The Project Gutenberg EBook of La fille du capitaine, by Alexandre Pouchkine
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Title: La fille du capitaine
Author: Alexandre Pouchkine
Release Date: October 19, 2004 [EBook #13798]
Language: French
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Alexandre Pouchkine
LA FILLE DU CAPITAINE
(1836)
Table des matières
CHAPITRE I LE SERGENT AUX GARDES
CHAPITRE II LE GUIDE
CHAPITRE III LA FORTERESSE
CHAPITRE IV LE DUEL
CHAPITRE V LA CONVALESCENCE
CHAPITRE VI POUGATCHEFF
CHAPITRE VII LASSAUT
CHAPITRE VIII LA VISITE INATTENDUE
CHAPITRE IX LA SÉPARATION
CHAPITRE X LE SIÈGE
CHAPITRE XI LE CAMP DES REBELLES
CHAPITRE XII LORPHELINE
CHAPITRE XIII LARRESTATION
CHAPITRE XIV LE JUGEMENT
CHAPITRE I
_LE SERGENT AUX GARDES_
Mon père, André Pétrovitch Grineff, après avoir servi dans sa
jeunesse sous le comte Munich[1], avait quitté létat militaire en
17... avec le grade de premier major. Depuis ce temps, il avait
constamment habité sa terre du gouvernement de Simbirsk, où il
épousa Mlle Avdotia, 1ere fille dun pauvre gentilhomme du
voisinage. Des neuf enfants issus de cette union, je survécus
seul; tous mes frères et soeurs moururent en bas âge. Javais été
inscrit comme sergent dans le régiment Séménofski par la faveur du
major de la garde, le prince B..., notre proche parent. Je fus
censé être en congé jusquà la fin de mon éducation. Alors on nous
élevait autrement quaujourdhui. Dès lâge de cinq ans je fus
confié au piqueur Savéliitch, que sa sobriété avait rendu digne de
devenir mon menin. Grâce à ses soins, vers lâge de douze ans je
savais lire et écrire, et pouvais apprécier avec certitude les
qualités dun lévrier de chasse. À cette époque, pour achever de
minstruire, mon père prit à gages un Français, M. Beaupré, quon
fit venir de Moscou avec la provision annuelle de vin et dhuile
de Provence. Son arrivée déplut fort à Savéliitch. «Il semble,
grâce à Dieu, murmurait-il, que lenfant était lavé, peigné et
nourri. Où avait-on besoin de dépenser de largent et de louer un
_moussié_, comme sil ny avait pas assez de domestiques dans la
maison?»
Beaupré, dans sa patrie, avait été coiffeur, puis soldat en
Prusse, puis il était venu en Russie pour être _outchitel_, sans
trop savoir la signification de ce mot[2]. Cétait un bon garçon,
mais étonnamment distrait et étourdi. Il nétait pas, suivant son
expression, ennemi de la bouteille, cest-à-dire, pour parler à la
russe, quil aimait à boire. Mais, comme on ne présentait chez
nous le vin quà table, et encore par petits verres, et que, de
plus, dans ces occasions, on passait _loutchitel_, mon Beaupré
shabitua bien vite à leau-de-vie russe, et finit même par la
préférer à tous les vins de son pays, comme bien plus stomachique.
Nous devînmes de grands amis, et quoique, daprès le contrat, il
se fût engagé à mapprendre _le français, lallemand et toutes les
sciences, _il aima mieux apprendre de moi à babiller le russe tant
bien que mal. Chacun de nous soccupait de ses affaires; notre
amitié était inaltérable, et je ne désirais pas dautre mentor.
Mais le destin nous sépara bientôt, et ce fut à la suite dun
événement que je vais raconter.
Quelquun raconta en riant à ma mère que Beaupré senivrait
constamment. Ma mère naimait pas à plaisanter sur ce chapitre;
elle se plaignit à son tour à mon père, lequel, en homme
expéditif, manda aussitôt cette _canaille de Français_. On lui
répondit humblement que le _moussié_ me donnait une leçon. Mon
père accourut dans ma chambre. Beaupré dormait sur son lit du
sommeil de linnocence. De mon côté, jétais livré à une
occupation très intéressante. On mavait fait venir de Moscou une
carte de géographie, qui pendait contre le mur sans quon sen
servît, et qui me tentait depuis longtemps par la largeur et la
solidité de son papier. Javais décidé den faire un cerf-volant,
et, profitant du sommeil de Beaupré, je métais mis à louvrage.
Mon père entra dans linstant même où jattachais une queue au cap
de Bonne-Espérance. À la vue de mes travaux géographiques, il me
secoua rudement par loreille, sélança près du lit de Beaupré,
et, réveillant sans précaution, il commença à laccabler de
reproches. Dans son trouble, Beaupré voulut vainement se lever; le
pauvre _outchitel_ était ivre mort. Mon père le souleva par le
collet de son habit, le jeta hors de la chambre et le chassa le
même jour, à la joie inexprimable de Savéliitch. Cest ainsi que
se termina mon éducation.
Je vivais en fils de famille (_nédorossl_[3]), mamusant à faire
tourbillonner les pigeons sur les toits et jouant au cheval fondu
avec les jeunes garçons de la cour. Jarrivai ainsi jusquau delà
de seize ans. Mais à cet âge ma vie subit un grand changement.
Un jour dautomne, ma mère préparait dans son salon des confitures
au miel, et moi, tout en me léchant les lèvres, je regardais le
bouillonnement de la liqueur. Mon père, assis pris de la fenêtre,
venait douvrir _lAlmanach de la cour_, quil recevait chaque
année. Ce livre exerçait sur lui une grande influence; il ne le
lisait quavec une extrême attention, et cette lecture avait le
don de lui remuer prodigieusement la bile. Ma mère, Qui savait par
coeur ses habitudes et ses bizarreries, tâchait de cacher si bien
le malheureux livre, que des mois entiers se passaient sans que
l_Almanach de la cour _lui tombât sous les yeux. En revanche,
quand il lui arrivait de le trouver, il ne le lâchait plus durant
des heures entières. Ainsi donc mon père lisait l_Almanach de la
cour _en haussant fréquemment les épaules et en murmurant à demi-
voix: «Général!... il a été sergent dans ma compagnie. Chevalier
des ordres de la Russie!... y a-t-il si longtemps que nous...?»
Finalement mon père lança lAlmanach loin de lui sur le sofa et
resta plongé dans une méditation profonde, ce qui ne présageait
jamais rien de bon.
«Avdotia Vassiliéva[4], dit-il brusquement en sadressant à ma
mère, quel âge a Pétroucha[5]?
-- Sa dix-septième petite année vient de commencer, répondit ma
mère. Pétroucha est né la même année que notre tante Nastasia
Garasimovna[6] a perdu un oeil, et que...
-- Bien, bien, reprit mon père; il est temps de le mettre au
service.»
La pensée dune séparation prochaine fit sur ma mère une telle
impression quelle laissa tomber sa cuiller dans sa casserole, et
des larmes coulèrent de ses yeux. Quant à moi, il est difficile
dexprimer la joie qui me saisit. Lidée du service se confondait
dans ma tête avec celle de la liberté et des plaisirs quoffre la
ville de Saint-Pétersbourg. Je me voyais déjà officier de la
garde, ce qui, dans mon opinion, était le comble de la félicité
humaine.
Mon père naimait ni à changer ses plans, ni à en remettre
lexécution. Le jour de mon départ fut à linstant fixé. La
veille, mon père mannonça quil allait me donner une lettre pour
non chef futur, et me demanda du papier et des plumes.
«Noublie pas, André Pétrovitch, dit ma mère, de saluer de ma part
le prince B...; dis-lui que jespère quil ne refusera pas ses
grâces à mon Pétroucha.
-- Quelle bêtise! sécria mon père en fronçant le sourcil;
pourquoi veux-tu que jécrive au prince B...?
-- Mais tu viens dannoncer que tu daignes écrire au chef de
Pétroucha.
-- Eh bien! quoi?
-- Mais le chef de Pétroucha est le prince B... Tu sais bien quil
est inscrit au régiment Séménofski.
-- Inscrit! quest-ce que cela me fait quil soit inscrit ou non?
Pétroucha nira pas à Pétersbourg. Quy apprendrait-il? à dépenser
de largent et à faire des folies. Non, quil serve à larmée,
quil flaire la poudre, quil devienne un soldat et non pas un
fainéant de la garde, quil use les courroies de son sac. Où est
son brevet? donne-le-moi.»
Ma mère alla prendre mon brevet, quelle gardait dans une cassette
avec la chemise que javais portée à mon baptême, et le présenta à
mon père dune main tremblante. Mon père le lut avec attention, le
posa devant lui sur la table et commença sa lettre.
La curiosité me talonnait. «Où menvoie-t-on, pensais-je, si ce
nest pas à Pétersbourg?» Je ne quittai pas des yeux la plume de
mon père, qui cheminait lentement sur le papier. Il termina enfin
sa lettre, la mit avec mon brevet sous le même couvert, ôta ses
lunettes, nappela et me dit: «Cette lettre est adressée à André
Kinlovitch R..., mon vieux camarade et ami. Tu vas à Orenbourg[7]
pour servir sous ses ordres.»
Toutes mes brillantes espérances étaient donc évanouies. Au lieu
de la vie gaie et animée de Pétersbourg, cétait lennui qui
mattendait dans une contrée lointaine et sauvage. Le service
militaire, auquel, un instant plus tôt, je pensais avec délices,
me semblait une calamité. Mais il ny avait quà se soumettre. Le
lendemain matin, une _kibitka_ de voyage fut amenée devant le
perron. On y plaça une malle, une cassette avec un servie à thé et
des serviettes nouées pleines de petits pains et de petits pâtés,
derniers restes des dorloteries de la maison paternelle. Mes
parents me donnèrent leur bénédiction, et mon père me dit: «Adieu,
Pierre; sers avec fidélité celui à qui tu as prêté serment; obéis
à tes chefs; ne recherche pas trop leurs caresses; ne sollicite
pas trop le service, mais ne le refuse pas non plus, et rappelle-
toi le proverbe: Prends soin de ton habit pendant quil est neuf,
et de ton honneur pendant quil est jeune.» Ma mère, tout en
larmes, me recommanda de veiller à ma santé, et à Savéliitch
davoir bien soin du petit enfant. On me mit sur le corps un court
_touloup_[8] de peau de lièvre, et, par-dessus, une grande pelisse
en peau de renard. Je massis dans la _kibitka_ avec Savéliitch,
et partis -pour ma destination en pleurant amèrement.
Jarrivai dans la nuit à Sirabirsk, où je devais rester vingt-
quatre heures pour diverses emplettes confiées à Savéliitch. Je
métais arrêté dans une auberge, tandis que, dès le matin,
Savéliitch avait été courir les boutiques. Ennuyé de regarder par
les fenêtres sur une ruelle sale, je me mis à errer par les
chambres de lauberge. Jentrai dans la pièce du billard et jy
trouvai un grand monsieur dune quarantaine dannées, portant de
longues moustaches noires, en robe de chambre, une queue à la main
et une pipe à la bouche. Il jouait avec le marqueur, qui buvait un
verre deau-de-vie sil gagnait, et, sil perdait, devait passer
sous le billard à quatre pattes. Je me mis à les regarder jouer;
plus leurs parties se prolongeaient, et plus les promenades à
quatre pattes devenaient fréquentes, si bien quenfin le marqueur
resta sous le billard. Le monsieur prononça sur lui quelques
expressions énergiques, en guise doraison funèbre, et me proposa
de jouer une partie avec lui. Je répondis que je ne savais pas
jouer au billard. Cela lui parut sans doute fort étrange. Il me
regarda avec une sorte de commisération. Cependant lentretien
sétablit. Jappris quil se nommait Ivan Ivanovitch[9] Zourine,
quil était chef descadron dans les hussards ***, quil se
trouvait alors à Simbirsk pour recevoir des recrues, et quil
avait pris son gîte à la même auberge que moi. Zourine minvita à
dîner avec lui, à la soldat, et, comme on dit, de ce que Dieu nous
envoie. Jacceptai avec plaisir; nous nous mîmes à table; Zourine
buvait beaucoup et minvitait à boire, en me disant quil fallait
mhabituer au service. Il me racontait des anecdotes de garnison
qui me faisaient rire à me tenir les côtes, et nous nous levâmes
de table devenus amis intimes. Alors il me proposa de mapprendre
à jouer au billard. «Cest, dit-il, indispensable pour des soldats
comme nous. Je suppose, par exemple, quon arrive dans une petite
bourgade; que veux-tu quon y fasse? On ne peut pas toujours
rosser les juifs. Il faut bien, en définitive, aller à lauberge
et jouer au billard, et pour jouer il faut savoir jouer.» Ces
raisons me convainquirent complètement, et je me mis à prendre ma
leçon avec beaucoup dardeur. Zourine mencourageait à haute voix;
il sétonnait de mes progrès rapides, et, après quelques leçons,
il me proposa de jouer de largent, ne fût-ce quune _groch_ (2
kopeks), non pour le gain, mais pour ne pas jouer pour rien, ce
qui était, daprès lui, une fort mauvaise habitude. Jy consentis,
et Zourine fit apporter du punch; puis il me conseilla den
goûter, répétant toujours quil fallait mhabituer au service.
«Car, ajouta-t-il, quel service est-ce quun service sans punch?»
Je suivis son conseil. Nous continuâmes à jouer, et plus je
goûtais de mon verre, plus je devenais hardi. Je faisais voler les
billes par-dessus les bandes, je me fâchais, je disais des
impertinences au marqueur qui comptait les points, Dieu sait
comment; jélevais lenjeu, enfin je me conduisais comme un petit
garçon qui vient de prendre la clef des champs. De cette façon, le
temps passa très vite. Enfin Zourine jeta un regard sur lhorloge,
posa sa queue et me déclara que javais perdu cent roubles[10].
Cela me rendit fort confus; mon argent se trouvait dans les mains
de Savéliitch. Je commençais à marmotter des excuses quand Zourine
me dit «Mais, mon Dieu, ne tinquiète pas; je puis attendre».
Nous soupâmes. Zourine ne cessait de me verser à boire, disant
toujours quil fallait mhabituer au service. En me levant de
table, je me tenais à peine sur mes jambes. Zourine me conduisit à
ma chambre.
Savéliitch arriva sur ces entrefaites. Il poussa un cri quand il
aperçut les indices irrécusables de mon zèle pour le service.
«Que test-il arrivé? me dit-il dune voix lamentable. Où tes-tu
rempli comme un sac? Ô mon Dieu! jamais un pareil malheur nétait
encore arrivé.
-- Tais-toi, vieux hibou, lui répondis-je en bégayant; je suis sûr
que tu es ivre. Va dormir, ... mais, avant, couche-moi.»
Le lendemain, je méveillai avec un grand mal de tète. Je me
rappelais confusément les événements de la veille. Mes méditations
furent interrompues par Savéliitch, qui entrait dans ma chambre
avec une tasse de thé. «Tu commences de bonne heure à ten donner,
Piôtr Andréitch[11], me dit-il en branlant la tête. Eh! de qui
tiens-tu? Il me semble que ni ton père ni ton grand-père nétaient
des ivrognes. Il ny a pas à parler de ta mère, elle na rien
daigné prendre dans sa bouche depuis sa naissance, excepté du
_kvass_[12]. À qui donc la faute? au maudit _moussié_: il ta
appris de belles choses, ce fils de chien, et cétait bien la
peine de faire dun païen ton menin, comme si notre seigneur
navait pas eu assez de ses propres gens!» Javais honte; je me
retournai et lui dis: «Va-ten, Savéliitch, je ne veux pas de
thé». Mais il était difficile de calmer Savéliitch une fois quil
sétait mis en train de sermonner. «Vois-tu, vois-tu, Piôtr
Andréitch, ce que cest que de faire des folies? Tu as mal à la
tête, tu ne veux rien prendre. Un homme qui senivre nest bon à
rien. Bois un peu de saumure de concombres avec du miel, ou bien
un demi-verre deau-de-vie, pour te dégriser. Quen dis-tu?»
Dans ce moment entra un petit garçon qui mapportait un billet de
la part de Zourine. Je le dépliai et lus ce qui suit:
«Cher Piôtr Andréitch, fais-moi le plaisir de menvoyer, par mon
garçon, les cent roubles que tu as perdus hier. Jai horriblement
besoin dargent.
Ton dévoué,
«Ivan Zourine»
Il ny avait rien à faire. Je donnai à mon visage une expression
dindifférence, et, madressant à Savéliitch, je lui commandai de
remettre cent roubles au petit garçon.
«Comment? pourquoi? me demanda-t-il tout surpris.
-- Je les lui dois, répondis-je aussi froidement que possible.
-- Tu les lui dois? repartit Savéliitch, dont létonnement
redoublait. Quand donc as-tu eu le temps de contracter une
pareille dette? Cest impossible. Fais ce que tu veux, seigneur,
mais je ne donnerai pas cet argent.»
Je me dis alors que si, dans ce moment décisif, je ne forçais pas
ce vieillard obstiné à mobéir, il me serait difficile dans la
suite déchapper à sa tutelle. Lui jetant un regard hautain, je
lui dis: «Je suis ton maître, tu es mon domestique. Largent est à
moi; je lai perdu parce que jai voulu le perdre. Je te
conseille, de ne pas faire lesprit fort et dobéir quand on te
commande.»
Mes paroles firent une impression si profonde sur Savéliitch,
quil frappa des mains, et resta muet, immobile. «Que fais-tu là
comme un pieu?» mécriai-je avec colère. Savéliitch se mit à
pleurer. «Ô mon père Piôtr Andréitch, balbutia-t-il dune voix
tremblante, ne me fais pas mourir de douleur. O ma lumière,
écoute-moi, moi vieillard; écris à ce brigand que tu nas fait que
plaisanter, que nous navons jamais eu tant dargent. Cent
roubles! Dieu de bonté!... Dis-lui que tes parents tont
sévèrement défendu de jouer autre chose que des noisettes.
-- Te tairas-tu? lui dis-je en linterrompant avec sévérité; donne
largent ou je te chasse dici à coups de poing.» Savéliitch me
regarda avec une profonds expression de douleur, et alla chercher
mon argent. Javais pitié du pauvre vieillard; mais je voulais
mémanciper et prouver que je nétais pas un enfant. Zourine eut
ses cent roubles. Savéliitch sempressa de me faire quitter la
maudite auberge; il entra en mannonçant que les chevaux étaient
attelés. Je partis de Simbirsk avec une conscience inquiète et des
remords silencieux, sans prendre congé de mon maître et sans
penser que je dusse le revoir jamais.
CHAPITRE II
_LE GUIDE_
Mes réflexions pendant le voyage nétaient pas très agréables.
Daprès la valeur de largent à cette époque, ma perte était de
quelque importance. Je ne pouvais mempêcher de convenir avec moi-
même que ma conduite à lauberge de Simbirsk avait été des plus
sottes, et je me sentais coupable envers Savéliitch. Tout cela me
tourmentait. Le vieillard se tenait assis, dans un silence morne,
sur le devant du traîneau, en détournant la tête et en faisant
entendre de loin en loin une toux de mauvaise humeur. Javais
fermement résolu de faire ma paix avec lui; mais je ne savais par
où commencer. Enfin je lui dis: «Voyons, voyons, Savéliitch,
finissons-en, faisons la paix. Je reconnais moi-même que je suis
fautif. Jai fait hier des bêtises et je tai offensé sans raison.
Je te promets dêtre plus sage à lavenir et de le mieux écouter.
Voyons, ne te fâche plus, faisons la paix.
-- Ah! mon père Piotr Andréitch, me répondit-il avec un profond
soupir, je suis fâché contre moi-même, cest moi qui ai tort par
tous les bouts. Comment ai-je pu te laisser seul dans lauberge?
Mais que faire? Le diable sen est mêlé. Lidée mest venue
daller voir la femme du diacre qui est ma commère, et voilà,
comme dit le proverbe: jai quitté la maison et suis tombé dans la
prison. Quel malheur! quel malheur! Comment reparaître aux yeux de
mes maîtres? Que diront-ils quand ils sauront que leur enfant est
buveur et joueur?»
Pour consoler le pauvre Savéliitch, je lui donnai ma parole quà
lavenir je ne disposerais pas dun seul kopek sans son
consentement. Il se calma peu à peu, ce qui ne lempêcha point
cependant de grommeler encore de temps en temps en branlant la
tête: «Cent roubles! cest facile à dire».
Japprochais du lieu de ma destination. Autour de moi sétendait
un désert triste et sauvage, entrecoupé de petites collines et de
ravins profonds. Tout était couvert de neige. Le soleil se
couchait. Ma _kibitka_ suivait létroit chemin, ou plutôt la trace
quavaient laissée les traîneaux de paysans. Tout à coup mon
cocher jeta les yeux de côté, et sadressant à moi: «Seigneur,
dit-il en ôtant son bonnet, nordonnes-tu pas de retourner en
arrière?
-- Pourquoi cela?
-- Le temps nest pas sûr. Il fait déjà un petit vent. Vois-tu
comme il roule la neige du dessus?
-- Eh bien! quest-ce que cela fait?
-- Et vois-tu ce quil y a là-bas? (Le cocher montrait avec son
fouet le côté de lorient.)
-- Je ne vois rien de plus que la steppe blanche et le ciel
serein.
-- Là, là, regarde... ce petit nuage.»
Japerçus, en effet, sur lhorizon un petit nuage blanc que
javais pris dabord pour une colline éloignée. Mon cocher
mexpliqua que ce petit nuage présageait un _bourane_[13].
Javais ouï parler des _chasse-neige_ de ces contrées, et je
savais quils engloutissent quelquefois des caravanes entières.
Savéliitch, daccord avec le cocher, me conseillait de revenir sur
nos pas. Mais le vent ne me parut pas fort; javais lespérance
darriver à temps au prochain relais: jordonnai donc de redoubler
de vitesse.
Le cocher mit ses chevaux au galop; mais il regardait sans cesse
du côté de lorient. Cependant le vent soufflait de plus en plus
fort. Le petit nuage devint bientôt une grande nuée blanche qui
sélevait lourdement, croissait, sétendait, et qui finit par
envahir le ciel tout entier. Une neige fine commença à tomber et
tout à coup se précipita à gros flocons. Le vont se mit à siffler,
à hurler. Cétait un _chasse-neige_. En un instant le ciel sombre
se confondit avec la mer de neige que le vent soulevait de terre.
Tout disparut. «Malheur à nous, seigneur! sécria le cocher; cest
un _bourane_.»
Je passai la tête hors de la _kibitka;_ tout était obscurité et
tourbillon. Le vent soufflait avec une expression tellement
féroce, quil semblait en être animé. La neige samoncelait sur
nous et nous couvrait. Les chevaux allaient au pas, et ils
sarrêtèrent bientôt. «Pourquoi navances-tu pas? dis-je au cocher
avec impatience.
-- Mais où avancer? répondit-il en descendant du traîneau. Dieu
seul sait où nous sommes maintenant. Il ny a plus de chemin et
tout est sombre.»
Je me mis à le gronder, mais Savéliitch prit sa défense.
«Pourquoi ne lavoir pas écouté? me dit-il avec colère. Tu serais
retourné au relais; tu aurais pris du thé; tu aurais dormi
jusquau matin; lorage se serait calmé et nous serions partis. Et
pourquoi tant de hâte? Si cétait pour aller se marier, passe.»
Savéliitch avait raison. Quy avait-il à faire? La neige
continuait de tomber; un amas se formait autour de la _kibitka_.
Les chevaux se tenaient immobiles, la tête baissée, et
tressaillaient de temps en temps. Le cocher marchait autour deux,
rajustant leur harnais, comme sil neût eu autre chose à faire.
Savéliitch grondait. Je regardais de tous côtés, dans lespérance
dapercevoir quelque indice dhabitation ou de chemin; mais je ne
pouvais voir que le tourbillonnement confus du _chasse-neige_...
Tout à coup je crus distinguer quelque chose de noir.
«Holà! cocher, mécriai-je, quy a-t-il de noir là-bas?»
Le cocher se mit à regarder attentivement du coté que jindiquais.
«Dieu le sait, seigneur, me répondit-il en reprenant son siège; ce
nest pas un arbre, et il me semble que cela se meut. Ce doit être
un loup ou un homme.»
Je lui donnai lordre de se diriger sur lobjet inconnu, qui vint
aussi à notre rencontre. En deux minutes nous étions arrivés sur
la même ligne, et je reconnus un homme.
«Holà! brave homme, lui cria le cocher; dis-nous, ne sais-tu pas
le chemin?
-- Le chemin est ici, répondit le passant; je suis sur un endroit
dur. Mais à quoi diable cela sert-il?
-- Écoute, mon petit paysan, lui dis-je; est-ce que tu connais
cette contrée? Peux-tu nous conduire jusquà un gîte pour y passer
la nuit?
-- Cette contrée? Dieu merci, repartit le passant, je lai
parcourue à pied et en voiture, en long et en large. Mais vois
quel temps? Tout de suite on perd la route. Mieux vaut sarrêter
ici et attendre; peut-être louragan cessera. Et le ciel sera
serein, et nous trouverons le chemin avec les étoiles.»
Son sang-froid me donna du courage. Je métais déjà décidé, en
mabandonnant à la grâce de Dieu, à passer la nuit dans la steppe,
lorsque tout à coup le passant sassit sur le banc qui faisait le
siège du cocher: «Grâce à Dieu, dit-il à celui-ci, une habitation
nest pas loin. Tourne à droite et marche.
-- Pourquoi irais-je à droite? répondit mon cocher avec humeur. Où
vois-tu le chemin? Alors il faut dire: chevaux à autrui, harnais
aussi, fouette sans répit.»
Le cocher me semblait avoir raison. «En effet, dis-je au nouveau
venu, pourquoi crois-tu quune habitation nest pas loin?
-- Le vent a soufflé de là, répondit-il, et jai senti une odeur
de fumée, preuve quune habitation est proche.»
Sa sagacité et la finesse de son odorat me remplirent
détonnement. Jordonnai au cocher daller où lautre voulait. Les
chevaux marchaient lourdement dans la neige profonde. La _kibitka_
savançait avec lenteur, tantôt soulevée sur un amas, tantôt
précipitée dans une fosse et se balançant de côté et dautre. Cela
ressemblait beaucoup aux mouvements dune barque sur la mer
agitée. Savéliitch poussait des gémissements profonds, en tombant
à chaque instant sur moi. Je baissai la tsinovka[14], je
menveloppai dans ma pelisse et mendormis, bercé par le chant de
la tempête et le roulis du traîneau. Jeus alors un songe que je
nai plus oublié et dans lequel je vois encore quelque chose de
prophétique, en me rappelant les étranges aventures de ma vie. Le
lecteur mexcusera si je le lui raconte, car il sait sans doute
par sa propre expérience combien il est naturel à lhomme de
sabandonner à la superstition, malgré tout le mépris quon
affiche pour elle.
Jétais dans cette disposition de lâme où la réalité commence à
se perdre dans la fantaisie, aux premières visions incertaines de
lassoupissement. Il me semblait que le _bourane_ continuait
toujours et que nous errions sur le désert de neige. Tout à coup
je crus voir une porte cochère, et nous entrâmes dans la cour de
notre maison seigneuriale.
Ma première idée fut la peur que mon père ne se fâchât de mon
retour involontaire sous le toit de la famille, et ne lattribuât
à une désobéissance calculée. Inquiet, je sors de ma _kibitka_, et
je vois ma mère venir à ma rencontre avec un air de profonde
tristesse. «Ne fais pas de bruit, me dit-elle; ton père est à
lagonie et désire te dire adieu.» Frappé deffroi, jentre à sa
suite dans la chambre à coucher. Je regarde; lappartement est à
peine éclairé. Près du lit se tiennent des gens à la figure triste
et abattue. Je mapproche sur la pointe du pied. Ma mère soulève
le rideau et dit: «André Pétrovitch, Pétroucha est de retour; il
est revenu en apprenant ta maladie. Donne-lui ta bénédiction.» Je
me mets à genoux et jattache mes regards sur le mourant. Mais
quoi! au lieu de mon père, japerçois dans le lit un paysan à
barbe noire, qui me regarde dun air de gaieté. Plein de surprise,
je me tourne vers ma mère: «Quest-ce que cela veut dire?
mécriai-je; ce nest pas mon père. Pourquoi veux-tu que je
demande sa bénédiction à ce paysan? -- Cest la même chose,
Pétroucha, répondit ma mère; celui-là est ton _père assis_[15]_;_
baise-lui la main et quil te bénisse.» Je ne voulais pas y
consentir. Alors le paysan sélança du lit, tira vivement sa hache
de sa ceinture et se mit à la brandir en tous sens. Je voulus
menfuir, mais je ne le pus pas. La chambre se remplissait de
cadavres. Je trébuchais contre eux; mes pieds glissaient dans des
mares de sang. Le terrible paysan mappelait avec douceur en me
disant: «Ne crains rien, approche, viens que je te bénisse».
Leffroi et la stupeur sétaient emparés de moi...
En ce moment je méveillai. Les chevaux étaient arrêtés;
Savéliitch me tenait par la main.
«Sors, seigneur, me dit-il, nous sommes arrivés.
-- Où sommes-nous arrivés? demandai-je en me frottant les yeux.
-- Au gîte; Dieu nous est venu en aide; nous sommes tombés droit
sur la haie de la maison. Sors, seigneur, plus vite, et viens te
réchauffer.»
Je quittai la _kibitka_. Le _bourane_ durait encore, mais avec une
moindre violence. Il faisait si noir quon pouvait, comme on dit,
se crever loeil. Lhôte nous reçut près de la porte dentrée, en
tenant une lanterne sous le pan de son cafetan, et nous
introduisit dans une chambre petite, mais assez propre. Une
_loutchina_[16] léclairait. Au milieu étaient suspendues une
longue carabine et un haut bonnet de Cosaque.
Notre hôte, Cosaque du Iaïk[17], était un paysan dune soixantaine
dannées, encore frais et vert. Savéliitch apporta la cassette à
thé, et demanda du feu pour me faire quelques tasses, dont je
navais jamais en plus grand besoin. Lhôte se hâta de le servir.
«Où donc est notre guide? demandai-je à Savéliitch.
-- Ici, Votre Seigneurie», répondit une voix den haut.
Je levai les yeux sur la soupente, et je vis une barbe noire et
deux yeux étincelants.
«Eh bien! as-tu froid?
-- Comment navoir pas froid dans un petit cafetan tout troué?
Javais un _touloup;_ mais, à quoi bon men cacher, je lai laissé
en gage hier chez le marchand deau-de-vie; le froid ne me
semblait pas vif.»
