et vaine, il a
tourné au Céladon! Après les soupirs, les airs de langueur, il s'est
jeté, comme vous dites, dans l'adoration. Il m'adore, n'est ce pas,
Andrée?

--Madame! fit celle-ci en s'inclinant.

--Oui... Andrée aussi ne veut pas se compromettre; mais moi, je me
risque; il faut au moins que la royauté soit bonne à quelque chose.
Comtesse, je sais, et vous savez que le cardinal m'adore. C'est chose
convenue; dites-lui que je ne lui en veux pas.

Ces mots, qui contenaient une ironie amère, touchèrent profondément le
coeur gangrené de Jeanne de La Motte.

Si elle eût été noble, pure et loyale, elle n'y eût vu que ce suprême
dédain de la femme au coeur sublime, que le mépris complet d'une âme
supérieure pour les intrigues subalternes qui s'agitent au-dessous
d'elle. Ce genre de femmes, ces anges si rares ne défendent jamais leur
réputation contre les embûches qui leur sont dressées sur la terre.

Ils ne veulent pas même soupçonner cette fange à laquelle ils se
souillent, cette glu dans laquelle ils laissent les plus brillantes
plumes de leurs ailes dorées.

Jeanne, nature vulgaire et corrompue, vit un grand dépit chez la reine
dans la manifestation de cette colère contre la conduite de M. le
cardinal de Rohan. Elle se souvint des rumeurs de la cour; rumeurs aux
syllabes scandaleuses, qui avaient couru de l'OEil-de-Boeuf du château
au fond des faubourgs de Paris, et qui avaient trouvé tant d'écho.

Le cardinal, aimant les femmes pour leur sexe, avait dit à Louis XV,
qui, lui aussi, aimait les femmes de cette façon, que la dauphine
n'était qu'une femme incomplète. On sait les phrases singulières de
Louis XV, au moment du mariage de son petit-fils, et ses questions à
certain ambassadeur naïf.

Jeanne, femme complète s'il en fut, Jeanne, femme de la tête aux pieds,
Jeanne, vaine d'un seul de ses cheveux qui la distinguaient, Jeanne, qui
sentait le besoin de plaire et de vaincre par tous ses avantages, ne
pouvait pas comprendre qu'une femme pensât autrement qu'elle sur ces
matières délicates.

«Il y a dépit chez Sa Majesté, se dit-elle. Or, s'il y a dépit, il doit
y avoir autre chose.»

Alors, réfléchissant que le choc engendre la lumière, elle se mit à
défendre M. de Rohan avec tout l'esprit et toute la curiosité dont la
nature, en bonne mère, l'avait douée si largement.

La reine écoutait.

«Elle écoute», se dit Jeanne.

Et la comtesse, trompée par sa nature mauvaise, n'apercevait même point
que la reine écoutait par générosité--parce qu'à la cour il est d'usage
que jamais nul ne dise du bien de ceux dont le maître pense du mal.

Cette infraction toute nouvelle aux traditions, cette dérogation aux
habitudes du château rendaient la reine contente et presque heureuse.

Marie-Antoinette voyait un coeur là où Dieu n'avait placé qu'une éponge
aride et altérée.

La conversation continuait sur le pied de cette intimité bienveillante
de la part de la reine. Jeanne était sur les épines; sa contenance était
embarrassée; elle ne voyait plus la possibilité de sortir sans être
congédiée, elle qui tout à l'heure encore avait le rôle si beau de
l'étrangère qui demande un congé; mais soudain une voix jeune, enjouée,
bruyante, retentit dans le cabinet voisin.

--Le comte d'Artois! dit la reine.

Andrée se leva sur-le-champ. Jeanne se disposa au départ; mais le prince
avait pénétré si subitement dans la pièce où se tenait la reine, que la
sortie devenait presque impossible. Cependant Mme de La Motte fit ce
qu'on appelle au théâtre dessiner une sortie.

Le prince s'arrêta en voyant cette jolie personne et la salua.

--Mme la comtesse de La Motte, dit la reine en présentant Jeanne au
prince.

--Ah! ah! fit le comte d'Artois. Que je ne vous chasse pas, madame la
comtesse.

La reine fit un signe à Andrée, qui retint Jeanne.

Ce signe voulait dire: «J'avais quelque largesse à faire à Mme de La
Motte; je n'ai pas eu le temps; remettons à plus tard.»

--Vous voilà donc revenu de la chasse au loup, dit la reine en donnant
la main à son frère, d'après la mode anglaise, qui déjà reprenait
faveur.

--Oui, ma soeur, et j'ai fait bonne chasse, car j'en ai tué sept, et
c'est énorme, répondit le prince.

--Tué vous-même?

--Je n'en suis pas bien sûr, dit-il en riant, mais on me l'a dit. En
attendant, ma soeur, savez-vous que j'ai gagné sept cents livres?

--Bah! et comment?

--Vous saurez que l'on paie cent livres pour chaque tête de ces
horribles animaux. C'est cher, mais j'en donnerais bien de bon coeur
deux cents par tête de gazetier. Et vous, ma soeur?

--Ah! dit la reine, vous savez déjà l'histoire?

--M. de Provence me l'a contée.

--Et de trois, reprit Marie-Antoinette; Monsieur est un conteur
intrépide, infatigable. Contez-nous donc un peu comment il vous a confié
cela.

--De façon à vous faire paraître plus blanche que l'hermine, plus
blanche que Vénus Aphrodite. Il y a bien encore un autre nom qui finit
en _ène_; les savants pourraient vous le dire. Mon frère de Provence,
par exemple.

--Il n'en est pas moins vrai qu'il vous a conté l'aventure?

--Du gazetier! oui, ma soeur. Mais Votre Majesté en est sortie à son
honneur. On pourrait même dire, si on faisait un calembour, comme M. de
Bièvre en fait chaque journée: «L'affaire du baquet est lavée.»

--Oh! l'affreux jeu de mots.

--Ma soeur, ne maltraitez pas un paladin qui venait mettre à votre
disposition sa lance et son bras. Heureusement vous n'avez besoin de
personne. Ah! chère soeur, en avez-vous du vrai bonheur, vous!

--Vous appelez cela du bonheur! L'entendez-vous, Andrée?

Jeanne se mit à rire. Le comte, qui ne cessait de la regarder, lui
donnait courage. On parlait à Andrée, Jeanne répondait.

--C'est du bonheur, répéta le comte d'Artois; car, enfin, il se pouvait
fort bien, ma très chère soeur, 1° que Mme de Lamballe n'eût pas été
avec vous.

--Y fussé-je allée seule?

--2° que Mme de La Motte ne se fût pas rencontrée là pour vous empêcher
d'entrer.

--Ah! vous savez que Mme la comtesse était là?

--Ma soeur, quand M. le comte de Provence raconte, il raconte tout. Il
se pouvait enfin que Mme de La Motte ne se fût pas trouvée à Versailles
tout à point pour porter témoignage. Vous allez, sans aucun doute, me
dire que la vertu et l'innocence sont comme la violette, qui n'a pas
besoin d'être vue pour être reconnue; mais la violette, ma soeur, on en
fait des bouquets quand on la voit et on la jette quand on l'a respirée.
Voilà ma morale.

--Elle est belle!

--Je la prends comme je la trouve, et je vous ai prouvé que vous aviez
eu du bonheur.

--Mal prouvé.

--Faut-il le prouver mieux?

--Ce ne sera pas superflu.

--Eh bien! vous êtes injuste d'accuser la fortune, dit le comte en
pirouettant pour venir tomber sur un sofa à côté de la reine, car enfin,
sauvée de la fameuse escapade du cabriolet...

--Une, dit la reine en comptant sur ses doigts.

--Sauvée du baquet...

--Soit, je la compte. Deux. Après?

--Et sauvée de l'affaire du bal, lui dit-il à l'oreille.

--Quel bal?

--Le bal de l'Opéra.

--Plaît-il?

--Je dis le bal de l'Opéra, ma soeur.

--Je ne vous comprends pas.

Il se mit à rire.

--Quel sot je fais d'avoir été vous parler d'un secret.

--Un secret! En vérité, mon frère, on voit que vous parlez du bal de
l'Opéra, car je suis tant intriguée.

Ces mots: «bal, Opéra», venaient de frapper l'oreille de Jeanne. Elle
redoubla d'attention.

--Motus! dit le prince.

--Pas du tout, pas du tout! Expliquons-nous, riposta la reine. Vous
parliez d'une affaire d'Opéra; qu'est-ce que cela?

--J'implore votre pitié, ma soeur...

--J'insiste, comte, pour savoir.

--Et moi, ma soeur, pour me taire.

--Voulez-vous me désobliger?

--Nullement. J'en ai assez dit pour que vous compreniez, je suppose.

--Vous n'avez rien dit du tout.

--Oh! petite soeur, c'est vous qui m'intriguez... Voyons... de bonne
foi?

--Parole d'honneur, je ne plaisante pas.

--Voulez-vous que je parle?

--Sur-le-champ.

--Autre part qu'ici, dit-il en montrant Jeanne et Andrée.

--Ici! ici! Jamais il n'y a trop de monde pour une explication.

--Gare à vous, ma soeur!

--Je risque.

--Vous n'étiez pas au dernier bal de l'Opéra?

--Moi! s'écria la reine, moi, au bal de l'Opéra!

--Chut! de grâce.

--Oh! non, crions cela, mon frère... Moi, dites-vous, j'étais au bal de
l'Opéra?

--Certes, oui, vous y étiez.

--Vous m'avez vue, peut-être? fit-elle avec ironie, mais en plaisantant
jusque-là.

--Je vous y ai vue.

--Moi! moi!

--Vous! vous!

--C'est fort.

--C'est ce que je me suis dit.

--Pourquoi ne dites-vous pas que vous m'avez parlé? Ce serait plus
drôle.

--Ma foi! j'allais vous parler, quand un flot de masques nous a séparés.

--Vous êtes fou!

--J'étais sûr que vous me diriez cela. J'aurais dû ne pas m'y exposer,
c'est ma faute.

La reine se leva tout à coup, fit quelques pas dans la chambre avec
agitation.

Le comte la regardait d'un air étonné.

Andrée frissonnait de crainte et d'inquiétude.

Jeanne s'enfonçait les ongles dans la chair pour garder bonne
contenance.

La reine s'arrêta.

--Mon ami, dit-elle au jeune prince, ne plaisantons pas; j'ai un si
mauvais caractère, que, vous voyez, je perds déjà patience; avouez-moi
vite que vous avez voulu vous divertir à mes dépens, et je serai très
heureuse.

--Je vous avouerai cela si vous le voulez, ma soeur.

--Soyez sérieux, Charles.

--Comme un poisson, ma soeur.

--Par grâce, dites-moi, vous avez forgé ce conte, n'est-ce pas?

Il regarda, en clignant, les dames; puis:

--Oui, j'ai forgé, dit-il, veuillez m'excusez.

--Vous ne m'avez pas comprise, mon frère, répéta la reine avec
véhémence. Oui ou non, devant ces dames, retirez-vous ce que vous avez
dit? Ne mentez pas; ne me ménagez pas.

Andrée et Jeanne s'éclipsèrent derrière la tenture des Gobelins.

--Eh bien! soeur, dit le prince à voix basse, quand elles n'y furent
plus, j'ai dit la vérité; que ne m'avertissiez-vous plus tôt?

--Vous m'avez vue au bal de l'Opéra?

--Comme je vous vois, et vous m'avez vu aussi.

La reine poussa un cri, rappela Jeanne et Andrée, courut les chercher de
l'autre côté de la tapisserie, les ramena chacune par une main, les
entraînant rapidement toutes deux.

--Mesdames, M. le comte d'Artois affirme, dit-elle, qu'il m'a vue à
l'Opéra.

--Oh! murmura Andrée.

--Il n'est plus temps de reculer, continua la reine, prouvez, prouvez...

--Voici, dit le prince. J'étais avec le maréchal de Richelieu, avec M.
de Calonne, avec... ma foi! avec du monde. Votre masque est tombé.

--Mon masque!

--J'allais vous dire: «C'est plus que téméraire, ma soeur»; mais vous
avez disparu, entraînée par le cavalier qui vous donnait le bras.

--Le cavalier! Oh! mon Dieu! mais vous me rendez folle.

--Un domino bleu, fit le prince.

La reine passa sa main sur son front.

--Quel jour cela? dit-elle.

--Samedi, la veille de mon départ pour la chasse. Vous dormiez encore,
le matin, quand je suis parti, sans quoi je vous eusse dit ce que je
viens de dire.

--Mon Dieu! mon Dieu! À quelle heure m'avez-vous vue?

--Il pouvait être de deux à trois heures.

--Décidément, je suis folle ou vous êtes fou.

--Je vous répète que c'est moi... je me serai trompé... cependant...

--Cependant...

--Ne vous faites pas tant de mal... On n'en a rien su... Un moment
j'avais cru que vous étiez avec le roi; mais le personnage parlait
allemand, et le roi ne sait que l'anglais.

--Allemand... un Allemand. Oh! j'ai une preuve, mon frère. Samedi,
j'étais couchée à onze heures.

Le comte salua comme un homme incrédule, en souriant.

La reine sonna.

--Mme de Misery va vous le dire, dit-elle.

Le comte se mit à rire.

--Que n'appelez-vous aussi Laurent, le suisse des Réservoirs; il portera
aussi témoignage. C'est moi qui ai fondu ce canon, petite soeur, ne le
tirez pas sur moi.

--Oh! fit la reine avec rage; oh! ne pas être crue!

--Je vous croirais si vous vous mettiez moins en colère; mais le moyen!
Si je vous dis oui, d'autres diront, après être venus, non.

--D'autres? Quels autres?

--Pardieu! ceux qui ont vu comme moi.

--Ah! voilà qui est curieux, par exemple! Il y a des gens qui m'ont vue.
Eh bien! montrez-les-moi.

--Tout de suite... Philippe de Taverney est-il là?

--Mon frère! dit Andrée.

--Il y était, mademoiselle, répondit le prince; voulez-vous qu'on
l'interroge, ma soeur?

--Je le demande instamment.

--Mon Dieu! murmura Andrée.

--Quoi! fit la reine.

--Mon frère appelé en témoignage.

--Oui, oui, je le veux.

Et la reine appela: on courut, on alla chercher Philippe jusque chez son
père, qu'il venait de quitter après la scène que nous avons décrite.

Philippe, maître du champ de bataille après son duel avec Charny,
Philippe, qui venait de rendre un service à la reine, marchait
joyeusement vers le château de Versailles.

On le trouva en chemin. On lui communiqua l'ordre de la reine. Il
accourut.

Marie-Antoinette s'élança à sa rencontre et, se plaçant en face de lui:

--Voyons, monsieur, dit-elle, êtes-vous capable de dire la vérité?

--Oui, madame, et incapable de mentir, répliqua-t-il.

--Alors, dites... dites franchement si... si vous m'avez vue dans un
endroit public depuis huit jours?

--Oui, madame, répondit Philippe.

Les coeurs battaient dans l'appartement, on eût pu les entendre.

--Où m'avez-vous vue? fit la reine d'une voix terrible.

Philippe se tut.

--Oh! ne ménagez rien, monsieur; mon frère, que voilà, dit bien m'avoir
vue au bal de l'Opéra, lui: et vous, où m'avez-vous vue?

--Comme monseigneur le comte d'Artois, au bal de l'Opéra, madame.

La reine tomba foudroyée sur le sofa.

Puis, se relevant avec la rapidité d'une panthère blessée:

--Ce n'est pas possible, dit-elle, puisque je n'y étais pas. Prenez
garde, monsieur de Taverney, je m'aperçois que vous prenez ici des airs
de puritain; c'était bon en Amérique, avec M. de Lafayette, mais à
Versailles, nous sommes Français, et polis, et simples.

--Votre Majesté accable M. de Taverney, dit Andrée, pâle de colère et
d'indignation. S'il dit avoir vu, c'est qu'il a vu.

--Vous aussi, fit Marie-Antoinette; vous aussi! Il ne manque vraiment
plus qu'une chose, c'est que vous m'ayez vue. Par Dieu! si j'ai des amis
qui me défendent, j'ai des ennemis qui m'assassinent. Un seul témoin ne
fait pas un témoignage, messieurs.

--Vous me faites souvenir, dit le comte d'Artois, qu'à ce moment où je
vous voyais et où je m'aperçus que le domino bleu n'était pas le roi, je
crus que c'était le neveu de M. de Suffren. Comment l'appelez-vous, ce
brave officier qui a fait cet exploit du pavillon? Vous l'avez si bien
reçu l'autre jour, que je l'ai cru votre chevalier d'honneur.

La reine rougit; Andrée devint pale comme la mort. Toutes deux se
regardèrent et frémirent de se voir ainsi.

Philippe, lui, devint livide.

--M. de Charny? murmura-t-il.

--Charny, c'est cela, continua le comte d'Artois. N'est-il pas vrai,
monsieur Philippe, que la tournure de ce domino bleu avait quelque
analogie avec celle de M. de Charny?

--Je n'ai pas remarqué, monseigneur, dit Philippe en suffoquant.

--Mais, poursuivit M. le comte d'Artois, je m'aperçus bien vite que je
m'étais trompé, car M. de Charny s'offrit soudain à mes yeux. Il était
là, près de M. de Richelieu, en face de vous, ma soeur, au moment où
votre masque est tombé.

--Et il m'a vue? s'écria la reine hors de toute prudence.

--À moins qu'il ne soit aveugle, dit le prince.

La reine fit un geste désespéré, agita de nouveau la sonnette.

--Que faites-vous? dit le prince.

--Je veux interroger aussi M. de Charny, boire le calice jusqu'à la fin.

--Je ne crois pas que M. de Charny soit à Versailles, murmura Philippe.

--Pourquoi?

--On m'a dit, je crois, qu'il était... indisposé.

--Oh! la chose est assez grave pour qu'il vienne, monsieur. Moi aussi je
suis indisposée, pourtant j'irais au bout du monde, pieds nus, pour
prouver...

Philippe, le coeur déchiré, s'approcha d'Andrée qui regardait par la
fenêtre qui donnait sur les parterres.

--Qu'y a-t-il? fit la reine en s'avançant vers elle.

--Rien, rien... on disait M. de Charny malade, et je le vois.

--Vous le voyez? s'écria Philippe en courant à son tour.

--Oui, c'est lui.

La reine, oubliant tout, ouvrit la fenêtre elle-même avec une vigueur
extraordinaire, et appela de sa voix:

--Monsieur de Charny!

Celui-ci tourna la tête, et, tout effaré d'étonnement, se dirigea vers
le château.




Chapitre XXXVIII

Un alibi


Monsieur de Charny entra, un peu pâle, mais droit et sans souffrance
apparente.

À l'aspect de cette compagnie illustre, il prit le maintien respectueux
et raide de l'homme du monde et du soldat.

--Prenez garde, ma soeur, dit le comte d'Artois bas à la reine; il me
semble que vous interrogez beaucoup de monde.

--Mon frère, j'interrogerai le monde entier, jusqu'à ce que je parvienne
à rencontrer quelqu'un qui me dise que vous vous êtes trompé.

Pendant ce temps, Charny avait vu Philippe, et l'avait salué
courtoisement.

--Vous êtes un bourreau de votre santé, dit tout bas Philippe à son
adversaire. Sortir blessé! mais, en vérité, vous voulez mourir.

--On ne meurt pas de s'être égratigné à un buisson du bois de Boulogne,
répliqua Charny, heureux de rendre à son ennemi une piqûre morale plus
douloureuse que la blessure de l'épée.

La reine se rapprocha et mit fin à ce colloque, qui avait été plutôt un
double _a parte_ qu'un dialogue.

--Monsieur de Charny, dit-elle, vous étiez, disent ces messieurs, au bal
de l'Opéra?

--Oui, Votre Majesté, répondit Charny en s'inclinant.

--Dites-nous ce que vous y avez vu.

--Votre Majesté demande-t-elle ce que j'y ai vu, ou qui j'y ai vu?

--Précisément... qui vous y avez vu, et pas de discrétion, monsieur de
Charny, pas de réticence complaisante.

--Il faut tout dire, madame?

Les joues de la reine reprirent cette pâleur qui dix fois depuis le
matin avait remplacé une rougeur fébrile.

--Pour commencer, d'après la hiérarchie, d'après la loi de mon respect,
répliqua Charny.

--Bien, vous m'avez vue?

