Les Quarante-Cinq — Tome 2

By Alexandre Dumas and Auguste Maquet

Project Gutenberg's Les Quarante-Cinq -- Tome 2, by Alexandre Dumas

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Title: Les Quarante-Cinq -- Tome 2

Author: Alexandre Dumas

Posting Date: March 24, 2015 [EBook #7771]
Release Date: March, 2005
First Posted: May 15, 2003

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUARANTE-CINQ -- TOME 2 ***




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LES QUARANTE-CINQ
DEUXIÈME PARTIE

PAR
ALEXANDRE DUMAS




[Illustration]




XXXII

MESSIEURS LES BOURGEOIS DE PARIS


M. de Mayenne, dont on s'occupait tant au Louvre, et qui s'en doutait si
peu, partit de l'hôtel de Guise par une porte de derrière, et tout botté,
à cheval, comme s'il arrivait seulement de voyage, il se rendit au Louvre,
avec trois gentilshommes.

[Illustration: Le duc n'en avait pas moins une escorte de deux ou trois
cents hommes. -- PAGE 2.]

M. d'Épernon, averti de sa venue, fit annoncer la visite au roi.

M. de Loignac, prévenu de son côté, avait fait donner un second avis aux
quarante-cinq: quinze se tenaient donc, comme il était convenu, dans les
antichambres; quinze dans la cour et quatorze au logis.

Nous disons quatorze, parce qu'Ernauton ayant, comme on le sait, reçu une
mission particulière, ne se trouvait point parmi ses compagnons.

Mais comme la suite de M. de Mayenne n'était de nature à inspirer aucune
crainte, la seconde compagnie reçut l'autorisation de rentrer à la
caserne.

M. de Mayenne, introduit près de Sa Majesté, lui fit avec respect une
visite que le roi accueillit avec affection.

-- Eh bien! mon cousin, lui demanda le roi, vous voilà donc venu visiter
Paris?

-- Oui, sire, dit Mayenne; j'ai cru devoir venir, au nom de mes frères et
au mien, rappeler à Votre Majesté qu'elle n'a pas de plus fidèles sujets
que nous.

-- Par la mordieu! dit Henri, la chose est si connue, qu'à part le plaisir
que vous savez me faire en me visitant, vous pouviez, en vérité, vous
épargner ce petit voyage.

Il faut bien certainement qu'il y ait eu une autre cause.

-- Sire, j'ai craint que votre bienveillance pour la maison de Guise ne
fût altérée par les bruits singuliers que nos ennemis font circuler depuis
quelque temps.

-- Quels bruits? demanda le roi avec cette bonhomie qui le rendait si
dangereux aux plus intimes.

-- Comment! demanda Mayenne un peu déconcerté, Votre Majesté n'aurait rien
ouï dire qui nous fût défavorable?

-- Mon cousin, dit le roi, sachez, une fois pour toutes, que je ne
souffrirais pas qu'on dit ici du mal de MM. de Guise; et comme on sait
cela mieux que vous ne paraissez le savoir, on n'en dit pas, duc.

-- Alors, sire, dit Mayenne, je ne regretterai pas d'être venu, puisque
j'ai eu le bonheur de voir mon roi et de le trouver en pareilles
dispositions; seulement, j'avouerai que ma précipitation aura été inutile.

-- Oh! duc, Paris est une bonne ville d'où l'on a toujours quelque service
à tirer, fit le roi.

-- Oui, sire, mais nous avons nos affaires à Soissons.

-- Lesquelles, duc?

-- Celles de Votre Majesté, sire.

-- C'est vrai, c'est vrai, Mayenne: continuez donc à les faire comme vous
ayez commencé; je sais apprécier et reconnaître comme il faut la conduite
de mes serviteurs.

Le duc se retira en souriant.

Le roi rentra dans sa chambre en se frottant les mains.

Loignac fît un signe à Ernauton qui dit un mot à son valet et se mit à
suivre les quatre cavaliers.

Le valet courut à l'écurie, et Ernauton suivit à pied.

Il n'y avait pas de danger de perdre M. de Mayenne; l'indiscrétion de
Perducas de Pincorney avait fait connaître l'arrivée à Paris d'un prince
de la maison de Guise. A cette nouvelle, les bons ligueurs avaient
commencé à sortir de leurs maisons et à éventer sa trace.

Mayenne n'était pas difficile à reconnaître à ses larges épaules, à sa
taille arrondie et à sa barbe en écuelle, comme dit l'Étoile.

On l'avait donc suivi jusqu'aux portes du Louvre, et, là, les mêmes
compagnons l'attendaient pour le reprendre à sa sortie et l'accompagner
jusqu'aux portes de son hôtel.

En vain Mayneville écartait les plus zélés en leur disant:

-- Pas tant de feu, mes amis, pas tant de feu; vrai Dieu! vous allez nous
compromettre.

Le duc n'en avait pas moins une escorte de deux ou trois cents hommes
lorsqu'il arriva à l'hôtel Saint-Denis où il avait élu domicile.

Ce fut une grande facilité donnée à Ernauton de suivre le duc, sans être
remarqué.

Au moment où le duc rentrait et où il se retournait pour saluer, dans un
des gentilshommes qui saluaient en même temps que lui, il crut reconnaître
le cavalier qui accompagnait ou qu'accompagnait le page qu'il avait fait
entrer par la porte Saint-Antoine, et qui avait montré une si étrange
curiosité à l'endroit du supplice de Salcède.

Presque au même instant, et comme Mayenne venait de disparaître, une
litière fendit la foule. Mayneville alla au devant d'elle: un des rideaux
s'écarta, et, grâce à un rayon de lune, Ernauton crut reconnaître et son
page et la dame de la porte Saint-Antoine.

Mayneville et la dame échangèrent quelques mots, la litière disparut sous
le porche de l'hôtel; Mayneville suivit la litière, et la porte se
referma. Un instant après, Mayneville parut sur le balcon, remercia au nom
du duc les Parisiens, et, comme il se faisait tard, il les invita à
rentrer chez eux, afin que la malveillance ne pût tirer aucun parti de
leur rassemblement.

Tout le monde s'éloigna sur cette invitation, à l'exception de dix hommes
qui étaient entrés à la suite du duc.

Ernauton s'éloigna comme les autres, ou plutôt, tandis que les autres
s'éloignaient, fit semblant de s'éloigner.

Les dix élus qui étaient restés, à l'exclusion de tous autres, étaient les
députés de la Ligue, envoyés à M. de Mayenne pour le remercier d'être
venu, mais en même temps pour le conjurer de décider son frère à venir.

En effet, ces dignes bourgeois que nous avons déjà entrevus pendant la
soirée aux cuirasses, ces dignes bourgeois, qui ne manquaient pas
d'imagination, avaient combiné, dans leurs réunions préparatoires, une
foule de plans auxquels il ne manquait que la sanction et l'appui d'un
chef sur lequel on pût compter.

Bussy-Leclerc venait annoncer qu'il avait exercé trois couvents au
maniement des armes, et enrégimenté cinq cents bourgeois, c'est-à-dire mis
en disponibilité un effectif de mille hommes.

Lachapelle-Marteau avait pratiqué les magistrats, les clercs et tout le
peuple du palais. Il pouvait offrir à la fois le conseil et l'action;
représenter le conseil par deux cents robes noires, l'action par deux
cents hoquetons.

Brigard avait les marchands de la rue des Lombards, des piliers des halles
et de la rue Saint-Denis.

Crucé partageait les procureurs avec Lachapelle-Marteau, et disposait, de
plus, de l'Université de Paris.

Delbar offrait tous les mariniers et les gens du port, dangereuse espèce
formant un contingent de cinq cents hommes.

Louchard disposait de cinq cents maquignons et marchands de chevaux,
catholiques enragés.

Un potier d'étain qui s'appelait Pollard et un charcutier nommé Gilbert
présentaient quinze cents bouchers et charcutiers de la ville et des
faubourgs.

Maître Nicolas Poulain, l'ami de Chicot, offrait tout et tout le monde.

Quand le duc, bien claquemuré dans une chambre sûre, eut entendu ces
révélations et ces offres:

-- J'admire la force de la Ligue, dit-il, mais le but qu'elle vient sans
doute me proposer, je ne le vois pas.

Maître Lachapelle-Marteau s'apprêta aussitôt à faire un discours en trois
points; il était fort prolixe, la chose était connue; Mayenne frissonna.

-- Faisons vite, dit-il.

Bussy-Leclerc coupa la parole à Marteau.

-- Voici, dit-il. Nous avons soif d'un changement; nous sommes les plus
forts, et nous voulons en conséquence ce changement: c'est court, clair et
précis.

-- Mais, demanda Mayenne, comment opérerez-vous pour arriver à ce
changement?

-- Il me semble, dit Bussy-Leclerc avec cette franchise de parole qui chez
un homme de si basse condition que lui pouvait passer pour de l'audace, il
me semble que l'idée de l'Union venant de nos chefs, c'était à nos chefs
et non à nous d'indiquer le but.

-- Messieurs, répliqua Mayenne, vous avez parfaitement raison: le but doit
être indiqué par ceux qui ont l'honneur d'être vos chefs; mais c'est ici
le cas de vous répéter que le général doit être le juge du moment de
livrer la bataille, et qu'il a beau voir ses troupes rangées, armées et
animées, il ne donne le signal de la charge que lorsqu'il croit devoir le
faire.

-- Mais enfin, monseigneur, reprit Crucé, la Ligue est pressée, nous avons
déjà eu l'honneur de vous le dire.

-- Pressée de quoi, monsieur Crucé? demanda Mayenne.

-- Mais d'arriver.

-- A quoi?

-- A notre but; nous avons notre plan aussi, nous.

-- Alors, c'est différent, dit Mayenne; si vous avez votre plan, je n'ai
plus rien à dire.

-- Oui, monseigneur; mais pouvons-nous compter sur votre aide?

-- Sans aucun doute, si ce plan nous agrée, à mon frère et à moi.

-- C'est probable, monseigneur, qu'il vous agréera.

-- Voyons ce plan, alors.

Les ligueurs se regardèrent: deux ou trois firent signe à Lachapelle-
Marteau de parler.

Lachapelle-Marteau s'avança et parut solliciter du duc la permission de
s'expliquer.

-- Dites, fit le duc.

-- Le voici, monseigneur, dit Marteau: il nous est venu, à Leclerc, à
Crucé et à moi; nous l'avons médité, et il est probable que son résultat
est certain.

-- Au fait, monsieur Marteau, au fait.

-- Il y a plusieurs points dans la ville qui relient toutes les forces de
la ville entre elles: le grand et le petit Châtelet, le palais du Temple,
l'Hôtel-de-Ville, l'Arsenal et le Louvre.

-- C'est vrai, dit le duc.

-- Tous ces points sont défendus par des garnisons à demeure, mais peu
difficiles à forcer, parce qu'elles ne peuvent s'attendre à un coup de
main.

-- J'admets encore ceci, dit le duc.

-- Cependant la ville se trouve en outre défendue, d'abord par le
chevalier du guet avec ses archers, lesquels promènent aux endroits en
péril la véritable défense de Paris.

Voici ce que nous avons imaginé:

Saisir chez lui le chevalier du guet, qui loge à la Couture-Sainte-
Catherine.

Le coup de main peut se faire sans éclat, l'endroit étant désert et
écarté.

Mayenne secoua la tête.

-- Si désert et si écarté qu'il soit, dit-il, on n'enfonce pas une bonne
porte, et l'on ne tire pas une vingtaine de coups d'arquebuse sans un peu
d'éclat.

-- Nous avons prévu cette objection, monseigneur, dit Marteau; un des
archers du chevalier du guet est à nous. Au milieu de la nuit nous irons
frapper à la porte, deux ou trois seulement: l'archer ouvrira: il ira
prévenir le chevalier que Sa Majesté veut lui parler. Cela n'a rien
d'étrange: une fois par mois, à peu près, le roi mande cet officier pour
des rapports et des expéditions. La porte ouverte ainsi, nous faisons
entrer dix hommes, des mariniers qui logent au quartier Saint-Paul, et qui
expédient le chevalier du guet.

-- Qui égorgent, c'est-à-dire?

-- Oui, monseigneur. Voilà donc les premiers ordres de défense
interceptés. Il est vrai que d'autres magistrats, d'autres fonctionnaires
peuvent être mis en avant par les bourgeois trembleurs ou les politiques.
Il y a M. le président, il y a M. d'O, il y a M. de Chiverny, M. le
procureur Laguesle; eh bien! on forcera leurs maisons à la même heure: la
Saint-Barthélemy nous a appris comment cela se faisait, et on les traitera
comme on aura traité M. le chevalier du guet.

-- Ah! ah! fit le duc, qui trouvait la chose grave.

-- Ce sera une excellente occasion, monseigneur, de courir sus aux
politiques, tous désignés dans nos quartiers, et d'en finir avec les
hérésiarques religieux et les hérésiarques politiques.

-- Tout cela est à merveille, messieurs, dit Mayenne, mais vous ne m'avez
pas expliqué si vous prendrez aussi en un moment le Louvre, véritable
château-fort, où veillent incessamment des gardes et des gentilshommes. Le
roi, si timide qu'il soit, ne se laissera pas égorger comme le chevalier
du guet; il mettra l'épée à la main, et, pensez-y bien, il est le roi; sa
présence fera beaucoup d'effet sur les bourgeois, et vous vous ferez
battre.

-- Nous avons choisi quatre mille hommes pour cette expédition du Louvre,
monseigneur, et quatre mille hommes qui n'aiment pas assez le Valois pour
que sa présence produise sur eux l'effet que vous dites.

-- Vous croyez que cela suffira?

-- Sans doute, nous serons dix contre un, dit Bussy-Leclerc.

-- Et les Suisses? Il y en a quatre mille, messieurs.

-- Oui, mais ils sont à Lagny, et Lagny est à huit lieues de Paris; donc,
en admettant que le roi puisse les faire prévenir, deux heures aux
messagers pour faire la course à cheval, huit heures aux Suisses pour
faire la route à pied, cela fera dix heures; et ils arriveront juste à
temps pour être arrêtés aux barrières, car, en dix heures, nous serons
maîtres de toute la ville.

-- Eh bien, soit, j'admets tout cela; le chevalier du guet est égorgé, les
politiques sont détruits, les autorités de la ville ont disparu, tous les
obstacles sont renversés, enfin: vous avez arrêté sans doute ce que vous
feriez alors?

-- Nous faisons un gouvernement d'honnêtes gens que nous sommes, dit
Brigard, et pourvu que nous réussissions dans notre petit commerce, que
nous ayons le pain assuré pour nos enfants et nos femmes, nous ne désirons
rien de plus. Un peu d'ambition peut-être fera désirer à quelques-uns
d'entre nous d'être dizainiers, ou quarteniers, ou commandants d'une
compagnie de milice; eh bien! monsieur le duc, nous le serons, mais voilà
tout; vous voyez que nous ne sommes point exigeants.

[Illustration: Où diable courez-vous à cette heure? -- PAGE 7.]

-- Monsieur Brigard, vous parlez d'or, dit le duc; oui, vous êtes
honnêtes, je le sais bien, et vous ne souffrirez dans vos rangs aucun
mélange.

-- Oh! non, non! s'écrièrent plusieurs voix; pas de lie avec le bon vin.

-- A merveille! dit le duc, voilà parler. Maintenant, voyons: ça, monsieur
le lieutenant de la prévôté, y a-t-il beaucoup de fainéants et de mauvais
peuple dans l'Île-de-France?

Nicolas Poulain, qui ne s'était pas mis une seule fois en avant, s'avança
comme malgré lui.

-- Oui, certes, monseigneur, dit-il, il n'y en a que trop.

-- Pouvez-vous nous donner à peu près le chiffre de cette populace?

-- Oui, à peu près.

-- Estimez donc, maître Poulain.

Poulain se mit à compter sur ses doigts.

-- Voleurs, trois à quatre mille;

Oisifs et mendiants, deux mille à deux mille cinq cents;

Larrons d'occasion, quinze cents à deux mille;

Assassins, quatre à cinq cents.

-- Bon! voilà, au bas chiffre, six mille ou six mille cinq cents gredins
de sac et de corde. A quelle religion appartiennent ces gens-là?

-- Plaît-il, monseigneur? interrogea Poulain.

-- Je demande s'ils sont catholiques ou huguenots.

Poulain se mit à rire.

-- Ils sont de toutes les religions, monseigneur, dit-il, ou plutôt d'une
seule: leur Dieu est l'or, et le sang est leur prophète.

-- Bien, voilà pour la religion religieuse, si l'on peut dire cela; et
maintenant, en religion politique, qu'en dirons-nous? Sont-ils valois,
ligueurs, politiques zélés, ou navarrais?

-- Ils sont bandits et pillards.

-- Monseigneur, ne supposez pas, dit Crucé, que nous irons jamais prendre
ces gens pour alliés.

-- Non, certes, je ne le suppose pas, monsieur Crucé, et c'est bien ce qui
me contrarie.

-- Et pourquoi cela vous contrarie-t-il, monseigneur? demandèrent avec
surprise quelques membres de la députation.

-- Ah! c'est que, comprenez bien, messieurs, ces gens-là qui n'ont pas
d'opinion, et qui par conséquent ne fraternisent pas avec vous, voyant
qu'il n'y a plus à Paris de magistrats, plus de force publique, plus de
royauté, plus rien enfin de ce qui les contient encore, se mettront à
piller vos boutiques pendant que vous ferez la guerre, et vos maisons
pendant que vous occuperez le Louvre: tantôt ils se mettront avec les
Suisses contre vous, tantôt avec vous contre les Suisses, de façon qu'ils
seront toujours les plus forts.

-- Diable, firent les députés en se regardant entre eux.

-- Je crois que c'est assez grave pour qu'on y pense, n'est-ce pas,
messieurs? dit le duc. Quant à moi, je m'en occupe fort, et je chercherai
un moyen de parer à cet inconvénient, car votre intérêt avant le nôtre,
c'est la devise de mon frère et la mienne.

Les députés firent entendre un murmure d'approbation.

-- Messieurs, maintenant permettez à un homme qui a fait vingt-quatre
lieues à cheval dans sa nuit et dans sa journée, d'aller dormir quelques
heures; il n'y a pas péril dans la demeure, quant à présent du moins,
tandis que si vous agissez il y en aurait: ce n'est point votre avis peut-
être?

-- Oh! si fait, monsieur le duc, dit Brigard.

-- Très bien.

-- Nous prenons donc bien humblement congé de vous, monseigneur, continua
Brigard, et quand vous voudrez bien nous fixer une nouvelle réunion....

-- Ce sera le plus tôt possible, messieurs, soyez tranquilles, dit
Mayenne; demain peut-être, après-demain au plus tard.

Et prenant effectivement congé d'eux, il les laissa tout étourdis de cette
prévoyance qui avait découvert un danger auquel ils n'avaient pas même
songé.

Mais à peine avait-il disparu qu'une porte cachée dans la tapisserie
s'ouvrit et qu'une femme s'élança dans la salle.

-- La duchesse! s'écrièrent les députés.

-- Oui, messieurs! s'écria-t-elle, et qui vient vous tirer d'embarras,
même!

Les députés qui connaissaient sa résolution, mais qui en même temps
craignaient son enthousiasme, s'empressèrent autour d'elle.

-- Messieurs, continua la duchesse en souriant, ce que n'ont pu faire les
Hébreux, Judith seule l'a fait; espérez, moi aussi, j'ai mon plan.

Et présentant aux ligueurs deux blanches mains, que les plus galants
baisèrent, elle sortit par la porte qui avait déjà donné passage à
Mayenne.

-- Tudieu! s'écria Bussy-Leclerc en se léchant les moustaches et en
suivant la duchesse, je crois décidément que voilà l'homme de la famille.

-- Ouf! murmura Nicolas Poulain en essuyant la sueur qui avait perlé sur
son front à la vue de madame de Montpensier, je voudrais bien être hors de
tout ceci.




XXXIII

FRÈRE BORROMÉE


Il était dix heures du soir à peu près: MM. les députés s'en retournaient
assez contrits, et à chaque coin de rue qui les rapprochait de leurs
maisons particulières, ils se quittaient en échangeant leurs civilités.

Nicolas Poulain, qui demeurait le plus loin de tous, chemina seul et le
dernier, réfléchissant profondément à la situation perplexe qui lui avait
fait pousser l'exclamation par laquelle commence le dernier paragraphe de
notre dernier chapitre.

En effet, la journée avait été pour tout le monde, et particulièrement
pour lui, fertile en événements.

Il rentrait donc chez lui, tout frissonnant de ce qu'il venait d'entendre,
et se disant que si l'Ombre avait jugé à propos de le pousser à une
dénonciation du complot de Vincennes, Robert Briquet ne lui pardonnerait
jamais de n'avoir pas révélé le plan de manoeuvre si naïvement développé
par Lachapelle-Marteau devant M. de Mayenne.

Au plus fort de ses réflexions, et au milieu de la rue de la Pierre-au-
Réal, espèce de boyau large de quatre pieds, qui conduisait rue Neuve-
Saint-Méry, Nicolas Poulain vit accourir, en sens opposé à celui dans
lequel il marchait, une robe de Jacobin retroussée jusqu'aux genoux.

Il fallait se ranger, car deux chrétiens ne pouvaient passer de front dans
cette rue.

Nicolas Poulain espérait que l'humilité monacale lui céderait le haut
pavé, à lui homme d'épée; mais il n'en fut rien: le moine courait comme un
cerf au lancer; il courait si fort qu'il eût renversé une muraille, et
Nicolas Poulain, tout en maugréant, se rangea pour n'être point renversé.

Mais alors commença pour eux, dans cette gaine bordée de maisons,
l'évolution agaçante qui a lieu entre deux hommes indécis qui voudraient
passer tous deux, qui tiennent à ne pas s'embrasser, et qui se trouvent
toujours ramenés dans les bras l'un de l'autre.

Poulain jura, le moine sacra, et l'homme de robe, moins patient que
l'homme d'épée, le saisit par le milieu du corps pour le coller contre la
muraille.

Dans ce conflit, et comme ils étaient sur le point de se gourmer, ils se
reconnurent.

-- Frère Borromée! dit Poulain.

-- Maître Nicolas Poulain! s'écria le moine.

-- Comment vous portez-vous? reprit Poulain, avec cette admirable bonhomie
et cette inaltérable mansuétude du bourgeois parisien.

-- Très mal, répondit le moine, beaucoup plus difficile à calmer que le
laïque, car vous m'avez mis en retard et j'étais fort pressé.

-- Diable d'homme que vous êtes! répliqua Poulain; toujours belliqueux
comme un Romain! Mais où diable courez-vous à cette heure avec tant de
hâte? est-ce que le prieuré brûle?

-- Non pas; mais j'étais allé chez madame la duchesse pour parler à
Mayneville.

-- Chez quelle duchesse?

-- Il n'y en a qu'une seule, ce me semble, chez laquelle on puisse parler
à Mayneville, dit Borromée, qui d'abord avait cru pouvoir répondre
catégoriquement au lieutenant de la prévôté, parce que ce lieutenant
pouvait le faire suivre, mais qui cependant ne voulait pas être trop
communicatif avec le curieux.

[Illustration: Bon! Me voilà conseiller du royaume de Navarre. -- PAGE
13.]

-- Alors, reprit Nicolas Poulain, qu'alliez-vous faire chez madame de
Montpensier?

-- Eh! mon Dieu! c'est tout simple, dit Borromée, cherchant une réponse
spécieuse; notre révérend prieur a été sollicité par madame la duchesse de
devenir son directeur; il avait accepté, mais un scrupule de conscience
l'a pris, et il refuse. L'entrevue était fixée à demain: je dois donc, de
la part de dom Modeste Gorenflot, dire à la duchesse qu'elle ne compte
plus sur lui.

-- Très bien; mais vous n'avez pas l'air d'aller du côté de l'hôtel de
Guise, mon très cher frère; je dirai même plus, c'est que vous lui tournez
parfaitement le dos.

-- C'est vrai, reprit frère Borromée, puisque j'en viens.

-- Mais où allez-vous alors?

-- On m'a dit, à l'hôtel, que madame la duchesse était allée faire visite
à M. de Mayenne, arrivé ce soir et logé à l'hôtel Saint-Denis.

-- Toujours vrai. Effectivement, dit Poulain, le duc est à l'hôtel Saint-
Denis, et la duchesse est près du duc; mais, compère, à quoi bon, je vous
prie, jouer au fin avec moi? Ce n'est pas d'ordinaire le trésorier qu'on
envoie faire les commissions du couvent.

-- Auprès d'une princesse, pourquoi pas?

-- Et ce n'est pas vous, le confident de Mayneville, qui croyez aux
confessions de madame la duchesse de Montpensier.

-- A quoi donc croirais-je?

-- Que diable! mon cher, vous savez bien la distance qu'il y a du prieuré
au milieu de la route, puisque vous me l'avez fait mesurer: prenez garde!
vous m'en dites si peu que j'en croirai peut-être beaucoup trop.

-- Et vous aurez tort, cher monsieur Poulain; je ne sais rien autre chose.
Maintenant ne me retenez pas, je vous prie, car je ne trouverais plus
madame la duchesse.

-- Vous la trouverez toujours chez elle où elle reviendra et où vous
auriez pu l'attendre.

-- Ah! dame! fit Borromée, je ne suis pas fâché non plus de voir un peu M.
le duc.

-- Allons donc.

-- Car enfin vous le connaissez: si une fois je le laisse partir chez sa
maîtresse, on ne pourra plus mettre la main dessus.

-- Voilà qui est parlé. Maintenant que je sais à qui vous avez affaire, je
vous laisse; adieu, et bonne chance.

Borromée, voyant le chemin libre, jeta, en échange des souhaits qui lui
étaient adressés, un leste bonsoir à Nicolas Poulain, et s'élança dans la
voie ouverte.  -- Allons, allons: il y a encore quelque chose de nouveau,
se dit Nicolas Poulain en regardant la robe du jacobin qui s'effaçait peu
à peu dans l'ombre; mais quel diable de besoin ai-je donc de savoir ce qui
se passe? est-ce que je prendrais goût par hasard au métier que je suis
condamné à faire? fi donc!

Et il s'alla coucher, non point avec le calme d'une bonne conscience, mais
avec la quiétude que nous donne dans toutes les positions de ce monde, si
fausses qu'elles soient, l'appui d'un plus fort que nous.

Pendant ce temps Borromée continuait sa course, à laquelle il imprimait
une vitesse qui lui donnait l'espérance de rattraper le temps perdu.

Il connaissait en effet les habitudes de M. de Mayenne, et avait sans
doute, pour être bien informé, des raisons qu'il n'avait pas cru devoir
détailler à maître Nicolas Poulain.

Toujours est-il qu'il arriva suant et soufflant à l'hôtel Saint-Denis, au
moment où le duc et la duchesse, ayant causé de leurs grandes affaires, M.
de Mayenne allait congédier sa soeur pour être libre d'aller rendre visite
à cette dame de la Cité dont nous savons que Joyeuse avait à se plaindre.

Le frère et la soeur, après plusieurs commentaires sur l'accueil du roi et
sur le plan des dix, étaient convenus des faits suivants.

Le roi n'avait pas de soupçons, et se faisait de jour en jour plus facile
à attaquer.

L'important était d'organiser la Ligue dans les provinces du nord, tandis
que le roi abandonnait son frère et qu'il oubliait Henri de Navarre.  De
ces deux derniers ennemis, le duc d'Anjou, avec sa sourde ambition, était
le seul à craindre; quant à Henri de Navarre, on le savait par des espions
bien renseignés, il ne s'occupait que de faire l'amour à ses trois ou
quatre maîtresses.

-- Paris était préparé, disait tout haut Mayenne; mais leur alliance avec
la famille royale donnait de la force aux politiques et aux vrais
royalistes; il fallait attendre une rupture entre le roi et ses alliés:
cette rupture, avec le caractère inconstant de Henri, ne pouvait pas
tarder à avoir lieu.

Or, comme rien ne presse, continuait de dire Mayenne, attendons. -- Moi,
disait tout bas la duchesse, j'avais besoin de dix hommes répandus dans
tous les quartiers de Paris pour soulever Paris après ce coup que je
médite; j'ai trouvé ces dix hommes, je ne demande plus rien.

Ils en étaient là, l'un de son dialogue, l'autre de ses _apartés_, lorsque
Mayneville entra tout à coup, annonçant que Borromée voulait parler à M.
le duc.

-- Borromée! fit le duc surpris, qu'est-ce que cela?

-- C'est, monseigneur, répondit Mayneville, celui que vous m'envoyâtes de
Nancy, quand je demandai à Votre Altesse un homme d'action et un homme
d'esprit.

-- Je me rappelle! je vous répondis que j'avais les deux en un seul, et je
vous envoyai le capitaine Borroville. A-t-il changé de nom, et s'appelle-
t-il Borromée?

-- Oui, monseigneur, de nom et d'uniforme; il s'appelle Borromée, et est
jacobin.

-- Borroville, jacobin!

-- Oui, monseigneur.

-- Et pourquoi donc est-il jacobin? Le diable doit bien rire, s'il l'a
reconnu sous le froc.

-- Pourquoi il est jacobin? La duchesse fit un signe à Mayneville. Vous le
saurez plus tard, continua celui-ci, c'est notre secret, monseigneur; et,
en attendant, écoutons le capitaine Borroville, ou le frère Borromée,
comme il vous plaira.

-- Oui, d'autant plus que sa visite m'inquiète, dit madame de Montpensier.

-- Et moi aussi, je l'avoue, dit Mayneville.

-- Alors introduisez-le sans perdre un instant, dit la duchesse.

Quant au duc, il flottait entre le désir d'entendre le messager et la
crainte de manquer au rendez-vous de sa maîtresse.

Il regardait à la porte et à l'horloge.  La porte s'ouvrit, et l'horloge
sonna onze heures.

-- Eh! Borroville, dit le duc, ne pouvant s'empêcher de rire, malgré un
peu de mauvaise humeur, comme vous voilà déguisé, mon ami!  --
Monseigneur, dit le capitaine, je suis en effet bien mal à mon aise sous
cette diable de robe; mais enfin, il faut ce qu'il faut, comme disait M.
de Guise le père.

-- Ce n'est pas moi, toujours, qui vous ai fourré dans cette robe-là,
Borroville, dit le duc; ne m'en gardez donc point rancune, je vous prie.
-- Non, monseigneur, c'est madame la duchesse; mais je ne lui en veux pas,
puisque j'y suis pour son service.  -- Bien, merci, capitaine; et
maintenant, voyons, qu'avez-vous à nous dire si tard?

-- Ce que malheureusement je n'ai pu vous dire plus tôt, monseigneur, car
j'avais tout le prieuré sur les bras.

-- Eh bien! maintenant parlez.

-- Monsieur le duc, dit Borroville, le roi envoie ses secours à M. le duc
d'Anjou.

-- Bah! dit Mayenne, nous connaissons cette chanson-là; voilà trois ans
qu'on nous la chante.

-- Oh! oui, mais cette fois, monseigneur, je vous donne la nouvelle comme
sûre.  -- Hum! dit Mayenne, avec un mouvement de tête pareil à celui d'un
cheval qui se cabre, comme sûre?  -- Aujourd'hui même, c'est-à-dire la
nuit dernière, à deux heures du matin, M. de Joyeuse est parti pour Rouen.
Il prend la mer à Dieppe et porte à Anvers trois mille hommes.  -- Oh! oh!
fit le duc; et qui vous a dit cela, Borroville?

-- Un homme qui lui-même part pour la Navarre, monseigneur.

-- Pour la Navarre! chez Henri?

-- Oui, monseigneur.

-- Et de la part de qui va-t-il chez Henri?

-- De la part du roi; oui, monseigneur, de la part du roi, et avec une
lettre du roi.

-- Quel est cet homme?

-- Il s'appelle Robert Briquet.

-- Après?

-- C'est un grand ami de dom Gorenflot.

-- Un grand ami de dom Gorenflot?

-- Ils se tutoient. -- Ambassadeur du roi?

-- Ceci, j'en suis assuré; il a du prieuré envoyé chercher au Louvre une
lettre de créance, et c'est un de nos moines qui a fait la commission.

-- Et ce moine?

-- C'est notre petit guerrier, Jacques Clément, celui-là même que vous
avez remarqué, madame la duchesse.

-- Et il ne vous a pas communiqué cette lettre? dit Mayenne; le maladroit!
-- Monseigneur, le roi ne la lui a point remise; il l'a fait porter au
messager par des gens à lui.

-- Il faut avoir cette lettre, morbleu!

-- Certainement qu'il faut l'avoir, dit la duchesse.

-- Comment n'avez-vous point songé à cela? dit Mayneville.

-- J'y avais si bien pensé que j'avais voulu adjoindre au messager un de
mes hommes, un Hercule; mais Robert Briquet s'en est défié et l'a renvoyé.

-- Il fallait y aller vous-même.

-- Impossible.

-- Pourquoi cela?

-- Il me connaît.

-- Pour moine, mais pas pour capitaine, j'espère?

-- Ma foi, je n'en sais rien: ce Robert Briquet a l'oeil fort
embarrassant.

-- Quel homme est-ce donc? demanda Mayenne.

-- Un grand sec, tout nerfs, tout muscles et tout os, adroit, railleur et
taciturne.

-- Ah! ah! et maniant l'épée?

-- Comme celui qui l'a inventée, monseigneur.

-- Figure longue?

-- Monseigneur, il a toutes les figures.

-- Ami du prieur?

-- Du temps qu'il était simple moine.

-- Oh! j'ai un soupçon, fit Mayenne en fronçant le sourcil, et je
m'éclaircirai.

-- Faites vite, monseigneur, car, fendu comme il est, ce gaillard-là doit
marcher rondement.

-- Borroville, dit Mayenne, vous allez partir pour Soissons, où est mon
frère.

-- Mais le prieuré, monseigneur?

-- Êtes-vous donc si embarrassé, dit Mayneville, de faire une histoire à
dom Modeste, et ne croit-il point tout ce que vous voulez lui faire
croire?

-- Vous direz à M. de Guise, continua Mayenne, tout ce que vous savez de
la mission de M. de Joyeuse.

-- Oui, monseigneur.

-- Et la Navarre, que vous oubliez, Mayenne? dit la duchesse.

-- Je l'oublie si peu que je m'en charge, répondit Mayenne. Qu'on me selle
un cheval frais, Mayneville.

Puis il ajouta tout bas:

-- Vivrait-il encore? Oh! oui, il doit vivre!




XXXIV

CHICOT LATINISTE


Après le départ des jeunes gens, on se rappelle que Chicot avait marché
d'un pas rapide.

Mais aussi, dès qu'ils eurent disparu dans le vallon que forme la côte du
pont de Juvisy sur l'Orge, Chicot qui semblait, comme Argus, avoir le
privilège de voir par derrière et qui ne voyait plus ni Ernauton ni
Sainte-Maline, Chicot s'arrêta au point culminant de la butte, interrogea
l'horizon, les fossés, la plaine, les buissons, la rivière, tout enfin,
jusqu'aux nuages pommelés qui glissaient obliquement derrière les grands
ormes du chemin, et sûr de n'avoir aperçu personne qui le gênât ou
l'espionnât, il s'assit au revers d'un fossé, le dos appuyé contre un
arbre et commença ce qu'il appelait son examen de conscience.

Il avait deux bourses d'argent, car il s'était aperçu que le sachet remis
par Sainte-Maline, outre la lettre royale, contenait certains objets
arrondis et roulants qui ressemblaient fort à de l'or ou à de l'argent
monnayé.

Le sachet était une véritable bourse royale, chiffrée de deux H, un brodé
dessus, l'autre brodé dessous.

-- C'est joli, dit Chicot en considérant la bourse, c'est charmant de la
part du roi! Son nom, ses armes! on n'est pas plus généreux et plus
stupide!

Décidément, jamais je ne ferai rien de lui.

Ma parole d'honneur, continua Chicot, si une chose m'étonne, c'est que ce
bon et excellent roi n'ait pas du même coup fait broder sur la même bourse
la lettre qu'il m'envoie porter à son beau-frère, et mon reçu. Pourquoi
nous gêner? Tout le monde politique est au grand air aujourd'hui:
politiquons comme tout le monde. Bah! quand on assassinerait un peu ce
pauvre Chicot, comme on a déjà fait du courrier que ce même Henri envoyait
à Rome à M. de Joyeuse, ce serait un ami de moins, voilà tout; et les amis
sont si communs par le temps qui court, qu'on peut en être prodigue.

Que Dieu choisit mal quand il choisit!

Maintenant, voyons d'abord ce qu'il y a d'argent dans la bourse, nous
examinerons la lettre après: cent écus! juste la même somme que j'ai
empruntée à Gorenflot. Ah! pardon, ne calomnions pas: voilà un petit
paquet... de l'or d'Espagne, cinq quadruples. Allons! allons! c'est
délicat; il est bien gentil, Henriquet! eh! en vérité, n'étaient les
chiffres et les fleurs de lis, qui me paraissent superflus, je lui
enverrais un gros baiser.

Maintenant cette bourse-là me gêne; il me semble que les oiseaux, en
passant au-dessus de ma tête, me prennent pour un émissaire royal et vont
se moquer de moi, ou, ce qui serait bien pis, me dénoncer aux passants.

Chicot vida sa bourse dans le creux de sa main, tira de sa poche le simple
sac de toile de Gorenflot, y fit passer l'argent et l'or, en disant aux
écus:

-- Vous pouvez demeurer tranquillement ensemble, mes enfants, car vous
venez du même pays.

Puis, tirant à son tour la lettre du sachet, il y mit en sa place un
caillou qu'il ramassa, referma les cordons de la bourse sur le caillou et
le lança, comme un frondeur fait d'une pierre, dans l'Orge qui serpentait
au-dessous du pont.

L'eau jaillit, deux ou trois cercles en diaprèrent la calme surface, et
allèrent, en s'élargissant, se briser contre ses bords.

-- Voilà pour moi, dit Chicot; maintenant travaillons pour Henri.

Et il prit la lettre qu'il avait posée à terre pour lancer la bourse plus
facilement dans la rivière.

Mais il venait par le chemin un âne chargé de bois.

Deux femmes conduisaient cet âne qui marchait d'un pas aussi fier que si,
au lieu de bois, il eût porté des reliques.

Chicot cacha la lettre sous sa large main, appuyée sur le sol, et les
laissa passer.

Une fois seul, il reprit la lettre, en déchira l'enveloppe et en brisa le
sceau avec la plus imperturbable tranquillité, et comme s'il se fût agi
d'une simple lettre de procureur.

Puis il reprit l'enveloppe qu'il roula entre ses deux mains, le sceau
qu'il broya entre deux pierres, et envoya le tout rejoindre le sachet.

-- Maintenant, dit Chicot, voyons le style.

Et il déploya la lettre et lut:

    « Notre très cher frère, cet amour profond que vous portait notre très
    cher frère et roi défunt, Charles IX, habite encore sous les voûtes du
    Louvre et me tient au coeur opiniâtrement. »

Chicot salua.

    « Aussi me répugne-t-il d'avoir à vous entretenir d'objets tristes et
    fâcheux; mais vous êtes fort dans la fortune contraire; aussi je
    n'hésite plus à vous communiquer de ces choses qu'on ne dit qu'à des
    amis vaillants et éprouvés. »

Chicot interrompit et salua de nouveau.

    « D'ailleurs, continua-t-il, j'ai un intérêt royal à vous persuader
    cet intérêt: c'est l'honneur de mon nom et du vôtre, mon frère.

    Nous nous ressemblons en ce point, que nous sommes tous deux entourés
    d'ennemis. Chicot vous l'expliquera. »

-- _Chicotus explicabit!_ dit Chicot, ou plutôt _evolvet_, ce qui est
infiniment plus élégant.

    « Votre serviteur, M. le vicomte de Turenne, fournit des sujets
    quotidiens de scandale à votre cour. A Dieu ne plaise que je regarde
    en vos affaires, sinon pour votre bien et honneur! mais votre femme,
    qu'à mon grand regret je nomme ma soeur, devrait avoir ce souci pour
    vous en mon lieu et place... ce qu'elle ne fait. »

-- Oh! oh! dit Chicot continuant ses traductions latines: _Quaeque omittit
facere_. C'est dur.

    « Je vous engage donc à veiller, mon frère, à ce que les intelligences
    de Margot avec le vicomte de Turenne, étrangement lié avec nos amis
    communs, n'apportent honte et dommage à la maison de Bourbon. Faites
    un bon exemple aussitôt que vous serez sûr du fait, et assurez-vous du
    fait aussitôt que vous aurez ouï Chicot expliquant ma lettre. »

-- _Statim atque audiveris Chicotum litteras explicantem._

Poursuivons, dit Chicot.

    « Il serait fâcheux que le moindre soupçon planât sur la légitimité de
    votre héritage, mon frère, point précieux auquel Dieu m'interdit de
    songer; car, hélas! moi, je suis condamné d'avance à ne pas revivre
    dans ma postérité.

    Les deux complices que, comme frère et comme roi, je vous dénonce,
    s'assemblent la plupart du temps en un petit château qu'on appelle
    Loignac. Ils choisissent le prétexte d'une chasse; ce château est en
    outre un foyer d'intrigues auxquelles les messieurs de Guise ne sont
    point étrangers; car vous savez, à n'en pas douter, mon cher Henri, de
    quel étrange amour ma soeur a poursuivi Henri de Guise et mon propre
    frère, M. d'Anjou, du temps que je portais ce nom moi-même, et qu'il
    s'appelait, lui, duc d'Alençon. »

-- _Quo et quam irregulari amore sit prosecuta et Henricum Guisium et
germanum meum_, etc.

    « Je vous embrasse et vous recommande mes avis, tout prêt d'ailleurs à
    vous aider en tout et pour tout. En attendant, aidez-vous des avis de
    Chicot, que je vous envoie. »

-- _Age, auctore Chicoto._ Bon! me voilà conseiller du royaume de Navarre.

    « Votre affectionné, etc., etc. »

Ayant lu ainsi, Chicot posa sa tête entre ses deux mains.

-- Oh! fit-il, voilà, ce me semble, une assez mauvaise commission, et qui
me prouve qu'en fuyant un mal, comme dit Horatius Flaccus, on tombe dans
un pire.

En vérité, j'aime mieux Mayenne.

Et cependant, à part son diable de sachet broché que je ne lui pardonne
pas, la lettre est d'un habile homme. En effet, en supposant Henriot pétri
de la pâte qui sert d'ordinaire à faire les maris, cette lettre le
brouille du même coup avec sa femme, Turenne, Anjou, Guise, et même avec
l'Espagne. En effet, pour que Henri de Valois soit si bien informé, au
Louvre, de ce qui se passe chez Henri de Navarre, à Pau, il faut qu'il ait
quelque espion là-bas, et cet espion va fort intriguer Henriot.

D'un autre côté, cette lettre va m'attirer force désagréments si je
rencontre un Espagnol, un Lorrain, un Béarnais ou un Flamand, assez
curieux pour chercher à savoir ce que l'on m'envoie faire en Béarn.

Or, je serais bien imprévoyant si je ne m'attendais point à la rencontre
de quelqu'un de ces curieux-là.

Mons Borromée surtout, ou je me trompe fort, doit me réserver quelque
chose.

Deuxième point.

Quelle chose Chicot a-t-il cherchée, lorsqu'il a demandé une mission près
du roi Henri?

La tranquillité était son but.

Or, Chicot va brouiller le roi de Navarre avec sa femme.

Ce n'est point l'affaire de Chicot, attendu que Chicot, en brouillant
entre eux de si puissants personnages, va se faire des ennemis mortels qui
l'empêcheront d'atteindre l'âge heureux de quatre-vingts ans.

Ma foi, tant mieux, il ne fait bon vivre que tant qu'on est jeune.

Mais autant valait alors attendre le coup de couteau de M. de Mayenne.

Non, car il faut réciprocité en toute chose; c'est la devise de Chicot.

Chicot poursuivra donc son voyage.

Mais Chicot est homme d'esprit, et Chicot prendra ses précautions. En
conséquence, il n'aura sur lui que de l'argent, afin que si l'on tue
Chicot, on ne fasse tort qu'à lui.

Chicot va donc mettre la dernière main à ce qu'il a commencé, c'est-à-dire
qu'il va traduire d'un bout à l'autre cette belle épître en latin, et se
l'incruster dans la mémoire où déjà elle est gravée aux deux tiers; puis
il achètera un cheval, parce que réellement, de Juvisy à Pau, il faut
mettre trop de fois le pied droit devant le pied gauche.

Mais avant toutes choses, Chicot déchirera la lettre de son ami Henri de
Valois en un nombre infini de petits morceaux, et il aura soin surtout que
ces petits morceaux s'en aillent, réduits à l'état d'atomes, les uns dans
l'Orge, les autres dans l'air, et que le reste enfin soit confié à la
terre, notre mère commune, dans le sein de laquelle tout retourne, même
les sottises des rois.

Quand Chicot aura fini ce qu'il commence...

Et Chicot s'interrompit pour exécuter son projet de division. Le tiers de
la lettre s'en alla donc par eau, l'autre tiers par l'air, et le troisième
tiers disparut dans un trou creusé à cet effet avec un instrument qui
n'était ni une dague ni un couteau, mais qui pouvait au besoin remplacer
l'un et l'autre, et que Chicot portait à sa ceinture.

Lorsqu'il eut fini cette opération il continua:

-- Chicot se remettra en route avec les précautions les plus minutieuses,
et il dînera en la bonne ville de Corbeil, comme un honnête estomac qu'il
est.

En attendant, occupons-nous, continua Chicot, du thème latin que nous
avons décidé de faire; je crois que nous allons composer un assez joli
morceau.

Tout à coup Chicot s'arrêta; il venait de s'apercevoir qu'il ne pouvait
traduire en latin le mot Louvre; cela le contrariait fort.

Il était également forcé de macaroniser le mot Margot en Margota, comme il
avait déjà fait de Chicot en Chicotus, attendu que, pour bien dire, il eût
fallu traduire Chicot par Chicôt, et Margot par Margôt, ce qui n'était
plus latin, mais grec.

Quant à Margarita, il n'y pensait point; la traduction, à son avis, n'eût
point été exacte.

Tout ce latin, avec la recherche du purisme et la tournure cicéronienne,
conduisit Chicot jusqu'à Corbeil, ville agréable, où le hardi messager
regarda un peu les merveilles de Saint-Spire et beaucoup celles d'un
rôtisseur-traiteur-aubergiste qui parfumait de ses vapeurs appétissantes
les alentours de la cathédrale.

Nous ne décrirons point le festin qu'il fit; nous n'essaierons point de
peindre le cheval qu'il acheta dans l'écurie de l'hôtelier; ce serait nous
imposer une tâche trop rigoureuse; disons seulement que le repas fut assez
long et le cheval assez défectueux pour nous fournir, si notre conscience
était moins grande, la matière de près d'un volume.




XXXV

LES QUATRE VENTS


Chicot, avec son petit cheval qui devait être un bien fort cheval pour
porter un si grand personnage; Chicot, après avoir couché à Fontainebleau,
fit le lendemain un coude à droite, jusqu'à un petit village nommé
Orgeval. Il eût bien voulu faire ce jour-là quelques lieues encore, car il
paraissait désireux de s'éloigner de Paris; mais sa monture commençait de
butter si fréquemment et si bas, qu'il jugea qu'il était urgent de
s'arrêter.

D'ailleurs ses yeux, d'ordinaire si exercés, n'avaient réussi à rien
apercevoir tout le long de la route.

Hommes, chariots et barrières lui avaient paru parfaitement inoffensifs.

Mais Chicot, en sûreté, pour l'apparence du moins, ne vivait pas pour cela
en sécurité; personne, en effet, nos lecteurs doivent le savoir, ne
croyait moins et ne se fiait moins aux apparences que Chicot.

Avant de se coucher et de faire coucher son cheval, il examina donc avec
grand soin toute la maison.

On montra à Chicot de superbes chambres avec trois ou quatre entrées;
mais, à l'avis de Chicot, non-seulement ces chambres avaient trop de
portes, mais encore ces portes ne fermaient pas assez bien.

L'hôte venait de faire réparer un grand cabinet sans autre issue qu'une
porte sur l'escalier; cette porte était armée de verrous formidables à
l'intérieur.

Chicot se fit dresser un lit dans ce cabinet, qu'il préféra du premier
coup à ces magnifiques chambres sans fortifications, qu'on lui avait
montrées.

Il fit jouer les verrous dans leurs gâches, et satisfait de leur jeu
solide et facile à la fois, il soupa chez lui, défendit qu'on enlevât la
table, sous prétexte qu'il lui prenait parfois des faimvalles dans la
nuit, soupa, se déshabilla, plaça ses habits sur une chaise et se coucha.

Mais avant de se coucher, pour plus grande précaution, il tira de ses
habits la bourse ou plutôt le sac d'écus, et le plaça sous son chevet avec
sa bonne épée.

Puis il repassa trois fois la lettre dans son esprit.

La table lui faisait un second contrefort, et cependant ce double rempart
ne lui parut point suffisant; il se releva, prit une armoire entre ses
deux bras, et la plaça en face de l'issue qu'elle boucha hermétiquement.

Il avait donc entre lui et toute agression possible, une porte, une
armoire, et une table.

L'hôtellerie avait paru à Chicot à peu près inhabitée. L'hôte avait une
figure candide; il faisait ce jour-là un vent à décorner des boeufs, et
l'on entendait dans les arbres voisins ces craquements effroyables qui
deviennent, au dire de Lucrèce, un bruit si doux et si hospitalier pour le
voyageur bien clos et bien couvert, étendu dans un bon lit.

Chicot, après tous ses préparatifs de défense, se plongea délicieusement
dans le sien. Il faut le dire, ce lit était moelleux et constitué de façon
à garantir un homme de toutes les inquiétudes, vinssent-elles des hommes,
vinssent-elles des choses.

En effet, il s'abritait sous ses larges rideaux de serge verte, et une
courtine, épaisse comme un édredon, chatouillait d'une douce chaleur les
membres du voyageur endormi.

Chicot avait soupé comme Hippocrate ordonne de le faire, c'est-à-dire
modestement: il n'avait bu qu'une bouteille de vin; son estomac, dilaté
comme il convient, envoyait à tout l'organisme cette sensation de bien-
être que communique, sans y faillir jamais, ce complaisant organe,
suppléant du coeur chez beaucoup de gens qu'on appelle des honnêtes gens.

Chicot était éclairé par une lampe qu'il avait posée sur le rebord de la
table qui avoisinait son lit; il lisait, avant de s'endormir et un peu
pour s'endormir, un livre très curieux et fort nouveau qui venait de
paraître, et qui était l'oeuvre d'un certain maire de Bordeaux, que l'on
appelait Montagne ou Montaigne.

Ce livre avait été imprimé à Bordeaux même en 1581; il contenait les deux
premières parties d'un ouvrage assez connu depuis et intitulé _les
Essais_. Ce livre était assez amusant pour qu'un homme le lût et le relût
pendant le jour. Mais il avait en même temps l'avantage d'être assez
ennuyeux pour ne point empêcher de dormir un homme qui a fait quinze
lieues à cheval et qui a bu sa bouteille de vin généreux à souper.

Chicot estimait fort ce livre, qu'il avait mis, en partant de Paris, dans
la poche de son pourpoint et dont il connaissait personnellement l'auteur.
Le cardinal du Perron l'avait surnommé le bréviaire des honnêtes gens; et
Chicot, capable en tout point d'apprécier le goût et l'esprit du cardinal,
Chicot, disons-nous, prenait volontiers les _Essais_ du maire de Bordeaux
pour bréviaire.

Cependant il arriva qu'en lisant son huitième chapitre, il s'endormit
profondément.

La lampe brûlait toujours; la porte, renforcée de l'armoire et de la
table, était toujours fermée; l'épée était toujours au chevet avec les
écus. Saint Michel Archange eût dormi comme Chicot, sans songer à Satan,
même lorsqu'il eût su le lion rugissant de l'autre côté de cette porte et
à l'envers de ses verrous.

Nous avons dit qu'il faisait grand vent; les sifflements de ce serpent
gigantesque glissaient avec des mélodies effrayantes sous la porte, et
secouaient les airs d'une façon bizarre; le vent est la plus parfaite
imitation ou plutôt la plus complète raillerie de la voix humaine: tantôt
il glapit comme un enfant qui pleure, tantôt il imite, dans ses
grondements, la grosse colère d'un mari qui se querelle avec sa femme.

Chicot se connaissait en tempête; au bout d'une heure, tout ce fracas
était devenu pour lui un élément de tranquillité; il luttait contre toutes
les intempéries de la saison.

Contre le froid, avec sa courtine;

Contre le vent, avec ses ronflements.

Cependant, tout en dormant, il semblait à Chicot que la tempête
grossissait et surtout se rapprochait d'une façon insolite.

Tout à coup, une rafale d'une force invincible ébranle la porte, fait
sauter gâches et verrous, pousse l'armoire qui perd son équilibre et tombe
sur la lampe qu'elle éteint et sur la table qu'elle écrase.

Chicot avait la faculté, tout en dormant bien, de s'éveiller vite et avec
toute sa présence d'esprit; cette présence d'esprit lui indiqua qu'il
valait mieux se laisser glisser dans la ruelle que de descendre en avant
du lit. En se laissant glisser dans la ruelle, ses deux mains alertes et
aguerries se portèrent rapidement à gauche sur le sac d'écus, à droite sur
la poignée de son épée.

Chicot ouvrit de grands yeux.

Nuit profonde.

Chicot alors ouvrit les oreilles, et il lui sembla que cette nuit était
littéralement déchirée par le combat des quatre vents qui se disputaient
toute cette chambre, depuis l'armoire, qui continuait d'écraser de plus en
plus la table, jusqu'aux chaises, qui roulaient et se choquaient tout en
se cramponnant aux autres meubles.

Il semble à Chicot, au milieu de tout ce fracas, que les quatre vents sont
entrés chez lui en chair et en os, et qu'il a affaire à Eurus, à Notus, à
Aquilo et à Boréas en personne, avec leurs grosses joues et surtout leurs
gros pieds.

Résigné, parce qu'il comprend qu'il ne peut rien contre les dieux de
l'Olympe, Chicot s'accroupit dans l'angle de sa ruelle, semblable au fils
d'Oïlée, après une de ses grandes fureurs que raconte Homère.

 [Illustration: Et mes habits! s'écria Chicot. -- PAGE 18.]

Seulement il tient la pointe de sa longue épée en arrêt et du côté du
vent, ou plutôt des vents, afin que si les mythologiques personnages
s'approchent inconsidérément de lui, ils s'embrochent tout seuls, dût-il
résulter ce qui résulta de la blessure faite par Diomède à Vénus.

Seulement, après quelques minutes du plus abominable tintamarre qui ait
jamais déchiré l'oreille humaine, Chicot profite d'un moment de répit que
lui donne la tempête pour dominer de sa voix les éléments déchaînés et les
meubles livrés à des colloques trop bruyants pour être tout à fait
naturels.

Chicot crie et vocifère: Au secours!

Enfin, Chicot fait tant de bruit à lui tout seul, que les éléments se
calment, comme si Neptune en personne avait prononcé le fameux _Quos ego_,
et qu'après six ou huit minutes pendant lesquelles Eurus, Notus, Boréas,
Aquilo semblent battre en retraite, l'hôte reparaît avec une lanterne et
vient éclairer le drame.

La scène sur laquelle il venait de se jouer présentait un aspect
déplorable, et qui ressemblait fort à celui d'un champ de bataille. La
grande armoire, renversée sur la table broyée, démasquait la porte sans
gonds et qui, retenue seulement par un de ses verrous, oscillait comme une
voile de navire; les trois ou quatre chaises qui complétaient
l'ameublement avaient le dos renversé et les pieds en l'air; enfin les
faïences qui garnissaient la table gisaient éclopées et étoilées sur les
dalles.

-- Mais c'est donc ici l'enfer! s'écria Chicot en reconnaissant son hôte à
la lueur de sa lanterne.

-- Oh! monsieur, s'écria l'hôte en apercevant l'affreux dégât qui venait
d'être consommé, oh! monsieur, qu'est-il donc arrivé?

Et il leva les mains et par conséquent sa lanterne au ciel.

Combien y a-t-il de démons logés chez vous, dites-moi, mon ami? hurla
Chicot.

-- Oh! Jésus! quel temps! répondit l'hôte avec le même geste pathétique.

-- Mais les verrous ne tiennent donc pas? continua Chicot; la maison est
donc de carton? J'aime mieux sortir d'ici: Je préfère la plaine.

Et Chicot se dégagea de la ruelle du lit, et apparut, l'épée à la main,
dans l'espace demeuré libre entre le pied du lit et la muraille.

-- Oh! mes pauvres meubles! soupira l'hôte.

-- Et mes habits! s'écria Chicot: où sont-ils, mes habits qui étaient sur
cette chaise?

-- Vos habits, mon cher monsieur? fit l'hôte avec naïveté; mais s'ils y
étaient, ils doivent y être encore.

-- Comment! s'ils y étaient! mais supposez-vous, par hasard, dit Chicot,
que je sois venu hier dans le costume où vous me voyez?

Et Chicot essaya, mais en vain, de se draper dans sa légère tunique.

-- Mon Dieu! monsieur, répondit l'hôte assez embarrassé de répondre à un
pareil argument, je sais bien que vous étiez vêtu.

-- C'est heureux que vous en conveniez.

-- Mais...

-- Mais quoi?

-- Le vent a tout ouvert, tout dispersé.

-- Ah! c'est une raison.

-- Vous voyez bien, fit vivement l'hôte.

-- Cependant, reprit Chicot, suivez mon calcul, cher ami. Quand le vent
entre quelque part, et il faut qu'il soit entré ici, n'est-ce pas, pour y
faire le désordre que j'y vois?

-- Sans aucun doute.

-- Eh bien! quand le vent entre quelque part, c'est en venant du dehors?

-- Oui, certes, monsieur.

-- Vous ne le contestez pas?

-- Non, ce serait folie.

-- Eh bien! le vent devait donc, en entrant ici, amener les habits des
autres dans ma chambre, au lieu d'emporter les miens je ne sais où.

-- Ah! dame! oui, ce me semble. Cependant, la preuve du contraire existe
ou semble exister.

-- Compère, dît Chicot, qui venait d'explorer le plancher avec son oeil
investigateur, compère, quel chemin le vent a-t-il pris pour venir me
trouver ici?

-- Plaît-il, monsieur?

-- Je vous demande d'où vient le vent?

-- Du nord, monsieur, du nord.

-- Eh bien! il a marché dans la boue, car voici ses souliers imprimés sur
le carreau.

Et Chicot montrait, en effet, sur la dalle les traces toutes récentes
d'une chaussure boueuse. L'hôte pâlit.

-- Maintenant, mon cher, dit Chicot, si j'ai un conseil à vous donner,
c'est de surveiller ces sortes de vents qui entrent dans les auberges,
pénètrent dans les chambres en enfonçant les portes, et se retirent en
volant les habits des voyageurs.

L'hôte recula de deux pas, afin de se dégager de tous ces meubles
renversés, et de se retrouver à l'entrée du corridor.

Puis, lorsqu'il sentit sa retraite assurée:

-- Pourquoi m'appeler voleur? dit-il.

-- Tiens! qu'avez-vous donc fait de votre figure de bonhomme? demanda
Chicot: je vous trouve tout changé.

-- Je change, parce que vous m'insultez.

-- Moi!

-- Sans doute, vous m'appelez voleur, répliqua l'hôte sur un ton encore
plus élevé, et ressemblant fort à de la menace.

-- Mais je vous appelle voleur parce que vous êtes responsable de mes
effets, il me semble, et que mes effets ont été volés; vous ne le nierez
pas?

Et ce fut Chicot qui, à son tour, comme un maître d'armes qui tâte son
adversaire, fit un geste de menace.

-- Holà! cria l'hôte, holà! venez à moi, vous autres!

A cet appel, quatre hommes armés de bâtons, parurent dans l'escalier.

-- Ah! voici Eurus, Notus, Aquilo et Boréas, dit Chicot, ventre de biche!
puisque l'occasion s'en présente, je veux priver la terre du vent du Nord;
c'est un service à rendre à l'humanité; il y aura printemps éternel.

Et il détacha un si rude coup de sa longue épée dans la direction de
l'assaillant le plus proche, que si celui-ci, avec la légèreté d'un
véritable fils d'Éole, n'eût point fait un bond en arrière, il était percé
d'outre en outre.

Malheureusement comme, tout en faisant ce bond, il regardait Chicot, et
par conséquent, ne pouvait voir derrière lui, il tomba sur le rebord de la
dernière marche de l'escalier, le long duquel, ne pouvant garder son
centre de gravité, il dégringola à grand bruit.

Cette retraite fut un signal pour les trois autres qui disparurent par
l'orifice ouvert devant eux ou plutôt derrière eux, avec la rapidité de
fantômes qui s'abîment dans une trappe.

Cependant, le dernier qui disparut avait eu le temps, tandis que ses
compagnons opéraient leur descente, de dire quelques mots à l'oreille de
l'hôte.

-- C'est bien, c'est bien! grommela celui-ci, on les retrouvera, vos
habits.

-- Eh bien, voilà tout ce que je demande.

-- Et l'on va vous les apporter.

-- A la bonne heure: ne pas aller nu, c'est un souhait raisonnable, ce me
semble.

On apporta en effet les habits, mais visiblement détériorés.

-- Oh! oh! fit Chicot, il y a bien des clous dans votre escalier. Diables
de vents, va! mais enfin, réparation d'honneur. Comment pouvais-je vous
soupçonner? vous avez une si honnête figure.

L'hôte sourit avec aménité.

-- Et maintenant, dit-il, vous allez vous rendormir, je présume?

-- Non, merci, non, j'ai dormi assez.

-- Qu'allez-vous donc faire?

-- Vous allez me prêter votre lanterne, s'il vous plaît, et je continuerai
ma lecture, répliqua Chicot, avec le même agrément.

L'hôte ne dit rien; il tendit seulement sa lanterne à Chicot et se retira.

Chicot redressa son armoire contre la porte, et se rengaina dans son lit.

La nuit fut calme; le vent s'était éteint, comme si l'épée de Chicot avait
pénétré dans l'outre qui l'entretenait.

Au point du jour, l'ambassadeur demanda son cheval, paya sa dépense et
partit en disant:

-- Nous verrons ce soir.




XXVI

COMMENT CHICOT CONTINUA SON VOYAGE ET CE QUI LUI ARRIVA


Chicot passa toute sa matinée à s'applaudir d'avoir eu le sang-froid et la
patience que nous avons dits pendant cette nuit d'épreuves.

-- Mais, pensa-t-il, on ne prend pas deux fois un vieux loup au même
piège; il est donc à peu près certain qu'on va inventer aujourd'hui une
diablerie nouvelle à mon endroit: tenons-nous donc sur nos gardes.

Le résultat de ce raisonnement, plein de prudence, fut que Chicot fit
pendant toute la journée une marche que Xénophon n'eût pas trouvée indigne
d'immortaliser dans sa retraite des Dix Mille.

Tout arbre, tout accident de terrain, toute muraille lui servaient de
point d'observation ou de fortification naturelle.

Il avait même conclu, chemin faisant, des alliances, sinon offensives, du
moins défensives.

En effet, quatre gros marchands épiciers de Paris, qui s'en allaient
commander à Orléans leurs confitures de cotignac, et à Limoges leurs
fruits secs, daignèrent agréer la société de Chicot, lequel s'annonça pour
un chaussetier de Bordeaux, retournant chez lui après ses affaires faites.
Or, comme Chicot, Gascon d'origine, n'avait perdu son accent que lorsque
l'absence de cet accent lui était particulièrement nécessaire, il
n'inspira aucune défiance à ses compagnons de voyage.

Cette armée se composait donc de cinq maîtres et de quatre commis
épiciers: elle n'était pas plus méprisable quant à l'esprit que quant au
nombre, attendu les habitudes belliqueuses introduites depuis la Ligue
dans les moeurs de l'épicerie parisienne.

Nous n'affirmerons pas que Chicot professait un grand respect pour la
bravoure de ses compagnons; mais, alors certainement, le proverbe dit vrai
qui assure que trois poltrons ensemble ont moins peur qu'un brave tout
seul.

Chicot n'eut plus peur du tout, du moment où il se trouva avec quatre
poltrons; il dédaigna même de se retourner dès lors, comme il faisait
auparavant, pour voir ceux qui pouvaient le suivre.

Il résulta de là qu'on atteignit sans encombre, en politiquant beaucoup,
et en faisant force bravades, la ville désignée pour le souper et le
coucher de la troupe.

On soupa, on but sec, et chacun gagna sa chambre.

Chicot n'avait épargné, pendant ce festin, ni sa verve railleuse qui
divertissait ses compagnons, ni les coups de muscat et de bourgogne qui
entretenaient sa verve: on avait fait bon marché entre commerçants, c'est-
à-dire entre gens libres, de Sa Majesté le roi de France et de toutes les
autres majestés, fussent-elles de Lorraine, de Navarre, de Flandre ou
d'autres lieux.

Or, Chicot s'alla coucher après avoir donné, pour le lendemain, rendez-
vous à ses quatre épiciers, qui l'avaient pour ainsi dire triomphalement
conduit à sa chambre.

[Illustration: Il monta sans hésiter sur le rebord de la fenêtre. -- PAGE
23.]

Maître Chicot se trouvait donc gardé comme un prince, dans son corridor,
par les quatre voyageurs dont les quatre cellules précédaient la sienne,
sise au bout du couloir, et par conséquent inexpugnable, grâce aux
alliances intermédiaires.

En effet, comme à cette époque les routes étaient peu sûres, même pour
ceux qui n'étaient chargés que de leurs propres affaires, chacun s'était
assuré de l'appui du voisin, en cas de malencontre. Chicot, qui n'avait
pas raconté ses mésaventures de la nuit précédente, avait poussé, on le
comprend, à la rédaction de cet article du traité qui avait au reste été
adopté à l'unanimité.

Chicot pouvait donc, sans manquer à sa prudence accoutumée, se coucher et
s'endormir. Il pouvait d'autant mieux le faire qu'il avait, par renfort de
prudence, visité minutieusement la chambre, poussé les verrous de sa porte
et fermé les volets de sa fenêtre, la seule qu'il y eût dans
l'appartement; il va sans dire qu'il avait sondé la muraille du poing, et
que partout la muraille avait rendu un son satisfaisant. Mais il arriva,
pendant son premier sommeil, un événement que le sphinx lui-même, ce devin
par excellence, n'aurait jamais pu prévoir: c'est que le diable était en
train de se mêler des affaires de Chicot, et que le diable est plus fin
que tous les sphinx du monde.

Vers neuf heures et demie, un coup fut frappé timidement à la porte des
commis épiciers logés tous quatre ensemble, dans une sorte de galetas, au-
dessus du corridor des marchands, leurs patrons. L'un d'eux ouvrit d'assez
mauvaise humeur, et se trouva nez à nez avec l'hôte.

-- Messieurs, leur dit ce dernier, je vois avec bien de la joie que vous
vous êtes couchés tout habillés; je veux vous rendre un grand service. Vos
maîtres se sont fort échauffés à table en parlant politique. 11 paraît
qu'un échevin de la ville les a entendus et a rapporté leurs propos au
maire; or, notre ville se pique d'être fidèle; le maire vient d'envoyer le
guet qui a saisi vos patrons et les a conduits à l'Hôtel-de-Ville pour
s'expliquer. La prison est bien près de l'Hôtel-de-Ville, mes garçons,
gagnez au pied; vos mules vous attendent, vos patrons vous rejoindront
toujours bien.

