Les Rois Frères de Napoléon Ier

By Albert Du Casse

Project Gutenberg's Les Rois Frères de Napoléon Ier, by Baron Du Casse

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Title: Les Rois Frères de Napoléon Ier
       Documents inédits relatifs au premier Empire

Author: Baron Du Casse

Release Date: December 4, 2009 [EBook #30604]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES ROIS FRÈRES DE NAPOLÉON IER ***




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de même pour les noms propres et les noms de villes.]




LES ROIS

FRÈRES DE NAPOLÉON Ier


DOCUMENTS INÉDITS

RELATIFS AU PREMIER EMPIRE


PUBLIÉS PAR

LE BARON DU CASSE




PARIS

LIBRAIRIE GERMER BAILLIÈRE et Cie

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN

Au coin de la rue Hautefeuille


1883

_Tous droits réservés._




OUVRAGES DU MÊME AUTEUR:


_Mémoires du roi Joseph_, 10 vol. in-8º avec album de 20 batailles
gravées. Perrotin, éditeur.

_Histoire des négociations relatives aux traités de Mortefontaine,
de Lunéville et d'Amiens_, 3 vol. in-8º. Dentu.

_Mémoires du prince Eugène_, 10 vol. in-8º. Michel Lévy.

_Vandamme et sa correspondance_, 2 vol. in-8º.

_Arrighi de Casa Nova, duc de Padoue_, 2 vol. in-8º.

_Précis des opérations de l'armée de Lyon en 1814_, 1 vol. in-8º.

_Précis des opérations de la guerre d'Orient en 1854_, 1 vol. in-8º.

_Opérations en Silésie, 1806 et 1807_, 2 vol. in-8º avec atlas.

_Mémoires pour l'histoire de la campagne de 1812_, 1 vol. in-8º.

_Histoire anecdotique du coup d'État_, 1 vol. in-8º.

_Souvenirs d'un officier du 2e zouaves_ (attribué à tort au général
Cler), 1 vol. in-12.

_Le duc de Raguse devant l'histoire_, 1 vol. in-8º.

_Les erreurs militaires de M. de Lamartine_, 1 vol. in-8º.

_Histoire anecdotique de l'empereur Napoléon Ier _, 1 vol. in-12.

_Histoire anecdotique de l'ancien théâtre_, 2 vol. in-8º.


ROMANS:


_Rambures_, 1 vol. in-8º.

_Du soir au matin_, 1 vol. in-8º.

_Quatorze de dames_, 1 vol. in-12.

_Les suites d'une partie d'écarté_, 1 vol. in-12.

_Le conscrit de l'an VIII_, 1 vol. in-12.

_Le marquis de Porzaval_, 1 vol. in-12.

_M. Putau_, 1 vol. in-12.

_Les variétés militaires_, 1 vol. in-18.

_Les origines_, 1 vol. in-18.--Etc., etc., etc.

Sous presse: _Le Panthéon fléchois._




PRÉFACE


Dans les premières années du second empire, commença à paraître à la
librairie Perrotin un ouvrage en dix volumes qui fit sensation dans
le monde littéraire et politique, les _Mémoires du roi Joseph_, qui
donnaient sur l'empereur Napoléon Ier, sur son règne et sur
l'histoire de cette grande époque des aperçus entièrement nouveaux.
Des documents importants et irrécusables corroborant les faits se
trouvaient en grand nombre dans ces dix volumes, et, malgré le
succès de l'_Histoire du Consulat et de l'Empire_ de M. Thiers, les
_Mémoires du roi Joseph_ furent accueillis avec une haute faveur
dans les régions élevées et savantes.

Peu de temps après l'entière publication de cet ouvrage, en parut un
autre du même auteur et du même genre, _Mémoires et correspondance
du prince Eugène_, également en dix volumes.

Ces deux publications historiques capitales, faites avec
impartialité, donnèrent la pensée au gouvernement impérial de réunir
en un magnifique ouvrage toutes les lettres écrites ou dictées par
Napoléon Ier, et de livrer à la publicité un admirable monument
d'histoire moderne. Malheureusement, le nombre considérable des
lettres et des documents collectionnés dans les archives du
gouvernement et dans les archives des particuliers fit rejeter
l'idée de joindre à ces lettres de l'empereur les réponses et des
notes explicatives.

Immédiatement après la mort du dernier des frères de Napoléon Ier,
en 1860, parut également un ouvrage en sept volumes intitulé:
_Mémoires du roi Jérôme._

On serait en droit de penser que la collection de ces quatre grandes
publications est de nature à donner l'idée la plus complète de tous
les faits historiques qui s'accomplirent sous le premier empire, et
qu'ils mettent entièrement à jour la politique du grand empereur. Il
n'en est cependant pas réellement ainsi.

Il faut du temps pour débarrasser l'histoire de ses langes.