En ce moment lhôte rentra avec le _somovar_[18] tout bouillant. Je
proposai à notre guide une tasse de thé. Il descendit aussitôt de
la soupente. Son extérieur me parut remarquable. Cétait un homme
dune quarantaine dannées, de taille moyenne, maigre, mais avec
de larges épaules. Sa barbe noire commençait à grisonner. Ses
grands yeux vifs ne restaient jamais tranquilles. Il avait dans la
physionomie une expression assez agréable, mais non moins
malicieuse. Ses cheveux étaient coupés en rond. Il portait un
petit _armak_[19] déchiré et de larges pantalons tatars. Je lui
offris une tasse de thé, il en goûta et fit la grimace. «Faites-
moi la grâce, Votre Seigneurie, me dit-il, de me faire donner un
verre deau-de-vie; le thé nest pas notre boisson de Cosaques.»
Jaccédai volontiers à son désir. Lhôte prit sur un des rayons de
larmoire un broc et un verre, sapprocha de lui, et, layant
regardé bien en face: «Eh! Eh! dit-il, te voilà de nouveau dans
nos parages! Doù Dieu ta-t-il amené?»
Mon guide cligna de loeil dune façon toute significative et
répondit par le dicton connu: «Le moineau volait dans le verger;
il mangeait de la graine de chanvre; la grandmère lui jeta une
pierre et le manqua. Et vous, comment vont les vôtres?
-- Comment vont les nôtres? répliqua lhôtelier en continuant de
parler proverbialement. On commençait à sonner les vêpres, mais la
femme du pope la défendu; le pope est allé en visite et les
diables sont dans le cimetière.
-- Tais-toi, notre oncle, riposta le vagabond; quand il y aura de
la pluie, il y aura des champignons, et quand il y aura des
champignons, il y aura une corbeille pour les mettre. Mais
maintenant (il cligna de loeil une seconde fois), remets ta hache
derrière ton dos[20]; le garde forestier se promène. À la santé de
_Votre Seigneurie_!»
Et, disant ces mots, il prit le verre, fit le signe de la croix et
avala dun trait son eau-de-vie. Puis il me salua et remonta dans
la soupente.
Je ne pouvais alors deviner un seul mot de ce jargon de voleur. Ce
nest que dans la suite que je compris quils parlaient des
affaires de larmée du Iaïk, qui venait seulement dêtre réduite à
lobéissance après la révolte de 1772. Savéliitch les écoutait
parler dun air fort mécontent et jetait des regards soupçonneux
tantôt sur lhôte, tantôt sur le guide. Lespèce dauberge où nous
nous étions réfugiés se trouvait au beau milieu de la steppe, loin
de la route et de toute habitation, et ressemblait beaucoup à un
rendez-vous de voleurs. Mais que faire? On ne pouvait pas même
penser à se remettre en route. Linquiétude de Savéliitch me
divertissait beaucoup. Je métendis sur un banc; mon vieux
serviteur se décida enfin à monter sur la voûte du poêle[21];
lhôte se coucha par terre. Ils se mirent bientôt tous à ronfler,
et moi-même je mendormis comme un mort.
En méveillant le lendemain assez tard, je maperçus que louragan
avait cessé. Le soleil brillait; la neige sétendait au loin comme
une nappe éblouissante. Déjà les chevaux étaient attelés. Je payai
lhôte, qui me demanda pour mon écot une telle misère, que
Savéliitch lui-même ne le marchanda pas, suivant son habitude
constante. Ses soupçons de la veille sétaient envolés tout à
fait. Jappelai le guide pour le remercier du service quil nous
avait rendu, et dis à Savéliitch de lui donner un demi-rouble de
gratification.
Savéliitch fronça le sourcil.
«Un demi-rouble! sécria-t-il; pourquoi cela? parce que tu as
daigné toi-même lamener à lauberge? Que ta volonté soit faite,
seigneur; mais nous navons pas un demi-rouble de trop. Si nous
nous mettons à donner des pourboires à tout le monde, nous
finirons par mourir de faim.».
Il métait impossible de disputer contre Savéliitch; mon argent,
daprès ma promesse formelle, était à son entière discrétion. Je
trouvais pourtant désagréable de ne pouvoir récompenser un homme
qui mavait tiré, sinon dun danger de mort, au moins dune
position fort embarrassante.
«Bien, dis-je avec sang-froid à Savéliitch, si tu ne veux pas
donner un demi-rouble, donne-lui quelquun de mes vieux habits; il
est trop légèrement vêtu. Donne-lui mon _touloup_ de peau de
lièvre.
-- Aie pitié de moi, mon père Piôtr Andréitch, sécria Savéliitch;
qua-t-il besoin de ton _touloup_? il le boira, le chien, dans le
premier cabaret.
-- Ceci, mon petit vieux, ce nest plus ton affaire, dit le
vagabond, que je le boive ou que je ne le boive pas. Sa Seigneurie
me fait la grâce dune pelisse de son épaule[22]; cest sa volonté
de seigneur, et ton devoir de serf est de ne pas regimber, mais
dobéir.
-- Tu ne crains pas Dieu, brigand que tu es, dit Savéliitch dune
voix fâchée. Tu vois que lenfant na pas encore toute sa raison,
et te voilà tout content de le piller, grâce à son bon coeur.
Quas-tu besoin dun _touloup_ de seigneur? Tu ne pourrais pas
même le mettre sur tes maudites grosses épaules.
-- Je te prie de ne pas faire le bel esprit, dis-je à mon menin;
apporte vite le _touloup_.
-- Oh! Seigneur mon Dieu! sécria Savéliitch en gémissant. Un
_touloup_ en peau de lièvre et complètement neuf encore! À qui le
donne-t-on? À un ivrogne en guenilles.»
Cependant le _touloup_ fut apporté. Le vagabond se mit à lessayer
aussitôt. Le _touloup_, qui était déjà devenu trop petit pour ma
taille, lui était effectivement beaucoup trop étroit. Cependant il
parvint à le mettre avec peine, en faisant éclater toutes les
coutures. Savéliitch poussa comme un hurlement étouffé lorsquil
entendit le craquement des fils. Pour le vagabond, il était très
content de mon cadeau. Aussi me reconduisit-il jusquà ma
_kibitka_, et il me dit avec un profond salut: «Merci, Votre
Seigneurie; que Dieu vous récompense pour votre vertu. De ma vie
je noublierai vos bontés.» Il sen alla de son côté, et je partis
du mien, sans faire attention aux bouderies de Savéliitch.
Joubliai bientôt le _bourane_, et le guide, et mon _touloup_ en
peau de lièvre.
Arrivé à Orenbourg, je me présentai directement au général. Je
trouvai un homme de haute taille, mais déjà courbé par la
vieillesse. Ses longs cheveux étaient tout blancs. Son vieil
uniforme usé rappelait un soldat du temps de limpératrice Anne,
et ses discours étaient empreints dune forte prononciation
allemande. Je lui remis la lettre de mon père. En lisant son nom,
il me jeta un coup doeil rapide: Mon Tieu, dit-il, il y a si peu
de temps quAndré Pétrovich était de ton ache; et maintenant, quel
peau caillard de fils il a! Ah! le temps, le temps...»
Il ouvrit la lettre et si mit à la parcourir à demi-voix, en
accompagnant sa lecture de remarques:
«Monsieur,
«Jespère que Votre Excellence...» Quest-ce que cest que ces
cérémonies? Fi! comment na-t-il pas de honte? Sans doute, la
discipline avant tout; mais est-ce ainsi quon écrit à son vieux
camarate?... «Votre Excellence naura pas oublié!...» Hein!...
«Eh!... quand... sous feu le feld-maréchal Munich...pendant la
campagne... de même que... nos bonnes parties de cartes.» Eh! eh!
_Bruder_! il se souvient donc encore de nos anciennes fredaines?
«Maintenant parlons affaires... Je vous envoie mon espiègle...»
«Hum!... le tenir avec des gants de porc-épic...» Quest-ce que
cela, gants de porc-épic? ce doit être un proverbe russe...
Quest-ce que cest, tenir avec des gants de porc-épic? reprit-il
en se tournant vers moi.
-- Cela signifie, lui répondis-je avec lair le plus innocent du
monde, traiter quelquun avec bonté, pas trop sévèrement, lui
laisser beaucoup de liberté. Voilà ce que signifie tenir avec des
gants de porc-épic.
-- Hum! je comprends... «Et ne pas lui donner de liberté...» Non,
il paraît que gants de porc-épic signifie autre chose... «Ci-joint
son brevet...» Où donc est-il? Ah! le voici... «Linscrire au
régiment de Séménofski...» Cest bon, cest bon; on fera ce quil
faut... «Me permettre de vous embrasser sans cérémonie, et...
comme un vieux ami et camarade.» Ah! enfin, il sen est souvenu...
Etc., etc... Allons, mon petit père, dit-il après avoir achevé la
lettre et mis mon brevet de côté, tout sera fait; tu seras
officier dans le régiment de***; et pour ne pas perdre de temps,
va dès demain dans le fort de Bélogorsk, où tu serviras sous les
ordres du capitaine Mironoff, un brave et honnête homme. Là, tu
serviras véritablement, et tu apprendras la discipline. Tu nas
rien à faire à Orenbourg; les distractions sont dangereuses pour
un jeune homme. Aujourdhui, je tinvite à dîner avec moi.»
«De mal en pis, pensai-je tout bas; à quoi cela maura-t-il servi
dêtre sergent aux gardes dès mon enfance? Où cela ma-t-il mené?
dans le régiment de*** et dans un fort abandonné sur la frontière
des steppes kirghises-kaïsaks.» Je dînai chez André Karlovitch, en
compagnie de son vieil aide de camp. La sévère économie allemande
régnait à sa table, et je pense que leffroi de recevoir parfois
un hôte de plus à son ordinaire de garçon navait pas été étranger
à mon prompt éloignement dans une garnison perdue. Le lendemain je
pris congé du général et partis pour le lieu de ma destination.
CHAPITRE III
_LA FORTERESSE_
La forteresse de Bélogorsk était située à quarante verstes
dOrenbourg. De cette ville, la route longeait les bords escarpés
du Iaïk. La rivière nétait pas encore gelée, et ses flots couleur
de plomb prenaient une teinte noire entre les rives blanchies par
la neige. Devant moi sétendaient les steppes kirghises. Je me
perdais dans mes réflexions, tristes pour la plupart. La vie de
garnison ne moffrait pas beaucoup dattraits; je tâchais de me
représenter mon chef futur, le capitaine Mironolf. Je mimaginais
un vieillard sévère et morose, ne sachant rien en dehors du
service et prêt à me mettre aux arrêts pour la moindre vétille. Le
crépuscule arrivait; nous allions assez vite.
«Y a-t-il loin dici à la forteresse? demandai-je au cocher.
-- Mais on la voit dici», répondit-il.
Je me mis à regarder de tous côtés, mattendant à voir de hauts
bastions, une muraille et un fossé. Mais je ne vis rien quun
petit village entouré dune palissade en bois. Dun côté
sélevaient trois ou quatre tas de foin, à demi recouverts de
neige; dun autre, un moulin à vent penché sur le côté, et dont
les ailes, faites de grosse écorce de tilleul, pendaient
paresseusement.
«Où donc est la forteresse? demandai-je étonné.
-- Mais la voilà», repartit le cocher en me montrant le village où
nous venions de pénétrer.
Japerçus près de la porte un vieux canon en fer. Les rues étaient
étroites et tortueuses; presque toutes les _isbas_[23] étaient
couvertes en chaume. Jordonnai quon me menât chez le commandant,
et presque aussitôt ma _kibitka_ sarrêta devant une maison en
bois, bâtie sur une éminence, près de léglise, qui était en bois
également.
Personne ne vint à ma rencontre. Du perron jentrai dans
lantichambre. Un vieil invalide, assis sur une table, était
occupé à coudre une pièce bleue au coude dun uniforme vert. Je
lui dis de mannoncer. «Entre, mon petit père, me dit linvalide,
les nôtres sont à la maison.» Je pénétrai dans une chambre très
propre, arrangée à la vieille mode. Dans un coin était dressée une
armoire avec de la vaisselle. Contre la muraille un diplôme
dofficier pendait encadré et sous verre. Autour du cadre étaient
rangés des tableaux décorce[24], qui représentaient la _Prise de
Kustrin _et _dOtchakov_, le _Choix de la fiancée_ et
l_Enterrement du chat par les souris_. Près de la fenêtre se
tenait assise une vieille femme en mantelet, la tête enveloppée
dun mouchoir.
Elle était occupée à dévider du fil que tenait, sur ses mains
écartées, un petit vieillard borgne en habit dofficier. «Que
désirez-vous, mon petit père?» me dit-elle sans interrompre son
occupation. Je répondis que jétais venu pour entrer au service,
et que, daprès la règle, jaccourais me présenter à monsieur le
capitaine. En disant cela, je me tournai vers le petit vieillard
borgne, que javais pris pour le commandant. Mais la bonne dame
interrompit le discours que javais préparé à lavance.
«Ivan Kouzmitch[25] nest pas à la maison, dit-elle. Il est allé en
visite chez le père Garasim. Mais cest la même chose, je suis sa
femme. Veuillez nous aimer et nous avoir en grâce[26]. Assieds-toi,
mon petit père.»
Elle appela une servante et lui dit de faire venir
_louriadnik_[27]_._ Le petit vieillard me regardait curieusement
de son oeil unique. «Oserais-je vous demander, me dit-il, dans
quel régiment vous avez daigné servir?» Je satisfis sa curiosité.
«Et oserais-je vous demander, continua-t-il; pourquoi vous avez
daigné passer de la garde dans notre garnison?»
Je répondis que cétait par ordre de lautorité.
«Probablement pour des actions peu séantes à un officier de la
garde? reprit linfatigable questionneur.
-- Veux-tu bien cesser de dire des bêtises? lui dit la femme du
capitaine. Tu vois bien que ce jeune homme est fatigué de la
route. Il a autre chose à faire que de te répondre. Tiens mieux
tes mains. Et toi, mon petit père, continua-t-elle en se tournant
vers moi, ne tafflige pas trop de ce quon tait fourré dans
notre bicoque; tu nes pas le premier, tu ne seras pas le dernier.
On souffre, mais on shabitue. Tenez, Chvabrine, Alexéi
Ivanitch[28], il y a déjà quatre ans quon la transféré chez nous
pour un meurtre. Dieu sait quel malheur lui était arrivé. Voilà
quun jour il est sorti de la ville avec un lieutenant; et ils
avaient pris des épées, et ils se mirent à se piquer lun lautre,
et Alexéi Ivanitch a tué le lieutenant, et encore devant deux
témoins. Que veux-tu! contre le malheur il ny a pas de maître.»
En ce moment entre l_ouriadnik_, jeune et beau Cosaque.
«Maximitch, lui dit la femme du capitaine, donne un logement à
monsieur lofficier, et propre.
-- Jobéis, Vassilissa Iégorovna[29], répondit l_ouriadnik_ Ne
faut-il pas mettre Sa Seigneurie chez Ivan Poléjaïeff?
-- Tu radotes, Maximitch, répliqua la commandante; Poléjaïeff est
déjà logé très à létroit; et puis cest mon compère; et puis il
noublie pas que nous sommes ses chefs. Conduis monsieur
lofficier... Comment est votre nom, mon petit père?
-- Piôtr Andréitch.
-- Conduis Piôtr Andréitch chez Siméon Kouzoff. Le coquin a laissé
entrer son cheval dans mon potager. Est-ce que tout est en ordre,
Maximitch?
-- Grâce à Dieu, tout est tranquille, répondit le Cosaque; il ny
a que le caporal Prokoroff qui sest battu au bain avec la femme
Oustinia Pégoulina pour un seau deau chaude.
-- Ivan Ignatiitch[30], dit la femme du capitaine au petit
vieillard borgne, juge entre Prokoroff et Oustinia qui est fautif,
et punis-les tous deux.
-- Cest bon, Maximitch, va-ten avec Dieu.
-- Piôtr Andréitch, Maximitch vous conduira à votre logement.»
Je pris congé; l_ouriadnik_ me conduisit à une _isba_ qui se
trouvait sur le bord escarpé de la rivière, tout au bout de la
forteresse. La moitié de l_isba_ était occupée par la famille de
Siméon Kouzoff, lautre me fut abandonnée. Cette moitié se
composait dune chambre assez propre, coupée en deux par une
cloison. Savéliitch commença à sy installer, et moi, je regardai
par létroite fenêtre. Je voyais devant moi sétendre une steppe
nue et triste; sur le côté sélevaient des cabanes. Quelques
poules erraient dans la rue. Une vieille femme, debout sur le
perron et tenant une auge à la main, appelait des cochons qui lui
répondaient par un grognement amical. Et voilà dans quelle contrée
jétais condamné à passer ma jeunesse!... Une tristesse amère me
saisit; je quittai la fenêtre et me couchai sans souper, malgré
les exhortations de Savéliitch, qui ne cessait de répéter avec
angoisse: «Ô Seigneur Dieu! il ne daigne rien manger. Que dirait
ma maîtresse si lenfant allait tomber malade?»
Le lendemain, à peine avais-je commencé de mhabiller, que la
porte de ma chambre souvrit. Il entra un jeune officier, de
petite taille, de traits peu réguliers, mais dont la figure
basanée avait une vivacité remarquable.
«Pardonnez-moi, me dit-il en français, si je viens ainsi sans
cérémonie faire votre connaissance. Jai appris hier votre
arrivée, et le désir de voir enfin une figure humaine sest
tellement emparé de moi que je nai pu y résister plus longtemps.
Vous comprendrez cela quand vous aurez vécu ici quelque temps.»
Je devinai sans peine que cétait lofficier renvoyé de la garde
pour laffaire du duel. Nous fîmes connaissance. Chvabrine avait
beaucoup desprit. Sa conversation était animée, intéressante. Il
me dépeignit avec beaucoup de verve et de gaieté la famille du
commandant, sa société et en général toute la contrée où le sort
mavait jeté. Je riais de bon coeur, lorsque ce même invalide, que
javais vu rapiécer son uniforme dans lantichambre du capitaine,
entra et minvita à dîner de la part de Vassilissa Iégorovna.
Chvabrine déclara quil maccompagnait.
En nous approchant de la maison du commandant, nous vîmes sur la
place une vingtaine de petits vieux invalides, avec de longues
queues et des chapeaux à trois cornes. Ils étaient rangés en ligne
de bataille. Devant eux se tenait le commandant, vieillard encore
vert et de haute taille, en robe de chambre et en bonnet de coton.
Dès quil nous aperçut, il sapprocha de nous, me dit quelques
mots affables, et se remit à commander lexercice. Nous allions
nous arrêter pour voir les manoeuvres, mais il nous pria daller
sur-le-champ chez Vassilissa Iégorovna, promettant quil nous
rejoindrait aussitôt. «Ici, nous dit-il, vous navez vraiment rien
à voir.»
Vassilissa Iégorovna nous reçut avec simplicité et bonhomie, et me
traita comme si elle meût dès longtemps connu. Linvalide et
Palachka mettaient la nappe.
«Quest-ce qua donc aujourdhui mon Ivan Kouzmitch à instruire si
longtemps ses troupes? dit la femme du commandant. Palachka, va le
chercher pour dîner. Mais où est donc Macha[31]?»
À peine avait-elle prononcé ce nom, quentra dans la chambre une
jeune fille de seize ans, au visage rond, vermeil, ayant les
cheveux lissés en bandeau et retenus derrière ses oreilles que
rougissaient la pudeur et lembarras. Elle ne me plut pas
extrêmement au premier coup doeil; je la regardai avec
prévention. Chvabrine mavait dépeint Marie, la fille du
capitaine, sous les traits dune sotte. Marie Ivanovna alla
sasseoir dans un coin et se mit à coudre. Cependant on avait
apporté le _chtchi_[32]. Vassilissa Iégorovna, ne voyant pas
revenir son mari, envoya pour la seconde fois Palachka lappeler.
«Dis au maître que les visites attendent; le _chtchi_ se
refroidit. Grâce à Dieu, lexercice ne sen ira pas, il aura tout
le temps de ségosiller à son aise.»
Le capitaine apparut bientôt, accompagné du petit vieillard
borgne.
«Quest-ce que cela, mon petit père? lui dit sa femme. La table
est servie depuis longtemps, et lon ne peut pas te faire venir.
-- Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, répondit Ivan Kouzmitch,
jétais occupé de mon service, jinstruisais mes petits soldats.
-- Va, va, reprit-elle, ce nest quune vanterie. Le service ne
leur va pas, et toi tu ny comprends rien. Tu aurais dû rester à
la maison, à prier le bon Dieu; ça tirait bien mieux. Mes chers
convives, à table, je vous prie.»
Nous prîmes place pour dîner. Vassilissa Iégorovna ne se taisait
pas un moment et maccablait de questions; qui étaient mes
parents, sils étaient en vie, où ils demeuraient, quelle était
leur fortune? Quand elle sut que mon père avait trois cents
paysans:
«Voyez-vous! sécria-t-elle, y a-t-il des gens riches dans ce
monde! Et nous, mon petit père, en fait d_âmes_[33], nous navons
que la servante Palachka. Eh bien, grâce à Dieu, nous vivons petit
à petit. Nous navons quun souci, cest Macha, une fille quil
faut marier. Et quelle dot a-t-elle? Un peigne et quatre sous
vaillant pour se baigner deux fois par an. Pourvu quelle trouve
quelque brave homme! sinon, la voilà éternellement fille.»
Je jetai un coup doeil sur Marie Ivanovna; elle était devenue
toute rouge, et des larmes roulèrent jusque sur son assiette.
Jeus pitié delle, et je mempressai de changer de conversation.
«Jai ouï dire, mécriai-je avec assez dà-propos, que les
Bachkirs ont lintention dattaquer votre forteresse.
-- Qui ta dit cela, mon petit père? reprit Ivan Kouzmitch.
-- Je lai entendu dire à Orenbourg, répondis-je.
-- Folies que tout cela, dit le commandant; nous nen avons pas
entendu depuis longtemps le moindre mot. Les Bachkirs sont un
peuple intimidé, et les Kirghises aussi ont reçu de bonnes leçons.
Ils noseront pas sattaquer à nous, et sils sen avisent, je
leur imprimerai une telle terreur, quils ne remueront plus de dix
ans.
-- Et vous ne craignez pas, continuai-je en madressant à la femme
du capitaine, de rester dans une forteresse exposée à de tels
dangers?
-- Affaire dhabitude, mon petit père, reprit-elle. Il y a de cela
vingt ans, quand on nous transféra du régiment ici, tu ne saurais
croire comme javais peur de ces maudits païens. Sil marrivait
parfois de voir leur bonnet à poil, si jentendais leurs
hurlements, crois bien, mon petit père, que mon coeur se
resserrait à mourir. Et maintenant jy suis si bien habituée, que
je ne bougerais pas de ma place quand on viendrait me dire que les
brigands rôdent autour de la forteresse.
-- Vassilissa Iégorovna est une dame très brave, observa gravement
Chvabrine; Ivan Kouzmitch en sait quelque chose.
-- Mais oui, vois-tu bien! dit Ivan Kouzmitch, elle nest pas de
la douzaine des poltrons.
-- Et Marie Ivanovna, demandai-je à sa mère, est-elle aussi hardie
que vous?
-- Macha! répondit la dame; non, Macha est une poltronne. Jusquà
présent elle na pu entendre le bruit dun coup de fusil sans
trembler de tous ses membres. Il y a de cela deux ans, quand Ivan
Kouzmitch simagina, le jour de ma fête, de faire tirer son canon,
elle eut si peur, le pauvre pigeonneau, quelle manqua de sen
aller dans lautre monde. Depuis ce jour-là, nous navons plus
tiré ce maudit canon.»
Nous nous levâmes de table; le capitaine et sa femme allèrent
dormir la sieste, et jallai chez Chvabrine, où nous passâmes
ensemble la soirée.
CHAPITRE IV
_LE DUEL_
Il se passa plusieurs semaines, pendant lesquelles ma vie dans la
forteresse de Bélogorsk devint non seulement supportable, mais
agréable même. Jétais reçu comme un membre de la famille dans la
maison du commandant. Le mari et la femme étaient dexcellentes
gens. Ivan Kouzmitch, qui denfant de troupe était parvenu au rang
dofficier, était un homme tout simple et sans éducation, mais bon
et loyal. Sa femme le menait, ce qui, du reste, convenait fort à
sa paresse naturelle. Vassilissa Iégorovna dirigeait les affaires
du service comme celles de son ménage, et commandait dans toute la
forteresse comme dans sa maison. Marie Ivanovna cessa bientôt de
se montrer sauvage. Nous fîmes plus ample connaissance. Je trouvai
en elle une fille pleine de coeur et de raison, Peu à peu je
mattachai à cette bonne famille, même à Ivan Ignatiitch, le
lieutenant borgne.
Je devins officier. Mon service ne me pesait guère. Dans cette
forteresse bénie de Dieu, il ny avait ni exercice à faire, ni
garde à monter, ni revue à passer. Le commandant instruisait
quelquefois ses soldats pour son propre plaisir. Mais il nétait
pas encore parvenu à leur apprendre quel était le côté droit, quel
était le côté gauche. Chvabrine avait quelques livres français; je
me mis à lire, et le goût de la littérature séveilla en moi. Le
matin je lisais, et je messayais à des traductions, quelquefois
même à des compositions en vers. Je dînais presque chaque jour
chez le commandant, où je passais dhabitude le reste de la
journée. Le soir, le père Garasim y venait accompagné de sa femme
Akoulina, qui était la plus forte commère des environs. Il va sans
dire que chaque jour nous nous voyions, Chvabrine et moi.
Cependant dheure en heure sa conversation me devenait moins
agréable. Ses perpétuelles plaisanteries sur la famille du
commandant, et surtout ses remarques piquantes sur le compte de
Marie Ivanovna, me déplaisaient fort. Je navais pas dautre
société que cette famille dans la forteresse, mais je nen
désirais pas dautre.
Malgré toutes les prophéties, les Bachkirs ne se révoltaient pas.
La tranquillité régnait autour de notre forteresse. Mais cette
paix fut troublée subitement par une guerre intestine.
Jai déjà dit que je moccupais un peu de littérature. Mes essais
étaient passables pour lépoque, et Soumarokoff[34] lui-même leur
rendit justice bien des années plus tard. Un jour, il marriva
décrire une petite chanson dont je fus satisfait. On sait que,
sous prétexte de demander des conseils, les auteurs cherchent
volontiers un auditeur bénévole; je copiai ma petite chanson, et
la portai à Chvabrine, qui seul, dans la forteresse, pouvait
apprécier une oeuvre poétique.
Après un court préambule, je tirai de ma poche mon feuillet, et
lui lus les vers suivants[35]:
_»Hélas! en fuyant Macha, jespère recouvrer ma liberté!_
_»Mais les yeux qui mont fait prisonnier sont toujours devant
moi._
_»Toi qui sais mes malheurs, Macha, en me voyant dans cet état
cruel, prends pitié de ton prisonnier.»_
«Comment trouves-tu cela?» dis-je à Chvabrine, attendant une
louange comme un tribut qui métait dû.
Mais, à mon grand mécontentement, Chvabrine, qui dordinaire
montrait de la complaisance, me déclara net que ma chanson ne
valait rien.
«Pourquoi cela? lui demandai-je en mefforçant de cacher mon
humeur.
-- Parce que de pareils vers, me répondit-il, sont dignes de mon
maître Trédiakofski[36].»
Il prit le feuillet de mes mains, et se mit à analyser
impitoyablement chaque vers, chaque mot, en me déchirant de la
façon la plus maligne. Cela dépassa mes forces; je lui arrachai le
feuillet des mains, je lui déclarai que, de ma vie, je ne lui
montrerais aucune de mes compositions. Chvabrine ne se moqua pas
moins de cette menace.
«Voyons, me dit-il, si tu seras en état de tenir ta parole; les
poètes ont besoin dun auditeur, comme Ivan Kouzmitch dun carafon
deau-de-vie avant dîner. Et qui est cette Macha? Ne serait-ce pas
Marie Ivanovna?
-- Ce nest pas ton affaire, répondis-je en fronçant le sourcil,
de savoir quelle est cette Macha. Je ne veux ni de tes avis ni de
tes suppositions.
-- Oh! oh! poète vaniteux, continua Chvabrine en me piquant de
plus en plus. Écoute un conseil dami: Macha nest pas digne de
devenir ta femme.
-- Tu mens, misérable! lui criai-je avec fureur, tu mens comme un
effronté!»
Chvabrine changea de visage.
«Cela ne se passera pas ainsi, me dit-il en me serrant la main
fortement; vous me donnerez satisfaction.
-- Bien, quand tu voudras!» répondis-je avec joie, car dans ce
moment jétais prêt à le déchirer.
Je courus à linstant chez Ivan Ignatiitch, que je trouvai une
aiguille à la main. Daprès lordre de la femme de commandant, il
enfilait des champignons qui devaient sécher pour lhiver.
«Ah! Piôtr Andréitch, me dit-il en mapercevant, soyez le
bienvenu. Pour quelle affaire Dieu vous a-t-il conduit ici?
oserais-je vous demander.»
Je lui déclarai en peu de mots que je métais pris de querelle
avec Alexéi Ivanitch, et que je le priais, lui, Ivan Ignatiitch,
dêtre mon second. Ivan Ignatiitch mécouta jusquau bout avec une
grande attention, en écarquillant son oeil unique.
«Vous daignez dire, me dit-il, que vous voulez tuer Alexéi
Ivanitch, et que jen suis témoin? cest là ce que vous voulez
dire? oserais-je vous demander.
-- Précisément.
-- Mais, mon Dieu! Piôtr Andréitch, quelle folie avez-vous en
tête? Vous vous êtes dit des injures avec Alexéi Ivanitch; eh
bien, la belle affaire! une injure ne se pend pas au cou. Il vous
a dit des sottises, dites-lui des impertinences; il vous donnera
une tape, rendez-lui un soufflet; lui un second, vous un
troisième; et puis allez chacun de votre côté. Dans la suite, nous
vous ferons faire la paix. Tandis que maintenant... Est-ce une
bonne action de tuer son prochain? oserais-je vous demander.
Encore si cétait vous qui dussiez le tuer! que Dieu soit avec
lui, car je ne laime guère. Mais, si cest lui qui vous perfore,
vous aurez fait un beau coup. Qui est-ce qui payera les pots
cassés? oserais-je vous demander.»
Les raisonnements du prudent officier ne mébranlèrent pas. Je
restai ferme dans ma résolution.