Les quatre commis bondirent comme des chevreaux, se faufilèrent dans
l'escalier, sautèrent tout tremblants sur leurs mules et reprirent le
chemin de Paris, après avoir chargé l'hôte d'avertir leurs maîtres de leur
départ et de la direction adoptée, s'il arrivait que leurs maîtres
revinssent à l'hôtellerie.

Cela fait, et ayant vu disparaître les quatre garçons au coin de la rue,
l'hôte s'en alla heurter, avec la même précaution, à la première porte du
corridor.

Il gratta si bien, que le premier marchand lui cria d'une voix de Stentor:

-- Qui va là?

-- Silence, malheureux! répondit l'hôte: venez auprès de la porte, et
marchez sur la pointe des pieds.

Le marchand obéit; mais comme c'était un homme prudent, tout en collant
son oreille à la porte, il n'ouvrit pas et demanda:

-- Qui êtes-vous?

-- Ne reconnaissez-vous pas la voix de votre hôte?

-- C'est vrai; eh! mon Dieu, qu'y a-t-il?

-- Il y a que vous avez à table un peu librement parlé du roi, et que le
maire en a été informé par quelque espion, en sorte que le guet est venu.
Heureusement que j'ai eu l'idée d'indiquer la chambre de vos commis, de
sorte qu'il est occupé à arrêter là-haut vos commis au lieu de vous
arrêter vous-mêmes ici.

-- Oh! oh! que m'apprenez-vous? fit le marchand.

-- La simple et pure vérité! Hâtez-vous de vous sauver, tandis que
l'escalier est encore libre....

-- Mais, mes compagnons?

-- Oh! vous n'aurez pas le temps de les prévenir.

-- Pauvres gens!

-- Et le marchand s'habilla en toute hâte.

Pendant ce temps l'hôte, comme frappé d'une inspiration subite, cogna du
doigt la cloison qui séparait le premier marchand du second.

Le second, réveillé par les mêmes paroles et la même fable, ouvrit
doucement sa porte; le troisième, réveillé comme le second, appela le
quatrième; et tous quatre alors, légers comme une volée d'hirondelles,
disparurent en levant les bras au ciel et en marchant sur la pointe des
orteils.

-- Ce pauvre chaussetier, disaient-ils, c'est sur lui que tout va tomber;
il est vrai que c'est lui qui en a dit le plus. Ma foi, gare à lui, car
l'hôte n'a pas eu le temps de le prévenir comme nous!

En effet, maître Chicot, comme on le comprend, n'avait été prévenu de
rien.

Au moment même où les marchands s'enfuyaient en le recommandant à Dieu, il
dormait du plus profond sommeil.

L'hôte s'en assura en écoutant à la porte; puis il descendit dans la salle
basse dont la porte soigneusement fermée s'ouvrit à son signal.

Il ôta son bonnet et entra.

La salle était occupée par six hommes armés dont l'un paraissait avoir le
droit de commander aux autres.

-- Eh bien? dit ce dernier.

-- Eh bien, monsieur l'officier, j'ai obéi en tout point.

-- Votre auberge est déserte?

-- Absolument.

-- La personne que nous vous avons désignée n'a pas été prévenue ni
réveillée?

-- Ni prévenue, ni réveillée.

-- Monsieur l'hôtelier, vous savez au nom de qui nous agissons; vous savez
quelle cause nous servons, car vous êtes vous-même défenseur de cette
cause?

-- Oui, certes, monsieur l'officier; aussi voyez-vous que j'ai sacrifié,
pour obéir à mon serment, l'argent que mes hôtes eussent dépensé chez moi;
mais il est dit dans ce serment: Je sacrifierai mes biens à la défense de
la sainte religion catholique.

-- Et ma vie!... vous oubliez ce mot, dit l'officier d'une voix altière.

-- Mon Dieu! s'écria l'hôte en joignant les mains, est-ce qu'on me demande
ma vie? j'ai femme et enfants!

-- On ne vous la demandera que si vous n'obéissez point aveuglément à ce
qui vous sera recommandé.

-- Oh! j'obéirai, soyez tranquille.

-- En ce cas, allez vous coucher; fermez les portes, et, quoi que vous
entendiez ou voyiez, ne sortez pas, dût votre maison brûler et s'écrouler
sur votre tête. Vous voyez que votre rôle n'est pas difficile.

-- Hélas! hélas! je suis ruiné, murmura l'hôte.

-- On m'a chargé de vous indemniser, dît l'officier; prenez ces trente
écus que voici.

-- Ma maison estimée trente écus! fit piteusement l'aubergiste.

-- Eh! vive Dieu! l'on ne vous cassera pas seulement une vitre, pleureur
que vous êtes... Fi! les vilains champions de la sainte Ligue que nous
avons là!

L'hôte partit et s'enferma comme un parlementaire prévenu du sac de la
ville.

Alors l'officier commanda aux deux hommes les mieux armés de se placer
sous la fenêtre de Chicot.

Lui-même, avec les trois autres, monta au logis de ce pauvre chaussetier,
comme l'appelaient ses compagnons de voyage, déjà loin de la ville.

-- Vous savez l'ordre? dit l'officier. S'il ouvre, s'il se laisse
fouiller, si nous trouvons sur lui ce que nous cherchons, on ne lui fera
pas le moindre mal; mais, si le contraire arrive, un bon coup de dague,
entendez-vous bien? pas de pistolet, pas d'arquebuse. D'ailleurs, c'est
inutile, étant quatre contre un.

On était arrivé à la porte.

L'officier heurta.

-- Qui va là? dit Chicot, réveillé en sursaut.

-- Pardieu! dit l'officier, soyons rusé.

Vos amis les épiciers, lesquels ont quelque chose d'important à vous
communiquer, dit-il.

-- Oh! oh! fit Chicot, le vin d'hier vous a bien grossi la voix, mes
épiciers.

-- L'officier adoucit sa voix, et dans le diapason le plus insinuant:

-- Mais ouvrez donc, cher compagnon et confrère.

-- Ventre de biche! comme votre épicerie sent la ferraille! dit Chicot

-- Ah! tu ne veux pas ouvrir! cria l'officier impatienté; alors sus!
enfoncez la porte!

Chicot courut à la fenêtre, la tira à lui, et vit en bas les deux épées
nues.

-- Je suis pris! s'écria-t-il.

-- Ah! ah! compère, dit l'officier, qui avait entendu le bruit de la
fenêtre qui s'ouvrait, tu crains le saut périlleux: tu as raison. Allons,
ouvre-nous, ouvre!

-- Ma foi, non, dit Chicot; la porte est solide, et il me viendra du
renfort quand vous ferez du bruit.

L'officier éclata de rire et ordonna aux soldats de desceller les gonds.

Chicot se mît à hurler pour appeler les marchands.

-- Imbécile! dit l'officier, crois-tu que nous t'avons laissé du secours!
Détrompe-toi, tu es bien seul, et par conséquent bien perdu! Allons, fais
contre mauvaise fortune bon coeur... Marchez, vous autres!

Et Chicot entendît frapper trois crosses de mousquet contre la porte avec
la force et la régularité de trois béliers.

-- Il y a là, dit-il, trois mousquets et un officier; en bas, deux épées
seulement: quinze pieds à sauter, c'est une misère. J'aime mieux les épées
que les mousquets.

Et nouant son sac à sa ceinture, il monta sans hésiter sur le rebord de la
fenêtre, tenant son épée à la main.

Les deux hommes demeurés en bas tenaient leur lame en l'air.

Mais Chicot avait deviné juste. Jamais un homme, fût-il Goliath,
n'attendra la chute d'un homme, fût-il un pygmée, lorsque cet homme peut
le tuer en se tuant.

Les soldats changèrent de tactique et se reculèrent, décidés à frapper
Chicot lorsqu'il serait tombé.

[Illustration: Qui êtes-vous, monsieur? demanda Mayenne. -- PAGE 29.]

C'est là que le Gascon les attendait. Il sauta, en homme habile, sur les
pointes et resta accroupi. Au même instant, un des hommes lui détacha un
coup de pointe voire qui eût percé une muraille.

Mais Chicot ne se donna même pas la peine de parer. Il reçut le coup en
plein thorax; mais, grâce à la cotte de mailles de Gorenflot, la lame de
son ennemi se brisa comme verre.

-- Il est cuirassé! dit le soldat.

-- Pardieu! répliqua Chicot, qui d'un revers lui avait déjà fendu la tête.

L'autre se mit à crier, ne songeant plus qu'à parer, car Chicot attaquait.

Malheureusement il n'était pas même de la force de Jacques Clément. Chicot
l'étendit, à la seconde passe, à côté de son camarade.

En sorte que, la porte enfoncée, l'officier ne vit plus, en regardant par
la fenêtre, que ses deux sentinelles baignant dans leur sang.

A cinquante pas des moribonds, Chicot s'enfuyait assez tranquillement.

-- C'est un démon! cria l'officier, il est à l'épreuve du fer.

-- Oui, mais pas du plomb, fit un soldat en le couchant en joue.

-- Malheureux! s'écria l'officier en relevant le mousquet, du bruit! tu
réveillerais toute la ville: nous le trouverons demain.

-- Ah! voilà, dit philosophiquement un des soldats; c'est quatre hommes
qu'il eût fallu mettre en bas, et deux en haut seulement.

-- Vous êtes un sot! répondit l'officier.

-- Nous verrons ce que M. le duc lui dira qu'il est, à lui! grommela ce
soldat pour se consoler.

Et il reposa la crosse de son mousquet à terre.




XXXVII

TROISIÈME JOURNEE DE VOYAGE


Chicot ne s'enfuyait avec cette mollesse que parce qu'il était à Étampes,
c'est-à-dire dans une ville, au milieu d'une population, sous la
sauvegarde d'une certaine quantité de magistrats qui, à sa première
réquisition, eussent donné cours à la justice et eussent arrêté M. de
Guise lui-même.

Ses assaillants comprirent admirablement leur fausse position. Aussi
l'officier, on l'a vu, au risque de laisser fuir Chicot, défendit à ses
soldats l'usage des armes bruyantes.

Ce fut par la même raison qu'il s'abstint de poursuivre Chicot qui eût, au
premier pas qu'on eût fait sur ses traces, poussé des cris à réveiller
toute la ville.

La petite troupe, réduite d'un tiers, s'enveloppa dans l'ombre,
abandonnant, pour se moins compromettre, les deux morts, et en laissant
leurs épées auprès d'eux pour qu'on supposât qu'ils s'étaient entretués.

Chicot chercha, mais en vain, dans le quartier, ses marchands et leurs
commis.

Puis, comme il supposait bien que ceux à qui il avait eu affaire, voyant
leur coup manqué, n'avaient garde de rester dans la ville, il pensa qu'il
était de bonne guerre à lui d'y rester.

Il y eut plus: après avoir fait un détour et de l'angle d'une rue voisine
avoir entendu s'éloigner le pas des chevaux, il eut l'audace de revenir à
l'hôtellerie.

Il y trouva l'hôte qui n'avait pas encore repris son sang-froid et qui le
laissa seller son cheval dans l'écurie, en le regardant avec le même
ébahissement qu'il eût fait pour un fantôme.

Chicot profita de cette stupeur bienveillante pour ne pas payer sa
dépense, que de son côté l'hôte se garda bien de réclamer.

Puis il alla achever sa nuit dans la grande salle d'une autre hôtellerie,
au milieu de tous les buveurs, lesquels étaient bien loin de se douter que
ce grand inconnu, au visage souriant et à l'air gracieux, tout en manquant
d'être tué, venait de tuer deux hommes.

Le point du jour le trouva sur la route, en proie à des inquiétudes qui
grandissaient d'instants en instants. Deux tentatives avaient échoué
heureusement; une troisième pouvait lui être funeste.

A ce moment il eût composé avec tous les Guisards, quitte à leur conter
les bourdes qu'il savait si bien inventer.

Un bouquet de bois lui donnait des appréhensions difficiles à décrire; un
fossé lui faisait courir des frissons par tout le corps; une muraille un
peu haute était sur le point de le faire retourner en arrière.

De temps en temps il se promettait, une fois à Orléans, d'envoyer au roi
un courrier pour demander de ville en ville une escorte.

Mais comme jusqu'à Orléans la route fut déserte et parfaitement sûre,
Chicot pensa qu'il aurait inutilement l'air d'un poltron, que le roi
perdrait sa bonne opinion de Chicot, et qu'une escorte serait bien
gênante; d'ailleurs cent fossés, cinquante haies, vingt murs, dix taillis
avaient déjà été passés sans que le moindre objet suspect se fût montré
sous les branches ou sur les pierres.

Mais, après Orléans, Chicot sentit ses terreurs redoubler; quatre heures
approchaient, c'est-à-dire le soir. La route était fourrée comme un bois,
elle montait comme une échelle; le voyageur, se détachant sur le chemin
grisâtre, apparaissait pareil au More d'une cible, à quiconque se fût
senti le désir de lui envoyer une balle d'arquebuse.

Tout à coup Chicot entendit au loin un certain bruit semblable au
roulement que font sur la terre sèche les chevaux qui galopent.

Il se retourna, et au bas de la côte dont il avait atteint la moitié, il
vit des cavaliers montant à toute bride.

Il les compta; ils étaient sept.

Quatre avaient des mousquets sur l'épaule.

Le soleil couchant tirait de chaque canon un long éclat d'un rouge de
sang.

Les chevaux de ces cavaliers gagnaient beaucoup sur le cheval de Chicot.
Chicot d'ailleurs ne se souciait pas d'engager une lutte de rapidité dont
le résultat eût été de diminuer ses ressources en cas d'attaque.

Il fit seulement marcher son cheval en zig-zags, pour enlever aux
arquebusiers la fixité du point de mire.

Ce n'était point sans une profonde intelligence de l'arquebuse en général,
et des arquebusiers en particulier, que Chicot employait cette manoeuvre;
car au moment où les cavaliers se trouvaient à cinquante pas de lui, il
fut salué par quatre coups qui, suivant la direction dans laquelle
tiraient les cavaliers, passèrent droit au-dessus de sa tête.

Chicot s'attendait, comme on l'a vu, à ces quatre coups d'arquebuse; aussi
avait-il fait son plan d'avance. En entendant siffler les balles, il
abandonna les rênes et se laissa glisser à bas de son cheval. Il avait eu
la précaution de tirer son épée du fourreau, et tenait à la main gauche
une dague tranchante comme un rasoir, et pointue comme une aiguille.

Il tomba donc, disons-nous, et cela, de telle façon que ses jambes fussent
des ressorts pliés, mais prêts à se détendre; en même temps, grâce à la
position ménagée dans la chute, sa tête se trouvait garantie par le
poitrail de son cheval.

Un cri de joie partit du groupe des cavaliers qui, en voyant tomber
Chicot, crut Chicot mort.

-- Je vous le disais bien, imbécile, dit en accourant au galop un homme
masqué; vous avez tout manqué, parce qu'on n'a pas suivi mes ordres à la
lettre. Cette fois le voici à bas: mort ou vif, qu'on le fouille, et s'il
bouge qu'on l'achève.

-- Oui, monsieur, répliqua respectueusement un des hommes de la foule.

Et chacun mit pied à terre, à l'exception d'un soldat qui réunit toutes
les brides et garda tous les chevaux.

Chicot n'était pas précisément un homme pieux; mais, dans un pareil
moment, il songea qu'il y a un Dieu, que ce Dieu lui ouvrait les bras, et
qu'avant cinq minutes peut-être le pécheur serait devant son juge.

Il marmotta quelque sombre et fervente prière qui fut certainement
entendue là-haut.

Deux hommes s'approchèrent de Chicot; tous deux avaient l'épée à la main.

On voyait bien que Chicot n'était pas mort, à la façon dont il gémissait.

Comme il ne bougeait pas et ne s'apprêtait en rien à se défendre, le plus
zélé des deux eut l'imprudence de s'approcher à portée de la main gauche;
aussitôt la dague poussée comme par un ressort, entra dans sa gorge où la
coquille s'imprima comme sur de la cire molle. En même temps la moitié de
l'épée que tenait la main droite de Chicot disparut dans les reins du
second cavalier qui voulait fuir.

-- Tudieu! cria le chef, il y a trahison: chargez les arquebuses; le drôle
est bien vivant encore.

-- Certes oui, je suis encore vivant, dit Chicot dont les yeux lancèrent
des éclairs; et, prompt comme la pensée, il se jeta sur le cavalier chef,
lui portant la pointe au masque.

Mais déjà deux soldats le tenaient enveloppé: il se retourna, ouvrit une
cuisse d'un large coup d'épée et fut dégagé.

-- Enfants! enfants! cria le chef, les arquebuses, mordieu!

-- Avant que les arquebuses soient prêtes, dit Chicot, je t'aurai ouvert
les entrailles, brigand, et j'aurai coupé les cordons de ton masque, afin
que je sache qui tu es.

-- Tenez ferme, monsieur, tenez ferme et je vous garderai, dit une voix
qui fit à Chicot l'effet de descendre du ciel.

C'était la voix d'un beau jeune homme, monté sur un bon cheval noir. Il
avait deux pistolets à la main, et criait à Chicot:

-- Baissez-vous, baissez-vous morbleu! mais baissez-vous donc.

Chicot obéit.

Un coup de pistolet partit, et un homme roula aux pieds de Chicot, en
laissant échapper son épée.

Cependant les chevaux se battaient; les trois cavaliers survivants
voulaient reprendre les étriers, et n'y parvenaient pas; le jeune homme
tira, au milieu de cette mêlée, un second coup de pistolet qui abattit
encore un homme.

-- Deux à deux, dit Chicot; généreux sauveur, prenez le vôtre, voici le
mien.

Et il fondit sur le cavalier masqué, qui, frémissant de rage ou de peur,
lui tint tête cependant comme un homme exercé au maniement des armes.

De son côté le jeune homme avait saisi à bras le corps son ennemi, l'avait
terrassé sans même mettre l'épée à la main, et le garrottait avec son
ceinturon, comme une brebis à l'abattoir.

Chicot, en se voyant en face d'un seul adversaire, reprenait son sang-
froid et par conséquent sa supériorité.

Il poussa rudement son ennemi, qui était doué d'une corpulence assez
ample, l'accula au fossé de la route, et, sur une feinte de seconde, lui
porta un coup de pointe au milieu des côtes.

L'homme tomba.

Chicot mit le pied sur l'épée du vaincu pour qu'il ne pût la ressaisir, et
de son poignard coupant les cordons du masque:

-- Monsieur de Mayenne!... dit-il; ventre de biche! je m'en doutais.

Le duc ne répondit pas; il était évanoui, moitié de la perte de son sang,
moitié du poids de la chute.

Chicot se gratta le nez, selon son habitude lorsqu'il avait à faire
quelque acte de haute gravité; puis, après la réflexion d'une demi-minute,
il retroussa sa manche, prit sa large dague, et s'approcha du duc pour lui
trancher purement et simplement la tête.

Mais alors il sentit un bras de fer qui étreignait le sien, et entendit
une voix qui lui disait:

-- Tout beau, monsieur! on ne tue pas un ennemi à terre.

-- Jeune homme, répondit Chicot, vous m'avez sauvé la vie, c'est vrai: je
vous en remercie de tout mon coeur; mais acceptez une petite leçon fort
utile en ces temps de dégradation morale où nous vivons. Quand un homme a
subi en trois jours trois attaques, lorsqu'il a couru trois fois risque de
la vie, lorsqu'il est tout chaud encore du sang d'ennemis qui lui ont tiré
de loin, sans provocation aucune de sa part, quatre coups d'arquebuse,
comme ils eussent fait à un loup enragé, alors, jeune homme, ce vaillant,
permettez moi de le dire, peut hardiment faire ce que je vais faire.

Et Chicot reprit le cou de son ennemi pour achever son opération.

Mais cette fois encore le jeune homme l'arrêta.

-- Vous ne le ferez pas, monsieur, dit-il, tant que je serai là du moins.
On ne verse pas ainsi tout entier un sang comme celui qui sort de la
blessure que vous avez déjà faite.

-- Bah! dit Chicot avec surprise, vous connaissez ce misérable?

-- Ce misérable est M. le duc de Mayenne, prince égal en grandeur à bien
des rois.

-- Raison de plus, dit Chicot d'une voix sombre... Mais vous, qui êtes-
vous?

-- Je suis celui qui vous a sauvé la vie, monsieur, répondit froidement le
jeune homme.

-- Et qui, vers Charenton, m'a, si je ne me trompe, remis une lettre du
roi, voici tantôt trois jours.

-- Précisément.

-- Alors vous êtes au service du roi, monsieur?

-- J'ai cet honneur, répondit le jeune homme en s'inclinant.

-- Et, étant au service du roi, vous ménagez M. de Mayenne: mordieu!
monsieur, permettez-moi de vous le dire, ce n'est pas d'un bon serviteur.

-- Je crois, au contraire, que c'est moi qui suis le bon serviteur du roi
en ce moment.

-- Peut-être, fit tristement Chicot, peut-être; mais ce n'est pas le
moment de philosopher. Comment vous nomme-t-on?

-- Ernauton de Carmainges, monsieur.

-- Eh bien! monsieur Ernauton, qu'allons-nous faire de cette charogne
égale en grandeur à tous les rois de la terre? car, moi, je tire au large,
je vous en avertis.

-- Je veillerai sur M. de Mayenne, monsieur.

-- Et le compagnon qui écoute là-bas, qu'en faites-vous?

-- Le pauvre diable n'entend rien; je l'ai serré trop fort, à ce que je
pense, et il s'est évanoui.

-- Allons, monsieur de Carmainges, vous avez sauvé ma vie aujourd'hui,
mais vous la compromettez furieusement pour plus tard.

-- Je fais mon devoir aujourd'hui, Dieu pourvoira au futur.

-- Qu'il soit donc fait ainsi que vous le désirez. D'ailleurs, je répugne
à tuer cet homme sans défense, quoique cet homme soit mon plus cruel
ennemi. Ainsi donc, adieu, monsieur.

Et Chicot serra la main d'Ernauton.

-- Il a peut-être raison, se dit-il en s'éloignant pour reprendre son
cheval; puis revenant sur ses pas:

-- Au fait, dit-il, vous avez là sept bons chevaux: je crois en avoir
gagné quatre pour ma part; aidez-moi donc à en choisir... Vous y
connaissez-vous?

-- Prenez le mien, répondit Ernauton, je sais ce qu'il peut faire.

-- Oh! c'est trop de générosité, gardez-le pour vous.

-- Non, je n'ai pas autant besoin que vous de marcher vite.

Chicot ne se fit pas prier; il enfourcha le cheval d'Ernauton et disparut.




XXXVIII

ERNAUTON DE CARMAINGES


Ernauton resta sur le champ de bataille, assez embarrassé de ce qu'il
allait faire des deux ennemis qui allaient rouvrir les yeux entre ses
bras.

En attendant, comme il n'y avait aucun danger qu'ils s'éloignassent, et
qu'il était probable que maître Robert Briquet, c'est sous ce nom, on se
le rappelle, qu'Ernauton connaissait Chicot, et comme il était probable,
disons-nous, que maître Robert Briquet ne reviendrait point sur ses pas
pour les achever, le jeune homme se mit à la découverte de quelque
auxiliaire, et ne tarda point à trouver sur la route même ce qu'il
cherchait.

Un chariot qu'avait dû croiser Chicot dans sa course apparaissait au haut
de la montagne, se détachant en vigueur sur un ciel rougi par les feux du
soleil couchant.

Ce chariot était traîné par deux boeufs et conduit par un paysan.

Ernauton aborda le conducteur, qui avait bonne envie en l'apercevant de
laisser sa charrette et de s'enfuir sous le taillis, et lui raconta qu'un
combat venait d'avoir lieu entre huguenots et catholiques; que ce combat
avait été fatal à quatre d'entre eux, mais que deux avaient survécu.

Le paysan, assez effrayé de la responsabilité d'une bonne oeuvre, mais
plus effrayé encore, comme nous l'avons dit, de la mine guerrière
d'Ernauton, aida le jeune homme à transporter M. de Mayenne dans son
chariot, puis le soldat qui, évanoui ou non, continuait de demeurer les
yeux fermés.

Restaient les quatre morts.

-- Monsieur, demanda le paysan, ces quatre hommes étaient-ils catholiques
ou huguenots?

Ernauton avait vu le paysan, au moment de sa terreur, faire le signe de la
croix.

-- Huguenots, dit-il.

-- En ce cas, reprit le paysan, il n'y a aucun inconvénient que je fouille
ces parpaillots, n'est-ce pas?

-- Aucun, répondit Ernauton, qui aimait autant que le paysan auquel il
avait affaire héritât que le premier passant venu.

Le paysan ne se le fit pas dire deux fois, et retourna les poches des
morts.

Les morts avaient eu bonne solde de leur vivant, à ce qu'il paraît, car,
l'opération terminée, le front du paysan se dérida.

Il résulta du bien-être qui se répandait dans son corps et dans son âme à
la fois qu'il piqua plus rudement ses boeufs, afin d'arriver plus vite à
sa chaumière.

Ce fut dans l'étable de cet excellent catholique, sur un bon lit de
paille, que M. de Mayenne reprit ses sens. La douleur causée par la
secousse du transport n'avait pas réussi à le ranimer; mais quand l'eau
fraîche versée sur la blessure en fit couler quelques gouttes de sang
vermeil, le duc rouvrit les yeux et regarda les hommes et les choses
environnantes avec une surprise facile à concevoir.

Dès que M. de Mayenne eut rouvert les yeux, Ernauton congédia le paysan.

-- Qui êtes-vous, monsieur? demanda Mayenne.

Ernauton sourit.

-- Ne me reconnaissez-vous pas, monsieur? lui dit-il.

-- Si fait, reprit le duc en fronçant le sourcil, vous êtes celui qui êtes
venu au secours de mon ennemi.

-- Oui, répondit Ernauton; mais je suis aussi celui qui ai empêché votre
ennemi de vous tuer.

-- Il faut bien que cela soit, dit Mayenne, puisque je vis, à moins
toutefois qu'il ne m'ait cru mort.

-- Il s'est éloigné vous sachant vivant, monsieur.

-- Au moins croyait-il ma blessure mortelle.

-- Je ne sais; mais en tout cas, si je ne m'y fusse opposé, il allait vous
en faire une qui l'eût été.

-- Mais alors, monsieur, pourquoi avez-vous aidé à tuer mes gens, pour
empêcher ensuite cet homme de me tuer?

-- Rien de plus simple, monsieur, et je m'étonne qu'un gentilhomme, vous
me semblez en être un, ne comprenne pas ma conduite. Le hasard m'a conduit
sur la route que vous suiviez, j'ai vu plusieurs hommes en attaquer un
seul, j'ai défendu l'homme seul; puis quand ce brave, au secours de qui
j'étais venu, car, quel qu'il soit, monsieur, cet homme est brave; puis
quand ce brave, demeuré seul à seul avec vous, eut décidé la victoire par
le coup qui vous abattit, alors, voyant qu'il allait abuser de la victoire
en vous tuant, j'ai interposé mon épée.

-- Vous me connaissez donc? demanda Mayenne avec un regard scrutateur.

-- Je n'ai pas besoin de vous connaître, monsieur; je sais que vous êtes
un homme blessé, et cela me suffit.

-- Soyez franc, monsieur, reprit Mayenne, vous me connaissez.

-- Il est étrange, monsieur, que vous ne consentiez point à me comprendre.
Je ne trouve point, quant à moi, qu'il soit plus noble de tuer un homme
sans défense que d'assaillir à six un homme qui passe.

-- Vous admettez cependant qu'à toute chose il puisse y avoir des raisons.

Ernauton s'inclina, mais ne répondit point.

-- N'avez-vous pas vu, continua Mayenne, que j'ai croisé l'épée seul à
seul avec cet homme?

-- Je l'ai vu, c'est vrai.

-- D'ailleurs cet homme est mon plus mortel ennemi.

-- Je le crois, car il m'a dit la même chose de vous.

-- Et si je survis à ma blessure?

-- Cela ne me regardera plus, et vous ferez ce qu'il vous plaira,
monsieur.

-- Me croyez-vous bien dangereusement blessé?

-- J'ai examiné votre blessure, monsieur, et je crois que, quoique grave,
elle n'entraîne point danger de mort. Le fer a glissé le long des côtes, à
ce que je crois, et ne pénètre pas dans la poitrine. Respirez, et, je
l'espère, vous n'éprouverez aucune douleur du côté du poumon.

Mayenne respira péniblement, mais sans souffrance intérieure.

-- C'est vrai, dit-il; mais les hommes qui étaient avec moi?

-- Sont morts, à l'exception d'un seul.

-- Les a-t-on laissés sur le chemin, demanda Mayenne.

-- Oui.

-- Les a-t-on fouillés?

-- Le paysan que vous avez dû voir en rouvrant les yeux, et qui est votre
hôte, s'est acquitté de ce soin.

-- Qu'a-t-il trouvé sur eux?

-- Quelque argent.

-- Et des papiers?

-- Je ne sache point.

-- Ah! fit Mayenne avec une satisfaction évidente.

-- Au reste, vous pourriez prendre des informations près de celui qui vit.

-- Mais celui qui vit, où est-il?

-- Dans la grange, à deux pas d'ici.

-- Transportez-moi près de lui, ou plutôt transportez-le près de moi, et
si vous êtes homme d'honneur, comme je le crois, jurez-moi de ne lui faire
aucune question.

-- Je ne suis point curieux, monsieur, et de cette affaire je sais tout ce
qu'il m'importe de savoir.

Le duc regarda Ernauton avec un reste d'inquiétude.

-- Monsieur, dit celui-ci, je serais heureux que vous chargeassiez tout
autre de la commission que vous voulez bien me donner.

-- J'ai tort, monsieur, et je le reconnais, dit Mayenne; ayez cette
extrême obligeance de me rendre le service que je vous demande.

Cinq minutes après, le soldat entrait dans l'étable.

Il poussa un cri en apercevant le duc de Mayenne; mais celui-ci eut la
force de mettre le doigt sur ses lèvres. Le soldat se tut aussitôt.

-- Monsieur, dit Mayenne à Ernauton, ma reconnaissance sera éternelle, et
sans doute un jour nous nous retrouverons en circonstances meilleures:
puis-je vous demander à qui j'ai l'honneur de parler?

-- Je suis le vicomte Ernauton de Carmainges, monsieur.

Mayenne attendait un plus long détail, mais ce fut au tour du jeune homme
d'être réservé.

-- Vous suiviez le chemin de Beaugency, monsieur, continua Mayenne.

-- Oui, monsieur.

-- Alors, je vous ai dérangé, et vous ne pouvez plus marcher cette nuit,
peut-être?

-- Au contraire, monsieur, et je compte me remettre en route tout à
l'heure.

-- Pour Beaugency?

Ernauton regarda Mayenne en homme que cette insistance désoblige fort.

-- Pour Paris, dit-il.

Le duc parut étonné.

-- Pardon, continua Mayenne, mais il est étrange qu'allant à Beaugency, et
arrêté par une circonstance aussi imprévue, vous manquiez le but de votre
voyage sans une cause bien sérieuse.

-- Rien de plus simple, monsieur, répondit Ernauton, j'allais à un rendez-
vous. Notre événement, en me forçant de m'arrêter ici, m'a fait manquer ce
rendez-vous; je m'en retourne.

Mayenne essaya en vain de lire sur le visage impassible d'Ernauton une
autre pensée que celle qu'exprimaient ses paroles.

-- Oh! monsieur, dit-il enfin, que ne demeurez-vous avec moi quelques
jours! j'enverrais à Paris mon soldat que voici pour me chercher un
chirurgien, car vous comprenez, n'est-ce pas, que je ne puis rester seul
ici avec ces paysans qui me sont inconnus?

-- Et pourquoi, monsieur, répliqua Ernauton, ne serait-ce point votre
soldat qui resterait près de vous, et moi qui vous enverrais un
chirurgien?

Mayenne hésita.

-- Savez-vous le nom de mon ennemi? demanda-t-il.

-- Non, monsieur.

-- Quoi! vous lui avez sauvé la vie, et il ne vous a pas dit son nom?

-- Je ne le lui ai pas demandé. -- Vous ne le lui avez pas demandé?

-- Je vous ai sauvé la vie aussi, à vous, monsieur: vous ai-je, pour cela,
demandé le vôtre? mais, en échange, vous savez tous deux le mien.
Qu'importe que le sauveur sache le nom de son obligé? c'est l'obligé qui
doit savoir celui de son sauveur.

-- Je vois, monsieur, dit Mayenne, qu'il n'y a rien à apprendre de vous,
et que vous êtes discret autant que vaillant.

-- Et moi, monsieur, je vois que vous prononcez ces paroles avec une
intention de reproche, et je le regrette; car, en vérité, ce qui vous
alarme devrait au contraire vous rassurer. On n'est pas discret beaucoup
avec celui-ci sans l'être un peu avec celui-là.

-- Vous avez raison: votre main, monsieur de Carmainges.

Ernauton lui donna la main, mais sans que rien dans son geste indiquât
qu'il savait donner la main à un prince.

-- Vous avez inculpé ma conduite, monsieur, continua Mayenne; je ne puis
me justifier sans révéler de grands secrets; mieux vaut, je crois, que
nous ne poussions pas plus loin nos confidences.

-- Remarquez, monsieur, répondit Ernauton, que vous vous défendez quand je
n'accuse pas. Vous êtes parfaitement libre, croyez-le bien, de parler et
de vous taire.

-- Merci, monsieur, je me tais. Sachez seulement que je suis un
gentilhomme de bonne maison, en position de vous faire tous les plaisirs
que je voudrai.

-- Brisons là-dessus, monsieur, répondit Ernauton, et croyez que je serai
aussi discret à l'égard de votre crédit que je l'ai été à l'égard de votre
nom. Grâce au maître que je sers, je n'ai besoin de personne.

-- Votre maître? demanda Mayenne avec inquiétude, quel maître, s'il vous
plaît?

-- Oh! plus, de confidences, vous l'avez dit vous-même, monsieur, répliqua
Ernauton.

-- C'est juste.

-- Et puis votre blessure commence à s'enflammer; causez moins, monsieur,
croyez-moi.

-- Vous avez raison. Oh! il me faudra mon chirurgien.

-- Je retourne à Paris, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire; donnez-
moi son adresse.

Mayenne fit un signe au soldat qui s'approcha de lui; puis tous deux
causèrent à voix basse.

Avec sa discrétion habituelle, Ernauton s'éloigna.

Enfin, après quelques minutes de consultation, le duc se retourna vers
Ernauton.

-- Monsieur de Carmainges, dit-il, votre parole d'honneur que, si je vous
donnais une lettre pour quelqu'un, cette lettre serait fidèlement remise à
cette personne?

-- Je vous la donne, monsieur.

-- Et j'y crois; vous êtes trop galant homme, pour que je ne me fie pas
aveuglément à vous.

Ernauton s'inclina.

-- Je vais vous confier une partie de mon secret, dit Mayenne; je suis des
gardes de madame la duchesse de Montpensier.

-- Ah! fit naïvement Ernauton, madame la duchesse de Montpensier a des
gardes, je l'ignorais.

-- Dans ces temps de troubles, monsieur, reprit Mayenne, tout le monde
s'entoure de son mieux, et la maison de Guise étant maison souveraine....

-- Je ne demande pas d'explication, monsieur; vous êtes des gardes de
madame la duchesse de Montpensier, cela me suffit.

-- Je reprends donc: j'avais mission de faire un voyage à Amboise, quand,
en chemin, j'ai rencontré mon ennemi. Vous savez le reste.

-- Oui, dit Ernauton.

-- Arrêté par cette blessure avant d'avoir accompli ma mission, je dois
compte à madame la duchesse des causes de mon retard.

-- C'est juste.

-- Vous voudrez bien lui remettre en mains propres, la lettre que je vais
avoir l'honneur de lui écrire?

-- S'il y a toutefois de l'encre et du papier ici, répliqua Ernauton se
levant pour se mettre en quête de ces objets.

-- Inutile, dit Mayenne; mon soldat doit avoir sur lui mes tablettes.

Effectivement le soldat tira de sa poche des tablettes fermées. Mayenne se
retourna du côté du mur pour faire jouer un ressort; les tablettes
s'ouvrirent: il écrivit quelques lignes au crayon, et referma les
tablettes avec le même mystère.

Une fois fermées, il était impossible, si l'on ignorait le secret, de les
ouvrir, à moins de les briser.

-- Monsieur, dit le jeune homme, dans trois jours ces tablettes seront
remises.

-- En mains propres!

-- A madame la duchesse de Montpensier elle-même.

Le duc serra les mains de son bienveillant compagnon, et, fatigué à la
fois de la conversation qu'il venait de faire et de la lettre qu'il venait
d'écrire, il retomba, la sueur au front, sur la paille fraîche.

-- Monsieur, dit le soldat dans un langage qui parut à Ernauton assez peu
en harmonie avec le costume, monsieur, vous m'avez lié comme un veau,
c'est vrai; mais, que vous le vouliez ou non, je regarde ce lien comme une
chaîne d'amitié, et vous le prouverai en temps et lieu.

Et il lui tendit une main dont le jeune homme avait déjà remarqué la
blancheur.

-- Soit, dit en souriant Carmainges; me voilà donc avec deux amis de plus?

-- Ne raillez pas, monsieur, dit le soldat, on n'en a jamais de trop.

-- C'est vrai, camarade, répondit Ernauton.

Et il partit.




XXXIX

LA COUR AUX CHEVAUX


Ernauton partit à l'instant même, et comme il avait pris le cheval du duc
en remplacement du sien, qu'il avait donné à Robert Briquet, il marcha
rapidement, de sorte que vers la moitié du troisième jour il arriva à
Paris.

A trois heures de l'après-midi il entrait au Louvre, au logis des
quarante-cinq.

Aucun événement d'importance, d'ailleurs, n'avait signalé son retour.

Les Gascons, en le voyant, poussèrent des cris de surprise.

M. de Loignac, à ces cris, entra, et, en apercevant Ernauton, prit sa
figure la plus renfrognée, ce qui n'empêcha point Ernauton de marcher
droit à lui.

M. de Loignac fit signe au jeune homme de passer dans le petit cabinet
situé au bout du dortoir, espèce de salle d'audience où ce juge sans appel
rendait ses arrêts.

-- Est-ce donc ainsi qu'on se conduit, monsieur? lui dit-il tout d'abord;
voilà, si je compte bien, cinq jours et cinq nuits d'absence, et c'est
vous, vous, monsieur, que je croyais un des plus raisonnables, qui donnez
l'exemple d'une pareille infraction?

-- Monsieur, répondit Ernauton en s'inclinant, j'ai fait ce qu'on m'a dit
de faire.

-- Et que vous a-t-on dit de faire?

-- On m'a dit de suivre M. de Mayenne, et je l'ai suivi.

-- Pendant cinq jours et cinq nuits?

-- Pendant cinq jours et cinq nuits, monsieur.

-- Le duc a donc quitté Paris?

-- Le soir même, et cela m'a paru suspect.

-- Vous aviez raison, monsieur. Après?

Ernauton se mit alors à raconter succinctement, mais avec la chaleur et
l'énergie d'un homme de coeur, l'aventure du chemin et les suites que
cette aventure avait eues. A mesure qu'il avançait dans son récit, le
visage si mobile de Loignac s'éclairait de toutes les impressions que le
narrateur soulevait dans son âme.

Mais lorsque Ernauton en vint à la lettre confiée à ses soins par M. de
Mayenne:

-- Vous l'avez, cette lettre? s'écria M. de Loignac.

-- Oui, monsieur.

-- Diable! voilà qui mérite qu'on y prenne quelque attention, répliqua le
capitaine; attendez-moi, monsieur, ou plutôt venez avec moi, je vous prie.

Ernauton se laissa conduire, et arriva derrière Loignac dans la cour aux
chevaux du Louvre.

Tout se préparait pour une sortie du roi: les équipages étaient en train
de s'organiser; M. d'Épernon regardait essayer deux chevaux nouvellement
venus d'Angleterre, présent d'Élisabeth à Henri: ces deux chevaux, d'une
harmonie de proportions remarquable, devaient ce jour-là même être attelés
en première main au carrosse du roi.

M. de Loignac, tandis qu'Ernauton demeurait à l'entrée de la cour,
s'approcha de M. d'Épernon et le toucha au bas de son manteau.

-- Nouvelles, monsieur le duc, dit-il; grandes nouvelles!

Le duc quitta le groupe dans lequel il se trouvait, et se rapprocha de
l'escalier par lequel le roi devait descendre.

-- Dites, monsieur de Loignac, dites.

-- M. de Carmainges arrive de par-delà Orléans: M. de Mayenne est dans un
village, blessé dangereusement.

Le duc poussa une exclamation.

-- Blessé! répéta-t-il.

-- Et de plus, continua Loignac, il a écrit à madame de Montpensier une
lettre que M. de Carmainges a dans sa poche.

-- Oh! oh! fit d'Épernon. Parfandious! faites venir M. de Carmainges, que
je lui parle à lui-même.

Loignac alla prendre par la main Ernauton, qui, ainsi que nous l'avons
dit, s'était tenu à l'écart, par respect, pendant le colloque de ses
chefs.

-- Monsieur le duc, dit-il, voici notre voyageur.

-- Bien, monsieur. Vous avez, à ce qu'il paraît, une lettre de M. le duc
de Mayenne? fit d'Épernon.

-- Oui, monseigneur.

-- Écrite d'un petit village près d'Orléans?

-- Oui, monseigneur.

-- Et adressée à madame de Montpensier?

-- Oui, monseigneur.

-- Veuillez me remettre cette lettre, s'il vous plaît.

Et le duc étendit la main avec la tranquille négligence d'un homme qui
croit n'avoir qu'à exprimer ses volontés, quelles qu'elles soient, pour
que ses volontés soient exécutées.

-- Pardon, monseigneur, dit Carmainges, mais ne m'avez-vous point dit de
vous remettre la lettre de M. le duc de Mayenne à sa soeur?

-- Sans doute.

-- Monsieur le duc ignore que cette lettre m'est confiée.

-- Qu'importe!

-- Il importe beaucoup, monseigneur; j'ai donné à M. le duc ma parole que
cette lettre serait remise à la duchesse elle-même.

-- Êtes-vous au roi ou à M. le duc de Mayenne?

-- Je suis au roi, monseigneur.

-- Eh bien! le roi veut voir cette lettre.

-- Monseigneur, ce n'est pas vous qui êtes le roi.

-- Je crois, en vérité, que vous oubliez à qui vous parlez, monsieur de
Carmainges! dit d'Épernon en pâlissant de colère.

-- Je me le rappelle parfaitement, monseigneur, au contraire; et c'est
pour cela que je refuse.

-- Vous refusez, vous avez dit que vous refusiez, je crois, monsieur de
Carmainges?

-- Je l'ai dit.

-- Monsieur de Carmainges, vous oubliez votre serment de fidélité.

-- Monseigneur, je n'ai juré jusqu'à présent, que je sache, fidélité qu'à
une seule personne, et cette personne, c'est Sa Majesté. Si le roi me
demande cette lettre, il l'aura; car le roi est mon maître, mais le roi
n'est point là.

-- Monsieur de Carmainges, dit le duc qui commençait à s'emporter
visiblement, tandis qu'Ernauton, au contraire, semblait devenir plus froid
à mesure qu'il résistait; monsieur de Carmainges, vous êtes comme tous
ceux de votre pays, aveugle dans la prospérité; votre fortune vous
éblouit, mon petit gentilhomme; la possession d'un secret d'État vous
étourdit comme un coup de massue.

-- Ce qui m'étourdit, monsieur le duc, c'est la disgrâce dans laquelle je
suis prêt à tomber vis-à-vis de Votre Seigneurie, mais non ma fortune, que
mon refus de vous obéir rend, je ne le cache point, très aventurée; mais
il n'importe, je fais ce que je dois et ne ferai que cela, et nul, excepté
le roi, n'aura la lettre que vous me demandez, si ce n'est la personne à
qui elle est adressée.

D'Épernon fit un mouvement terrible.

-- Loignac, dit-il, vous allez à l'instant même faire conduire au cachot
M. de Carmainges.

-- Il est certain que, de cette façon, dit Carmainges, en souriant, je ne
pourrai remettre à madame de Montpensier la lettre dont je suis porteur,
tant que je resterai dans ce cachot, du moins; mais une fois sorti....

-- Si vous en sortez, toutefois, dit d'Épernon.

-- J'en sortirai, monsieur, à moins que vous ne m'y fassiez assassiner,
dit Ernauton avec une résolution qui, à mesure qu'il parlait, devenait
plus froide et plus terrible; oui, j'en sortirai, les murs sont moins
fermes que ma volonté; eh bien! monseigneur, une fois sorti....

-- Eh bien! une fois sorti?

-- Eh bien! je parlerai au roi, et le roi me répondra.

-- Au cachot, au cachot! hurla d'Épernon perdant toute retenue; au cachot,
et qu'on lui prenne sa lettre.

-- Nul n'y touchera! s'écria Ernauton en faisant un bond en arrière et en
tirant de sa poitrine les tablettes de Mayenne; et je mettrai cette lettre
en morceaux, puisque je ne puis sauver cette lettre qu'à ce prix; et, ce
faisant, M. le duc de Mayenne m'approuvera et Sa Majesté me pardonnera.

Et en effet, le jeune homme, dans sa résistance loyale, allait séparer en
deux morceaux la précieuse enveloppe, quand une main arrêta mollement son
bras.

Si la pression eût été violente, nul doute que le jeune homme n'eût
redoublé d'efforts pour anéantir la lettre; mais, voyant qu'on usait de
ménagement, il s'arrêta en tournant la tête sur son épaule.

-- Le roi! dit-il.

En effet, le roi, sortant du Louvre, venait de descendre son escalier, et
arrêté un instant sur la dernière marche, il avait entendu la fin de la
discussion, et son bras royal avait arrêté le bras de Carmainges.

-- Qu'y a-t-il donc, messieurs? demanda-t-il de cette voix à laquelle il
savait donner, lorsqu'il le voulait, une puissance toute souveraine.

-- Il y a, sire, s'écria d'Épernon sans se donner la peine de cacher sa
colère, il y a que cet homme, un de vos quarante-cinq, du reste il va
cesser d'en faire partie; il y a, dis-je, qu'envoyé par moi en votre nom
pour surveiller M. de Mayenne pendant son séjour à Paris, il l'a suivi
jusqu'au-delà d'Orléans, et là a reçu de lui une lettre adressée à madame
de Montpensier.

-- Vous avez reçu de M. de Mayenne une lettre pour madame de Montpensier?
demanda le roi.

-- Oui, sire, répondit Ernauton; mais M. le duc d'Épernon ne vous dit
point dans quelles circonstances.

-- Eh bien! cette lettre, demanda le roi, où est-elle?

-- Voilà justement la cause du conflit, sire; M. de Carmainges refuse
absolument de me la donner, et veut la porter à son adresse: refus qui est
d'un mauvais serviteur, à ce que je pense.

Le roi regarda Carmainges.

Le jeune homme mit un genou en terre.

-- Sire, dit-il, je suis un pauvre gentilhomme, homme d'honneur, voilà
tout. J'ai sauvé la vie à votre messager, qu'allaient assassiner M. de
Mayenne et cinq de ses acolytes, car, en arrivant à temps, j'ai fait
tourner la chance du combat en sa faveur.

-- Et pendant ce combat, il n'est rien arrivé à M. de Mayenne? demanda le
roi.

-- Si fait, sire, il a été blessé, et même grièvement.

-- Bon! dit le roi; après?

-- Après, sire?

-- Oui.

-- Votre messager, qui paraît avoir des motifs particuliers de haine
contre M. de Mayenne....

Le roi sourit.

-- Votre messager, sire, voulait achever son ennemi, peut-être en avait-il
le droit; mais j'ai pensé qu'en ma présence à moi, c'est-à-dire en
présence d'un homme dont l'épée appartient à Votre Majesté, cette
vengeance devenait un assassinat politique, et....

Ernauton hésita.

-- Achevez, dit le roi.

-- Et j'ai sauvé M. de Mayenne de votre messager, comme j'avais sauvé
votre messager de M. de Mayenne.

D'Épernon haussa les épaules, Loignac mordit sa longue moustache, le roi
demeura froid.

-- Continuez, dit-il.

M. de Mayenne, réduit à un seul compagnon, les quatre autres ont été tués,
M. de Mayenne, réduit, dis-je, à un seul compagnon, ne voulant pas se
séparer de lui, ignorant que j'étais à Votre Majesté, s'est fié à moi et
m'a recommandé de porter une lettre à sa soeur. J'ai cette lettre, la
voici: je l'offre à Votre Majesté, sire, pour qu'elle en dispose comme
elle disposerait de moi. Mon honneur m'est cher, sire; mais du moment où
j'ai, pour répondre à ma conscience, la garantie de la volonté royale, je
fais abnégation de mon honneur, il est entre bonnes mains.

Ernauton, toujours à genoux, tendit les tablettes au roi.

Le roi les repoussa doucement de la main.

-- Que disiez-vous donc, d'Épernon? M. de Carmainges est un honnête homme
et un fidèle serviteur.

-- Moi, sire, fit d'Épernon, Votre Majesté demande ce que je disais?

-- Oui; n'ai-je donc pas entendu le mot de cachot? Mordieu! tout au
contraire, quand on rencontre par hasard un homme comme M. de Carmainges,
il faudrait parler, comme chez les anciens Romains, de couronnes et de
récompenses. La lettre est toujours à celui qui la porte, duc, ou à celui
à qui on la porte.

D'Épernon s'inclina en grommelant.

-- Vous porterez votre lettre, monsieur de Carmainges.

-- Mais sire, songez à ce qu'elle peut renfermer, dit d'Épernon. Ne jouons
pas à la délicatesse, lorsqu'il s'agit de la vie de Votre Majesté.

-- Vous porterez votre lettre, monsieur de Carmainges, reprit le roi, sans
répondre à son favori.

-- Merci, sire, dit Carmainges en se retirant.

-- Où la portez-vous?

-- A madame la duchesse de Montpensier; je croyais avoir eu l'honneur de
le dire à Votre Majesté.

-- Je m'explique mal. A quelle adresse, voulais-je dire? est-ce à l'hôtel
de Guise, à l'hôtel Saint-Denis ou à Bel....

Un regard de d'Épernon arrêta le roi.

-- Je n'ai aucune instruction particulière de M. de Mayenne à ce sujet,
sire; je porterai la lettre à l'hôtel de Guise, et là je saurai où est
madame de Montpensier.

-- Alors vous vous mettrez en quête de la duchesse?

-- Oui, sire.

-- Et l'ayant trouvée?

-- Je lui rendrai mon message.

-- C'est cela. Maintenant, monsieur de Carmainges.... Et le roi regarda
fixement le jeune homme.

-- Sire?

-- Avez-vous juré ou promis autre chose à M. de Mayenne que de remettre
cette lettre aux mains de sa soeur.

-- Non, sire.

-- Vous n'avez point promis, par exemple, insista le roi, quelque chose
comme le secret sur l'endroit où vous pourriez rencontrer la duchesse?

-- Non, sire, je n'ai rien promis de pareil.

-- Je vous imposerai donc une seule condition, monsieur.

-- Sire, je suis l'esclave de Votre Majesté.

-- Vous rendrez cette lettre à madame de Montpensier, et aussitôt cette
lettre rendue, vous viendrez me rejoindre à Vincennes où je serai ce soir.

-- Oui, sire.

-- Et où vous me rendrez un compte fidèle où vous aurez trouvé la
duchesse.

-- Sire, Votre Majesté peut y compter.

-- Sans autre explication ni confidence, entendez-vous?

-- Sire, je le promets.

-- Quelle imprudence! fit le duc d'Épernon; oh! sire!

-- Vous ne vous connaissez pas en hommes, duc, ou du moins en certains
hommes. Celui-ci est loyal envers Mayenne, donc il sera loyal envers moi.

-- Envers vous, sire! s'écria Ernauton, je serai plus que loyal, je serai
dévoué.

-- Maintenant, d'Épernon, dit le roi, pas de querelles ici, et vous allez
à l'instant même pardonner à ce brave serviteur ce que vous regardiez
comme un manque de dévoûment, et ce que je regarde, moi, comme une preuve
de loyauté.

-- Sire, dit Carmainges, M. le duc d'Épernon est un homme trop supérieur
pour ne pas avoir vu au milieu de ma désobéissance à ses ordres,
désobéissance dont je lui exprime tous mes regrets, combien je le respecte
et l'aime; seulement, j'ai fait, avant toute chose, ce que je regardais
comme mon devoir.

-- Parfandious! dit le duc en changeant de physionomie avec la même
mobilité qu'un homme qui eût ôté ou mis un masque, voilà une épreuve qui
vous fait honneur, mon cher Carmainges, et vous êtes en vérité un joli
garçon: n'est-ce pas, Loignac? Mais, en attendant, nous lui avons fait une
belle peur.

Et le duc éclata de rire.

Loignac tourna ses talons pour ne pas répondre: il ne se sentait pas, tout
Gascon qu'il était, la force de mentir avec la même effronterie que son
illustre chef.

-- C'était une épreuve? dit le roi avec doute; tant mieux, d'Épernon, si
c'était une épreuve; mais je ne vous conseille pas ces épreuves-là avec
tout le monde, trop de gens y succomberaient.

-- Tant mieux! répéta à son tour Carmainges, tant mieux, monsieur le duc,
si c'est une épreuve; je suis sûr alors des bonnes grâces de monseigneur.

Mais, tout en disant ces paroles, le jeune homme paraissait aussi peu
disposé à croire que le roi.

-- Eh bien, maintenant que tout est fini, messieurs, dit Henri, partons.

D'Épernon s'inclina.

-- Vous venez avec moi, duc?

-- C'est-à-dire que j'accompagne Votre Majesté à cheval; c'est l'ordre
qu'elle a donné, je crois?

-- Oui. Qui tiendra l'autre portière? demanda Henri.

-- Un serviteur dévoué de Votre Majesté, dit d'Épernon: M. de Sainte-
Maline. Et il regarda l'effet que ce nom produisait sur Ernauton.

Ernauton demeura impassible.

-- Loignac, ajouta-t-il, appelez M. de Sainte-Maline.

-- Monsieur de Carmainges, dit le roi, qui comprit l'intention du duc
d'Épernon, vous allez faire votre commission, n'est-ce pas, et revenir
immédiatement à Vincennes?

-- Oui, sire.

Et, Ernauton, malgré toute sa philosophie, partit assez heureux de ne
point assister au triomphe qui allait si fort réjouir le coeur ambitieux
de Sainte-Maline.




XL

LES SEPT PÉCHÉS DE MADELEINE


Le roi avait jeté un coup d'oeil sur ses chevaux, et les voyant si
vigoureux et si piaffants, il n'avait pas voulu courir seul le risque de
la voiture; en conséquence, après avoir, comme nous l'avons vu, donné
toute raison à Ernauton, il avait fait signe au duc de prendre place dans
son carrosse.

Loignac et Sainte-Maline prirent place à la portière: un seul piqueur
courait en avant.

Le duc était placé seul sur le devant de la massive machine, et le roi,
avec tous ses chiens, s'installa sur le coussin du fond.

Parmi tous ces chiens, il y avait un préféré: c'était celui que nous lui
avons vu à la main dans sa loge de l'Hôtel-de-Ville, et qui avait un
coussin particulier sur lequel il sommeillait doucement.

A la droite du roi était une table dont les pieds étaient pris dans le
plancher du carrosse: cette table était couverte de dessins enluminés que
Sa Majesté découpait avec une adresse merveilleuse, malgré les cahots de
la voiture.

C'étaient, pour la plupart, des sujets de sainteté. Toutefois, comme à
cette époque il se faisait, à l'endroit de la religion, un mélange assez
tolérant des idées païennes, la mythologie n'était pas mal représentée
dans les dessins religieux du roi.

Pour le moment, Henri, toujours méthodique, avait fait un choix parmi tous
ces dessins, et s'occupait à découper la vie de Madeleine la pécheresse.

Le sujet prêtait par lui-même au pittoresque, et l'imagination du peintre
avait encore ajouté aux dispositions naturelles du sujet: on y voyait
Madeleine, belle, jeune et fêtée; les bains somptueux, les bals et les
plaisirs de tous genres figuraient dans la collection.

L'artiste avait eu l'ingénieuse idée, comme Callot devait le faire plus
tard à propos de sa Tentation de saint Antoine, l'artiste, disons-nous,
avait eu l'ingénieuse idée de couvrir les caprices de son burin du manteau
légitime de l'autorité ecclésiastique: ainsi chaque dessin, avec le titre
courant des sept péchés capitaux, était expliqué par une légende
particulière:

    « Madeleine succombe au péché de la colère.

    Madeleine succombe au péché de la gourmandise.

    Madeleine succombe au péché de l'orgueil.

    Madeleine succombe au péché de la luxure. »

Et ainsi de suite jusqu'au septième et dernier péché capital.

L'image que le roi était occupé de découper, quand on passa la porte
Saint-Antoine, représentait Madeleine succombant au péché de la colère.

La belle pécheresse, à moitié couchée sur des coussins, et sans autre
voile que ces magnifiques cheveux dorés avec lesquels elle devait plus
tard essuyer les pieds parfumés du Christ; la belle pécheresse, disons-
nous, faisait jeter à droite, dans un vivier rempli de lamproies dont on
voyait les têtes avides sortir de l'eau comme autant de museaux de
serpents, un esclave qui avait brisé un vase précieux, tandis qu'à gauche
elle faisait fouetter une femme encore moins vêtue qu'elle, attendu
qu'elle portait son chignon retroussé, laquelle avait, en coiffant sa
maîtresse, arraché quelques-uns de ces magnifiques cheveux dont la
profusion eût dû rendre Madeleine plus indulgente pour une faute de cette
espèce.

Le fond du tableau représentait des chiens battus pour avoir laissé passer
impunément de pauvres mendiants cherchant une aumône, et des coqs égorgés
pour avoir chanté trop clair et trop matin.

En arrivant à la Croix-Faubin, le roi avait découpé toutes les figures de
cette image, et se disposait à passer à celle intitulée:

    « Madeleine succombant au péché de la gourmandise. »

Celle-ci représentait la belle pécheresse couchée sur un de ces lits de
pourpre et d'or où les anciens prenaient leurs repas: tout ce que les
gastronomes romains connaissaient de plus recherché en viandes, en
poissons et en fruits, depuis les loirs au miel et les surmulets au
falerne, jusqu'aux langoustes de Stromboli et aux grenades de Sicile,
ornait cette table. A terre, des chiens se disputaient un faisan, tandis
que l'air était obscurci d'oiseaux aux mille couleurs qui emportaient de
cette table bénie des figues, des fraises et des cerises, qu'ils
laissaient tomber parfois sur une population de souris qui, le nez en
l'air, attendaient cette manne qui leur tombait du ciel.

Madeleine tenait à la main, tout rempli d'une liqueur blonde comme la
topaze, un de ces verres à forme singulière comme Pétrone en a décrit dans
le festin de Trimalcion.

Tout préoccupé de cette oeuvre importante, le roi s'était contenté de
lever les yeux en passant devant le prieuré des Jacobins, dont la cloche
sonnait vêpres à toute volée.

Aussi toutes les portes et toutes les fenêtres du susdit prieuré étaient-
elles fermées si bien, qu'on eût pu le croire inhabité, si l'on n'eût
entendu retentir dans l'intérieur du monument les vibrations de la cloche.

Ce coup d'oeil donné, le roi se remit activement à ses découpures.

Mais, cent pas plus loin, un observateur attentif lui eût vu jeter un coup
d'oeil plus curieux que le premier sur une maison de belle apparence qui
bordait la route à gauche, et qui, bâtie au milieu d'un charmant jardin,
ouvrait sa grille de fer aux lances dorées sur la grande route.

Cette maison de campagne se nommait Bel-Esbat.

Tout au contraire du couvent des Jacobins, Bel-Esbat avait toutes ses
fenêtres ouvertes, à l'exception d'une seule devant laquelle retombait une
jalousie.

Au moment où le roi passa, cette jalousie éprouva un imperceptible
frémissement.

Le roi échangea un coup d'oeil et un sourire avec d'Épernon, puis se remit
à attaquer un autre péché capital.

Celui-là, c'était le péché de la luxure.

L'artiste l'avait représenté avec de si effrayantes couleurs, il avait
stigmatisé le péché avec tant de courage et de ténacité, que nous n'en
pourrons citer qu'un trait; encore ce trait est-il tout épisodique.

L'ange gardien de Madeleine s'envolait tout effrayé au ciel, en cachant
ses yeux de ses deux mains.

Cette image, pleine de minutieux détails, absorbait tellement l'attention
du roi, qu'il continuait d'aller sans remarquer certaine vanité qui se
prélassait à la portière gauche de son carrosse.

C'était grand dommage, car Sainte-Maline était bien heureux et bien fier
sur son cheval.

Lui, si près du roi, lui, cadet de Gascogne, à portée d'entendre Sa
Majesté le roi très chrétien, lorsqu'il disait à son chien:

-- Tout beau! master Love, vous m'obsédez.

Ou à M. le duc d'Épernon, colonel général de l'infanterie du royaume:

-- Duc, voilà, ce me semble, des chevaux qui me vont rompre le cou.

De temps en temps cependant, comme pour faire tomber son orgueil, Sainte-
Maline regardait à l'autre portière Loignac, que l'habitude des honneurs
rendait indifférent à ces honneurs mêmes, et alors trouvant que ce
gentilhomme était plus beau avec sa mine calme et son maintien
militairement modeste, qu'il ne pouvait l'être, lui, avec tous ses airs de
capitan, Sainte-Maline essayait de se modérer; mais bientôt certaines
pensées rendaient à sa vanité son féroce épanouissement.

-- On me voit, on me regarde, disait-il, et l'on se demande: Quel est cet
heureux gentilhomme qui accompagne le roi?

Au train dont on allait et qui ne justifiait guère les appréhensions du
roi, le bonheur de Sainte-Maline devait durer longtemps, car les chevaux
d'Élisabeth, chargés de pesants harnais tout ouvrés d'argent et de
passementerie, emprisonnés dans des traits pareils à ceux de l'arche de
David, n'avançaient pas rapidement dans la direction de Vincennes.

Mais comme il s'enorgueillissait trop, quelque chose comme un
avertissement d'en haut vint tempérer sa joie, quelque chose de triste
pardessus tout pour lui: il entendit le roi prononcer le nom d'Ernauton.

Deux ou trois fois, en deux ou trois minutes, le roi prononça ce nom.

Il eût fallu à chaque fois voir Sainte-Maline se pencher pour saisir au
vol cette intéressante énigme.

Mais, comme toutes les choses véritablement intéressantes, l'énigme
demeurait interrompue par un incident ou par un bruit.

Le roi poussait quelque exclamation qui lui était arrachée par le chagrin
d'avoir donné a certain endroit de son image un coup de ciseau hasardeux,
ou bien par une injonction de se taire, adressée avec toute la tendresse
possible à master Love, lequel jappait avec la prétention exagérée, mais
visible, de faire autant de bruit qu'un dogue.

Le fait est que de Paris à Vincennes le nom d'Ernauton fut prononcé au
moins six fois par le roi, et au moins quatre fois par le duc, sans que
Sainte-Maline pût comprendre à quel propos avaient eu lieu ces dix
répétitions.

Il se figura, on aime toujours à se leurrer, qu'il ne s'agissait de la
part du roi que de demander la cause de la disparition du jeune homme, et
de la part de d'Épernon que de raconter cette cause présumée ou réelle.

Enfin l'on arrive à Vincennes.

Il restait encore au roi trois péchés à découper. Aussi, sous le prétexte
spécieux de se livrer à cette grave occupation, Sa Majesté, à peine
descendue de voiture, s'enferma-t-elle dans sa chambre.

Il faisait la bise la plus froide du monde: aussi, Sainte-Maline
commençait-il à s'accommoder dans une grande cheminée où il comptait se
réchauffer, et dormir en se réchauffant, lorsque Loignac lui posa la main
sur l'épaule.

-- Vous êtes de corvée aujourd'hui, lui dit-il de cette voix brève qui
n'appartient qu'à l'homme qui, ayant beaucoup obéi, sait à son tour se
faire obéir; vous dormirez donc un autre soir: ainsi debout, monsieur de
Sainte-Maline.

-- Je veillerai quinze jours de suite, s'il le faut, monsieur, répondit
celui-ci.

-- Je suis fâché de n'avoir personne sous la main, dit Loignac en faisant
semblant de chercher autour de lui.

-- Monsieur, interrompit Sainte-Maline, il est inutile que vous vous
adressiez à un autre; s'il le faut, je ne dormirai pas d'un mois.

-- Oh! nous ne serons pas si exigeants que cela; tranquillisez-vous.

-- Que faut il faire, monsieur?

-- Remonter à cheval et retourner à Paris.

-- Je suis prêt; j'ai mis mon cheval tout sellé au râtelier.

-- C'est bien. Vous irez droit au logis des quarante-cinq.

-- Oui, monsieur.

-- Là, vous réveillerez tout le monde, mais de telle façon, qu'excepté les
trois chefs que je vais vous désigner, nul ne sache où l'on va ni ce que
l'on va faire.

-- J'obéirai ponctuellement à ces premières instructions.

-- Voici les autres:

Vous laisserez quatorze de ces messieurs à la porte Saint-Antoine;

Quinze autres à moitié chemin;

Et vous ramènerez ici les quatorze autres.

-- Regardez cela comme fait, monsieur de Loignac; mais à quelle heure
faudra-t-il sortir de Paris?

-- A la nuit tombante.

-- A cheval ou à pied?

-- A cheval.

-- Quelles armes?

-- Toutes: dague, épée et pistolets.

-- Cuirassés?

-- Cuirassés.

-- Le reste de la consigne, monsieur?

-- Voici trois lettres: une pour M. de Chalabre, une pour M. de Biran, une
pour vous. M. de Chalabre commandera la première escouade, M. de Biran la
seconde, vous la troisième.

-- Bien, monsieur.

-- On n'ouvrira ces lettres que sur le terrain, quand sonneront six
heures. M. de Chalabre ouvrira la sienne porte Saint-Antoine, M. de Biran
à la Croix-Faubin, vous à la porte du donjon.

-- Faudra-t-il venir vite?

-- De toute la vitesse de vos chevaux, sans donner de soupçons cependant,
ni se faire remarquer. Pour sortir de Paris, chacun prendra une porte
différente: M. de Chalabre, la porte Bourdelle; M. de Biran, la porte du
Temple; vous, qui avez le plus de chemin à faire, vous prendrez la route
directe, c'est-à-dire la porte Saint-Antoine.  -- Bien, monsieur.

-- Le surplus des instructions est dans ces trois lettres. Allez donc.

Sainte-Maline salua et fit un mouvement pour sortir.

-- A propos, reprit Loignac, d'ici à la Croix-Faubin, allez aussi vite que
vous voudrez; mais de la Croix-Faubin à la barrière, allez au pas. Vous
avez encore deux heures avant qu'il ne fasse nuit; c'est plus de temps
qu'il ne vous en faut.

-- A merveille, monsieur.

-- Avez-vous bien compris, et voulez-vous que je vous répète l'ordre?

-- C'est inutile, monsieur.

-- Bon voyage, monsieur de Sainte-Maline.

Et Loignac, traînant ses éperons, rentra dans les appartements.

