La San-Felice, Tome 04

By Alexandre Dumas

The Project Gutenberg EBook of La San-Felice, Tome IV, by Alexandre Dumas

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Title: La San-Felice, Tome IV

Author: Alexandre Dumas

Release Date: June 14, 2006 [EBook #18586]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, TOME IV ***




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                             ALEXANDRE DUMAS

                                   LA
                               SAN-FELICE

                                TOME IV

                             DEUXIÈME ÉDITION


                                  PARIS
                 MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
           RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 13
                         A LA LIBRAIRIE NOUVELLE




                                   LVI

                                LE RETOUR

Mack avait eu raison de craindre la rapidité des mouvements de l'armée
française: déjà, dans la nuit qui avait suivi la bataille, les deux
avant-gardes, guidées, l'une par Salvato Palmieri, l'autre par Hector
Caraffa, avaient pris la route de Civita-Ducale, dans l'espérance
d'arriver, l'une à Sora par Tagliacozzo et Capistrello, et l'autre à
Ceprano par Tivoli, Palestrina, Valmontone et Ferentina, et de fermer
ainsi aux Napolitains le défilé des Abruzzes.

Quant à Championnet, ses affaires une fois finies à Rome, il devait
prendre la route de Velletri et de Terracina par les marais Pontins.

Au point du jour, après avoir fait donner à Lemoine et à Casabianca des
nouvelles de la victoire de la veille, et leur avoir ordonné de marcher
sur Civita-Ducale pour se réunir au corps d'armée de Macdonald et de
Duhesme et prendre avec eux la route de Naples, il partit avec six mille
hommes pour rentrer à Rome, fit vingt-cinq milles dans sa journée, campa
à la Storta, et, le lendemain, à huit heures du matin, se présenta à la
porte du Peuple, rentra dans Rome au bruit des salves de joie que tirait
le château Saint-Ange, prit la rive gauche du Tibre et regagna le palais
Corsini, où, comme le lui avait promis le baron de Riescach, il retrouva
chaque chose à la place où il l'avait laissée.

Le même jour, il fit afficher cette proclamation:

«Romains!

»Je vous avais promis d'être de retour à Rome avant vingt jours; je vous
tiens parole, j'y rentre le dix-septième.

»L'armée du despote napolitain a osé présenter le combat à l'armée
française.

»Une seule bataille a suffi, pour l'anéantir, et, du haut de vos
remparts, vous pouvez voir fuir ses débris vers Naples, où les
précéderont nos légions victorieuses.

»Trois mille morts et cinq mille blessés étaient couchés hier sur le
champ de bataille de Civita-Castellana; les morts auront la sépulture
honorable du soldat tué sur le champ de bataille, c'est-à-dire le champ
de bataille lui-même; les blessés seront traités comme des frères; tous
les hommes ne le sont-ils pas aux yeux de l'Éternel qui les a créés!

»Les trophées de notre victoire sont cinq mille prisonniers, huit
drapeaux, quarante-deux pièces de canon, huit mille fusils, toutes les
munitions, tous les bagages, tous les effets de campement et enfin le
trésor de l'armée napolitaine.

»Le roi de Naples est en fuite pour regagner sa capitale, où il rentrera
honteusement, accompagné des malédictions de son peuple et du mépris du
monde.

»Encore une fois, le Dieu des armées a béni notre cause.--Vive la
République!

»CHAMPIONNET.»


Le même jour, le gouvernement républicain était rétabli à Rome; les
deux consuls Mattei et Zaccalone, si miraculeusement échappés à la mort,
avaient repris leur poste, et, sur l'emplacement du tombeau de Duphot,
détruit, à la honte de l'humanité, par la population romaine, on éleva
un sarcophage où, à défaut de ses nobles restes jetés aux chiens, on
inscrivit son glorieux nom.

Ainsi que l'avait dit Championnet, le roi de Naples avait fui; mais,
comme certaines parties de ce caractère étrange resteraient inconnues
à nos lecteurs, si nous nous contentions, comme Championnet dans sa
proclamation, d'indiquer le fait, nous leur demanderons la permission de
l'accompagner dans sa fuite.

A la porte du théâtre Argentina, Ferdinand avait trouvé sa voiture et
s'était élancé dedans avec Mack, en criant à d'Ascoli d'y monter après
eux.

Mack s'était respectueusement placé sur le siége de devant.

--Mettez-vous au fond, général, lui dit le roi ne pouvant pas renoncer
à ses habitudes de raillerie, et ne songeant pas qu'il se raillait
lui-même; il me paraît que vous allez avoir assez de chemin à faire à
reculons, sans commencer avant que la chose soit absolument nécessaire.

Mack poussa un soupir et s'assit près du roi.

Le duc d'Ascoli prit place sur le devant.

On toucha au palais Farnèse; un courrier était arrivé de Vienne
apportant une dépêche de l'empereur d'Autriche; le roi l'ouvrit
précipitamment et lut:

«Mon très-cher frère, cousin, oncle, beau-père, allié et confédéré.

»Laissez-moi vous féliciter bien sincèrement sur le succès de vos armes
et sur votre entrée triomphale à Rome...»

Le roi n'alla pas plus loin.

--Ah! bon! dit-il, en voilà une qui arrive à propos.

Et il remit la dépêche dans sa poche.

Puis, regardant autour de lui:

--Où est le courrier qui a apporté cette lettre? demanda-t-il.

--Me voici, sire, fit le courrier en s'approchant.

--Ah! c'est toi, mon ami? Tiens voilà pour ta peine, dit le roi en lui
donnant sa bourse.

--Votre Majesté me fera-t-elle l'honneur de me donner une réponse pour
mon auguste souverain.

--Certainement; seulement, je te la donnerai verbale, n'ayant pas le
temps d'écrire. N'est-ce pas, Mack, que je n'ai pas le temps?

Mack baissa la tête.

--Peu importe, dit le courrier; je peux répondre à Votre Majesté que
j'ai bonne mémoire.

--De sorte que tu es sûr de rapporter à ton auguste souverain ce que je
vais te dire?

--Sans y changer une syllabe.

--Eh bien, dis-lui de ma part, entends-tu bien? de ma part...

--J'entends, sire.

--Dis-lui que son frère et cousin, oncle et beau-père, allié et
confédéré le roi Ferdinand est un âne.

Le courrier recula effrayé.

--N'y change pas une syllabe, reprit le roi, et tu auras dit la plus
grande vérité qui soit jamais sortie de ta bouche.

Le courrier se retira stupéfié.

--Et maintenant, dit le roi, comme j'ai dit à Sa Majesté l'empereur
d'Autriche tout ce que j'avais à lui dire, partons.

--J'oserai faire observer à Votre Majesté, dit Mack, qu'il n'est pas
prudent de traverser la plaine de Rome en voiture.

--Et comment voulez-vous que je la traverse? A pied?

--Non, mais à cheval.

--A cheval! Et pourquoi cela, à cheval?

--Parce qu'en voiture, Votre Majesté est obligée de suivre les routes,
tandis qu'à cheval, au besoin, Votre Majesté peut prendre à travers les
terres; excellent cavalier comme est Votre Majesté, et montée sur un bon
cheval, elle n'aura point à craindre les mauvaises rencontres.

--Ah! _malora!_ s'écria le roi, on peut donc en faire?

--Ce n'est pas probable; mais je dois faire observer à Votre Majesté
que ces infâmes jacobins ont osé dire que, si le roi tombait entre leurs
mains...

--Eh bien?

--Ils le pendraient au premier réverbère venu si c'était dans la ville,
au premier arbre rencontré si c'était en plein champ.

--_Fuimmo_, d'Ascoli! _fuimmo!_... Que faites-vous donc là-bas, vous
autres fainéants? Deux chevaux! deux chevaux! les meilleurs! C'est
qu'ils le feraient comme ils le disent, les brigands! Cependant, nous ne
pouvons pas aller jusqu'à Naples à cheval?

--Non, sire, répondit Mack; mais, à Albano, vous prendrez la première
voiture de poste venue.

--Vous avez raison. Une paire de bottes! Je ne peux pas courir la poste
en bas de soie. Une paire de bottes! Entends-tu, drôle?

Un valet de pied se précipita par les escaliers et revint avec une paire
de longues bottes.

Ferdinand mit ses bottes dans la voiture, sans plus s'inquiéter de son
ami d'Ascoli que s'il n'existait pas.

Au moment où il achevait de mettre sa seconde botte, on amena les deux
chevaux.

--A cheval, d'Ascoli! à cheval! dit Ferdinand. Que diable fais-tu donc
dans le coin de la voiture? Je crois, Dieu me pardonne, que tu dors!

--Dix hommes d'escorte, cria Mack, et un manteau pour Sa Majesté!

--Oui, dit le roi montant à cheval, dix hommes d'escorte et un manteau
pour moi.

On lui apporta un manteau de couleur sombre dans lequel il s'enveloppa.

Mack monta lui-même à cheval.

--Comme je ne serai rassuré que quand je verrai Votre Majesté hors
des murs de la ville, je demande à Votre Majesté la permission de
l'accompagner jusqu'à la porte San-Giovanni.

--Est-ce que vous croyez que j'ai quelque chose à craindre dans la
ville, général?

--Supposons... ce qui n'est pas supposable...

--Diable! fit le roi; n'importe, supposons toujours.

--Supposons que Championnet ait eu le temps de faire prévenir le
commandant du château Saint-Ange, et que les jacobins gardent les
portes.

--C'est possible, cria le roi, c'est possible; partons.

--Partons, dit Mack.

--Eh bien, où allez-vous, général?

--Je vous conduis, sire, à la seule porte de la ville par laquelle on
ne supposera jamais que vous sortiez, attendu qu'elle est justement à
l'opposé de la porte de Naples; je vous conduis à la porte du Peuple,
et, d'ailleurs, c'est la plus proche d'ici; ce qui nous importe, c'est
de sortir de Rome le plus promptement possible; une fois hors de Rome,
nous faisons le tour des remparts, et, en un quart d'heure, nous sommes
à la porte San-Giovanni.

--Il faut que ces coquins de Français soient de bien rusés démons,
général, pour avoir battu un gaillard aussi fin que vous.

On avait fait du chemin pendant ce dialogue, et l'on était arrivé à
l'extrémité de Ripetta.

Le roi arrêta le cheval de Mack par la bride.

--Holà! général, dit-il, qu'est-ce que c'est que tous ces gens-là qui
rentrent par la porte du Peuple?

--S'ils avaient eu le temps matériel de faire trente milles en cinq
heures, je dirais que ce sont les soldats de Votre Majesté qui fuient.

--Ce sont eux, général! ce sont eux! Ah! vous ne les connaissez pas,
ces gaillards-là; quand il s'agit de se sauver, ils ont des ailes aux
talons.

Le roi ne s'était pas trompé, c'était la tête des fuyards qui avaient
fait un peu plus de deux lieues à l'heure, et qui commençaient à rentrer
dans Rome.

Le roi mit son manteau sur ses yeux et passa au milieu d'eux sans être
reconnu.

Une fois hors de la ville, la petite troupe se jeta à droite, suivit
l'enceinte d'Aurélien, dépassa la porte San-Lorenzo, puis la porte
Maggiore, et enfin arriva à cette fameuse porte San-Giovanni, où le roi,
seize jours auparavant, avait en si grande pompe reçu les clefs de la
ville.

--Et maintenant, dit Mack, voici la route, sire; dans une heure, vous
serez à Albano; à Albano, vous êtes hors de tout danger.

--Vous me quittez, général?

--Sire, mon devoir était de penser au roi avant tout; mon devoir est
maintenant de penser à l'armée.

--Allez, et faites de votre mieux; seulement, quoi qu'il arrive, je
désire que vous vous rappeliez que ce n'est pas moi qui ai voulu la
guerre et qui vous ai dérangé de vos affaires, si vous en aviez à
Vienne, pour vous faire venir à Naples.

--Hélas! c'est bien vrai, sire, et je suis prêt à rendre témoignage
que c'est la reine qui a tout fait. Et maintenant, que Dieu garde Votre
Majesté!

Mack salua le roi et mit son cheval au galop, reprenant la route par
laquelle il était venu.

--Et toi, murmura le roi en enfonçant les éperons dans le ventre de son
cheval et en le lançant à fond de train sur la route d'Albano, et toi,
que le diable t'emporte, imbécile!

On voit que, depuis le jour du conseil d'État, le roi n'avait pas changé
d'opinion sur le compte de son général en chef.

Quelques efforts que fissent les dix hommes de l'escorte pour suivre le
roi et le duc d'Ascoli, les deux illustres cavaliers étaient trop bien
montés, et Ferdinand, qui réglait le pas, avait trop grand'peur, pour
qu'ils ne fussent pas bientôt distancés; d'ailleurs, il faut dire
qu'avec la confiance qu'avait Ferdinand dans ses sujets, il ne
regardait point--en supposant que quelque danger l'attendît sur cette
route--l'escorte comme d'un secours bien efficace, et, lorsque le roi et
son compagnon arrivèrent à la montée d'Albano, il y avait déjà longtemps
que les dix cavaliers étaient revenus sur leurs pas.

Tout le long de la route, le roi avait eu des terreurs paniques. S'il
y a un endroit au monde qui présente, la nuit surtout, des aspects
fantastiques, c'est la campagne de Rome, avec ses aqueducs brisés qui
semblent des files de géants marchant dans les ténèbres, ses tombeaux
qui se dressent tout à coup, tantôt à droite, tantôt à gauche de la
route, et ces bruits mystérieux qui semblent les lamentations des ombres
qui les ont habités. A chaque instant, Ferdinand rapprochait son cheval
de son compagnon et, rassemblant les rênes de sa monture pour être prêt
à lui faire franchir le fossé, lui demandait: «Vois-tu, d'Ascoli?...»
Entends-tu, d'Ascoli?» Et d'Ascoli, plus calme que le roi, parce qu'il
était plus brave, regardait et répondait: «Je ne vois rien, sire;»
écoutait et répondait: «Sire, je n'entends rien.» Et Ferdinand, avec son
cynisme ordinaire, ajoutait:

--Je disais à Mack que je n'étais pas sûr d'être brave; eh bien,
maintenant, je suis fixé à ce sujet: décidément, je ne le suis pas.

On arriva ainsi à Albano; les deux fugitifs avaient mis une heure à
peine pour venir de Rome; il était minuit, à peu près; toutes les portes
étaient fermées, celle de la poste comme les autres.

Le duc d'Ascoli la reconnut à l'inscription écrite au-dessus de la
porte, descendit de cheval et frappa à grands coups.

Le maître de poste, qui était couché depuis trois heures, vint, comme
d'habitude, ouvrir de mauvaise humeur et en grognant; mais d'Ascoli
prononça ce mot magique qui ouvrit toutes les portes:

--Soyez tranquille, vous serez bien payé.

La figure du maître de poste se rasséréna aussitôt.

--Que faut-il servir à Leurs Excellences? demanda-t-il.

--Une voiture, trois chevaux de poste et un postillon qui conduise
rondement, dit le roi.

--Leurs Excellences vont avoir tout cela dans un quart d'heure, dit
l'hôte.

Puis, comme il commençait de tomber une pluie fine:

--Ces messieurs entreront bien, en attendant, dans ma chambre?

--Oui, oui, dit le roi, qui avait son idée, tu as raison. Une chambre,
une chambre tout de suite!

--Et que faut-il faire des chevaux de Leurs Excellences?

--Mets-les à l'écurie; on viendra les reprendre de ma part, de la part
du duc d'Ascoli, tu entends?

--Oui, Excellence.

Le duc d'Ascoli regarda le roi.

--Je sais ce que je dis, fit Ferdinand; allons toujours, et ne perdons
pas de temps.

L'hôte les conduisit à une chambre où il alluma deux chandelles.

--C'est que je n'ai qu'un cabriolet, dit-il.

--Va pour un cabriolet, s'il est solide.

--Bon! Excellence, avec lui on irait en enfer.

--Je ne vais qu'à moitié chemin, ainsi tout est pour le mieux.

--Alors, Leurs Excellences m'achètent mon cabriolet?

--Non; mais elles te laissent leurs deux chevaux, qui valent quinze
cents ducats, imbécile!

--Alors, les chevaux sont pour moi?

--Si on ne te les réclame pas. Si on te les réclame, on te payera ton
cabriolet; mais fais vite, voyons.

--Tout de suite, Excellence.

Et l'hôte, qui venait de voir le roi sans manteau, et tout chamarré
d'ordres, se retira à reculons et en saluant jusqu'à terre.

--Bon! dit le duc d'Ascoli, nous allons être servis à la minute, les
cordons de Votre Majesté ont fait leur effet.

--Tu crois, d'Ascoli?

--Votre Majesté l'a bien vu, peu s'en est fallu que notre homme ne
sortît à quatre pattes.

--Eh bien, mon cher d'Ascoli, dit le roi de sa voix la plus caressante,
tu ne sais pas ce que tu vas faire?

--Moi, sire?

--Mais non, dit le roi, tu ne voudrais point, peut-être...

--Sire! dit d'Ascoli gravement, je voudrai tout ce que voudra Votre
Majesté.

--Oh! je sais bien que tu m'es dévoué, je sais bien que tu es mon unique
ami, je sais bien que tu es le seul homme auquel je puisse demander une
pareille chose.

--C'est difficile?

--Si difficile, que, si tu étais à ma place et que je fusse à la tienne,
je ne sais pas si je ferais pour toi ce que je vais te demander de faire
pour moi.

--Oh! sire, ceci n'est point une raison, répondit d'Ascoli avec un léger
sourire.

--Je crois que tu doutes de mon amitié, dit le roi, c'est mal.

--Ce qui importe en ce moment, sire, répliqua le duc avec une suprême
dignité, c'est que Votre Majesté ne doute pas de la mienne.

--Oh! quand tu m'en auras donné cette preuve-là, je ne douterai plus de
rien, je t'en réponds.

--Quelle est cette preuve, sire? Je ferai observer à Votre Majesté
qu'elle perd beaucoup de temps à une chose probablement bien simple.

--Bien simple, bien simple, murmura le roi; enfin, tu sais de quoi ont
osé me menacer ces brigands de jacobins?

--Oui: de pendre Votre Majesté, si elle tombait entre leurs mains.

--Eh bien, mon cher ami, eh bien, mon cher d'Ascoli, il s'agit de
changer d'habit avec moi.

--Oui, dit le duc, afin que, si les jacobins nous prennent...

--Tu comprends: s'ils nous prennent, croyant que tu es le roi, ils ne
s'occuperont que de toi; moi, pendant ce temps-là, je me défilerai, et,
alors, tu te feras reconnaître, et, sans avoir couru un grand danger, tu
auras la gloire de sauver ton souverain. Tu comprends?

--Il ne s'agit point du danger plus ou moins grand que je courrai, sire;
il s'agit de rendre service à Votre Majesté.

Et le duc d'Ascoli, ôtant son habit et le présentant au roi, se contenta
de dire:

--Le vôtre, sire!

Le roi, si profondément égoïste qu'il fût, se sentit cependant touché
de ce dévouement; il prit le duc entre ses bras et le serra contre son
coeur; puis, ôtant son propre habit, il aida le duc à le passer, avec
la dextérité et la prestesse d'un valet de chambre expérimenté, le
boutonnant du haut en bas, quelque chose que pût faire d'Ascoli pour
l'en empêcher.

--Là! dit le roi; maintenant, les cordons.

Il commença par lui mettre au cou celui de Saint-Georges-Constantinien.

--Est-ce que tu n'es pas commandeur de Saint-Georges? demanda le roi.

--Si fait, sire, mais sans commanderie; Votre Majesté avait toujours
promis d'en fonder une pour moi et pour les aînés de ma famille.

--Je la fonde, d'Ascoli, je la fonde, avec une rente de quatre mille
ducats, tu entends?

--Merci, sire.

--N'oublie pas de m'y faire penser; car, moi, je serais capable de
l'oublier.

--Oui, dit le duc avec un petit sentiment d'amertume, Votre Majesté est
fort distraite, je sais cela.

--Chut! ne parlons pas de mes défauts dans un pareil moment; ce ne
serait pas généreux. Mais tu as le cordon de Marie-Thérèse, au moins?

--Non, sire, je n'ai pas cet honneur.

--Je te le ferai donner par mon gendre, sois tranquille. Ainsi, mon
pauvre d'Ascoli, tu n'as que Saint-Janvier?

--Je n'ai pas plus Saint-Janvier que Marie-Thérèse, sire.

--Tu n'as pas Saint-Janvier?

--Non, sire.

--Tu n'as pas Saint-Janvier? _Cospetto_! mais c'est une honte. Je te le
donne, d'Ascoli; je te donne celui-là avec la plaque qui est à l'habit,
tu l'as bien gagné. Comme il te va bien, l'habit! on dirait qu'il a été
fait pour toi.

--Votre Majesté n'a peut-être pas remarqué que la plaque est en
diamants?

--Si fait.

--Qu'elle vaut six mille ducats peut-être?

--Je voudrais qu'elle en valût dix mille.

Le roi passa à son tour l'habit du duc, auquel était attachée, en effet,
la seule plaque en argent de Saint-Georges, et le boutonna lestement.

--C'est singulier, dit-il, comme je suis à l'aise dans ton habit,
d'Ascoli; je ne sais pas pourquoi, mais l'autre m'étouffait. Ah!...

Et le roi respira à pleine poitrine.

En ce moment, on entendit le pas du maître de poste qui s'approchait de
la chambre.

Le roi saisit le manteau et s'apprêta à le passer sur les épaules du
duc.

--Que fait donc Votre Majesté? s'écria d'Ascoli.

--Je vous mets votre manteau, sire.

--Mais je ne souffrirai jamais que Votre Majesté...

--Si fait, tu le souffriras, morbleu!

--Cependant, sire...

--Silence!

Le maître de poste entra.

--Les chevaux sont à la voiture de Leurs Excellences, dit-il.

Puis il demeura étonné; il lui sembla qu'il s'était fait entre les deux
voyageurs un changement dont il ne se rendait pas bien compte, et que
l'habit brodé avait changé de dos et les cordons de poitrine.

Pendant ce temps, le roi drapait le manteau sur les épaules de d'Ascoli.

--Son Excellence, dit le roi, pour ne pas être dérangée pendant la
route, voudrait payer les postes jusqu'à Terracine.

--Rien de plus facile, dit le maître de poste: nous avons huit postes
un quart; à deux francs par cheval, c'est treize ducats; deux chevaux
de renfort à deux francs, un ducat;--quatorze ducats.--Combien Leurs
Excellences payent-elles leurs postillons?

--Un ducat, s'ils marchent bien; seulement, nous ne payons pas d'avance
les postillons, attendu qu'ils ne marcheraient pas s'ils étaient payés.

--Avec un ducat de guides, dit le maître de poste s'inclinant devant
d'Ascoli, Votre Excellence doit marcher comme le roi.

--Justement, s'écria Ferdinand, c'est comme le roi que Son Excellence
veut marcher.

--Mais il me semble, dit le maître de poste, s'adressant toujours à
d'Ascoli, que, si Son Excellence est aussi pressée que cela, on pourrait
envoyer un courrier en avant pour faire préparer les chevaux.

--Envoyez, envoyez! s'écria le roi. Son Excellence n'y pensait pas.
Un ducat pour le courrier, un demi-ducat pour le cheval, c'est quatre
ducats de plus pour le cheval; quatorze et quatre, dix-huit ducats; en
voici vingt. La différence sera pour le dérangement que nous avons causé
dans votre hôtel.

Et le roi, fouillant dans la poche du gilet du duc, paya avec l'argent
du duc, riant du bon tour qu'il lui faisait.

L'hôte prit une chandelle et éclaira d'Ascoli, tandis que Ferdinand,
plein de soins, lui disait:

--Que Votre Excellence prenne garde, il y a ici un pas; que Votre
Excellence prenne garde, il y a une marche qui manque à l'escalier; que
Votre Excellence prenne garde, il y a un morceau de bois sur son chemin.

En arrivant à la voiture, d'Ascoli, par habitude sans doute, se rangea
pour que le roi montât le premier.

--Jamais, jamais, s'écria le roi en s'inclinant et en mettant le chapeau
à la main. Après Votre Excellence.

D'Ascoli monta le premier et voulut prendre la gauche.

--La droite, Excellence, la droite, dit le roi; c'est déjà trop
d'honneur pour moi de monter dans la même voiture que Votre Excellence.

Et, montant après le duc, le roi se plaça à sa gauche.

En un tour de main, un postillon avait sauté à cheval et avait lancé la
voiture au galop dans la direction de Velletri.

--Tout est payé jusqu'à Terracine, excepté le postillon et le courrier,
cria le maître de poste.

--Et Son Excellence, dit le roi, paye doubles guides.

Sur cette séduisante promesse, le postillon fit claquer son fouet, et
le cabriolet partit au galop, dépassant des ombres que l'on voyait se
mouvoir aux deux côtés du chemin avec une extraordinaire vélocité.

Ces ombres inquiétèrent le roi.

--Mon ami, demanda-t-il au postillon, quels sont donc ces gens qui font
même route que nous et qui courent comme des dératés?

--Excellence, répondit le postillon, il paraît qu'il y a eu aujourd'hui
une bataille entre les Français et les Napolitains, et que les
Napolitains ont été battus; ces gens-là sont des gens qui se sauvent.

--Par ma foi, dit le roi à d'Ascoli, je croyais que nous étions les
premiers; nous sommes distancés. C'est humiliant. Quels jarrets vous ont
ces gaillards-là! Six francs de guides, postillon, si vous les dépassez.




                                 LVII

                       LES INQUIÉTUDES DE NELSON


Tandis que, sur la route d'Albano à Velletri, le roi Ferdinand luttait
de vitesse avec ses sujets, la reine Caroline, qui ne connaissait encore
que les succès de son auguste époux, faisait, selon ses instructions,
chanter des _Te Deum_ dans toutes les églises et des cantates dans tous
les théâtres. Chaque capitale, Paris, Vienne, Londres, Berlin, a ses
poëtes de circonstance; mais, nous le disons hautement, à la gloire des
muses italiennes, nul pays, sous le rapport de la louange rhythmée, ne
peut soutenir la comparaison avec Naples. Il semblait que, depuis le
départ du roi et surtout depuis ses succès, leur véritable vocation se
fût tout à coup révélée à deux ou trois mille poëtes. C'était une
pluie d'odes, de cantates, de sonnets, d'acrostiches, de quatrains, de
distiques qui, déjà montée à l'averse, menaçait de tourner au déluge; la
chose était arrivée à ce point que, jugeant inutile d'occuper le poëte
officiel de la cour, le signor Vacca, à un travail auquel tant d'autres
paraissaient s'être voués, la reine l'avait fait venir à Caserte, lui
donnant la charge de choisir entre les deux ou trois cents pièces de
vers qui arrivaient chaque jour de tous les quartiers de Naples, les
dix ou douze élucubrations poétiques qui mériteraient d'être lues au
théâtre, quand il y avait soirée extraordinaire au château, et dans le
salon, quand il y avait simple raout. Seulement, par une juste décision
de Sa Majesté, comme il avait été reconnu qu'il est plus fatigant de
lire dix ou douze mille vers par jour que d'en faire cinquante et même
cent,--ce qui, vu la commodité qu'offre la langue italienne pour ce
genre de travail, était le minimum et le maximum fixé au louangeur
patenté de Sa Majesté Ferdinand IV--on avait, pour tout le temps que
durerait cette recrudescence de poésie et ce travail auquel il pouvait
se refuser, doublé les appointements du signor Vacca.

La journée du 9 décembre 1789 avait fait époque au milieu des
laborieuses journées qui l'avaient précédée. Il signor Vacca avait
dépouillé un total de neuf cent pièces différentes, dont cent cinquante
odes, cent cantates, trois cent vingt sonnets, deux cent quinze
acrostiches, quarante-huit quatrains et soixante-quinze distiques. Une
cantate, dont le maître de chapelle Cimarosa avait fait immédiatement
la musique, quatre sonnets, trois acrostiches, un quatrain et deux
distiques avaient été jugés dignes de la lecture dans la salle de
spectacle du château de Caserte, où il y avait eu, dans cette
même soirée du 9 décembre, représentation extraordinaire; cette
représentation se composait des _Horaces_ de Dominique Cimarosa, et
de l'un des trois cents ballets qui ont été composés en Italie sous le
titre des _Jardins d'Armide_.

On venait de chanter la cantate, de déclamer les deux odes, de lire les
quatre sonnets, les trois acrostiches, le quatrain et les deux distiques
dont se composait le bagage poétique de la soirée, et cela au milieu
des six cents spectateurs que peut contenir la salle, lorsqu'on annonça
qu'un courrier venait d'arriver, apportant à la reine une lettre de son
auguste époux, laquelle lettre, contenant des nouvelles du _théâtre de
la guerre_, allait être communiquée à l'assemblée.

On battit des mains, on demanda avec rage lecture de la lettre, et
le sage chevalier Ubalde, qui se tenait prêt à dissiper, au petit
sifflement de sa baguette d'acier, les monstres qui gardent les
approches du palais d'Armide, fut chargé de faire connaître au public le
contenu du royal billet.

Il s'approcha couvert de son armure, portant sur son casque un panache
rouge et blanc, couleurs nationales du royaume des Deux-Siciles, salua
trois fois, baisa respectueusement la signature; puis, à haute et
intelligible voix, il donna lecture aux spectateurs de la lettre
suivante:

  «Ma très-chère épouse,

»J'ai été chasser ce matin à Corneto, où l'on avait préparé pour moi des
fouilles de tombeaux étrusques que l'on prétend remonter à l'antiquité
la plus reculée, ce qui eût été une grande fête pour sir William, s'il
n'avait pas eu la paresse de rester à Naples; mais, comme j'ai, à Cumes,
à Sant'Agata-dei-Goti et à Nola, des tombeaux bien autrement vieux que
leurs tombeaux étrusques, j'ai laissé mes savants fouiller tout à leur
aise et j'ai été droit à mon rendez-vous de chasse.

»Pendant tout le temps qu'a duré cette chasse, bien autrement fatigante
et bien moins giboyeuse que mes chasses de Persano ou d'Astroni, puisque
je n'y ai tué que trois sangliers, dont un, en récompense, qui m'a
éventré trois de mes meilleurs chiens, pesait plus de deux cents
rottoli, nous avons entendu le canon du côté de Civita-Castellana:
c'était Mack qui était occupé à battre les Français au point précis où
il nous avait annoncé qu'il les battrait; ce qui fait, comme vous le
voyez, le plus grand honneur à sa science stratégique. A trois heures et
demie, au moment où j'ai quitté la chasse pour revenir à Rome, le
bruit du canon n'avait pas encore cessé; il paraît que les Français se
défendent, mais cela n'a rien d'inquiétant, puisqu'ils ne sont que huit
mille et que Mack a quarante mille soldats.

»Je vous écris, ma chère épouse et maîtresse, avant de me mettre à
table. On ne m'attendait qu'à sept heures, et je suis arrivé à six
heures et demie; ce qui fait que, quoique j'eusse une grande faim, je
n'ai point trouvé mon dîner prêt et suis forcé d'attendre; mais, vous le
voyez, j'utilise agréablement ma demi-heure en vous écrivant.

»Après le dîner, j'irai au théâtre Argentina, où j'entendrai _il
Matrimonio segreto_, et où j'assisterai à un ballet composé en mon
honneur. Il est intitulé _l'Entrée d'Alexandre à Babylone_. Ai-je besoin
de vous dire, à vous qui êtes l'instruction en personne, que c'est une
allusion délicate à mon entrée à Rome? Si ce ballet est tel qu'on me
l'assure, j'enverrai celui qui l'a composé à Naples pour le monter au
théâtre Saint-Charles.

»J'attends dans la soirée la nouvelle d'une grande victoire; je vous
enverrai un courrier aussitôt que je l'aurai reçue.

»Sur ce, n'ayant point autre chose à vous dire que de vous souhaiter,
à vous et à nos chers enfants, une santé pareille à la mienne, je prie
Dieu qu'il vous ait dans sa sainte et digne garde.

  »FERDINAND B.»

Comme on le voit, la partie importante de la lettre disparaissait
complètement sous la partie secondaire; il y était beaucoup plus
question de la chasse au sanglier qu'avait faite le roi, que de la
bataille qu'avait livrée Mack. Louis XIV, dans son orgueil autocratique,
a dit le premier: l_'État, c'est moi_; mais cette maxime, même avant
qu'elle fut matérialisée par Louis XIV, était déjà, comme elle l'a été
depuis, celle de toutes les royautés despotiques.

Malgré son vernis d'égoïsme, la lettre de Ferdinand produisit l'effet
que la reine en attendait, et nul ne fut assez hardi dans son opposition
pour ne point partager l'espérance de Sa Majesté quant au résultat de la
bataille.

Le ballet fini, le théâtre évacué, les lumières éteintes, les invités
remontés dans les voitures qui devaient les ramener ou les disséminer
dans les maisons de campagne des environs de Caserte et de Santa Maria,
la reine rentra dans son appartement, avec les personnes de son intimité
qui, logeant au château, restaient à souper et à veiller avec elle; ces
personnes étaient avant tout Emma, les dames d'honneur de service, sir
William, lord Nelson, qui, depuis trois ou quatre jours seulement, était
de retour de Livourne, où il avait convoyé les huit mille hommes du
général Naselli; c'était le prince de Castelcicala, que son rang élevait
presque à la hauteur des illustres hôtes qui l'invitaient à leur table,
ou des nobles convives près desquels il s'asseyait, tandis que le
métier auquel il s'était soumis le plaçait moralement au-dessous de la
valetaille qui le servait; c'était Acton, qui, ne se dissimulant point
la responsabilité qui pesait sur lui, avait, depuis quelque temps,
redoublé de soins et de respects pour la reine, sentant bien qu'au jour
des revers, si ce jour-là arrivait, la reine serait son seul appui;
enfin, c'étaient, ce soir-là, par extraordinaire, les deux vieilles
princesses, que la reine, se souvenant de la recommandation que son
époux lui avait faite de ne point oublier que mesdames Victoire et
Adélaïde étaient, après tout, les filles du roi Louis XV, avait invitées
à venir passer une semaine à Caserte, et en même temps à amener avec
elles leurs sept gardes du corps, qui, sans être incorporés dans l'armée
napolitaine, devaient, toujours, sur la recommandation du roi, ayant
tous reçu du ministre Ariola la paye et le grade de lieutenant, manger
et loger avec les officiers de garde, et être fêtés par eux tandis que
les vieilles princesses seraient fêtées par la reine; seulement, pour
faire honneur aux vieilles dames jusque dans la personne de leurs gardes
du corps, chaque soir, elles avaient l'autorisation d'inviter à souper
un d'entre eux, qui, ce soir-là, devenait leur chevalier d'honneur.

Elles étaient arrivées depuis la veille, et, la veille, elles avaient
commencé leur série d'invitations par M. de Boccheciampe; ce soir-là,
c'était le tour de Jean-Baptiste de Cesare, et, comme elles s'étaient
retirées un instant dans leur appartement, en sortant du théâtre,
de Cesare--qui, du parterre, place des officiers, avait assisté au
spectacle,--de Cesare était allé les prendre à leur appartement pour
entrer avec elles chez la reine et être présenté à Sa Majesté et à ses
illustres convives.

Nous avons dit que Boccheciampe appartenait à la noblesse de Corse, et
de Cesare à une vieille famille de _caporali_, c'est-à-dire d'anciens
commandants militaires de district, et que tous deux avaient très-bon
air. Or, à ce bon air qu'il n'était point sans s'être reconnu à
lui-même, de Cesare avait ajouté, ce soir-là, tout ce que la toilette
d'un lieutenant permet d'ajouter à une jolie figure de vingt-trois ans
et à une tournure distinguée.

Cependant, cette jolie figure de vingt-trois ans et cette tournure, si
distinguée qu'elle fût, ne motivaient point le cri que poussa la reine
en l'apercevant et qui fut répété par Emma, par Acton, par sir William
et par presque tous les convives.

Ce cri était tout simplement un cri d'étonnement motivé par la
ressemblance extraordinaire de Jean-Baptiste de Cesare avec le prince
François, duc de Calabre; c'étaient le même teint rose, les mêmes yeux
bleu clair, les mêmes cheveux blonds, seulement un peu plus foncés, la
même taille, plus élancée peut-être: voilà tout.

De Cesare, qui n'avait jamais vu l'héritier de la couronne, et qui,
par conséquent, ignorait la faveur que le hasard lui avait faite de
ressembler à un fils de roi, de Cesare fut un peu troublé d'abord de cet
accueil bruyant auquel il ne s'attendait pas; mais il s'en tira en homme
d'esprit, disant que le prince lui pardonnerait l'audace involontaire
qu'il avait de lui ressembler, et, quant à la reine, comme tous ses
sujets étaient ses enfants, elle ne devait pas en vouloir à ceux qui
avaient pour elle, non-seulement le coeur, mais la ressemblance d'un
fils.

On se mit à table; le souper fut très-gai; en se retrouvant dans un
milieu qui rappelait Versailles, les deux vieilles princesses avaient
à peu près oublié la perte qu'elles avaient faite de leur soeur, perte
dont elles ne devaient pas se consoler; mais c'est un des privilèges des
deuils de cour de se porter en violet et de ne durer que trois semaines.

Ce qui rendait le souper si gai, c'est que tout le monde était persuadé,
comme le roi et d'après le roi, qu'à l'heure qu'il était, le canon qu'on
avait entendu annonçait la défaite des Français; ceux qui n'étaient
pas aussi convaincus ou du moins ceux qui étaient plus inquiets que les
autres faisaient un effort et mettaient leur physionomie au niveau des
visages les plus riants.

Nelson seul, malgré les flamboyantes effluves dont l'inondait le regard
d'Emma Lyonna, paraissait préoccupé et ne se mêlait point au choeur
d'espérance universelle dont on caressait la haine et l'orgueil de la
reine. Caroline finit par remarquer cette préoccupation du vainqueur
d'Aboukir, et, comme elle ne pouvait pas l'attribuer aux rigueurs
d'Emma, elle finit par s'enquérir près de lui-même des causes de son
silence et de son manque d'abandon.

--Votre Majesté désire savoir quelles sont les pensées qui me
préoccupent, demanda Nelson; eh bien, dût ma franchise déplaire à la
reine, je lui dirai en brutal marin que je suis: Votre Majesté, je suis
inquiet.

--Inquiet! et pourquoi, milord?

--Parce que je le suis toujours quand on tire le canon.

--Milord, dit la reine, il me semble que vous oubliez pour quelle part
vous êtes dans ce canon que l'on tire.

--Justement, madame, et c'est parce que je me rappelle la lettre à
laquelle vous faites allusion que mon inquiétude est double; car, s'il
arrivait quelque malheur à Votre Majesté, cette inquiétude se changerait
en remords.

--Pourquoi l'avez-vous écrite, alors? demanda la reine.

--Parce que vous m'aviez affirmé, madame, que votre gendre Sa Majesté
l'empereur d'Autriche se mettrait en campagne en même temps que vous.

--Et qui vous dit, milord, qu'il ne s'y est pas mis ou ne va pas s'y
mettre?

--S'il y était, madame, nous en saurions quelque chose; un César
allemand ne se met point en marche avec une armée de deux cent mille
hommes, sans que la terre tremble quelque peu; et, s'il n'y est pas à
cette heure, c'est qu'il ne s'y mettra pas avant le mois d'avril.

--Mais, demanda Emma, n'a-t-il point écrit au roi d'entrer en campagne,
assurant que, quand le roi serait à Rome, il s'y mettrait à son tour?

--Oui, je le crois, balbutia la reine.

--Avez-vous vu de vos yeux la lettre, madame? demanda Nelson fixant son
oeil gris sur la reine, comme si elle était une simple femme.

--Non; mais le roi l'a dit à M. Acton, dit la reine en balbutiant. Au
reste, en supposant que nous nous fussions trompés, ou que l'empereur
d'Autriche nous eût trompés, faudrait-il donc désespérer pour cela?

--Je ne dis pas précisément qu'il faudrait désespérer; mais j'aurais
bien peur que l'armée napolitaine seule ne fût pas de force à soutenir
le choc des Français.

--Comment! vous croyez que les dix mille Français de M. Championnet
peuvent vaincre soixante mille Napolitains commandés par le général
Mack, qui passe pour le premier stratégiste de l'Europe?

--Je dis, madame, que toute bataille est douteuse, que le sort de Naples
dépend de celle qui s'est livrée hier, je dis enfin que si, par malheur,
Mack était battu, dans quinze jours les Français seraient à Naples.

--Oh! mon Dieu! que dites-vous là? murmura madame Adélaïde en pâlissant.
Comment! nous aurions encore besoin de reprendre nos manteaux de
pèlerines? Entendez-vous ce que dit milord Nelson ma soeur?

--Je l'entends, répondit madame Victoire avec un soupir de résignation;
mais je remets notre cause aux mains du Seigneur.

--Aux mains du Seigneur! aux mains du Seigneur! c'est très-bien dit,
religieusement parlant; mais il paraît que le Seigneur a dans les mains
tant de causes dans le genre de la nôtre, qu'il n'a pas le temps de s'en
occuper.

--Milord, dit la reine à Nelson, aux paroles duquel elle attachait plus
d'importance qu'elle ne voulait en avoir l'air, vous estimez donc bien
peu nos soldats, que vous pensez qu'ils ne puissent vaincre six contre
un les républicains, que vous attaquez, vous, avec vos Anglais, à forces
égales et souvent inférieures?

--Sur mer, oui, madame, parce que la mer, c'est notre élément, à nous
autres Anglais. Naître dans une île, c'est naître dans un vaisseau à
l'ancre. Sur mer, je le dis hardiment, un marin anglais vaut deux marins
français; mais, sur terre, c'est autre chose: ce que les Anglais sont
sur mer, les Français le sont sur terre, madame. Dieu sait si je hais
les Français: Dieu sait si je leur ai voué une guerre d'extermination!
Dieu sait enfin si je voudrais que tout ce qui reste de cette nation
impie, qui renie son Dieu et qui coupe la tête à ses souverains, fût
dans un vaisseau, et tenir, avec le pauvre _Van-Guard_, tout mutilé
qu'il est, ce vaisseau bord à bord! Mais ce n'est point une raison,
parce que l'on déteste un ennemi, pour ne pas lui rendre justice. Qui
dit haine ne dit pas mépris. Si je méprisais les Français, je ne me
donnerais pas la peine de les haïr.

--Oh! voyons, cher lord, dit Emma, avec un de ces airs de tête qui
n'appartenaient qu'à elle, tant ils étaient gracieux et charmants, ne
faites pas ici l'oiseau de mauvais augure. Les Français seront battus
sur terre par le général Mack, comme ils l'ont été sur mer par l'amiral
Nelson... Et tenez, j'entends le bruit d'un fouet qui nous annonce des
nouvelles. Entendez-vous, madame? Entendez-vous, milord?... Eh bien,
c'est le courrier que nous promettait le roi et qui nous arrive.

Et, en effet, on entendit se rapprochant rapidement du château les
claquements réitérés d'un fouet; il n'était point difficile de deviner
que le bruit de ce fouet était l'éclatante musique par laquelle les
postillons ont l'habitude d'annoncer leur arrivée; mais, en même temps,
ce qui pouvait quelque peu embrouiller les idées des auditeurs, c'est
qu'on entendait le roulement d'une voiture. Cependant tout le monde se
leva par un mouvement spontané et prêta l'oreille.

Acton fit davantage encore: visiblement le plus ému de tous, il se
retourna vers la reine Caroline.

--Votre Majesté permet-elle que je m'informe? demanda-t-il.

La reine répondit par un signe de tête affirmatif.

Acton s'élança vers la porte, les yeux fixés sur les appartements par
lesquels devait arriver l'annonce d'un courrier ou le courrier lui-même.

On avait entendu le bruit de la voiture, qui s'arrêtait sous la voûte du
grand escalier.

Tout à coup, Acton, faisant trois pas en arrière, rentra à reculons dans
la salle, comme un homme frappé de quelque apparition impossible.

--Le roi! s'écria-t-il, le roi! Que veut dire cela?




                                LVIII

                   TOUT EST PERDU, VOIRE L'HONNEUR


Presque aussitôt, en effet, le roi entra, suivi du duc d'Ascoli. Une
fois arrivé, et n'ayant plus rien à craindre, le roi avait repris son
rang et était passé le premier.

Sa Majesté était dans une singulière disposition d'esprit; le dépit que
lui inspirait sa défaite luttait en elle contre la satisfaction d'avoir
échappé au danger, et il éprouvait ce besoin de railler qui lui était
naturel, mais qui devenait plus amer dans les circonstances où il se
trouvait.

Ajoutez à cela le malaise physique d'un homme, disons plus, d'un roi qui
vient de faire soixante lieues dans un mauvais calessino, sans trouver à
manger, par une froide journée et par une pluvieuse nuit de décembre.

--Brrrou! fit-il en entrant et en se frottant les mains sans paraître
faire attention aux personnes qui se trouvaient là. Il fait meilleur ici
que sur la route d'Albano; qu'en dis-tu, Ascoli?

Puis, comme les convives de la reine se confondaient en révérences:

--Bonsoir, bonsoir, continua-t-il; je suis bien content de trouver la
table mise. Depuis Rome, nous n'avons pas trouvé un morceau de viande à
nous mettre sous la dent. Du pain et du fromage sur le pouce ou plutôt
sous le pouce, comme c'est restaurant! Pouah! les mauvaises auberges
que celles de mon royaume, et comme je plains les pauvres diables qui
comptent sur elles! A table, d'Ascoli, à table! J'ai une faim d'enragé.

Et le roi se mit à table sans s'inquiéter s'il prenait la place de
quelqu'un et fit asseoir d'Ascoli près de lui.

--Sire, seriez-vous assez bon pour calmer mon inquiétude, fit la reine
en s'approchant de son auguste époux, dont le respect tenait tout le
monde éloigné, en me disant à quelle circonstance je dois le bonheur de
ce retour inattendu?

--Madame, vous m'avez raconté, je crois,--à coup sûr, ce n'est point
San-Nicandro,--l'histoire du roi François Ier, qui, après je ne sais
quelle bataille, prisonnier de je ne sais quel empereur, écrivait à
madame sa mère une longue lettre qui finissait par cette belle phrase:
_Tout est perdu, fors l'honneur_. Eh bien, supposez que j'arrive
de Pavie,--c'est le nom de la bataille, je me le rappelle
maintenant;--supposez donc que j'arrive de Pavie et que, n'ayant pas été
assez bête pour me laisser prendre comme le roi François Ier, au lieu de
vous écrire, je viens vous dire moi-même...

--Tout est perdu, fors l'honneur! s'écria la reine effrayée.

--Oh! non, madame, dit le roi avec un rire strident, il y a une petite
variante: _Tout est perdu, voire l'honneur!_

--Oh! sire, murmura d'Ascoli honteux, comme Napolitain, de ce cynisme du
roi.

--Si l'honneur n'est pas perdu, d'Ascoli, fit le roi en fronçant
le sourcil et en serrant les dents, preuve qu'il n'était pas aussi
insensible à la situation qu'il feignait de le paraître, après quoi donc
couraient ces gens qui couraient si fort, qu'en payant un ducat et demi
de guides, j'ai eu toutes les peines du monde à les dépasser? Après la
honte!

Tout le monde se taisait, et il s'était fait un silence de glace; car,
sans rien savoir encore, on soupçonnait déjà tout. Le roi, nous l'avons
dit, était assis et avait fait asseoir le duc d'Ascoli à son côté, et,
allongeant sa fourchette, il avait pris, sur le plat qui se trouvait en
face de lui, un faisan rôti qu'il avait divisé en deux parts et dont il
avait mis une moitié sur son assiette et passé l'autre à d'Ascoli.

Le roi regarda autour de lui et vit que tout le monde était debout, même
la reine.