«Comme vous voudrez, dit Ivan Ignatiitch, faites ce qui vous
plaira; mais à quoi bon serai-je témoin de votre duel? Des gens se
battent; quy a-t-il là dextraordinaire? oserais-je vous
demander. Grâce à Dieu, jai approché de près les Suédois et les
Turcs, et jen ai vu de toutes les couleurs.»
Je tâchai de lui expliquer le mieux quil me fut possible quel
était le devoir dun second. Mais Ivan Ignatiitch était hors
détat de me comprendre.
«Faites à votre guise, dit-il. Si javais à me mêler de cette
affaire, ce serait pour aller annoncer à Ivan Kouzmitch, selon les
règles du service, quil se trame dans la forteresse une action
criminelle et contraire aux intérêts de la couronne, et faire
observer au commandant combien il serait désirable quil avisât
aux moyens de prendre les mesures nécessaires...»
Jeus peur, et suppliai Ivan Ignatiitch de ne rien dire au
commandant. Je parvins à grandpeine à le calmer. Cependant il me
donna sa parole de se taire, et je le laissai en repos.
Comme dhabitude, je passai la soirée chez le commandant. Je
mefforçais de paraître calme et gai, pour néveiller aucun
soupçon et éviter les questions importunes. Mais javoue que je
navais pas le sang-froid dont se vantent les personnes qui se
sont trouvées dans la même position. Toute cette soirée, je me
sentis disposé à la tendresse, à la sensibilité. Marie Ivanovna me
plaisait plus quà lordinaire. Lidée que je la voyais peut-être
pour la dernière fois lui donnait à mes yeux une grâce touchante.
Chvabrine entra. Je le pris a part, et linformai de mon entretien
avec Ivan Ignatiitch.
«Pourquoi des seconds? me dit-il sèchement. Nous nous passerons
deux.»
Nous convînmes de nous battre derrière les tas de foin, le
lendemain matin, à six heures. À nous voir causer ainsi
amicalement, Ivan Ignatiitch, plein de joie, manqua nous trahir.
«Il y a longtemps que vous eussiez dû faire comme cela, me dit-il
dun air satisfait: mauvaise paix vaut mieux que bonne querelle.
-- Quoi? quoi, Ivan Ignatiitch? dit la femme du capitaine, qui
faisait une patience dans un coin; je nai pas bien entendu.»
Ivan Ignatiitch, qui, voyant sur mon visage des signes de mauvaise
humeur, se rappela sa promesse, devint tout confus, et ne sut que
répondre. Chvabrine le tira dembarras.
«Ivan Ignatiitch, dit-il, approuve la paix que nous avons faite.
-- Et avec qui, mon petit père, tes-tu querellé?
-- Mais avec Piôtr Andréitch, et jusquaux gros mots.
-- Pourquoi cela?
-- Pour une véritable misère, pour une chansonnette.
-- Beau sujet de querelle, une chansonnette! Comment cest-il
arrivé?
-- Voici comment. Piôtr Andréitch a composé récemment une chanson,
et il sest mis à me la chanter ce matin. Comme je la trouvais
mauvaise, Piôtr Andréitch sest fâché. Mais ensuite il a réfléchi
que chacun est libre de son opinion et tout est dit.»
Linsolence de Chvabrine me mit en fureur; mais nul autre que moi
ne comprit ses grossières allusions. Personne au moins ne les
releva. Des poésies, la conversation passa aux poètes en général,
et le commandant fit lobservation quils étaient tous des
débauchés et des ivrognes finis; il me conseilla amicalement de
renoncer à la poésie, comme chose contraire au service et ne
menant à rien de bon.
La présence de Chvabrine métait insupportable. Je me hâtai de
dire adieu au commandant et à sa famille. En rentrant à la maison,
jexaminai mon épée, jen essayai la pointe, et me couchai après
avoir donné lordre à Savéliitch de méveiller le lendemain à six
heures.
Le lendemain, à lheure indiquée, je me trouvais derrière les
meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas à
paraître. «On peut nous surprendre, me dit-il; il faut se hâter.»
Nous mîmes bas nos uniformes, et, restés en gilet, nous tirâmes
nos épées du fourreau. En ce moment, Ivan Ignatiitch, suivi de
cinq invalides, sortit de derrière un tas de foin. Il nous intima
lordre de nous rendre chez le commandant. Nous obéîmes de
mauvaise humeur. Les soldats nous entourèrent, et nous suivîmes
Ivan Ignatiitch, qui nous conduisait en triomphe, marchant au pas
militaire avec une majestueuse gravité.
Nous entrâmes dans la maison du commandant. Ivan Ignatiitch ouvrit
les portes à deux battants, et sécria avec emphase: «Ils sont
pris!».
Vassilissa Iégorovna accourut à notre rencontre:
«Quest-ce que cela veut dire? comploter un assassinat dans notre
forteresse! Ivan Kouzmitch, mets-les sur-le-champ aux arrêts...
Piôtr Andréitch, Alexéi Ivanitch, donnez vos épées, donnez,
donnez... Palachka, emporte les épées dans le grenier... Piôtr
Andréitch, je nattendais pas cela de toi; comment nas-tu pas
honte? Alexéi Ivanitch, cest autre chose; il a été transféré de
la garde pour avoir fait périr une âme. Il ne croit pas en Notre-
Seigneur. Mais toi, tu veux en faire autant?»
Ivan Kouzmitch approuvait tout ce que disait sa femme, ne cessant
de répéter: «Vois-tu bien! Vassilissa Iégorovna dit la vérité; les
duels sont formellement défendus par le code militaire.»
Cependant Palachka nous avait pris nos épées et les avait
emportées au grenier. Je ne pus mempêcher de rire; Chvabrine
conserva toute sa gravité.
«Malgré tout le respect que jai pour vous, dit-il avec sang-froid
à la femme du commandant, je ne puis me dispenser de vous faire
observer que vous vous donnez une peine inutile en nous soumettant
à votre tribunal. Abandonnez ce soin à Ivan Kouzmitch: cest son
affaire.
-- Comment, comment, mon petit père! répliqua la femme du
commandant. Est-ce que le mari et la femme ne sont pas la même
chair et le même esprit? Ivan Kouzmitch, quest-ce que tu
baguenaudes? Fourre-les à linstant dans différents coins, au pain
et à leau, pour que cette bête didée leur sorte de la tête. Et
que le père Garasim les mette à la pénitence, pour quils
demandent pardon à Dieu et aux hommes.»
Ivan Kouzmitch ne savait que faire. Marie Ivanovna était
extrêmement pâle. Peu à peu la tempête se calma. La femme du
capitaine devint plus accommodante. Elle nous ordonna de nous
embrasser lun lautre. Palachka nous rapporta nos épées. Nous
sortîmes, ayant fait la paix en apparence. Ivan Ignatiitch nous
reconduisit.
«Comment navez-vous pas eu honte, lui dis-je avec colère, de nous
dénoncer au commandant après mavoir donné votre parole de nen
rien faire?
-- Comme Dieu est saint, répondit-il, je nai rien dit à Ivan
Kouzmitch; cest Vassilissa Iégorovna qui ma tout soutiré. Cest
elle qui a pris toutes les mesures nécessaires à linsu du
commandant. Du reste, Dieu merci, que ce soit fini comme cela!»
Après cette réponse, il retourna chez lui, et je restai seul avec
Chvabrine.
«Notre affaire ne peut pas se terminer ainsi, lui dis-je.
-- Certainement, répondit Chvabrine; vous me payerez avec du sang
votre impertinence. Mais on va sans doute nous observer; il faut
feindre pendant quelques jours. Au revoir.»
Et nous nous séparâmes comme sil ne se fût rien passé.
De retour chez le commandant, je massis, selon mon habitude, près
de Marie Ivanovna; son père nétait pas à la maison; sa mère
soccupait du ménage. Nous parlions à demi-voix. Marie Ivanovna me
reprochait linquiétude que lui avait causée ma querelle avec
Chvabrine.
«Le coeur me manqua, me dit-elle, quand on vint nous dire que vous
alliez vous battre à lépée. Comme les hommes sont étranges! pour
une parole quils oublieraient la semaine ensuite, ils sont prêts
à sentrégorger et à sacrifier, non seulement leur vie, mais
encore lhonneur et le bonheur de ceux qui... Mais je suis sûre
que ce nest pas vous qui avez commencé la querelle: cest Alexéi
Ivanitch qui a été lagresseur.
-- Qui vous le fait croire, Marie Ivanovna?
-- Mais parce que..., parce quil est si moqueur! Je naime pas
Alexéi Ivanitch, il mest même désagréable, et cependant je
naurais pas voulu ne pas lui plaire, cela maurait fort
inquiétée.
-- Et que croyez-vous, Marie Ivanovna? lui plaisez-vous, ou non?»
Marie Ivanovna se troubla et rougit: «Il me semble, dit-elle
enfin, il me semble que je lui plais.
-- Pourquoi cela?
-- Parce quil ma fait des propositions de mariage.
-- Il vous a fait des propositions de mariage? Quand cela?
-- Lan passé, deux mois avant votre arrivée,
-- Et vous navez pas consenti?
-- Comme vous voyez. Alexéi Ivanitch est certainement un homme
desprit et de bonne famille; il a de la fortune; mais, à la seule
idée quil faudrait, sous la couronne, lembrasser devant tous les
assistants... Non, non, pour rien au monde.»
Les paroles de Marie Ivanovna mouvrirent les yeux et
mexpliquèrent beaucoup de choses. Je compris la persistance que
mettait Chvabrine à la poursuivre. Il avait probablement remarqué
notre inclination mutuelle, et sefforçait de nous détourner lun
de lautre. Les paroles qui avaient provoqué notre querelle me
semblèrent dautant plus infâmes, quand, au lieu dune grossière
et indécente plaisanterie, jy vis une calomnie calculée. Lenvie
de punir le menteur effronté devint encore plus forte en moi, et
jattendais avec impatience le moment favorable.
Je nattendis pas longtemps. Le lendemain, comme jétais occupé à
composer une élégie, et que je mordais ma plume dans lattente
dune rime, Chvabrine frappa sous ma fenêtre. Je posai la plume,
je pris mon épée, et sortis de la maison.
«Pourquoi remettre plus longtemps? me dit Chvabrine; on ne nous
observe plus. Allons au bord de la rivière; là personne ne nous
empêchera.»
Nous partîmes en silence, et, après avoir descendu un sentier
escarpé, nous nous arrêtâmes sur le bord de leau, et nos épées se
croisèrent.
Chvabrine était plus adroit que moi dans les armes; mais jétais
plus fort et plus hardi; et M. Beaupré, qui avait été entre autres
choses soldat, mavait donné quelques leçons descrime, dont je
profitai. Chvabrine ne sattendait nullement à trouver en moi un
adversaire aussi dangereux. Pendant longtemps nous ne pûmes nous
faire aucun mal lun à lautre; mais enfin, remarquant que
Chvabrine faiblissait, je lattaquai vivement, et le fis presque
entrer à reculons dans la rivière. Tout à coup jentendis mon nom
prononcé à haute voix; je tournai rapidement la tête, et japerçus
Savéliitch qui courait à moi le long du sentier... Dans ce moment
je sentis une forte piqûre dans la poitrine, sous lépaule droite,
et je tombai sans connaissance.
CHAPITRE V
_LA CONVALESCENCE_
Quand je revins à moi, je restai quelque temps sans comprendre ni
ce qui métait arrivé, ni où je me trouvais. Jétais couché sur un
lit dans une chambre inconnue, et sentais une grande faiblesse.
Savéliitch se tenait devant moi, une lumière à la main. Quelquun
déroulait avec précaution les bandages qui entouraient mon épaule
et ma poitrine. Peu à peu mes idées séclaircirent. Je me rappelai
mon duel, et devinai sans peine que jétais blessé. En cet
instant, la porte gémit faiblement sur ses gonds:
«Eh bien, comment va-t-il? murmura une voix qui me fit
tressaillir.
-- Toujours dans le même état, répondit Savéliitch avec un soupir;
toujours sans connaissance. Voilà déjà plus de quatre jours.»
Je voulus me retourner, mais je nen eus pas la force.
«Où suis-je? Qui est ici?» dis-je avec effort.
Marie Ivanovna sapprocha de mon lit, et se pencha doucement sur
moi.
«Comment vous sentez-vous? me dit-elle.
-- Bien, grâce à Dieu, répondis-je dune voix faible. Cest vous,
Marie Ivanovna; dites-moi...»
Je ne pus achever. Savéliitch poussa un cri, la joie se peignit
sur son visage.
«Il revient à lui, il revient à lui, répétait-il; grâces te soient
rendues, Seigneur! Mon père Piotr Andréitch, mas-tu fait assez
peur? quatre jours! cest facile à dire...»
Marie Ivanovna linterrompit.
«Ne lui parle pas trop, Savéliitch, dit-elle: il est encore bien
faible.»
Elle sortit et ferma la porte avec précaution. Je me sentais agité
de pensées confuses. Jétais donc dans la maison du commandant,
puisque Marie Ivanovna pouvait entrer dans ma chambre! Je voulus
interroger Savéliitch; mais le vieillard hocha la tête et se
boucha les oreilles. Je fermai les yeux avec mécontentement, et
mendormis bientôt.
En méveillant, jappelai Savéliitch; mais, au lieu de lui, je vis
devant moi Maria Ivanovna. Elle me salua de sa douce voix. Je ne
puis exprimer la sensation délicieuse qui me pénétra dans ce
moment. Je saisis sa main et la serrai avec transport en
larrosant de mes larmes. Marie ne la retirait pas..., et tout à
coup je sentis sur ma joue limpression humide et brûlante de ses
lèvres. Un feu rapide parcourut tout mon être.
«Chère bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, soyez ma femme, consentez
à mon bonheur.»
Elle reprit sa raison:
«Au non du ciel, calmez-vous, me dit-elle eu ôtant sa main, tous
êtes encore en danger; votre blessure peut se rouvrir; ayez soin
de vous, ... ne fût-ce que pour moi.»
Après ces mots, elle sortit en me laissant au comble du bonheur.
Je me sentais revenir à la vie.
Dès cet instant je me sentis mieux dheure en heure. Cétait le
barbier du régiment qui me pansait, car il ny avait pas dautre
médecin dans la forteresse; et grâce à Dieu, il ne faisait pas le
docteur. Ma jeunesse et la nature hâtèrent ma guérison. Toute la
famille du commandant mentourait de soins. Marie Ivanovna ne me
quittait presque jamais. Il va sans dire que je saisis la première
occasion favorable pour continuer ma déclaration interrompue, et,
cette fois, Marie mécouta avec plus de patience. Elle me fit
naïvement laveu de son affection, et ajouta que ses parents
seraient sans doute heureux de son bonheur. «Mais pensez-y bien,
me disait-elle; ny aura-t-il pas dobstacles de la part des
vôtres?»
Ce mot me fit réfléchir. Je ne doutais pas de la tendresse de ma
mère; mais, connaissant le caractère et la façon de penser de mon
père, je pressentais que mon amitié ne le toucherait pas
extrêmement, et quil la traiterait de folie de jeunesse. Je
lavouai franchement à Marie Ivanovna; mais néanmoins je résolus
décrire à mon père aussi éloquemment que possible pour lui
demander sa bénédiction. Je montrai ma lettre à Marie Ivanovna,
qui la trouva si convaincante et si touchante quelle ne douta
plus du succès, et sabandonna aux sentiments de son coeur avec
toute la confiance de la jeunesse.
Je fis la paix avec Chvabrine dans les premiers jours de ma
convalescence. Ivan Kouzmitch me dit en me reprochant mon duel:
«Vois-tu bien, Piôtr Andréitch, je devrais à la rigueur te mettre
aux arrêts; mais te voilà déjà puni sans cela. Pour Alexéi
Ivanich, il est enfermé par mon ordre, et sous bonne garde, dans
le magasin à blé, et son épée est sous clef chez Vassilissa
Iégorovna. Il aura le temps de réfléchir à son aise et de se
repentir.»
Jétais trop content pour garder dans mon coeur le moindre
sentiment de rancune. Je me mis à prier pour Chvabrine, et le bon
commandant, avec la permission de sa femme, consentit à lui rendre
la liberté. Chvabrine vint me voir. Il témoigna un profond regret
de tout ce qui était arrivé, avoua que toute la faute était à lui,
et me pria doublier le passé. Étant de ma nature peu rancunier,
je lui pardonnai de bon coeur et notre querelle et ma blessure. Je
voyais dans sa calomnie lirritation de la vanité blessée; je
pardonnai donc généreusement à mon rival malheureux.
Je fus bientôt guéri complètement, et pus retourner à mon logis.
Jattendais avec impatience la réponse à ma lettre, nosant pas
espérer, mais tâchant détouffer en moi de tristes pressentiments.
Je ne métais pas encore expliqué avec Vassilissa Iégorovna et son
mari. Mais ma recherche ne pouvait pas les étonner: ni moi ni
Marie ne cachions nos sentiments devant eux, et nous étions
assurés davance de leur consentement.
Enfin, un beau jour, Savéliitch entra chez moi, une lettre à la
main. Je la pris en tremblant. Ladresse était écrite de la main
de mon père. Cette vue me prépara à quelque chose de grave, car,
dhabitude, cétait ma mère qui mécrivait, et lui ne faisait
quajouter quelques lignes à la fin. Longtemps je ne pus me
décider à rompre le cachet; je relisais la suscription solennelle:
«À mon fils Piôtr Andréitch Grineff, gouvernement dOrenbourg,
forteresse de Bélogorsk». Je tâchais de découvrir, à lécriture de
mon père, dans quelle disposition desprit il avait écrit la
lettre. Enfin je me décidai à décacheter, et dès les premières
lignes je vis que toute laffaire était au diable. Voici le
contenu de cette lettre:
«Mon fils Piôtr, nous avons reçu le 15 de ce mois la lettre dans
laquelle tu nous demandes notre bénédiction paternelle et notre
consentement à ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironoff[37].
Et non seulement je nai pas lintention de te donner ni ma
bénédiction ni mon consentement, mais encore jai lintention
darriver jusquà toi et de te bien punir pour tes sottises comme
un petit garçon, malgré ton rang dofficier, parce que tu as
prouvé que tu nes pas digne de porter lépée qui ta été remise
pour la défense de la patrie, et non pour te battre en duel avec
des fous de ton espèce. Je vais écrire à linstant même à André
Carlovitch pour le prier de te transférer de la forteresse de
Bélogorsk dans quelque endroit encore plus éloigné afin de faire
passer ta folie. En apprenant ton duel et ta blessure, ta mère est
tombée malade de douleur, et maintenant encore elle est alitée.
Quadviendra-t-il de toi? Je prie Dieu quil te corrige, quoique
je nose pas avoir confiance en sa bonté.
«Ton père,
«A. G.»
La lecture de cette lettre éveilla en moi des sentiments divers.
Les dures expressions que mon père ne mavait pas ménagées me
blessaient profondément; le dédain avec lequel il traitait Marie
Ivanovna me semblait aussi injuste que malséant; enfin lidée
dêtre renvoyé hors de la forteresse de Bélogorsk mépouvantait.
Mais jétais surtout chagriné de la maladie de ma mère. Jétais
indigné contre Savéliitch, ne doutant pas que ce ne fût lui qui
avait fait connaître mon duel à mes parents. Après avoir marché
quelque temps en long et en large dans ma petite chambre, je
marrêtai brusquement devant lui, et lui dis avec colère: «Il
paraît quil ne ta pas suffi que, grâce à toi, jaie été blessé
et tout au moins au bord de la tombe; tu veux aussi tuer ma mère».
Savéliitch resta immobile comme si la foudre lavait frappé.
«Aie pitié de moi, seigneur, sécria-t-il presque en sanglotant;
quest-ce que tu daignes me dire? Cest moi qui suis la cause que
tu as été blessé? Mais Dieu voit que je courais mettre ma poitrine
devant toi pour recevoir lépée dAlexéi Ivanitch. La vieillesse
maudite men a seule empêché. Quai-je donc fait à ta mère?
-- Ce que tu as fait? répondis-je. Qui est-ce qui ta chargé
décrire une dénonciation contre moi? Est-ce quon ta mis à mon
service pour être mon espion?
-- Moi, écrire une dénonciation! répondit Savéliitch tout en
larmes. Ô Seigneur, roi des cieux! Tiens, daigne lire ce que
mécrit le maître, et tu verras si je te dénonçais.»
En même temps il tira de sa poche une lettre quil me présenta, et
je lus ce qui suit:
«Honte à toi, vieux chien, de ce que tu ne mas rien écrit de mon
fils Piôtr Andréitch, malgré mes ordres sévères, et de ce que ce
soient des étrangers qui me font savoir ses folies! Est-ce ainsi
que tu remplis ton devoir et la volonté de tes seigneurs? Je
tenverrai garder les cochons, vieux chien, pour avoir caché la
vérité et pour ta condescendance envers le jeune homme. À la
réception de cette lettre, je tordonne de minformer
immédiatement de létat de sa santé, qui, à ce quon me mande,
saméliore, et de me désigner précisément lendroit où il a été
frappé, et sil a été bien guéri.»
Évidemment Savéliitch navait pas en le moindre tort, et cétait
moi qui lavais offensé par mes soupçons et mes reproches. Je lui
demandai pardon, mais le vieillard était inconsolable.
«Voilà jusquoù jai vécu! répétait-il; voilà quelles grâces jai
méritées de mes seigneurs pour tous mes longs services! je suis un
vieux chien, je suis un gardeur de cochons, et par-dessus cela, je
suis la cause de ta blessure! Non, mon père Piôtr Andréitch, ce
nest pas moi qui suis fautif, cest le maudit _moussié;_ cest
lui qui ta appris à pousser ces broches de fer, en frappant du
pied, comme si à force de pousser et de frapper on pouvait se
garer dun mauvais homme! Cétait bien nécessaire de dépenser de
largent à louer le _moussié_!»
Mais qui donc sétait donné la peine de dénoncer ma conduite à mon
père? Le général? il ne semblait pas soccuper beaucoup de moi; et
puis, Ivan Kouzmitch navait pas cru nécessaire de lui faire un
rapport sur mon duel. Je me perdais en suppositions. Mes soupçons
sarrêtaient sur Chvabrine: lui seul trouvait un avantage dans
cette dénonciation, dont la suite pouvait être mon éloignement de
la forteresse et ma séparation davec la famille du commandant.
Jallai tout raconter à Marie Ivanovna: elle venait à ma rencontre
sur le perron.
«Que vous est-il arrivé? me dit-elle; comme vous êtes pâle!
-- Tout est fini», lui répondis-je, en lui remettant la lettre de
mon père.
Ce fut à son tour de pâlir. Après avoir lu, elle me rendit la
lettre, et me dit dune voix émue: «Ce na pas été mon destin. Vos
parents ne veulent pas de moi dans leur famille; que la volonté de
Dieu soit faite! Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient. Il
ny a rien à faire, Piôtr Andréitch; soyez heureux, vous au moins.
-- Cela ne sera pas, mécriai-je, en la saisissant par la main. Tu
maimes, je suis prêt à tout. Allons nous jeter aux pieds de tes
parents. Ce sont des gens simples; ils ne sont ni fiers ni cruels;
ils nous donneront, eux, leur bénédiction, nous nous marierons; et
puis, avec le temps, jen suis sûr, nous parviendrons à fléchir
mon père. Ma mère intercédera pour nous, il me pardonnera.
-- Non, Piôtr Andréitch, répondit Marie: je ne tépouserai pas
sans la bénédiction de tes parents. Sans leur bénédiction tu ne
seras pas heureux. Soumettons-nous à la volonté de Dieu. Si tu
rencontres une autre fiancée, si tu laimes, que Dieu soit avec
toi[38]. Piôtr Andréitch, moi, je prierai pour vous deux.»
Elle se mit à pleurer et se retira. Javais lintention de la
suivre dans sa chambre; mais je me sentais hors détat de me
posséder et je rentrai à la maison. Jétais assis, plongé dans une
mélancolie profonde, lorsque Savéliitch vint tout à coup
interrompre mes réflexions.
«Voilà, seigneur, dit-il en me présentant une feuille de papier
toute couverte décriture; regarde si je suis un espion de mon
maître et si je tâche de brouiller le père avec le fils.»
Je pris de sa main ce papier; cétait la réponse de Savéliitch à
la lettre quil avait reçue. La voici mot pour mot:
«Seigneur André Pétrovitch, notre gracieux père, jai reçu votre
gracieuse lettre, dans laquelle tu daignes te fâcher contre moi,
votre esclave, en me faisant honte de ce que je ne remplis pas les
ordres de mes maîtres. Et moi, qui ne suis pas un vieux chien,
mais votre serviteur fidèle, jobéis aux ordres de mes maîtres; et
je vous ai toujours servi avec zèle jusquà mes cheveux blancs. Je
ne vous ai rien écrit de la blessure de Piôtr Andréitch, pour ne
pas vous effrayer sans raison; et voilà que nous entendons que
notre maîtresse, notre mère, Avdotia Vassilievna, est malade de
peur; et je men vais prier Dieu pour sa santé. Et Piôtr Andréitch
a été blessé dans la poitrine, sons lépaule droite, sous une
côte, à la profondeur dun _verchok_ et demi[39], et il a été
couché dans la maison du commandant, où nous lavons apporté du
rivage: et cest le barbier dici, Stépan Paramonoff, qui la
traité; et maintenant Piôtr Andréitch, grâce à Dieu, se porte
bien; et il ny a rien que du bien à dire de lui: ses chefs, à ce
quon dit, sont contents de lui, et Vassilissa Iégorovna le traite
comme son propre fils; et quune pareille _occasion_ lui soit
arrivée, il ne faut pas lui en faire de reproches; le cheval a
quatre jambes et il bronche. Et vous daignez écrire que vous
menverrez garder les cochons; que ce soit votre volonté de
seigneur. Et maintenant je vous salue jusquà terre.
«Votre fidèle esclave,
«Arkhip Savélieff.»
Je ne pus mempêcher de sourire plusieurs fois pendant la lecture
de la lettre du bon vieillard. Je ne me sentais pas en état
décrire à mon père, et, pour calmer ma mère, la lettre de
Savéliitch me semblait suffisante.
De ce jour ma situation changea; Marie Ivanovna ne me parlait
presque plus et tâchait même de méviter. La maison du commandant
me devint insupportable; je mhabituai peu à peu à rester seul
chez moi. Dans le commencement, Vassilissa Iégorovna me fit des
reproches; mais, en voyant ma persistance, elle me laissa en
repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que lorsque le service
lexigeait. Je navais que de très rares entrevues avec Chvabrine,
qui métait devenu dautant plus antipathique que je croyais
découvrir en lui une inimitié secrète, ce qui me confirmait
davantage dans mes soupçons. La vie me devint à charge. Je
mabandonnai à une noire mélancolie, qualimentaient encore la
solitude et linaction. Je perdis toute espèce de goût pour la
lecture et les lettres. Je me laissais complètement abattre et je
craignais de devenir fou, lorsque des événements soudains, qui
eurent une grande influence sur ma vie, vinrent donner à mon âme
un ébranlement profond et salutaire.
CHAPITRE VI
_POUGATCHEFF_
Avant dentamer le récit des événements étranges dont je fus le
témoin, je dois dire quelques mots sur la situation où se trouvait
le gouvernement dOrenbourg vers la fin de lannée 1773. Cette
riche et vaste province était habitée par une foule de peuplades à
demi sauvages, qui venaient récemment de reconnaître la
souveraineté des tsars russes. Leurs révoltes continuelles, leur
impatience de toute loi et de la vie civilisée, leur inconstance
et leur cruauté demandaient, de la part du gouvernement, une
surveillance constante pour les réduire à lobéissance. On avait
élevé des forteresses dans les lieux favorables, et dans la
plupart on avait établi à demeure fixe des Cosaques, anciens
possesseurs des rives du Iaïk. Mais ces Cosaques eux-mêmes, qui
auraient dû garantir le calme et la sécurité de ces contrées,
étaient devenus depuis quelque temps des sujets inquiet et
dangereux pour le gouvernement impérial. En 1772, une émeute
survint dans leur principale bourgade. Cette émeute fut causée par
les mesures sévères quavait prises le général Tranbenberg pour
ramener larmée à lobéissance. Elles neurent dautre résultat
que le meurtre barbare de Tranbenberg, lélévation de nouveaux
chefs, et finalement la répression de lémeute à force de
mitraille et de cruels châtiments.
Cela sétait passé peu de temps avant mon arrivée dans la
forteresse de Bélogorsk. Alors tout était ou paraissait
tranquille. Mais lautorité avait trop facilement prêté foi au
feint repentir des révoltés, qui couvaient leur haine en silence,
et nattendaient quune occasion propice pour recommencer la
lutte.
Je reviens à mon récit.
Un soir (cétait au commencement doctobre 1773), jétais seul à
la maison, à écouter le sifflement du vent dautomne et à regarder
les nuages qui glissaient rapidement devant la lune. On vint
mappeler de la part du commandant, chez lequel je me rendis à
linstant même. Jy trouvai Chvabrine, Ivan Ignaliitch et
l_ouriadnik_ des Cosaques. Il ny avait dans la chambre ni la
femme ni la fille du commandant. Celui-ci me dit bonjour dun air
préoccupé. Il ferma la porte, fit asseoir tout le monde, hors
_louriadnik_, qui se tenait debout, tira un papier de sa poche et
nous dit:
«Messieurs les officiers, une nouvelle importante! écoutez ce
quécrit le général.»
Il mit ses lunettes et lut ce qui suit:
_»À monsieur le commandant de la forteresse de Bélogorsk,
capitaine Mironoff_ (secret).
«Je vous informe par la présente que le fuyard et schismatique
Cosaque du Don Iéméliane Pougatcheff, après sêtre rendu coupable
de limpardonnable insolence dusurper le nom du défunt empereur
Pierre III, a réuni une troupe de brigands, suscité des troubles
dans les villages du Iaïk, et pris et même détruit plusieurs
forteresses, en commettant partout des brigandages et des
assassinats. En conséquence, dès la réception de la présente, vous
aurez, monsieur le capitaine, à aviser aux mesures quil faut
prendre pour repousser le susdit scélérat et usurpateur, et, sil
est possible, pour lexterminer entièrement dans le cas où il
tournerait ses armes contre la forteresse confiée à vos soins.»
«Prendre les mesures nécessaires, dit le commandant en ôtant ses
lunettes et en pliant le papier; vois-tu bien! cest facile à
dire. Le scélérat semble fort, et nous navons que cent trente
hommes, même en ajoutant les Cosaques, sur lesquels il ny a pas
trop à compter, soit dit sans te faire un reproche, Maximitch.»