Tel document publiable à une époque éloignée aurait eu des
inconvénients à être publié à une époque plus rapprochée. Mais ce
qui ne pouvait voir le jour il y a quelques années peut paraître
aujourd'hui.

Tout n'a donc pas été inséré dans les quatre ouvrages publiés sous
le deuxième empire. Nous pouvons affirmer néanmoins que rien n'a été
changé dans les documents qui se trouvent aux Mémoires _Joseph_ et
_Eugène_, et que l'auteur s'est borné à supprimer quelques phrases
et à les remplacer par des points; qu'un certain nombre des lettres
de Napoléon Ier a été supprimé dans la correspondance de l'empereur,
principalement celles écrites au roi Louis, père de Napoléon III.
Quant aux _Mémoires du roi Jérôme_ publiés sous la direction de son
fils, le prince Napoléon, et sans nom d'auteur, nous croyons savoir
que cet ouvrage est loin d'avoir la moindre prétention à la vérité
historique.

Récemment, un volume intitulé: _Napoléon et le roi Louis_ a paru. Il
renferme la collection presque complète des lettres de l'empereur au
troisième de ses frères.

Ces ouvrages, qui ont une grande valeur historique, ne font pour
ainsi dire qu'effleurer plusieurs des grands faits du premier
empire. Ainsi, dans l'histoire du règne du roi Louis, les démarches
faites pour changer en royauté la république batave, les
négociations entreprises pour mener à bien la mission de M. de
Labouchère à Londres, sont à peine indiquées. Cela vient de ce que
l'empereur traçait ses intentions à ses agents, à ses ministres, à
ses frères à grands traits, laissant souvent à ces derniers le soin
des moyens à prendre pour l'exécution de sa volonté.

Nous avons eu la pensée de recourir à la correspondance diplomatique
de cette époque pour compléter, autant que possible, l'histoire des
frères de Napoléon Ier qui est aussi l'histoire de la plupart des
États de l'Europe. En outre, nous joindrons à ces documents un grand
nombre des lettres ou portions de lettres omises à dessein dans les
ouvrages publiés sous le second empire, puis des pièces curieuses
relatives à ces souverains et complètement inconnues.

Cet ouvrage, sorte de complément de ceux qui déjà ont paru, et
intitulé: _Les rois frères de Napoléon_, comprend un grand nombre de
documents inédits relatifs au premier empire.




LES FRÈRES

DE NAPOLÉON Ier




I.

LE ROI JOSEPH

(1797-1808).


Jusqu'au jour où la politique et la raison d'État vinrent se mettre
en travers de ses affections naturelles, l'empereur Napoléon Ier se
montra un frère dévoué, principalement avec Joseph son aîné, qui, à
la mort de leur père, Charles Bonaparte, était devenu le chef de la
famille. Né en janvier 1768, Joseph avait dix-huit mois de plus que
son second frère Napoléon, né lui-même en août 1769. Lors de la
perte qu'ils firent de leur père, l'un avait donc 17 ans, l'autre 15
ans et demi.

Jeté de bonne heure au milieu des affaires publiques, devenu un
personnage politique important, à l'âge où l'on sort à peine de
l'adolescence, un général renommé à l'âge où l'on ceint à peine une
épée, Napoléon, de fait le chef de sa famille, voulut associer ses
frères à sa grandeur. Une fois à la tête du gouvernement, il les
porta aux premières charges de l'État; empereur, il voulut pour eux
des trônes, et, pour les y asseoir, prononça la déchéance des
anciennes familles royales de l'Europe. Mais si l'ambition dominait
tout chez ce grand capitaine, chez ce puissant génie, ses frères
n'avaient pas le même amour des grandeurs. Deux d'entre eux, Joseph
et Louis, esprits modérés et éclairés, n'acceptèrent des couronnes
qu'après beaucoup d'hésitation, bien plus pour céder aux exigences
de leur frère, devenu le maître du monde, que pour obéir à leurs
propres instincts. L'un d'eux, Lucien, se montra toujours rebelle à
cet égard aux volontés de Napoléon. Il entendait vivre à sa guise,
sans se plier aux vues de l'empereur. Enfin, le quatrième, Jérôme,
léger de caractère, ami du plaisir, acceptait volontiers la tutelle
fraternelle, à la condition de pouvoir puiser sans cesse dans le
trésor impérial.

Nous allons exposer les relations de Napoléon avec ses frères à
différentes époques de leur carrière, en rétablissant certaines
parties de leur correspondance omises à dessein dans les ouvrages
publiés jusqu'à ce jour.

Commençons par Joseph, l'aîné des Bonaparte, successivement roi de
Naples et d'Espagne.

Nous croyons inutile de parler des premières années de Joseph
Bonaparte. Nous allons le prendre au moment où il commença à entrer
dans la vie politique et à jouer un rôle dans la diplomatie.