--Asseyez-vous donc, asseyez-vous donc, dit-il; quand vous aurez mal
soupé, les affaires n'en iront pas mieux.

Se versant alors un plein verre de vin de Bordeaux, et passant la
bouteille à d'Ascoli:

--A la santé de Championnet! dit le roi. A la bonne heure! en voilà un
homme de parole; il avait promis aux républicains d'être à Rome avant
le vingtième jour, et il y sera revenu le dix-septième. C'est lui qui
mériterait de boire cet excellent bordeaux, et moi qui mérite de boire
de l'asprino.

--Comment, monsieur! que dites-vous? s'écria la reine. Championnet est à
Rome?

--Aussi vrai que je suis à Caserte. Seulement il n'y est peut-être pas
mieux reçu que je ne le suis ici.

--Si vous n'êtes pas mieux reçu, sire, si l'on ne vous a pas fait
l'accueil auquel vous avez droit, vous ne devez l'attribuer qu'à
l'étonnement que nous a causé votre présence, au moment où nous nous
attendions si peu au bonheur de vous revoir. Il y a à peine trois heures
que j'ai reçu une lettre de vous qui m'annonçait un courrier, lequel
devait m'apporter des nouvelles de la bataille.

--Eh bien, madame, reprit le roi, le courrier, c'est moi; les nouvelles,
les voici: nous avons été battus à plate couture. Que dites-vous de
cela, milord Nelson, vous, le vainqueur des vainqueurs?

--Une demi-heure avant que Votre Majesté arrivât, j'exprimais mes
craintes sur une défaite.

--Et personne de nous ne voulait y croire, sire, ajouta la reine.

--Il en est ainsi de la moitié des prophéties, et cependant milord
Nelson n'est point prophète dans son pays. En tout cas, c'était lui qui
avait raison et les autres qui avaient tort.

--Mais enfin, sire, ces quarante mille hommes avec lesquels le
général Mack devait, disait-il, écraser les dix mille républicains de
Championnet?...

--Eh bien, il paraît que Mack n'était pas prophète comme milord Nelson,
et que ce sont, au contraire, les dix mille républicains de Championnet
qui ont écrasé les quarante mille hommes de Mack. Dis donc, d'Ascoli,
quand je pense que j'ai écrit au souverain pontife de venir sur les
ailes des chérubins faire avec moi la pâque à Rome; j'espère qu'il ne
se sera point trop pressé d'accepter l'invitation. Passez-moi donc ce
cuissot de sanglier, Castelcicala, on ne dîne pas avec une moitié de
faisan quand on n'a pas mangé depuis vingt-quatre heures.

Puis, se tournant vers la reine:

--Avez-vous encore d'autres questions à me faire, madame? lui
demanda-t-il.

--Une dernière, sire.

--Faites.

--Je m'informerai de Votre Majesté, à quel propos cette mascarade.

Et Caroline montra d'Ascoli avec son habit brodé, ses croix, ses cordons
et ses crachats.

--Quelle mascarade?

--Le duc d'Ascoli vêtu en roi!

--Ah! oui, et le roi vêtu en duc d'Ascoli! Mais, d'abord, asseyez-vous;
cela me gêne de manger assis, tandis que vous êtes tous debout autour
de moi, et surtout Leurs Altesses royales, dit le roi se levant, se
tournant vers Mesdames et saluant.

--Sire! dit madame Victoire, quelles que soient les circonstances dans
lesquelles nous la revoyons, que Votre Majesté soit bien persuadée que
nous sommes heureuses de la revoir.

--Merci, merci. Et qu'est-ce que c'est que ce beau jeune lieutenant-là
qui se permet de ressembler à mon fils?

--Un des sept gardes que vous avez accordés à Leurs Altesses royales,
dit la reine; M. de Cesare est de bonne famille corse, sire, et,
d'ailleurs, l'épaulette anoblit.

--Quand celui qui la porte ne la dégrade pas... Si ce que Mack m'a
dit est vrai, il y a dans l'armée pas mal d'épaulettes à faire changer
d'épaule. Servez bien mes cousines, monsieur de Cesare, et nous vous
garderons une de ces épaulettes-là.

Le roi fit signe de s'asseoir, et l'on s'assit, quoique personne ne
mangeât.

--Et maintenant, dit Ferdinand à la reine, vous me demandiez pourquoi
d'Ascoli était vêtu en roi et pourquoi, moi, j'étais vêtu en d'Ascoli?
D'Ascoli va vous raconter cela. Raconte, duc, raconte.

--Ce n'est pas à moi, sire, à me vanter de l'honneur que m'a fait Votre
Majesté.

--Il appelle cela un honneur! pauvre d'Ascoli!... Eh bien, je vais vous
le raconter, moi, l'honneur que je lui ai fait. Imaginez-vous qu'il
m'était revenu que ces misérables jacobins avaient dit qu'ils me
pendraient si je tombais entre leurs mains.

--Ils en eussent bien été capables!

--Vous le voyez, madame, vous aussi, vous êtes de cet avis... Eh bien,
comme nous sommes partis tels que nous étions et sans avoir le temps de
nous déguiser, à Albano, j'ai dit à d'Ascoli: «Donne-moi ton habit et
prends le mien, afin que, si ces gueux de jacobins nous prennent, ils
croient que tu es le roi et me laissent fuir; puis, quand je serai en
sûreté, tu leur expliqueras que ce n'est pas toi qui es le roi.» Mais
une chose à laquelle n'avait pas pensé le pauvre d'Ascoli, ajouta le roi
en éclatant de rire, c'est que, si nous eussions été pris, ils ne lui
auraient pas donné le temps de s'expliquer, et qu'ils auraient commencé
par le pendre, quitte à écouter ses explications après.

--Si fait, sire, j'y avais pensé, répondit simplement le duc, et c'est
pour cela que j'ai accepté.

--Tu y avais pensé?

--Oui, sire.

--Et, malgré cela, tu as accepté?

--J'ai accepté, comme j'ai l'honneur de le dire à Votre Majesté, fit
d'Ascoli en s'inclinant, à cause de cela.

Le roi se sentit de nouveau touché de ce dévouement si simple et si
noble; d'Ascoli était celui de ses courtisans qui lui avait le moins
demandé et pour lequel il n'avait jamais, par conséquent, pensé à rien
faire.

--D'Ascoli, dit le roi, je te l'ai déjà dit et je te le répète, tu
garderas cet habit, tel qu'il est, avec ses cordons et ses plaques, en
souvenir du jour où tu t'es offert à sauver la vie à ton roi, et moi,
je garderai le tien en souvenir de ce jour aussi. Si jamais tu avais une
grâce à me demander ou un reproche à me faire, d'Ascoli, tu mettrais cet
habit et tu viendrais à moi.

--Bravo! sire, s'écria de Cesare, voilà ce qui s'appelle récompenser!

--Eh bien, jeune homme, dit madame Adélaïde, oubliez-vous que vous avez
l'honneur de parler à un roi?

--Pardon, Votre Altesse, jamais je ne m'en suis souvenu davantage, car
jamais je n'ai vu un roi plus grand.

--Ah! ah! dit Ferdinand, il y a du bon dans ce jeune homme. Viens ici!
comment t'appelles-tu?

--De Cesare, sire.

--De Cesare, je t'ai dit que tu pourrais bien gagner une paire
d'épaulettes arrachées aux épaules d'un lâche; tu n'attendras point
jusque-là, et tu n'auras point cette honte: je te fais capitaine.
Monsieur Acton, vous veillerez à ce que son brevet lui soit expédié
demain; vous y ajouterez une gratification de mille ducats.

--Que Votre Majesté me permettra de partager avec mes compagnons, sire?

--Tu feras comme tu voudras; mais, en tout cas, présente-toi demain
devant moi avec les insignes de ton nouveau grade, afin que je sois sûr
que mes ordres ont été exécutés.

Le jeune homme s'inclina et regagna sa place à reculons.

--Sire, dit Nelson, permettez-moi de vous féliciter; vous avez été deux
fois roi dans cette soirée.

--C'est pour les jours où j'oublie de l'être, milord, répondit Ferdinand
avec cet accent qui flottait entre la finesse et la bonhomie; ce qui
rendait si difficile de porter un jugement sur son compte.

Puis, se tournant vers le duc:

--Eh bien, d'Ascoli, lui dit le roi, pour en revenir à nos moutons,
est-ce marché fait?

--Oui, sire, et la reconnaissance est toute de mon côté, répliqua
d'Ascoli. Seulement, que Votre Majesté ait la bonté de me rendre une
petite tabatière d'écaille sur laquelle se trouve le portrait de ma
fille et qui est dans la poche de ma veste, et moi, de mon côté, je vous
restituerai cette lettre de Sa Majesté l'empereur d'Autriche, que
Votre Majesté a mise dans sa poche après en avoir lu la première ligne
seulement.

--C'est vrai, je me le rappelle. Donne, duc:

--La voilà, sire.

Le roi prit la lettre des mains de d'Ascoli et l'ouvrit machinalement.

--Notre gendre se porte bien? demanda la reine avec une certaine
inquiétude.

--Je l'espère; au reste, je vais vous le dire, attendu que, comme me
le faisait observer d'Ascoli, la lettre m'a été remise au moment où je
montais à cheval.

--De sorte, insista la reine, que vous n'en avez lu que la première
ligne?

--Laquelle me félicitait sur mon entrée triomphale à Rome; or, comme
le moment était mal choisi, attendu qu'elle arrivait juste au moment
où j'allais en sortir peu triomphalement, je n'ai pas jugé à propos de
perdre mon temps à la lire. Maintenant, c'est autre chose, et, si vous
permettez, je...

--Faites, sire, dit la reine en s'inclinant.

Le roi se mit à lire; mais, à la deuxième ou troisième ligne, sa figure
se décomposa tout à coup, et, changeant d'expression, s'assombrit
visiblement.

La reine et Acton échangèrent un regard, et leurs yeux se fixèrent
avidement sur cette lettre, que le roi continuait de lire avec une
agitation croissante.

--Ah! fit le roi, voilà, par saint Janvier, qui est étrange, et, à moins
que la peur ne m'ait donné la berlue...

--Mais qu'y a-t-il donc, sire? demanda la reine.

--Rien, madame, rien... Sa Majesté l'empereur m'annonce une nouvelle à
laquelle je ne m'attendais pas, voilà tout.

--A l'expression de votre visage, sire, je crains qu'elle ne soit
mauvaise.

--Mauvaise! vous ne vous trompez point, madame; nous sommes dans notre
jour; vous le savez, il y a un proverbe qui dit: «Les corbeaux volent
par troupes.» Il paraît que les mauvaises nouvelles sont comme les
corbeaux.

En ce moment, un valet de pied s'approcha du roi, et, se penchant à son
oreille:

--Sire, lui dit-il, la personne que Votre Majesté a fait demander en
descendant de voiture, et qui, par hasard, était à San-Leucio, attend
Votre Majesté dans son appartement.

--C'est bien, répondit le roi, j'y vais. Attendez. Informez-vous si
Ferrari... C'est lui qui était porteur de ma nouvelle dépêche, n'est-ce
pas?

--Oui, sire.

--Eh bien, informez-vous s'il est encore ici.

--Oui, sire; il allait repartir lorsqu'il a appris votre arrivée.

--C'est bien. Dites-lui de ne pas bouger. J'aurai besoin de lui dans un
quart d'heure ou une demi-heure.

Le valet de pied sortit.

--Madame, dit le roi, vous m'excuserez si je vous quitte, mais je n'ai
pas besoin de vous apprendre qu'après la course un peu forcée que je
viens de faire, j'ai besoin de repos.

La reine fit avec la tête un signe d'adhésion.

Alors, s'adressant aux deux vieilles princesses, qui n'avaient pas cessé
de chuchoter avec inquiétude depuis qu'elles connaissaient l'état des
choses:

--Mesdames, dit-il, j'eusse voulu vous offrir une hospitalité plus sûre
et surtout plus durable; mais, en tout cas, si vous étiez obligées de
quitter mon royaume et qu'il ne vous plût pas de venir où nous serons
peut-être forcés d'aller, je n'aurais aucune inquiétude sur Vos Altesses
royales tant qu'elles auraient pour gardes du corps le capitaine de
Cesare et ses compagnons.

Puis, à Nelson:

--Milord Nelson, continua-t-il, je vous verrai demain, j'espère, ou
plutôt aujourd'hui, n'est-ce pas? Dans les circonstances où je me
trouve, j'ai besoin de connaître les amis sur lesquels je puis compter
et jusqu'à quel point je puis compter sur eux.

Nelson s'inclina.

--Sire, répliqua-t-il, j'espère que Votre Majesté n'a pas douté et ne
doutera jamais ni de mon dévouement, ni de l'affection que lui porte mon
auguste souverain, ni de l'appui que lui prêtera la nation anglaise.

Le roi fit un signe qui voulait dire à la fois «Merci,» et «Je compte
sur votre promesse.»

Puis, s'approchant de d'Ascoli:

--Mon ami, je ne te remercie pas, lui dit-il; tu as fait une chose si
simple, à ton avis du moins, que cela n'en vaut pas la peine.

Enfin, se tournant vers l'ambassadeur d'Angleterre:

--Sir William Hamilton, continua-t-il, vous souvient-il qu'au moment où
cette malheureuse guerre a été décidée, je me suis, comme Pilate, lavé
les mains de tout ce qui pouvait arriver?

--Je m'en souviens parfaitement, sire; c'était même le cardinal Ruffo
qui vous tenait la cuvette, répondit sir William.

--Eh bien, maintenant, arrive qui plante, cela ne me regarde plus; cela
regarde ceux qui ont tout fait sans me consulter, et qui, lorsqu'ils
m'ont consulté, n'ont pas voulu écouter mes avis.

Et, ayant enveloppé d'un même regard de reproche la reine et Acton, il
sortit.

La reine se rapprocha vivement d'Acton.

--Avez-vous entendu, Acton? lui dit-elle. Il a prononcé le nom de
Ferrari après avoir lu la lettre de l'empereur.

--Oui, certes, madame, je l'ai entendu; mais Ferrari ne sait rien: tout
s'est passé pendant son évanouissement et son sommeil.

--N'importe! il sera prudent de nous débarrasser de cet homme.

--Eh bien, dit Acton, on s'en débarrassera.




                                  LIX

             OÙ SA MAJESTÉ COMMENCE PAR NE RIEN COMPRENDRE
                  ET FINIT PAR N'AVOIR RIEN COMPRIS.


Le personnage qui attendait le roi dans son appartement et qui par
hasard se trouvait à San-Leucio quand le roi l'avait demandé, c'était le
cardinal Ruffo, c'est-à-dire celui auquel le roi avait toujours recouru
dans les cas extrêmes.

Or, au cas extrême dans lequel se trouvait le roi à son arrivée, s'était
jointe une complication inattendue qui lui faisait encore désirer
davantage de consulter son conseil.

Aussi le roi s'élança-t-il dans sa chambre en criant:

--Où est-il? où est-il?

--Me voilà, sire, répondit le cardinal en venant au-devant de Ferdinand.

--Avant tout, pardon, mon cher cardinal, de vous avoir fait éveiller à
deux heures du matin.

--Du moment que ma vie elle-même appartient à Sa Majesté, mes nuits
comme mes jours sont à elle.

--C'est que, voyez-vous, mon Éminentissimes, jamais je n'ai eu plus
besoin du dévouement de mes amis qu'à cette heure.

--Je suis heureux et fier que le roi me mette au nombre de ceux sur le
dévouement desquels il peut compter.

--En me voyant revenir d'une manière si inattendue, vous vous doutez de
ce qui arrive, n'est-ce pas?

--Le général Mack s'est fait battre, je présume.

--Ah! ç'a été lestement fait, allez! en une seule fois et d'un seul
coup. Nos quarante mille Napolitains, à ce qu'il paraît, et c'est le cas
de le dire, n'y ont vu que du feu.

--Ai-je besoin de dire à Votre Majesté que je m'y attendais?

--Mais, alors, pourquoi m'avez-vous conseillé la guerre?

--Votre Majesté se rappellera que c'était à une condition seulement que
je lui donnais ce conseil-là.

--Laquelle?

--C'est que l'empereur d'Autriche marcherait sur le Mincio en même temps
que Votre Majesté marcherait sur Rome; mais il paraît que l'empereur n'a
point marché.

--Vous touchez là un bien autre mystère, mon éminentissime.

--Comment?

--Vous vous rappelez parfaitement la lettre par laquelle l'empereur me
disait qu'aussitôt que je serais à Rome, il se mettrait en campagne,
n'est-ce pas?

--Parfaitement; nous l'avons lue, examinée et paraphrasée ensemble.

--Je dois justement l'avoir ici dans mon portefeuille particulier.

--Eh bien, sire? demanda le cardinal.

--Eh bien, prenez connaissance de cette autre lettre que j'ai reçue
à Rome au moment où je mettais le pied à l'étrier, et que je n'ai lue
entièrement que ce soir, et, si vous y comprenez quelque chose, je
déclare non-seulement que vous êtes plus fin que moi, ce qui n'est pas
bien difficile, mais encore que vous êtes sorcier.

--Sire, ce serait une déclaration que je vous prierais de garder pour
vous. Je ne suis pas déjà si bien en cour de Rome.

--Lisez, lisez.

Le cardinal prit la lettre et lut:

«Mon cher frère et cousin, oncle et beau-père, allié et confédéré...»

--Ah! dit le cardinal en s'interrompant, celle-là est de la main tout
entière de l'empereur.

--Lisez, lisez, fit le roi.

Le cardinal lut:

«Laissez-moi d'abord vous féliciter de votre entrée triomphale à Rome.
Le dieu des batailles vous a protégé, et je lui rends grâces de la
protection qu'il vous a accordée; cela est d'autant plus heureux qu'il
paraît s'être fait entre nous un grand malentendu...»

Le cardinal regarda le roi.

--Oh! vous allez voir, mon éminentissime; vous n'êtes pas au bout, je
vous en réponds.

Le cardinal continua.

«Vous me dites, dans la lettre que vous me faites l'honneur de m'écrire
pour m'annoncer vos victoires, que je n'ai plus, de mon côté, qu'à
tenir ma promesse, comme vous avez tenu les vôtres; et vous me dites
clairement que cette promesse que je vous ai faite était d'entrer en
campagne aussitôt que vous seriez à Rome...»

--Vous vous rappelez parfaitement, n'est-ce pas, mon éminentissime, que
l'empereur mon neveu avait pris cet engagement?

--Il me semble que c'est écrit en toutes lettres dans sa dépêche.

--D'ailleurs, continua le roi, qui, tandis que le cardinal lisait
la première partie de la lettre de l'empereur, avait ouvert son
portefeuille et y avait retrouvé la première missive, nous allons
en juger: voici la lettre de mon cher neveu; nous la comparerons à
celle-ci, et nous verrons bien qui, de lui ou de moi, a tort. Continuez,
continuez.

Le cardinal, en effet, continua:

«Non-seulement je ne vous ai pas promis cela, mais je vous ai, au
contraire, positivement écrit que je ne me mettrais en campagne
qu'à l'arrivée du général Souvorov et de ses quarante mille Russes,
c'est-à-dire vers le mois d'avril prochain...»

--Vous comprenez, mon éminentissime, reprit le roi, qu'un de nous deux
est fou.

--Je dirai même un de nous trois, reprit le cardinal, car je l'ai lu
comme Votre Majesté.

--Eh bien, alors, continuez.

Le cardinal se remit à sa lecture.

«Je suis d'autant plus sûr de ce que je vous dis, mon cher oncle et
beau-père, que, selon la recommandation que Votre Majesté m'en avait
faite j'ai écrit la lettre que j'ai eu l'honneur de lui adresser tout
entière de ma main...»

--Vous entendez? de sa main!

--Oui; mais je dirai, comme Votre Majesté, que je n'y comprends
absolument rien.

--Vous allez voir, Éminence, qu'il n'y a de l'auguste main de mon neveu,
au contraire, que l'adresse, l'en-tête et la salutation.

--Je me rappelle tout cela parfaitement.

--Continuez, alors.

Le cardinal reprit:

«Et que, pour ne m'écarter en rien de ce que j'avais l'honneur de dire
à Votre Majesté, j'en ai fait prendre copie par mon secrétaire; cette
copie, je vous l'envoie afin que vous la compariez à l'original et que
vous vous assuriez de visu qu'il ne pouvait y avoir, dans mes phrases,
aucune ambiguïté qui vous induisit en pareille erreur...»

Le cardinal regarda le roi.

--Y comprenez-vous quelque chose? demanda Ferdinand.

--Pas plus que vous, sire; mais permettez que j'aille jusqu'au bout.

--Allez, allez! ah! nous sommes dans de beaux draps, mon cher cardinal!

«Et, comme j'avais l'honneur de le dire à Votre Majesté, continua Ruffo,
je suis doublement heureux que la Providence ait béni ses armes; car,
si au lieu d'être victorieuse, elle eût été battue, il m'eût été
impossible, sans manquer aux engagements pris par moi envers les
puissances confédérées, d'aller à son secours, et j'eusse été obligé, à
mon grand regret, de l'abandonner à sa mauvaise fortune; ce qui eût été
pour mon coeur un grand désespoir que, par bonheur, la Providence m'a
épargné en lui accordant la victoire...»

--Oui, la victoire, dit le roi, elle est belle, la victoire!

«Et maintenant, recevez, mon cher frère et cousin, oncle et
beau-père...»

--_Et coetera, et coetera!_ interrompit le roi. Ah!... Et maintenant,
mon cher cardinal, voyons la copie de la prétendue lettre, dont, par
bonheur, j'ai conservé l'original.

Cette copie était effectivement incluse dans la lettre. Ruffo la tenait,
il la lut. C'était bien celle de la dépêche qui avait été décachetée
par la reine et Acton, et qui, leur ayant paru mal seconder leur désir,
avait été remplacée par la lettre falsifiée que le roi tenait à la main,
prêt à la comparer à la copie que lui envoyait François II.

Quand nous aurons remis sous les yeux de nos lecteurs cette copie de la
véritable lettre,--comme nous croyons la chose nécessaire à la clarté de
notre récit,--on jugera de l'étonnement où elle devait jeter le roi.

  «Château de Schoenbrünn, 28 septembre 1798.

»Très-excellent frère, cousin et oncle, allié et confédéré.

»Je réponds à Votre Majesté de ma main, comme elle m'a écrit de la
sienne.

»Mon avis, d'accord avec celui du conseil aulique, est que nous ne
devons commencer la guerre contre la France que quand nous aurons réuni
toutes nos chances de succès; et une des chances sur lesquelles il m'est
permis de compter, c'est la coopération des 40,000 hommes de troupes
russes conduites par le feld-maréchal Souvorov, à qui je compte donner
le commandement en chef de nos armées; or, ces 40,000 hommes ne seront
ici qu'à la fin de mars. Temporisez donc, mon très-excellent frère,
cousin et oncle; retardez par tous les moyens possibles l'ouverture des
hostilités; je ne crois pas que la France soit plus que nous désireuse
de faire la guerre; profitez de ses dispositions pacifiques; donnez
quelque raison, bonne ou mauvaise, de ce qui s'est passé; et, au mois
d'avril, nous entrerons en campagne avec tous nos moyens.

»Sur ce, et la présente n'étant à autre fin, je prie, mon très-cher
frère, cousin et oncle, allié et confédéré, que Dieu vous ait en sa
sainte et digne garde.

  »FRANÇOIS.»

--Et, maintenant que vous venez de lire la prétendue copie, dit le roi,
lisez l'original, et vous verrez s'il ne dit pas tout le contraire.

Et il passa au cardinal la lettre falsifiée par Acton et par la reine,
lettre qu'il lut tout haut, comme il avait fait de la première.

Comme la première, elle doit être mise sous les yeux de nos lecteurs,
qui se souviennent peut-être du sens, mais qui, à coup sur, ont oublié
le texte:

La voici:

  «Château de Schoenbrünn, 28 septembre 1798.

  »Très-excellent frère, cousin et oncle, allié et
  confédéré,

»Rien ne pouvait m'être-plus agréable que la lettre que vous m'écrivez
et dans laquelle vous me promettez de vous soumettre en tout point à
mon avis. Les nouvelles qui m'arrivent de Rome me disent que l'armée
française est dans l'abattement le plus complet; il en est tout autant
de l'armée de la haute Italie.

»Chargez-vous donc de l'une, mon très-excellent frère, cousin et oncle,
allié et confédéré; je me chargerai de l'autre. A peine aurai-je appris
que vous êtes à Rome, que, de mon côté, j'entre en campagne avec 140,000
hommes; vous en avez de votre côté 60,000; j'attends 40,000 Russes;
c'est plus qu'il n'en faut pour que le prochain traité de paix, au lieu
de s'appeler le traité de Campo-Formio, s'appelle le traité de Paris.

»Sur ce, et la présente n'étant à autre fin, je prie, mon très-cher
frère, cousin et oncle, allié et confédéré, que Dieu vous ait en sa
sainte et digne garde.

  »FRANÇOIS.»

Le cardinal demeura pensif après avoir achevé sa lecture.

--Eh bien, éminentissime, que pensez-vous de cela? dit le roi.

--Que l'empereur a raison, mais que Votre Majesté n'a pas tort.

--Ce qui signifie?

--Qu'il y a là-dessous, comme l'a dit Votre Majesté, quelque mystère
terrible peut-être; plus qu'un mystère, une trahison.

--Une trahison! Et qui avait intérêt à me trahir?

--C'est me demander le nom des coupables, sire et je ne les connais pas.

--Mais ne pourrait-on pas les connaître?

--Cherchons-les, je ne demande pas mieux que d'être le limier de
Votre Majesté; Jupiter a bien, trouvé Ferrari... Et tenez, à propos de
Ferrari, sire, il serait bon de l'interroger.

--Cela a été ma première pensée; aussi lui ai-je fait dire de se tenir
prêt.

--Alors, que Votre Majesté le fasse venir.

Le roi sonna; le même valet de pied qui était venu lui parler à table
parut.

--Ferrari! demanda le roi.

--Il attend dans l'antichambre, sire.

--Fais-le entrer.

--Votre Majesté m'a dit qu'elle était sûre de cet homme.

--C'est-à-dire, Éminence, que je vous ai dit que je croyais en être sûr.

--Eh bien, j'irai plus loin que Votre Majesté, j'en suis sûr, moi.

Ferrari parut à la porte, botté, éperonné, prêt à partir.

--Viens ici, mon brave, lui dit le roi.

--Aux ordres de Votre Majesté. Mes dépêches, sire?

--Il ne s'agit pas de dépêches ce soir, mon ami, dit le roi; il s'agit
seulement de répondre à nos questions.

--Je suis prêt, sire.

--Interrogez, cardinal.

--Mon ami, dit Ruffo au courrier, le roi a la plus grande confiance en
vous.

--Je crois l'avoir méritée par quinze ans de bons et loyaux services,
monseigneur.

--C'est pourquoi le roi vous prie de rappeler tous vos souvenirs, et
il veut bien vous prévenir par ma voix qu'il s'agit d'une affaire
très-importante.

--J'attends votre bon plaisir, monseigneur, dit Ferrari.

--Vous vous rappelez bien les moindres circonstances de votre voyage à
Vienne, n'est-ce pas? demanda le cardinal.

--Comme si j'en arrivais, monseigneur.

--C'est bien l'empereur qui vous a remis lui-même la lettre que vous
avez apportée au roi?

--Lui-même, oui, monseigneur, et j'ai déjà eu l'honneur de le dire à
Sa Majesté.--Sa Majesté désirerait en recevoir une seconde fois
l'assurance de votre bouche.

--J'ai l'honneur de la lui donner.

--Où avez-vous mis la lettre de l'empereur?

--Dans cette poche-là, dit Ferrari en ouvrant sa veste.

--Où vous êtes-vous arrêté?

--Nulle part, excepté pour changer de cheval.

--Où avez-vous dormi?

--Je n'ai pas dormi.

--Hum! fit le cardinal; mais j'ai entendu dire--vous nous avez même
dit--qu'il vous était arrivé un accident.

--Dans la cour du château, monseigneur; j'ai fait tourner mon cheval
trop court, il s'est abattu des quatre pieds, ma tête a porté contre une
borne, et je me suis évanoui.

--Où avez-vous repris vos sens?

--Dans la pharmacie.

--Combien de temps êtes-vous resté sans connaissance?

--C'est facile à calculer, monseigneur. Mon cheval s'est abattu vers une
heure ou une heure et demie du matin, et, quand j'ai rouvert les yeux,
il commençait à faire jour.

--Au commencement d'octobre, il fait jour vers cinq heures et demie du
matin, six heures peut-être; c'est donc pendant quatre heures environ
que vous êtes resté évanoui?

--Environ, oui, monseigneur.

--Qui était près de vous quand vous avez rouvert les yeux?

--Le secrétaire de Son Excellence le capitaine général, M. Richard, et
le chirurgien de Santa-Maria.

--Vous n'avez aucun soupçon que l'on ait touché à la lettre qui était
dans votre poche?

--Quand je me suis réveillé, la première chose que j'ai faite a été
d'y porter la main, elle y était toujours. J'ai examiné le cachet et
l'enveloppe, ils m'ont paru intacts.

--Vous aviez donc quelques doutes?

--Non, monseigneur, j'ai agi instinctivement.

--Et ensuite?

--Ensuite, monseigneur, comme le chirurgien de Santa-Maria m'avait pansé
pendant mon évanouissement, on m'a fait prendre un bouillon; je suis
parti, et j'ai remis ma lettre à Sa Majesté. Du reste, vous étiez là,
monseigneur.

--Oui, mon cher Ferrari, et je crois pouvoir affirmer au roi que, dans
toute cette affaire, vous vous êtes conduit en bon et loyal serviteur.
Voilà tout ce que l'on désirait savoir de vous; n'est-ce pas, sire?

--Oui, répondit Ferdinand.

--Sa Majesté vous permet donc de vous retirer, mon ami, et de prendre un
repos dont vous devez avoir grand besoin.

--Oserai-je demander à Sa Majestés! j'ai démérité en rien de ses bontés?

--Au contraire, mon cher Ferrari, dit le roi, au contraire, et tu es
plus que jamais l'homme de ma confiance.

--Voilà tout ce que je désirais savoir, sire; car c'est la seule
récompense que j'ambitionne.

Et il se retira heureux de l'assurance que lui donnait le roi.

--Eh bien? demanda Ferdinand.

--Eh bien, sire, s'il y a eu substitution de lettre, ou changement fait
à la lettre, c'est pendant l'évanouissement de ce malheureux que la
chose a eu lieu.

--Mais, comme il vous l'a dit, mon éminentissime, le cachet et
l'enveloppe étaient intacts.

--Une empreinte de cachet est facile à prendre.

--On aurait donc contrefait la signature de l'empereur? Dans tous les
cas, celui qui aurait fait le coup serait un habile faussaire.

--On n'a pas eu besoin de contrefaire la signature de l'empereur, sire.

--Comment s'y est-on pris, alors?

--Remarquez, sire, que je ne vous dis pas ce que l'on a fait.

--Que me dites-vous donc?

--Je dis à Votre Majesté ce que l'on aurait pu faire.

--Voyons.

--Supposez, sire, que l'on se soit procuré ou que l'on ait fait faire un
cachet représentant la tête de Marc-Aurèle.

--Après?

--On aurait pu amollir la cire du cachet en la plaçant au-dessus d'une
bougie, ouvrir la lettre, la plier ainsi...

Et Ruffo la plia, en effet, comme avait fait Acton.

--Pour quoi faire la plier ainsi? demanda le roi.

--Pour sauvegarder l'en-tête et la signature; puis, avec un acide
quelconque, enlever l'écriture, et, à la place de ce qui y était alors,
mettre ce qu'il y a aujourd'hui.

--Vous croyez cela possible, Éminence?

--Rien de plus facile; je dirai même que cela expliquerait parfaitement,
vous en conviendrez, sire, une lettre d'une écriture étrangère entre un
en-tête et une salutation de l'écriture de l'empereur.

--Cardinal! cardinal! dit le roi après avoir examiné la lettre avec
attention, vous êtes un bien habile homme.

Le cardinal s'inclina.

--Et maintenant, qu'y a-t-il à faire, à votre avis? demanda le roi.

--Laissez-moi le reste de la nuit pour y penser, répliqua le cardinal,
et, demain, nous en reparlerons.

--Mon cher Ruffo, dit le roi, n'oubliez pas que, si je ne vous fais pas
premier ministre, c'est que je ne suis pas le maître.

--J'en suis si bien convaincu, sire, que, tout en ne l'étant pas, j'en
ai la même reconnaissance à Votre Majesté que si je l'étais.

Et, saluant le roi avec son respect accoutumé, le cardinal sortit,
laissant Sa Majesté pénétrée d'admiration pour lui.




                                  LX

                     OÙ VANNI TOUCHE ENFIN AU BUT
                QU'IL AMBITIONNAIT DEPUIS SI LONGTEMPS.


On se rappelle la recommandation qu'avait faite le roi Ferdinand dans
une de ses lettres à la reine. Cette recommandation disait de ne point
laisser languir en prison Nicolino Caracciolo et de presser le marquis
Vanni, procureur fiscal, d'instruire le plus promptement possible
son procès. Nos lecteurs ne se sont point trompés, nous l'espérons, à
l'intention de la recommandation susdite, et ne lui ont rien reconnu de
philanthropique. Non! le roi avait, comme la reine, ses motifs de haine
à lui: il se rappelait que l'élégant Nicolino Caracciolo, descendu du
Pausilippe pour fêter, dans le golfe de Naples, Latouche-Tréville et ses
marins, avait été un des premiers à offusquer ses yeux en abandonnant la
poudre, en immolant sa queue aux idées nouvelles et en laissant pousser
ses favoris, et qu'il avait enfin, un des premiers toujours à marcher
dans la mauvaise voie, substitué insolemment le pantalon à la culotte
courte.

En outre, Nicolino, on le sait, était frère du beau duc de Rocca-Romana,
qui, à tort ou à raison, avait passé pour être l'objet d'un de
ces nombreux et rapides caprices de la reine, non enregistrés par
l'histoire, qui dédaigne ces sortes de détails, mais constatés par la
chronique scandaleuse des cours qui en vit; or, le roi ne pouvait se
venger du duc de Rocca-Romana, qui n'avait pas changé un bouton à son
costume, ne s'était rien coupé, ne s'était rien laissé pousser, et, par
conséquent, était resté dans les plus strictes règles de l'étiquette; il
n'était donc pas fâché,--un mari si débonnaire qu'il soit ayant toujours
quelque rancune contre les amants de sa femme,--il n'était donc pas
fâché, n'ayant point de prétexte plausible pour se venger du frère aîné,
d'en rencontrer un pour se venger du frère cadet. D'ailleurs, comme
titre personnel à l'antipathie du roi, Nicolino Caracciolo était entaché
du péché originel d'avoir une Française pour mère, et, de plus, étant
déjà à moitié Français de naissance, d'être encore tout à fait Français
d'opinion.

On a vu, d'ailleurs, que les soupçons du roi, tout vagues et instinctifs
qu'ils étaient sur Nicolino Caracciolo, n'étaient point tout à
fait dénués de fondement, puisque Nicolino était lié à cette grande
conspiration qui s'étendait jusqu'à Rome, et qui avait pour but, en
appelant les Français à Naples, d'y faire entrer avec eux la lumière, le
progrès, la liberté.

Maintenant, on se rappelle par quelle suite de circonstances inattendues
Nicolino Caracciolo avait été amené à prêter à Salvato, trempé par l'eau
de la mer, des habits et des armes; comment, une lettre de femme qu'il
avait oubliée dans la poche de sa redingote ayant été trouvée par
Pasquale de Simone, avait été remise par celui-ci à la reine et par la
reine à Acton; nous avons presque assisté à l'expérience chimique qui,
en enlevant le sang, avait laissé subsister l'écriture, et nous avons
assisté tout à fait à l'expérience poétique qui, en dénonçant la femme,
avait permis de s'emparer de son amant; or, l'amant arrêté et conduit,
on s'en souvient, au château Saint-Elme, n'était autre que notre
insouciant et aventureux ami Nicolino Caracciolo.

Le lecteur nous pardonnera si nous lui faisons subir ici quelques
redites; nous désirons, autant que possible, ajouter par quelques
lignes--ces lignes fussent-elles inutiles--à la clarté de notre récit,
que peuvent, malgré nos efforts, obscurcir les nombreux personnages que
nous mettons en scène et dont une partie est forcée de disparaître pour
faire place à d'autres, parfois pendant plusieurs chapitres, parfois
pendant un volume entier.

Que l'on nous pardonne donc certaines digressions en faveur de la bonne
intention, et que l'on ne fasse point de notre bonne intention un des
pavés de l'enfer.

Le château Saint-Elme, où Nicolino avait été conduit et enfermé, était,
nous croyons l'avoir déjà dit, la Bastille de Naples.

Le château Saint-Elme, qui a joué un grand rôle dans toutes les
révolutions de Naples, et qui, par conséquent, aura le sien dans la
suite de cette histoire, est bâti au sommet de la colline qui domine
l'ancienne Parthénope. Nous ne chercherons pas, comme le faisait notre
savant archéologue sir William Hamilton, si le nom _Erme_, premier nom
du château Saint-Elme, vient de l'ancien mot phénicien _erme_, qui veut
dire, _élevé_, _sublime_, ou bien lui fut donné à cause des statues de
Priape à l'aide desquelles les habitants de Nicopolis marquaient les
limites de leurs champs et de leurs maisons, et qu'ils appelaient
_Terme_. N'ayant pas reçu du ciel ce regard pénétrant qui lit dans la
nuit profonde des étymologies, nous nous contenterons de faire remonter
cette appellation à une chapelle de Saint-Érasme qui donna son nom à
la montagne sur laquelle elle était assise; la montagne s'appela donc
d'abord le mont _Saint-Érasme_, puis, par corruption, _Saint-Erme_, puis
enfin en dernier lieu, et se corrompant de plus en plus, Saint-Elme. Sur
ce sommet, qui domine la ville et la mer, fut d'abord bâtie une tour
qui remplaça la chapelle et que l'on appela Belforte; cette tour
fut convertie en château par Charles II d'Anjou, dit le Boiteux; ses
fortifications s'augmentèrent lorsque Naples fut assiégée par Lautrec,
non pas en 1518, comme le dit il signor Giuseppe Gallanti, auteur de
_Naples et ses Environs;_ mais, en 1528, elle devint, par ordre de
Charles-Quint, une forteresse régulière. Comme toutes les forteresses
destinées d'abord à défendre les populations au milieu ou sur la
tête desquelles elles sont élevées, Saint-Elme en arriva peu à peu,
non-seulement à ne plus défendre la population de Naples, mais à la
menacer, et c'est sous ce dernier point de vue que le sombre château
fait encore la terreur des Napolitains, qui, à chaque révolution qu'ils
font ou plutôt qu'ils laissent faire, demandent sa démolition au nouveau
gouvernement qui succède à l'ancien. Le nouveau gouvernement, qui a
besoin de se populariser, décrète la démolition de Saint-Elme, mais se
garde bien de le démolir. Hâtons-nous de dire, attendu qu'il faut rendre
justice aux pierres comme aux gens, que l'honnête et pacifique château
Saint-Elme, éternelle menace de destruction pour la ville, s'est
toujours borné à menacer, n'a jamais rien détruit, et même, dans
certaines circonstances, a protégé.

Nous avons dit tout à l'heure qu'il fallait rendre justice aux pierres
comme aux gens; retournons la maxime, et disons maintenant qu'il faut
rendre justice aux gens comme aux pierres.

Ce n'était point, Dieu merci! par paresse ou négligence que le marquis
Vanni n'avait pas suivi plus activement le procès Nicolino, non; le
marquis, véritable procureur fiscal, ne demandant que des coupables et
ne désirant que d'en trouver là même où il n'y en avait pas, était loin
de mériter un pareil reproche, non; mais c'était un homme de conscience
dans son genre que le marquis Vanni: il avait fait durer sept ans le
procès du prince de Tarsia, et trois ans celui du chevalier de Medici
et de ceux qu'il s'obstinait à appeler ses complices; il tenait un
coupable, cette fois, il avait des preuves de sa culpabilité, il était
sûr que ce coupable ne pouvait lui échapper sous la triple porte qui
fermait son cachot et sous la triple muraille qui entourait Saint-Elme;
il ne regardait donc pas à un jour, à une semaine et même à un mois pour
arriver à un résultat satisfaisant. D'ailleurs, il appartenait, nous
l'avons dit, pour les instincts, pour l'allure, aux animaux de la race
féline, et l'on sait que le tigre s'amuse à jouer avec l'homme avant de
le mettre en morceaux, et le chat avec la souris avant de la dévorer.

Le marquis Vanni s'amusait donc à jouer avec Nicolino Caracciolo avant
de lui faire couper la tête.

Mais, il faut le dire, dans ce jeu mortel où luttaient l'un contre
l'autre l'homme armé de la loi, de la torture et de l'échafaud, et
l'homme armé de son seul esprit, ce n'était pas celui qui avait toutes
les chances de gagner qui gagnait toujours. Loin de là. Après quatre
interrogatoires successifs, qui chacun avaient duré plus de deux heures,
et dans lesquels Vanni avait essayé de retourner son prévenu de toutes
les façons, le juge n'était pas plus avancé et le prévenu pas plus
compromis que le premier jour, c'est-à-dire que l'interrogateur en était
arrivé à savoir les nom, prénoms, qualités, âge, état social de Nicolino
Caracciolo, ce que tout le monde savait à Naples, sans avoir besoin de
recourir à un mois de prison et à une instruction de trois semaines;
mais le marquis Vanni, malgré sa curiosité,--et il était certainement un
des juges les plus curieux du royaume des Deux-Siciles,--n'avait pu en
savoir davantage.

En effet, Nicolino Caracciolo s'était enfermé dans ce dilemme: «Je suis
coupable ou je suis innocent. Ou je suis coupable, et je ne suis pas
assez bête pour faire des aveux qui me compromettront; ou je suis
innocent, et, par conséquent, n'ayant rien à avouer, je n'avouerai
rien.» Il était résulté de ce système de défense qu'à toutes les
questions faites par Vanni pour savoir autre chose que tout ce que tout
le monde savait, c'est-à-dire ses nom, prénoms, qualités, âge,
demeure et état social, Nicolino Caracciolo avait répondu par d'autres
questions, demandant à Vanni, avec l'accent du plus vif intérêt s'il
était marié, si sa femme était jolie, s'il l'aimait, s'il en avait des
enfants, quel était leur âge, s'il avait des frères, des soeurs, si son
père vivait, si sa mère était morte, combien lui donnait la reine pour
le métier qu'il faisait, si son titre de marquis était transmissible
à l'aîné de sa famille, s'il croyait en Dieu, à l'enfer, au paradis,
s'appuyant dans toutes ses divagations, sur ce qu'il avait, pour tout
ce qui regardait le marquis, une sympathie aussi vive au moins que celle
que le marquis Vanni avait pour lui, et que, par conséquent, il lui
était permis, sinon de lui faire les mêmes questions,--il ne poussait
point l'indiscrétion jusque là,--au moins des questions analogues à
celles qu'il lui faisait. Il en était résulté qu'à la fin de chaque
interrogatoire, le marquis Vanni s'était trouvé un peu moins avancé
qu'au commencement et n'avait pas même osé faire dresser par le greffier
procès-verbal de toutes les folies que Nicolino lui avait dites, et
qu'enfin, ayant menacé le prisonnier, lors de sa dernière visite, de
lui faire donner la question s'il continuait de rire au nez de cette
respectable déesse que l'on appelle la Justice, il se présentait
au château Saint-Elme, dans la matinée du 9 décembre,--c'est-à-dire
quelques heures après l'arrivée du roi à Caserte, arrivée complètement
ignorée encore à Naples et qui n'était sue que des personnes qui avaient
eu l'honneur de voir Sa Majesté;--il se présentait, disons-nous, au
château Saint-Elme, bien décidé cette fois, si Nicolino continuait
de jouer le même jeu avec lui, de mettre ses menaces à exécution et
d'essayer de cette fameuse torture _sicut in cadaver_ qui lui avait
été refusée à son grand regret par la majorité de la junte d'État, à
laquelle il n'avait pas besoin de référer cette fois.

Vanni, dont le visage n'était pas gai d'habitude, avait donc, ce
jour-là, une physionomie plus lugubre encore que de coutume.

Il était, en outre, escorté de maître Donato, le bourreau de Naples,
lequel était lui-même flanqué de deux de ses aides, venus tout exprès
pour l'aider à appliquer le prisonnier à la question, si le prisonnier
persistait, nous ne dirons pas dans ses dénégations, mais dans les
facétieuses et fantastiques plaisanteries qui n'avaient point de
précédent dans les annales de la justice.

Nous ne parlons pas du greffier qui accompagnait si assidûment Vanni
dans toutes ses courses, et qui, dans sa vénération pour le procureur
fiscal, gardait en sa présence un silence si absolu, que Nicolino
prétendait que ce n'était point un homme de chair et d'os, mais purement
et simplement son ombre que Vanni avait fait habiller en greffier,
non pour économiser à l'État, comme on aurait pu le croire, les
appointements de ce magistrat subalterne, mais pour avoir toujours sous
la main un secrétaire prêt à écrire ses interrogatoires.

Pour cette grande solennité de la torture qui n'avait point été donnée
à Naples, ni même dans le royaume des Deux-Siciles, où elle était tombée
en désuétude depuis que don Carlos était monté sur le trône de Naples,
c'est-à-dire depuis soixante-cinq ans, et que le marquis Vanni allait
avoir l'honneur de faire revivre, non point en l'exerçant _in anima
vili_, mais sur un membre d'une des premières familles de Naples, des
ordres avaient été donnés à don Roberto Brandi, gouverneur du château,
pour mettre tout à neuf dans la vieille salle de tortures du château
Saint-Elme. Don Roberto Brandi, serviteur zélé du roi, qui avait eu le
désagrément, deux ans auparavant, de voir fuir de sa forteresse Ettore
Caraffa, s'était empressé de prouver son dévouement à Sa Majesté en
obéissant ponctuellement aux ordres du procureur fiscal, de sorte que,
quand celui-ci se fit annoncer, le gouverneur vint au-devant de lui, et,
avec le sourire de l'orgueil satisfait:

--Venez, lui dit-il, et j'espère que vous serez content de moi.

Et il conduisit Vanni dans la salle qu'il avait fait remettre
entièrement à neuf à l'intention de Niccolino Caracciolo, lequel ne se
doutait pas que l'État venait de dépenser pour lui, en instruments de
torture, la somme exorbitante de sept cents ducats, dont, selon les
habitudes reçues à Naples, le gouverneur avait mis la moitié dans sa
poche.

Vanni, précédé de don Roberto et suivi de son greffier, du bourreau et
de ses deux aides, descendit dans ce musée de la douleur, et, comme
un général avant le combat examine le champ sur lequel il va livrer
bataille et note les accidents de terrain dont il peut tirer avantage
pour la victoire, il étudia, les uns après les autres, cette collection
d'instruments, sortis, pour la plupart, des arsenaux ecclésiastiques,
les archives de l'inquisition ayant prouvé que les cerveaux ascétiques
sont les plus inventifs dans ces sortes de machines destinées à faire
tressaillir d'angoisse les fibres les plus profondément cachées dans le
coeur de l'homme.

Chaque instrument était bien à sa place et surtout en bon état de
service.

Alors, laissant dans cette salle funèbre, éclairée seulement de torches
soutenues contre la muraille par des mains de fer, maître Donato et ses
deux aides, il était passé dans la chambre voisine, séparée de la salle
de tortures par une grille de fer, devant laquelle tombait un rideau de
serge noire; la lumière des torches, vue à travers ce rideau, obstacle
insuffisant à la cacher tout à fait, devenait plus funèbre encore.