--Oui, Votre Majesté, au moment où le masque de la reine est tombé, par
malheur.

Marie-Antoinette froissa dans ses mains nerveuses la dentelle de son
fichu.

--Monsieur, dit-elle d'une voix dans laquelle un observateur plus
intelligent eût deviné des sanglots prêts à s'exhaler, regardez-moi
bien, êtes-vous bien sûr?

--Madame, les traits de Votre Majesté sont gravés dans les coeurs de
tous ses sujets. Avoir vu Votre Majesté une fois, c'est la voir
toujours.

Philippe regarda Andrée, Andrée plongea ses regards dans ceux de
Philippe. Ces deux douleurs, ces deux jalousies firent une douloureuse
alliance.

--Monsieur, répéta la reine en se rapprochant de Charny, je vous assure
que je n'ai pas été au bal de l'Opéra.

--Oh! madame, s'écria le jeune homme en courbant profondément son front
vers la terre, Votre Majesté n'a-t-elle pas le droit d'aller où bon lui
semble? et, fût-ce en enfer, dès que Votre Majesté y a mis le pied,
l'enfer est purifié.

--Je ne vous demande pas d'excuser ma démarche, fit la reine; je vous
prie de croire que je ne l'ai pas faite.

--Je croirai tout ce que Votre Majesté m'ordonnera de croire, répondit
Charny, ému jusqu'au fond du coeur de cette insistance de la reine, de
cette humilité affectueuse d'une femme si fière.

--Ma soeur! ma soeur! c'est trop, murmura le comte d'Artois à l'oreille
de Marie-Antoinette.

Car cette scène avait glacé tous les assistants; les uns par la douleur
de leur amour ou de leur amour-propre blessé; les autres par l'émotion
qu'inspire toujours une femme accusée qui se défend avec courage contre
des preuves accablantes.

--On le croit! on le croit! s'écria la reine éperdue de colère; et,
découragée, elle tomba sur un fauteuil, essuyant du bout de son doigt, à
la dérobée, la trace d'une larme que l'orgueil brûlait au bord de sa
paupière. Tout à coup elle se releva.

--Ma soeur! ma soeur! pardonnez-moi, dit tendrement le comte d'Artois,
vous êtes entourée d'amis dévoués; ce secret dont vous vous effrayez
outre mesure, nous le connaissons seuls, et de nos coeurs où il est
renfermé, nul ne le tirera qu'avec notre vie.

--Le secret! le secret! s'écria la reine, oh! je n'en veux pas.

--Ma soeur!

--Pas de secret. Une preuve.

--Madame, dit Andrée, on vient.

--Madame, dit Philippe d'une voix lente, le roi.

--Le roi, dit un huissier dans l'antichambre.

--Le roi! tant mieux. Oh! le roi est mon seul ami; le roi, lui, ne me
jugerait pas coupable, même quand il croirait m'avoir vue en faute: le
roi est le bienvenu.

Le roi entra. Son regard contrastait avec tout ce désordre et tout ce
bouleversement des figures autour de la reine.

--Sire! s'écria celle-ci, vous venez à propos. Sire, encore une
calomnie; encore une insulte à combattre.

--Qu'y a-t-il? dit Louis XVI en s'avançant.

--Monsieur, un bruit, un bruit infâme. Il va se propager. Aidez-moi;
aidez-moi, sire, car cette fois ce ne sont plus des ennemis qui
m'accusent: ce sont mes amis.

--Vos amis?

--Ces messieurs; mon frère, pardon! monsieur le comte d'Artois, monsieur
de Taverney, monsieur de Charny, assurent, m'assurent à moi, qu'ils
m'ont vue au bal de l'Opéra.

--Au bal de l'Opéra! s'écria le roi en fronçant le sourcil.

--Oui, sire.

Un silence terrible pesa sur cette assemblée.

Madame de La Motte vit la sombre inquiétude du roi. Elle vit la pâleur
mortelle de la reine; d'un mot, d'un seul mot, elle pouvait faire cesser
une peine aussi lamentable; elle pouvait d'un mot anéantir toutes les
accusations du passé, sauver la reine pour l'avenir.

Mais son coeur ne l'y porta point; son intérêt l'en écarta. Elle se dit
qu'il n'était plus temps; que déjà, pour le baquet, elle avait menti, et
qu'en rétractant sa parole, en laissant voir qu'elle avait menti une
fois, en montrant à la reine qu'elle l'avait laissée aux prises avec la
première accusation, la nouvelle favorite se ruinait du premier coup,
tranchait en herbe le profit de sa faveur future; elle se tut.

Alors le roi répéta d'un air plein d'angoisses:

--Au bal de l'Opéra? Qui a parlé de cela? Monsieur le comte de Provence
le sait-il?

--Mais ce n'est pas vrai, s'écria la reine, avec l'accent d'une
innocence désespérée. Ce n'est pas vrai; monsieur le comte d'Artois se
trompe, monsieur de Taverney se trompe. Vous vous trompez, monsieur de
Charny. Enfin, on peut se tromper.

Tous s'inclinèrent.

--Voyons! s'écria la reine, qu'on fasse venir mes gens, tout le monde,
qu'on interroge! C'était samedi ce bal, n'est-ce pas?

--Oui, ma soeur.

--Eh bien! qu'ai-je fait samedi? Qu'on me le dise, car en vérité je
deviens folle, et si cela continue, je croirai moi-même que je suis
allée à cet infâme bal de l'Opéra; mais si j'y étais allée, messieurs,
je le dirais.

Tout à coup le roi s'approcha, l'oeil dilaté, le front riant, les mains
étendues.

--Samedi, dit-il, samedi, n'est-ce pas, messieurs?

--Oui, sire.

--Eh bien! mais, continua-t il, de plus en plus calme, de plus en plus
joyeux, ce n'est pas à d'autres qu'à votre femme de chambre, Marie,
qu'il faut demander cela. Elle se rappellera peut-être à quelle heure je
suis entré chez vous ce jour-là; c'était, je crois, vers onze heures du
soir.

--Ah! s'écria la reine tout enivrée de joie, oui, sire.

Elle se jeta dans ses bras; puis, tout à coup rouge et confuse de se
voir regardée, elle cacha son visage dans la poitrine du roi, qui
baisait tendrement ses beaux cheveux.

--Eh bien! dit le comte d'Artois hébété de surprise et de joie tout
ensemble, j'achèterai des lunettes; mais, vive Dieu! je ne donnerais pas
cette scène pour un million; n'est-ce pas, messieurs?

Philippe était adossé au lambris, pâle comme la mort. Charny, froid et
impassible, venait d'essuyer son front couvert de sueur.

--Voilà pourquoi, messieurs, dit le roi appuyant avec bonheur sur
l'effet qu'il avait produit, voilà pourquoi il est impossible que la
reine ait été cette nuit-là au bal de l'Opéra. Croyez-le si bon vous
semble; la reine, j'en suis sûr, se contente d'être crue par moi.

--Eh bien! ajouta le comte d'Artois, monsieur de Provence en pensera ce
qu'il voudra, mais je défie sa femme de prouver de la même façon un
alibi, le jour où on l'accusera d'avoir passé la nuit dehors.

--Mon frère!

--Sire, je vous baise les mains.

--Charles, je pars avec vous, dit le roi, après un dernier baiser donné
à la reine.

Philippe n'avait pas remué.

--Monsieur de Taverney, fit la reine sévèrement, est-ce que vous
n'accompagnez pas monsieur le comte d'Artois?

Philippe se redressa soudain. Le sang afflua à ses tempes et à ses yeux.
Il faillit s'évanouir. À peine eut-il la force de saluer, de regarder
Andrée, de jeter un regard terrible à Charny, et de refouler
l'expression de sa douleur insensée.

Il sortit.

La reine garda près d'elle Andrée et monsieur de Charny.

Cette situation d'Andrée, placée entre son frère et la reine, entre son
amitié et sa jalousie, nous n'aurions pu l'esquisser sans ralentir la
marche de la scène dramatique dans laquelle le roi arriva comme un
heureux dénouement.

Cependant, rien ne méritait plus notre attention que cette souffrance de
la jeune fille: elle sentait que Philippe eût donné sa vie pour empêcher
le tête-à-tête de la reine et de Charny, et elle s'avouait qu'elle-même
eût senti son coeur se briser si, pour suivre et consoler Philippe comme
elle devait le faire, elle eût laissé Charny seul librement avec madame
de La Motte et la reine, c'est-à-dire plus librement que seul. Elle le
devinait à l'air à la fois modeste et familier de Jeanne.

Ce qu'elle ressentait, comment se l'expliquer?

Était-ce de l'amour? Oh! l'amour, se fût-elle dit, ne germe pas, ne
grandit pas avec cette rapidité dans la froide atmosphère des sentiments
de cour. L'amour, cette plante rare, se plaît à fleurir dans les coeurs
généreux, purs, intacts. Il ne va pas pousser ses racines dans un coeur
profané par des souvenirs, dans un sol glacé par des larmes qui s'y
concentrent depuis des années. Non, ce n'était pas l'amour que
mademoiselle de Taverney ressentait pour monsieur de Charny. Elle
repoussait avec force une pareille idée, parce qu'elle s'était juré de
n'aimer jamais rien en ce monde.

Mais alors pourquoi avait-elle tant souffert quand Charny avait adressé
à la reine quelques mots de respect et de dévouement? Certes, c'était
bien là de la jalousie.

Oui, Andrée s'avouait qu'elle était jalouse, non pas de l'amour qu'un
homme pouvait sentir pour une autre femme que pour elle, mais jalouse de
la femme qui pouvait inspirer, accueillir, autoriser cet amour.

Elle regardait passer autour d'elle avec mélancolie tous les beaux
amoureux de la cour nouvelle. Ces gens vaillants et pleins d'ardeur qui
ne la comprenaient point, et s'éloignaient après lui avoir offert
quelques hommages, les uns parce que sa froideur n'était pas de la
philosophie, les autres parce que cette froideur était un étrange
contraste avec les vieilles légèretés dans lesquelles Andrée avait dû
prendre naissance.

Et puis, les hommes, soit qu'ils cherchent le plaisir, soit qu'ils
rêvent à l'amour, se défient de la froideur d'une femme de vingt-cinq
ans, qui est belle, qui est riche, qui est la favorite d'une reine, et
qui passe seule, glacée, silencieuse et pâle, dans un chemin où la
suprême joie et le suprême bonheur sont de faire un souverain bruit.

Ce n'est pas un attrait que d'être un problème vivant; Andrée s'en était
bien aperçue: elle avait vu les yeux se détourner peu à peu de sa
beauté, les esprits se défier de son esprit ou le nier. Elle vit même
plus: cet abandon devint une habitude chez les anciens, un instinct chez
les nouveaux; il n'était pas plus d'usage d'aborder mademoiselle de
Taverney et de lui parler, qu'il n'était consacré d'aborder Latone ou
Diane à Versailles, dans leur froide ceinture d'eau noircie. Quiconque
avait salué mademoiselle de Taverney, fait sa pirouette et souri à une
autre femme avait accompli son devoir.

Toutes ces nuances n'échappèrent point à l'oeil subtil de la jeune
fille. Elle, dont le coeur avait éprouvé tous les chagrins sans
connaître un seul plaisir; elle, qui sentait l'âge s'avancer avec un
cortège de pâles ennuis et de noirs souvenirs; elle invoquait tout bas
celui qui punit plus que celui qui pardonne, et, dans ses insomnies
douloureuses, passant en revue les délices offertes en pâture aux
heureux amants de Versailles, elle soupirait avec une amertume mortelle.

«Et moi! mon Dieu! Et moi!»

Lorsqu'elle trouva Charny, le soir du grand froid, lorsqu'elle vit les
yeux du jeune homme s'arrêter curieusement sur elle et l'envelopper peu
à peu d'un réseau sympathique, elle ne reconnut plus cette réserve
étrange que témoignaient devant elle tous ses courtisans. Pour cet
homme, elle était une femme. Il avait réveillé en elle la jeunesse et
avait galvanisé la mort; il avait fait rougir le marbre de Diane et de
Latone.

Aussi mademoiselle de Taverney s'attacha-t-elle subitement à ce
régénérateur qui venait de lui faire sentir sa vitalité. Aussi fut-elle
heureuse de regarder ce jeune homme, pour qui elle n'était pas un
problème. Aussi fut-elle malheureuse de penser qu'une autre femme allait
couper les ailes à sa fantaisie azurée, confisquer son rêve à peine
sorti par la porte d'or.

On nous pardonnera d'avoir expliqué ainsi comment Andrée ne suivit pas
Philippe hors du cabinet de la reine, bien qu'elle eût souffert l'injure
adressée à son frère, bien que ce frère fût pour elle une idolâtrie, une
religion, presque un amour.

Mademoiselle de Taverney, qui ne voulait pas que la reine restât en tête
à tête avec Charny, ne songea plus à prendre sa part de la conversation,
après le renvoi de son frère.

Elle s'assit au coin de la cheminée, le dos presque tourné au groupe que
formait la reine assise, Charny debout et demi incliné, madame de La
Motte droite dans l'embrasure de la fenêtre, où sa fausse timidité
cherchait un asile, sa curiosité réelle une observation favorable.

La reine demeura quelques minutes silencieuse; elle ne savait comment
renouer une nouvelle conversation à cette explication si délicate qui
venait d'avoir lieu.

Charny paraissait souffrant, et son attitude ne déplaisait pas à la
reine.

Enfin, Marie-Antoinette rompit le silence, et répondant en même temps à
sa propre pensée et à celle des autres:

--Cela prouve, fit-elle tout à coup, que nous ne manquons pas d'ennemis.
Croirait-on qu'il se passe d'aussi misérables choses à la cour de
France, monsieur? le croirait-on?

Charny ne répliqua pas.

--Sur vos vaisseaux, continua la reine, quel bonheur de vivre en plein
ciel, en pleine mer! On nous parle à nous, citadins, de la colère, de la
méchanceté des flots. Ah! monsieur, monsieur, regardez-vous! Est-ce que
les lames de l'Océan, les plus furieuses lames, n'ont pas jeté sur vous
l'écume de leur colère? Est-ce que leurs assauts ne vous ont pas
renversé quelquefois sur le pont du navire, souvent, n'est-ce pas? Eh
bien! regardez-vous, vous êtes sain, vous êtes jeune, vous êtes honoré.

--Madame!

--Est-ce que les Anglais, continua la reine qui s'animait par degrés, ne
vous ont pas envoyé aussi leurs colères de flamme et de mitraille,
colères dangereuses pour la vie, n'est-ce pas? Mais que vous importe, à
vous? Vous êtes sauf, vous êtes fort; et à cause de cette colère des
ennemis que vous avez vaincus, le roi vous a félicité, caressé, le
peuple sait votre nom et l'aime.

--Eh bien! madame? murmura Charny, qui voyait avec crainte cette fièvre
exalter insensiblement les nerfs de Marie-Antoinette.

--À quoi j'en veux arriver? dit-elle, le voici: bénis soient les ennemis
qui lancent sur nous la flamme, le fer, l'onde écumante; bénis soient
les ennemis qui ne menacent que de la mort!

--Mon Dieu! madame, répliqua Charny, il n'y a pas d'ennemis pour Votre
Majesté--il n'y en a pas plus que de serpents pour l'aigle. Tout ce qui
rampe en bas attaché au sol ne gêne pas ceux qui planent dans les
nuages.

--Monsieur, se hâta de répondre la reine, vous êtes je le sais, revenu
sain et sauf de la bataille; sorti sain et sauf de la tempête, vous en
êtes sorti triomphant et aimé; tandis que ceux dont un ennemi, comme
nous en avons nous autres, salit la renommée avec sa bave de calomnie,
ceux-là ne courent aucun risque de la vie, c'est vrai, mais ils
vieillissent après chaque tempête; ils s'habituent à courber le front,
dans la crainte de rencontrer, ainsi que j'ai fait aujourd'hui, la
double injure des amis et des ennemis fondue en une seule attaque. Et
puis, monsieur, si vous saviez combien il est dur d'être haï!

Andrée attendit avec anxiété la réponse du jeune homme; elle tremblait
qu'il ne répliquât par la consolation affectueuse que semblait
solliciter la reine.

Mais Charny, tout au contraire, essuya son front avec son mouchoir,
chercha un point d'appui sur le dossier d'un fauteuil et pâlit.

La reine, le regardant:

--Ne fait-il pas trop chaud, ici? dit-elle.

Madame de La Motte ouvrit la fenêtre avec sa petite main, qui secoua
l'espagnolette comme eût fait le poing vigoureux d'un homme. Charny but
l'air avec délices.

--Monsieur est accoutumé au vent de la mer, il étouffera dans les
boudoirs de Versailles.

--Ce n'est point cela, madame, répondit Charny, mais j'ai un service à
deux heures, et à moins que Sa Majesté ne m'ordonne de rester...

--Non pas, monsieur, dit la reine; nous savons ce que c'est qu'une
consigne, n'est-ce pas, Andrée?

Puis se retournant vers Charny, et avec un ton légèrement piqué:

--Vous êtes libre, monsieur, dit-elle.

Et elle congédia le jeune officier du geste.

Charny salua en homme qui se hâte et disparut derrière la tapisserie.

Au bout de quelques secondes, on entendit dans l'antichambre comme une
plainte, et comme le bruit que font plusieurs personnes en se pressant.

La reine se trouvait près de la porte, soit par hasard, soit qu'elle eût
voulu suivre des yeux Charny, dont la retraite précipitée lui avait paru
extraordinaire.

Elle leva la tapisserie, poussa un faible cri et parut prête à
s'élancer.

Mais Andrée, qui ne l'avait pas perdue de vue, se trouva entre elle et
la porte.

--Oh! madame! fit-elle.

La reine regarda fixement Andrée, qui soutint fermement ce regard.

Madame de La Motte allongea la tête.

Entre la reine et André était un léger intervalle, et par cet
intervalle, elle put voir monsieur de Charny évanoui, auquel les
serviteurs et les gardes portaient secours.

La reine, voyant le mouvement de madame de La Motte, referma vivement la
porte.

Mais trop tard; madame de La Motte avait vu.

Marie-Antoinette, le sourcil froncé, la démarche pensive, alla se
rasseoir dans son fauteuil; elle était en proie à cette préoccupation
sombre qui suit toute émotion violente. On n'eût pas dit qu'elle se
doutât qu'on vécût autour d'elle.

Andrée, de son côté, quoique restée debout et appuyée à un mur, ne
semblait pas moins distraite que la reine.

Il se fit un moment de silence.

--Voilà quelque chose de bizarre, dit tout haut et tout à coup la reine,
dont la parole fit tressaillir ses deux compagnes surprises, tant cette
parole était inattendue: monsieur de Charny me paraît douter encore...

Douter de quoi, madame? demanda Andrée.

--Mais de mon séjour au château la nuit de ce bal.

--Oh! madame.

--N'est-ce pas, comtesse, n'est-ce pas que j'ai raison, dit la reine, et
que monsieur de Charny doute encore?

--Malgré la parole du roi? Oh! c'est impossible, madame, fit Andrée.

--On peut penser que le roi est venu par amour-propre à mon secours. Oh!
il ne croit pas! non, il ne croit pas! c'est facile à voir.

Andrée se mordit les lèvres.

--Mon frère n'est point si incrédule que monsieur de Charny, dit-elle;
il paraissait bien convaincu, lui.

--Oh! ce serait mal, continua la reine, qui n'avait point écouté la
réponse d'Andrée. Et, dans ce cas-là, ce jeune homme n'aurait point le
coeur droit et pur comme je le pensais.

Puis frappant dans ses mains avec colère:

--Mais au bout du compte, s'écria-t-elle, s'il a vu, pourquoi
croirait-il? Monsieur le comte d'Artois aussi a vu, monsieur Philippe
aussi a vu, il le dit du moins; tout le monde avait vu, et il a fallu la
parole du roi pour qu'on croie ou plutôt pour qu'on fasse semblant de
croire. Oh! il y a quelque chose sous tout cela, quelque chose que je
dois éclaircir, puisque nul n'y songe. N'est-ce pas, Andrée, qu'il faut
que je cherche et découvre la raison de tout ceci?

--Votre Majesté a raison, dit Andrée, et je suis sûre que madame de La
Motte est de mon avis, et qu'elle pense que Votre Majesté doit chercher
jusqu'à ce qu'elle trouve. N'est-ce pas, madame?