À la suite de sa brillante campagne de 1796 en Italie, le général
Bonaparte, déjà tout-puissant, fit nommer Joseph ambassadeur dans
les États romains. Celui-ci se rendit à Rome à la fin de 1797.
Conformément aux instructions de son frère et du Directoire, il fit
tous ses efforts pour maintenir l'harmonie entre le gouvernement
pontifical et la France. Il n'y put réussir. Les relations entre les
deux États s'envenimèrent par la nomination d'un général autrichien
(Provera), trois fois prisonnier de l'armée de Bonaparte, comme
commandant de la troupe pontificale. Les justes plaintes de Joseph à
cette occasion enhardirent d'une autre part les révolutionnaires
romains, qui se figurèrent que nous ne pouvions faire autrement que
de les soutenir dans leurs tentatives pour renverser le gouvernement
pontifical. Cet état de choses amena l'échauffourée du 7 décembre,
qui coûta la vie au jeune et brillant général Duphot, et nécessita
le départ de Rome du ministre de la légation de France. Joseph,
pendant son séjour dans la ville éternelle, échangea avec son frère
une correspondance intéressante; nous connaissons les lettres de
Napoléon par le recueil officiel publié sous le second empire; les
dépêches de Joseph, au contraire, n'ont été imprimées ni dans les
_Mémoires du roi Joseph_ ni ailleurs; nous choisissons les plus
curieuses pour les donner ici.


I.

                          Rome, 24 fructidor an V (10 septembre 1797).

  JOSEPH AU GÉNÉRAL EN CHEF BONAPARTE.

  J'ai reçu, citoyen général, la lettre à laquelle étaient jointes
  plusieurs pièces relatives à l'arrestation de MM. Angeloni,
  Bouchard, Oscarelli[1], Vivaldi, etc. Les informations que j'ai
  prises sur eux, depuis que je suis à Rome, sont conformes à l'idée
  qu'on en donne dans les lettres qui vous ont été envoyées par le
  citoyen Monge; ils ont manifesté le désir et le projet de changer le
  gouvernement romain. S'ils ont senti et pensé comme les Brutus et
  les grands hommes de l'antiquité, ils ont parlé comme des femmes et
  agi comme des enfants; le gouvernement les a fait arrêter. Comme ils
  n'avaient point de plan déterminé, on n'a rien trouvé chez eux qui
  pût les accuser; mais on en avait trouvé cinquante réunis à la villa
  Médicis; mais la ville entière connaissait les projets dont ils se
  vantaient sans avoir aucun moyen de les mettre à exécution.

         [Note 1: Trois conspirateurs que le général Bonaparte voulait
         que l'on surveillât, tout en empêchant le gouvernement du
         pape de les molester.]

  Quelques-uns d'entre eux, et précisément ceux qui, par leurs
  talents, paraissent être les chefs, étaient munis de certificats
  honorables de la commission des Arts[2]; mais ces certificats et la
  liaison qu'ils ont eue avec les commissaires français, loin d'être
  cause de leur arrestation, l'ont suspendue durant quelques instants,
  et l'on n'a procédé contre eux qu'après que le citoyen Cacault eut
  déclaré que les certificats des commissaires prouvaient pour le
  passé et non pour l'avenir; qu'ils ne pouvaient d'aucune manière
  être regardés comme des actes de garantie pour des faits ignorés et
  absolument étrangers aux commissaires et à tout autre individu
  français.

         [Note 2: Il y avait à Rome une commission des arts présidée
         par Monge et qui, à l'exception de son président, se montrait
         un peu encline à favoriser les projets des ennemis du
         gouvernement pontifical.]

  Depuis cet événement, on est convaincu dans Rome que les Français
  n'ont aucun rapport avec ce qui s'est passé, et aucun d'eux n'a
  éprouvé le moindre désagrément qui puisse le faire croire.

  Cependant, j'ai voulu pressentir quelles étaient les intentions du
  gouvernement sur les individus arrêtés, et surtout sur ceux auxquels
  vous croyez devoir prendre un certain intérêt: le secrétaire
  d'État[3] m'a assuré que Corroux et son frère n'ont point été
  arrêtés; que le juif Ascarelli venait d'être mis en liberté; qu'il
  croyait que Vivaldi allait l'être bientôt; que, quant à Angeloni et
  Bouchard, qui sont les plus compromis, avant la sentence définitive
  je serais informé de l'état du procès, et que le gouvernement se
  prêterait à ce que les Français paraîtront désirer.

         [Note 3: C'était alors le cardinal Doria, hostile à la
         France.]

  Je ne pense pas que le système de sang ou d'extrême rigueur qui a
  prévalu dans quelques États voisins prenne ici; il y a bien quelques
  prêtres influents du caractère des persécuteurs des Albigeois, mais
  ils n'osent pas encore se livrer à l'ardeur de la persécution. Le
  secrétaire d'État, homme doux et honnête, les surveille. Tant qu'il
  pourra quelque chose, je ne crains pas les scènes de sang; mais il
  n'a pas, je pense, tout le crédit qu'il mérite.