C'était aussi aux soins de don Roberto qu'était due la mise en état
de cette chambre, ancienne salle de tribunal secret abandonnée en même
temps que la salle de torture. Elle n'avait rien de particulier que son
absence complète de communication avec le jour; tout son mobilier
se composait d'une table couverte d'un tapis vert, éclairée par deux
candélabres à cinq branches, et sur laquelle se trouvaient du papier, de
l'encre et des plumes.

Un fauteuil tenait le milieu de cette table, et, de l'autre côté, avait
en face de lui la sellette du prévenu; à côté de cette grande table,
que l'on pouvait appeler la table d'honneur, et qui était évidemment
réservée au juge, était une petite table destinée au greffier.

Au-dessus du juge était un grand crucifix taillé dans un tronc de chêne
et qu'on eût dit sorti de l'âpre ciseau de Michel-Ange, tant sa rude
physionomie laissait celui qui le regardait dans le doute s'il avait été
mis là pour soutenir l'innocent ou effrayer le coupable.

Une lampe descendant du plafond éclairait cette terrible agonie, qui
semblait, non pas celle de Jésus expirant avec le mot _pardon_ sur la
bouche, mais celle du mauvais larron, rendant son dernier soupir dans un
dernier blasphème.

Le procureur fiscal avait jusque-là tout examiné en silence, et don
Roberto, n'entendant point sortir de sa bouche l'éloge qu'il se croyait
en droit d'espérer, attendait avec inquiétude une marque de satisfaction
quelconque; cette marque de satisfaction, pour s'être fait attendre,
n'en fut que plus flatteuse. Vanni fit hautement l'éloge de toute cette
lugubre mise en scène, et promit au digne commandant que la reine serait
informée du zèle qu'il avait déployé pour son service.

Encouragé par l'éloge d'un homme si expert en pareille matière, don
Roberto exprima le timide désir que la reine vînt un jour visiter le
château Saint-Elme et voir de ses propres yeux cette magnifique salle
de tortures, bien autrement curieuse, à son avis, que le musée de
Capodimonte; mais, quelque crédit que Vanni eût près de Sa Majesté,
il n'osa promettre cette faveur royale au digne gouverneur, qui, en
poussant un soupir de regret, fut forcé de s'en tenir à la certitude
qu'un récit exact serait fait à la reine, et de la peine qu'il s'était
donnée et du succès qu'il avait obtenu.

--Et maintenant, mon cher commandant, dit Vanni, remontez et envoyez-moi
le prisonnier sans fers, mais sous bonne escorte; j'espère que l'aspect
de cette salle l'amènera naturellement à des idées plus raisonnables que
celles où il s'est égaré jusqu'ici. Il va sans dire, ajouta Vanni d'un
air dégagé, que, si cela vous intéresse de voir donner la torture, vous
pouvez, de votre personne, accompagner le prisonnier. Il sera peut-être
intéressant, pour un homme d'intelligence comme vous, d'étudier la
manière dont je dirigerai cette opération.

Don Roberto exprima au procureur fiscal, en termes chaleureux, sa
reconnaissance de la permission qui lui était donnée et dont il déclara
vouloir profiter avec bonheur. Et, saluant jusqu'à terre le procureur
fiscal, il sortit pour obéir à l'ordre qu'il venait d'en recevoir.




                                  LXI

                            ULYSSE ET CIRCÉ


A peine le roi était-il, comme nous l'avons vu, sur l'avis du valet de
pied, sorti de la salle à manger pour venir rejoindre le cardinal Ruffo
dans son appartement, que, comme s'il eût été le seul et unique lien
qui retînt entre eux les convives agités d'émotions diverses, chacun
s'empressa de regagner son appartement. Le capitaine de Cesare ramena
chez elles les vieilles princesses, désespérées de voir qu'après avoir
été forcées de fuir de Paris et Rome, devant la Révolution, elles
allaient probablement être forcées de fuir Naples, poursuivies toujours
par le même ennemi.

La reine prévint sir William qu'après les nouvelles que venait de
rapporter son mari, elle avait trop besoin d'une amie pour ne pas garder
chez elle sa chère Emma Lyonna. Acton fit appeler son secrétaire Richard
pour lui confier le soin de découvrir pour quoi ou pour qui le roi
était rentré dans ses appartements. Le duc d'Ascoli, réinstallé dans
ses fonctions de chambellan, suivit le roi, avec son habit couvert de
plaques et de cordons, pour lui demander s'il n'avait pas besoin de ses
services. Le prince de Castelcicala demanda sa voiture et ses chevaux,
pressé d'aller à Naples veiller à sa sûreté et à celle de ses amis,
cruellement compromises par le triomphe des jacobins français, que
devait naturellement suivre le triomphe des jacobins napolitains.
Sir William Hamilton remonta chez lui pour rédiger une dépêche à son
gouvernement, et Nelson, la tête basse et le coeur préoccupé d'une
sombre pensée, regagna sa chambre, que, par une délicate attention, la
reine avait eu le soin de choisir pas trop éloignée de celle qu'elle
réservait à Emma les nuits où elle la retenait près d'elle, quand
toutefois, pendant ces nuits-là, une même chambre et un lit unique ne
réunissaient pas les deux amies.

Nelson, lui aussi, comme sir William Hamilton, avait à écrire, mais à
écrire une lettre, non point une dépêche. Il n'était point commandant en
chef dans la Méditerranée, mais placé sous les ordres de l'amiral lord
comte de Saint-Vincent, infériorité qui ne lui était pas trop sensible,
l'amiral le traitant plus en ami qu'en inférieur, et la dernière
victoire de Nelson l'ayant grandi au niveau des plus hautes réputations
de la marine anglaise.

Cette intimité entre Nelson et son commandant en chef est constatée
par la correspondance de Nelson avec le comte de Saint-Vincent, qui se
trouve dans le tome V de ses _Lettres et Dépêches_, publiées à Londres,
et ceux de nos lecteurs qui aiment à consulter les pièces originales
pourront recourir à celles de ces lettres écrites par le vainqueur
d'Aboukir, du 22 septembre, époque à laquelle s'ouvre ce récit, au
9 décembre, époque à laquelle nous sommes arrivés. Ils y verront,
racontées dans tous leurs détails, les irrésistibles progrès de cette
passion insensée que lui inspira lady Hamilton, passion qui devait lui
faire oublier le soin de ses devoirs comme amiral, et, comme homme, le
soin plus précieux encore de son honneur. Ces lettres, qui peignent le
désordre de son esprit et la passion de son coeur, seraient son excuse
devant la postérité, si la postérité qui, depuis deux mille ans, a
condamné l'amant de Cléopâtre, pouvait revenir sur son jugement.

Aussitôt rentré dans sa chambre, Nelson, profondément préoccupé d'une
catastrophe qui allait jeter un grand trouble non-seulement dans les
affaires du royaume, mais probablement dans celles de son coeur,
en portant l'amirauté anglaise à prendre de nouvelles dispositions
relativement à sa flotte de la Méditerranée, Nelson alla droit à son
bureau, et, sous l'impression du récit qu'avait fait le roi, si les
paroles échappées à la bouche de Ferdinand peuvent s'appeler un récit,
il commença la lettre suivante:

_A l'amiral lord comte de Saint-Vincent_.

«Mon cher lord,

»Les choses ont bien changé de face depuis ma dernière lettre datée de
Livourne, et j'ai bien peur que Sa Majesté le roi des Deux-Siciles ne
soit sur le point de perdre un de ses royaumes et peut-être tous les
deux.

»Le général Mack, ainsi que je m'en étais douté et que je crois même
vous l'avoir dit, n'était qu'un fanfaron qui a gagné sa réputation
de grand général je ne sais où, mais pas, certes, sur les champs de
bataille; il est vrai qu'il avait sous ses ordres une triste armée; mais
qui va se douter que soixante mille hommes iront se faire battre par dix
mille!

»Les officiers napolitains n'avaient que peu de chose à perdre, mais
tout ce qu'ils avaient à perdre, ils l'ont perdu[1].»

[Note 1: Nous citons les paroles textuelles de Nelson: «The
napolitan officers have not lost much honour, for God knows they had
but little to lose; but they lost all they had.» _Dépêches et Lettres de
Nelson_, t. V, page 195.]

Nelson en était là de sa lettre, et, on le voit, le vainqueur d'Aboukir
traitait assez durement les vaincus de Civita-Castellana. Peut-être, en
effet, avait-il le droit d'être exigeant en matière de courage, ce rude
marin qui, enfant, demandait ce que c'était que la peur et ne l'avait
jamais connue, tout en laissant à chaque combat auquel il assistait un
lambeau de sa chair, de sorte que la balle qui le tua à Trafalgar ne tua
plus que la moitié de lui-même et les débris vivants d'un héros. Nelson,
disons-nous, en était là de sa lettre, lorsqu'il entendit derrière lui
un bruit pareil à celui que ferait le battement des ailes d'un papillon
ou d'un sylphe attardé, sautant de fleur en fleur.

Il se retourna et aperçut lady Hamilton.

Au reste, nous dirons bientôt ce que nous pensons du courage des
Napolitains, dans le chapitre où nous traiterons du courage collectif et
du courage individuel.

Il jeta un cri de joie.

Mais Emma Lyonna, avec un charmant sourire, approcha un doigt de sa
bouche, et, riante et gracieuse comme la statue du silence heureux (on
le sait, il y a plusieurs silences), elle lui fit signe de se taire.

Puis, s'avançant jusqu'à son fauteuil, elle se pencha sur le dossier et
dit à demi-voix:

--Suivez-moi, Horace; notre chère reine vous attend et veut vous parler
avant de revoir son mari.

Nelson poussa un soupir en songeant que quelques mots venus de Londres,
en changeant sa destination, pouvaient l'éloigner de cette magicienne,
dont chaque geste, chaque mot, chaque caresse était une nouvelle chaîne
ajoutée à celles dont il était déjà lié; il se souleva péniblement de
son siège, en proie à ce vertige qu'il éprouvait toujours lorsque, après
un moment d'absence, il revoyait cette éblouissante beauté.

--Conduisez-moi, lui dit-il; vous savez que je ne vois plus rien dès que
je vous vois.

Emma détacha l'écharpe de gaze qu'elle avait enroulée autour de sa tête
et dont elle s'était fait une coiffure et un voile, comme on en voit
dans les miniatures d'Isabey, et, lui jetant une de ses extrémités qu'il
saisit au vol et porta fiévreusement à ses lèvres:

--Venez, mon cher Thésée, lui dit-elle, voici le fil du labyrinthe,
dussiez-vous m'abandonner comme une autre Ariane. Seulement, je vous
préviens que, si ce malheur m'arrive, je ne me laisserai consoler par
personne, fût-ce par un dieu!

Elle marcha la première, Nelson la suivit; elle l'eût conduit en enfer,
qu'il y fût descendu avec elle.

--Tenez, ma bien-aimée reine, dit Emma, je vous amène celui qui est à la
fois mon roi et mon esclave, le voici.

La reine était assise sur un sofa dans le boudoir qui séparait la
chambre d'Emma Lyonna de sa chambre; une flamme mal éteinte brillait
dans ses yeux; cette fois, c'était celle de la colère.

--Venez ici, Nelson, mon défenseur, dit-elle, et asseyez-vous près de
moi; j'ai véritablement besoin que la vue et le contact d'un héros
me console de notre abaissement... L'avez-vous vu, continua-t-elle en
secouant dédaigneusement la tête de haut en bas, l'avez-vous vu, ce
bouffon couronné se faisant le messager de sa propre honte? L'avez-vous
entendu raillant lui-même sa propre lâcheté? Ah! Nelson, Nelson, il est
triste, quand on est reine orgueilleuse et femme vaillante, d'avoir pour
époux un roi qui ne sait tenir ni le sceptre ni l'épée!

Elle attira Nelson près d'elle; Emma s'assit à terre sur des coussins et
couvrit de son regard magnétique, tout en jouant avec ses croix et ses
rubans.--comme Amy Robsart avec le collier de Leicester,--celui qu'elle
avait mission de fasciner.

--Le fait est, madame, dit Nelson, que le roi est un grand philosophe.

La reine regarda Nelson en contractant ses beaux sourcils.

--Est-ce sérieusement que vous décorez du nom de philosophie, dit-elle,
cet oubli de toute dignité? Qu'il n'ait pas le génie d'un roi, ayant été
élevé en lazzarone, cela se conçoit, le génie est un mets dont le ciel
est avare; mais n'avoir pas le coeur d'un homme! En vérité, Nelson,
c'était d'Ascoli qui, ce soir, avait, non-seulement l'habit, mais le
coeur d'un roi; le roi n'était que le laquais de d'Ascoli, et quand on
pense que, si ces jacobins dont il a si grand'peur l'avaient pris, il
l'eût laissé pendre sans dire une parole pour le sauver!... Être à la
fois la fille de Marie-Thérèse et la femme de Ferdinand, c'est, vous en
conviendrez, une de ces fantaisies du hasard qui feraient douter de la
Providence.

--Bon! dit Emma, ne vaut-il pas mieux que cela soit ainsi, et ne
voyez-vous pas que c'est un miracle de la Providence, que d'avoir fait
tout à la fois de vous un roi et une reine! Mieux vaut être Sémiramis
qu'Artémise, Élisabeth que Marie de Médicis.

--Oh! s'écria la reine sans écouter Emma, si j'étais homme, si je
portais une épée!

--Elle ne vaudrait jamais mieux que celle-là, dit Emma en jouant avec
celle de Nelson, et, du moment que celle-là vous protège, il n'est pas
besoin d'une autre. Dieu merci!

Nelson posa sa main sur la tête d'Emma et la regarda avec l'expression
d'un amour infini.

--Hélas! chère Emma, lui dit-il, Dieu sait que les paroles que je vais
prononcer me brisent le coeur en s'en échappant; mais croyez-vous
que j'eusse soupiré tout à l'heure en vous voyant à l'heure où je m'y
attendais le moins, si je n'avais pas, moi aussi, mes terreurs?

--Vous? demanda Emma.

--Oh! je devine ce qu'il veut dire, s'écria la reine en portant son
mouchoir à ses yeux; oh! je pleure, oui, c'est vrai, mais ce sont des
larmes de rage...

--Oui; mais, moi, je ne devine pas, dit Emma, et ce que je ne devine
pas, il faut qu'on me l'explique. Nelson, qu'entendez-vous par vos
terreurs? Parlez, je le veux!

Et, lui jetant un bras autour du cou et se soulevant gracieusement à
l'aide de ce bras, elle baisa son front mutilé.

--Emma, lui dit Nelson, croyez bien que, si ce front qui rayonne
d'orgueil sous vos lèvres, ne rayonne pas en même temps de joie, c'est
que j'entrevois dans un prochain avenir une grande douleur.

--Moi, je n'en connais qu'une au monde, dit lady Hamilton, ce serait
d'être séparée de vous.

--Vous voyez bien que vous avez deviné, Emma.

--Nous séparer! s'écria la jeune femme avec une expression de terreur
admirablement jouée; et qui pourrait nous séparer maintenant?

--Oh! mon Dieu! les ordres de l'Amirauté, un caprice de M. Pitt; ne
peut-on pas m'envoyer prendre la Martinique et la Trinité, comme on m'a
envoyé à Calvi, à Ténériffe, à Aboukir? A Calvi, j'ai laissé un oeil; à
Ténériffe, un bras; à Aboukir, la peau de mon front. Si l'on m'envoie
à la Martinique ou à la Trinité, je demande à y laisser la tête et que
tout soit fini.

--Mais, si vous receviez un ordre comme celui-là, vous n'obéiriez pas,
je l'espère?

--Comment ferais-je, chère Emma?

--Vous obéiriez à l'ordre de me quitter?

--Emma! Emma! ne voyez-vous pas que vous vous mettez entre mon devoir et
mon amour... C'est faire de moi un traître ou un désespéré.

--Eh bien, répliqua Emma, j'admets que vous ne puissiez pas dire à Sa
Majesté George III: «Sire, je ne veux pas quitter Naples, parce que
j'aime comme un fou la femme de votre ambassadeur, qui, de son côté,
m'aime à en perdre la tête;» mais vous pouvez bien lui dire: «Mon roi,
je ne veux pas quitter une reine dont je suis le seul soutien, le
seul appui, le seul défenseur; vous vous devez protection entre têtes
couronnées et vous répondez les uns des autres à Dieu qui vous a faits
ses élus;» et si vous ne lui dites point cela parce qu'un sujet ne parle
pas ainsi à son roi, sir William, qui a sur un frère de lait des droits
que vous n'avez pas, sir William peut le lui dire.

--Nelson, dit la reine, peut-être suis-je bien égoïste, mais, si vous
ne nous protégez pas, nous sommes perdus, et, lorsqu'on vous présente la
question sous ce jour, d'un trône à maintenir, d'un royaume à protéger,
ne trouvez-vous pas qu'elle s'agrandit au point qu'un homme de coeur
comme vous risque quelque chose pour nous sauver?

--Vous avez raison, madame, répondit Nelson, je ne voyais que mon amour;
ce n'est pas étonnant: cet amour, c'est l'étoile polaire de mon coeur.
Votre Majesté me rend bien heureux en me montrant un dévouement où je
ne voyais qu'une passion. Cette nuit même, j'écrirai à mon ami lord
Saint-Vincent, ou plutôt j'achèverai la lettre déjà commencée pour
lui. Je le prierai, je le supplierai de me laisser, mieux encore, de
m'attacher à votre service; il comprendra cela, il écrira à l'amirauté.

--Et, dit Emma, sir William, de son côté, écrira directement au roi et à
M. Pitt.

--Comprenez-vous, Nelson, continua la reine, combien nous avons besoin
de vous et quels immenses services vous pouvez nous rendre! Nous allons
être, selon toute probabilité, forcés de quitter Naples, de nous exiler.

--Croyez-vous donc les choses si désespérées, madame?

La reine secoua la tête avec un triste sourire.

--Il me semble, continua Nelson, que, si le roi voulait...

--Ce serait un malheur qu'il voulût, Nelson, un malheur pour moi, je
m'entends. Les Napolitains me détestent; c'est une race jalouse de tout
talent, de toute beauté, de tout courage; toujours courbés sous le joug
allemand, français ou espagnol, ils appellent étrangers et haïssent et
calomnient tout ce qui n'est pas Napolitain; ils haïssent Acton parce
qu'il est né en France; ils haïssent Emma parce qu'elle est née en
Angleterre; ils me haïssent, moi, parce que je suis née en Autriche.
Supposez que, par un effort de courage dont le roi n'est point capable,
on rallie les débris de l'armée et que l'on arrête les Français dans
le défilé des Abruzzes, les jacobins de Naples laissés à eux-mêmes
profitent de l'absence des troupes et se soulèvent, et alors les
horreurs de la France en 1792 et 1793 se renouvellent ici. Qui vous dit
qu'ils ne nous traiteront pas, moi, comme Marie-Antoinette, et, Emma,
comme la princesse de Lamballe? Le roi s'en tirera toujours, grâce à ses
lazzaroni qui l'adorent; il a pour lui l'égide de la nationalité; mais
Acton, mais Emma, mais moi, cher Nelson, nous sommes perdus. Maintenant,
n'est-ce point un grand rôle que celui qui vous est réservé par la
Providence, si vous arrivez à faire pour moi ce que Mirabeau, ce que
M. de Bouille, ce que le roi de Suède, ce que Barnave, ce que M. de la
Fayette, ce que mes deux frères, enfin, deux empereurs n'ont pu faire
pour la reine de France?

--Ce serait une gloire trop grande, et à laquelle je n'aspire pas,
madame, dit Nelson, une gloire éternelle.

--Puis n'avez-vous point à faire valoir ceci, Nelson, que c'est par
notre dévouement à l'Angleterre que nous sommes compromis? Si, fidèle
aux traités avec la République, le gouvernement des Deux-Siciles ne
vous avait point permis de prendre de l'eau, des vivres, de réparer
vos avaries à Syracuse, vous étiez forcé d'aller vous ravitailler à
Gibraltar et vous ne trouviez plus la flotte française à Aboukir.

--C'est vrai, madame, et c'était moi qui étais perdu alors; un procès
infamant m'était réservé à la place d'un triomphe. Comment dire:
«J'avais les yeux fixés sur Naples,» quand mon devoir était de regarder
du côté de Tunis?

--Enfin, n'est-ce point à propos des fêtes que, dans notre enthousiasme
pour vous, nous vous avons données, que cette guerre a éclaté? Non,
Nelson, le sort du royaume des Deux-Siciles est lié à vous, et vous
êtes lié, vous, au sort de ses souverains. On dira dans l'avenir: «Ils
étaient abandonnés de tous, de leurs alliés, de leurs amis, de leurs
parents; ils avaient le monde contre eux, ils eurent Nelson pour eux,
Nelson les sauva.»

Et, dans le geste que fit la reine en prononçant ces paroles, elle
étendit la main vers Nelson; Nelson saisit cette main, mit un genou en
terre et la baisa.

--Madame, dit Nelson se laissant aller à l'enthousiasme de la flatterie
de la reine, Votre Majesté me promet une chose?

--Vous avez le droit de tout demander à ceux qui vous devront tout.

--Eh bien, je vous demande votre parole royale, madame, que, du jour où
vous quitterez Naples, ce sera le vaisseau de Nelson, et nul autre, qui
conduira en Sicile votre personne sacrée.

--Oh! ceci, je vous le jure, Nelson, et j'ajoute que, là où je serai,
ma seule, mon unique, mon éternelle amie, ma chère Emma Lyonna sera avec
moi.

Et, d'un mouvement plus passionné peut-être que ne le permettait cette
amitié, toute grande qu'elle était, la reine prit la tête d'Emma entre
ses deux mains, l'approcha vivement de ses lèvres et la baisa sur les
deux yeux.

--Ma parole vous est engagée, madame, dit Nelson. A partir de ce moment,
vos amis sont mes amis et vos ennemis mes ennemis, et, dussé-je me
perdre en vous sauvant, je vous sauverai.

--Oh! s'écria Emma, tu es bien le chevalier des rois et le champion des
trônes! tu es bien tel que j'avais rêvé l'homme auquel je devais donner
tout mon amour et tout mon coeur!

Et, cette fois, ce ne fut plus sur le front cicatrisé du héros, mais
sur les lèvres frémissantes de l'amant que la moderne Circé appliqua ses
lèvres.

En ce moment, on gratta doucement à la porte.

--Entrez là, chers amis, de mon coeur, dit la reine en leur montrant la
chambre d'Emma; c'est Acton qui vient me rendre une réponse.

Nelson, enivré de louanges, d'amour, d'orgueil, entraîna Emma dans
cette chambre à l'atmosphère parfumée, dont la porte sembla se refermer
d'elle-même sur eux.

En une seconde, le visage de la reine changea d'expression, comme si
elle eût mis ou ôté un masque; son oeil s'endurcit, et, d'une voix
brève, elle prononça ce seul mot:

--Entrez.

C'était Acton, en effet.

--Eh bien, demanda-t-elle, qui attendait Sa Majesté?

--Le cardinal Ruffo, répondit Acton.

--Vous ne savez rien de ce qu'ils ont dit?

--Non, madame; mais je sais ce qu'ils ont fait.

--Qu'ont-ils fait?

--Ils ont envoyé chercher Ferrari.

--Je m'en doutais. Raison de plus, Acton, pour ce que vous savez.

--A la première occasion, ce sera fait. Votre Majesté n'a pas autre
chose à m'ordonner?

--Non, répondit la reine.

Acton salua et sortit.

La reine jeta un coup d'oeil jaloux sur la chambre d'Emma et rentra
silencieusement dans la sienne.




                                 LXII

                     L'INTERROGATOIRE DE NICOLINO


Les quelques moments qui s'écoulèrent entre la sortie du commandant
don Roberto Brandi et l'entrée du prisonnier furent employés par le
procureur fiscal à passer sur ses habits de ville une robe de juge, à
coiffer sa tête maigre et longue d'une perruque énorme qui devait, selon
lui, ajouter à la majesté de son visage et à couvrir cette perruque
elle-même d'un bonnet carré.

Le greffier commença par poser sur la table, comme pièces de conviction,
les deux pistolets marqués d'une N et la lettre de la marquise de
San-Clemente; puis il procéda à la même toilette qu'avait faite son
supérieur, toute proportion de rang gardée, c'est-à-dire qu'il mit une
robe plus étroite, une perruque moins grosse, une toque moins haute.

Après quoi, il s'assit à sa petite table.

Le marquis Vanni prit place à la grande, et, comme c'était un homme
d'ordre, il rangea son papier devant lui de manière qu'une feuille
ne dépassât point l'autre, s'assura qu'il y avait de l'encre dans son
encrier, examina le bec de sa plume, le rafraîchit avec un canif, en
égalisa les deux pointes en les coupant sur son ongle, tira de sa poche
une tabatière d'or ornée du portrait de Sa Majesté, la plaça à la portée
de sa main, moins pour y puiser la poudre qu'elle contenait que
pour jouer avec elle de cet air indifférent du juge qui joue aussi
insoucieusement avec la vie d'un homme qu'il joue avec sa tabatière, et
attendit Nicolino Caracciolo dans la pose qu'il crut la plus propre à
faire de l'effet sur son prisonnier.

Par malheur, Nicolino Caracciolo n'était point de caractère à se se
laisser imposer par les poses du marquis Vanni; la porte qui s'était
refermée sur le commandant s'ouvrit dix minutes après devant le
prisonnier, et Nicolino Caracciolo, mis avec une élégance qui ne
dénonçait en aucune manière le séjour peu confortable de la prison,
entra le sourire sur les lèvres, en fredonnant d'une voix assez juste le
_Pria che spunti l'aurora_ du _Matrimonio segreto_.

Il était accompagné de quatre soldats et suivi du gouverneur.

Deux soldats restèrent à la porte, deux autres s'avancèrent à la droite
et à la gauche du prisonnier, lequel marcha droit à la sellette qui lui
était préparée, regarda avant de s'asseoir autour de lui avec la plus
grande attention, murmura en français les trois syllabes: _Tiens! tiens!
tiens!_ lesquelles sont destinées, comme on sait, à exprimer un côté
comique de l'étonnement, et, s'adressant avec la plus grande politesse
au procureur fiscal:

--Est-ce que, par hasard, monsieur le marquis, lui demanda-t-il, vous
auriez lu _les Mystères d'Udolphe_?

--Qu'est-ce que cela, _les Mystères d'Udolphe_? demanda Vanni répondant
à son tour, comme Nicolino avait l'habitude de le faire, à une question
par une autre question.

--C'est un nouveau roman d'une dame anglaise nommée Anne Radcliffe.

--Je ne lis pas de romans, entendez-vous, monsieur, répondit le juge
d'une voix pleine de dignité.

--Vous avez tort, monsieur, très-grand tort; il y en a de fort amusants,
et je voudrais bien en avoir un à lire dans mon cachot, s'il y faisait
clair.

--Monsieur, je désire que vous vous pénétriez de cette vérité...

--De laquelle, monsieur le marquis?

--C'est que nous sommes ici pour nous occuper d'autre chose que de
romans. Asseyez-vous.

--Merci, monsieur le marquis; je voulais seulement vous dire qu'il
y avait, dans _les Mystères d'Udolphe_, la description d'une chambre
parfaitement pareille à celle-ci; c'est dans cette salle que le chef des
brigands tenait ses séances.

Vanni appela à son aide toute sa dignité.

--J'espère, prévenu, que cette fois...

Nicolino l'interrompit.

--D'abord, je ne m'appelle pas prévenu, vous le savez bien.

--Il n'y a pas de degré social devant la loi, vous êtes prévenu.

--Je l'accepte comme verbe, mais non comme substantif; voyons, de quoi
suis-je prévenu?

--Vous êtes prévenu de complot envers l'État.

--Allons, bon! voilà que vous retombez dans votre manie.

--Et vous dans votre irrévérence envers la justice.

--Moi irrévérent envers la justice? Ah! monsieur le marquis, vous
me prenez pour un autre, Dieu merci! nul ne respecte et ne vénère la
justice plus que moi. La justice! mais c'est la parole de Dieu sur la
terre. Oh! que non! je ne suis pas si impie que d'être irrévérent envers
la justice. Ah! envers les juges, c'est autre chose, je ne dis pas.

Vanni frappa avec impatience la terre du pied.

--Êtes-vous enfin décidé à répondre aujourd'hui aux questions que je
vais vous faire?

--C'est selon les questions que vous me ferez.

--Prévenu...! s'écria Vanni avec impatience.

--Encore, fit Nicolino en haussant les épaules; mais, voyons, qu'est-ce
que cela vous fait de m'appeler prince ou duc? Je n'ai point de
préférence pour l'un ou l'autre de ces deux noms. Je vous appelle bien
marquis, moi, et, à coup sûr, quoique j'aie à peine le tiers de votre
âge, je suis prince ou duc depuis plus longtemps que vous n'êtes
marquis.

--C'est bien, assez sur ce chapitre... Votre âge?

Nicolino tira de son gousset une montre magnifique.

--Vingt et un ans trois mois huit jours cinq heures sept minutes
trente-deux secondes. J'espère, cette fois, que vous ne m'accuserez pas
de manquer de précision.

--Votre nom?

--Nicolino Caracciolo, toujours.

--Votre domicile?

--Au château Saint-Elme, cachot numéro 3, au second au-dessous de
l'entre-sol.

--Je ne vous demande pas où vous demeurez à présent; je vous demande où
vous demeuriez quand vous avez été arrêté?

--Je ne demeurais nulle part, j'étais dans la rue.

--C'est bien. Peu importe votre réponse, on sait votre domicile.

--Alors, je vous dirai comme Agamemnon à Achille:

      Pourquoi le demander, puisque vous le savez?

--Faisiez-vous partie de la réunion de conspirateurs qui était
assemblée, du 22 au 23 septembre, dans les ruines du palais de la reine
Jeanne?

--Je ne connais pas de palais de la reine Jeanne à Naples.

--Vous ne connaissez pas les ruines du palais de la reine Jeanne au
Pausilippe, presque en face de la maison que vous habitez?

--Pardon, monsieur le marquis. Qu'un homme du peuple, un cocher
de fiacre, un cicerone, voire même un ministre de l'instruction
publique,--Dieu sait où l'on prend les ministres dans notre
époque!--fasse une pareille erreur, cela se comprend; mais vous, un
archéologue, vous tromper en architecture de deux siècles et demi, et
en histoire de cinq cents ans, je ne vous pardonne pas cela! Vous voulez
dire les ruines du palais d'Anna Caraffa, femme du duc de Medina, le
favori de Philippe IV, qui n'est pas morte étouffée comme Jeanne Ire, ni
empoisonnée comme Jeanne II...--remarquez que je n'affirme pas le fait,
le fait étant resté douteux,--mais mangée aux poux comme Sylla et comme
Philippe H.... Cela n'est pas permis, monsieur Vanni, et, si la chose se
répandait, on vous prendrait pour un vrai marquis!

--Eh bien, dans les ruines du palais d'Anna Caraffa, si vous l'aimez
mieux.

--Oui, je l'aime mieux; j'aime toujours mieux la vérité; je suis de
l'école du philosophe de Genève, et j'ai pour devise: _Vitam impendere
vero_. Bon! si je parle latin, voilà qu'on va me prendre pour un faux
duc!

--Étiez-vous dans les ruines du palais d'Anna Caraffa pendant la nuit du
22 au 23 septembre? Répondez oui ou non! insista Vanni furieux.

--Et que diable eussé-je été y chercher? Vous ne vous rappelez donc pas
le temps qu'il faisait pendant la nuit du 22 au 23 septembre?

--Je vais vous dire ce que vous alliez y faire, moi: vous alliez y
conspirer.

--Allons donc! je ne conspire jamais quand il pleut; c'est déjà assez
ennuyeux par le beau temps.

--Avez-vous, ce soir-là, prêté votre redingote à quelqu'un?

--Pas si niais, par une nuit pareille, quand il pleuvait à torrents,
prêter ma redingote! mais, si j'en avais eu deux, je les eusse mises
l'une sur l'autre.

--Reconnaissez-vous ces pistolets?

--Si je les reconnaissais, je vous dirais qu'on me les a volés; et,
comme votre police est très-mal faite, vous ne retrouveriez pas le
voleur, ce qui serait humiliant pour votre police; or, je ne veux
humilier personne, je ne reconnais pas ces pistolets.

--Ils sont cependant marqués d'une N.

--N'y a-t-il que moi dont le nom commence par une N à Naples?

--Reconnaissez-vous cette lettre?

Et Vanni montra au prisonnier la lettre de la marquise de San-Clemente.

--Pardon, monsieur le marquis, mais il faudrait que je la visse de plus
près.

--Approchez-vous.

Nicolino regarda l'un après l'autre les deux soldats qui se tenaient à
sa droite et sa gauche:

--_Èpermesso_? dit-il.

Les deux soldats s'écartèrent; Nicolino s'approcha de la table, prit la
lettre et la regarda.

--Fi donc! demander à un galant homme s'il reconnaît une lettre de
femme! Oh! monsieur le marquis!

Et, approchant tranquillement la lettre d'un des candélabres, il y mit
le feu.

Vanni se leva furieux.

--Que faites-vous donc? s'écria-t-il.

--Vous le voyez bien, je la brûle; il faut toujours brûler les lettres
de femme, ou sinon les pauvres créatures sont compromises.

--Soldats!... s'écria Vanni.

--Ne vous dérangez pas, dit Nicolino en soufflant les cendres au nez de
Vanni, c'est fait.

Et il alla tranquillement se rasseoir sur la sellette.

--C'est bon, dit Vanni, rira bien qui rira le dernier.

--Je n'ai ri ni le premier ni le dernier, monsieur, dit Nicolino avec
hauteur; je parle et j'agis en honnête homme, voilà tout.

Vanni poussa une espèce de rugissement; mais sans doute n'était-il pas
au bout de ses questions, car il parut se calmer, quoiqu'il secouât
furieusement sa tabatière dans sa main droite.

--Vous êtes le neveu de Francesco Caracciolo? reprit Vanni.

--J'ai cet honneur, monsieur le marquis, répondit tranquillement
Nicolino en s'inclinant.

--Le voyez-vous souvent?

--Le plus que je puis.

--Vous savez qu'il est infecté de mauvais principes?

--Je sais que c'est le plus honnête homme de Naples et le plus fidèle
sujet de Sa Majesté, sans vous excepter, monsieur le marquis.

--Avez-vous entendu dire qu'il ait eu affaire aux républicains?

--Oui, à Toulon, où il s'est battu contre eux si glorieusement, qu'il
doit aux différents combats qu'il leur a livrés le grade d'amiral.

--Allons, dit Vanni comme s'il prenait une résolution subite, je vois
que vous ne parlerez pas.

--Comment! vous trouvez que je ne parle point assez, je parle presque
tout seul.

--Je dis que nous ne tirerons aucun aveu de vous par la douceur.

--Ni par la force, je vous en préviens.--Nicolino Caracciolo, vous ne
savez pas jusqu'où peuvent s'étendre mes pouvoirs de juge.

--Non, je ne sais pas jusqu'où peut s'étendre la tyrannie d'un roi.

--Nicolino Caracciolo, je vous préviens que je vais être forcé de vous
appliquer à la torture.

--Appliquez, marquis, appliquez; cela fera toujours passer un instant;
on s'ennuie tant en prison!

Et Nicolino Caracciolo étira ses bras en bâillant.

--Maître Donato! s'écria le procureur fiscal exaspéré, faites voir au
prévenu la chambre de la question.

Maître Donato tira un cordon, les rideaux s'ouvrirent; Nicolino put
donc voir le bourreau, ses deux aides et les formidables instruments de
torture dont il était entouré.

--Tiens! fit Nicolino décidé à ne reculer devant rien: voici une
collection qui me paraît fort curieuse; peut-on la voir de plus près?

--Vous vous plaindrez de la voir de trop près tout à l'heure, malheureux
pêcheur endurci!

--Vous vous trompez, marquis, répondit Nicolino en secouant sa belle et
noble tête, je ne me plains jamais, je me contente de mépriser.

--Donato, Donato! s'écria le procureur fiscal, emparez-vous du prévenu.

La grille tourna sur ses gonds, mettant en communication la chambre de
l'interrogatoire avec la salle de torture, et Donato s'avança vers le
prisonnier.

--Vous êtes cicérone? demanda le jeune homme.

--Je suis le bourreau, répondit maître Donato.

--Marquis Vanni, dit Nicolino en pâlissant légèrement, mais le
sourire sur les lèvres et sans donner aucune autre marque d'émotion,
présentez-moi à monsieur; selon les lois de l'étiquette anglaise, il
n'aurait le droit de me parler ni de me toucher, si je ne lui étais pas
présenté, et, vous le savez, nous vivons sous les lois anglaises depuis
l'entrée à la cour de madame l'ambassadrice d'Angleterre.

--A la torture! à la torture! hurla Vanni.

--Marquis, dit Nicolino, je crois que vous vous privez par votre
précipitation d'un grand plaisir.

--Lequel? demanda Vanni haletant.

--Celui de m'expliquer vous-même l'usage de chacune de ces ingénieuses
machines; qui sait si cette explication ne suffirait point à vaincre ce
que vous appelez mon obstination?

--Tu as raison, quoique ce soit un moyen pour toi de retarder l'heure
que tu redoutes.

--Aimez-vous mieux tout de suite? dit Nicolino en regardant fixement
Vanni; quant à moi, cela m'est égal.

Vanni baissa les yeux.

--Non, répliqua-t-il, il ne sera point dit que j'aurai refusé à un
prévenu, si coupable qu'il soit, le délai qu'il a demandé.

En effet, Vanni comprenait qu'il y avait pour lui une jouissance amère
et une sombre vengeance dans l'énumération à laquelle il allait se
livrer, puisqu'il faisait précéder la torture physique d'une torture
morale pire que la première peut-être.

--Ah! fit Nicolino en riant, je savais bien que l'on obtenait tout de
vous par le raisonnement, et, d'abord, voyons, monsieur le procureur
fiscal, commençons par cette corde pendue au plafond et glissant sur une
poulie.

--C'est, en effet, par là que l'on commence.

--Voyez ce que c'est que le hasard! Nous disions donc que cette
corde...?

--C'est ce que l'on appelle l'estrapade, mon jeune ami.

Nicolino salua.

--On lie le patient les mains derrière le dos, on lui met aux pieds
des poids plus ou moins lourds, on le soulève par cette corde jusqu'au
plafond, puis on le laisse retomber par secousses jusqu'à un pied de
terre.

--Ce doit être un moyen infaillible de faire grandir les gens... Et,
continua Nicolino, cette espèce de casque pendu à la muraille, comment
cela s'appelle-t-il?

--C'est la _cuffia del silenzio_, très-bien nommée ainsi, attendu que
plus on souffre, moins on peut crier. On met la tête du patient dans
cette boîte de fer, et, à l'aide de cette vis que l'on tourne, la boîte
se rétrécit; au troisième tour, les yeux sortent de leur orbite et la
langue de la bouche.

--Qu'est-ce que ce doit être au sixième, mon Dieu! fit Nicolino avec sa
même intonation railleuse. Et ce fauteuil en tôle avec des clous en fer
et une espèce de réchaud dessous, a-t-il son utilité?

--Vous allez le voir. On y assied le patient tout nu, on l'attache
solidement aux bras du fauteuil et l'on allume du feu dans le réchaud.

--C'est moins commode que le gril de saint Laurent; vous ne pouvez pas
le retourner. Et ces coins, ce maillet et ces planches?

--C'est la question des brodequins: on met entre quatre planches les
jambes de celui à qui on veut la donner, on les lie avec une corde, et,
à l'aide de ce maillet, on enfonce ces coins-là entre les planches du
milieu.

--Pourquoi ne pas les passer tout de suite entre le tibia et le péroné?
Ce serait plus court!... Et ce chevalet entouré de coquemars?

--C'est avec cela qu'on donne la question de l'eau: on couche le patient
sur le chevalet de manière qu'il ait la tête et les pieds plus bas que
l'estomac, et on lui entonne dans la bouche jusqu'à cinq ou six pintes
d'eau.

--Je doute que les toasts que l'on porte à votre santé de cette
façon-là, marquis, vous portent bonheur.

--Voulez-vous continuer?

--Ma foi, non, cela me donne un trop grand mépris pour les inventeurs
de toutes ces machines, et surtout pour ceux qui s'en servent. J'aime
décidément mieux être accusé que juge, patient que bourreau.

--Vous refusez de faire des aveux?

--Plus que jamais.

--Songez que ce n'est plus l'heure de plaisanter.

--Par quelle torture vous plaît-il de commencer, monsieur?

--Par l'estrapade, répondit Vanni exaspéré de ce sang-froid. Exécuteur,
enlevez l'habit de monsieur.

--Pardon! si vous voulez bien le permettre, je l'ôterai moi-même; je
suis très-chatouilleux.

Et, avec la plus grande tranquillité, Nicolino enleva son habit, sa
veste et sa chemise, mettant au jour un torse juvénile et blanc, un peu
maigre peut-être, mais de forme parfaite.

--Encore une fois, vous ne voulez pas avouer? cria Vanni en secouant
désespérément sa tabatière.

--Allons donc! répondit Nicolino, est-ce qu'un gentilhomme a deux
paroles? Il est vrai, ajouta-t-il dédaigneusement, que vous ne pouvez
point savoir cela, vous.

--Liez-lui les mains derrière le dos, liez-lui les mains, cria Vanni;
attachez-lui un poids de cent livres à chaque pied et levez-le jusqu'au
plafond.

Les aides du bourreau se précipitèrent sur Nicolino pour exécuter
l'ordre du procureur fiscal.

--Un instant, un instant! cria maître Donato, des égards, des
précautions. Il faut que cela dure; disloquez, mais ne cassez pas; c'est
de la _roba_ aristocratique.

Et lui-même, avec toute sorte d'égards et de précautions comme il avait
dit, il lui lia les mains derrière le dos, tandis que les deux aides lui
attachaient les poids aux pieds.

--Tu ne veux pas avouer? tu ne veux pas avouer? cria Vanni en
s'approchant de Nicolino.

--Si fait; approchez encore, dit Nicolino.

Vanni s'approcha; Nicolino lui cracha au visage.

--Sang du Christ! s'écria Vanni, enlevez! enlevez!

Le bourreau et ses aides s'apprêtaient à obéir, quand le commandant
Roberto Brandi, s'approchant vivement du procureur fiscal:

--Un billet très-pressé du prince de Castelcicala, lui dit-il.

Vanni prit le billet en faisant signe aux exécuteurs d'attendre qu'il
eût lu.

Il ouvrit le billet; mais à peine y eut-il jeté les yeux, qu'une pâleur
livide envahit son visage.

Il le relut une seconde fois et devint plus pâle encore.

Puis, après un moment de silence, passant son mouchoir sur son front
ruisselant de sueur:

--Détachez le patient, dit-il, et reconduisez-le dans sa prison.

--Eh bien, mais la question? demanda maître Donato.

--Ce sera pour un autre jour, répondit Vanni.

Et il s'élança hors du cachot sans même donner à son greffier l'ordre de
le suivre.

--Et votre ombre, monsieur le procureur fiscal? lui cria Nicolino. Vous
oubliez votre ombre!

On détacha Nicolino, qui remit sa chemise, sa veste et sa redingote avec
le même calme qu'il les avait ôtées.

--Métier du diable, s'écria maître Donato, on n'y est jamais sûr de
rien!

Nicolino parut touché de ce désappointement du bourreau.

--Combien gagnez-vous par an, mon ami? lui demanda-t-il.

--J'ai quatre cents ducats de fixe, Excellence, dix ducats par exécution
et quatre ducats par torture; mais il y a plus de trois ans que, par
l'entêtement du tribunal, on n'a exécuté personne; et, vous le voyez,
au moment de vous donner la torture, contre-ordre! J'aurais plus de
bénéfice à donner ma démission de bourreau et à me faire sbire, comme
mon ami Pasquale de Simone.

--Tenez, mon cher, dit Nicolino en tirant de sa poche trois pièces d'or,
vous m'attendrissez; voici douze ducats. Qu'il ne soit pas dit que l'on
vous a dérangé pour rien.

Maître Donato et ses deux aides saluèrent.

Alors, Nicolino, se retournant vers Roberto Brandi, qui ne comprenait
rien lui-même à ce qui s'était passé:

--N'avez-vous pas entendu, commandant? lui dit-il. M. le procureur
fiscal vous a ordonné de me reconduire en prison.

Et, se remettant de lui-même au milieu des soldats qui l'avaient amené,
il sortit de la salle de l'interrogatoire et regagna son cachot.

Peut-être le lecteur attend-il maintenant l'explication du changement
qui s'était fait sur la physionomie du marquis Vanni en lisant le billet
du prince de Castelcicala, et de l'ordre donné de remettre la torture à
un autre jour, après l'avoir lu.

L'explication sera bien simple; elle consistera à mettre sous les yeux
du lecteur le texte même du billet; le voici:

«Le roi est arrivé cette nuit. L'armée napolitaine est battue; les
Français seront ici dans quinze jours.

»C.»

Or, le marquis Vanni avait réfléchi que ce n'était point au moment où
les Français allaient entrer à Naples qu'il était opportun de donner
la torture à un prisonnier accusé pour tout crime d'être partisan des
Français.

Quant à Nicolino, qui, malgré tout son courage, était menacé d'une rude
épreuve, il rentra dans le cachot numéro 3, au second au-dessous de
l'entre-sol, comme il disait, sans savoir à quel heureux hasard il
devait d'en être quitte à si bon marché.




                                LXIII

                            L'ABBÉ PRONIO


Vers la même heure où le procureur fiscal Vanni faisait reconduire
Nicolino à son cachot, le cardinal Ruffo, pour accomplir la promesse
qu'il avait faite pendant la nuit au roi, se présentait à la porte de
ses appartements.

L'ordre était donné de le recevoir. Il pénétra donc sans aucun
empêchement jusqu'au roi.

Le roi était en tête-à-tête avec un homme d'une quarantaine d'années. On
pouvait reconnaître cet homme pour un abbé à une imperceptible tonsure
qui disparaissait au milieu d'une forêt de cheveux noirs. Il était, au
reste, vigoureusement découplé et paraissait plutôt fait pour porter
l'uniforme de carabinier que la robe ecclésiastique.

Ruffo fit un pas en arrière.

--Pardon, sire, dit-il, mais je croyais trouver Votre Majesté seule.

--Entrez, entrez, mon cher cardinal, dit le roi, vous n'êtes point de
trop; je vous présente l'abbé Pronio.

--Pardon, sire, dit Ruffo en souriant, mais je ne connais pas l'abbé
Pronio.

--Ni moi non plus, dit le roi. Monsieur entre une minute avant Votre
Éminence; il vient de la part de mon directeur, monseigneur Rossi,
évêque de Nicosia; M. l'abbé ouvrait la bouche pour me raconter ce qui
l'amène, il le racontera à nous deux au lieu de le raconter à moi tout
seul. Tout ce que je sais, par le peu de mots que M. l'abbé m'a dits,
c'est que c'est un homme qui parle bien et qui promet d'agir encore
mieux. Racontez votre affaire: M. le cardinal Ruffo est de mes amis.

--Je le sais, sire, dit l'abbé en s'inclinant devant le cardinal, et des
meilleurs même.

--Si je n'ai pas l'honneur de connaître M. l'abbé Pronio, vous voyez
qu'en échange M. l'abbé Pronio me connaît.

--Et qui ne vous connaît pas, monsieur le cardinal, vous, le
fortificateur d'Ancône! vous, l'inventeur d'un nouveau four à chauffer
les boulets rouges!

--Ah! vous voilà pris, mon éminentissime. Vous vous attendiez à ce que
l'on vous fît des compliments sur votre éloquence et votre sainteté, et
voilà qu'on vous en fait sur vos exploits militaires.

--Oui, sire, et plût à Dieu que Votre Majesté eût confié le commandement
de l'armée à Son Éminence au lieu de le confier à un fanfaron
autrichien.