Madame de La Motte, prise au dépourvu, tressaillit et ne répondit pas.

--Car enfin, continua la reine, on dit m'avoir vue chez Mesmer.

--Votre Majesté y était, se hâta de dire madame de La Motte avec un
sourire.

--Soit, répondit la reine, mais je n'y ai point fait ce que dit le
pamphlet. Et puis, on m'a vue à l'Opéra, et là je n'y étais point.

Elle réfléchit; puis tout à coup et vivement:

--Oh! s'écria-t-elle, je tiens la vérité.

--La vérité? balbutia la comtesse.

--Oh! tant mieux! dit Andrée.

--Qu'on fasse venir monsieur de Crosne, interrompit joyeusement la reine
à madame de Misery qui entra.




Chapitre XXXIX

Monsieur de Crosne


Monsieur de Crosne, qui était un homme fort poli, se trouvait on ne peut
plus embarrassé depuis l'explication du roi et de la reine.

Ce n'est pas une médiocre difficulté que la parfaite connaissance de
tous les secrets d'une femme, surtout quand cette femme est la reine, et
qu'on a mission de prendre les intérêts d'une couronne et le soin d'une
renommée.

Monsieur de Crosne sentit qu'il allait porter tout le poids d'une colère
de femme et d'une indignation de reine; mais il s'était courageusement
retranché dans son devoir, et son urbanité bien connue devait lui servir
de cuirasse pour amortir les premiers coups.

Il entra paisiblement, le sourire sur les lèvres.

La reine, elle, ne souriait pas.

--Voyons, monsieur de Crosne, dit-elle, à notre tour de nous expliquer.

--Je suis aux ordres de Votre Majesté.

--Vous devez savoir la cause de tout ce qui m'arrive, monsieur le
lieutenant de police!

Monsieur de Crosne regarda autour de lui d'un air un peu effaré.

--Ne vous inquiétez pas, poursuivit la reine: vous connaissez
parfaitement ces deux dames: vous connaissez tout le monde, vous.

--À peu près, dit le magistrat; je connais les personnes, je connais les
effets, mais je ne connais pas la cause de ce dont parle Votre Majesté.

--J'aurai donc le déplaisir de vous l'apprendre, répliqua la reine,
dépitée de cette tranquillité du lieutenant de police. Il est bien
évident que je pourrais vous donner mon secret, comme on donne ses
secrets, à voix basse ou à l'écart; mais j'en suis venue, monsieur, à
toujours rechercher le grand jour et la pleine voix. Eh bien! j'attribue
les effets, vous nommez cela ainsi, les effets dont je me plains à la
mauvaise conduite d'une personne qui me ressemble, et qui se donne en
spectacle partout où vous croyez me voir, vous, monsieur, ou vos agents.

--Une ressemblance! s'écria monsieur de Crosne, trop occupé de soutenir
l'attaque de la reine pour remarquer le trouble passager de Jeanne et
l'exclamation d'Andrée.

--Est-ce que vous trouveriez cette supposition impossible, monsieur le
lieutenant de police? Est-ce que vous aimeriez mieux croire que je me
trompe ou que je vous trompe?

--Madame, je ne dis pas cela; mais, quelle que soit la ressemblance
entre toute femme et Votre Majesté, il y a une telle différence que nul
regard exercé ne pourra s'y tromper.

--On peut s'y tromper, monsieur, puisque l'on s'y trompe.

--Et j'en fournirais un exemple à Votre Majesté, fit Andrée.

--Ah!...

--Lorsque nous habitions Taverney-Maison-Rouge, avec mon père, nous
avions une fille de service qui, par une étrange bizarrerie...

--Me ressemblait!

--Oh! Votre Majesté, c'était à s'y méprendre.

--Et cette fille, qu'est-elle devenue?

--Nous ne savions pas encore à quel point l'esprit de Sa Majesté est
généreux, élevé, supérieur; mon père craignit que cette ressemblance
déplût à la reine, et, quand nous étions à Trianon, nous cachions cette
fille aux yeux de toute la cour.

--Vous voyez bien, monsieur de Crosne. Ah! ah! cela vous intéresse.

--Beaucoup, madame.

--Ensuite, ma chère Andrée.

--Eh bien! madame, cette fille qui était un esprit remuant, ambitieux,
s'ennuya d'être ainsi séquestrée; elle fit une mauvaise connaissance,
sans doute, et un soir, à mon coucher, je fus surprise de ne la plus
voir. On la chercha. Rien. Elle avait disparu.

--Elle vous avait bien un peu volé quelque chose, ma Sosie?

--Non, madame, je ne possédais rien.

Jeanne avait écouté ce colloque avec une attention facile à comprendre.

--Ainsi, vous ne saviez pas tout cela, monsieur de Crosne? demanda la
reine.

--Non, madame.

--Ainsi, il existe une femme dont la ressemblance avec moi est
frappante, et vous ne le savez pas! Ainsi, un événement de cette
importance se produit dans le royaume et y cause de graves désordres, et
vous n'êtes pas le premier instruit de cet événement? Allons, avouons
le, monsieur: la police est bien mal faite?

--Mais, répondit le magistrat, je vous assure que non, madame. Libre au
vulgaire d'élever les fonctions du lieutenant de police jusqu'à la
hauteur des fonctions d'un Dieu; mais Votre Majesté, qui siège bien
au-dessus de moi dans cet Olympe terrestre, sait bien que les magistrats
du roi ne sont que des hommes. Je ne commande pas aux événements, moi;
il y en a de si étranges, que l'intelligence humaine suffit à peine à
les comprendre.

--Monsieur, quand un homme a reçu tous les pouvoirs possibles pour
pénétrer jusque dans les pensées de ses semblables; quand avec des
agents il paie des espions, quand avec des espions il peut noter
jusqu'aux gestes que je fais devant mon miroir, si cet homme n'est pas
le maître des événements...

--Madame, quand Votre Majesté a passé la nuit hors de son appartement,
je l'ai su. Ma police était-elle bien faite? Oui, n'est-ce pas? Ce
jour-là Votre Majesté était allée chez madame, que voici, rue
Saint-Claude, au Marais. Cela ne me regarde pas. Lorsque vous avez paru
au baquet de Mesmer avec madame de Lamballe, vous y êtes bien allée, je
crois; ma police a été bien faite, puisque les agents vous ont vue.
Quand vous êtes allée à l'Opéra...

La reine dressa vivement la tête.

--Laissez-moi dire, madame. Je dis vous, comme monsieur le comte
d'Artois a dit vous. Si le beau-frère se méprend aux traits de sa soeur,
à plus forte raison se méprendra un agent qui touche un petit écu par
jour. L'agent vous a cru voir, il l'a dit. Ma police était encore bien
faite ce jour-là. Direz-vous aussi, madame, que mes agents n'ont pas
bien suivi cette affaire du gazetier Réteau, si bien étrillé par
monsieur de Charny?

--Par monsieur de Charny! s'écrièrent à la fois Andrée et la reine.

--L'événement n'est pas vieux, madame, et les coups de canne sont encore
chauds sur les épaules du gazetier. Voilà une de ces aventures qui
faisaient le triomphe de monsieur de Sartine, mon prédécesseur, alors
qu'il les contait si spirituellement au feu roi ou à la favorite.

--Monsieur de Charny s'est commis avec ce misérable?

--Je ne l'ai su que par ma police, si calomniée, madame, et vous
m'avouerez qu'il a fallu quelque intelligence à cette police pour
découvrir le duel qui a suivi cette affaire.

--Un duel de monsieur de Charny! monsieur de Charny s'est battu! s'écria
la reine.

--Avec le gazetier? dit ardemment Andrée.

--Oh! non, mesdames; le gazetier tant battu n'aurait pas donné à
monsieur de Charny le coup d'épée qui l'a fait se trouver mal dans votre
antichambre.

--Blessé! il est blessé! s'écria la reine. Blessé! mais quand cela? mais
comment? Vous vous trompez monsieur de Crosne.

--Oh! madame, Votre Majesté me trouve assez souvent en défaut pour
m'accorder cette fois que je n'y suis pas.

--Tout à l'heure il était ici.

--Je le sais bien.

--Oh! mais, dit Andrée, j'ai bien vu, moi, qu'il souffrait.

Et ces mots, elle les prononça de telle façon que la reine en découvrit
l'hostilité, et se retourna vivement.

Le regard de la reine fut une riposte qu'Andrée soutint avec énergie.

--Que dites-vous? fit Marie-Antoinette; vous avez remarqué que monsieur
de Charny souffrait, et vous ne l'avez pas dit!

Andrée ne répondit pas. Jeanne voulut venir au secours de la favorite,
dont il fallait se faire une amie.

--Moi aussi, reprit-elle, j'ai cru m'apercevoir que monsieur de Charny
se soutenait difficilement pendant tout le temps que Sa Majesté lui
faisait l'honneur de lui parler.

--Difficilement, oui, dit la fière Andrée, qui ne remercia pas même la
comtesse avec un regard.

Monsieur de Crosne, lui qu'on interrogeait, savourait à l'aise ses
observations sur les trois femmes, dont pas une, Jeanne exceptée, ne se
doutait qu'elle posait devant un lieutenant de police.

Enfin la reine reprit:

--Monsieur, avec qui et pourquoi monsieur de Charny s'est-il battu?

Pendant ce temps, Andrée put reprendre contenance.

--Avec un gentilhomme qui... Mais, mon Dieu! madame, c'est bien inutile
à présent... Les deux adversaires sont en fort bonne intelligence à
l'heure qu'il est, puisque tout présentement ils causaient ensemble
devant Votre Majesté.

--Devant moi... ici?

--Ici même... d'où le vainqueur est sorti le premier, voilà vingt
minutes peut-être.

--Monsieur de Taverney! s'écria la reine avec un éclair de rage dans les
yeux.

--Mon frère! murmura Andrée, qui se reprocha d'avoir été assez égoïste
pour ne pas tout comprendre.

--Je crois, dit monsieur de Crosne, que c'est en effet avec monsieur
Philippe de Taverney que monsieur de Charny s'est battu.

La reine frappa violemment ses mains l'une contre l'autre, ce qui était
l'indice de sa plus chaude colère.

--C'est inconvenant... inconvenant, dit-elle... Quoi!... les moeurs
d'Amérique apportées à Versailles... Oh! non, je ne m'en accommoderai
pas, moi.

Andrée baissa la tête, monsieur de Crosne également.

--Ainsi, parce qu'on a couru avec monsieur La Fayette et Washington--la
reine affecta de prononcer ce nom à la française-, ainsi l'on
transformera ma cour en une lice du seizième siècle; non, encore une
fois, non. Andrée, vous deviez savoir que votre frère s'est battu.

--Je l'apprends, madame, répondit-elle.

--Pourquoi s'est-il battu?

--Nous aurions pu le demander à monsieur de Charny, qui s'est battu avec
lui, fit Andrée pâle et les yeux brillants.

--Je ne demande pas, répondit arrogamment la reine, ce qu'a fait
monsieur de Charny, mais bien ce qu'a fait monsieur Philippe de
Taverney.

--Si mon frère s'est battu, dit la jeune fille en laissant tomber une à
une ses paroles, ce ne peut être contre le service de Votre Majesté.

--Est-ce à dire que monsieur de Charny ne se battait pas pour mon
service, mademoiselle?

--J'ai l'honneur de faire observer à Votre Majesté, répondit Andrée, du
même ton, que je ne parle à la reine que de mon frère, et non d'un
autre.

Marie-Antoinette se tint calme, et, pour en venir là, il lui fallut
toute la force dont elle était capable.

Elle se leva, fit un tour dans la chambre, feignit de se regarder au
miroir, prit un volume dans un casier de laque, en parcourut sept à huit
lignes, puis le jeta.

--Merci, monsieur de Crosne, dit-elle au magistrat, vous m'avez
convaincue. J'avais la tête un peu bouleversée par tous ces rapports,
par toutes ces suppositions. Oui, la police est très bien faite,
monsieur; mais, je vous en prie, songez à cette ressemblance dont je
vous ai parlé, n'est-ce pas, monsieur. Adieu.

Elle lui tendit sa main avec une grâce suprême, et il partit doublement
heureux et renseigné au décuple.

Andrée sentit la nuance de ce mot: adieu; elle fit une révérence longue
et solennelle.

La reine lui dit adieu négligemment, mais sans rancune apparente.

Jeanne s'inclina comme devant un autel sacré; elle se préparait à
prendre congé.

Madame de Misery entra.

--Madame, dit-elle à la reine, Votre Majesté n'a-t-elle pas donné heure
à messieurs Boehmer et Bossange?

--Ah! c'est vrai, ma bonne Misery; c'est vrai. Qu'ils entrent. Restez
encore, madame de La Motte, je veux que le roi fasse une paix plus
complète avec vous.

La reine, en disant ces mots, guettait dans une glace l'expression du
visage d'Andrée, qui gagnait lentement la porte du vaste cabinet.

Elle voulait peut-être piquer sa jalousie en favorisant ainsi la
nouvelle venue.

Andrée disparut sous les pans de la tapisserie; elle n'avait ni
sourcillé ni tressailli.

--Acier! acier! s'écria la reine en soupirant. Oui, acier, que ces
Taverney, mais or aussi.

«Ah! messieurs les joailliers, bonjour. Que m'apportez-vous de nouveau?
Vous savez bien que je n'ai pas d'argent.»




Chapitre XL

La tentatrice


Madame de La Motte avait repris son poste; à l'écart comme une femme
modeste, debout et attentive comme une femme à qui l'on a permis de
rester et d'écouter.

Messieurs Boehmer et Bossange, en habits de cérémonie, se présentèrent à
l'audience de la souveraine. Ils multiplièrent leurs saluts jusqu'au
fauteuil de Marie-Antoinette.

--Des joailliers, dit-elle soudain, ne viennent ici que pour parler
joyaux. Vous tombez mal, messieurs.

Monsieur Boehmer prit la parole: c'était l'orateur de l'association.

--Madame, répliqua-t-il, nous ne venons point offrir des marchandises à
Votre Majesté, nous craindrions d'être indiscrets.

--Oh! fit la reine, qui se repentait déjà d'avoir témoigné trop de
courage, voir des joyaux, ce n'est pas en acheter.

--Sans doute, madame, continua Boehmer en cherchant le fil de sa phrase;
mais nous venons pour accomplir un devoir, et cela nous a enhardis.

--Un devoir... fit la reine avec étonnement.

--Il s'agit encore de ce beau collier de diamants que Votre Majesté n'a
pas daigné prendre.

--Ah! bien... le collier... Nous y voilà revenus! s'écria
Marie-Antoinette en riant.

Boehmer demeura sérieux.

--Le fait est qu'il était beau, monsieur Boehmer, poursuivit la reine.

--Si beau, madame, dit Bossange timidement, que Votre Majesté seule
était digne de le porter.

--Ce qui me console, fit Marie-Antoinette avec un léger soupir qui
n'échappa point à madame de La Motte, ce qui me console, c'est qu'il
coûtait... un million et demi, n'est-ce pas, monsieur Boehmer?

--Oui, Votre Majesté.

--Et que, continua la reine, en cet aimable temps où nous vivons, quand
les coeurs des peuples se sont refroidis comme le soleil de Dieu, il
n'est plus de souverain qui puisse acheter un collier de diamants quinze
cent mille livres.

--Quinze cent mille livres! répéta comme un écho fidèle madame de La
Motte.

--En sorte que, messieurs, ce que je n'ai pu, ce que je n'ai pas dû
acheter, personne ne l'aura... Vous me répondrez que les morceaux en
sont bons. C'est vrai; mais je n'envierai à personne deux ou trois
diamants; j'en pourrais envier soixante.

La reine se frotta les mains avec une sorte de satisfaction dans
laquelle entrait pour quelque chose le désir de narguer un peu messieurs
Boehmer et Bossange.

--Voilà justement en quoi Votre Majesté fait erreur, dit Boehmer, et
voilà aussi de quelle nature est le devoir que nous venions accomplir
auprès d'elle: le collier est vendu.

--Vendu! s'écria la reine en se retournant.

--Vendu! dit madame de La Motte, à qui le mouvement de sa protectrice
inspira de l'inquiétude pour sa prétendue abnégation.

--À qui donc? reprit la reine.

--Ah! madame, ceci est un secret d'État.

--Un secret d'État! Bon, nous en pouvons rire, s'exclama joyeusement
Marie-Antoinette. Ce qu'on ne dit pas, souvent, c'est qu'on ne pourrait
le dire, n'est-ce pas, Boehmer?

--Madame.

--Oh! les secrets d'État; mais cela nous est familier à nous autres.
Prenez garde, Boehmer, si vous ne me donnez pas le vôtre, je vous le
ferai voler par un employé de monsieur de Crosne.

Et elle se mit à rire de bon coeur, manifestant sans voile son opinion
sur le prétendu secret qui empêchait Boehmer et Bossange de révéler le
nom des acquéreurs du collier.

--Avec Votre Majesté, dit gravement Boehmer, on ne se comporte pas comme
avec d'autres clients; nous sommes venus dire à Votre Majesté que le
collier était vendu, parce qu'il est vendu, et nous avons dû taire le
nom de l'acquéreur, parce qu'en effet l'acquisition s'est faite
secrètement, à la suite du voyage d'un ambassadeur envoyé incognito.

La reine, à ce mot ambassadeur, fut prise d'un nouvel accès d'hilarité.
Elle se tourna vers madame de La Motte en lui disant:

--Ce qu'il y a d'admirable dans Boehmer, c'est qu'il est capable de
croire ce qu'il vient de me dire. Voyons, Boehmer, seulement le pays
d'où vient cet ambassadeur?... Non, c'est trop, fit-elle en riant... la
première lettre de son nom? voilà tout...

Et lancée dans le rire, elle ne s'arrêta plus.

--C'est monsieur l'ambassadeur de Portugal, dit Boehmer en baissant la
voix, comme pour sauver au moins son secret des oreilles de madame de La
Motte.

À cette articulation si positive, si nette, la reine s'arrêta tout à
coup.

--Un ambassadeur de Portugal! dit-elle; il n'y en a pas ici, Boehmer.

--Il en est venu un exprès, madame.

--Chez vous... incognito?

--Oui, madame.

--Qui donc?

--Monsieur de Souza.

La reine ne répliqua pas. Elle balança un moment sa tête; puis, en femme
qui a pris son parti:

--Eh bien! dit-elle, tant mieux pour Sa Majesté la reine de Portugal;
les diamants sont beaux. N'en parlons plus.

--Madame, au contraire; Votre Majesté daignera me permettre d'en
parler... Nous permettre, dit Boehmer en regardant son associé.

Bossange salua.

--Les connaissez-vous, ces diamants, comtesse? s'écria la reine avec un
regard à l'adresse de Jeanne.

--Non, madame.

--De beaux diamants!... C'est dommage que ces messieurs ne les aient
point apportés.

--Les voici, fit Bossange avec empressement.

Et il tira du fond de son chapeau, qu'il portait sous son bras, la
petite boîte plate qui renfermait cette parure.

--Voyez, voyez, comtesse, vous êtes femme, cela vous amusera, dit la
reine.

Et elle s'écarta un peu du guéridon de Sèvres sur lequel Boehmer venait
d'étaler avec art le collier, de façon que le jour, en frappant les
pierres, en fît jaillir les feux d'un plus grand nombre de facettes.

Jeanne poussa un cri d'admiration. Et de fait, rien n'était plus beau;
on eût dit une langue de feux, tantôt verts et rouges, tantôt blancs
comme la lumière elle-même. Boehmer faisait osciller l'écrin et
ruisseler les merveilles de ces flammes liquides.

--Admirable! admirable! s'écria Jeanne en proie au délire d'une
admiration enthousiaste.

--Quinze cent mille livres qui tiendraient dans le creux de la main,
répliqua la reine avec l'affectation d'un flegme philosophique que
monsieur Rousseau de Genève eût déployé en pareille circonstance.

Mais Jeanne vit autre chose dans ce dédain que le dédain lui-même, car
elle ne perdit pas l'espoir de convaincre la reine, et après un long
examen:

--Monsieur le joaillier avait raison, dit-elle; il n'y a au monde qu'une
reine digne de porter ce collier, c'est Votre Majesté.

--Cependant, Ma Majesté ne le portera pas, répliqua Marie-Antoinette.