L_ouriadnik_ sourit.
«Cependant prenons notre parti, messieurs les officiers; soyez
ponctuels; placez des sentinelles, établissez des rondes de nuit;
dans le cas dune attaque, fermez les portes et faites sortir les
soldats. Toi, Maximitch, veille bien sur tes Casaques. Il faut
aussi examiner le canon et le bien nettoyer, et surtout garder le
secret; que personne dans la forteresse ne sache rien avant le
temps.»
Après avoir ainsi distribué ses ordres, Ivan Kouzmitch nous
congédia. Je sortis avec Chvabrine, tout en devisant sur ce que
nous venions dentendre.
«Quen crois-tu? comment finira tout cela? lui demandai-je.
-- Dieu le sait, répondit-il, nous verrons; jusquà présent je ne
vois rien de grave. Si cependant...»
Alors il se mit à rêver en sifflant avec distraction un air
français.
Malgré toutes nos précautions, la nouvelle de lapparition de
Pougatcheff se répandit dans la forteresse. Quel que fût le
respect dIvan Kouzmitch pour son épouse, il ne lui aurait révélé
pour rien au monde un secret confié comme affaire de service.
Après avoir reçu la lettre du général, il sétait assez
adroitement débarrassé de Vassilissa Iégorovna, en lui disant que
le père Garasim avait reçu dOrenbourg des nouvelles
extraordinaires quil gardait dans le mystère le plus profond.
Vassilissa Iégorovna prit à linstant même le désir daller rendre
visite à la femme du pope, et, daprès le conseil dIvan
Kouzmitch, elle emmena Macha, de peur quelle ne la laissât
sennuyer toute seule.
Resté maître du terrain, Ivan Kouzmitch nous envoya chercher sur-
le-champ, et prit soin denfermer Palachka dans la cuisine, pour
quelle ne pût nous épier.
Vassilissa Iégorovna revint à la maison sans avoir rien pu.tirer
de la femme du pope; elle apprit en rentrant que, pendant son
absence, un conseil de guerre sétait assemblé chez Ivan
Kouzmitch, et que Palachka avait été enfermée sous clef. Elle se
douta que son mari lavait trompée, et se mit à laccabler de
questions. Mais Ivan Kouzmitch était préparé à cette attaque; il
ne se troubla pas le moins du monde, et répondit bravement à sa
curieuse moitié:
«Vois-tu bien, ma petite mère, les femmes du pays se sont mis en
tête dallumer du feu avec de la paille: et comme cela peut être
cause dun malheur, jai rassemblé mes officiers et je leur ai
donné lordre de veiller à ce que les femmes ne fassent pas de feu
avec de la paille, mais bien avec des fagots et des broussailles.
-- Et quavais-tu besoin denfermer Palachka? lui demanda sa
femme; pourquoi la pauvre fille est-elle restée dans la cuisine
jusquà notre retour?»
Ivan Kouzmitch ne sétait pas préparé à une semblable question: il
balbutia quelques mots incohérents. Vassilissa Iégorovna saperçut
aussitôt de la perfidie de son mari; mais, sûre quelle
nobtiendrait rien de lui pour le moment, elle cessa ses questions
et parla des concombres salés dAkoulina Pamphilovna savait
préparer dune façon supérieure. De toute la nuit, Vassilissa
Iégorovna ne put fermer loeil, nimaginant pas ce que son mari
avait en tête quelle ne pût savoir.
Le lendemain, au retour de la messe, elle aperçut Ivan Ignatiitch
occupé à ôter du canon des guenilles, de petites pierres, des
morceaux de bois, des osselets et toutes sortes dordures que les
petits garçons y avaient fourrées. «Que peuvent signifier ces
préparatifs guerriers? pensa la femme du commandant. Est-ce quon
craindrait une attaque de la part des Kirghises? mais serait-il
possible quIvan Kouzmitch me cachât une pareille misère?» Elle
appela Ivan Ignatiitch avec la ferme résolution de savoir de lui
le secret qui tourmentait sa curiosité de femme.
Vassilissa Iégorovna débuta par lui faire quelques remarques sur
des objets de ménage, comme un juge qui commence un interrogatoire
par des questions étrangères à laffaire pour rassurer et endormir
la prudence de laccusé. Puis, après un silence de quelques
instants, elle poussa un profond soupir, et dit en hochant la
tête:
«Oh! mon Dieu, Seigneur! voyez quelle nouvelle! Quadviendra-t-il
de tout cela?
-- Eh! ma petite mère, répondit Ivan Ignatiitch, le Seigneur est
miséricordieux; nous avons assez de soldats, beaucoup de poudre;
jai nettoyé le canon. Peut-être bien repousserons-nous ce
Pougatcheff. Si Dieu ne nous abandonne, le loup ne mangera
personne ici.
-- Et quel homme est-ce que ce Pougatcheff?» demanda la femme du
commandant.
Ivan Ignatiitch vit bien quil avait trop parlé, et se mordit la
langue. Mais il était trop tard, Vassilissa Iégorovna le
contraignit à lui tout raconter, après avoir engagé sa parole
quelle ne dirait rien à personne.
Elle tint sa promesse, et, en effet, ne dit rien à personne, si ce
nest à la femme du pope, et cela par lunique raison que la vache
de cette bonne dame, étant encore dans la steppe, pouvait être
enlevée par les brigands.
Bientôt tout le monde parla de Pougatcheff. Les bruits qui
couraient sur son compte étaient fort divers. Le commandant envoya
l_ouriadnik_ avec mission de bien senquérir de tout dans les
villages voisins. L_ouriadnik_ revint après une absence de deux
jours, et déclara quil avait dans la steppe, à soixante verstes
de la forteresse, une grande quantité de feux, et quil avait ouï
dire aux Bachkirs quune force innombrable savançait. Il ne
pouvait rien dire de plus précis, ayant craint de saventurer
davantage.
On commença bientôt à remarquer une grande agitation parmi les
Cosaques de la garnison. Dans toutes les rues, ils sassemblaient
par petits groupes, parlaient entre eux à voix basse, et se
dispersaient dès quils apercevaient un dragon ou tout autre
soldat russe. On les fit espionner: Ioulaï, Kalmouk baptisé, fit
au commandant une révélation très grave. Selon lui, l_ouriadnik_
aurait fait de faux rapports; à son retour, le perfide Cosaque
aurait dit à ses camarades quil sétait avancé jusque chez les
révoltés, quil avait été présenté à leur chef, et que ce chef,
lui ayant donné sa main à baiser, sétait longuement entretenu
avec lui. Le commandant fit aussitôt mettre l_ouriadnik_ aux
arrêts, et désigna Ioulaï pour le remplacer. Ce changement fut
accueilli par les Cosaques avec un mécontentement visible. Ils
murmuraient à haute voix, et Ivan Ignatiitch, lexécuteur de
lordre du commandant, les entendit, de ses propres oreilles, dire
assez clairement:
«Attends, attends, rat de garnison!»
Le commandant avait eu lintention dinterroger son prisonnier le
même jour; mais l_ouriadnik_ sétait échappé, sans doute avec
laide de ses complices.
Un nouvel événement vint accroître linquiétude du capitaine. On
saisit un Bachkir porteur de lettres séditieuses. À cette
occasion, le commandant prit le parti dassembler derechef ses
officiers, et pour cela il voulut encore éloigner sa femme sous un
prétexte spécieux. Mais comme Ivan Kouzmitch était le plus adroit
et le plus sincère des hommes, il ne trouva pas dautre moyen que
celui quil avait déjà employé une première fois.
«Vois-tu bien, Vassilissa Iégorovna, lui dit-il en toussant à
plusieurs reprises, le père Garasim a, dit-on, reçu de la ville...
-- Tais-toi, tais-toi, interrompit sa femme; tu veux encore
rassembler un conseil de guerre et parler sans moi de Iéméliane
Pougatcheff; mais tu ne me tromperas pas cette fois.»
Ivan Kouzmitch écarquilla les yeux: «Eh bien, ma petite mère, dit-
il, si tu sais tout, reste, il ny a rien à faire; nous parlerons
devant toi.
-- Bien, bien, mon petit père, répondit-elle, ce nest pas à toi
de faire le fin. Envoie chercher les officiers.»
Nous nous assemblâmes de nouveau. Ivan Kouzmitch nous lut, devant
sa femme, la proclamation de Pougatcheff, rédigée par quelque
Cosaque à demi lettré. Le brigand nous déclarait son intention de
marcher immédiatement sur notre forteresse, invitant les Cosaques
et les soldats à se réunir à lui, et conseillait aux chefs de ne
pas résister, les menaçant en ce cas du dernier supplice. La
proclamation était écrite en termes grossiers, mais énergiques, et
devait produire une grande impression sur les esprits des gens
simples,
«Quel coquin! sécria la femme du commandant. Voyez ce quil ose
nous proposer! de sortir à sa rencontre et de déposer à ses pieds
nos drapeaux! Ah! le fils de chien! il ne sait donc pas que nous
sommes depuis quarante ans au service, et que, Dieu merci, nous en
avons vu de toutes sortes! Est-il possible quil se soit trouvé
des commandants assez lâches pour obéir à ce bandit!
-- Ça ne devrait pas être, répondit Ivan Kouzmitch; cependant on
dit que le scélérat sest déjà emparé de plusieurs forteresses.
-- Il paraît quil est fort, en effet, observa Chvabrine.
-- Nous allons savoir à linstant sa force réelle, reprit le
commandant; Vassilissa Iégorovna, donne-moi la clef du grenier.
Ivan Ignatiitch, amène le Bachkir, et dis à Ioulaï dapporter des
verges.
-- Attends un peu, Ivan Kouzmitch, dit la commandante en se levant
de son siège; laisse-moi emmener Macha hors de la maison. Sans
cela elle entendrait, les cris, et ça lui ferait peur. Et moi,
pour dire la vérité, je ne suis pas très curieuse de pareilles
investigations. Au plaisir de vous revoir...»
La torture était alors tellement enracinée dans les habitudes de
la justice, que lukase bienfaisant[40] qui en avait prescrit
labolition resta longtemps sans effet. On croyait que laveu de
laccusé était indispensable à la condamnation, idée non seulement
déraisonnable, mais contraire au plus simple bon sens en matière
juridique; car, si le déni de laccusé ne saccepte pas comme
preuve de son innocence, laveu quon lui arrache doit moins
encore servir de preuve de sa culpabilité. À présent même, il
marrive encore dentendre de vieux juges regretter labolition de
cette coutume barbare. Mais, de notre temps, personne ne doutait
de la nécessité de la torture, ni les juges, ni les accusés eux-
mêmes. Cest pourquoi lordre du commandant nétonna et némut
aucun de nous. Ivan Ignatiitch sen alla chercher le Bachkir, qui
était tenu sous clef dans le grenier de la commandante, et, peu
dinstants après, on lamena dans lantichambre. Le commandant
ordonna quon lintroduisit en sa présence.
Le Bachkir franchit le seuil avec peine, car il avait aux pieds
des entraves en bois. Il ôta son haut bonnet et sarrêta près de
la porte. Je le regardai et tressaillis involontairement. Jamais
je noublierai cet homme: il paraissait âgé de soixante et dix ans
au moins, et navait ni nez, ni oreilles. Sa tête était rasée;
quelques rares poils gris lui tenaient lieu de barbe. Il était de
petite taille, maigre, courbé; mais ses yeux à la tatare
brillaient encore.
«Eh! eh! dit le commandant, qui reconnut à ces terribles indices
un des révoltés punis en 1741, tu es un vieux loup, à ce que je
vois; tu as déjà été pris dans nos pièges. Ce nest pas la
première fois que tu te révoltes, puisque ta tête est si bien
rabotée. Approche-toi, et dis qui ta envoyé.»
Le vieux Bachkir se taisait et regardait le commandant avec un air
de complète imbécillité.
«Eh bien, pourquoi te tais-tu? continua Ivan Kouzmitch; est-ce que
tu ne comprends pas le russe? Ioulaï, demande-lui en votre langue
qui la envoyé, dans notre forteresse.»
Ioulaï répéta en langue tatare la question dIvan Kouzmitch. Mais
le Bachkir le regarda avec la même expression, et sans répondre un
mot.
«Iachki[41]! sécria le commandant; je te ferai parler. Voyons,
ôtez-lui sa robe de chambre rayée, sa robe de fou, et mouchetez-
lui les épaules. Voyons, Ioulaï, houspille-le comme il faut.»
Deux invalides commencèrent à déshabiller le Bachkir. Une vive
inquiétude se peignit alors sur la figure du malheureux. Il se mit
à regarder de tous côtés comme un pauvre petit animal pris par des
enfants. Mais lorsquun des invalides lui saisit les mains pour
les tourner autour de son cou et souleva le vieillard sur ses
épaules en se courbant, lorsque Ioulaï prit les verges et leva la
main pour frapper, alors le Bachkir poussa un gémissement faible
et puissant, et, relevant la tête, ouvrit la bouche, où, au lieu
de langue, sagitait un court tronçon.
Nous fûmes tous frappés dhorreur.
«Eh bien, dit le commandant, je vois que nous ne pourrons rien
tirer de lui. Ioulaï, ramène le Bachkir au grenier; et nous,
messieurs, nous avons encore à causer.»
Nous continuions à débattre notre position, lorsque Vassilissa
Iégorovna se précipita dans la chambre, toute haletante, et avec
un air effaré.
«Que test-il arrivé? demanda le commandant surpris.
-- Malheur! malheur! répondit Vassilissa Iégorovna: le fort de
Nijnéosern a été pris ce matin; le garçon du père Garasim vient de
revenir. Il a vu comment on la pris. Le commandant et tous les
officiers sont pendus, tous les soldats faits prisonniers; les
scélérats vont venir ici.»
Cette nouvelle inattendue fit sur moi une impression profonde; le
commandant de la forteresse de Nijnéosern, jeune homme doux et
modeste, métait connu. Deux mois auparavant il avait passé,
venant dOrenbourg avec sa jeune femme, et sétait arrêté chez
Ivan Kouzmitch. La Nijnéosernia nétait située quà vingt-cinq
verstes de notre fort. Dheure en heure il fallait nous attendre à
une attaque de Pougatcheff. Le sort de Marie Ivanovna se présenta
vivement à mon imagination, et le coeur me manquait en y pensant.
«Écoutez, Ivan Kouzmitch, dis-je au commandant, notre devoir est
de défendre la forteresse jusquau dernier soupir, cela sentend.
Mais il faut songer à la sûreté des femmes. Envoyez-les à
Orenbourg, si la route est encore libre, ou bien dans une
forteresse plus éloignée et plus sûre, où les scélérat naient pas
encore eu le temps de pénétrer.»
Ivan Kouzmitch se tourna vers sa femme: «Vois-tu bien! ma mère; en
effet, ne faudra-t-il pas vous envoyer quelque part plus loin,
jusquà ce que nous ayons réduit les rebelles?
-- Quelle folie! répondit la commandante. Où est la forteresse que
les balles naient pas atteinte? En quoi la Bélogorskaïa nest-
elle pas sûre? Grâce à Dieu, voici plus de vingt et un ans que
nous y vivons. Nous avons vu les Bachkirs et les Kirghises; peut-
être y lasserons-nous Pougatcheff!
-- Eh bien, ma petite mère, répliqua Ivan Kouzmitch, reste si tu
peux, puisque tu comptes tant sur notre forteresse. Mais que faut-
il faire de Macha? Cest bien si nous le lassons, ou sil nous
arrive un secours. Mais si les brigands prennent la forteresse?...
-- Eh bien! alors...»
Mais ici Vassilissa Iégorovna ne put que bégayer et se tut,
étouffée par lémotion.
«Non, Vassilissa Iégorovna, reprit la commandant, qui remarqua que
ses paroles avaient produit une grande impression sur sa femme,
peut-être pour la première fois de sa vie; il ne convient pas que
Macha reste ici. Envoyons-la à Orenbourg chez sa marraine. Là il y
a assez de soldats et de canons, et les murailles sont en pierre.
Et même à toi jaurais conseillé de ten aller aussi là-bas; car,
bien que tu sois vieille, pense à ce qui tarrivera si la
forteresse est prise dassaut.
-- Cest bien, cest bien, dit la commandante, nous renverrons
Macha; mais ne tavise pas de me prier de partir, je nen ferais
rien. Il ne me convient pas non plus, dans mes vieilles années, de
me séparer de toi, et daller chercher un tombeau solitaire en
pays étranger. Nous avons vécu ensemble, nous mourrons ensemble.
-- Et tu as raison, dit le commandant. Voyons, il ny a pas de
temps à perdre. Va équiper Macha pour la route; demain nous la
ferons partir à la pointe du jour, et nous lui donnerons même un
convoi, quoique, à vrai dire, nous nayons pas ici de gens
superflus. Mais où donc est-elle?
-- Chez Akoulina Pamphilovna, répondit la commandante; elle sest
trouvée mal en apprenant la prise de Nijnéosern! je crains quelle
ne tombe malade. Ô Dieu Seigneur! jusquoù avons-nous vécu?»
Vassilissa Iégorovna alla faire les apprêts du départ de sa fille.
Lentretien chez le commandant continua encore; mais je ny pris
plus aucune part. Marie Ivanovna reparut pour le souper, pâle et
les yeux rougis. Nous soupâmes en silence, et nous nous levâmes de
table plus tôt que dordinaire. Chacun de nous regagna son logis
après avoir dit adieu à toute la famille. Javais oublié mon épée
et revins la prendre; je trouvais Marie sous la porte; elle me la
présenta.
«Adieu, Piôtr Andréitch, me dit-elle en pleurant; on menvoie à
Orenbourg. Soyez bien portant et heureux. Peut-être que Dieu
permettra que nous nous revoyions; si non...»
Elle se mit à sangloter.
«Adieu, lui dis-je, adieu, ma chère Marie! Quoi quil marrive,
sois sûre que ma dernière pensée et ma dernière prière seront pour
toi.»
Macha continuait à pleurer. Je sortis précipitamment.
CHAPITRE VII
_LASSAUT_
De toute la nuit, je ne pus dormir, et ne quittai même pas mes
habits. Javais eu lintention de gagner de grand matin la porte
de la forteresse par où Marie Ivanovna devait partir, pour lui
dire un dernier adieu. Je sentais en moi un changement complet.
Lagitation de mon âme me semblait moins pénible que la noire
mélancolie où jétais plongé précédemment. Au chagrin de la
séparation se mêlaient en moi des espérances vagues mais douces,
lattente impatiente des dangers et le sentiment dune noble
ambition. La nuit passa vite. Jallais sortir, quand ma porte
souvrit, et le caporal entra pour mannoncer que nos Cosaques
avaient quitté pendant la nuit la forteresse, emmenant de force
avec eux Ioulaï, et quautour de nos remparts chevauchaient des
gens inconnus. Lidée que Marie Ivanovna navait pu séloigner me
glaça de terreur. Je donnai à la hâte quelques instructions au
caporal, et courus chez le commandant.
Il commençait à faire jour. Je descendais rapidement la rue,
lorsque je mentendis appeler par quelquun. Je marrêtai.
«Où allez-vous? oserais-je vous demander, me dit Ivan Ignatiitch
en me rattrapant; Ivan Kouzmitch est sur le rempart, et menvoie
vous chercher. Le Pougatch[42] est arrivé.
-- Marie Ivanovna est-elle partie? demandai-je avec un tremblement
intérieur.
-- Elle nen a pas eu le temps, répondit Ivan Ignatiitch, la route
dOrenbourg est coupée, la forteresse entourée. Cela va mal, Piôtr
Andréitch.»
Nous nous rendîmes sur le rempart, petite hauteur formée par la
nature et fortifiée dune palissade. La garnison sy trouvait sous
les armes. On y avait traîné le canon dès la veille. Le commandant
marchait de long en large devant sa petite troupe; lapproche du
danger avait rendu au vieux guerrier une vigueur extraordinaire.
Dans la steppe, et peu loin de la forteresse, se voyaient une
vingtaine de cavaliers qui semblaient être des Cosaques; mais
parmi eux se trouvaient quelques Bachkirs, quil était facile de
reconnaître à leurs bonnets et à leurs carquois. Le commandant
parcourait les rangs de la petite armée, en disant aux soldats:
«Voyons, enfants, montrons-nous bien aujourdhui pour notre mère
limpératrice, et faisons voir à tout le monde que nous sommes des
gens braves, fidèles à nos serments.»
Les soldats témoignèrent à grands cris de leur bonne volonté.
Chvabrine se tenait près de moi, examinant lennemi avec
attention. Les gens quon apercevait dans la steppe, voyant sans
doute quelques mouvements dans le fort, se réunirent en groupe et
parlèrent entre eux. Le commandant ordonna à Ivan Ignatiitch de
pointer sur eux le canon, et approcha lui-même la mèche. Le boulet
passa en sifflant sur leurs têtes sans leur faire aucun mal. Les
cavaliers se dispersèrent aussitôt, en partant au galop, et la
steppe devint déserte. En ce moment, parut sur le rempart
Vassilissa Iégorovna, suivie de Marie qui navait pas voulu la
quitter.
«Eh bien, dit la commandante, comment va la bataille? où est
lennemi?
-- Lennemi nest pas loin, répondit Ivan Kouzmitch; mais, si Dieu
le permet, tout ira bien. Et toi, Macha, as-tu peur?
-- Non, papa, répondit Marie; jai plus peur seule à la maison.»
Elle me jeta un regard, en sefforçant de sourire. Je serrai
vivement la garde de mon épée, en me rappelant que je lavais
reçue la veille de ses mains, comme pour sa défense. Mon coeur
brûlait dans ma poitrine; je me croyais son chevalier; javais
soif de lui prouver que jétais digne de sa confiance, et
jattendais impatiemment le moment décisif.
Tout à coup, débouchant dune hauteur qui se trouvait à huit
verstes de la forteresse, parurent de nouveau des groupes dhommes
à cheval, et bientôt toute la steppe se couvrit de gens armés de
lances et de flèches. Parmi eux, vêtu dun cafetan rouge et le
sabre à la main, se distinguait un homme monté sur un cheval
blanc. Cétait Pougatcheff lui-même. Il sarrêta, fut entouré, et
bientôt, probablement daprès ses ordres, quatre hommes sortirent
de la foule, et sapprochèrent au grand galop jusquau rempart.
Nous reconnûmes en eux quelques-uns de nos traîtres. Lun deux
élevait une feuille de papier au-dessus de son bonnet; un autre
portait au bout de sa pique la tête de Ioulaï, quil nous lança
par-dessus la palissade. La tête du pauvre Kaimouk roula aux pieds
du commandant.
Les traîtres nous criaient:
«Ne tirez pas: sortez pour recevoir le tsar; le tsar est ici.
-- Enfants, feu!» sécria le capitaine pour toute réponse.
Les soldats firent une décharge. Le Cosaque qui tenait la lettre
vacilla et tomba de cheval; les autres senfuirent à toute bride.
Je jetai un coup doeil sur Marie Ivanovna. Glacée de terreur à la
vue de la tête de Ioulaï, étourdie du bruit de la décharge, elle
semblait inanimée. Le commandant appela le caporal, et lui ordonna
daller prendre la feuille des mains du Cosaque abattu. Le caporal
sortit dans la campagne, et revint amenant par la bride le cheval
du mort. Il remit la lettre au commandant. Ivan Kouzmitch la lut à
voix basse et la déchira en morceaux. Cependant on voyait les
révoltés se préparer à une attaque. Bientôt les balles sifflèrent
à nos oreilles, et quelques flèches vinrent senfoncer autour de
nous dans la terre et dans les pieux de la palissade.
«Vassilissa Iégorovna, dit le commandant, les femmes nont rien à
faire ici. Emmène Macha; tu vois bien que cette fille est plus
morte que vive.»
Vassilissa Iégorovna, que les balles avaient assouplie, jeta un
regard sur la steppe, où lon voyait de grands mouvements parmi la
foule, et dit à son mari: «Ivan Kouzmitch, Dieu donne la vie et la
mort; bénis Macha; Macha, approche de ton père.» Pâle et
tremblante, Marie sapprocha dIvan Kouzmitch, se mit à genoux et
le salua jusquà terre. Le vieux commandant fit sur elle trois
fois le signe de la croix, puis la releva, lembrassa, et lui dit
dune voix altérée par lémotion: «Eh bien, Macha, sois heureuse;
prie Dieu, il ne tabandonnera pas. Sil se trouve un honnête
homme, que Dieu vous donne à tous deux amour et raison. Vivez
ensemble comme nous avons vécu ma femme et moi. Eh bien, adieu,
Macha. Vassilissa Iégorovna, emmène-la donc plus vite.»
Marie se jeta à son cou, et se mit à sangloter. «Embrassons-nous
aussi, dit en pleurant la commandante. Adieu, mon Ivan Kouzmitch;
pardonne-moi si je tai jamais fâché.
-- Adieu, adieu, ma petite mère, dit le commandant en embrassant
sa vieille compagne; voyons, assez, allez-vous-en à la maison, et,
si tu en as le temps, mets un _sarafan_[43] à Macha.»
La commandante séloigna avec sa fille. Je suivais Marie du
regard; elle se retourna et me fit un dernier signe de tête.
Ivan Kouzmitch revint à nous, et toute son attention fut tournée
sur lennemi. Les rebelles se réunirent autour de leur chef et
tout à coup mirent pied à terre précipitamment. «Tenez-vous bien,
nous dit le commandant, cest lassaut qui commence.» En ce moment
même retentirent des cris de guerre sauvages. Les rebelles
accouraient à toutes jambes sur la forteresse. Notre canon était
chargé à mitraille. Le commandant les laissa venir à très petite
distance, et mit de nouveau le feu à sa pièce. La mitraille frappa
au milieu de la foule, qui se dispersa en tout sens. Leur chef
seul resta en avant, agitant son sabre; il semblait les exhorter
avec chaleur. Les cris aigus, qui avaient un instant cessé,
redoublèrent de nouveau. «Maintenant, enfants! sécria le
capitaine, ouvrez la porte, battez, le tambour, et en avant!
Suivez-moi pour une sortie!»
Le commandant, Ivan Ignatiitch et moi, nous nous trouvâmes en un
instant hors du parapet. Mais la garnison, intimidée, navait pas
bougé de place. «Que faites-vous donc, mes enfants? sécria Ivan
Kouzmitch; sil faut mourir, mourons; affaire de service!»
En ce moment les rebelles se ruèrent sur nous, et forcèrent
lentrée de la citadelle. Le tambour se tut, la garnison jeta ses
armes. On mavait renversé par terre; mais je me relevai et
jentrai pêle-mêle avec la foule dans la forteresse. Je vis le
commandant blessé à la tête, et pressé par une petite troupe de
bandits qui lui demandaient les clefs. Jallais courir à son
secours, quand plusieurs forts Cosaques me saisirent et me lièrent
avec leurs _kouchaks_[44] en criant: «Attendez, attendez ce quon
va faire de vous, traîtres au tsar!»
On nous traîna le long des rues. Les habitants sortaient de leurs
maisons, offrant le pain et le sel. On sonna les cloches. Tout à
coup des cris annoncèrent que le tsar était sur la place,
attendant les prisonniers pour recevoir leurs serments. Toute la
foule se jeta de ce côté, et nos gardiens nous y traînèrent.
Pougatcheff était assis dans un fauteuil, sur le perron de la
maison du commandant. Il était vêtu dun élégant cafetan cosaque,
brodé sur les coutures. Un haut bonnet de martre zibeline, orné de
glands dor, descendait jusque sur ses yeux flamboyants. Sa figure
ne me parut pas inconnue. Les chefs cosaques lentouraient.
Le père Garasim, pale et tremblant, se tenait, la croix à la main,
au pied du perron, et semblait le supplier en silence pour les
victimes amenées devant lui. Sur la place même, on dressait à la
hâte une potence. Quand nous approchâmes, des Bachkirs écartèrent
la foule, et lon nous présenta à Pougatcheff. Le bruit des
cloches cessa, et le plus profond silence sétablit. «Qui est le
commandant?» demanda lusurpateur. Notre _ouriadnik_ sortit des
groupes et désigna Ivan Kouzmitch. Pougatcheff regarda le
vieillard avec une expression terrible et lui dit: «Comment as-tu
osé topposer à moi, à ton empereur?»
Le commandant, affaibli par sa blessure, rassembla ses dernières
forces et répondit dune voix ferme: «Tu nes pas mon empereur: tu
es un usurpateur et un brigand, vois-tu bien!»
Pougatcheff fronça le sourcil et leva son mouchoir blanc. Aussitôt
plusieurs Cosaques saisirent le vieux capitaine et lentraînèrent
au gibet. À cheval sur la traverse, apparut le Bachkir défiguré
quon avait questionné la veille; il tenait une corde à la main,
et je vis un instant après le pauvre Ivan Kouzmitch suspendu en
lair. Alors on amena à Pougatcheff Ivan Ignatiitch.
«Prête serment, lui dit Pougatcheff, à lempereur Piôtr
Fédorovitch[45].
-- Tu nes pas notre empereur, répondit le lieutenant en répétant
les paroles de son capitaine; tu es un brigand, mon oncle, et un
usurpateur.»
Pougatcheff fit de nouveau le signal du mouchoir, et le bon Ivan
Ignatiitch fut pendu auprès de son ancien chef. Cétait mon tour.
Je fixai hardiment le regard sur Pougatcheff, en mapprêtant à
répéter la réponse de mes généreux camarades. Alors, à ma surprise
inexprimable, japerçus parmi les rebelles Chvabrine, qui avait eu
le temps de se couper les cheveux en rond et dendosser un cafetan
de Cosaque. Il sapprocha de Pougatcheff et lui dit quelques mots
à loreille. «Quon le pende!» dit Pougatcheff sans daigner me
jeter un regard. On me passa la corde au cou. Je me mis à réciter
à voix basse une prière, en offrant à Dieu un repentir sincère de
toutes mes fautes et en le priant de sauver tous ceux qui étaient
chers à mon coeur. On mavait déjà conduit sous le gibet. «Ne
crains rien, ne crains rien!» me disaient les assassins, peut-être
pour me donner du courage. Tout à coup un cri se fit entendre:
«Arrêtez, maudits».
Les bourreaux sarrêtèrent. Je regarde... Savéliitch était étendu
aux pieds de Pougatcheff.
«Ô mon propre père, lui disait mon pauvre menin, quas-tu besoin
de la mort de cet enfant de seigneur? Laisse-le libre, on ten
donnera une bonne rançon; mais pour lexemple et pour faire peur
aux autres, ordonne quon me pende, moi, vieillard.»