  Il est inutile que j'entre dans plus de détails: il suffit que je
  vous assure que je ne perdrai pas de vue le sort des personnes
  arrêtées.


II.

                        Rome, 3 vendémiaire an VI (24 septembre 1797).

  JOSEPH BONAPARTE, AMBASSADEUR DE LA RÉPUBLIQUE, AU GÉNÉRAL EN CHEF
  BONAPARTE.

  Hier au soir, le pape[4] a été indisposé; on espérait cependant
  qu'il serait en état d'aller aujourd'hui, jour de dimanche, à
  Saint-Pierre; mais la fièvre l'a saisi avec des attaques
  d'apoplexie; il a reçu le viatique à trois heures après midi. Il est
  dans ce moment dans un état presque désespéré, et l'on craint qu'il
  ne résiste pas au redoublement de demain.

         [Note 4: Pie VI.]

  Cet événement peut en faire naître plusieurs d'une nature bien
  différente, selon les impulsions que l'on donnera à l'opinion et aux
  affaires de cette ville.

  Vous connaissez, citoyen général, les instructions qui m'ont été
  données par le Directoire; mais sa situation, celle de la France et
  de l'Italie ne sont plus les mêmes.

  Si les républicains qui existent à Rome, et dont quelques-uns sont
  encore arrêtés, s'ébranlent pour tenter un mouvement qui les
  conduise à la liberté, il est à craindre que Naples ne profite d'un
  instant d'oscillation pour faire enfin un mouvement réel et pousser
  ses troupes jusqu'à Rome. Dans ce cas, nul doute que le succès ne
  fût pour les partisans de la coalition dans Rome.

  Naples ne tentera jamais ce mouvement s'il craint d'être prévenu par
  les troupes françaises. Il serait donc à désirer que vous puissiez
  faire filer des forces du côté d'Ancône. Dans toutes les
  hypothèses, leur présence dans un point avoisiné de Rome aura une
  influence morale ou absolue.

  Les cardinaux dont on parle le plus pour les porter au pontificat
  sont: Albani, Gerdil, piémontais, et Caprara[5]. Le premier paraît
  avoir le plus d'influence, il est le centre de la faction impériale;
  Provera, qui, lui, est envoyé ici par le nonce Albani, est un de ses
  moyens, et il les emploie tous. C'est un homme d'un extérieur
  séduisant: du tact, de l'usage, point d'instruction, point de talent
  transcendant, c'est le doyen des cardinaux.

         [Note 5: Albani, neveu du pape Clément XI;--Gerdil, cardinal,
         et l'un des membres les plus savants et les plus illustres du
         Sacré Collège;--Caprara, cardinal, archevêque de Milan qui,
         en 1805, le 28 mai, sacra Napoléon roi d'Italie dans la
         cathédrale de Milan.]

  Le cardinal Gerdil passe pour un saint homme, et un théologien
  consommé. C'est le choix des prêtres non titrés et des dévotes.

  Caprara a des talents. Ennemi du pape actuel, il réunit autour de
  lui les suffrages d'une partie des mécontents du gouvernement
  d'aujourd'hui. L'Espagne paraît le porter. On croit en général qu'il
  réunit aussi le voeu de la France.

  Il est impossible qu'avant la réception de votre lettre, je demande
  officiellement la liberté des prisonniers et l'éloignement du
  général Provera; cette mesure me sera dictée par les circonstances,
  si je les juge de nature à l'exiger.

  Placé plus au centre des grands intérêts, vous serez plus à même de
  me faire connaître quelles doivent être les intentions du
  gouvernement et quels moyens il peut mettre en usage pour les
  remplir.

  Si le pape prolonge son existence, votre lettre me sera extrêmement
  utile: dans l'hypothèse contraire, je vous enverrai un exprès en
  poste. Je vous prie de me faire renvoyer sur-le-champ le courrier
  porteur de la présente.

  Il serait peut-être à propos que, pour tous les événements, vous
  m'envoyassiez quelques officiers.


III.

                          Rome, 16 vendémiaire an VI (7 octobre 1797).

  JOSEPH, AMBASSADEUR, ETC., AU GÉNÉRAL EN CHEF BONAPARTE.

  J'ai reçu, citoyen général, votre lettre du 8 vendémiaire par mon
  courrier de retour.

  Vous êtes déjà instruit du rétablissement de la santé du pape.

  Le général Provera, que l'on attendait ici depuis longtemps, est
  encore à Trieste, d'où le consul romain annonce au secrétaire d'État
  son prochain départ.