--Nous n'avons pas dû le laisser sortir de France, madame, sans venir
déposer aux pieds de Votre Majesté tous nos regrets. C'est un joyau que
toute l'Europe connaît maintenant et qu'on se dispute. Que telle ou
telle souveraine s'en pare au refus de la reine de France, notre orgueil
national le permettra, quand vous, madame, vous aurez encore une fois,
définitivement, irrévocablement refusé.

--Mon refus a été prononcé, répondit la reine. Il a été public. On m'a
trop louée pour que je m'en repente.

--Oh! madame, dit Boehmer, si le peuple a trouvé beau que Votre Majesté
préférât un vaisseau à un collier, la noblesse, qui est française aussi,
n'aurait pas trouvé surprenant que la reine de France achetât un collier
après avoir acheté un vaisseau.

--Ne parlons plus de cela, fit Marie-Antoinette en jetant un dernier
regard à l'écrin.

Jeanne soupira, pour aider le soupir de la reine.

--Ah! vous soupirez, vous, comtesse. Si vous étiez à ma place, vous
feriez comme moi.

--Je ne sais pas, murmura Jeanne.

--Avez-vous bien regardé? se hâta de dire la reine.

--Je regarderais toujours, madame.

--Laissez cette curieuse, messieurs; elle admire. Cela n'ôte rien aux
diamants; ils valent toujours quinze cent mille livres, malheureusement.

Ce mot-là sembla une occasion favorable à la comtesse.

La reine regrettait, donc elle avait eu envie. Elle avait eu envie, donc
elle devait désirer encore, n'ayant pas été satisfaite. Telle était la
logique de Jeanne, il faut le croire, puisqu'elle ajouta:

--Quinze cent mille livres, madame, qui, à votre col, feraient mourir de
jalousie toutes les femmes, fussent-elles Cléopâtre, fussent-elles
Vénus.

Et, saisissant dans l'écrin le royal collier, elle l'agrafa si
habilement, si prestidigieusement sur la peau satinée de
Marie-Antoinette, que celle-ci se trouva en un clin d'oeil inondée de
phosphore et de chatoyantes couleurs.

--Oh! Votre Majesté est sublime ainsi, dit Jeanne.

Marie-Antoinette s'approcha vivement d'un miroir: elle éblouissait.

Son col fin et souple autant que celui de Jeanne Gray, ce col mignon
comme le tube d'un lis, destiné comme la fleur de Virgile à tomber sous
le fer, s'élevait gracieusement avec ses boucles dorées et frisées du
sein de ce flot lumineux.

Jeanne avait osé découvrir les épaules de la reine, en sorte que les
derniers rangs du collier tombaient sur sa poitrine de nacre. La reine
était radieuse, la femme était superbe. Amants ou sujets, tout se fût
prosterné.

Marie-Antoinette s'oublia jusqu'à s'admirer ainsi. Puis, saisie de
crainte, elle voulut arracher le collier de ses épaules.

--Assez, dit-elle, assez!

--Il a touché Votre Majesté, s'écria Boehmer, il ne peut plus convenir à
personne.

--Impossible, répliqua fermement la reine. Messieurs, j'ai un peu joué
avec ces diamants, mais prolonger le jeu, ce serait une faute.

--Votre Majesté a tout le temps nécessaire pour s'accoutumer à cette
idée, glissa Boehmer à la reine; demain nous reviendrons.

--Payer tard, c'est toujours payer. Et puis, pourquoi payer tard? Vous
êtes pressés. On vous paie sans doute plus avantageusement.

--Oui, Votre Majesté, comptant, riposta le marchand redevenu marchand.

--Prenez! prenez! s'écria la reine; dans l'écrin les diamants. Vite!
vite!

--Votre Majesté oublie peut-être qu'un pareil joyau, c'est de l'argent,
et que dans cent ans le collier vaudra toujours ce qu'il vaut
aujourd'hui.

--Donnez-moi quinze cent mille livres, comtesse, répliqua en souriant
forcément la reine, et nous verrons.

--Si je les avais, s'écria celle-ci; oh...

Elle se tut. Les longues phrases ne valent pas toujours une heureuse
réticence.

Boehmer et Bossange eurent beau mettre un quart d'heure à serrer, à
cadenasser leurs diamants, la reine ne bougea plus.

On voyait à son air affecté, à son silence, que l'impression avait été
vive, la lutte pénible.

Selon son habitude, dans les moments de dépit, elle allongea les mains
vers un livre, dont elle feuilleta quelques pages sans lire.

Les joailliers prirent congé en disant:

--Votre Majesté a refusé?

--Oui... et oui, soupira la reine, qui, cette fois, soupira pour tout le
monde.

Ils sortirent.

Jeanne vit que le pied de Marie-Antoinette s'agitait au-dessus du
coussin de velours dans lequel son empreinte était marquée encore.

Elle souffre, pensa la comtesse immobile.

Tout à coup la reine se leva, fit un tour dans sa chambre, et s'arrêtant
devant Jeanne dont le regard la fascinait:

--Comtesse, dit-elle d'une voix brève, il paraît que le roi ne viendra
pas. Notre petite supplique est remise à une prochaine audience.

Jeanne salua respectueusement et se recula jusqu'à la porte.

--Mais je penserai à vous, ajouta la reine avec bonté.

Jeanne appuya ses lèvres sur sa main, comme si elle y déposait son
coeur, et sortit, laissant Marie-Antoinette toute possédée de chagrins
et de vertiges.

«Les chagrins de l'impuissance, les vertiges du désir, se dit Jeanne. Et
elle est la reine! Oh! non! elle est femme!»

La comtesse disparut.




Chapitre XLI

Deux ambitions qui veulent passer pour deux amours


Jeanne aussi était femme, et sans être reine.

Il en résulta qu'à peine dans sa voiture, Jeanne compara ce beau palais
de Versailles, ce riche et splendide ameublement, à son quatrième étage
de la rue Saint-Claude, ces laquais magnifiques à sa vieille servante.

Mais presque aussitôt l'humble mansarde et la vieille servante
s'enfuirent dans l'ombre du passé, comme une de ces visions qui,
n'existant plus, n'ont jamais existé, et Jeanne vit sa petite maison du
faubourg Saint-Antoine si distinguée, si gracieuse, si confortable,
comme on dirait de nos jours, avec ses laquais moins brodés que ceux de
Versailles, mais aussi respectueux, aussi obéissants.

Cette maison et ces laquais, c'était son Versailles à elle; elle y était
non moins reine que Marie-Antoinette, et ses désirs formés, pourvu
qu'elle sût les borner, non pas au nécessaire, mais au raisonnable,
étaient aussi bien et aussi vite exécutés que si elle eût tenu le
sceptre.

Ce fut donc avec le front épanoui et le sourire sur les lèvres que
Jeanne rentra chez elle. Il était de bonne heure encore; elle prit du
papier, une plume et de l'encre, écrivit quelques lignes, les
introduisit dans une enveloppe fine et parfumée, traça l'adresse et
sonna.

À peine la dernière vibration de la sonnette avait-elle retenti que la
porte s'ouvrait et qu'un laquais, debout, attendait sur le seuil.

--J'avais raison, murmura Jeanne, la reine n'est pas mieux servie.

Puis étendant la main:

--Cette lettre à monseigneur le cardinal de Rohan, dit-elle.

Le laquais s'avança, prit le billet, et sortit sans dire un mot, avec
cette obéissance muette des valets de bonne maison.

La comtesse tomba dans une profonde rêverie, rêverie qui n'était pas
nouvelle, mais qui faisait suite à celle de la route.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'on gratta à la porte.

--Entrez, dit madame de La Motte.

Le même laquais reparut.

--Eh bien! demanda madame de La Motte avec un léger mouvement
d'impatience en voyant que son ordre n'était point exécuté.

--Au moment où je sortais pour exécuter les ordres de madame la
comtesse, dit le laquais, monseigneur frappait à la porte. Je lui ai dit
que j'allais à son hôtel. Il a pris la lettre de madame la comtesse, l'a
lue, a sauté en bas de sa voiture, et est entré en disant: «C'est bien;
annoncez-moi.»

--Après?

--Monseigneur est là; il attend qu'il plaise à madame de le faire
entrer.

Un léger sourire passa sur les lèvres de la comtesse. Au bout de deux
secondes:

--Faites entrer, dit-elle enfin, avec un accent de satisfaction marquée.

Ces deux secondes avaient-elles pour but de faire attendre dans son
antichambre un prince de l'église, ou bien étaient-elles nécessaires à
madame de La Motte pour achever son plan?

Le prince parut sur le seuil.

En rentrant chez elle, en envoyant chercher le cardinal, en éprouvant
une si grande joie de ce que le cardinal était là, Jeanne avait donc un
plan?

Oui, car la fantaisie de la reine, pareille à un de ces feux-follets qui
éclairent toute une vallée aux sombres accidents, cette fantaisie de
reine et surtout de femme venait d'ouvrir aux regards de l'intrigante
comtesse tous les secrets replis d'une âme trop hautaine d'ailleurs,
pour prendre de grandes précautions à les cacher.

La route est longue, de Versailles à Paris, et quand on la fait côte à
côte avec le démon de la cupidité, il a le temps de vous souffler à
l'oreille les plus hardis calculs.

Jeanne se sentait ivre de ce chiffre de quinze cent mille livres,
épanoui en diamants sur le satin blanc de l'écrin de messieurs Boehmer
et Bossange.

Quinze cent mille livres! n'était-ce pas, en effet, une fortune de
prince, et surtout pour la pauvre mendiante qui, il y a un mois encore,
tendait la main à l'aumône des grands?

Certes, il y avait plus loin de la Jeanne de Valois de la rue
Saint-Claude à la Jeanne de Valois du faubourg Saint-Antoine, qu'il n'y
en avait de la Jeanne de Valois du faubourg Saint--- Antoine à la Jeanne
de Valois maîtresse du collier.

Elle avait donc déjà franchi plus de la moitié du chemin qui menait à la
fortune.

Et cette fortune que Jeanne convoitait, ce n'était pas une illusion
comme l'est le mot d'un contrat, comme l'est une possession
territoriale, toutes choses premières, sans doute, mais auxquelles a
besoin de s'adjoindre l'intelligence de l'esprit ou des yeux.

Non, ce collier, c'était bien autre chose qu'un contrat ou une terre: ce
collier, c'était la fortune visible; aussi était-il là, toujours là,
brûlant et fascinateur; et puisque la reine le désirait, Jeanne de
Valois pouvait bien y rêver; puisque la reine savait s'en priver, madame
de La Motte pouvait bien y borner son ambition.

Aussi mille idées vagues, ces fantômes étranges aux contours nuageux que
le poète Aristophane disait s'assimiler aux hommes dans leurs moments de
passion, mille envies, mille rages de posséder prirent pour Jeanne,
pendant cette route de Paris à Versailles, la forme de loups, de renards
et de serpents ailés.

Le cardinal, qui devait réaliser ses rêves, les interrompit en répondant
par sa présence inattendue au désir que madame de La Motte avait de le
voir.

Lui aussi avait ses rêves, lui aussi avait son ambition, qu'il cachait
sous un masque d'empressement, sous un semblant d'amour.

--Ah! chère Jeanne, dit-il, c'est vous. Vous m'êtes devenue, en vérité,
si nécessaire, que toute ma journée s'est assombrie de l'idée que vous
étiez loin de moi. Êtes-vous venue en bonne santé de Versailles au
moins?

--Mais comme vous voyez, monseigneur.

--Et contente?

--Enchantée.

--La reine vous a donc reçue?

--Aussitôt mon arrivée, j'ai été introduite auprès d'elle.

--Vous avez du bonheur. Gageons, à votre air triomphant, que la reine
vous a parlé?

--J'ai passé trois heures à peu près dans le cabinet de Sa Majesté.

Le cardinal tressaillit, et peu s'en fallut qu'il ne répétât après
Jeanne, avec l'accent de la déclamation:

--Trois heures!

Mais il se contint.

--Vous êtes réellement, dit-il, une enchanteresse, et nul ne saurait
vous résister.

--Oh! oh! vous exagérez, mon prince.

--Non, en vérité, et vous êtes restée, dites-vous, trois heures avec la
reine?

Jeanne fit un signe de tête affirmatif.

--Trois heures! répéta le cardinal en souriant; que de choses une femme
d'esprit comme vous peut dire en trois heures.

--Oh! je vous réponds, monseigneur, que je n'ai pas perdu mon temps.

--Je parie que pendant ces trois heures, hasarda le cardinal, vous
n'avez pas pensé à moi une seule minute?

--Ingrat!

--Vraiment! s'écria le cardinal.

--J'ai fait plus que penser à vous.

--Qu'avez-vous fait?

--J'ai parlé de vous.

--Parlé de moi, et à qui? demanda le prélat, dont le coeur commençait à
battre, avec une voix dont toute sa puissance sur lui-même ne pouvait
dissimuler l'émotion.

--À qui, sinon à la reine?

En disant ces mots si précieux pour le cardinal, Jeanne eut l'art de ne
point regarder le prince en face, comme si elle se fût peu inquiétée de
l'effet qu'ils devaient produire.

Monsieur de Rohan palpitait.

--Ah! dit-il, voyons, chère comtesse, racontez-moi cela. En vérité, je
m'intéresse tant à ce qui vous arrive, que je ne veux pas que vous me
fassiez grâce du plus petit détail.

Jeanne sourit; elle savait ce qui intéressait le cardinal tout aussi
bien que lui-même.

Mais comme ce récit méticuleux était arrêté d'avance dans son esprit,
comme elle l'eût fait d'elle-même si le cardinal ne l'eût point priée de
le faire, elle commença doucement, se faisant tirer chaque syllabe;
racontant toute l'entrevue, toute la conversation; produisant à chaque
mot la preuve que, par un de ces hasards heureux qui font la fortune des
courtisans, elle était tombée à Versailles dans une de ces circonstances
singulières qui font en un jour d'une étrangère une amie presque
indispensable. En effet, en un jour, Jeanne de La Motte avait été
initiée à tous les malheurs de la reine, à toutes les impuissances de la
royauté.

Monsieur de Rohan ne paraissait retenir du récit que ce que la reine
avait dit pour Jeanne.

Jeanne, dans son récit, n'appuyait que sur ce que la reine avait dit
pour monsieur de Rohan.

Le récit venait d'être achevé à peine que le même laquais entra,
annonçant que le souper était servi.

Jeanne invita le cardinal d'un coup d'oeil. Le cardinal accepta d'un
signe.

Il donna le bras à la maîtresse de la maison, qui s'était si vite
habituée à en faire les honneurs, et passa dans la salle à manger.

Quand le souper fut achevé, quand le prélat eut bu à longs traits
l'espoir et l'amour dans les récits vingt fois repris, vingt fois
interrompus de l'enchanteresse, force lui fut de compter enfin avec
cette femme qui tenait les coeurs des puissances dans sa main.

Car il remarquait, avec une surprise qui tenait de l'épouvante, qu'au
lieu de se faire valoir comme toute femme que l'on recherche et dont on
a besoin, elle allait au-devant des voeux de son interlocuteur avec une
bonne grâce bien différente de cette fierté léonine du dernier souper,
pris à la même place et dans la même maison.

Jeanne, cette fois, faisait les honneurs de chez elle en femme non
seulement maîtresse d'elle-même, mais encore maîtresse des autres. Nul
embarras dans son regard, nulle réserve dans sa voix. N'avait-elle pas,
pour prendre ces hautes leçons d'aristocratie, fréquenté tout le jour la
fleur de la noblesse française; une reine sans rivale ne l'avait-elle
pas appelée ma chère comtesse?

Aussi le cardinal, soumis à cette supériorité, en homme supérieur
lui-même, ne tenta-t-il point d'y résister.

--Comtesse, dit-il en lui prenant la main, il y a deux femmes en vous.

--Comment cela? demanda la comtesse.

--Celle d'hier, et celle d'aujourd'hui.

--Et laquelle préfère Votre Éminence?

--Je ne sais. Seulement, celle de ce soir est une Armide, une Circé,
quelque chose d'irrésistible.

--Et à qui vous n'essaierez pas de résister, j'espère, monseigneur, tout
prince que vous êtes.

Le prince se laissa glisser de son siège et tomba aux genoux de madame
de La Motte.

--Vous demandez l'aumône? dit-elle.

--Et j'attends que vous me la fassiez.

--Jour de largesse, répondit Jeanne; la comtesse de Valois a pris rang,
elle est une femme de la cour; avant peu elle comptera parmi les femmes
les plus fières de Versailles. Elle peut donc ouvrir sa main et la
tendre à qui bon lui semble.

--Fût-ce à un prince? dit monsieur de Rohan.

--Fût-ce à un cardinal, répondit Jeanne.

Le cardinal appuya un long et brûlant baiser sur cette jolie main
mutine; puis, ayant consulté des yeux le regard et le sourire de la
comtesse, il se leva. Et, passant dans l'antichambre, dit deux mots à
son coureur.

Deux minutes après, on entendit le bruit de la voiture qui s'éloignait.

La comtesse releva la tête.

--Ma foi! comtesse, dit le cardinal, j'ai brûlé mes vaisseaux.

--Et il n'y a pas grand mérite à cela, répondit la comtesse, puisque
vous êtes au port.




Chapitre XLII

Où l'on commence à voir les visages sous les masques


Les longues causeries sont le privilège heureux des gens qui n'ont plus
rien à se dire. Après le bonheur de se taire ou de désirer, par
interjection, le plus grand, sans contredit, est de parler beaucoup sans
phrases.

Deux heures après le renvoi de sa voiture, le cardinal et la comtesse en
étaient au point où nous disons. La comtesse avait cédé, le cardinal
avait vaincu, et cependant le cardinal, c'était l'esclave; la comtesse,
c'était le triomphateur.

Deux hommes se trompent en se donnant la main. Un homme et une femme se
trompent dans un baiser.

Mais ici chacun ne trompait l'autre que parce que l'autre voulait être
trompé.

Chacun avait un but. Pour ce but, l'intimité était nécessaire. Chacun
avait donc atteint son but.

Aussi le cardinal ne se donna-t-il point la peine de dissimuler son
impatience. Il se contenta de faire un petit détour, et ramenant la
conversation sur Versailles et sur les honneurs qui y attendaient la
nouvelle favorite de la reine:

--Elle est généreuse, dit-il, et rien ne lui coûte pour les gens qu'elle
aime. Elle a le rare esprit de donner un peu à beaucoup de monde, et de
donner beaucoup à peu d'amis.

--Vous la croyez donc riche? demanda madame de La Motte.

--Elle sait se faire des ressources avec un mot, un geste, un sourire.
Jamais ministre, excepté Turgot peut-être, n'a eu le courage de refuser
à la reine ce qu'elle demandait.

--Eh bien! moi, dit madame de La Motte, je la vois moins riche que vous
ne la faites, pauvre reine, ou plutôt pauvre femme!

--Comment cela?

--Est-on riche quand on est obligée de s'imposer des privations?

--Des privations! contez-moi cela, chère Jeanne.

--Oh! mon Dieu, je vous dirai ce que j'ai vu, rien de plus, rien de
moins.

--Dites, je vous écoute.

--Figurez-vous deux affreux supplices que cette malheureuse reine a
endurés.

--Deux supplices! Lesquels, voyons?

--Savez-vous ce que c'est qu'un désir de femme, mon cher prince?

--Non, mais je voudrais que vous me l'apprissiez, comtesse.

--Eh bien! la reine a un désir qu'elle ne peut satisfaire.

--De qui?

--Non, de quoi.

--Soit, de quoi?

--D'un collier de diamants.

--Attendez donc, je sais. Ne voulez-vous point parler des diamants de
Boehmer et Bossange?

--Précisément.

--Oh! la vieille histoire, comtesse.

--Vieille ou neuve, n'est-ce pas un véritable désespoir pour une reine,
dites, que de ne pouvoir posséder ce qu'a failli posséder une simple
favorite? Quinze jours d'existence de plus au roi Louis XV, et Jeanne
Vaubernier avait ce que ne peut avoir Marie-Antoinette.

--Eh bien! chère comtesse, voilà ce qui vous trompe, la reine a pu avoir
cinq ou six fois ces diamants, et la reine les a toujours refusés.

--Oh!

--Quand je vous le dis, le roi les lui a offerts, et elle les a refusés
de la main du roi.

Et le cardinal raconta l'histoire du vaisseau.

Jeanne écouta avidement, et lorsque le cardinal eut fini:

--Eh bien! dit-elle, après?

--Comment, après?