Pougatcheff fit un signe; on me délia aussitôt. «Notre père te
pardonne», me disaient-ils. Dans ce moment, je ne puis dire que
jétais très heureux de ma délivrance, mais je ne puis dire non
plus que je la regrettais. Mes sens étaient trop troublés. On
mamena de nouveau devant lusurpateur et lon me fit agenouiller
à ses pieds. Pougatcheff me tendit sa main musculeuse: «Baise la
main, baise la main!» criait-on autour de moi. Mais jaurais
préféré le plus atroce supplice à un si infâme avilissement.
«Mon père Piôtr Andréitch, me soufflait Savéliitch, qui se tenait
derrière moi et me poussait du coude, ne fais pas lobstiné;
quest-ce que cela te coûte? Crache et baise la main du bri...
Baise-lui la main.»
Je ne bougeai pas. Pougatcheff retira sa main et dit en souriant:
«Sa Seigneurie est, à ce quil paraît, toute stupide de joie;
relevez-le». On me releva, et je restai en liberté. Je regardai
alors la continuation de linfâme comédie.
Les habitants commencèrent à prêter le serment. Ils approchaient
lun après lautre, baisaient la croix et saluaient lusurpateur.
Puis vint le tour des soldats de la garnison: le tailleur de la
compagnie, armé de ses grands ciseaux émoussés, leur coupait les
queues. Ils secouaient la tête et approchaient les lèvres de la
main de Pougatcheff; celui-ci leur déclara quils étaient
pardonnés et reçus dans ses troupes. Tout cela dura près de trois
heures. Enfin Pougatcheff se leva de son fauteuil et descendit le
perron, suivi par les chefs. On lui amena un cheval blanc
richement harnaché. Deux Cosaques le prirent par les bras et
laidèrent à se mettre en selle. Il annonça au père Garasim quil
dînerait chez lui. En ce moment retentit un cri de femme. Quelques
brigands traînaient sur le perron Vassilissa Iégorovna, échevelée
et demi-nue. Lun deux sétait déjà vêtu de son mantelet; les
autres emportaient les matelas, les coffres, le linge, les
services à thé et toutes sortes dobjets.
«Ô mes pères, criait la pauvre vieille, laissez-moi, de grâce; mes
pères, mes pères, menez-moi à Ivan Kouzmitch.»
Soudain elle aperçut le gibet et reconnut son mari.
«Scélérats, sécria-t-elle hors delle-même, quen avez-vous fait?
Ô ma lumière, Ivan Kouzmitch, hardi coeur de soldat; ni les
baïonnettes prussiennes ne tont touché, ni les balles turques; et
tu as péri devant un vil condamné fuyard.
-- Faites taire la vieille sorcière!» dit Pougatcheff.
Un jeune Cosaque la frappa de son sabre sur la tête, et elle tomba
morte au bas des degrés du perron. Pougatcheff partit; tout le
peuple se jeta sur ses pas.
CHAPITRE VIII
_LA VISITE INATTENDUE_
La place se trouva vide. Je me tenais au même endroit, ne pouvant
rassembler mes idées troublées par tant démotions terribles.
Mon incertitude sur le sort de Marie Ivanovna me tourmentait plus
que toute autre chose. «Où est-elle? quest-elle devenue? a-t-elle
eu le temps de se cacher? sa retraite est-elle sûre?» Rempli de
ces pensées accablantes, jentrai dans la maison du commandant.
Tout y était vide. Les chaises, les tables, les armoires étaient
brûlées, la vaisselle en pièces. Un affreux désordre régnait
partout. Je montai rapidement le petit escalier qui conduisait à
la chambre de Marie Ivanovna, où jallais entrer pour la première
fois de ma vie. Son lit était bouleversé, larmoire ouverte et
dévalisée. Une lampe brûlait encore devant le _Kivot_[46], vide
également. On navait pas emporté non plus un petit miroir
accroché entre la porte et la fenêtre. Quétait devenue lhôtesse
de cette simple et virginale cellule? Une idée terrible me
traversait lesprit. Jimaginai Marie dans les mains des brigands.
Mon coeur se serra; je fondis en larmes et prononçai à haute voix
le nom de mon amante. En ce moment, un léger bruit se fit
entendre, et Palachka, toute pâle, sortit de derrière larmoire.
«Ah!-Piôtr Andréitch, dit-elle en joignant les mains, quelle
journée! quelles horreurs!
-- Marie Ivanovna? demandai-je avec impatience; que fait Marie
Ivanovna?
-- La demoiselle est en vie, répondit Palachka; elle est cachée
chez Akoulina Pamphilovna.
-- Chez la femme du pope! mécriai-je avec terreur. Grand Dieu!
Pougatcheff est là!»
Je me précipitai hors de la chambre, je descendis en deux sauts
dans la rue, et, tout éperdu, me mis à courir vers la maison du
pope. Elle retentissait de chansons, de cris et déclats de rire.
Pougatcheff y tenait table avec ses compagnons. Palachka mavait
suivi. Je lenvoyai appeler en cachette Akoulina Pamphilovna. Un
moment après, la femme du pope sortit dans lantichambre, un
flacon vide à la main.
«Au nom du ciel, où est Marie Ivanovna? demandai-je avec une
agitation inexprimable.
-- Elle est couchée, ma petite colombe, répondit la femme du pope,
sur mon lit, derrière la cloison. Ah! Piôtr Andréitch, un malheur
était bien près darriver. Mais, grâce à Dieu, tout sest
heureusement passé. Le scélérat sétait à peine assis à table, que
la pauvrette se mit à gémir. Je me sentis mourir de peur. Il
lentendit: «Qui est-ce qui gémit chez toi, vieille?» Je saluai le
brigand jusquà terre: «Ma nièce, tsar; elle est malade et alitée
il y a plus dune semaine. -- Et ta nièce est jeune? -- Elle est
jeune, tsar. -- Voyons, vieille, montre-moi ta nièce.» Je sentis
le coeur me manquer; mais que pouvais-je faire? «Fort bien, tsar;
mais la fille naura pas la force de se lever et de venir devant
Ta Grâce. -- Ce nest rien, vieille; jirai moi-même la voir.»
Et, le croiras-tu? le maudit est allé derrière la cloison. Il tira
le rideau, la regarda de ses yeux dépervier, et rien de plus;
Dieu nous vint en aide. Croiras-tu que nous étions déjà préparés,
moi et le père, à une mort de martyrs? Par bonheur, la petite
colombe ne la pas reconnu. Ô Seigneur Dieu! quelles fêtes nous
arrivent! Pauvre Ivan Kouzmitch, qui laurait cru? Et Vassilissa
Iégorovna, et Ivan Ignatiitch! Pourquoi celui-là? Et vous, comment
vous a-t-on épargné? Et que direz-vous de Chvabrine, dAlexéi
Ivanitch? Il sest coupé les cheveux en rond, et le voilà qui
bamboche avec eux. Il est adroit, on doit en convenir. Et quand
jai parlé de ma nièce malade, croiras-tu quil ma jeté un regard
comme sil eût voulu me percer de son couteau? Cependant il ne
nous a pas trahis. Grâces lui soient rendues, au moins pour cela!»
En ce moment retentirent à la fois les cris avinés des convives et
la voix du père Garasim. Les convives demandaient du vin, et le
pope appelait sa femme.
«Retournez à la maison, Piôtr Andréitch, me dit-elle tout en émoi.
Jai autre chose à faire quà jaser avec vous. Il vous arrivera
malheur si vous leur tombez maintenant sous la main. Adieu, Piôtr
Andréitch; ce qui sera sera; peut-être que Dieu daignera ne pas
nous abandonner.»
La femme du pope rentra chez elle; un peu tranquillisé, je
retournai chez moi. En traversant la place, je vis plusieurs
Bachkirs qui se pressaient autour du gibet pour arracher les
bottes aux pendus. Je retins avec peine lexplosion de ma colère,
dont je sentais toute linutilité. Les brigands parcouraient la
forteresse et pillaient les maisons des officiers. On entendait
partout les cris des rebelles dans leurs orgies. Je rentrai à la
maison. Savéliitch me rencontra sur le seuil.
«Grâce à Dieu, sécria-t-il en me voyant, je croyais que les
scélérats tavaient saisi de nouveau. Ah! mon père Piôtr
Andréitch, le croiras-tu? les brigands nous ont tout pris: les
habits, le linge, les effets, la vaisselle; ils nont rien laissé.
Mais quimporte? Grâces soient rendues à Dieu de ce quils ne
tont pas au moins ôté la vie! Mais as-tu reconnu, maître, leur
_ataman_[47]?
-- Non, je ne lai pas reconnu; qui donc est-il?
-- Comment, mon petit père! tu as déjà oublié livrogne qui ta
escroqué le _touloup_, le jour du chasse-neige, un _touloup_ de
peau de lièvre, et tout neuf. Et lui, le coquin, a rompu toutes
les coutures en lendossant.»
Je tombai de mon haut. La ressemblance de Pougatcheff et de mon
guide était frappante en effet. Je finis par me persuader que
Pougatcheff et lui étaient bien le même homme, et je compris alors
la grâce quil mavait faite. Je ne pus assez admirer létrange
liaison des événements. Un _touloup_ denfant, donné à un
vagabond, me sauvait de la corde, et un ivrogne qui courait les
cabarets assiégeait des forteresses et ébranlait lempire.
«Ne daigneras-tu pas manger? me dit Savéliitch qui était fidèle à
ses habitudes. Il ny a rien à la maison, il est vrai; mais je
chercherai partout, et je te préparerai quelque chose.»
Resté seul, je me mis à réfléchir. Quavais-je à faire? Ne pas
quitter la forteresse soumise au brigand ou bien se joindre à sa
troupe, était indigne dun officier. Le devoir voulait que
jallasse me présenter là où je pouvais encore être utile à ma
patrie, dans les critiques circonstances où elle se trouvait. Mais
mon amour me conseillait avec non moins de force de rester auprès
de Marie Ivanovna pour être son protecteur et son champion.
Quoique je prévisse un changement prochain et inévitable dans la
marche des choses, cependant je ne pouvais me défendre de trembler
en me représentant le danger de sa position.
Mes réflexions furent interrompues par larrivée dun Cosaque qui
accourait mannoncer que le grand tsar mappelait auprès de lui.
«Où est-il? demandai-je en me préparant à obéir.
-- Dans la maison du commandant, répondit le Cosaque. Après dîner
notre père est allé au bain; il repose maintenant. Ah! Votre
Seigneurie, on voit bien que cest un important personnage; il a
daigné manger à dîner deux cochons de lait rôtis; et puis il est
monté au plus haut du bain[48], où il faisait si chaud que Tarass
Kourotchine lui-même na pu le supporter; il a passé le balai à
Bikbaïeff, et nest revenu à lui quà force deau froide. Il faut
en convenir, toutes ses manières sont si majestueuses, ... et dans
le bain, à ce quon dit, il a montré ses signes de tsar: sur lun
des seins, un aigle à deux têtes grand comme un _pétak_[49]_, _et
sur lautre, sa propre figure.»
Je ne crus pas nécessaire de contredire le Cosaque, et je le
suivis dans la maison du commandant, tâchant de me représenter à
lavance mon entrevue avec Pougatcheff, et de deviner comment elle
finirait. Le lecteur me croira facilement si je lui dis que je
nétais pas pleinement rassuré.
Il commençait à faire sombre quand jarrivai à la maison du
commandant. La potence avec ses victimes se dressait noire et
terrible; le corps de la pauvre commandante gisait encore sous le
perron, près duquel deux Cosaques montaient la garde. Celui qui
mavait amené entra pour annoncer mon arrivée; il revint aussitôt,
et mintroduisit dans cette chambre où, la veille, javais dit
adieu à Marie Ivanovna.
Un tableau étrange soffrit à mes regards. À une table couverte
dune nappe, et toute chargée de bouteilles et de verres, était
assis Pougatcheff, entouré dune dizaine de chefs cosaques, en
bonnets et en chemises de couleur, échauffés par le vin, avec des
visages enflammés et des yeux étincelants. Je ne voyais point
parmi eux les nouveaux affidés, les traîtres Chvabrine et
l_ouriadnik_.
«Ah! ah! cest Votre Seigneurie, dit Pougatcheff en me voyant.
Soyez le bienvenu. Honneur à vous et place au banquet!»
Les convives se serrèrent; je massis en silence au bout de la
table. Mon voisin, jeune Cosaque élancé et de jolie figure, me
versa une rasade deau-de-vie, à laquelle je ne touchai pas.
Jétais occupé à considérer curieusement la réunion. Pougatcheff
était assis à la place dhonneur, accoudé sur la table et appuyant
sa barbe noire sur son large poing. Les traits de son visage,
réguliers et agréables, navaient aucune expression farouche. Il
sadressait souvent à un homme dune cinquantaine dannées, en
lappelant tantôt comte, tantôt Timoféitch, tantôt mon oncle. Tous
se traitaient comme des camarades, et ne montraient aucune
déférence bien marquée pour leur chef. Ils parlaient de lassaut
du matin, du succès de la révolte et de leurs prochaines
opérations. Chacun se vantait de ses prouesses, exposait ses
opinions et contredisait librement Pougatcheff. Et cest dans cet
étrange conseil de guerre quon prit la résolution de marcher sur
Orenbourg, mouvement hardi et qui fut bien près dêtre couronné de
succès. Le départ fut arrêté pour le lendemain.
Les convives burent encore chacun une rasade, se levèrent de
table, et prirent congé de Pougatcheff. Je voulais les suivre,
mais Pougatcheff me dit:
«Reste là, je veux te parler.»
Nous demeurâmes en tête-à-tête.
Pendant quelques instants continua un silence mutuel. Pougatcheff
me regardait fixement, en clignant de temps en temps son oeil
gauche avec une expression indéfinissable de ruse et de moquerie.
Enfin, il partit dun long éclat de rire, et avec une gaieté si
peu feinte, que moi-même, en le regardant, je me mis à rire sans
savoir pourquoi.
«Eh bien! Votre Seigneurie, me dit-il; avoue-le, tu as eu peur
quand mes garçons tont jeté la corde au cou? je crois que le ciel
ta paru de la grandeur dune peau de mouton. Et tu te serais
balancé sous la traverse sans ton domestique. Jai reconnu à
linstant même le vieux hibou. Eh bien, aurais-tu pensé, Votre
Seigneurie, que lhomme qui ta conduit au gîte dans la steppe
était le grand tsar lui-même?»
En disant ces mots, il prit un air grave et mystérieux.
«Tu es bien coupable envers moi, reprit-il, mais je tai fait
grâce pour ta vertu, et pour mavoir rendu service quand jétais
forcé de me cacher de mes ennemis. Mais tu verras bien autre
chose, je te comblerai de bien autres faveurs quand jaurai
recouvré mon empire. Promets-tu de me servir avec zèle?»
La question du bandit et son impudence me semblèrent si risibles
que je ne pus réprimer un sourire.
«Pourquoi ris-tu? me demanda-t-il en fronçant le sourcil; est-ce
que tu ne crois pas que je sois le grand tsar? réponds-moi
franchement.»
Je me troublai. Reconnaître un vagabond pour empereur, je nen
étais pas capable; cela me semblait une impardonnable lâcheté.
Lappeler imposteur en face, cétait me dévouer à la mort; et le
sacrifice auquel jétais prêt sous le gibet, en face de tout le
peuple et dans la première chaleur de mon indignation, me
paraissait une fanfaronnade inutile. Je ne savais que dire.
Pougatcheff attendait ma réponse dans un silence farouche. Enfin
(et je me rappelle encore ce moment avec la satisfaction de moi-
même) le sentiment du devoir triompha en moi de la faiblesse
humaine. Je répondis à Pougatcheff:
«Écoute, je te dirai toute la vérité. Je ten fais juge. Puis-je
reconnaître en toi un tsar? tu es un homme desprit; tu verrais
bien que je mens.
-- Qui donc suis-je daprès toi?
-- Dieu le sait; mais, qui que tu sois, tu joues un jeu
périlleux.»
Pougatcheff me jeta un regard rapide et profond:
«Tu ne crois donc pas que je sois lempereur Pierre? Eh bien!
soit. Est-ce quil ny a pas de réussite pour les gens hardis?
est-ce quanciennement Grichka Otrépieff[50] na pas régné! Pense
de moi ce que tu veux, mais ne me quitte pas. Quest-ce que te
fait lun ou lautre? Qui est pope est père. Sers-moi fidèlement
et je ferai de toi un feld-maréchal et un prince. Quen dis-tu?
-- Non, répondis-je avec fermeté; je suis gentilhomme; jai prêté
serment à Sa Majesté limpératrice; je ne puis te servir. Si tu me
veux du bien en effet, renvoie-moi à Orenbourg.»
Pougatcheff se mit à réfléchir:
«Mais si je te renvoie, dit-il, me promets-tu du moins de ne pas
porter les armes contre moi?
-- Comment veux-tu que je te le promette? répondis-je; tu sais
toi-même que cela ne dépend pas de ma volonté. Si lon mordonne
de marcher contre toi, il faudra me soumettre. Tu es un chef
maintenant, tu veux que tes subordonnés tobéissent. Comment puis-
je refuser de servir, si lon a besoin de mon service? Ma tête est
dans tes mains; si tu me laisses libre, merci; si tu me fais
mourir, que Dieu te juge; mais je tai dit la vérité.»
Ma franchise plut à Pougatcheff.
«Soit, dit-il en me frappant sur lépaule; il faut punir jusquau
bout, ou faire grâce jusquau bout. Va-ten des quatre côtés, et
fais ce que bon te semble. Viens demain me dire adieu. Et
maintenant va te coucher; jai sommeil moi-même.»
Je quittai Pougatcheff, et sortis dans la rue. La nuit était calme
et froide; la lune et les étoiles, brillant de tout leur éclat,
éclairaient la place et le gibet. Tout était tranquille et sombre
dans le reste de la forteresse. Il ny avait plus que le cabaret
où se voyait de la lumière et où sentendaient les cris des
buveurs attardés. Je jetai un regard sur la maison du pope; les
portes et les volets étaient fermés; tout y semblait parfaitement
tranquille.
Je rentrai chez moi et trouvai Savéliitch qui déplorait mon
absence. La nouvelle de ma liberté recouvrée le combla de joie.
«Grâces te soient rendues, Seigneur! dit-il en faisant le signe de
la croix. Nous allons quitter la forteresse demain au point du
jour, et nous irons à la garde de Dieu. Je tai préparé quelque
petite chose; mange, mon père, et dors jusquau matin, tranquille
comme dans la poche du Christ...
Je suivis son conseil, et, après avoir soupé de grand appétit, je
mendormis sur le plancher tout nu, aussi fatigué desprit que de
corps.
CHAPITRE IX
_LA SÉPARATION_
De très bonne heure le tambour me réveilla. Je me rendis sur la
place. Là, les troupes de Pougatcheff commençaient à se ranger
autour de la potence où se trouvaient encore attachées les
victimes de la veille. Les Cosaques se tenaient à cheval; les
soldats de pied, larme au bras; les enseignes flottaient.
Plusieurs canons, parmi lesquels je reconnus le nôtre, étaient
posés sur des affûts de campagne. Tous les habitants sétaient
réunis au même endroit, attendant lusurpateur. Devant le perron
de la maison du commandant, un Cosaque tenait par la bride un
magnifique cheval blanc de race kirghise. Je cherchai des yeux le
corps de la commandante; on lavait poussé de côté et recouvert
dune méchante natte décorce. Enfin Pougatcheff sortit de la
maison. Toute la foule se découvrit. Pougatcheff sarrêta sur le
perron, et dit le bonjour à tout le monde. Lun des chefs lui
présenta un sac rempli de pièces de cuivre, quil se mit à jeter à
pleines poignées. Le peuple se précipita pour les ramasser, en se
les disputant avec des coups. Les principaux complices de
Pougatcheff lentourèrent: parmi eux se trouvait Chvabrine. Nos
regards se rencontrèrent, il put lire le mépris dans le mien, et
il détourna les yeux avec une expression de haine véritable et de
feinte moquerie. Mapercevant dans la foule, Pougatcheff me fit un
signe de la tête, et mappela près de lui.
«Écoute, me dit-il, pars à linstant même pour Orenbourg. Tu
déclareras de ma part au gouverneur et à tous les généraux quils
aient à mattendre dans une semaine. Conseille-leur de me recevoir
avec soumission et amour filial; sinon ils néviteront pas un
supplice terrible. Bon voyage, Votre Seigneurie.»
Puis, se tournant vers le peuple, il montra Chvabrine: «Voilà,
enfants, dit-il, votre nouveau commandant. Obéissez-lui en toute
chose; il me répond de vous et de la forteresse».
Jentendis ces paroles avec terreur. Chvabrine devenu le maître de
la place, Marie restait en son pouvoir. Grand Dieu! que deviendra-
t-elle? Pougatcheff descendit le perron; on lui amena son cheval;
il sélança rapidement en selle, sans attendre laide des Cosaques
qui sapprêtaient à le soutenir.
En ce moment, je vis sortir de la foule mon Savéliitch; il
sapprocha de Pougatcheff, et lui présenta une feuille de papier.
Je ne pouvais imaginer ce que cela voulait dire.
«Quest-ce? demanda Pougatcheff avec dignité.
-- Lis, tu daigneras voir», répondit Savéliitch.
Pougatcheff reçut le papier et lexamina longtemps dun air
dimportance. «Tu écris bien illisiblement, dit-il enfin; nos yeux
lucides[51] ne peuvent rien déchiffrer. Où est mon secrétaire en
chef?»
Un jeune garçon, en uniforme de caporal, sapprocha en courant de
Pougatcheff. «Lis à haute voix», lui dit lusurpateur en lui
présentant le papier. Jétais extrêmement curieux de savoir à quel
propos mon menin sétait avisé décrire à Pougatcheff. Le
secrétaire en chef se mit à épeler dune voix retentissante ce qui
va suivre:
«Deux robes de chambre, lune en percale, lautre en soie rayée:
six roubles.
-- Quest-ce que cela veut dire? interrompit Pougatcheff en
fronçant le sourcil.
-- Ordonne de lire plus loin», répondit Savéliitch avec un calme
parfait.
Le secrétaire en chef continua sa lecture:
«Un uniforme en fin drap vert: sept roubles.
«Un pantalon de drap blanc: cinq roubles.
«Deux chemises de toile de Hollande, avec des manchettes: dix
roubles.
«Une cassette avec un service à thé: deux roubles et demi.
-- Quest-ce que toute cette bêtise? sécria Pougatcheff. Que me
font ces cassettes à thé et ces pantalons avec des manchettes?»
Savéliitch se nettoya la voix en toussant, et se mit à expliquer
la chose: «Cela, mon père, daigne comprendre que cest la note du
bien de mon maître emporté par les scélérats.
-- Quels scélérats? demanda Pougatcheff dun air terrible.
-- Pardon, la langue ma tourné, répondit Savéliitch; pour des
scélérats, non, ce ne sont pas des scélérats; mais cependant tes
garçons ont bien fouillé et bien volé; il faut en convenir. Ne te
fâche pas; le cheval à quatre jambes, et pourtant il bronche.
Ordonne de lire jusquau bout.
-- Voyons, lis.»
Le secrétaire continua:
«Une couverture en perse, une autre en taffetas ouaté: quatre
roubles.
«Une pelisse en peau de renard, couverte de ratine rouge: quarante
roubles.
«Et encore un petit _touloup_ en peau de lièvre, dont on a fait
abandon à Ta Grâce dans le gîte de la steppe: quinze roubles.
-- Quest-ce que cela?» sécria Pougatcheff dont les yeux
étincelèrent tout à coup.
Javoue que jeus peur pour mon pauvre menin. Il allait
sembarquer dans de nouvelles explications, lorsque Pougatcheff
linterrompit.
«Comment as-tu bien osé mimportuner de pareilles sottises?
sécria-t-il en arrachant le papier des mains du secrétaire, et en
le jetant au nez de Savéliitch. Sot vieillard! On vous a
dépouillés, grand malheur! Mais tu dois, vieux hibou,
éternellement prier Dieu pour moi et mes garçons, de ce que toi et
ton maître vous ne pendez pas là-haut avec les autres rebelles...
Un _touloup_ en peau de lièvre! je te donnerai un _touloup_ en
peau de lièvre! Mais sais-tu bien que je te ferai écorcher vif
pour quon fasse des _touloups_ de ta peau.
-- Comme il te plaira, répondit Savéliitch; mais je ne suis pas un
homme libre, et je dois répondre du bien de mon seigneur.»
Pougatcheff était apparemment dans un accès de grandeur dâme. Il
détourna la tête, et partit sans dire un mot. Chvabrine et les
chefs le suivirent. Toute la troupe sortit en bon ordre de la
forteresse. Le peuple lui fit cortège. Je restai seul sur la place
avec Savéliitch. Mon menin tenait dans la main son mémoire, et le
considérait avec un air de profond regret. En voyant ma cordiale
entente avec Pougatcheff, il avait cru pouvoir en tirer parti.
Mais sa sage intention ne lui réussit pas. Jallais le gronder
vertement pour ce zèle déplacé, et je ne pus mempêcher de rire.
«Ris, seigneur, ris, me dit Savéliitch; mais quand il te faudra
remonter ton ménage à neuf, nous verrons si tu auras envie de
rire.»
Je courus à la maison du pope pour y voir Marie Ivanovna. La femme
du pope vint à ma rencontre pour mapprendre une douloureuse
nouvelle. Pendant la nuit, la fièvre chaude sétait déclarée chez
la pauvre fille. Elle avait le délire. Akoulina Pamphilovna
mintroduisit dans sa chambre. Japprochai doucement du lit. Je
fus frappé de leffrayant changement de son visage. La malade ne
me reconnut point. Immobile devant elle, je fus longtemps sans
entendre le père Garasim et sa bonne femme, qui, selon toute
apparence, sefforçaient de me consoler. De lugubres idées
magitaient. La position dune triste orpheline, laissée seule et
sans défense au pouvoir des scélérats, meffrayait autant que me
désolait ma propre impuissance; mais Chvabrine, Chvabrine surtout
mépouvantait. Resté chef, investi des pouvoirs de lusurpateur,
dans la forteresse où se trouvait la malheureuse fille objet de sa
haine, il était capable de tous les excès. Que devais-je faire?
comment la secourir, comment la délivrer? Un seul moyen restait et
je lembrassai. Cétait de partir en toute hâte pour Orenbourg,
afin de presser la délivrance de Bélogorsk, et dy coopérer, si
cétait possible. Je pris congé du pope et dAkoulina Pamphilovna,
en leur recommandant avec les plus chaudes instances celle que je
considérais déjà comme ma femme. Je saisis la main de la pauvre
jeune fille, et la couvris de baisers et de larmes.
«Adieu, me dit la femme du pope en me reconduisant, adieu, Piôtr
Andréitch; peut-être nous reverrons-nous dans un temps meilleur.
Ne nous oubliez pas et écrivez-nous souvent. Vous excepté, la
pauvre Marie Ivanovna na plus ni soutien ni consolateur.»
Sorti sur la place, je marrêtai un instant devant le gibet, que
je saluai respectueusement, et je pris la route dOrenbourg, en
compagnie de Savéliitch, qui ne mabandonnait pas.
Jallais ainsi, plongé dans mes réflexions, lorsque jentendis
tout dun coup derrière moi un galop de chevaux. Je tournai la
tête et vis un Cosaque qui accourait de la forteresse, tenant en
main un cheval de Bachkir, et me faisant de loin des signes pour
que je lattendisse. Je marrêtai, et reconnus bientôt notre
_ouriadnik_. Après nous avoir rejoints au galop, il descendit de
son cheval, et me remettant la bride de lautre: «Votre
Seigneurie, me dit-il, notre père vous fait don dun cheval et
dune pelisse de son épaule.»
À la selle était attaché un simple _touloup_ de peau de mouton.
«Et de plus, ajouta-t-il en hésitant, il vous donne un demi-
rouble... Mais je lai perdu en route; excusez généreusement.»
Savéliitch le regarda de travers: «Tu las perdu en route, dit-il;
et quest-ce qui sonne dans ta poche, effronté que tu es?
-- Ce qui sonne dans ma poche! répliqua l_ouriadnik_ sans se
déconcerter, Dieu te pardonne; vieillard! cest un mors de bride
et non un demi-rouble.
-- Bien, bien! dis-je en terminant la dispute; remercie de ma part
celui qui tenvoie; tâche même de retrouver en ten allant le
demi-rouble perdu, et prends-le comme pourboire.
-- Grand merci, Votre Seigneurie, dit-il en faisant tourner son
cheval; je prierai éternellement Dieu pour vous.»
À ces mots, il partit au galop, tenant une main sur sa poche, et
fut bientôt hors de la vue.
Je mis le _touloup_ et montai à cheval, prenant Savéliitch en
croupe.
«Vois-tu bien, seigneur, me dit le vieillard, que ce nest pas
inutilement que jai présenté ma supplique au bandit? Le voleur a
eu honte; quoique cette longue rosse bachkire et ce _touloup_ de
paysan ne vaillent pas la moitié de ce que ces coquins nous ont
volé et de ce que tu as toi-même daigné lui donner en présent,
cependant ça peut nous être utile. Dun méchant chien, même une
poignée de poils.»
CHAPITRE X
_LE SIÈGE_
En approchant dOrenbourg, nous aperçûmes une foule de forçats
avec les têtes rasées et des visages défigurés par les tenailles
du bourreau[52]. Ils travaillaient aux fortifications de la place
sous la surveillance des invalides de la garnison. Quelques-uns
emportaient sur des brouettes les décombres qui remplissaient le
fossé; dautres creusaient la terre avec des bêches. Des maçons
transportaient des briques et réparaient les murailles. Les
sentinelles nous arrêtèrent aux portes pour demander nos
passeports. Quand le sergent sut que nous venions de la forteresse
de Bélogorsk, il nous conduisit tout droit chez le général. Je le
trouvai dans son jardin. Il examinait les pommiers que le souffle
dautomne avait déjà dépouillés de leurs feuilles, et, avec laide
dun vieux jardinier, il les enveloppait soigneusement de paille.
Sa figure exprimait le calme, la bonne humeur et la santé. Il
parut très content de me voir, et se mit à me questionner sur les
terribles événements dont javais été le témoin. Je le lui
racontai. Le vieillard mécoutait avec attention, et, tout en
mécoutant, coupait les branches mortes.
«Pauvre Mironoff, dit-il quand jachevai ma triste histoire! cest
tommage, il avait été pon officier. Et matame Mironoff, elle était
une ponne tame, et passée maîtresse pour saler les champignons. Et
quest devenue Macha, la fille du capitaine?»