--L'abbé, vous venez de dire une grande vérité, dit le roi en posant sa
main sur l'épaule de Pronio.

Ruffo s'inclina.

--Mais je présume, dit-il, que M. l'abbé n'est pas venu seulement pour
dire des vérités qu'il me permettra de prendre pour des louanges.

--Votre Éminence a raison, dit Pronio en s'inclinant à son tour; mais
une vérité dite de temps en temps et quand l'occasion s'en présente,
quoiqu'elle puisse parfois nuire à l'imprudent qui la dit, ne peut
jamais nuire au roi qui l'entend.

--Vous avez de l'esprit, monsieur, dit Ruffo.

--Eh bien, c'est l'effet qu'il m'a fait tout de suite, dit le roi;
et cependant il n'est que simple abbé, quand j'ai, à la bonté de mon
ministre des cultes, dans mon royaume tant d'ânes qui sont évêques!

--Tout cela ne nous dit pas ce qui amène l'abbé près de Votre Majesté?

--Dites, dites, l'abbé! le cardinal me rappelle que j'ai affaire; nous
vous écoutons.

--Je serai bref, sire. J'étais hier, à neuf heures du soir, chez mon
neveu, qui est maître de poste.

--Tiens, c'est vrai, dit le roi, je cherchais où je vous avais déjà vu.
Je me rappelle maintenant, c'est là.

--Justement, sire. Dix minutes auparavant, un courrier était passé,
avait commandé des chevaux et avait dit au maître de poste: «Surtout
ne faites pas attendre, c'est pour un très-grand seigneur;» et il était
reparti en riant. La curiosité me prit alors de voir ce très-grand
seigneur, et, lorsque la voiture s'arrêta, je m'en approchai, et, à mon
grand étonnement, je reconnus le roi.

--Il m'a reconnu et ne m'a rien demandé; c'est, déjà bien de sa part,
n'est-ce pas, mon éminentissime?

--Je me réservais pour ce matin, sire, répondit l'abbé en s'inclinant.

--Continuez, continuez! vous voyez bien que le cardinal vous écoute.

--Avec la plus grande attention, sire.

--Le roi, que l'on savait à Rome, continua Pronio, revenait seul dans
un cabriolet, accompagné d'un seul gentilhomme qui portait les habits du
roi, tandis que le roi portait les habits de ce gentilhomme; c'était un
événement.

--Et un fier! fit le roi.

--J'interrogeai les postillons de Fondi, et, de postillons en
postillons, en remontant jusqu'à ceux d'Albano, les nôtres avaient
appris qu'il y avait eu une grande bataille, que les Napolitains avaient
été battus et que le roi,--comment dirai-je cela, sire? demanda en
s'inclinant respectueusement l'abbé,--et que le roi...

--Fichait le camp... Ah! pardon, j'oubliais que vous êtes homme
d'Église.

--Alors, j'ai été poursuivi de cette idée que, si les Napolitains
étaient véritablement en fuite, ils courraient tout d'une traite jusqu'à
Naples, et que, par conséquent, il n'y avait qu'un moyen d'arrêter les
Français, qui, si on ne les arrêtait pas, y seraient sur leurs talons.

--Voyons le moyen, dit Ruffo.

--C'était de révolutionner les Abruzzes et la Terre de Labour, et,
puisqu'il n'y a plus d'armée à leur opposer, de leur opposer un peuple.

Ruffo regarda Pronio.

--Est-ce que vous seriez, par hasard, un homme de génie, monsieur
l'abbé? lui demanda-t-il.

--Qui sait? répondit celui-ci.

--La chose m'en, a tout l'air, sire.

--Laissez-le aller, laissez-le aller, dit le roi.

--Donc, ce matin, j'ai pris un cheval chez mon neveu, je suis venu à
franc étrier jusqu'à Capoue; à la poste de Capoue, je me suis informé,
et j'ai appris que Sa Majesté était à Caserte; alors, je suis venu à
Caserte et me suis présenté hardiment à la porte du roi, comme venant
de la part de monseigneur Rossi, évêque de Nicosia et confesseur de Sa
Majesté.

--Vous connaissez monseigneur Rossi? demanda Ruffo.

--Je ne l'ai jamais vu, dit l'abbé; mais j'espérais que le roi me
pardonnerait mon mensonge en faveur de la bonne intention.

--Eh! mordieu! oui, je vous pardonne, dit le roi. Éminence, donnez-lui
son absolution tout de suite.

--Maintenant, sire, vous savez tout, dit Pronio: si le roi adopte mon
projet d'insurrection, une traînée de poudre n'ira pas plus vite; je
proclame la guerre sainte, et, avant huit jours, je soulève tout le pays
depuis Aquila jusqu'à Teano.

--Et vous ferez cela tout seul? demanda Ruffo.

--Non, monseigneur; je m'adjoindrai deux hommes d'exécution.

--Et quels sont ces deux hommes?

--L'un est Gaetano Mammone, plus connu sous le nom du _meunier de Sora_.

--N'ai-je pas entendu prononcer son nom, demanda le roi, à propos du
meurtre de ces deux jacobins della Torre?

C'est possible, sire, répondit l'abbé Pronio; il est rare que Gaetano
Mammone ne soit pas là quand on tue quelqu'un à dix lieues à la ronde;
il flaire le sang.

--Vous le connaissez? demanda Ruffo.

--C'est mon ami, Éminence.

--Et quel est l'autre?

--Un jeune brigand de la plus belle espérance, sire; il se nomme Michele
Pezza; mais il a pris le nom de Fra-Diavolo, attendu probablement que ce
qu'il y a de plus malin, c'est un moine, et de plus mauvais le diable. A
vingt et un ans à peine, il est déjà chef d'une bande de trente hommes,
qui se tiennent dans les montagnes de Mignano. Il était amoureux de la
fille d'un charron d'Itri, il l'a hautement demandée en mariage, on la
lui a refusée; alors, il a loyalement prévenu son rival, nommé Peppino,
qu'il le tuerait s'il ne renonçait pas à Francesca, c'est le nom de la
jeune fille; son rival a persisté, et Michele Pezza lui a tenu parole.

--C'est-à-dire qu'il l'a tué? demanda Ruffo.

--Éminence, c'est mon pénitent. Il y a quinze jours qu'avec six de ses
hommes les plus résolus, il a pénétré la nuit, par le jardin qui donne
sur la montagne, dans la maison du père de Francesca, a enlevé sa fille
et la emmenée avec lui. Il paraît que mon drôle a des secrets à lui
pour se faire aimer des femmes. Francesca, qui aimait Peppino, adore
maintenant Fra-Diavolo et brigande avec lui comme si elle n'avait fait
que cela toute sa vie.

--Et voilà les hommes que vous comptez employer? demanda le roi.

--Sire, on ne révolutionne pas un pays avec des séminaristes.

--L'abbé a raison, sire, dit Ruffo.

--Soit! Et, avec ces moyens-là, vous promettez de réussir?

--J'en réponds.

--Et vous soulèverez les Abruzzes, la Terre de Labour?

--Depuis les enfants jusqu'aux vieillards. Je connais tout le monde, et
tout le monde me connaît.

--Vous me paraissez bien sûr de votre affaire, mon cher abbé, dit le
cardinal.

--Si sûr, que j'autorise Votre Éminence à me faire fusiller si je ne
réussis pas.

--Alors, vous comptez faire de votre ami Gaetano Mammone et de votre
pénitent Fra-Diavolo vos deux lieutenants?

--Je compte en faire deux capitaines comme moi; ils ne valent pas moins
que moi, et je ne vaux pas moins qu'eux. Que le roi daigne seulement
signer mon brevet et les leurs, pour prouver aux paysans que nous
agissons en son nom, et je me charge de tout.

--Eh! eh! dit le roi, je ne suis pas scrupuleux; mais nommer mes
capitaines deux gaillards comme ceux-là. Vous me donnerez bien dix
minutes de réflexion, l'abbé?

--Dix, vingt, trente, sire, je ne crains rien. L'affaire est trop
avantageuse pour que Votre Majesté la refuse, et Son Éminence est trop
dévouée aux intérêts de la couronne pour ne pas la lui conseiller.

--Eh bien, l'abbé, dit le roi, laissez-nous un instant seuls, Son
Éminence et moi: nous allons causer de votre proposition.

--Sire, je serai dans l'antichambre à lire mon bréviaire; Votre Majesté
me fera demander quand elle aura pris une résolution.

--Allez, l'abbé, allez.

Pronio salua et sortit.

Le roi et le cardinal se regardèrent.

--Eh bien, que dites-vous de cet abbé-là, mon éminentissime? demanda le
roi.

--Je dis que c'est un homme, sire, et que les hommes sont rares.

--Un drôle de saint Bernard pour prêcher une croisade, dites donc!

--Eh! sire, il réussira peut-être mieux que le vrai n'a réussi.

--Vous êtes donc d'avis que j'accepte son offre?

--Dans la position où nous sommes, sire, je n'y vois pas d'inconvénient.

--Mais, dites-moi, quand on est petit-fils de Louis XIV et qu'on
s'appelle Ferdinand de Bourbon, signer de ce nom des brevets à un chef
de brigands et à un homme qui boit le sang comme un autre boit de l'eau
claire! car je le connais son Gaetano Mammone, de réputation du moins.

--Je comprends la répugnance de Votre Majesté, sire; mais signez
seulement celui de l'abbé, et autorisez-le à signer ceux des autres.

--Vous êtes un homme adorable, en ce que, avec vous, on n'est jamais
dans l'embarras. Rappelons-nous l'abbé?

--Non, sire; laissons-lui le temps de lire son bréviaire; nous avons, de
notre côté, à régler quelques petites affaires au moins aussi pressées
que les siennes.

--C'est vrai.

--Hier, Votre Majesté m'a fait l'honneur de me demander mon avis sur la
falsification de certaine lettre.

--Je me le rappelle parfaitement; et vous m'avez demandé la nuit pour
réfléchir. Mon éminentissime, avez vous réfléchi?

--Je n'ai fait que cela, sire.

--Eh bien?

--Eh bien, il y a un fait que Votre Majesté ne contestera point, c'est
que j'ai l'honneur d'être détesté par la reine.

--Il en est ainsi de tout ce qui m'est fidèle et attaché, mon cher
cardinal; si nous avions le malheur de nous brouiller, la reine vous
adorerait.

--Or, étant déjà suffisamment détesté par elle, à mon avis, je
désirerais bien, s'il était possible, sire, qu'elle ne me détestât point
davantage.

--A quel propos me dites-vous cela?

--A propos de la lettre de Sa Majesté l'empereur d'Autriche.

--Que croyez vous donc?

--Je ne crois rien; mais voici comment les choses se sont passées.

--Voyons cela, dit le roi s'accoudant sur son fauteuil afin d'écouter
plus commodément.

--A quelle heure Votre Majesté est-elle partie pour Naples, avec M.
André Backer, le jour où le jeune homme a eu l'honneur de dîner avec
Votre Majesté?

--Entre cinq et six heures.

--Eh bien, entre six et sept heures, c'est-à-dire une heure après que
Votre Majesté a été partie, avis a été donné au maître de poste de
Capoue de dire à Ferrari, lorsqu'il reprendrait chez lui le cheval qu'il
y avait laissé, qu'il était inutile qu'il allât jusqu'à Naples, attendu
que Votre Majesté était à Caserte.

--Qui a donc donné cet avis?

--Je désire ne nommer personne, sire; seulement, je n'empêche point que
Votre Majesté ne devine.

--Allez, je vous écoute.

--Ferrari, au lieu d'aller à Naples, est donc venu à Caserte. Pourquoi
voulait-on qu'il vînt à Caserte? Je n'en sais rien. Pour essayer
probablement sur lui quelque tentative de séduction.

--Je vous ai dit, mon cher cardinal, que je le croyais incapable de me
trahir.

--On n'a pas eu la peine de s'assurer de sa fidélité; Ferrari, ce qui
valait mieux, a fait une chute, a perdu connaissance et a été transporté
à la pharmacie.

--Par le secrétaire de M. Acton, nous savons cela.

--Là, de peur que son évanouissement ne fut trop court et qu'il ne
revînt à lui au moment où l'on ne s'y attendrait pas, on a trouvé
convenable de le prolonger à l'aide de quelques gouttes de laudanum.

--Qui vous a dit cela?

--Je n'ai eu besoin d'interroger personne. Qui ne veut pas être trompé
ne doit s'en rapporter qu'à soi.

Le cardinal tira de sa poche une cuiller à café.

--Voici, dit il, la cuiller à l'aide de laquelle on les lui a
introduites dans la bouche; il en reste une couche au fond de la
cuiller, ce qui prouve que le blessé n'a pas bu le laudanum lui-même,
vu qu'il eût enlevé cette couche avec ses lèvres, et l'odeur acre et
persistante de l'opium indique, après plus d'un mois, à quelle substance
appartenait cette couche.

Le roi regarda le cardinal avec cet étonnement naïf qu'il manifestait
lorsqu'on lui démontrait une chose que seul il n'eût pas trouvée, parce
qu'elle dépassait la portée de son intelligence.

--Et qui a fait cela? demanda-t-il.

--Sire, répondit le cardinal, je ne nomme personne; je dis: ON. Qui a
fait cela? Je n'en sais rien. ON l'a fait. Voilà ce que je sais.

--Et après?

--Votre Majesté veut aller jusqu'au bout, n'est-ce-pas?

--Certainement que je veux aller jusqu'au bout!

--Eh bien, sire, Ferrari évanoui par la violence du coup, endormi pour
surcroît de précautions avec du laudanum, ON a pris la lettre dans sa
poche, ON l'a décachetée en plaçant la cire au-dessus d'une bougie, ON a
lu la lettre, et, comme elle contenait l'opposé de ce que l'ON espérait,
ON a enlevé l'écriture avec de l'acide oxalique.

--Comment pouvez-vous savoir précisément avec quel acide?

--Voici la petite bouteille, je ne dirai point qui le contenait, mais
qui le contient; la moitié à peine, comme vous le voyez, a été employée
à l'opération.

Et, comme il avait tiré de sa poche la cuiller à café, le cardinal tira
de sa poche un flacon à moitié vide contenant un liquide clair comme de
l'eau de roche et évidemment distillé.

--Et vous dites, demanda le roi, qu'avec cette liqueur on peut enlever
l'écriture?

--Que Votre Majesté ait la bonté de me donner une lettre sans
importance.

Le roi prit sur une table le premier placet venu; le cardinal versa
quelques gouttes du liquide sur l'écriture, il l'étendit avec son doigt,
en couvrit quatre ou cinq lignes et attendit. L'écriture commença par
jaunir, puis s'effaça peu à peu.

Le cardinal lava le papier avec de l'eau ordinaire, et, entre les lignes
écrites au-dessus et au-dessous, il montra au roi un espace blanc qu'il
fit sécher au feu et sur lequel, sans autre préparation, il écrivit deux
ou trois lignes.

La démonstration ne laissait rien à désirer.

--Ah! San-Nicandro! San-Nicandro! murmura le roi, quand on pense que tu
aurais pu m'apprendre tout cela!

--Non pas lui, sire, attendu qu'il ne le savait pas; mais il eût pu vous
le faire apprendre par d'autres plus savants que lui.

--Revenons à notre affaire, dit le roi en poussant un soupir. Ensuite,
que s'est-il passé?

--Il s'est passé, sire, qu'après avoir substitué au refus de l'empereur
une adhésion, on a recacheté la lettre et on l'a scellée d'un cachet
pareil à celui de Sa Majesté Impériale; seulement, comme c'était la
nuit, à la lumière des bougies, que cette opération se faisait, on l'a
recachetée avec de la cire rouge qui était d'une teinte un peu plus
foncée que la première.

Le cardinal mit sous les yeux du roi la lettre tournée du côté du
cachet.

--Sire, dit-il, voyez la différence qu'il y a entre cette couche
superposée et la couche inférieure; au premier abord, la teinte paraît
la même, mais, en y regardant de près, on reconnaît une différence
légère et cependant visible.

--C'est vrai, s'écria le roi, c'est pardieu vrai!

--D'ailleurs, reprit le cardinal, voici le bâton de cire qui a servi à
refaire le cachet; Votre Majesté voit que sa couleur est identique avec
la couche supérieure.

Le roi regardait avec étonnement les trois pièces à conviction: cuiller,
flacon, bâton de cire à cacheter que Ruffo venait de mettre sous ses
yeux et avait déposées les unes à côté des autres sur une table.

--Et comment vous-êtes vous procuré cette cuiller, ce flacon et cette
cire? demanda le roi, tellement intéressé par cette intelligente
recherche de la vérité, qu'il ne voulait point en perdre un détail.

--Oh! de la façon la plus simple, sire. Je suis à peu près le seul
médecin de votre colonie de San-Leucio; je viens donc de temps en temps
à la pharmacie du château pour y chercher quelques médicaments; je suis
venu ce matin à la pharmacie comme d'habitude, mais avec certaine idée
arrêtée; j'ai trouvé _cette cuiller_ sur la table de nuit, _ce flacon_
dans l'armoire vitrée, et _ce bâton de cire_ sur la table.

--Et cela vous a suffi pour tout découvrir?

--Le cardinal de Richelieu ne demandait que trois lignes de l'écriture
d'un homme pour le faire pendre.

--Oui, dit le roi; malheureusement, il y a des gens que l'on ne pend
pas, quelque chose qu'ils aient faite.

--Maintenant, dit le cardinal en regardant fixement le roi, tenez-vous
beaucoup à Ferrari?

--Sans doute que j'y tiens.

--Eh bien, sire, il n'y aurait pas de mal à l'éloigner pour quelque
temps. Je crois l'air de Naples on ne peut plus malsain pour lui en ce
moment.

--Vous croyez?

--Je fais plus que le croire, sire, j'en suis sûr.

--Pardieu! c'est bien simple, je vais le renvoyer à Vienne.

--C'est un voyage fatigant, sire; mais il y a des fatigues salutaires.

--D'ailleurs, vous comprenez bien, mon éminentissime, que je veux avoir
le coeur net de la chose; en conséquence, je renvoie à l'empereur, mon
gendre, la dépêche dans laquelle il me dit qu'il se mettra en campagne
aussitôt que je serai rentré à Rome, et je lui demande de mon côté ce
qu'il pense de cela.

--Et, pour qu'on ne se doute de rien, Votre Majesté part pour Naples
aujourd'hui avec tout le monde, en disant à Ferrari de venir me trouver
cette nuit à San-Leucio, et d'exécuter mes ordres comme si c'étaient
ceux de Votre Majesté.

--Et vous, alors?

--Moi, j'écris à l'empereur au nom de Votre Majesté, j'expose ses doutes
et le prie de m'envoyer la réponse, à moi.

--A merveille! mais Ferrari va tomber dans les mains des Français; vous
comprenez bien que les chemins sont gardés.

--Ferrari va par Bénévent et Foggia à Manfredonia; là, il s'embarque
pour Trieste, et, de Trieste, reprend la poste jusqu'à Vienne si le
vent est bon; il économise deux jours de route et vingt-quatre heures de
fatigue, et, par le même chemin qu'il est allé, il revient.

--Vous êtes un homme prodigieux, mon cher cardinal! rien ne vous est
impossible.

--Tout cela convient à Votre Majesté?

--Je serais bien difficile si cela ne me convenait pas.

--Alors, sire, occupons-nous d'autre chose; vous le savez, chaque minute
vaut une heure, chaque heure vaut un jour, chaque jour une année.

--Occupons-nous de l'abbé Pronio, n'est-ce pas? demanda le roi.

--Justement, sire.

--Croyez-vous qu'il aura eu le temps de lire son bréviaire? demanda en
riant le roi.

--Bon! s'il n'a pas eu le temps de le lire aujourd'hui, dit Ruffo, il
le lira demain: il n'est pas homme à douter de son salut pour si peu de
chose.

Ruffo sonna.

Un valet de pied parut à la porte.

--Prévenez l'abbé Pronio que nous l'attendons, dit le roi.




                                 LXIV

                       UN DISCIPLE DE MACHIAVEL


Pronio ne se fit point attendre.

Le roi et le cardinal remarquèrent que la lecture du livre saint ne lui
avait rien ôté des airs dégagés qu'ils avaient remarqués en lui.

Il entra, se tint sur le seuil de la porte, salua respectueusement le
roi d'abord, le cardinal ensuite.

--J'attends les ordres de Sa Majesté, dit-il.

--Mes ordres seront faciles à suivre, mon cher abbé: j'ordonne que vous
fassiez tout ce que vous m'avez promis de faire.

--Je suis prêt, sire.

--Maintenant, entendons-nous.

Pronio regarda le roi; il était évident qu'il ne comprenait rien à ces
mots: _entendons-nous_.

Je demande quelles sont vos conditions, dit le roi.

--Mes conditions?

--Oui.

--A moi? Mais je ne fais aucune condition à Votre Majesté.

--Je demande, si vous l'aimez mieux, quelles faveurs vous attendez de
moi.

--Celle de servir Votre Majesté, et, au besoin, de me faire tuer pour
elle.

--Voilà tout?

--Sans doute.

--Vous ne demandez pas un archevêché, pas un évêché, pas la plus petite
abbaye?

--Si je la sers bien, quand tout sera fini, quand les Français seront
hors du royaume, si j'ai bien servi Votre Majesté, elle me récompensera;
si je l'ai mal servie, elle me fera fusiller.

--Que dites-vous de ce langage, cardinal?

--Je dis qu'il ne m'étonne pas, sire.

--Je remercie Votre Éminence, dit en s'inclinant Pronio.

--Alors, dit le roi, il s'agit tout simplement de vous donner un brevet?

--Un à moi, sire, un à Fra-Diavolo, un à Mammone.

--Êtes-vous leur mandataire? demanda le roi.

--Je ne les ai pas vus, sire.

--Et, sans les avoir vus, vous répondez d'eux?

--Comme de moi-même.

--Rédigez le brevet de M. l'abbé, mon éminentissime.

Ruffo se mit à une table, écrivit quelques lignes et lut la rédaction
suivante:

«Moi, Ferdinand de Bourbon, roi des Deux-Siciles et de Jérusalem,

»Déclare:

»Ayant toute confiance dans l'éloquence, le patriotisme, les talents
militaires de l'abbé Pronio,

»Le nommer

»MON CAPITAINE dans les Abruzzes et dans la Terre de Labour, et, au
besoin, dans toutes les autres parties de mon royaume;

»Approuver

»Tout ce qu'il fera pour la défense du territoire de ce royaume et pour
empêcher les Français d'y pénétrer, l'autorise à signer des brevets
pareils à celui-ci en faveur des deux personnes qu'il jugera dignes de
le seconder dans cette noble tâche, promettant de reconnaître pour chefs
de masses les deux personnes dont il aura fait choix.

»En foi de quoi, nous lui avons délivré le présent brevet.

»En notre château de Caserte, le 10 décembre 1798.»

--Est-ce cela, monsieur? demanda le roi à Pronio après avoir entendu la
lecture que venait de faire le cardinal.

--Oui, sire; seulement, je remarque que Votre Majesté n'a pas voulu
prendre la responsabilité de signer les brevets des deux capitaines que
j'avais eu l'honneur de lui recommander.

--Non; mais je vous ai reconnu le droit de les signer; je veux qu'ils
vous en aient l'obligation.

--Je remercie Votre Majesté, et, si elle veut mettre au bas de ce
brevet sa signature et son sceau, je n'aurai plus qu'à lui présenter mes
humbles remercîments et à partir pour exécuter ses ordres.

Le roi prit la plume et signa; puis, tirant le sceau de son secrétaire,
il l'appliqua à côté de sa signature.

Le cardinal s'approcha du roi et lui dit quelques mots tout bas.

--Vous croyez? demanda le roi.

--C'est mon humble avis, sire.

Le roi se tourna vers Pronio.

--Le cardinal, lui dit-il, prétend que, mieux que personne, monsieur
l'abbé...

--Sire, interrompit en s'inclinant Pronio, j'en demande pardon à Votre
Majesté, mais, depuis cinq minutes, j'ai l'honneur d'être capitaine des
volontaires de Sa Majesté.

--Excusez, mon cher capitaine, dit le roi en riant, j'oubliais, ou
plutôt, je me souvenais en voyant un coin de votre bréviaire sortir de
votre poche.

Pronio tira de sa poche le livre qui avait attiré l'attention de Sa
Majesté, et le lui présenta.

Le roi l'ouvrit à la première page et lut:

«_Le Prince_, par Machiavel.»

--Qu'est-ce que cela? dit le roi ne connaissant ni l'ouvrage ni
l'auteur.

--Sire, lui répondit Pronio, c'est le bréviaire des rois.

--Vous connaissez ce livre? demanda Ferdinand à Ruffo.

--Je le sais par coeur.

--Hum! fit le roi. Je n'ai jamais su par coeur que l'office de la
Vierge, et encore, depuis que San-Nicandro me l'a appris, je crois que
je l'ai un peu oublié. Enfin!... Je vous disais donc, capitaine, puisque
capitaine il y a, que le cardinal prétendait, c'était cela que tout à
l'heure il me disait tout bas à l'oreille, que, mieux que personne, vous
vous entendriez à rédiger une proclamation adressée aux peuples des deux
provinces où vous êtes appelé à exercer votre commandement.

--Son Éminence est de bon conseil, sire.

--Alors, vous êtes de son avis?

--Parfaitement.

--Mettez-vous donc là et rédigez.

--Dois-je parler au nom de Sa Majesté ou au mien? demanda Pronio.

--Au nom du roi, monsieur, au nom du roi, se hâta de répondre Ruffo.

--Allez! au nom du roi, puisque le cardinal le veut, dit Ferdinand.

Pronio salua le roi pour remercier de la permission qu'il recevait
non-seulement d'écrire au nom de son souverain, mais encore de s'asseoir
devant lui, et, sans embarras, sans rature, de pleine source, il
écrivit:

«Pendant que je suis dans la capitale du monde chrétien, occupé à
rétablir la sainte Église, les Français, près desquels j'ai tout fait
pour demeurer en paix, menacent de pénétrer dans les Abruzzes. Je me
risque donc, malgré le danger que je cours, à passer à travers leurs
rangs pour regagner ma capitale en péril; mais, une fois à Naples, je
marcherai à leur rencontre avec une armée nombreuse pour les exterminer.
En attendant, que les peuples courent aux armes, qu'ils volent au
secours de la religion, qu'ils défendent leur roi, ou plutôt leur père,
qui est prêt à sacrifier sa vie pour conserver à ses sujets leurs autels
et leurs biens, l'honneur de leurs femmes et leur liberté! Quiconque ne
se rendra pas sous les drapeaux de la guerre sainte sera réputé traître
à la patrie; quiconque les abandonnera après y avoir pris rang sera puni
comme rebelle et comme ennemi de l'Église et de l'État.

»Rome, 7 décembre 1798.»

Pronio remit sa proclamation au roi afin que le roi la pût lire.

Mais celui-ci, la passant au cardinal:

--Je ne comprends pas très-bien, mon éminentissime, lui dit-il.

Ruffo se mit à lire à son tour.

Pronio, qui s'était assez médiocrement préoccupé de l'expression de la
figure du roi, pendant la lecture, suivait au contraire, avec la plus
grande attention, l'effet que cette lecture produisait sur la figure du
cardinal.

Deux ou trois fois pendant la lecture, Ruffo leva les yeux sur Pronio,
et, chaque fois, il vit les regards du nouveau capitaine fixés sur les
siens.

--Je ne m'étais pas trompé sur vous, monsieur, dit le cardinal à Pronio
lorsqu'il eut fini; vous êtes un habile homme!

Puis, s'adressant au roi:

--Sire, continua-t-il, personne dans le royaume n'eût fait, j'ose le
dire, une si adroite proclamation, et Votre Majesté peut la signer
hardiment.

--C'est votre avis mon éminentissime, et vous n'avez rien à y redire?

--Je prie Votre Majesté de n'y pas changer une syllabe.

Le roi prit la plume.

--Vous le voyez, dit-il, je signe de confiance.

--Votre nom de baptême, monsieur? demanda Ruffo à l'abbé, tandis que le
roi signait.

--Joseph, monseigneur.

--Et maintenant, sire, dit Ruffo, tandis que vous tenez la plume, vous
pouvez ajouter au-dessous de votre signature:

«Le capitaine Joseph Pronio est chargé, pour moi et en mon nom, de
répandre cette proclamation, et de veiller à ce que les intentions y
exprimées par moi soient fidèlement remplies.»

--Je puis ajouter cela? demanda le roi.

--Vous le pouvez, sire.

Le roi écrivit sans objection aucune les paroles dictées par Ruffo.

--C'est fait, dit-il.

--Maintenant, sire, dit Ruffo, tandis que M. Pronio va nous faire un
double de cette proclamation,--vous entendez, capitaine, le roi est si
content de votre proclamation, qu'il en désire copie,--Votre Majesté va
signer à l'ordre du capitaine un bon de dix mille ducats.

--Monseigneur! fit Pronio...

--Laissez-moi faire, monsieur.

--Dix mille ducats!... Eh! eh! fit le roi.

--Sire, je supplie Votre Majesté...

--Allons, dit le roi. Sur Corradino?

--Non; sur la maison André Backer et Ce; c'est plus sûr et surtout plus
rapide.

Le roi s'assit, fit le bon et signa.

--Voici le double de la proclamation de Sa Majesté, dit Pronio en
présentant la copie au cardinal.

--Maintenant, à nous deux, monsieur, dit Ruffo, vous voyez la confiance
que le roi a en vous. Voici un bon de dix mille ducats; allez faire
tirer dans une imprimerie autant de mille exemplaires de cette
proclamation qu'on en pourra tirer en vingt-quatre heures; les dix mille
premiers exemplaires tirés seront affichés aujourd'hui à Naples, s'il
est possible avant que le roi y arrive. Il est midi; il vous faut une
heure et demie pour aller à Naples; cela peut être fait à quatre heures.
Emportez-en dix mille, vingt mille, trente mille; répandez-les à foison
et qu'avant demain soir, il y en ait dix mille distribués.

--Et du reste de l'argent, que ferais-je, monseigneur?

--Vous achèterez des fusils, de la poudre et des balles.

Pronio, au comble de la joie, allait s'élancer hors de l'appartement.

--Comment! dit Ruffo, vous ne voyez point, capitaine?...

--Qui donc, monseigneur?

--Le roi vous donne sa main à baiser.

--Oh! sire! s'écria Pronio baisant la main du roi, le jour où je me
ferai tuer pour Votre Majesté, je ne serai point quitte envers elle.

Et Pronio sortit, prêt en effet à se faire tuer pour le roi.

Le roi attendait évidemment la sortie de Pronio avec impatience; il
avait pris part à toute cette scène sans trop savoir quel rôle il y
jouait.

--Eh bien, dit le roi quand la porte fut refermée, c'est probablement
encore la faute de San-Nicandro, mais le diable m'emporte si je
comprends votre enthousiasme pour cette proclamation, qui ne dit pas un
mot de vrai.

--Eh! sire, c'est justement parce qu'elle ne dit pas un mot de vrai,
c'est justement parce que ni Votre Majesté ni moi n'aurions osé la
faire, c'est justement pour cela que je l'admire.

--Alors, dit Ferdinand, expliquez-la-moi, afin que je voie si elle vaut
mes dix mille ducats.

--Votre Majesté ne serait point assez riche pour la payer, si elle la
payait à sa valeur.

--Tête d'âne! dit Ferdinand en se donnant un coup de poing sur le front.

--Votre Majesté veut-elle me suivre sur celle copie?

--Je vous suis, dit-il.

Le roi présenta le double de la proclamation au cardinal.

Ruffo lut[2]:

[Note 2: Nous ne changeons pas un mot au texte de cette
proclamation, une des pièces historiques les plus impudentes, peut-être,
qui existent au monde.]

«Pendant que je suis dans la capitale du monde chrétien, occupé à
rétablir la sainte Église, les Français, auprès desquels j'ai fait tout
pour vivre en paix, menacent de pénétrer dans les Abruzzes...»

--Vous savez que je n'admire pas encore.

--Vous avez tort, sire; car remarquez la portée de ceci. Vous êtes
à Rome au moment où vous écrivez cette proclamation; vous y êtes
_tranquillement_, sans autre intention que de _rétablir la sainte
Église_; vous n'y abattez pas les arbres de la Liberté, vous ne voulez
pas faire pendre les consuls, vous ne laissez pas le peuple brûler les
juifs ou les jeter dans le Tibre; vous y êtes innocemment, dans les
seuls intérêts du saint-père.

--Ah! fit le roi, qui commençait à comprendre.

--Vous n'y êtes pas, continua le cardinal, pour faire la guerre à la
République, puisque vous avez tout fait auprès des Français pour vivre
en paix avec eux. Eh bien, quoique vous ayez tout fait pour vivre en
paix avec eux, c'est-à-dire avec des amis, _ils menacent de pénétrer
dans les Abruzzes_.

--Eh! fit le roi, qui comprenait.

--C'est donc, continua Ruffo, aux yeux de tous ceux qui liront ce
manifeste, et le monde entier le lira, c'est donc de leur part et non de
la vôtre qu'est le mauvais procédé, la rupture, la trahison. Malgré
les menaces que vous a faites l'ambassadeur Garat, vous vous fiez à eux
comme à des alliés que vous voulez conserver à tout prix; vous allez à
Rome, plein de confiance dans leur loyauté, et, tandis que vous êtes à
Rome, que vous ne vous doutez de rien, que vous êtes bien tranquille,
les Français vous attaquent à l'improviste et battent Mack. Rien
d'étonnant, vous en conviendrez, sire, qu'un général et une armée pris à
l'improviste soient battus.

--Tiens!... fit le roi, qui comprenait de plus en plus, c'est ma foi
vrai.

--Votre Majesté ajoute: «Je me risque donc, _malgré le danger que je
cours, à traverser leurs rangs pour regagner ma capitale en péril_;
mais, une bonne fois à Naples, je marcherai à leur rencontre avec une
armée nombreuse pour les exterminer...» Voyez, sire! malgré le danger
qu'elle y court, Votre Majesté se risque à travers leurs rangs pour
regagner sa capitale en péril. Comprenez-vous, sire? vous ne fuyez plus
devant les Français, vous passez à travers leurs rangs; vous ne craignez
pas le danger, vous l'affrontez, au contraire. Et pourquoi exposez-vous
si témérairement votre personne sacrée? Pour regagner, pour protéger,
pour défendre votre capitale, pour marcher enfin à la rencontre de
l'ennemi avec une armée nombreuse, pour exterminer les Français, quand
vous y serez rentré...

--Assez, s'écria le roi en éclatant de rire, assez, mon cher cardinal!
j'ai compris. Vous avez raison, mon éminentissime, grâce à cette
proclamation, je vais passer pour un héros. Qui diable se serait douté
de cela quand je changeais d'habits avec d'Ascoli dans une auberge
d'Albano? Décidément, vous avez raison, mon cher cardinal, et votre
Pronio est un homme de génie. Ce que c'est que d'avoir étudié Machiavel!
Tiens! il a oublié son livre.

--Oh! dit Ruffo, vous pouvez le garder, sire, pour l'étudier à votre
tour; il n'a plus rien à y apprendre.




                                  LXV

                  OÙ MICHEL LE FOU EST NOMMÉ CAPITAINE,
                  EN ATTENDANT QU'IL SOIT NOMMÉ COLONEL.


Le même jour, vers quatre ou cinq heures de l'après-midi, un de ces
bruits sourds et menaçants comme ceux qui précèdent les tempêtes et les
tremblements de terre, s'élevant des vieux quartiers de Naples, commença
d'envahir peu à peu toute la ville. Des hommes sortant par bandes de
l'imprimerie del signor Florio Giordani, située largo Mercatello, le
bras gauche chargé de larges feuilles imprimées, le bras droit armé
d'une brosse et d'un seau plein de colle, se répandaient dans les
différents quartiers de la ville, laissant, chacun derrière lui, une
série d'affiches autour desquelles se groupaient les curieux et à l'aide
desquelles on pouvait suivre sa trace, soit qu'il remontât au Vomero par
la strada de l'Infrascata, soit qu'il descendît par Castel-Capuano, par
le Vieux-Marché, soit enfin qu'il gagnât l'albergo dei Poveri par le
largo delle Pigne, ou soit que, longeant Toledo dans toute sa longueur,
il aboutit à Santa-Lucia par la descente du Géant ou à Mergellina par le
_Ponte_ et la _Riviera di Chiaia_.

Cette série d'affiches qui causaient un si grand bruit en rayonnant sur
tous les points de la ville, c'était la proclamation du roi Ferdinand,
ou plutôt du capitaine Pronio, dont celui-ci, selon la recommandation du
cardinal Ruffo, émaillait les murs de la capitale des Deux-Siciles; et
ce bruit progressif, cette rumeur croissante qui s'élevait de tous les
quartiers de la ville, c'était l'effet que produisait sa lecture sur ses
habitants.

En effet, d'un même coup, les Napolitains apprenaient le retour du roi,
qu'ils croyaient à Rome, et l'invasion des Français, qu'il croyaient en
retraite.

Au milieu de ce récit un peu confus des événements, mais dans lequel
cette même confusion était un trait de génie, le roi apparaissait comme
la seule espérance du pays, comme l'ange sauveur du royaume.

Il avait traversé les rangs des Français, car le bruit s'était déjà
répandu qu'il était arrivé pendant la nuit à Caserte; il avait risqué
sa liberté, il avait exposé ses jours pour venir mourir avec ses fidèles
Napolitains.

Le roi Jean n'avait pas fait davantage à Poitiers, ni Philippe de Valois
à Crécy.

Il était impossible de trahir un tel dévouement, de ne pas récompenser
de pareils sacrifices.

Aussi, devant chaque affiche, pouvait-on voir un immense groupe qui
discutait, commentait, disséquait la proclamation; ceux qui faisaient
partie de ces groupes et qui savaient lire,--et le nombre n'en était pas
grand,--jouissaient de leur supériorité, avaient la parole, et, comme
ils faisaient semblant de comprendre, ils avaient évidemment une
influence très-prononcée sur ceux qui ne savaient pas lire et qui les
écoutaient l'oeil fixe, l'oreille tendue, la bouche ouverte.

Au Vieux-Marché, où l'instruction était encore moins répandue que
partout ailleurs, un immense groupe s'était formé à la porte du beccaïo,
et, au centre, assez rapproché du manifeste affiché pour qu'il pût le
lire, on pouvait remarquer notre ami Michel le Fou, qui, jouissant des
prérogatives que lui donnait son instruction distinguée, transmettait à
la multitude ébahie les nouvelles que contenait la proclamation.

--Ce que je vois de plus clair au milieu de tout cela, disait le beccaïo
dans son brutal bon sens et fixant sur Michel son oeil ardent, le seul
que lui eût laissé la terrible balafre qu'il avait reçue de la main de
Salvato à Mergellina, ce que je vois de plus clair au milieu de tout
cela, c'est que ces gueux de républicains, que l'enfer confonde! ont
donné la bastonnade au général Mack.

--Je ne vois pas un mot de cela dans la proclamation, répondait Michel;
cependant, je dois dire que c'est probable; nous autres gens instruits,
nous appelons cela un sous-entendu.

--Sous-entendu ou non, dit le beccaïo, il n'en est pas moins vrai que
les Français--et le dernier puisse-t-il mourir de la peste!--marchent
sur Naples et y seront peut-être avant quinze jours.

--Oui, dit Michele; car je vois par la proclamation qu'ils envahissent
les Abruzzes; ce qui est évidemment le chemin de Naples; mais il ne
tient qu'à nous qu'ils n'y entrent point, à Naples.

--Et comment les en empêcher? demanda le beccaïo.

--Rien de plus facile, dit Michele. Toi, par exemple, en prenant ton
grand couteau, Pagliuccella en prenant son grand fusil, et moi en
prenant mon grand sabre, chacun de nous enfin en prenant quelque chose
et en marchant contre eux.

--En marchant contre eux, en marchant contre eux, grommela le beccaïo
trouvant la proposition de Michele un peu hasardeuse; c'est bien aisé à
dire, cela!

--Et c'est encore plus aisé à faire, ami beccaïo: il n'est besoin que
d'une chose; il est vrai que cette chose ne se trouve pas sous la peau
des moutons que tu égorges: il ne faut que du courage. Je sais de bonne
source, moi, que les Français ne sont pas plus de dix mille: or, nous
sommes à Naples soixante mille lazzaroni, bien portants, solides, ayant
de bons bras, de bonnes jambes et de bons yeux.

--De bons yeux, de bons yeux, dit le beccaïo voyant dans les paroles de
Michele une allusion à son accident; cela te plaît à dire.

--Eh bien, continua Michele sans se préoccuper de l'interruption du
beccaïo, armons-nous chacun de quelque chose, ne fût-ce que d'une pierre
et d'une fronde, comme le berger David, et tuons chacun le sixième d'un
Français, et il n'y aura plus de Français, puisque nous sommes soixante
mille et qu'ils ne sont que dix mille; cela ne te sera point difficile,
surtout à toi, beccaïo, qui, à ce que tu dis, as lutté seul contre six.

--Il est vrai, dit le beccaïo, que tout ce qui m'en tombera dans les
mains...

--Oui, répliqua Michele; mais, à mon avis, il ne faut point attendre
qu'ils te tombent dans les mains, parce que, alors, c'est nous qui
serons dans les leurs; il faut aller au-devant d'eux, il faut les
combattre partout où on les rencontrera. Un homme vaut un homme,
que diable! Puisque je ne te crains pas, puisque je ne crains point
Pagliuccella, puisque je ne crains pas les trois fils de Basso Tomeo,
qui disent toujours qu'il m'assommeront et qui ne m'assomment jamais, à
plus forte raison, six hommes qui en craignent un sont des lâches.

--Il a raison, Michele! il a raison! crièrent plusieurs voix.

--Eh bien, alors, dit Michele, si j'ai raison, prouvez-le-moi. Je ne
demande pas mieux que de me faire tuer; que ceux qui veulent se faire
tuer avec moi le disent.

--Moi! moi! moi! Nous! nous! crièrent cinquante voix. Veux-tu être notre
chef, Michele?

--Pardieu! dit Michele, je ne demande pas mieux.

--Vive Michele! vive Michele! vive notre capitaine! crièrent un grand
nombre de voix.

--Bon! me voilà déjà capitaine, dit Michele; il paraît que la
prédiction de Nanno commence à se réaliser. Veux-tu être mon lieutenant,
Pagliuccella?

--Ah! par ma foi, je le veux bien, dit celui auquel s'adressait Michel;
tu es un bon garçon, quoique tu sois un peu fier de ce que tu sais;
mais, enfin, puisqu'il faut toujours que l'on ait un chef, mieux vaut
que ce chef sache lire, écrire et compter, que de ne rien savoir du
tout.

--Eh bien, continua Michele, que ceux qui veulent de moi pour leur chef
aillent m'attendre strada Carbonara, avec les armes qu'ils pourront se
procurer; moi, je vais chercher mon sabre.

Il se fit alors un grand mouvement dans la foule; chacun tira de son
côté, et une centaine d'hommes prêts à reconnaître Michele le Fou pour
leur chef sortirent du groupe et se mirent chacun à la recherche de
l'arme de rigueur sans laquelle on n'était point reçu dans les rangs du
capitaine Michele.

Quelque chose se passait à l'autre extrémité de la ville, entre Tolède
et le Vomero, au haut de la montée de l'Infrascata, au pied de la salita
dei Capuccini.

Fra Pacifico, en revenant de la quête avec son ami Jacobino, avait vu
des hommes courant, le bras gauche chargé d'affiches et collant ces
affiches sur les murs partout où ils trouvaient une place convenable
et à la portée de la vue; le frère quêteur s'était alors approché avec
d'autres curieux de cette affiche, l'avait déchiffrée non sans peine
attendu qu'il n'était point un savant de la force de Michele; mais enfin
il l'avait déchiffrée, et, aux nouvelles inattendues qu'elle contenait,
son ardeur guerrière s'était, comme on le pense bien, éveillée plus
militante que jamais en voyant ces jacobins, objet de son exécration,
prêts à franchir les frontières du royaume.

Alors, il avait furieusement frappé la terre de son bâton de laurier,
il avait demandé la parole, il était monté sur une borne, et, tenant
Jacobino par sa longe, au milieu d'un silence religieux, il avait
expliqué, à l'immense cercle que sa popularité avait rassemblé autour de
lui, ce que c'était que les Français; or, au dire de fra Pacifico, les
Français étaient tous des impies, des sacrilèges, des pillards, des
voleurs de femmes, des égorgeurs d'enfants, qui ne croyaient pas que la
madone de Pie-di-Grotta remuât les yeux, et que les cheveux du Christ
del Carmine poussassent de telle façon, que l'on était forcé de les lui
couper tous les ans; fra Pacifico affirmait qu'ils étaient tous bâtards
du diable, et en donnait pour preuve que tous ceux qu'il avait vus
portaient, sur un point quelconque du corps, l'empreinte d'une griffe,
indication certaine qu'ils étaient tous destinés à tomber dans celles
de Satan; il était donc urgent, par tous les moyens possibles, de
les empêcher d'entrer à Naples, ou Naples, brûlée de fond en comble,
disparaîtrait de la surface de la terre, comme si la cendre de Pompéi ou
la lave d'Herculanum avait passé sur elle.

Le discours de fra Pacifico, et surtout la péroraison de ce discours,
avaient fait le plus grand effet sur ses auditeurs. Des cris
d'enthousiasme s'étaient élevés dans la foule; deux ou trois voix
avaient demandé si, dans le cas où le peuple napolitain se soulèverait
contre les Français, fra Pacifico marcherait de sa personne contre
l'ennemi. Fra Pacifico avait alors répondu que non-seulement lui, mais
son âne Jacobino, étaient au service de la cause du roi et de l'autel,
et que, sur cette humble monture, choisie par le Christ pour faire son
entrée triomphale à Jérusalem, il se chargeait de guider à la victoire
ceux qui voudraient bien combattre avec lui.

Alors, les cris «Nous sommes prêts! nous sommes prêts!» avaient retenti.
Fra Pacifico n'avait demandé que cinq minutes, avait remonté rapidement
la rampe dei Capuccini pour déposer à la cuisine la charge de Jacobino,
et, en effet, cinq minutes après, seconde pour seconde, avait reparu,
monté cette fois sur son âne, et était, au grand galop, revenu prendre
sa place au milieu du cercle qui l'avait élu.

Il était six heures du soir, à peu près, et Naples en était, sans que
Ferdinand s'en doutât le moins du monde, au degré d'exaspération que
nous avons dit, lorsque celui-ci, la tête basse et se demandant quel
accueil l'attendait dans sa capitale, entra par la porte Capuana, ayant
le soin, pour ne pas ajouter à sa disgrâce la part d'impopularité qui
pesait sur la reine et sa favorite, de se séparer d'elles au moment
d'entrer dans la ville et de leur tracer pour itinéraire la porte del
Camino, la Marinella, la via del Piliero, le largo del Castello, tandis
que lui suivrait la strada Carbonara, la strada Foria, le largo delle
Pigne et Toledo.

Les deux voitures royales s'étaient donc séparées à la porte Capuana,
la reine regagnant, avec lady Hamilton, sir William et Nelson, le palais
royal par la route que nous avons dite, et le roi entrant directement,
avec le duc d'Ascoli, son fidèle Achate, par cette fameuse porte
Capuana, célèbre à tant de titres.

C'était, on se le rappelle, justement en face de la porte Capuana,
sur la place qui s'étend au bas des degrés de l'église San-Giovanni
à Carbonara, sur l'emplacement même où, soixante ans plus tard, fut
exécuté Agésilas Milano, que Michele, par hasard, et parce que cette
place est le centre des quartiers populaires, avait donné rendez-vous
à sa troupe! or, sa troupe, recrutée en route, s'était presque doublée
dans l'espace à parcourir, chacun appelant à lui et entraînant les amis
qu'il avait rencontrés sur son chemin, de sorte que plus de deux
cent cinquante hommes encombraient cette place au moment où le roi se
présentait pour la traverser.