--Oui, qu'est-ce que cela prouve?

--Qu'elle n'en a point voulu, ce me semble.

Jeanne haussa les épaules.

--Vous connaissez les femmes, vous connaissez la cour, vous connaissez
les rois, et vous vous laissez prendre à une pareille réponse?

--Dame! je constate un refus.

--Mon cher prince, cela constate une chose: c'est que la reine a eu
besoin de faire un mot brillant, un mot populaire, et qu'elle l'a fait.

--Bon! dit le cardinal, voilà comme vous croyez aux vertus royales,
vous? Ah! sceptique! Mais saint Thomas était un croyant, près de vous.

--Sceptique ou croyante, je vous affirme une chose, moi.

--Laquelle?

--C'est que la reine n'a pas eu plutôt refusé le collier, qu'elle a été
prise d'une envie folle de l'avoir.

--Vous vous forgez ces idées-là, ma chère, et d'abord, croyez bien à une
chose, c'est qu'à travers tous ses défauts, la reine a une qualité
immense.

--Laquelle?

--Elle est désintéressée! Elle n'aime ni l'or ni l'argent, ni les
pierres. Elle pèse les minéraux à leur valeur; pour elle une fleur au
corset vaut un diamant à l'oreille.

--Je ne dis pas non. Seulement, à cette heure, je soutiens qu'elle a
envie de se mettre plusieurs diamants au cou.

--Oh! comtesse, prouvez.

--Rien ne sera plus facile; tantôt j'ai vu le collier.

--Vous?

--Moi; non seulement je l'ai vu, mais je l'ai touché.

--Où cela?

--À Versailles, toujours.

--À Versailles?

--Oui, où les joailliers l'apportaient pour essayer de tenter la reine
une dernière fois.

--Et c'est beau.

--C'est merveilleux.

--Alors, vous qui êtes vraiment femme, vous comprenez qu'on pense à ce
collier.

--Je comprends qu'on en perde l'appétit et le sommeil.

--Hélas! que n'ai-je un vaisseau à donner au roi!

--Un vaisseau?

--Oui, il me donnerait le collier; et une fois que je l'aurais, vous
pourriez manger et dormir tranquille.

--Vous riez?

--Non, je vous jure.

--Eh bien! je vais vous dire une chose qui vous étonnera fort.

--Dites.

--Ce collier, je n'en voudrais pas!

--Tant mieux, comtesse, car je ne pourrais pas vous le donner.

--Hélas! ni vous ni personne, c'est bien ce que sent la reine, et voilà
pourquoi elle le désire.

--Mais je vous répète que le roi le lui offrait.

Jeanne fit un mouvement rapide, un mouvement presque importun.

--Et moi, dit-elle, je vous dis que les femmes aiment surtout ces
présents-là quand ils ne sont pas faits par des gens qui les forcent de
les accepter.

Le cardinal regarda Jeanne avec plus d'attention.

--Je ne comprends pas trop, dit-il.

--Tant mieux; brisons là. Que vous fait d'abord ce collier, puisque nous
ne pouvons pas l'avoir?

--Oh! si j'étais le roi et que vous fussiez la reine, je vous forcerais
bien de l'accepter.

--Eh bien! sans être le roi, forcez la reine à le prendre, et vous
verrez si elle est aussi fâchée que vous croyez de cette violence.

Le cardinal regarda Jeanne encore une fois.

--Vrai, dit-il, vous êtes sûre de ne pas vous tromper; la reine a ce
désir?

--Dévorant. Écoutez, cher prince, ne m'avez-vous pas dit une fois, ou
n'ai-je point entendu dire que vous ne seriez point fâché d'être
ministre?

--Mais il est très possible que j'aie dit cela, comtesse.

--Eh bien! gageons, mon cher prince...

--Quoi?

--Que la reine ferait ministre l'homme qui s'arrangerait de façon que ce
collier fût sur sa toilette dans huit jours.

--Oh! comtesse.

--Je dis ce que je dis... Aimez-vous mieux que je pense tout bas?

--Oh! jamais.

--D'ailleurs, ce que je dis ne vous concerne pas. Il est bien clair que
vous n'allez pas engloutir un million et demi dans un caprice royal; ce
serait, par ma foi! payer trop cher un portefeuille que vous aurez pour
rien et qui vous est dû. Prenez donc tout ce que je vous ai dit pour du
bavardage. Je suis comme les perroquets: on m'a éblouie au soleil, et me
voilà répétant toujours qu'il fait chaud. Ah! monseigneur, que c'est une
rude épreuve qu'une journée de faveur pour une petite provinciale! Ces
rayons-là, il faut être aigle comme vous pour les regarder en face.

Le cardinal devint rêveur.

--Allons, voyons, dit Jeanne, voilà que vous me jugez si mal, voilà que
vous me trouvez si vulgaire et si misérable, que vous ne daignez plus
même me parler.

--Ah! par exemple!

--La reine jugée par moi, c'est moi.

--Comtesse!

--Que voulez-vous? j'ai cru qu'elle désirait les diamants parce qu'elle
a soupiré en les voyant; je l'ai cru parce qu'à sa place je les eusse
désirés; excusez ma faiblesse.

--Vous êtes une adorable femme, comtesse; vous avez, par une alliance
incroyable, la faiblesse du coeur, comme vous dites, et la force de
l'esprit: vous êtes si peu femme en de certains moments, que je m'en
effraie. Vous l'êtes si adorablement dans d'autres, que j'en bénis le
ciel et que je vous en bénis.

Et le galant cardinal ponctua cette galanterie par un baiser.

--Voyons, ne parlons plus de toutes ces choses-là, dit-il.

--Soit, murmura Jeanne tout bas, mais je crois que l'hameçon a mordu
dans les chairs.

Mais tout en disant: «Ne parlons plus de cela», le cardinal reprit:

--Et vous croyez que c'est Boehmer qui est revenu à la charge? dit-il.

--Avec Bossange, oui, répondit innocemment madame de La Motte.

--Bossange... Attendez donc, fit le cardinal, comme s'il cherchait;
Bossange, n'est-ce pas son associé?

--Oui, un grand sec.

--C'est cela.

--Qui demeure?...

--Il doit demeurer quelque part comme au quai de la Ferraille ou bien de
l'École, je ne sais pas trop; mais en tout cas dans les environs du
Pont-Neuf.

--Du Pont-Neuf; vous avez raison; j'ai lu ces noms-là au-dessus d'une
porte en passant dans mon carrosse.

«Allons, allons, murmura Jeanne, le poisson mord de plus en plus.»

Jeanne avait raison, et l'hameçon était entré au plus profond de la
proie.

Aussi, le lendemain, en sortant de la petite maison du faubourg
Saint-Antoine, le cardinal se fit-il conduire directement chez Boehmer.

Il comptait garder l'incognito, mais Boehmer et Bossange étaient les
joailliers de la cour, et aux premiers mots qu'il prononça, ils
l'appelèrent monseigneur.

--Eh bien! oui, monseigneur, dit le cardinal; mais puisque vous me
reconnaissez, tâchez au moins que d'autres ne me reconnaissent pas.

--Monseigneur peut être tranquille. Nous attendons les ordres de
monseigneur.

--Je viens pour vous acheter le collier en diamants que vous avez montré
à la reine.

--En vérité, nous sommes au désespoir, mais monseigneur vient trop tard.

--Comment cela?

--Il est vendu.

--C'est impossible, puisque hier vous avez été l'offrir de nouveau à Sa
Majesté.

--Qui l'a refusé de nouveau, monseigneur, voilà pourquoi l'ancien marché
subsiste.

--Et avec qui ce marché a-t-il été conclu? demanda le cardinal.

--C'est un secret, monseigneur.

--Trop de secrets, monsieur Boehmer.

Et le cardinal se leva.

--Mais, monseigneur.

--Je croyais, monsieur, continua le cardinal, qu'un joaillier de la
couronne de France devait se trouver content de vendre en France ces
belles pierreries; vous préférez le Portugal, à votre aise, monsieur
Boehmer.

--Monseigneur sait tout! s'écria le joaillier.

--Eh bien! que voyez-vous d'étonnant à cela?

--Mais, si monseigneur sait tout, ce ne peut être que par la reine.

--Et quand cela serait? dit monsieur de Rohan sans repousser la
supposition, qui flattait son amour-propre.

--Oh! c'est que cela changerait bien les choses, monseigneur.

--Expliquez-vous, je ne comprends pas.

--Monseigneur veut-il me permettre de lui parler en toute liberté?

--Parlez.

--Eh bien! la reine a envie de notre collier.

--Vous le croyez?

--Nous en sommes sûrs.

--Ah! et pourquoi ne l'achète-t-elle pas alors?

--Mais parce qu'elle a refusé au roi, et que revenir sur cette décision
qui a valu tant d'éloges à Sa Majesté, ce serait montrer du caprice.

--La reine est au-dessus de ce que l'on dit.

--Oui, quand c'est le peuple, ou même quand ce sont des courtisans qui
disent; mais quand c'est le roi qui parle...

--Le roi, vous le savez bien, a voulu donner ce collier à la reine?

--Sans doute; mais il s'est empressé de remercier la reine quand la
reine a refusé.

--Voyons, que conclut M. Boehmer?

--Que la reine voudrait bien avoir le collier sans paraître l'acheter.

--Eh bien! vous vous trompez, monsieur, dit le cardinal, il ne s'agit
point de cela.

--C'est fâcheux, monseigneur, car c'eût été la seule raison décisive
pour nous de manquer de parole à monsieur l'ambassadeur de Portugal.

Le cardinal réfléchit.

Si forte que soit la diplomatie des diplomates, celle des marchands leur
est toujours supérieure... D'abord, le diplomate négocie presque
toujours des valeurs qu'il n'a pas; le marchand tient et serre dans sa
griffe l'objet qui excite la curiosité: le lui acheter, le lui payer
cher, c'est presque le dépouiller.

Monsieur de Rohan, voyant qu'il était au pouvoir de cet homme:

--Monsieur, dit-il, supposez si vous voulez que la reine ait envie de
votre collier.

--Cela change tout, monseigneur. Je puis rompre tous les marchés quand
il s'agit de donner la préférence à la reine.

--Combien vendez-vous ce collier?

--Quinze cent mille livres.

--Comment organisez-vous le paiement?

--Le Portugal me payait un acompte, et j'allais porter le collier
moi-même à Lisbonne, où l'on me payait à vue.

--Ce mode de paiement n'est pas praticable avec nous, monsieur Boehmer;
un acompte, vous l'aurez s'il est raisonnable.

--Cent mille livres.

--On peut les trouver. Pour le reste?

--Votre Éminence voudrait du temps? dit Boehmer. Avec la garantie de
Votre Éminence, tout est faisable. Seulement, le retard implique une
perte; car, notez bien ceci, monseigneur: dans une affaire de cette
importance, les chiffres grossissent d'eux-mêmes sans raison. Les
intérêts de quinze cent mille livres font, au denier cinq,
soixante-quinze mille livres, et le denier cinq est une ruine pour les
marchands. Dix pour cent sont tout au plus le taux acceptable.

--Ce serait cent cinquante mille livres, à votre compte?

--Mais, oui, monseigneur.

--Mettons que vous vendez le collier seize cent mille livres, monsieur
Boehmer, et divisez le paiement de quinze cent mille livres qui
resteront en trois échéances complétant une année. Est-ce dit?

--Monseigneur, nous perdons cinquante mille livres à ce marché.

--Je ne crois pas, monsieur. Si vous aviez à toucher demain quinze cent
mille livres, vous seriez embarrassé: un joaillier n'achète pas une
terre de ce prix-là.

--Nous sommes deux, monseigneur, mon associé et moi.

--Je le veux bien, mais n'importe, et vous serez bien plus à l'aise de
toucher cinq cent mille livres chaque tiers d'année, c'est-à-dire deux
cent cinquante mille livres chacun.

--Monseigneur oublie que ces diamants ne nous appartiennent pas. Oh!
s'ils nous appartenaient, nous serions assez riches pour ne nous
inquiéter ni du paiement, ni du placement à la rentrée des fonds.

--À qui donc appartiennent-ils alors?

--Mais, à dix créanciers peut-être: nous avons acheté ces pierres en
détail. Nous les devons l'une à Hambourg, l'autre à Naples; une à
Buenos-Ayres, deux à Moscou. Nos créanciers attendent la vente du
collier pour être remboursés. Le bénéfice que nous ferons fait notre
seule propriété; mais, hélas! monseigneur, depuis que ce malheureux
collier est en vente, c'est-à-dire depuis deux ans, nous perdons déjà
deux cent mille livres d'intérêt. Jugez si nous sommes en bénéfice.

Monsieur de Rohan interrompit Boehmer.

--Avec tout cela, dit-il, je ne l'ai pas vu, moi, ce collier.

--C'est vrai, monseigneur, le voici.

Et Boehmer, après toutes les précautions d'usage, exhiba le précieux
joyau.

--Superbe! s'écria le cardinal en touchant avec amour les fermoirs qui
avaient dû s'imprimer sur le col de la reine.

Quand il eut fini et que ses doigts eurent à satiété cherché sur les
pierres les effluves sympathiques qui pouvaient lui être demeurées
adhérentes:

--Marché conclu? dit-il.

--Oui, monseigneur; et de ce pas, je m'en vais à l'ambassade pour me
dédire.

--Je ne croyais pas qu'il y eût d'ambassadeur du Portugal à Paris en ce
moment?

--En effet, monseigneur, monsieur de Souza s'y trouve en ce moment; il
est venu incognito.

--Pour traiter l'affaire, dit le cardinal en riant.

--Oui, monseigneur.

--Oh! pauvre Souza! Je le connais beaucoup. Pauvre Souza!

Et il redoubla d'hilarité.

Monsieur Boehmer crut devoir s'associer à la gaieté de son client. On
s'égaya longtemps sur cet écrin, aux dépens du Portugal.

Monsieur de Rohan allait partir.

Boehmer l'arrêta.

--Monseigneur veut-il me dire comment se réglera l'affaire?
demanda-t-il.

--Mais tout naturellement.

--L'intendant de monseigneur?

--Non pas; personne excepté moi; vous n'aurez affaire qu'à moi.

--Et quand?

--Dès demain.

--Les cent mille livres?

--Je les apporterai ici demain.

--Oui, monseigneur. Et les effets?

--Je les souscrirai ici demain.

--C'est au mieux, monseigneur.

--Et puisque vous êtes un homme de secret, monsieur Boehmer,
souvenez-vous bien que vous en tenez dans vos mains un des plus
importants.

--Monseigneur, je le sens, et je mériterai votre confiance, ainsi que
celle de Sa Majesté la reine, ajouta-t-il finement.

Monsieur de Rohan rougit et sortit troublé, mais heureux comme tout
homme qui se ruine dans un paroxysme de passion.

Le lendemain de ce jour, monsieur Boehmer se dirigea d'un air composé
vers l'ambassade de Portugal.

Au moment où il allait frapper à la porte, monsieur Beausire, premier
secrétaire, se faisait rendre des comptes par monsieur Ducorneau,
premier chancelier, et don Manoël y Souza, l'ambassadeur, expliquait un
nouveau plan de campagne à son associé, le valet de chambre.

Depuis la dernière visite de monsieur Boehmer à la rue de la Jussienne,
l'hôtel avait subi beaucoup de transformations.

Tout le personnel débarqué, comme nous l'avons vu, dans les deux
voitures de poste, s'était casé selon les exigences du besoin, et dans
les attributions diverses qu'il devait remplir dans la maison du nouvel
ambassadeur.

Il faut dire que les associés, en se partageant les rôles qu'ils
remplissaient admirablement bien, devant les changer, avaient l'occasion
de surveiller eux-mêmes leurs intérêts, ce qui donne toujours un peu de
courage dans les plus pénibles besognes.

Monsieur Ducorneau, enchanté de l'intelligence de tous ces valets,
admirait en même temps que l'ambassadeur se fût assez peu soucié du
préjugé national pour prendre une maison entièrement française, depuis
le premier secrétaire jusqu'au troisième valet de chambre.

Aussi ce fut à ce propos qu'en établissant les chiffres avec monsieur de
Beausire, il entamait avec ce dernier une conversation pleine d'éloges
pour le chef de l'ambassade.

--Les Souza, voyez-vous, disait Beausire, ne sont pas de ces Portugais
encroûtés qui s'en tiennent à la vie du quatorzième siècle, comme vous
en verriez beaucoup dans nos provinces. Non, ce sont des gentilshommes
voyageurs, riches à millions, qui seraient rois quelque part si l'envie
leur en prenait.

--Mais elle ne leur prend pas, dit spirituellement monsieur Ducorneau.

--Pour quoi faire, monsieur le chancelier? est-ce qu'avec un certain
nombre de millions et un nom de prince, on ne vaut pas un roi?

--Oh! mais voilà des doctrines philosophiques, monsieur le secrétaire,
dit Ducorneau surpris; je ne m'attendais pas à voir sortir ces maximes
égalitaires de la bouche d'un diplomate.

--Nous faisons exception, répondit Beausire un peu contrarié de son
anachronisme; sans être un voltairien ou un Arménien à la façon de
Rousseau, on connaît son monde philosophique, on connaît les théories
naturelles de l'inégalité des conditions et des forces.

--Savez-vous, s'écria le chancelier avec élan, qu'il est heureux que le
Portugal soit un petit État!

--Eh! pourquoi?

--Parce que, avec de tels hommes à son sommet, il s'agrandirait vite,
monsieur.

--Oh! vous nous flattez, cher chancelier. Non, nous faisons de la
politique philosophique. C'est spécieux, mais peu applicable. Maintenant
brisons là. Il y a donc cent huit mille livres dans la caisse,
dites-vous?

--Oui, monsieur le secrétaire, cent huit mille livres.

--Et pas de dettes?

--Pas un denier.

--C'est exemplaire. Donnez-moi le bordereau, je vous prie.

--Le voici. À quand la présentation, monsieur le secrétaire? Je vous
dirai que dans le quartier c'est un sujet de curiosité, de commentaires
inépuisables, je dirai presque d'inquiétudes.

--Ah! ah!

--Oui, l'on voit de temps en temps rôder autour de l'hôtel des gens qui
voudraient que la porte fût en verre.

--Des gens!... fit Beausire, des gens du quartier?

--Et autres. Oh! la mission de monsieur l'ambassadeur étant secrète,
vous jugez bien que la police s'occupera vite d'en pénétrer les motifs.

--J'ai pensé comme vous, dit Beausire assez inquiet.

--Tenez, monsieur le secrétaire, fit Ducorneau en menant Beausire au
grillage d'une fenêtre qui s'ouvrait sur le pan coupé d'un pavillon de
l'hôtel. Tenez, voyez-vous dans la rue cet homme en surtout brun sale?

--Oui, je le vois.

--Comme il regarde, hein?

--En effet. Que croyez-vous qu'il soit, cet homme?

--Que sais-je, moi... Un espion de monsieur de Crosne, peut-être.

--C'est probable.

--Entre nous soit dit, monsieur le secrétaire, monsieur de Crosne n'est
pas un magistrat de la force de monsieur de Sartine. Avez-vous connu
monsieur de Sartine?

--Non, monsieur, non!

--Oh! celui-là vous eût dix fois déjà devinés. Il est vrai que vous
prenez des précautions...

La sonnette retentit.

--Monsieur l'ambassadeur appelle, dit précipitamment Beausire, que la
conversation commençait à gêner.

Et, ouvrant la porte avec force, il repoussa avec les deux battants de
cette porte deux associés qui, l'un la plume à l'oreille et l'autre le
balai à la main, l'un service de quatrième ordre, l'autre valet de pied,
trouvaient la conversation longue et voulaient y participer, ne fût-ce
que par le sens de l'ouïe.

Beausire jugea qu'il était suspect, et se promit de redoubler de
vigilance.

Il monta donc chez l'ambassadeur, après avoir, dans l'ombre, serré la
main de ses deux amis et co-intéressés.




Chapitre XLIII

Où monsieur Ducorneau ne comprend absolument rien à ce qui se passe


Don Manoël y Souza était moins jaune que de coutume, c'est-à-dire qu'il
était plus rouge. Il venait d'avoir avec monsieur le commandeur valet de
chambre une explication pénible.

Cette explication n'était pas encore terminée.

Lorsque Beausire arriva, les deux coqs s'arrachaient les dernières
plumes.

--Voyons, monsieur de Beausire, dit le commandeur, mettez-nous d'accord.