-- Quatorze dans la première troupe, quinze dans la seconde et quinze dans
la troisième, il est évident qu'on ne compte pas sur Ernauton, et qu'il ne
fait plus partie des quarante-cinq.

Sainte-Maline, tout gonflé d'orgueil, fit sa commission en homme
important, mais exact.  Une demi-heure après son départ de Vincennes, et
toutes les instructions de Loignac suivies à la lettre, il franchissait la
barrière.

Un quart d'heure après, il était au logis des quarante-cinq.

La plupart de ces messieurs savouraient déjà dans leurs chambres la vapeur
du souper qui fumait aux cuisines respectives de leurs ménagères.

Ainsi, la noble Lardille de Chavantrade avait préparé un plat de mouton
aux carottes, avec force épices, c'est-à-dire à la mode de Gascogne, plat
succulent auquel, de son côté, Militor donnait quelques soins, c'est-à-
dire quelques coups d'une fourchette de fer à l'aide de laquelle il
expérimentait le degré de cuisson des viandes et des légumes.

Ainsi, Pertinax de Montcrabeau, avec l'aide de ce singulier domestique
qu'il ne tutoyait pas et qui le tutoyait, Pertinax de Montcrabeau, disons-
nous, exerçait, pour une escouade à frais communs, ses propres talents
culinaires. La gamelle fondée par cet habile administrateur réunissait
huit associés qui mettaient chacun six sous par repas.

M. de Chalabre ne mangeait jamais ostensiblement: on eût cru à un être
mythologique placé par sa nature en dehors de tous les besoins.

Ce qui faisait douter de sa nature divine, c'était sa maigreur.

Il regardait déjeuner, dîner et souper ses compagnons, comme un chat
orgueilleux qui ne veut pas mendier, mais qui a faim cependant, et qui,
pour apaiser sa faim, se lèche les moustaches. Il est cependant juste de
dire que lorsqu'on lui offrait, et on lui offrait rarement, il refusait,
ayant, disait-il, les derniers morceaux à la bouche, et les morceaux
n'étaient jamais moins que perdreaux, faisans, bartavelles, mauviettes,
pâtés de coqs de bruyère et de poissons fins.  Le tout avait été
habilement arrosé à profusion de vins d'Espagne et de l'Archipel des
meilleurs crûs, tels que Malaga, Chypre et Syracuse.

Toute cette société, comme on voit, disposait à sa guise de l'argent de Sa
Majesté Henri III.

Au reste, on pouvait juger le caractère de chacun d'après l'aspect de son
petit logement. Les uns aimaient les fleurs, et cultivaient dans un grès
ébréché, sur sa fenêtre, quelque maigre rosier ou quelque scabieuse
jaunissante; d'autres avaient, comme le roi, le goût des images sans avoir
son habileté à les découper; d'autres enfin, en véritables chanoines,
avaient introduit dans le logis la gouvernante ou la nièce.

M. d'Épernon avait dit tout bas à Loignac que les quarante-cinq n'habitant
pas l'intérieur du Louvre, il pouvait fermer les yeux là-dessus, et
Loignac fermait les yeux.

[Illustration: Loignac.]

Néanmoins, lorsque la trompette avait sonné, tout ce monde devenait soldat
et esclave d'une discipline rigoureuse, sautait à cheval et se tenait prêt
à tout.

A huit heures on se couchait l'hiver, à dix heures l'été; mais quinze
seulement dormaient, quinze autres ne dormaient que d'un oeil, et les
autres ne dormaient pas du tout.

Comme il n'était que cinq heures et demie du soir, Sainte-Maline trouva
son monde debout, et dans les dispositions les plus gastronomiques de la
terre.

Mais d'un seul mot il renversa toutes les écuelles.

-- A cheval, messieurs! dit-il.

Et laissant tout le commun des martyrs à la confusion de cette manoeuvre,
il expliqua l'ordre à messieurs de Biran et de Chalabre.

Les uns, tout en bouclant leurs ceinturons et en agrafant leurs cuirasses,
entassèrent quelques larges bouchées humectées par un grand coup de vin;
les autres, dont le souper était moins avancé, s'armèrent avec
résignation.

M. de Chalabre seul, en serrant le ceinturon de son épée d'un ardillon,
prétendit avoir soupé depuis plus d'une heure.

On fit l'appel.

Quarante-quatre seulement, y compris Sainte-Maline, répondirent.

-- M. Ernauton de Carmainges manque, dit M. de Chalabre, dont c'était le
tour d'exercer les fonctions de fourrier.

Une joie profonde emplit le coeur de Sainte-Maline et reflua jusqu'à ses
lèvres qui grimacèrent un sourire, chose rare chez cet homme au
tempérament sombre et envieux.

En effet, aux yeux de Sainte-Maline, Ernauton se perdait immanquablement
par cette absence, sans raison, au moment d'une expédition de cette
importance.

Les quarante-cinq, ou plutôt les quarante-quatre partirent donc, chaque
peloton par la route qui lui était indiquée, c'est-à-dire M. de Chalabre,
avec treize hommes, par la porte Bourdelle;

M. de Biran, avec quatorze, par la porte du Temple;

Et enfin, Sainte-Maline, avec quatorze autres, par la porte Saint-Antoine.




XLI

BEL-ESBAT


Il est inutile de dire qu'Ernauton, que Sainte-Maline croyait si bien
perdu, poursuivait au contraire le cours inattendu de sa fortune
ascendante.

Il avait d'abord calculé tout naturellement que la duchesse de
Montpensier, qu'il était chargé de retrouver, devait être à l'hôtel de
Guise, du moment où elle était à Paris.

Ernauton se dirigea donc d'abord vers l'hôtel de Guise.

Lorsque, après avoir frappé à la grande porte qui lui fut ouverte avec une
extrême circonspection, il demanda l'honneur d'une entrevue avec madame la
duchesse de Montpensier, il lui fut d'abord cruellement ri au nez.

Puis, comme il insista, il lui fut dit qu'il devait savoir que Son Altesse
habitait Soissons et non Paris.

Ernauton s'attendait à cette réception: elle ne le troubla donc point.

-- Je suis désespéré de cette absence, dit-il, j'avais une communication
de la plus haute importance à faire à Son Altesse de la part de M. le duc
de Mayenne.

-- De la part de M. le duc de Mayenne? fit le portier, et qui donc vous a
chargé de cette communication?

-- M. le duc de Mayenne lui-même.

-- Chargé! lui, le duc! s'écria le portier avec un étonnement
admirablement joué; et où cela vous a-t-il chargé de cette communication?
M. le duc n'est pas plus à Paris que madame la duchesse.

-- Je le sais bien, répondit Ernauton; mais moi aussi je pouvais n'être
pas à Paris; moi aussi, je puis avoir rencontré M. le duc ailleurs qu'à
Paris; sur la route de Blois, par exemple.

-- Sur la route de Blois? reprit le portier un peu plus attentif.

-- Oui, sur cette route il peut m'avoir rencontré et m'avoir chargé d'un
message pour madame de Montpensier.

Une légère inquiétude apparut sur le visage de l'interlocuteur, lequel,
comme s'il eût craint qu'on ne forçât sa consigne, tenait toujours la
porte entrebâillée.

-- Alors, demanda-t-il, ce message?...

-- Je l'ai.

-- Sur vous?

-- Là, dit Ernauton en frappant sur son pourpoint.

Le fidèle serviteur attacha sur Ernauton un regard investigateur.

-- Vous dites que vous avez ce message sur vous? demanda-t-il.

-- Oui, monsieur.

-- Et que ce message est important?

-- De la plus haute importance.

-- Voulez-vous me le faire apercevoir seulement?

-- Volontiers.

Et Ernauton tira de sa poitrine la lettre de M. de Mayenne.

-- Oh! oh! quelle encre singulière! fit le portier.

-- C'est du sang, répliqua flegmatiquement Ernauton.

Le serviteur pâlit à ces mots, et plus encore sans doute à cette idée que
ce sang pouvait être celui de M. de Mayenne.

En ce temps, il y avait disette d'encre, mais grande abondance de sang
versé; il en résultait que souvent les amants écrivaient à leurs
maîtresses, et les parents à leurs familles, avec le liquide le plus
communément répandu.

-- Monsieur, dit le serviteur avec grande hâte, j'ignore si vous trouverez
à Paris ou dans les environs de Paris madame la duchesse de Montpensier;
mais, en tout cas, veuillez vous rendre sans retard à une maison du
faubourg Saint-Antoine qu'on appelle Bel-Esbat et qui appartient à madame
la duchesse; vous la reconnaîtrez, vu qu'elle est la première à main
gauche en allant à Vincennes, après le couvent des Jacobins; très
certainement vous trouverez là quelque personne au service de madame la
duchesse et assez avancée dans son intimité pour qu'elle puisse vous dire
où madame la duchesse se trouve en ce moment.

-- Fort bien, dit Ernauton, qui comprit que le serviteur n'en pouvait ou
n'en voulait pas dire davantage, merci.

-- Au faubourg Saint-Antoine, insista le serviteur: tout le monde connaît
et vous indiquera Bel-Esbat, quoiqu'on ignore peut-être qu'il appartient à
madame de Montpensier; madame de Montpensier ayant acheté cette maison
depuis peu de temps, et pour se mettre en retraite.

Ernauton fit un signe de tête et tourna vers le faubourg Saint-Antoine.

Il n'eut aucune peine à trouver, sans demander même aucun renseignement,
cette maison de Bel-Esbat, contiguë au prieuré des Jacobins.

Il agita la clochette, la porte s'ouvrit.

-- Entrez, lui dit-on.

Il entra et la porte se referma derrière lui.

Une fois introduit, on parut attendre qu'il prononçât quelque mot d'ordre;
mais, comme il se contentait de regarder autour de lui, on lui demanda ce
qu'il désirait.

-- Je désire parler à madame la duchesse, dit le jeune homme.

-- Et pourquoi venez-vous chercher madame la duchesse à Bel-Esbat? demanda
le valet.

-- Parce que, répliqua Ernauton, le portier de l'hôtel de Guise m'a
renvoyé ici.

-- Madame la duchesse n'est pas plus à Bel-Esbat qu'à Paris, répliqua le
valet.

-- Alors, dit Ernauton, je remettrai à un moment plus propice à
m'acquitter envers elle de la commission dont m'a chargé M. le duc de
Mayenne.

-- Pour elle, pour madame la duchesse?

-- Pour madame la duchesse.

-- Une commission de M. le duc de Mayenne?

-- Oui.

Le valet réfléchit un instant.

-- Monsieur, dit-il, je ne puis prendre sur moi de vous répondre; mais
j'ai ici un supérieur qu'il convient que je consulte. Veuillez attendre.

-- Que voilà des gens bien servis, mordieu! dit Ernauton. Quel ordre,
quelle consigne, quelle exactitude! Certes, ce sont des gens dangereux que
les gens qui peuvent avoir besoin de se garder ainsi. On n'entre pas chez
messieurs de Guise comme au Louvre, il s'en faut; aussi commence-je à
croire que ce n'est pas le vrai roi de France que je sers.

Et il regarda autour de lui: la cour était déserte; mais toutes les portes
des écuries ouvertes, comme si l'on attendait quelque troupe qui n'eût
qu'à entrer et à prendre ses quartiers.

Ernauton fut interrompu dans son examen par le valet qui rentra: il était
suivi d'un autre valet.

-- Confiez-moi votre cheval, monsieur, et suivez mon camarade, dit-il;
vous allez trouver quelqu'un qui pourra vous répondre beaucoup mieux que
je ne puis le faire, moi.

Ernauton suivit le valet, attendit un instant dans une espèce
d'antichambre, et bientôt après, sur l'ordre qu'avait été prendre le
serviteur, fut introduit dans une petite salle voisine, où travaillait à
une broderie une femme vêtue sans prétention, quoique avec une sorte
d'élégance.

Elle tournait le dos à Ernauton.

-- Voici le cavalier qui se présente de la part de M. de Mayenne, madame,
dit le laquais.

Elle fit un mouvement.

Ernauton poussa un cri de surprise.

-- Vous, madame! s'écria-t-il en reconnaissant à la fois et son page et
son inconnue de la litière, sous cette troisième transformation.

-- Vous! s'écria à son tour la dame, en laissant tomber son ouvrage et en
regardant Ernauton.

Puis faisant un signe au laquais:

-- Sortez, dit-elle.

-- Vous êtes de la maison de madame la duchesse de Montpensier, madame?
demanda Ernauton avec surprise.

-- Oui, fit l'inconnue; mais vous, vous, monsieur, comment apportez-vous
ici un message de M. de Mayenne?

-- Par une suite de circonstances que je ne pouvais prévoir et qu'il
serait trop long de vous raconter, dit Ernauton avec une circonspection
extrême.

-- Oh! vous êtes discret, monsieur, continua la dame en souriant.

-- Toutes les fois qu'il le faut, oui, madame.

-- C'est que je ne vois point ici occasion à discrétion si grande, fit
l'inconnue; car, en effet, si vous apportez réellement un message de la
personne que vous dites....

Ernauton fit un mouvement.

-- Oh! ne nous fâchons pas; si vous apportez en effet un message de la
personne que vous dites, la chose est assez intéressante pour qu'en
souvenir de notre liaison, tout éphémère qu'elle soit, vous nous disiez
quel est ce message.

La dame mit dans ces derniers mots toute la grâce enjouée, caressante et
séductrice que peut mettre une jolie femme dans sa requête.

-- Madame, répondit Ernauton, vous ne me ferez pas dire ce que je ne sais
pas.

-- Et encore moins ce que vous ne voulez pas dire.

-- Je ne me prononce point, madame, reprit Ernauton en s'inclinant.

-- Faites comme il vous plaira à l'égard des communications verbales,
monsieur.

-- Je n'ai aucune communication verbale à faire, madame; toute ma mission
consiste à remettre une lettre à Son Altesse.

-- Eh bien! alors cette lettre, dit la dame inconnue en tendant la main.

-- Cette lettre? reprit Ernauton.

-- Veuillez nous la remettre.

-- Madame, dit Ernauton, je croyais avoir eu l'honneur de vous faire
connaître que cette lettre était adressée à madame la duchesse de
Montpensier.

-- Mais, la duchesse absente, reprit impatiemment la dame, c'est moi qui
la représente ici; vous pouvez donc....

-- Je ne puis.

-- Vous défiez-vous de moi, monsieur?

-- Je le devrais, madame, dit le jeune homme avec un regard à l'expression
duquel il n'y avait point à se tromper; mais malgré le mystère de votre
conduite, vous m'avez inspiré, je l'avoue, d'autres sentiments que ceux
dont vous parlez.

-- En vérité! s'écria la dame en rougissant quelque peu sous le regard
enflammé d'Ernauton.

Ernauton s'inclina.

-- Faites-y attention, monsieur le messager, dit-elle en riant, vous me
faites une déclaration d'amour.

-- Mais, oui, madame, dit Ernauton, je ne sais si je vous reverrai jamais,
et, en vérité, l'occasion m'est trop précieuse pour que je la laisse
échapper.

[Illustration: Mayneville.]

-- Alors, monsieur, je comprends.

-- Vous comprenez que je vous aime, madame, c'est chose fort facile à
comprendre, en effet.

-- Non, je comprends comment vous êtes venu ici.

-- Ah! pardon, madame, dit Ernauton, à mon tour, c'est moi qui ne
comprends plus.

-- Oui, je comprends qu'ayant le désir de me revoir vous avez pris un
prétexte pour vous introduire ici.

-- Moi, madame, un prétexte! Ah! vous me jugez mal; j'ignorais que je
dusse jamais vous revoir, et j'attendais tout du hasard, qui déjà deux
fois m'avait jeté sur votre chemin; mais prendre un prétexte, moi, jamais!
Je suis un étrange esprit, allez, et je ne pense pas en toute chose comme
tout le monde.

-- Oh! oh! vous êtes amoureux, dites-vous, et vous auriez des scrupules
sur la façon de revoir la personne que vous aimez? Voilà qui est très
beau, monsieur, fit la dame avec un certain orgueil railleur; eh bien! je
m'en étais doutée que vous aviez des scrupules.

-- Et à quoi, madame, s'il vous plaît? demanda Ernauton.

-- L'autre jour vous m'avez rencontrée; j'étais en litière; vous m'avez
reconnue, et cependant vous ne m'avez pas suivie.

-- Prenez garde, madame, dit Ernauton, vous avouez que vous avez fait
attention à moi.

-- Ah! le bel aveu vraiment! Ne nous sommes-nous pas vus dans des
circonstances qui me permettent, à moi surtout, de mettre la tête hors de
ma portière quand vous passez? Mais non, monsieur s'est éloigné au grand
galop, après avoir poussé un ah! qui m'a fait tressaillir au fond de ma
litière.

-- J'étais forcé de m'éloigner, madame.

-- Par vos scrupules?

-- Non, madame, par mon devoir.

-- Allons, allons, dit en riant la dame, je vois que vous êtes un amoureux
raisonnable, circonspect, et qui craignez surtout de vous compromettre.

-- Quand vous m'auriez inspiré certaines craintes, madame, répliqua
Ernauton, y aurait-il rien d'étonnant à cela? Est-ce l'habitude, dites-
moi, qu'une femme s'habille en homme, force les barrières et vienne voir
écarteler en Grève un malheureux, et cela avec force gesticulations plus
qu'incompréhensibles, dites?

La dame pâlit légèrement, puis cacha pour ainsi dire sa pâleur sous un
sourire.

Ernauton poursuivit.

-- Est-il naturel, enfin, que cette dame, aussitôt qu'elle a pris cet
étrange plaisir, ait peur d'être arrêtée, et fuie comme une voleuse, elle
qui est au service de madame de Montpensier, princesse puissante, quoique
assez mal en cour?

Cette fois, la dame sourit encore, mais avec une ironie plus marquée.

-- Vous avez peu de perspicacité, monsieur, malgré votre prétention à être
observateur, dit-elle, car, avec un peu de sens, en vérité, tout ce qui
vous paraît obscur vous eût été expliqué à l'instant même. N'était-il pas
bien naturel d'abord que madame la duchesse de Montpensier s'intéressât au
sort de M. de Salcède, à ce qu'il dirait, à ses révélations fausses ou
vraies, fort propres à compromettre toute la maison de Lorraine? et si
cela était naturel, monsieur, l'était-il moins que cette princesse envoyât
une personne, sûre, intime, dans laquelle elle pouvait avoir toute
confiance, pour assister à l'exécution, et constater _de visu_, comme on
dit au palais, les moindres détails de l'affaire? Eh bien! cette personne,
monsieur, c'était moi, moi, la confidente intime de Son Altesse.
Maintenant, voyons, croyez-vous que je pusse aller en Grève avec des
habits de femme? Croyez-vous enfin que je pusse rester indifférente,
maintenant que vous connaissez ma position près de la duchesse, aux
souffrances du patient et à ses velléités de révélations?

-- Vous avez parfaitement raison, madame, dit Ernauton en s'inclinant, et
maintenant, je vous le jure, j'admire autant votre esprit et votre logique
que, tout à l'heure, j'admirais votre beauté.

-- Grand merci, monsieur. Or, à présent que nous nous connaissons l'un et
l'autre, et que voilà les choses bien expliquées entre nous, donnez-moi la
lettre, puisque la lettre existe et n'est point un simple prétexte.

-- Impossible, madame.

L'inconnue fit un effort pour ne pas s'irriter.

-- Impossible? répéta-t-elle.

-- Oui, impossible, car j'ai juré à M. le duc de Mayenne de ne remettre
cette lettre qu'à madame la duchesse de Montpensier elle-même.

-- Dites plutôt, s'écria la dame, commençant à s'abandonner à son
irritation, dites plutôt que cette lettre n'existe pas; dites que, malgré
vos prétendus scrupules, cette lettre n'a été que le prétexte de votre
entrée ici; dites que vous vouliez me revoir, et voilà tout. Eh bien!
monsieur, vous êtes satisfait: non-seulement vous êtes entré ici, non-
seulement vous m'avez revue, mais encore vous m'avez dit que vous
m'adoriez.

-- En cela comme dans tout le reste, madame, je vous ai dit la vérité. --
Eh bien! soit, vous m'adorez, vous m'avez voulu voir, vous m'avez vue, je
vous ai procuré un plaisir en échange d'un service. Nous sommes quittes,
adieu.

-- Je vous obéirai, madame, dit Ernauton, et puisque vous me congédiez, je
me retire.

Cette fois, la dame s'irrita tout de bon.

-- Oui-dà, dit-elle, mais si vous me connaissez, moi, je ne vous connais
pas, vous. Ne vous semble-t-il pas dès lors que vous avez sur moi trop
d'avantages? Ah! vous croyez qu'il suffit d'entrer, sous un prétexte
quelconque, chez une princesse quelconque, car vous êtes ici chez madame
de Montpensier, monsieur, et de dire: J'ai réussi dans ma perfidie, je me
retire. Monsieur, ce trait-là n'est pas d'un galant homme.

-- Il me semble, madame, dit Ernauton, que vous qualifiez bien durement ce
qui serait tout au plus une supercherie d'amour, si ce n'était, comme j'ai
eu l'honneur de vous le dire, une affaire de la plus haute importance et
de la plus pure vérité. Je néglige de relever vos dures expressions,
madame, et j'oublie absolument tout ce que j'ai pu vous dire d'affectueux
et de tendre, puisque vous êtes si mal disposée à mon égard. Mais je ne
sortirai pas d'ici sous le poids des fâcheuses imputations que vous me
faites subir. J'ai en effet une lettre de M. de Mayenne à remettre à
madame de Montpensier, et cette lettre la voici, elle est écrite de sa
main, comme vous pouvez le voir à l'adresse.

Ernauton tendit la lettre à la dame, mais sans la quitter.

L'inconnue y jeta les yeux et s'écria:

-- Son écriture! du sang!

Sans rien répondre, Ernauton remit la lettre dans sa poche, salua une
dernière fois avec sa courtoisie habituelle, et pâle, la mort dans le
coeur, il retourna vers l'entrée de la salle.

Cette fois on courut après lui, et, comme Joseph, on le saisit par son
manteau.

-- Plaît-il, madame? dit-il.

-- Par pitié, monsieur, pardonnez, s'écria la dame, pardonnez; serait-il
arrivé quelque accident au duc?  -- Que je pardonne ou non, madame, dit
Ernauton, c'est tout un; quant à cette lettre, puisque vous ne me demandez
votre pardon que pour la lire, et que madame de Montpensier seule la
lira....

-- Eh! malheureux insensé que tu es, s'écria la duchesse avec une fureur
pleine de majesté, ne me reconnais-tu pas, ou plutôt ne me devines-tu pas
pour la maîtresse suprême, et vois-tu ici briller les yeux d'une servante?
Je suis la duchesse de Montpensier; cette lettre, remets-la moi.  -- Vous
êtes la duchesse! s'écria Ernauton en reculant épouvanté.  -- Eh! sans
doute. Allons, allons, donne; ne vois-tu pas que j'ai hâte de savoir ce
qui est arrivé à mon frère?

Mais, au lieu d'obéir, comme s'y attendait la duchesse, le jeune homme,
revenu de sa première surprise, se croisa les bras.

-- Comment voulez-vous que je croie à vos paroles, dit-il, vous dont la
bouche m'a déjà menti deux fois?

Ces yeux, que la duchesse avait déjà invoqués à l'appui de ses paroles,
lancèrent deux éclairs mortels; mais Ernauton en soutint bravement la
flamme.

-- Vous doutez encore! Il vous faut des preuves quand j'affirme! s'écria
la femme impérieuse en déchirant à beaux ongles ses manchettes de
dentelles.

-- Oui, madame, répondit froidement Ernauton.

L'inconnue se précipita vers un timbre qu'elle pensa briser, tant fut
violent le coup dont elle le frappa.

La vibration retentit stridente par tous les appartements, et avant que
cette vibration fût éteinte un valet parut.

-- Que veut madame? demanda le valet.

L'inconnue frappa du pied avec rage.

-- Mayneville, dit-elle, je veux Mayneville. N'est-il donc pas ici?

-- Si fait, madame.

-- Eh bien! qu'il vienne donc alors!

Le valet s'élança hors de la chambre; une minute après Mayneville entrait
précipitamment.

-- A vos ordres, madame, dit Mayneville.

-- Madame! et depuis quand m'appelle-t-on simplement madame, monsieur de
Mayneville? fit la duchesse exaspérée.  -- Aux ordres de Votre Altesse,
reprit Mayneville incliné et surpris jusqu'à l'ébahissement.

-- C'est bien! dit Ernauton, car j'ai là en face un gentilhomme, et s'il
me fait un mensonge, par le ciel! au moins, je saurai à qui m'en prendre.

-- Vous croyez donc enfin? dit la duchesse.

-- Oui, madame, je crois, et comme preuve, voici la lettre.  Et le jeune
homme, en s'inclinant, remit à madame de Montpensier cette lettre si
longtemps disputée.

[Illustration: Par pitié, Monsieur, pardonnez. -- PAGE 47.]




XLII


LA LETTRE DE M. DE MAYENNE


La duchesse s'empara de la lettre, l'ouvrit et lut avidement, sans même
chercher à dissimuler les impressions qui se succédaient sur sa
physionomie, comme des nuages sur le fond d'un ciel d'ouragan.

Lorsqu'elle eut fini, elle tendit à Mayneville, aussi inquiet qu'elle-
même, la lettre apportée par Ernauton; cette lettre était ainsi conçue:

    « Ma soeur, j'ai voulu moi-même faire les affaires d'un capitaine ou
    d'un maître d'armes: j'ai été puni.

    J'ai reçu un bon coup d'épée du drôle que vous savez, et avec lequel
    je suis depuis longtemps en compte. Le pis de tout cela, c'est qu'il
    m'a tué cinq hommes, desquels Boularon et Desnoises, c'est-à-dire deux
    de mes meilleurs; après quoi il s'est enfui.

    Il faut dire qu'il a été fort aidé dans cette victoire par le
    porteur de cette présente, jeune homme charmant, comme vous pouvez
    voir; je vous le recommande: c'est la discrétion même.

    Un mérite qu'il aura auprès de vous, je présume, ma très chère
    soeur, c'est d'avoir empêché que mon vainqueur ne me coupât la tête,
    lequel vainqueur en avait grande envie, m'ayant arraché mon masque
    pendant que j'étais évanoui et m'ayant reconnu.

    Ce cavalier si discret, ma soeur, je vous recommande de découvrir son
    nom et sa profession; il m'est suspect, tout en m'intéressant. A
    toutes mes offres de service, il s'est contenté de répondre que le
    maître qu'il sert ne le laisse manquer de rien.

    Je ne puis vous en dire davantage sur son compte, car je vous dis tout
    ce que j'en sais; il prétend ne pas me connaître. Observez ceci.

    Je souffre beaucoup, mais sans danger de la vie, je crois. Envoyez-moi
    vite mon chirurgien; je suis, comme un cheval, sur la paille. Le
    porteur vous dira l'endroit.

    Votre affectionné frère,

    MAYENNE. »

Cette lettre achevée, la duchesse et Mayneville se regardèrent, aussi
étonnés l'un que l'autre.

La duchesse rompit la première ce silence, qui eût fini par être
interprété d'Ernauton.

-- A qui, demanda la duchesse, devons-nous le signalé service que vous
nous avez rendu, monsieur?

-- A un homme qui, chaque fois qu'il le peut, madame, vient au secours du
plus faible contre le plus fort.

-- Voulez-vous me donner quelques détails, monsieur? insista madame de
Montpensier.

Ernauton raconta tout ce qu'il savait et indiqua la retraite du duc.
Madame de Montpensier et Mayneville l'écoutèrent avec un intérêt facile à
comprendre.

Puis lorsqu'il eut fini:

-- Dois-je espérer, monsieur, demanda la duchesse, que vous continuerez la
besogne si bien commencée et que vous vous attacherez à notre maison?

Ces mots, prononcés de ce ton gracieux que la duchesse savait si bien
prendre dans l'occasion, renfermaient un sens bien flatteur après l'aveu
qu'Ernauton avait fait à la dame d'honneur de la duchesse; mais le jeune
homme, laissant de côté tout amour-propre, réduisit ces mots à leur
signification de pure curiosité.

Il voyait bien que décliner son nom et ses qualités, c'était ouvrir les
yeux de la duchesse sur les suites de cet événement; il devinait bien
aussi que le roi, en lui faisant sa petite condition d'une révélation du
séjour de la duchesse, avait autre chose en vue qu'un simple
renseignement.

Deux intérêts se combattaient donc en lui: homme amoureux, il pouvait
sacrifier l'un; homme d'honneur, il ne pouvait abandonner l'autre.

La tentation devait être d'autant plus forte qu'en avouant sa position
près du roi, il gagnait une énorme importance dans l'esprit de la
duchesse, et que ce n'était pas une mince considération pour un jeune
homme venant droit de Gascogne, que d'être important pour une duchesse de
Montpensier.

Sainte-Maline n'y eût pas résisté une seconde.

Toutes ces réflexions affluèrent à l'esprit de Carmainges, et n'eurent
d'autre influence que de le rendre un peu plus orgueilleux, c'est-à-dire
un peu plus fort.

C'était beaucoup que d'être en ce moment-là quelque chose, beaucoup pour
lui, alors que certainement on l'avait bien un peu pris pour jouet.

La duchesse attendait donc sa réponse à cette question qu'elle lui avait
faite: Êtes-vous disposé à vous attacher à notre maison?

-- Madame, dit Ernauton, j'ai déjà eu l'honneur de dire à M. de Mayenne
que mon maître est un bon maître, et me dispense, par la façon dont il me
traite, d'en chercher un meilleur.

-- Mon frère me dit dans sa lettre, monsieur, que vous avez semblé ne
point le reconnaître. Comment, ne l'ayant point reconnu là-bas, vous êtes-
vous servi de son nom pour pénétrer jusqu'à moi?

-- M. de Mayenne paraissait désirer garder son incognito, madame; je n'ai
pas cru devoir le reconnaître, et il y avait, en effet, un inconvénient à
ce que là-bas les paysans chez lesquels il est logé, sachent à quel
illustre blessé ils ont donné l'hospitalité. Ici, cet inconvénient
n'existait plus; au contraire, le nom de M. de Mayenne pouvant m'ouvrir
une voie jusqu'à vous, je l'ai invoqué: dans ce cas, comme dans l'autre,
je crois avoir agi en galant homme.

Mayneville regarda la duchesse, comme pour lui dire:

-- Voilà un esprit délié, madame.

La duchesse comprit à merveille.

Elle regarda Ernauton en souriant.

-- Nul ne se tirerait mieux d'une mauvaise question, dit-elle, et vous
êtes, je dois l'avouer, homme de beaucoup d'esprit.

-- Je ne vois pas d'esprit dans ce que j'ai l'honneur de vous dire,
madame, répondit Ernauton.

-- Enfin, monsieur, dit la duchesse avec une sorte d'impatience, ce que je
vois de plus clair dans tout cela, c'est que vous ne voulez rien dire.

Peut-être ne réfléchissez-vous point assez que la reconnaissance est un
lourd fardeau pour qui porte mon nom; que je suis femme, et que vous
m'avez deux fois rendu service, et que si je voulais bien savoir votre nom
ou plutôt qui vous êtes....

-- A merveille, madame, je sais que vous apprendrez facilement tout cela;
mais vous l'apprendrez d'un autre que de moi, et moi je n'aurai rien dit.

-- Il a raison toujours, dit la duchesse en arrêtant sur Ernauton un
regard qui dut, s'il fut saisi dans toute son expression, faire plus de
plaisir au jeune homme que jamais regard ne lui en avait fait.

Aussi n'en demanda-t-il pas davantage, et pareil au gourmet qui se lève de
table quand il croit avoir bu le meilleur vin du repas, Ernauton salua et
demanda son congé à la duchesse sur cette bonne manifestation.

-- Ainsi, monsieur, voilà tout ce que vous ayez à me dire? demanda la
duchesse.

-- J'ai fait ma commission, répliqua le jeune homme; il ne me reste donc
plus qu'à présenter mes très humbles hommages à Votre Altesse.

La duchesse le suivit des yeux sans lui rendre son salut; puis, lorsque la
porte se fut refermée derrière lui:

-- Mayneville, dit-elle en frappant du pied, faites suivre ce garçon.

-- Impossible, madame, répondit celui-ci, tout notre monde est sur pied;
moi-même, j'attends l'événement; c'est un mauvais jour pour faire autre
chose que ce que nous avons décidé de faire.

-- Vous avez raison, Mayneville; en vérité, je suis folle; mais plus
tard....

-- Oh! plus tard, c'est autre chose; à votre aise, madame.

-- Oui, car il m'est suspect comme à mon frère.

-- Suspect ou non, reprit Mayneville, c'est un brave garçon, et les braves
gens sont rares. Il faut avouer que nous avons du bonheur; un étranger, un
inconnu qui nous tombe du ciel pour nous rendre un service pareil.

-- N'importe, n'importe, Mayneville; si nous sommes obligés de
l'abandonner en ce moment, surveillez-le plus tard au moins.

-- Eh! madame, plus tard, dit Mayneville, nous n'aurons plus besoin, je
l'espère, de surveiller personne.

-- Allons, décidément, je ne sais ce que je dis ce soir; vous avez raison,
Mayneville, je perds la tête.

-- Il est permis à un général comme vous, madame, d'être préoccupé à la
veille d'une action décisive.

-- C'est vrai. Voici la nuit, Mayneville, et le Valois revient de
Vincennes à la nuit.

-- Oh! nous avons du temps devant nous; il n'est pas huit heures, madame,
et nos hommes ne sont point encore arrivés d'ailleurs.

-- Tous ont bien le mot, n'est-ce pas?

-- Tous.

-- Ce sont des gens sûrs?

-- Éprouvés, madame.

-- Comment viennent-ils?

-- Isolés, en promeneurs.

-- Combien en attendez-vous?

-- Cinquante; c'est plus qu'il n'en faut; comprenez donc, outre ces
cinquante hommes, nous avons deux cents moines qui valent autant de
soldats, si toutefois ils ne valent pas mieux.

-- Aussitôt que nos hommes seront arrivés, faites ranger vos moines sur la
route.

-- Ils sont déjà prévenus, madame, ils intercepteront le chemin, les
nôtres pousseront la voiture sur eux, la porte du couvent sera ouverte et
n'aura qu'à se refermer sur la voiture.

-- Allons souper alors, Mayneville, cela nous fera passer le temps. Je
suis d'une telle impatience, que je voudrais pousser l'aiguille de la
pendule.

-- L'heure viendra, soyez tranquille.

-- Mais nos hommes, nos hommes?

-- Ils seront ici à l'heure; huit heures viennent de sonner à peine, il
n'y a point de temps perdu.

-- Mayneville, Mayneville, mon pauvre frère me demande son chirurgien; le
meilleur chirurgien, le meilleur topique pour la blessure de Mayenne, ce
serait une mèche des cheveux du Valois tonsuré, et l'homme qui lui
porterait ce présent, Mayneville, cet homme-là serait sûr d'être le
bienvenu.

-- Dans deux heures, madame, cet homme partira pour aller trouver notre
cher duc dans sa retraite; sorti de Paris en fuyard, il y rentrera en
triomphateur.

-- Encore un mot, Mayneville, fit la duchesse en s'arrêtant sur le seuil
de la porte.

-- Lequel, madame?

-- Nos amis de Paris sont-ils prévenus?

-- Quels amis?

-- Nos ligueurs.

-- Dieu m'en préserve, madame. Prévenir un bourgeois, c'est sonner le
bourdon de Notre-Dame. Le coup fait, songez donc qu'avant que personne en
sache rien, nous avons cinquante courriers à expédier, et alors, le
prisonnier sera en sûreté dans le cloître; alors, nous pourrons nous
défendre contre une armée.

S'il le faut alors, nous ne risquerons plus rien et nous pourrons crier
sur les toits du couvent: Le Valois est à nous!

-- Allons, allons, vous êtes un homme habile et prudent, Mayneville, et le
Béarnais a bien raison de vous appeler Mèneligue. Je comptais bien faire
un peu ce que vous venez de dire; mais c'était confus. Savez-vous que ma
responsabilité est grande, Mayneville, et que jamais, dans aucun temps,
femme n'aura entrepris et achevé oeuvre pareille à celle que je rêve?

-- Je le sais bien, madame, aussi je ne vous conseille qu'en tremblant.

-- Donc, je me résume, reprit la duchesse avec autorité: les moines armés
sous leurs robes?

-- Ils le sont.

-- Les gens d'épée sur la route?

-- Ils doivent y être à cette heure.

-- Les bourgeois prévenus après l'événement?

-- C'est l'affaire de trois courriers; en dix minutes, Lachapelle-Marteau,
Brigard et Bussy-Leclerc sont prévenus; ceux-là de leur côté préviendront
les autres.

-- Faites d'abord tuer ces deux grands nigauds que nous avons vus passer
aux portières; cela fait qu'ensuite nous raconterons l'événement selon
qu'il sera plus avantageux à nos intérêts de le raconter.

-- Tuer ces pauvres diables, fit Mayneville; vous croyez qu'il est
nécessaire qu'on les tue, madame?

-- Loignac? voilà-t-il pas une belle perte!

-- C'est un brave soldat.

-- Un méchant garçon de fortune; c'est comme cet autre escogriffe qui
chevauchait à gauche de la voiture avec ses yeux de braise et sa peau
noire.

-- Ah! celui-là j'y répugnerai moins, je ne le connais pas; d'ailleurs je
suis de votre avis, madame, et il possède une assez méchante mine.

-- Vous me l'abandonnez alors? dit la duchesse en riant.

-- Oh! de bon coeur, madame.

-- Grand merci, en vérité.

-- Mon Dieu, madame, je ne discute pas; ce que j'en dis, c'est toujours
pour votre renommée à vous et pour la moralité du parti que nous
représentons. -- C'est bien, c'est bien, Mayneville, on sait que vous êtes
un homme vertueux, et l'on vous en signera le certificat, si la chose est
nécessaire. Vous ne serez pour rien dans toute cette affaire, ils auront
défendu le Valois et auront été tués en le défendant. Vous, ce que je vous
recommande, c'est ce jeune homme.

-- Quel jeune homme?

-- Celui qui sort d'ici; voyez s'il est bien parti, et si ce n'est pas
quelque espion qui nous est dépêché par nos ennemis.

-- Madame, dit Mayneville, je suis à vos ordres.

Il alla au balcon, entr'ouvrit les volets, passa sa tête et essaya de voir
au dehors.

-- Oh! la sombre nuit! dit-il.

-- Bonne, excellente nuit, reprit la duchesse; d'autant meilleure qu'elle
est plus sombre: aussi, bon courage, mon capitaine.

-- Oui; mais nous ne verrons rien, madame, et pour vous cependant il est
important de voir.

-- Dieu, dont nous défendons les intérêts, voit pour nous, Mayneville.

Mayneville qui, on peut le croire du moins, n'était pas aussi confiant que
madame de Montpensier en l'intervention de Dieu dans les affaires de ce
genre, Mayneville se remit à la fenêtre, et, regardant autant qu'il était
possible de le faire dans l'obscurité, demeura immobile.

-- Voyez-vous passer du monde? demanda la duchesse en éteignant les
lumières par précaution.

-- Non, mais j'entends marcher des chevaux.

-- Allons, allons, ce sont eux, Mayneville. Tout va bien.

Et la duchesse regarda si elle avait toujours à sa ceinture la fameuse
paire de ciseaux d'or qui devait jouer un si grand rôle dans l'histoire.




XLII

COMMENT DOM MODESTE GORENFLOT BÉNIT LE ROI A SON PASSAGE DEVANT LE PRIEURÉ
DES JACOBINS


Ernauton sortit le coeur assez gros, mais la conscience assez tranquille;
il avait eu ce singulier bonheur de déclarer son amour à une princesse, et
de faire, par la conversation importante qui lui avait immédiatement
succédé, oublier sa déclaration, juste assez pour qu'elle ne fît pas de
tort au présent et qu'elle portât fruit pour l'avenir.

Ce n'est pas le tout, il avait encore eu la chance de ne pas trahir le
roi, de ne pas trahir M. de Mayenne et de ne point se trahir lui-même.

Donc il était content, mais il désirait encore beaucoup de choses, et,
parmi ces choses, un prompt retour à Vincennes pour informer le roi.

Puis, le roi informé, pour se coucher et songer.

Songer, c'est le bonheur suprême des gens d'action, c'est le seul repos
qu'ils se permettent.

Aussi à peine hors la porte de Bel-Esbat, Ernauton mit-il son cheval au
galop; puis à peine eut-il encore fait cent pas au galop de ce compagnon
si bien éprouvé depuis quelques jours, qu'il se vit tout à coup arrêté par
un obstacle que ses yeux, éblouis par la lumière de Bel-Esbat et encore
mal habitués à l'obscurité, n'avaient pu apercevoir et ne pouvaient
mesurer.

C'était tout simplement un gros de cavaliers qui, des deux côtés de la
route, se refermant sur le milieu, l'entouraient et lui mettaient sur la
poitrine une demi-douzaine d'épées et autant de pistolets et de dagues.

C'était beaucoup pour un homme seul.

-- Oh! oh! dit Ernauton, on vole sur le chemin à une lieue de Paris; peste
soit du pays! Le roi a un mauvais prévôt; je lui donnerai le conseil de le
changer.

-- Silence, s'il vous plaît, dit une voix qu'Ernauton crut reconnaître;
votre épée, vos armes, et faisons vite.

Un homme prit la bride du cheval, deux autres dépouillèrent Ernauton de
ses armes.

-- Peste! quels habiles gens! murmura Ernauton.

Puis se retournant vers ceux qui l'arrêtaient:

-- Messieurs, dit-il, vous me ferez au moins la grâce de m'apprendre....

-- Eh! mais, c'est M. de Carmainges, dit le détrousseur principal, celui-
là même qui venait de saisir l'épée du jeune homme et qui la tenait
encore.

-- M. de Pincorney! s'écria Ernauton. Oh! fi! le vilain métier que vous
faites là!

-- J'ai dit silence, répéta la voix du chef retentissante à quelques pas;
qu'on mène cet homme au dépôt.

-- Mais monsieur de Sainte-Maline, dit Perducas de Pincorney, cet homme
que nous venons d'arrêter....

-- Eh bien?

-- C'est notre compagnon, M. Ernauton de Carmainges.

-- Ernauton ici! s'écria Sainte-Maline pâlissant de colère; lui, que fait-
il là?

-- Bonsoir, messieurs, dit tranquillement Carmainges: je ne croyais pas,
je l'avoue, me trouver en si bonne compagnie.

Sainte-Maline resta muet.

-- Il paraît qu'on m'arrête, continua Ernauton; car je ne présume point
que vous me dévalisiez.

-- Diable! diable! grommela Sainte-Maline, l'événement n'était pas prévu.

-- De mon côté non plus, je vous jure, dit en riant Carmainges.

-- C'est embarrassant; voyons, que faites-vous sur la route?

-- Si je vous faisais cette question, monsieur de Sainte-Maline, me
répondriez-vous?

-- Non.

-- Trouvez bon alors que j'agisse comme vous agiriez.

-- Alors vous ne voulez pas dire ce que vous faisiez sur la route?

Ernauton sourit, mais ne répondit pas.

-- Ni où vous alliez?

Même silence.

-- Alors, monsieur, dit Sainte-Maline, puisque vous ne vous expliquez
point, je suis forcé de vous traiter en homme ordinaire.

-- Faites, monsieur; seulement je vous préviens que vous répondrez de ce
que vous aurez fait.

-- A M. de Loignac?

-- A plus haut que cela.

-- A M. d'Épernon?

-- A plus haut encore.

-- Eh bien! soit, j'ai ma consigne, et je vais vous envoyer à Vincennes.

-- A Vincennes! à merveille! c'est là que j'allais, monsieur.

-- Je suis heureux, monsieur, dit Sainte-Maline, que ce petit voyage cadre
si bien avec vos intentions.

Deux hommes, le pistolet au poing, s'emparèrent aussitôt du prisonnier,
qu'ils conduisirent à deux autres hommes placés à cinq cents pas des
premiers. Ces deux autres en firent autant, et de cette sorte Ernauton
eut, jusque dans la cour même du donjon, la société de ses camarades.

Dans cette cour, Carmainges aperçut cinquante cavaliers désarmés, qui,
l'oreille basse et la pâleur au front, entourés de cent cinquante chevau-
légers venus de Nogent et de Brie, déploraient leur mauvaise fortune et
s'attendaient à un vilain dénoûment d'une entreprise si bien commencée.

C'étaient nos quarante-cinq qui, pour leur entrée en fonctions, avaient
pris tous ces hommes, les uns par ruse, les autres de vive force; tantôt
en s'unissant dix contre deux ou trois, tantôt en accostant gracieusement
les cavaliers qu'ils devinaient être redoutables, et en leur présentant à
brûle-pourpoint le pistolet, quand les autres croyaient tout simplement
rencontrer des camarades et recevoir une politesse.

Il en résultait que pas un combat n'avait été livré, pas un cri proféré,
et qu'en une rencontre de huit contre vingt, un chef de ligueurs qui avait
porté la main à son poignard pour se défendre et ouvert la bouche pour
crier, avait été bâillonné, presque étouffé et escamoté par les quarante-
cinq avec l'agilité que met un équipage de navire à faire filer un câble
entre les doigts d'une chaîne d'hommes.

Or, pareille chose eût bien réjoui Ernauton s'il l'eût connue; mais le
jeune homme voyait, mais ne comprenait pas, ce qui rembrunit un peu son
existence pendant dix minutes.

Cependant lorsqu'il eut reconnu tous les prisonniers auxquels on
l'agrégeait:

-- Monsieur, dit-il à Sainte-Maline, je vois que vous étiez prévenu de
l'importance de ma mission, et, qu'en galant compagnon, vous avez eu peur
pour moi d'une mauvaise rencontre, ce qui vous a déterminé à prendre la
peine de me faire escorter; maintenant, je puis vous le dire, vous aviez
grande raison; le roi m'attend et j'ai d'importantes choses à lui dire.
J'ajouterai même que comme, sans vous, je ne fusse probablement point
arrivé, j'aurai l'honneur de dire au roi ce que vous avez fait pour le
bien de son service.

Sainte-Maline rougit comme il avait pâli; mais il comprit, en homme
d'esprit qu'il était quand quelque passion ne l'aveuglait point,
qu'Ernauton disait vrai et qu'il était attendu. On ne plaisantait pas avec
MM. de Loignac et d'Épernon; il se contenta donc de répondre:

-- Vous êtes libre, monsieur Ernauton; enchanté d'avoir pu vous être
agréable.

Ernauton s'élança hors des rangs et monta les degrés qui conduisaient à la
chambre du roi.

Sainte-Maline l'avait suivi des yeux, et, à moitié de l'escalier, il put
voir Loignac qui accueillait M. de Carmainges et lui faisait signe de
continuer sa route.

Loignac de son côté descendit; il venait procéder au dépouillement de la
prise.

Il se trouva, et ce fut Loignac qui constata ce fait, que la route,
devenue libre, grâce à l'arrestation des cinquante hommes, serait libre
jusqu'au lendemain, puisque l'heure où ces cinquante hommes devaient se
trouver réunis à Bel-Esbat était passée.

Il n'y avait donc plus péril pour le roi à revenir à Paris.

Loignac comptait sans le couvent des Jacobins et sans l'artillerie et la
mousqueterie des bons pères.

Ce dont d'Épernon était parfaitement informé, lui, par Nicolas Poulain.

Aussi, quand Loignac vint dire à son chef: -- Monsieur, les chemins sont
libres, d'Épernon lui répliqua-il:

-- C'est bien. L'ordre du roi est que les quarante-cinq fassent trois
pelotons; un devant et un de chaque côté des portières; peloton assez
serré pour que le feu, s'il y a feu par hasard, n'atteigne pas le
carrosse.

-- Très bien, répondit Loignac avec l'impassibilité du soldat; mais, quant
à dire feu, comme je ne vois pas de mousquets, je ne prévois pas de
mousquetades.

-- Aux Jacobins, monsieur, vous ferez serrer les rangs, dit d'Épernon.

Ce dialogue fut interrompu par le mouvement qui s'opérait sur l'escalier.

C'était le roi qui descendait, prêt à partir: il était suivi de quelques
gentilshommes parmi lesquels, avec un serrement de coeur facile à
comprendre, Sainte-Maline reconnut Ernauton.

-- Messieurs, demanda le roi, mes braves quarante-cinq sont-ils réunis?

-- Oui, sire, dit d'Épernon en lui montrant un groupe de cavaliers qui se
dessinait sous les voûtes.

-- Les ordres ont été donnés?

-- Et seront suivis, sire.

-- Alors partons, dit Sa Majesté.

Loignac fit sonner le boute-selle.

L'appel fait à voix basse, il se trouva que les quarante-cinq étaient
réunis, pas un ne manquait.

On confia aux chevau-légers le soin d'emprisonner les gens de Mayneville
et de la duchesse, avec défense, sous peine de mort, de leur adresser une
seule parole.

Le roi monta dans son carrosse et plaça son épée nue à côté de lui.

M. d'Épernon jura parfandious! et essaya galamment si la sienne jouait
bien au fourreau.

Neuf heures sonnaient au donjon: l'on partit.

Une heure après le départ d'Ernauton, M. de Mayneville était encore à la
fenêtre, d'où nous l'avons vu essayer, mais vainement, de suivre la route
du jeune homme dans la nuit; seulement, cette heure écoulée, il était
beaucoup moins tranquille, et surtout un peu plus enclin à espérer le
secours de Dieu, car il commençait à croire que le secours des hommes lui
manquait.

Pas un de ses soldats n'avait paru: la route, silencieuse et noire, ne
retentissait, à des intervalles éloignés, que du bruit de quelques chevaux
dirigés à toute bride sur Vincennes.

A ce bruit, M. Mayneville et la duchesse essayaient de plonger leurs
regards dans les ténèbres pour reconnaître leurs gens, pour deviner une
partie de ce qui se passait, ou savoir la cause de leur retard.

Mais, ces bruits éteints, tout rentrait dans le silence.

Ce va-et-vient perpétuel, sans aucun résultat, avait fini par inspirer à
Mayneville une telle inquiétude, qu'il avait fait monter à cheval un des
gens de la duchesse, avec ordre d'aller s'informer auprès du premier
peloton de cavaliers qu'il rencontrerait.

Le messager n'était point revenu.

Ce que voyant l'impatiente duchesse, elle en avait envoyé un second, qui
n'était pas plus revenu que le premier.

-- Notre officier, dit alors la duchesse, toujours disposée à voir les
choses en beau, notre officier aura craint de n'avoir pas assez de monde,
et il garde comme renfort les gens que nous lui envoyons; c'est prudent,
mais inquiétant.

-- Inquiétant, oui, fort inquiétant, répondit Mayneville, dont les yeux ne
quittaient pas l'horizon profond et sombre.

-- Mayneville, que peut-il donc être arrivé?

-- Je vais montera cheval moi-même, et nous le saurons, madame. Et
Mayneville fit un mouvement pour sortir.

-- Je vous le défends, s'écria la duchesse en le retenant, Mayneville; qui
donc resterait près de moi? qui donc connaîtrait tous nos officiers, tous
nos amis, quand le moment sera venu? Non, non, demeurez, Mayneville; on se
forge des appréhensions bien naturelles, quand il s'agit d'un secret de
cette importance; mais, en vérité, le plan était trop bien combiné, et
surtout tenu trop secret pour ne pas réussir.

-- Neuf heures, dit Mayneville répondant à sa propre impatience, plutôt
qu'aux paroles de la duchesse; eh! voilà les jacobins qui sortent de leur
couvent et qui se rangent le long des murs de la cour; peut-être ont-ils
quelque avis particulier, eux.

-- Silence! s'écria la duchesse en étendant la main vers l'horizon.

-- Quoi?

-- Silence, écoutez!

On commençait d'entendre au loin un roulement pareil à celui du tonnerre.

-- C'est la cavalerie, s'écria la duchesse, ils nous l'amènent, ils nous
l'amènent!

Et passant, selon son caractère emporté, de l'appréhension la plus cruelle
à la joie la plus folle, elle battit des mains en criant: Je le tiens! je
le tiens!

Mayneville écouta encore.

-- Oui, dit-il, oui, c'est un carrosse qui roule et des chevaux qui
galopent.

Et il commanda à pleine voix:

-- Hors les murs, mes pères, hors les murs! Aussitôt la grande grille du
prieuré s'ouvrit précipitamment, et, dans un bel ordre, sortirent les cent
moines armés, à la tête desquels marchait Borromée.

Ils prirent position en travers de la route.

On entendit alors la voix de Gorenflot qui criait:

-- Attendez-moi! attendez-moi donc! il est important que je sois à la tête
du chapitre pour recevoir dignement Sa Majesté.

-- Au balcon, sire prieur! au balcon! s'écria Borromée; vous savez bien
que vous devez nous dominer tous. L'Écriture a dit: Tu les domineras comme
le cèdre domine l'hysope!

-- C'est vrai, dit Gorenflot, c'est vrai; j'avais oublié que j'eusse
choisi ce poste; heureusement que vous êtes là pour me faire souvenir,
frère Borromée, heureusement!

Borromée donna un ordre tout bas, et quatre frère, sous prétexte d'honneur
et de cérémonie, vinrent flanquer le digne prieur à son balcon.

Bientôt la route, qui faisait un coude à quelque distance du prieuré, se
trouva illuminée d'une quantité de flambeaux, grâce auxquels la duchesse
et Mayneville purent voir reluire des cuirasses et briller des épées.

Incapable de se modérer, elle cria:

-- Descendez, Mayneville, et vous me l'amènerez tout lié, tout escorté de
gardes!

-- Oui, oui, madame, dit le gentilhomme avec distraction; mais une chose
m'inquiète.

-- Laquelle?

-- Je n'entends pas le signal convenu.

-- A quoi bon le signal, puisqu'on le tient?

-- Mais on ne devait l'arrêter qu'ici, en face du prieuré, ce me semble,
insista Mayneville.

-- Ils auront trouvé plus loin l'occasion meilleure.

-- Je ne vois pas notre officier.

-- Je le vois, moi.

-- Où?

-- Cette plume rouge!

-- Eh bien?

-- C'est M. d'Épernon! M. d'Épernon, l'épée à la main!

-- On lui a laissé son épée?

-- Par la mort! il commande.

-- A nos gens? Il y a donc trahison?

-- Eh! madame, ce ne sont pas nos gens.

-- Vous êtes fou, Mayneville.

En ce moment Loignac, à la tête du premier peloton des quarante-cinq,
brandissant une large épée, cria: Vive le roi!

-- Vive le roi! répondirent avec leur formidable accent gascon les
quarante-cinq dans l'enthousiasme.

La duchesse pâlit et tomba sur le rebord de la croisée, comme si elle
allait s'évanouir.

Mayneville, sombre et résolu, mit l'épée à la main. Il ignorait si, en
passant, ces hommes n'allaient pas envahir la maison.

Le cortège avançait toujours comme une trombe de bruit et de lumière. Il
avait atteint Bel-Esbat, il allait atteindre le prieuré.

Borromée fit trois pas en avant. Loignac poussa son cheval droit à ce
moine, qui semblait sous sa robe de laine lui offrir le combat.

Mais Borromée, en homme de tête, vit que tout était perdu, et prit à
l'instant même son parti.

-- Place! place! cria rudement Loignac, place au roi!

Borromée, qui avait tiré son épée sous sa robe, remit sous sa robe son
épée au fourreau.

Gorenflot, électrisé par les cris, par le bruit des armes, ébloui par le
flamboiement des torches, étendit sa dextre puissante, et l'index et le
médium étendus, bénit le roi du haut de son balcon.

Henri, qui se penchait à la portière, le vit et le salua en souriant.

Ce sourire, preuve authentique de la faveur dont le digne prieur des
jacobins jouissait en cour, électrisa Gorenflot, qui entonna à son tour
un: Vive le roi! avec des poumons capables de soulever les arceaux d'une
cathédrale.

Mais le reste du couvent resta muet. En effet, il attendait une tout autre
solution à ces deux mois de manoeuvres et à cette prise d'armes qui en
avait été la suite.

Mais Borromée, en véritable reître qu'il était, avait d'un coup d'oeil
calculé le nombre des défenseurs du roi, reconnu leur maintien guerrier.
L'absence des partisans de la duchesse lui révélait le sort fatal de
l'entreprise: hésiter à se soumettre, c'était tout perdre.

Il n'hésita plus, et au moment où le poitrail du cheval de Loignac allait
le heurter, il cria: Vive le roi! d'une voix presque aussi sonore que
venait de le faire Gorenflot.

Alors le couvent tout entier hurla: Vive le roi! en agitant ses armes.

-- Merci, mes révérends pères, merci! cria la voix stridente de Henri III.

Puis il passa devant le couvent, qui devait être le terme de sa course,
comme un tourbillon de feu, de bruit et de gloire, laissant derrière lui
Bel-Esbat dans l'obscurité.

Du haut de son balcon, cachée par l'écusson de fer doré, derrière lequel
elle était tombée à genoux, la duchesse voyait, interrogeait, dévorait
chaque visage, sur lequel les torches jetaient leur flamboyante lumière.

-- Ah! fit-elle avec un cri, en désignant un des cavaliers de l'escorte.
Voyez! voyez, Mayneville!

-- Le jeune homme, le messager de M. le duc de Mayenne au service du roi!
s'écria celui-ci.

-- Nous sommes perdus! murmura la duchesse.

-- Il faut fuir, et promptement, madame, dit Mayneville; vainqueur
aujourd'hui, le Valois abusera demain de sa victoire.

-- Nous avons été trahis! s'écria la duchesse. Ce jeune homme nous a
trahis! Il savait tout!

Le roi était déjà loin: il avait disparu, avec toute son escorte, sous la
porte Saint-Antoine, qui s'était ouverte devant lui et refermée derrière
lui.




XLIV

COMMENT CHICOT BÉNIT LE ROI LOUIS XI D'AVOIR INVENTÉ LA POSTE, ET RÉSOLUT
DE PROFITER DE CETTE INVENTION.


Chicot, auquel nos lecteurs nous permettront de revenir, Chicot, après la
découverte importante qu'il venait de faire en dénouant les cordons du
masque de M. de Mayenne, Chicot n'avait pas un instant à perdre pour se
jeter le plus vite possible hors du retentissement de l'aventure.

[Illustration: Henri de Navarre.]

Entre le duc et lui, c'était désormais, on le comprend bien, un combat à
mort. Blessé dans sa chair, moins douloureusement que dans son amour-
propre, Mayenne, qui maintenant, aux anciens coups de fourreau, joignait
le récent coup de lame, Mayenne ne pardonnerait jamais.

-- Allons! allons! s'écria le brave Gascon, en précipitant sa course du
côté de Beaugency, c'est ici l'occasion ou jamais de faire courir sur des
chevaux de poste l'argent réuni de ces trois illustres personnages, qu'on
appelle Henri de Valois, dom Modeste Gorenflot et Sébastien Chicot.

Habile comme il l'était à mimer, non-seulement tous les sentiments, mais
encore toutes les conditions, Chicot prit à l'instant même l'air d'un
grand seigneur, comme il avait pris, dans des conditions moins précaires,
l'air d'un bon bourgeois. Aussi, jamais prince ne fut servi avec plus de
zèle que maître Chicot, lorsqu'il eut vendu le cheval d'Ernauton, et causé
un quart d'heure avec le maître de poste.

Chicot, une fois en selle, était résolu de ne point s'arrêter qu'il ne se
jugeât lui-même en lieu de sûreté: il galopa donc aussi vite que voulurent
bien le lui permettre les chevaux de trente relais. Quant à lui, il
semblait fait d'acier, ne paraissant pas, au bout de soixante lieues
dévorées en vingt heures, éprouver la moindre fatigue.

Lorsque, grâce à cette rapidité, il eut en trois jours atteint Bordeaux,
Chicot jugea qu'il lui était parfaitement permis de reprendre quelque peu
haleine.

On peut penser, quand on galope; on ne peut même guère faire que cela.

Chicot pensa donc beaucoup.

Son ambassade, qui prenait de la gravité au fur et à mesure qu'il
s'avançait vers le terme de son voyage, son ambassade lui apparut sous un
jour bien différent, sans que nous puissions dire précisément sous quel
jour elle lui apparut.

Quel prince allait-il trouver dans cet étrange Henri, que les uns
croyaient un niais, les autres un lâche, tous un renégat sans conséquence?

Mais son opinion à lui, Chicot, n'était pas celle de tout le monde. Depuis
son séjour en Navarre, le caractère de Henri, comme la peau du caméléon,
qui subit le reflet de l'objet sur lequel il se trouve, le caractère de
Henri, touchant le sol natal, avait éprouvé quelques nuances.

C'est que Henri avait su mettre assez d'espace entre la griffe royale et
cette précieuse peau, qu'il avait si habilement sauvée de tout accroc pour
ne plus redouter les atteintes.

Cependant sa politique extérieure était toujours la même; il s'éteignait
dans le bruit général, éteignant avec lui et autour de lui quelques noms
illustres, que, dans le monde français, on s'étonnait de voir refléter
leur clarté sur une pâle couronne de Navarre. Comme à Paris, il faisait
cour assidue à sa femme, dont l'influence, à deux cents lieues de Paris,
semblait cependant être devenue inutile. Bref, il végétait, heureux de
vivre.

Pour le vulgaire, c'était sujet d'hyperboliques railleries.

Pour Chicot, c'était matière à profondes réflexions.

Lui Chicot, si peu ce qu'il paraissait être, savait naturellement deviner
chez les autres le fond sous l'enveloppe. Henri de Navarre, pour Chicot,
n'était donc pas encore une énigme devinée, mais c'était une énigme.

Savoir que Henri de Navarre était une énigme et non pas un fait pur et
simple, c'était déjà beaucoup savoir. Chicot en savait donc plus que tout
le monde, en sachant, comme ce vieux sage de la Grèce, qu'il ne savait
rien.

Là où tout le monde se fût avancé le front haut, la parole libre, le coeur
sur les lèvres, Chicot sentait donc qu'il fallait aller le coeur serré, la
parole composée, le front grimé comme celui d'un acteur.

Cette nécessité de dissimulation lui fut inspirée, d'abord par sa
pénétration naturelle, ensuite par l'aspect des lieux qu'il parcourait.

Une fois dans la limite de cette petite principauté de Navarre, pays dont
la pauvreté était proverbiale en France, Chicot, à son grand étonnement,
cessa de voir imprimée sur chaque visage, sur chaque maison, sur chaque
pierre, la dent de cette misère hideuse qui rongeait les plus belles
provinces de cette superbe France qu'il venait de quitter.

Le bûcheron qui passait le bras appuyé au joug de son boeuf favori; la
fille au jupon court et à la démarche alerte, qui portait l'eau sur sa
tête à la façon des choéphores antiques; le vieillard qui chantonnait une
chanson de sa jeunesse en branlant sa tête blanchie; l'oiseau familier qui
jacassait dans sa cage en picotant la mangeoire pleine; l'enfant bruni,
aux membres maigres, mais nerveux, qui jouait sur les tas de feuilles de
maïs; tout parlait à Chicot une langue vivante, claire, intelligible; tout
lui criait, à chaque pas qu'il faisait en avant:

-- Vois! on est heureux ici!

Parfois, au bruit des roues criant dans les chemins creux, Chicot
éprouvait des terreurs subites. Il se rappelait les lourdes artilleries
qui défonçaient les chemins de la France. Mais au détour du chemin, le
chariot du vendangeur lui apparaissait chargé de tonnes pleines et
d'enfants à la face rougie. Lorsque de loin un canon d'arquebuse lui
faisait ouvrir l'oeil, derrière une haie de figuiers ou de pampres, Chicot
songeait aux trois embuscades qu'il avait si heureusement franchies. Ce
n'était pourtant qu'un chasseur suivi de ses grands chiens, traversant la
plaine giboyeuse en bartavelles et en coqs de bruyère.

Quoiqu'on fût avancé dans la saison et que Chicot eût laissé Paris plein
de brume et de frimas, il faisait beau, il faisait chaud. Les grands
arbres qui n'avaient point encore perdu leurs feuilles, que, dans le Midi,
ils ne perdent jamais entièrement, les grands arbres versaient du haut de
leurs dômes rougissants une ombre bleue sur la terre crayeuse. Les
horizons fins, purs et dégradés de nuances, miroitaient dans les rayons du
soleil, tout diaprés de villages aux blanches maisons.

Le paysan béarnais, au béret incliné sur l'oreille, piquait dans les
prairies ces petits chevaux de trois écus qui bondissent infatigables sur
leurs jarrets d'acier, font vingt lieues d'une traite et, jamais étrillés,
jamais couverts, se secouent en arrivant au but, et vont brouter dans la
première touffe de bruyère venue, leur unique, leur suffisant repas.

-- Ventre de biche! disait Chicot, je n'ai jamais vu la Gascogne si riche.
Le Béarnais vit comme un coq en pâte.

Puisqu'il est si heureux, il y a toute raison de croire, comme le dit son
frère le roi de France, qu'il est... bon; mais il ne l'avouera peut-être
pas, lui. En vérité, quoique traduite en latin, la lettre me gêne encore;
j'ai presque envie de la retraduire en grec.

Mais, bah! je n'ai jamais entendu dire que Henriot, comme l'appelait son
frère Charles IX, sût le latin. Je lui ferai de ma traduction latine une
traduction française _expurgata_, comme on dit à la Sorbonne.

Et Chicot, tout en faisant ces réflexions tout bas, s'informait tout haut
où était le roi.

Le roi était à Nérac. D'abord on l'avait cru à Pau, ce qui avait engagé
notre messager à pousser jusqu'à Mont-de-Marsan; mais, arrivé là, la
topographie de la cour avait été rectifiée, et Chicot avait pris à gauche
pour rejoindre la route de Nérac, qu'il trouva pleine de gens revenant du
marché de Condom.

On lui apprit, -- Chicot, on se le rappelle, fort circonspect quand il
s'agissait de répondre aux questions des autres, Chicot était fort
questionneur, -- on lui apprit, disons-nous, que le roi de Navarre menait
fort joyeuse vie, et qu'il ne se reposait point dans ses perpétuelles
transitions d'un amour à l'autre.

Chicot avait fait, par les chemins, l'heureuse rencontre d'un jeune prêtre
catholique, d'un marchand de moutons et d'un officier, qui se tenaient
fort bonne compagnie depuis Mont-de-Marsan, et devisaient avec force
bombances, partout où l'on s'arrêtait.

Ces gens lui parurent, par cette association toute de hasard, représenter
merveilleusement la Navarre, éclairée, commerçante et militante. Le clerc
lui récita les sonnets que l'on faisait sur les amours du roi et de la
belle Fosseuse, fille de René de Montmorency, baron de Fosseux.

-- Voyons, voyons, dit Chicot, il faudrait pourtant nous entendre: on
croit à Paris que Sa Majesté le roi de Navarre est folle de mademoiselle
Le Rebours.  -- Oh! dit l'officier, c'était à Pau, cela.

-- Oui, oui, reprit le clerc, c'était à Pau.

-- Ah! c'était à Pau? reprit le marchand qui, en sa qualité de simple
bourgeois, paraissait le moins bien informé des trois.

-- Comment! demanda Chicot, le roi a donc une maîtresse par ville?

-- Mais cela se pourrait bien, reprit l'officier, car, à ma connaissance,
il était l'amant de mademoiselle Dayelle, tandis que j'étais en garnison à
Castelnaudary.