Je lui répondis quelle était restée à la forteresse, dans la
maison du pope.
«Aie! aie! aie! fit le général, cest mauvais, cest très mauvais;
il est tout à fait impossible de compter sur la discipline des
brigands.»
Je lui fis observer que la forteresse de Bélogorsk nétait pas
fort éloignée, et que probablement Son Excellence ne tarderait pas
à envoyer un détachement de troupes pour en délivrer les pauvres
habitants. Le général hocha la tête avec un air de doute.
«Nous verrons, dit-il; nous avons tout le temps den parler. Je te
prie de venir prendre le thé chez moi. Il y aura ce soir conseil
de guerre; tu peux nous donner des renseignements précis sur ce
coquin de Pougatcheff et sur son armée. Va te reposer en
attendant.»
Jallai au logis quon mavait désigné, et où déjà sinstallait
Savéliitch. Jy attendis impatiemment lheure fixée. Le lecteur
peut bien croire que je navais garde de manquer à ce conseil de
guerre, qui devait avoir une si grande influence sur toute ma vie.
À lheure indiquée, jétais chez le général.
Je trouvai chez lui lun des employés civils dOrenbourg, le
directeur des douanes, autant que je puis me le rappeler, petit
vieillard gros et rouge, vêtu dun habit de soie moirée. Il se mit
à minterroger sur le sort dIvan Kouzmitch, quil appelait son
compère, et souvent il minterrompait par des questions
accessoires et des remarques sentencieuses, qui, si elles ne
prouvaient pas un homme vergé dans les choses de la guerre,
montraient en lui de lesprit naturel et de la finesse. Pendant ce
temps, les autres conviés sétaient réunis. Quand tous eurent pris
place, et quon eut offert à chacun une tasse de thé, le général
exposa longuement et minutieusement en quoi consistait laffaire
en question.
«Maintenant, messieurs, il nous faut décider de quelle manière
nous devons agir contre les rebelles. Est-ce offensivement ou
défensivement? Chacune de ces deux manières a ses avantages et ses
désavantages. La guerre offensive présente plus despoir dune
rapide extermination de lennemi; mais la guerre défensive est
plus sûre et présente moins de dangers. En conséquence, nous
recueillerons les voix suivant lordre légal, cest-à-dire en
consultant dabord les plus jeunes par le rang. Monsieur
lenseigne, continua-t-il en sadressant à moi, daignez nous
énoncer votre opinion.»
Je me levai et, après avoir dépeint en peu de mots Pougatcheff et
sa troupe, jaffirmai que lusurpateur nétait pas en état de
résister à des forces disciplinées.
Mon opinion fut accueillie par les employés civils avec un visible
mécontentement. Ils y voyaient limpertinence étourdie dun jeune
homme. Un murmure séleva, et jentendis distinctement le mot
_suceur de lait_[53] prononcé à demi-voix. Le général se tourna de
mon côté et me dit en souriant:
«Monsieur lenseigne, les premières voix dans les conseils de
guerre se donnent ordinairement aux mesures offensives. Maintenant
nous allons continuer à recueillir les votes. Monsieur le
conseiller de collège, dites-nous votre opinion.»
Le petit vieillard en habit détoffe moirée se hâta davaler sa
troisième tasse de thé, quil avait mélangé dune forte dose de
rhum.
«Je crois, Votre Excellence, dit-il, quil ne faut agir ni
offensivement ni défensivement.
-- Comment cela, monsieur le conseiller de collège? repartit le
général stupéfait. La tactique ne présente pas dautres moyens; il
faut agir offensivement ou défensivement.
-- Votre Excellence, agissez subornativement[54].
-- Eh! oh! votre opinion est très judicieuse; les actions
subornatives sont admises aussi par la tactique, et nous
profiterons de votre conseil. On pourra offrir pour la tête du
coquin soixante-dix ou même cent roubles à prendre sur les fonds
secrets.
-- Et alors, interrompit le directeur des douanes, que je sois un
bélier kirghise au lieu dêtre un conseiller de collège, si ces
voleurs ne nous livrent leur _ataman_ enchaîné par les pieds et
les mains.
-- Nous y réfléchirons et nous en parlerons encore, reprit le
général. Cependant, pour tous les cas, il faut prendre aussi des
mesures militaires. Messieurs, donnez vos voix dans lordre
légal.»
Toutes les opinions furent contraires à la mienne. Les assistants
parlèrent à lenvi du peu de confiance quinspiraient les troupes,
de lincertitude du succès, de la nécessité de la prudence, et
ainsi de suite. Tous étaient davis quil valait mieux rester
derrière une forte muraille en pierre, sous la protection du
canon, que de tenter la fortune des armes en rase campagne. Enfin,
quand toutes les opinions se furent manifestées, le général secoua
la cendre de sa pipe, et prononça le discours suivant:
«Messieurs, je dois tous déclarer que, pour ma part, je suis
entièrement de lavis de M. lenseigne; car cette opinion est
fondée sur les préceptes de la saine tactique, qui préfère presque
toujours les mouvements offensifs aux mouvements défensifs.»
Il sarrêta un instant, et bourra sa pipe. Je triomphais dans mon
amour-propre. Je jetai un coup doeil fier sur les employés
civils, qui chuchotaient entre eux dun air dinquiétude et de
mécontentement.
«Mais, messieurs, continua le général en lâchant avec un soupir
une longue bouffée de tabac, je nose pas prendre sur moi une si
grande responsabilité, quand il sagit de la sûreté des provinces
confiées à mes soins par Sa Majesté Impériale, ma gracieuse
souveraine. Cest pour cela que je me vois contraint de me ranger
à lavis de la majorité, laquelle a décidé que la prudence ainsi
que la raison veulent que nous attendions dans la ville le siège
qui nous menace, et que nous repoussions les attaques de lennemi
par la force de lartillerie, et, si la possibilité sen fait
voir, par des sorties bien dirigées.»
Ce fut le tour des employés de me regarder dun air moqueur. Le
conseil se sépara. Je ne pus mempêcher de déplorer la faiblesse
du respectable soldat qui, contrairement à sa propre conviction,
sétait décidé à suivre lopinion dignorants sans expérience.
Plusieurs jours après ce fameux conseil de guerre, Pougatcheff,
fidèle à sa promesse, sapprocha dOrenbourg. Du haut des
murailles de la ville, je pris connaissance de larmée des
rebelles. Il me sembla que leur nombre avait décuplé depuis le
dernier assaut dont javais été témoin. Ils avaient aussi de
lartillerie enlevée dans les petites forteresses conquises par
Pougatcheff. En me rappelant la décision du conseil, je prévis une
longue captivité dans les murs dOrenbourg, et jétais prêt à
pleurer de dépit.
Loin de moi lintention de décrire le siège dOrenbourg, qui
appartient à lhistoire et non à des mémoires de famille. Je dirai
donc en peu de mots que, par suite des mauvaises dispositions de
lautorité, ce siège fut désastreux pour les habitants, qui eurent
à souffrir la faim et les privations de tous genres. La vie à
Orenbourg devenait insupportable; chacun attendait avec angoisse
la décision de la destinée. Tous se plaignaient de la disette, qui
était affreuse. Les habitants finirent par shabituer aux bombes
qui tombaient sur leurs maisons. Les assauts mêmes de Pougatcheff
nexcitait plus une grande émotion. Je mourais dennui. Le temps
passait lentement. Je ne pouvais recevoir aucune lettre de
Bélogorsk, car toutes les routes étaient coupées, et la séparation
davec Marie me devenait insupportable. Mon seul passe-temps
consistait à faire des promenades militaires.
Grâce à Pougatcheff, javais un assez bon cheval, avec lequel je
partageais ma maigre pitance. Je sortais tous les jours hors du
rempart, et jallais tirailler contre les éclaireurs de
Pougatcheff. Dans ces espèces descarmouches, lavantage restait
dordinaire aux rebelles, qui avaient de quoi vivre abondamment,
et dexcellentes montures. Notre maigre cavalerie nétait pas en
état de leur tenir tête. Quelquefois notre infanterie affamée se
mettait aussi en campagne; mais la profondeur de la neige
lempêchait dagir avec succès contre la cavalerie volante de
lennemi. Lartillerie tonnait vainement du haut des remparts, et,
dans la campagne, elle ne pouvait avancer à cause de la faiblesse
des chevaux exténués. Voilà quelle était notre façon de faire la
guerre, et voilà ce que les employés dOrenbourg appelaient
prudence et prévoyance.
Un jour que nous avions réussi à dissiper et à chasser devant nous
une troupe assez nombreuse, jatteignis un Cosaque resté en
arrière, et jallais le frapper de mon sabre turc, lorsquil ôta
son bonnet, et sécria:
«Bonjour, Piôtr Andréitch; comment va votre santé?»
Je reconnus notre _ouriadnik_. Je ne saurais dire combien je fus
content de le voir.
«Bonjour, Maximitch, lui dis-je; y a-t-il longtemps que tu as
quitté Bélogorsk?
-- Il ny a pas longtemps, mon petit père Piôtr Andréitch; je ne
suis revenu quhier. Jai une lettre pour vous.
-- Où est-elle? mécriai-je tout transporté.
-- Avec moi, répondit Maximitch en mettant la main dans son sein.
Jai promis à Palachka de tacher de vous la remettre.»
Il me présenta un papier plié, et partit aussitôt au galop. Je
louvris, et lus avec agitation les lignes suivantes:
«Dieu a voulu me priver tout à coup de mon père et de ma mère. Je
nai plus sur la terre ni parents ni protecteurs. Jai recours à
vous, parce que je sais que vous mavez toujours voulu du bien, et
que vous êtes toujours prêt à secourir ceux qui souffrent. Je prie
Dieu que cette lettre puisse parvenir jusquà vous. Maximitch ma
promis de vous la faire parvenir. Palachka a ouï dire aussi à
Maximitch quil vous voit souvent de loin dans les sorties, et que
vous ne vous ménagez pas, sans penser à ceux qui prient Dieu pour
vous avec des larmes. Je suis restée longtemps malade, et lorsque
enfin jai été guérie, Alexéi Ivanitch, qui commande ici à la
place de feu mon père, a forcé le père Garasim de me remettre
entre ses mains, en lui faisant peur de Pougatcheff. Je vis sous
sa garde dans notre maison. Alexéi Ivanitch me force à lépouser.
Il dit quil ma sauvé la vie en ne découvrant pas la ruse
dAkoulina Pamphilovna quand elle ma fait passer près des
brigands pour sa nièce; mais il me serait plus facile de mourir
que de devenir la femme dun homme comme Chvabrine. Il me traite
avec beaucoup de cruauté, et menace, si je ne change pas davis,
si je ne consens pas à ses propositions, de me conduire dans le
camp du bandit, où jaurai le sort dÉlisabeth Kharloff[55]. Jai
prié Alexéi Ivanitch de me donner quelque temps pour réfléchir. Il
ma accordé trois jours; si, après trois jours, je ne deviens pas
sa femme, je naurai plus de ménagement à attendre. Ô mon père
Piôtr Andréitch, vous êtes mon seul protecteur. Défendez-moi,
pauvre fille. Suppliez le général et tous vos chefs de nous
envoyer du secours aussitôt que possible, et venez vous-même si
vous le pouvez. Je reste votre orpheline soumise,
«Marie Mironoff.»
Je manquai de devenir fou à la lecture de cette lettre. Je
mélançai vers la ville, en donnant sans pitié de léperon à mon
pauvre cheval. Pendant la course je roulai dans ma tête mille
projets pour délivrer la malheureuse fille, sans pouvoir marrêter
à aucun. Arrivé dans la ville, jallai droit chez le général, et
jentrai en courant dans sa chambre.
Il se promenait de long en large, et fumait dans sa pipe décume.
En me voyant, il sarrêta; mon aspect sans doute lavait frappé,
car il minterrogea avec une sorte danxiété sur la cause de mon
entrée si brusque.
«Votre Excellence, lui dis-je, jaccours auprès de vous comme
auprès de mon pauvre père. Ne repoussez pas ma demande; il y va du
bonheur de toute ma vie.
-- Quest-ce que cest, mon père? demanda le général stupéfait;
que puis-je faire pour toi? Parle.
-- Votre Excellence, permettez-moi de prendre un bataillon de
soldats et un demi-cent de Cosaques pour aller balayer la
forteresse de Bélogorsk.»
Le général me regarda fixement, croyant sans doute que javais
perdu la tête, et il ne se trompait pas beaucoup.
«Comment? comment? balayer la forteresse de Bélogorsk! dit-il
enfin.
-- Je vous réponds du succès, repris-je avec chaleur; laissez-moi
seulement sortir.
-- Non, jeune homme, dit-il en hochant la tête. Sur une si grande
distance, lennemi vous couperait facilement toute communication
avec le principal point stratégique, ce qui le mettrait en mesure
de remporter sur vous une victoire complète et décisive. Une
communication interceptée, voyez-vous...»
Je meffrayai en le voyant entraîné dans des dissertations
militaires, et je me hâtai de linterrompre.
«La fille du capitaine Mironoff, lui dis-je, vient de mécrire une
lettre; elle demande du secours. Chvabrine la force à devenir sa
femme.
-- Vraiment! Oh! ce Chvabrine est un grand coquin. Sil me tombe
sous la main, je le fais juger dans les vingt-quatre heures, et
nous le fusillerons sur les glacis de la forteresse. Mais, en
attendant, il faut prendre patience.
-- Prendre patience! mécriai-je hors de moi. Mais dici là il
fera violence à Marie.
-- Oh! répondit le général. Mais cependant ce ne serait pas un
grand malheur pour elle. Il lui conviendrait mieux dêtre la femme
de Chvabrine, qui peut maintenant la protéger. Et quand nous
laurons fusillé, alors, avec laide de Dieu, les fiancés se
trouveront. Les jolies petites veuves ne restent pas longtemps
filles; je veux dire quune veuve trouve plus facilement un mari.
-- Jaimerais mieux mourir, dis-je avec fureur, que de la céder à
Chvabrine.
-- Ah bah! dit le vieillard, je comprends à présent; tu es
probablement amoureux de Marie Ivanovna. Alors cest une autre
affaire. Pauvre garçon! Mais cependant il ne mest pas possible de
te donner un bataillon et cinquante Cosaques. Cette expédition est
déraisonnable, et je ne puis la prendre sous ma responsabilité.»
Je baissai la tête; le désespoir maccablait. Tout à coup une idée
me traversa lesprit, et ce quelle fut, le lecteur le verra dans
le chapitre suivant, comme disaient les vieux romanciers.
CHAPITRE XI
_LE CAMP DES REBELLES_
Je quittai le général et mempressai de retourner chez moi.
Savéliitch me reçut avec ses remontrances ordinaires.
«Quel plaisir trouves-tu, seigneur, à batailler contre ces
brigands ivres? Est-ce laffaire dun boyard? Les heures ne sont
pas toujours bonnes, et tu te feras tuer pour rien. Encore, si tu
faisais la guerre aux Turcs ou aux Suédois! Mais cest une honte
de dire à qui tu la fais.»
Jinterrompis son discours:
«Combien ai-je en tout dargent?
-- Tu en as encore assez, me répondit-il dun air satisfait. Les
coquins ont eu beau fouiller partout, jai pu le leur souffler.»
En disant cela, il tira de sa poche une longue bourse tricotée
toute remplie de pièces de monnaie dargent.
«Bien, Savéliitch, lui dis-je; donne-moi la moitié de ce que tu as
là, et garde pour toi le reste. Je pars pour la forteresse de
Bélogorsk.
-- Ô mon père Piôtr Andréitch, dit mon bon menin dune voix
tremblante, est-ce que tu ne crains pas Dieu? Comment veux-tu te
mettre en route maintenant que tous les passages sont coupés par
les voleurs? Prends du moins pitié de tes parents, si tu nas pas
pitié de toi-même. Où veux-tu aller? Pourquoi? Attends un peu. Les
troupes viendront et prendront tous les brigands. Alors tu pourras
aller des quatre côtés.»
Mais ma résolution était inébranlable.
«Il est trop tard pour réfléchir, dis-je au vieillard, je dois
partir, je ne puis pas ne pas partir. Ne te chagrine pas,
Savéliitch, Dieu est plein de miséricorde; nous nous reverrons
peut-être. Je te recommande bien de navoir aucune honte de
dépenser mon argent, ne fais pas lavare; achète tout ce qui test
nécessaire, même en payant les choses trois fois leur valeur. Je
te fais cadeau de cet argent, si je ne reviens pas dans trois
jours...
-- Que dis-tu là, seigneur? interrompit Savéliitch; que je te
laisse aller seul! mais ne pense pas même à men prier. Si tu as
résolu de partir, jirai avec toi, fût-ce à pied, mais je ne
tabandonnerai pas. Que je reste sans toi blotti derrière une
muraille de pierre! mais jaurais donc perdu lesprit. Fais ce que
tu voudras, seigneur; mais je ne te quitte pas.»
Je savais bien quil ny avait pas à disputer contre Savéliitch,
et je lui permis de se préparer pour le départ. Au bout dune
demi-heure, jétais en selle sur mon cheval, et Savéliitch sur une
rosse maigre et boiteuse, quun habitant de la ville lui avait
donnée pour rien, nayant plus de quoi la nourrir. Nous gagnâmes
les portes de la ville; les sentinelles nous laissèrent passer, et
nous sortîmes enfin dOrenbourg.
Il commençait à faire nuit. La route que javais à suivre passait
devant la bourgade de Berd, repaire de Pougatcheff. Cette route
était encombrée et cachée par la neige; mais à travers la steppe
se voyaient des traces de chevaux chaque jour renouvelées.
Jallais au grand trot. Savéliitch avait peine à me suivre, et me
criait à chaque instant:
«Pas si vite, seigneur; au nom du ciel! pas si vite. Ma maudite
rosse ne peut pas attraper ton diable à longues jambes. Pourquoi
te hâtes-tu de la sorte? Est-ce que nous allons à un festin? Nous
sommes plutôt sous la hache, Piôtr Andréitch! Ô Seigneur Dieu! cet
enfant de boyard périra pour rien.»
Bientôt nous vîmes étinceler les feux de Berd. Nous approchâmes
des profonds ravins qui servaient de fortifications naturelles à
la bourgade. Savéliitch, sans rester pourtant en arrière,
ninterrompait pas ses supplications lamentables. Jespérais
passer heureusement devant la place ennemie, lorsque japerçus
tout à coup dans lobscurité cinq paysans armés de gros bâtons.
Cétait une garde avancée du camp de Pougatcheff. On nous cria:
«Qui vive?» Ne sachant pas le mot dordre, je voulais passer
devant eux sans répondre; mais ils mentourèrent à linstant même,
et lun deux saisit mon cheval par la bride. Je tirai mon sabre,
et frappai le paysan sur la tête. Son bonnet lui sauva la vie;
cependant il chancela et lâcha la bride. Les autres seffrayèrent
et se jetèrent de côté. Profitant de leur frayeur, je piquai des
deux et partis au galop. Lobscurité de la nuit, qui
sassombrissait, aurait pu me sauver de tout encombre, lorsque,
regardant en arrière, je vis que Savéliitch nétait plus avec moi.
Le pauvre vieillard, avec son cheval boiteux, navait pu se
débarrasser des brigands. Quavais-je à faire? Après avoir attendu
quelques instants, et certain quon lavait arrêté, je tournai mon
cheval pour aller à son secours.
En approchant du ravin, jentendis de loin des cris confus et la
voix de mon Savéliitch. Hâtant le pas, je me trouvai bientôt à la
portée des paysans de la garde avancée qui mavait arrêté quelques
minutes auparavant. Savéliitch était au milieu deux. Ils avaient
fait descendre le pauvre vieillard de sa rosse, et se préparaient
à le garrotter. Ma vue les remplit de joie. Ils se jetèrent sur
moi avec de grands cris, et dans un instant je fus à bas de mon
cheval. Lun deux, leur chef, à ce quil paraît, me déclara
quils allaient nous conduire devant le tsar.
«Et notre père, ajouta-t-il, ordonnera sil faut vous pendre à
lheure même, ou si lon doit attendre la lumière de Dieu.»
Je ne fis aucune résistance. Savéliitch imita mon exemple, et les
sentinelles nous emmenèrent en triomphe.
Nous traversâmes le ravin pour entrer dans la bourgade. Toutes les
maisons de paysans étaient éclairées. On entendait partout des
cris et du tapage. Je rencontrai une foule de gens dans la rue,
mais personne ne fit attention à nous et ne reconnut en moi un
officier dOrenbourg. On nous conduisit à une _isba_ qui faisait
langle de deux rues. Près de la porte se trouvaient quelques
tonneaux de vin et deux pièces de canon.
«Voilà le palais, dit lun des paysans; nous allons vous
annoncer.»
Il entra dans _lisba_. Je jetai un coup doeil sur Savéliitch; le
vieillard faisait des signes de croix en marmottant ses prières.
Nous attendîmes longtemps. Enfin le paysan reparut et me dit:
«Viens, notre père a ordonné de faire entrer lofficier».
Jentrai dans _lisba_, ou dans le palais, comme lappelait le
paysan. Elle était éclairée par deux chandelles en suif, et les
murs étaient tendus de papier dor. Du reste, tous les meubles,
les bancs, la table, le petit pot à laver les mains suspendu à une
corde, lessuie-main accroché à un clou, la fourche à enfourner
dressée dans un coin, le rayon en bois chargé de pots en terre,
tout était comme dans une autre _isba_. Pougatcheff se tenait
assis sous les saintes images, en cafetan rouge et en haut bonnet,
la main sur la hanche. Autour de lui étaient rangés plusieurs de
ses principaux chefs avec une expression forcée de soumission et
de respect. On voyait bien que la nouvelle de larrivée dun
officier dOrenbourg avait éveillé une grande curiosité chez les
rebelles, et quils sétaient préparés à me recevoir avec pompe.
Pougatcheff me reconnut au premier coup doeil. Sa feinte gravité
disparut tout à coup.
«Ah! cest Votre Seigneurie! me dit-il avec vivacité. Comment te
portes-tu? pourquoi Dieu tamène-t-il ici?»
Je répondis que je métais mis en voyage pour mes propres
affaires, et que ses gens mavaient arrêté.
«Et pour quelles affaires?» demanda-t-il.
Je ne savais que répondre. Pougatcheff, simaginant que je ne
voulais pas mexpliquer devant témoins, fit signe à ses camarades
de sortir. Tous obéirent, à lexception de deux qui ne bougèrent
pas de leur place.
«Parle hardiment devant eux, dit Pougatcheff, ne leur cache rien.»
Je jetai un regard de travers sur ces deux confidents de
lusurpateur. Lun deux, petit vieillard chétif et courbé, avec
une maigre barbe grise, navait rien de remarquable quun large
ruban bleu passé en sautoir sur son cafetan de gros drap gris.
Mais je noublierai jamais son compagnon. Il était de haute
taille, de puissante carrure, et semblait avoir quarante-cinq ans.
Une épaisse barbe rousse, des yeux gris et perçants, un nez sans
narines et des marques de fer rouge sur le front et sur les joues
donnaient à son large visage couturé de petite vérole une étrange
et indéfinissable expression. Il avait une chemise rouge, une robe
kirghise et de larges pantalons cosaques. Le premier, comme je le
sus plus tard, était le caporal déserteur Béloborodoff. Lautre,
Athanase Sokoloff, surnommé Khlopoucha[56], était un criminel
condamné aux mines de Sibérie, doù il sétait évadé trois fois.
Malgré les sentiments qui magitaient alors sans partage, cette
société où jétais jeté dune manière si inattendue fit sur moi
une profonde impression. Mais Pougatcheff me rappela bien vite à
moi-même par ses questions.
«Parle; pour quelles affaires as-tu quitté Orenbourg?»
Une idée singulière me vint à lesprit. Il me sembla que la
Providence, en mamenant une seconde fois devant Pougatcheff, me
donnait par là loccasion dexécuter mon projet Je me décidai à la
saisir, et sans réfléchir longtemps au parti que je prenais, je
répondis à Pougatcheff:
«Jallais à la forteresse de Bélogorsk pour y délivrer une
orpheline quon opprime.»
Les yeux de Pougatcheff sallumèrent.
«Qui de mes gens oserait offenser une orpheline? sécria-t-il.
Eût-il un front de sept pieds, il néchapperait point à ma
sentence. Parle, quel est le coupable?
-- Chvabrine, répondis-je; il tient en esclavage la même jeune
fille que tu as vue chez la femme du prêtre, et il veut la
contraindre à devenir sa femme.
-- Je vais lui donner une leçon, à Chvabrine, sécria Pougatcheff
dun air farouche. Il apprendra ce que cest que de faire chez moi
à sa tête et dopprimer mon peuple. Je le ferai pendre.
-- Ordonne-moi de dire un mot, interrompit Khlopoucha dune voix
enrouée. Tu tes trop hâté de donner à Chvabrine le commandement
de la forteresse, et maintenant tu te hâtes trop de le pendre. Tu
as déjà offensé les Cosaques en leur imposant un gentilhomme pour
chef; ne va donc pas offenser à présent les gentilshommes en les
suppliciant à la première accusation.
-- Il ny a ni à les combler de grâces ni à les prendre en pitié,
dit à son tour le petit vieillard au ruban bleu; il ny a pas de
mal de faire pendre Chvabrine; mais il ny aurait pas de mal de
bien questionner M. lofficier. Pourquoi a-t-il daigné nous rendre
visite? Sil ne te reconnaît pas pour tsar, il na pas à te
demander justice; et sil te reconnaît, pourquoi est-il resté
jusquà présent à Orenbourg au milieu de tes ennemis?
Nordonnerais-tu pas de le faire conduire au greffe, et dy
allumer un peu de feu[57]? Il me semble que Sa Grâce nous est
envoyée par les généraux dOrenbourg.»
La logique du vieux scélérat me sembla plausible à moi-même. Un
frisson involontaire me parcourut tout le corps quand je me
rappelai en quelles mains je me trouvais. Pougatcheff aperçut mon
trouble.
«Eh! eh! Votre Seigneurie, dit-il en clignant de loeil, il me
semble que mon feld-maréchal a raison. Quen penses-tu?»
Le persiflage de Pougatcheff me rendit ma résolution. Je lui
répondis avec calme que jétais en sa puissance, et quil pouvait
faire de moi ce quil voulait.
«Bien, dit Pougatcheff; dis-moi maintenant dans quel état est
votre ville.
-- Grâce à Dieu, répondis-je, tout y est en bon ordre.
-- En bon ordre! répéta Pougatcheff, et le peuple y meurt de
faim.»
Lusurpateur disait la vérité; mais daprès le devoir que
mimposait mon serment, je lassurai que cétait un faux bruit, et
que la place dOrenbourg était suffisamment approvisionnée.
«Tu vois, sécria le petit vieillard, quil te trompe avec
impudence. Tous les fuyards déclarent unanimement que la famine et
la peste sont à Orenbourg, quon y mange de la charogne, et encore
comme un mets dhonneur. Et Sa Grâce nous assure que tout est en
abondance. Si tu veux pendre Chvabrine, fais pendre au même gibet
ce jeune garçon, pour quils naient rien à se reprocher.»
Les paroles du maudit vieillard semblaient avoir ébranlé
Pougatcheff. Par bonheur Khlopoucha se mit à contredire son
camarade.
«Tais-toi, Naoumitch, lui dit-il, tu ne penses quà pendre et à
étrangler, il te va bien de faire le héros. À te voir, on ne sait
où ton âme se tient; tu regardes déjà dans la fosse, et tu veux
faire mourir les autres. Est-ce que tu nas pas assez de sang sur
la conscience?
-- Mais quel saint es-tu toi-même? repartit Béloborodoff; doù te
vient cette pitié?
-- Sans doute, répondit Khlopoucha, moi aussi je suis un pécheur,
et cette main... (il ferma son poing osseux, et, retroussant sa
manche, il montra son bras velu), et cette main est coupable
davoir versé du sang chrétien. Mais jai tué mon ennemi, et non
pas mon hôte, sur le grand chemin libre et dans le bois obscur,
mais non à la maison et derrière le poêle, avec la hache et la
massue, et non pas avec des commérages de vieille femme.»
Le vieillard détourna la tête, et grommela entre ses dents:
«Narines arrachées!
-- Que murmures-tu là, vieux hibou? reprit Khlopoucha; je ten
donnerai, des narines arrachées; attends un peu, ton temps viendra
aussi. Jespère en Dieu que tu flaireras aussi les pincettes un
jour, et jusque-là prends garde que je ne tarrache ta vilaine
barbiche.
-- Messieurs les généraux, dit Pougatcheff avec dignité, finissez
vos querelles. Ce ne serait pas un grand malheur si tous les
chiens galeux dOrenbourg frétillaient des jambes sous la même
traverse; mais ce serait un malheur si nos bons chiens à nous se
mordaient entre eux.»
Khlopoucha et Béloborodoff ne dirent mot, et échangèrent un sombre
regard. Je sentis la nécessité de changer le sujet de lentretien,
qui pouvait se terminer pour moi dune fort désagréable façon. Me
tournant vers Pougatcheff, je lui dis dun air souriant: «Ah!
javais oublié de te remercier pour ton cheval et ton _touloup_.
Sans toi je ne serais pas arrivé jusquà la ville, car je serais
mort de froid pendant le trajet.»
Ma ruse réussit. Pougatcheff se mit de bonne humeur.
«La beauté de la dette, cest le payement, me dit-il avec son
habituel clignement doeil. Conte-moi maintenant lhistoire;
quas-tu à faire avec cette jeune fille que Chvabrine persécute?
naurait-elle pas accroché ton jeune coeur, eh?
-- Elle est ma fiancée, répondis-je à Pougatcheff en mapercevant
du changement favorable qui sopérait eu lui, et ne voyant aucun
risque à lui dire la vérité.
-- Ta fiancée! sécria Pougatcheff; pourquoi ne las-tu pas dit
plus tôt? Nous te marierons, et nous nous en donnerons à tes
noces.»
Puis, se tournant vers Béloborodoff: «Écoute, feld-maréchal, lui
dit-il; nous sommes danciens amis, Sa Seigneurie et moi, mettons-
nous à souper. Demain nous verrons ce quil faut faire de lui; le
matin est plus sage que le soir.»
Jaurais refusé de bon coeur lhonneur qui métait proposé; mais
je ne pouvais men défendre. Deux jeunes filles cosaques, enfants
du maître de _lisba_, couvrirent la table dune nappe blanche,
apportèrent du pain, de la soupe au poisson et des brocs de vin et
de bière. Je me trouvais ainsi pour la seconde fois à la table de
Pougatcheff et de ses terribles compagnons.