Le roi savait bien qu'au milieu de ses chers lazzaroni, il n'aurait
jamais rien à craindre. Il fut donc étonné, mais voilà tout, quand il
vit, au milieu d'un si grand nombre d'individus assemblés, et à la lueur
des rares réverbères allumés de cent pas en cent pas, et des cierges,
plus nombreux, brûlant devant les madones, reluire des sabres et des
canons de fusil; il se pencha en conséquence, et, touchant de la main
l'épaule de celui qui paraissait le chef de la troupe:

--Mon ami, lui demanda-t-il en patois napolitain, pourrais-tu me dire ce
qui se passe ici?

L'homme se retourna et se trouva face à face avec le roi.

L'homme, c'était Michel.

--Oh! s'écria-t-il, étouffé tout à la fois par la joie de voir le roi,
l'étonnement que lui causait sa présence et l'orgueil d'avoir été touché
par lui; oh! Sa Majesté! Sa Majesté le roi Ferdinand! Vive le roi! vive
notre père! vive le sauveur de Naples!

Et toute la troupe répéta d'une seule voix:

--Vive le roi! vive notre père! vive le sauveur de Naples!

Si le roi Ferdinand s'attendait à être salué par un cri quelconque à son
retour dans sa capitale, ce n'était certes pas par celui-là.

--Les entends-tu? demanda-t-il au duc d'Ascoli. Que diable chantent-ils
donc?

--Ils crient: «Vive le roi!» sire, répondit le duc avec sa gravité
habituelle; ils vous nomment leur père, ils vous appellent le sauveur de
Naples?

--Tu en es sûr?

Les cris redoublèrent.

--Allons, dit-il, puisqu'ils le veulent absolument...

Et, sortant à moitié par la portière:

--Oui, mes enfants, dit-il, oui, c'est moi; oui, c'est votre roi, c'est
votre père, et, comme vous le dites très-bien, je reviens sauver Naples
ou mourir avec vous.

Cette promesse redoubla l'enthousiasme, qui monta jusqu'à la frénésie.

--Pagliuccella, cria Michele, cours devant avec une dizaine d'hommes;
des torches! des flambeaux! des illuminations!

--Inutile, mes enfants! cria le roi, qu'un trop grand jour importunait;
inutile! pour quoi faire des illuminations?

--Pour que le peuple voie que Dieu et saint Janvier lui rendent son roi
sain et sauf, et qu'ils ont protégé Votre Majesté au milieu des périls
qu'elle a courus en traversant les rangs des Français pour revenir dans
sa fidèle ville de Naples, cria Michele.

--Des torches! des flambeaux! des illuminations! crièrent Pagliuccella
et ses hommes en courant comme des dératés par la strada Carbonara.
C'est le roi qui revient parmi nous. Vive le roi! vive notre père! vive
le sauveur de Naples!

--Allons, allons, dit le roi à d'Ascoli, mon avis est qu'il ne faut pas
les contrarier. Laissons-les donc faire; mais, décidément, l'abbé Pronio
est un habile homme!

Les cris de Pagliuccella et de ses lazzaroni eurent un effet magique; on
sortit en foule des maisons avec des torches ou des cierges; toutes les
fenêtres furent illuminées; lorsqu'on arriva à la rue Foria, on la vit
tout entière étincelante comme Pise le jour de la _Luminara_.

Il en résulta que l'entrée du roi, qui menaçait de se faire avec le
silence et la honte d'une défaite, prenait, au contraire, tout l'éclat
d'une victoire, tout le retentissement d'un triomphe.

A la montée du musée Borbonico, le peuple ne put souffrir plus longtemps
que son roi fût traîné par des chevaux; il détela la voiture, s'y attela
et la traîna lui-même.

Lorsque la voiture du roi et son attelage arrivèrent à la rue de Tolède,
on vit, descendant de l'Infrascata, une seconde troupe se joindre à
celle de Michel le Fou, troupe non moins enthousiaste et non moins
bruyante. Elle était conduite par fra Pacifico, monté sur son âne
et portant son bâton sur son épaule comme Hercule sa massue; elle se
composait de deux on trois cents personnes au moins.

On descendit la rue de Tolède; elle ruisselait littéralement
d'illuminations, tandis que tout ce peuple armé de torches allumées
semblait une mer phosphorescente. A peine, tant la foule était
considérable, si la voiture pouvait avancer. Jamais triomphateur
antique, jamais Paul-Émile, vainqueur de Persée, jamais Pompée,
vainqueur de Mithridate, jamais César, vainqueur des Gaules, n'eurent un
cortège pareil à celui qui ramenait ce roi fugitif à son palais.

La reine était arrivée la dernière par des rues désertes et avait trouvé
le palais royal muet et presque solitaire; puis elle avait entendu
de grandes et lointaines rumeurs, quelque chose comme des grondements
d'orage venant de l'horizon; elle avait, en hésitant, été au balcon, car
elle entendait encore, dans la rue et sur la place, ce froissement du
peuple qui se hâte, sans savoir vers quoi le peuple se hâtait; alors,
elle avait plus distinctement entendu ce bruit, perçu ces clameurs,
vu ces torrents de lumière qui descendaient de la rue de Tolède et
roulaient vers le palais royal, et elle les avait pris pour la lave
d'une révolution; elle eut peur, elle se rappelait les 5 et 6 octobre,
le 21 juin et le 10 août de sa soeur Antoinette; elle parlait déjà
de fuir; Nelson lui offrait déjà un refuge à bord de son vaisseau,
lorsqu'on vint lui dire que c'était le roi que le peuple ramenait en
triomphe.

La chose lui paraissait plus qu'incroyable, elle lui paraissait
impossible; elle consulta Emma, Nelson, sir William, Acton; aucun d'eux,
Acton lui-même, ce grand mépriseur de l'humanité, ne pouvait s'expliquer
cette aberration du sens moral chez tout un peuple: on ignorait la
proclamation de Pronio, que le roi ou plutôt le cardinal avait par
les soins de son auteur, fait imprimer et afficher sans en rien dire à
personne, et l'absence d'esprit philosophique empêchait les illustres
personnages que nous venons de citer de se rendre compte à quels
misérables petits accidents, lorsqu'un trône est ébranlé, tient son
raffermissement ou sa chute.

La reine, rassurée enfin et à grand'peine, courut au balcon; ses amis
la suivirent. Acton seul resta en arrière; dédaigneux de popularité,
détesté comme étranger, accusé de tous les malheurs qui arrivaient au
trône, il évitait de se montrer au public, lequel l'accueillait presque
toujours par des murmures qui parfois allaient jusqu'à l'insulte. Tant
qu'il s'était senti aimé ou avait cru être aimé de Caroline, il avait
bravé cette impopularité; mais, depuis qu'il sentait n'être plus pour
elle qu'un objet de crainte, un moyen d'ambition, il avait cessé de
braver l'opinion publique, à laquelle, il faut lui rendre cette justice,
il était profondément indifférent.

L'apparition de la reine au balcon fut inaperçue, ou du moins ne parut
causer aucune sensation, quoique la place du Château fût encombrée de
monde; tous les regards, tous les cris, tous les élans du coeur étaient
pour ce roi qui _avait passé entre les rangs des Français pour aller
mourir avec son peuple_.

La reine ordonna alors que l'on prévînt le duc de Calabre que son père
approchait, la présence de sa mère n'ayant pas suffi à l'attirer dans
les grands appartements: elle fit, en outre, amener tous les enfants
royaux, leur céda sa place au balcon et se tint derrière eux.

L'apparition des enfants royaux sur le balcon fut saluée par quelques
cris, mais ne détourna point l'attention de la multitude, tout entière
au cortège royal, dont la tête commençait à dépasser Sainte-Brigitte.

Quant à Ferdinand, il en arrivait peu à peu à être de l'avis du cardinal
Ruffo, qu'il reconnaissait de plus en plus comme bon conseiller; avoir
payé une pareille entrée dix mille ducats n'était pas cher, surtout
si l'on comparait cette entrée à celle qui l'attendait, et que sa
conscience royale, si peu sévère qu'elle fût, lui faisait pressentir.

Le roi descendit de voiture; après l'avoir traîné, le peuple voulut le
porter: il le prit entre ses bras, et, par le grand escalier, le souleva
jusqu'à la porte de ses appartements.

La foule était si considérable, qu'il fut séparé du duc d'Ascoli, auquel
personne ne fit attention et qui disparut au milieu de cette houle
humaine.

Le roi se montra au balcon, donna la main au prince François, embrassa
ses enfants au milieu des cris frénétiques de cent mille personnes, et,
réunissant dans un seul groupe tous les jeunes princes et toutes les
jeunes princesses, qu'il enveloppa de ses bras:

--Eux aussi, cria-t-il, eux aussi mourront avec vous!

Mais tout le peuple répondit en criant d'une seule voix:

--Pour vous et pour eux, sire, nous nous ferons tuer jusqu'au dernier!

Le roi tira son mouchoir et fit semblant d'essuyer une larme.

La reine, pâle et frémissante, se recula du balcon et alla trouver, au
fond de l'appartement, Acton, debout, s'appuyant de son poing sur une
table et regardant cet étrange spectacle avec son flegme irlandais.

--Nous sommes perdus! dit-elle, le roi restera.

--Soyez tranquille, madame, dit Acton en s'inclinant; je me charge, moi,
de le faire partir.

Le peuple stationna dans la rue de Tolède et à la descente du Géant bien
longtemps encore après que le roi eut disparu et que les fenêtres furent
fermées.

Le roi rentra chez lui sans même demander ce qu'était devenu d'Ascoli,
que l'on avait emporté chez lui évanoui, froissé, foulé aux pieds, à
demi mort.

Il est vrai qu'il avait hâte de revoir Jupiter, que, depuis plus de six
semaines, il n'avait pas vu.




                                 LXVI

                            AMANTE.--ÉPOUSE.


Les esprits vulgaires, et dont le regard glisse sur les surfaces,
avaient pu croire, en voyant cette manifestation inattendue, soudaine,
presque universelle, que rien ne pouvait, même momentanément, déraciner
un trône reposant sur la large base d'une populace tout entière; mais
les esprits élevés et intelligents qui ne se laissaient pas éblouir par
de vaines paroles et par ces démonstrations extérieures si familières
aux Napolitains, voyaient, au delà de cet enthousiasme, aveugle comme
toutes les manifestations populaires, la sombre vérité, c'est-à-dire
le roi en fuite, l'armée napolitaine battue, les Français marchant sur
Naples, et ceux-là, recevant la véritable impression des événements, en
prévoyaient l'inévitable conséquence.

Une des maisons où la nouvelle de ce qui s'était passé avait produit la
sensation la plus vive d'abord, parce que les deux individus habitant
cette maison, se trouvaient de deux côtés divers, parfaitement
renseignés, ensuite parce qu'ils avaient chacun un grand intérêt, l'un
de coeur, l'autre de relations sociales, à l'issue de ces événements,
était la maison si bien connue de nos lecteurs, sous le titre de maison
du Palmier.

Luisa avait tenu parole à Salvato; depuis le départ du jeune homme,
depuis qu'il avait quitté cette chambre où, porté mourant, il était peu
à peu, sous l'oeil et par les soins de la jeune femme, revenu à la vie,
tous les instants que l'absence de son mari lui avait laissés libres,
elles les avait passés dans cette chambre.

Luisa ne pleurait pas, Luisa ne se plaignait pas, elle n'éprouvait même
pas le besoin de parler de Salvato à personne; Giovannina, étonnée du
silence de sa maîtresse à l'égard du jeune homme, avait essayé de le
lui faire rompre, mais n'y avait pas réussi; une fois Salvato parti, une
fois Salvato absent, il semblait à Luisa qu'elle ne devait plus parler
de lui qu'avec Dieu.

Non, la pureté de cet amour, si puissant et si maître de son âme qu'il
fût, l'avait laissée dans une mélancolique sérénité; elle entrait dans
la chambre, souriait à tous les meubles, les saluait doucement de la
tête, tendrement des yeux, allait s'asseoir à sa place accoutumée,
c'est-à-dire au chevet du lit, et rêvait.

Ces rêveries, dans lesquelles les deux mois qui venaient de s'écouler
repassaient jour par jour, heure par heure, minute par minute, devant
ses yeux, où le passé,--Luisa avait deux passés: un qu'elle avait
complètement oublié, l'autre auquel elle pensait sans cesse!--ces
rêveries où le passé, disons-nous, se reconstruisait sans qu'aucun
effort de sa mémoire eût besoin d'aider à sa reconstruction, ces
rêveries avaient une douceur infinie; de temps en temps, quand ses
souvenirs en étaient à l'heure du départ, elle portait la main à ses
lèvres comme pour y fixer l'unique et rapide baiser que Salvato y avait
imprimé en se séparant d'elle, et, alors, elle en retrouvait toute la
suavité. Autrefois, sa solitude avait besoin de travail ou de lecture;
aujourd'hui, aiguille, crayon, musique, tout était négligé; ses amis
ou son mari étaient-ils là, Luisa vivait un pied dans le passé, l'autre
dans le présent. Demeurait-elle seule, elle retombait tout entière dans
le passé, elle y vivait d'une vie factice, bien autrement douce que la
vie réelle.

Il y avait quatre jours à peine que Salvato était parti, et ces quatre
jours d'absence avaient pris une place immense dans la vie de Luisa;
cet espace y formait une espèce de lac bleu, tranquille, solitaire et
profond, réfléchissant le ciel; si l'absence de Salvato se prolongeait,
ce lac idéal s'agrandirait en raison de la durée de l'absence; si
l'absence était éternelle, le lac alors prendrait toute sa vie, passé et
avenir, submergeant l'espérance dans l'avenir, la mémoire dans le passé,
et arriverait, comme la mer, à n'avoir plus de rivages visibles.

Dans cette vie de la pensée qui l'emportait sur la vie matérielle, tout,
comme dans un rêve, prenait une forme analogue au songe dans lequel elle
était perdue; ainsi, elle voyait sans impatience, venir à elle
cette lettre tant attendue, sous la forme d'une voile blanche, point
imperceptible à l'horizon, grandissant peu à peu et s'approchant
doucement, en rasant le flot bleu de son aile de neige, du rivage sur
lequel elle était couchée.

Cette mélancolie laissée par le départ de Salvato, tempérée par l'espoir
du retour, perle qu'avait fait éclore au fond de son coeur la promesse
positive du jeune homme, était si douce, que son mari même, dont
l'éternelle bonté semblait s'alimenter de sa vue, ne l'ayant point
remarquée, n'avait pas eu besoin de lui en demander la cause; cette
tendre et profonde amitié, moitié reconnaissance, moitié tendresse
filiale qu'elle avait pour lui, ne souffrait en rien de cet amour
qu'elle portait à un autre; il y avait peut-être un peu de pâleur dans
son sourire, quand elle allait attendre sur le perron son retour de
la bibliothèque; peut-être y avait-il, quand elle saluait ce retour,
l'humidité d'une larme dans sa voix; mais, pour que le chevalier le
remarquât, il eût fallu qu'on le lui fît remarquer. San-Felice était
donc demeuré l'homme calme et heureux qu'il avait toujours été.

Mais chacun d'eux éprouva une inquiétude différente, quand ils apprirent
le retour du roi à Caserte.

San-Felice, en arrivant au palais royal, avait trouvé le prince absent,
et son aide de camp chargé de lui dire que Son Altesse royale était
allée faire une visite au roi, revenu en toute hâte de Rome la nuit
précédente.

Quoique l'événement lui eût paru grave, comme il ignorait que sa femme
eût à cet événement un autre intérêt que celui qu'il y prenait lui-même,
il n'avait pas quitté le palais royal une minute plus tôt et était
rentré chez lui à son heure accoutumée.

Seulement, en rentrant, il avait raconté ce retour à Luisa, plutôt comme
une chose extraordinaire que comme une chose inquiétante; mais Luisa,
qui savait, par les confidences de Salvato, qu'une bataille était
instante, avait tout de suite pensé que le retour du roi se rattachait
à cette bataille, et, avec assurance, elle avait émis cette supposition
qui avait étonné le chevalier par sa justesse, que, si le roi était
revenu, il y avait probablement eu rencontre entre les Français et les
Napolitains, et que, dans cette rencontre, les Français avaient été
vainqueurs.

Mais, en émettant cette supposition, qui, pour elle, était une
certitude, Luisa avait eu besoin de toute sa puissance sur elle-même
pour ne pas laisser voir son émotion; car les Français n'avaient pas
été vainqueurs sans lutte, et, dans cette lutte, ils avaient dû avoir un
plus ou moins grand nombre de morts et de blessés; or, qui pouvait lui
assurer que Salvato n'était au nombre ni des blessés ni des morts?

Sous le premier prétexte venu, Luisa s'était retirée dans sa chambre,
et, devant le même crucifix qui avait assisté son père mourant,
sur lequel San-Felice avait juré d'accomplir les volontés du prince
Caramanico en épousant Luisa et en la rendant heureuse, elle pria
longtemps et pieusement, ne donnant pas de motif à sa prière et laissant
à Dieu le soin de découvrir ce motif, s'il y en avait un.

A cinq heures, San-Felice avait entendu un grand bruit dans la rue;
il s'était approché de la fenêtre, avait vu des hommes courant de tous
côtés, en posant sur la muraille des affiches que chacun s'empressait de
lire. Il était alors descendu, s'était approché d'une affiche, avait
lu comme les autres l'incompréhensible proclamation; puis, comme tout
esprit scrutateur, il avait été préoccupé du désir de trouver le mot de
cette énigme politique, avait demandé à Luisa si elle voulait descendre
avec lui jusqu'à la ville pour avoir des nouvelles, et, sur son refus, y
était allé seul.

En son absence, Cirillo était venu; il ignorait le départ de Salvato;
à lui la jeune femme dit tout: comment Nanno était venue et, avec
son langage figuré, avait, sous la forme d'une légende grecque, fait
comprendre à Salvato que les Français allaient combattre et qu'il devait
combattre avec eux. Cirillo, ne sachant rien de plus que San-Felice,
était fort inquiet; mais il donna la certitude à Luisa que, s'il n'était
point arrivé malheur à Salvato, Salvato, par un moyen quelconque, ferait
parvenir des nouvelles à ses amis. Alors, ce qu'il saurait, Cirillo
s'engagait à le lui faire savoir.

Luisa ne lui dit point que, sous ce rapport, elle avait l'espérance
d'être renseignée au moins aussi vite que lui.

Cirillo était parti depuis longtemps, lorsque San-Felice rentra; il
avait assisté au triomphe du roi et haussé les épaules à l'enthousiasme
des Napolitains; le côté embarrassé et obscur de la proclamation n'avait
point échappé à son esprit sagace, et son coeur n'était pas si naïf
qu'il ne crût à quelque tromperie.

Il regretta de n'avoir point vu Cirillo, qu'il aimait comme homme, qu'il
admirait comme médecin.

A onze heures, il se retira chez lui, et Luisa rentra chez elle, ou
plutôt dans la chambre de Salvato, comme elle avait coutume de le faire
quand il y était, et même depuis qu'il n'y était plus; la crainte avait
donné à son amour quelque chose de plus passionné que d'habitude; elle
s'agenouilla devant le lit, pleura beaucoup, et, à plusieurs reprises,
appuya ses lèvres sur l'oreiller où avait reposé la tête du blessé.

Un léger bruit la fit retourner: Giovannina l'avait suivie; elle se
redressa, honteuse d'être surprise par la jeune fille, qui s'excusa en
disant:

--J'ai entendu pleurer madame, et j'ai pensé que madame avait peut-être
besoin de moi.

Luisa se contenta de secouer la tête; elle s'abstenait de parler,
craignant que ses paroles mouillées de larmes n'en dissent plus qu'elle
n'en voulait dire.

Le lendemain, Luisa était pâle, défaite; son excuse fut le bruit que
l'on avait fait toute la nuit en tirant des pétards et des mortarelli.

Le chevalier achevait de déjeuner, lorsqu'une voiture s'arrêta à la
porte. Giovannina ouvrit et introduisit le secrétaire du prince;
le prince, forcé d'aller au conseil à midi, et désirant causer avec
San-Felice avant d'aller au conseil, lui envoyait sa voiture et le
priait de venir sans perdre un instant.

Sur le perron, le chevalier croisa le facteur, qui, trouvant la porte
ouverte, était entré: il tenait une lettre à la main.

--Est-ce pour moi? demanda San-Felice.

--Non, Excellence, c'est pour madame.

--D'où vient-elle?

--De Portici.

--Portez vite! c'est de la gouvernante de madame, probablement.

Et San-Felice continua son chemin et monta dans la voiture, qui partit
au grand trot.

Luisa avait entendu le court dialogue du facteur et de son mari; elle
s'avança au-devant de l'homme de la poste et lui prit la lettre des
mains.

Cette lettre était d'une écriture inconnu.

Elle l'ouvrit machinalement, porta son regard sur la signature et jeta
un cri: la lettre était de Salvato.

Elle l'appuya sur son coeur et courut s'enfermer dans la chambre sacrée.

Il lui semblait que c'eût été usé impiété de lire la première lettre
qu'elle recevait de son ami autre part que dans cette chambre.

--C'est de lui! murmura-t-elle en tombant sur le fauteuil placé au
chevet du lit, c'est de lui!

Elle fut un moment sans pouvoir lire; le sang qui s'élançait de son
coeur et qui montait à son cerveau faisait battre ses tempes et jetait
un voile sur ses yeux.

Salvato écrivait du champ de bataille:

    «Remerciez Dieu, ma bien-aimée! je suis arrivé à temps pour le
    combat, et n'ai point été étranger à la victoire; vos saintes et
    virginales prières ont été exaucées; Dieu, invoqué par le plus
    beau de ses anges, a veillé sur moi et sur mon honneur.

    »Jamais victoire n'a été plus complète, ma bien-aimée Luisa; sur
    le champ de bataille même, mon cher général m'a serré sur
    son coeur et m'a fait chef de brigade. L'armée de Mack
    s'est évanouie comme une fumée! Je pars à l'instant pour
    Civita-Ducale, d'où je trouverai moyen de vous expédier cette
    lettre. Dans le désordre qui va résulter de notre victoire et de
    la défaite des Napolitains, il est impossible de compter sur la
    poste. Je vous aime tout à la fois d'un coeur gonflé d'amour et
    d'orgueil. Je vous aime! je vous aime!...

  »Civita-Ducale, deux heures du matin,

    »Me voilà déjà plus près de vous de dix lieues. Nous avons
    trouvé, Hector Caraffa et moi, un paysan qui, grâce à mon
    cheval, que j'avais laissé ici et dont vous ferez tous mes
    compliments à Michele, consent à partir à l'instant même; il
    ne s'arrêtera que lorsque le cheval tombera sous lui, et il en
    prendra aussitôt un autre; il se charge de porter une lettre
    à celui de nos amis chez lequel Hector était caché à Portici.
    Votre lettre sera incluse dans la sienne; il vous la fera
    passer.

    »Je vous dis cela pour que vous ne cherchiez pas comment elle
    vous arrive; cette préoccupation vous éloignerait un instant
    de moi. Non, je veux que vous soyez tout à la joie de me lire,
    comme je suis, moi, tout au bonheur de vous écrire.

    »Notre victoire est si complète, que je ne crois pas que nous
    ayons une autre bataille à livrer. Nous marchons droit sur
    Naples, et, si rien ne nous arrête, comme c'est probable, je
    pourrai vous revoir dans huit ou dix jours au plus.

    »Vous laisserez ouverte la fenêtre par laquelle je suis sorti,
    je rentrerai par cette même fenêtre. Je vous reverrai dans cette
    même chambre où j'ai été si heureux, je vous y rapporterai la
    vie que vous m'y avez donnée.

    »Je ne négligerai aucune occasionne de vous écrire; si cependant
    vous ne receviez pas de lettre de moi, ne soyez pas inquiète,
    les messagers auraient été infidèles, arrêtés ou tués.

    »O Naples! ma chère patrie! mon second amour après vous! Naples,
    tu vas donc être libre!

    »Je ne veux pas retarder mon courrier, je ne veux pas retarder
    votre joie; je suis heureux deux fois, de mon bonheur et du
    vôtre. Au revoir, ma bien adorée Luisa! Je vous aime! je vous
    aime!...

  »SALVATO.»

Luisa lut la lettre du jeune homme dix fois, vingt fois peut-être; elle
l'eût relue sans cesse, la mesure du temps manquait.

Tout à coup, Giovannina frappa à la porte.

--M. le chevalier rentre, dit-elle.

Luisa jeta un cri, baisa la lettre, la mit sur son coeur, jeta, en
sortant de la chambre, un regard vers cette autre chambre par la fenêtre
de laquelle était sorti Salvato, fenêtre par laquelle il devait rentrer.

--Oui, oui, murmura-t-elle en lui envoyant un sourire.

Cet amour était si fécond, qu'il donnait une existence à tous les objets
inertes ou insensibles qui entouraient Luisa et qui avaient entouré
Salvato.

Luisa entra au salon par une porte, tandis que son mari y entrait par
l'autre.

Le chevalier était visiblement préoccupé.

--Qu'avez-vous, mon ami? demanda Luisa marchant à lui et le regardant
avec ses yeux limpides. Vous êtes triste!

--Non, mon enfant, répondit le chevalier, pas triste: inquiet.

--Vous avez vu le prince? demanda la jeune femme.

--Oui, répondit le chevalier.

--Et votre inquiétude vous vient de la conversation que vous avez eue
avec Son-Altesse?

Le chevalier fit de la tête un signe affirmatif.

Luisa essaya de lire dans sa pensée.

Le chevalier s'assit, prit les deux mains de Luisa, debout devant lui,
et la regarda à son tour.

--Parlez, mon ami, dit Luisa, que commençait d'atteindre un triste
pressentiment. Je vous écoute.

--La situation dans laquelle se trouve la famille royale, dit le
chevalier, est aussi grave au moins que nous l'avions présagé hier
au soir; il n'y a aucune espérance de défendre l'entrée de Naples aux
Français, et la résolution est prise par elle de se retirer en Sicile.

Sans savoir pourquoi, Luisa sentit son coeur se serrer.

Le chevalier vit sur le visage de Luisa le reflet de ce qui se passait
dans son coeur. Sa lèvre frémissait, son oeil se fermait à demi.

--Alors... Écoute bien ceci, mon enfant, dit le chevalier avec cet
accent de douce tendresse paternelle qu'il prenait parfois avec Luisa.
Alors, le prince m'a dit: «Chevalier, vous êtes mon seul ami; vous
êtes le seul homme avec lequel j'aie un vrai plaisir à causer; le peu
d'instruction solide que j'ai, je vous le dois; le peu que je vaux,
c'est de vous que je le tiens; un seul homme peut m'aider à supporter
l'exil, et c'est vous, chevalier. Je vous en prie, je vous en supplie,
si je suis obligé de partir, partez avec moi!»

Luisa sentit un frisson lui passer par tout le corps.

--Et... qu'avez-vous répondu, mon ami? demanda-t-elle d'une voix
tremblante.

--J'ai eu pitié de cette infortune royale, de cette faiblesse dans
la grandeur, de ce prince sans ami dans l'exil, de cet héritier de la
couronne sans serviteur parce qu'il allait peut-être perdre la couronne;
j'ai promis.

Luisa tressaillit; ce tressaillement n'échappa point au chevalier, qui
lui tenait les mains.

--Mais, reprit-il vivement, comprends bien ceci Luisa: ma promesse est
toute personnelle, elle n'engage que moi; éloignée de la cour, où tu
as dédaigné de prendre ta place, tu n'as, toi, d'obligation envers
personne.

--Vous croyez, mon ami?

--Je le crois; tu es donc libre, enfant chérie de mon coeur, de rester à
Naples, de ne pas quitter cette maison que tu aimes, ce jardin où tu
as couru et joué tout enfant, ce petit coin de terre, enfin, où tu as
amassé dix-sept ans de souvenirs; car il y a dix-sept ans que tu es
ici et que tu fais la joie de mon foyer! il me semble que tu y es venue
hier.

Le chevalier poussa un soupir.

Luisa ne répondit rien; il continua:

--La duchesse Fusco, qui est exilée par la reine, la reine à peine
éloignée, va revenir à son tour; avec une pareille amie pour veiller
sur toi, je n'aurai pas plus de crainte que si tu étais près d'une mère.
Dans quinze jours, les Français seront à Naples; mais tu n'as rien à
redouter des Français. Je les connais, ayant longtemps vécu avec eux.
Ils apportent à mon pays des bienfaits dont j'aurais voulu qu'il fût
doté par ses souverains: la liberté, l'intelligence. Tous mes amis et,
par conséquent, tous les tiens sont patriotes; aucune révolution ne peut
t'inquiéter, aucune persécution ne saurait t'atteindre.

--Ainsi, mon ami, lui demanda Luisa, vous croyez que je puis vivre
heureuse sans vous?

--Un mari comme moi, chère enfant, dit San-Felice avec un soupir, n'est
point un mari regrettable pour une femme de ton âge.

--Mais, en admettant que je puisse vivre sans vous, vous, mon ami,
pourrez-vous vivre sans moi?

San-Felice baissa la tête.

--Vous craignez que cette maison, ce jardin, ce petit coin de terre, ne
me manquent, continua Luisa; mais ma présence ne vous manquera-t-elle
point, à vous? notre vie, commune depuis dix-sept ans, en se disjoignant
tout à coup, ne déchirera-t-elle point en vous quelque chose,
non-seulement d'habituel, mais encore d'indispensable?

San-Felice resta muet.

--Quand vous ne voulez pas abandonner le prince, qui n'est que votre
ami, ajouta Luisa d'une voix oppressée, me donnez-vous une preuve
d'estime en me proposant de vous abandonner, vous qui êtes tout à la
fois et mon père et mon ami, vous qui avez mis l'intelligence dans mon
esprit, la bonté dans mon coeur, Dieu dans mon âme?

San-Felice poussa un soupir.

--Quand vous avez promis au prince de le suivre, enfin, avez-vous pensé
que je ne vous suivrais pas?

Une larme tomba des yeux du chevalier sur la main de Luisa.

--Si vous avez pensé cela, mon ami, continua-t-elle avec un doux et
triste mouvement de tête, vous avez eu tort; mon père mourant nous a
unis, Dieu a béni notre union, la mort seule nous désunira. Je vous
suivrai, mon ami.

San-Felice releva vivement sa tête rayonnante de bonheur, et ce fut une
larme de Luisa qui tomba à son tour sur la main de son mari.

--Mais tu m'aimes donc? Bénédiction du bon Dieu! tu m'aimes donc?
s'écria le chevalier.

--Mon père, dit Luisa, vous avez été ingrat, demandez pardon à votre
fille.

San-Felice se jeta à genoux, baisant les mains de sa fille, tandis
qu'elle, levant les yeux au ciel, murmurait:

--N'est-ce pas, mon Dieu, que, si je ne faisais pas ce que je fais,
n'est-ce pas que je serais indigne de tous deux?




                                LXVII

                          LES DEUX AMIRAUX.


Le prince François, en présentant à San-Felice la fuite de la famille
royale en Sicile comme résolue, avait cru parler au nom de son père et
de sa mère; mais, en réalité, il avait parlé au nom seul de la reine; de
ce côté, en effet, la fuite était résolue et on la voulait à tout prix;
mais, en voyant le dévouement de son peuple, tout aveugle qu'il était,
et par cela même qu'il était aveugle, en écoutant ces protestations
faites par cent mille hommes, de mourir pour lui depuis le premier
jusqu'au dernier, le roi s'était repris à l'idée de défendre sa capitale
et d'en appeler de la lâcheté de l'armée à l'énergie de ce peuple qui
s'offrait si spontanément à lui.

Il se levait donc le 11 décembre au matin, c'est-à-dire le lendemain de
cet incroyable triomphe auquel nous avons essayé de faire assister nos
lecteurs, sans parti pris encore, mais penchant plutôt pour celui de la
résistance que pour celui de la fuite, quand on lui annonça que l'amiral
François Caracciolo était depuis une demi-heure dans l'antichambre,
attendant qu'il fit jour chez sa Majesté.

Excité par les préventions de la reine, Ferdinand n'aimait point
l'amiral, mais ne pouvait s'empêcher de l'estimer; son admirable courage
dans les différentes rencontres qu'il avait eues avec les Barbaresques,
le bonheur avec lequel il avait tiré sa frégate, _la Minerve_ de la rade
de Toulon, quand Toulon avait été repris par Bonaparte sur les Anglais,
le sang-froid qu'il avait déployé dans la protection donnée par lui
aux autres vaisseaux, qu'il avait ramenés, mutilés par les boulets et
désemparés par la tempête, c'est vrai, mais enfin qu'il avait ramenés
sans en perdre un seul, lui avaient alors valu le grade d'amiral.

On a vu, dans les premiers chapitres de ce récit, les motifs que croyait
avoir la reine de se plaindre de l'amiral, qu'elle était parvenue, avec
son adresse ordinaire, à mettre assez mal dans l'esprit du roi.

Ferdinand crut que Caracciolo venait pour lui demander la grâce de
Nicolino, qui était son neveu, et, enchanté d'avoir, par la fausse
position où s'était mis un membre de sa famille, prise sur l'amiral,
auquel il se sentait dans la malveillante disposition d'être
désagréable, il ordonna de le faire entrer à l'instant même.

L'amiral, revêtu de son grand uniforme, entra calme et digne comme
toujours; sa haute position sociale mettait depuis quatre cents ans
les chefs de sa famille en contact avec les souverains de toute race,
angevins, aragonais, espagnols, qui s'étaient succédé sur le trône de
Naples; il joignait donc à une suprême dignité cette courtoisie parfaite
dont il avait donné un échantillon à la reine dans le double refus qu'il
avait fait, pour sa nièce et pour lui-même, d'assister aux fêtes que la
cour avait données à l'amiral Nelson.

Cette courtoisie, de quelque part qu'elle vînt, embarrassait toujours
un peu Ferdinand, dont la courtoisie n'était point la qualité dominante;
aussi, lorsqu'il vit l'amiral s'arrêter respectueusement à quelques
pas de lui et attendre, selon l'étiquette de la cour, que le roi lui
adressât le premier la parole, n'eut-il rien de plus pressé que de
commencer la conversation par le reproche qu'il avait à lui faire.

--Ah! vous voilà, monsieur l'amiral, lui dit-il; il paraît que vous avez
fort insisté pour me voir?

--C'est vrai, sire, répondit Caracciolo en s'inclinant; je croyais de
toute urgence d'avoir l'honneur de pénétrer jusqu'à Votre Majesté.

--Oh! je sais ce qui vous amène, dit le roi.

--Tant mieux pour moi, sire, dit Caracciolo; dans ce cas, c'est une
justice que le roi rend à ma fidélité.

--Oui, oui, vous venez me parler pour ce mauvais sujet de Nicolino,
votre neveu, n'est-ce pas? qui s'est mis, à ce qu'il paraît, dans une
méchante affaire, puisqu'il ne s'agit pas moins que de crime de haute
trahison; mais je vous préviens que toute prière, même la vôtre, sera
inutile, et que la justice aura, son cours.

Un sourire passa sur la figure austère de l'amiral.

--Votre Majesté est dans l'erreur, dit-il; au milieu des grandes
catastrophes politiques, les petits accidents de famille disparaissent.
Je ne sais point et ne veux point savoir ce qu'a fait mon neveu; s'il
est innocent, son innocence ressortira de l'instruction du procès, comme
est ressortie celle du chevalier de Medici, du duc de Canzano, de Mario
Pagano et de tant de prévenus qu'après les avoir gardés trois ans, les
prisons ont été obligées de rendre à la liberté; s'il est coupable, la
justice aura son cours. Nicolino est de haute race; il aura le droit
d'avoir la tête tranchée, et, Votre Majesté le sait, l'épée est une arme
si noble, que, même aux mains du bourreau, elle ne déshonore pas ceux
qui sont frappés par elle.

--Mais, alors, dit le roi un peu étonné de cette dignité si simple et si
calme, dont sa nature, son tempérament, son caractère ne lui donnaient
aucune notion instinctive; mais, alors, si vous ne venez point me parler
de votre neveu, de quoi venez-vous donc me parler?

--Je viens vous parler de vous, sire, et du royaume.

--Ah! ah! fit le roi, vous venez me donner des conseils?

--Si Votre Majesté daigne me consulter, répondit Caracciolo avec un
respectueux mouvement de tête, je serai heureux et fier de mettre
mon humble expérience à sa disposition. Dans le cas contraire, je
me contenterai d'y mettre ma vie et celle des braves marins que j'ai
l'honneur de commander.

Le roi eût été heureux de trouver une occasion de se fâcher; mais,
devant une pareille réserve et un semblable respect, il n'y avait pas de
prétexte à la colère.

--Hum! fit-il, hum!

Et, après deux ou trois secondes de silence:

--Eh bien, amiral, dit-il, je vous consulterai.

Et, en effet, il se tournait déjà vers Caracciolo, lorsqu'un valet de
pied, entrant par la porte des appartements, s'approcha du roi et lui
dit à demi-voix quelques paroles que Caracciolo n'entendit point et ne
chercha point à entendre.

--Ah! ah! dit-il; et il est là?

--Oui, sire; il dit qu'avant-hier, à Caserte, Votre Majesté lui a dit
qu'elle avait à lui parler.

--C'est vrai.

Se tournant alors vers Caracciolo:

--Ce que vous avez à me dire, monsieur, peut-il se dire devant un
témoin?

--Devant le monde entier, sire.

--Alors, dit le roi en se retournant vers le valet de pied, faites
entrer. D'ailleurs, continua-t-il en s'adressant à Caracciolo, celui qui
demande à entrer est un ami, plus qu'un ami, un allié: c'est l'illustre
amiral Nelson.

En ce moment, la porte s'ouvrit et le valet de pied annonça
solennellement:

--Lord Horace Nelson du Nil, baron de Bornhum-Thorpes, duc de Bronte!

Un léger sourire, qui n'était pas exempt d'amertume, effleura, à
rémunération de tous ces titres, les lèvres de Caracciolo.

Nelson entra; il ignorait avec qui le roi se trouvait; il fixa son oeil
gris sur celui qui l'avait précédé dans le cabinet du roi et reconnut
l'amiral Caracciolo.

--Je n'ai pas besoin de vous présenter l'un à l'autre, n'est-ce pas,
messieurs? dit le roi. Vous vous connaissez.

--Depuis Toulon, oui, sire, dit Nelson.

--J'ai l'honneur de vous connaître depuis plus longtemps que cela,
monsieur, répondit Caracciolo avec sa courtoisie ordinaire: je vous
connais depuis le jour où, sur les côtes du Canada, vous avez, avec un
brick, combattu contre quatre frégates françaises, et où vous leur avez
échappé en faisant traverser à votre bâtiment une passe que, jusque-là,
on croyait impraticable. C'était en 1786, je crois; il y a douze ans de
cela.

Nelson salua; lui non plus, le brutal marin, n'était point familier avec
ce langage.

--Milord, dit le roi, voici l'amiral Caracciolo qui vient m'offrir ses
conseils sur la situation; vous la connaissez. Asseyez-vous et écoutez
ce que l'amiral va dire; quand il aura fini, vous répondrez si vous avez
quelque chose à répondre; seulement, je vous le dis d'avance, je serais
heureux que deux hommes si éminents et qui connaissent si bien l'art de
la guerre fussent du même avis.

--Si milord, comme j'en suis certain, dit Caracciolo, est un véritable
ami du royaume, j'espère qu'il n'y aura dans nos opinions que de légères
divergences de détail qui ne nous empêcheront point d'être d'accord sur
le fond.

--Parle, Caracciolo, parle, dit le roi en revenant à l'habitude que les
rois d'Espagne et de Naples ont de tutoyer leurs sujets.

--Hier, répliqua l'amiral, le bruit s'est répandu dans la ville, à tort,
je l'espère, que Votre Majesté, désespérant de défendre son royaume de
terre ferme, était décidée à se retirer en Sicile.

--Et tu serais d'un avis contraire, toi, à ce qu'il paraît?

--Sire, répondit Caracciolo, je suis et je serai toujours de l'avis
de l'honneur contre les conseils de la honte. Il y va de l'honneur du
royaume, sire, et, par conséquent, de celui de votre nom, que votre
capitale soit défendue jusqu'à la dernière extrémité.

--Tu sais, dit le roi, dans quel état sont nos affaires?

--Oui, sire, mauvaises, mais non perdues. L'armée est dispersée, mais
elle n'est pas détruite; trois ou quatre mille morts, six ou huit
mille prisonniers, ôtez cela de cinquante-deux mille hommes, il vous
en restera quarante mille, c'est-à-dire une armée quatre fois plus
nombreuse encore que celle des Français, combattant sur son territoire,
défendant des défilés inexpugnables, ayant l'appui des populations de
vingt villes et de soixante villages, le secours de trois citadelles
imprenables sans matériel de siège, Civitella-del-Tronto, Gaete et
Pescara, sans compter Capoue, dernier boulevard, rempart suprême de
Naples, jusqu'où les Français ne pénétreront même pas.

--Et tu te chargerais de rallier l'armée, toi?

--Oui, sire.

--Explique-moi de quelle façon; tu me feras plaisir.

--J'ai quatre mille marins sous mes ordres, sire; ce sont des hommes
éprouvés et non des soldats d'hier comme ceux de votre armée de terre;
donnez-m'en l'ordre, sire, je me mets à l'instant même à leur tête;
mille défendront le passage d'Itri à Sessa, mille celui de Sora à
San-Germano, mille celui de Castel-di-Sangro à Isernia; les mille
autres,--les marins sont bons à tout, milord Nelson le sait mieux que
personne, lui qui a fait faire aux siens des prodiges!--les mille
autres, transformés en pionniers, seront occupés à fortifier ces trois
passages et à y faire le service de l'artillerie; avec eux, ne fût-ce
qu'au moyen de nos piques d'abordage, je soutiens le choc des Français,
si terrible qu'il soit, et, quand vos soldats verront comment les marins
meurent, sire, ils se rallieront derrière eux, surtout si Votre Majesté
est là pour leur servir de drapeau.

--Et qui gardera Naples pendant ce temps?

--Le prince royal, sire, et les huit-mille hommes, sous les ordres du
général Naselli, que milord Nelson a conduits en Toscane, où ils n'ont
plus rien à faire. Milord Nelson a laissé, je crois, une partie de
sa flotte à Livourne; qu'il envoie un bâtiment léger avec ordre de Sa
Majesté de ramener à Naples ces huit mille hommes de troupes fraîches,
et elles pourront, Dieu aidant, être ici dans huit jours. Ainsi, voyez,
sire, voyez quelle masse terrible vous reste: quarante-cinq ou cinquante
mille hommes de troupes, la population de trente villes et de cinquante
villages qui va se soulever, et, derrière tout cela, Naples avec ses
cinq cent mille âmes. Que deviendront dix mille Français perdus dans cet
océan?

--Hum! fit le roi regardant Nelson, qui continua de demeurer dans le
silence.

--Il sera toujours temps, sire, continua Caracciolo, de vous embarquer.
Comprenez bien cela: les Français n'ont pas une barque armée, et vous
avez trois flottes dans le port: la vôtre, la flotte portugaise et celle
de Sa Majesté Britannique.

--Que dites-vous de la proposition de l'amiral, milord? dit le roi
mettant cette fois Nelson dans la nécessité absolue de répondre.

--Je dis, sire, répondit Nelson en demeurant assis et continuant de
tracer de sa main gauche, avec une plume, des hiéroglyphes sur un
papier, je dis qu'il n'y a rien de pis au monde, quand une résolution
est prise, que d'en changer.

--Le roi avait-il déjà pris une résolution? demanda Caracciolo.

--Non, tu vois, pas encore; j'hésite, je flotte...

--La reine, dit Nelson, a décidé le départ.

--La reine? fit Caracciolo ne laissant pas au roi le temps de répondre.
Très-bien! qu'elle parte. Les femmes, dans les circonstances où nous
sommes, peuvent s'éloigner du danger; mais les hommes doivent y faire
face.

--Milord Nelson, tu le vois, Caracciolo, milord Nelson est de l'avis du
départ.

--Pardon, sire, répondit Caracciolo, mais je ne crois pas que milord
Nelson ait donné son avis.

--Donnez-le, milord, dit le roi, je vous le demande.

--Mon avis, sire, est le même que celui de la reine, c'est-à-dire que je
verrai avec joie Votre Majesté chercher en Sicile un refuge assuré que
ne lui offre plus Naples.

--Je supplie milord Nelson de ne pas donner légèrement son avis, dit
Caracciolo s'adressant à son collègue; car il savait d'avance de quel
poids est l'avis d'un homme de son mérite.

--J'ai dit, et je ne me rétracte point, répondit durement Nelson.

--Sire, répondit Caracciolo, milord Nelson est Anglais, ne l'oubliez
pas.

--Que veut dire cela, monsieur? demanda fièrement Nelson.

--Que, si vous étiez Napolitain au lieu d'être Anglais, milord, vous
parleriez autrement.

--Et pourquoi parlerais-je autrement si j'étais Napolitain?

--Parce que vous consulteriez l'honneur de votre pays, au lieu de
consulter l'intérêt de la Grande-Bretagne.

--Et quel intérêt la Grande-Bretagne a-t-elle au conseil que je donne au
roi, monsieur?

--En faisant le péril plus grand, on demandera une récompense plus
grande. On sait que l'Angleterre veut Malte, milord.

--L'Angleterre a Malte, monsieur; le roi la lui a donnée.

--Oh! sire, fit Caracciolo avec le ton du reproche, on me l'avait dit,
mais je n'avais pas voulu le croire.

--Et que diable voulais-tu que je fisse de Malte? dit le roi. Un rocher
bon à faire cuire des oeufs au soleil!

--Sire, dit Caracciolo sans plus s'adresser à Nelson, je vous supplie,
au nom de tout ce qu'il y a de coeurs vraiment napolitains dans le
royaume, de ne plus écouter les conseils étrangers, qui mettent votre
trône à deux doigts de l'abîme. M. Acton est étranger, sir William
Hamilton est étranger, milord Nelson lui-même est étranger; comment
voulez-vous qu'ils soient justes dans l'appréciation de l'honneur
napolitain?

--C'est vrai, monsieur; mais ils sont justes dans l'appréciation de la
lâcheté napolitaine, répondit Nelson, et c'est pour cela que je dis au
roi, après ce qui s'est passé à Civita-Castellana: Sire, vous ne pouvez
plus vous confier aux hommes qui vous ont abandonné, soit par peur, soit
par trahison.

Carracciolo pâlit affreusement et porta, malgré lui, la main à la garde
de son épée; mais, se rappelant que Nelson n'avait qu'une main pour
tirer la sienne, et que cette main, c'était la gauche, il se contenta de
dire:

--Tout peuple a ses heures de défaillance, sire. Ces Français, devant
lesquels nous fuyons, ont eu trois fois leur Civita-Castellana:
Poitiers, Crécy, Azincourt; une seule victoire a suffi pour effacer
trois défaites: Fontenoy.

Caracciolo prononça ces mots en regardant Nelson, qui se mordit les
lèvres jusqu'au sang; puis, s'adressant de nouveau au roi:

--Sire, continua-t-il, c'est le devoir d'un roi qui aime son peuple, de
lui offrir l'occasion de se relever d'une de ces défaillances; que le
roi donne un ordre, dise un mot, fasse un signe, et pas un Français ne
sortira des Abruzzes, s'ils ont l'imprudence d'y entrer.

--Mon cher Caracciolo, dit le roi revenant à l'amiral, dont le conseil
caressait son secret désir, tu es de l'avis d'un homme dont j'apprécie
fort les avis; tu es de l'avis du cardinal Ruffo.

--Il ne manquait plus à Votre Majesté que de mettre un cardinal à la
tête de ses armées, dit Nelson avec un sourire de mépris.