-- Attendez donc, attendez donc, fit Chicot: mademoiselle Dayelle, une
Grecque?

-- C'est cela, dit le clerc, une Cypriote.

-- Pardon, pardon, dit le marchand enchanté de placer son mot, c'est que
je suis d'Agen, moi!

-- Eh bien?

-Eh bien! je puis répondre que le roi a connu mademoiselle de Tignonville
à Agen.

-- Ventre de biche! fit Chicot, quel vert galant! Mais, pour en revenir à
mademoiselle Dayelle, j'ai connu la famille....

-- Mademoiselle Dayelle était jalouse et menaçait sans cesse; elle avait
un joli petit poignard recourbé qu'elle posait sur sa table à ouvrage, et,
un jour, le roi est parti, emportant le poignard, et disant qu'il ne
voulait point qu'il arrivât malheur à celui qui lui succéderait.

-- De sorte qu'à cette heure Sa Majesté est tout entière à mademoiselle Le
Rebours? demanda Chicot.

-- Au contraire, au contraire, fit le prêtre, ils sont brouillés;
mademoiselle Le Rebours était fille de président et, comme telle, un peu
trop forte en procédure. Elle a tant plaidé contre la reine, grâce aux
insinuations de la reine-mère, que la pauvre fille en est tombée malade.
Alors la reine Margot, qui n'est pas sotte, a pris ses avantages et elle a
décidé le roi à quitter Pau pour Nérac, de sorte que voilà un amour coupé.

-- Alors, demanda Chicot, la nouvelle passion du roi est pour la Fosseuse?

-- Oh! mon Dieu, oui; d'autant plus qu'elle est enceinte: c'est une
frénésie.

-- Mais que dit la reine? demanda Chicot.

-- La reine? fit l'officier.

-- Oui, la reine.

-- La reine met ses douleurs au pied du crucifix, dit le prêtre.

-- D'ailleurs, ajouta l'officier, la reine ignore toutes ces choses.

-- Bon! fit Chicot, la chose n'est point possible.

-- Pourquoi cela? demanda l'officier.

-- Parce que Nérac n'est pas une ville tellement grande, que l'on ne s'y
voie d'une façon transparente.

-- Ah! quant à cela, monsieur, dit le clerc, il y a un parc, et dans ce
parc des allées de plus de trois mille pas, toutes plantées de cyprès, de
platanes et de sycomores magnifiques; c'est une ombre à ne pas s'y voir à
dix pas en plein jour. Songez un peu quand on y va la nuit.

-- Et puis la reine est fort occupée, monsieur, dit le clerc.

-- Bah! occupée?

-- Oui.

-- Et de qui, s'il vous plaît?

-- De Dieu, monsieur, répliqua le prêtre avec morgue.

-- De Dieu! s'écria Chicot.

-- Pourquoi pas?

-- Ah! la reine est dévote?

-- Très dévote.

-- Cependant, il n'y a pas de messe au palais, à ce que j'imagine? fit
Chicot.

-- Et vous imaginez fort mal, monsieur. Pas de messe! nous prenez-vous
pour des païens? Apprenez, monsieur, que si le roi va au prêche avec ses
gentilshommes, la reine se fait dire la messe dans une chapelle
particulière.

-- La reine?

-- Oui, oui.

-- La reine Marguerite?

-- La reine Marguerite; à telles enseignes que moi, prêtre indigne, j'ai
touché deux écus pour avoir deux fois officié dans cette chapelle; j'y ai
même fait un fort beau sermon sur le texte:

« Dieu a séparé le bon grain de l'ivraie. » Il y a dans l'Évangile: « Dieu
séparera; » mais j'ai supposé, moi, comme il y a fort longtemps que
l'Évangile est écrit, j'ai supposé que la chose était faite.

-- Et le roi a eu connaissance de ce sermon? demanda Chicot.

-- Il l'a entendu.

-- Sans se fâcher?

-- Tout au contraire, il a fort applaudi.

-- Vous me stupéfiez, répondit Chicot.

-- Il faut ajouter, dit l'officier, qu'on ne fait pas que courir le prêche
ou la messe; il y a de bons repas au château, sans compter les promenades,
et je ne pense pas que nulle part en France les moustaches soient plus
promenées que dans les allées de Nérac.

Chicot venait d'obtenir plus de renseignements qu'il ne lui en fallait
pour bâtir tout un plan.

Il connaissait Marguerite pour l'avoir vue à Paris tenir sa cour, et il
savait du reste que si elle était peu clairvoyante en affaires d'amour,
c'était lorsqu'elle avait un motif quelconque de s'attacher un bandeau sur
les yeux.

[Illustration: Place! place au roi!-- PAGE 56.]

-- Ventre de biche! dit-il, voilà par ma foi des allées de cyprès et trois
mille pas d'ombre qui me trottent désagréablement par la tête. Je m'en
vais dire la vérité à Nérac, moi qui viens de Paris, à des gens qui ont
des allées de trois mille pas et des ombres telles, que les femmes n'y
voient point leurs maris se promener avec leurs maîtresses. Corbiou! on me
déchiquetera ici pour m'apprendre à troubler tant de promenades
charmantes.

Heureusement, je connais la philosophie du roi, et j'espère en elle.
D'ailleurs, je suis ambassadeur; tête sacrée. Allons!

Et Chicot continua sa course.

Il entra vers le soir à Nérac, justement à l'heure de ces promenades qui
préoccupaient si fort le roi de France et son ambassadeur.

Au reste, Chicot put se convaincre de la facilité des moeurs royales à la
façon dont il fut admis à une audience.

Un simple valet de pied lui ouvrit les portes d'un salon rustique dont les
abords étaient tout émaillés de fleurs; au-dessus de ce salon étaient
l'antichambre du roi et la chambre qu'il aimait à habiter le jour, pour
donner ces audiences sans conséquence dont il était si prodigue.

Un officier, voire même un page, allait le prévenir quand se présentait un
visiteur. Cet officier ou ce page courait après le roi jusqu'à ce qu'il le
trouvât, en quelque endroit qu'il fût. Le roi venait sur cette seule
invitation, et recevait le requérant.

Chicot fut profondément touché de cette facilité toute gracieuse. Il jugea
le roi bon, candide et tout amoureux.

Ce fut bien plus encore son opinion, lorsqu'au bout d'une allée sinueuse
et bordée de lauriers-roses en fleurs, il vit arriver avec un mauvais
feutre sur la tête, un pourpoint feuille-morte et des bottes grises, le
roi de Navarre tout épanoui, un bilboquet à la main.

Henri avait le front uni, comme si aucun souci n'osait l'effleurer de
l'aile, la bouche rieuse, l'oeil brillant d'insouciance et de santé.

Tout en s'approchant, il arrachait de la main gauche les fleurs de la
bordure.

-- Qui me veut parler? demanda-t-il à son page.

-- Sire, répondit celui-ci, un homme qui m'a l'air moitié seigneur, moitié
homme de guerre.

Chicot entendit ces derniers mots et s'avança gracieusement.

-- C'est moi, sire, dit-il.

-- Bon! s'écria le roi en levant ses deux bras au ciel, monsieur Chicot en
Navarre, monsieur Chicot chez nous, ventre saint-gris! soyez le bienvenu,
cher monsieur Chicot.

-- Mille grâces, sire.

-- Bien vivant, grâce à Dieu.

-- Je l'espère du moins, cher sire, dit Chicot, transporté d'aise.

-- Ah! parbleu, dit Henri, nous allons boire ensemble d'un petit vin de
Limoux dont vous me donnerez des nouvelles. Vous me faites en vérité bien
joyeux, monsieur Chicot; asseyez-vous là.

Et il montrait un banc de gazon.

-- Jamais, sire, dit Chicot en se défendant.

-- Avez-vous donc fait deux cents lieues pour me venir voir, afin que je
vous laisse debout? Non pas, monsieur Chicot, assis, assis; on ne cause
bien qu'assis.

-- Mais, sire, le respect.

-- Du respect chez nous, en Navarre! tu es fou, mon pauvre Chicot, et qui
donc pense à cela?

-- Non, sire, je ne suis pas fou, répondit Chicot; je suis ambassadeur.

Un léger pli se forma sur le front pur du roi; mais il disparut si
rapidement que Chicot, tout observateur qu'il était, n'en reconnut même
pas la trace.

-- Ambassadeur, dit Henri avec une surprise qu'il essaya de rendre naïve,
ambassadeur de qui?

-- Ambassadeur du roi Henri III. Je viens de Paris et du Louvre, sire.

-- Ah! c'est différent alors, dit le roi en se levant de son banc de gazon
avec un soupir. Allez, page; laissez-nous. Montez du vin au premier, dans
ma chambre; non, dans mon cabinet. Venez avec moi, Chicot, que je vous
conduise.

Chicot suivit le roi de Navarre. Henri marchait plus vite alors qu'en
revenant par son allée de lauriers.

-- Quelle misère! pensa Chicot, de venir troubler cet honnête homme dans
sa paix et dans son ignorance. Bast! il sera philosophe!




XLIV

COMMENT LE ROI DE NAVARRE DEVINA QUE _Turennius_ VOULAIT DIRE TURENNE
ET _Margota_ MARGOT.


Le cabinet du roi de Navarre n'était pas bien somptueux, comme on le
présume. Sa Majesté Béarnaise n'était point riche, et du peu qu'elle
avait, ne faisait point de folies. Ce cabinet occupait, avec la chambre à
coucher de parade, toute l'aile droite du château; un corridor était pris
sur l'antichambre ou chambre des gardes et sur la chambre à coucher; ce
corridor conduisait au cabinet.

De cette pièce spacieuse et assez convenablement meublée, quoiqu'on n'y
trouvât aucune trace du luxe royal, la vue s'étendait sur des prés
magnifiques situés au bord de la rivière.

De grands arbres, saules et platanes, cachaient le cours de l'eau sans
empêcher les yeux de s'éblouir de temps en temps, lorsque le fleuve
sortant, comme un dieu mythologique, de son feuillage, faisait resplendir
au soleil de midi ses écailles d'or, ou à la lune de minuit, ses draperies
d'argent.

Les fenêtres donnaient donc d'un côté sur ce panorama magique, terminé an
loin par une chaîne de collines, un peu brûlée du soleil le jour, mais
qui, le soir, terminait l'horizon par des teintes violâtres d'une
admirable limpidité, et de l'autre côté sur la cour du château. Éclairée
ainsi, à l'orient et à l'occident, par ce double rang de fenêtres
correspondantes les unes avec les autres, rouge ici, bleue là, la salle
avait des aspects magnifiques, quand elle reflétait avec complaisance les
premiers rayons du soleil, ou l'azur nacré de la lune naissante.

Ces beautés naturelles préoccupaient moins Chicot, il faut le dire, que la
distribution de ce cabinet, demeure habituelle de Henri. Dans chaque
meuble, l'intelligent ambassadeur semblait en effet chercher une lettre,
et cela avec d'autant plus d'attention, que l'assemblage de ces lettres
devait lui donner le mot de l'énigme qu'il cherchait depuis longtemps, et
qu'il avait, plus particulièrement encore, cherché tout le long de la
route.

Le roi s'assit, avec sa bonhomie ordinaire et son sourire éternel, dans un
grand fauteuil de daim à clous dorés, mais à franges de laine; Chicot,
pour lui obéir, fit rouler en face de lui un pliant ou plutôt un tabouret
recouvert de même et enrichi de pareils ornements.

Henri regardait Chicot de tous ses yeux, avec des sourires, nous l'avons
déjà dit, mais en même temps avec une attention qu'un courtisan eût
trouvée fatigante.

-- Vous allez trouver que je suis bien curieux, cher monsieur Chicot,
commença par dire le roi; mais c'est plus fort que moi: je vous ai regardé
si longtemps comme mort, que, malgré toute la joie que me cause votre
résurrection, je ne puis me faire à l'idée que vous soyez vivant. Pourquoi
donc avez-vous tout à coup disparu de ce monde?

-- Eh! sire, fit Chicot, avec sa liberté habituelle, vous avez bien
disparu de Vincennes, vous. Chacun s'éclipse selon ses moyens, et surtout
ses besoins.

[Illustration: Que Votre Majesté m'excuse, mais la lettre était écrite en
latin. -- PAGE 89.]

-- Vous avez toujours plus d'esprit que tout le monde, cher monsieur
Chicot, dit Henri, et c'est à cela surtout que je reconnais ne point
parler à votre ombre.

Puis prenant un air sérieux:

-- Mais, voyons, ajouta-t-il, voulez-vous que nous mettions l'esprit de
côté et que nous parlions affaires?

-- Si cela ne fatigue pas trop Votre Majesté, je me mets à ses ordres.

L'oeil du roi étincela.

-- Me fatiguer! reprit-il, puis, d'un autre ton: Il est vrai que je me
rouille ici, continua-t-il avec calme. Mais je ne suis pas fatigué tant
que je n'ai rien fait. Or, aujourd'hui Henri de Navarre a, deçà et delà,
fort traîné son corps, mais le roi n'a pas encore fait agir son esprit.

-- Sire, j'en suis bien aise, répondit Chicot; ambassadeur d'un roi, votre
parent et votre ami, j'ai des commissions fort délicates à faire preÈs de
Votre Majesté.

-- Parlez vite alors, car vous piquez ma curiosité.

-- Sire....

-- Vos lettres de créance d'abord, c'est une formalité inutile, je le
sais, puisqu'il s'agit de vous; mais enfin je veux vous montrer que tout
paysan béarnais que nous sommes, nous savons notre devoir de roi.

-- Sire, j'en demande pardon à Votre Majesté, répondit Chicot, mais tout
ce que j'avais de lettres de créance, je l'ai noyé dans les rivières, jeté
dans le feu, éparpillé dans l'air.

-- Et pourquoi cela, cher monsieur Chicot?

-- Parce qu'on ne voyage pas, quand on se rend en Navarre, chargé d'une
ambassade, comme on voyage pour aller acheter du drap à Lyon, et que si
l'on a le dangereux honneur de porter des lettres royales, on risque de ne
les porter que chez les morts.

-- C'est vrai, dit Henri avec une parfaite bonhomie, les routes ne sont
pas sûres, et en Navarre nous en sommes réduits, faute d'argent, à nous
confier à la probité des manants; ils ne sont pas très voleurs, du reste.

-- Comment donc! s'écria Chicot, mais ce sont des agneaux, ce sont de
petits anges, sire, mais en Navarre seulement.

-- Ah! ah! fit Henri.

-- Oui, mais hors de la Navarre on rencontre des loups et des vautours
autour de chaque proie; j'étais une proie, sire, de sorte que j'ai eu mes
vautours et mes loups.

-- Qui ne vous ont pas mangé tout à fait, au reste, je le vois avec
plaisir.

-- Ventre de biche! sire, ce n'est pas leur faute! ils ont bien fait tout
ce qu'ils ont pu pour cela. Mais ils m'ont trouvé trop coriace, et n'ont
pu entamer ma peau. Mais, sire, laissons là, s'il vous plaît, les détails
de mon voyage, qui sont choses oiseuses, et revenons-en à notre lettre de
créance.

-- Mais puisque vous n'en avez pas, cher monsieur Chicot, dit Henri, il me
paraît fort inutile d'y revenir.

-- C'est-à-dire que je n'en ai pas maintenant, mais que j'en avais une.

-- Ah! à la bonne heure! donnez, monsieur Chicot.

Et Henri étendit la main.

-- Voilà le malheur, sire, reprit Chicot; j'avais une lettre comme je
viens d'avoir l'honneur de le dire à Votre Majesté, et peu de gens
l'eussent eue meilleure.

-- Vous l'avez perdue?

-- Je me suis hâté de l'anéantir, sire, car M. de Mayenne courait après
moi pour me la voler.

-- Le cousin Mayenne?

-- En personne.

-- Heureusement il ne court pas bien fort. Engraisse-t-il toujours?

-- Ventre de biche! pas en ce moment, je suppose.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce qu'en courant, comprenez-vous, sire, il a eu le malheur de me
rejoindre, et dans la rencontre, ma foi, il a attrapé un bon coup d'épée.

-- Et de la lettre?

-- Pas l'ombre, grâce à la précaution que j'avais prise.

-- Bravo! vous aviez tort de ne pas vouloir me raconter votre voyage,
monsieur Chicot, dites-moi cela en détail, cela m'intéresse vivement.

-- Votre Majesté est bien bonne.

-- Seulement une chose m'inquiète.

-- Laquelle?

-- Si la lettre est anéantie pour mons de Mayenne, elle est de même
anéantie pour moi; comment donc saurai-je alors quelle chose m'écrivait
mon bon frère Henri, puisque sa lettre n'existe plus?

-- Pardon, sire! elle existe dans ma mémoire.

-- Comment cela?

-- Avant de la déchirer, je l'ai apprise par coeur.

-- Excellente idée, monsieur Chicot, excellente, et je reconnais bien là
l'esprit d'un compatriote. Vous allez me la réciter, n'est-ce pas?

-- Volontiers, sire.

-- Telle qu'elle était, sans y rien changer?

-- Sans y faire un seul contre-sens.

-- Comment dites-vous?

-- Je dis que je vais vous la dire fidèlement; quoique j'ignore la langue,
j'ai bonne mémoire.

-Quelle langue?

-- La langue latine donc.

-- Je ne vous comprends pas, dit Henri avec son clair regard à l'adresse
de Chicot. Vous parlez de langue latine, de lettre....

-- Sans doute.

-- Expliquez-vous; la lettre de mon frère était-elle donc écrite en latin?

-- Eh! oui, sire.

-- Pourquoi en latin?

-- Ah! sire, sans doute parce que le latin est une langue audacieuse, la
langue qui sait tout dire, la langue avec laquelle Perse et Juvénal ont
éternisé la démence et les erreurs des rois.

-- Des rois?

-- Et des reines, sire.

Le sourcil du roi se plissa sur sa profonde orbite.

-- Je veux dire des empereurs et des impératrices, reprit Chicot.

-- Vous savez donc le latin, vous, monsieur Chicot? reprit froidement
Henri.

-- Oui et non, sire.

-- Vous êtes bienheureux si c'est oui, car vous avez un avantage immense
sur moi, qui ne le sais pas; aussi je n'ai jamais pu me mettre
sérieusement à la messe à cause de ce diable de latin; donc vous le savez,
vous?

-- On m'a appris à le lire, sire, comme aussi le grec et l'hébreu.

-- C'est très commode, monsieur Chicot, vous êtes un livre vivant.

-- Votre Majesté vient de trouver le mot, un livre vivant. On imprime
quelques pages dans ma mémoire, on m'expédie où l'on veut, j'arrive, on me
lit et l'on me comprend.

-- Ou l'on ne vous comprend pas.

-- Comment cela, sire?

-- Dame! si l'on ne sait pas la langue dans laquelle vous êtes imprimé.

-- Oh! sire, les rois savent tout.

-- C'est ce que l'on dit au peuple, monsieur Chicot, et ce que les
flatteurs disent aux rois.

-- Alors, sire, il est inutile que je récite à Votre Majesté cette lettre
que j'avais apprise par coeur, puisque ni l'un ni l'autre de nous n'y
comprendra rien.

-- Est-ce que le latin n'a pas beaucoup d'analogie avec l'italien?

-- On assure cela, sire.

-- Et avec l'espagnol?

-- Beaucoup, à ce qu'on dit.

-- Alors, essayons; je sais un peu l'italien, mon patois gascon ressemble
fort à l'espagnol, peut-être comprendrai-je le latin sans jamais l'avoir
appris. Chicot s'inclina.

-- Votre Majesté ordonne donc?

-- C'est-à-dire que je vous prie, cher monsieur Chicot.

Chicot débuta par la phrase suivante, qu'il enveloppa de toutes sortes de
préambules:

    « _Frater carissime,

    « Sincerus amor quo te prosequebatur germanus noster Carolus nonus,
    functus nuper, colet usque regiam nostram et pectori meo pertinaciter
    adhaeret._ »

Henri ne sourcilla point, mais au dernier mot il arrêta Chicot du geste.

-- Ou je me trompe fort, dit-il, ou l'on parle dans cette phrase d'amour,
d'obstination et de mon frère Charles IX.

-- Je ne dirais pas non, dit Chicot, c'est une si belle langue que le
latin, que tout cela tiendrait dans une seule phrase.

-- Poursuivez, dit le roi.

Chicot continua.

Le Béarnais écouta avec le même flegme tous les passages où il était
question de sa femme et du vicomte de Turenne; mais au dernier nom:

-- _Turennius_ ne veut-il pas dire Turenne? demanda-t-il.

-- Je pense que oui, sire.

-- Et _Margota_, ne serait-ce pas le petit nom d'amitié que mes frères
Charles IX et Henri III donnaient à leur soeur, ma bien-aimée épouse
Marguerite?

-- Je n'y vois rien d'impossible, répliqua Chicot. Et il poursuivit son
récit jusqu'au bout de la dernière phrase, sans qu'une seule fois le
visage du roi eût changé d'expression.

Enfin il s'arrêta sur la péroraison, dont il avait caressé le style avec
des ronflements si sonores, qu'on eût dit un paragraphe des Verrines ou du
discours pour le poète Archias.

-- C'est fini? demanda Henri.

-- Oui, sire.

-- Eh bien! ce doit être superbe.

-- N'est-ce pas, sire?

-- Quel malheur que je n'en aie compris que deux mots: _Turennius_ et
_Margota_, et encore!

-- Malheur irréparable, sire, à moins que Votre Majesté ne se décide à
faire traduire la lettre par quelque clerc.

-- Oh! non, dit vivement Henri, et vous-même, monsieur Chicot, qui avez
mis tant de discrétion dans votre ambassade en faisant disparaître
l'autographe original, vous ne me conseillez point, n'est-ce pas, de
livrer cette lettre à une publicité quelconque?

-- Je ne dis point cela, sire.

-- Mais vous le pensez?

-- Je pense, puisque Votre Majesté m'interroge, que la lettre du roi son
frère, recommandée à moi avec tant de soin, et expédiée à Votre Majesté
par un envoyé particulier, contient peut-être çà et là quelque bonne chose
dont Votre Majesté pourrait faire son profit.

-- Oui; mais pour confier ces bonnes choses à quelqu'un, il faudrait que
j'eusse en ce quelqu'un pleine confiance.

-- Certainement.

-- Eh bien, faites une chose, dit Henri comme illuminé par une idée.

-- Laquelle?

-- Allez trouver ma femme Margota; elle est savante; récitez-lui la
mettre, et bien sûr qu'elle comprendra, elle. Alors, et tout
naturellement, elle me l'expliquera.

-- Ah! Voilà qui est admirable! s'écria Chicot, et Votre Majesté parle
d'or.

-- N'est-ce pas? Vas-y.

-- J'y cours, Sire.

-- Ne change pas un lot à la lettre, surtout.

-- Cela me serait impossible; il faudrait que je susse le latin, et je ne
le sais pas; quelque barbarisme tout au plus.

-- Allez-y, mon ami, allez.

Chicot prit les renseignements pour trouver Mme Marguerite, et quitta le
roi, plus convaincu que jamais que le roi était une énigme.




XLVI

L'ALLÉE DES TROIS MILLE PAS

La reine habitait l'autre aile du château divisée à peu près de la même
façon que celle que venait de quitter Chicot.

On entendait toujours de ce côté quelque musique, on y voyait toujours
rôder quelque panache.

La fameuse allée des trois mille pas, dont il avait été tant question,
commençait aux fenêtres même de Marguerite, et sa vue ne s'arrêtait jamais
que sur des objets agréables, tels que massifs de fleurs, berceaux de
verdure, etc.

On eût dit que la pauvre princesse essayait de chasser, par le spectacle
des choses gracieuses, tant d'idées lugubres qui habitaient au fond de sa
pensée.

Un poète périgourdin -- Marguerite, en province comme à Paris, était
toujours l'étoile des poètes, -- un poète périgourdin avait composé un
sonnet à son intention.

« Elle veut, disait-il, par le soin qu'elle met à placer garnison dans son
esprit, en chasser tous les tristes souvenirs. »

Née au pied du trône, fille, soeur et femme de roi, Marguerite avait en
effet profondément souffert. Sa philosophie, plus fanfaronne que celle du
roi de Navarre, était moins solide, parce qu'elle n'était que factice et
due à l'étude, tandis que celle du roi naissait de son propre fonds.

Aussi Marguerite, toute philosophe qu'elle était, ou plutôt qu'elle
voulait être, avait-elle déjà laissé le temps et les chagrins imprimer
leurs sillons expressifs sur son visage.

Elle était néanmoins encore d'une remarquable beauté, beauté de
physionomie surtout, celle qui frappe le moins chez les personnes d'un
rang vulgaire, mais qui plaît le plus chez les illustres, à qui l'on est
toujours prêt à accorder la suprématie de la beauté physique. Marguerite
avait le sourire joyeux et bon, l'oeil humide et brillant, le geste souple
et caressant; Marguerite, nous l'avons dit, était toujours une adorable
créature.

Femme, elle marchait comme une princesse; reine, elle avait la démarche
d'une charmante femme.

Aussi elle était idolâtrée à Nérac, où elle importait l'élégance, la joie,
la vie. Elle, une princesse parisienne, avait pris en patience le séjour
de la province, c'était déjà une vertu dont les provinciaux lui savaient
le plus grand gré.

Sa cour n'était pas seulement une cour de gentilshommes et de dames, tout
le monde l'aimait à la fois, comme reine et comme femme; et, de fait,
l'harmonie de ses flûtes et de ses violons, comme la fumée et les reliefs
de ses festins, étaient pour tout le monde.

Elle savait faire du temps un emploi tel, que chacune de ses journées lui
rapportait quelque chose, et qu'aucune d'elles n'était perdue pour ceux
qui l'entouraient.

Pleine de fiel pour ses ennemis, mais patiente afin de se mieux venger;
sentant instinctivement sous l'enveloppe d'insouciance et de longanimité
d'Henri de Navarre, un mauvais vouloir pour elle et la conscience
permanente de chacun de ses déportements, sans parents, sans amis,
Marguerite s'était habituée à vivre avec de l'amour, ou tout au moins avec
des semblants d'amour, et à remplacer par la poésie et le bien-être,
famille, époux, amis et le reste.

Nul excepté Catherine de Médicis, nul excepté Chicot, nul excepté quelques
ombres mélancoliques qui fussent revenues du sombre royaume de la mort,
nul n'eût su dire pourquoi les joues de Marguerite étaient déjà si pâles,
pourquoi ses yeux se noyaient involontairement de tristesses inconnues,
pourquoi enfin ce coeur profond laissait voir son vide, jusque dans son
regard autrefois si expressif.

Marguerite n'avait plus de confidents. La pauvre reine n'en voulait plus,
depuis que les autres avaient, pour de l'argent, vendu sa confiance et son
honneur.

Elle marchait donc seule, et cela doublait peut-être encore aux yeux des
Navarrais, sans qu'ils s'en doutassent eux-mêmes, la majesté de cette
attitude, mieux dessinée par son isolement.

Du reste, ce mauvais vouloir, qu'elle sentait chez Henri, était tout
instinctif, et venait bien plutôt de la propre conscience de ses torts,
que des faits du Béarnais. Henri ménageait en elle une fille de France; il
ne lui parlait qu'avec une obséquieuse politesse, ou qu'avec un gracieux
abandon; il n'avait pour elle, en toute occasion et à propos de toutes
choses, que les procédés d'un mari et d'un ami.

Aussi, la cour de Nérac, comme toutes les autres cours vivant sur les
relations faciles, débordait-elle d'harmonies au moral et au physique.

Telles étaient les études et les réflexions que faisait, sur des
apparences bien faibles encore, Chicot, le plus observateur et le plus
méticuleux des hommes.

Il s'était présenté d'abord au palais, renseigné par Henri, mais il n'y
avait trouvé personne. Marguerite, lui avait-on dit, était au bout de
cette belle allée parallèle au fleuve, et il se rendait dans cette allée,
qui était la fameuse allée des trois mille pas, par celle des lauriers
roses.

Lorsqu'il fut aux deux tiers de l'allée, il aperçut au bout, sous un
bosquet de jasmin d'Espagne, de genêts et de clématites, un groupe
chamarré de rubans, de plumes et d'épées de velours; peut-être toute cette
belle friperie était-elle d'un goût un peu usé, d'une mode un peu
vieillie; mais pour Nérac c'était brillant, éblouissant même. Chicot, qui
venait en droite ligne de Paris, fut satisfait du coup d'oeil.

Comme un page du roi précédait Chicot, la reine, dont les yeux erraient ça
et là avec l'éternelle inquiétude des coeurs mélancoliques, la reine
reconnut les couleurs de Navarre et l'appela.

-- Que veux-tu, d'Aubiac? demanda-t-elle.

Le jeune homme, nous aurions pu dire l'enfant, car il n'avait que douze
ans à peine, rougit et ploya le genoux devant Marguerite.

-- Madame, dit-il en français, car la reine exigeait qu'on proscrivît le
patois de toutes les manifestations de service ou de toutes les relations
d'affaires, un gentilhomme de Paris, envoyé du Louvre à Sa Majesté le roi
de Navarre, et renvoyé par Sa Majesté le roi de Navarre à vous, désire
parler à Votre Majesté.

Un feu subit colora le beau visage de Marguerite; elle se tourna vivement
et avec cette sensation pénible qui, à toute occasion, pénètre les coeurs
longtemps froissés.

Chicot était debout et immobile à vingt pas d'elle.

Ses yeux subtils reconnurent au maintien et à la silhouette, car le Gascon
se dessinait sur le fond orangé du ciel, une tournure de connaissance;
elle quitta le cercle, au lieu de commander au nouveau venu d'approcher.

En se retournant toutefois pour donner un adieu à la compagnie, elle fit
signe du bout des doigts à un des plus richement vêtus et des plus beaux
gentilshommes.

L'adieu pour tous était réellement un adieu pour un seul.

Mais comme le cavalier privilégié ne paraissait pas sans inquiétude,
malgré ce salut qui avait pour but de le rassurer, et que l'oeil d'une
femme voit tout:

-- Monsieur de Turenne, dit Marguerite, veuillez dire à ces dames que je
reviens dans un instant.

Le beau gentilhomme au pourpoint blanc et bleu s'inclina avec plus de
légèreté que ne l'eût fait un courtisan indifférent.

La reine vint d'un pas rapide à Chicot, qui avait examiné toute cette
scène, si bien en harmonie avec les phrases de la lettre qu'il apportait,
sans bouger d'une semelle.

-- Monsieur Chicot! s'écria Marguerite étonnée, en abordant le Gascon.

-- Aux pieds de Votre Majesté, fit Chicot, de Votre Majesté, toujours
bonne et toujours belle, et toujours reine à Nérac comme au Louvre.

-- C'est miracle de vous voir si loin de Paris, monsieur.

-- Pardonnez-moi, madame, car ce n'est pas le pauvre Chicot qui a eu
l'idée de faire ce miracle.

-- Je le crois bien, vous étiez mort, disait-on.

-- Je faisais le mort.

-- Que voulez-vous de nous, monsieur Chicot? serais-je particulièrement
assez heureuse pour qu'on se souvînt de la reine de Navarre en France?

-- Oh! madame, dit Chicot en souriant, soyez tranquille, on n'oublie pas
les reines chez nous, quand elles ont votre âge et surtout votre beauté.

-- On est donc toujours galant à Paris?

-- Le roi de France, ajouta Chicot sans répondre à la dernière question,
écrit même à ce sujet au roi de Navarre.

Marguerite rougit.

-- Il écrit? demanda-t-elle.

-- Oui, madame.

-- Et c'est vous qui avez apporté la lettre?

-- Apporté, non pas, par des raisons que le roi de Navarre vous
expliquera, mais apprise par coeur et répétée de souvenir.

-- Je comprends. Cette lettre était d'importance, et vous avez craint
qu'elle ne se perdît ou qu'on ne vous la volât?

-- Voilà le vrai, madame; maintenant que Votre Majesté m'excuse, mais la
lettre était écrite en latin.

-- Oh! très bien! s'écria la reine: vous savez que je sais le latin.

-- Et le roi de Navarre, demanda Chicot, le sait-il?

-- Cher monsieur Chicot, répondit Marguerite, il est fort difficile de
savoir ce que sait ou ne sait pas le roi de Navarre.

-- Ah! ah! fit Chicot, heureux de voir qu'il n'était pas le seul à
chercher le mot de l'énigme.

-- S'il faut en croire les apparences, continua Marguerite, il le sait
fort mal, car jamais il ne comprend, ou du moins ne semble comprendre,
quand je parle en cette langue avec quelqu'un de la cour.

Chicot se mordit les lèvres.

-- Ah diable! fit-il.

-- Lui avez-vous dit cette lettre? demanda Marguerite.

-- C'était à lui qu'elle était adressée.

-- Et a-t-il paru la comprendre?

-- Deux mots seulement.

-- Lesquels?

-- _Turennius et Margota._

-- _Turennius et Margota?_

-- Oui, ces deux mots se trouvent dans la lettre.

-- Alors qu'a-t-il fait?

-- Il m'a envoyé vers vous, madame.

-- Vers moi?

-- Oui, en disant que cette lettre paraissait contenir des choses trop
importantes pour la faire traduire par un étranger, et qu'il valait mieux
que ce fût vous, qui étiez la plus belle des savantes et la plus savante
des belles.

-- Je vous écouterai, monsieur Chicot, puisque c'est l'ordre du roi que je
vous écoute.

-- Merci, madame: où plaît-il à Votre Majesté que je parle?

-- Ici; non, non, chez moi plutôt: venez dans mon cabinet, je vous prie.

Marguerite regarda profondément Chicot, qui, par pitié pour elle peut-
être, lui avait d'avance laissé entrevoir un coin de la vérité.

La pauvre femme sentit le besoin d'un appui, d'un dernier retour vers
l'amour peut-être, avant de subir l'épreuve qui la menaçait.

-- Vicomte, dit-elle à M. de Turenne, votre bras jusqu'au château.
Précédez-nous, monsieur Chicot, je vous en supplie.




XLVII

LE CABINET DE MARGUERITE


Nous ne voudrions pas être accusés de ne peindre que festons et
qu'astragales et de laisser se sauver à peine le lecteur à travers le
jardin; mais tel maître, tel logis, et s'il n'a pas été inutile de peindre
l'allée des trois mille pas et le cabinet de Henri, il peut être de
quelque intérêt aussi de peindre le cabinet de Marguerite.

Parallèle à celui de Henri, percé de portes de dégagement ouvertes sur des
chambres et des couloirs, de fenêtres complaisantes et muettes comme les
portes, fermées par des jalousies de fer à serrures dont les clefs
tournent sans bruit, voilà pour l'extérieur du cabinet de la reine.

A l'intérieur, des meubles modernes, des tapisseries d'un goût à la mode
du jour, des tableaux, des émaux, des faïences, des armes de prix, des
livres et des manuscrits grecs, latins et français, surchargeant toutes
les tables, des oiseaux dans leurs volières, des chiens sur les tapis, un
monde tout entier enfin, végétaux et animaux, vivant d'une commune vie
avec Marguerite.

Les gens d'un esprit supérieur ou d'une vie surabondante ne peuvent
marcher seuls dans l'existence; ils accompagnent chacun de leurs sens,
chacun de leurs penchants, de toute chose en harmonie avec eux, et que
leur force attractive entraîne dans leur tourbillon, de sorte qu'au lieu
d'avoir vécu et senti comme les gens ordinaires, ils ont décuplé leurs
sensations et doublé leur existence.

Certainement Épicure est un héros pour l'humanité; les païens eux-mêmes ne
l'ont pas compris: c'était un philosophe sévère, mais qui, à force de
vouloir que rien ne fût perdu dans la somme de nos ressorts et de nos
ressources, procurait, dans son inflexible économie, des plaisirs à
quiconque agissant tout spirituellement ou tout bestialement, n'eût perçu
que des privations ou des douleurs.

Or, on a beaucoup déclamé contre Épicure sans le connaître, et l'on a
beaucoup loué, sans les connaître aussi, ces pieux solitaires de la
Thébaïde qui annihilaient le beau de la nature humaine en neutralisant le
laid. Tuer l'homme, c'est tuer aussi avec lui les passions, sans doute,
mais enfin c'est tuer, chose que Dieu défend de toutes ses forces et de
toutes ses lois.

La reine était femme à comprendre Épicure, en grec, d'abord, ce qui était
le moindre de ses mérites; elle occupait si bien sa vie, qu'avec mille
douleurs elle savait composer un plaisir, ce qui, en sa qualité de
chrétienne, lui donnait lieu à bénir plus souvent Dieu qu'un autre, qu'il
s'appelât Dieu ou Théos, Jéhovah ou Magog.

Toute cette digression prouve clair comme le our la nécessité où nous
étions de décrire les appartements de Marguerite.

Chicot fut invité à s'asseoir dans un beau et bon fauteuil de tapisserie
représentant un Amour éparpillant un nuage de fleurs; un page, qui n'était
pas d'Aubiac, mais qui était plus beau et plus richement vêtu, offrit de
nouveaux rafraîchissements au messager. Chicot n'accepta point, et se mit
en devoir quand le vicomte de Turenne eut quitté la place, de réciter,
avec une imperturbable mémoire, la lettre du roi de France et de Pologne
par la grâce de Dieu.

Nous connaissons cette lettre, que nous avons lue en français en même
temps que Chicot; nous croyons donc de toute inutilité d'en donner la
traduction latine.

Chicot transmettait cette traduction avec l'accent le plus étrange
possible, afin que la reine fût le plus longtemps possible à la
comprendre; mais si fort habile qu'il fût à travestir son propre ouvrage,
Marguerite le saisissait au vol et ne cachait aucunement sa fureur et son
indignation.

A mesure qu'il avançait dans la lettre, Chicot s'enfonçait de plus en plus
dans l'embarras qu'il s'était créé; à certains passages scabreux il
baissait le nez comme un confesseur embarrassé de ce qu'il entend; et à ce
jeu de physionomie, il avait un grand avantage, car il ne voyait pas
étinceler les yeux de la reine et se crisper chacun de ses nerfs aux
énonciations si positives de tous ses méfaits conjugaux.

Marguerite n'ignorait pas la méchanceté raffinée de son frère; assez
d'occasions la lui avaient prouvée; elle savait aussi, car elle n'était
point femme à se rien dissimuler à elle-même, elle savait à quoi s'en
tenir sur les prétextes qu'elle avait fournis et sur ceux qu'elle pouvait
fournir encore; aussi, au fur et à mesure que Chicot lisait, la balance
s'établissait-elle dans son esprit entre la colère légitime et la crainte
raisonnable.

S'indigner à point, se défier à propos, éviter le danger en repoussant le
dommage, prouver l'injustice en profitant de l'avis, c'était le grand
travail qui se faisait dans l'esprit de Marguerite, tandis que Chicot
continuait sa narration épistolaire.

Il ne faut pas croire que Chicot demeurât le nez éternellement baissé;
Chicot levait tantôt un oeil, tantôt l'autre, et alors il se rassurait en
voyant que, sous ses sourcils à demi froncés, la reine prenait tout
doucement un parti.

Il acheva donc avec assez de tranquillité les salutations de la lettre
royale.

-- Par la sainte communion! dit la reine, quand Chicot eut achevé, mon
frère écrit joliment en latin; quelle véhémence, quel style! Je ne l'eusse
jamais cru de cette force.

Chicot fit un mouvement de l'oeil, et ouvrit les mains en homme qui a
l'air d'approuver par politesse, mais qui ne comprend pas.

-- Vous ne comprenez pas! reprit la reine, à qui tous les langages étaient
familiers, même celui de la mimique. Je vous croyais cependant fort
latiniste, monsieur.

-- Madame, j'ai oublié: tout ce que je sais aujourd'hui, tout ce qui me
reste enfin de mon ancienne science, c'est que le latin n'a pas d'article,
qu'il a un vocatif, et que la tête est du genre neutre.

-- Ah! vraiment! s'écria en entrant un personnage tout hilare et tout
bruyant.

Chicot et la reine se retournèrent d'un même mouvement.

C'était le roi de Navarre.

-- Quoi! fit Henri en s'approchant, la tête en latin est du genre neutre,
monsieur Chicot, et pourquoi donc n'est-elle pas du genre masculin?

-- Ah! dame! sire, fit Chicot, je n'en sais rien, puisque cela m'étonne
comme Votre Majesté.

-- Et moi aussi, dit Margot rêveuse, cela m'étonne.

-- Ce doit être, dit le roi, parce que c'est tantôt l'homme et tantôt la
femme qui sont les maîtres, et cela selon le tempérament de l'homme ou de
la femme.

Chicot salua.

-- Voilà certes, dit-il, la meilleure raison que je connaisse, sire.

-- Tant mieux, je suis enchanté d'être plus profond philosophe que je ne
croyais: maintenant revenons à la lettre; sachez, madame, que je brûle de
savoir les nouvelles de la cour de France, et voilà justement que ce brave
monsieur Chicot me les apporte dans une langue inconnue; sans quoi....

-- Sans quoi? répéta Marguerite.

-- Sans quoi, je me délecterais, ventre saint-gris! vous savez combien
j'aime les nouvelles, et surtout les nouvelles scandaleuses, comme sait si
bien les raconter mon frère Henri de Valois.

Et Henri de Navarre s'assit en se frottant les mains.

-- Voyons, monsieur Chicot, continua le roi de l'air d'un homme qui
s'apprête à se bien réjouir, vous avez dit cette fameuse lettre à ma
femme, n'est-ce pas?

-- Oui, sire.

-- Eh bien! ma mie, dites-moi un peu ce que contient cette fameuse lettre.

-- Ne craignez-vous pas, sire, dit Chicot, mis à l'aise par cette liberté
dont les deux époux couronnés lui donnaient l'exemple, que ce latin dans
lequel est écrite la missive en question, ne soit d'un mauvais pronostic?

-- Pourquoi cela? demanda le roi.

Puis, se retournant vers sa femme:

-- Eh bien! madame? demanda-t-il.

Marguerite se recueillit un instant, comme si elle reprenait une à une,
pour la commenter, chacune des phrases tombées de la bouche de Chicot.

-- Notre messager a raison, sire, dit-elle, quand son examen fut terminé
et son parti pris, le latin est un mauvais pronostic.

-- Eh quoi! fit Henri, cette chère lettre renfermerait de vilains propos?
Prenez garde, ma mie, le roi votre frère est un clerc de première force et
de première politesse.

-- Même lorsqu'il me fait insulter dans ma litière, comme cela est arrivé
à quelques lieues de Sens, quand je suis partie de Paris pour venir vous
rejoindre, sire.

-- Lorsqu'on a un frère de moeurs sévères lui-même, fit Henri de ce ton
indéfinissable qui tenait le milieu entre le sérieux et la plaisanterie,
un frère roi, un frère pointilleux....

-- Doit l'être pour le véritable honneur de sa soeur et de sa maison, car
enfin je ne suppose pas, sire, que si Catherine d'Albret, votre soeur,
occasionnait quelque scandale, vous feriez révéler ce scandale par un
capitaine des gardes.

-- Oh! moi, je suis un bourgeois patriarcal et bénin, dit Henri, je ne
suis pas roi, ou, si je le suis, c'est pour rire, et, ma foi! je ris; mais
la lettre, la lettre, puisque c'est à moi qu'elle était adressée, je
désire savoir ce qu'elle contient.

-- C'est une lettre perfide, sire.

-- Bah!

-- Oh! oui, et qui contient plus de calomnies qu'il n'en faut pour
brouiller, non-seulement un mari avec sa femme, mais un ami avec tous ses
amis.

-- Oh! oh! fit Henri en se redressant et en armant son visage
naturellement si franc et si ouvert d'une défiance affectée, brouiller un
mari et une femme, vous et moi, donc?

-- Vous et moi, sire.

-- Et en quoi cela, ma mie?

Chicot se sentait sur les épines, et il eût donné beaucoup, quoiqu'il eût
très faim, pour s'aller coucher sans souper.

-- Le nuage va crever, murmurait-il en lui-même, le nuage va crever!

-- Sire, dit la reine, je regrette fort que Votre Majesté ait oublié le
latin, qu'on a dû lui enseigner cependant.

-- Madame, je ne me rappelle plus qu'une chose de tout le latin que j'ai
appris, c'est cette phrase: _Deus et virtus aeterna_; singulier assemblage
de masculin, de féminin, et de neutre, que mon professeur n'a jamais pu
expliquer que par le grec, que je comprenais encore moins que le latin.

-- Sire, continua la reine, si vous compreniez, vous verriez dans la
lettre force compliments de toute nature pour moi.

-- Oh! très bien, dit le roi.

-- _Optimè_, fit Chicot.

-- Mais en quoi, reprit Henri, des compliments pour vous peuvent-ils nous
brouiller, madame? car enfin, tant que mon frère Henri vous fera des
compliments, je serai de l'avis de mon frère Henri; si l'on disait du mal
de vous dans cette lettre, ah! ce serait autre chose, madame, et je
comprendrais la politique de mon frère.

-- Ah! si l'on disait du mal de moi, vous comprendriez la politique de
Henri?

-- Oui, de Henri de Valois: il a pour nous brouiller des motifs que je
connais.

-- Attendez alors, sire, car ces compliments ne sont qu'un exorde
insinuant pour arriver à des insinuations calomnieuses contre vos amis et
les miens.

Et après ces mots audacieusement jetés, Marguerite attendit un démenti.

Chicot baissa le nez, Henri haussa les épaules.

-- Voyez, ma mie, dit-il, si, après tout, vous n'avez pas trop entendu le
latin, et si cette intention mauvaise est bien dans la lettre de mon
frère.

Si doucement et si onctueusement que Henri eût prononcé ces mots, la reine
de Navarre lui lança un regard plein de défiance.

-- Comprenez-moi jusqu'au bout, dit-elle, sire.

-- Je ne demande pas mieux, Dieu m'en est témoin, madame, répondit Henri.

-- Avez-vous besoin ou non de vos serviteurs, voyons?

-- Si j'en ai besoin, ma mie? La belle question! Que ferais je sans eux et
réduit à mes propres forces, mon Dieu!

-- Eh bien! sire, le roi veut détacher de vous vos meilleurs serviteurs.

-- Je l'en défie.

-- Bravo! sire, murmura Chicot.

-- Eh! sans doute, fit Henri avec cette étonnante bonhomie qui lui était
si particulière, que, jusqu'à la fin de sa vie, chacun s'y laissa prendre,
car mes serviteurs me sont attachés par le coeur et non par l'intérêt. Je
n'ai rien à leur donner, moi.

-- Vous leur donnez tout votre coeur, toute votre foi, sire, c'est le
meilleur retour d'un roi à ses amis.

-- Oui, ma mie, eh bien!

-- Eh bien, sire, n'ayez plus foi en eux.

-- Ventre saint-gris! je n'en manquerai que s'ils m'y forcent, c'est-à-
dire s'ils déméritent.

-- Bon, alors, fit Marguerite, on vous prouvera qu'ils déméritent, sire;
voilà tout.

-- Ah! ah! fit le roi; mais en quoi?

Chicot baissa de nouveau la tête, comme il faisait dans tous les moments
scabreux.

-- Je ne puis vous conter cela, sire, répondit Marguerite, sans
compromettre....

Et elle regarda autour d'elle.

Chicot comprit qu'il gênait et se recula.

-- Cher messager, lui dit le roi, veuillez m'attendre en mon cabinet: la
reine a quelque chose de particulier à me dire, quelque chose de très
utile pour mon service, à ce que je vois.

Marguerite resta immobile, à l'exception d'un léger signe de tête que
Chicot crut avoir saisi seul.

Voyant donc qu'il faisait plaisir aux deux époux en s'en allant, il se
leva et quitta la chambre, avec un seul salut à l'adresse de tous deux.




XLVIII

COMPOSITION EN VERSION.


Éloigner ce témoin que Marguerite supposait plus fort en latin qu'il ne
voulait l'avouer, était déjà un triomphe, ou du moins un gage de sécurité
pour elle; car, nous l'avons dit, Marguerite ne croyait pas Chicot si peu
lettré qu'il le voulait paraître, tandis qu'avec son mari tout seul, elle
pouvait donner à chaque mot latin plus d'extension ou de commentaires que
tous les scoliastes en _us_ n'en donnèrent jamais à Plaute ou à Perse, ces
deux énigmes en grands vers du monde latin.

Henri et sa femme eurent donc la satisfaction du tête à tête.

Le roi n'avait sur le visage aucune apparence d'inquiétude, ni aucun
soupçon de menace. Décidément le roi ne savait pas le latin.

-- Monsieur, dit Marguerite, j'attends que vous m'interrogiez.

-- Cette lettre vous préoccupe fort, ma mie, dit-il; ne vous alarmez donc
pas ainsi.

-- Sire, c'est que cette lettre est, ou devrait être un événement; un roi
n'envoie pas ainsi un messager à un autre roi, sans des raisons de la plus
haute importance.

-- Eh bien, alors, dit Henri, laissons là message et messager, ma mie;
n'avez-vous point quelque chose comme un bal ce soir?

-- En projet, oui, sire, dit Marguerite étonnée, mais il n'y a rien là
d'extraordinaire, vous savez que presque tous les soirs nous dansons.

-- Moi, j'ai une grande chasse pour demain, une grande chasse.

-- Ah!

-- Oui, une battue aux loups.

-- Chacun notre plaisir, sire: vous aimez la chasse, moi le bal, vous
chassez, moi je danse.

-- Oui, ma mie, dit Henri en soupirant, et en vérité, il n'y a pas de mal
à cela.

-- Certainement, mais Votre Majesté dit cela en soupirant.

-- Écoutez-moi, madame.

Marguerite devint tout oreilles.

-- J'ai des inquiétudes.

-- A quel sujet, sire?

-- Au sujet d'un bruit qui court.

-- D'un bruit? Votre Majesté s'inquiète d'un bruit?

-- Quoi de plus simple, ma mie, quand ce bruit peut vous causer de la
peine?

-- A moi?

-- Oui, à vous.

-- Sire, je ne vous comprends pas.

-- N'avez-vous rien ouï dire? fit Henri du même ton.

Marguerite se mit à trembler sérieusement que ce ne fût une façon
d'attaquer de son mari.

-- Je suis la femme du monde la moins curieuse, sire, dit-elle, et je
n'entends jamais que ce qu'on vient corner à mes oreilles. D'ailleurs,
j'estime si pauvrement ce que vous appelez ces bruits, que je les
entendrais à peine les écoutant; à plus forte raison me bouchant les
oreilles quand ils passent.

-- C'est votre avis, alors, madame, qu'il faut mépriser tous ces bruits?

-- Absolument, sire, et surtout nous autres rois.

-- Pourquoi nous surtout, madame?

-- Parce que nous autres rois, étant dans tous les discours, nous aurions
vraiment trop à faire, si nous nous préoccupions.

-- Eh bien, je crois que vous avez raison, ma mie, et je vais vous fournir
une excellente occasion d'appliquer votre philosophie.

Marguerite crut le moment décisif arrivé: elle rappela tout son courage,
et d'un ton assez ferme:

-- Soit, sire, de grand coeur, dit-elle.

Henri commença du ton d'un pénitent qui a quelque gros péché à avouer:

-- Vous connaissez le grand intérêt que je porte à ma fille Fosseuse?

-- Ah! ah! s'écria Marguerite, voyant qu'il ne s'agissait pas d'elle, et
prenant un air de triomphe. Oui, oui, à la petite Fosseuse, votre amie.

-- Oui, madame, répondit Henri, toujours du même ton, oui, à la petite
Fosseuse.

-- Ma dame d'honneur?

-- Votre dame d'honneur.

-- Votre folie, votre amour.

-- Ah! vous parlez là, ma mie, comme un de ces bruits que vous accusiez
tout à l'heure.

-- C'est vrai, sire, dit en souriant Marguerite, et je vous en demande
bien humblement pardon.

-- Ma mie, vous avez raison, bruit public ment souvent, et nous avons,
nous autres rois surtout, grand besoin d'établir ce théorème en axiome;
ventre saint-gris! madame, je crois que je parle grec.

Et Henri éclata de rire.

Marguerite lut une ironie dans ce rire si bruyant et surtout dans le
regard si fin qui l'accompagnait.

Un peu d'inquiétude la reprit.

-- Donc, Fosseuse? dit-elle.

-- Fosseuse est malade, ma mie; et les médecins ne comprennent rien à sa
maladie.

-- C'est étrange, sire. Fosseuse, d'après le dire de Votre Majesté, est
toujours restée sage. Fosseuse qui, à vous entendre, aurait résisté à un
roi, si un roi lui eût parlé d'amour; Fosseuse, cette fleur de pureté, ce
cristal limpide, doit laisser l'oeil de la science pénétrer jusqu'au fond
de ses joies et de ses douleurs!

-- Hélas! il n'en est point ainsi, dit tristement Henri.

-- Quoi! s'écria la reine avec cette impétueuse méchanceté que la femme la
plus supérieure ne manque jamais de lancer comme un dard sur une autre
femme; quoi, Fosseuse n'est pas une fleur de pureté?

-- Je ne dis pas cela, répondit sèchement Henri, Dieu me garde d'accuser
personne. Je dis que ma fille Fosseuse est atteinte d'un mal qu'elle
s'obstine à dissimuler aux médecins.

-- Soit aux médecins, mais envers vous, son confident, son père... cela me
paraît bien singulier.

-- Je n'en sais pas plus long, ma mie, répondit Henri en reprenant son
gracieux sourire, ou si j'en sais plus long, je juge à propos de m'arrêter
là.

-- Alors, sire, dit Marguerite, qui croyait deviner à la tournure de
l'entretien, qu'elle avait l'avantage et que c'était à elle d'accorder un
pardon quand elle croyait avoir au contraire à en solliciter un, alors,
sire, je ne sais plus ce que désire Votre Majesté et j'attends qu'elle
s'explique.

-- Eh bien, puisque vous attendez, ma mie, je vais tout vous conter.

Marguerite fit un mouvement indiquant qu'elle était prête à tout entendre.

-- Il faudrait... continua Henri, mais c'est beaucoup exiger de vous, ma
mie....

-- Dites toujours, sire.

-- Il faudrait que vous eussiez l'obligeance de vous transporter auprès de
ma fille Fosseuse.

-- Moi, rendre une visite à cette fille que l'on dit avoir l'honneur
d'être votre maîtresse, honneur que vous ne déclinez pas?

-- Allons, allons, doucement, ma mie, dit le roi. Sur ma parole, vous
feriez scandale avec ces exclamations, et je ne sais vraiment point si le
scandale que vous feriez ne réjouirait point la cour de France, car, dans
cette lettre du roi mon beau-frère que Chicot m'a récitée, il y avait:
_Quotidiè scandalum_, c'est-à-dire, pour un triste humaniste comme moi,
_quotidiennement scandale_.

Marguerite fit un mouvement.

-- On n'a pas besoin de savoir le latin pour cela, continua Henri, c'est
presque du français.

-- Mais sire, à qui s'appliqueraient ces paroles? demanda Marguerite.

-- Ah! voilà ce que je n'ai pu comprendre. Mais vous qui savez le latin,
vous m'aiderez quand nous en serons là, ma mie.

Marguerite rougit jusqu'aux oreilles, tandis que, la tête baissée, la main
en l'air, Henri avait l'air de chercher naïvement à quelle personne de sa
cour le _quotidiè scandalum_ pouvait s'appliquer.

-- C'est bien, monsieur, dit la reine, vous voulez, au nom de la concorde,
me pousser à une démarche humiliante; au nom de la concorde, j'obéirai.

-- Merci, ma mie, dit Henri, merci.

-- Mais cette visite, monsieur, quel sera son but?

-- Il est tout simple, madame.

-- Encore, faut-il qu'on me le dise, puisque je suis assez naïve pour ne
point le deviner.

-- Eh bien, vous trouverez Fosseuse au milieu des filles d'honneur,
couchant dans leur chambre. Ces sortes de femelles, vous le savez, sont si
curieuses et si indiscrètes, qu'on ne sait à quelle extrémité Fosseuse va
être réduite.

-- Mais elle craint donc quelque chose! s'écria Marguerite, avec un
redoublement de colère et de haine; elle veut donc se cacher!

-- Je ne sais, dit Henri. Ce que je sais, c'est qu'elle a besoin de
quitter la chambre des filles d'honneur.

-- Si elle veut se cacher, qu'elle ne compte pas sur moi. Je puis fermer
les yeux sur certaines choses, mais jamais je n'en serai complice.

Et Marguerite attendit l'effet de son ultimatum.

Mais Henri semblait n'avoir rien entendu; il avait laissé retomber sa tête
et avait repris cette attitude pensive qui avait frappé Marguerite un
instant auparavant.

-- _Margota_, murmura-t-il, _Margota cum Turennio_. Voilà ces deux noms
que je cherchais, madame. _Margota cum Turennio_.

Marguerite, cette fois, devint cramoisie.

-- Des calomnies! sire, s'écria-t-elle, allez-vous me répéter des
calomnies!

-- Quelles calomnies? fit Henri le plus naturellement du monde; est-ce que
vous comprenez là des calomnies, madame? C'est un passage de la lettre de
mon frère qui me revient: _Margota cum Turennio conveniunt in castello
nomme Loignac_. Décidément il faudra que je me fasse traduire cette lettre
par un clerc.

-- Voyons, cessons ce jeu, sire, reprit Marguerite toute frissonnante, et
dites-moi nettement ce que vous attendez de moi.

-- Eh bien, je désirerais, ma mie, que vous séparassiez Fosseuse d'avec
les filles, et que l'ayant mise dans une chambre seule, vous ne lui
envoyassiez qu'un seul médecin, un médecin discret, le vôtre par exemple.

-- Oh! je vois ce que c'est! s'écria la reine. Fosseuse qui prônait sa
vertu, Fosseuse qui étalait une menteuse virginité, Fosseuse est grosse et
prête d'accoucher.

-- Je ne dis pas cela, ma mie, fit Henri, je ne dis pas cela: c'est vous
qui l'affirmez.

-- C'est cela, monsieur, c'est cela! s'écria Marguerite; votre ton
insinuant, votre fausse humilité me le prouvent. Mais il est de ces
sacrifices, fût-on roi, qu'on ne demande point à sa femme. Défaites vous-
même les torts de mademoiselle de Fosseuse, sire; vous êtes son complice,
cela vous regarde: au coupable la peine, et non à l'innocent.

-- Au coupable, bon! voilà que vous me rappelez encore les termes de cette
affreuse lettre.

-- Et comment cela?

-- Oui, coupable se dit _nocens_, n'est-ce pas?

-- Oui, monsieur, _nocens_.

-- Eh bien! il y a dans la lettre: _Margota cum Turennio, ambo nocentes,
conveniunt in castello nomine Loignac_. Mon Dieu! que je regrette de ne
pas avoir l'esprit aussi orné que j'ai la mémoire sûre!

-- _Ambo nocentes_, répéta tout bas Marguerite, plus pâle que son col de
dentelles gauderonnées; il a compris, il a compris.

-- _Margota cum Turennio, ambo nocentes_. Que diable a voulu dire mon
frère par _ambo_? poursuivit impitoyablement Henri de Navarre. Ventre
saint-gris! ma mie, c'est bien étonnant que, sachant le latin comme vous
le savez, vous ne m'ayez point encore donné l'explication de cette phrase
qui me préoccupe.

-- Sire, j'ai eu l'honneur de vous dire déjà....

-- Eh! pardieu! interrompit le roi, voici justement _Turennius_ qui se
promène sous vos fenêtres et qui regarde en l'air, comme s'il vous
attendait, le pauvre garçon. Je vais lui faire signe de monter! il est
fort savant, lui, il me dira ce que je veux savoir.

-- Sire, sire! s'écria Marguerite en se soulevant sur son fauteuil et en
joignant les deux mains, sire, soyez plus grand que tous les brouillons et
tous les calomniateurs de France.

-- Eh! ma mie, on n'est pas plus indulgent en Navarre qu'en France, ce me
semble, et tout à l'heure, vous-même... étiez fort sévère à l'égard de
cette pauvre Fosseuse.

-- Sévère, moi! s'écria Marguerite.

-- Dame! j'en appelle à vos souvenirs; ici, cependant, nous devrions être
indulgents, madame; nous menons si douce vie, vous dans les bals que vous
aimez, moi dans les chasses que j'aime.

-- Oui, oui, sire, dit Marguerite, vous avez raison, soyons indulgents.

-- Oh! j'étais bien sûr de votre coeur, ma mie.

-- C'est que vous me connaissez, sire.

-- Oui. Vous allez donc voir Fosseuse, n'est-ce pas?

-- Oui, sire.

-- La séparer des autres filles?

-- Oui, sire.

-- Lui donner votre médecin à vous?

-- Oui, sire.

-- Et pas de garde. Les médecins sont discrets par état, les gardes sont
bavardes par habitude.

-- C'est vrai, sire.

-- Et si par malheur ce qu'on dit était vrai, et que réellement la pauvre
fille eût été faible et eût succombé....

Henri leva les yeux au ciel.

-- Ce qui est possible, continua-t-il. La femme est chose fragile, _res
fragilis mulier_, comme dit l'Évangile.

-- Eh bien! sire, je suis femme, et sais l'indulgence que je dois avoir
pour les autres femmes.

-- Ah! vous savez toutes choses, ma mie; vous êtes, en vérité, un modèle
de perfection et....

-- Et?

-- Et je vous baise les mains.

-- Mais croyez bien, sire, reprit Marguerite, que c'est pour l'amour de
vous seul que je fais un pareil sacrifice.

-- Oh! oh! dit Henri, je vous connais bien, madame, et mon frère de France
aussi, lui qui dit tant de bien de vous dans cette lettre, et qui ajoute:
_Fiat sanum exemplum statim, atque res certior eveniet_. Ce bon exemple,
sans doute, ma mie, c'est celui que vous donnez.

Et Henri baisa la main à moitié glacée de Marguerite.

-- Puis s'arrêtant sur le seuil de la porte:

-- Mille tendresses de ma part à Fosseuse, madame, dit-il; occupez-vous
d'elle comme vous m'avez promis de le faire, moi je pars pour la chasse;
peut-être ne vous reverrai-je qu'au retour, peut-être même jamais... ces
loups sont de mauvaises bêtes; venez, que je vous embrasse, ma mie.

Il embrassa presque affectueusement Marguerite, et sortit, la laissant
stupéfaite de tout ce qu'elle venait d'entendre.




XLIX

L'AMBASSADEUR D'ESPAGNE


Le roi rejoignit Chicot dans son cabinet.

Chicot était encore tout agité des craintes de l'explication.

-- Eh bien! Chicot, fit Henri.

-- Eh bien! sire, répondit Chicot.

-- Tu ne sais pas ce que la reine prétend?

-- Non.

-- Elle prétend que ton maudit latin va troubler tout notre ménage.

-- Eh! sire, s'écria Chicot, pour Dieu, oublions-le, ce latin, et tout
sera dit. Il n'en est pas d'un morceau de latin déclamé comme d'un morceau
de latin écrit, le vent emporte l'un, le feu ne peut pas quelquefois
réussir à dévorer l'autre.

-- Moi, dit Henri, je n'y pense plus, ou le diable m'emporte.

-- A la bonne heure!

-- J'ai bien autre chose à faire, ma foi, que de penser à cela.

-- Votre Majesté préfère se divertir, hein?

-- Oui, mon fils, dit Henri, assez mécontent du ton avec lequel Chicot
avait prononcé ce peu de paroles; oui, Ma Majesté aime mieux se divertir.

-- Pardon, mais je gêne peut-être Votre Majesté.

-- Eh! mon fils, reprit Henri en haussant les épaules, je t'ai déjà dit
que ce n'était pas ici comme au Louvre. Ici l'on fait au grand jour tout
amour, toute guerre, toute politique.

Le regard du roi était si doux, son sourire si caressant, que Chicot se
sentit tout enhardi.

-- Guerre et politique moins qu'amour, n'est-ce pas, sire? dit-il.

-- Ma foi, oui, mon cher ami, je l'avoue: ce pays est si beau, ces vins du
Languedoc si savoureux, ces femmes de Navarre si belles!

-- Eh! sire, reprit Chicot, vous oubliez la reine, ce me semble; les
Navarraises sont-elles plus belles et plus accortes qu'elle, par hasard?
En ce cas, j'en fais mon compliment aux Navarraises.

-- Ventre saint-gris! tu as raison, Chicot, et moi qui oubliais que tu es
ambassadeur, que tu représentes le roi Henri III, que le roi Henri III est
frère de madame Marguerite, et que par conséquent devant toi, par
convenance, je dois mettre madame Marguerite au-dessus de toutes les
femmes! Mais il faut excuser mon imprudence, Chicot; je ne suis point
habitué aux ambassadeurs, mon fils.

En ce moment, la porte du cabinet s'ouvrit, et d'Aubiac annonça d'une voix
haute:

-- M. l'ambassadeur d'Espagne.

Chicot fit sur son fauteuil un bond qui arracha un sourire au roi.

-- Ma foi, dit Henri, voilà un démenti auquel je ne m'attendais pas.
L'ambassadeur d'Espagne! Et que diable vient-il faire ici?

-- Oui, répéta Chicot, que diable vient-il faire ici?

-- Nous allons le savoir, dit Henri; peut-être notre voisin l'Espagnol a-
t-il quelque démêlé de frontière à discuter avec moi.

-- Je me retire, fit Chicot humblement. C'est sans doute un véritable
ambassadeur que vous envoie S.M. Philippe II, tandis que moi....

-- L'ambassadeur de France céder le terrain à l'Espagnol, et cela en
Navarre! Ventre saint-gris! cela ne sera point; ouvre ce cabinet de
livres, Chicot, et t'y installe.

-- Mais de là j'entendrai tout malgré moi, sire.

-- Eh! tu entendras, morbleu! que m'importe? je n'ai rien à cacher, moi. A
propos, vous n'avez plus rien à me dire de la part du roi votre maître,
monsieur l'ambassadeur?

-- Non, sire, plus rien absolument.

-- C'est cela, tu n'as plus qu'à voir et à entendre alors, comme font tous
les ambassadeurs de la terre; tu seras donc à merveille dans ce cabinet
pour faire ta charge. Vois de tous tes yeux et entends de toutes tes
oreilles, mon cher Chicot.

Puis il ajouta:

-- D'Aubiac, dis à mon capitaine des gardes d'introduire M. l'ambassadeur
d'Espagne.

Chicot, en entendant cet ordre, se hâta d'entrer dans le cabinet des
livres, dont il ferma soigneusement la tapisserie à personnages.

Un pas lent et compassé retentit sur le parquet sonore: c'était celui de
l'ambassadeur de S.M. Philippe II.

Lorsque les préliminaires consacrés aux détails d'étiquette furent achevés
et que Chicot eut pu se convaincre, du fond de sa cachette, que le
Béarnais s'entendait fort bien à donner audience:

-- Puis-je parler librement à Votre Majesté? demanda l'envoyé dans la
langue espagnole, que tout Gascon ou Béarnais peut comprendre comme celle
de son pays, à cause des analogies éternelles.

-- Vous pouvez parler, monsieur, répondit le Béarnais.

Chicot ouvrit deux larges oreilles. L'intérêt était grand pour lui.

-- Sire, dit l'ambassadeur, j'apporte la réponse de S.M. catholique.

-- Bon! fit Chicot, s'il apporte la réponse, c'est qu'il y a eu demande.

-- Touchant quel sujet? demanda Henri.

-- Touchant vos ouvertures du mois dernier, sire.

-- Ma foi, je suis très oublieux, dit Henri. Veuillez me rappeler quelles
étaient ces ouvertures, je vous prie, monsieur l'ambassadeur.