  J'ai eu une longue conférence avec le cardinal Doria; je lui ai
  annoncé la volonté précise du gouvernement français de ne pas
  souffrir au commandement des troupes du pape un général autrichien.
  Aujourd'hui, il a dû lui écrire pour lui donner l'ordre de suspendre
  sa marche. Ma déclaration verbale a été un coup de foudre pour lui;
  je l'ai accompagnée de tous les raisonnements qui en font sentir la
  justice, et me suis plaint de plusieurs faits qui décèlent la
  malveillance tacite des meneurs secrets de la cour de Rome. Vous
  remarquerez que, depuis le ministère du cardinal Rusca, rien n'a
  changé que lui-même, son esprit y est resté; il dirige tous les
  travailleurs, commis et autres employés. Le cardinal Doria ne tient
  point essentiellement à la faction ennemie de la France; c'est un
  homme dont les manières françaises et la bonne foi ne peuvent plaire
  ni aux cardinaux ni à ses coopérateurs dans le ministère. Son
  élévation à ce poste est une preuve qu'il reste encore à Rome une
  partie de l'ancienne politique ténébreuse de cette cour: elle met en
  avant un homme honnête et loyal, incapable de soupçonner les
  intentions perfides de ceux qui gouvernent sous son nom, en le
  faisant agir dans leur sens, et, lorsqu'ils ne peuvent pas y
  réussir, en lui faisant forcer la main par le pape, qui déteste son
  secrétaire d'État.

  Les meneurs réels de la cour de Rome sont un monsignor Barberi,
  procureur fiscal, l'intime des cardinaux Rusca, Albani; Zelada,
  secrétaire d'État lors du massacre de Basseville; Sparziani, premier
  commis du secrétaire d'État Rusca, resté dans la même place sous le
  cardinal Doria; c'est le rédacteur de la correspondance au nonce
  Albani, que vous fîtes intercepter avant la dernière campagne contre
  Rome; c'est à cet homme qu'étaient adressées les lettres du comte
  Gorri-Rossi de Milan, dont vous m'avez envoyé les copies.

  Je n'ai point encore réclamé officiellement les Romains détenus
  depuis deux mois; j'ai épuisé tous les moyens de douceur auprès du
  secrétaire d'État. Vous concevez, citoyen général, d'après ce que je
  vous ai dit ci-dessus de la puissance réelle de ce ministre, que je
  n'ai dû rien obtenir: ce n'est que par des démarches fortes et
  officielles que l'on peut faire rentrer dans le devoir, amener à des
  principes de modération les meneurs et les travailleurs subalternes;
  c'est ce que je n'ai point encore cru devoir faire, d'après votre
  silence et celui du ministre des relations extérieures[6], que j'ai
  consulté sur cet article.

         [Note 6: Talleyrand.]


IV.

                            Rome, 5 frimaire an VI (25 novembre 1797).

  JOSEPH BONAPARTE, ETC., AU GÉNÉRAL EN CHEF DE L'ARMÉE D'ITALIE.

  J'ai reçu votre lettre du 24 brumaire. Le général Provera est parti
  le lendemain du jour de la réception de votre dépêche, sans que
  j'aie eu besoin de faire pour cet effet de nouvelles démarches
  auprès du gouvernement de Rome; il s'est retiré à Naples.

  Les détenus pour opinion politique ont été presque tous mis en
  liberté. Je vous ai déjà écrit à ce sujet.

  Le cardinal secrétaire d'État sort à l'instant de chez moi; il se
  plaint de la municipalité d'Ancône, qui a publié l'espèce de
  manifeste dont vous trouverez ci-joint une copie. Le pape a été très
  alarmé de sa lecture, et il a ordonné à son ministre de vous
  dépêcher un courrier et un autre à Paris pour réclamer la
  restitution d'Ancône; il serait possible que la dépêche dont ce
  courrier sera porteur vous parvienne avant la présente.

  L'officier cisalpin chargé des dépêches du ministre des relations
  extérieures n'a éprouvé aucune difficulté pour la reconnaissance de
  la nouvelle République.

  Le secrétaire d'État vient de me donner lecture de la lettre qu'il a
  écrite à ce sujet au ministre des relations extérieures de la
  République cisalpine, et, à dire le vrai, Sa Sainteté lui en avait
  donné l'ordre le premier de ce mois, d'après les instances du
  cardinal et ce que je lui en avais dit moi-même dans la dernière
  audience.

  Vous saurez sans doute que le duc de Parme s'est enfin décidé à
  consentir au projet d'échange auquel l'Espagne paraît tenir
  beaucoup: c'est M. le comte de Valde Pariso, ministre d'Espagne près
  l'infant, qui le mande à M. le chevalier Azara. Il est à désirer que
  la détermination de ce prince ne soit pas trop tardive, et que l'on
  soit à temps pour traiter avec le roi de Sardaigne.

  Je ne vous envoie pas encore votre courrier, n'ayant rien de très
  pressant à vous marquer.


Après son retour à Paris en décembre 1797, à la suite du meurtre du
général Duphot, Joseph reçut du Directoire l'offre de l'ambassade de
Berlin qu'il refusa pour entrer au conseil des Cinq-Cents dont il
venait d'être nommé membre par le collège du département du Liamone
(Corse). Napoléon étant parti pour l'expédition d'Égypte, les deux
frères entrèrent de nouveau en correspondance.