--En quoi? dit le secrétaire, qui prit des airs d'arbitre, après avoir
échangé un coup d'oeil avec l'ambassadeur, son allié naturel.

--Vous savez, dit le valet de chambre, que monsieur Boehmer doit venir
aujourd'hui conclure l'affaire du collier.

--Je le sais.

--Et qu'on doit lui compter les cent mille livres.

--Je le sais encore.

--Ces cent mille livres sont la propriété de l'association, n'est-ce
pas?

--Qui en doute?

--Ah! monsieur de Beausire me donne raison, fit le commandeur en se
retournant vers don Manoël.

--Attendons, attendons, dit le Portugais en faisant un signe de patience
avec la main.

--Je ne vous donne raison que sur ce point, dit Beausire, que les cent
mille livres sont aux associés.

--Voilà tout; je n'en demande pas davantage.

--Eh bien, alors, la caisse qui les renferme ne doit pas être située
dans le seul bureau de l'ambassade qui soit contigu à la chambre de
monsieur l'ambassadeur.

--Pourquoi cela? dit Beausire.

--Et monsieur l'ambassadeur, poursuivit le commandeur, doit nous donner
à chacun une clef de cette caisse.

--Non pas, dit le Portugais.

--Vos raisons?

--Ah! oui, vos raisons? demanda Beausire.

--On se défie de moi, dit le Portugais en caressant sa barbe fraîche,
pourquoi ne me défierais-je pas des autres? Il me semble que si je puis
être accusé de voler l'association, je puis suspecter l'association de
me vouloir voler. Nous sommes des gens qui se valent.

--D'accord, dit le valet de chambre; mais justement pour cela, nous
avons des droits égaux.

--Alors, mon cher monsieur, si vous voulez faire ici de l'égalité, vous
eussiez dû décider que nous ferions chacun à notre tour le rôle de
l'ambassadeur. C'eût été moins vraisemblable peut-être aux yeux du
public, mais les associés eussent été rassurés. C'est tout, n'est-ce
pas?

--Et d'abord, interrompit Beausire, monsieur le commandeur, vous
n'agissez pas en bon confrère; est-ce que le seigneur don Manoël n'a pas
un privilège incontestable, celui de l'invention?

--Ah! oui... dit l'ambassadeur, et monsieur de Beausire le partage avec
moi.

--Oh! répliqua le commandeur, quand une fois une affaire est en train,
on ne fait plus attention aux privilèges.

--D'accord, mais on continue de faire attention aux procédés, dit
Beausire.

--Je ne viens pas seul faire cette réclamation, murmura le commandeur un
peu honteux, tous nos camarades pensent comme moi.

--Et ils ont tort, répliqua le Portugais.

--Ils ont tort, dit Beausire.

Le commandeur releva la tête.

--J'ai eu tort moi-même, dit-il dépité, de prendre l'avis de monsieur de
Beausire. Le secrétaire ne pouvait manquer de s'entendre avec
l'ambassadeur.

--Monsieur le commandeur, répliqua Beausire avec un flegme étonnant,
vous êtes un coquin à qui je couperais les oreilles, si vous aviez
encore des oreilles; mais on vous les a rognées trop de fois.

--Plaît-il? fit le commandeur en se redressant.

--Nous sommes là très tranquillement dans le cabinet de monsieur
l'ambassadeur, et nous pourrions traiter l'affaire en famille. Or, vous
venez de m'insulter en disant que je m'entends avec don Manoël.

--Et vous m'avez insulté aussi, dit froidement le Portugais venant en
aide à Beausire.

--Il s'agit d'en rendre raison, monsieur le commandeur.

--Oh! je ne suis pas un fier-à-bras, moi, s'écria le valet de chambre.

--Je le vois bien, répliqua Beausire; en conséquence, vous serez rossé,
commandeur.

--Au secours! cria celui-ci, déjà saisi par l'amant de mademoiselle
Oliva, et presque étranglé par le Portugais.

Mais au moment où les deux chefs allaient se faire justice, la sonnette
d'en bas avertit qu'une visite entrait.

--Lâchons-le, dit don Manoël.

--Et qu'il fasse son office, dit Beausire.

--Les camarades sauront cela, répliqua le commandeur en se rajustant.

--Oh! dites, dites-leur ce que vous voudrez; nous savons ce que nous
leur répondrons.

--Monsieur Boehmer! cria d'en bas le suisse.

--Eh! voilà qui finit tout, cher commandeur, dit Beausire en envoyant un
léger soufflet sur la nuque de son adversaire.

--Nous n'aurons plus de conteste avec les cent mille livres, puisque les
cent mille livres vont disparaître avec monsieur Boehmer. Çà, faites le
beau, monsieur le valet de chambre!

Le commandeur sortit en grommelant, et reprit son air humble pour
introduire convenablement le joaillier de la couronne.

Dans l'intervalle de son départ à l'entrée de Boehmer, Beausire et le
Portugais avaient échangé un second coup d'oeil tout aussi significatif
que le premier.

Boehmer entra, suivi de Bossange. Tous deux avaient une contenance
humble et déconfite, à laquelle les fins observateurs de l'ambassade ne
durent pas se tromper.

Tandis qu'ils prenaient les sièges offerts par Beausire, celui-ci
continuait son investigation, et guettait l'oeil de don Manoël pour
entretenir la correspondance.

Manoël gardait son air digne et officiel.

Boehmer, l'homme aux initiatives, prit la parole dans cette circonstance
difficile.

Il expliqua que des raisons politiques d'une haute importance
l'empêchaient de donner suite à la négociation commencée.

Manoël se récria.

Beausire fit un hum!

Monsieur Boehmer s'embarrassa de plus en plus.

Don Manoël lui fit observer que le marché était conclu, que l'argent de
l'acompte était prêt.

Boehmer persista.

L'ambassadeur, toujours par l'entremise de Beausire, répondit que son
gouvernement avait ou devait avoir connaissance de la conclusion du
marché; que le rompre, c'était exposer Sa Majesté portugaise à un
quasi-affront.

Monsieur Boehmer objecta qu'il avait pesé toutes les conséquences de ces
réflexions, mais que revenir à ses premières idées lui était devenu
impossible.

Beausire ne se décidait pas à accepter la rupture: il déclara tout net à
Boehmer que se dédire était d'un mauvais négociant, d'un homme sans
parole.

Bossange prit alors la parole pour défendre le commerce incriminé dans
sa personne et celle de son associé.

Mais il ne fut pas éloquent.

Beausire lui fit clore la bouche avec ce seul mot:

--Vous avez trouvé un enchérisseur?

Les joailliers, qui n'étaient pas extrêmement forts en politique, et qui
avaient de la diplomatie en général et des diplomates portugais en
particulier une idée excessivement haute, rougirent, se croyant
pénétrés.

Beausire vit qu'il avait frappé juste; et comme il lui importait de
finir cette affaire, dans laquelle il sentait toute une fortune, il
feignit de consulter en portugais son ambassadeur.

--Messieurs, dit-il alors aux joailliers, on vous a offert un bénéfice;
rien de plus naturel; cela prouve que les diamants sont d'un beau prix.
Eh bien! Sa Majesté portugaise ne veut pas d'un bon marché qui nuirait à
des négociants honnêtes. Faut-il vous offrir cinquante mille livres?

Boehmer fit un signe négatif.

--Cent mille, cent cinquante mille livres, continua Beausire, décidé,
sans se compromettre, à offrir un million de plus pour gagner sa part
des quinze cent mille livres.

Les joailliers, éblouis, demeurèrent un moment gênés; puis, s'étant
consultés:

--Non, monsieur le secrétaire, dirent-ils à Beausire, ne prenez pas la
peine de nous tenter; le marché est fini, une volonté plus puissante que
la nôtre nous contraint de vendre le collier dans ce pays. Vous
comprenez sans doute; excusez-nous, ce n'est pas nous qui refusons, ne
nous en veuillez donc point; c'est de quelqu'un plus grand que nous,
plus grand que vous, que naît l'opposition.

Beausire et Manoël ne trouvèrent rien à répondre. Bien au contraire, ils
firent une sorte de compliment aux joailliers et tâchèrent de se montrer
indifférents.

Ils s'y appliquèrent si activement, qu'ils ne virent pas dans
l'antichambre monsieur le commandeur, valet de chambre, occupé à écouter
aux portes, pour savoir comment se traitait l'affaire dont on voulait
l'exclure.

Ce digne associé fut maladroit cependant, car en s'inclinant sur la
porte, il glissa et tomba dans le panneau qui résonna.

Beausire s'élança vers l'antichambre et trouva le malheureux tout
effaré.

--Que fais-tu ici, malheureux? s'écria Beausire.

--Monsieur, répondit le commandeur, j'apportais le courrier de ce matin.

--Bien! fit Beausire; allez.

Et, prenant ces dépêches, il renvoya le commandeur.

Ces dépêches étaient toute la correspondance de la chancellerie: lettres
de Portugal ou d'Espagne, fort insignifiantes pour la plupart, qui
faisaient le travail quotidien de monsieur Ducorneau, mais qui, passant
toujours par les mains de Beausire ou de don Manoël avant d'aller à la
chancellerie, avaient déjà fourni aux deux chefs d'utiles renseignements
sur les affaires de l'ambassade.

Au mot dépêches que les joailliers entendirent, ils se levèrent
soulagés, comme des gens qui viennent de recevoir leur congé, après une
audience embarrassante.

On les laissa partir, et le valet de chambre reçut l'ordre de les
accompagner jusque dans la cour.

À peine eût-il quitté l'escalier que don Manoël et Beausire, s'envoyant
de ces regards qui entament vite une action, se rapprochèrent.

--Eh bien! dit don Manoël, l'affaire est manquée.

--Net, dit Beausire.

--Sur cent mille livres, vol médiocre, nous avons chacun 8 400 livres.

--Ce n'est pas la peine, répliqua Beausire.

--N'est-ce pas? Tandis que là, dans la caisse...

Il montrait la caisse si vivement convoitée par le commandeur.

--Là, dans la caisse, il y a cent huit mille livres.

--Cinquante-quatre mille chacun.

--Eh bien! c'est dit, répliqua don Manoël. Partageons.

--Soit, mais le commandeur ne va plus nous quitter à présent qu'il sait
l'affaire manquée.

--Je vais chercher un moyen, dit don Manoël d'un air singulier.

--Et moi j'en ai trouvé un, dit Beausire.

--Lequel?

--Le voici. Le commandeur va rentrer?

--Oui.

--Il va demander sa part et celle des associés?

--Oui.

--Nous allons avoir toute la maison sur les bras?

--Oui.

--Appelons le commandeur comme pour lui conter un secret, et laissez-moi
faire.

--Il me semble que je devine, dit don Manoël; allez au-devant de lui.

--J'allais vous dire d'y aller vous-même.

Ni l'un ni l'autre ne voulait laisser son _ami_ seul avec la caisse.
C'est un rare bijou que la confiance.

Don Manoël répondit que sa qualité d'ambassadeur l'empêchait de faire
cette démarche.

--Vous n'êtes pas un ambassadeur pour lui, dit Beausire; enfin
n'importe.

--Vous y allez?

--Non; je l'appelle par la fenêtre.

En effet, Beausire héla par la fenêtre monsieur le commandeur, qui déjà
se préparait à entamer une conversation avec le suisse.

Le commandeur, se voyant appeler, monta.

Il trouva les deux chefs dans la chambre voisine de celle où était la
caisse.

Beausire, s'adressant à lui d'un air souriant:

--Gageons, dit-il, que je sais ce que vous disiez au suisse.

--Moi?

--Oui: vous lui contiez que l'affaire avec Boehmer avait manqué.

--Ma foi! non.

--Vous mentez.

--Je vous jure que non!

--À la bonne heure; car si vous aviez parlé, vous auriez fait une bien
grande sottise et perdu une bien belle somme d'argent.

--Comment cela? s'écria le commandeur surpris; quelle somme d'argent?

--Vous n'êtes pas sans comprendre qu'à nous trois seuls nous savons le
secret.

--C'est vrai.

--Et qu'à nous trois, par conséquent, nous avons les cent huit mille
livres, puisque tous croient que Boehmer et Bossange ont emporté la
somme.

--Morbleu! s'écria le commandeur saisi de joie, c'est vrai.

--Trente-trois mille trois cent trente-trois livres six sols chacun, dit
Manoël.

--Plus! plus! s'écria le commandeur; il y a une fraction de huit mille
livres.

--C'est vrai, dit Beausire; vous acceptez?

--Si j'accepte! fit le valet de chambre en se frottant les mains, je le
crois bien. À la bonne heure, voilà parler.

--Voilà parler comme un coquin! dit Beausire d'une voix tonnante; quand
je vous disais que vous n'étiez qu'un fripon. Allons, don Manoël, vous
qui êtes robuste, saisissez-moi ce drôle, et livrons-le pour ce qu'il
est à nos associés.

--Grâce! grâce! cria le malheureux, j'ai voulu plaisanter.

--Allons! allons! continua Beausire, dans la chambre noire jusqu'à plus
ample justice.

--Grâce! cria encore le commandeur.

--Prenez garde, dit Beausire à don Manoël, qui serrait le perfide
commandeur; prenez garde que monsieur Ducorneau n'entende!

--Si vous ne me lâchez pas, dit le commandeur, je vous dénoncerai tous!

--Et moi, je t'étranglerai! dit don Manoël d'une voix pleine de colère
en poussant le valet de chambre vers un cabinet de toilette voisin.

--Renvoyez monsieur Ducorneau, fit-il à l'oreille de Beausire.

Celui-ci ne se le fit pas répéter. Il passa rapidement dans la chambre
contiguë à celle de l'ambassadeur, tandis que ce dernier enfermait le
commandeur dans la sourde épaisseur de ce cachot.

Une minute se passa, Beausire ne revenait pas.

Don Manoël eut une idée; il se sentait seul, la caisse était à dix pas;
pour l'ouvrir, pour y prendre les cent huit mille livres en billets,
pour s'élancer par une fenêtre et déguerpir à travers le jardin avec la
proie, tout voleur bien organisé n'avait besoin que de deux minutes.

Don Manoël calcula que Beausire, pour le renvoi de Ducorneau et son
retour à la chambre, perdrait cinq minutes au moins.

Il s'élança vers la porte de la chambre où était la caisse. Cette porte
se trouva fermée au verrou. Don Manoël était robuste, adroit; il eût
ouvert la porte d'une ville avec une clef de montre.

--Beausire s'est défié de moi, pensa-t-il, parce que j'ai seul la clef;
il a mis le verrou; c'est juste.

Avec son épée, il fit sauter le verrou.

Il arriva sur la caisse et poussa un cri terrible. La caisse ouvrait une
bouche large et démeublée. Rien dans ses profondeurs béantes!

Beausire, qui avait une seconde clef, était entré par l'autre porte et
avait raflé la somme.

Don Manoël courut comme un insensé jusqu'à la loge du suisse, qu'il
trouva chantant.

Beausire avait cinq minutes d'avance.

Quand le Portugais, par ses cris et ses doléances, eut mis tout l'hôtel
au fait de l'aventure; quand, pour s'appuyer d'un témoignage, il eut
remis le commandeur en liberté, il ne trouva que des incrédules et des
furieux.

On l'accusa d'avoir ourdi ce complot avec Beausire, lequel courait
devant lui en gardant la moitié du vol.

Plus de masques, plus de mystères, l'honnête monsieur Ducorneau ne
comprenait plus avec quelles gens il se trouvait lié.

Il faillit s'évanouir quand il vit ces diplomates se préparer à pendre
sous un hangar don Manoël, qui n'en pouvait mais!...

--Pendre monsieur de Souza! criait le chancelier, mais c'est un crime de
lèse-majesté; prenez garde!

On prit le parti de le jeter dans une cave: il criait trop fort.

C'est à ce moment que trois coups frappés solennellement à la porte
firent tressaillir les associés.

Le silence se rétablit parmi eux.

Les trois coups se répétèrent.

Puis une voix aiguë cria en portugais:

--Ouvrez! au nom de monsieur l'ambassadeur de Portugal!

--L'ambassadeur! murmurèrent tous les coquins en s'éparpillant dans tout
l'hôtel, et pendant quelques minutes ce fut par les jardins, par les
murs du voisinage, par les toits, un sauve-qui-peut, un pêle-mêle
désordonné.

L'ambassadeur véritable, qui venait effectivement d'arriver, ne put
rentrer chez lui qu'avec des archers de la police, qui enfoncèrent la
porte en présence d'une foule immense, attirée par ce spectacle curieux.

Puis on fit main-basse partout, et l'on arrêta monsieur Ducorneau, qui
fut conduit au Châtelet, où il coucha.

C'est ainsi que se termina l'aventure de la fausse ambassade de
Portugal.




Chapitre XLIV

Illusions et réalités


Si le suisse de l'ambassade eût pu courir après Beausire, comme le lui
commandait don Manoël, avouons qu'il eût eu fort à faire.

Beausire, à peine hors de l'antre, avait gagné au petit galop la rue
Coquillière, et au grand galop la rue Saint-Honoré.

Toujours se défiant d'être poursuivi, il avait croisé ses traces en
courant des bordées dans les rues sans alignement et sans raison qui
ceignent notre halle aux blés; au bout de quelques minutes, il était à
peu près sûr que nul n'avait pu le suivre; il était sûr aussi d'une
chose, c'est que ses forces étaient épuisées, et qu'un bon cheval de
chasse n'eût pu en faire davantage.

Beausire s'assit sur un sac de blé, dans la rue de Viarmes, qui tourne
autour de la halle, et là feignit de considérer avec la plus vive
attention la colonne de Médicis, que Bachaumont avait achetée pour
l'arracher au marteau des démolisseurs et en faire présent à l'hôtel de
ville.

Le fait est que monsieur de Beausire ne regardait ni la colonne de
monsieur Philibert Delorme, ni le cadran solaire dont monsieur de Pingré
l'avait décorée. Il tirait péniblement du fond de ses poumons une
respiration stridente et rauque comme celle d'un soufflet de forge
fatigué.

Pendant plusieurs instants il ne put réussir à compléter la masse d'air
qu'il lui fallait dégorger de son larynx pour rétablir l'équilibre entre
la suffocation et la pléthore.

Enfin il y parvint, et ce fut avec un soupir qui eût été entendu par les
habitants de la rue de Viarmes s'ils n'eussent été occupés à vendre ou à
peser leurs grains.

«Ah! pensa Beausire, voilà donc mon rêve réalisé, j'ai une fortune.» Et
il respira encore.

«Je vais donc pouvoir devenir un parfait honnête homme; il me semble
déjà que j'engraisse.»

Et de fait, s'il n'engraissait pas, il enflait.

«Je vais, continua-t-il en son monologue silencieux, faire d'Oliva une
femme aussi honnête que je serai moi-même honnête homme. Elle est belle,
elle est naïve dans ses goûts.»

Le malheureux!

«Elle ne haïra pas une vie retirée en province, dans une belle métairie
que nous appellerons notre terre, à proximité d'une petite ville où nous
serons facilement pris pour des seigneurs.

«Nicole est bonne; elle n'a que deux défauts: la paresse et l'orgueil.»

Pas davantage! pauvre Beausire! deux péchés mortels! «Et avec ces
défauts que je satisferai, moi l'équivoque Beausire, je me serai fait
une femme accomplie.»

Il n'alla pas plus loin; la respiration lui était revenue.

Il s'essuya le front, s'assura que les cent mille livres étaient encore
dans sa poche, et, plus libre de son corps comme de son esprit, il
voulut réfléchir.

On ne le chercherait pas rue de Viarmes, mais on le chercherait.
Messieurs de l'ambassade n'étaient pas gens à perdre de gaieté de coeur
leur part de butin.

On se diviserait donc en plusieurs bandes, et l'on commencerait par
aller explorer le domicile du voleur.

Là était toute la difficulté. Dans ce domicile logeait Oliva. On la
préviendrait, on la maltraiterait peut-être; que sait-on? On pousserait
la cruauté jusqu'à se faire d'elle un otage.

Pourquoi ces gueux-là ne sauraient-ils pas que mademoiselle Oliva était
la passion de Beausire, et pourquoi, le sachant, ne spéculeraient-ils
pas sur cette passion?

Beausire faillit devenir fou sur la lisière de ces deux mortels dangers.

L'amour l'emporta.