--Cela n'a déjà pas si mal réussi à mon aïeul Louis XIII ou Louis XIV,
je ne sais plus bien lequel, que de mettre un cardinal à la tête de ses
armées, et il y a un certain Richelieu qui, en prenant La Rochelle et en
forçant le Pas-de-Suze, n'a pas fait de tort à la monarchie.

--Eh bien, sire, s'écria vivement Caracciolo se cramponnant à cet espoir
que lui donnait le roi, c'est le bon génie de Naples qui vous inspire;
abandonnez-vous au cardinal Ruffo, suivez ses conseils, et, moi, que
vous dirai-je de plus? je suivrai ses ordres.

--Sire, dit Nelson en se levant et en saluant le roi, Votre Majesté
n'oubliera pas, je l'espère, que, si les amiraux italiens obéissent
aux ordres d'un prêtre, un amiral anglais n'obéit qu'aux ordres de son
gouvernement.

Et, jetant à Caracciolo un regard dans lequel on pouvait lire la menace
d'une haine éternelle, Nelson sortit par la même porte qui lui avait
donné entrée et qui communiquait avec les appartements de la reine.

Le roi suivit Nelson des yeux, et, quand la porte se fut refermée
derrière lui:

--Eh bien, dit-il, voilà le remercîment de mes vingt mille ducats de
rente, de mon duché de Bronte, de mon épée de Philippe V et de mon grand
cordon de Saint-Ferdinand. Il est court, mais il est net.

Puis, revenant à Caracciolo:

--Tu as bien raison, mon pauvre François, lui dit-il, tout le mal est
là, les étrangers! M. Acton, sir William, M. Mack, lord Nelson, la reine
elle-même, des Irlandais, des Allemands, des Anglais, des Autrichiens
partout; des Napolitains nulle part. Quel bouledogue que ce Nelson!
C'est égal, tu l'as bien rembarré! Si jamais nous avons la guerre avec
l'Angleterre et qu'il te tienne entre ses mains, ton compte est bon...

--Sire, dit Caracciolo en riant, je suis heureux, au risque des
dangers auxquels je me suis exposé en me faisant un ennemi du vainqueur
d'Aboukir, je suis heureux d'avoir mérité votre approbation.

--As-tu vu la grimace qu'il a faite quand tu lui as jeté au nez...
Comment as-tu dit? Fontenoy, n'est-ce pas?

--Oui, sire.

--Ils ont donc été bien frottés à Fontenoy, messieurs les Anglais?

--Raisonnablement.

--Et quand on pense que, si San-Nicandro n'avait pas fait de moi un
âne, je pourrais, moi aussi, répondre de ces choses-là! Enfin, il est
malheureusement trop tard maintenant pour y remédier.

--Sire, dit Caracciolo, me permettrez-vous d'insister encore?

--Inutile, puisque je suis de ton avis. Je verrai Ruffo aujourd'hui, et
nous reparlerons de tout cela ensemble; mais pourquoi diable, maintenant
que nous ne sommes que nous deux, pourquoi t'es-tu fait un ennemi de la
reine? Tu sais pourtant que, quand elle déteste, elle déteste bien!

Caracciolo fit un mouvement de tête qui indiquait qu'il n'avait pas de
réponse à faire à ce reproche du roi.

--Enfin, dit Ferdinand, ceci, c'est comme l'affaire de San-Nicandro: ce
qui est fait est fait; n'en parlons plus.

--Ainsi donc, insista Caracciolo revenant à son incessante
préoccupation, j'emporte l'espoir que Votre Majesté a renoncé à
cette honteuse fuite et que Naples sera défendue jusqu'à la dernière
extrémité?

--Emportes-en mieux que l'espoir, emportes-en la certitude; il y a
conseil aujourd'hui, je vais leur signifier que ma volonté est de rester
à Naples. J'ai bien retenu tout ce que tu m'as dit de nos moyens de
défense: sois tranquille; quant au Nelson, c'est Fontenoy, n'est-ce
pas, qu'il faut lui cracher à la face quand on veut qu'il se morde les
lèvres? C'est bien, on s'en souviendra.

--Sire, une dernière grâce?

--Dis.

--Si, contre toute attente, Votre Majesté partait...

--Puisque je te dis que je ne pars pas.

--Enfin, sire, si par un hasard quelconque, si par un revirement
inattendu, Votre Majesté partait, j'espère qu'elle ne ferait pas cette
honte à la marine napolitaine de partir sur un navire anglais.

--Oh! quant à cela, tu peux être tranquille. Si j'en étais réduit à
cette extrémité, dame! je ne te réponds pas de la reine, la reine ferait
ce qu'elle voudrait; mais, moi, je te donne ma parole d'honneur que je
pars sur ton bâtiment, sur _la Minerve_. Ainsi, te voilà prévenu; change
ton cuisinier s'il est mauvais, et fais provision de macaroni et de
parmesan, si tu n'en as pas une quantité suffisante à bord. Au revoir...
C'est bien Fontenoy, n'est-ce pas?

--Oui, sire.

Et Caracciolo, ravi du résultat de son entrevue avec le roi, se retira,
comptant sur la double promesse qu'il lui avait faite.

Le roi le suivit des yeux avec une bienveillance marquée.

--Et quand on pense, dit-il, qu'on est assez bête de se brouiller avec
des hommes comme ceux-là, pour une mégère comme la reine et pour une
drôlesse comme lady Hamilton!




                                LXVIII

               OÙ EST EXPLIQUÉE LA DIFFÉRENCE QU'IL Y A
         ENTRE LES PEUPLES LIBRES ET LES PEUPLES INDÉPENDANTS.


Le roi tint la promesse qu'il avait faite à Caracciolo; il déclara
hautement et résolument au conseil qu'il était décidé, d'après la
manifestation populaire dont il avait été témoin la veille, à rester à
Naples et à défendre jusqu'à la dernière extrémité l'entrée du royaume
aux Français.

Devant une déclaration si nettement formulée, il n'y avait pas
d'opposition possible; l'opposition n'eût pu être faite que par la
reine, et, rassurée par la promesse positive d'Acton qu'il trouverait
un moyen de faire partir le roi pour la Sicile, elle avait renoncé à
une lutte ouverte dans laquelle il était du caractère de Ferdinand de
s'entêter.

En sortant du conseil, le roi trouva chez lui le cardinal Ruffo; il
avait, de son côté, et selon son exactitude ordinaire, fait ce dont il
était convenu avec le roi: Ferrari l'était venu trouver dans la nuit,
et, une demi-heure après, il était parti pour Vienne par la route de
Manfredonia, porteur de la lettre falsifiée qui devait être mise sous
les yeux de l'empereur, avec lequel Ferdinand tenait beaucoup à ne pas
se brouiller, l'empereur étant le seul qui pût, par l'influence qu'il
exerçait en Italie, le maintenir contre la France, de même que, dans
la situation contraire, c'était la France seule qui pouvait le soutenir
contre l'Autriche.

Une note explicative, écrite au nom du roi de la main de Ruffo et signée
par lui, accompagnait la lettre et donnait la clef de cette énigme que,
sans elle, n'eût jamais pu comprendre l'empereur.

Le roi lui avait raconté ce qui s'était passé entre lui, Caracciolo et
Nelson: Ruffo avait fort approuvé le roi et insisté pour une conférence
entre lui et Caracciolo en présence de Sa Majesté. Il fut convenu que
l'on attendrait de savoir l'effet qu'avait produit dans les Abruzzes le
manifeste de Pronio, et que, sur ce qui en serait résulté, on prendrait
un parti.

Le même jour encore, le roi avait reçu la visite du jeune Corse de
Cesare; on se rappelle qu'il l'avait fait capitaine et lui avait ordonné
de le venir voir avec l'uniforme de ce grade, pour s'assurer que ses
ordres avaient été exécutés et que le ministre de la guerre lui avait
délivré son brevet. Acton, chargé de mettre à exécution la volonté
royale, s'était bien gardé d'y manquer, et le jeune homme--que les
huissiers avaient commencé par prendre pour le prince royal, à cause de
sa ressemblance avec celui-ci,--se présentait chez le roi revêtu de son
uniforme et porteur de son brevet.

Le jeune capitaine était joyeux et fier; il venait mettre son dévouement
et celui de ses compagnons aux pieds du roi; une seule chose s'opposait
à ce qu'ils donnassent immédiatement à Sa Majesté des preuves de ce
dévouement: c'est que les vieilles princesses en appelaient à la parole
qu'elles avaient reçue d'eux de leur servir de gardes du corps, et
ne leur rendraient cette parole que lorsqu'elles seraient à bord
du bâtiment qui devait les conduire à Trieste; les sept jeunes gens
s'étaient donc engagés à leur faire escorte jusqu'à Manfredonia, lieu de
leur embarquement; de Manfredonia, les princesses une fois embarquées,
ils reviendraient à Naples prendre leur poste parmi les défenseurs du
trône et de l'autel.

Les nouvelles que l'on attendait de Pronio ne tardèrent pas à arriver;
elles dépassaient tout ce qu'on pouvait espérer. La parole du roi avait
retenti comme la voix de Dieu; les prêtres, les nobles, les syndics
s'en étaient fait l'écho; le cri «Aux armes!» avait retenti d'Isoletta
à Capoue et d'Aquila à Itri; il avait vu Fra-Diavolo et Mammone, leur
avait annoncé la mission qu'il leur avait réservée et qu'ils avaient
acceptée avec enthousiasme; leur brevet à la main, le nom du roi à
la bouche, leur puissance n'avait pas de limites, puisque la loi les
protégeait au lieu de les réprimer. Dès lors qu'ils pouvaient donner à
leur brigandage une couleur politique, ils promettaient de soulever tout
le pays.

Le brigandage, en effet, est chose nationale dans les provinces de
l'Italie méridionale; c'est un fruit indigène qui pousse dans la
montagne; on pourrait dire, en parlant des productions des Abruzzes,
de la Terre de Labour, de la Basilicate et de la Calabre: Les vallées
produisent le froment, le maïs et les figues; les collines produisent
l'olive, la noix et le raisin; les montagnes produisent les brigands.

Dans les provinces que je viens de nommer, le brigandage est un état
comme un autre. On est brigand comme on est boulanger, tailleur,
bottier. Le métier n'a rien d'infamant; le père, la mère, le frère,
la soeur du brigand ne sont point entachés le moins du monde par la
profession de leur fils ou de leur frère, attendu que cette profession
elle-même n'est point une tache. Le brigand exerce pendant huit ou
neuf mois de l'année, c'est-à-dire pendant le printemps, pendant l'été,
pendant l'automne; le froid et la neige seuls le chassent de la montagne
et le repoussent vers son village; il y rentre et y est le bienvenu,
rencontre le maire, le salue et est salué par lui; souvent il est son
ami, quelquefois son parent.

Le printemps revenu, il reprend son fusil, ses pistolets, son poignard,
et remonte dans la montagne.

De là le proverbe «Les brigands poussent avec les feuilles.»

Depuis qu'il existe un gouvernement à Naples, et j'ai consulté toutes
les archives depuis 1503 jusqu'à nos jours, il y a des ordonnances
contre les brigands, et, chose curieuse, les ordonnances des vice-rois
espagnols sont exactement les mêmes que celles des gouverneurs italiens,
attendu que les délits sont les mêmes. Vols avec effraction, vols à main
armée sur la grande route, lettres de rançon avec menaces d'incendie, de
mutilation, d'assassinat; assassinat, mutilation et incendie quand les
billets n'ont point produit l'effet attendu.

En temps de révolution, le brigandage prend des proportions
gigantesques: l'opinion politique devient un prétexte, le drapeau une
excuse; le brigand est toujours du parti de la réaction, c'est-à-dire
pour le trône et l'autel, attendu que le trône et l'autel acceptent
seuls de tels alliés, tandis qu'au contraire les libéraux, les
progressistes, les révolutionnaires les repoussent et les méprisent;
les années fameuses dans les annales du brigandage sont les années de
réaction politique: 1799, 1809, 1821, 1848, 1862, c'est-à-dire toutes
les années où le pouvoir absolu, subissant un échec, a appelé le
brigandage à son aide.

Le brigandage, dans ce cas, est d'autant plus inextirpable qu'il est
soutenu par les autorités, qui, dans les autres temps, ont mission
de l'empêcher. Les syndics, les adjoints, les capitaines de la garde
nationale sont non-seulement _manutengoli_, c'est-à-dire soutiens des
brigands, mais souvent brigands eux-mêmes.

En général, ce sont les prêtres et les moines qui soutiennent moralement
le brigandage, ils en sont l'âme; les brigands, qui leur ont entendu
prêcher la révolte, reçoivent d'eux, lorsqu'ils se sont révoltés, des
médailles bénites qui doivent les rendre invulnérables; si par hasard,
malgré la médaille, ils sont blessés, tués ou fusillés, la médaille,
impuissante sur la terre, est une contre-marque infaillible du ciel,
contre-marque pour laquelle saint Pierre a les plus grands égards; le
brigand pris a le pied sur la première traverse de cette échelle de
Jacob qui conduit droit au paradis; il baise la médaille et meurt
héroïquement, convaincu qu'il est que la fusillade lui en fait monter
les autres degrés.

Maintenant, d'où vient cette différence entre les individus et les
masses? d'où vient que le soldat fuit parfois au premier coup de canon
et que le bandit meurt en héros? Nous allons essayer de l'expliquer;
car, sans cette explication, la suite de notre récit laisserait un
certain trouble dans l'esprit de nos lecteurs; ils se demanderaient d'où
vient cette opposition morale et physique entre les mêmes hommes réunis
en masse ou combattant isolément.

Le voici:

Le courage collectif est la vertu des peuples libres.

Le courage individuel est la vertu des peuples qui ne sont
qu'indépendants.

Presque tous les peuples des montagnes, les Suisses, les Corses, les
Écossais, les Siciliens, les Monténégrins, les Albanais, les Drases,
les Circassiens, peuvent se passer très-bien de la liberté, pourvu qu'on
leur laisse l'indépendance.

Expliquons la différence énorme qu'il y a entre ces deux mots: LIBERTÉ,
INDÉPENDANCE.

La _liberté_ est l'abandon que chaque citoyen fait d'une portion de son
indépendance, pour en former un fonds commun qu'on appelle la loi.

L'_indépendance_ est pour l'homme la jouissance complète de toutes ses
facultés, la satisfaction de tous ses désirs.

L'_homme libre_ est l'homme de la société; il s'appuie sur son voisin,
qui à son tour s'appuie sur lui; et, comme il est prêt à se sacrifier
pour les autres, il a le droit d'exiger que les autres se sacrifient
pour lui.

L'_homme indépendant_ est l'homme de la nature; il ne se fie qu'en
lui-même; son seul allié est la montagne et la forêt; sa sauve-garde,
son fusil et son poignard; ses auxiliaires sont la vue et l'ouïe.

Avec les hommes libres, on fait des _armées_.

Avec les hommes indépendants, on fait des _bandes_.

Aux hommes libres, on dit, comme Bonaparte aux Pyramides: _Serrez les
rangs!_

Aux hommes indépendants, on dit, comme Charette à Machecoul:
_Égayez-vous, mes gars!_

L'homme libre se lève à la voix de son roi ou de sa patrie.

L'homme indépendant se lève à la voix de son intérêt et de sa passion.

L'homme libre _combat_.

L'homme indépendant _tue_.

L'homme libre dit: _Nous_.

L'homme indépendant dit: _Moi_.

L'homme libre, c'est _la Fraternité_.

L'homme indépendant n'est que _l'Égoïsme_.

Or, en 1798, les Napolitains n'en étaient encore qu'à l'état
d'indépendance; ils ne connaissaient ni la liberté ni la fraternité;
voilà pourquoi ils furent vaincus en bataille rangée par une armée cinq
fois moins nombreuse que la leur.

Mais les paysans des provinces napolitaines ont toujours été
indépendants.

Voilà pourquoi, à la voix des moines parlant au nom de Dieu, à la voix
du roi parlant au nom de la famille, et surtout à la voix de la haine
parlant au nom de la cupidité, du pillage et du meurtre, voilà pourquoi
tout se souleva.

Chacun prit son fusil, sa hache, son couteau, et se mit en campagne
sans autre but que la destruction, sans autre espérance que le pillage,
secondant son chef sans lui obéir, suivant son exemple et non ses
ordres. Des masses avaient fui devant les Français, des hommes isolés
marchèrent contre eux; une armée s'était évanouie, un peuple sortit de
terre.

Il était temps. Les nouvelles qui arrivaient de l'armée continuaient
d'être désastreuses. Une portion de l'armée, sous les ordres d'un
général Moesk, que personne ne connaissait,--pas même Nelson, qui, dans
ses lettres, demande qui il est,--s'était retirée sur Calvi, et
s'y était fortifiée. Macdonald, chargé, comme nous l'avons dit, par
Championnet, de poursuivre la victoire et de presser la retraite des
troupes royales, avait ordonné au général Maurice Mathieu d'enlever la
position. Il prit place sur toutes les hauteurs qui dominaient la ville
et intima au général Moesk l'ordre de se rendre: celui-ci consentit,
mais à des conditions inadmissibles. Le général Maurice Mathieu ordonna
de battre à l'instant même en brèche les murs d'un couvent, et, par la
brèche faite à ces murs, d'entrer dans la ville.

Au dixième boulet, un parlementaire se présenta.

Mais, sans le laisser parler, le général Maurice Mathieu lui dit:

--_Prisonniers de guerre à discrétion ou passés au fil de l'épée!_

Les royaux s'étaient rendus à discrétion.

La rapidité des coups portés par Macdonald sauva une partie des
prisonniers faits par Mack, mais ne put les sauver tous.

A Ascoli, trois cents républicains avaient été liés à des arbres et
fusillés.

A Abriealli, trente malades ou blessés, dont quelques-uns venaient
d'être amputés, avaient été égorgés dans l'ambulance.

Les autres, couchés sur la paille, avaient été impitoyablement brûlés.

Mais, fidèle à sa proclamation, Championnet n'avait répondu à toutes ces
barbaries que par des actes d'humanité, qui contrastaient singulièrement
avec les cruautés des soldats royaux.

Le général de Damas, seul, émigré français et qui avait cru, en cette
qualité, devoir mettre son épée au service de Ferdinand,--le général
de Damas, seul, avait, à la suite de cette terrible défaite de
Civita-Castellana, soutenu l'honneur du drapeau blanc. Oublié par le
général Mack, qui n'avait songé qu'à une chose, à sauver le roi,--oublié
avec une colonne de sept mille hommes, il fit demander au général
Championnet, qui venait, comme on le sait, de rentrer à Rome, la
permission de traverser la ville et de rejoindre les débris de l'armée
royale sur le Teverone,--débris qui, nous l'avons dit, étaient cinq fois
plus nombreux encore que l'armée victorieuse.

A cette demande, Championnet fit venir un de ces jeunes officiers de
distinction dont il faisait pépinière autour de lui.

C'était le chef d'état-major Bonami.

Il lui ordonna de prendre connaissance de l'état des choses et de lui
faire son rapport.

Bonami monta à cheval et partit aussitôt.

Cette grande époque de la République est celle où chaque officier des
armées françaises mériterait, au fur et à mesure qu'il passe sous les
yeux du lecteur, une description qui rappelât celle que consacre, dans
l'_Iliade_, Homère aux chefs grecs, et le Tasse, dans la _Jérusalem
délivrée_, aux chefs croisés.

Nous nous contenterons de dire que Bonami était, comme Thiébaut, un de
ces hommes de pensée et d'exécution à qui un général peut dire: «Voyez
de vos yeux et agissez selon les circonstances.»

A la porte Solara, Bonami rencontra la cavalerie du général Rey, qui
commençait à entrer dans la ville. Il mit le général Rey au courant de
ce dont il était question, l'excitant, sans avoir le droit de lui en
donner l'ordre, à pousser des reconnaissances sur la route d'Albano
et de Frascati. Lui-même, à la tête d'un détachement de cavalerie, il
traversa le Ponte-Molle, l'antique pont Milvius, et s'élança de toute la
vitesse de son cheval dans la direction où il savait trouver le général
de Damas, suivi de loin par le général Rey, avec son détachement, et par
Macdonald, avec sa cavalerie légère.

Bonami s'était tellement hâté, qu'il avait laissé derrière lui les
troupes de Macdonald et de Rey, auxquelles il fallait au moins une heure
pour le rejoindre. Voulant leur en donner le temps, il se présenta comme
parlementaire.

On le conduisit au général de Damas.

--Vous avez écrit au commandant en chef de l'armée française, général,
lui dit-il; il m'envoie à vous pour que vous m'expliquiez ce que vous
désirez de lui.

--Le passage pour ma division, répondit le général de Damas.

--Et s'il vous le refuse?

--Il ne me restera qu'une ressource: c'est de me l'ouvrir l'épée à la
main.

Bonami sourit.

--Vous devez comprendre, général, répondit-il, que vous donner
bénévolement passage, à vous et à vos sept mille hommes, c'est chose
impossible. Quant à vous ouvrir ce passage l'épée à la main, je vous
préviens qu'il y aura du travail.

--Alors, que venez-vous me proposer, colonel? demanda le général émigré.

--Ce que l'on propose au commandant d'un corps dans la situation où est
le vôtre, général: de mettre bas les armes.

Ce fut au tour du général de Damas de sourire.

--Monsieur le chef d'état-major, répondit-il, quand on est à la tête de
sept mille hommes et que chacun de ces sept mille hommes a quatre-vingts
cartouches dons son sac, on ne se rend pas, on passe, ou l'on meurt.

--Eh bien, soit! dit Bonami, battons-nous, général.

Le général émigré parut réfléchir.

--Donnez-moi six heures, dit-il, pour rassembler un conseil de guerre et
délibérer avec lui sur les propositions que vous me faites.

Ce n'était point l'affaire de Bonami.

--Six heures sont inutiles, dit-il; je vous accorde une heure.

C'était juste le temps dont le chef d'état-major avait besoin pour que
son infanterie le rejoignit.

Il fut donc convenu, le général de Damas étant à la merci des Français,
que, dans une heure, il donnerait une réponse.

Bonami remit son cheval au galop et rejoignit le général Rey, pour
presser la marche de ses troupes.

Mais le général de Damas, de son côté, avait mis à profit cette heure,
et, quand Bonami revint avec sa troupe, il le trouva faisant sa retraite
en bon ordre sur le chemin d'Orbitello.

Aussitôt, le général Rey et le chef d'état-major Bonami, à la tête,
l'un d'un détachement du 16e de dragons, l'autre du 7e de chasseurs, se
mirent à la poursuite des Napolitains et les rejoignirent à la Storta,
où ils les chargèrent énergiquement.

L'arrière-garde s'arrêta pour faire face aux républicains.

Rey et Bonami, pour la première fois, trouvèrent chez l'ennemi une
résistance sérieuse; mais ils l'écrasèrent sous leurs charges réitérées.
Pendant ce temps, la nuit vint. Le dévouement et le courage de
l'arrière-garde avaient sauvé l'armée. Le général de Damas profita des
ténèbres et de sa connaissance des localités pour continuer sa retraite.

Les Français, trop fatigués pour profiter de la victoire, revinrent à la
Hueta, où ils passèrent la nuit.

Bonami, en récompense de l'intelligence qu'il avait développée dans la
négociation et du courage qu'il avait montré dans la bataille, fut nommé
par Championnet général de brigade.

Mais le général de Damas n'en avait pas fini avec les républicains.
Macdonald envoya un de ses aides de camp pour informer Kellermann, qui
était à Borghetta avec des troupes un peu moins fatiguées que celles qui
avaient donné dans la journée, de la direction qu'avait prise la colonne
napolitaine. A l'instant même, Kellermann réunit ses troupes et se
dirigea, par Ronciglione, sur Toscanelli, où il heurta la colonne du
général de Damas. Ces hommes qui fuyaient si facilement, commandés
par un général allemand ou napolitain, tinrent ferme sous un général
français, et firent une vigoureuse résistance. Damas n'en fut pas
moins forcé à la retraite, qu'il soutint en se portant de lui-même à
l'arrière-garde, où il combattit avec un admirable courage.

Mais une de ces charges comme en savait faire Kellermann, une blessure
que reçut le général émigré, décidèrent la victoire en faveur des
Français. Déjà la plus forte partie de la colonne napolitaine avait
gagné Orbitello et avait eu le temps de s'embarquer sur les bâtiments
napolitains qui se trouvaient dans le port. Poussé vivement dans la
ville, Damas eut le temps d'en fermer les portes derrière lui, et, soit
considération pour son courage, soit que le général français ne voulût
point perdre son temps à l'assaut d'une bicoque, Damas obtint de
Kellermann, moyennant l'abandon de son artillerie, de s'embarquer avec
son avant-garde sans être inquiété.

Il en résulta que le seul général de l'armée napolitaine qui eût fait
son devoir dans cette courte et honteuse campagne était un général
français.




                                LXIX

                            LES BRIGANDS


Vainqueur sur tous les points, et pensant que rien n'entraverait sa
marche sur Naples, Championnet ordonna de franchir les frontières
napolitaines sur trois colonnes.

L'aile gauche, sous la conduite de Macdonald, envahit les Abruzzes par
Aquila: elle devait forcer les défilés de Capistrello et de Sora.

L'aile droite, sous la conduite du général Rey, envahit la Campanie par
les marais Pontins, Terracine et Fondi.

Le centre, sous la conduite de Championnet lui-même, envahit la Terre de
Labour par Valmontane, Ferentina, Ceperano.

Trois citadelles, presque imprenables toutes trois, défendaient les
marches du royaume: Gaete, Civitella-del-Tronto, Pescara.

Gaete commandait la route de la mer Tyrrhénienne; Pescara, la route
de la mer Adriatique; Civitella-del-Tronto s'élevait au sommet d'une
montagne et commandait l'Abruzze ultérieure.

Gaete était défendue par un vieux général suisse nommé Tchudy: il avait
sous ses ordres quatre mille hommes;--comme moyen de défense, soixante
et dix canons, douze mortiers, vingt mille fusils, des vivres pour un
an, des vaisseaux dans le port, la mer et la terre à lui, enfin.

Le général Rey le somma de se rendre.

Vieillard, Tchudy venait d'épouser une jeune femme. Il eut peur pour
elle, qui sait? peut-être pour lui. Au lieu de tenir, il assembla un
conseil, consulta l'évêque, lequel mit en avant son ministère de
paix, et réunit les magistrats de la ville, qui saisirent le prétexte
d'épargner à Gaete les maux d'un siège.

Cependant on hésitait encore, quand le général français lança un obus
sur la ville; cette démonstration hostile suffit pour que Tchudy envoyât
une députation aux assiégeants afin de leur demander leurs conditions.

--La place à discrétion ou toutes les rigueurs de la guerre, répondit le
général Rey.

Deux heures après, la place était rendue.

Duhesme, qui suivait, avec quinze cents hommes, les bords de
l'Adriatique, envoya au commandant de Pescara, nommé Pricard, un
parlementaire pour le sommer de se rendre. Le commandant, comme s'il eût
eu l'intention de s'ensevelir sous les ruines de la ville, fit visiter
ses moyens de défense à l'officier français dans tous leurs détails,
lui montrant les fortifications, les armes, les magasins abondant en
munitions et en vivres, et le renvoya enfin à Duhesme avec ces paroles
altières:

--Une forteresse ainsi approvisionnée ne se rend pas.

Ce qui n'empêcha point le commandant, au premier coup du canon, d'ouvrir
ses portes et de remettre cette ville si bien fortifiée au général
Duhesme. Il y trouva soixante pièces de canon, quatre mortiers, dix-neuf
cent soldats.

Quant à Civitella-del-Tronto, place déjà forte par sa situation, plus
forte encore par des ouvrages d'art, elle était défendue par un Espagnol
nommé Jean Lacombe, armée de dix pièces de gros calibre, fournie de
munitions de guerre, riche de vivres. Elle pouvait tenir un an: elle
tint un jour, et se rendit après deux heures de siège.

Il était donc temps, comme nous l'avons dit dans le chapitre précédent,
que les chefs de bande se substituassent aux généraux et les brigands
aux soldats.

Trois bandes, sous la direction de Pronio, s'étaient organisées avec la
rapidité de l'éclair: celle qu'il commandait lui-même; celle de Gaetano
Mammone; celle de Fra-Diavolo.

Ce fut Pronio qui le premier heurta les colonnes françaises.

Après s'être emparé de Pescara et y avoir laissé une garnison de quatre
cents hommes, Duhesme prit la route de Chieti pour faire, comme l'ordre
lui en avait été donné, sa jonction avec Championnet en avant de Capoue.
En arrivant à Tocco, il entendit une vive fusillade du côté de Sulmona
et fit hâter le pas à ses hommes.

En effet, une colonne française, commandée par le général Rusca, après
être entrée sans défiance et tambour battant dans la ville de Sulmona,
avait vu tout à coup pleuvoir sur elle de toutes les fenêtres une grêle
de balles. Surprise de cette agression inattendue, elle avait eu un
moment d'hésitation.

Pronio, embusqué dans l'église de San-Panfilo, en avait profité, était
sorti de l'église avec une centaine d'hommes, avait chargé de front les
Français, tandis que le feu redoublait des fenêtres. Malgré les efforts
de Rusca, le désordre s'était mis dans les rangs de ses hommes, et
il était sorti précipitamment de Sulmona, laissant dans les rues une
douzaine de morts et de blessés.

Mais, à la vue des soldats de Pronio qui mutilaient les morts, à la vue
des habitants de la ville qui achevaient les blessés, la rougeur de
la honte était montée au visage, des républicains s'étaient reformés
d'eux-mêmes, et, poussant des cris de vengeance, ils étaient rentrés
dans Sulmona, répondant à la fois à la fusillade des fenêtres et à celle
de la rue.

Cependant, cachés dans les embrasures des portes, embusqués dans les
ruelles, Pronio et ses hommes faisaient un feu terrible, et peut-être
les Français allaient-ils être obligés de reculer une seconde fois,
lorsqu'on entendit une vive fusillade à l'autre extrémité de la ville.

C'étaient Duhesme et ses hommes qui étaient accourus au feu, avaient
tourné Sulmona et tombaient sur les derrières de Pronio.

Pronio, un pistolet de chaque main, courut à son arrière-garde, la
rallia, se trouva en face de Duhesme, déchargea un de ses pistolets
sur lui et le blessa au bras. Un républicain s'élança le sabre levé sur
Pronio; mais, de son second coup de pistolet, Pronio le tua, ramassa un
fusil, et, à la tête de ses hommes, soutint la retraite en leur donnant
en patois un ordre que les soldats français ne pouvaient entendre. Cet
ordre, c'était de battre en retraite et de fuir par toutes les petites
ruelles, afin de regagner la montagne. En un instant, la ville fut
évacuée. Ceux qui occupaient les maisons s'enfuirent par les jardins.
Les Français étaient maîtres de Sulmona; seulement, c'étaient, à leur
tour, les brigands qui avaient lutté un contre dix. Ils avaient
été vaincus; mais ils avaient fait éprouver des pertes cruelles aux
républicains. Cette rencontre fut donc regardée à Naples comme un
triomphe.

De son côté, Fra-Diavolo, avec une centaine d'hommes, avait, après la
prise de Gaete, honteusement rendue, défendu vaillamment le pont de
Garigliana, attaqué par l'aide de camp Gourdel et une cinquantaine de
républicains, que le général Rey, ne soupçonnant pas l'organisation
des bandes, avait envoyés pour s'en emparer. Les Français avaient été
repoussés, et l'aide de camp Gourdel, un chef de bataillon, plusieurs
officiers et soldats, restés blessés sur le champ de bataille, avaient
été ramassés à demi morts, liés à des arbres et brûlés à petit feu, au
milieu des huées de la population de Mignano, de Sessa et de Traetta, et
des danses furibondes des femmes, toujours plus féroces que les hommes à
ces sortes de fêtes.

Fra-Diavolo avait voulu d'abord s'opposer à ces meurtres, aux agonies
prolongées. Il avait, dans un sentiment de pitié, déchargé sur des
blessés ses pistolets et sa carabine. Mais il avait vu, au froncement
de sourcil de ses hommes, aux injures des femmes, qu'il risquait sa
popularité à des actes de semblable pitié. Il s'était éloigné des
bûchers où les républicains subissaient leur martyre, et avait voulu
en éloigner Francesca; mais Francesca n'avait voulu rien perdre du
spectacle. Elle lui avait échappé des mains, et, avec plus de frénésie
que les autres femmes, elle dansait et hurlait.

Quant à Mammone, il se tenait à Capistrello, en avant de Sora, entre le
lac Fucino et le Liri.

On lui annonça que l'on voyait venir de loin, descendant les sources du
Liri, un officier portant l'uniforme français, conduit par un guide.

--Amenez-les-moi tous deux, dit Mammone.

Cinq minutes après, ils étaient tous deux devant lui.

Le guide avait trahi la confiance de l'officier, et, au lieu de le
conduire au général Lemoine, auquel il était chargé de transmettre un
ordre de Championnet, il l'avait conduit à Gaetano Mammone.

C'était un des aides de camp du général en chef, nommé Claie.

--Tu arrives bien, lui dit Mammone, j'avais soif.

On sait avec quelle liqueur Mammone avait l'habitude d'étancher sa soif.

Il fit dépouiller l'aide de camp de son habit, de son gilet, de sa
cravate et de sa chemise, ordonna qu'on lui liât les mains et qu'on
l'attachât à un arbre.

Puis il lui mit le doigt sur l'artère carotide pour bien reconnaître la
place où elle battait, et, la place reconnue, il y enfonça son poignard.
L'aide de camp n'avait point parlé, point prié, point poussé une
plainte: il savait aux mains de quel cannibale il était tombé, et, comme
le gladiateur antique, il n'avait songé qu'à une chose, à bien mourir.

Frappé à mort, il ne jeta pas un cri ne laissa pas échapper un soupir.

Le sang jaillit de la blessure--par élans--comme il s'échappe d'une
artère.

Mammone appliqua ses lèvres au cou de l'aide de camp, comme il les avait
appliquées à la poitrine du duc Filomarino, et se gorgea voluptueusement
de cette chair coulante qu'on appelle le sang.

Puis, lorsque sa soif fut éteinte, tandis que le prisonnier palpitait
encore, il coupa les liens qui l'attachaient à l'arbre et demanda une
scie.

La scie lui fut apportée.

Alors, pour boire désormais le sang dans un verre assorti à la boisson,
il lui scia le crâne au-dessus des sourcils et du cervelet, en vida le
cerveau, lava cette terrible coupe avec le sang qui coulait encore de
la blessure, réunit et noua au sommet de la tête les cheveux avec une
corde, afin de pouvoir prendre le vase humain comme par un pied et fit
couper par morceaux et jeter aux chiens le reste du corps.

Puis, comme ses espions lui annonçaient qu'un petit détachement de
républicains, d'une trentaine ou d'une quarantaine d'hommes, s'avançait
par la route de Tagliacozza, il ordonna de cacher les armes, de cueillir
des fleurs et des branches d'olivier, de mettre les fleurs aux mains des
femmes, les branches d'olivier aux mains des hommes et des garçons,
et d'aller au-devant du détachement, en invitant l'officier qui les
commandait à venir avec ses hommes prendre leur part de la fête que le
village de Capistrello, composé de patriotes, leur donnait en signe de
joie de leur bonne venue.

Les messagers partirent en chantant. Toutes les maisons du village
s'ouvrirent; une grande table fut dressée sur la place de la Mairie: on
y apporta du vin, du pain, des viandes, des jambons, du fromage.

Une autre fut dressée pour les officiers dans la salle de la mairie,
dont les fenêtres donnaient sur la place.

A une lieue de la ville, les messagers avaient rencontré le petit
détachement commandé par le capitaine Tremeau[3]. Un guide interprète,
traître, comme toujours, qui conduisait le détachement, expliqua au
capitaine républicain ce que désiraient ces hommes, ces enfants et
ces femmes qui venaient au-devant de lui, des fleurs et des branches
d'olivier à la main. Plein de courage et de loyauté, le capitaine n'eut
pas même l'idée d'une trahison. Il embrassa les jolies filles qui lui
présentaient des fleurs; il ordonna à la vivandière de vider son baril
d'eau-de-vie: on but a la santé du général Championnet, à la propagation
de la république française, et l'on s'achemina bras dessus, bras
dessous, vers le village, en chantant _la Marseillaise_.

[Note 3: On trouvera bon que, dans la partie historique, nous
citions les noms réels, comme nous avons fait pour le colonel Gourdel,
pour l'aide de camp Claie, et comme nous le faisons en ce moment pour
le capitaine Tremeau. Ces noms prouvent que nous n'inventons rien, et ne
faisons pas de l'horreur à plaisir.]

Gaetano Mammone, avec tout le reste de la population, attendait le
détachement français à la porte du village: une immense acclamation
l'accueillit. On fraternisa de nouveau, et, au milieu des cris de joie,
on s'achemina vers la mairie.

Là, nous l'avons dit, une table était dressée: on y mit autant de
couverts qu'il y avait de soldats. Les quelques officiers dînaient, ou
plutôt devaient dîner à l'intérieur avec le syndic, les adjoints et
le corps municipal, représentés par Gaetano Mammone et les principaux
brigands enrôlés sous ses ordres.

Les soldats, enchantés de l'accueil qui leur était fait, mirent leurs
fusils en faisceaux à dix pas de la table préparée pour eux; les femmes
leur enlevèrent leurs sabres, avec lesquels les enfants s'amusèrent à
jouer aux soldats; puis ils s'assirent, les bouteilles furent débouchées
et les verres emplis.

Le capitaine Trémeau, un lieutenant et deux sergents s'asseyaient en
même temps dans la salle basse.

Les hommes de Mammone se glissèrent entre la table et les fusils, qu'en
se mettant en route, le capitaine, pour plus de précaution, avait fait
charger; les officiers furent espacés à la table intérieure, de manière
à avoir entre chacun d'eux trois ou quatre brigands.

Le signal du massacre devait être donné par Mammone: il lèverait à
l'une des fenêtres le crâne de l'aide de camp Claie, plein de vin, et
porterait la santé du roi Ferdinand.

Tout se passa comme il avait été ordonné. Mammone s'approcha de la
fenêtre, emplit de vin, sans être vu, le crâne encore sanglant du
malheureux officier, le prit par les cheveux comme on prend une coupe
par le pied, et, paraissant à la fenêtre du milieu, le leva en portant
le toast convenu.

Aussitôt, la population tout entière y répondit par le cri:

--Mort aux Français!

Les brigands se précipitèrent sur les fusils en faisceaux; ceux qui,
sous prétexte de les servir, entouraient les Français, se retirèrent
en arrière; une fusillade éclata à bout portant, et les républicains
tombèrent sous le feu de leurs propres armes. Ceux qui avaient échappé
ou qui n'étaient que blessés furent égorgés par les femmes et par les
enfants, qui s'étaient emparés de leurs sabres.

Quant aux officiers placés dans l'intérieur de la salle, ils voulurent
s'élancer au secours de leurs soldats; mais chacun d'eux fut maintenu
par cinq ou six hommes, qui les retinrent à leurs places.

Mammone, triomphant, s'approcha d'eux, sa coupe sanglante à la main,
et leur offrit la vie s'ils voulaient boire à la santé du roi Ferdinand
dans le crâne de leur compatriote.

Tous quatre refusèrent avec horreur.

Alors, il fit apporter des clous et des marteaux, força les officiers
d'étendre les mains sur la table et leur fit clouer les mains à la
table.

Puis, par les fenêtres et par les portes, on jeta des fascines et des
bottes de paille dans la chambre, et l'on referma portes et fenêtres
après avoir mis le feu aux fascines et à la paille.

Cependant le supplice des républicains fut moins long et moins cruel
que ne l'avait espéré leur bourreau. Un des sergents eut le courage
d'arracher ses mains aux clous qui les retenaient, et, avec l'épée du
capitaine Trémeau, il rendit à ses trois compagnons le terrible service
de les poignarder, et il se poignarda lui-même après eux.

Les quatre héros moururent au cri de «Vive la République!»

Ces nouvelles arrivèrent à Naples, où elle réjouirent le roi Ferdinand,
qui, se voyant si bien secondé par ses fidèles sujets, résolut plus que
jamais de ne pas quitter Naples.

Laissons Mammone, Fra-Diavolo et l'abbé Pronio suivre le cours de leurs
exploits, et voyons ce qui se passait chez la reine, qui, plus que
jamais était, au contraire, décidée à quitter la capitale.




                                 LXX

                           LE SOUTERRAIN.


Caracciolo avait dit vrai. Il importait à la politique de l'Angleterre
que, chassés de leur capitale de terre ferme, Ferdinand et Caroline se
réfugiassent en Sicile, où ils n'avaient plus rien à attendre de leurs
troupes ni de leurs sujets, mais seulement des vaisseaux et des marins
anglais.

Voilà pourquoi Nelson, sir William et Emma Lyonna poussaient la reine à
la fuite, que lui conseillaient énergiquement, d'ailleurs, ses craintes
personnelles. La reine se savait tellement détestée, en effet, que, dans
le cas où éclaterait un mouvement républicain, elle était sûre qu'autant
son mari serait défendu de ce mouvement par le peuple, autant le peuple
s'écarterait, au contraire, pour laisser approcher d'elle la prison et
même la mort!

Le spectre de sa soeur Antoinette, tenant, par ses cheveux blanchis en
une nuit, sa tête à la main, était jour et nuit devant elle.

Or, dix jours après le retour du roi, c'est-à-dire le 18 décembre, la
reine était en petit comité dans sa chambre à coucher avec Acton et Emma
Lyonna.

Il était huit heures du soir. Un vent terrible battait de son aile
effarée les fenêtres du palais royal, et l'on entendait le bruit de la
mer qui venait se briser contre les tours aragonaises du Château-Neuf.
Une seule lampe éclairait la chambre et concentrait sa lumière sur un
plan du palais, où la reine et Acton paraissaient chercher avidement un
détail qui leur échappait.

Dans un coin de la chambre, on pouvait distinguer, dans la pénombre, une
silhouette immobile et muette, qui, avec l'impassibilité d'une statue,
semblait attendre un ordre et se tenir prête à l'exécuter.

La reine fit un mouvement d'impatience.

--Ce passage secret existe cependant, dit-elle: j'en suis certaine,
quoique, depuis longtemps, on ne l'utilise plus.

--Et Votre Majesté croit que ce passage secret lui est nécessaire?

--Indispensable! dit la reine. La tradition assure qu'il donnait sur
le port militaire, et par ce passage seul nous pouvons, sans être vus,
transporter, à bord des vaisseaux anglais, nos bijoux, notre or, les
objets d'art précieux que nous voulons emporter avec nous. Si le peuple
se doute de notre départ, et s'il nous voit transporter une seule malle
à bord du _Van-Guard_, il s'en doutera, cela fera émeute, et il n'y aura
plus moyen de partir. Il faut donc absolument retrouver ce passage.

Et la reine, à l'aide d'une loupe, se remit à chercher obstinément les
traits de crayon qui pouvaient indiquer le souterrain dans lequel elle
mettait tout son espoir.

Acton, voyant la préoccupation de la reine, releva la tête, chercha
des yeux dans la chambre l'ombre que nous avons indiquée, et, l'ayant
trouvée:

--Dick! fit-il.

Le jeune homme tressaillit, comme s'il ne s'était pas attendu à être
appelé, et comme si surtout la pensée chez lui, maîtresse souveraine
du corps, l'avait emporté à mille lieues de l'endroit où il se trouvait
matériellement.

--Monseigneur? répondit-il.

--Vous savez de quoi il est question, Dick?

--Aucunement, monseigneur.

--Vous êtes cependant là depuis une heure à peu près, monsieur, dit la
reine avec une certaine impatience.

--C'est vrai Votre Majesté.

--Vous avez dû alors entendre ce que nous avons dit et savoir ce que
nous cherchons?

--Monseigneur ne m'avait point dit, madame, qu'il me fût permis
d'écouter. Je n'ai donc rien entendu.

--Sir John, dit la reine avec l'accent du doute, vous avez là un
serviteur précieux.

--Aussi ai-je dit à Votre Majesté le cas que j'en faisais.

Puis, se tournant vers le jeune homme, que nous avons déjà vu obéir si
intelligemment et si passivement aux ordres de son maître pendant la
nuit de la chute et de l'évanouissement de Ferrari:

--Venez ici, Dick, lui dit-il.

--Me voici, monseigneur, dit le jeune homme en s'approchant.

--Vous êtes un peu architecte, je crois?

--J'ai, en effet, appris deux ans l'architecture.

--Eh bien, alors, voyez, cherchez; peut-être trouverez-vous ce que
nous ne trouvons pas. Il doit exister dans les caves un souterrain, un
passage secret, donnant de l'intérieur du palais sur le port militaire.

Acton s'écarta de la table et céda sa place à son secrétaire.

Celui-ci se pencha sur le plan; puis, se relevant aussitôt:

--Inutile de chercher, je crois, dit-il.

--Pourquoi cela?

--Si l'architecte du palais a pratiqué dans les fondations un passage
secret, il se sera bien gardé de l'indiquer sur le plan.

--Pourquoi cela? demanda la reine avec son impatience ordinaire.

--Mais, madame, parce que, du moment que le passage serait indiqué sur
le plan, il ne serait plus un passage secret, puisqu'il serait connu de
tous ceux qui connaîtraient le plan.

La reine se mit à rire.

--Savez-vous que c'est assez logique, général, ce que dit là votre
secrétaire?

--Si logique, que j'ai honte de ne pas l'avoir trouvé, répondit Acton.

--Eh bien, maintenant, monsieur Dick, dit Emma Lyonna, aidez-nous à
retrouver ce souterrain. Ce souterrain une fois retrouvé, je me sens
toute disposée, comme une héroïne d'Anne Radcliffe, à l'explorer et à
venir rendre à la reine compte de mon exploration.

Richard, avant de répondre, regarda le général Acton comme pour lui en
demander la permission.

--Parlez, Dick, parlez, lui dit le général: la reine le permet, et
j'ai la plus grande confiance dans votre intelligence et dans votre
discrétion.

Dick s'inclina imperceptiblement.

--Je crois, dit-il, qu'avant tout, il faudrait explorer toute la portion
des fondations du palais qui donnent sur la darse. Si bien dissimulée
que soit la porte, il est impossible que l'on n'en trouve point quelque
trace.

--Alors, il faut attendre à demain, dit la reine, et c'est une nuit
perdue.

Dick s'approcha de la fenêtre.

--Pourquoi cela, madame? dit-il. Le ciel est nuageux, mais la lune est
dans son plein. Toutes les fois qu'elle passera entre deux nuages, elle
donnera une clarté suffisante à ma recherche. Il me faudrait seulement
le mot d'ordre, afin que je pusse circuler librement dans l'intérieur du
port.

--Rien de plus simple, dit Acton. Nous allons aller ensemble chez le
gouverneur du château: non-seulement il vous donnera le mot d'ordre,
mais encore il fera prévenir les factionnaires de ne pas se préoccuper
de vous, et de vous laisser faire tranquillement tout ce que vous avez à
faire.

--Alors, général, comme l'a dit Sa Majesté, ne perdons pas de temps.

--Allez, général, allez, dit la reine. Et vous, monsieur, tachez de
faire honneur à la bonne opinion que nous avons de vous.

--Je ferai de mon mieux, madame, dit le jeune homme.

Et, ayant salué respectueusement, il sortit derrière le capitaine
général.

Au bout de dix minutes, Acton rentra seul.

--Eh bien? lui demanda la reine.

--Eh bien, répondit celui-ci, notre limier est en quête, et je serai
bien étonnée s'il revient, comme dit Sa Majesté, après avoir fait
buisson creux.