-- Mais à propos des envahissements des princes lorrains en France.

-- Oui, et particulièrement à propos de ceux de mon compère de Guise. Fort
bien! je me souviens maintenant; continuez, monsieur, continuez.

-- Sire, reprit l'Espagnol, le roi mon maître, bien que sollicité de
signer un traité d'alliance avec la Lorraine, a regardé une alliance avec
la Navarre comme plus loyale, et, tranchons le mot, comme plus
avantageuse.

-- Oui, tranchons le mot, dit Henri.

-- Je serai franc avec Votre Majesté, sire, car je connais les intentions
du roi mon maître à l'égard de Votre Majesté.

-- Et moi, puis-je les connaître?

-- Sire, le roi mon maître n'a rien à refuser à la Navarre.

Chicot colla son oreille à la tapisserie, tout en se mordant le bout du
doigt pour s'assurer qu'il ne dormait pas.

-- Si l'on n'a rien à me refuser, dit Henri, voyons ce que je puis
demander.

-- Tout ce qu'il plaira à Votre Majesté, sire.

-- Diable!

-- Qu'elle parle donc ouvertement et franchement.

-- Ventre saint-gris, tout, c'est embarrassant!

-- Sa Majesté le roi d'Espagne veut mettre son nouvel allié à l'aise; la
proposition que je vais faire à Votre Majesté en témoignera.

-- J'écoute, dit Henri.

-- Le roi de France traite la reine de Navarre en ennemie jurée; il la
répudie pour soeur, du moment où il la couvre d'opprobre, cela est
constant. Les injures du roi de France, et je demande pardon à Votre
Majesté d'aborder ce sujet si délicat....

-- Abordez, abordez.

-- Les injures du roi de France sont publiques; la notoriété les consacre.

Henri fit un mouvement de dénégation.

-- Il y a notoriété, continua l'Espagnol, puisque nous sommes instruits;
je me répète donc, sire: le roi de France répudie madame Marguerite pour
sa soeur, puisqu'il tend à la déshonorer en la faisant fouiller par un
capitaine de ses gardes.

-- Eh bien! monsieur l'ambassadeur, où voulez-vous en venir?

-- Rien de plus facile, en conséquence, à Votre Majesté, de répudier pour
femme celle que son frère répudie pour soeur.

Henri regarda vers la tapisserie derrière laquelle Chicot, l'oeil effaré,
attendait, tout palpitant, le résultat d'un si pompeux début.

-- La reine répudiée, continua l'ambassadeur, l'alliance entre le roi de
Navarre et le roi d'Espagne....

Henri salua.

-- Cette alliance, continua l'ambassadeur, est toute conclue, et voici
comment. Le roi d'Espagne donne l'infante sa fille au roi de Navarre, et
Sa Majesté elle-même épouse madame Catherine de Navarre, soeur de Votre
Majesté.

Un frisson d'orgueil parcourut tout le corps du Béarnais, un frisson
d'épouvante tout le corps de Chicot. L'un voyait surgir à l'horizon sa
fortune, radieuse comme le soleil levant, l'autre voyait descendre et
mourir le sceptre et la fortune des Valois.

L'Espagnol, impassible et glacé, ne voyait rien, lui, que les instructions
de son maître.

Il se fit, pendant un instant, un silence profond; puis, après cet
instant, le roi de Navarre reprit:

-- La proposition, monsieur, est magnifique, et me comble d'honneur.

-- Sa Majesté, se hâta de dire le négociateur orgueilleux qui comptait sur
une acceptation d'enthousiasme, Sa Majesté le roi d'Espagne ne se propose
de soumettre à Votre Majesté qu'une seule condition.

-- Ah! une condition, dit Henri, c'est trop juste; voyons la condition.

-- En aidant Votre Majesté contre les princes lorrains, c'est-à-dire en
ouvrant le chemin du trône à Votre Majesté, mon maître désirerait se
faciliter par votre alliance un moyen de garder les Flandres, auxquelles
monseigneur le duc d'Anjou mord, à cette heure, à pleines dents. Votre
Majesté comprend bien que c'est toute préférence donnée à elle par mon
maître, sur les princes lorrains, puisque MM. de Guise, ses alliés
naturels comme princes catholiques, font tout seuls un parti contre M. le
duc d'Anjou, en Flandre. Or, voici la condition, la seule; elle est
raisonnable et douce: Sa Majesté le roi d'Espagne s'alliera à vous par un
double mariage; il vous aidera à... -- l'ambassadeur chercha un instant le
mot propre, -- à succéder au roi de France, et vous lui garantirez les
Flandres. Je puis donc maintenant, connaissant la sagesse de Votre
Majesté, regarder ma négociation comme heureusement accomplie.

Un silence, plus profond encore que le premier, succéda à ces paroles,
afin, sans doute, de laisser arriver dans toute sa puissance la réponse
que l'ange exterminateur attendait pour frapper ça ou là, sur la France ou
sur l'Espagne.

Henri de Navarre fit trois ou quatre pas dans son cabinet.

-- Ainsi donc, monsieur, dit-il enfin, voilà la réponse que vous êtes
chargé de m'apporter.

-- Oui, sire.

-- Rien autre chose avec?

-- Rien autre chose.

-- Eh bien! dit Henri, je refuse l'offre de Sa Majesté le roi d'Espagne.

-- Vous refusez la main de l'infante! s'écria l'Espagnol, avec un
saisissement pareil à celui que cause la douleur d'une blessure à laquelle
on ne s'attend pas.

-- Honneur bien grand, monsieur, répondit Henri en relevant la tête, mais
que je ne puis croire au-dessus de l'honneur d'avoir épousé une fille de
France.

-- Oui, mais cette première alliance vous approchait du tombeau, sire; la
seconde vous approche du trône.

-- Précieuse, incomparable fortune, monsieur, je le sais, mais que je
n'achèterai jamais avec le sang et l'honneur de mes futurs sujets. Quoi!
monsieur je tirerais l'épée contre le roi de France, mon beau-frère, pour
l'Espagnol étranger; quoi! j'arrêterais l'étendard de France dans son
chemin de gloire, pour laisser les tours de Castille et les lions de Léon
achever l'oeuvre qu'il a commencée; quoi! je ferais tuer des frères par
des frères; j'amènerais l'étranger dans ma patrie! Monsieur, écoutez bien
ceci: j'ai demandé à mon voisin le roi d'Espagne des secours contre MM. de
Guise, qui sont des factieux avides de mon héritage, mais non contre le
duc d'Anjou, mon beau-frère, mais non contre le roi Henri III, mon ami;
mais non contre ma femme, soeur de mon roi. Vous secourrez les Guises,
dites-vous, vous leur prêterez votre appui. Faites; je lancerai sur eux et
sur vous tous les protestants d'Allemagne et ceux de France. Le roi
d'Espagne veut reconquérir les Flandres qui lui échappent; qu'il fasse ce
qu'a fait son père Charles-Quint: qu'il demande passage au roi de France
pour aller réclamer son titre de premier bourgeois de Gand, et le roi
Henri III, j'en suis garant, lui donnera un passage aussi loyal que l'a
fait le roi François Ier. Je veux le trône de France, dit Sa Majesté
catholique, c'est possible, mais je n'ai point besoin qu'il m'aide à le
conquérir; je le prendrai bien tout seul s'il est vacant, et cela malgré
toutes les majestés du monde. Ainsi donc, adieu, monsieur. Dites à mon
frère Philippe que je lui suis bien reconnaissant de ses offres. Mais je
lui en voudrais mortellement si, lui les faisant, il m'avait cru un seul
instant capable de les accepter.

Adieu, monsieur.

[Illustration: Vous savez que c'est de l'or, Sire. -- PAGE 86.]

L'ambassadeur demeurait stupéfait; il balbutia:

-- Prenez garde, sire, la bonne intelligence entre deux voisins dépend
d'une mauvaise parole.

-- Monsieur l'ambassadeur, reprit Henri, sachez bien ceci: Roi de Navarre
ou roi de rien, c'est tout un pour moi. Ma couronne est si légère, que je
ne la sentirais même pas tomber si elle me glissait du front; d'ailleurs,
à ce moment-là, j'aviserais de la retenir, soyez tranquille.

Adieu, encore une fois, monsieur, dites au roi votre maître que j'ai des
ambitions plus grandes que celles qu'il m'a fait entrevoir. Adieu.

Et le Béarnais, redevenant, non pas lui-même, mais l'homme que l'on
connaissait en lui, après s'être un instant laissé dominer par la chaleur
de son héroïsme, le Béarnais, souriant avec courtoisie, reconduisit
l'ambassadeur jusqu'au seuil de son cabinet.




L

LES PAUVRES DU ROI DE NAVARRE


Chicot était plongé dans une surprise si profonde, qu'il ne songea point,
Henri resté seul, à sortir de son cabinet.

Le Béarnais leva la tapisserie et alla lui frapper sur l'épaule.

-- Eh bien, maître Chicot, dit-il, comment trouvez-vous que je m'en sois
tiré?

-- A merveille, sire, répliqua Chicot encore étourdi. Mais, en vérité,
pour un roi qui ne reçoit pas souvent d'ambassadeurs, il paraît que, quand
vous les recevez, vous les recevez bons.

-- C'est pourtant mon frère Henri qui me vaut ces ambassadeurs-là.

-- Comment cela, sire?

-- Oui, s'il ne persécutait pas incessamment sa pauvre soeur, les autres
ne songeraient pas à la persécuter. Crois-tu que si le roi d'Espagne
n'avait pas su l'injure publique faite à la reine de Navarre, quand un
capitaine des gardes a fouillé sa litière, crois-tu qu'on viendrait me
proposer de la répudier?

-- Je vois avec bonheur, sire, répondit Chicot, que tout ce que l'on
tentera sera inutile, et que rien ne pourra rompre la bonne harmonie qui
existe entre vous et la reine.

-- Eh! mon ami, l'intérêt qu'on a à nous brouiller est clair....

-- Je vous avoue, sire, que je ne suis pas si pénétrant que vous le
croyez.

-- Sans doute, tout ce que désire mon frère Henri, c'est que je répudie sa
soeur.

-- Comment cela? Expliquez-moi la chose, je vous prie. Peste! je ne
croyais pas venir à si bonne école.

-- Tu sais qu'on a oublié de me payer la dot de ma femme, Chicot.

-- Non, je ne le savais pas, sire; seulement je m'en doutais.

-- Que cette dot se composait de trois cent mille écus d'or.

-- Joli denier.

-- Et de plusieurs villes de sûreté, et, entre ces villes, celle de
Cahors.

-- Jolie ville, mordieu!

-- J'ai réclamé, non pas mes trois cent mille écus d'or, tout pauvre que
je suis, je me prétends plus riche que le roi de France, mais Cahors.

-- Ah! vous avez réclamé Cahors, sire. Ventre de biche! vous avez bien
fait, et à votre place, j'eusse fait comme vous.

-- Et voilà pourquoi, dit le Béarnais avec son fin sourire, voilà
pourquoi... Comprends-tu maintenant?

-- Non, le diable m'emporte!

-- Voilà pourquoi on me voudrait brouiller avec ma femme au point que je
la répudiasse. Plus de femme, tu entends, Chicot, plus de dot, par
conséquent plus de trois cent mille écus, plus de villes, et surtout plus
de Cahors. C'est une façon comme une autre d'éluder sa parole, et mon
frère de Valois est fort adroit à ces sortes de pièges.

-- Vous aimeriez cependant fort à tenir cette place, n'est-ce pas, sire?
dit Chicot.

-- Sans doute; car enfin, qu'est-ce que ma royauté de Béarn? une pauvre
petite principauté que l'avarice de mon beau-frère et de ma belle-mère ont
tellement rognée, que le titre de roi qui y est attaché est devenu un
titre ridicule.

-- Oui, tandis que Cahors ajoute à cette principauté....

-- Cahors serait mon boulevard, la sauvegarde de ceux de ma religion.

-- Eh bien, mon cher sire, faites votre deuil de Cahors, car que vous
soyez brouillé ou non avec madame Marguerite, le roi de France ne vous la
remettra jamais, et à moins que vous ne la preniez....

-- Oh! s'écria Henri, je la prendrais bien, si elle n'était si forte, et
surtout si je ne haïssais la guerre.

-- Cahors est imprenable, sire, dit Chicot.

Henri arma son visage d'une impénétrable naïveté.

-- Oh! imprenable, imprenable, dit-il; si aussi bien j'avais une armée...
que je n'ai pas.

-- Écoutez, sire, dit Chicot, nous ne sommes pas ici pour nous dire des
douceurs. Entre Gascons, vous savez, on va franchement. Pour prendre
Cahors, où est M. de Vezin, il faudrait être un Annibal ou un César, et
Votre Majesté....

-- Eh bien! Ma Majesté?... demanda Henri avec son narquois sourire.

-- Votre Majesté l'a dit, elle n'aime pas la guerre.

Henri soupira; un trait de flamme illumina son oeil plein de mélancolie;
mais, comprimant aussitôt ce mouvement involontaire, il lissa de sa main
noircie par le hâle sa barbe brune, en disant:

-- Jamais je n'ai tiré l'épée, c'est vrai; jamais je ne la tirerai: je
suis un roi de paille et un homme de paix; cependant, Chicot, par un
contraste singulier, j'aime à m'entretenir de choses de guerre: c'est de
mon sang cela. Saint Louis, mon ancêtre, avait ce bonheur, qu'étant pieux
d'éducation et doux de nature, il devenait à l'occasion un rude jouteur de
lance, une vaillante épée. Causons, si tu veux, Chicot, de M. de Vezin,
qui est un César et un Annibal, lui.

-- Sire, pardonnez-moi, dit Chicot, si j'ai pu non-seulement vous blesser,
mais encore vous inquiéter. Je ne vous ai parlé de M. de Vezin que pour
éteindre tout vestige de flamme folle que la jeunesse et l'ignorance des
affaires eussent pu faire naître dans votre coeur. Cahors, voyez-vous, est
si bien défendue et si bien gardée, parce que c'est la clef du Midi.

-- Hélas! dit Henri en soupirant plus fort, je le sais bien!

-- C'est, poursuivit Chicot, la richesse territoriale unie à la sécurité
de l'habitation. Avoir Cahors, c'est posséder greniers, celliers, coffres-
forts, granges, logements et relations; posséder Cahors, c'est avoir tout
pour soi; ne point posséder Cahors, c'est avoir tout contre soi.

-- Eh! ventre saint-gris! murmura le roi de Navarre, voilà pourquoi
j'avais si grande envie de posséder Cahors, que j'ai dit à ma pauvre mère
d'en faire une des conditions _sine quâ non_ de mon mariage. Tiens! voilà
que je parle latin à présent. Cahors était donc l'apanage de ma femme: on
me l'avait promis, on me le devait.

-- Sire, devoir et payer... fit Chicot.

-- Tu as raison, devoir et payer sont deux choses bien différentes, mon
ami, de sorte que ton opinion, à toi, est que l'on ne me paiera point.

-- J'en ai peur.

-- Diable! fit Henri.

-- Et franchement... continua Chicot.

-- Eh bien!

-- Franchement, on aura raison, sire.

-- On aura raison? pourquoi cela, mon ami?

-- Parce que vous n'avez pas su faire votre métier de roi, épouseur d'une
fille de France, parce que vous n'avez pas su vous faire payer votre dot
d'abord et remettre vos villes ensuite.

-- Malheureux! dit Henri en souriant avec amertume, tu ne te souviens donc
pas du toscin de Saint-Germain-l'Auxerrois? Il me semble qu'un marié que
l'on veut égorger la nuit même de ses noces ne songe pas tant à sa dot
qu'à sa vie.

-- Bon! fit Chicot; mais depuis?

-- Depuis? demanda Henri.

-- Oui; nous avons eu la paix, ce me semble. Eh bien! il fallait profiter
de cette paix pour instrumenter; il fallait, excusez-moi, sire, il
fallait, au lieu de faire l'amour, négocier. C'est moins amusant, je le
sais bien, mais plus profitable. Je vous dis cela, en vérité, sire, autant
pour le roi mon maître que pour vous. Si Henri de France avait dans Henri
de Navarre un allié fort, Henri de France serait plus fort que tout le
monde, et, en supposant que catholiques et protestants pussent se réunir
dans un même intérêt politique, quitte à débattre leurs intérêts religieux
après; catholiques et protestants, c'est-à-dire les deux Henri, feraient à
eux deux trembler le genre humain.

-- Oh! moi, dit Henri avec humilité, je n'aspire à faire trembler
personne, et pourvu que je ne tremble pas moi-même... Mais tiens, Chicot,
ne parlons plus de ces choses qui me troublent l'esprit. Je n'ai pas
Cahors, eh bien! je m'en passerai.

-- C'est dur, mon roi!

-- Que veux-tu! puisque tu penses toi-même que jamais Henri ne me rendra
cette ville.

-- Je le pense, sire, j'en suis sûr, et cela pour trois raisons.

-- Dis-les-moi, Chicot.

-- Volontiers. La première, c'est que Cahors est une ville de bon produit;
que le roi de France aimera mieux se la réserver que de la donner à qui
que ce soit.

-- Ce n'est pas tout à fait honnête cela, Chicot.

-- C'est royal, sire.

-- Ah! c'est royal de prendre ce qui plaît?

-- Oui, cela s'appelle se faire la part du lion, et le lion est le roi des
animaux.

-- Je me souviendrai de ce que tu me dis là, mon bon Chicot, si jamais je
me fais roi. Ta seconde raison, mon fils?

-- La voici: madame Catherine....

-- Elle se mêle donc toujours de politique, ma bonne mère Catherine?
interrompit Henri.

-- Toujours; madame Catherine aimerait mieux voir sa fille à Paris qu'à
Nérac, près d'elle que près de vous.

-- Tu crois? Elle n'aime cependant pas sa fille d'une folle manière,
madame Catherine.

-- Non; mais madame Marguerite vous sert d'otage, sire.

-- Tu es confit en finesse, Chicot. Le diable m'emporte, si j'eusse jamais
songé à cela; mais enfin tu peux avoir raison; oui, oui, une fille de
France, au besoin, est un otage. Eh bien?

-- Eh bien! sire, en diminuant les ressources on diminue le plaisir du
séjour. Nérac est une ville fort agréable, qui possède un parc charmant et
des allées comme il n'en existe nulle part; mais madame Marguerite, privée
de ressources, s'ennuiera à Nérac, et regrettera le Louvre.

-- J'aime mieux ta première raison, Chicot, dit Henri en secouant la tête.

-- Alors je vais vous dire la troisième.

Entre le duc d'Anjou qui cherche à se faire un trône et qui remue la
Flandre, entre messieurs de Guise qui voudraient se forger une couronne et
qui remuent la France; entre Sa Majesté le roi d'Espagne, qui voudrait
tâter de la monarchie universelle et qui remue le monde, vous, prince de
Navarre, vous faites la balance et maintenez un certain équilibre.

-- En vérité! moi, sans poids.

-- Justement. Voyez plutôt la république suisse. Devenez puissant, c'est-
à-dire pesant, et vous emporterez le plateau. Vous ne serez plus un
contrepoids, vous serez un poids.

-- Oh! j'aime beaucoup cette raison-là, Chicot, et elle est parfaitement
bien déduite. Tu es véritablement clerc, Chicot.

-- Ma foi, sire, je suis ce que je puis, dit Chicot, flatté, quoi qu'il en
eût, du compliment, et se laissant aller à cette bonhomie royale à
laquelle il n'était point accoutumé.

[Illustration: Il trouva un officier du palais, dormant sur une chaise. --
PAGE 93.]

-- Voilà donc l'explication de ma situation? dit Henri.

-- Complète, sire.

-- Et moi qui ne voyais rien de tout cela, Chicot, moi qui espérais
toujours, comprends-tu?

-- Eh bien, sire, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de cesser
d'espérer, au contraire!

-- Je vais donc faire, Chicot, pour cette créance du roi de France, ce que
je fais pour ceux de mes métayers qui ne peuvent me solder le fermage; je
mets un P à côté de leur nom.

-- Ce qui veut dire payé.

-- Justement.

-- Mettez deux P, sire, et poussez un soupir.

Henri soupira.

-- Ainsi ferai-je, Chicot, dit-il. Au reste, mon ami, tu vois qu'on peut
vivre en Béarn et que je n'ai pas absolument besoin de Cahors.

-- Je vois cela, et, comme je m'en doutais, vous êtes un prince sage, un
roi philosophe... Mais quel est ce bruit?

-- Du bruit? où cela?

-- Mais dans la cour, ce me semble.

-- Regarde par la fenêtre, mon ami, regarde.

Chicot s'approcha de la croisée.

-- Sire, dit-il, il y a en bas une douzaine de gens assez mal accoutrés.

-- Ah! ce sont mes pauvres, fit le roi de Navarre en se levant.

-- Votre Majesté a ses pauvres?

-- Sans doute, Dieu ne recommande-t-il point la charité? Pour n'être point
catholique, Chicot, je n'en suis pas moins chrétien.

-- Bravo! sire.

-- Viens, Chicot, descendons; nous ferons ensemble l'aumône, puis nous
remonterons souper.

-- Sire, je vous suis.

-- Prends cette bourse qui est sur la tablette, près de mon épée, vois-tu?

-- Je la tiens, sire....

-- A merveille.

Ils descendirent donc: la nuit était venue. Le roi, tout en marchant,
paraissait soucieux, préoccupé.

Chicot le regardait et s'attristait de cette préoccupation.

-- Où diable ai-je eu l'idée, se disait-il à lui-même, d'aller porter
politique à ce brave prince? Je lui ai mis la mort au coeur, en vérité!
Absurde bélître que je suis, va!

Une fois descendu dans la cour, Henri de Navarre s'approcha du groupe de
mendiants qui avait été signalé par Chicot.

C'était, en effet, une douzaine d'hommes de stature, de physionomie et de
costumes différents; des gens qu'un inhabile observateur eût remarqués à
leur voix, à leur pas, à leurs gestes, pour des bohémiens, des étrangers,
des passants insolites, et qu'un observateur eût reconnus, lui, pour des
gentilshommes déguisés.

Henri prit la bourse des mains de Chicot et fit un signe.

Tous les mendiants parurent comprendre parfaitement ce signe.

Ils vinrent alors le saluer, chacun à son tour, avec un air d'humilité qui
n'excluait point un regard plein d'intelligence et d'audace, adressé au
roi lui seul, comme pour lui dire:

-- Sous l'enveloppe le coeur brûle.

Henri répondit par un signe de tête, puis introduisant l'index et le pouce
dans la bourse que Chicot tenait ouverte, il y prit une pièce.

-- Eh! fit Chicot, vous savez que c'est de l'or, sire?

-- Oui, mon ami, je le sais.

-- Peste! vous êtes riche.

-- Ne vois-tu pas, mon ami, dit Henri avec un sourire, que toutes ces
pièces d'or me servent à deux aumônes? Je suis pauvre, au contraire,
Chicot, et je suis forcé de couper mes pistoles en deux pour faire vie qui
dure.

-- C'est vrai, dit Chicot avec une surprise croissante, les pièces sont
des moitiés de pièces coupées avec des dessins capricieux.

-- Oh! je suis comme mon frère de France, qui s'amuse à découper des
images: j'ai mes tics. Je m'amuse, dans mes moments perdus, moi, à rogner
mes ducats. Un Béarnais pauvre et honnête est industrieux comme un juif.

-- C'est égal, sire, dit Chicot en secouant la tête, car il devinait
quelque nouveau mystère caché là-dessous; c'est égal, voilà une singulière
façon de faire l'aumône.

-- Tu ferais autrement, toi?

-- Oui, ma foi, au lieu de prendre la peine de séparer chaque pièce, je la
donnerais entière en disant: Voilà pour deux!

-- Ils se battraient, mon cher, et je ferais du scandale en voulant faire
du bien.

-- Enfin! murmura Chicot, résumant par ce mot, qui est la quintessence de
toutes les philosophies, son opposition aux idées bizarres du roi.

Henri prit donc une demi-pièce d'or dans la bourse, et, se plaçant devant
le premier des mendiants avec cette mine calme et douce qui composait son
maintien habituel, il regarda cet homme sans parler, mais non sans
l'interroger du regard.

-- Agen, dit celui-ci en s'inclinant.

-- Combien? demanda le roi.

-- Cinq cents.

-- Cahors. Et il lui remit la pièce et en prit une autre dans la bourse.

Le mendiant salua plus bas encore que la première fois, et s'éloigna.

Il fut suivi d'un autre qui salua avec humilité.

-- Auch, dit-il en saluant.

-- Combien?

-- Trois cent cinquante.

-- Cahors. Et il lui remit la seconde pièce, et en prit une autre dans la
bourse.

Le second disparut comme le premier. Un troisième s'approcha et salua.

-- Narbonne, dit-il.

-- Combien?

-- Huit cents.

-- Cahors. Et il lui remit la troisième pièce et en prit une autre dans la
bourse.

-- Montauban, dit un quatrième.

-- Combien?

-- Six cents.

-- Cahors.

Tous enfin, s'approchant et en saluant, prononcèrent un nom, reçurent
l'étrange aumône, et accusèrent un chiffre dont le total monta à huit
mille.

A chacun d'eux Henri répondit: Cahors, sans qu'une seule fois
l'accentuation de sa voix variât dans la prononciation du mot.

La distribution faite, il ne se trouva plus de demi-pièces dans la bourse,
plus de mendiants dans la cour.

-- Voilà, dit Henri.

-- C'est tout, sire?

-- Oui, j'ai fini.

Chicot tira le roi par la manche.

-- Sire? dit-il.

-- Eh bien!

-- M'est-il permis d'être curieux?

-- Pourquoi pas? La curiosité est chose naturelle.

-- Que vous disaient ces mendiants? et que diable leur répondiez-vous?

Henri sourit.

-- C'est qu'en vérité, tout est mystère ici.

-- Tu trouves?

-- Oui; je n'ai jamais vu faire l'aumône de cette façon.

-- C'est l'habitude à Nérac, mon cher Chicot. Tu sais le proverbe: Chaque
ville a son usage.

-- Singulier usage, sire.

-- Non, le diable m'emporte! et rien n'est plus simple; tous ces gens que
tu vois courent le pays pour recevoir des aumônes; mais ils sont tous
d'une ville différente.

-- Après, sire?

-- Eh bien! pour que je ne donne pas toujours au même, ils me disent le
nom de leur ville; de cette façon, tu comprends, mon cher Chicot, je puis
répartir également mes bienfaits et je suis utile à tous les malheureux de
toutes les villes de mon État.

-- Voilà qui est bien, sire, quant au nom de la ville qu'ils vous disent;
mais pourquoi à tous répondez-vous Cahors?

-- Ah! répliqua Henri avec un air de surprise parfaitement joué; je leur
ai répondu: Cahors?

-- Parbleu!

-- Tu crois?

-- J'en suis sûr.

-- C'est que, vois tu, depuis que nous avons parlé de Cahors j'ai toujours
ce mot à la bouche. Il en est de cela comme de toutes les choses qu'on ne
peut avoir et qu'on désire ardemment: on y songe, et on les nomme en y
songeant.

-- Hum! fit Chicot en regardant avec défiance du côté par où les mendiants
avaient disparu; c'est beaucoup moins clair que je ne le voudrais, sire;
il y a encore, outre cela....

-- Comment! il y a encore quelque chose?

-- Il y a ce chiffre que chacun prononçait, et qui, additionné, fait un
total de plus de huit mille.

-- Ah! quant à ce chiffre, Chicot, je suis comme toi, je n'ai pas compris,
à moins que, comme les mendiants sont, ainsi que tu le sais, divisés par
corporations, à moins qu'ils n'aient accusé le chiffre des membres de
chacune de ces corporations, ce qui me paraît probable.

-- Sire! sire!

-- Viens souper, mon ami; rien n'ouvre l'esprit, à mon avis, comme de
manger et de boire. Nous chercherons à table, et tu verras que si mes
pistoles sont rognées, mes bouteilles sont pleines.

Le roi siffla un page et demanda son souper.

Puis, passant familièrement son bras sous celui de Chicot, il remonta dans
son cabinet, où le souper était servi.

En passant devant l'appartement de la reine, il jeta les yeux sur les
fenêtres et ne vit pas de lumière.

-- Page, dit-il, Sa Majesté la reine n'est-elle point au logis?

-- Sa Majesté, répondit le page, est allée voir mademoiselle de
Montmorency, que l'on dit fort malade.

-- Ah! pauvre Fosseuse, dit Henri; c'est vrai, la reine est un bon coeur.
Viens souper, Chicot, viens.




LI

LA VRAIE MAITRESSE DU ROI DE NAVARRE


Le repas fut des plus joyeux. Henri semblait n'avoir plus rien dans la
pensée ni sur le coeur, et quand il était dans ces dispositions d'esprit,
c'était un excellent convive que le Béarnais.

[Illustration: Encore! pensa Chicot. -- PAGE 94.]

Quant à Chicot, il dissimulait de son mieux ce commencement d'inquiétude
qui l'avait pris à l'apparition de l'ambassadeur d'Espagne, qui l'avait
suivi dans la cour, qui s'était augmenté à la distribution de l'or aux
mendiants, et qui ne l'avait pas quitté depuis.

Henri avait voulu que son compère Chicot soupât seul à seul avec lui; à la
cour du roi Henri, il s'était toujours senti un grand faible pour Chicot,
un de ces faibles comme en ont les gens d'esprit pour les gens d'esprit;
et Chicot, de son côté, sauf les ambassades d'Espagne, les mendiants à mot
d'ordre et les pièces d'or rognées, Chicot avait une grande sympathie pour
le roi de Navarre.

Chicot voyant le roi changer de vin et se comporter de tout point en bon
convive, Chicot résolut de se ménager un peu, lui, de façon à ne rien
laisser passer de ce que la liberté du repas et la chaleur des vins
inspiraient de saillies au Béarnais.

Henri but sec, et il avait une façon d'entraîner ses convives qui ne
permettait guère à Chicot de rester en arrière de plus d'un verre de vin
sur trois.

-- Mais c'était, on le sait, une tête de fer que la tête de mons Chicot.

Quant à Henri de Navarre, tous ces vins étaient vins de pays, disait-il,
et il les buvait comme petit-lait.

Tout cela était assaisonné de force compliments qu'échangeaient entre eux
les deux convives.

-- Que je vous porte envie, dit Chicot au roi, et que votre cour est
aimable et votre existence fleurie, sire; que de bons visages je vois dans
cette bonne maison et que de richesses dans ce beau pays de Gascogne!

-- Si ma femme était ici, mon cher Chicot, je ne te dirais point ce que je
vais te dire; mais en son absence, je puis t'avouer que la plus belle
partie de ma vie est celle que tu ne vois pas.

-- Ah! sire, on en dit, en effet, de belles sur Votre Majesté.

Henri se renversa dans son fauteuil et se caressa la barbe en riant.

-- Oui, oui, n'est-ce pas? dit-il; on prétend que je règne beaucoup plus
sur mes sujettes que sur mes sujets.

-- C'est la vérité, sire, et pourtant cela m'étonne.

-- En quoi, mon compère?

-- En ce que, sire, vous avez beaucoup de cet esprit remuant qui fait les
grands rois.

-- Ah! Chicot, tu te trompes, dit Henri; je suis encore plus paresseux que
remuant, et la preuve en est toute ma vie. Si j'ai un amour à prendre,
c'est toujours le plus rapproché de moi; si c'est du vin que je choisis,
c'est toujours du vin de la bouteille la plus proche. A ta santé, Chicot!

-- Sire, vous me faites honneur, répondit Chicot, en vidant son verre
jusqu'à la dernière goutte; car le roi le regardait de cet oeil fin qui
semblait pénétrer au plus profond de la pensée.

-- Aussi, continua le roi en levant les yeux au ciel, que de querelles
dans mon ménage, compère!

-- Oui, je comprends: toutes les filles d'honneur de la reine vous
adorent, sire!

-- Elles sont mes voisines, Chicot.

-- Eh! eh! sire, il résulte de cet axiome que si vous habitiez Saint-
Denis, au lieu d'habiter Nérac, le roi pourrait bien ne pas vivre aussi
tranquille qu'il le fait.

Henri s'assombrit.

-- Le roi! que me dites-vous là, Chicot? reprit Henri de Navarre, le roi!
est-ce que vous vous figurez que je suis un Guise, moi? Je désire Cahors,
c'est vrai, mais parce que Cahors est à ma porte: toujours mon système,
Chicot. J'ai de l'ambition, mais assis; une fois levé, je ne me sens plus
désireux de rien.

-- Ventre de biche! sire, répondit Chicot, cette ambition des choses à la
portée de la main ressemble fort à celle de César Borgia, qui cueillait un
royaume ville à ville, disant que l'Italie était un artichaut qu'il
fallait manger feuille à feuille.

-- Ce César Borgia n'était pas un si mauvais politique, ce me semble,
compère, dit Henri.

-- Non, mais c'était un fort dangereux voisin et un fort méchant frère.

-- Ah ça! mais me compareriez-vous à un fils de pape, moi chef des
huguenots? Un instant, monsieur l'ambassadeur.

-- Sire, je ne vous compare à personne.

-- Pour quelle raison?

-- Par la raison que je crois qu'il se trompera, celui qui vous comparera
à un autre qu'à vous-même. Vous êtes ambitieux, sire.

-- Quelle bizarrerie! fit le Béarnais; voilà un homme qui, à toute force,
veut me forcer de désirer quelque chose.

-- Dieu m'en garde, sire; tout au contraire, je désire de tout mon coeur
que Votre Majesté ne désire rien.

-- Tenez, Chicot, dit le roi, rien ne vous rappelle à Paris? n'est-ce pas?

-- Rien, sire.

-- Vous allez donc passer quelques jours avec moi.

-- Si votre Majesté me fait l'honneur de souhaiter ma compagnie, je ne
demande pas mieux que de lui donner huit jours.

-- Huit jours: eh bien, soit, compère: dans huit jours vous me connaîtrez
comme un frère. Buvons, Chicot.

-- Sire, je n'ai plus soif, dit Chicot, qui commençait à renoncer à la
prétention qu'il avait eue d'abord de griser le roi.

-- Alors, je vous quitte, compère, dit Henri; un homme ne doit plus rester
à table quand il n'y fait rien. Buvons, vous dis-je.

-- Pourquoi faire?

-- Pour mieux dormir. Ce petit vin du pays donne un sommeil plein de
douceur. Aimez-vous la chasse, Chicot?

-- Pas beaucoup, sire; et vous?

-- J'en suis passionné, moi, depuis mon séjour à la cour du roi Charles
IX.

-- Pourquoi Votre Majesté me fait-elle l'honneur de s'informer si j'aime
la chasse? demanda Chicot.

-- Parce que je chasse demain, et compte vous emmener avec moi.

-- Sire, ce sera beaucoup d'honneur, mais....

-- Oh! compère, soyez tranquille, cette chasse est faite pour réjouir les
yeux et le coeur de tout homme d'épée. Je suis bon chasseur, Chicot, et je
tiens à ce que vous me voyiez dans mes avantages, que diable! Vous voulez
me connaître, dites-vous?

-- Ventre de biche, sire, c'est un de mes plus grands désirs, je l'avoue.

-- Eh bien! c'est un côté sous lequel vous ne m'avez pas encore étudié.

-- Sire, je ferai tout ce qu'il plaira au roi.

-- Bon! c'est chose convenue! Ah! voici un page; on nous dérange.

-- Quelque affaire importante, sire.

-- Une affaire! à moi! lorsque je suis à table! Il est étonnant, ce cher
Chicot, pour se croire toujours à la cour de France. Chicot, mon ami,
sache une chose, c'est qu'à Nérac....

-- Eh bien! sire?

-- Quand on a bien soupé, l'on se couche.

-- Mais ce page?

-- Eh bien! mais ce page ne peut-il annoncer autre chose que des affaires?

-- Ah! je comprends, sire, et je vais me coucher.

Chicot se leva, le roi en fit autant, et prit le bras de son hôte.

Cette hâte à le renvoyer parut suspecte à Chicot, à qui toute chose
d'ailleurs, depuis l'annonce de l'ambassadeur d'Espagne, commençait à
paraître suspecte. Il résolut donc de ne sortir du cabinet que le plus
tard qu'il pourrait.

-- Oh! oh! fit-il en chancelant, c'est étonnant, sire.

Le Béarnais sourit.

-- Qu'y a-t-il d'étonnant, compère?

-- Ventre de biche! la tête me tourne. Tant que j'étais assis, cela allait
à merveille; mais, à cette heure que je suis levé, brrr.

-- Bah! dit Henri, nous n'avons fait que goûter le vin.

-- Bon! goûter, sire. Vous appelez cela goûter. Bravo, sire. Ah! vous êtes
un rude buveur, et je vous rends hommage, comme à mon seigneur suzerain!
Bon! vous appelez cela goûter, vous?

-- Chicot, mon ami, dit le Béarnais, essayant de s'assurer, par un de ces
regards subtils qui n'appartenaient qu'à lui, si Chicot était
véritablement ivre, ou faisait semblant de l'être, Chicot, mon ami, je
crois que ce que tu as de mieux à faire maintenant, c'est de t'aller
coucher.

-- Oui, sire, bonsoir, sire.

-- Bonsoir, Chicot, et à demain.

-- Oui, sire, à demain, et Votre Majesté a raison, ce que Chicot a de
mieux à faire, c'est de se coucher. Bonsoir, sire.

Et Chicot se coucha sur le plancher.

En voyant cette résolution de son convive, Henri jeta un regard vers la
porte.

Si rapide qu'eut été ce regard, Chicot le saisit, au passage.

Henri s'approcha de Chicot.

-- Tu es tellement ivre, mon pauvre Chicot, que tu ne t'aperçois pas d'une
chose.

-- Laquelle?

-- C'est que tu prends les nattes de mon cabinet pour ton lit.

-- Chicot est un homme de guerre. Chicot ne regarde pas à si peu.

-- Alors tu ne t'aperçois pas de deux choses?

-- Ah! ah!... Et quelle est la seconde?

-- C'est que j'attends quelqu'un.

-- Pour souper? soit! soupons.

Et Chicot fit un effort infructueux pour se soulever.

-- Ventre saint-gris! s'écria Henri, comme tu as l'ivresse subite,
compère! Va-t'en, mordieu! tu vois bien qu'elle s'impatiente.

-- Elle! fit Chicot, qui, elle?

-- Eh! mordieu, la femme que j'attends, et qui fait faction à la porte,
là....

-- Une femme! Eh! que ne disais-tu cela, Henriquet... Ah! pardon, fit
Chicot, je croyais... je croyais parler au roi de France. Il m'a gâté,
voyez-vous, ce bon Henriquet. Que ne disiez-vous cela, sire? Je m'en vais.

-- A la bonne heure, tu es un vrai gentilhomme, Chicot. Là, bien, lève-toi
et va-t'en, car j'ai une bonne nuit à passer, entends-tu? toute une nuit.

Chicot se leva et gagna la porte en trébuchant.

-- Adieu, sire, et bonne nuit... bonne nuit.

-- Adieu, cher ami, adieu, dors bien.

-- Et vous, sire....

-- Chuuut!

-- Oui, oui, chuuut!

Et il ouvrit la porte.

-- Tu vas trouver le page dans la galerie, et il t'indiquera ta chambre.
Va.

-- Merci, sire.

Et Chicot sortit, après avoir salué aussi bas que peut le faire un homme
ivre.

Mais, aussitôt la porte refermée derrière lui, toute trace d'ivresse
disparut; il fit trois pas en avant et, revenant tout à coup, il colla son
oeil à la large serrure.

Henri était déjà occupé d'ouvrir la porte à l'inconnue que Chicot, curieux
comme un ambassadeur, voulait connaître à toute force.

Au lieu d'une femme, ce fut un homme qui entra.

Et lorsque cet homme eut ôté son chapeau, Chicot reconnut la noble et
sévère figure de Duplessis-Mornay, le conseiller rigide et vigilant de
Henri de Navarre.

-- Ah! diable! fit Chicot, voilà qui va surprendre notre amoureux et le
gêner, certes, plus que je ne le gênais moi-même.

Mais le visage de Henri, à cette apparition, n'exprima que la joie; il
serra les mains du nouveau venu, repoussa la table avec dédain et fit
asseoir Mornay auprès de lui avec toute l'ardeur qu'eut mise un amant à
s'approcher de sa maîtresse.

Il semblait avide d'entendre les premiers mots qu'allait prononcer le
conseiller; mais tout à coup, et avant que Mornay eût parlé, il se leva et
lui faisant signe d'attendre, il alla à la porte et poussa les verrous
avec une circonspection qui donna beaucoup à penser à Chicot.

Puis il attacha son regard ardent sur des cartes, des plans et des lettres
que le ministre fit successivement passer sous ses yeux.

Le roi alluma d'autres bougies, et se mit à écrire et à pointer les cartes
de géographie.

-- Oh! oh! fit Chicot, voilà la bonne nuit du roi de Navarre. Ventre de
biche! si elles ressemblent toutes à celles-là, Henri de Valois pourra
bien en passer quelques-unes de mauvaises.

En ce moment, il entendit marcher derrière lui; c'était le page qui
gardait la galerie et l'attendait par ordre du roi.

Dans la crainte d'être surpris, s'il demeurait plus longtemps aux écoutes,
Chicot redressa sa grande taille, et demanda sa chambre à l'enfant.

D'ailleurs, il n'avait plus rien à apprendre; l'apparition de Duplessis
lui avait tout dit.

-- Venez avec moi, s'il vous plaît, monsieur, dit d'Aubiac, je suis chargé
de vous conduire à votre appartement.

Et il conduisit Chicot au second étage, où son logis avait été préparé.

Pour Chicot plus de doute; il connaissait la moitié des lettres composant
cette énigme qu'on appelait roi de Navarre. Aussi, au lieu de s'endormir,
il s'assit sombre et pensif sur son lit, tandis que la lune, descendant
aux angles aigus du toit, versait, comme du haut d'une aiguière d'argent,
sa lumière azurée sur le fleuve et sur les prairies.

-- Allons, allons, dit Chicot assombri, Henri est un vrai roi, Henri
conspire. Tout ce palais, son parc, la province qui entoure la ville, tout
est un foyer de conspiration; toutes les femmes font l'amour, mais l'amour
politique; tous les hommes se forgent l'espoir d'un avenir.

Henri est astucieux, son intelligence touche au génie; il a des
intelligences avec l'Espagne, le pays des fourberies. Qui sait si sa
réponse si noble à l'ambassadeur n'est pas une contre-partie de ce qu'il
pense, et si même il n'en a pas averti cet ambassadeur par un clignement
d'yeux, ou quelque autre convention tacite que, moi caché, je n'ai pu
sentir.

Henri entretient des espions; il les solde ou les fait solder par quelque
agent. Ces mendiants n'étaient ni plus ni moins que des gentilshommes
déguisés. Leurs pièces d'or si artistement découpées sont des gages de
reconnaissance, des mots d'ordre palpables.

Henri feint d'être amoureux fou, et tandis qu'on le croit occupé à faire
l'amour, il passe ses nuits à travailler avec Mornay, qui ne dort jamais
et qui ne connaît pas l'amour.

Voilà ce que j'avais à voir, je l'ai vu.

La reine Marguerite a des amants, le roi le sait; il les connaît et les
tolère, parce qu'il a encore besoin d'eux ou d'elle, peut-être de tous à
la fois. N'étant pas homme de guerre, il faut bien qu'il s'entretienne des
capitaines, et n'ayant pas beaucoup d'argent, force lui est de leur
laisser choisir la monnaie qui leur convient le mieux.

Henri de Valois me disait qu'il ne dormait pas; ventre de biche! il fait
bien de ne pas dormir.

Heureusement encore que ce perfide Henri est un bon gentilhomme, auquel
Dieu, en donnant le génie de l'intrigue, a oublié de donner la vigueur
d'initiative. Henri, dit-on, a peur du bruit des mousquets, et quand, tout
jeune, il a été conduit aux armées, on s'accorde à raconter qu'il ne
pouvait tenir plus d'un quart d'heure en selle.

Heureusement répéta Chicot.

Car dans les temps où nous vivons, si avec l'intrigue un pareil homme
avait le bras, cet homme serait le roi du monde.

Il y a bien Guise. Celui-là possède les deux valeurs: il a le bras et
l'intrigue, lui; mais il a le désavantage d'être connu pour brave et
habile, tandis que du Béarnais nul ne se défie.

Moi seul je l'ai deviné.

Et Chicot se frotta les mains.

-- Eh bien! continua-t-il, l'ayant deviné, je n'ai plus rien à faire ici,
moi; donc, tandis qu'il travaille ou dort, je vais tranquillement et
doucement sortir de la ville.

Il n'y a pas beaucoup d'ambassadeurs, je crois, qui puissent se vanter
d'avoir en une journée accompli leur mission tout entière; moi, je l'ai
fait.

Donc je sortirai de Nérac, et une fois hors de Nérac je galoperai jusqu'en
France.

Il dit et commença de rechausser ses éperons, qu'il avait détachés au
moment de se présenter devant le roi.




LII

DE L'ÉTONNEMENT QU'ÉPROUVA CHICOT D'ÊTRE SI POPULAIRE DANS LA VILLE DE
NÉRAC


Chicot, ayant bien arrêté sa résolution de quitter incognito la cour du
roi de Navarre, commença de faire son petit paquet de voyage.

Il le simplifia du mieux qu'il lui fut possible, ayant pour principe que
l'on va plus vite toutes les fois que l'on pèse moins.

Assurément, son épée était la plus lourde portion du bagage qu'il
emportait.

-- Voyons, que me faut-il de temps, se demandait Chicot en lui-même tout
en nouant son paquet, pour faire parvenir au roi la nouvelle de ce que
j'ai vu et par conséquent de ce que je crains?

Deux jours pour arriver jusqu'à une ville de laquelle un bon gouverneur
fasse partir des courriers ventre à terre.

Que cette ville, par exemple, soit Cahors, Cahors dont le roi de Navarre
parle tant et qui l'occupe à si juste titre.

Une fois là, je pourrai me reposer, car enfin les forces de l'homme n'ont
qu'une certaine mesure.

Je me reposerai donc à Cahors, et les chevaux courront pour moi.

Allons, mon ami Chicot, des jambes, de la légèreté, du sang-froid. Tu
croyais avoir accompli toute ta mission, niais! tu n'en es qu'à la moitié,
et encore!

Cela dit, Chicot éteignit sa lumière, ouvrit le plus doucement qu'il put
sa porte et se mit à sortir à tâtons.

C'était un habile stratégiste que Chicot; il avait, en suivant d'Aubiac,
jeté un regard à droite, un regard à gauche, un regard devant, un regard
derrière, et reconnu toutes les localités.

Une antichambre, un corridor, un escalier, puis, au bas de cet escalier,
la cour.

Mais Chicot n'eut pas plus tôt fait quatre pas dans l'antichambre qu'il
heurta quelque chose qui se dressa aussitôt.

Ce quelque chose était un page couché sur la natte en dehors de la
chambre, et qui, réveillé, se mit à dire:

-- Eh! bonsoir, monsieur Chicot, bonsoir.

Chicot reconnu d'Aubiac.

-- Eh! bonsoir, monsieur d'Aubiac, dit-il; mais écartez-vous un peu, s'il
vous plaît, j'ai envie de me promener.

-- Ah! mais, c'est qu'il est défendu de se promener la nuit dans le
château, monsieur Chicot.

-- Pourquoi cela, s'il vous plaît, monsieur d'Aubiac?

-- Parce que le roi redoute les voleurs et la reine les galants.

-- Diable!

-- Or, il n'y a que les voleurs et les galants pour se promener la nuit au
lieu de dormir.

-- Cependant, cher monsieur d'Aubiac, dit Chicot avec son plus charmant
sourire, je ne suis ni l'un ni l'autre, moi, je suis ambassadeur et
ambassadeur très fatigué d'avoir parlé latin avec la reine et soupé avec
le roi; car la reine est une rude latiniste et le roi un rude buveur;
laissez-moi donc sortir, mon ami, car j'ai grand désir de me promener.

-- Dans la ville, monsieur Chicot?

-- Oh! non, dans les jardins.

-- Peste! dans les jardins, monsieur Chicot, c'est encore bien plus
défendu que dans la ville.

-- Mon petit ami, dit Chicot, c'est un compliment à vous faire, vous êtes
d'une vigilance bien grande à votre âge. Vous n'avez donc rien qui vous
occupe?

-- Non.

-- Vous n'êtes donc ni joueur ni amoureux?

-- Pour jouer il faut de l'argent, monsieur Chicot; pour être amoureux, il
faut une maîtresse.

-- Assurément, dit Chicot, et il fouilla dans sa poche.

Le page le regardait faire.

-- Cherchez bien dans votre mémoire, mon cher ami, lui dit-il, et je parie
que vous y trouverez quelque femme charmante à qui je vous prie d'acheter
force rubans et de donner force violons avec ceci.

Et Chicot glissa dans la main du page dix pistoles qui n'étaient pas
rognées comme celles du Béarnais.

-- Allons donc, monsieur Chicot, dit le page, on voit bien que vous venez
de la cour de France, vous avez des manières auxquelles on ne saurait rien
refuser; sortez donc de votre chambre; mais surtout ne faites point de
bruit.

Chicot ne se le fit point dire à deux fois, il glissa comme une ombre dans
le corridor, et du corridor dans l'escalier; mais, arrivé au bas du
péristyle, il trouva un officier du palais, dormant sur une chaise.

Cet homme fermait la porte par le poids même de son corps; essayer de
passer eût été folie.

-- Ah! petit brigand de page, murmura Chicot, tu savais cela, et tu ne
m'as point prévenu.

Pour comble de malheur, l'officier paraissait avoir le sommeil très léger:
il remuait, avec des soubresauts nerveux, tantôt un bras, tantôt une
jambe; une fois même il étendit le bras comme un homme qui menace de
s'éveiller.

Chicot chercha autour de lui s'il n'y avait pas une issue quelconque par
laquelle, grâce à ses longues jambes et à un poignet solide, il put
s'évader sans passer par la porte.

Il aperçut enfin ce qu'il désirait.

C'était une de ces fenêtres cintrées qu'on appelle impostes, et qui était
demeurée ouverte, soit pour laisser pénétrer l'air, soit parce que le roi
de Navarre, propriétaire assez peu soigneux, n'avait pas jugé à propos
d'en renouveler les vitres.

Chicot reconnut la muraille avec ses doigts; il calcula, en tâtonnant,
chaque espace compris entre les saillies, et s'en servit pour poser le
pied comme sur des échelons. Enfin, il se hissa, nos lecteurs connaissent
son adresse et sa légèreté, sans faire plus de bruit que n'en eût fait une
feuille sèche frôlant la muraille sous le souffle du vent d'automne.

Mais l'imposte était d'une convexité disproportionnée, si bien que
l'ellipse n'en était pas égale à celle du ventre et des épaules de Chicot,
bien que le ventre fût absent et que les épaules, souples comme celles
d'un chat, semblassent se démettre et se fondre dans les chairs pour
occuper moins d'espace.

Il en résulta que lorsque Chicot eut passé la tête et une épaule, et lâché
du pied la saillie du mur, il se trouva pendu entre le ciel et la terre,
sans pouvoir reculer ni avancer.

Il commença alors une série d'efforts dont le premier résultat fut de
déchirer son pourpoint et d'entamer sa peau.

Ce qui rendait la position plus difficile, c'était l'épée dont la poignée
ne voulait point passer, faisant un crampon intérieur qui retenait Chicot
collé sur le châssis de l'imposte.

Chicot réunit toutes ses forces, toute sa patience, toute son industrie,
pour détacher l'agrafe de son baudrier, mais c'était sur cette agrafe
justement que pesait la poitrine; il lui fallut donc changer de manoeuvre;
il réussit à couler son bras derrière son dos et à tirer l'épée du
fourreau; une fois l'épée tirée, il fut plus facile de trouver, grâce à ce
corps anguleux, un interstice par où se glissa la poignée, l'épée alla
donc tomber la première sur la dalle, et Chicot, glissant par l'ouverture
comme une anguille la suivit en amortissant sa chute avec ses deux mains.

Toute cette lutte de l'homme contre les mâchoires ferrées de l'imposte ne
s'était point exécutée sans bruit; aussi Chicot, en se relevant, se
trouva-t-il face à face avec un soldat.

-- Ah! mon Dieu! vous seriez-vous fait mal, monsieur Chicot? lui demanda
celui-ci en lui présentant le bout de sa hallebarde en guise de soutien.

-- Encore! pensa Chicot.

Puis, songeant à l'intérêt que lui avait témoigné ce brave homme:

-- Non, mon ami, lui dit-il, aucun.

-- C'est bien heureux, dit le soldat, je défie que qui que ce soit
accomplisse un pareil tour sans se casser la tête; en vérité, il n'y avait
que vous pour cela, monsieur Chicot.

-- Mais d'où diable sais-tu mon nom? demanda Chicot surpris, en essayant
toujours de passer.

-- Je le sais, parce que je vous ai vu au palais aujourd'hui, et que j'ai
demandé: Quel est ce gentilhomme de haute mine qui cause avec le roi?

-- C'est monsieur Chicot, m'a-t-on répondu; voilà comment je le sais.

-- C'est on ne peut plus galant, dit Chicot; mais comme je suis très
pressé, mon ami, tu permettras....

-- Quoi, monsieur Chicot?

-- Que je te quitte et que j'aille à mes affaires.

-- Mais on ne sort pas du palais la nuit; j'ai une consigne.

-- Tu vois bien qu'on en sort, puisque j'en suis sorti, moi.

-- C'est une raison, je le sais bien; mais....

-- Mais?

-- Vous rentrerez, voilà tout, monsieur Chicot.

-- Ah! non.

-- Comment, non!

-- Pas par là du moins, la route est trop mauvaise.

-- Si j'étais un officier au lieu d'être un soldat, je vous demanderais
pourquoi vous êtes sorti par là; mais cela ne me regarde point; ce qui me
regarde, c'est que vous rentriez. Rentrez donc, monsieur Chicot, je vous
en prie.

Et le soldat mit dans sa prière un tel accent de persuasion, que cet
accent toucha Chicot. En conséquence Chicot fouilla dans sa poche, et en
tira dix pistoles.

-- Tu es trop ménager, mon ami, lui dit-il, pour ne pas comprendre que,
puisque j'ai mis mes habits dans un état pareil pour être passé par là, ce
serait bien pis si j'y repassais; j'achèverais alors de déchirer mes
habits, et j'irais tout nu, ce qui serait fort indécent, dans une cour où
il y a tant de jeunes et jolies femmes, à commencer par la reine; laisse-
moi donc passer pour aller chez le tailleur, mon ami.

Et il lui mit les dix pistoles dans la main.

-- Passez vite alors, monsieur Chicot, passez vite.

Et il empocha l'argent.

Chicot était dans la rue; il s'orienta; il avait parcouru la ville pour
arriver au palais, c'était la route opposée à suivre, puisqu'il devait
sortir par la porte opposée à celle par laquelle il était entré. Voilà
tout.

La nuit, claire et sans nuages, n'était pas favorable à une évasion.
Chicot regrettait ces bonnes nuits brumeuses de France, qui, à l'heure
qu'il était, faisaient que, dans les rues de Paris, on pouvait passer à
quatre pas l'un de l'autre sans se voir; en outre, sur le pavé pointu de
la ville, ses souliers ferrés résonnaient comme des fers de cheval.

Le malencontreux ambassadeur n'eut pas plus tôt tourné le coin de la rue,
qu'il rencontra une patrouille.

Il s'arrêta de lui-même en songeant qu'il aurait l'air suspect en essayant
de se dissimuler ou de forcer le passage.

-- Eh! bonsoir, monsieur Chicot, lui dit le chef de la patrouille, en le
saluant de l'épée, voulez-vous que nous vous reconduisions au palais? vous
m'avez tout l'air d'être égaré et de chercher votre chemin.

-- Ah ça! tout le monde me connaît donc ici? murmura Chicot. Pardieu!
voilà qui est étrange.

Puis tout haut et de l'air le plus dégagé qu'il put prendre:

-- Non, cornette, dit-il, vous vous trompez, je ne vais point au palais.

-- Vous avez tort, monsieur Chicot, répondit gravement l'officier.

-- Et pourquoi cela, monsieur?

-- Parce qu'un édit très sévère défend aux habitants de Nérac de sortir la
nuit, à moins d'urgente nécessité, sans permission et sans lanterne.

-- Excusez-moi, monsieur, dit Chicot, mais l'édit ne peut me regarder,
moi.

-- Et pourquoi cela?

-- Je ne suis point de Nérac.

-- Oui, mais vous êtes à Nérac... Habitant ne veut pas dire qui est de...
habitant veut dire qui demeure à... Or, vous ne nierez pas que vous ne
demeuriez à Nérac, puisque je vous rencontre dans les rues de Nérac.

-- Vous êtes logique, monsieur; malheureusement, moi, je suis pressé.
Faites donc une petite infraction à votre consigne et laissez-moi passer,
je vous prie.

-- Vous allez vous perdre, monsieur Chicot; Nérac est une ville tortueuse,
vous tomberez dans quelque trou punais, vous avez besoin d'être guidé;
permettez que trois de mes hommes vous reconduisent au palais.

-- Mais je ne vais pas au palais, vous dis-je.

-- Où allez-vous donc, alors?

-- Je ne puis dormir la nuit, et alors, je me promène. Nérac est une
charmante ville pleine d'accidents, à ce qu'il m'a paru; je veux la voir,
l'étudier.

-- On vous conduira partout où vous désirerez, monsieur Chicot. Holà!
trois hommes! -- Je vous en supplie, monsieur, ne m'ôtez pas le
pittoresque de ma promenade; j'aime à aller seul.

-- Vous serez assassiné par les voleurs.

-- J'ai mon épée.

-- Ah! c'est vrai, je ne l'avais pas vue; alors vous serez arrêté par le
prévôt comme étant armé.

Chicot vit qu'il n'y avait pas moyen de s'en tirer par des subtilités; il
prit l'officier à part.

-- Voyons, monsieur, dit-il, vous êtes jeune et charmant, vous savez ce
que c'est que l'amour, un tyran impérieux.

-- Sans doute, monsieur Chicot, sans doute.

-- En bien! l'amour me brûle, cornette. J'ai une certaine dame à visiter.

-- Où cela?

-- Dans un certain quartier.

-- Jeune?

-- Vingt-trois ans.

-- Belle?

-- Comme les amours.

-- Je vous en fais mon compliment, monsieur Chicot.

-- Bien! vous m'allez laisser passer, alors?

-- Dame! il y a urgence, à ce qu'il paraît?

-- Urgence, c'est le mot, monsieur.

-- Passez donc.

-- Mais seul, n'est-ce pas? Vous sentez que je ne puis compromettre?...

-- Comment donc!... Passez, monsieur Chicot, passez.

-- Vous êtes un galant homme, cornette.

-- Monsieur!

-- Non, ventre de biche! c'est un beau trait. Mais voyons, comment me
connaissez-vous?

-- Je vous ai vu au palais avec le roi.

-- Ce que c'est que les petites villes! pensa Chicot; s'il fallait qu'à
Paris je fusse connu comme cela, combien de fois aurais-je eu la peau
trouée au lieu du pourpoint!

Et il serra la main du jeune officier qui lui dit:

-- A propos, de quel côté allez-vous?

-- Du côté de la porte d'Agen.

-- Ne vous égarez pas, surtout.

-- Ne suis-je pas dans le chemin?

-- Si fait, allez tout droit, et pas de mauvaise rencontre; voilà ce que
je vous souhaite.

-- Merci.

Et Chicot partit plus leste et plus joyeux que jamais.

Il n'avait pas fait cent pas, qu'il se trouva nez à nez avec le guet.

-- Mordieu! quelle ville bien gardée! pensa Chicot.

-- On ne passe pas! cria le prévôt d'une voix de tonnerre.

-- Mais, monsieur, objecta Chicot, je désirerais cependant....

-- Ah! monsieur Chicot! c'est vous; comment allez-vous dans les rues par
un temps si froid? demanda l'officier magistrat.

-- Ah! décidément, c'est une gageure, pensa Chicot fort inquiet.

Et, saluant, il fit un mouvement pour continuer son chemin.

-- Monsieur Chicot, prenez garde, dit le prévôt.

-- Garde à quoi, monsieur le magistrat?

-- Vous vous trompez de route: vous allez du côté des portes.

-- Justement.

-- Alors, je vous arrêterai, monsieur Chicot.

-- Non pas, monsieur le prévôt; peste! vous feriez un beau coup.

-- Cependant....

-- Approchez, monsieur le prévôt, et que vos soldats n'entendent point ce
que nous allons dire.

Le prévôt s'approcha.

-- J'écoute, dit-il.

-- Le roi m'a donné une commission pour le lieutenant de la porte d'Agen.

-- Ah! ah! fit le prévôt d'un air de surprise.

-- Cela vous étonne?

-- Oui.

-- Cela ne devrait pas vous étonner pourtant, puisque vous me connaissez.

-- Je vous connais pour vous avoir vu au palais avec le roi.

Chicot frappa du pied: l'impatience commençait à le gagner.

-- Cela doit suffire pour vous prouver que j'ai la confiance de Sa
Majesté.

-- Sans doute, sans doute; allez donc faire la commission du roi, monsieur
Chicot, je ne vous arrête plus.

-- C'est drôle, mais c'est charmant, pensa Chicot, j'accroche en route,
mais je roule toujours. Ventre de biche! voilà une porte, ce doit être
celle d'Agen; dans cinq minutes, je serai dehors.

Il arriva effectivement à cette porte gardée par une sentinelle qui se
promenait de long en large, le mousquet sur l'épaule.

-- Pardon, mon ami, fit Chicot, voulez-vous ordonner que l'on m'ouvre la
porte?

-- Je n'ordonne pas, monsieur Chicot, répondit la sentinelle avec aménité,
attendu que je suis simple soldat.

-- Tu me connais, toi aussi! s'écria Chicot, exaspéré.

-- J'ai cet honneur, monsieur Chicot; j'étais ce matin de garde au palais,
je vous ai vu causer avec le roi.

-- Eh bien! mon ami, puisque tu me connais, apprends une chose.

-- Laquelle?

-- C'est que le roi m'a donné un message très pressé pour Agen, ouvre-moi
donc la poterne seulement.

-- Ce serait avec grand plaisir, monsieur Chicot; mais je n'ai pas les
clefs, moi.

-- Et qui les a?

-- L'officier de service.

Chicot soupira.

-- Et où est l'officier de service? demanda-t-il.

-- Oh! ne vous dérangez point pour cela. Le soldat tira une sonnette qui
alla réveiller dans son poste l'officier endormi.

-- Qu'y a-t-il? demanda ce dernier en passant la tête par sa lucarne.

-- Mon lieutenant, c'est un monsieur qui veut qu'on lui ouvre la porte
pour sortir en plaine.

 [Illustration: En avant! en avant! dit-il. -- PAGE 110.]

-- Ah! monsieur Chicot, s'écria l'officier, pardon, désolé de vous faire
attendre; excusez-moi, je suis à vous, je descends.

Chicot se rongeait les ongles avec un commencement de rage.

-- Mais n'en trouverai-je pas un qui ne me connaisse! c'est donc une
lanterne que ce Nérac, et je suis donc la chandelle, moi!

L'officier parut sur la porte.

-- Excusez, monsieur Chicot, dit-il en s'avançant en grande hâte, je
dormais.

-- Comment donc, monsieur, fit Chicot, mais la nuit est faite pour cela;
seriez-vous assez bon pour me faire ouvrir la porte? Je ne dors pas, moi,
malheureusement. Le roi... vous savez sans doute, vous aussi, que le roi
me connaît?

-- Je vous ai vu causer aujourd'hui avec Sa Majesté au palais.

-- C'est cela, justement, grommela Chicot. Eh bien! soit, si vous m'avez
vu causer avec le roi, vous ne m'avez pas entendu causer, au moins.

-- Non, monsieur Chicot, je ne dis que ce qui est.

-- Moi aussi; or, le roi, en causant avec moi, m'a commandé d'aller lui
faire cette nuit une commission à Agen; or, cette porte est celle d'Agen,
n'est-ce pas?

-- Oui, monsieur Chicot.

-- Elle est fermée?

-- Comme vous voyez.

-- Veuillez me la faire ouvrir, je vous prie.

-- Comment donc, monsieur Chicot! Anthenas, Anthenas, ouvrez la porte à M.
Chicot, vite, vite, vite!

Chicot ouvrit de grands yeux et respira comme un plongeur qui sort de
l'eau après cinq minutes d'immersion.

La porte grinça sur ses gonds, porte du paradis pour le pauvre Chicot, qui
entrevoyait derrière cette porte toutes les délices de la liberté.

Il salua cordialement l'officier et marcha vers la voûte.

-- Adieu, dit-il, merci.

-- Adieu, monsieur Chicot, bon voyage!

Et Chicot fit encore un pas vers la porte.

-- A propos, étourdi que je suis! cria l'officier en courant après Chicot
et en le retenant par sa manche; j'oubliais, cher monsieur Chicot, de vous
demander votre passe.

-- Comment! ma passe?

-- Certainement; vous êtes homme de guerre, monsieur Chicot, et vous savez
ce que c'est qu'une passe, n'est-ce pas? On ne sort pas, vous comprenez
bien, d'une ville comme Nérac, sans passe du roi, surtout lorsque le roi
l'habite.

-- Et de qui doit être signée cette passe?

-- Du roi lui-même. Ainsi, puisque c'est le roi qui vous envoie en plaine,
il n'aura pas oublié de vous donner une passe.

-- Ah! ah! doutez-vous donc que ce soit le roi qui m'envoie? dit Chicot
l'oeil en feu, car il se voyait sur le point d'échouer, et la colère lui
suggérait cette mauvaise pensée de tuer l'officier, le concierge, et de
fuir par la porte ouverte, au risque d'être poursuivi dans sa fuite par
cent coups d'arquebuse.

-- Je ne doute de rien, monsieur Chicot, surtout de ces choses que vous me
faites l'honneur de me dire, mais réfléchissez que si le roi vous a donné
cette commission....

-- En personne, monsieur, en personne!

-- Raison de plus. Sa Majesté sait donc que vous allez sortir....

-- Ventre de biche! s'écria Chicot, je le crois bien, qu'elle le sait. --
J'aurai donc une carte de sortie à remettre demain matin à M. le
gouverneur de la place.

-- Et le gouverneur de la place, demanda Chicot, c'est?....

-- C'est M. de Mornay, qui ne badine pas avec les consignes, monsieur
Chicot, vous devez savoir cela, et qui me ferait passer par les armes
purement et simplement si je manquais à la mienne.

Chicot commençait à caresser la poignée de son épée avec un mauvais
sourire, lorsque se retournant, il s'aperçut que la porte était obstruée
par une ronde extérieure, laquelle se trouvait là justement pour empêcher
Chicot de passer, eût-il tué le lieutenant, la sentinelle et le concierge.

-- Allons, se dit Chicot avec un soupir; c'est bien joué, je suis un sot,
j'ai perdu.

Et il tourna les talons.

-- Voulez-vous qu'on vous reconduise, monsieur Chicot? demanda l'officier.

-- Ce n'est pas là peine, merci, répliqua Chicot.

Chicot revint sur ses pas, mais il n'était point au bout de son martyre.

Il rencontra le prévôt, qui lui dit:

-- Tiens! monsieur Chicot, vous avez donc déjà fait votre commission?
peste! c'est à faire à vous, vous êtes leste!