Le 25 juillet 1798, Napoléon, étant au Caire, eut connaissance par
des lettres de Paris des bruits qui couraient sur Joséphine. Il en
éprouva un violent chagrin et écrivit à son frère Joseph la lettre
ci-dessous qui n'a pas été insérée dans la correspondance de
l'empereur et ne l'a été qu'en partie dans les _Mémoires du roi
Joseph_. La voici tout entière:


  Tu verras dans les papiers publics le résultat des batailles et la
  conquête de l'Égypte qui a été assez disputée pour ajouter une
  feuille à la gloire militaire de cette armée. L'Égypte est le pays
  le plus riche en blé, riz, légumes, viande, qui existe sur la terre;
  la barbarie y est à son comble. Il n'y a point d'argent, pas même
  pour solder les troupes. Je puis être en France dans deux mois.--Je
  te recommande mes intérêts.--J'ai beaucoup de chagrin domestique,
  car le voile est entièrement levé. Toi seul me restes sur la terre,
  ton amitié m'est bien chère, il ne me reste plus pour devenir
  misanthrope qu'à la perdre et te voir me trahir... C'est une triste
  position que d'avoir à la fois tous les sentiments pour une même
  personne dans un seul coeur... Tu m'entends.

  Fais en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de
  Paris ou en Bourgogne; je compte y passer l'hiver et m'y enfermer,
  je suis ennuyé de la nature humaine! J'ai besoin de solitude et
  d'isolement, les grandeurs m'ennuient, le sentiment est desséché. La
  gloire est fade. À 29 ans, j'ai tout épuisé, il ne me reste plus
  qu'à devenir bien vraiment égoïste! Je compte garder ma maison,
  jamais je ne la donnerai à qui que ce soit. Je n'ai plus que de quoi
  vivre! Adieu, mon unique ami; je n'ai jamais été injuste envers toi!
  Tu me dois cette justice malgré le désir de mon coeur de l'être...
  Tu m'entends! Embrasse ta femme, Jérôme.


Au mois d'octobre 1802, Napoléon, qui déjà songeait à faire
participer avec lui ses frères aux affaires de l'État, écrivit à
Joseph une courte lettre dans laquelle se reflètent ses pensées sur
son frère aîné. La voici; elle n'a pas encore été publiée.


  J'estime qu'il est utile à l'État et à moi que vous acceptiez la
  place de chancelier, si le Sénat vous y présente. Je jugerai le cas
  que je dois faire de votre attachement et de vous, par la conduite
  que vous tiendrez.


Dans le premier volume des _Mémoires du roi Joseph_, on trouve un
fragment historique que l'ex-roi de Naples et d'Espagne avait écrit
pendant son séjour en Amérique. Il comprend la période qui s'écoule
de la naissance de Joseph à son arrivée à Naples (1806). À la page
97, il est question de la mort du duc d'Enghien. On a supprimé de ce
fragment les lignes suivantes que nous rétablissons:


  Ma mère était tout en larmes, et adressait les plus vifs reproches
  au premier consul qui l'écoutait en silence. Elle lui dit que
  c'était une action atroce dont il ne pourrait jamais se laver, qu'il
  avait cédé aux conseils perfides de ses propres ennemis, enchantés
  de pouvoir ternir l'histoire de sa vie par une page si horrible. Le
  premier consul se retira dans son cabinet, et peu d'instants après
  arriva Caulaincourt qui revenait de Strasbourg. Il fut étonné de la
  douleur de ma mère qui se hâta de lui en apprendre le sujet. À cette
  fatale nouvelle, Caulaincourt se frappa le front et s'arracha les
  cheveux en s'écriant: «Ah! pourquoi faut-il que j'aie été mêlé dans
  cette funeste expédition!»

  Vingt ans se sont écoulés depuis cet événement et je me souviens
  très bien que plusieurs des personnes qui cherchent aujourd'hui à se
  laver d'y avoir pris part, s'en vantaient alors comme d'une fort
  belle chose, et approuvaient hautement cet acte. Pour moi, j'en fus
  très peiné à cause du respect et de l'attachement que je portais au
  premier consul; il me parut que sa gloire en était flétrie.

  Quelques jours après, ma mère me dit qu'elle avait été assez
  heureuse pour faire parvenir à une dame que le prince affectionnait,
  son chien et quelques effets qui lui avaient appartenu.

  J'arrive maintenant au grand et important événement qui plaça la
  couronne impériale sur la tête du premier consul; il s'écoula
  plusieurs mois entre son élection et le couronnement. Pendant ce
  temps, l'empereur, voulant entourer le trône de toute la dignité et
  de tout le respect nécessaire au pouvoir monarchique, rétablit
  l'ancienne étiquette et la fit observer avec soin. Dès ce moment je
  cessai d'avoir des relations aussi intimes avec lui, et pendant
  quelque temps je me trouvai par mon grade et par mes fonctions
  relégué dans le salon d'attente le plus éloigné de ses appartements.