Il ne voulut pas que nul touchât à l'objet de son amour. Il courut comme
un trait à la maison de la rue Dauphine.

Il avait, d'ailleurs, une confiance illimitée dans la rapidité de sa
marche; ses ennemis, si agiles qu'ils fussent, ne pouvaient l'avoir
prévenu.

D'ailleurs, il se jeta dans un fiacre au cocher duquel il montra un écu
de six livres, en lui disant: «Au Pont-Neuf.»

Les chevaux ne coururent pas, ils s'envolèrent.

Le soir venait.

Beausire se fit conduire au terre-plein du pont, derrière la statue
d'Henri IV. On y abordait dans ce temps en voiture; c'était un lieu de
rendez-vous assez trivial, mais usité.

Puis, hasardant sa tête par une portière, il plongea ses regards dans la
rue Dauphine.

Beausire n'était pas sans quelque habitude des gens de police: il avait
passé dix ans à tâcher de les reconnaître pour les éviter en temps et
lieu.

Il remarqua sur la descente du pont, du côté de la rue Dauphine, deux
hommes espacés qui tendaient leurs cols vers cette rue pour y considérer
un spectacle quelconque.

Ces hommes étaient des espions. Voir des espions sur le Pont-Neuf, ce
n'était pas rare, puisque le proverbe dit à cette époque que pour voir
en tout temps un prélat, une fille de joie et un cheval blanc, il n'est
rien tel que de passer sur le Pont-Neuf.

Or, les chevaux blancs, les habits de prêtres et les filles de joie ont
toujours été des points de mire pour les hommes de police.

Beausire ne fut que contrarié, que gêné; il se fit tout bossu, tout
clopinant, pour déguiser sa démarche, et coupant la foule, il gagna la
rue Dauphine.

Nulle trace de ce qu'il redoutait pour lui. Il apercevait déjà la maison
aux fenêtres de laquelle se montrait souvent la belle Oliva, son étoile.

Les fenêtres étaient fermées; sans doute elle reposait sur le sofa ou
lisait quelque mauvais livre, ou croquait quelque friandise.

Soudain Beausire crut voir un hoqueton de soldat du guet dans l'allée en
face.

Bien plus, il en vit un paraître à la croisée du petit salon.

La sueur le reprit; sueur froide, celle-là est malsaine. Il n'y avait
pas à reculer: il s'agissait de passer devant la maison.

Beausire eut ce courage; il passa et regarda la maison.

Quel spectacle!

Une allée gorgée de fantassins de la garde de Paris, au milieu desquels
on voyait un commissaire du Châtelet tout en noir.

Ces gens... le rapide coup d'oeil de Beausire les vit troublés, effarés,
désappointés. On a ou l'on n'a pas l'habitude de lire sur les visages
des gens de la police; quand on l'a comme l'avait Beausire, on n'a pas
besoin de s'y prendre à deux fois pour deviner que ces messieurs ont
manqué leur coup.

Beausire se dit que monsieur de Crosne, prévenu sans doute n'importe
comment ou par qui, avait voulu faire prendre Beausire et n'avait trouvé
qu'Oliva. _Inde iroe_[7].

   [Note 7: «De là, les colères».]

De là le désappointement. Certes, si Beausire se fût trouvé dans des
circonstances ordinaires, s'il n'eût eu cent mille livres dans sa poche,
il se fût jeté au milieu des alguazils, en criant comme Nisus: «Me
voici! me voici! C'est moi qui ai fait tout!»

Mais l'idée que ces gens-là palperaient les cent mille livres, en
feraient des gorges chaudes toute leur vie, l'idée que le coup de main
si audacieux et si subtil tenté par lui, Beausire, ne profiterait qu'aux
agents du lieutenant de police, cette idée triompha de tous ses
scrupules, disons-le, et étouffa tous ses chagrins d'amour.

«Logique... se dit-il: je me fais prendre... Je fais prendre les cent
mille livres. Je ne sers pas Oliva... Je me ruine... Je lui prouve que
je l'aime comme un insensé... Mais je mérite qu'elle me dise: "Vous êtes
une brute; il fallait m'aimer moins et me sauver."

«Décidément, jouons des jambes et mettons en sûreté l'argent, qui est la
source de tout: liberté, bonheur, philosophie.»

Cela dit, Beausire appuya les billets de caisse sur son coeur et se
reprit à courir vers le Luxembourg, car il n'allait plus que par
instinct depuis une heure, et cent fois ayant été chercher Oliva au
jardin du Luxembourg, il laissait ses jambes le porter là.

Pour un homme aussi entêté de logique, c'était un pauvre raisonnement.

En effet, les archers, qui savent les habitudes des voleurs, comme
Beausire savait les habitudes des archers, eussent été naturellement
chercher Beausire au Luxembourg.

Mais le ciel ou le diable avait décidé que monsieur de Crosne ne ferait
rien avec Beausire cette fois.

À peine l'amant de Nicole tournait-il la rue Saint-Germain-des-Prés,
qu'il faillit être renversé par un beau carrosse dont les chevaux
couraient fièrement vers la rue Dauphine.

Beausire n'eut que le temps, grâce à cette légèreté parisienne inconnue
au reste des Européens, d'esquiver le timon. Il est vrai qu'il n'esquiva
pas le juron et le coup de fouet du cocher; mais un propriétaire de cent
mille livres ne s'arrête pas aux misères d'un pareil point d'honneur,
surtout quand il a les compagnies de l'Étoile et les gardes de Paris à
ses trousses.

Beausire se jeta donc de côté; mais en se cambrant, il vit dans ce
carrosse Oliva et un fort bel homme qui causaient avec vivacité.

Il jeta un petit cri qui ne fit qu'animer davantage les chevaux. Il eût
bien suivi la voiture, mais cette voiture s'en allait rue Dauphine, la
seule rue de Paris où Beausire ne voulait point passer en ce moment.

Et puis, quelle apparence que ce fût Oliva qui occupât ce
carrosse--fantômes, visions, absurdités-, c'était voir, non pas trouble,
mais double, c'était voir Oliva quand même.

Il y avait encore ce raisonnement à se faire, c'est qu'Oliva n'était pas
dans ce carrosse, puisque les archers l'arrêtaient chez elle rue
Dauphine.

Le pauvre Beausire, aux abois, moralement et physiquement, se jeta dans
la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, gagna le Luxembourg, traversa le
quartier déjà désert, et parvint hors barrière à se réfugier dans un
petit cabinet dont l'hôtesse avait pour lui toutes sortes d'égards.

Il s'installa dans ce bouge, cacha ses billets sous un carreau de la
chambre, appuya sur ce carreau le pied de son lit, et se coucha, suant
et pestant, mais entremêlant ses blasphèmes de remerciements à Mercure,
ses nausées fiévreuses d'une infusion de vin sucré avec de la cannelle,
breuvage tout à fait propre à ranimer la transpiration à la peau et la
confiance au coeur.

Il était sûr que la police ne le trouverait plus. Il était sûr que nul
ne le dépouillerait de son argent.

Il était sûr que Nicole, fût-elle arrêtée, n'était coupable d'aucun
crime, et que le temps se passait des éternelles réclusions sans motif.

Il était sûr enfin que les cent mille livres lui serviraient même à
arracher de la prison, si on la retenait, Oliva, sa compagne
inséparable.

Restaient les compagnons de l'ambassade; avec eux le compte était plus
difficile à régler.

Mais Beausire avait prévu les chicanes. Il les laissait tous en France,
et partait pour la Suisse, pays libre et moral, aussitôt que
mademoiselle Oliva se serait trouvée libre.

Rien de tout ce que méditait Beausire, en buvant son vin chaud, ne
succéda selon ses prévisions: c'était écrit.

L'homme a presque toujours le tort de se figurer qu'il voit les choses
quand il ne les voit pas; il a plus tort encore de se figurer qu'il ne
les a pas vues quand réellement il les a vues.

Nous allons commenter cette glose au lecteur.




Chapitre XLV

Où mademoiselle Oliva commence à se demander ce que l'on veut faire
d'elle


Si monsieur Beausire eût bien voulu s'en rapporter à ses yeux qui
étaient excellents, au lieu de faire travailler son esprit que tout
aveuglait alors, monsieur de Beausire se fût épargné beaucoup de
chagrins et de déceptions.

En effet, c'était bien mademoiselle Oliva qu'il avait vue dans le
carrosse, aux côtés d'un homme qu'il n'avait pas reconnu en ne le
regardant qu'une fois, et qu'il eût reconnu en le regardant deux fois;
Oliva, qui le matin avait été comme d'habitude faire sa promenade dans
le jardin du Luxembourg, et qui, au lieu de rentrer à deux heures pour
dîner, avait rencontré, accosté, questionné cet étrange ami qu'elle
s'était fait le jour du bal de l'Opéra.

En effet, au moment où elle payait sa chaise pour revenir, et souriait
au cafetier du jardin dont elle était la pratique assidue, Cagliostro,
débouchant d'une allée, était accouru vers elle et lui avait pris le
bras.

Elle poussa un petit cri.

--Où allez-vous? dit-il.

--Mais, rue Dauphine, chez nous.

--Voilà qui va servir à souhait les gens qui vous y attendent, repartit
le seigneur inconnu.

--Des gens... qui m'attendent... comment cela? Mais personne ne
m'attend.

--Oh! si fait; une douzaine de visiteurs à peu près.

--Une douzaine de visiteurs! s'écria Oliva en riant; pourquoi pas un
régiment tout de suite?

--Ma foi, c'eût été possible d'envoyer un régiment rue Dauphine qu'il y
serait.

--Vous m'étonnez!

--Je vous étonnerai bien plus encore si je vous laisse aller rue
Dauphine.

--Parce que?

--Parce que vous y serez arrêtée, ma chère.

--Arrêtée, moi?

--Assurément; ces douze messieurs qui vous attendent sont des archers
expédiés par monsieur de Crosne.

Oliva frissonna: certaines gens ont toujours peur de certaines choses.

Néanmoins, se raidissant après une inspection de conscience un peu plus
approfondie:

--Je n'ai rien fait, dit-elle. Pourquoi m'arrêterait-on?

--Pourquoi arrête-t-on une femme? Pour des intrigues, pour des
niaiseries.

--Je n'ai point d'intrigues.

--Vous en avez peut-être bien eu?

--Oh! je ne dis pas.

--Bref, on a tort sans doute de vous arrêter; mais on cherche à vous
arrêter, c'est le fait. Allons-nous toujours rue Dauphine?

Oliva s'arrêta pâle et troublée.

--Vous jouez avec moi comme un chat avec une pauvre souris, dit-elle.
Voyons; si vous savez quelque chose, dites-le moi. N'est-ce pas à
Beausire qu'on en veut?

Et elle arrêtait sur Cagliostro un regard suppliant.

--Peut-être bien. Je le soupçonnerais d'avoir la conscience moins nette
que vous.

--Pauvre garçon!

--Plaignez-le, mais s'il est pris, ne l'imitez pas en vous laissant
prendre à votre tour.

--Mais quel intérêt avez-vous à me protéger? Quel intérêt avez-vous à
vous occuper de moi? Tenez, fit-elle hardiment, ce n'est pas naturel
qu'un homme tel que vous...

--N'achevez pas, vous diriez une sottise; et les moments sont précieux,
parce que les agents de monsieur de Crosne ne vous voyant pas rentrer,
seraient capables de venir vous chercher ici.

--Ici! on sait que je suis ici?

--La belle affaire de le savoir; je le sais bien, moi! Je continue.
Comme je m'intéresse à votre personne et vous veux du bien, le reste ne
vous regarde pas. Vite, gagnons la rue d'Enfer. Mon carrosse vous y
attend. Ah! vous doutez encore?

--Oui.

--Eh bien! nous allons faire une chose assez imprudente, mais qui vous
convaincra une fois pour toutes, j'espère. Nous allons passer devant
votre maison dans mon carrosse, et quand vous aurez vu ces messieurs de
la police d'assez loin pour n'être pas prise, et d'assez près pour juger
de leur disposition, eh bien! alors vous estimerez mes bonnes intentions
ce qu'elles valent.

En disant ces mots, il avait conduit Oliva jusqu'à la grille de la rue
d'Enfer. Le carrosse s'était rapproché, avait reçu le couple et conduit
Cagliostro et Oliva dans la rue Dauphine, à l'endroit où Beausire les
avait aperçus tous deux.

Certes, s'il eût crié à ce moment, s'il eût suivi la voiture, Oliva eût
out fait pour se rapprocher de lui, pour le sauver, poursuivi, ou se
sauver avec lui, libre.

Mais Cagliostro vit ce malheureux, détourna l'attention d'Oliva en lui
montrant la foule qui déjà s'attroupait par curiosité autour du guet.

Du moment où Oliva eut distingué les soldats de la police et sa maison
envahie, elle se jeta dans les bras de son protecteur avec un désespoir
qui eût attendri tout autre homme que cet homme de fer.

Lui se contenta de serrer la main de la jeune femme et de la cacher
elle-même en abaissant le store.

--Sauvez-moi! sauvez-moi! répétait pendant ce temps la pauvre fille.

--Je vous le promets, dit-il.

--Mais puisque vous dites que ces hommes de police savent tout, ils me
trouveront toujours.

--Non pas, non pas; à l'endroit où vous serez, nul ne vous découvrira;
car si l'on vient vous prendre chez vous, on ne viendra pas vous prendre
chez moi.

--Oh! fit-elle avec effroi, chez vous... nous allons chez vous?

--Vous êtes folle, répliqua-t-il; on dirait que vous ne vous souvenez
plus de ce dont nous sommes convenus. Je ne suis pas votre amant, ma
belle, et ne veux pas l'être.

--Alors, c'est la prison que vous m'offrez?

--Si vous préférez l'hôpital, vous êtes libre.

--Allons, répliqua-t-elle épouvantée, je me livre à vous; faites de moi
ce que vous voudrez.

Il la conduisit rue Neuve-Saint-Gilles, dans cette maison où nous
l'avons vu recevoir Philippe de Taverney.

Quand il l'eut installée loin du domestique et de toute surveillance,
dans un petit appartement, au deuxième étage:

--Il importe que vous soyez plus heureuse que vous n'allez être ici.

--Heureuse! Comment cela? fit-elle, le coeur gros. Heureuse, sans
liberté, sans la promenade! C'est si triste ici. Pas même de jardin.
J'en mourrai.

Et elle jetait un coup d'oeil vague et désespéré sur l'extérieur.

--Vous avez raison, dit-il, je veux que vous ne manquiez de rien; vous
seriez mal ici, et d'ailleurs mes gens finiraient par vous voir et vous
gêner.

--Ou par me vendre, ajouta-t-elle.

--Quant à cela, ne craignez rien, mes gens ne vendent que ce que je leur
achète, ma chère enfant; mais pour que vous ayez toute la tranquillité
désirable, je vais m'occuper de vous procurer une autre demeure.

Oliva se montra un peu consolée par ces promesses. D'ailleurs le séjour
de son nouvel appartement lui plut. Elle y trouva l'aisance et des
livres amusants.

Son protecteur la quitta en lui disant:

--Je ne veux point vous prendre par la famine, chère enfant. Si vous
voulez me voir, sonnez-moi, j'arriverai tout de suite, si je me trouve
chez moi, ou sitôt mon retour, si je suis sorti.

Il lui baisa la main et la quitta.

--Ah! cria-t-elle, faites-moi surtout avoir des nouvelles de Beausire.

--Avant tout, lui répondit le comte.

Et il l'enferma dans sa chambre.

Puis, en descendant l'escalier, rêveur:

--Ce sera, dit-il, une profanation que de la loger dans cette maison de
la rue Saint-Claude. Mais il faut que nul ne la voie, et dans cette
maison nul ne la verra. S'il faut, au contraire, qu'une seule personne
l'aperçoive, cette personne l'apercevra dans cette seule maison de la
rue Saint-Claude. Allons, encore ce sacrifice. Éteignons cette dernière
étincelle du flambeau qui brûla autrefois.

Le comte prit un large surtout, chercha des clefs dans son secrétaire,
en choisit plusieurs, qu'il regarda d'un air attendri, et sortit seul à
pied de son hôtel, en remontant la rue Saint-Louis du Marais.




Chapitre XLVI

La maison déserte


Monsieur de Cagliostro arriva seul à cette ancienne maison de la rue
Saint-Claude, que nos lecteurs ne doivent pas avoir tout à fait oubliée.
La nuit tombait comme il s'arrêtait en face de la porte, et l'on
n'apercevait plus que quelques rares passants sur la chaussée du
boulevard.

Les pas d'un cheval retentissant dans la rue Saint-Louis, une fenêtre
qui se fermait avec un bruit de vieilles ferrures, le grincement des
barres de la massive porte cochère après le retour du maître de l'hôtel
voisin, voici les seuls mouvements de ce quartier à l'heure où nous
parlons.

Un chien aboyait, ou plutôt hurlait, dans le petit enclos du couvent, et
une bouffée de vent attiédi roulait jusque dans la rue Saint-Claude les
trois quarts mélancoliques de l'heure sonnant à Saint-Paul.

C'était neuf heures moins un quart.

Le comte arriva, comme nous avons dit, en face de la porte cochère, tira
de dessous sa houppelande une grosse clef, broya pour la faire entrer
dans la serrure une foule de débris qui s'y étaient réfugiés, poussés
par les vents depuis plusieurs années.

La paille sèche, dont un fétu s'était introduit dans l'ogivique entrée
de la serrure; la petite graine, qui courait vers le midi pour devenir
une ravenelle ou une mauve, et qui un jour se trouva emprisonnée dans ce
sombre réservoir; l'éclat de pierre envolé du bâtiment voisin; les
mouches casernées depuis dix ans dans cet hôpital de fer, et dont les
cadavres avaient fini par combler la profondeur; tout cela cria et se
moulut en poussière sous la pression de la clef.

Une fois que la clef eut accompli ses évolutions dans la serrure, il ne
s'agit plus que d'ouvrir la porte.

Mais le temps avait fait son oeuvre. Le bois s'était gonflé dans les
jointures, la rouille avait mordu dans les gonds. L'herbe avait poussé
dans tous les interstices du pavé, verdissant le bas de la porte de ses
humides émanations; partout une espèce de mastic pareil aux
constructions des hirondelles calfeutrait chaque interstice, et les
vigoureuses végétations des madrépores terrestres, superposant leurs
arcades, avaient masqué le bois sous la chair vivace de leurs
cotylédons.

Cagliostro sentit la résistance; il appuya le poing, puis le coude, puis
l'épaule, et enfonça toutes ces barricades qui cédèrent l'une après
l'autre avec un craquement de mauvaise humeur.

Quand cette porte s'ouvrit, toute la cour apparut désolée, moussue comme
un cimetière, aux yeux de Cagliostro.

Il referma la porte derrière lui, et ses pas s'imprimèrent dans le
chiendent rétif et dru qui avait envahi l'aire des pavés eux-mêmes.

Nul ne l'avait vu entrer, nul ne le voyait dans l'enceinte de ces murs
énormes. Il put s'arrêter un moment et rentrer peu à peu dans sa vie
passée comme il venait de rentrer dans sa maison.

L'une était désolée et vide, l'autre ruinée et déserte.

Le perron, de douze marches, n'avait plus que trois degrés entiers.

Les autres, minés par le travail de l'eau des pluies, par le jeu des
pariétaires et des pavots envahisseurs, avaient d'abord chancelé puis
roulé loin de leurs attaches. En tombant, les pierres s'étaient brisées,
l'herbe avait monté sur les ruines et planté fièrement, comme les
étendards de la dévastation, ses panaches au-dessus d'elles.

Cagliostro monta le perron tremblant sous ses pieds, et à l'aide d'une
seconde clef, pénétra dans l'antichambre immense.

Là seulement il alluma une lanterne dont il avait pris soin de se munir;
mais si soigneusement qu'il eût allumé la bougie, l'haleine sinistre de
la maison l'éteignit du premier coup.

Le souffle de la mort réagissait violemment contre la vie; l'obscurité
tuait la lumière.

Cagliostro ralluma sa lanterne et continua son chemin.

Dans la salle à manger, les dressoirs moisis dans leurs angles avaient
presque perdu la forme première, les dalles visqueuses n'en retenaient
plus le pied. Toutes les portes intérieures étaient ouvertes, laissant
la pensée pénétrer librement avec la vue dans ces profondeurs funèbres
où elles avaient déjà laissé passer la mort.