Plus loin le cornette le saisit au coin de la rue et lui cria:

-- Bonsoir, monsieur Chicot. Eh bien! cette dame, vous savez?... Êtes-vous
content de Nérac, monsieur Chicot?

Enfin, le soldat du péristyle, toujours en sentinelle à la même place, lui
lâcha sa dernière bordée:

-- Cordieu! monsieur Chicot, lui dit-il, le tailleur vous a bien mal
raccommodé, et vous êtes, Dieu me pardonne, plus déchiré encore qu'en
sortant.

Chicot ne voulut pas risquer de se dépouiller comme un lièvre en repassant
par la filière de l'imposte, il se coucha devant la porte et feignit de
s'endormir.

Par hasard, ou plutôt par charité, la porte s'ouvrit, et Chicot rentra
penaud et humilié dans le palais.

Sa mine effarée toucha le page, toujours à son poste.

-- Cher monsieur Chicot, lui dit-il, voulez-vous que je vous donne la clef
de tout cela?

-- Donne, serpent, donne, murmura Chicot.

-- Eh bien! le roi vous aime tant, qu'il a tenu à vous garder.

-- Et tu le savais, brigandeau, et tu ne m'as pas averti!

-- Oh! monsieur Chicot, impossible, c'était un secret d'État.

-- Mais je t'ai payé, scélérat?

-- Oh! le secret valait mieux que dix pistoles, vous en conviendrez, cher
monsieur Chicot.

Chicot rentra dans sa chambre et se rendormit de rage.




LIII

LE GRAND-VENEUR DU ROI DE NAVARRE


En quittant le roi, Marguerite s'était rendue à l'instant même à
l'appartement des filles d'honneur.

En passant, elle avait pris avec elle son médecin Chirac, qui couchait au
château, et elle était entrée avec lui chez la pauvre Fosseuse qui, pâle
et entourée de regards curieux, se plaignait de douleurs d'estomac, sans
vouloir, tant sa douleur était grande, répondre à aucune question ni
accepter aucun soulagement.

Fosseuse avait à cette époque vingt à vingt et un ans; c'était une belle
et grande personne, aux yeux bleus, aux cheveux blonds, au corps souple et
plein de mollesse et de grâce; seulement depuis près de trois mois elle ne
sortait plus et se plaignait de lassitudes qui l'empêchaient de se lever;
elle était restée sur une chaise longue, et de cette chaise longue avait
fini par passer dans son lit.

Chirac commença par congédier les assistants, et, s'emparant du chevet de
la malade, il demeura seul avec elle et la reine.

Fosseuse, épouvantée de ces préliminaires, auxquels les deux physionomies
de Chirac et de la reine, l'une impassible et l'autre glacée, ne
laissaient pas que de donner une certaine solennité, Fosseuse se souleva
sur son oreiller, et balbutia un remercîment pour l'honneur que lui
faisait la reine sa maîtresse.

Marguerite était plus pâle que Fosseuse; c'est que l'orgueil blessé est
plus douloureux que la cruauté ou la maladie.

Chirac tâta le pouls de la jeune fille, mais ce fut presque malgré elle.

-- Qu'éprouvez-vous? lui demanda-t-il après un moment d'examen.

-- Des douleurs d'estomac, monsieur, répondit la pauvre enfant; mais ce ne
sera rien, je vous assure, et si j'avais seulement la tranquillité....

-- Quelle tranquillité, mademoiselle? demanda la reine.

Fosseuse fondit en larmes.

-- Ne vous affligez point, mademoiselle, continua Marguerite. Sa Majesté
m'a priée de vous visiter pour vous remettre l'esprit.

-- Oh! que de bontés, madame!

Chirac lâcha la main de Fosseuse.

-- Et moi, dit-il, je sais à présent quel est votre mal.

-- Vous savez? murmura Fosseuse en tremblant.

-- Oui, nous savons que vous devez beaucoup souffrir, ajouta Marguerite.

Fosseuse continuait à s'épouvanter d'être ainsi à la merci de deux
impassibilités, celle de la science, celle de la jalousie.

Marguerite fit un signe à Chirac, qui sortit de la chambre. Alors la peur
de Fosseuse devint un tremblement; elle faillit s'évanouir.

-- Mademoiselle, dit Marguerite, quoique depuis quelque temps, vous
agissiez envers moi comme envers une étrangère, et qu'on m'avertisse
chaque jour des mauvais offices que vous me rendez près de mon mari....

-- Moi, madame?

-- Ne m'interrompez point, je vous prie. Quoique enfin vous ayez aspiré à
un bien trop au-dessus de vos ambitions, l'amitié que je vous portais et
celle que j'ai vouée aux personnes d'honneur à qui vous appartenez, me
pousse à vous secourir dans le malheur où l'on vous voit en ce moment.

-- Madame, je vous jure....

-- Ne niez pas, j'ai déjà trop de chagrins; ne ruinez pas d'honneur, vous
d'abord, et moi ensuite, moi qui ai presque autant d'intérêt que vous à
votre honneur, puisque vous m'appartenez. Mademoiselle, dites-moi tout, et
en ceci je vous servirai comme une mère.

-- Oh! madame! madame! croyez-vous donc à ce qu'on dit?

-- Prenez garde de m'interrompre, mademoiselle, car, à ce qu'il me semble,
le temps presse. Je voulais dire qu'en ce moment, M. Chirac, qui sait
votre maladie, vous vous rappelez les paroles qu'il a dites à l'instant
même, qu'en ce moment, M. Chirac est dans les antichambres où il annonce à
tous que la maladie contagieuse dont on parle dans le pays, est au palais,
et que vous menacez d'en être atteinte. Cependant, moi, s'il en est temps
encore, je vous emmènerai au Mas-d'Agenois, qui est une maison fort
écartée du roi, mon mari; nous serons là seules ou à peu près; le roi, de
son côté, part avec sa suite pour une chasse, qui, dit-il, doit le retenir
plusieurs jours dehors; nous ne sortirons du Mas-d'Agenois qu'après votre
délivrance.

-- Madame! madame! s'écria la Fosseuse, pourpre à la fois de honte et de
douleur, si vous ajoutez foi à tout ce qui se dit sur mon compte, laissez-
moi misérablement mourir.

-- Vous répondez mal à ma générosité, mademoiselle, et vous comptez aussi
par trop sur l'amitié du roi, qui m'a priée de ne pas vous abandonner.

-- Le roi!... le roi aurait dit?...

-- En doutez-vous, quand je parle, mademoiselle? Moi, si je ne voyais les
symptômes de votre mal réel, si je ne devinais, à vos souffrances, que la
crise approche, j'aurais peut-être foi en vos dénégations.

Dans ce moment, comme pour donner entièrement raison à la reine, la pauvre
Fosseuse, terrassée par les douleurs d'un mal furieux, retomba livide et
palpitante sur son lit.

Marguerite la regarda quelque temps sans colère, mais aussi sans pitié.

-- Faut-il toujours que je croie à vos dénégations, mademoiselle? dit-elle
enfin à la pauvre fille, quand celle-ci put se relever et montra en se
relevant un visage si bouleversé et si baigné de larmes, qu'il eût
attendri Catherine elle-même.

En ce moment, et comme si Dieu eût voulu envoyer du secours à la
malheureuse enfant, la porte s'ouvrit, et le roi de Navarre entra
précipitamment.

Henri, qui n'avait point pour dormir les mêmes raisons que Chicot, n'avait
pas dormi, lui.

Après avoir travaillé une heure avec Mornay, et avoir pendant cette heure
pris toutes ses dispositions pour la chasse si pompeusement annoncée à
Chicot, il était accouru au pavillon des filles d'honneur.

-- Eh bien! que dit-on? fit-il en entrant, que ma fille Fosseuse est
toujours souffrante!

[Illustration: Et d'un bras vigoureux il abattit... -- PAGE 111.]

-- Voyez-vous, madame, s'écria la jeune fille à la vue de son amant, et
rendue plus forte par le secours qui lui arrivait, voyez-vous que le roi
n'a rien dit et que je fais bien de nier?

-- Monsieur, interrompit la reine en se retournant vers Henri, faites
cesser, je vous prie, cette lutte humiliante; je crois avoir compris
tantôt que Votre Majesté m'avait honorée de sa confiance et révélé l'état
de mademoiselle. Avertissez-la donc que je suis au courant de tout, pour
qu'elle ne se permette pas de douter lorsque j'affirme.

-- Ma fille, demanda Henri avec une tendresse qu'il n'essayait pas même de
voiler, vous persistez donc à nier?

-- Le secret ne m'appartient pas, sire, répondit la courageuse enfant, et
tant que je n'aurai pas de votre bouche reçu congé de tout dire....

-- Ma fille Fosseuse est un brave coeur, madame, répliqua Henri;
pardonnez-lui, je vous en conjure; et vous, ma fille, ayez en la bonté de
votre reine toute confiance; la reconnaissance me regarde, et je m'en
charge.

Et Henri prit la main de Marguerite et la serra avec effusion.

En ce moment, un flot amer de douleur vint assaillir de nouveau la jeune
fille; elle céda donc une seconde fois sous la tempête, et, pliée comme un
lis, elle inclina sa tête avec un sourd et douloureux gémissement.

Henri fut touché jusqu'au fond du coeur, quand il vit ce front pâle, ces
yeux noyés, ces cheveux humides et épars; quand il vit enfin perler sur
les tempes et sur les lèvres de Fosseuse cette sueur de l'angoisse qui
semble voisine de l'agonie.

Il se précipita tout éperdu vers elle, et, les bras ouverts:

-- Fosseuse! chère Fosseuse! murmura-t-il en tombant à genoux devant son
lit.

Marguerite, sombre et silencieuse, alla coller son front brûlant aux
vitres de la fenêtre.

Fosseuse eut la force de soulever ses bras pour les passer au cou de son
amant, puis elle attacha ses lèvres sur les siennes, croyant qu'elle
allait mourir, et que dans ce dernier, dans ce suprême baiser, elle jetait
à Henri son âme et son adieu.

Puis elle retomba sans connaissance.

Henri, aussi pâle qu'elle, inerte et sans voix comme elle, laissa tomber
sa tête sur le drap de son lit d'agonie, qui semblait si près de devenir
un linceul.

Marguerite s'approcha de ce groupe, où étaient confondues la douleur
physique et la douleur morale.

-- Relevez-vous, monsieur, et laissez-moi accomplir le devoir que vous
m'avez imposé, dit-elle avec une énergique majesté.

Et comme Henri semblait inquiet de cette manifestation et se soulevait à
demi sur un genou:

-- Oh! ne craignez rien, monsieur, dit-elle, dès que mon orgueil seul est
blessé, je suis forte; contre mon coeur, je n'eusse point répondu de moi,
mais heureusement mon coeur n'a rien à faire dans tout ceci.

Henri releva la tête.

-- Madame? dit-il.

-- N'ajoutez pas un mot, monsieur, fit Marguerite en étendant sa main, ou
je croirais que votre indulgence a été un calcul. Nous sommes frère et
soeur, nous nous entendrons.

Henri la conduisit jusqu'à Fosseuse, dont il mit la main glacée dans la
main fiévreuse de Marguerite.

-- Allez, sire, allez, dit la reine, partez pour la chasse. A cette heure,
plus vous emmènerez de gens avec vous, plus vous éloignerez de curieux du
lit de... mademoiselle.

-- Mais, dit Henri, je n'ai vu personne aux antichambres.

-- Non, sire, reprit Marguerite en souriant, on croit que la peste est
ici; hâtez-vous donc d'aller prendre vos plaisirs ailleurs.

-- Madame, dit Henri, je pars, et je vais chasser pour nous deux.

Et il attacha un tendre et dernier regard sur Fosseuse, encore évanouie,
et s'élança hors de l'appartement.

Une fois dans les antichambres, il secoua la tête comme pour faire tomber
de son front un reste d'inquiétude; puis, le visage souriant, de ce
sourire narquois qui lui était particulier, il monta chez Chicot, lequel,
nous l'avons dit, dormait les poings fermés.

Le roi se fit ouvrir la porte, et secouant le dormeur dans son lit:

-- Eh! eh! compère, dit-il, alerte, alerte, il est deux heures du matin.

-- Ah! diable, fit Chicot, vous m'appelez compère, sire. Me prendriez-vous
pour le duc de Guise, par hasard?

En effet, Henri, lorsqu'il parlait du duc de Guise, avait l'habitude de
l'appeler son compère.

-- Je vous prends pour mon ami, dit-il.

-- Et vous me faites prisonnier, moi, un ambassadeur! Sire, vous violez le
droit des gens.

Henri se mit à rire. Chicot, homme d'esprit avant tout, ne put s'empêcher
de lui tenir compagnie.

-- Tu es fou. Pourquoi, diable, voulais-tu donc t'en aller d'ici, n'es-tu
pas bien traité?

-- Trop bien, ventre de biche! trop bien; il me semble être ici comme une
oie qu'on engraisse dans une basse-cour. Tout le monde me dit: Petit,
petit Chicot, -- qu'il est gentil! mais on me rogne l'aile, mais on me
ferme la porte.

-- Chicot, mon enfant, dit Henri en secouant la tête, rassure-toi, tu n'es
pas assez gras pour ma table.

-- Eh! mais, sire, dit Chicot en se soulevant, je vous trouve tout
guilleret ce matin; quelles nouvelles donc?

-- Ah! je vais te dire: c'est que je pars pour la chasse, vois-tu, et je
suis toujours très gai quand je vais en chasse. Allons, hors du lit,
compère, hors du lit!

-- Comment, vous m'emmenez, sire?

-- Tu seras mon historiographe, Chicot.

-- Je tiendrai note des coups tirés?

-- Justement.

Chicot secoua la tête.

-- Eh bien! qu'as-tu? demanda le roi.

-- J'ai, répondit Chicot, que je n'ai jamais vu pareille gaîté, sans
inquiétude.

-- Bah!

-- Oui, c'est comme le soleil quand il....

-- Eh bien?

-- Eh bien! sire, pluie, éclair et tonnerre ne sont pas loin.

Henri se caressa la barbe en souriant et répondit:

-- S'il fait de l'orage, Chicot, mon manteau est grand et tu seras à
couvert.

Puis s'avançant vers l'antichambre, tandis que Chicot s'habillait tout en
murmurant:

-- Mon cheval! cria le roi; et qu'on dise à M. de Mornay que je suis prêt.

-- Ah! c'est M. de Mornay qui est grand-veneur pour cette chasse? demanda
Chicot.

-- M. de Mornay est tout ici, Chicot, répondit Henri. Le roi de Navarre
est si pauvre, qu'il n'a pas le moyen de diviser ses charges en
spécialités. Je n'ai qu'un homme, moi.

-- Oui, mais il est bon, soupira Chicot.




LIV

COMMENT ON CHASSAIT LE LOUP EN NAVARRE


Chicot, en jetant les yeux sur les préparatifs du départ, ne put
s'empêcher de remarquer à demi-voix que les chasses du roi Henri de
Navarre étaient moins somptueuses que celles du roi Henri de France.

Douze ou quinze gentilshommes seulement, parmi lesquels il reconnut M. le
vicomte de Turenne, objet des contestations matrimoniales, formaient toute
la suite de S.M.

De plus, comme ces messieurs n'étaient riches qu'à la surface, comme ils
n'avaient point d'assez puissants revenus pour faire d'inutiles dépenses,
et même parfois d'utiles dépenses, presque tous, au lieu du costume de
chasse en usage à cette époque, portaient le heaume et la cuirasse; ce qui
fit demander à Chicot si les loups de Gascogne avaient dans leurs forêts
mousquets et artillerie.

Henri entendit la question, quoiqu'elle ne lui fût pas directement
adressée; il s'approcha de Chicot et lui toucha l'épaule.

-- Non, mon fils, lui dit-il, les loups de Gascogne n'ont ni mousquets ni
artillerie; mais ce sont de rudes bêtes, qui ont griffes et dents, et qui
attirent les chasseurs dans des fourrés où l'on risque fort de déchirer
ses habits aux épines; or, on déchire un habit de soie ou de velours, et
même un justaucorps de drap ou de buffle, mais on ne déchire pas une
cuirasse.

[Illustration: Henri jouait avec master Love. -- PAGE 114.]

-- Voilà une raison, grommela Chicot, mais elle n'est pas excellente.

-- Que veux-tu, dit Henri, je n'en ai pas d'autre.

-- Il faut donc que je m'en contente.

-- C'est ce que tu as de mieux à faire, mon fils.

-- Soit.

-- Voilà un _soit_ qui sent sa critique intérieure, reprit Henri en riant;
tu m'en veux de t'avoir dérangé pour aller à la chasse?

-- Ma foi, oui.

-- Et tu gloses.

-- Est-ce défendu?

-- Non, mon ami, non, la gloserie est monnaie courante en Gascogne.

-- Dame! vous comprenez, sire: je ne suis pas chasseur, moi, répliqua
Chicot, et il faut bien que je m'occupe à quelque chose, moi, pauvre
fainéant, qui n'ai rien à faire, tandis que vous vous pourléchez les
moustaches, vous autres, du fumet de ces bons loups que vous allez forcer
à douze ou quinze que vous êtes.

-- Ah! oui, dit le roi en souriant encore de la satire, les habits
d'abord, puis le nombre; raille, raille, mon cher Chicot.

-- Oh! sire!

-- Mais je te ferai observer que tu n'es pas indulgent, mon fils: le Béarn
n'est pas grand comme la France; le roi, là-bas, marche toujours avec deux
cents veneurs, moi, ici, je pars avec douze, comme tu vois.

-- Oui, sire.

-- Mais, continua Henri, tu vas croire que je gasconne, Chicot: eh bien!
quelquefois ici, ce qui n'arrive point là-bas, quelquefois ici, des
gentilshommes de campagne, apprenant que je fais chasse, quittent leurs
maisons, leurs châteaux, leurs mas, et viennent se joindre à moi, ce qui
parfois me compose une assez belle escorte.

-- Vous verrez, sire, que je n'aurai pas le bonheur d'assister à une chose
pareille, dit Chicot; en vérité, sire, je suis en guignon.

-- Qui sait! répondit Henri avec son rire goguenard.

Puis, comme on avait laissé Nérac, franchi les portes de la ville, comme
depuis une demi-heure à peu près on marchait déjà dans la campagne:

-- Tiens, dit Henri à Chicot, en amenant sa main au-dessus de ses yeux
pour s'en faire une visière, tiens, je ne me trompe pas, je pense.

-- Qu'y a-t-il? demanda Chicot.

-- Regarde donc là-bas aux barrières du bourg de Moiras; ne sont-ce point
des cavaliers que j'aperçois?

Chicot se haussa sur ses étriers.

-- Ma foi, sire, je crois que oui, dit-il.

-- Et moi j'en suis sûr.

-- Cavaliers, oui, dit Chicot en regardant avec plus d'attention; mais
chasseurs, non.

-- Pourquoi pas chasseurs?

-- Parce qu'ils sont armés comme des Roland et des Amadis, répondit
Chicot.

-- Eh! qu'importe l'habit, mon cher Chicot; tu as déjà appris en nous
voyant que l'habit ne fait pas le chasseur.

-- Mais, s'écria Chicot, je vois au moins deux cents hommes là-bas.

-- Eh bien! que prouve cela, mon fils? que Moiras est une bonne redevance.

Chicot sentit sa curiosité aiguillonnée de plus en plus.

La troupe que Chicot avait dénombrée au plus bas chiffre, car elle se
composait de deux cent cinquante cavaliers, se joignit silencieusement à
l'escorte; chacun des hommes qui la composaient était bien monté, bien
équipé, et le tout était commandé par un homme de bonne mine, qui vint
baiser la main de Henri avec courtoisie et dévoûment.

On passa le Gers à gué; entre le Gers et la Garonne, dans un pli de
terrain, on trouva une seconde troupe d'une centaine d'hommes: le chef
s'approcha de Henri et parut s'excuser de ne pas lui amener un plus grand
nombre de chasseurs. Henri accueillit ses excuses en lui tendant la main.

On continua de marcher et l'on trouva la Garonne; comme on avait traversé
le Gers, on traversa la Garonne; seulement comme la Garonne est plus
profonde que le Gers, aux deux tiers du fleuve, on perdit pied, et il
fallut nager pendant l'espace de trente ou quarante pas; cependant, contre
toute attente, on atteignit l'autre rive sans accident.

-- Tudieu! dit Chicot, quels exercices faites-vous donc, sire? quand vous
avez des ponts au-dessus et au-dessous d'Agen, vous trempez comme cela vos
cuirasses dans l'eau?

-- Mon cher Chicot, dit Henri, nous sommes des sauvages, nous autres; il
faut donc nous pardonner; tu sais bien que feu mon frère Charles
m'appelait son sanglier; or, le sanglier, -- mais tu n'es pas chasseur,
toi, tu ne sais pas cela; -- or, le sanglier ne se dérange jamais: il va
droit son chemin; je l'imite, ayant son nom; je ne me dérange pas non
plus. Un fleuve se présente sur mon chemin, je le coupe; une ville se
dresse devant moi, ventre saint-gris! je la mange comme un pâté.

Cette facétie du Béarnais souleva de grands éclats de rire autour de lui.

M. de Mornay seul, toujours aux côtés du roi, ne rit point avec bruit; il
se contenta de se pincer les lèvres, ce qui était chez lui l'indice d'une
hilarité extravagante.

-- Mornay est de bien bonne humeur aujourd'hui, dit le Béarnais tout
joyeux à l'oreille de Chicot, il vient de rire de ma plaisanterie.

Chicot se demanda duquel des deux il devait rire, ou du maître, si heureux
d'avoir fait rire son serviteur, ou du serviteur, si difficile à égayer.

Mais avant toute chose, le fond de la pensée pour Chicot demeurait
l'étonnement.

De l'autre côté de la Garonne, à une demi-lieue du fleuve à peu près,
trois cents cavaliers cachés dans une forêt de pins apparurent aux yeux de
Chicot.

-- Oh! oh! monseigneur, dit-il tout bas à Henri, est-ce que ces gens ne
seraient point des jaloux qui auraient entendu parler de votre chasse et
qui auraient dessein de s'y opposer?

-- Non pas, dit Henri, et tu te trompes encore cette fois, mon fils: ces
gens sont des amis qui nous viennent de Puymirol, de vrais amis.

-- Tudieu! sire, vous allez avoir plus d'hommes à votre suite que vous ne
trouverez d'arbres dans la forêt.

-- Chicot, mon enfant, dit Henri, je crois, Dieu me pardonne, que le bruit
de ton arrivée s'est déjà répandu dans le pays, et que ces gens-là
accourent des quatre coins de la province pour faire honneur au roi de
France, dont tu es l'ambassadeur.

Chicot avait trop d'esprit pour ne pas s'apercevoir que depuis quelque
temps déjà on se moquait de lui.

Il en prit de l'ombrage, mais non pas de l'humeur.

La journée finit à Monroy, où les gentilshommes de la contrée, réunis
comme s'ils eussent été prévenus d'avance que le roi de Navarre devait
passer, lui offrirent un beau souper, dont Chicot prit sa part avec
enthousiasme, attendu qu'on n'avait pas jugé à propos de s'arrêter en
route pour une chose si peu importante que le dîner, et qu'en conséquence
on n'avait point mangé depuis Nérac.

On avait gardé pour Henri la plus belle maison de la ville, la moitié de
la troupe coucha dans la rue où était le roi, l'autre en dehors des
portes.

-- Quand donc entrerons-nous en chasse? demanda Chicot à Henri au moment
où celui-ci se faisait débotter.

-- Nous ne sommes pas encore sur le territoire des loups, mon cher Chicot,
répondit Henri.

-- Et quand y serons-nous, sire?

-- Curieux!

-- Non pas, sire; mais, vous comprenez, on désire savoir où l'on va.

-- Tu le sauras demain, mon fils; en attendant couche-toi là, sur les
coussins à ma gauche; tiens, voilà déjà Mornay qui ronfle à ma droite.

-- Peste! dit Chicot, il a le sommeil plus bruyant que la veille.

-- Oui, c'est vrai, dit Henri, il n'est pas bavard; mais c'est à la chasse
qu'il faut le voir, et tu le verras.

Le jour paraissait à peine, quand un grand bruit de chevaux réveilla
Chicot et le roi de Navarre.

Un vieux gentilhomme, qui voulut servir le roi lui-même, apporta à Henri
la tartine de miel et le vin épicé du matin.

Mornay et Chicot furent servis par les serviteurs du vieux gentilhomme.

Le repas fini on sonna le boute-selle.

-- Allons, allons, dit Henri, nous avons une bonne journée à faire
aujourd'hui; à cheval, messieurs, à cheval!

Chicot vit avec étonnement que cinq cents cavaliers avaient grossi
l'escorte.

Ces cinq cents cavaliers étaient arrivés pendant la nuit.

-- Ah ça! mais, dit-il, ce n'est pas une suite que vous avez, sire, ce
n'est plus même une troupe, c'est une armée.

Henri ne répondit rien que ces trois mots:

-- Attends encore, attends.

A Lauzerte six cents hommes de pied vinrent se ranger derrière cette
troupe de cavaliers.

-- Des fantassins! s'écria Chicot, de la pédaille!

-- Des rabatteurs, fit le roi, rien autre chose que des rabatteurs.

Chicot fronça le sourcil et de ce moment il ne parla plus.

Vingt fois ses yeux se tournèrent vers la campagne, c'est-à-dire que vingt
fois l'idée de fuir lui traversa l'esprit. Mais Chicot avait sa garde
d'honneur, sans doute à titre de représentant du roi de France.

Il en résultait que Chicot était si bien recommandé à cette garde, comme
un personnage de la plus haute importance, qu'il ne faisait pas un geste
sans que ce geste ne fût répété par dix hommes.

Cela lui déplut, et il en dit deux mots au roi.

-- Dame! lui dit Henri, c'est ta faute, mon enfant; tu as voulu te sauver
de Nérac, et j'ai peur que tu ne veuilles te sauver encore.

-- Sire, répondit Chicot, je vous engage ma foi de gentilhomme que je n'y
essaierai même pas.

-- A la bonne heure.

-- D'ailleurs j'aurais tort.

-- Tu aurais tort?

-- Oui; car, en restant, je suis destiné, je crois, à voir des choses
curieuses.

-- Eh bien, je suis aise que ce soit ton opinion, mon cher Chicot, car
c'est aussi la mienne.

En ce moment on traversait la ville de Montcuq, et quatre petites pièces
de campagne prenaient rang dans l'armée.

-- Je reviens à ma première idée, sire, dit Chicot, que les loups de ce
pays sont des maîtres loups, et qu'on les traite avec des égards inconnus
aux loups ordinaires: de l'artillerie pour eux, sire!

-- Ah! tu as remarqué? dit Henri, c'est une manie des gens de Montcuq,
depuis que je leur ai donné pour leurs exercices ces quatre pièces, que
j'ai fait acheter en Espagne et qu'on m'a passées en fraude, ils les
traînent partout.

-- Enfin, murmura Chicot, arriverons-nous aujourd'hui, sire?

-- Non, demain.

-- Demain matin ou demain soir?

-- Demain matin.

-- Alors, dit Chicot, c'est à Cahors que nous chassons, n'est-ce pas,
sire?

-- C'est de ce côté-là, fit le roi.

-- Mais comment, sire, vous qui avez de l'infanterie, de la cavalerie et
de l'artillerie pour chasser le loup, comment avez-vous oublié de prendre
l'étendard royal? L'honneur que vous faites à ces dignes animaux eût été
complet.

-- On ne l'a pas oublié, Chicot, ventre saint-gris! on n'aurait eu garde:
seulement on le laisse à l'étui de peur de le salir. Mais puisque tu veux
un étendard, mon enfant, pour savoir sous quelle bannière tu marches, on
va t'en montrer un beau. Tirez l'étendard de son fourreau, commanda le
roi, monsieur Chicot désire savoir comment sont faites les armes de
Navarre.

-- Non, non, c'est inutile, dit Chicot; plus tard; laissez-le où il est,
il est bien.

-- D'ailleurs, sois tranquille, dit le roi, tu le verras en temps et lieu.

On passa la seconde nuit à Catus, à peu près de la même façon qu'on avait
passé la première; depuis le moment où Chicot avait donné sa parole
d'honneur de ne pas fuir, on ne faisait plus attention à lui.

Il fit un tour par le village et alla jusqu'aux avant-postes. De tous
côtés des troupes de cent, cent cinquante, deux cents hommes, venaient se
joindre à l'armée. Cette nuit, c'était le rendez-vous des fantassins.

-- C'est bien heureux que nous n'allions pas jusqu'à Paris, dit Chicot,
nous y arriverions avec cent mille hommes.

Le lendemain, à huit heures du matin, on était en vue de Cahors, avec
mille hommes de pied et deux mille chevaux.

On trouva la ville en défense; des éclaireurs avaient alarmé le pays; M.
de Vezin s'était aussitôt précautionné.

-- Ah! ah! fit le roi, à qui Mornay communiqua cette nouvelle, nous sommes
prévenus; c'est contrariant.

-- Il faudra faire le siège en règle, sire, dit Mornay; nous attendons
encore deux mille hommes à peu près, c'est autant qu'il nous faut, pour
balancer les chances du moins.

-- Assemblons le conseil, dit M. de Turenne, et commençons les tranchées.

Chicot regardait toutes ces choses, et écoutait toutes ces paroles d'un
air effaré.

La mine pensive et presque piteuse du roi de Navarre le confirmait dans
ses soupçons, que Henri était un pauvre homme de guerre, et cette
conviction seule le rassurait un peu.

Henri avait laissé parler tout le monde, et, pendant l'émission des divers
avis, il était resté muet comme un poisson.

Tout à coup il sortit de sa rêverie, releva la tête, et du ton du
commandement:

-- Messieurs, dit-il, voilà ce qu'il faut faire. Nous avons trois mille
hommes, et deux que vous attendez, dites-vous, Mornay?

-- Oui, sire.

-- Cela fera cinq mille en tout; dans un siège en règle on nous en tuera
mille ou quinze cents en deux mois; la mort de ceux-là découragera les
autres: nous serons obligés de lever le siège et de battre en retraite; en
battant en retraite, nous en perdrons mille autres, ce sera la moitié de
nos forces.

Sacrifions cinq cents hommes tout de suite et prenons Cahors.

-- Comment entendez-vous cela, sire? demanda Mornay.

-- Mon cher ami, nous irons droit à celle des portes qui se trouvera la
plus proche de nous. Nous trouverons un fossé sur notre route; nous le
comblerons avec des fascines; nous laisserons deux cents hommes à terre,
mais nous atteindrons la porte.

-- Après, sire?

-- Après la porte atteinte, nous la ferons sauter avec des pétards, et
l'on se logera. Ce n'est pas plus difficile que cela.

Chicot regarda Henri, tout épouvanté.

-- Oui, grommela-t-il, poltron et vantard, voilà bien mon Gascon; est-ce
toi, dis, qui iras placer le pétard sous la porte?

A l'instant même, comme s'il eût entendu l'_aparté_ de Chicot, Henri
ajouta:

-- Ne perdons pas de temps, messieurs, la viande refroidirait; allons en
avant, et qui m'aime me suive!

Chicot s'approcha de Mornay, à qui il n'avait pas eu le temps, tout le
long de la route, d'adresser une seule parole.

-- Dites donc, monsieur le comte, lui glissa-t-il à l'oreille, est-ce que
vous avez envie de vous faire écharper tous?

-- Monsieur Chicot, il nous faut cela pour bien nous mettre en train,
répliqua tranquillement Mornay.

-- Mais vous ferez tuer le roi!

-- Bah! Sa Majesté a une bonne cuirasse!

-- D'ailleurs, dit Chicot, il ne sera pas si fou que d'aller aux coups, je
présume?

Mornay haussa les épaules et tourna les talons à Chicot.

-- Allons, dit Chicot, je l'aime encore mieux quand il dort que quand il
veille, quand il ronfle que quand il parle; il est plus poli.




LV


COMMENT LE ROI HENRI DE NAVARRE SE COMPORTA LA PREMIÈRE FOIS QU'IL VIT LE
FEU


La petite armée s'avança jusqu'à deux portées de canon de la ville; là on
déjeuna.

Le repas pris, il fut accordé deux heures aux officiers et aux soldats
pour se reposer.

Il était trois heures de l'après-midi, c'est-à-dire qu'il restait deux
heures de jour à peine, lorsque le roi fit appeler les officiers sous sa
tente.

Henri était fort pâle, et tandis qu'il gesticulait, ses mains tremblaient
si visiblement, qu'elles laissaient aller leurs doigts comme des gants
pendus pour sécher. -- Messieurs, dit-il, nous sommes venus pour prendre
Cahors; il faut donc prendre Cahors, puisque nous sommes venus pour cela;
mais il faut prendre Cahors par force, par force, entendez-vous? c'est-à-
dire en enfonçant du fer et du bois avec de la chair.

-- Pas mal, fit Chicot, qui écoutait en épilogueur, et si le geste ne
démentait pas la parole, on ne pourrait guère demander autre chose, même à
M. de Crillon.

-- Monsieur le maréchal de Biron, continua Henri, monsieur le maréchal de
Biron, qui a juré de faire pendre jusqu'au dernier huguenot, tient la
campagne à quarante-cinq lieues d'ici. Un messager, selon toute
probabilité, lui est déjà, à l'heure qu'il est, expédié par M. de Vezin.
Dans quatre ou cinq jours, il sera sur notre dos; il a dix mille hommes
avec lui: nous serons pris entre la ville et lui. Ayons donc pris Cahors
avant qu'il n'arrive, et nous le recevrons comme M. de Vezin s'apprête à
nous recevoir, mais avec une meilleure fortune, je l'espère. Dans le cas
contraire, au moins, il aura de bonnes poutres catholiques pour pendre les
huguenots, et nous lui devons bien cette satisfaction. Allons, sus, sus,
messieurs! je vais me mettre à votre tête, et des coups, ventre saint-
gris! des coups comme s'il en grêlait.

Ce fut là toute l'allocution royale; mais elle était suffisante, à ce
qu'il paraît, car les soldats y répondirent par des murmures enthousiastes
et les officiers par des bravos frénétiques.

-- Beau phraseur, toujours Gascon, dit Chicot à part lui. Comme il est
heureux qu'on ne parle pas avec les mains! Ventre de biche! le Béarnais
aurait rudement bégayé: d'ailleurs nous le verrons à l'oeuvre.

La petite armée partit sous le commandement de Mornay pour prendre ses
positions.

Au moment où elle s'ébranla pour se mettre en marche, le roi vint à
Chicot.

-- Pardonne-moi, ami Chicot, lui dit-il; je t'ai trompé en te parlant
chasse, loups et autres balivernes; mais je le devais décidément, et c'est
ton avis à toi-même, puisque tu me l'as dit en toutes lettres. Décidément
le roi Henri ne veut pas me payer la dot de sa soeur Margot, et Margot
crie, Margot pleure pour avoir son cher Cahors. Il faut faire ce que femme
veut pour avoir la paix dans son ménage: je vais donc essayer de prendre
Cahors, mon cher Chicot.

-- Que ne vous a-t-elle demandé la lune, sire, puisque vous êtes si
complaisant mari? répliqua Chicot, piqué des plaisanteries royales.

-- J'eusse essayé, Chicot, dit le Béarnais: je l'aime tant, cette chère
Margot!

-- Oh! vous avez bien assez de Cahors, et nous allons voir comment vous
allez vous en tirer.

-- Ah! voilà justement où j'en voulais venir; écoute, ami Chicot: le
moment est suprême et surtout désagréable. Ah! je ne fais pas blanc de mon
épée, moi; je ne suis pas brave, et la nature se révolte en moi à chaque
arquebusade. Chicot, mon ami, ne te moque pas trop du pauvre Béarnais, ton
compatriote et ton ami; si j'ai peur et que tu t'en aperçoives, ne le dis
pas.

-- Si vous avez peur, dites-vous?

-- Oui.

-- Vous avez donc peur d'avoir peur?

-- Sans doute.

-- Mais alors, ventre de biche! si c'est là votre naturel, pourquoi diable
vous fourrez-vous dans toutes ces affaires-là?

-- Dame! quand il le faut.

-- M. de Vezin est un terrible homme!

-- Je le sais cordieu bien!

-- Qui ne fera de quartier à personne.

-- Tu crois, Chicot?

-- Oh! j'en suis sûr, quant à cela; plume rouge ou plume blanche, peu lui
importe; il criera aux canons: Feu!

-- Tu dis cela pour mon panache blanc, Chicot.

-- Oui, sire, et comme vous êtes le seul qui en ayez un de cette
couleur....

-- Après?

-- Je vous donnerai le conseil de l'ôter, sire. -- Mais, mon ami, puisque
je l'ai mis pour qu'on me reconnaisse; si je l'ôte....

-- Eh bien?

-- Eh bien! mon but sera manqué, Chicot.

-- Vous le garderez donc, sire, malgré mon avis?

-- Oui, décidément je le garde.

Et en prononçant ces paroles, qui indiquaient une résolution bien arrêtée,
Henri tremblait plus visiblement encore qu'en haranguant ses officiers.

-- Voyons, dit Chicot, qui ne comprenait rien à cette double
manifestation, si différente, de la parole et du geste: voyons, il en est
temps encore, sire, ne faites pas de folies, vous ne pouvez pas monter à
cheval dans cet état.

-- Je suis donc bien pâle, Chicot? demanda Henri.

-- Pâle comme un mort, sire.

-- Bon! fit le roi.

-- Comment, bon?

-- Oui, je m'entends.

En ce moment, le bruit du canon de la place, accompagné d'une mousquetade
furieuse, se fit entendre: c'était M. de Vezin qui répondait à la
sommation de se rendre que lui adressait Duplessis-Mornay.

-- Hein! dit Chicot, que pensez-vous de cette musique?

-- Je pense qu'elle me fait un froid de diable dans la moelle des os,
répliqua Henri. Allons! mon cheval, mon cheval! s'écria-t-il d'une voix
saccadée et cassante comme le ressort d'une horloge.

Chicot le regardait et l'écoutait sans rien comprendre à l'étrange
phénomène qui se développait sous ses yeux.

Henri se mit en selle, mais il s'y reprit à deux fois.

-- Allons, Chicot, dit-il, à cheval aussi, toi, tu n'es pas homme de
guerre non plus, hein?

-- Non, sire.

-- Eh bien! viens, Chicot, nous allons avoir peur ensemble, viens voir le
feu, mon ami, viens; un bon cheval à M. Chicot!

Chicot haussa les épaules, et monta sans sourciller un beau cheval
d'Espagne qu'on lui amena d'après l'ordre que le roi venait de donner.

Henri mit sa monture au galop; Chicot le suivit.

En arrivant sur le front de sa petite armée, Henri leva la visière de son
casque.

-- Hors le drapeau! le drapeau neuf dehors! cria-t-il d'une voix
chevrotante.

On tira le fourreau, et le drapeau neuf, au double écusson de Navarre et
de Bourbon, se déploya majestueusement dans les airs; il était blanc, et
portait sur azur d'un côté les chaînes d'or, de l'autre côté les fleurs de
lis d'or avec le lambel posé en coeur.

-- Voilà, dit Chicot à part lui, un drapeau qui sera bien mal étrenné,
j'en ai peur.

En ce moment, et comme pour répondre à la pensée de Chicot, le canon de la
place tonna, et ouvrit une file tout entière d'infanterie à dix pas du
roi.

-- Ventre saint-gris! dit-il, as-tu vu, Chicot? c'est pour tout de bon, il
me semble.

Et ses dents claquaient.

-- Il va se trouver mal, dit Chicot.

-- Ah! murmura Henri, ah! tu as peur, carcasse maudite, tu grelottes, tu
trembles; attends, je vais te faire trembler pour quelque chose.

Et enfonçant ses deux éperons dans le ventre du cheval blanc qui le
portait, il devança cavalerie, infanterie et artillerie, et arriva à cent
pas de la place, rouge du feu des batteries qui tonnaient du haut du
rempart, pareil à un fracas de tempête, et qui se reflétait sur son armure
comme les rayons d'un soleil couchant.

Là, il tint son cheval immobile pendant dix minutes, la face tournée vers
la porte de la ville, et criant:

-- Les fascines, ventre saint-gris, les fascines!

Mornay l'avait suivi, visière levée, épée au poing.

Chicot fit comme Mornay; il s'était laissé cuirasser, mais il ne tira
point l'épée.

Derrière ces trois hommes, bondirent, exaltés par l'exemple, les jeunes
gentilshommes huguenots criant et hurlant:

-- Vive Navarre!

Le vicomte de Turenne marchait à leur tête, une fascine sur le cou de son
cheval.

Chacun vint et jeta sa fascine; en un instant le fossé creusé sous le
pont-levis fut comblé.

Les artilleurs s'élancèrent; en perdant trente hommes sur quarante, ils
réussirent à placer leurs pétards sous la porte.

La mitraille et la mousqueterie sifflaient comme un ouragan de feu autour
de Henri; vingt hommes tombèrent en un instant à ses yeux.

-- En avant! en avant! dit-il; et il poussa son cheval au milieu des
artilleurs.

Et il arriva au bord du fossé au moment où le premier pétard venait de
jouer.

La porte s'était fendue en deux endroits.

Les artilleurs allumèrent le second pétard.

Il se fit une nouvelle gerçure dans le bois; mais aussitôt par la triple
ouverture, vingt arquebuses passèrent, qui vomirent des balles sur les
soldats et les officiers.

Les hommes tombaient autour du roi comme des épis fauchés.

-- Sire, disait Chicot sans songer à lui, sire, au nom du ciel, retirez-
vous.

Mornay ne disait rien, mais il était fier de son élève, et de temps en
temps il essayait de se mettre devant lui; mais Henri l'écartait de la
main par une secousse nerveuse.

Tout à coup Henri sentit que la sueur perlait à son front et qu'un
brouillard passait sur ses yeux.

-- Ah! nature maudite! s'écria-t-il, il ne sera pas dit que tu m'auras
vaincu.

Puis, sautant à bas de son cheval:

-- Une hache! cria-t-il, une hache!

Et d'un bras vigoureux il abattit canons d'arquebuses, lambeaux de chêne
et clous de bronze. Enfin une poutre tomba, un pan de porte, un pan de
mur, et cent hommes se précipitèrent par la brèche en criant:

-- Navarre! Navarre! Cahors est à nous! Vive Navarre!

Chicot n'avait pas quitté le roi; il était avec lui sous la voûte de la
porte où Henri était entré un des premiers; mais, à chaque arquebusade, il
le voyait frissonner et baisser la tête.

-- Ventre saint-gris! disait Henri furieux, as-tu jamais vu pareille
poltronnerie, Chicot?

-- Non, sire, répliqua celui-ci, je n'ai jamais vu de poltron pareil à
vous; c'est effrayant.

En ce moment, les soldats de M. de Vezin tentèrent de déloger Henri et son
avant-garde, établis sous la porte et dans les maisons environnantes.

Henri les reçut l'épée à la main.

Mais les assiégés furent les plus forts; ils réussirent à repousser Henri
et les siens au-delà du fossé.

-- Ventre saint-gris! s'écria le roi, je crois que mon drapeau recule; en
ce cas-là, je le porterai moi-même.

Et d'un effort sublime, arrachant son étendard des mains de celui qui le
portait, il le leva en l'air et le premier rentra dans la place, à moitié
enveloppé dans ses plis flottants.

-- Aie donc peur! disait-il, tremble donc maintenant, poltron!

Les balles sifflaient et s'aplatissaient sur ses armes avec un bruit
strident, et trouaient le drapeau avec un bruit mat et sourd.

MM. de Turenne, Mornay et mille autres s'engouffrèrent dans cette porte
ouverte, s'élançant à la suite du roi.

Le canon dut se taire à l'extérieur: c'était face à face, c'était corps à
corps, qu'il fallait désormais lutter.

On entendit au-dessus du bruit des armes, du fracas des mousquetades, des
froissements du fer, M. de Vezin qui criait:

-- Barricadez les rues, faites des fossés, crénelez les maisons.

-- Oh! dit M. de Turenne qui était assez proche pour l'entendre, le siège
de la ville est fait, mon pauvre Vezin.

Et en manière d'accompagnement à ces paroles, il lui tira un coup de
pistolet qui le blessa au bras.

-- Tu te trompes, Turenne, tu te trompes, répondit M. de Vezin, il y a
vingt sièges dans Cahors; donc, s'il y en a un de fait, il en reste encore
dix-neuf à faire.

M. de Vezin se défendit cinq jours et cinq nuits de rue en rue, de maison
en maison.

Par bonheur pour la fortune naissante de Henri de Navarre, il avait trop
compté sur les murailles et la garnison de Cahors, de sorte qu'il avait
négligé de faire prévenir M. de Biron.

Pendant cinq jours et cinq nuits, Henri commanda comme un capitaine et
combattit comme un soldat; pendant cinq jours et cinq nuits, il dormit la
tête sur une pierre et s'éveilla la hache au poing.

Chaque jour, on conquérait une rue, une place, un carrefour; chaque nuit
la garnison essayait de reprendre la conquête du jour.

Enfin dans la nuit du quatrième au cinquième jour, l'ennemi harassé parut
devoir donner quelque repos à l'armée protestante. Ce fut Henri qui
l'attaqua à son tour; on força un poste retranché qui coûta sept cents
hommes; presque tous les bons officiers y furent blessés; M. de Turenne
fut atteint d'une arquebusade à l'épaule, Mornay reçut un grès sur la tête
et faillit être assommé.

Le roi seul ne fut point atteint: à la peur qu'il avait éprouvée d'abord
et qu'il avait si héroïquement vaincue, avait succédé une agitation
fébrile, une audace presque insensée; toutes les attaches de son armure
étaient brisées, autant par ses propres efforts que par les coups des
ennemis; il frappait si rudement, que jamais un coup de lui ne blessait
son homme; il le tuait. Quand ce dernier poste fut forcé, le roi entra
dans l'enceinte, suivi de l'éternel Chicot, qui, silencieux et sombre,
voyait, depuis cinq jours et avec désespoir, grandir à ses côtés le
fantôme effrayant d'une monarchie destinée à étouffer la monarchie des
Valois.

-- Eh bien! qu'en penses-tu, Chicot? dit le roi, en haussant la visière de
son casque, et comme s'il eût pu lire dans l'âme du pauvre ambassadeur.

-- Sire, murmura Chicot avec tristesse, sire, je pense que vous êtes un
véritable roi.

-- Et moi, sire, s'écria Mornay, je dis que vous êtes un imprudent:
comment! gantelets à bas et visière haute quand on tire sur vous de tous
côtés, et tenez, encore une balle!

En effet, en ce moment, une balle coupait en sifflant une des plumes du
cimier de Henri.

Au même instant et comme pour donner pleine raison à Mornay, le roi fut
enveloppé par une dizaine d'arquebusiers de la troupe particulière du
gouverneur.

Ils avaient été embusqués là par M. de Vezin, et tiraient bas et juste.

Le cheval du roi fut tué, celui de Mornay eut la jambe cassée.

Le roi tomba, dix épées se levèrent sur lui.

Chicot seul était resté debout, il sauta à bas de son cheval, se jeta en
avant du roi, et fit avec sa rapière un moulinet si rapide, qu'il écarta
les plus avancés.

Puis, relevant Henri embarrassé dans les harnais de sa monture, il lui
amena son propre cheval, et lui dit:

-- Sire, vous témoignerez au roi de France que, si j'ai tiré l'épée contre
lui, je n'ai du moins touché personne.

Henri attira Chicot à lui, et, les larmes aux yeux, l'embrassa.

-- Ventre saint-gris! dit-il, tu seras à moi, Chicot; tu vivras, tu
mourras avec moi, mon enfant. Va, mon service est bon comme mon coeur.

-- Sire, répondit Chicot, je n'ai qu'un service à suivre en ce monde,
c'est celui de mon prince. Hélas! il va diminuant de lustre, mais je serai
fidèle à l'adverse fortune, moi qui ai dédaigné la prospère. Laissez-moi
donc servir et aimer mon roi tant qu'il vivra, sire; je serai bientôt seul
avec lui, ne lui enviez donc point son dernier serviteur.

-- Chicot, répliqua Henri, je retiens votre promesse, vous entendez! vous
m'êtes cher et sacré, et après Henri de France vous aurez Henri de Navarre
pour ami.

-- Oui, sire, répondit simplement Chicot, en baisant avec respect la main
du roi.

-- Maintenant, vous voyez, mon ami, dit le roi, Cahors est à nous; M. de
Vezin y fera tuer tout son monde; mais moi, plutôt que de reculer, j'y
ferais tuer tout le mien.

La menace était inutile, et Henri n'avait pas besoin de s'obstiner plus
longtemps. Ses troupes, conduites par M. de Turenne, venaient de faire
main-basse sur la garnison; M. de Vezin était pris.

La ville était rendue.

Henri prit Chicot par la main et l'amena dans une maison toute brûlante et
toute trouée de balles, qui lui servait de quartier général, et là il
dicta une lettre à M. de Mornay, pour que Chicot la portât au roi de
France.

Cette lettre était rédigée en mauvais latin et finissait par ces mots:

    _Quod mihi dixisti profuit multum. Cognosco meos devotos, nosce tuos.
    Chicotus caetera expediet._

Ce qui signifie à peu près:

    « Ce que vous m'avez dit m'a été fort utile. Je connais mes fidèles,
    connaissez les vôtres. Chicot vous dira le reste. »

-- Et maintenant, ami Chicot, continua Henri, embrassez-moi et prenez
garde de vous souiller, car, Dieu me pardonne! je suis sanglant comme un
boucher. Je vous offrirais bien une part de venaison si je savais que vous
dussiez l'accepter, mais je vois dans vos yeux que vous refuseriez.
Toutefois, voici ma bague, prenez-la, je le veux; et puis, adieu, Chicot,
je ne vous retiens plus; piquez vers la France, vous aurez du succès à la
cour en racontant ce que vous avez vu.

Chicot accepta la bague et partit. Il fut trois jours à se persuader qu'il
n'avait pas fait un rêve et qu'il ne se réveillerait pas à Paris devant
les fenêtres de sa maison, à laquelle M. de Joyeuse donnait des sérénades.




LVI

CE QUI SE PASSAIT AU LOUVRE VERS LE MÊME TEMPS A PEU PRÈS OÙ CHICOT
ENTRAIT DANS LA VILLE DE NÉRAC


La nécessité où nous nous sommes trouvé de suivre notre ami Chicot
jusqu'au bout de sa mission, nous a un peu longuement, nous en demandons
bien pardon à nos lecteurs, écarté du Louvre.

Il ne serait cependant pas juste d'oublier plus longtemps et le détail des
suites de l'entreprise de Vincennes et celui qui en avait été l'objet.

Le roi, après avoir passé si bravement devant le danger, avait éprouvé
cette émotion rétrospective que ressentent parfois les coeurs les plus
forts, lorsque le danger est loin; il était donc rentré au Louvre sans
rien dire; il avait fait ses prières un peu plus longues que d'habitude,
et, une fois livré à Dieu, il avait oublié de remercier, tant sa ferveur
était grande, les officiers si vigilants et les gardes si dévoués qui
l'avaient aidé à sortir du péril.

Puis il se mit au lit, étonnant ses valets de chambre par la rapidité avec
laquelle il fit sa toilette; on eût dit qu'il avait hâte de dormir pour
retrouver le lendemain ses idées plus fraîches et plus lucides.

Aussi d'Épernon, qui était resté dans la chambre du roi le dernier de
tous, attendant toujours un remercîment, en sortit-il de fort mauvaise
humeur, voyant que le remercîment n'était point venu.

Et Loignac, debout près de la portière de velours, voyant que M. d'Épernon
passait sans souffler mot, se retourna-t-il brusquement vers les quarante-
cinq en leur disant:

-- Le roi n'a plus besoin de vous, messieurs, allez vous coucher.

A deux heures du matin, tout le monde dormait au Louvre.

Le secret de l'aventure avait été fidèlement gardé et n'avait transpiré
nulle part. Les bons bourgeois de Paris ronflaient donc
consciencieusement, sans se douter qu'ils avaient touché du bout du doigt
à l'avènement au trône d'une dynastie nouvelle.

M. d'Épernon se fit débotter sur-le-champ, et au lieu de courir la ville,
comme il en avait l'habitude, avec une trentaine de cavaliers, il suivit
l'exemple que lui avait donné son illustre maître en se mettant au lit
sans adresser la parole à personne.

Le seul Loignac qui, pareil au _justum et tenacem_ d'Horace, n'eût pas été
distrait de ses devoirs par la chute du monde, le seul Loignac visita les
postes des Suisses et des gardes françaises qui faisaient leur service
avec régularité, mais sans excès de zèle.

Trois légères infractions aux lois de la discipline furent punies cette
nuit-là comme des fautes graves.

Le lendemain Henri, dont tant de gens attendaient le réveil avec
impatience, pour savoir à quoi s'en tenir sur ce qu'ils devaient espérer
de lui, le lendemain Henri prit quatre bouillons dans son lit au lieu de
deux, qu'il avait l'habitude de prendre, et fit prévenir M. d'O et M. de
Villequier qu'ils eussent à venir travailler dans sa chambre à la
rédaction d'un nouvel édit des finances.

La reine reçut avis de dîner seule, et, comme elle faisait témoigner par
un gentilhomme quelque inquiétude pour la santé de Sa Majesté, Henri
daigna répondre que le soir il recevrait les dames et ferait la collation
dans son cabinet.

Même réponse fut faite à un gentilhomme de la reine-mère, qui, depuis deux
ans retirée en son hôtel de Soissons, envoyait cependant chaque jour
prendre des nouvelles de son fils.

MM. les secrétaires d'État se regardèrent avec inquiétude. Le roi était ce
matin-là distrait au point que leurs énormités en matière d'exactions
n'arrachèrent pas même un sourire à Sa Majesté.

Or, la distraction d'un roi est surtout inquiétante pour des secrétaires
d'État.

Mais, en échange, Henri jouait avec master Love, lui disant, chaque fois
que l'animal serrait ses doigts effilés entre ses petites dents blanches:

-- Ah! ah! rebelle! tu me veux mordre aussi, toi? ah! ah! petit chien, tu
t'attaques aussi à ton roi? mais tout le monde s'en mêle donc aujourd'hui?

Puis Henri, avec autant d'efforts apparents qu'Hercule, fils d'Alcmène, en
fit pour dompter le lion de Némée, Henri domptait ce monstre gros comme le
poing, tout en lui disant avec une satisfaction indicible:

-- Vaincu, master Love, vaincu, infâme ligueur de master Love, vaincu!
vaincu!! vaincu!!!

Ce fut tout ce que MM. d'O et Villequier, ces deux grands diplomates qui
croyaient qu'aucun secret humain ne devait leur échapper, purent saisir au
passage. A part ces apostrophes à master Love, Henri était demeuré
parfaitement silencieux.

Il eut à signer, il signa; il eut à écouter, il écouta en fermant les yeux
avec tant de naturel, qu'il fut impossible de savoir s'il écoutait ou s'il
dormait.

Enfin trois heures de l'après-midi sonnèrent.

Le roi fit appeler M. d'Épernon.

On lui répondit que le duc passait la revue des chevau-légers.

Il demanda Loignac.

On lui répondit que Loignac essayait des chevaux limousins.

On s'attendait à voir le roi contrarié de ce double échec que venait de
subir sa volonté; pas du tout: contre l'attente générale, le roi, de l'air
le plus dégagé du monde, se mit à siffloter une fanfare de chasse,
distraction à laquelle il ne se livrait que lorsqu'il était parfaitement
satisfait de lui.

Il était évident que toute l'envie que le roi avait eue de se taire depuis
le matin se changeait en une démangeaison croissante de parler.

Cette démangeaison finit par devenir un besoin irrésistible; mais le roi,
n'ayant personne, fut obligé de parler tout seul.

Il demanda son goûter, et, pendant qu'il goûtait, se fit faire une lecture
édifiante, qu'il interrompit pour dire au lecteur:

-- C'est Plutarque, n'est-ce pas, qui a écrit la vie de Sylla?

Le lecteur, qui lisait du sacré, et que l'on interrompait par une question
profane, se retourna avec étonnement du côté du roi.

Le roi répéta sa question.

-- Oui, sire, répondit le lecteur.

-- Vous souvenez-vous de ce passage où l'historien raconte que le
dictateur évita la mort?

Le lecteur hésita.

-- Non pas, sire, précisément, dit-il; il y a fort longtemps que je n'ai
lu Plutarque.

En ce moment on annonça Son Éminence le cardinal de Joyeuse.

-- Ah! justement, s'écria le roi, voici un savant homme, notre ami; il va
nous dire cela sans hésiter, lui.

-- Sire, dit le cardinal, serais-je assez heureux pour arriver à propos?
c'est chose rare en ce monde.

-- Ma foi, oui; vous avez entendu ma question?

-- Votre Majesté demandait, je crois, de quelle façon et en quelle
circonstance le dictateur Sylla échappa à la mort.

-- Justement. Pouvez-vous y répondre, cardinal?

-- Rien de plus facile, sire.

-- Tant mieux.

-- Sylla, qui fit tuer tant d'hommes, sire, ne risqua jamais perdre la vie
que dans les combats: Votre Majesté faisait-elle allusion à un combat?

-- Oui, et dans un des combats qu'il livra, je crois me rappeler qu'il vit
la mort de très près.

Ouvrez un Plutarque, s'il vous plaît, cardinal; il doit y en avoir un là,
traduit par ce bon Amyot, et lisez-moi ce passage de la vie du Romain où
il échappa, grâce à la vitesse de son cheval blanc, aux javelines de ses
ennemis.

-- Sire, il n'est point besoin d'ouvrir Plutarque pour cela, l'événement
eut lieu dans le combat qu'il livra à Teleserius le Samnite, et à
Lamponius le Lucanien.

-- Vous devez savoir cela mieux que personne, mon cher cardinal, vous êtes
si savant.

-- Votre Majesté est vraiment trop bonne pour moi, répondit le cardinal en
s'inclinant.

-- Maintenant, dit le roi après une courte pause, maintenant expliquez-moi
comment le lion romain, qui était si cruel, ne fut jamais inquiété par ses
ennemis.

-- Sire, dit le cardinal, je répondrai à Votre Majesté par un mot de ce
même Plutarque.

-- Répondez, Joyeuse, répondez.

-- Carbon, l'ennemi de Sylla, disait souvent:

    « J'ai à combattre tout à la fois un lion et un renard qui habitent
    dans l'âme de Sylla; mais c'est le renard qui me donne la plus grande
    peine. »

-- Ah! oui-dà, répondit Henri rêveur, c'était le renard!

-- Plutarque le dit, sire.

-- Et il a raison, fit le roi, il a raison, cardinal. Mais à propos de
combat, avez-vous reçu des nouvelles de votre frère?

-- Duquel, sire? Votre Majesté sait que j'en ai quatre.

-- Du duc d'Arques, de mon ami, enfin.

-- Pas encore, sire.

-- Pourvu que M. le duc d'Anjou, qui, jusqu'ici, a si bien su faire le
renard, sache maintenant faire un peu le lion! dit le roi.

Le cardinal ne répondit point; car, cette fois, Plutarque ne lui était
d'aucun secours; il craignait, en adroit courtisan, de répondre
désagréablement au roi en répondant agréablement pour le duc d'Anjou.

Henri, voyant que le cardinal gardait le silence, en revint à ses
batailles avec maître Love; puis, tout en faisant signe au cardinal de
rester, il se leva, s'habilla somptueusement et passa dans son cabinet, où
sa cour l'attendait.

C'est surtout à la cour que l'on sent avec le même instinct que l'on
retrouve chez les montagnards, c'est surtout à la cour que l'on sent
l'approche ou la fin des orages; sans que nul eût parlé, sans que nul eût
encore aperçu le roi, tout le monde était disposé selon la circonstance.

Les deux reines étaient visiblement inquiètes.

Catherine, pâle et anxieuse, saluait beaucoup et parlait d'une manière
brève et saccadée.

Louise de Vaudémont ne regardait personne et n'écoutait rien.

Il y avait des moments où la pauvre jeune femme avait l'air de perdre la
raison.

Le roi entra.

Il avait l'oeil vif et le teint rose: on pouvait lire sur son visage une
apparence de bonne humeur qui produisit sur tous ces visages mornes qui
attendaient l'apparition du sien, l'effet que produit un coup de soleil
sur les bosquets jaunis par l'automne.

Tout fut doré, empourpré à l'instant même; en une seconde tout rayonna.

Henri baisa la main de sa mère et celle de sa femme avec la même
galanterie que s'il eût encore été duc d'Anjou. Il adressa mille
flatteuses politesses aux dames qui n'étaient plus habituées à des retours
de cette sorte, et alla même jusqu'à leur offrir des dragées.

-- On était inquiet de votre santé, mon fils, dit Catherine regardant le
roi avec une attention particulière, comme pour s'assurer que ce teint
n'était pas du fard, que cette belle humeur n'était pas un masque.

-- Et l'on avait tort, madame, répondit le roi; je ne me suis jamais mieux
porté.

Et il accompagna ces paroles d'un sourire qui passa sur toutes les
bouches.

-- Et à quelle heureuse influence, mon fils, demanda Catherine avec une
inquiétude mal déguisée, devez-vous cette amélioration dans votre santé?

-- A ce que j'ai beaucoup ri, madame, répondit le roi.

Tout le monde se regarda avec un si profond étonnement, qu'il semblait que
le roi venait de dire une énormité.

-- Beaucoup ri? Vous pouvez beaucoup rire, mon fils, fit Catherine avec sa
mine austère, alors vous êtes bien heureux.

-- Voilà cependant comme je suis, madame.

-- Et à quel propos vous êtes-vous laissé aller à une pareille hilarité?

-- Il faut vous dire, ma mère, qu'hier soir j'étais allé au bois de
Vincennes.

-- Je l'ai su.

-- Ah! vous l'avez su?

-- Oui, mon fils: tout ce qui vous touche m'importe; je ne vous apprends
rien de nouveau.

-- Non, sans doute; j'étais donc allé au bois de Vincennes, lorsqu'au
retour mes éclaireurs me signalèrent une armée ennemie dont les mousquets
brillaient sur la route.

-- Une armée ennemie sur la route de Vincennes?

-- Oui, ma mère.

-- Et où cela?

-- En face la piscine des Jacobins, près de la maison de notre bonne
cousine.

-- Près de la maison de madame de Montpensier! s'écria Louise de
Vaudémont.

-- Précisément; oui, madame, près de Bel-Esbat; j'approchai bravement pour
livrer bataille, et j'aperçus....

-- Mon Dieu! continuez, sire, fit la reine, véritablement inquiète.

-- Oh! rassurez-vous, madame.

Catherine attendait avec anxiété; mais ni une parole ni un geste ne
trahissaient son inquiétude.

-- J'aperçus, continua le roi, un prieuré tout entier de bons moines qui
me présentaient les armes avec de belliqueuses acclamations.

Le cardinal de Joyeuse se mit à rire: toute la cour renchérit aussitôt sur
cette manifestation.

-- Oh! dit le roi, riez, riez, vous avez raison, car il en sera parlé
longtemps; j'ai en France plus de dix mille moines dont je ferai au besoin
dix mille mousquetaires; alors je créerai une charge de grand-maître des
mousquetaires tonsurés de Sa Majesté très chrétienne, et je vous la
donnerai, cardinal.

-- Sire, j'accepte; tous les services me seront bons, pourvu qu'ils
agréent à Votre Majesté.

Pendant le colloque du roi et du cardinal, les dames s'étaient levées
selon l'étiquette du temps, et une à une, après avoir salué le roi, elles
quittaient la chambre; la reine les suivit avec ses dames d'honneur.

La reine-mère demeura seule; il y avait dans la gaîté insolite du roi un
mystère qu'elle voulait approfondir.

-- Ah! cardinal, dit tout à coup le roi au prélat, qui se préparait à
partir, voyant la reine-mère rester et devinant qu'elle voulait parler à
son fils, à propos, que devient donc votre frère du Bouchage?

-- Mais, sire, je ne sais.

-- Comment, vous ne savez?

-- Non, je le vois à peine, ou plutôt je ne le vois plus, répliqua le
cardinal.

Une voix grave et triste résonna au fond de l'appartement.

-- Me voici, sire, dit cette voix.

-- Eh! c'est lui, s'écria Henri; approchez, comte, approchez.

Le jeune homme obéit.

-- Eh! vive Dieu! dit le roi le regardant avec étonnement, sur ma foi de
gentilhomme, ce n'est plus un corps, c'est une ombre qui marche.

-- Sire, il travaille beaucoup, balbutia le cardinal, stupéfait lui-même
du changement que huit jours avaient apporté dans le maintien et sur le
visage de son frère.

En effet, du Bouchage était pâle comme une statue de cire, et son corps,
sous la soie et la broderie, participait de la roideur et de la ténuité
des ombres.

-- Venez ça, jeune homme, lui dit le roi, venez. Merci, cardinal, de votre
citation de Plutarque; en pareille occasion, je vous promets de recourir
toujours à vous.

Le cardinal devina que le roi désirait rester seul avec Henri, et
s'esquiva légèrement.

Le roi le vit partir du coin de l'oeil, et ramena son regard sur sa mère,
laquelle demeurait immobile.

Il ne restait plus dans le salon que la reine mère, M. d'Épernon, qui lui
faisait mille civilités, et du Bouchage.

A la porte se tenait Loignac, moitié courtisan, moitié soldat, faisant son
service plutôt qu'autre chose.

Le roi s'assit et fit signe à du Bouchage d'approcher de lui.

-- Comte, lui dit-il, pourquoi vous cachez-vous ainsi derrière les dames,
ne savez-vous point que j'ai plaisir à vous voir?

-- Ce m'est un honneur bien grand que cette bonne parole, sire, répondit
le jeune homme en s'inclinant avec un profond respect.

-- Alors, comte, d'où vient donc qu'on ne vous voit plus au Louvre?

-- On ne me voit plus, sire?

-- Non, en vérité, et je m'en plaignais à votre frère le cardinal, qui est
encore plus savant que je ne croyais.

-- Si Votre Majesté ne me voit pas, dit Henri, c'est qu'elle n'a pas
daigné jeter les yeux sur le coin de ce cabinet, sire, j'y suis tous les
jours à la même heure quand le roi paraît. J'assiste de même régulièrement
au lever de Sa Majesté, et je la salue encore respectueusement quand elle
sort du conseil. Jamais je n'y ai manqué, et jamais je n'y manquerai, tant
que je pourrai me tenir debout, car c'est un devoir sacré pour moi.

-- Et c'est cela qui te rend si triste? dit amicalement Henri.

-- Oh! Votre Majesté ne le pense pas.

-- Non, ton frère et toi, vous m'aimez.

-- Sire.

-- Et je vous aime aussi. A propos, tu sais que ce pauvre Anne m'a écrit
de Dieppe.

-- Je l'ignorais, sire.

-- Oui, mais tu n'ignores pas qu'il était désolé de partir.

-- Il m'a avoué ses regrets de quitter Paris.

-- Oui, mais sais-tu ce qu'il m'a dit: c'est qu'il existait un homme qui
eût regretté Paris bien davantage, et que si cet ordre te fût arrivé à
toi, tu serais mort.

-- Peut-être, sire.

-- Il m'a dit plus, car il dit beaucoup de choses, ton frère, quand il ne
boude point toutefois; il m'a dit que, le cas échéant, tu m'eusses
désobéi; est-ce vrai?

-- Sire, Votre Majesté a eu raison de mettre ma mort avant ma
désobéissance.