  Je n'en murmurai point et je concevais parfaitement que cela dût
  être ainsi. Mais il ne manqua pas de gens, courtisans ou autres,
  qui, sous le masque de l'intérêt, blâmèrent cette manière d'être de
  Napoléon à mon égard.


En 1805, pendant que l'empereur Napoléon combattait les empereurs
d'Autriche et de Russie en Allemagne, Joseph, resté à Paris avec
pleins pouvoirs de son frère, écrivit le 19 novembre à ce dernier la
lettre ci-dessous, omise dans la _Correspondance_ et les _Mémoires_:


  Jérôme est parti hier. J'avais dû lui donner lors de son premier
  départ, il y a vingt jours, quarante mille francs. J'ai dû lui en
  procurer soixante mille avant-hier, pour qu'il pût partir. Il lui
  aurait été impossible sans cette somme de quitter Paris. Si Votre
  Majesté veut faire donner l'ordre de me rembourser cette somme de
  cent mille francs, elle me fera plaisir, parce que je ne suis pas
  dans le cas d'en faire longtemps l'avance à Jérôme. Je suis honteux
  d'entretenir Votre Majesté d'un si petit détail.


Napoléon trouva fort mauvais ce qu'avait fait Joseph et lui répondit
de Schoenbrunn, le 13 décembre 1805, la lettre suivante, également
omise:


  Mon frère, j'ai lieu d'être surpris que vous ayez tiré des mandats
  sur un préposé de ma liste civile. Je ne veux rien donner à Jérôme
  au-delà de sa pension; elle lui est plus que suffisante et plus
  considérable que celle d'aucun prince de l'Europe. Mon intention
  bien positive est de le laisser emprisonner pour dettes, si cette
  pension ne lui suffit pas. Qu'ai-je besoin des folies qu'on fait
  pour lui à Brest? C'est de la gloire qu'il lui faut et non des
  honneurs. Il est inconcevable ce que me coûte ce jeune homme pour ne
  me donner que des désagréments et n'être bon à rien à mon système.
  Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

  Votre très-affectionné frère.


Joseph, voyant que son frère s'était mépris en partie sur ce qui
avait été fait à l'égard de Jérôme, écrivit de Paris le 22 décembre
1805:


  Sire, j'ai reçu la lettre de Votre Majesté du 22 frimaire,
  relativement à Jérôme. V. M. a été induite en erreur, je ne me suis
  pas permis de tirer des mandats sur aucun des préposés de sa liste
  civile, seulement j'ai demandé à M. Lemaître, préposé du trésorier,
  s'il trouvait des inconvénients à avancer à Jérôme quatre mois de sa
  pension; sur son hésitation, je lui ai dit que si M. Estève le
  trouvait mal, je ferais remettre cette somme dans sa caisse
  sur-le-champ. Voilà le fait. V. M. est trop juste pour ne pas voir
  que je n'ai rien pris sur moi qui pût lui déplaire. Jérôme ne
  pouvait partir sans argent et mon intendant n'avait pas un sol que
  je puisse lui donner dans ce moment, au-delà des quarante mille
  francs que je lui ai donnés précédemment.

  Je me suis plaint tout le premier au ministre de la police du
  journaliste qui avait parlé des honneurs qu'on lui rendait. Sur mon
  ordre, le ministre a fait défense aux autres journalistes de copier
  cet article qui effectivement n'a pas été répété depuis.

  J'ai fait la même plainte au ministre de la marine qui m'a dit qu'il
  avait une lettre de Jérôme qui démentait les assertions du
  journaliste et qu'il était très satisfait de lui[7].

         [Note 7: Jérôme, en effet, avait été reçu à Brest avec
         beaucoup d'éclat. Il était difficile qu'il en fût autrement.
         N'était-il pas le frère de l'empereur? Peut-être ce dernier
         aurait-il été fort mécontent si son frère n'avait pas été
         reçu avec les honneurs dus à son rang.]

  Je suis, etc.


Jusqu'alors aucun différend un peu sérieux ne s'était élevé entre
les deux frères. Napoléon écrivait avec quelque rudesse à son aîné,
mais toujours en lui montrant une grande affection. Ce fut quelque
temps après la création de l'empire et les succès de la campagne de
1805, lorsque la politique fut en jeu, que survint la première
mésintelligence sérieuse.