Lorgie dont je devins le témoin involontaire continua jusque bien
avant dans la nuit. Enfin livresse finit par triompher des
convives. Pougatcheff sendormit sur sa place, et ses compagnons
se levèrent en me faisant signe de le laisser. Je sortis avec eux.
Sur lordre de Khlopoucha, la sentinelle me conduisit au greffe,
où je trouvai Savéliitch, et lon me laissa seul avec lui sous
clef. Mon menin était si étonné de tout ce quil voyait et de tout
ce qui se passait autour de lui, quil ne me fit pas la moindre
question. Il se coucha dans lobscurité, et je lentendis
longtemps gémir et se plaindre. Enfin il se mit à ronfler, et moi,
je mabandonnai à des réflexions qui ne me laissèrent pas fermer
loeil un instant de la nuit.
Le lendemain matin on vint mappeler de la part de Pougatcheff. Je
me rendis chez lui. Devant sa porte se tenait une _kibitka_
attelée de trois chevaux tatars. La foule encombrait la rue.
Pougatcheff, que je rencontrai dans lantichambre, était vêtu dun
habit de voyage, dune pelisse et dun bonnet kirghises. Ses
convives de la veille lentouraient, et avaient pris un air de
soumission qui contrastait fort avec ce que javais vu le soir
précédent. Pougatcheff me dit gaiement bonjour, et mordonna de
masseoir à ses côtés dans la _kibitka_.
Nous prîmes place.
«À la forteresse de Bélogorsk!» dit Pougatcheff au robuste cocher
tatar qui, debout, dirigeait lattelage.
Mon coeur battit violemment. Les chevaux sélancèrent, la
clochette tinta, la _kibitka_ vola sur la neige.
«Arrête! arrête!» sécria une voix que je ne connaissais que trop;
et je vis Savéliitch qui courait à notre rencontre. Pougatcheff
fit arrêter.
«Ô mon père Piôtr Andréitch, criait mon menin, ne mabandonne pas
dans mes vieilles années au milieu de ces scél...
-- Ah! vieux hibou, dit Pougatcheff, Dieu nous fait encore
rencontrer. Voyons, assieds-toi sur le devant.
-- Merci, tsar, merci, mon propre père, répondit Savéliitch en
prenant place; que Dieu te donne cent années de vie pour avoir
rassuré un pauvre vieillard! Je prierai Dieu toute ma vie pour
toi, et je ne parlerai jamais du _touloup_ de lièvre.»
Ce _touloup_ de lièvre pouvait à la fin fâcher sérieusement
Pougatcheff, Mais lusurpateur nentendit pas ou affecta de ne pas
entendre cette mention déplacée. Les chevaux se remirent au galop.
Le peuple sarrêtait dans la rue, et chacun nous saluait en se
courbant jusquà la ceinture. Pougatcheff distribuait des signes
de tête à droite et à gauche. En un instant nous sortîmes de la
bourgade et prîmes notre course sur un chemin bien frayé.
On peut aisément se figurer ce que je ressentais. Dans quelques
heures je devais revoir celle que javais crue perdue à jamais
pour moi. Je me représentais le moment de notre réunion; mais
aussi je pensais à lhomme dans les mains duquel se trouvait ma
destinée, et quun étrange concours de circonstances attachait à
moi par un lien mystérieux. Je me rappelais la cruauté brusque, et
les habitudes sanguinaires de celui qui se portait le défenseur de
ma fiancée. Pougatcheff ne savait pas quelle fût la fille du
capitaine Mironoff; Chvabrine, poussé à bout, était capable de
tout lui révéler, et Pougatcheff pouvait apprendre la vérité par
dautres voies. Alors, que devenait Marie? À cette idée un frisson
subit parcourait mon corps, et mes cheveux se dressaient sur ma
tête.
Tout à coup Pougatcheff interrompit mes rêveries: «À quoi, Votre
Seigneurie, dit-il, daignes-tu penser?
-- Comment veux-tu que je ne pense pas? répondis-je; je suis un
officier, un gentilhomme; hier encore je te faisais la guerre, et
maintenant je voyage avec toi, dans la même voiture, et tout le
bonheur de ma vie dépend de toi.
-- Quoi donc! dit Pougatcheff, as-tu peur?»
Je répondis quayant déjà reçu de lui grâce de la vie, jespérais,
non seulement en sa bienveillance, mais encore en son aide.
«Et tu as raison, devant Dieu tu as raison, reprit lusurpateur.
Tu as vu que mes gaillards te regardaient de travers; encore
aujourdhui, le petit vieux voulait me prouver à toute force que
tu es un espion et quil fallait te mettre à la torture, puis te
pendre. Mais je ny ai pas consenti, ajouta-t-il en baissant la
voix de peur que Savéliitch et le Tatar ne lentendissent, parce
que je me suis souvenu de ton verre de vin et de ton _touloup_. Tu
vois bien que je ne suis pas un buveur de sang, comme le prétend
ta confrérie.»
Me rappelant la prise de la forteresse de Bélogorsk je ne crus pas
devoir le contredire, et ne répondis mot.
«Que dit-on de moi à Orenbourg? demanda Pougatcheff après un court
silence.
-- Mais on dit que tu nes pas facile à mater. Il faut en
convenir, tu nous as donné de la besogne.»
Le visage de lusurpateur exprima la satisfaction de lamour-
propre.
«Oui, me dit-il dun air glorieux, je suis un grand guerrier.
Connaît-on chez vous, à Orenbourg, la bataille de Iouzeïeff[58]?
Quarante généraux ont été tués, quatre armées faites prisonnières.
Crois-tu que le roi de Prusse soit de ma force?»
La fanfaronnade du brigand me sembla passablement drôle.
«Quen penses-tu toi-même? lui dis-je; pourrais-tu battre
Frédéric?
-- Fédor Fédorovitch[59]? et pourquoi pas? Je bats bien vos
généraux, et vos généraux lont battu. Jusquà présent mes armes
ont été heureuses. Attends, attends, tu en verras bien dautres
quand je marcherai sur Moscou.
-- Et tu comptes marcher sur Moscou?»
Lusurpateur se mit à réfléchir; puis il dit à demi-voix: «Dieu
sait, ... ma rue est étroite, ... jai peu de volonté, ... mes
garçons ne mobéissent pas, ... ce sont des pillards, ... il me
faut dresser loreille... Au premier revers ils sauveront leurs
cous avec ma tête.
-- Eh bien, dis-je à Pougatcheff, ne vaudrait-il pas mieux les
abandonner toi-même avant quil ne soit trop tard, et avoir
recours à la clémence de limpératrice?»
Pougatcheff sourit amèrement: «Non, dit-il, le temps du repentir
est passé; on ne me fera pas grâce; je continuerai comme jai
commencé. Qui sait?... Peut-être!... Grichka Otrépieff a bien été
tsar à Moscou.
-- Mais sais-tu comment il a fini? On la jeté par une fenêtre, on
la massacré, on la brûlé, on a chargé un canon de sa cendre et
on la dispersée à tous les vents.»
Le Tatar se mit à fredonner une chanson plaintive; Savéliitch,
tout endormi, vacillait de côté et dautre. Notre _kibitka_
glissait rapidement sur le chemin dhiver... Tout à coup japerçus
un petit village bien connu de mes yeux, avec une palissade et un
clocher sur la rive escarpée du Iaïk. Un quart dheure après, nous
entrions dans la forteresse de Bélogorsk.
CHAPITRE XII
_LORPHELINE_
La _kibitka_ sarrêta devant le perron de la maison du commandant.
Les habitants avaient reconnu la clochette de Pougatcheff et
étaient accourus en foule. Chvabrine vint à la rencontre de
lusurpateur; il était vêtu en Cosaque et avait laissé croître sa
barbe. Le traître aida Pougatcheff à sortir de voiture, en
exprimant par des paroles obséquieuses son zèle et sa joie. À ma
vue il se troubla; mais se remettant bientôt: «Tu es avec nous?
dit-il; ce devrait être depuis longtemps».
Je détournai la tête sans lui répondre.
Mon coeur se serra quand nous entrâmes dans la petite chambre que
je connaissais si bien, où se voyait encore, contre le mur, le
diplôme du défunt commandant, comme une triste épitaphe.
Pougatcheff sassit sur ce même sofa où maintes fois Ivan
Kouzmitch sétait assoupi au bruit des gronderies de sa femme.
Chvabrine apporta lui-même de leau-de-vie à son chef. Pougatcheff
en but un verre, et lui dit en me désignant: «Offres-en un autre à
Sa Seigneurie».
Chvabrine sapprocha de moi avec son plateau; je me détournai pour
la seconde fois. Il me semblait hors de lui-même. Avec sa finesse
ordinaire, il avait deviné sans doute que Pougatcheff nétait pas
content de lui. Il le regardait avec frayeur et moi avec méfiance.
Pougatcheff lui fit quelques questions sur létat de la
forteresse, sur ce quon disait des troupes de limpératrice et
sur dautres sujets pareils. Puis, tout à coup, et dune manière
inattendue:
«Dis-moi, mon frère, demanda-t-il, quelle est cette jeune fille
que tu tiens sous ta garde? Montre-la-moi.»
Chvabrine devint pâle comme la mort.
«Tsar, dit-il dune voix tremblante, tsar, ... elle nest pas sous
ma garde, elle est au lit dans sa chambre.
-- Mène-moi chez elle», dit lusurpateur en se levant.
Il était impossible dhésiter. Chvabrine conduisit Pougatcheff
dans la chambre de Marie Ivanovna. Je les suivis.
Chvabrine sarrêta dans lescalier: «Tsar, dit-il, vous pouvez
exiger de moi ce quil vous plaira; mais ne permettez pas quun
étranger entre dans la chambre de ma femme.
-- Tu es marié! mécriai-je, prêt à le déchirer.
-- Silence! interrompit Pougatcheff, cest mon affaire. Et toi,
continua-t-il en se tournant vers Chvabrine, ne fais pas
limportant. Quelle soit ta femme ou non, jamène qui je veux
chez elle. Votre Seigneurie, suis-moi.»
À la porte de la chambre Chvabrine sarrêta de nouveau et dit
dune voix entrecoupée: «Tsar, je vous préviens quelle a la
fièvre, et depuis trois jours elle ne cesse de délirer.
-- Ouvre!» dit Pougatcheff.
Chvabrine se mit à fouiller dans ses poches et finit par dire
quil avait oublié la clef. Pougatcheff poussa la porte du pied;
la serrure céda, la porte souvrit et nous entrâmes.
Je jetai un rapide coup doeil dans la chambre et faillis
mévanouir. Sur le plancher et dans un grossier vêtement de
paysanne, Marie était assise, pâle, maigre, les cheveux épars.
Devant elle se trouvait une cruche deau recouverte dun morceau
de pain. À ma vue elle frémit et poussa un cri perçant. Je ne
saurais dire ce que jéprouvai.
Pougatcheff regarda Chvabrine de travers, et lui dit avec un amer
sourire: «Ton hôpital est en ordre!»
Puis, sapprochant de Marie: «Dis-moi, ma petite colombe, pourquoi
ton mari te punit-il ainsi?
-- Mon mari! reprit-elle; il nest pas mon mari; jamais je ne
serai sa femme. Je suis résolue à mourir plutôt, et je mourrai si
lon ne me délivre pas.»
Pougatcheff lança un regard furieux sur Chvabrine: «Tu as osé me
tromper, sécria-t-il; sais-tu, coquin, ce que tu mérites?»
Chvabrine tomba à genoux.
Alors le mépris étouffa en moi tout sentiment de haine et de
vengeance. Je regardai avec dégoût un gentilhomme se traîner aux
pieds dun déserteur cosaque. Pougatcheff se laissa fléchir.
«Je te pardonne pour cette fois, dit-il à Chvabrine; mais sache
bien quà ta première faute je me rappellerai celle-là.»
Puis, sadressant à Marie, il lui dit avec douceur: «Sors, jolie
fille, je suis le tsar».
Marie Ivanovna lui jeta un coup doeil rapide, et devina que
cétait lassassin de ses parents quelle avait devant les yeux.
Elle se cacha le visage des deux mains, et tomba sans
connaissance. Je me précipitais pour la secourir, lorsque ma
vieille connaissance Palachka entra fort hardiment dans la chambre
et sempressa autour de sa maîtresse. Pougatcheff sortit, et nous
descendîmes tous trois dans la pièce de réception.
«Eh! Votre Seigneurie, me dit Pougatcheff en riant, nous avons
délivré la jolie fille; quen dis-tu? ne faudrait-il pas envoyer
chercher le pope, et lui faire marier sa nièce. Si tu veux, je
serai ton _père assis_, Chvabrine le garçon de noce, puis nous
nous mettrons à boire, et nous fermerons les portes.»
Ce que je redoutais arriva. Dès quil entendit la proposition de
Pougatcheff, Chvabrine perdit la tête.
«Tsar, dit-il en fureur, je suis coupable, je vous ai menti; mais
Grineff aussi vous trompe. Cette jeune fille nest pas la nièce du
pope: elle est la fille dIvan Mironoff, qui a été supplicié à la
prise de cette forteresse.»
Pougatcheff darda sur moi ses yeux flamboyants.
«Quest-ce que cela veut dire? sécria-t-il avec la surprise de
lindignation.
-- Chvabrine ta dit vrai, répondis-je avec fermeté.
-- Tu ne mavais pas dit celai reprit Pougatcheff dont le visage
sassombrit tout à coup.
-- Mais sois-en le juge, lui répondis-je; pouvais-je déclarer
devant tes gens quelle était la fille de Mironoff? Ils leussent
déchirée à belles dents; rien naurait pu la sauver.
-- Tu as pourtant raison, dit Pougatcheff, mes ivrognes nauraient
pas épargné cette pauvre fille; ma commère la femme du pope a bien
fait de les tromper.
-- Écoute, continuai-je en voyant sa bonne disposition; je ne sais
comment tappeler, et ne veux pas le savoir. Mais Dieu voit que je
serais prêt à te payer de ma vie ce que tu as fait pour moi.
Seulement, ne me demande rien qui soit contraire à mon honneur et
à ma conscience de chrétien. Tu es mon bienfaiteur; finis comme tu
as commencé. Laisse-moi aller avec la pauvre orpheline là où Dieu
nous amènera. Et nous, quoi quil arrive, et où que tu sois, nous
prierons Dieu chaque jour pour quil veille au salut de ton
âme...»
Je parus avoir touché le coeur farouche de Pougatcheff.
«Quil soit fait comme tu le désires, dit-il; il faut punir
jusquau bout, ou pardonner jusquau bout; cest là ma coutume.
Prends ta fiancée, emmène-la où tu veux, et que Dieu vous donne
bonheur et raison.»
Il se tourna vers Chvabrine, et lui commanda de mécrire un sauf-
conduit pour toutes les barrières et forteresses soumises à son
pouvoir. Chvabrine se tenait immobile et comme pétrifié.
Pougatcheff alla faire linspection de la forteresse; Chvabrine le
suivit, et moi je restai, prétextant les préparatifs de voyage.
Je courus à la chambre de Marie; la porte était fermée. Je
frappai:
«Qui est là?» demanda Palachka.
Je me nommai. La douce voix de Marie se fit entendre derrière la
porte.
«Attendez, Piôtr Andréitch, dit-elle, je change dhabillement.
Allez chez Akoulina Pamphilovna; je my rends à linstant même.»
Jobéis et gagnai la maison du père Garasim. Le pope et sa femme
accoururent à ma rencontre. Savéliitch les avait déjà prévenus de
tout ce qui sétait passé.
«Bonjour, Piôtr Andréitch, me dit la femme du pope. Voilà que Dieu
a fait de telle sorte que nous nous revoyons encore. Comment
allez-vous? Nous avons parlé de vous chaque jour. Et Marie
Ivanovna, que na-t-elle pas souffert sans vous, ma petite
colombe! Mais dites-moi, mon père, comment vous en êtes-vous tiré
avec Pougatcheff? Comment ne vous a-t-il pas tué? Eh bien! pour
cela merci au scélérat!
-- Finis, vieille, interrompit le pète Garasim! ne radote pas sur
tout ce que tu sais; à trop parler, point de salut. Entrez, Piôtr
Andréitch, et soyez le bienvenu. Il y a longtemps que nous ne nous
sommes vus.»
La femme du pope me fit honneur de tout ce quelle avait sous la
main, sans cesser un instant de parler. Elle me raconta comment
Chvabrine les avait contraints à lui livrer Marie Ivanovna;
comment la pauvre fille pleurait et ne voulait pas se séparer
deux; comment elle avait eu avec eux des relations continuelles
par lentremise de Palachka, fille adroite et résolue, qui
faisait, comme on dit, danser _louriadnik_ lui-même au son de son
flageolet; comment elle avait conseillé à Marie Ivanovna de
mécrire une lettre, etc. De mon côté, je lui racontai en peu de
mots mon histoire. Le pope et sa femme firent des signes de croix
quand ils entendirent que Pougatcheff savait quils lavaient
trompé.
«Que la puissance de la croix soit avec nous! disait Akoulina
Pamphilovna; que Dieu détourne ce nuage! Bien, Alexéi Ivanitch!
bien, fin renard!»
En ce moment, la porte souvrit, et Marie Ivanovna parut, avec un
sourire sur son pâle visage. Elle avait quitté son vêtement de
paysanne, et venait habillée comme de coutume, avec simplicité et
bienséance.
Je saisis sa main, et ne pus pendant longtemps prononcer une seule
parole. Nous gardions tous deux le silence par plénitude de coeur.
Nos hôtes sentirent que nous avions autre chose à faire quà
causer avec eux; ils nous quittèrent. Nous restâmes seuls. Marie
me raconta tout ce qui lui était arrivé depuis la prise de la
forteresse, me dépeignit toute lhorreur de sa situation, tous les
tourments que lui avait fait souffrir linfâme Chvabrine. Nous
rappelâmes notre heureux passé, en versant tous deux des larmes.
Enfin je ne pouvais lui communiquer mes projets. Il lui était
impossible de demeurer dans une forteresse soumise à Pougatcheff
et commandée par Chvabrine. Je ne pouvais pas non plus penser à me
réfugier avec elle dans Orenbourg, qui souffrait en ce moment
toutes les calamités dun siège. Marie navait plus un seul parent
dans le monde, je lui proposai donc de se rendre à la maison de
campagne de mes parents. Elle fut toute surprise dune telle
proposition. La mauvaise disposition quavait montrée mon père à
son égard lui faisait peur. Je la tranquillisai. Je savais que mon
père tiendrait à devoir et à honneur de recevoir chez lui la fille
dun vétéran mort pour sa patrie.
«Chère Marie, lui dis-je enfin, je te regarde comme ma femme. Ces
événements étranges nous ont réunis irrévocablement. Rien au monde
ne saurait plus nous séparer.»
Marie Ivanovna mécoutait dans un silence digne, sans feinte
timidité, sans minauderies déplacées. Elle sentait, aussi bien que
moi, que sa destinée était irrévocablement liée à la mienne; mais
elle répéta quelle ne serait ma femme que de laveu de mes
parents. Je ne trouvai rien à répliquer. Mon projet devint notre
commune résolution.
Une heure après, l_ouriadnik_ mapporta mon sauf-conduit avec le
griffonnage qui servait de signature à Pougatcheff, et mannonça
que le tsar mattendait chez lui. Je le trouvai prêt à se mettre
en route. Comment exprimer ce que je ressentais en présence de cet
homme, terrible et cruel pour tous excepté pour moi seul? Et
pourquoi ne pas dire lentière vérité? Je sentais en ce moment une
forte sympathie mentraîner vers lui. Je désirais vivement
larracher à la horde de bandits dont il était le chef et sauver
sa tête avant quil fût trop tard. La présence de Chvabrine et la
foule qui sempressait autour de nous mempêchèrent de lui
exprimer tous les sentiments dont mon coeur était plein.
Nous nous séparâmes en amis. Pougatcheff aperçut dans la foule
Akoulina Pamphilovna, et la menaça amicalement du doigt en
clignant de loeil dune manière significative. Puis il sassit
dans sa _kibitka_, en donnant lordre de retourner à Berd, et
lorsque les chevaux prirent leur élan, il se pencha hors de la
voiture et me cria: «Adieu, Votre Seigneurie; peut-être que nous
nous reverrons encore.»
En effet, nous nous sommes revus une autre fois; mais dans quelles
circonstances!
Pougatcheff partit. Je regardai longtemps la steppe sur laquelle
glissait rapidement sa _kibitka_. La foule se dissipa, Chvabrine
disparut. Je regagnai la maison du pope, où tout se préparait pour
notre départ. Notre petit bagage avait été mis dans le vieil
équipage du commandant. En un instant les chevaux furent attelés.
Marie alla dire un dernier adieu au tombeau de ses parents,
enterrés derrière léglise. Je voulais ly conduire; mais elle me
pria de la laisser aller seule, et revint bientôt après en versant
des larmes silencieuses. Le père Garasim et sa femme sortirent sur
le perron pour nous reconduire. Nous nous rangeâmes à trois dans
lintérieur de la _kibitka_, Marie, Palachka et moi, et Savéliitch
se jucha de nouveau sur le devant.
«Adieu, Marie Ivanovna, notre chère colombe; adieu, Piôtr
Andréitch, notre beau faucon, nous disait la bonne femme du pope;
bon voyage, et que Dieu vous comble tous de bonheur!»
Nous partîmes. Derrière la fenêtre du commandant, japerçus
Chvabrine qui se tenait debout, et dont la figure respirait une
sombre haine. Je ne voulus pas triompher lâchement dun ennemi
humilié, et détournai les yeux.
Enfin, nous franchîmes la barrière principale, et quittâmes pour
toujours la forteresse de Bélogorsk.
CHAPITRE XIII
_LARRESTATION_
Réuni dune façon si merveilleuse à la jeune fille qui me causait
le matin même tant dinquiétude douloureuse, je ne pouvais croire
à mon bonheur, et je mimaginais que tout ce qui métait arrivé
nétait quun songe. Marie regardait dun air pensif, tantôt moi,
tantôt la route, et ne semblait pas, elle non plus, avoir repris
tous ses sens. Nous gardions le silence; nos coeurs étaient trop
fatigués démotions. Au bout de deux heures, nous étions déjà
rendus dans la forteresse voisine, qui appartenait aussi à
Pougatcheff. Nous y changeâmes de chevaux. À voir la célérité
quon mettait à nous servir et le zèle empressé du Cosaque barbu
dont Pougatcheff avait fait le commandant, je maperçus que grâce
au babil du postillon qui nous avait amenés, on me prenait pour un
favori du maître.
Quand nous nous remîmes en route, il commençait à faire sombre.
Nous nous approchâmes dune petite ville où, daprès le commandant
barbu, devait se trouver un fort détachement qui était en marche
pour se réunir à lusurpateur. Les sentinelles nous arrêtèrent, et
au cri de: «Qui vive?» notre postillon répondit à haute voix: «Le
compère du tsar, qui voyage avec sa bourgeoise.»
Aussitôt un détachement de hussards russes nous entoura avec
daffreux jurements.
«Sors, compère du diable, me dit un maréchal des logis aux
épaisses moustaches. Nous allons te mener au bain, toi et ta
bourgeoise.»
Je sortis de la _kibitka_ et demandai quon me conduisit devant
lautorité. En voyant un officier, les soldats cessèrent leurs
imprécations, et le maréchal des logis me conduisit chez le major.
Savéliitch me suivait en grommelant: «En voilà un, de compère du
tsar! nous tombons du feu dans la flamme. Ô Seigneur Dieu, comment
cela finira-t-il?»
La _kibitka_ venait au pas derrière nous.
En cinq minutes, nous arrivâmes à une maisonnette très éclairée.
Le maréchal des logis me laissa sous bonne garde, et entra pour
annoncer sa capture. Il revint à linstant même et me déclara que
Sa Haute Seigneurie[60] navait pas le temps de me recevoir,
quelle lui avait donné lordre de me conduire en prison et de lui
amener ma bourgeoise.
«Quest-ce que cela veut dire? mécriai-je furieux; est-il devenu
fou?
-- Je ne puis le savoir, Votre Seigneurie, répondit le maréchal
des logis; seulement Sa Haute Seigneurie a ordonné de conduire
Votre Seigneurie en prison, et damener Sa Seigneurie à Sa Haute
Seigneurie, Votre Seigneurie.»
Je mélançai sur le perron! les sentinelles neurent pas le temps
de me retenir, et jentrai tout droit dans la chambre où six
officiers de hussards jouaient au pharaon. Le major tenait la
banque. Quelle fut ma surprise, lorsquaprès lavoir un moment
dévisagé je reconnus en lui cet Ivan Ivanovitch Zourine qui
mavait si bien dévalisé dans lhôtellerie de Simbisrk!
«Est-ce possible! mécriai-je; Ivan Ivanovitch, est-ce toi?
-- Ah bah! Piôtr Andréitch! Par quel hasard? Doù viens-tu?
Bonjour, frère; ne veux-tu pas ponter une carte?
-- Merci; fais-moi plutôt donner un logement.
-- Quel logement te faut-il? Reste chez moi.
-- Je ne le puis, je ne suis pas seul.
-- Eh bien, amène aussi ton camarade.
-- Je ne suis pas avec un camarade; je suis... avec une dame.
-- Avec une dame! où las-tu pêchée, frère?»
Après avoir dit ces mots, Zourine siffla dun ton si railleur que
tous les autres se mirent à rire, et je demeurai tout confus.
«Eh bien, continua Zourine, il ny a rien à faire; je te donnerai
un logement. Mais cest dommage; nous aurions fait nos bamboches
comme lautre fois. Holà! garçon, pourquoi namène-t-on pas la
commère de Pougatcheff? Est-ce quelle ferait lobstinée? Dis-lui
quelle na rien à craindre, que le monsieur qui lappelle est
très bon, quil ne loffensera daucune manière, et en même temps
pousse-la ferme par les épaules.
-- Que fais-tu là? dis-je à Zourine; de quelle commère de
Pougatcheff parles-tu? cest la fille du défunt capitaine
Mironoff. Je lai délivrée de sa captivité et je lemmène
maintenant à la maison de mon père, où je la laisserai.
-- Comment! cest donc toi quon est venu mannoncer tout à
lheure? Au nom du ciel, quest-ce que cela veut dire?
-- Je te raconterai tout cela plus tard. Mais à présent, je ten
supplie, rassure la pauvre fille, que les hussards ont
horriblement effrayée.»
Zourine fit à linstant toutes ses dispositions. Il sortit lui-
même dans la rue pour sexcuser auprès de Marie du malentendu
involontaire quil avait commis, et donna lordre au maréchal des
logis de la conduire au meilleur logement de la ville. Je restai à
coucher chez lui.
Nous soupâmes ensemble, et dès que je me trouvai seul avec
Zourine, je lui racontai toutes mes aventures. Il mécouta avec
une grande attention, et quand jeus fini, hochant de la tête:
«Tout cela est bien, frère, me dit-il; mais il y a une chose qui
nest pas bien. Pourquoi diable veux-tu te marier? En honnête
officier, en bon camarade, je ne voudrais pas te tromper. Crois-
moi, je ten conjure: le mariage nest quune folie. Est-ce bien à
toi de tembarrasser dune femme et de bercer des marmots? Crache
là-dessus. Écoute-moi, sépare-toi de la fille du capitaine. Jai
nettoyé et rendu sûre la route de Simbirsk; envoie-la demain à tes
parents, et toi, reste dans mon détachement. Tu nas que faire de
retourner à Orenbourg. Si tu tombes derechef dans les mains des
rebelles, il ne te sera pas facile de ten dépêtrer encore une
fois. De cette façon, ton amoureuse folie se guérira delle-même,
et tout se passera pour le mieux.»
Quoique je ne fusse pas pleinement de son avis, cependant je
sentais que le devoir et lhonneur exigeaient ma présence dans
larmée de limpératrice; je me décidai donc à suivre en cela le
conseil de Zourine, cest-à-dire à envoyer Marie chez mes parents,
et à rester dans sa troupe.
Savéliitch se présenta pour me déshabiller. Je lui annonçai quil
eût à se tenir prêt à partir le lendemain avec Marie Ivanovna. Il
commença par faire le récalcitrant.
«Que dis-tu là, seigneur? Comment veux-tu que je te laisse? qui te
servira, et que diront tes parents?»
Connaissant lobstination de mon menin, je résolus de le fléchir
par ma sincérité et mes caresses.
«Mon ami Arkhip Savéliitch, lui dis-je, ne me refuse pas, sois mon
bienfaiteur. Ici je nai nul besoin de domestique, et je ne serais
pas tranquille si Marie Ivanovna se mettait en route sans toi. En
la servant, tu me sers moi-même, car je suis fermement décidé à
lépouser dès que les circonstances me le permettront.»
Savéliitch croisa les mains avec un air de surprise et de
stupéfaction inexprimable.
«Se marier! répétait-il, lenfant veut se marier! Mais que dira
ton père? et ta mère, que pensera-t-elle?
-- Ils consentiront sans nul doute, répondis-je, dès quils
connaîtront Marie Ivanovna. Je compte sur toi-même. Mon père et ma
mère ont en toi pleine confiance. Tu intercéderas pour nous,
nest-ce pas?»
Le vieillard fut touché.
«Ô mon père Piôtr Andréitch, me répondit-il, quoique tu veuilles
te marier trop tôt, Marie Ivanovna est une si bonne demoiselle,
que ce serait pécher que de laisser passer une occasion pareille.
Je ferai ce que tu désires. Je la reconduirai, cet ange de Dieu,
et je dirai en toute soumission à tes parents quune telle fiancée
na pas besoin de dot.»
Je remerciai Savéliitch, et allai partager la chambre de Zourine.
Dans mon agitation, je me remis à babiller. Dabord Zourine
mécouta volontiers; puis ses paroles devinrent plus rares et plus
vagues, puis enfin il répondit à lune de mes questions par un
ronflement aigu, et jimitai son exemple.
Le lendemain, quand je communiquai mes plans à Marie, elle en
reconnut la justesse, et consentit à leur exécution. Comme le
détachement de Zourine devait quitter la ville le même jour, et
quil ny avait plus dhésitation possible, je me séparai de Marie
après lavoir confiée à Savéliitch, et lui avoir donné une lettre
pour mes parents. Marie Ivanovna me dit adieu toute éplorée; je ne
pus rien lui répondre, ne voulant pas mabandonner aux sentiments
de mon âme devant les gens qui mentouraient. Je revins chez
Zourine, silencieux et pensif, il voulut mégayer, jespérais me
distraire; nous passâmes bruyamment la journée, et le lendemain
nous nous mîmes en marche.