Le comte sentit comme un frisson hérisser sa chair, car, à l'extrémité
du salon, là où jadis commençait l'escalier, un bruit s'était fait
entendre.

Ce bruit, autrefois, annonçait une chère présence, ce bruit éveillait
dans tous les sens du maître de cette maison la vie, l'espoir, le
bonheur. Ce bruit, qui ne représentait rien à l'heure présente,
rappelait tout dans le passé.

Cagliostro, le sourcil froncé, la respiration lente, la main froide, se
dirigea vers la statue d'Harpocrate, près de laquelle jouait le ressort
de l'ancienne porte de communication, lien mystérieux, insaisissable,
qui unissait la maison connue à la maison secrète.

Le ressort fonctionna sans peine, quoique les boiseries vermoulues
tremblassent à l'entour. Mais à peine le comte eut-il posé le pied sur
l'escalier secret, que ce bruit étrange recommença de se faire entendre.
Cagliostro étendit sa main avec sa lanterne pour en découvrir la cause:
il ne vit qu'une grosse couleuvre qui descendait lentement l'escalier et
fouettait de sa queue chaque marche sonore.

Le reptile attacha tranquillement son oeil noir sur Cagliostro, puis se
glissa dans le premier trou de la boiserie et disparut.

Sans doute c'était le génie de la solitude.

Le comte poursuivit sa marche.

Partout dans cette ascension l'accompagnait un souvenir, ou, pour mieux
dire, une ombre; et lorsque sur les parois la lumière dessinait une
silhouette mobile, le comte tressaillait, pensant que son ombre à lui
était une ombre étrangère ressuscitée pour faire, elle aussi, la visite
du mystérieux séjour.

Ainsi marchant, ainsi rêvant, il arriva jusqu'à la plaque de cette
cheminée qui servait de passage entre la chambre des armes de Balsamo et
la retraite parfumée de Lorenza Feliciani.

Les murs étaient nus, les chambres vides. Dans le foyer encore béant
gisait un amas énorme de cendres, parmi lesquelles scintillaient
quelques petits lingots d'or et d'argent.

Cette cendre fine, blanche et parfumée, c'était le mobilier de Lorenza
que Balsamo avait brûlé jusqu'à la dernière parcelle; c'étaient les
armoires d'écaille, le clavecin et la corbeille de bois de rose, le beau
lit diapré de porcelaines de Sèvres, dont on retrouvait la poussière
micacée pareille à celle de la poudre de marbre; c'étaient les moulures
et les ornements de métal fondus au grand feu hermétique; c'étaient les
rideaux et les tapis de brocard de soie; c'étaient les boîtes d'aloès et
de santal dont l'odeur pénétrante s'exhalant par les cheminées, lors de
l'incendie, avait parfumé toute la zone de Paris sur laquelle avait
passé la fumée; en sorte que durant deux jours les passants avaient levé
la tête pour respirer ces arômes étranges mêlés à notre air parisien; en
sorte que le courtaud du quartier des Halles et la grisette du quartier
Saint-Honoré avaient vécu enivrés de ces arômes violents et enflammés
que la brise enlève aux rampes du Liban et aux plaines de la Syrie.

Ces parfums, disons-nous, la chambre déserte et froide les gardait
encore. Cagliostro se baissa, prit une pincée de cendres, la respira
longtemps avec une passion sauvage.

--Ainsi puissé-je, murmura-t-il, absorber un reste de cette âme qui,
autrefois, se communiquait à cette poussière.

Puis il revit les barreaux de fer, la tristesse de la cour voisine, et
par l'escalier, les hautes déchirures que l'incendie avait faites à
cette maison intérieure, dont il avait dévoré l'étage supérieur.

Spectacle sinistre et beau! La chambre d'Althotas avait disparu; il ne
restait des murs que sept à huit crénelures sur lesquelles le feu avait
promené ses langues qui dévorent et noircissent.

Pour quiconque eût ignoré l'histoire douloureuse de Balsamo et de
Lorenza, il était impossible de ne pas déplorer cette ruine. Tout dans
cette maison respirait la grandeur abaissée, la splendeur éteinte, le
bonheur perdu.

Cagliostro s'imprégna donc de ces rêves. L'homme descendit des hauteurs
de sa philosophie pour se repétrir dans ce peu d'humanité tendre qu'on
appelle les sentiments du coeur, et qui ne sont pas du raisonnement.

Après avoir évoqué les doux fantômes de la solitude et fait la part du
ciel, il croyait en être quitte avec la faiblesse humaine, lorsque ses
yeux s'arrêtèrent sur un objet encore brillant parmi tout ce désastre et
toutes ces misères.

Il se baissa et vit dans la rainure du parquet, à moitié ensevelie sous
la poussière, une petite flèche d'argent qui semblait récemment tombée
des cheveux d'une femme.

C'était une de ces épingles italiennes comme les dames de ce temps
aimaient à en choisir pour retenir les anneaux de la chevelure, devenue
trop lourde quand elle était poudrée.

Le philosophe, le savant, le prophète, le contempteur de l'humanité,
celui qui voulait que le ciel lui-même comptât avec lui, cet homme qui
avait refoulé tant de douleurs chez lui et tiré tant de gouttes de sang
du coeur des autres, Cagliostro l'athée, le charlatan, le sceptique
rieur, ramassa cette épingle, l'approcha de ses lèvres, et, bien sûr
qu'on ne pouvait le voir, il laissa une larme monter jusqu'à ses yeux en
murmurant:

--Lorenza!

Et puis ce fut tout. Il y avait du démon dans cet homme.

Il cherchait la lutte, et, pour son propre bonheur, l'entretenait en
lui.

Après avoir baisé ardemment cette relique sacrée, il ouvrit la fenêtre,
passa son bras à travers les barreaux et lança le frêle morceau de métal
dans l'enclos du couvent voisin, dans les branches, dans l'air, dans la
poussière, on ne sait où.

Il se punissait ainsi d'avoir fait usage de son coeur.

«Adieu! dit-il à l'insensible objet qui se perdait peut-être pour
jamais. Adieu, souvenir qui m'était envoyé pour m'attendrir, pour
m'amoindrir sans doute. Désormais, je ne penserai plus qu'à la terre.

«Oui, cette maison va être profanée. Que dis-je? elle l'est déjà! J'ai
rouvert les portes, j'ai apporté la lumière aux murailles, j'ai vu
l'intérieur du tombeau, j'ai fouillé la cendre de la mort.

«Profanée est donc la maison! Qu'elle le soit tout à fait et pour un
bien quelconque!

«Une femme encore traversera cette cour, une femme appuiera ses pieds
sur l'escalier, une femme chantera peut-être sous cette voûte où vibre
encore le dernier soupir de Lorenza!

«Soit. Mais toutes ces profanations auront lieu dans un but, dans le but
de servir ma cause. Si Dieu y perd, Satan ne fera qu'y gagner.»

Il posa sa lanterne sur l'escalier.

--Toute cette cage d'escalier, dit-il, tombera. Toute cette maison
intérieure tombera aussi. Le mystère s'envolera, l'hôtel restera
cachette et cessera d'être sanctuaire.

Il écrivit à la hâte sur ses tablettes les lignes suivantes:

«À monsieur Lenoir, mon architecte:

Nettoyer cour et vestibule; restaurer remises et écuries; démolir le
pavillon intérieur; réduire l'hôtel à deux étages: huit jours.»

--Maintenant, dit-il, voyons si l'on aperçoit bien d'ici la fenêtre de
la petite comtesse.

Il s'approcha d'une fenêtre située au second étage de l'hôtel.

On embrassait de là toute la façade opposée de la rue Saint-Claude
par-dessus la porte cochère.

En face, à soixante pieds au plus, on voyait le logement occupé par
Jeanne de La Motte.

--C'est infaillible, les deux femmes se verront, dit Cagliostro. Bien.

Il reprit sa lanterne et descendit l'escalier.

Une grande heure après, il était rentré chez lui et envoyait son devis à
l'architecte.

Il faut dire que dès le lendemain cinquante ouvriers avaient envahi
l'hôtel, que le marteau, la scie et les pics résonnaient partout, que
l'herbe amassée en gros tas commençait à fumer dans un coin de la cour,
et que le soir, à sa rentrée, le passant, fidèle à son inspection
quotidienne, vit un gros rat pendu par une patte au bas d'un cerceau
dans la cour, au milieu d'un cercle de manoeuvres, maçons, qui
raillaient sa moustache grisonnante et son embonpoint vénérable.

Le silencieux habitant de l'hôtel avait été muré dans son trou par la
chute d'une pierre de taille. À demi mort quand la grue releva cette
pierre, il fut saisi par la queue et sacrifié aux divertissements des
jeunes Auvergnats gâcheurs de plâtre; soit honte, soit asphyxie, il en
mourut.

Le passant lui fit cette oraison funèbre:

--En voilà un qui avait été heureux dix ans!

    _Sic transit gloria mundi_[8]

   [Note 8: «Ainsi passe la gloire du monde».]

La maison en huit jours fut restaurée comme Cagliostro l'avait commandé
à l'architecte.




Chapitre XLVII

Jeanne protectrice


Monsieur le cardinal de Rohan reçut, deux jours après sa visite à
Boehmer, un billet ainsi conçu:

«Son Éminence, monsieur le cardinal de Rohan, sait sans doute où il
soupera ce soir.»

--De la petite comtesse, dit-il en flairant le papier. J'irai.

Voici à quel propos madame de La Motte demandait cette entrevue au
cardinal.

Des cinq laquais mis à son service par Son Éminence, elle en avait
distingué un, cheveux noirs, yeux bruns, le teint fleuri du sanguin mêlé
à la solide carnation du bilieux. C'étaient, pour l'observatrice, tous
les symptômes d'une organisation active, intelligente et opiniâtre.

Elle fit venir cet homme, et, en un quart d'heure, elle obtint de sa
docilité, de sa perspicacité, tout ce qu'elle en voulait tirer.

Cet homme suivit le cardinal et rapporta qu'il avait vu Son Éminence
aller deux fois en deux jours chez messieurs Boehmer et Bossange.

Jeanne en savait assez. Un homme tel que monsieur de Rohan ne marchande
pas. D'habiles marchands comme Boehmer ne laissent pas aller l'acheteur.
Le collier devait être vendu.

Vendu par Boehmer.

Acheté par monsieur de Rohan! et ce dernier n'en aurait pas sonné un mot
à sa confidente, à sa maîtresse!

Le symptôme était grave. Jeanne plissa son front, pinça ses lèvres
fines, et adressa au cardinal le billet que nous avons lu.

Monsieur de Rohan vint le soir. Il s'était fait précéder d'un panier de
Tokay et de quelques raretés, absolument comme s'il allait souper chez
la Guimard ou chez mademoiselle Dangeville.

La nuance n'échappa pas plus à Jeanne que tant d'autres ne lui avaient
échappé; elle affecta de ne rien faire servir de ce qu'avait envoyé le
cardinal; puis, ouvrant avec lui la conversation avec une certaine
tendresse, lorsqu'ils furent seuls:

--En vérité, monseigneur, dit-elle, une chose m'afflige
considérablement.

--Oh! laquelle, comtesse? fit monsieur de Rohan avec cette affectation
de contrariété qui n'est pas toujours signe que l'on est contrarié
véritablement.

--Eh bien! monseigneur, la cause de ma contrariété, c'est de voir, non
pas que vous ne m'aimez plus, vous ne m'avez jamais aimée...

--Oh! comtesse, que dites-vous là!

--Ne vous excusez pas, monseigneur, ce serait du temps perdu.

--Pour moi, dit galamment le cardinal.

--Non, pour moi, répondit nettement madame de La Motte. D'ailleurs...

--Oh! comtesse, fit le cardinal.

--Ne vous désolez pas, monseigneur, cela m'est parfaitement indifférent.

--Que je vous aime ou que je ne vous aime pas?

--Oui.

--Et pourquoi cela vous est-il indifférent?

--Mais parce que je ne vous aime pas, moi.

--Comtesse, savez-vous que ce n'est point obligeant ce que vous me
faites l'honneur de me dire là.

--En effet, il est vrai que nous ne débutons point par des douceurs;
c'est un fait, constatons le.

--Quel fait?

--Que je ne vous ai jamais plus aimé, monseigneur, que vous ne m'avez
aimée vous-même.

--Oh! quant à moi, il ne faut pas dire cela, s'écria le prince avec un
accent de presque vérité. J'ai eu pour vous beaucoup d'affection,
comtesse. Ne me logez donc pas à la même enseigne que vous.

--Voyons, monseigneur, estimons-nous assez l'un et l'autre pour nous
dire la vérité.

--Et la vérité, quelle est-elle?

--Il y a entre nous un lien bien autrement fort que l'amour.

--Lequel?

--L'intérêt.

--L'intérêt? Fi! comtesse.

--Monseigneur, je vous dirai, comme le paysan normand disait de la
potence à son fils: si tu en es dégoûté, n'en dégoûte pas les autres.
Fi! de l'intérêt, monseigneur. Comme vous y allez!

--Eh bien! donc, voyons, comtesse: supposons que nous soyons intéressés,
en quoi puis-je servir vos intérêts et vous les miens?

--D'abord, monseigneur, et avant toute chose, il me prend envie de vous
faire une querelle.

--Faites, comtesse.

--Vous avez manqué de confiance envers moi, c'est-à-dire d'estime.

--Moi! Et quand cela, je vous prie?

--Quand? Nierez-vous qu'après m'avoir tiré habilement de l'esprit des
détails que je mourais d'envie de vous donner...

--Sur quoi, comtesse?

--Sur le goût de certaine grande dame pour certaine chose; vous vous
êtes mis en mesure de satisfaire ce goût sans m'en parler.

--Tirer des détails, deviner le goût de certaine dame pour certaine
chose, satisfaire ce goût! Comtesse, en vérité vous êtes une énigme, un
sphinx. Ah! j'avais bien vu la tête et le cou de la femme, mais je
n'avais pas encore vu les griffes du lion. Il paraît que vous allez me
les montrer, soit.

--Eh! non, je ne vous montrerai rien du tout, monseigneur, attendu que
vous n'avez plus envie de rien voir. Je vous donnerai purement et
simplement le mot de l'énigme: les détails, c'est ce qui s'était passé à
Versailles; le goût de certaine dame, c'est la reine; et la satisfaction
donnée à ce goût de la reine, c'est l'achat que vous avez fait hier à
messieurs Boehmer et Bossange de leur fameux collier.

--Comtesse! murmura le cardinal, tout vacillant et tout pâle.

Jeanne attacha sur lui son plus clair regard.

--Voyons, dit-elle, pourquoi me regarder ainsi d'un air tout effaré,
est-ce que vous n'avez point hier passé marché avec les joailliers du
quai de l'École?

Un Rohan ne ment pas, même avec une femme. Le cardinal se tut.

Et comme il allait rougir, sorte de déplaisir qu'un homme ne pardonne
jamais à la femme qui le cause, Jeanne se hâta de lui prendre la main.

--Pardon, mon prince, dit-elle, j'ai hâte de vous dire en quoi vous vous
trompiez sur moi. Vous m'avez crue sotte et méchante?

--Oh! oh! comtesse.

--Enfin...

--Pas un mot de plus; laissez-moi parler à mon tour. Je vous persuaderai
peut-être, car, dès aujourd'hui, je vois clairement à qui j'ai affaire.
Je m'attendais à trouver en vous une jolie femme, une femme d'esprit,
une maîtresse charmante, vous êtes mieux que cela. Écoutez.

Jeanne se rapprocha du cardinal, laissant sa main dans ses mains.

--Vous avez bien voulu être ma maîtresse, mon amie, sans m'aimer. Vous
me l'avez dit vous-même, poursuivit monsieur de Rohan.

--Et je vous le redis encore, fit madame de La Motte.

--Vous avez un but, alors?

--Assurément.

--Le but, comtesse?

--Vous avez besoin que je vous l'explique?

--Non, je le touche du doigt. Vous voulez faire ma fortune. N'est-il pas
sûr qu'une fois ma fortune faite, mon premier soin sera d'assurer la
vôtre? Est-ce bien cela, et me suis-je trompé?

--Vous ne vous êtes pas trompé, monseigneur, et c'est bien cela.
Seulement, croyez-moi sans phrases, ce but-là je ne l'ai pas poursuivi
au milieu des antipathies et des répugnances, la route a été agréable.

--Vous êtes une aimable femme, comtesse, et c'est tout plaisir que de
causer affaires avec vous. Je disais donc que vous avez deviné juste.
Vous savez que j'ai quelque part un respectueux attachement?

--Je l'ai vu au bal de l'Opéra, mon prince.

--Cet attachement ne sera jamais partagé. Oh! Dieu me garde de le
croire!

--Eh! fit la comtesse, une femme n'est pas toujours reine, et vous valez
bien, que je sache, monsieur le cardinal Mazarin.

--C'était un fort bel homme aussi, dit en riant monsieur de Rohan.

--Et un excellent premier ministre, repartit Jeanne avec le plus grand
calme.

--Comtesse, avec vous c'est peine perdue de penser, c'est vingt fois
surabondant de dire. Vous pensez et vous parlez pour vos amis. Oui, je
tends à devenir premier ministre. Tout m'y pousse: la naissance,
l'habitude des affaires, certaine bienveillance que me témoignent les
cours étrangères, beaucoup de sympathie qui m'est accordée par le peuple
français.

--Tout enfin, dit Jeanne, excepté une chose.

--Excepté une répugnance, voulez-vous dire?

--Oui, de la reine; et cette répugnance, c'est le véritable obstacle. Ce
qu'elle aime, la reine, il faut toujours que le roi finisse par l'aimer;
ce qu'elle hait, il le déteste d'avance.

--Et elle me hait?

--Oh!

--Soyons francs. Je ne crois pas qu'il nous soit permis de rester en si
beau chemin, comtesse.

--Eh bien! monseigneur, la reine ne vous aime pas.

--Alors, je suis perdu! Il n'y a pas de collier qui tienne.

--Voilà en quoi vous pouvez vous tromper, prince.

--Le collier est acheté!

--Au moins la reine verra-t-elle que si elle ne vous aime pas, vous
l'aimez, vous.

--Oh! comtesse!

--Vous savez, monseigneur, que nous sommes convenus d'appeler les choses
par leur nom.

--Soit. Vous dites donc que vous ne désespérez pas de me voir un jour
premier ministre?

--J'en suis sûre.

--Je m'en voudrais de ne pas vous demander quelles sont vos ambitions.

--Je vous les dirai, prince, quand vous serez en état de les satisfaire.

--C'est parler, cela, je vous attends à ce jour.

--Merci; maintenant, soupons.

Le cardinal prit la main de Jeanne, et la serra comme Jeanne avait tant
désiré que sa main fût serrée quelques jours avant. Mais ce temps était
passé.

Elle retira sa main.

--Eh bien! comtesse?

--Soupons, vous dis-je, monseigneur.

--Mais je n'ai plus faim.

--Alors, causons.

--Mais je n'ai plus rien à dire.

--Alors, quittons-nous.

--Voilà, dit-il, ce que vous appelez notre alliance. Vous me congédiez?

--Pour être vraiment l'un à l'autre, dit-elle, monseigneur, soyons tout
à fait l'un et l'autre à nous-mêmes.

--Vous avez raison, comtesse; pardon de m'être encore trompé cette fois
sur votre compte. Oh! je vous jure bien que ce sera la dernière.

Il lui reprit la main et la baisa si respectueusement, qu'il ne vit pas
le sourire narquois, diabolique, de la comtesse, au moment où ces mots
avaient retenti: «Ce sera la dernière fois que je me tromperai sur votre
compte.»

Jeanne se leva, reconduisit le prince jusqu'à l'antichambre. Là, il
s'arrêta, et tout bas:

--La suite, comtesse?

--C'est tout simple.

--Que ferai-je?

--Rien. Attendez-moi.

--Et vous irez?

--À Versailles.

--Quand?

--Demain.

--Et j'aurai réponse?

--Tout de suite.

--Allons, ma protectrice, je m'abandonne à vous.

--Laissez-moi faire.

Elle rentra sur ce mot chez elle, se mit au lit, et considérant
vaguement le bel Endymion de marbre qui attendait Diane:

--Décidément, la liberté vaut mieux, murmura-t-elle.

FIN DU TOME I.






End of Project Gutenberg's Le Collier de la Reine, Tome I, by Alexandre Dumas

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interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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*** END: FULL LICENSE ***