-- Mais enfin, si tu n'étais pas mort cependant de douleur à l'ordre de ce
départ?

-- Sire, c'eût été une plus terrible souffrance pour moi de désobéir que
de mourir, et cependant, ajouta le jeune homme en baissant son front pâle
comme pour cacher son embarras, j'eusse désobéi.

Le roi se croisa les bras et regarda Joyeuse.

-- Ah ça! dit-il, mais tu es un peu fou, ce me semble, mon pauvre comte.

Le jeune homme sourit tristement.

-- Oh! je le suis tout à fait, sire, dit-il, et Votre Majesté a tort de
ménager les termes à mon endroit.

-- Alors, c'est sérieux, mon ami.

Joyeuse étouffa un soupir.

-- Raconte-moi cela. Voyons?

Le jeune homme poussa l'héroïsme jusqu'à sourire.

-- Un grand roi comme vous êtes, sire, ne peut s'abaisser jusqu'à de
pareilles confidences.

-- Si fait, Henri, si fait, dit le roi; parle, raconte, tu me distrairas.

-- Sire, répondit le jeune homme avec fierté, Votre Majesté se trompe; je
dois le dire, il n'y a rien dans ma tristesse qui puisse distraire un
noble coeur.

Le roi prit la main du jeune homme.

-- Allons, allons, dit-il, ne te fâche pas, du Bouchage; tu sais que ton
roi, lui aussi, a connu les douleurs d'un amour malheureux.

-- Je le sais, oui, sire, autrefois.

-- Je compatis donc à tes souffrances.

-- C'est trop de bontés de la part d'un roi.

-- Non pas; écoute, parce qu'il n'y avait rien au-dessus de moi, quand je
souffris ce que tu souffres, que le pouvoir de Dieu, je n'ai pu m'aider de
rien; toi, au contraire, mon enfant, tu peux t'aider de moi.

-- Sire?

-- Et par conséquent, continua Henri avec une affectueuse tristesse,
espérer de voir la fin de tes peines.

Le jeune homme secoua la tête en signe de doute.

-- Du Bouchage, dit Henri, tu seras heureux, ou je cesserai de m'appeler
le roi de France.

-- Heureux, moi! hélas! sire, c'est chose impossible, dit le jeune homme
avec un sourire mêlé d'une amertume inexprimable.

-- Et pourquoi cela?

-- Parce que mon bonheur n'est pas de ce monde.

-- Henri, insista le roi, votre frère, en partant, vous a recommandé à moi
comme à un ami. Je veux, puisque vous ne consultez, sur ce que vous avez à
faire, ni la sagesse de votre père, ni la science de votre frère le
cardinal, je veux être pour vous un frère aîné. Voyons, soyez confiant,
instruisez-moi. Je vous assure, du Bouchage, qu'à tout, excepté à la mort,
ma puissance et mon affection pour vous trouveront un remède.

-- Sire, répondit le jeune homme en se laissant glisser aux pieds du roi,
sire, ne me confondez point par l'expression d'une bonté à laquelle je ne
puis répondre. Mon malheur est sans remède, car c'est mon malheur qui fait
ma seule joie.

-- Du Bouchage, vous êtes un fou, et vous vous tuerez de chimères: c'est
moi qui vous le dis.

-- Je le sais bien, sire, répondit tranquillement le jeune homme.

-- Mais enfin, s'écria le roi avec quelque impatience, est-ce un mariage
que vous désirez faire, est-ce une influence que vous voulez exercer?

-- Sire, c'est de l'amour qu'il faut inspirer. Vous voyez que tout le
monde est impuissant à me procurer cette faveur: moi seul je dois
l'obtenir et l'obtenir pour moi seul.

-- Alors pourquoi te désespérer?

-- Parce que je sens que je ne l'obtiendrai jamais, sire.

-- Essaie, essaie, mon enfant; tu es riche, tu es jeune: quelle est la
femme qui peut résister à la triple influence de la beauté, de l'amour et
de la jeunesse? Il n'y en a point, du Bouchage, il n'y en a point.

-- Combien de gens à ma place béniraient Votre Majesté pour son indulgence
excessive, pour sa faveur dont elle m'accable! Être aimé d'un roi comme
Votre Majesté, c'est presque autant que d'être aimé de Dieu.

-- Alors tu acceptes: bien! Ne dis rien, si tu tiens à être discret: je
prendrai des informations, je ferai faire des démarches. Tu sais ce que
j'ai fait pour ton frère; j'en ferai autant pour toi: cent mille écus ne
m'arrêteront pas.

Du Bouchage saisit la main du roi et la colla sur ses lèvres.

-- Qu'un jour Votre Majesté me demande mon sang, dit-il, et je le verserai
jusqu'à la dernière goutte, pour lui prouver combien je lui suis
reconnaissant de la protection que je refuse.

Henri III tourna les talons avec dépit.

-- En vérité, dit-il, ces Joyeuse sont plus entêtés que des Valois. En
voilà un qui va m'apporter tous les jours sa mine longue et ses yeux
cerclés de noir: comme ce sera réjouissant! avec cela qu'il y a déjà trop
de figures gaies à la cour!

-- Oh! sire, qu'à cela ne tienne, s'écria le jeune homme, j'étendrai la
fièvre sur mes joues comme un fard joyeux, et tout le monde croira, en me
voyant sourire, que je suis le plus heureux des hommes.

-- Oui, mais moi, je saurai le contraire, misérable entêté, et cette
certitude m'attristera.

-- Votre Majesté me permet-elle de me retirer? demanda du Bouchage.

-- Oui, mon enfant, va et tâche d'être homme.

Le jeune homme baisa la main du roi, alla saluer la reine-mère, passa
fièrement devant d'Épernon, qui ne le saluait pas, et sortit.

A peine eut-il passé le seuil de la porte que le roi cria:

-- Fermez, Nambu.

Aussitôt l'huissier auquel cet ordre était adressé proclama dans
l'antichambre que le roi ne recevait plus personne.

Alors Henri s'approcha du duc d'Épernon, et lui frappant sur l'épaule:

-- Lavalette, lui dit-il, tu feras faire ce soir à tes quarante-cinq une
distribution d'argent, et tu leur donneras congé pour toute une nuit et un
jour. Je veux qu'ils se réjouissent. Par la messe! ils m'ont sauvé, les
drôles, sauvé comme le cheval blanc de Sylla.

-- Sauvé! dit Catherine avec étonnement.

-- Oui, ma mère.

-- Sauvé de quoi?

-- Ah! voilà! demandez à d'Épernon.

-- Je vous le demande à vous, c'est mieux encore, ce me semble.

-- Eh bien! madame, notre très chère cousine, la soeur de votre bon ami M.
de Guise... Oh! ne vous en défendez pas, c'est votre bon ami.

Catherine sourit en femme qui dit:

-- Il ne comprendra jamais.

Le roi vit le sourire, serra les lèvres et continua:

-- La soeur de votre bon ami de Guise m'a fait tendre hier une embuscade.

-- Une embuscade?

-- Oui, madame; hier j'ai failli être arrêté, assassiné peut-être.

-- Par M. Guise? s'écria Catherine.

-- Vous n'y croyez pas?

-- Non, je l'avoue, dit Catherine.

-- D'Épernon, mon ami, pour l'amour de Dieu, contez l'aventure tout au
long à madame la reine-mère. Si je parlais moi-même et qu'elle continuât à
hausser les épaules comme elle les hausse, je me mettrais en colère, et,
ma foi, je n'ai point de santé de reste.

Puis se retournant vers Catherine:

-- Adieu, madame, adieu; chérissez M. de Guise tant qu'il vous plaira;
j'ai déjà fait rouer M. de Salcède, vous vous le rappelez?

-- Sans doute!

-- Eh bien! que MM. de Guise fassent comme vous, qu'ils ne l'oublient pas.

Cela dit, le roi haussa les épaules plus haut que sa mère ne les avait
haussées, et rentra dans ses appartements, suivi de master Love, qui était
forcé de courir pour le suivre.




LVII


PLUMET ROUGE ET PLUMET BLANC


Après être revenu aux hommes, revenons un peu aux choses.

Il était huit heures du soir, et la maison de Robert Briquet toute seule,
triste, sans un reflet, profilait sa silhouette triangulaire sur un ciel
pommelé, évidemment plus disposé à la pluie qu'au clair de lune.

Cette pauvre maison, dont on sentait que l'âme était sortie, faisait un
digne pendant à cette maison mystérieuse dont nous avons déjà eu l'honneur
d'entretenir nos lecteurs et qui s'élevait en face d'elle. Les
philosophes, qui prétendent que rien ne vit, ne parle, ne sent, comme les
choses inanimées, eussent dit, en voyant les deux maisons, qu'elles
bâillaient vis à vis l'une de l'autre.

Non loin de là, on entendait un grand bruit d'airain mêlé de voix
confuses, de murmures vagues et de glapissements, comme si des corybantes
eussent célébré dans un antre les mystères de la bonne déesse.

C'était probablement ce bruit qui attirait à lui un jeune homme au toquet
violet, à la plume rouge et au manteau gris, beau cavalier qui s'arrêtait
des minutes entières devant ce vacarme, puis revenait lentement, pensif et
la tête baissée, vers la maison de maître Robert Briquet.

Or, cette symphonie d'airain choqué, c'était le bruit des casseroles; ces
murmures vagues, ceux des marmites bouillant sur les brasiers, et des
broches tournant aux pattes des chiens; ces cris, ceux de maître
Fournichon, hôte du _Fier-Chevalier_, occupé du soin de ses fourneaux, et
ces glapissements, ceux de dame Fournichon, qui faisait préparer les
boudoirs des tourelles.

Quand le jeune homme au toquet violet avait bien regardé le feu, bien
respiré le parfum des volailles, bien interrogé les rideaux des fenêtres,
il revenait sur ses pas, puis recommençait à examiner encore.

Il y avait cependant, si indépendante que parût sa marche au premier
abord, une limite que le promeneur ne franchissait jamais: c'était
l'espèce de ruisseau qui coupait la rue devant la maison de Robert
Briquet, et aboutissait à la maison mystérieuse.

Mais aussi, il faut le dire, chaque fois que le promeneur arrivait sur
cette limite, il y trouvait, comme une sentinelle vigilante, un autre
jeune homme du même âge à peu près que lui, au toquet noir à la plume
blanche, au manteau violet, qui, le front plissé, l'oeil fixe, la main sur
l'épée, semblait dire, semblable au géant Adamastor:

-- Tu n'iras pas plus loin sans trouver la tempête.

Le promeneur au plumet rouge, c'est-à-dire le premier que nous avons
introduit sur la scène, fit vingt tours à peu près sans rien remarquer de
tout cela, tant il était préoccupé. Certainement, il n'était pas sans
avoir vu un homme arpentant comme lui la voie publique; mais cet homme
était trop bien vêtu pour être un voleur, et jamais l'idée ne lui fût
venue de s'inquiéter de rien, sinon de ce qui se faisait au _Fier-
Chevalier_.

Mais l'autre, au contraire, à chaque retour du plumet rouge, fonçait en
noir la teinte sombre de son visage; enfin la dose de fluide irrité devint
si lourde chez le plumet blanc, qu'elle finit par frapper le plumet rouge
et par attirer son attention.

Il leva la tête et lut sur le visage de celui qui se trouvait en face de
lui, toute la mauvaise volonté qu'il paraissait éprouver à son égard.

Cela l'induisit naturellement à penser qu'il gênait le jeune homme; puis
cette pensée amena le désir de s'informer en quoi il le gênait.

Il se mit en conséquence à regarder attentivement la maison de Robert
Briquet.

Puis de cette maison il passa à celle qui faisait son pendant.

Enfin, lorsqu'il les eut bien regardées l'une et l'autre sans s'inquiéter
ou sans paraître s'inquiéter au moins de la façon dont le jeune homme au
plumet blanc le regardait, il lui tourna le dos et revint aux rutilants
éclairs des fourneaux de maître Fournichon.

Le plumet blanc, heureux d'avoir mis son adversaire en déroute, car il
attribuait à déroute le mouvement de volte-face qu'il venait de lui voir
faire, le plumet blanc se mit à marcher dans son sens, c'est-à-dire de
l'est à l'ouest, tandis que l'autre s'avançait de l'ouest à l'est.

Mais quand chacun d'eux fut arrivé au point qu'il s'était intérieurement
marqué pour sa course, il se retourna et revint en droite ligne sur
l'autre, et en si droite ligne que, n'eût été le ruisseau, Rubicon nouveau
qu'il fallait franchir, ils se fussent heurtés nez à nez tant la précision
de la ligne droite avait été scrupuleusement respectée.

Le plumet blanc frisa sa petite moustache avec un mouvement d'impatience
visible.

Le plumet rouge prit un air étonné, puis il lança un nouveau regard à la
maison mystérieuse.

On eût pu voir alors le plumet blanc faire un pas pour franchir le
Rubicon, mais le plumet rouge s'était déjà éloigné: la marche en ligne
inverse recommença.

Pendant cinq minutes, on eût pu croire qu'ils ne se rencontreraient qu'aux
antipodes; mais bientôt, avec le même instinct et la même précision que la
première fois, tous deux se retournèrent en même temps.

Comme deux nuages qui suivent sous des souffles contraires la même zone du
ciel, et que l'on voit avancer l'un sur l'autre en déployant leurs flocons
noirs, prudentes avant-gardes, les deux promeneurs arrivèrent cette fois
en face l'un de l'autre, résolus à se marcher sur les pieds plutôt que de
reculer d'un pas.

Plus impatient sans doute que celui qui venait à sa rencontre, le plumet
blanc, au lieu de demeurer, comme il avait fait jusque-là, sur la limite
du ruisseau, enjamba ledit ruisseau et fit reculer son adversaire, qui, ne
se doutant pas de cette agression, et les bras pris sous son manteau,
faillit perdre l'équilibre.

-- Ah ça! monsieur, dit ce dernier, êtes-vous fou, ou avez-vous
l'intention de m'insulter?

-- Monsieur, j'ai l'intention de vous faire comprendre que vous me gênez
fort; il m'avait même semblé que, sans que j'eusse besoin de vous le dire,
vous vous en étiez aperçu.

-- Pas le moins du monde, monsieur, car j'ai pour système de ne voir
jamais ce que je ne veux pas voir.

[Illustration: Le comte Henri du Bouchage.]

-- Il y a cependant certaines choses qui attireraient vos regards, je
l'espère, si on les faisait briller à vos yeux.

Et joignant le mouvement à la parole, le jeune homme au plumet blanc se
débarrassa de sa cape et tira son épée qui étincela sous un rayon de la
lune glissant en ce moment entre deux nuages.

Le plumet rouge resta immobile.

-- On dirait, monsieur, répliqua-t-il en haussant les épaules, que vous
n'avez jamais mis une lame hors du fourreau, tant vous vous hâtez de la
faire sortir contre quelqu'un qui ne se défend pas.

-- Non, mais qui se défendra, je l'espère.

Le plumet rouge sourit avec une tranquillité qui doubla l'irritation de
son adversaire.

-- Pourquoi cela? et quel droit avez-vous de m'empêcher de me promener
dans la rue?

-- Pourquoi vous y promenez-vous, dans cette rue?

-- Parbleu, la belle demande! parce que cela me plaît.

-- Ah! cela vous plaît.

-- Sans doute; vous vous y promenez bien, vous! avez-vous licence du roi
de fouler seul le pavé de la rue de Bussy?

-- Que j'aie licence ou non, peu importe.

-- Vous vous trompez; il importe beaucoup, au contraire; je suis fidèle
sujet de Sa Majesté, et ne voudrais point lui désobéir.

-- Ah! vous raillez, je crois!

-- Quand cela serait? vous menacez bien, vous!

-- Ciel et terre! Je vous dis que vous me gênez, monsieur, et que si vous
ne vous éloignez point de bonne volonté, je saurai bien, moi, vous
éloigner de force.

-- Oh! oh! monsieur, c'est ce qu'il faudra voir.

-- Eh! morbleu! c'est ce que je vous dis depuis une heure, voyons.

-- Monsieur, j'ai particulièrement affaire dans ce quartier-ci. Vous voilà
donc prévenu. Maintenant, si c'est chez vous un absolu désir, j'échangerai
volontiers une passe d'épée; mais je ne m'éloignerai pas.

-- Monsieur, dit le plumet blanc en faisant siffler son épée et en
rassemblant ses deux pieds, comme un homme qui s'apprête à tomber en
garde, je me nomme le comte Henri du Bouchage, je suis frère de M. le duc
de Joyeuse; une dernière fois, vous plaît-il de me céder le pas et de vous
retirer?

-- Monsieur, répondit le plumet rouge, je me nomme le vicomte Ernauton de
Carmainges; vous ne me gênez pas du tout, et je ne trouve aucunement
mauvais que vous demeuriez.

Du Bouchage réfléchit un instant, et remit son épée au fourreau.

-- Excusez-moi, monsieur, dit-il, je suis à moitié fou, étant amoureux.

-- Et moi aussi, je suis amoureux, répondit Ernauton, mais je ne me crois
aucunement fou pour cela.

Henri pâlit.

-- Vous êtes amoureux?

-- Oui, monsieur.

-- Et vous l'avouez?

-- Depuis quand est-ce un crime?

-- Mais amoureux dans cette rue.

-- Pour le moment, oui.

-- Au nom du ciel, monsieur, dites-moi qui vous aimez?

-- Ah! monsieur du Bouchage, vous n'avez point réfléchi à ce que vous me
demandez; vous savez bien qu'un gentilhomme ne peut révéler un secret dont
il n'a que la moitié.

-- C'est vrai; pardon, monsieur de Carmainges; mais c'est qu'en vérité,
nul n'est aussi malheureux que moi sous le ciel.

Il y avait tant de vraie douleur et de désespoir éloquent dans ces quatre
mots prononcés par le jeune homme, qu'Ernauton en fut profondément touché.

-- O mon Dieu! je comprends, dit-il, vous craignez que nous ne soyons
rivaux.

-- Je le crains.

-- Hum! fit Ernauton. Eh bien! monsieur, je vais être franc.

Joyeuse pâlit et passa sa main sur son front.

-- Moi, continua Ernauton, j'ai un rendez-vous.

-- Vous avez un rendez-vous?

-- Oui, en bonne forme!

-- Dans cette rue?

-- Dans cette rue.

-- Écrit?

-- Oui, d'une fort jolie écriture même.

-- De femme?

-- Non, d'homme.

-- D'homme! que voulez-vous dire?

-- Mais pas autre chose que ce que je dis. J'ai un rendez-vous avec une
femme, d'une assez jolie écriture d'homme; ce n'est pas précisément aussi
mystérieux, mais c'est plus élégant; on a un secrétaire, à ce qu'il
paraît.

-- Ah! murmura Henri, achevez, monsieur, au nom du ciel, achevez.

-- Vous me demandez de telle façon, monsieur, que je ne saurais vous
refuser. Je vais donc vous dire la teneur du billet.

-- J'écoute.

-- Vous verrez si c'est la même chose que vous.

-- Assez, monsieur, par grâce; moi, l'on ne m'a point donné de rendez-
vous, moi, je n'ai pas reçu de billet.

Ernauton tira de sa bourse un petit papier.

-- Voilà le billet, monsieur, dit-il, il me serait difficile de vous le
lire par cette nuit obscure; mais il est court et je le sais par coeur;
vous en rapportez-vous à moi de ne vous point tromper?

-- Oh! tout à fait!

-- Voici donc les termes dans lesquels il est conçu:

    « Monsieur Ernauton, mon secrétaire est par moi chargé de vous dire
    que j'ai grand désir de causer avec vous une heure; votre mérite m'a
    touchée. »

-- Il y a cela? demanda du Bouchage.

-- Ma foi, oui, monsieur, la phrase est même soulignée. Je passe une autre
phrase un peu trop flatteuse.

-- Et vous êtes attendu?

-- C'est-à-dire que j'attends, comme vous voyez.

-- Alors on doit vous ouvrir la porte?

-- Non, on doit siffler trois fois par la fenêtre.

Henri, tout frémissant, posa une de ses mains sur le bras d'Ernauton, et
de l'autre lui montrant la maison mystérieuse:

-- De là? demanda-t-il.

-- Pas du tout, répondit Ernauton en montrant les tourelles du _Fier-
Chevalier_, de là.

Henri poussa un cri de joie.

-- Mais vous n'allez donc pas ici? dit-il.

-- Eh non! le billet dit positivement: Hôtellerie du _Fier-Chevalier_.

-- Oh! soyez béni, monsieur, dit le jeune homme en lui serrant la main;
oh! pardonnez-moi mon incivilité, ma sottise. Hélas! vous le savez, pour
l'homme qui aime véritablement, il n'existe qu'une femme, et en vous
voyant sans cesse revenir jusqu'à cette maison, j'ai cru que c'était par
cette femme que vous étiez attendu.

-- Je n'ai rien à vous pardonner, monsieur, dit Ernauton en souriant, car,
en vérité, j'ai eu un instant de mon côté l'idée que vous étiez dans cette
rue pour le même motif que moi.

-- Et vous avez eu cette incroyable patience de ne me rien dire, monsieur!
Oh! vous n'aimez pas, vous n'aimez pas!

-- Ma foi, écoutez, je n'ai pas encore grands droits; j'attendais un
éclaircissement quelconque avant de me fâcher. Ces grandes dames sont si
étranges dans leurs caprices, et une mystification est si amusante!

-- Allons, allons, monsieur de Carmainges, vous n'aimez pas comme moi, et
cependant....

-- Et cependant? répéta Ernauton.

-- Et cependant vous êtes plus heureux.

-- Ah! l'on est cruel dans cette maison!

-- Monsieur de Carmainges, dit Joyeuse, voilà trois mois que j'aime comme
un fou celle qui l'habite, et je n'ai pas encore eu le bonheur d'entendre
le son de sa voix.

-- Diable! vous n'êtes pas avancé. Mais attendez donc.

-- Quoi?

-- Est-ce qu'on n'a pas sifflé?

-- En effet, il me semble avoir entendu.

Les deux jeunes gens écoutèrent, un second coup se fit entendre dans la
direction du _Fier-Chevalier_.

-- Monsieur le comte, dit Ernauton, vous m'excuserez de ne pas vous faire
plus longue compagnie, mais je crois que voilà mon signal.

Un troisième coup retentit.

-- Allez, monsieur, allez, dit Henri, et bonne chance.

Ernauton s'éloigna lestement, et son interlocuteur le vit disparaître dans
l'ombre de la rue pour reparaître dans la lumière que jetaient les
fenêtres du _Fier-Chevalier_ et disparaître encore.

Quant à lui, plus morne qu'auparavant, car cette espèce de lutte l'avait
un instant fait sortir de sa léthargie:

-- Allons, dit-il, faisons mon métier accoutumé, frappons comme d'habitude
à la porte maudite qui jamais ne s'ouvre.

Et, en disant ces mots, il s'avança chancelant vers la porte de la maison
mystérieuse.




LVIII

LA PORTE S'OUVRE


Mais en arrivant à la porte de la maison mystérieuse, le pauvre Henri fut
repris de son hésitation habituelle.

-- Du courage, se dit-il à lui-même, frappons.

Et il fit encore un pas.

Mais, avant de frapper, il regarda encore une fois derrière lui et vit sur
le chemin le reflet brillant des lumières de l'hôtellerie.

-- Là-bas, se dit-il, entrent pour l'amour et pour la joie des gens qu'on
appelle et qui n'ont pas même désiré; pourquoi n'ai-je pas le coeur
tranquille et le sourire insouciant? j'entrerais peut-être là-bas aussi,
moi, au lieu d'essayer vainement d'entrer ici.

On entendit la cloche de Saint-Germain-des-Prés qui vibrait
mélancoliquement dans les airs.

-- Allons, voilà dix heures qui sonnent, murmura Henri

Il mit le pied sur le seuil de la porte et souleva le heurtoir.

-- Vie effroyable! murmura-t-il, vie de vieillard. Oh! quel jour pourrais-
je donc dire: Belle mort, riante mort, douce tombe, salut!

Il frappa un deuxième coup.

-- C'est cela, continua-t-il en écoutant, voilà le bruit de la porte
intérieure qui crie, le bruit de l'escalier qui gémit, le bruit du pas qui
s'approche: ainsi toujours, toujours la même chose.

Et il frappa une troisième fois.

-- Encore ce coup, dit-il, le dernier. C'est cela: le pas devient plus
léger, le serviteur regarde au treillis de fer, il voit ma pâle, ma
sinistre, mon insupportable figure, puis il s'éloigne sans ouvrir jamais!

La cessation de tout bruit sembla justifier la prédiction du malheureux
jeune homme.

-- Adieu, maison cruelle; adieu jusqu'à demain, dit-il.

Et, se baissant de manière à ce que son front fût au niveau du seuil de
pierre, il y déposa du fond de l'âme un baiser qui fit tressaillir le dur
granit, moins dur cependant encore que le coeur des habitants de cette
maison.

Puis, comme il avait fait la veille, et comme il comptait faire le
lendemain, il se retira.

Mais à peine avait-il fait deux pas en arrière, qu'à sa profonde surprise
le verrou grinça dans sa gâche; la porte s'ouvrit, et le serviteur
s'inclina profondément.

C'était le même dont nous avons tracé le portrait lors de son entrevue
avec Robert Briquet.

-- Bonsoir, monsieur, dit-il d'une voix rauque, mais dont le son cependant
parut à du Bouchage plus doux que les plus suaves concerts des chérubins
qu'on entend dans ces songes d'enfance, où l'on rêve encore du ciel.

Tremblant, éperdu, Henri, qui avait déjà fait dix pas pour s'éloigner, se
rapprocha vivement, et, joignant les mains, il chancela si visiblement,
que le serviteur le retint pour l'empêcher de tomber sur le seuil; ce que
cet homme fit, au reste, avec l'expression visible d'une respectueuse
compassion.

[Illustration: Que voulez-vous, Monsieur?-- PAGE 129.]

-- Voyons, monsieur, dit-il, me voilà; expliquez-moi, je vous prie, ce que
vous désirez.

-- J'ai tant aimé, répondit le jeune homme, que je ne sais plus si j'aime
encore. Mon coeur a tant battu, que je ne puis dire s'il bat toujours.

-- Vous plairait-il, monsieur, dit le serviteur avec respect, de vous
asseoir là près de moi et de causer?

-- Oh! oui.

Le serviteur lui fit un signe de la main.

Henri obéit à ce signe, comme il eût obéi à un signe du roi de France ou
de l'empereur romain.

-- Parlez, monsieur, dit le serviteur, quand ils furent assis l'un près de
l'autre, et dites-moi votre désir.

-- Mon ami, répondit du Bouchage, ce n'est pas d'aujourd'hui que nous nous
parlons et que nous nous touchons ainsi. Mainte fois, vous le savez, je
vous ai attendu et surpris au détour d'une rue; alors je vous ai offert
assez d'or pour vous enrichir, quand vous eussiez été le plus avide des
hommes; d'autres fois, j'ai essayé de vous intimider; jamais vous ne
m'avez écouté, toujours vous m'avez vu souffrir, et cela, sans compatir,
visiblement au moins, à mes souffrances. Aujourd'hui, vous me dites de
vous parler, vous m'invitez à vous exprimer mon désir: qu'est-il donc
arrivé, mou Dieu! et quel nouveau malheur me cache cette condescendance de
votre part?

Le serviteur poussa un soupir. Il y avait évidemment un coeur pitoyable
sous cette rude enveloppe.

Ce soupir fut entendu de Henri et l'encouragea.

-- Vous savez, continua-t-il, que j'aime et comment j'aime; vous m'avez vu
poursuivre une femme et la découvrir malgré ses efforts pour se cacher et
pour me fuir; jamais, dans mes plus grandes douleurs, une parole amère ne
m'est échappée, jamais je n'ai donné suite à ces pensées de violence qui
naissent du désespoir et des conseils que nous souffle avec l'ardeur du
sang la fougueuse jeunesse.

-- C'est vrai, monsieur, dit le serviteur, et en ceci pleine justice vous
est rendue par ma maîtresse et par moi.

-- Ainsi convenez-en, continua Henri en pressant entre ses mains les mains
du vigilant gardien, ainsi ne pouvais-je pas un soir, quand vous me
refusiez l'entrée de cette maison, ne pouvais-je pas enfoncer la porte,
ainsi que le fait tous les jours le moindre écolier ivre ou amoureux?
Alors, ne fût-ce que pour un moment, j'aurais vu cette femme inexorable,
je lui eusse parlé.

-- C'est vrai encore.

-- Enfin, continua le jeune comte, avec une douceur et une tristesse
inexprimables, je suis quelque chose en ce monde, mon nom est grand, ma
fortune est grande, mon crédit est grand, le roi lui-même, le roi me
protège; tout à l'heure encore le roi me conseillait de lui confier mes
douleurs, me disait de recourir à lui, m'offrait sa protection.

-- Ah! fit le serviteur avec une inquiétude visible.

-- Je n'ai point voulu, se hâta de dire le jeune homme; non, non, j'ai
tout refusé, tout refusé, pour venir prier à mains jointes de s'ouvrir
cette porte qui, je le sais bien, ne s'ouvre jamais.

-- Monsieur le comte, vous êtes en effet un coeur loyal et digne d'être
aimé.

-- Eh bien, interrompit Henri avec un douloureux serrement de coeur, cet
homme au coeur loyal, et, de votre avis même, digne d'être aimé, à quoi le
condamnez-vous? Chaque matin mon page apporte une lettre, on ne la reçoit
même pas; chaque soir je viens heurter à cette porte moi-même, et chaque
soir on m'éconduit; enfin on me laisse souffrir, me désoler, mourir dans
cette rue, sans avoir pour moi la compassion qu'on aurait pour un pauvre
chien qui hurle. Ah! mon ami, je vous le dis, cette femme n'a pas le coeur
d'une femme; on n'aime pas un malheureux, soit; ah! mon Dieu! on ne peut
pas plus commander à son coeur d'aimer que de lui dire de n'aimer plus.
Mais on a pitié d'un malheureux qui souffre, et on lui dit un mot de
consolation; mais on plaint un malheureux qui tombe, et on lui tend la
main pour le relever; mais non, non, cette femme se complaît avec mon
supplice; non, cette femme n'a pas de coeur, elle m'eût tué avec un refus
de sa bouche, ou fait tuer avec quelque coup de couteau, avec quelque coup
de poignard; mort, au moins, je ne souffrirais plus.

-- Monsieur le comte, répondit le serviteur après avoir scrupuleusement
écouté tout ce que venait de dire le jeune homme, la dame que vous accusez
est loin, croyez-le bien, d'avoir le coeur aussi insensible et surtout
aussi cruel que vous le dites; elle souffre plus que vous, car elle vous a
vu quelquefois, car elle a compris ce que vous souffrez, et elle ressent
pour vous une vive sympathie.

-- Oh! de la compassion, de la compassion! s'écria le jeune homme en
essuyant la sueur froide qui coulait de ses tempes; oh! vienne le jour où
son coeur, que vous vantez, connaîtra l'amour, l'amour tel que je le sens,
et si, en échange de cet amour, on lui offre alors de la compassion, je
serai bien vengé.

-- Monsieur le comte, monsieur le comte, ce n'est pas une raison de
n'avoir point aimé que de ne pas répondre à l'amour; cette femme a peut-
être connu la passion plus forte que vous ne la connaîtrez jamais, cette
femme a peut-être aimé comme jamais vous n'aimerez.

Henri leva les mains au ciel.

-- Quand on a aimé ainsi, ou aime toujours! s'écria-t-il.

-- Vous ai-je donc dit qu'elle n'aimait plus, monsieur le comte? demanda
le serviteur.

Henri poussa un cri douloureux et s'affaissa comme s'il eût été frappé de
mort.

-- Elle aime! s'écria-t-il, elle aime! ah! mon Dieu! mon Dieu!

-- Oui, elle aime; mais ne soyez point jaloux de l'homme qu'elle aime,
monsieur le comte; cet homme n'est plus de ce monde. Ma maîtresse est
veuve, ajouta le serviteur compatissant, espérant calmer par ces mots la
douleur du jeune homme.

Et, en effet, comme par enchantement, ces mots lui rendirent le souffle,
la vie et l'espoir.

-- Voyons, au nom du ciel, dit-il, ne m'abandonnez pas; elle est veuve,
dites-vous, alors elle l'est depuis peu, alors elle verra se tarir la
source de ses larmes; elle est veuve, ah! mon ami, elle n'aime personne
alors, puisqu'elle aime un cadavre, une ombre, un nom. La mort, c'est
moins que l'absence; me dire qu'elle aime un mort, c'est me dire qu'elle
m'aimera... Eh! mon Dieu, toutes les grandes douleurs se sont calmées avec
le temps. Quand la veuve de Mausole, qui avait juré à la tombe de son
époux une douleur éternelle, quand la veuve de Mausole eut épuisé ses
larmes, elle fut guérie. Les regrets sont une maladie: quiconque n'est pas
emporté dans la crise sort de cette crise plus vigoureux et plus vivace
qu'auparavant.

Le serviteur secoua la tête.

-- Cette dame, monsieur le comte, répondit-il, comme la veuve du roi
Mausole, a juré au mort une éternelle fidélité; mais je la connais, et
elle tiendra mieux sa parole que ne l'a fait cette femme oublieuse dont
vous me parlez.

-- J'attendrai, j'attendrai dix ans s'il le faut! s'écria Henri; Dieu n'a
pas permis qu'elle mourût de chagrin ou qu'elle abrégeât violemment ses
jours; vous voyez bien que puisqu'elle n'est pas morte, c'est qu'elle peut
vivre, et que, puisqu'elle vit, je puis espérer.

-- Oh! jeune homme, jeune homme, dit le serviteur avec un accent lugubre,
ne comptez pas ainsi avec les sombres pensées des vivants, avec les
exigences des morts. Elle a vécu! dites-vous: oui, elle a vécu! non pas un
jour, non pas un mois, non pas une année; elle a vécu sept ans. -- Joyeuse
tressaillit. -- Mais savez-vous pourquoi, dans quel but, pour accomplir
quelle résolution elle a vécu? Elle se consolera, espérez-vous? Jamais,
monsieur le comte, jamais! C'est moi qui vous le dis, c'est moi qui vous
le jure, moi, qui n'étais que le très humble serviteur du mort, moi, qui,
tant qu'il a vécu, étais une âme pieuse, ardente et pleine d'espérance, et
qui, depuis qu'il est mort, suis devenu un coeur endurci; eh bien! moi,
moi, qui ne suis que son serviteur, je vous le répète, jamais je ne me
consolerai.

-- Cet homme tant regretté, interrompit Henri, ce mort bienheureux, ce
mari....

-- Ce n'était pas le mari, c'était l'amant, monsieur le comte, et une
femme comme celle que malheureusement vous aimez n'a qu'un amant dans
toute sa vie.

-- Mon ami, mon ami! s'écria le jeune homme, effrayé de la majesté sauvage
de cet homme à l'esprit élevé, et qui cependant était perdu sous des
habits vulgaires, mon ami, je vous en conjure, intercédez pour moi!

-- Moi! s'écria-t-il, moi! Écoutez, monsieur le comte, si je vous eusse
cru capable d'user de violence envers ma maîtresse, je vous eusse tué, tué
de cette main.

Et il tira de dessous son manteau un bras nerveux et viril qui semblait
celui d'un homme de vingt-cinq ans à peine, tandis que ses cheveux
blanchis et sa taille courbée lui donnaient l'apparence d'un homme de
soixante ans.

-- Si, au contraire, continua-t-il, j'eusse pu croire que ma maîtresse
vous aimât, c'est elle qui serait morte.

Maintenant, monsieur le comte, j'ai dit ce que j'avais à dire, ne cherchez
point à m'en faire avouer davantage, car, sur mon honneur, et quoique je
ne sois pas gentilhomme, croyez-moi, mon honneur vaut quelque chose, car,
sur mon honneur, j'ai dit tout ce que je pouvais avouer.

Henri se leva la mort dans l'âme.

-- Je vous remercie, dit-il, d'avoir eu cette compassion pour mes
malheurs; maintenant je suis décidé.

-- Ainsi, vous serez plus calme à l'avenir, monsieur le comte, ainsi vous
vous éloignerez de nous, vous nous laisserez à une destinée pire que la
vôtre, croyez-moi.

-- Oui, je m'éloignerai de vous, en effet, soyez tranquille, dit le jeune
homme, et pour toujours.

-- Vous voulez mourir, je vous comprends.

[Illustration: Ernauton attendit un instant; elle ne se retourna point. --
PAGE 130.]

-- Pourquoi vous le cacherais-je? je ne puis vivre sans elle, il faut bien
que je meure, du moment où je ne la possède pas.

-- Monsieur le comte, nous avons bien souvent parlé de la mort avec ma
maîtresse; croyez-moi, c'est une mauvaise mort que celle qu'on se donne de
sa propre main.

-- Aussi, n'est-ce point celle-là que je choisirai; il y a pour un jeune
homme de mon nom, de mon âge et de ma fortune, une mort qui de tout temps
a été une belle mort, c'est celle que l'on reçoit en défendant son roi et
son pays.

-- Si vous souffrez au-delà de votre force, si vous ne devez rien à ceux
qui vous survivront, si la mort du champ de bataille vous est offerte,
mourez, monsieur le comte, mourez; il y a longtemps que je serais mort,
moi, si je n'étais condamné à vivre.

-- Adieu et merci, répondit Joyeuse en tendant la main au serviteur
inconnu. Au revoir dans un autre monde!

Et il s'éloigna rapidement, jetant aux pieds du serviteur, touché de cette
douleur profonde, une pesante bourse d'or.

Minuit sonnait à l'église Saint-Germain-des-Prés.




LIX

COMMENT AIMAIT UNE GRANDE DAME EN L'AN DE GRÂCE 1586


Les trois coups de sifflet qui, à intervalles égaux, avaient traversé
l'espace, étaient bien ceux qui devaient servir de signal au bienheureux
Ernauton.

Aussi, quand le jeune homme fut proche de la maison, il trouva dame
Fournichon sur la porte où elle attendait les clients avec un sourire qui
la faisait ressembler à une déesse mythologique interprétée par un peintre
flamand.

Dame Fournichon maniait encore dans ses grosses mains blanches un écu d'or
qu'une autre main aussi blanche, mais plus délicate que la sienne, venait
d'y déposer en passant.

Elle regarda Ernauton, et mettant les mains sur ses hanches, remplit la
capacité de la porte de manière à rendre tout passage impossible.

Ernauton, de son côté, s'arrêta en homme qui demande à passer.

-- Que voulez-vous, monsieur? dit-elle; qui demandez-vous?

-- Trois coups de sifflet ne sont-ils point partis tout à l'heure de la
fenêtre de cette tourelle, bonne dame?

-- Si fait.

-- Eh bien! c'est moi que ces trois coups de sifflet appelaient.

-- Vous?

-- Oui, moi.

-- Alors c'est différent, si vous me donnez votre parole d'honneur.

-- Foi de gentilhomme, ma chère madame Fournichon.

-- En ce cas, je vous crois; entrez, beau cavalier, entrez.

Et, joyeuse d'avoir enfin une de ces clientèles, comme elle les désirait
si ardemment pour ce malheureux _Rosier-d'Amour_ qui avait été détrôné par
le _Fier-Chevalier_, l'hôtesse fit monter Ernauton par l'escalier en
limaçon qui conduisait à la plus ornée et à la plus discrète de ses
tourelles.

Une petite porte, peinte assez vulgairement, donnait accès dans une sorte
d'antichambre et de cette antichambre on arrivait dans la tourelle même,
meublée, décorée, tapissée avec un peu plus de luxe qu'on n'en eût attendu
dans ce coin écarté de Paris; mais, il faut le dire, dame Fournichon avait
mis du goût à l'embellissement de cette tourelle, sa favorite, et
généralement on réussit dans ce que l'on fait avec amour.

Madame Fournichon avait donc réussi autant qu'il était donné à un assez
vulgaire esprit de réussir en pareille matière.

Lorsque le jeune homme entra dans l'antichambre, il sentit une forte odeur
de benjoin et d'aloès: c'était un holocauste fait sans doute par la
personne un peu trop susceptible, qui, en attendant Ernauton, essayait de
combattre, à l'aide de parfums végétaux, les vapeurs culinaires exhalées
par la broche et par les casseroles.

Dame Fournichon suivait le jeune homme pas à pas, elle le poussa de
l'escalier dans l'antichambre, et de l'antichambre dans la tourelle avec
des yeux tout rapetissés par un clignotement anacréontique; puis elle se
retira.

Ernauton resta la main droite à la portière, la main gauche au loquet de
la porte, et à demi courbé par son salut.

C'est qu'il venait d'apercevoir dans la voluptueuse demi-teinte de la
tourelle, éclairée par une seule bougie de cire rosé, une de ces élégantes
tournures de femme qui commandent toujours, sinon l'amour, du moins
l'attention, quand toutefois ce n'est pas le désir.

Renversée sur des coussins, tout enveloppée de soie et de velours, cette
dame, dont le pied mignon pendait à l'extrémité de ce lit de repos,
s'occupait de brûler à la bougie le reste d'une petite branche d'aloès
dont elle approchait parfois, pour la respirer, la fumée de son visage,
emplissant aussi de cette fumée les plis de son capuchon et ses cheveux,
comme si elle eût voulu tout entière se pénétrer de l'enivrante vapeur.

A la manière dont elle jeta le reste de la branche au feu, dont elle
abaissa sa robe sur son pied et sa coiffe sur son visage masqué, Ernauton
s'aperçut qu'elle l'avait entendu entrer et le savait près d'elle.

Cependant, elle ne s'était point retournée.

Ernauton attendit un instant; elle ne se retourna point.

-- Madame, dit le jeune homme d'une voix qu'il essaya de rendre douce à
force de reconnaissance, madame... vous avez fait appeler votre humble
serviteur: le voici.

-- Ah! fort bien, dit la dame, asseyez-vous, je vous prie, monsieur
Ernauton.

-- Pardon, madame, mais je dois avant toute chose vous remercier de
l'honneur que vous me faites.

-- Ah! cela est civil, et vous avez raison, monsieur de Carmainges, et
cependant vous ne savez pas encore qui vous remerciez, je présume.

-- Madame, dit le jeune homme s'approchant par degrés, vous avez le visage
caché sous un masque, la main enfouie sous des gants; vous venez, au
moment même où j'entrais, vous venez de me dérober la vue d'un pied qui,
certes, m'eût rendu fou de toute votre personne; je ne vois rien qui me
permette de reconnaître; je ne puis donc que deviner.

-- Et vous devinez qui je suis?

-- Celle que mon coeur désire, celle que mon imagination fait jeune,
belle, puissante et riche, trop riche et trop puissante même, pour que je
puisse croire que ce qui m'arrive st bien réel, et que je ne rêve pas en
ce moment.

-- Avez-vous eu beaucoup de peine à entrer ici? demanda la dame sans
répondre directement à ce flot de paroles qui s'échappait du coeur trop
plein d'Ernauton.

-- Non, madame, l'accès m'en a même été plus facile que je ne l'eusse
pensé.

-- Pour un homme, tout est facile, c'est vrai; seulement il n'en est pas
de même pour une femme.

-- Je regrette bien, madame, toute la peine que vous avez prise et dont je
ne puis que vous offrir mes bien humbles remercîments.

Mais la dame paraissait déjà avoir passé à une autre pensée.

-- Que me disiez-vous, monsieur? fit-elle négligemment en ôtant son gant;
pour montrer une adorable main ronde et effilée à la fois.

-- Je vous disais, madame, que sans avoir vu vos traits, je sais qui vous
êtes, et que, sans crainte de me tromper, je puis vous dire que je vous
aime.

-- Alors vous croyez pouvoir répondre que je suis bien celle que vous vous
attendiez à trouver ici?

-- A défaut du regard, mon coeur me le dit.

-- Donc, vous me connaissez?

-- Je vous connais, oui.

-- En vérité, vous, un provincial à peine débarqué, vous connaissez déjà
les femmes de Paris?

-- Parmi toutes les femmes de Paris, madame, je n'en connais encore qu'une
seule.

-- Et celle-là, c'est moi?

-- Je le crois.

-- Et à quoi me reconnaissez vous?

-- A votre voix, à votre grâce, à votre beauté.

-- A ma voix, je le comprends, je ne puis la déguiser; à ma grâce, je puis
prendre le mot pour un compliment; mais à ma beauté, je ne puis admettre
la réponse que par hypothèse.

-- Pourquoi cela, madame?

-- Sans doute; vous me reconnaissez à ma beauté, et ma beauté est voilée.

-- Elle l'était moins, madame, le jour où, pour vous faire entrer dans
Paris, je vous tins si près de moi, que votre poitrine effleurait mes
épaules, et que votre haleine brûlait mon cou.

-- Aussi, à la réception de ma lettre, vous avez deviné que c'était de moi
qu'il s'agissait.

-- Oh! non, non, madame, ne le croyez pas. Je n'ai pas eu un seul instant
une pareille pensée. J'ai cru que j'étais le jouet de quelque
plaisanterie, la victime de quelque erreur; j'ai pensé que j'étais menacé
de quelqu'une de ces catastrophes qu'on appelle des bonnes fortunes, et ce
n'est que depuis quelques minutes qu'en vous voyant, en vous touchant....

Et Ernauton fit le geste de prendre une main, qui se retira devant la
sienne.

-- Assez, dit la dame; le fait est que j'ai commis une insigne folie.

-- Et en quoi, madame, je vous prie?

-- En quoi! Vous dites que vous me connaissez, et vous me demandez en quoi
j'ai fait une folie?

-- Oh! c'est vrai, madame, et je suis bien petit, bien obscur auprès de
Votre Altesse.

-- Mais, pour Dieu! faites-moi donc le plaisir de vous taire, monsieur.
N'auriez-vous point d'esprit, par hasard?

-- Qu'ai-je donc fait, madame, au nom du ciel? demanda Ernauton effrayé.

-- Quoi! vous me voyez un masque....

-- Eh bien?

-- Si je porte un masque, c'est probablement dans l'intention de me
déguiser, et vous m'appelez Altesse? Que n'ouvrez-vous la fenêtre et que
ne criez-vous mon nom dans la rue!

-- Oh! pardon, pardon, fit Ernauton en tombant à genoux, mais je croyais à
la discrétion de ces murs.

-- Il me paraît que vous êtes crédule?

-- Hélas! madame, je suis amoureux! -- Et vous êtes convaincu que tout
d'abord je réponds à cet amour par un amour pareil?

Ernauton se releva tout piqué.

-- Non, madame, répondit-il.

-- Et que croyez-vous?

-- Je crois que vous avez quelque chose d'important à me dire; que vous
n'avez pas voulu me recevoir à l'hôtel de Guise ou dans votre maison de
Bel-Esbat, et que vous avez préféré un entretien secret dans un endroit
isolé.

-- Vous avez cru cela?

-- Oui.

-- Et que pensez-vous que j'aie eu à vous dire? Voyons, parlez; je ne
serais point fâchée d'apprécier votre perspicacité.

Et la dame, sous son insouciance apparente, laissa percer malgré elle une
espèce d'inquiétude.

-- Mais que sais-je, moi, répondit Ernauton, quelque chose qui ait rapport
à M. de Mayenne, par exemple.

-- Est-ce que je n'ai pas mes courriers, monsieur, qui demain soir m'en
auront dit plus que vous ne pouvez m'en dire, puisque vous m'avez dit,
vous, tout ce que vous en saviez?

-- Peut-être aussi quelque question à me faire sur l'événement de la nuit
passée?

-- Ah! quel événement, et de quoi parlez-vous? demanda la dame, dont le
sein palpitait visiblement.

-- Mais de la panique éprouvée par M. d'Épernon, de l'arrestation de ces
gentilshommes lorrains.

-- On a arrêté des gentilshommes lorrains?

-- Une vingtaine, qui se sont trouvés intempestivement sur la route de
Vincennes.

-- Qui est aussi la route de Soissons, -- ville où M. de Guise tient
garnison, ce me semble. -- Ah! au fait, monsieur Ernauton, vous qui êtes
de la cour, vous pourriez me dire pourquoi l'on a arrêté ces
gentilshommes.

-- Moi, de la cour?

-- Sans doute.

-- Vous savez cela, madame?

-- Dame! pour avoir votre adresse, il m'a bien fallu prendre des
renseignements, des informations. Mais finissez vos phrases, pour l'amour
de Dieu! Vous avez une déplorable habitude, celle de croiser la
conversation; et qu'est-il résulté de cette échauffourée?

-- Absolument rien, madame, que je sache du moins.

-- Alors pourquoi avez-vous pensé que je parlerais d'une chose qui n'a pas
eu de résultat?

-- J'ai tort cette fois comme les autres, madame, et j'avoue mon tort.

-- Comment, monsieur, mais de quel pays êtes-vous?

-- D'Agen?

-- Comment, monsieur, vous êtes Gascon, car Agen est en Gascogne, je
crois?

-- A peu près.

-- Vous êtes Gascon, et vous n'êtes pas assez vain pour supposer tout
simplement que, vous ayant vu, le jour de l'exécution de Salcède, à la
porte Saint-Antoine, je vous ai trouvé de galante tournure?

Ernauton rougit et se troubla. La dame continua imperturbablement:

-- Que je vous ai rencontré dans la rue, et que je vous ai trouvé beau?
Ernauton devint pourpre.  -- Qu'enfin, porteur d'un message de mon frère
Mayenne, vous êtes venu chez moi, et que je vous ai trouvé fort à mon
goût?  -- Madame, madame, je ne pense pas cela, Dieu m'en garde.  -- Et
vous avez tort, répliqua la dame, en se retournant vers Ernauton pour la
première fois, et en arrêtant sur ses yeux deux yeux flamboyants sous le
masque, tandis qu'elle déployait, sous le regard haletant du jeune homme,
la séduction d'une taille cambrée, se profilant en lignes arrondies et
voluptueuses sur le velours des coussins.  Ernauton joignit les mains.  --
Madame! madame! s'écria-t-il, vous raillez-vous de moi?  -- Ma foi, non!
reprit-elle du même ton dégagé; je dis que vous m'avez plu, et c'est la
vérité.  -- Mon Dieu!  -- Mais vous-même, n'avez-vous pas osé me déclarer
que vous m'aimiez?  -- Mais quand je vous ai déclaré cela, je ne savais
pas qui vous étiez, madame, et maintenant que je le sais, oh! je vous
demande bien humblement pardon.  -- Allons, voilà maintenant qu'il
déraisonne, murmura la dame avec impatience. Mais restez donc ce que vous
êtes, monsieur, dites donc ce que vous pensez, ou vous me ferez regretter
d'être venue.  Ernauton tomba à genoux.  -- Parlez, madame, dit-il,
parlez, que je me persuade que tout ceci n'est point un jeu, et peut-être
oserai-je enfin vous répondre.  -- Soit. Voici mes projets sur vous, dit
la dame en repoussant Ernauton, tandis qu'elle arrangeait symétriquement
les plis de sa robe. J'ai du goût pour vous, mais je ne vous connais pas
encore. Je n'ai pas l'habitude de résister à mes fantaisies, mais je n'ai
pas la sottise de commettre des erreurs. Si nous eussions été égaux, je
vous eusse reçu chez moi et étudié à mon aise avant que vous eussiez même
soupçonné mes intentions à votre égard. La chose était impossible; il a
fallu s'arranger autrement et brusquer l'entrevue. Maintenant vous savez à
quoi vous en tenir sur moi. Devenez digne de moi, c'est tout ce que je
vous recommande.

Ernauton se confondit en protestations.

-- Oh! moins de chaleur, monsieur de Carmainges, je vous prie, dit la dame
avec nonchalance: ce n'est pas la peine. Peut-être est-ce votre nom
seulement qui m'a frappée la première fois que nous nous rencontrâmes, et
qui m'a plu. Après tout, je crois bien décidément que je n'ai pour vous
qu'un caprice et que cela se passera. Cependant n'allez pas vous croire
trop loin de la perfection et désespérer. Je ne peux pas souffrir les gens
parfaits. Oh! j'adore les gens dévoués, par exemple. Retenez bien ceci, je
vous le permets, beau cavalier.  Ernauton était hors de lui. Ce langage
hautain, ces gestes pleins de volupté et de mollesse, cette orgueilleuse
supériorité, cet abandon vis-à-vis de lui enfin, d'une personne aussi
illustre, le plongeaient à la fois dans les délices et dans les terreurs
les plus extrêmes.  Il s'assit près de sa belle et fière maîtresse, qui le
laissa faire, puis il essaya de passer son bras derrière les coussins qui
la soutenaient.  -- Monsieur, dit-elle, il paraît que vous m'avez
entendue, mais que vous ne m'avez pas comprise. Pas de familiarité, je
vous prie; restons chacun à notre place. Il est sûr qu'un jour je vous
donnerai le droit de me nommer vôtre, mais ce droit, vous ne l'avez pas
encore.

Ernauton se releva pâle et dépité.

-- Excusez-moi, madame, dit-il. Il parait que je ne fais que des sottises;
cela est tout simple: je ne suis point fait encore aux habitudes de Paris.
Chez nous, en province, à deux cents lieues d'ici, cela est vrai, une
femme, lorsqu'elle dit: « J'aime, » aime et ne se refuse pas. Elle ne
prend point le prétexte de ses paroles pour humilier un homme à ses pieds.
C'est votre usage comme Parisienne, c'est votre droit comme princesse.
J'accepte tout cela. Seulement, que voulez-vous, l'habitude me manquait,
l'habitude me viendra.

La dame écouta en silence. Il était visible qu'elle continuait d'observer
attentivement Ernauton, pour savoir si son dépit aboutirait à une réelle
colère.

-- Ah! ah! vous vous fâchez, je crois, dit-elle superbement.

-- Je me fâche, en effet, madame, mais c'est contre moi-même, car j'ai
pour vous, moi, madame, non pas un caprice passager, mais de l'amour, un
amour très véritable et très pur. Je ne cherche pas votre personne, car je
vous désirerais, s'il en était ainsi: voilà tout; mais je cherche à
obtenir votre coeur. Aussi ne me pardonnerai-je jamais, madame, d'avoir
aujourd'hui par des impertinences compromis le respect que je vous dois,
respect que je ne changerai en amour, madame, qu'alors que vous me
l'ordonnerez.

Trouvez bon seulement, madame, qu'à partir de ce moment j'attende vos
ordres.

-- Allons, allons, dit la dame, n'exagérons rien, monsieur de Carmainges:
voilà que vous êtes tout glacé après avoir été tout de flammes.

-- Il me semble, cependant, madame....

-- Eh! monsieur, ne dites donc jamais à une femme que vous l'aimerez comme
vous voudrez, c'est maladroit; montrez-lui que vous l'aimerez comme elle
voudra, à la bonne heure!

-- C'est ce que j'ai dit, madame.

-- Oui, mais c'est ce que vous ne pensez pas.

-- Je m'incline devant votre supériorité, madame.

-- Trêve de politesses, il me répugnerait de faire ici la reine. Tenez,
voici ma main, prenez-la, c'est celle d'une simple femme: seulement elle
est plus brûlante et plus animée que la vôtre.

Ernauton prit respectueusement cette belle main.

-- Eh bien! dit la duchesse.

-- Eh bien?

-- Vous ne la baisez pas? êtes-vous fou? et avez-vous juré de me mettre en
fureur?

-- Mais, tout à l'heure....

-- Tout à l'heure je vous la retirais, tandis que maintenant....

-- Maintenant?

-- Eh! maintenant je vous la donne.

Ernauton baisa la main avec tant d'obéissance, qu'on la lui retira
aussitôt.

-- Vous voyez bien, dit le jeune homme encore une leçon!

-- J'ai donc eu tort?

-- Assurément, vous me faites bondir d'un extrême à l'autre; la crainte
finira par tuer la passion. Je continuerai de vous adorer à genoux, c'est
vrai; mais je n'aurai pour vous ni amour ni confiance.

-- Oh! je ne veux pas de cela, dit la dame d'un ton enjoué, car vous
seriez un triste amant, et ce n'est point ainsi que je les aime, je vous
en préviens. Non, restez naturel, restez vous, soyez monsieur Ernauton de
Carmainges, pas autre chose. J'ai mes manies. Eh! mon Dieu, ne m'avez-vous
pas dit que j'étais belle? Toute belle femme a ses manies: respectez-en
beaucoup, brusquez-en quelques-unes, ne me craignez pas surtout, et quand
je dirai au trop bouillant Ernauton: Calmez-vous, qu'il consulte mes yeux,
jamais ma voix. A ces mots elle se leva.

Il était temps: le jeune homme, rendu à son délire, l'avait saisie entre
ses bras, et le masque de la duchesse effleura un instant les lèvres
d'Ernauton; mais ce fut alors qu'elle prouva la profonde vérité de ce
qu'elle avait dit, car, à travers son masque, ses yeux lancèrent un éclair
froid et blanc comme le sinistre avant-coureur des orages.

Ce regard imposa tellement à Carmainges, qu'il laissa tomber ses bras et
que tout son feu s'éteignit.

-- Allons, dit la duchesse, c'est bien, nous nous reverrons. Décidément,
vous me plaisez, monsieur de Carmainges.

Ernauton s'inclina.

-- Quand êtes-vous libre? demanda-t-elle négligemment.

-- Hélas! assez rarement, madame, répondit Ernauton.

-- Ah! oui, je comprends, ce service est fatigant, n'est-ce pas?

-- Quel service?

-- Mais celui que vous faites près du roi. Est-ce que vous n'êtes pas
d'une garde quelconque de Sa Majesté?

-- C'est-à-dire madame, que je fais partie d'un corps de gentilshommes.

-- C'est cela que je veux dire; et ces gentilshommes sont Gascons, je
crois?

-- Tous, oui, madame.

-- Combien sont-ils donc? on me l'a dit, je l'ai oublié.

-- Quarante-cinq.

-- Quel singulier compte?

-- Cela s'est trouvé ainsi.

-- Est-ce un calcul?

-- Je ne crois pas; le hasard se sera chargé de l'addition.

-- Et ces quarante-cinq gentilshommes ne quittent pas le roi, dites-vous?

-- Je n'ai point dit que nous ne quittions point Sa Majesté, madame.

-- Ah! pardon, je croyais vous l'avoir entendu dire. Au moins disiez-vous
que vous aviez peu de liberté.

-- C'est vrai, j'ai peu de liberté, madame, parce que, le jour, nous
sommes de service pour les sorties de Sa Majesté ou pour ses chasses, et
que, le soir, on nous consigne au Louvre.

-- Le soir?

-- Oui.

-- Tous les soirs?

-- Presque tous.

-- Voyez donc ce qui fût arrivé, si ce soir, par exemple, cette consigne
vous avait retenu! Moi, qui vous attendais, moi, qui eusse ignoré le motif
qui vous empêchait de venir, n'aurais-je pas pu croire que mes avances
étaient méprisées?

-- Ah! madame, maintenant, pour vous voir, je risquerai tout, je vous
jure.

-- C'est inutile et ce serait absurde, je ne le veux pas.

-- Mais alors?

-- Faites votre service; c'est à moi de m'arranger là-dessus, moi, qui
suis toujours libre et maîtresse de ma vie.

-- Oh! que de bontés, madame!

-- Mais tout cela ne m'explique pas, continua la duchesse avec son
insinuant sourire, comment, ce soir, vous vous êtes trouvé libre et
comment vous êtes venu.

-- Ce soir, madame, j'avais médité déjà de demander une permission à M. de
Loignac, notre capitaine, qui me veut du bien, quand l'ordre est venu de
donner toute la nuit aux quarante-cinq.

-- Ah! cet ordre est venu?

-- Oui.

-- Et à quel propos cette bonne chance?

-- Comme récompense, je crois, madame, d'un service assez fatigant que
nous avons fait hier à Vincennes.

-- Ah! fort bien, dit la duchesse.

-- Ainsi, voilà à quelle circonstance je dois, madame, le bonheur de vous
voir ce soir tout à mon aise.

-- Eh bien! écoutez, Carmainges, dit la duchesse avec une douce
familiarité qui emplit de joie le coeur du jeune homme; voici ce que vous
allez faire: chaque fois que vous croirez être libre, prévenez l'hôtesse
par un billet; tous les jours un homme à moi passera chez elle.

-- Oh! mon Dieu! mais c'est trop de bonté, madame.

La duchesse posa sa main sur le bras d'Ernauton.

-- Attendez donc, dit-elle.

-- Qu'y a-t-il, madame?

-- Ce bruit, d'où vient-il?

En effet, un bruit d'éperons, de voix, de portes heurtées, d'exclamations
joyeuses, montait de la salle d'en bas, comme l'écho d'une invasion.

Ernauton passa sa tête par la porte qui donnait dans l'antichambre.

-- Ce sont mes compagnons, dit-il, qui viennent ici fêter le congé que
leur a donné M. de Loignac.

-- Mais par quel hasard ici, justement en cette hôtellerie où nous sommes?

-- Parce que c'est justement au _Fier-Chevalier_, madame, que le rendez-
vous d'arrivée a été donné, parce que, de ce jour bienheureux de leur
entrée dans la capitale, mes compagnons ont pris en affection le vin et
les pâtés de maître Fournichon, et quelques-uns même les tourelles de
madame.

-- Oh! fit la duchesse avec un malicieux sourire, vous parlez bien
expertement, monsieur, de ces tourelles.

-- C'est la première fois, sur mon honneur, qu'il m'arrive d'y pénétrer,
madame. Mais vous, vous qui les avez choisies? osa-t-il dire.

-- J'ai choisi, et vous allez comprendre facilement cela; j'ai choisi le
lieu le plus désert de Paris, un endroit près de la rivière, près du grand
rempart, un endroit où personne ne peut me reconnaître, ni soupçonner que
je puisse aller; mais, mon Dieu! qu'ils sont donc bruyants, vos
compagnons, ajouta la duchesse.

En effet, le vacarme de l'entrée devenait un infernal ouragan; le bruit
des exploits de la veille, les forfanteries, le bruit des écus d'or et le
cliquetis des verres, présageaient l'orage au grand complet.

Tout à coup on entendit un bruit de pas dans le petit escalier qui
conduisait à la tourelle, et la voix de dame Fournichon cria d'en bas:

-- Monsieur de Sainte-Maline! monsieur de Sainte-Maline!

-- Eh bien? répondit la voix du jeune homme.

-- N'allez pas là haut, monsieur de Sainte-Maline, je vous en supplie.

-- Bon! et pourquoi pas, chère dame Fournichon? toute la maison n'est-elle
pas à nous, ce soir?

-- Toute la maison, soit, mais pas les tourelles.

-- Bah! les tourelles sont de la maison, crièrent cinq ou six autres voix,
parmi lesquelles Ernauton reconnut celles de Perducas de Pincorney et
d'Eustache de Miradoux.

-- Non, les tourelles n'en sont pas, continuait dame Fournichon, les
tourelles font exception, les tourelles sont à moi; ne dérangez pas mes
locataires.

-- Madame Fournichon, dit Sainte-Maline, je suis votre locataire aussi,
moi, ne me dérangez donc pas.

-- Sainte-Maline! murmura Ernauton inquiet, car il connaissait les mauvais
penchants et l'audace de cet homme.

-- Mais, par grâce! répéta madame Fournichon.

-- Madame Fournichon, dit Sainte-Maline, il est minuit; à neuf heures,
tous les feux doivent être éteints, et je vois un feu dans votre tourelle;
il n'y a que les mauvais serviteurs du roi qui transgressent les édits du
roi; je veux connaître quels sont ces mauvais serviteurs.

Et Sainte-Maline continua d'avancer, suivi de plusieurs Gascons, dont les
pas s'emboîtaient dans les siens.

-- Mon Dieu! s'écria la duchesse, mon Dieu! monsieur de Carmainges, est-ce
que ces gens-là oseraient entrer ici?

-- En tout cas, madame, s'ils osaient, je suis là, et je puis vous dire
d'avance, madame: n'ayez aucune crainte.

-- Oh! mais ils enfoncent les portes, monsieur.

En effet, Sainte-Maline, trop avancé pour reculer maintenant, heurtait si
violemment à cette porte, qu'elle se brisa en deux: elle était d'un sapin
que madame Fournichon n'avait pas jugé à propos d'éprouver, elle dont le
respect pour les amours allait jusqu'au fanatisme.




LX

COMMENT SAINTE-MALINE ENTRA DANS LA TOURELLE ET DE CE QUI S'ENSUIVIT


Le premier soin d'Ernauton, lorsqu'il vit la porte de l'antichambre se
fendre sous les coups de Sainte-Maline, fut de souffler la bougie qui
éclairait la tourelle.

Cette précaution, qui pouvait être bonne, mais qui n'était que momentanée,
ne rassurait cependant pas la duchesse, lorsque tout à coup dame
Fournichon, qui avait épuisé toutes ses ressources, eut recours à un
dernier moyen et se mit à crier:

-- Monsieur de Sainte-Maline, je vous préviens que les personnes que vous
troublez sont de vos amis: la nécessité me force à vous l'avouer.

-- Eh bien! raison de plus pour que nous leur présentions nos compliments,
dit Perducas de Pincorney d'une voix avinée, et trébuchant derrière
Sainte-Maline sur la dernière marche de l'escalier.

-- Et quels sont ces amis, voyons? dit Sainte-Maline.

-- Oui, voyons-les, voyons-les, cria Eustache de Miradoux.

La bonne hôtesse, espérant toujours prévenir une collision qui pouvait,
tout en honorant le _Fier-Chevalier_, faire le plus grand tort au _Rosier-
d'Amour_, monta au milieu des rangs pressés des gentilshommes, et glissa
tout bas le nom d'Ernauton à l'oreille de son agresseur.

-- Ernauton! répéta tout haut Sainte-Maline, pour qui cette révélation
était de l'huile au lieu d'eau jetée sur le feu, Ernauton! ce n'est pas
possible.

-- Et pourquoi, cela? demanda madame Fournichon.

-- Et pourquoi cela? répétèrent plusieurs voix.

-- Eh! parbleu! dit Sainte-Maline, parce que Ernauton est un modèle de
chasteté, un exemple de continence, un composé de toutes les vertus. Non,
non, vous vous trompez, dame Fournichon, ce n'est point M. de Carmainges
qui est enfermé là-dedans.

Et il s'approcha vers la seconde porte pour en faire autant qu'il avait
fait de la première, quand tout à coup cette porte s'ouvrit, et Ernauton
parut debout sur le seuil, avec un visage qui n'annonçait point que la
patience fût une de ces vertus qu'il pratiquait si religieusement, au dire
de Sainte-Maline.

-- De quel droit M. de Sainte-Maline a-t-il brisé cette première porte?
demanda-t-il; et, ayant déjà brisé celle-là, veut-il encore briser celle-
ci?

-- Eh! c'est lui, en réalité, c'est Ernauton! s'écria Sainte-Maline; je
reconnais sa voix, car, quant à sa personne, le diable m'emporte si je
pourrais dire dans l'obscurité de quelle couleur elle est.

-- Vous ne répondez pas à ma question, monsieur, réitéra Ernauton.

[Illustration: Je l'entends encore murmurer: « Venge-moi! » -- PAGE 146.]

Sainte-Maline se mit à rire bruyamment, ce qui rassura ceux des quarante-
cinq qui, à la voix grosse de menaces qu'ils venaient d'entendre, avaient
jugé qu'il était prudent de descendre à tout hasard deux marches de
l'escalier.

-- C'est à vous que je parle, monsieur de Sainte-Maline, m'entendez-vous?
s'écria Ernauton.