Cétait vers la fin du mois de février. Lhiver, qui avait rendu
les manoeuvres difficiles, touchait à son terme, et nos généraux
sapprêtaient à une campagne combinée. Pougatcheff avait rassemblé
ses troupes et se trouvait encore sous Orenbourg. À lapproche de
nos forces, les villages révoltés rentraient dans le devoir.
Bientôt le prince Galitzine remporta, une victoire complète sur
Pougatcheff, qui sétait aventuré près de la forteresse de
Talitcheff: le vainqueur débloqua Orenbourg, et il semblait avoir
porté le coup de grâce à la rébellion. Sur ces entrefaites,
Zourine avait été détaché contre des Bachkirs révoltés, qui se
dispersèrent avant que nous eussions pu les apercevoir. Le
printemps, qui fit déborder les rivières et coupa ainsi les
routes, nous surprit dans un petit village tatar, où nous nous
consolions de notre inaction par lidée que cette petite guerre
descarmouches avec des brigands allait bientôt se terminer.
Mais Pougatcheff navait pas été pris: il reparut bientôt dans les
forges de la Sibérie[61]. Il rassembla de nouvelles bandes et
recommença ses brigandages. Nous apprîmes bientôt la destruction
des forteresses de Sibérie, puis la prise de Khasan, puis la
marche audacieuse de lusurpateur sur Moscou. Zourine reçut
lordre de passer la Volga.
Je ne marrêterai pas au récit des événements de la guerre.
Seulement je dirai que les calamités furent portées au comble. Les
gentilshommes se cachaient dans les bois; lautorité navait plus
de force nulle part; les chefs des détachements isolés punissaient
ou faisaient grâce sans rendre compte de leur conduite. Tout ce
vaste et beau pays était mis à feu et à sang. Que Dieu ne nous
fasse plus voir une révolte aussi insensée et aussi impitoyable!
Enfin Pougatcheff fut battu par Michelson et contraint à fuir de
nouveau. Zourine reçut, bientôt après, la nouvelle de la prise du
bandit et lordre de sarrêter. La guerre était finie. Il métait
donc enfin possible de retourner chez mes parents. Lidée de les
embrasser et de revoir Marie, dont je navais aucune nouvelle, me
remplissait de joie. Je sautais comme un enfant. Zourine riait et
me disait en haussant les épaules: «Attends, attends que tu sois
marié; tu verras que tout ira au diable».
Et cependant, je dois en convenir, un sentiment étrange
empoisonnait ma joie. Le souvenir de cet homme couvert du sang de
tant de victimes innocentes et lidée du supplice qui lattendait
ne me laissaient pas de repos. «Iéméla[62], Iéméla, me disais-je
avec dépit, pourquoi ne tes-tu pas jeté sur les baïonnettes ou
offert aux coups de la mitraille? Cest ce que tu avais de mieux à
faire[63].»
Cependant Zourine me donna un congé. Quelques jours plus tard,
jallais me trouver au milieu de ma famille, lorsquun coup de
tonnerre imprévu vint me frapper.
Le jour de mon départ, au moment où jallais me mettre en route,
Zourine entra dans ma chambre, tenant un papier à la main et dun
air soucieux. Je sentis une piqûre au coeur; jeus peur sans
savoir de quoi. Le major fit sortir mon domestique et mannonça
quil avait à me parler.
«Quy a-t-il? demandai-je avec inquiétude.
-- Un petit désagrément, répondit-il en me tendant son papier. Lis
ce que je viens de recevoir.»
Cétait un ordre secret adressé à tous les chefs de détachements
davoir à marrêter partout où je me trouverais, et de menvoyer
sous bonne garde à Khasan devant la commission denquête créée
pour instruire contre Pougatcheff et ses complices. Le papier me
tomba des mains.
«Allons, dit Zourine, mon devoir est dexécuter lordre.
Probablement que le bruit de tes voyages faits dans lintimité de
Pougatcheff est parvenu jusquà lautorité. Jespère bien que
laffaire naura pas de mauvaises suites, et que tu te justifieras
devant la commission. Ne te laisse point abattre et pars à
linstant.»
Ma conscience était tranquille; mais lidée que notre réunion
était reculée pour quelques mois encore me serrait le coeur. Après
avoir reçu les adieux affectueux de Zourine, je montai dans ma
_téléga_[64], deux hussards sassirent à mes côtés, le sabre nu, et
nous prîmes la route de Khasan.
CHAPITRE XIV
_LE JUGEMENT_
Je ne doutais pas que la cause de mon arrestation ne fut mon
éloignement sans permission dOrenbourg. Je pouvais donc aisément
me disculper, car, non seulement on ne nous avait pas défendu de
faire des sorties contre lennemi, mais on nous y encourageait.
Cependant mes relations amicales avec Pougatcheff semblaient être
prouvées par une foule de témoins et devaient paraître au moins
suspectes. Pendant tout le trajet je pensais aux interrogatoires
que jallais subir et arrangeais mentalement mes réponses. Je me
décidai à déclarer devant les juges la vérité toute pure et tout
entière, bien convaincu que cétait à la fois le moyen le plus
simple et le plus sûr de me justifier.
Jarrivai à Khasan, malheureuse ville que je trouvai dévastée et
presque réduite en cendres. Le long des rues, à la place des
maisons, se voyaient des amas de matières calcinées et des
murailles sans fenêtres ni toitures. Voilà la trace que
Pougatcheff y avait laissée. On mamena à la forteresse, qui était
restée, intacte, et les hussards mes gardiens me remirent entre
les mains de lofficier de garde. Celui-ci fit appeler un maréchal
ferrant qui me mit les fers aux pieds en les rivant à froid. De
là, on me conduisit dans le bâtiment de la prison, où je restai
seul dans un étroit et sombre cachot qui navait que les quatre
murs et une petite lucarne garnie de barres de fer.
Un pareil début ne présageait rien de bon. Cependant je ne perdis
ni mon courage ni lespérance. Jeus recours à la consolation de
tous ceux qui souffrent, et, après avoir goûté pour la première
fois la douceur dune prière élancée dun coeur innocent et plein
dangoisses, je mendormis paisiblement, sans penser à ce qui
adviendrait de moi.
Le lendemain, le geôlier vint méveiller en mannonçant que la
commission me mandait devant elle. Deux soldats me conduisirent, à
travers une cour, à la demeure du commandant, sarrêtèrent dans
lantichambre et me laissèrent gagner seul les appartements
intérieurs.
Jentrai dans un salon assez vaste. Derrière la table, couverte de
papiers, se tenaient deux personnages, un général avancé en âge,
dun aspect froid et sévère, et un jeune officier aux gardes,
ayant au plus une trentaine dannées, dun extérieur agréable et
dégagé; près de la fenêtre, devant une autre table, était assis un
secrétaire, la plume sur loreille et courbé sur le papier, prêt à
inscrire mes dépositions.
Linterrogatoire commença. On me demanda mon nom et mon état. Le
général sinforma si je nétais pas le fils dAndré Pétrovitch
Grineff, et, sur ma réponse affirmative, il sécria sévèrement:
«Cest bien dommage quun homme si honorable ait un fils tellement
indigne de lui!»
Je répondis avec calme que, quelles que fussent les inculpations
qui pesaient sur moi, jespérais les dissiper sans peine par un
aveu sincère de la vérité. Mon assurance lui déplut.
«Tu es un hardi compère, me dit-il en fronçant le sourcil; mais
nous en avons vu bien dautres.»
Alors le jeune officier me demanda par quel hasard et à quelle
époque jétais entre au service de Pougatcheff, et à quelles
sortes daffaires il mavait employé.
Je répondis avec, indignation quétant officier et gentilhomme, je
navais pu me mettre au service de Pougatcheff, et quil ne
mavait chargé daucune sorte daffaires.
«Comment donc sest-il fait, reprit mon juge, que lofficier et le
gentilhomme ait été seul gracié par lusurpateur, pendant que tous
ses camarades étaient lâchement assassinés? Comment, sest-il fait
que le même officier et gentilhomme ait pu vivre en fête et
amicalement avec les rebelles, et recevoir du scélérat en chef des
cadeaux consistant en une pelisse, un cheval et un demi-rouble?
Doù provient une si étrange intimité? et sur quoi peut-elle être
fondée, si ce nest sur la trahison, ou tout au moins sur une
lâcheté criminelle et impardonnable?»
Les paroles de lofficier aux gardes me blessèrent profondément,
et je commençai avec chaleur ma justification. Je racontai comment
sétait faite ma connaissance avec Pougatcheff, dans la steppe, au
milieu dun ouragan; comment il mavait reconnu et fait grâce à la
prise de la forteresse de Bélogorsk. Je convins quen effet
javais accepté de lusurpateur un _touloup_ et un cheval; mais
javais défendu la forteresse de Bélogorsk contre le scélérat
jusquà la dernière extrémité. Enfin, jinvoquai le nom de mon
général, qui pouvait témoigner de mon zèle pendant le siège
désastreux dOrenbourg.
Le sévère vieillard prit sur la table une lettre ouverte quil se
mit à lire à haute voix:
«En réponse à la question de Votre Excellence, sur le compte de
lenseigne Grineff, qui se serait mêlé aux troubles et serait
entré en relations avec le brigand, relations réprouvées par la
loi du service et contraires à tous les devoirs du serment, jai
lhonneur, de déclarer que ledit enseigne Grineff sest trouvé au
service à Orenbourg, depuis le mois doctobre 1773 jusquau 24
février de la présente année, jour auquel il sabsenta de la
ville, et depuis lequel il ne sest plus représenté. Cependant, on
a ouï dire aux déserteurs ennemis quil sétait rendu au camp de
Pougatcheff, et quil lavait accompagné à la forteresse de
Bélogorsk, où il avait été précédemment en garnison. Dun autre
coté, par rapport à sa conduite, je puis...»
Ici le général interrompit sa lecture, et me dit avec dureté:
«Eh bien, que diras-tu maintenant pour ta justification?»
Jallais continuer comme javais commencé et révéler ma liaison
avec Marie aussi franchement que tout le reste. Mais je ressentis
soudain un dégoût invincible à faire une telle déclaration. Il me
vint à lesprit que, si je la nommais, la commission la ferait
comparaître; et lidée dexposer son nom à tous les propos
scandaleux des scélérats interrogés, et de la mettre elle-même en
leur présence, cette horrible idée me frappa tellement que je me
troublai, balbutiai et finis par me taire.
Mes juges, qui semblaient écouter mes réponses avec une certaine
bienveillance, furent de nouveau prévenus contre moi par la vue de
mon trouble. Lofficier aux gardes demanda que je fusse confronté
avec le principal dénonciateur. Le général ordonna dappeler le
_coquin dhier_. Je me tournai vivement vers la porte pour
attendre lapparition de mon accusateur. Quelques moments après,
on entendit résonner des fers, et entra... Chvabrine. Je fus
frappé du changement qui sétait opéré en lui. Il était pâle et
maigre. Ses cheveux, naguère noirs comme du jais, commençaient à
grisonner. Sa longue barbe était en désordre. Il répéta toutes ses
accusations dune voix faible, mais ferme. Daprès lui, javais
été envoyé par Pougatcheff en espion à Orenbourg; je sortais tous
les jours jusquà la ligne des tirailleurs pour transmettre des
nouvelle écrites de tout ce qui se passait dans la ville; enfin
jétais décidément passé du côté de lusurpateur, allant avec lui
de forteresse en forteresse, et tâchant, par tous les moyens, de
nuire à mes complices de trahison, pour les supplanter dans leurs
places, et mieux profiter des largesses du rebelle. Je lécoutai
jusquau bout en silence, et me réjouis dune seule chose: il
navait pas prononcé le nom de Marie. Est-ce parce que son amour-
propre souffrait à la pensée de celle qui lavait dédaigneusement
repoussé, ou bien est-ce que dans son coeur brûlait encore une
étincelle du sentiment qui me faisait taire moi-même? Quoi que ce
fût, la commission nentendit pas prononcer le nom de la fille du
commandant de Bélogorsk. Jen fus encore mieux confirmé dans la
résolution que javais prise, et, quand les juges me demandèrent
ce que javais à répondre aux inculpations de Chvabrine, je me
bornai à dire que je men tenais à ma déclaration première, et que
je navais rien à ajouter à ma justification. Le général ordonna
que nous fussions emmenés; nous sortîmes ensemble. Je regardai
Chvabrine avec calme, et ne lui dis pas un mot. Il sourit dun
sourire de haine satisfaite, releva ses fers, et doubla le pas
pour me devancer. On me ramena dans la prison, et depuis lors je
neus plus à subir de nouvel interrogatoire.
Je ne fus pas témoin de tout ce qui me reste à apprendre au
lecteur; mais jen ai entendu si souvent le récit, que les plus
petites particularités en sont restées gravées dans ma mémoire, et
quil me semble que jy ai moi-même assisté.
Marie fut reçue par mes parents avec la bienveillance cordiale qui
distinguait les gens dautrefois. Dans cette occasion qui leur
était offerte de donner asile à une pauvre orpheline, ils voyaient
une grâce de Dieu. Bientôt ils sattachèrent sincèrement à elle,
car on ne pouvait la connaître sans laimer. Mon amour ne semblait
plus une folie même à mon père, et ma mère ne rêvait plus que
lunion de son Pétroucha à la fille du capitaine.
La nouvelle de mon arrestation frappa dépouvante toute ma
famille. Cependant, Marie avait raconté si naïvement à mes parents
lorigine de mon étrange liaison avec Pougatcheff, que, non
seulement ils ne sen étaient pas inquiétés, mais que cela les
avait fait rire de bon coeur. Mon père ne voulait pas croire que
je pusse être mêlé dans une révolte infâme dont lobjet était le
renversement du trône et lextermination de la race des
gentilshommes. Il fit subir à Savéliitch un sévère interrogatoire,
dans lequel mon menin confessa que son maître avait été lhôte de
Pougatcheff, et que le scélérat, certes, sétait montré généreux à
son égard. Mais en même temps il affirma, sous un serment
solennel, que jamais il navait entendu parler daucune trahison.
Les vieux parents se calmèrent un peu et attendirent avec
impatience de meilleures nouvelles. Mais pour Marie, elle était
très agitée, et ne se taisait que par modestie et par prudence.
Plusieurs semaines se passèrent ainsi. Tout à coup mon père reçoit
de Pétersbourg une lettre de notre parent le prince B... Après les
premiers compliments dusage, il lui annonçait que les soupçons
qui sétaient élevés sur ma participation aux complots des rebelle
ne sétaient trouvés que trop fondés, ajoutant quun supplice
exemplaire aurait dû matteindre, mais que limpératrice, par
considération pour les loyaux services et les cheveux blancs de
mon père, avait daigné faire grâce à un fils criminel; et quen
lui faisant remise dun supplice infamant, elle avait ordonné
quil fût envoyé au fond de la Sibérie pour y subir un exil
perpétuel.
Ce coup imprévu faillit tuer mon père. Il perdit sa fermeté
habituelle, et sa douleur, muette dhabitude, sexhala en plainte
amères. «Comment! ne cessait-il de répéter tout hors de lui-même,
comment! mon fils a participé aux complots de Pougatcheff? Dieu
juste! jusquoù ai-je vécu? Limpératrice lui fait grâce de la
vie; mais est-ce plus facile à supporter pour moi? Ce nest pas le
supplice qui est horrible; mon aïeul a péri sur léchafaud pour la
défense de ce quil vénérait dans le sanctuaire de sa
conscience[65], mon père a été frappé avec les martyrs Volynski et
Khouchlchoff[66]; mais quun gentilhomme trahisse son serment,
quil sunisse à des bandits, à des scélérats, à des esclaves
révoltés, ... honte, honte éternelle à notre race!»
Effrayée de son désespoir, ma mère nosait pas pleurer en sa
présence et sefforçait de lui rendre du courage en parlant des
incertitudes et de linjustice de lopinion; mais mon père était
inconsolable.
Marie se désolait plus que personne. Bien persuadée que jaurais
pu me justifier si je lavais voulu, elle se doutait du motif qui
me faisait garder le silence, et se croyait la seule cause de mes
infortunes. Elle cachait à tous les yeux ses souffrances, mais ne
cessait de penser au moyen de me sauver. Un soir, assis sur son
sofa, mon père feuilletait le _Calendrier de la cour;_ mais ses
idées étaient bien loin de là, et la lecture de ce livre ne
produisait pas sur lui limpression ordinaire. Il sifflait une
vieille marche. Ma mère tricotait en silence, et ses larmes
tombaient de temps en temps sur son ouvrage. Marie, qui
travaillait dans la même chambre, déclara tout à coup à mes
parents quelle était forcée de partir pour Pétersbourg, et
quelle les priait de lui en fournir les moyens. Ma mère se montra
très affligée de cette résolution.
«Pourquoi, lui dit-elle, veux-tu aller à Pétersbourg? Toi aussi,
tu veux donc nous abandonner?»
Marie répondit que son sort dépendait de ce voyage, et quelle
allait chercher aide et protection auprès des gens en faveur,
comme fille dun homme qui avait péri victime de sa fidélité.
Mon père baissa la tête. Chaque parole qui lui rappelait le crime
supposé de son fils lui semblait un reproche poignant.
«Pars, lui dit-il enfin avec un soupir; nous ne voulons pas mettre
obstacle à ton bonheur. Que Dieu te donne pour mari un honnête
homme, et non pas un traître taché dinfamie!»
Il se leva et quitta la chambre.
Restée seule avec ma mère, Marie lui confia une partie de ses
projets: ma mère lembrassa avec des larmes, en priant Dieu de lui
accorder une heureuse réussite. Peu de jours après, Marie partit
avec Palachka et le fidèle Savéliitch, qui, forcément séparé de
moi, se consolait en pensant quil était au service de ma fiancée.
Marie arriva heureusement jusquà Sofia, et, apprenant que la cour
habitait en ce moment le palais dété de Tsars-koïé-Sélo, elle
résolut de sy arrêter. Dans la maison de poste on lui donna un
petit cabinet derrière une cloison. La femme du maître de poste
vint aussitôt babiller avec elle, lui annonça pompeusement quelle
était la nièce dun chauffeur de poêles attaché à la cour, et
linitia à tous les mystères du palais. Elle lui dit à quelle
heure limpératrice se levait, prenait le café, allait à la
promenade; quels grands seigneurs se trouvaient alors auprès de sa
personne; ce quelle avait daigné dire la veille à table; qui elle
recevait le soir; en un mot, lentretien dAnna Vlassievna[67]
semblait une page arrachée aux mémoires du temps, et serait très
précieuse de nos jours. Marie Ivanovna lécoutait avec grande
attention. Elles allèrent ensemble au jardin impérial, où Anna
Vlassievna raconta à Marie lhistoire de chaque allée et de chaque
petit pont. Toutes les doux regagnèrent ensuite la maison,
enchantées lune de lautre.
Le lendemain, de très bonne heure, Marie shabilla et retourna
dans le jardin impérial. La matinée était superbe. Le soleil
dorait de ses rayons les cimes des tilleuls quavait déjà jaunis
la fraîche haleine de lautomne. Le large lac étincelait immobile.
Les cygnes, qui venaient de séveiller, sortaient gravement des
buissons du rivage. Marie Ivanovna se rendit au bord dune
charmante prairie où lon venait dériger un monument en lhonneur
des récentes victoires du comte Roumiantzieff[68]. Tout à coup un
petit chien de race anglaise courut à sa rencontre en aboyant.
Marie sarrêta effrayée. En ce moment résonna une agréable voix de
femme.
«Nayez point peur, dit-elle; il ne vous mordra pas.»
Marie aperçut une dame assise sur un petit banc champêtre vis-à-
vis du monument, et alla sasseoir elle-même à lautre bout du
siège. La dame lexaminait avec attention, et, de son côté, après
lui avoir jeté un regard à la dérobée, Marie put la voir à son
aise. Elle était en peignoir blanc du matin, en bonnet léger et en
petit mantelet. Cette dame paraissait avoir cinquante ans; sa
figure, pleine et haute en couleur, exprimait le calme et une
gravité tempérée par le doux regard de ses jeux bleus et son
charmant sourire. Elle rompit la première le silence:
«Vous nêtes sans doute pas dici? dit-elle.
-- Il est vrai, madame; je suis arrivée hier de la province.
-- Vous êtes arrivée avec vos parents?
-- Non, madame, seule.
-- Seule! mais vous êtes bien jeune pour voyager seule.
-- Je nai ni père ni mère.
-- Vous êtes ici pour affaires?
-- Oui, madame; je suis venue présenter une supplique à
limpératrice.
-- Vous êtes orpheline; probablement vous avez à vous plaindre
dune injustice ou dune offense?
-- Non, madame; je suis venue demander grâce et non justice.
-- Permettez-moi une question: qui êtes-vous?
-- Je suis la fille du capitaine Mironoff.
-- Du capitaine Mironoff? de celui qui commandait une des
forteresses de la province dOrenbourg?
-- Oui; madame.»
La dame parut émue.
«Pardonnez-moi, continua-t-elle dune voix encore plus douce, de
me mêler de vos affaires. Mais je vais à la cour; expliquez-moi
lobjet de votre demande; peut-être me sera-t-il possible de vous
aider.»
Marie se leva et salua avec respect. Tout, dans la dame inconnue,
lattirait involontairement et lui inspirait de la confiance.
Marie prit dans sa poche un papier plié; elle le présenta à sa
protectrice inconnue qui le parcourut à voix basse.
Elle commença par lire dun air attentif et bienveillant; mais
soudainement son visage changea, et Marie, qui suivait des yeux
tous ses mouvements, fut effrayée de lexpression sévère de ce
visage si calme et si gracieux un instant auparavant.
«Vous priez pour Grineff, dit la dame dun ton glacé.
Limpératrice ne peut lui accorder le pardon. Il a passé à
lusurpateur, non comme un ignorant crédule, mais comme un vaurien
dépravé et dangereux.
-- Ce nest pas vrai! sécria Marie.
-- Comment! ce nest pas vrai? répliqua la dame qui rougit
jusquaux yeux.
-- Ce nest pas vrai, devant Dieu, ce nest pas vrai. Je sais
tout, je vous conterai tout; cest pour moi seule quil sest
exposé à tous les malheurs qui lont frappé. Et sil ne sest pas
disculpé devant la justice, cest parce quil na pas voulu que je
fusse mêlée à cette affaire.»
Et Marie raconta avec chaleur tout ce que le lecteur sait déjà.
La dame lécoutait avec une attention profonde.
«Où vous êtes-vous logée?» demanda-t-elle quand la jeune fille eut
terminé son récit.
Et en apprenant que cétait chez Anna Vlassievna, elle ajouta avec
un sourire:
«Ah! je sais. Adieu; ne parlez à personne de notre rencontre.
Jespère que vous nattendrez pas longtemps la réponse à votre
lettre.»
À ces mots elle se leva et séloigna par une allée couverte. Marie
Ivanovna retourna chez elle remplie dune riante espérance.
Son hôtesse la gronda de sa promenade matinale, nuisible, disait-
elle, pendant lautomne, à la santé dune jeune fille. Elle
apporta le _samovar_, et, devant, une tasse de thé, elle allait
reprendre ses interminables propos sur la cour, lorsquune voiture
armoriée sarrêta devant le perron. Un laquais à la livrée
impériale entra dans la chambre, annonçant que limpératrice
daignait mander en sa présence la fille du capitaine Mironoff.
Anna Vlassievna fut toute bouleversée par cette nouvelle.
«Ah! Mon Dieu, sécria-t-elle, limpératrice vous demande à la
cour. Comment donc a-t-elle su votre arrivée? et comment vous
présenterez-vous à limpératrice, ma petite mère? Je crois que
vous ne savez même pas marcher à la mode de la cour. Je devrais
vous conduire; ou ne faudrait-il pas envoyer chercher la fripière,
pour quelle vous prêtât sa robe jaune à falbalas?»
Mais le laquais déclara que limpératrice voulait que Marie
Ivanovna vint seule et dans le costume où on la trouverait. Il ny
avait quà obéir, et Marie Ivanovna partit.
Elle pressentait que notre destinée allait saccomplir; son coeur
battait avec violence. Au bout de quelques instants le carrosse
sarrêta devant le palais, et Marie, après avoir traversé une
longue suite dappartements vides et somptueux, fut enfin
introduite dans le boudoir de limpératrice. Quelques seigneurs,
qui entouraient leur souveraine, ouvrirent respectueusement
passage à la jeune fille. Limpératrice, dans laquelle Marie
reconnut la dame du jardin, lui dit gracieusement:
«Je suis enchantée de pouvoir exaucer votre prière. Jai fait tout
régler, convaincue de linnocence de votre fiancé. Voilà une
lettre que vous remettrez à votre futur beau-père.»
Marie, tout en larmes, tomba aux genoux de limpératrice, qui la
releva et la baisa sur le front.
«Je sais, dit-elle, que vous nêtes pas riche, mais jai une dette
à acquitter envers la fille du capitaine Mironoff. Soyez
tranquille sur votre avenir.»
Après avoir comblé de caresses la pauvre orpheline, limpératrice
la congédia, et Marie repartit le même jour pour la campagne de
mon père, sans avoir eu seulement la curiosité de jeter un regard
sur Pétersbourg.
* * *
Ici se terminent les mémoires de Piôtr Andréitch Grineff; mais on
sait, par des traditions de famille, quil fut délivré de sa
captivité vers la fin de lannée 1774, quil assista au supplice
de Pougatcheff, et que celui-ci, layant reconnu dans la foule,
lui fit un dernier signe avec la tête qui, un instant plus tard,
fut montrée au peuple, inanimée et sanglante. Bientôt après, Piôtr
Andréitch devint lépoux de Marie Ivanovna. Leur descendance
habite encore le gouvernement de Simbirsk. Dans la maison
seigneuriale du village de... on montre la lettre autographe de
Catherine II, encadrée sous une glace. Elle est adressée au père
de Piôtr Andréitch, et contient, avec la justification de son
fils, des éloges donnés à lintelligence et au bon coeur de la
fille du capitaine.
[1] Célèbre général de Pierre le Grand et de limpératrice
Anne.
[2] Qui veut dire maître, pédagogue. Les instituteurs
étrangers lont adopté pour nommer leur profession.
[3] Ce mot signifie qui na pas encore sa croissance. On
appelle ainsi les gentilshommes qui nont pas encore pris de
service.
[4] Avdolia, fille de Basile. On sait quen Russie le nom
patronymique est inséparable du prénom, et bien plus usité que le
nom de famille.
[5] Diminutif de Piôtr, Pierre.
[6] Anastasie, fille de Garasim.
[7] Chef-lieu du gouvernement dOrenbourg, le plus oriental de
la Russie dEurope, et qui sétend même en Asie.
[8] Pelisse courte natteignant pas le genou.
[9] Jean, fils de Jean.
[10] Le rouble valait alors, comme aujourdhui le rouble
dargent, quatre francs de notre monnaie.
[11] Pierre, fils dAndré.
[12] Espèce de cidre qui fait la boisson commune des Russes.
[13] Ouragan de neige.
[14] Tapis fait de la seconde écorce du tilleul et qui couvre
la capote dune kibitka.
[15] Parrain du mariage.
[16] Planchette de sapin ou de bouleau, qui sert de chandelle.
[17] Fleuve qui se jette dans lOural.
[18] Bouilloire à thé
[19] Cafetan court.
[20] Les paysans russes portent la hache passée dans la
ceinture ou derrière le dos.
[21] Lit ordinaire des paysans russes.
[22] Allusion aux récompenses faites par les anciens tsars à
leurs boyards, auxquels ils donnent leur pelisse.
[23] Maisons de paysans.
[24] Grossières gravures enluminées.
[25] Jean, fils de Kouzma.
[26] Formule de politesse affable.
[27] Officier subalterne de Cosaques.
[28] Alexis, fils de Jean.
[29] Basile (au féminin), fille dIégor.
[30] Jean, fils dIgnace.
[31] Diminutif de Maria.
[32] Soupe russe faite de viande et de légumes.
[33] En russe, on dit tant dâmes pour tant de paysans.
[34] Poète célèbre alors, oublié depuis.
[35] Ils sont écrits dans le style suranné de lépoque.
[36] Poète ridicule, dont Catherine II sest moquée jusque
dans son _Règlement de lermitage_.
[37] Manière méprisante décrire le nom patronymique.
[38] Formule de consentement.
[39] Environ trois pouces.
[40] De Catherine II.
[41] Jurement tatar.
[42] Ce mot, pris dans Pougatcheff, signifie épouvantail.
[43] Robe parée; cest lusage, chez les Russes, denterrer
les morts dans leurs plus riches habits.
[44] Ceintures que portent tous les paysans russes.
[45] Pierre III.
[46] Petite armoire plate et vitrée où lon enferme les
saintes images, et qui forme un autel domestique.
[47] Chef militaire chez les Cosaques.
[48] À vapeur.
[49] Pièce de cinq kopeks en cuivre.
[50] Le premier des faux Démétrius.
[51] Allusion aux anciennes formules des suppliques adressées
au tsar: «Je frappe la terre du front, et je présente ma supplique
à tes yeux lucides...».
[52] Alors on leur arrachait les narines. Cette coutume
barbare a été abolie par lempereur Alexandre.
[53] Blanc bec.
[54] Il y a également dans le russe un mot forgé avec le verbe
«suborner».
[55] Fille dun autre commandant de forteresse, que tua
Pougatcheff.
[56] Nom dun célèbre bandit du siècle précédent, qui a lutté
longtemps contre les troupes impériales.
[57] Pour la torture.
[58] Légère escarmouche où lavantage était resté à
Pougatcheff
[59] Nom donné à Frédéric le Grand par les soldats russes.
[60] Titre dun officier supérieur.
[61] Nom général des établissements métallurgiques de lOural.
[62] Diminutif de Iéméliane.
[63] Après sêtre avancé jusquaux portes de Moscou, quil
aurait peut-être enlevé si son audace neût faibli au dernier
moment, Pougatcheff, battu, avait été livré par ses compagnons
pour cent mille roubles. Enfermé dans une cage de fer et conduit à
Moscou, il fut exécuté en 1775.
[64] Petit chariot dété.
[65] Un aïeul de Pouschkine fut condamné à mort par Pierre le
Grand.
[66] Chefs du parti russe contre Biron, sous limpératrice
Anne; ils furent tous deux suppliciés avec barbarie.
[67] Anne, fille de Blaise.
[68] Roumiantzeff, vainqueur des Turcs à Larga et à Kagoul en
1772.
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