En effet, muni du mot d'ordre, recommandé par l'officier de garde
aux sentinelles, Dick avait commencé sa recherche, et, dans un angle
rentrant de la muraille, avait découvert une grille à barreaux croisés,
couverte de rouille et de toiles d'araignée, devant laquelle, et sans y
faire attention, tout le monde passait avec l'insouciance de l'habitude.
Convaincu qu'il avait trouvé une des extrémités du passage secret, Dick
ne s'était plus préoccupé que de découvrir l'autre.

Il rentra au château, s'informa quel était le plus vieux serviteur de
toute cette domesticité grouillant dans les étages inférieurs, et il
apprit que c'était le père du sommelier, qui, après avoir exercé cette
charge pendant quarante ans, l'avait cédée à son fils depuis vingt. Le
vieillard avait quatre-vingt-deux ans, et était entré en fonctions près
de Charles III, qui l'avait amené avec lui d'Espagne l'année même de son
avènement au trône.

Dick se fit conduire chez le sommelier.

Il trouva toute la famille à table. Elle se composait de douze
personnes. Le vieillard était la tige, tout le reste des rameaux. Il y
avait là deux fils, deux brus et sept enfants et petits-enfants.

Des deux fils, l'un était sommelier du roi, comme son père; l'autre,
serrurier du château.

L'aïeul était un beau vieillard sec, droit, vigoureux encore et
paraissant n'avoir rien perdu de son intelligence.

Dick entra, et, s'adressant à lui en espagnol:

--La reine vous demande, lui dit-il.

Le vieillard tressaillit: depuis le départ de Charles III, c'est-à-dire
depuis quarante ans, personne ne lui avait parlé sa langue.

--La reine me demande? fit-il avec étonnement, en napolitain.

Tous les convives se levèrent de leurs sièges, comme poussés par un
ressort.

--La reine vous demande, répéta Dick.

--Moi?

--Vous.

--Votre Excellence est sûre de ne pas se tromper?

--J'en suis sûr.

--Et quand cela?

--A l'instant même.

--Mais je ne puis me présenter ainsi à Sa Majesté.

--Elle vous demande tel que vous êtes.

--Mais, Votre Excellence...

--La reine attend.

Le vieillard se leva, plus inquiet que flatté de l'invitation, et
regarda ses fils avec une certaine inquiétude.

--Dites à votre fils le serrurier de ne point se coucher, continua Dick,
toujours dans la même langue: la reine aura probablement besoin de lui
ce soir.

Le vieillard transmit en napolitain l'ordre à son fils.

--Êtes-vous prêt? demanda Dick.

--Je suis à Votre Excellence, répondit le vieillard.

Et, d'un pas presque aussi ferme, quoique plus pesant que celui de son
guide, il monta l'escalier de service, par lequel jugea à propos de
passer Dick, et traversa les corridors.

Les huissiers avaient vu sortir de la chambre de la reine le jeune homme
avec le capitaine général: ils se levèrent pour annoncer son retour;
mais lui leur fit signe de ne pas se déranger, et alla heurter doucement
à la porte de la reine.

--Entrez, dit la voix impérative de Caroline, qui se doutait que Dick
seul avait la discrétion de ne pas se faire annoncer.

Acton s'élança pour ouvrir la porte; mais il n'avait pas fait deux
pas, que Dick, poussant cette porte devant lui, entrait, laissant le
vieillard dans l'antichambre.

--Eh bien, monsieur, demanda la reine, qu'avez-vous trouvé?

--Ce que Votre Majesté cherchait, je l'espère, du moins.

--Vous avez trouvé le souterrain?

--J'ai trouvé une de ses portes, et j'espère amener à Votre majesté
l'homme qui lui trouvera l'autre.

--L'homme qui trouvera l'autre?

--L'ancien sommelier du roi Charles III, un vieillard de
quatre-vingt-deux ans.

--L'avez-vous interrogé?

--Je ne m'y suis pas cru autorisé, madame, et j'ai réservé ce soin à
Votre Majesté.

--Où est cet homme?

--Là, fit le secrétaire en indiquant la porte.

--Qu'il entre.

Dick alla à la porte.

--Entrez, dit-il.

Le vieillard entra.

--Ah! ah! c'est vous, Pacheco, dit la reine, qui le reconnut pour avoir
été servie par lui, pendant quinze ou vingt ans.--Je ne savais pas que
vous fussiez encore de ce monde. Je suis aise de vous voir vivant et
bien portant.

Le vieillard s'inclina.

--Vous pouvez, justement à cause de votre grand âge, me rendre un
service.

--Je suis à la disposition de Sa Majesté.

--Vous devez, du temps du feu roi Charles III,--Dieu ait son âme!--vous
devez avoir eu connaissance ou entendu parler d'un passage secret
donnant des caves du château sur la darse ou le port militaire?

Le vieillard porta la main à son front.

--En effet, dit-il, je me rappelle quelque chose comme cela.

--Cherchez, Pacheco, cherchez! nous avons besoin aujourd'hui de
retrouver ce passage.

Le vieillard secoua la tête: la reine fit un mouvement d'impatience.

--Dame, on n'est plus jeune, fit Pacheco, à quatre-vingt-deux ans, la
mémoire s'en va. M'est-il permis de consulter mes fils?

--Que sont-ils, vos fils? demanda la reine.

--L'aîné, Votre Majesté, qui a cinquante ans, m'a succédé dans ma charge
de sommelier; l'autre, qui en a quarante-huit, est serrurier.

--Serrurier, dites-vous?

--Oui, Votre Majesté, pour vous servir, s'il en était capable.

--Serrurier! Votre Majesté entend, dit Richard. Pour ouvrir la porte, on
aura besoin d'un serrurier.

--C'est bien, dit la reine. Allez consulter vos fils, mais vos fils
seulement, pas les femmes.

--Que Dieu soit toujours avec Votre Majesté, dit le vieillard en
s'inclinant pour sortir.

--Suivez cet homme, monsieur Dick, fit la reine, et revenez le plus tôt
possible me faire part du résultat de la conférence.

Dick salua et sortit derrière Pacheco.

Un quart d'heure après, il rentra.

--Le passage est trouvé, dit-il, et le serrurier se tient prêt à en
ouvrir la porte sur l'ordre de Sa Majesté.

--Général, dit la reine, vous avez dans M. Richard un homme précieux et
qu'un jour ou l'autre, je vous demanderai probablement.

--Ce jour-là, madame, répondit Acton, ses désirs les plus chers et les
miens seront comblés. Qu'ordonne, en attendant, Votre Majesté?»

--Viens, dit la reine à Emma Lyonna: il y a des choses qu'il faut voir
de ses propres yeux.




                                 LXXI

                      LA LÉGENDE DU MONT CASSIN


Le même jour et à la même heure où la porte du passage secret s'ouvrait
devant la reine, et où Emma Lyonna, selon la promesse qu'elle en avait
faite, s'aventurait en _héroïne de roman_ dans ce souterrain, précédée
et éclairée par Richard, un jeune homme montait à cheval la rampe du
mont Cassin, que, d'habitude, on ne monte qu'à pied ou à mulet.

Mais, soit qu'il eût toute confiance dans le pied de sa monture ou dans
sa manière de la diriger, soit que, habitué au danger, le danger lui fût
devenu indifférent, il était parti à cheval de San-Germano, et, malgré
les observations qu'on avait pu lui faire sur son imprudence, déjà
grande à la montée, mais qui serait plus grande encore à la descente,
il avait pris le sentier pierreux qui conduit au couvent fondé par saint
Benoît, et qui couronne la cime la plus élevée du monte Cassino.

Au-dessous de lui s'étendait la vallée, où se tord un instant, mais d'où
s'échappe bientôt, pour se jeter à la mer, près de Gaete, le Garigliano,
sur les bords duquel Gonzalve de Cordoue nous battit en 1503; et, par
un retour étrange de fortune, il pouvait à mesure qu'il s'élevait,
distinguer les bivacs de l'armée française, qui, après trois siècles,
venait venger, en renversant la monarchie espagnole, la défaite de
Bayard, presque aussi glorieuse pour lui qu'une victoire.

Tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, selon les zigzags que faisait
le chemin, il avait la ville de San-Germano, surmontée de sa vieille
forteresse en ruine, fondée sur l'antique Cassinum des Romains, et qui
porta ce nom, ainsi que la ville qu'il dominait, jusqu'en 844, époque à
laquelle Lothaire, premier roi d'Italie, s'étant établi dans le duché
de Bénévent et dans la Calabre, après en avoir chassé les Sarrasins,
fit présent à l'église du Sauveur d'un doigt de saint Germain, évêque de
Capoue.

La précieuse relique donna le nom du saint à la ville italienne, et
le reste du corps, envoyé en France au couvent des Bénédictins, qui
s'élevait dans la forêt de Ledia, donna ce même nom à la ville française
où naquirent Henri II, Charles IX et Louis XIV[4].

[Note 4: Saint-Germain en Laye: _Sanctus Germanus in Ledia_.]

Le mont Cassin, que gravit en ce moment le voyageur imprudent et qui,
comme on le voit, n'a pas changé de nom et s'est contenté d'italianiser
celui de Cassinum, est la montagne sainte de la Terre de Labour.
C'est là que se réfugient les grandes douleurs morales et les grandes
infortunes politiques. Carloman, frère de Pépin le Bref, y repose dans
son tombeau; Grégoire VII y fit halte avant d'aller mourir à Salerne;
trois papes furent ses abbés: Étienne IX, Victor III et Léon X.

En 497, saint Benoît, né en 480, dégoûté par le spectacle de la
corruption païenne à Rome, se retira à Sublaqueum, aujourd'hui Subiaco,
où sa réputation de vertu lui attira de nombreux disciples et, à leur
suite, la persécution. En 529, il quitta le pays, s'arrêta à Cassinum,
et, voyant la colline qui domine la ville, il résolut, peut-être moins
encore pour se rapprocher du ciel que pour s'élever au-dessus des
vapeurs dont le Garigliano couvre la vallée, de fonder sur le point
culminant de cette colline un monastère de son ordre.

Maintenant, à défaut de l'histoire, qui nous manque, que l'on nous
permette d'appeler à notre aide la légende.

Saint Benoît, qui s'appelait alors Benoît tout court, ne fut pas plus
tôt parvenu au sommet de la colline prédestinée, qu'il s'aperçut de la
difficulté qu'il allait éprouver à transporter à une pareille hauteur
les matériaux nécessaires à son édifice.

Il pensa alors à se faire aider dans ce travail par Satan.

Satan l'avait souvent tenté, jamais saint Benoît ne s'était laissé
vaincre; ce n'était pas assez de ne s'être point laissé vaincre par
Satan pour lui donner des lois: il fallait l'avoir vaincu. Saint
Antoine, sur ce point, avait fait autant que Dieu lui-même.

Il s'agissait de mettre le diable dans une position telle, qu'il n'eût
rien à lui refuser.

Soit de sa propre imagination, soit par inspiration céleste, saint
Benoît, un matin, crut avoir trouvé ce qu'il cherchait.

Il descendit à Cassinum, entra dans la boutique d'un brave serrurier,
qu'il savait bon chrétien, l'ayant baptisé lui-même une semaine
auparavant.

Il lui ordonna de lui faire une paire de pincettes.

Le serrurier lui en offrit une magnifique paire toute faite; mais saint
Benoît la refusa.

Il voulait une paire de pincettes toute particulière, avec deux griffes
là où les pincettes se réunissent. Il bénit l'eau dans laquelle le
serrurier devait tremper son fer rouge, et lui recommanda par-dessus
tout de ne jamais commencer ni finir son travail sans faire le signe de
la croix.

--Voulez-vous que je les porte à Votre Excellence quand elles seront
faites? demanda le serrurier.

Saint Benoît, en effet, en attendant que son monastère fut bâti,
habitait la grotte qui, aujourd'hui encore, au sommet du mont Cassin,
est en vénération chez les fidèles comme ayant été la demeure du saint.

--Non, lui répondit saint Benoît; je viendrai les chercher moi-même.
Quand seront-elles faites?

--Après-demain, sur le midi.

--A après-demain, donc.

Le jour dit, à l'heure dite, saint Benoît entrait dans la forge du
serrurier, et, dix minutes après, il en sortait, portant en mains les
pincettes, mais les cachant avec soin sous son manteau.

Il y avait peu de nuits où, tandis que saint Benoît, dans sa grotte,
lisait les Pères de l'Église, le diable n'entrât, soit par la porte,
soit par la fenêtre et, de mille façons différentes, n'essayât de tenter
le bienheureux.

Saint Benoît prépara un pacte ainsi conçu:

«Au nom du Seigneur tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, et
de Jésus-Christ, son fils unique:

»Moi, Satan, archange maudit pour ma rébellion, m'engage à aider de tout
mon pouvoir son serviteur saint Benoît à bâtir le monastère qu'il veut
élever au sommet du mont Cassinum, en y transportant les pierres, les
colonnes, les poutres et en somme tous les matériaux nécessaires à la
fabrique dudit couvent--obéissant exactement et sans ruse à tous les
ordres que me donnera Benoît.

»Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il!»

Il posa le papier plié sur la table, avec la plume et l'encrier qui lui
avaient servi.

Le même soir, il fit ses apprêts et attendit tranquillement.

Ces apprêts consistaient à mettre au feu l'extrémité des pincettes
bénites, et à faire rougir cette extrémité, c'est-à-dire les pinces.

Mais on eût dit que Satan se doutait de quelque piège: il se fit
attendre trois jours ou plutôt trois nuits.

La quatrième nuit, il vint enfin, profitant d'une tempête qui menaçait
de mettre la création tout entière sens dessus dessous.

Malgré le fracas de la foudre, malgré la lueur des éclairs, saint Benoît
faisait semblant de dormir; mais il dormait au coin de son feu, d'un
oeil seulement, et tenant les pincettes à portée de sa main.

Le saint simulait si bien le sommeil, que Satan s'y laissa prendre.
Il s'avança sur la pointe des griffes et allongea le cou par-dessus
l'épaule du saint.

C'était ce que demandait saint Benoît: il saisit les pincettes et lui
prit adroitement le nez.

Si Satan eût eu affaire à des pincettes ordinaires, si rouges qu'elles
eussent été, il en aurait ri, le feu étant son élément; mais c'étaient
des pincettes forgées, on se le rappelle, sous l'invocation de la croix
et trempées dans l'eau bénite.

Satan, se sentant pris, commença de sauter à droite et à gauche, et à
souffler le feu enflammé au visage de saint Benoît, à le menacer et à
allonger les ongles de son côté. Mais saint Benoît était garanti par la
longueur des pincettes, et plus Satan bondissait, plus il crachait feu
et flammes, plus il menaçait saint Benoît, plus celui-ci serrait les
pincettes d'une main et faisait le signe de la croix de l'autre.

Satan vit qu'il avait affaire à plus fort que lui, que Dieu était
l'allié du saint, et il demanda à capituler.

--Soit, dit saint Benoît, je ne demande pas mieux. Lis le parchemin qui
est sur la table et signe-le.

--Comment veux-tu, demanda Satan, que je lise avec une paire de
pincettes entre les deux yeux?

Lis d'un oeil.

Il fallut faire ce qu'exigeait le saint anachorète, et, en louchant
horriblement, Satan lut le parchemin.

Une fois Satan pris, il est bon diable et se montre, en général, assez
accommodant: le tout est de le prendre.

Le parchemin lu, il dit:

--Comment veux-tu que je signe? Je ne sais point écrire.

--Eh bien, alors, fais ta croix, répondit le saint.

A ces mots: «Fais ta croix,» Satan fit un tel bond, que, sans le crochet
que le saint avait eu la précaution de faire faire à l'extrémité des
pincettes, il tirait son nez de l'étau où il était serré.

--Allons, dit Satan, je crois que le plus court est de signer.

Et il prit la plume.

--Maintenant, dit le saint, il s'agit de faire les choses régulièrement.
Commençons par la date et le millésime de l'année. Et surtout, ajouta le
saint, écrivons lisiblement, afin qu'il n'y ait pas d'ambiguïtés.

Satan écrivit d'une belle écriture bâtarde: _24 juillet de l'an_ 529.

--C'est fait, dit-il.

--Point de paresse, répliqua le saint. Ajoutons: _De Notre-Seigneur
Jésus-Christ_.

Il allait signer; mais saint Benoît l'arrêta.

--Un instant, un instant, dit-il: approuvons l'écriture.

Satan fut forcé d'écrire, en soupirant, mais enfin il écrivit: «Approuvé
l'écriture ci-dessus.»

--Et maintenant, signe, dit le saint.

Satan eut bien voulu chercher quelque nouvelle noise; mais le saint
serra les pincettes plus fort qu'il ne les avait encore serrées, et
Satan, pour en finir, se hâta d'écrire son nom.

Le saint s'assura que, des cinq lettres du nom, aucune n'était absente,
que le parafe y était; il ordonna à Satan de plier le parchemin en
quatre et posa son rosaire dessus.

Puis il ouvrit les pincettes.

D'un seul bond, Satan s'élança hors de la grotte.

Pendant trois jours, une horrible tempête désola les Abruzzes et se fit
sentir jusqu'à Naples. Le Vésuve, le Stromboli et l'Etna jetèrent des
flammes. Mais, comme cette tempête venait de Satan et non du Seigneur,
le Seigneur ne permit point qu'aucune personne ni aucune créature
vivante y périt.

La tempête à peine calmée, saint Benoît envoya chercher un architecte.
Le saint, quoique non canonisé encore, était déjà tellement vénéré dans
le pays, que, dès le lendemain, un architecte accourut.

Saint Benoît lui expliqua ce qu'il désirait, et lui montra l'emplacement
sur lequel il voulait bâtir un couvent.

C'était, nous l'avons déjà dit, le point culminant de la montagne.

On y arrivait, à cette époque, par un étroit sentier frayé par les
chèvres.

Quelque respect qu'il eût pour le saint, l'architecte ne put s'empêcher
de rire.

Saint Benoît lui demanda la raison de son hilarité.

--Et par qui ferez-vous monter les matériaux jusqu'ici? demanda
l'architecte.

--Cela me regarde, répondit saint Benoît.

Saint Benoît ayant beaucoup voyagé, l'architecte crut qu'il avait
recueilli dans ses voyages d'Orient quelques moyens dynamiques connus
des seuls Égyptiens, qui étaient, comme on sait, les plus forts
mécaniciens de l'antiquité; et, le saint anachorète ne lui demandant
point autre chose qu'un dessin, il le lui fit sur-le-champ.

Le lendemain, son pacte en main, saint Benoît appela Satan.

Satan accourut; saint Benoît eut peine à le reconnaître: la colère
lui avait donné la jaunisse, et il avait le nez rouge comme un charbon
ardent.

En général, lorsque Satan a pris un engagement quelconque, il le remplit
très-fidèlement: c'est une justice à lui rendre.

Le saint lui donna la liste des matériaux de toute espèce dont il avait
besoin. Satan appela une vingtaine de ses diables les plus alertes, qui
à l'instant même se mirent à la besogne.

Le lieu choisi par le saint était voisin d'un bois et d'un temple
consacré à Apollon; le saint commanda, avant tout, à Satan d'incendier
la forêt.

Satan frotta son nez à un arbre résineux, et l'arbre, s'enflammant à
l'instant, communiqua sa flamme à toute la forêt.

Après cela, il lui ordonna de faire disparaître du paysage le temple
païen, moins quelques colonnes très-belles qu'il réservait pour l'église
de son monastère.

Satan prit les colonnes une à une sur son épaule, et, de peur qu'il ne
leur arrivât malheur, il les transporta lui-même à l'endroit indiqué
par le saint; puis il souffla sur ce qui restait du temple, et le temple
disparut.

En même temps, armé d'un marteau, saint Benoît mettait en pièces la
statue du dieu.

Grâce à la coopération de Satan, le monastère fut promptement bâti. Et,
si l'on doutait de la part que le diable eut dans cette oeuvre, nous
renverrions les incrédules aux fresques de Giordano, son chef-d'oeuvre
peut-être, parce qu'il l'exécuta à son retour d'Espagne, c'est-à-dire
à l'apogée de son talent, et qui représentent le roi des enfers et ses
principaux ministres occupés, bien à contre-coeur, à bâtir le monastère
de saint Benoît.

Le premier monastère, bâti par cette miraculeuse puissance que saint
Benoît avait prise sur le démon, était dans toute sa splendeur, et saint
Benoît, vieux de soixante ans, dans toute sa renommée, lorsque, Totila,
roi des Goths, qui avait beaucoup entendu parler du saint fondateur,
eut l'idée de le visiter. Mais, les Goths n'étant pas encore chrétiens,
c'était la curiosité et non la foi qui guidait Totila vers le mont
Cassinum. Il résolut donc de s'assurer par lui-même si celui auquel il
rendait visite était assez avant dans la grâce de Dieu pour voir clair
à travers un déguisement. Il prit les habits d'un de ses valets nommé
Riga, lui fît revêtir les siens, et monta au monastère, perdu dans la
foule, espérant ainsi induire saint Benoît en erreur.

Instruit de la visite du roi, saint Benoît alla au-devant de lui, et,
voyant de loin Riga qui marchait en tête du cortège, revêtu du manteau
royal et la couronne en tête, il lui cria:

--Mon fils, quitte cet habit, qui n'est pas le tien.

A cette apostrophe, qui prouvait que l'esprit de Dieu était avec son
serviteur, Riga, plein de repentir et d'humilité, tomba à genoux, et
tous les autres, même le roi, l'imitèrent.

Saint Benoît, sans s'arrêter à aucun autre, alla droit à Totila et le
releva; puis, lui ayant reproché ses moeurs dissolues, il l'exhorta à
devenir meilleur, lui prédit qu'il prendrait Rome, régnerait neuf années
encore après l'avoir prise, et mourrait.

Totila se retira tout contrit, en promettant de s'amender.

Vers le même temps, c'est-à-dire le 12 février 543, sainte Scholastique,
soeur jumelle de saint Benoît, mourut. Le saint, qui était en prière
dans son oratoire, entendit un soupir, leva les mains au ciel, et, le
toit s'étant ouvert, il vit passer une colombe qui montait au ciel.

--C'est l'âme de ma soeur, dit-il joyeusement. Grâces soient rendues au
Seigneur!

Puis il appela ses religieux, leur annonça l'heureuse nouvelle, et tous
allèrent, en chantant et tenant à la main, en signe de joie, des rameaux
verts et des fleurs, tous allèrent prendre le corps, d'où l'âme en effet
était sortie, et l'ensevelirent dans la tombe déjà préparée pour la
sainte et pour son frère.

L'année suivante--d'autres chroniqueurs disent la même année--le 21
mars, saint Benoît lui-même passa doucement de cette vie à l'autre,
et, chargé d'ans, riche de renommée, resplendissant de miracles, alla
s'asseoir à la droite du Seigneur.

Son corps fut couché près du corps de sainte Scholastique, dans le même
tombeau.

Saint Benoît était né à Norcia, dans l'Ombrie; il était de la noble
famille des Guardati. Sa mère, renommée par son amour céleste et sa
charité, fut sanctifiée avec lui et sa soeur, sous le nom de sainte
Abondance.

Les mères et les soeurs de tous ces grands saints de la décadence de
Rome et du moyen âge, dont Dante fut l'Homère, sont presque toutes
saintes aussi, et, appuyées sur leurs fils et leurs frères, ces femmes,
compagnes de leur vie, ont part au culte qui leur est rendu.

Ainsi, près de saint Augustin apparaît sainte Monique, et sainte
Marcelline près de saint Ambroise.

Le monastère bâti par saint Benoît fut, en 884,--Satan ayant sans doute
repris le dessus,--brûlé par ses alliés les Sarrasins. Il avait déjà été
saccagé par les Lombards en 589, et devint, du temps des Normands, une
véritable forteresse. Les abbés, qui avaient déjà le titre d'évêque,
prirent celui de premier baron du royaume, qu'ils portent encore
aujourd'hui.

Les tremblements de terre succédèrent aux barbares et arrachèrent le
monastère à ses fondements, une première fois en 1349, et une seconde
fois en 1649. Urbain V, Guillaume de Grimoard, élu à Avignon, mais qui
ramena la papauté à Rome, pontife pieux et lettré, érudit et artiste,
ami de Pétrarque, et que la tiare alla chercher dans un couvent de
bénédictins, contribua fort à rebâtir le saint monastère.

On sait tous les services rendus en France à l'histoire par les
laborieux disciples de saint Benoît. Au mont Cassin, les ouvrages des
plus grands écrivains de l'antiquité furent conservés par eux.

Au IXe siècle, l'abbé Desiderio, de la maison des ducs de Capoue,
faisait copier par ses religieux Horace, Térence, les _Fastes_
d'Ovide de les _Idylles_ de Théocrite. Il faisait, en outre, venir de
Constantinople des artistes mosaïstes, qu'il faut compter au nombre de
ceux qui restaurèrent l'art en Italie.

La route qui serpente aux flancs de la montagne sur laquelle est bâti le
monastère fut construite par les soins de l'abbé Ruggi. Elle est pavée
de grandes dalles d'inégale grandeur, comme celles des voies antiques,
dalles que l'on retrouve sur la via Appia, que les Romains nommaient la
reine des routes, et qui passe à deux lieues de là.

C'était le sentier que suivait le cavalier qui a donné lieu à
cette digression archéologique. Enveloppé dans un grand manteau, il
s'inquiétait peu de la violence du vent, qui, soufflant par
rafales, s'apaisait tout à coup pour laisser tomber de larges ondées
qu'accompagnaient, quoique l'on fût au mois de décembre, des tonnerres
et des éclairs pareils à ceux de la nuit où Satan s'aventura si
malencontreusement dans la grotte de saint Benoît. Puis, cette pluie
tombée, le vent soufflait de nouveau, faisant rouler des masses de
nuages si rapprochés de la terre, que le cavalier disparaissait au
milieu d'eux pour reparaître dans une éclaircie, et cela sans que
pluie, tonnerres, éclairs ou nuages parussent avoir prise sur lui et lui
eussent fait, depuis le moment de son départ, hâter ou ralentir l'allure
de son cheval.

Arrivé, au bout de trois quarts d'heure de marche, au sommet de la
montagne, il disparut une dernière fois, non pas dans les nuages, mais
dans la grotte que la tradition veut avoir été la demeure de saint
Benoît, et, en reparaissant, se trouva en face du gigantesque couvent,
qui, se découpant sur un ciel marbré de gris et de noir, se dressait
devant lui avec l'imposante majesté des choses immobiles.




                                LXXII

                          LE FRÈRE JOSEPH.


Les couvents des provinces méridionales de l'Italie, et particulièrement
ceux de la Terre de Labour, des Abruzzes et de la Basilicate, à quelque
ordre qu'ils appartiennent et si pacifique que soit cet ordre, après
avoir été, au moyen âge, des citadelles élevées contre les invasions
barbares, sont restés, de nos jours, des forteresses contre des
invasions qui ne le cèdent en rien en barbarie aux invasions du moyen
âge: nous voulons parler des brigands. Dans ces édifices qui revêtent
à la fois le caractère religieux et guerrier, on n'arrive que par des
espèces de ponts que l'on lève, que par des herses que l'on baisse, que
par des échelles que l'on tire. Aussi, la nuit venue, c'est-à-dire à
huit heures du soir, à peu près, les portes des monastères ne s'ouvrent
plus que devant des recommandations puissantes ou sur un ordre de
l'abbé.

Si calme qu'il se montrât en apparence, le jeune homme n'était point
sans être préoccupé de l'idée de trouver le couvent du mont Cassin
fermé. Mais, n'ayant qu'une nuit à lui pour la visite qu'il comptait y
faire et ne pouvant pas renvoyer cette visite au lendemain, il s'était
mis en route à tout hasard. Arrivé à San-Germano à sept heures et
demie du soir avec le corps d'armée du général Championnet, il s'était
informé, sans descendre de cheval, si l'on ne connaissait point, parmi
les bénédictins de la montagne sainte, un certain frère Joseph, tout à
la fois chirurgien et médecin du couvent, et, à l'instant même, il lui
avait été répondu par un concert de bénédictions et de louanges. Frère
Joseph était, à dix lieues à la ronde, admiré comme un praticien de
la plus grande habileté et vénéré comme un homme de la plus haute
philanthropie. Quoiqu'il n'appartînt à l'ordre que par l'habit,
puisqu'il n'avait point fait de voeux et était simple frère servant,
nul d'un coeur plus chrétien ne se dévouait aux douleurs physiques et
morales de l'humanité. Nous disons morales, parce que ce qui manque
aux prêtres surtout, pour accomplir leur mission fraternelle et
consolatrice, c'est que, n'ayant jamais été père ni mari, n'ayant jamais
perdu une épouse chérie ni un enfant bien-aimé, ils ne savent point la
langue terrestre qu'il faut parler aux orphelins du coeur. Dans un vers
sublime, Virgile fait dire à Didon que l'on compatit facilement aux
maux qu'on a soufferts. Eh bien, c'est surtout dans cette sympathique
compassion que Dieu a mis l'adoucissement des douleurs morales. Pleurer
avec celui qui souffre, c'est le consoler. Or, les prêtres, qui ont des
paroles pour toutes les souffrances, ont rarement, si terrible qu'elle
soit, des larmes pour la douleur.

Il n'en était point ainsi du frère Joseph, dont, au reste, on ignorait
complètement la vie passée, et qui, un jour, était venu au couvent y
demander l'hospitalité en échange de l'exercice de son art.

La proposition du frère Joseph avait été acceptée, l'hospitalité lui
avait été accordée, et, alors, non-seulement sa science, mais son coeur,
son âme, toute sa personne s'étaient livrés à ses nouveaux concitoyens.
Pas une douleur physique et morale à laquelle il ne fût prêt, jour et
nuit, à apporter la consolation ou le soulagement. Pour les douleurs
morales, il avait des paroles prises au plus profond des entrailles. On
eût dit qu'il avait été lui-même en proie à toutes ces douleurs qu'il
consolait par le baume souverain des pleurs que Dieu nous a donné contre
des angoisses qui deviendraient mortelles sans lui, comme il nous a
donné l'antidote contre le poison. Pour les douleurs physiques, il
semblait non moins privilégié de la nature qu'il ne l'était de la
Providence pour les douleurs morales. S'il ne guérissait pas toujours le
mal, du moins arrivait-il presque toujours à endormir la souffrance. Le
règne minéral et le règne végétal semblaient, pour arriver à ce but du
soulagement de la souffrance matérielle, lui avoir confié leurs secrets
les plus cachés. S'agissait-il, au lieu de ces longues et terribles
maladies qui détruisent peu à peu un organe, et, par sa destruction,
mènent lentement à la mort,--s'agissait-il d'un de ces accidents qui
attaquent brusquement, inopinément la vie dans ses sources, c'était là
surtout que frère Joseph devenait l'opérateur merveilleux. Le bistouri,
instrument d'ablation dans les mains des autres, devenait dans les
siennes un instrument de conservation. Pour le plus pauvre comme pour
le plus riche blessé, toutes ces précautions que la science moderne a
inventées dans le but d'adoucir l'introduction du fer dans la plaie, il
les avait devinées et les appliquait. Soit imagination du patient, soit
habileté de l'opérateur, le malade le voyait toujours arriver avec joie,
et, lorsque, près de son lit d'angoisses, frère Joseph développait
cette trousse terrible aux instruments inconnus, au lieu d'un sentiment
d'effroi, c'était toujours un rayon d'espérance qui s'éveillait chez le
pauvre malade.

Au reste, les paysans de la Terre de Labour et des Abruzzes, qui
connaissaient tous le frère Joseph, le désignaient par un mot qui
exprimait à merveille leur ignorante reconnaissance pour sa double
influence physique et morale; ils l'appellaient _le Charmeur_.

Et, le jour et la nuit, sans jamais se plaindre d'être dérangé dans
ses études ou d'être réveillé dans son sommeil, au milieu des neiges de
l'hiver, des ardeurs de l'été, frère Joseph, sans une plainte, sans un
mouvement d'impatience, le sourire sur les lèvres, quittait son fauteuil
ou son lit, demandant au messager de la douleur: «Où faut-il aller?» et
il y allait.

Voilà l'homme que venait chercher le jeune républicain; car, à son
manteau bleu, à son chapeau à trois cornes orné de la cocarde tricolore,
et qui coiffait sa belle tête calme et martiale à la fois, il était
facile, ne fût-on pas entré au milieu de l'état-major du général en
chef, de reconnaître dans le voyageur nocturne un officier de l'armée
française.

Mais, à son grand étonnement, au lieu de trouver, comme il s'y
attendait, les portes du couvent fermées et son intérieur silencieux, il
trouva ces portes ouvertes, et la cloche, cette âme des monastères, qui
se plaignait lugubrement.

Il mit pied à terre, attacha son cheval à un anneau de fer, le couvrit
de son manteau avec ce soin presque fraternel que le cavalier a pour sa
monture, lui recommanda le calme et la patience comme il eût fait à
une personne raisonnable, franchit le seuil, s'engagea dans le cloître,
suivit un long corridor, et, guidé par une lumière et des chants
lointains, il parvint jusqu'à l'église.

Là, un spectacle lugubre l'attendait.

Au milieu du choeur, une bière, couverte d'un drap blanc et noir, était
posée sur une estrade; autour du choeur, dans les stalles, les moines
priaient; des milliers de cierges brûlaient sur l'autel et autour du
cénotaphe; et, de temps en temps, la cloche, lentement ébranlée, jetait
dans l'air sa plainte douloureuse et vibrante.

C'était la mort qui était entrée au couvent et qui, en entrant, avait
laissé la porte ouverte.

Le jeune officier arriva jusqu'au choeur sans que le retentissement de
ses éperons eût fait tourner une seule tête. Il interrogea des yeux tous
ces visages les uns après les autres, et avec une angoisse croissante;
car, parmi ceux qui priaient autour du cercueil, il ne reconnaissait
point celui qu'il venait chercher. Enfin, la sueur au front, le
tremblement dans la voix, il s'approcha de l'un de ces moines qui,
pareils aux sénateurs romains, immobiles sur leurs chaises curules,
semblaient avoir, en esprit du moins, quitté la terre pour suivre le
trépassé dans le monde inconnu, et lui demanda, en lui touchant l'épaule
du doigt:

--Mon père, qui est mort?

--Notre saint abbé, répondit le moine.

Le jeune homme respira.

Puis, comme s'il eût eu besoin de quelques minutes pour vaincre cette
émotion qu'il savait si bien étouffer dans sa poitrine, qu'elle ne
transparaissait jamais sur son visage, après un instant de silence
pendant lequel ses yeux reconnaissants se levèrent au ciel:

--Frère Joseph, demanda-t-il, serait-il absent ou malade, que je ne le
vois point avec vous?

--Frère Joseph n'est ni absent ni malade: il est dans sa cellule, où il
veille et travaille, ce qui est encore prier.

Puis le moine, appelant un novice:

--Conduisez cet étranger, dit-il, à la cellule du frère Joseph.

Et, sans avoir détourné la tête, sans avoir regardé ni l'un ni l'autre
de ceux à qui il avait adressé la parole, le moine reprit sa psalmodie
et rentra dans son isolement. Quant à son immobilité, elle n'avait point
été un moment interrompue.

Le novice fit signe à l'officier de le suivre. Tous deux s'engagèrent
dans le corridor, au milieu duquel le novice prit un escalier d'une
architecture imposante, rendue plus imposante encore par la faible
et tremblante lumière du cierge que l'enfant tenait à la main et qui
rendait tous les objets incertains et mobiles. Ils montèrent ensemble
quatre étages de cellules; puis enfin, au quatrième étage, l'enfant prit
à gauche, et marcha jusqu'à l'extrémité du corridor, et, montrant une
porte à l'étranger:

--Voici la cellule du frère Joseph, dit-il.

Pendant que l'enfant s'approchait pour la désigner, le jeune homme, sur
cette porte, put lire ces mots:

«Dans le silence, Dieu parle au coeur de l'homme;

»Dans la solitude, l'homme parle au coeur de Dieu.»

--Merci, répondit-il à l'enfant.

L'enfant s'éloigna sans ajouter un mot, déjà atteint de cette
impassibilité du cloître par lequel les moines croient témoigner de
leur détachement des choses humaines en ne témoignant que de leur
indifférence pour l'humanité.

Le jeune homme resta immobile devant la porte, la main appuyée sur son
coeur, comme pour en comprimer les battements, et regardant s'éloigner
l'enfant et diminuer le point lumineux que faisait sa marche dans les
épaisses ténèbres de l'immense corridor.

L'enfant rencontra l'escalier, s'y engouffra lentement, sans avoir une
seule fois détourné la tête du côté de celui qu'il avait conduit. Le
reflet de son cierge joua encore un instant sur les murailles, pâlissant
de plus en plus, et, enfin, disparut tout à fait,--tandis que l'on
put, pendant quelques secondes encore, percevoir, mais s'affaiblissant
toujours, le bruit de son pas traînant sur les dalles de l'escalier.

Le jeune homme, vivement impressionné par tous ces détails de la vie
automatique des couvents, frappa enfin à la porte.

--Entrez, dit une voix sonore et qui le fit tressaillir par sa vivace
accentuation, faisant contraste avec tout ce qu'il venait de voir et
d'entendre.

Il ouvrit la porte et se trouva en face d'un homme de cinquante ans à
peu près, qui en paraissait quarante à peine. Une seule ride, celle de
la pensée, sillonnait son front; mais pas un fil d'argent ne brillait,
messager de la vieillesse, au milieu de son abondante chevelure noire,
où l'on cherchait en vain la trace de la tonsure. La main droite appuyée
sur une tête de mort, il tournait, de la gauche, les feuillets d'un
livre qu'il lisait avec attention. Une lampe à abat-jour éclairait ce
tableau en l'isolant dans un cercle de lumière; le reste de la chambre
était dans la demi-teinte.

Le jeune homme s'avança les bras ouverts; le lecteur leva la tête,
regardant avec étonnement son élégant uniforme qui lui paraissait
inconnu; mais à peine celui qui le portait fut-il dans le cercle de
lumière projeté par la lampe, que ces deux cris s'échappèrent à la fois
de la bouche des deux hommes:

--Salvato!

--Mon père!

C'étaient, en effet, le père et le fils qui, après dix ans de
séparation, se revoyaient; et, se revoyant, se précipitaient dans les
bras l'un de l'autre.

Nos lecteurs avaient probablement déjà reconnu Salvato dans le voyageur
nocturne; mais peut-être n'avaient-ils pas reconnu son père dans le
frère Joseph.




                                LXXIII

                         LE PÈRE ET LE FILS


La joie de ce père, privé depuis dix ans de toutes les joies de
la famille, et qui, en revoyant son fils, sentait en même temps se
réveiller en lui les fibres les plus douces et les plus violentes de
l'amour paternel, sembla parcourir la gamme entière des sensations
humaines, et, dans son expression, qui avait à la fois quelque chose
de charmant par sa douceur et de terrible par sa violence, toucher d'un
côté à la plainte de la colombe, de l'autre au rugissement du lion.

Il ne courut point au-devant de son fils, il bondit sur lui; il ne lui
suffit pas de le baiser sur les joues, il le saisit entre ses bras, il
l'enleva comme il eût fait d'un enfant, le serrant contre son coeur,
sanglotant et riant tout ensemble, et paraissant chercher un endroit
où remporter pour toujours, hors du monde, loin de la terre, près des
cieux.

Enfin, il se jeta sur un escabeau de bois de chêne, le tenant en travers
de sa poitrine, comme la Madone de Michel-Ange tient sur ses genoux
son fils crucifié, tandis que sa voix haletante ne savait que dire et
redire:

--Comment! c'est toi, mon fils, mon Salvato, mon enfant! c'est toi!
c'est donc toi!

--O mon père! mon père! répondait le jeune homme haletant lui-même,
je vous aime, je vous le jure, autant qu'un fils peut aimer; mais j'ai
presque honte de la faiblesse de cet amour en le comparant à la grandeur
du vôtre!

--Non, non, n'aie pas de honte, mon enfant, répondait Palmieri: la
féconde nature, l'Isis aux cent mamelles, le vent ainsi: amour immense,
incommensurable, infini dans le coeur des pères, amour restreint dans
celui des enfants. Elle regarde devant elle, cette bonne, toujours
logique et intelligente nature; elle a voulu que l'enfant pût se
consoler de la mort du père, qui doit quitter ce monde avant lui, mais
que le père fût inconsolable, au contraire, lorsque, par malheur il voit
mourir l'enfant destiné à lui survivre. Regarde-moi, Salvato, et que nos
dix ans de séparation s'effacent dans ton regard!

Le jeune homme fixa ses grands yeux noirs, un peu sauvages, sur son
père, en donnant à son austère visage la plus douce expression qu'il put
lui donner.

--Oui, dit Palmieri en regardant Salvato avec un singulier mélange
d'amour et d'orgueil, oui, j'ai fait de toi un chêne robuste et
vigoureux, et non pas un élégant palmier, roseau des tropiques. J'aurais
donc tort de me plaindre aujourd'hui en voyant ce bois solide recouvert
d'une rude écorce. Je voulais que tu devinsses un homme et un soldat,
et tu es devenu ce que je voulais que tu fusses. Laisse-moi baiser tes
épaulettes de chef de brigade: elles prouvent ton courage. Tu as eu la
force de m'obéir lorsqu'en te quittant, je t'ai dit: «Ne m'écris que
si tu as besoin de mon amour et de mes soins.» Car je crains les
affaiblissements terrestres, et j'ai espéré un instant que, touché de
mes aspirations, Dieu se révélerait à mon esprit; car, si mon coeur veut
croire (plains-moi, mon enfant!) l'esprit s'obstine à douter. Mais tu
n'as pas eu la force de passer près de moi, n'est-ce pas? sans me voir,
sans m'embrasser, sans me dire: «Mon père, il te reste de par le monde
un coeur qui t'aime, et ce coeur est celui de ton fils!» Merci, mon
bien-aimé Salvato, merci!

--Non, mon père, non, je n'ai point hésité; car une voix intérieure
me disait que je vous apportais une joie attendue par vous depuis
longtemps. Et cependant, une fois en chemin, le doute m'a pris. C'était
au bas de cette montagne que nous nous étions séparés, il y a dix ans,
moi pour me perdre dans le monde, vous pour vous retrouver avec Dieu.
Je suis venu au pas de mon cheval, sans le ralentir, sans le hâter; mais
j'ai senti combien je vous aimais, lorsque, ayant franchi le seuil de
l'église, parvenu à l'entrée du choeur, j'ai, au milieu de toutes ces
têtes inclinées sur le cercueil de l'abbé, cherché vainement la vôtre.
Un instant, cette idée m'est venue que c'était vous, mon père bien-aimé,
qui étiez couché sous le drap mortuaire. Moi-même, je n'ai point reconnu
le son de ma voix quand j'ai demandé où vous étiez. Un mot m'a rassuré,
un enfant m'a conduit. En face de votre porte, le doute m'a repris. Je
tremblais de vous retrouver pétrifié comme ces statues murmurantes que
j'avais vues dans la nef, et qui semblaient ne pas plus appartenir à
l'humanité que celle de Memnon, car rendre des sons, ce n'est pas vivre;
mais, pour me rassurer, il ne m'a fallu que ce mot: «Entrez,» prononcé
par vous. Mon père, mon père, grâce à Dieu, vous êtes le seul vivant
parmi tous ces morts!

--Hélas! mon cher Salvato, répondit Palmieri, c'était cependant ce
trépas factice que je cherchais en me retirant dans un monastère. Le
couvent a cela de bon, qu'en général, il combat victorieusement le
suicide. Après une grande douleur, après une perte irréparable, se
retirer dans un couvent, c'est se brûler moralement la cervelle, c'est
tuer son corps sans toucher à l'âme, au dire de l'Église; et voilà où le
doute commence pour moi, parce que le précepte se trouve en opposition
avec la nature. Au dire de l'Église, dépouiller l'homme, c'est tendre à
la perfection,--tandis qu'une voix secrète me crie que plus l'homme est
homme, et, par conséquent, se répand, par la science, par la charité,
par le génie, par l'art, par la bonté, sur l'humanité tout entière,
meilleur est l'homme. Celui qui, dans cette pieuse retraite, aperçoit le
moins de bruits terrestres, disent nos frères, est celui qui, étant le
plus loin de la terre, est le plus près de Dieu. J'ai voulu plier mon
corps et mon esprit à cette maxime, et, vivant encore, me faire cadavre;
mon esprit et mon corps ont réagi et m'ont dit, au contraire: «La
perfection, si elle existe, est dans la route opposée. Vis dans la
solitude, mais pour doubler, au profit de l'humanité, le trésor de
science que tu as acquis; vis dans la méditation, mais que ta méditation
soit féconde et non pas stérile; fais de ta douleur un baume composé de
philosophie, de charité et de larmes, pour l'appliquer sur les douleurs
des autres.» N'est-il pas dit dans l'_Iliade_ que la rouille de la lance
d'Achille guérissait les blessures que cette lance avait faites. Il
est vrai que la pauvre humanité m'a bien secondé en venant à moi quand
j'hésitais à aller à elle, et en appelant à son secours la parole de
vie, au lieu de la parole de mort. Alors, j'ai suivi la vocation qui
m'entraînait. A tous ceux qui ont crié vers moi, j'ai répondu: «Me
voilà!» Je ne suis pas devenu plus parfait; mais, à coup sûr, je suis
devenu plus utile. Et, chose étrange, en m'écartant des principes
vulgaires, en écoutant cette voix de ma conscience qui me disait: «Tu
as, dans le cours de ton existence, coûté la vie à trois personnes; au
lieu de faire pénitence, au lieu de jeûner, au lieu de prier,--ce qui
ne peut être utile qu'à toi, en supposant que la prière, le jeûne et la
pénitence expient le sang répandu,--soulage le plus de douleurs qu'il
te sera possible, prolonge le plus d'existences que tu pourras, et,
crois-moi, les actions de grâce de ceux dont tu auras prolongé la vie
et calmé les angoisses étoufferont l'accusation des misérables que tu as
envoyés avant le temps rendre compte de leurs crimes au souverain juge.»

--Continuez votre vie de charité et de dévouement: vous êtes dans le
vrai, mon père... Ces hommes qui vous entourent, j'ai entendu parler
d'eux et de vous: on les craint et on les respecte; mais, vous, on vous
aime et l'on vous bénit.

--Et cependant ils sont plus heureux que moi, au point de vue religieux
du moins. Ils se courbent sous la croyance; moi, je me débats contre le
doute. Pourquoi Dieu a-t-il mis dans son paradis l'arbre maudit de la
science? Pourquoi, pour arriver à la foi, pourquoi faut-il toujours
abdiquer une partie, la plus saine, la meilleure souvent, de sa raison,
tandis que la science, implacable, nous défend non-seulement de rien
affirmer, mais encore de rien croire sans preuves?

--Je comprends, mon père. Vous êtes homme honnête, sans espérer une
rétribution; vous êtes homme de bien, sans espérer une récompense. Vous
ne croyez pas, enfin, à une autre vie que la nôtre.

--Et toi, crois-tu? demanda Palmieri.

Salvato sourit.

--A mon âge, dit-îl, on s'occupe peu de ces graves questions de la vie
et de la mort, quoique, dans l'état que j'exerce, je sois toujours entre
la vie et la mort, et souvent plus près de la mort que les vieillards
qui, les genoux débiles et les cheveux blancs, frappent à la porte du
_campo-santo_.

Puis, après un instant de silence:

--Moi aussi, ajouta Salvato, dernièrement, j'ai frappé à cette porte;
mais, si je n'attendais pas la réponse à la demande que j'adressais à la
tombe avec certitude, je l'attendais du moins avec espérance. Pourquoi
ne faites-vous pas comme moi, mon père? Pourquoi donc essayer, comme
Hamlet, de sonder la nuit du sépulcre et de chercher quels rêves
s'agiteront dans notre cerveau pendant le sommeil éternel? Pourquoi,
ayant bien vécu, craignez-vous de mal mourir?