-- Oui, monsieur, parfaitement, répondit celui-ci.

-- Alors qu'avez-vous à dire?

-- J'ai à dire, mon cher compagnon, que nous voulions savoir si c'était
vous qui habitiez cette hôtellerie des amours.

-- Eh bien maintenant, monsieur, que vous avez pu vous assurer que c'était
moi, puisque je vous parle et qu'au besoin je pourrais vous toucher,
laissez-moi en repos.

-- Cap-de-Diou! dit Sainte-Maline, vous ne vous êtes pas fait ermite et
vous ne l'habitez pas seul, je suppose.

-- Quant à cela, monsieur, vous me permettrez de vous laisser dans le
doute, en supposant que vous y soyez.

-- Ah! bah! continua Sainte-Maline en s'efforçant de pénétrer dans la
tourelle, est-ce que vraiment vous seriez seul? Ah! vous êtes sans
lumière, bravo!

-- Allons, messieurs, dit Ernauton d'un ton hautain, j'admets que vous
soyez ivres, et je vous pardonne; mais il y a un terme même à la patience
que l'on doit à des hommes hors de leur bon sens; les plaisanteries sont
épuisées, n'est-ce pas? faites-moi donc le plaisir de vous retirer.

Malheureusement Sainte-Maline était dans un de ses accès de méchanceté
envieuse.

-- Oh! oh! nous retirer, dit-il, comme vous nous dites cela, monsieur
Ernauton!

-- Je vous dis cela de façon à ce que vous ne vous trompiez pas à mon
désir, monsieur de Sainte-Maline, et, s'il le faut même, je le répète:
retirez-vous, messieurs, je vous en prie.

-- Oh! pas avant que vous ne nous ayez admis à l'honneur de saluer la
personne pour laquelle vous désertez notre compagnie.

A cette insistance de Sainte-Maline, le cercle prêt à se rompre se reforma
autour de lui.

-- Monsieur de Montcrabeau, dit Sainte-Maline avec autorité, descendez, et
remontez avec une bougie.

-- Monsieur de Montcrabeau, s'écria Ernauton, si vous faites cela,
souvenez-vous que vous m'offensez personnellement.

Montcrabeau hésita, tant il y avait de menaces dans la voix du jeune
homme.

-- Bon! répliqua Sainte-Maline, nous avons notre serment, et M. de
Carmainges est si religieux en discipline qu'il ne voudra pas
l'enfreindre; nous ne pouvons tirer l'épée les uns contre les autres;
ainsi éclairez. Montcrabeau, éclairez.

Montcrabeau descendit, et, cinq minutes après, remonta avec une bougie
qu'il voulut remettre à Sainte-Maline.

-- Non pas, non pas, dit celui-ci, gardez, je vais peut-être avoir besoin
de mes deux mains.

Et Sainte-Maline fit un pas en avant pour pénétrer dans la tourelle.

-- Je vous prends à témoin, tous tant que vous êtes ici, dit Ernauton,
qu'on m'insulte indignement et qu'on me fait violence sans motifs, et
qu'en conséquence, -- Ernauton tira vivement son épée, et qu'en
conséquence j'enfonce cette épée dans la poitrine du premier qui fera un
pas en avant.

Sainte-Maline, furieux, voulut mettre aussi l'épée à la main, mais il
n'avait pas encore dégainé à moitié, qu'il vit briller sur sa poitrine la
pointe de l'épée d'Ernauton.

Or, comme en ce moment il faisait un pas en avant, sans que M. de
Carmainges eût besoin de se fendre, ou de pousser le bras, Sainte-Maline
sentit le froid du fer, et recula en délire, comme un taureau blessé.

Alors, Ernauton fit en avant un pas égal au pas de retraite que faisait
Sainte-Maline, et l'épée se retrouva menaçante sur la poitrine de ce
dernier.

Sainte-Maline pâlit: si Ernauton s'était fendu, il le clouait à la
muraille.

Il repoussa lentement son épée au fourreau.

-- Vous mériteriez mille morts pour votre insolence, monsieur, dit
Ernauton; mais le serment dont vous me parliez tout à l'heure me lie, et
je ne vous toucherai pas davantage; laissez-moi le chemin libre.

Il fit un pas en arrière pour voir si l'on obéirait.

Et avec un geste suprême, qui eût fait honneur à un roi:

-- Au large, messieurs, dit-il; venez, madame, je réponds de tout.

On vit alors apparaître au seuil de la tourelle une femme dont la tête
était couverte d'une coiffe, dont le visage était couvert d'un voile, et
qui prit toute tremblante le bras d'Ernauton.

Alors le jeune homme remit son épée au fourreau, et comme s'il était sûr
de n'avoir plus rien à craindre, il traversa fièrement l'antichambre
peuplée de ses compagnons inquiets et curieux à la fois.

Sainte-Maline, dont le fer avait légèrement effleuré la poitrine, avait
reculé jusque sur le palier, tout étouffant de l'affront mérité qu'il
venait de recevoir devant ses compagnons et devant la dame inconnue.

Il comprit que tout se réunissait contre lui, rieurs et hommes sérieux, si
les choses demeuraient entre lui et Ernauton dans l'état où elles étaient;
cette conviction le poussa à une dernière extrémité.

Il tira sa dague au moment où Carmainges passait devant lui.

Avait-il l'intention de frapper Carmainges? avait-il l'intention de faire
ce qu'il fit? voilà ce qu'il serait impossible d'éclaircir sans avoir lu
dans la ténébreuse pensée de cet homme, où lui-même peut-être ne pouvait
lire dans ses moments de colère.

Toujours est-il que son bras s'abattit sur le couple, et que la lame de
son poignard, au lieu d'entamer la poitrine d'Ernauton, fendit la coiffe
de soie de la duchesse, et trancha un des cordons du masque.

Le masque tomba à terre.

Le mouvement de Sainte-Maline avait été si prompt, que, dans l'ombre, nul
n'avait pu s'en rendre compte, nul n'avait pu s'y opposer.

La duchesse jeta un cri. Son masque l'abandonnait et, le long de son col,
elle avait senti glisser le dos arrondi de la lame, qui cependant ne
l'avait pas blessée.

Sainte-Maline eut donc, tandis qu'Ernauton s'inquiétait de ce cri poussé
par la duchesse, tout le temps de ramasser le masque et de le lui rendre,
de sorte qu'à la lueur de la bougie de Montcrabeau, il put voir le visage
de la jeune femme, que rien ne protégeait.

-- Ah! ah! dit-il de sa voix railleuse et insolente: c'est la belle dame
de la litière: mes compliments, Ernauton, vous allez vite en besogne.

Ernauton s'arrêtait et avait déjà tiré à moitié du fourreau son épée,
qu'il se repentait d'y avoir remise, lorsque la duchesse l'entraîna par
les degrés en lui disant tout bas:

-- Venez, venez, je vous en supplie, monsieur de Carmainges.

-- Je vous reverrai, monsieur de Sainte-Maline, dit Ernauton en
s'éloignant, et soyez tranquille, vous me paierez cette lâcheté avec les
autres.

-- Bien, bien! fit Sainte-Maline, tenez votre compte de votre côté; je
tiens le mien; nous les réglerons tous deux un jour.

Carmainges entendit, mais ne se retourna même point, il était tout entier
à la duchesse.

Arrivé au bas de l'escalier, personne ne s'opposa plus à son passage; ceux
des quarante-cinq qui n'avaient pas monté l'escalier blâmaient sans doute
tout bas la violence de leurs camarades.

Ernauton conduisit la duchesse à sa litière gardée par deux serviteurs.

Arrivée là et se sentant en sûreté, la duchesse serra la main de
Carmainges et lui dit:

-- Monsieur Ernauton, après ce qui vient de se passer, après l'insulte
dont, malgré votre courage, vous n'avez pu me défendre, et qui ne
manquerait pas de se renouveler, nous ne pouvons plus revenir ici;
cherchez, je vous prie, dans les environs, quelque maison à vendre ou à
louer en totalité; avant peu, soyez tranquille, vous recevrez de mes
nouvelles.

-- Dois-je prendre congé de vous, madame? dit Ernauton, en s'inclinant en
signe d'obéissance aux ordres qui venaient de lui être donnés, et qui
étaient trop flatteurs à son amour-propre pour qu'il les discutât.

-- Pas encore, monsieur de Carmainges, pas encore; suivez ma litière
jusqu'au nouveau pont, dans la crainte que ce misérable, qui m'a reconnue
pour la dame de la litière, mais qui ne m'a point reconnue pour ce que je
suis, ne marche derrière nous et ne découvre ainsi ma demeure.

Ernauton obéit, mais personne ne les espionna.

Arrivée au pont Neuf, qui alors méritait ce nom, puisqu'il y avait à peine
sept ans que l'architecte Ducerceau l'avait jeté sur la Seine, arrivée au
pont Neuf, la duchesse tendit la main aux lèvres d'Ernauton en lui disant:

-- Allez, maintenant, monsieur.

-- Oserai-je vous demander quand je vous reverrai, madame?

-- Cela dépend de la hâte que vous mettrez à faire ma commission, et cette
hâte me sera une preuve du plus ou du moins de désir que vous aurez de me
revoir.

-- Oh! madame, en ce cas, rapportez-vous-en à moi.

-- C'est bien, allez, mon chevalier.

Et la duchesse donna une seconde fois sa main à baiser à Ernauton, puis
s'éloigna.

-- C'est étrange, en vérité, dit le jeune homme revenant sur ses pas,
cette femme a du goût pour moi, je n'en puis douter, et elle ne s'inquiète
pas le moins du monde si je puis ou non être tué par ce coupe-jarret de
Sainte-Maline.

Et un léger mouvement d'épaules prouva que le jeune homme estimait cette
insouciance à sa valeur.

Puis revenant sur ce premier sentiment qui n'avait rien de flatteur pour
son amour-propre:

-- Oh! poursuivit-il, c'est qu'en effet elle était bien troublée, la
pauvre femme, et que la crainte d'être compromise est, chez les princesses
surtout, le plus fort de tous les sentiments.

Car, ajoutait-il en souriant à lui-même, elle est princesse.

Et comme ce dernier sentiment était le plus flatteur pour lui, ce fut ce
dernier sentiment qui l'emporta.

Mais ce sentiment ne put effacer chez Carmainges le souvenir de l'insulte
qui lui avait été faite; il retourna donc droit à l'hôtellerie, pour ne
laisser à personne le droit de supposer qu'il avait eu peur des suites que
pourrait avoir cette affaire.

Il était naturellement décidé à enfreindre toutes les consignes et tous
les serments possibles, et à en finir avec Sainte-Maline au premier mot
qu'il dirait ou au premier geste qu'il se permettrait de faire.

L'amour et l'amour-propre blessés du même coup lui donnaient une rage de
bravoure qui lui eût certainement, dans l'état d'exaltation où il était,
permis de lutter avec dix hommes.

Cette résolution étincelait dans ses yeux, lorsqu'il toucha le seuil de
l'hôtellerie du _Fier-Chevalier_.

Madame Fournichon, qui attendait ce retour avec anxiété, se tenait toute
tremblante sur le seuil.

A la vue d'Ernauton, elle s'essuya les yeux, comme si elle avait
abondamment pleuré, et jetant ses deux bras au cou du jeune homme, elle
lui demanda pardon, malgré tous les efforts de son mari, qui prétendait
que, n'ayant aucun tort, sa femme n'avait aucun pardon à demander.

La bonne hôtelière n'était point assez désagréable pour que Carmainges,
eût-il à se plaindre d'elle, lui tînt obstinément rancune; il assura donc
dame Fournichon qu'il n'avait contre elle aucun levain de rancune, et que
son vin seul était coupable.

Ce fut un avis que le mari parut comprendre, et dont par un signe de tête
il remercia Ernauton.

Pendant que ces choses se passaient à la porte, tout le monde était à
table, et l'on causait chaleureusement de l'événement qui faisait sans
contredit le point culminant de la soirée.

Beaucoup donnaient tort à Sainte-Maline avec cette franchise qui est le
principal caractère des Gascons lorsqu'ils causent entre eux.

Plusieurs s'abstenaient, voyant le sourcil froncé de leur compagnon et sa
lèvre crispée par une réflexion profonde.

Au reste on n'en attaquait point avec moins d'enthousiasme le souper de
maître Fournichon, mais on philosophait en l'attaquant, voilà tout.

-- Quant à moi, disait tout haut M. Hector de Biran, je sais que M. de
Sainte-Maline est dans son tort, et que si je me fusse appelé un instant
Ernauton de Carmainges; M. de Sainte-Maline serait à cette heure couché
sous cette table au lieu d'être assis devant.

Sainte-Maline leva la tête et regarda Hector de Biran.

-- Je dis ce que je dis, répondit celui-ci, et tenez, voilà là-bas sur le
seuil de la porte quelqu'un qui paraît être de mon avis.

Tous les regards se tournèrent vers l'endroit indiqué par le jeune
gentilhomme, et l'on aperçut Carmainges, pâle et debout dans le cadre
formé par la porte.

A cette vue qui semblait une apparition, chacun sentit un frisson lui
courir par tout le corps.

Ernauton descendit du seuil, comme eût fait la statue du commandeur de son
piédestal, et marcha droit à Sainte-Maline, sans provocation réelle, mais
avec une fermeté qui fit battre plus d'un coeur.

A cette vue, de toutes parts on cria à M. de Carmainges:

-- Venez par ici, Ernauton; venez de ce côté, Carmainges, il y a une place
près de moi.

-- Merci, répondit le jeune homme, c'est près de M. de Sainte-Maline que
je veux m'asseoir.

Sainte-Maline se leva; tous les yeux étaient fixés sur lui.

Mais, dans le mouvement qu'il fit en se levant, sa figure changea
complètement d'expression.

-- Je vais vous faire la place que vous désirez, monsieur, dit-il sans
colère, et en vous la faisant, je vous adresserai des excuses bien
franches et bien sincères, pour ma stupide agression de tout à l'heure;
j'étais ivre, vous l'avez dit vous-même; pardonnez-moi.

[Illustration: Il ramena le seau plein d'une eau glacée. -- PAGE 148.]

Cette déclaration, faite au milieu du silence général, ne satisfit point
Ernauton, quoiqu'il fût évident que pas une syllabe n'en avait été perdue
pour les quarante-trois convives, qui regardaient avec anxiété de quelle
façon se terminerait cette scène.

Mais aux dernières paroles de Sainte-Maline, les cris de joie de ses
compagnons montrèrent à Ernauton qu'il devait paraître satisfait, et qu'il
était pleinement vengé.

Son bon sens le força donc à se taire.

En même temps, un regard jeté sur Sainte-Maline lui indiquait qu'il devait
se défier de lui plus que jamais.

-- Ce misérable est brave, cependant, se dit tout bas Ernauton, et s'il
cède en ce moment, c'est par suite de quelque odieuse combinaison qui le
satisfait davantage.

Le verre de Sainte-Maline était plein; il remplit celui d'Ernauton.

-- Allons, allons! la paix, la paix! crièrent toutes les voix: à la
réconciliation de Carmainges et de Sainte-Maline!

Carmainges profita du choc des verres et du bruit de toutes les voix, et
se penchant vers Sainte-Maline, avec le sourire sur les lèvres pour qu'on
ne pût soupçonner le sens des paroles qu'il lui adressait:

-- Monsieur de Sainte-Maline, lui dit-il, voilà la seconde fois que vous
m'insultez sans m'en faire réparation; prenez garde: à la troisième
offense, je vous tuerai comme un chien.

-- Faites, monsieur, si vous trouvez votre belle, répondit Sainte-Maline,
car, foi de gentilhomme, à votre place, j'en ferais autant que vous.

Et les deux ennemis mortels choquèrent leurs verres, comme eussent pu
faire les deux meilleurs amis.




LXI

CE QUI SE PASSAIT DANS LA MAISON MYSTÉRIEUSE


Tandis que l'hôtellerie du _Fier-Chevalier_, séjour apparent de la
concorde la plus parfaite, laissait, portes closes, mais caves ouvertes,
filtrer, à travers les fentes de ses volets, la lumière des bougies et la
joie des convives, un mouvement inaccoutumé avait lieu dans cette maison
mystérieuse, que nos lecteurs n'ont jamais vue qu'extérieurement dans les
pages de ce récit.

Le serviteur, au front chauve, allait et venait d'une chambre à l'autre,
portant ça et là des objets empaquetés qu'il enfermait dans une caisse de
voyage.

Ces premiers préparatifs terminés, il chargea un pistolet et fit jouer
dans sa gaîne de velours un large poignard; puis il le suspendit, à l'aide
d'un anneau, à la chaîne qui lui servait de ceinture, à laquelle il
attacha, en outre, son pistolet, un trousseau de clefs et un livre de
prières relié en chagrin noir.

Tandis qu'il s'occupait ainsi, un pas léger comme celui d'une ombre
effleurait le plancher du premier étage et glissait le long de l'escalier.

Tout à coup une femme pâle et pareille à un fantôme, sous les plis de son
voile blanc, apparut au seuil de la porte, et une voix, douce et triste
comme un chant d'oiseau au fond d'un bois, se fit entendre.

-- Remy, dit cette voix, êtes-vous prêt?

-- Oui, madame, et je n'attends plus, à cette heure, que votre cassette
pour la joindre à la mienne.

-- Croyez-vous donc que ces boîtes seront facilement chargées sur nos
chevaux?

-- J'en réponds, madame; d'ailleurs, si cela vous inquiète le moins du
monde, nous pouvons nous dispenser d'emporter la mienne: n'ai-je point là-
bas tout ce qu'il me faut?

-- Non, Remy, non, sous aucun prétexte je ne veux que vous manquiez du
nécessaire en route; et puis, une fois là-bas, le pauvre vieillard étant
malade, tous les domestiques seront occupés autour de lui. O Remy! j'ai
hâte de rejoindre mon père; j'ai de tristes pressentiments, et il me
semble que depuis un siècle je ne l'ai pas vu.

-- Cependant, madame, dit Remy, vous l'avez quitté il y a trois mois, et
il n'y a pas entre ce voyage et le dernier plus d'intervalle qu'entre les
autres.

-- Remy, vous qui êtes si bon médecin, ne m'avez-vous pas avoué vous-même,
en le quittant la dernière fois, que mon père n'avait plus longtemps à
vivre?

-- Oui, sans doute, mais c'était une crainte exprimée et non une
prédiction faite; Dieu prend parfois en oubli les vieillards, et ils
vivent, c'est étrange à dire, par l'habitude de vivre; il y a même plus:
parfois encore le vieillard est comme l'enfant, malade aujourd'hui, dispos
demain.

-- Hélas! Remy, et comme l'enfant aussi, le vieillard, dispos aujourd'hui,
demain est mort.

Remy ne répondit pas, car aucune réponse rassurante ne pouvait réellement
sortir de sa bouche, et un silence lugubre succéda pendant quelques
minutes au dialogue que nous venons de rapporter.

Chacun des deux interlocuteurs resta dans sa position morne et pensive.

-- Pour quelle heure avez-vous demandé les chevaux, Remy? reprit enfin la
dame mystérieuse.

-- Pour deux heures après minuit.

-- Une heure vient de sonner.

-- Oui, madame.

-- Personne ne guette au dehors, Remy?

-- Personne.

-- Pas même ce malheureux jeune homme?

-- Pas même lui!

Remy soupira.

-- Vous me dites cela d'une façon étrange, Remy.

-- C'est que celui-là aussi a pris une résolution.

-- Laquelle? demanda la dame en tressaillant.

-- Celle de ne plus nous voir, ou du moins de ne plus essayer à nous voir.

-- Et où va-t-il?

-- Où nous allons tous: au repos.

-- Dieu le lui donne éternel, répondit la dame d'une voix grave et froide
comme un glas de mort, et cependant....

Elle s'arrêta.

-- Cependant? reprit Remy.

-- N'avait-il rien à faire en ce monde.

-- Il avait à aimer si on l'eût aimé.

-- Un homme de son nom, de son rang et de son âge devrait compter sur
l'avenir.

-- Y comptez-vous, vous, madame, qui êtes d'un âge, d'un rang et d'un nom
qui n'ont rien à envier au sien?

Les yeux de la dame lancèrent une sinistre lueur.

-- Oui, Remy, dit-elle, j'y compte, puisque je vis; mais attendez donc....

Elle prêta l'oreille.

-- N'est-ce pas le trot d'un cheval que j'entends?

-- Oui, ce me semble.

-- Serait-ce déjà notre conducteur?

-- C'est possible; mais, en ce cas, il aurait devancé le rendez-vous de
près d'une heure.

-- On s'arrête à la porte, Remy.

-- En effet.

Remy descendit précipitamment, et arriva au bas de l'escalier au moment où
trois coups, rapidement heurtés, se faisaient entendre.

-- Qui va là? demanda Remy.

-- Moi, répondit une voix cassée et tremblante, moi, Grandchamp, le valet
de chambre du baron.

-- Ah! mon Dieu! vous, Grandchamp, vous à Paris! Attendez que je vous
ouvre; mais parlez bas.

Et il ouvrit la porte.

-- D'où venez-vous donc? demanda Remy à voix basse.

-- De Méridor.

-- De Méridor?

-- Oui, cher monsieur Remy. Hélas!

-- Entrez, entrez vite. Mon Dieu!

-- Eh bien! Remy, dit du haut de l'escalier la voix de la dame, sont-ce
nos chevaux?

-- Non, non, madame, ce ne sont pas eux.

Puis, revenant au vieillard:

-- Qu'y a-t-il, mon bon Grandchamp?

-- Nous ne devinez pas? répondit le serviteur.

-- Hélas! si, je devine; mais au nom du ciel ne lui annoncez pas cette
nouvelle tout d'un coup. Oh! que va-t-elle dire, la pauvre dame!

[Illustration: Guillaume de Nassau.]

-- Remy, Remy, dit la voix, vous causez avec quelqu'un, ce me semble?

-- Oui, madame, oui.

-- Avec quelqu'un dont je reconnais la voix.

-- En effet, madame... Comment la ménager, Grandchamp? la voilà.

La dame, qui était descendue du premier au rez-de-chaussée, comme elle
était descendue déjà du second au premier, apparut à l'extrémité du
corridor.

-- Qui est là? demanda-t-elle; on dirait que c'est Grandchamp.

-- Oui madame, c'est moi, répondit humblement et tristement le vieillard
en découvrant sa tête blanchie.

-- Grandchamp, toi! oh! mon Dieu! mes pressentiments ne m'avaient point
trompée, mon père est mort!

-- En effet, madame, répondit Grandchamp oubliant toutes les
recommandations de Remy, en effet, Méridor n'a plus de maître.

Pâle, glacée, mais immobile et ferme, la dame supporta le coup sans
fléchir.

Remy, la voyant si résignée et si sombre, alla à elle, et lui prit
doucement la main.

-- Comment est-il mort? demanda la dame, dites, mon ami.

-- Madame, M. le baron, qui ne quittait plus son fauteuil, a été frappé,
il y a huit jours, d'une troisième attaque d'apoplexie. Il a pu une
dernière fois balbutier votre nom, puis, il a cessé de parler et dans la
nuit il est mort.

Diane fit au vieux serviteur un geste de remercîment; puis, sans ajouter
un mot, elle remonta dans sa chambre.

-- Enfin la voilà libre, murmura Remy, plus sombre et plus pâle qu'elle.
Venez, Grandchamp, venez.

La chambre de la dame était située au premier étage, derrière un cabinet
qui avait vue sur la rue, tandis que cette chambre elle-même ne tirait son
jour que d'une petite fenêtre percée sur une cour.

L'ameublement de cette pièce était sombre, mais riche; les tentures, en
tapisseries d'Arras, les plus belles de l'époque, représentaient les
divers sujets de la Passion.

Un prie-Dieu en chêne sculpté, une stalle de la même matière et du même
travail, un lit à colonnes torses, avec des tapisseries pareilles à celles
des murs, enfin un tapis de Bruges, voilà tout ce qui ornait la chambre.

Pas une fleur, pas un joyau, pas une dorure; le bois et le fer bruni
remplaçaient partout l'argent et l'or; un cadre de bois noir enfermait un
portrait d'homme placé dans un pan coupé de la chambre et sur lequel
donnait le jour de la fenêtre, évidemment percée pour l'éclairer.

Ce fut devant ce portrait que la dame alla s'agenouiller, avec un coeur
gonflé, mais des yeux arides.

Elle attacha sur cette figure inanimée un long et indicible regard
d'amour, comme si cette noble image allait s'animer pour lui répondre.

Noble image, en effet, et l'épithète semblait faite pour elle.

Le peintre avait représenté un jeune homme de vingt-huit à trente ans,
couché à moitié nu sur un lit de repos; de son sein entr'ouvert tombaient
encore quelques gouttes de sang; une de ses mains, la main droite, pendait
mutilée, et cependant elle tenait encore un tronçon d'épée.

Ses yeux se fermaient comme ceux d'un homme qui va mourir; la pâleur et la
souffrance donnaient à cette physionomie un caractère divin que le visage
de l'homme ne commence à prendre qu'au moment où il quitte la vie pour
l'éternité.

Pour toute légende, pour toute devise, on lisait sous ce portrait, en
lettres rouges comme du sang:

  _Aut Cesar aut nihil._

La dame étendit le bras vers cette image, et lui adressant la parole comme
elle eût fait à un dieu:

« Je t'avais supplié d'attendre, quoique ton âme irritée dût être altérée
de vengeance, dit-elle; et comme les morts voient tout, ô mon amour, tu as
vu que je n'ai supporté la vie que pour ne pas devenir parricide; toi
mort, j'eusse dû mourir; mais, en mourant, je tuais mon père.

Et puis, tu le sais encore, sur ton cadavre sanglant j'avais fait un voeu,
j'avais juré de payer la mort par la mort, le sang par le sang; mais alors
je chargeais d'un crime la tête blanchie du vénérable vieillard qui
m'appelait son innocente enfant.

Tu as attendu, merci, bien-aimé, tu as attendu, et maintenant je suis
libre; le dernier lien qui m'enchaînait à la terre vient d'être brisé par
le Seigneur, au Seigneur grâces soient rendues. Je suis tout à toi: plus
de voiles, plus d'embûches, je puis agir au grand jour, car, maintenant,
je ne laisserai plus personne après moi sur la terre, j'ai le droit de la
quitter. »

Elle se releva sur un genou et baisa la main qui semblait pendre hors du
cadre.

« Tu me pardonnes, ami, dit-elle, d'avoir les yeux arides, c'est en
pleurant sur ta tombe que mes yeux se sont desséchés, ces yeux que tu
aimais tant.

Dans peu de mois j'irai te rejoindre, et tu me répondras enfin, chère
ombre à qui j'ai tant parlé sans jamais obtenir de réponse. »

A ces mots, Diane se releva respectueusement, comme si elle eût fini de
converser avec Dieu; elle alla s'asseoir sur sa stalle de chêne.

-- Pauvre père! murmura-t-elle d'un ton froid et avec une expression qui
semblait n'appartenir à aucune créature humaine.

Puis elle s'abîma dans une rêverie sombre qui lui fit oublier, en
apparence, le malheur présent et les malheurs passés.

Tout à coup elle se dressa, la main appuyée au bras du fauteuil.

-- C'est cela, dit-elle, et ainsi tout sera mieux. Remy!

Le fidèle serviteur écoutait sans doute à la porte, car il apparut
aussitôt.

-- Me voici, madame, répondit-il.

-- Mon digne ami, mon frère, dit Diane, vous la seule créature qui me
connaisse en ce monde, dites-moi adieu.

-- Pourquoi cela, madame?

-- Parce que l'heure est venue de nous séparer, Remy.

-- Nous séparer! s'écria le jeune homme avec un accent qui fit tressaillir
sa compagne. Que dites-vous, madame?

-- Oui, Remy. Ce projet de vengeance me paraissait noble et pur, tant
qu'il y avait un obstacle entre lui et moi, tant que je ne l'apercevais
qu'à l'horizon; ainsi sont les choses de ce monde: grandes et belles de
loin. Maintenant que je touche à l'exécution, maintenant que l'obstacle a
disparu, je ne recule pas, Remy; mais je ne veux pas entraîner à ma suite,
dans le chemin du crime, une âme généreuse et sans tache: ainsi, vous me
quitterez, mon ami. Toute cette vie passée dans les larmes me comptera
comme une expiation devant Dieu et devant vous, et elle vous comptera
aussi à vous, je l'espère; et vous, qui n'avez jamais fait et qui ne ferez
jamais de mal, vous serez deux fois sûr du ciel.

Remy avait écouté les paroles de la dame de Monsoreau d'un air sombre et
presque hautain.

-- Madame, répondit-il, croyez-vous donc parler à un vieillard trembleur
et usé par l'abus de la vie? Madame, j'ai vingt-six ans, c'est-à-dire
toute la sève de la jeunesse qui paraît tarie en moi. Cadavre arraché de
la tombe, si je vis encore, c'est pour l'accomplissement de quelque action
terrible, c'est pour jouer un rôle actif dans l'oeuvre de la Providence.
Ne séparez donc jamais ma pensée de la vôtre, madame, puisque ces deux
pensées sinistres ont si longtemps habité sous le même toit: où vous irez,
j'irai; ce que vous ferez, je vous y aiderai; sinon, madame, et si, malgré
mes prières, vous persistez dans cette résolution de me chasser....

-- Oh! murmura la jeune femme, vous chasser! quel mot avez-vous dit là,
Remy?

-- Si vous persistez dans cette résolution, continua le jeune homme, comme
si elle n'avait point parlé, je sais ce que j'ai à faire, moi, et toutes
nos études devenues inutiles aboutiront pour moi à deux coups de poignard:
l'un, que je donnerai dans le coeur de celui que vous connaissez, l'autre
dans le mien.

-- Remy, Remy! s'écria Diane en faisant un pas vers le jeune homme et en
étendant impérativement sa main au-dessus de sa tête, Remy, ne dites pas
cela. La vie de celui que vous menacez ne vous appartient pas: elle est à
moi, je l'ai payée assez cher pour la lui prendre moi-même quand le moment
où il doit la perdre sera venu. Vous savez ce qui est arrivé, Remy, et ce
n'est point un rêve, je vous le jure, le jour où j'allai m'agenouiller
devant le corps déjà froid de celui-ci....

Et elle montra le portrait.

-- Ce jour, dis-je, j'approchai mes lèvres des lèvres de cette blessure
que vous voyez ouverte, et ces lèvres tremblèrent et me dirent:

-- Venge-moi, Diane, venge-moi!

-- Madame!

-- Remy, je te le répète, ce n'était pas une illusion, ce n'était pas un
bourdonnement de mon délire: la blessure a parlé, elle a parlé, te dis-je,
et je l'entends encore murmurer:

« Venge-moi, Diane, venge-moi. »

Le serviteur baissa la tête.

-- C'est donc à moi et non pas à vous la vengeance, continua Diane;
d'ailleurs, pour qui et par qui est-il mort? Pour moi et par moi.

-- Je dois vous obéir, madame, répondit Remy, car j'étais aussi mort que
lui. Qui m'a fait enlever du milieu des cadavres dont cette chambre était
jonchée? vous. Qui m'a guéri de mes blessures? vous. Qui m'a caché? vous,
vous, c'est-à-dire la moitié de l'âme de celui pour lequel j'étais mort si
joyeusement; ordonnez donc, j'obéirai, pourvu que vous n'ordonniez pas que
je vous quitte.

-- Soit, Remy, suivez donc ma fortune; vous avez raison, rien ne doit plus
nous séparer.

Remy montra le portrait.

-- Maintenant, madame, dit-il avec énergie, il a été tué par trahison;
c'est par trahison qu'il doit être vengé. Ah! vous ne savez pas une chose,
vous avez raison, la main de Dieu est avec nous; vous ne savez pas que,
cette nuit, j'ai trouvé le secret de l'_aqua tofana_, ce poison des
Médicis, ce poison de René, le Florentin.

-- Oh! dis-tu vrai?

-- Venez voir, madame, venez voir.

-- Mais Grandchamp, qui attend, que dira-t-il de ne plus nous voir
revenir, de ne plus nous entendre? car c'est en bas, n'est-ce pas, que tu
veux me conduire?

-- Le pauvre vieillard a fait à cheval soixante lieues, madame; il est
brisé de fatigue, et vient de s'endormir sur mon lit.

-- Venez.

Diane suivit Remy.




LXII

LE LABORATOIRE


Remy emmena la dame inconnue dans la chambre voisine, et, poussant un
ressort caché sous une lame du parquet, il fit jouer une trappe qui
glissait dans la largeur de la chambre jusqu'au mur.

Cette trappe, en s'ouvrant, laissait apercevoir un escalier sombre, raide
et étroit. Remy s'y engagea le premier et tendit son poing à Diane, qui
s'y appuya et descendit après lui.

Vingt marches de cet escalier, ou, pour mieux dire, de cette échelle,
conduisaient dans un caveau circulaire noir et humide, qui pour tout
meuble renfermait un fourneau avec son être immense, une table carrée,
deux chaises de jonc, quantité de fioles et de boîtes de fer.

Et pour tous habitants, une chèvre sans bêlements et des oiseaux sans
voix, qui semblaient dans ce lieu obscur et souterrain les spectres des
animaux dont ils avaient la ressemblance, et non plus ces animaux eux-
mêmes.

Dans le fourneau, un reste de feu s'en allait mourant, tandis qu'une fumée
épaisse et noire fuyait silencieuse par un conduit engagé dans la
muraille.

Un alambic posé sur l'âtre laissait filtrer lentement, et goutte à goutte,
une liqueur jaune comme l'or.

Ces gouttes tombaient dans une fiole de verre blanc, épais de deux doigts,
mais en même temps de la plus parfaite transparence, et qui était fermée
par le tube de l'alambic qui communiquait avec elle.

Diane descendit et s'arrêta au milieu de tous ces objets à l'existence et
aux formes étranges sans étonnement et sans terreur; on eût dit que les
impressions ordinaires de la vie ne pouvaient plus avoir aucune influence
sur cette femme, qui vivait déjà hors de la vie.

Remy lui fit signe de s'arrêter au pied de l'escalier; elle s'arrêta où
lui disait Remy.

Le jeune homme alla allumer une lampe qui jeta un jour livide sur tous les
objets que nous venons de détailler et qui, jusque-là, dormaient ou
s'agitaient dans l'ombre.

Puis il s'approcha d'un puits creusé dans le caveau touchant aux parois
d'une des murailles, et qui n'avait ni parapet, ni margelle, attacha un
seau à une longue corde et laissa glisser la corde sans poulie dans l'eau,
qui sommeillait sinistrement au fond de cet entonnoir, et qui fit entendre
un sourd clapotement; enfin il ramena le seau plein d'une eau glacée et
pure comme le cristal.

-- Approchez, madame, dit Remy.

Diane approcha.

Dans cette énorme quantité d'eau, il laissa tomber une seule goutte du
liquide contenu dans la fiole de verre, et la masse entière de l'eau se
teignit à l'instant même d'une couleur jaune; puis cette couleur
s'évapora, et l'eau, au bout de dix minutes, était devenue transparente
comme auparavant.

La fixité des yeux de Diane donnait seule une idée de l'attention profonde
qu'elle donnait à cette opération.

Remy la regarda.

-- Eh bien? demanda celle-ci.

-- Eh bien! trempez maintenant, dit Remy, dans cette eau qui n'a ni saveur
ni couleur, trempez une fleur, un gant, un mouchoir; pétrissez avec cette
eau des savons de senteur, versez-en dans l'aiguière où l'on puisera pour
se laver les dents, les mains et le visage, et vous verrez, comme on le
vit naguère à la cour du roi Charles IX, la fleur étouffer par son parfum,
le gant empoisonner par son contact, le savon tuer par son introduction
dans les pores. Versez une seule goutte de cette huile pure sur la mèche
d'une bougie ou d'une lampe, le coton s'en imprégnera jusqu'à un pouce à
peu près, et pendant une heure, la bougie ou la lampe exhalera la mort,
pour brûler ensuite aussi innocemment qu'une autre lampe ou une autre
bougie.

-- Vous êtes sûr de ce que vous dites là, Remy? demanda Diane.

-- Toutes ces expériences, je les ai faites, madame; voyez ces oiseaux qui
ne peuvent plus dormir et qui ne veulent plus manger, ils ont bu de l'eau
pareille à cette eau. Voyez cette chèvre qui a brouté de l'herbe arrosée
de cette même eau, elle mue, et ses yeux vacillent; nous aurons beau la
rendre maintenant à la liberté, à la lumière, à la nature, sa vie est
condamnée, à moins que cette nature à laquelle nous la rendrons ne révèle
à son instinct quelques-uns de ces contre-poisons que les animaux
devinent, et que les hommes ignorent.

-- Peut-on voir cette fiole, Remy? demanda Diane.

-- Oui, madame, car tout le liquide est précipité, à cette heure; mais
attendez.

Remy la sépara de l'alambic avec des précautions infinies; puis, aussitôt,
il la boucha d'un tampon de molle cire qu'il aplatit à la surface de son
orifice, et, enveloppant cet orifice d'un morceau de laine, il présenta le
flacon à sa compagne.

Diane le prit sans émotion aucune, le souleva à la hauteur de la lampe,
et, après avoir regardé quelque temps la liqueur épaisse qu'il contenait:

-- Il suffit, dit-elle; nous choisirons, lorsqu'il sera temps, du bouquet,
des gants, de la lampe, du savon ou de l'aiguière. La liqueur tient-elle
dans le métal?

-- Elle le ronge.

-- Mais alors ce flacon se brisera, peut-être.

-- Je ne crois pas; voyez l'épaisseur du cristal; d'ailleurs nous pourrons
l'enfermer ou plutôt l'emboîter dans une enveloppe d'or.

-- Alors, Remy, reprit la dame, vous êtes content, n'est-ce pas?

Et quelque chose comme un pâle sourire effleura les lèvres de la dame, et
leur donna ce reflet de vie qu'un rayon de la lune donne aux objets
engourdis.

-- Plus que je ne fus jamais, madame, répondit celui-ci; punir les
méchants, c'est jouir de la sainte prérogative de Dieu.

-- Écoutez, Remy, écoutez!

Et la dame prêta l'oreille.

-- Vous avez entendu quelque bruit?

-- Le piétinement des chevaux dans la rue, ce me semble; Remy, nos chevaux
sont arrivés.

-- C'est probable, madame, car il est à peu près l'heure à laquelle ils
devaient venir; mais, maintenant, je vais les renvoyer.

-- Pourquoi cela?

-- Ne sont-ils plus inutiles?

-- Au lieu d'aller à Méridor, Remy, nous allons en Flandre; gardez les
chevaux.

-- Ah! je comprends.

Et les yeux du serviteur, à leur tour, laissèrent échapper un éclair de
joie qui ne pouvait se comparer qu'au sourire de Diane.

-- Mais Grandchamp, ajouta-t-il, qu'allons-nous en faire?

-- Grandchamp a besoin de se reposer, je vous l'ai dit. Il demeurera à
Paris et vendra cette maison, dont nous n'avons plus besoin. Seulement
vous rendrez la liberté à tous ces pauvres animaux innocents que nous
avons fait souffrir par nécessité. Vous l'avez dit: Dieu pourvoira peut-
être à leur salut.

-- Mais tous ces fourneaux, ces cornues, ces alambics?

-- Puisqu'ils étaient ici quand nous avons acheté la maison, qu'importé
que d'autres les y trouvent après nous?

-- Mais ces poudres, ces acides, ces essences?

-- Au feu, Remy, au feu!

-- Éloignez-vous alors.

-- Moi?

-- Oui, du moins mettez ce masque de verre.

Et Remy présenta à Diane un masque, qu'elle appliqua sur son visage.

Alors, appuyant lui-même sur sa bouche et sur son nez un large tampon de
laine, il pressa le cordon du soufflet, aviva la flamme du charbon; puis,
quand le feu fut bien embrasé, il y versa les poudres qui éclatèrent en
pétillements joyeux, les unes lançant des feux verts, les autres se
volatilisant en étincelles pâles comme le soufre; et les essences, qui, au
lieu d'éteindre la flamme, montèrent comme des serpents de feu dans le
conduit, avec des grondements pareils à ceux d'un tonnerre lointain.

Enfin, quand tout fut consumé:

-- Vous avez raison, madame, dit Remy, si quelqu'un, maintenant, découvre
le secret de cette cave, ce quelqu'un pensera qu'un alchimiste l'a habité;
aujourd'hui, on brûle encore les sorciers, mais on respecte les
alchimistes.

-- Eh! d'ailleurs, dit la dame, quand on nous brûlerait, Remy, ce serait
justice, ce me semble: ne sommes-nous point des empoisonneurs? Et pourvu
qu'au jour où je monterai sur le bûcher, j'aie accompli ma tâche, je ne
répugne pas plus à ce genre de mort qu'à un autre: la plupart des anciens
martyrs sont morts ainsi.

Remy fit un geste d'assentiment, et, reprenant sa fiole des mains de sa
maîtresse, il l'empaqueta soigneusement.

En ce moment on heurta à la porte de la rue.

-- Ce sont vos gens, madame, vous ne vous trompiez pas. Vite, remontez et
répondez, tandis que je vais fermer la trappe.

La dame obéit.

Une même pensée vivait tellement dans ces deux corps, qu'il eût été
difficile de dire lequel des deux pliait l'autre sous sa domination.

Remy remonta derrière elle, et poussa le ressort.

Le caveau se referma.

Diane trouva Grandchamp à la porte; éveillé par le bruit, il était venu
ouvrir.

Le vieillard ne fut pas peu surpris quand il connut le prochain départ de
sa maîtresse, que lui apprit ce départ sans lui dire où elle allait.

-- Grandchamp, mon ami, lui dit-elle, nous allons, Remy et moi, accomplir
un pèlerinage, voté depuis longtemps; vous ne parlerez de ce voyage à
personne, et vous ne révélerez mon nom à qui que ce soit.

-- Oh! je le jure, madame, dit le vieux serviteur. Mais on vous reverra
cependant?

-- Sans doute, Grandchamp, sans doute; ne se revoit-on pas toujours, quand
ce n'est point en ce monde, dans l'autre au moins? Mais, à propos,
Grandchamp, cette maison nous devient inutile.

Diane tira d'une armoire une liasse de papiers.

-- Voici les titres qui constatent la propriété: vous louerez ou vendrez
cette maison. Si d'ici à un mois, vous n'avez trouvé ni locataire, ni
acquéreur, vous l'abandonnerez tout simplement et vous retournerez à
Méridor.

-- Et si je trouve acquéreur, madame, combien la vendrai-je?

-- Ce que vous voudrez.

-- Alors je rapporterai l'argent à Méridor?

-- Vous le garderez pour vous, mon vieux Grandchamp.

-- Quoi! madame, une pareille somme?

-- Sans doute. Ne vous dois-je pas bien cela pour vos bons services,
Grandchamp? et puis, outre mes dettes envers vous, n'ai-je pas aussi à
payer celles de mon père?

-- Mais, madame, sans contrat, sans procuration, je ne puis rien faire.

-- Il a raison, dit Remy.

-- Trouvez un moyen, dit Diane.

-- Rien de plus simple. Cette maison a été achetée en mon nom; je la
revends à Grandchamp, qui, de cette façon, pourra la revendre lui-même à
qui il voudra.

-- Faites.

Remy prit une plume et écrivit sa donation au bas du contrat de vente.

-- Maintenant, adieu, dit la dame de Monsoreau à Grandchamp, qui se
sentait tout ému de rester seule en cette maison, adieu, Grandchamp;
faites avancer les chevaux tandis que je termine les préparatifs.

Alors Diane remonta chez elle, coupa avec un poignard la toile du
portrait, le roula, l'enveloppa dans une étoffe de soie et plaça le
rouleau dans la caisse de voyage.

Ce cadre, demeuré vide et béant, semblait raconter plus éloquemment
qu'auparavant encore toutes les douleurs qu'il avait entendues.

Le reste de la chambre, une fois ce portrait enlevé, n'avait plus de
signification et devenait une chambre ordinaire.

Quand Remy eut lié les deux caisses avec des sangles, il donna un dernier
coup d'oeil dans la rue pour s'assurer que nul n'y était arrêté, excepté
le guide; puis aidant sa pâle maîtresse à monter à cheval:

-- Je crois, madame, lui dit-il tout bas, que cette maison sera la
dernière où nous aurons demeuré si longtemps.

-- L'avant-dernière, Remy, dit la dame de sa voix grave et monotone.

-- Quelle sera donc l'autre?

-- Le tombeau, Remy.




LXIII

CE QUE FAISAIT EN FLANDRE MONSEIGNEUR FRANÇOIS DE FLANDRE, DUC D'ANJOU ET
DE BRABANT, COMTE DE FLANDRE


Maintenant, il faut que nos lecteurs nous permettent d'abandonner le roi
au Louvre, Henri de Navarre à Cahors, Chicot sur la grande route, et la
dame de Monsoreau dans la rue, pour aller trouver en Flandre monseigneur
le duc d'Anjou, tout récemment nommé duc de Brabant, et au secours duquel
nous avons vu s'avancer le grand amiral de France, Anne Daigues, duc de
Joyeuse.

A quatre-vingts lieues de Paris, vers le nord, le bruit des voix
françaises et le drapeau de France flottaient sur un camp français aux
rives de l'Escaut.

C'était la nuit: des feux disposés en un cercle immense bordaient le
fleuve si large devant Anvers, et se reflétaient dans ses eaux profondes.

La solitude habituelle des polders à la sombre verdure était troublée par
le hennissement des chevaux français.

Du haut des remparts de la ville, les sentinelles voyaient reluire, au feu
des bivouacs, le mousquet des sentinelles françaises, éclair fugitif et
lointain que la largeur du fleuve jeté entre cette armée et la ville
rendait aussi inoffensif que ces éclairs de chaleur qui brillent à
l'horizon par un beau soir d'été.

Cette armée était celle du duc d'Anjou.

Ce qu'elle était venue faire là, il faut bien que nous le racontions à nos
lecteurs. Ce ne sera peut-être pas bien amusant, mais ils nous
pardonneront en faveur de l'avis: tant de gens sont ennuyeux sans
prévenir!

Ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu perdre leur temps à feuilleter la
_Reine Margot_ et la _Dame de Monsoreau_, connaissent déjà M. le duc
d'Anjou, ce prince jaloux, égoïste, ambitieux et impatient, qui, né si
près du trône dont chaque événement semblait le rapprocher, n'avait jamais
pu attendre avec résignation que la mort lui fît un chemin libre.

Ainsi l'avait-on vu d'abord désirer le trône de Navarre sous Charles IX,
puis celui de Charles IX lui-même, enfin celui de France occupé par son
frère, Henri, ex-roi de Pologne, lequel avait porté deux couronnes, à la
jalousie de son frère qui n'avait jamais pu en attraper une.

Un instant alors il avait tourné les yeux vers l'Angleterre, gouvernée par
une femme, et pour avoir le trône, il avait demandé à épouser la femme,
quoique cette femme s'appelât Élisabeth et eût vingt ans de plus que lui.

Sur ce point, la destinée avait commencé de lui sourire, si toutefois
c'eût été un sourire de la fortune, que d'épouser l'altière fille de Henri
VIII. Celui qui, toute sa vie, dans ses désirs hâtifs, n'avait pu réussir
même à défendre sa liberté; qui avait vu tuer, fait tuer peut-être, ses
favoris La Mole et Coconnas, et sacrifié lâchement Bussy, le plus brave de
ses gentilshommes: le tout sans profit pour son élévation et avec grand
dommage pour sa gloire, ce répudié de la fortune se voyait tout à la fois
accablé des faveurs d'une grande reine, inaccessible jusque-là à tout
regard mortel, et porté par tout un peuple à la première dignité que ce
peuple pouvait conférer.

Les Flandres lui offraient une couronne, et Élisabeth lui avait donné son
anneau.

Nous n'avons pas la prétention d'être historien; si nous le devenons
parfois, c'est quand par hasard l'histoire descend au niveau du roman, ou,
mieux encore, quand le roman monte à la hauteur de l'histoire; c'est alors
que nous plongeons nos regards curieux dans l'existence princière du duc
d'Anjou, laquelle ayant constamment côtoyé l'illustre chemin des royautés,
est pleine de ces événements, tantôt sombres, tantôt éclatants, qu'on ne
remarque d'habitude que dans les existences royales.

Traçons donc en quelques mots l'histoire de cette existence.

Il avait vu son frère Henri III embarrassé dans sa querelle avec les
Guises et il s'était allié aux Guises; mais bientôt il s'était aperçu que
ceux-ci n'avaient d'autre but réel que celui de se substituer aux Valois
sur le trône de France.

Il s'était alors séparé des Guises; mais, comme on l'a vu, ce n'était pas
sans quelque danger que cette séparation avait eu lieu, et Salcède, roué
en Grève, avait prouvé l'importance que la susceptibilité de MM. de
Lorraine attachait à l'amitié de M. d'Anjou.

En outre, depuis longtemps déjà, Henri III avait ouvert les yeux, et un an
avant l'époque où cette histoire commence, le duc d'Alençon, exilé ou à
peu près, s'était retiré à Amboise.

C'est alors que les Flamands lui avaient tendu les bras. Fatigués de la
domination espagnole, décimés par le proconsulat du duc d'Albe, trompés
par la fausse paix de don Juan d'Autriche, qui avait profité de cette paix
pour reprendre Namur et Charlemont, les Flamands avaient appelé à eux
Guillaume de Nassau, prince d'Orange, et l'avaient fait gouverneur général
du Brabant.

Un mot sur ce nouveau personnage, qui a tenu une si grande place dans
l'histoire et qui ne fera qu'apparaître chez nous.

Guillaume de Nassau, prince d'Orange, avait alors cinquante à cinquante et
un ans; fils de Guillaume de Nassau, dit le Vieux, et de Julienne de
Stolberg, cousin de ce René de Nassau tué au siège de Saint-Dizier, ayant
hérité de son titre de prince d'Orange, il avait, tout jeune encore,
nourri dans les principes les plus sévères de la réforme, il avait,
disons-nous, tout jeune encore, senti sa valeur et mesuré la grandeur de
sa mission.

Cette mission, qu'il croyait avoir reçue du ciel, à laquelle il fut fidèle
toute sa vie, et pour laquelle il mourut comme un martyr, fut de fonder la
république de Hollande, qu'il fonda en effet.

Jeune, il avait été appelé par Charles-Quint à sa cour. Charles-Quint se
connaissait en hommes; il avait jugé Guillaume, et souvent le vieil
empereur, qui tenait alors dans sa main le globe le plus pesant qu'ait
jamais porté une main impériale, avait consulté l'enfant sur les matières
les plus délicates de la politique des Pays-Bas. Bien plus, le jeune homme
avait vingt-quatre ans à peine, quand Charles-Quint lui confia, en
l'absence du fameux Philibert-Emmanuel de Savoie, le commandement de
l'armée de Flandre. Guillaume s'était alors montré digne de cette haute
estime; il avait tenu en échec le duc de Nevers et Coligny, deux des plus
grands capitaines du temps, et, sous leurs yeux, il avait fortifié
Philippeville et Charlemont; le jour où Charles-Quint abdiqua, ce fut sur
Guillaume de Nassau qu'il s'appuya pour descendre les marches du trône, et
ce fut lui qu'il chargea de porter à Ferdinand la couronne impériale, que
Charles-Quint venait de résigner volontairement.

Alors était venu Philippe II, et, malgré la recommandation de Charles-
Quint à son fils, de regarder Guillaume comme un frère, celui-ci avait
bientôt senti que Philippe II était un de ces princes qui ne veulent pas
avoir de famille. Alors s'était affermie en sa pensée cette grande idée de
l'affranchissement de la Hollande et de l'émancipation des Flandres, qu'il
eût peut-être éternellement enfermée en son esprit, si le vieil empereur,
son ami et son père, n'eût point eu cette étrange idée de substituer la
robe du moine au manteau royal. Alors les Pays-Bas, sur la proposition de
Guillaume, demandèrent le renvoi des troupes étrangères; alors commença
cette lutte acharnée de l'Espagne, retenant la proie qui voulait lui
échapper; alors passèrent sur ce malheureux peuple, toujours froissé entre
la France et l'Empire, la vice-royauté de Marguerite d'Autriche et le
proconsulat sanglant du duc d'Albe; alors s'organisa cette lutte à la fois
politique et religieuse, dont la protestation de l'hôtel de Culembourg,
qui demandait l'abolition de l'inquisition dans les Pays-Bas, fut le
prétexte; alors s'avança cette procession de quatre cents gentilshommes
vêtus avec la plus grande simplicité, défilant deux à deux et venant
apporter au pied du trône de la vice-gouvernante l'expression du désir
général, résumé dans cette protestation; alors, et à la vue de ces gens si
graves et si simplement vêtus, échappa à Barlaimont, un des conseillers de
la duchesse, ce mot de _gueux_, qui, relevé par les gentilshommes flamands
et accepté par eux, désigna dès lors, dans les Pays-Bas, le parti
patriote, qui, jusque-là, était sans appellation.

Ce fut à partir de ce moment que Guillaume commença de jouer le rôle qui
fit de lui un des plus grands acteurs politiques qu'il y ait au monde.
Constamment battu dans cette lutte contre l'écrasante puissance de
Philippe II, il se releva constamment, et toujours plus fort après ses
défaites, toujours levant une nouvelle armée, qui remplace l'armée
disparue, mise en fuite ou anéantie, il reparaît plus fort qu'avant sa
défaite, et toujours salué comme un libérateur.

C'est au milieu de ces alternatives de triomphes moraux et de défaites
physiques, si cela peut se dire ainsi, que Guillaume apprit à Mons la
nouvelle du massacre de la Saint-Barthélemy.

C'était une blessure terrible et qui allait presque au coeur des Pays-Bas;
la Hollande et cette portion des Flandres qui était calviniste perdaient
par cette blessure le plus brave sang de ses alliés naturels, les
huguenots de France.

Guillaume répondit à cette nouvelle, d'abord par la retraite, comme il
avait l'habitude de le faire; de Mons où il était, il recula jusqu'au
Rhin; il attendit les événements.

Les événements font rarement faute aux nobles causes.

Une nouvelle à laquelle il était impossible de s'attendre, se répandit
tout à coup.

Quelques gueux de mer, il y avait des gueux de mer et des gueux de terre,
quelques gueux de mer, poussés par le vent contraire dans le port de
Brille, voyant qu'il n'y avait aucun moyen pour eux de regagner la haute
mer, se laissèrent aller à la dérive, et, poussés par le désespoir, ils
prirent la ville qui avait déjà préparé ses potences pour les pendre.

La ville prise, ils chassèrent les garnisons espagnoles des environs, et
ne reconnaissant point parmi eux un homme assez fort pour faire fructifier
le succès qu'ils devaient au hasard, ils appelèrent le prince d'Orange;
Guillaume accourut; il fallait frapper un grand coup; il fallait, en
compromettant toute la Hollande, rendre à tout jamais impossible une
réconciliation avec l'Espagne.

Guillaume fit rendre une ordonnance qui proscrivait de Hollande le culte
catholique, comme le culte protestant était proscrit en France.

A ce manifeste, la guerre recommença: le duc d'Albe envoya contre les
révoltés son propre fils, Frédéric de Tolède, qui leur prit Zutphen,
Narden et Harlem, mais cet échec, loin d'abattre les Hollandais, sembla
leur avoir donné une nouvelle force: tout se souleva; tout prit les armes,
depuis le Zuyderzée jusqu'à l'Escaut; l'Espagne eut peur un instant,
rappela le duc d'Albe, et lui donna pour successeur don Louis de
Requesens, l'un des vainqueurs de Lépante.

Alors s'ouvrit pour Guillaume une nouvelle série de malheurs: Ludovic et
Henri de Nassau, qui amenaient un secours au prince d'Orange, furent
surpris par un des lieutenants de don Louis, près de Nimègue, défaits et
tués; les Espagnols pénétrèrent en Hollande, mirent le siège devant Leyde
et pillèrent Anvers.

Tout était désespéré, quand le ciel vint une seconde fois au secours de la
république naissante. Requesens mourut à Bruxelles.

Ce fut alors que toutes les provinces, réunies par un seul intérêt,
dressèrent d'un commun accord et signèrent, le 8 novembre 1576, c'est-à-
dire quatre jours après le sac d'Anvers, le traité connu sous le nom de
paix de Gand, par lequel elles s'engageaient à s'entr'aider à délivrer le
pays de la servitude des Espagnols _et des autres étrangers_.

Don Juan reparut, et avec lui la mauvaise fortune des Pays-Bas. En moins
de deux mois, Namur et Charlemont furent pris.

Les Flamands répondirent à ces deux échecs en nommant le prince d'Orange
gouverneur général du Brabant.

Don Juan mourut à son tour. Décidément Dieu se prononçait en faveur de la
liberté des Pays-Bas. Alexandre Farnèse lui succéda.

C'était un prince habile, charmant de façons, doux et fort en même temps,
grand politique, bon général; la Flandre tressaillit en entendant pour la
première fois cette mielleuse voix italienne l'appeler amie, au lieu de la
traiter en rebelle.

Guillaume comprit que Farnèse ferait plus pour l'Espagne avec ses
promesses que le duc d'Albe avec ses supplices.

Il fit signer aux provinces, le 29 janvier 1579, l'union d'Utrecht, qui
fut la base fondamentale du droit public de la Hollande.

Ce fut alors que, craignant de ne pouvoir exécuter seul ce plan
d'affranchissement pour lequel il luttait depuis quinze ans, il fit
proposer au duc d'Anjou la souveraineté des Pays-Bas, sous la condition
qu'il respecterait les privilèges des Hollandais et des Flamands et
respecterait leur liberté de conscience.

C'était un coup terrible porté à Philippe II. Il y répondit en mettant à
prix à 25,000 écus la tête de Guillaume.

Les États assemblés à la Haye déclarèrent alors Philippe II déchu de la
souveraineté des Pays-Bas, et ordonnèrent que dorénavant le serment de
fidélité leur fût prêté à eux, au lieu d'être prêté au roi d'Espagne.

Ce fut en ce moment que le duc d'Anjou entra en Belgique et y fut reçu par
les Flamands avec la défiance dont ils accompagnaient tous les étrangers.
Mais l'appui de la France promis par le prince français leur était trop
important pour qu'ils ne lui fissent pas, en apparence au moins, bon et
respectueux accueil.

Cependant la promesse de Philippe II portait ses fruits. Au milieu des
fêtes de sa réception, un coup de pistolet partit aux côtés du prince
d'Orange; Guillaume chancela: on le crut blessé à mort; mais la Hollande
avait encore besoin de lui.

La balle de l'assassin avait seulement traversé les deux joues. Celui qui
avait tiré le coup, c'était Jean Jaureguy, le précurseur de Balthasar
Gérard, comme Jean Chatel devait être le précurseur de Ravaillac.

De tous ces événements il était resté à Guillaume une sombre tristesse
qu'éclairait rarement un sourire pensif. Flamands et Hollandais
respectaient ce rêveur, comme ils eussent respecté un Dieu, car ils
sentaient qu'en lui, en lui seul, était tout leur avenir; et quand ils le
voyaient s'avancer, enveloppé dans son large manteau, le front voilé par
l'ombre de son feutre, le coude dans sa main gauche, le menton dans sa
main droite, les hommes se rangeaient pour lui faire place, et les mères,
avec une certaine superstition religieuse, le montraient à leurs enfants
en leur disant:

-- Regarde, mon fils, voilà le Taciturne.

Les Flamands, sur la proposition de Guillaume, avaient donc élu François
de Valois duc de Brabant, comte de Flandre, c'est-à-dire prince souverain.

Ce qui n'empêchait pas, bien au contraire, Élisabeth de lui laisser
espérer sa main. Elle voyait dans cette alliance un moyen de réunir aux
calvinistes d'Angleterre ceux de Flandre et de France: la sage Élisabeth
rêvait peut-être une triple couronne.

Le prince d'Orange favorisait en apparence le duc d'Anjou, lui faisant un
manteau provisoire de sa popularité, quitte à lui reprendre le manteau
quand il croirait le temps venu de se débarrasser du pouvoir français,
comme il s'était débarrassé de la tyrannie espagnole.

Mais cet allié hypocrite était plus redoutable pour le duc d'Anjou qu'un
ennemi; il paralysait l'exécution de tous les plans qui eussent pu lui
donner un trop grand pouvoir ou une trop haute influence dans les
Flandres.

Philippe II, en voyant cette entrée d'un prince français à Bruxelles,
avait sommé le duc de Guise de venir à son aide, et cette aide, il la
réclamait au nom d'un traité fait autrefois entre don Juan d'Autriche et
Henri de Guise.

Les deux jeunes héros, qui étaient à peu près du même âge, s'étaient
devinés, et, en se rencontrant et associant leurs ambitions, ils s'étaient
engagés à se conquérir chacun un royaume.

Lorsqu'à la mort de son frère redouté, Philippe II trouva dans les papiers
du jeune prince le traité signé par Henri de Guise, il ne parut pas en
prendre ombrage. D'ailleurs à quoi bon s'inquiéter de l'ambition d'un
mort? La tombe n'enfermait-elle pas l'épée qui pouvait vivifier la lettre?

Seulement un roi de la force de Philippe II, et qui savait de quelle
importance en politique peuvent être deux lignes écrites par certaines
mains, ne devait pas laisser croupir dans une collection de manuscrits et
d'autographes, attrait des visiteurs de l'Escurial, la signature de Henri
de Guise, signature qui commençait à prendre tant de crédit parmi ces
trafiquants de royauté, qu'on appelait les Orange, les Valois, les
Hapsbourg et les Tudor.

Philippe II engagea donc le duc de Guise à continuer avec lui le traité
fait avec don Juan; traité dont la teneur était que le Lorrain
soutiendrait l'Espagnol dans la possession des Flandres, tandis que
l'Espagnol aiderait le Lorrain à mener à bonne fin le conseil héréditaire
que le cardinal avait jadis entré dans sa maison.

Ce conseil héréditaire n'était autre chose que de ne point suspendre un
instant le travail éternel qui devait conduire, un beau jour, les
travailleurs à l'usurpation du royaume de France.

Guise acquiesça; il ne pouvait guère faire autrement; Philippe II menaçait
d'envoyer un double du traité à Henri de France, et c'est alors que
l'Espagnol et le Lorrain avaient déchaîné contre le duc d'Anjou, vainqueur
et roi dans les Flandres, Salcède, Espagnol, et appartenant à la maison de
Lorraine, pour l'assassiner.

En effet un assassinat terminait tout à la satisfaction de l'Espagnol et
du Lorrain.

Le duc d'Anjou mort, plus de prétendant au trône de Flandre, plus de
successeur à la couronne de France.

Restait bien le prince d'Orange; mais, comme on le sait déjà, Philippe II
tenait tout prêt un autre Salcède qui s'appelait Jean Jaureguy.

Salcède fut pris et écartelé en place de Grève, sans avoir pu mettre son
projet à exécution.

Jean Jaureguy blessa grièvement le prince d'Orange, mais enfin il ne fit
que le blesser.

Le duc d'Anjou et le Taciturne restaient donc toujours debout, bons amis
en apparence, rivaux plus mortels en réalité que ne l'étaient ceux mêmes
qui voulaient les faire assassiner.

Comme nous l'avons dit, le duc d'Anjou avait été reçu avec défiance.
Bruxelles lui avait ouvert ses portes, mais Bruxelles n'était ni la
Flandre ni le Brabant; il avait donc commencé, soit par persuasion, soit
par force, à s'avancer dans les Pays-Bas, à y prendre, ville par ville,
pièce par pièce, son royaume récalcitrant; et, sur le conseil du prince
d'Orange, qui connaissait la susceptibilité flamande, à manger feuille à
feuille, comme eût dit César Borgia, le savoureux artichaut de Flandre.

Les Flamands, de leur côté, ne se défendaient pas trop brutalement; ils
sentaient que le duc d'Anjou les défendait victorieusement contre les
Espagnols; ils se hâtaient lentement d'accepter leur libérateur, mais
enfin ils l'acceptaient.

François s'impatientait et frappait du pied en voyant qu'il n'avançait que
pas à pas.

-- Ces peuples sont lents et timides, disaient à François ses bons amis,
attendez.

-- Ces peuples sont traîtres et changeants, disait au prince le Taciturne,
forcez.

Il en résultait que le duc, à qui son amour-propre naturel exagérait
encore la lenteur des Flamands comme une défaite, se mit à prendre de
force les villes qui ne se livraient point aussi spontanément qu'il eût
désiré.

C'est là que l'attendaient, veillant l'un sur l'autre, son allié, le
Taciturne, prince d'Orange; son ennemi le plus sombre, Philippe II.

Après quelques succès, le duc d'Anjou était donc venu camper devant
Anvers, pour forcer cette ville, que le duc d'Albe, Requesens, don Juan,
et le duc de Parme avaient tour à tour courbée sous leur joug, sans
l'épuiser jamais, sans la façonner à l'esclavage un instant.

Anvers avait appelé le duc d'Anjou à son secours contre Alexandre Farnèse;
lorsque le duc d'Anjou, à son tour, voulut entrer dans Anvers, Anvers
tourna ses canons contre lui.

Voilà dans quelle position s'était placé François de France, au moment où
nous le retrouvons dans cette histoire, le surlendemain du jour où
l'avaient rejoint Joyeuse et sa flotte.


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE




TABLE DES MATIÈRES


CHAPITRE
XXXII.   Messieurs les Bourgeois de Paris
XXXIII.  Frère Borromée
XXXIV.   Chicot latiniste
XXXV.    Les quatre Vents
XXXVI.   Comment Chicot continua son voyage et ce qui lui arriva
XXXVII.  Troisième Journée de voyage
XXXVIII. Ernauton de Carmainges
XXXIX.   La Cour aux Chevaux
XL.      Les sept Péchés de Madeleine
XLI.     Bel-Esbat
XLII.    La Lettre de M. de Mayenne
XLIII.   Comment don Modeste Gorenfiot bénit le roi à son passage devant
         le prieuré des Jacobins
XLIV.    Comment Chicot bénit le roi Louis XI d'avoir inventé la poste et
         résolut de profiter de celte invention
XLV.     Comment le roi de Navarre devina que _Turennius_ voulait dire
         Turenne et _Margota_ Margot
XLVI.    L'Allée des trois mille pas
XLVII.   Le Cabinet de Marguerite
XLVIII.  Composition en version
XLIX.    L'ambassadeur d'Espagne
L.       Les Pauvres du roi de Navarre
LI.      La vraie Maîtresse du roi de Navarre
LII.     De l'étonnement qu'éprouva Chicot d'être si populaire dans la
         ville de Nérac
LIII.    Le Grand-Veneur du roi de Navarre
LIV.     Comment on chassait le loup en Navarre
LV.      Comment le roi de Navarre se comporta la première fois qu'il vit
         le feu
LVI.     Ce qui se passait au Louvre vers le même temps où Chicot entrait
         dans la ville de Nérac
LVII.    Plumet rouge et Plumet blanc
LVIII.   La Porte s'ouvre
LIX.     Comment aimait une grande dame en l'an de grâce 1586
LX.      Comment Sainte-Maline entra dans la tourelle et de ce qui
         s'ensuivit
LXI.     Ce qui se passait dans la maison mystérieuse
LXII.    Le Laboratoire
LXIII.   Ce que faisait en Flandre M. François de France, duc d'Anjou et
         de Brabant, comte de Flandre










End of Project Gutenberg's Les Quarante-Cinq -- Tome 2, by Alexandre Dumas

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