--Je ne crains pas de mal mourir, mon enfant: je crains de mourir
entier. Je suis de ceux qui ne savent point enseigner ce qu'ils
ne croient pas. Mon art n'est point si infaillible, qu'il sache
éternellement lutter contre la mort. Hercule seul peut être sûr de la
vaincre toujours. Or, quand, dans le pressentiment de sa fin prochaine,
un malade me dit: «Vous ne pouvez plus rien pour moi comme médecin;
essayez de me consoler, ne sachant point me guérir,» au lieu de profiter
de l'affaiblissement de son esprit pour faire naître en lui une croyance
qui n'est point en moi, je me tais alors, afin de ne point donner à un
mourant une affirmation sans preuve, un espoir sans certitude. Je ne
conteste pas l'existence d'un monde surnaturel; je me contente, et
c'est bien assez, de n'y pas croire. Or, n'y croyant pas, je ne puis
le promettre à ceux qui le cherchent dans les ténèbres de l'agonie.
Craignant de ne plus revoir, une fois que mes yeux seront fermés pour
toujours, ni la femme que j'ai aimée, ni le fils que j'aime, je ne puis
dire au mari: «Tu reverras ta femme,» au père: «Tu reverras ton enfant.»

--Mais, vous le savez, moi, j'ai revu ma mère.

--Pas toi, mon enfant. Une femme du peuple, une intelligence grossière,
un esprit frappé de terreur, a dit: «Il y avait là, près du lit de
l'enfant, une ombre qui berçait son fils en chantant; et moi, jeune
encore alors, ami du merveilleux, j'ai dit: «Oui, cela peut être;» j'ai
cru même que cela avait été. Mais c'est en vieillissant--tu sauras cela,
Salvato,--c'est en vieillissant que le doute vient, parce que l'on se
rapproche de plus en plus de la terrible et inévitable réalité. Que de
fois, dans cette cellule, seul avec cette dévorante pensée du néant
qui, à un certain âge, entre dans la vie pour n'en plus sortir, et qui,
spectre invisible mais palpable, marche côte à côte avec nous,--que
de fois, en face de ce crucifix, me suis-je agenouillé à ce souvenir,
légende poétique de ton enfance, et, à l'heure où la tradition veut
que les fantômes apparaissent, plongé dans la plus profonde obscurité,
n'ai-je pas supplié Dieu de renouveler en ma faveur le miracle qu'il
avait fait pour toi? Jamais Dieu n'a daigné répondre. Je sais qu'il ne
doit pas de manifestation de sa puissance et de sa volonté à un atome
comme moi; mais enfin il eût été bon, clément, miséricordieux à lui de
m'exaucer: il ne l'a point fait.

--Il le fera, mon père.

--Non: ce serait un miracle, et les miracles ne sont pas dans l'ordre
logique de la nature. Que sommes-nous, d'ailleurs, pour que Dieu se
donne la peine, dans son immuable éternité, de changer la marche imposée
par lui à la création? que sommes-nous pour lui? Une imperceptible
efflorescence de la matière, sur laquelle, depuis des milliers de
siècles, s'exerce un phénomène complexe, inexplicable, fugitif, appelé
la vie. Ce phénomène s'étend, dans la végétation, du lichen au cèdre;
dans l'animalisation, de l'infusoire au mastodonte. Le chef-d'oeuvre de
la végétation, c'est la sensitive; le chef-d'oeuvre de l'animalisation,
c'est l'homme. Qui fait la supériorité de l'animal à deux pieds et sans
plumes de Platon sur les autres animaux? Un hasard. Son chiffre dans
l'échelle des êtres créés s'est trouvé le plus élevé: ce chiffre lui
donnait droit à une portion de son individu plus complète que dans ses
frères inférieurs. Qu'est-ce que les Homère, les Pindare, les Eschyle,
les Socrate, les Périclès, les Phidias, les Démosthène, les César,
les Virgile, les Justinien, les Charlemagne? Des cerveaux un peu mieux
organisés que celui de l'éléphant, un peu plus parfaits que celui du
singe. Quel est le signe de cette perfection? La substitution de la
raison à l'instinct. La preuve de cette organisation supérieure? La
faculté de parler, au lieu d'aboyer ou de rugir. Mais, que la mort
arrive, qu'elle éteigne la parole, qu'elle détruise la raison, que
le crâne de celui qui fut Charlemagne, Justinien, Virgile, César,
Démosthène, Phidias, Périclès, Socrate, Eschyle, Pindare ou Homère,
comme celui d'Yorik se remplisse de _belle et bonne fange_, tout sera
dit: la farce de la vie sera jouée, et la chandelle éteinte dans la
lanterne ne se rallumera plus! Tu as vu souvent l'arc-en-ciel, mon
enfant. C'est une arche immense, s'étendant d'un horizon à l'autre et
montant jusque dans les nuées, mais dont les deux extrémités touchent
à la terre: ces deux extrémités, c'est l'enfant et le vieillard. Étudie
l'enfant, et tu verras, au fur et à mesure que son cerveau se développe,
se perfectionne, mûrit, la pensée, c'est-à-dire l'âme, se développer, se
perfectionner, mûrir; étudie le vieillard, et tu verras, au contraire,
au fur et à mesure que le cerveau se fatigue, se rapetisse, s'atrophie,
la pensée, c'est-à-dire l'âme, se troubler, s'obscurcir, s'éteindre.
Née avec nous, elle a suivi la féconde croissance de la jeunesse; devant
mourir avec nous, elle suivra la vieillesse dans sa stérile décadence.
Où était l'homme avant de naître? Nul ne le sait. Qu'était-il? Rien.
Que sera-t-il, n'étant plus? Rien, c'est-à-dire ce qu'il était avant
de naître. Nous devons revivre sous une autre forme, dit l'espérance;
passer dans un monde meilleur, dit l'orgueil. Que m'importe, à moi, si,
pendant le voyage, j'ai perdu la mémoire, si j'ai oublié que j'ai vécu,
et si la même nuit qui s'étendait en deçà du berceau doit s'étendre
au delà de la tombe? Le jour où l'homme gardera le souvenir de ses
métamorphoses et de ses pérégrinations, il sera immortel, et la mort
ne sera plus qu'un accident de son immortalité. Pythagore, seul, se
souvenait d'une vie antérieure. Qu'est-ce qu'un thaumaturge qui se
souvient devant un monde entier qui oublie?... Mais, fit Palmieri en
secouant la tête, assez sur cette désolante question. C'est la solitude
qui enfante ces rêves mauvais. Je t'ai dit ma vie; dis-moi la tienne. A
ton âge, _la vie_ s'écrit avec des lettres d'or. Jette un rayon de
ton aurore et de tes espérances au milieu de mon crépuscule et de mes
doutes; parle, mon bien-aimé Salvato! et fais-moi oublier jusqu'au son
de ma voix, jusqu'au bruit de mes paroles.

Le jeune homme obéit. Il avait, de son côté, toute l'aube d'une
existence à raconter à son père; Il lui dit ses combats, ses triomphes,
ses dangers, ses amours. Palmieri sourit et pleura tour à tour. Il
voulut voir la blessure, ausculter la poitrine; et, le père ne se
lassant pas d'interroger, le fils ne se lassant point de répondre, ils
virent ainsi venir le jour, et, avec le jour, monter jusqu'à eux le
roulement du tambour et les fanfares des trompettes, leur annonçant
qu'il était temps de se quitter.

Mais alors Palmieri voulut se séparer de son fils le plus tard possible,
et, comme il avait fait dix ans auparavant, il reconduisit jusqu'aux
premières maisons de San-Germano le cavalier, appuyé à son bras et
tenant son cheval par la bride.




                                LXXIV

                      LA RÉPONSE DE L'EMPEREUR.


Cependant le temps marchait avec son impassible régularité, et, quoique
harcelée de tous côtés par les bandes de Pronio, de Gaetano Mammone
et de Fra-Diavolo, l'armée française suivait, aussi impassible que le
temps, sa triple route à travers les Abruzzes, la Terre de Labour et
cette partie de la Campanie dont la mer Tyrrhénienne baigne le rivage.
On était averti à Naples de tous les mouvements des républicains, et
l'on y avait su, dès le 20, que le corps principal, c'est-à-dire celui
qui était commandé par le général Championnet en personne, avait campé
le 18 au soir à San-Germano et s'avançait sur Capoue par Mignano et
Calvi.

Le 20, à huit heures du matin, le prince de Maliterno et le duc de
Rocca-Romana, chacun à la tête d'un régiment de volontaires recrutés
parmi la jeunesse noble ou riche de Naples et de ses environs, étaient
venus prendre congé de la reine et étaient partis pour marcher au-devant
des républicains.

Plus le danger approchait, plus se séparaient en deux camps opposés le
parti du roi et celui de la reine.

Le parti du roi se composait du cardinal Ruffo, de l'amiral Caracciolo,
du ministre de la guerre Ariola, et de tous ceux qui, tenant à l'honneur
du nom napolitain, voulaient la résistance à tout prix et la défense de
Naples poussée à la dernière extrémité.

Le parti de la reine, se composant de sir William, d'Emma Lyonna, de
Nelson, d'Acton, de Castelcicala, de Vanni et de Guidobaldi, voulait
l'abandon de Naples, la fuite prompte et sans lutte comme sans délai.

Puis, au milieu de tout cela, un grand trouble agitait l'esprit de la
reine; elle craignait d'un moment à l'autre le retour de Ferrari. Le
roi, se voyant insolemment trompé, sachant enfin à qui il devait s'en
prendre de tous les désastres qui accablaient le royaume, pouvait, comme
les natures faibles, puiser dans sa terreur même un moment d'énergie
et de volonté... et, pendant ce moment, échapper pour toujours à cette
pression qu'opéraient sur lui depuis vingt ans un ministre qu'il n'avait
jamais aimé et une épouse qu'il n'aimait plus. Tant qu'elle avait été
jeune et belle, Caroline avait eu à sa disposition un moyen infaillible
de ramener le roi à elle, et elle en avait usé; mais elle commençait,
comme dit Shakspeare, à descendre la vallée de la vie, et le roi,
entouré de jeunes et jolies femmes, échappait facilement à ses
fascinations.

Dans la soirée, du 20, il y eut conseil d'État: le roi se prononça
ouvertement et fermement pour la défense.

Le conseil fut clos à minuit.

De minuit à une heure, la reine resta dans la chambre obscure, et elle
ramena chez elle Pasquale de Simone, lequel, reçut des instructions
secrètes de la bouche d'Acton, qui l'attendait chez la reine. A une
heure et demie, Dick partit pour Bénévent, où, depuis deux jours déjà,
avait été envoyé, par un palefrenier de confiance, un des chevaux les
plus vites des écuries d'Acton.

La journée du 21 s'ouvrit par un de ces ouragans qui, à Naples, durent
habituellement trois jours, et qui ont donné lieu à ce proverbe: _Nasce,
pasce, mori_; il naît, se repaît et meurt.

Malgré les alternatives de pluie tombant par ondées, de vent soufflant
par rafales, le peuple, qui avait ce vague sentiment d'une grande
catastrophe, encombrait, plein d'émotion, les rues, les places, les
carrefours.

Mais ce qui indiquait quelque circonstance extraordinaire, c'est que ce
n'était point dans les vieux quartiers que le peuple se pressait; et,
quand nous disons le peuple, nous disons cette multitude de mariniers,
de pêcheurs et de lazzaroni qui tient lieu de peuple à Naples. On
remarquait, au contraire, des groupes nombreux et animés, parlant haut,
gesticulant avec rage, dispersés de la strada del Molo à la place du
Palais, c'est-à-dire sur toute l'étendue du largo del Castello, du
théâtre de San-Carlo et de la rue de Chiaïa. Ces groupes semblaient,
tout en enveloppant le palais royal, veiller sur la rue de Tolède et
la strada del Piliero. Enfin, au milieu de ces groupes, trois hommes,
fatalement connus déjà dans les émeutes précédentes, parlaient plus haut
et s'agitaient plus ardemment. Ces trois hommes, c'étaient Pasquale de
Simone, le beccaïo, rendu hideux par la cicatrice qui lui balafrait le
visage et lui fendait l'oeil, et fra Pacifico, qui, sans être dans le
secret, sans savoir de quoi il était question, lâchant la bride à son
caractère violent et tapageur, frappait de son bâton de laurier, tantôt
le pavé, tantôt la muraille, tantôt le pauvre Jacobino, bouc émissaire
des passions du terrible franciscain.

Toute cette foule, sans savoir ce qu'elle attendait, semblait attendre
quelqu'un ou quelque chose; et le roi, qui n'en savait pas plus qu'elle,
mais que ce rassemblement inquiétait, caché derrière la jalousie d'une
fenêtre de l'entre-sol, regardait, tout en caressant machinalement
Jupiter, cette foule qui faisait de temps en temps, comme un roulement
de tonnerre ou un rugissement de l'eau, entendre le double cri de «Vive
le roi!» et de «Mort aux jacobins!»

La reine, qui s'était informée où était le roi, se tenait dans la pièce
à côté avec Acton, prête à agir selon les circonstances, tandis qu'Emma,
dans l'appartement de la reine, emballait avec la San-Marco les papiers
les plus secrets et les bijoux les plus précieux de sa royale amie.

Vers onze heures, un jeune homme déboucha, au grand galop d'un cheval
anglais, par le pont de la Madeleine, suivit la Marinella, la strada
Nuova, la rue du Pilier, le largo Castello, la rue Saint-Charles,
échangea des signes avec Pasquale de Simone et le beccaïo, s'engouffra
par la grande porte dans les cours du palais royal, sauta sur les
dalles, jeta la bride de son cheval aux mains d'un palefrenier, et,
comme s'il eût su d'avance où retrouver la reine, entra dans le cabinet
où elle attendait avec Acton, et dont, comme par enchantement, la porte,
à son approche, s'ouvrit devant lui.

--Eh bien? demandèrent ensemble la reine et Acton.

--Il me suit, dit-il.

--Dans combien de temps, à peu près, sera-t-il ici?

--Dans une demi-heure.

--Ceux qui l'attendent sont-ils prévenus?

--Oui.

--Eh bien, allez chez moi, et dites à lady Hamilton de prévenir Nelson.

Le jeune homme monta par les escaliers de service avec une rapidité qui
indiquait combien lui étaient familiers tous les détours du palais, et
transmit à Emma Lyonna les désirs de la reine.

--Avez-vous un homme sûr pour porter un billet à milord Nelson?

--Moi, répondit le jeune homme.

--Vous savez qu'il n'y a pas de temps à perdre.

--Je m'en doute.

--Alors...

Elle prit une plume, de l'encre, une feuille de papier sur le secrétaire
de la reine et écrivit cette seule ligne:

«Ce sera probablement pour ce soir; tenez-vous prêt.

»EMMA.»

Le jeune homme, avec la même promptitude qu'il avait mise à monter les
escaliers, les descendit, traversa les cours, prit la pente qui conduit
au port militaire, se jeta dans une barque, et, malgré le vent et
la pluie, se fit conduire au _Van-Guard_, qui, ses mâts de perroquet
abattus, pour donner moins de prise à la tempête, se tenait à cinq ou
six encablures du port militaire, affourché sur ses ancres, environné
des autres bâtiments anglais et portugais placés sous les ordres de
l'amiral Nelson.

Le jeune homme, qui--nos lecteurs l'ont deviné--n'était autre que
Richard, se fit reconnaître de l'amiral, monta lestement l'escalier de
tribord, trouva Nelson dans sa cabine et lui remit le billet.

--Les ordres de Sa Majesté vont être exécutés, dit Nelson; et, pour que
vous en rendiez bon témoignage, vous-même en serez porteur.

--Henry, dit Nelson à son capitaine de pavillon, faites armer le canot
et que l'on se tienne prêt à conduire monsieur à bord de l'_Alcmène_.

Puis, mettant le billet d'Emma dans sa poitrine, il écrivit à son tour:

  «_Très-secret_[5].

[Note 5: Inutile de dire que l'auteur a entre les mains tous les
autographes de ces billets.]

»Trois barques et le petit cutter de _l'Alcmène_, armés d'armes
blanches seulement, pour se trouver à la Vittoria à sept heures et demie
précises.

»Une seule barque accostera; les autres se tiendront à une certaine
distance, les rames dressées. La barque qui accostera sera celle du
_Van-Guard_.

»Toutes les barques seront réunies à bord de _l'Alcmène_ avant sept
heures, sous les ordres du commandant Hope.

»_Les grappins dans les chaloupes_.

» Toutes les autres chaloupes du _Van-Guard_ et de _l'Alcmène_, armées
de couteaux, et les canots avec leurs caronades seront réunis à bord du
_Van-Guard_, sous le commandement du capitaine Hardi, qui s'en
éloignera à huit heures précises pour prendre la mer à moitié chemin du
Molosiglio.

»Chaque chaloupe devra porter de quatre à six soldats.

»Dans le cas où l'on aurait besoin de secours, faire des signaux au
moyen de feux.

  »HORACE NELSON.

»_L'Alcmène_ se tiendra prête à filer dans la nuit, si la chose est
nécessaire.»

Pendant que ces ordres étaient reçus avec un respect égal à la
ponctualité avec laquelle ils devaient être exécutés, un second courrier
débouchait à son tour du pont de la Madeleine, et, suivant la route du
premier, s'engageait sur le quai de la Marinella, longeait la strada
Nuova et arrivait à la strada del Piliero.

Là, il commença de trouver la foule plus épaisse, et, malgré son
costume, dans lequel il était facile de reconnaître un courrier du
cabinet du roi, il éprouva de la difficulté à continuer son chemin,
en conservant à son cheval la même allure. D'ailleurs, comme s'ils
l'eussent fait exprès, des hommes du peuple se faisaient heurter par son
cheval, et, mécontents du heurt, commençaient à l'injurier. Ferrari, car
c'était lui, habitué à voir respecter son uniforme, répondit d'abord
par quelques coups de fouet solidement sanglés à droite et à gauche.
Les lazzaroni s'écartèrent et se turent par habitude. Mais, comme il
arrivait à l'angle du théâtre Saint-Charles, un homme voulut croiser le
cheval, et le croisa si maladroitement, qu'il fut renversé par lui.

--Mes amis, cria-t-il en tombant, ce n'est pas un courrier du roi, comme
son costume pourrait vous le faire croire. C'est un jacobin déguisé qui
se sauve! A mort le jacobin! à mort!

Les cris «Le jacobin! le jacobin! à mort le jacobin!» retentirent alors
dans la foule.

Pasquale de Simone lança au cheval son couteau, qui entra jusqu'au
manche au défaut de l'épaule.

Le beccaïo se précipita à la tête, et, habitué à saigner les brebis et
les moutons, il lui ouvrit l'artère du cou.

Le cheval se dressa, hennit de douleur, battit l'air de ses pieds de
devant, tandis qu'un flot de sang jaillissait sur les assistants.

La vue du sang a une influence magique sur les peuples méridionaux.
A peine les lazzaroni se sentirent-ils arrosés par la rouge et tiède
liqueur, à peine respirèrent-ils l'acre parfum qu'elle répand, qu'ils se
ruèrent avec des cris féroces sur l'homme et sur le cheval.

Ferrari sentit que, si son cheval s'abattait, il était perdu. Il le
soutint tant qu'il put de la bride et des jambes; mais le malheureux
animal était blessé mortellement. Il se jeta, en trébuchant, à gauche
et à droite, puis il butta des jambes de devant, se releva par un effort
désespéré de son maître, et fit un bond en avant. Ferrari sentit que sa
monture pliait sous lui. Il n'était qu'à cinquante pas du corps de garde
du palais: il appela au secours; mais le bruit de sa voix se perdit dans
les cris, cent fois répétés, «A mort le jacobin!» Il saisit un pistolet
dans ses fontes, espérant que la détonation serait mieux entendue que
ses cris. En ce moment, son cheval s'abattit. La secousse fit partir le
pistolet au hasard, et la balle alla frapper un jeune garçon de huit ou
dix ans, qui tomba.

--Il assassine les enfants! cria une voix.

A ce cri, fra Pacifico, qui s'était, jusque-là, tenu assez tranquille,
se rua dans la foule, qu'il écarta de ses coudes aigus et durs comme
des coins de chêne. Il pénétra jusqu'au centre de la mêlée au moment où,
tombé avec son cheval, le malheureux Ferrari essayait de se remettre sur
ses pieds. Avant qu'il y fût parvenu, la massue du moine s'abattait
sur sa tête; il tomba comme un boeuf frappé du maillet. Mais ce n'était
point cela qu'on voulait: c'était sous les yeux du roi que Ferrari
devait mourir. Les cinq ou six sbires qui étaient dans le secret du
drame, entourèrent le corps et le défendirent, tandis que le beccaïo, le
traînant par les pieds, criait:

--Place au jacobin!

On laissa le cadavre du cheval où il était, mais après l'avoir
dépouillé, et l'on suivit le beccaïo. Au bout de vingt pas, on se trouva
en face de la fenêtre du roi. Voulant savoir la cause de cet effroyable
tumulte, le roi ouvrit la jalousie. A sa vue, les cris se changèrent en
vociférations. En entendant ces hurlements, le roi crut qu'effectivement
c'était quelque jacobin dont on faisait justice. Il ne détestait point
cette manière de le débarrasser de ces ennemis. Il salua le peuple, le
sourire sur les lèvres; le peuple, se sentant encouragé, voulu montrer
à son roi qu'il était digne de lui. Il souleva le malheureux Ferrari,
sanglant, déchiré, mutilé, mais vivant encore, entre ses bras; le
cadavre venait de reprendre connaissance: il ouvrit les yeux, reconnut
le roi, étendit les bras vers lui en criant:

--A l'aide! au secours! Sire, c'est moi! moi, votre Ferrari!

A cette vue inattendue, terrible, inexplicable, le roi se rejeta en
arrière et alla dans les profondeurs de la chambre tomber à moitié
évanoui sur un fauteuil,--tandis qu'au contraire, Jupiter, qui, n'étant
ni homme ni roi, n'avait aucune raison d'être ingrat, jeta un hurlement
de douleur, et, les yeux sanglants, l'écume à la bouche, sautant par la
fenêtre, s'élança au secours de son ami.

Dans ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit: la reine entra, saisit
le roi par la main, le força de se lever, le traîna vers la fenêtre, et,
lui montrant ce peuple de cannibales qui se partageait les morceaux de
Ferrari:

--Sire, dit-elle, vous voyez les hommes sur lesquels vous comptez pour
la défense de Naples et pour la nôtre; aujourd'hui, ils égorgent vos
serviteurs; demain, ils égorgeront nos enfants; après-demain, ils nous
égorgeront nous-mêmes. Persistez-vous toujours dans votre désir de
rester?

--Faites tout préparer! s'écria le roi: ce soir, je pars...

Et, croyant toujours voir l'égorgement du malheureux Ferrari, croyant
toujours entendre sa voix mourante qui appelait au secours, il s'enfuit
la tête dans les mains, fermant les yeux, bouchant ses oreilles et se
réfugiant dans celle des chambres de ses appartements qui était la plus
éloignée de la rue.

Lorsqu'il en sortit, deux heures après, la première chose qu'il vit, fut
Jupiter couché tout sanglant sur un morceau de drap qui paraissait, par
des restes de fourrure et des fragments de brandebourgs, avoir appartenu
au malheureux courrier.

Le roi s'agenouilla près de Jupiter, s'assura que son favori n'avait
aucune blessure grave, et, désirant savoir sur quoi le fidèle et
courageux animal était couché, il tira de dessous lui, malgré ses
gémissements, un fragment de la veste de Ferrari que le chien avait
disputé et arraché à ses bourreaux.

Par un hasard providentiel, ce morceau était celui où se trouvait la
poche de cuir destinée à renfermer les dépêches; le roi ouvrit le
bouton qui la fermait et trouva intact le pli impérial que le courrier
rapportait en réponse à sa lettre.

Le roi rendit à Jupiter le lambeau de vêtement, sur lequel celui-ci
se recoucha en poussant un hurlement lugubre; puis il rentra dans sa
chambre, s'y enferma, décacheta la lettre impériale et lut:

«A mon très-cher frère et aimé cousin, oncle, beau-père, allié et
confédéré.

» Je n'ai jamais écrit la lettre que vous m'envoyez par votre courrier
Ferrari, et qui est falsifiée d'un bout à l'autre.

»Celle que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté était tout entière
de ma main, et, au lieu de l'exciter à entrer en campagne, l'invitait
à ne rien tenter avant le mois d'avril prochain, époque seulement où je
compte voir arriver nos bons et fidèles alliés les Russes.

»Si les coupables sont de ceux que la justice de Votre Majesté peut
atteindre, je ne lui cache point que j'aimerais à les voir punir comme
ils le méritent.

»J'ai l'honneur d'être avec respect, de Votre Majesté, le très-cher
frère, amé cousin, neveu, gendre, allié et confédéré.

  »FRANÇOIS.»

La reine et Acton venaient de commettre un crime inutile.

Nous nous trompons: ce crime avait son utilité, puisqu'il déterminait
Ferdinand à quitter Naples et à se réfugier en Sicile!




                                 LXXV

                               LA FUITE.


A partir de ce moment, la fuite, comme nous l'avons dit, fut résolue et
fixée au soir même, 21 décembre.

Il fut convenu que le roi, la reine, toute la famille royale,--moins
le prince héréditaire, sa femme et sa fille,--sir William, Emma Lyonna,
Acton et les plus familiers du palais passeraient en Sicile sur le
_Van-Guard_.

Le roi, on se le rappelle, avait promis à Caracciolo que, s'il quittait
Naples, ce ne serait que sur son bâtiment; mais, retombé par la terreur
sous le joug de la reine, le roi oublia sa promesse devant deux raisons.

La première, qui venait de lui-même, était la honte qu'il éprouvait en
face de l'amiral de quitter Naples, après avoir promis d'y rester.

La seconde, qui venait de la reine, était que Caracciolo, partageant les
principes patriotiques de toute la noblesse napolitaine, pourrait, au
lieu de conduire le roi en Sicile, le livrer aux jacobins, qui, maîtres
d'un pareil otage, le forceraient alors à établir le gouvernement qu'ils
voudraient, où, pis encore, lui feraient peut-être son procès, comme les
Anglais avaient fait à Charles Ier, et les Français à Louis XVI.

Comme consolation et dédommagement de l'honneur qui lui était enlevé,
on décida que l'amiral aurait celui de transporter ensuite le duc de
Calabre, sa famille et sa maison.

On prévint les vieilles princesses de France de la résolution prise, les
invitant à pourvoir, à l'aide de leurs sept gardes du corps, comme elles
l'entendraient, à leur sûreté, et on leur envoya quinze mille ducats
pour les aider dans leur fuite.

Ce devoir rempli, on ne s'occupa plus autrement d'elles.

Toute la journée, on descendit et l'on entassa dans le passage secret
les bijoux, l'argent, les meubles précieux, les oeuvres d'art, les
statues que l'on voulait emporter en Sicile. Le roi eût bien voulu
y transporter ses kangourous; mais c'était chose impossible. Il se
contenta, par une lettre de sa main, de les recommander au jardinier en
chef de Caserte.

Le roi, qui avait sur le coeur la trahison de la reine et d'Acton, dont
la lettre de l'empereur lui donnait la preuve, resta enfermé dans ses
appartements et refusa d'y recevoir qui que ce fût. La consigne fut
sévèrement tenue à l'égard de François Caracciolo, qui, ayant, de son
bâtiment, vu des allées et venues et des signaux à bord des navires
anglais, se doutait de quelque chose, et à l'égard du marquis Vanni,
qui, ayant trouvé la porte de la reine fermée, et sachant par le prince
de Castelcicala qu'il était question de départ, venait, en désespoir de
cause, heurter à celle du roi.

Celui-ci eut, un instant, l'idée de faire venir le cardinal Ruffo et de
se le donner pour compagnon et pour conseiller pendant le voyage;
mais il ne lui avait point été difficile de surprendre des signes de
mésintelligence entre lui et Nelson. D'ailleurs, on le sait, le cardinal
était détesté de la reine, et Ferdinand préféra, comme toujours, son
repos aux délicatesses de l'amitié et de la reconnaissance.

Et puis il se dit que, habile comme il l'était, le cardinal se tirerait
parfaitement d'affaire tout seul.

L'embarquement fut arrêté pour dix heures du soir. Il fut, en
conséquence, convenu qu'à dix heures toutes les personnes qui devaient
être, en compagnie de Leurs Majestés, embarquées sur le _Van__Guard_, se
rassembleraient dans l'appartement de la reine.

A dix heures sonnantes, le roi entrait, tenant son chien en laisse;
c'était le seul ami sur lequel il comptât comme fidélité, et le seul,
par conséquent, qu'il emmenât avec lui.

Il avait bien pensé à Ascoli et à Malaspina; mais il avait pensé aussi
que, comme le cardinal, ils se tireraient d'affaire tout seuls.

Il jeta les yeux dans l'immense salon éclairé à peine,--on avait craint
qu'une trop grande illumination ne donnât des soupçons de départ,--et il
vit tous les fugitifs réunis ou plutôt dispersés en différents groupes.

Le groupe principal se composait de la reine, de son fils bien-aimé, le
prince Léopold, du jeune prince Albert, des quatre princesses et d'Emma
Lyonna.

La reine était assise sur un canapé près d'Emma Lyonna, qui tenait sur
ses genoux le prince Albert, son favori, tandis que le prince Léopold
appuyait sa tête sur l'épaule de la reine. Les quatre princesses,
groupées autour de leur mère, étaient, les unes assises, les autres
couchées sur le tapis.

Acton, sir William, le prince de Castelcicala causaient debout dans
l'embrasure d'une fenêtre, écoutant le vent siffler et la pluie battre
contre les carreaux.

Un autre groupe de dames d'honneur, parmi lesquelles on distinguait la
comtesse de San-Marco, confidente intime de la reine, entouraient une
table.

Enfin, loin de tous, à peine visible dans l'obscurité, se dessinait la
silhouette de Dick, qui avait si habilement et si fidèlement, ce jour
même, suivi les ordres de son maître et de la reine, qu'il pouvait aussi
regarder un peu désormais comme sa maîtresse.

A l'entrée du roi, chacun se leva et se tourna de son côté; mais lui fit
un signe de la main, afin que chacun restât à sa place.

--Ne vous dérangez point, dit-il, ne vous dérangez point, cela n'en vaut
plus la peine.

Et il s'assit dans un fauteuil, près de la porte par laquelle il était
entré, prenant entre ses genoux la tête de Jupiter.

A la voix de son père, le jeune prince Albert, qui, peu sympathique à la
reine, demandait aux autres cet amour si nécessaire et si précieux aux
enfants, qu'il cherchait vainement auprès de sa mère, se laissa glisser
des genoux d'Emma et alla présenter au roi son front pâle et un peu
maladif, noyé dans une forêt de cheveux blonds.

Le roi écarta les cheveux de l'enfant, le baisa au front, et, après
l'avoir, pensif, gardé un instant appuyé contre sa poitrine, le renvoya
à Emma Lyonna, que l'enfant appelait sa _petite mère_.

Il se faisait un silence lugubre dans cette salle sombre; ceux qui
parlaient, parlaient bas.

C'était à dix heures et demie que le comte de Thurn, Allemand au service
de Naples, mis avec le marquis de Nizza, qui commandait la flotte
portugaise, sous les ordres de Nelson, devait, par la poterne et
l'escalier du _Colimaçon_, pénétrer dans le palais. Le comte de Thurn
avait, à cet effet, reçu une clef des appartements de la reine, qui, par
une seule porte, solide, presque massive, communiquait avec cette sortie
donnant sur le port militaire.

La pendule, au milieu du silence, sonna donc dix heures et demie.

Presque aussitôt, on entendit frapper à la porte de communication.

Pourquoi le comte de Thurn frappait-il, au lieu d'ouvrir, puisqu'il
avait la clef?

Dans les circonstances suprêmes comme celle où l'on se trouvait, tout
ce qui, dans une autre situation, ne serait qu'une cause de trouble et
d'inquiétude, devient une cause de terreur.

La reine tressaillit et se leva.

--Qu'est-ce encore? dit-elle.

Le roi se contenta de regarder; il ne savait rien des dispositions
prises.

--Mais, dit Acton toujours calme et logique, ce ne peut être que le
comte de Thurn.

--Pourquoi frappe-t-il, puisque je lui ai donné une clef?

--Si Votre Majesté le permet, dit Acton, je vais aller voir.

--Allez, répondit la reine.

Acton alluma un bougeoir et s'engagea dans le corridor. La reine le
suivit des yeux avec anxiété. Le silence, de lugubre qu'il était, devint
mortel. Au bout de quelques instants, Acton reparut.

--Eh bien? demanda la reine.

--Probablement, la porte n'avait point été ouverte depuis longtemps: la
clef s'est brisée dans la serrure. Le comte frappait pour savoir s'il y
a un moyen d'ouvrir la porte du dedans. J'ai essayé, il n'y en a point.

--Que faire, alors?

--L'enfoncer.

--Vous lui en avez donné l'ordre?

--Oui, madame, et voilà qu'il l'exécute.

On entendit, en effet, des coups violents frappés contre la porte, puis
le craquement de cette porte, qui se brisait.

Tous ces bruits avaient quelque chose de sinistre.

Des pas s'approchèrent, la porte du salon s'ouvrit, le comte de Thurn
parut.

--Je demande pardon à Vos Majestés, dit-il, du bruit que je viens de
faire et des moyens que j'ai été forcé d'employer; mais la rupture de la
clef était un accident impossible à prévoir.

--C'est un présage, dit la reine.

--En tout cas, si c'est un présage, dit le roi avec son bon sens
naturel, c'est un présage qui signifie que nous ferions mieux de rester
que de partir.

La reine eut peur d'un retour de volonté chez son auguste époux.

--Partons, dit-elle.

--Tout est prêt, madame, dit le comte de Thurn; mais je demande la
permission de communiquer au roi un ordre que j'ai reçu, ce soir, de
l'amiral Nelson.

Le roi se leva et s'approcha du candélabre, auprès duquel l'attendait le
comte de Thurn un papier à la main.

--Lisez, sire, lui dit-il.

--L'ordre est en anglais, dit le roi, et je ne sais pas l'anglais.

--Je vais le traduire à Votre Majesté.

    _A l'amiral comte de Thurn_.

    «Golfe de Naples, 21 décembre.

»Préparez, pour être brûlées, les frégates et les corvettes
napolitaines.»

--Comment dites-vous? demanda le roi.

Le comte de Thurn répéta:

«Préparez, pour être brûlées, les frégates et les corvettes
napolitaines.»

--Vous êtes sûr de ne point vous tromper? demanda le roi.

--J'en suis sûr, sire.

--Et pourquoi brûler des frégates et des corvettes qui ont coûté si cher
et qu'on a mis dix ans à construire?

--Pour qu'elles ne tombent pas aux mains des Français, sire.

--Mais ne pourrait-on pas les emmener en Sicile?

--Tel est l'ordre de milord Nelson, sire, et c'est pour cela qu'avant
de transmettre cet ordre au marquis de Nizza, qui est chargé de son
exécution, j'ai voulu le soumettre à Votre Majesté.

--Sire, sire, dit la reine en s'approchant du roi, nous perdons un temps
précieux, et pour des misères!

--Peste, madame! s'écria le roi, vous appelez cela des misères?
Consultez le budget de la marine depuis dix ans, et vous verrez qu'il
monte à plus de cent soixante millions.

--Sire, voilà onze heures qui sonnent, dit la reine, et milord Nelson
nous attend.

--Vous avez raison, dit le roi, et milord Nelson n'est pas fait pour
attendre, même un roi, même une reine. Vous suivrez les ordres de milord
Nelson, monsieur le comte, vous brûlerez ma flotte. Ce que l'Angleterre
n'ose pas prendre, elle le brûle. Ah! mon pauvre Caracciolo, que tu
avais bien raison, et que j'ai eu tort, moi, de ne pas suivre tes
conseils! Allons, messieurs, allons, mesdames, ne faisons point attendre
milord Nelson.

Et le roi, prenant le bougeoir des mains d'Acton, marcha le premier;
tout le monde le suivit.

Non-seulement la flotte napolitaine était condamnée, mais encore le roi
venait de signer son exécution.

Nous avons, depuis ce 21 décembre 1798, vu tant de fuites royales, que
ce n'est presque plus la peine aujourd'hui de les décrire. Louis
XVIII quittant les Tuileries, le 20 mars,--Charles X fuyant, le 29
juillet,--Louis-Philippe s'esquivant, le 24 février,--nous ont montré
une triple variété de ces départs forcés. Et, de nos jours, à Naples,
nous avons vu le petit-fils sortir par le même corridor, descendre le
même escalier que l'aïeul et quitter pour le sol amer de l'exil la terre
bien-aimée de la patrie. Seulement, l'aïeul devait revenir, et, selon
toute probabilité, le petit-fils est proscrit à tout jamais.

Mais, à cette époque, c'était Ferdinand qui ouvrait la voie à ces
départs nocturnes et furtifs. Aussi marchait-il silencieux, l'oreille
tendue, le coeur palpitant. Arrivé au milieu de l'escalier, en face
d'une fenêtre donnant sur la descente du Géant, il crut entendre du
bruit sur cette descente, qui conduit, par une pente rapide, de la place
du Palais à la rue Chiatamone. Il s'arrêta et, le même bruit parvenant
une seconde fois à son oreille, il souffla sa bougie, et tout le monde
se trouva dans l'obscurité.

Il fallut alors descendre à tâtons et pas à pas l'escalier étroit et
difficile dans lequel on était engagé. L'escalier, sans rampe, était
roide et dangereux. Cependant, l'on arriva à la dernière marche
sans accident, et l'on sentit une franche et humide bouffée de l'air
extérieur.

On était à quelques pas de l'embarcadère.

Dans le port militaire, la mer, emprisonnée entre la jetée du môle
et celle du port marchand, était assez calme; mais on sentait le vent
souffler avec violence, et l'on entendait le bruit des flots venant
furieusement se briser contre le rivage.

En arrivant sur l'espèce de quai qui longe les murailles du château, le
comte de Thurn jeta un regard rapide et interrogateur sur le ciel. Le
ciel était chargé de nuages lourds, bas, rapides; on eût dit une mer
aérienne roulant au-dessus de la mer terrestre et s'abaissant pour venir
mêler ses vagues aux siennes. Dans cet étroit intervalle existant entre
les nuages et l'eau, passaient des bouffées de ce terrible vent du
sud-ouest qui fait les naufrages et les désastres, dont le golfe de
Naples est si souvent témoin dans les mauvais jours de l'année.

Le roi remarqua le coup d'oeil inquiet du comte de Thurn.

--Si le temps était trop mauvais, lui dit-il, il ne faudrait pourtant
pas nous embarquer cette nuit.

--C'est l'ordre de milord, répondit le comte; cependant, si Sa Majesté
s'y refuse absolument...

--C'est l'ordre! c'est l'ordre! répéta le roi, impatient; mais s'il y a
péril de vie cependant! Voyons, répondez-vous de nous, comte?

--Je ferai tout ce qui sera au pouvoir d'un homme luttant contre le vent
et la mer pour vous conduire à bord du _Van-Guard_.

--Mordieu! ce n'est pas répondre, cela. Vous embarqueriez-vous par une
pareille nuit?

--Votre Majesté le voit, puisque je n'attends qu'elle pour la conduire à
bord du vaisseau amiral.

--Je dis: si vous étiez à ma place.

--A la place de Votre Majesté, et n'ayant d'ordre à recevoir que des
circonstances et de Dieu, j'y regarderais à deux fois.

--Eh bien, demanda la reine impatiente, mais n'osant--tant est puissante
la loi de l'étiquette--descendre dans la barque avant son mari, eh bien,
qu'attendons-nous?

--Ce que nous attendons? s'écria le roi. N'entendez-vous point ce que
dit le comte de Thurn? Le temps est mauvais; il ne répond pas de nous,
et il n'y a pas jusqu'à Jupiter qui, en tirant sur sa laisse, ne me
donne le conseil de rentrer au palais.

--Rentrez-y donc, monsieur, et faites-nous déchirer tous comme vous avez
vu déchirer aujourd'hui un de vos plus fidèles serviteurs. Quant à moi,
j'aime encore mieux la mer et les tempêtes que Naples et sa population.

--Mon fidèle serviteur, je le regrette plus que personne, je vous prie
de le croire, surtout maintenant que je sais que penser de sa mort.
Mais, quant à Naples et à sa population, ce n'est pas moi qui aurais
quelque chose à en craindre.

--Oui, je sais cela. Comme elle voit en vous son représentant, elle vous
adore. Mais, moi qui n'ai pas le bonheur de jouir de ses sympathies, je
pars.

Et, malgré le respect dû à l'étiquette, la reine descendit la première
dans le canot.

Les jeunes princesses et le prince Léopold, habitués à obéir à la reine,
bien plus qu'au roi, la suivirent comme de jeunes cygnes suivent leur
mère.

Le jeune prince Albert, seul, quitta la main d'Emma Lyonna, courut au
roi, et, le saisissant par le bras et le tirant du côté de la barque:

--Viens avec nous, père! dit-il.

Le roi n'avait l'habitude de la résistance que lorsqu'il était soutenu.
Il regarda autour de lui pour voir s'il trouverait appui dans quelqu'un;
mais, sous son regard, qui contenait cependant plus de prières que de
menaces, tous les yeux se baissèrent. La reine avait, chez les uns
la peur, chez les autres l'égoïsme pour auxiliaire. Il se sentit
complètement seul et abandonné, courba la tête, et, se laissant conduire
par le petit prince, tirant son chien, le seul qui fût d'avis, comme
lui, de ne pas quitter la terre, il descendit à son tour dans la barque
et s'assit sur un banc à part, en disant:

--Puisque vous le voulez tous... Allons, viens. Jupiter, viens!

A peine le roi fut-il assis, que le lieutenant qui, pour la barque du
roi, tenait lieu de contre-maître, cria:

--Larguez!

Deux matelots armés de gaffes repoussèrent la barque du quai, les rames
s'abaissèrent, et la barque nagea vers la sortie du port.

Les canots destinés à recevoir les autres passagers s'approchèrent tour
à tour de l'embarcadère, y prirent leur noble chargement et suivirent la
barque royale.

Il y avait loin de cette sortie furtive, dans la nuit, malgré les
sifflements de la tempête et les hurlements des flots, à cette joyeuse
fête du 22 septembre, où, sous les ardents rayons d'un soleil d'automne,
par une mer unie, au son de la musique de Cimarosa, au bruit des
cloches, au retentissement du canon, on était allé au-devant du
vainqueur d'Aboukir. Trois mois à peine, s'étaient passés, et c'était
pour fuir ces Français, dont on avait d'une façon trop précoce célébré
la défaite, que l'on était obligé, à minuit, dans l'ombre, par une mer
mauvaise, d'aller demander l'hospitalité au même _Van-Guard_ que l'on
avait reçu en triomphe.

Maintenant, il s'agissait de savoir si l'on pourrait l'atteindre.

Nelson s'était rapproché de l'entrée du port autant que la sûreté de son
vaisseau pouvait le lui permettre; mais il restait toujours un quart
de mille à franchir entre le port militaire et le vaisseau amiral. Dix
fois, pendant ce trajet, les barques pouvaient sombrer.

En effet, plus la barque royale,--et l'on nous permettra, dans cette
grave situation, de nous occuper tout particulièrement d'elle,--plus
la barque royale s'avançait vers la sortie du port, plus le danger
apparaissait réel et menaçant. La mer, poussée comme nous avons dit,
par le vent du sud-ouest, c'est-à-dire venant des rivages d'Afrique
et d'Espagne, passant entre la Sicile et la Sardaigne, entre Ischia et
Capri, sans rencontrer aucun obstacle, depuis les îles Baléares jusqu'au
pied du Vésuve, roulait d'énormes vagues qui, en se rapprochant de
la terre, se repliaient sur elles-mêmes et menaçaient d'engloutir
ces frêles embarcations sous les voûtes humides, qui dans l'obscurité
semblaient des gueules de monstres prêtes à les dévorer.

En approchant de cette limite où l'on allait passer d'une mer
comparativement calme à une mer furieuse, la reine elle-même sentit son
coeur faiblir et sa résolution chanceler. Le roi, de son côté, muet et
immobile, tenant son chien entre ses jambes en le serrant convulsivement
par le cou, regardait d'un oeil fixe et dilaté par la terreur ces
longues vagues qui venaient, comme une troupe de chevaux marins, se
heurter au môle, et, se brisant contre l'obstacle de granit, s'écrouler
à ses pieds en jetant une plainte sinistre et en faisant voler
par-dessus la muraille une écume impalpable et frémissante, qui, dans
l'obscurité, semblait une pluie d'argent.

Malgré cette terrible apparition de la mer, le comte de Thurn, fidèle
observateur des ordres reçus, essaya de franchir l'obstacle et de
dompter la résistance. Debout à l'avant de la barque, cramponné au
plancher, grâce à cet équilibre du marin que de longues années de
navigation peuvent seules donner, faisant face au vent qui avait enlevé
son chapeau et à la mer qui le couvrait de son embrun, il encourageait
les rameurs par ces trois mots répétés de temps en temps avec une
monotone mais ferme accentuation:

--Nagez ferme! nagez!

La barque avançait.

Mais, arrivée à cette limite que nous avons indiquée, la lutte devint
sérieuse. Trois fois, la barque victorieuse surmonta la vague et glissa
sur le versant opposé; mais trois fois la vague suivante la repoussa.

Le comte de Thurn comprit lui-même que c'était de la démence que de
lutter avec un pareil adversaire et se détourna pour demander au roi:

--Sire, qu'ordonnez-vous?

Mais il n'eut pas même le temps d'achever la phrase. Pendant le
mouvement qu'il fit, pendant la seconde qu'il eut l'imprudence
d'abandonner la conduite du bateau, une vague, plus haute et plus
furieuse que les autres, s'abattit sur l'embarcation et la couvrit
d'eau. La barque frémit et craqua. La reine et les jeunes princes, qui
crurent leur dernière heure venue, jetèrent un cri; le chien poussa un
hurlement lugubre.

--Rentrez! cria le comte de Thurn; c'est vouloir tenter Dieu que de
prendre la mer par un pareil temps. D'ailleurs, vers les cinq heures du
matin, il est probable que la mer se calmera.

Les rameurs, évidemment enchantés de l'ordre qui leur était donné, par
un brusque mouvement, se rejetèrent dans le port et allèrent aborder à
l'endroit du quai le plus voisin de la passe.

FIN DU TOME QUATRIÈME.




                               TABLE

  LVI.--Le retour.
  LVII.--Les inquiétudes de Nelson.
  LVIII.--Tout est perdu, voire l'honneur.
  LIX.--Où Sa Majesté commence par ne rien comprendre et finit par
        n'avoir rien compris.
  LX.--Où Vanni touche enfin le but qu'il ambitionnait depuis si
        longtemps.
  LXI.--Ulysse et Circé.
  LXII.--L'interrogatoire de Nicolino.
  LXIII.--L'abbé Pronio.
  LXIV.--Un disciple de Machiavel.
  LXV.--Où Michel le Fou est nommé capitaine en attendant qu'il soit
        nommé colonel.
  LXVI.--Amante, épouse.
  LXVII.--Les deux amiraux.
  LXVIII.--Où est expliquée la différence qu'il y a entre les peuples
        libres et les peuples indépendants.
  LXIX.--Les brigands.
  LXX.--Le souterrain.
  LXXI.--La légende du mont Cassin.
  LXXII.--Le frère Joseph.
  LXXIII.--Le père et le fils.
  LXXIV.--La réponse de l'empereur.
  LXXV.--La fuite.

  FIN DE LA TABLE DU TOME QUATRIÈME




__________________________________
POISSY--TYP. et STÉR. DE V. BOURET.







End of Project Gutenberg's La San-Felice, Tome IV, by Alexandre Dumas

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Volunteers and financial support to provide volunteers with the
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Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
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The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
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