Napoléon, une fois sur le trône, voulut mettre une couronne sur la tête
de Joseph et songea à fonder le royaume de Lombardie. L'aîné des
Bonaparte, peu ambitieux de sa nature, refusa obstinément, donnant pour
prétexte que son frère n'ayant pas d'enfant de son mariage avec
Joséphine, il ne voulait pas aliéner ses droits sur la couronne de son
propre pays. En vain l'empereur essaya-t-il de le faire revenir sur
cette résolution, Joseph s'obstina, et le royaume d'Italie ayant été
fondé, le beau-fils de Napoléon, le prince Eugène de Beauharnais, en fut
nommé vice-roi par l'empereur. Toutefois, ce n'était qu'une étape dans
les vastes projets du conquérant. Immédiatement après la bataille
d'Austerlitz et le traité de Presbourg, dès qu'il eut lancé de son camp
impérial de Schoenbrunn (27 décembre 1805) le manifeste par lequel il
déclarait à la face de l'Europe que les Bourbons de Naples avaient cessé
de régner sur cette partie de l'Italie, Napoléon nomma Joseph son
lieutenant-général dans le sud de la Péninsule, mit sous ses ordres
l'armée française destinée à faire la conquête de ce royaume, bien
décidé, une fois que son frère serait à Naples, à mettre la couronne des
Deux-Siciles sur sa tête. Il laissa donc d'abord Joseph faire la
conquête et entrer à Naples; puis, ce prince ayant demandé à avoir
auprès de lui pour les attacher à son service deux personnes qui lui
inspiraient une grande confiance, une véritable amitié, les conseillers
d'État Miot de Mélito et Roederer, l'empereur les lui envoya. Avant
d'expédier le premier, il le fit venir dans son cabinet et lui dit:


  Vous allez partir pour rejoindre mon frère. Vous lui direz que je le
  ferai roi de Naples, qu'il restera Grand Électeur et que je ne
  changerai rien à ses rapports avec la France; mais dites-lui bien
  aussi qu'il ne faut ni hésitation ni incertitude. J'ai dans le
  secret de mon sein un autre tout nommé pour le remplacer, s'il
  refuse. Je l'appellerai Napoléon. Il sera mon fils. C'est la
  conduite de Joseph à Saint-Cloud, son refus d'accepter la couronne
  de Lombardie, qui m'a fait nommer Eugène mon fils. Je suis résolu à
  en faire un autre s'il m'y force encore. _Tous les sentiments
  d'affection cèdent maintenant à la raison d'État. Je ne connais pour
  parents que ceux qui me servent._ Ce n'est point au nom de Bonaparte
  qu'est attachée ma famille, c'est au nom de Napoléon. Je n'ai pas
  besoin d'une femme pour avoir un héritier. C'est avec ma plume que
  je fais des enfants[8]. Je ne puis aimer aujourd'hui que ceux que
  j'estime. Tous ces liens, tous ces rapports d'enfance, il faut que
  Joseph les oublie; qu'il se fasse estimer; qu'il acquière de la
  gloire; qu'il se fasse casser une jambe; qu'il ne redoute plus la
  fatigue; ce n'est qu'en la méprisant qu'on devient quelque chose.
  Voyez, moi, la campagne que je viens de faire, l'agitation, le
  mouvement m'ont engraissé. Je crois que si tous les rois de l'Europe
  se coalisaient contre moi, je gagnerais une panse ridicule.

         [Note 8: Nous adoucissons l'expression de l'empereur. Celle
         dont il se servit en parlant au futur ministre de Naples ne
         saurait être écrite. Cette conversation, recueillie par Miot
         de Mélito au sortir de son audience de départ, se trouve
         telle quelle dans le manuscrit de cet homme d'État.]

  Je donne à mon frère une bonne occasion. Qu'il gouverne sagement et
  avec fermeté ses nouveaux États; qu'il se montre digne du trône que
  je lui donne. Mais, ce n'est rien d'être à Naples où vous le
  trouverez sans doute arrivé. Je ne crois pas qu'il y ait eu de
  résistance; il faut conquérir la Sicile. Qu'il pousse cette guerre
  avec vigueur; qu'il paraisse souvent à la tête de ses troupes; qu'il
  soit ferme, c'est le seul moyen de s'en faire aimer. Je lui
  laisserai 14 régiments d'infanterie, 5 brigades de cavalerie, à peu
  près 40,000 hommes. Qu'il m'entretienne cette partie de mon armée,
  c'est la seule contribution que je lui demande. Surtout, qu'il
  empêche X..... de voler. Je veux que ce qu'il fera payer aux peuples
  du royaume de Naples tourne au profit de mes troupes et ne vienne
  pas engraisser des fripons. Ce qui a été fait dans les États
  vénitiens est épouvantable. Ce n'est point une affaire terminée.
  Qu'il le renvoie donc à la première preuve qu'il aura de
  malversation.

  Quant à Roederer, je n'ai pas voulu le refuser à mon frère. C'est un
  homme d'esprit qui pourra lui être utile. Il est déjà assez riche.
  Que mon frère ne laisse pas déshonorer son caractère.

  Vous avez entendu, je ne puis plus avoir de parents dans
  l'obscurité. Ceux qui ne s'élèveront pas avec moi ne seront plus de
  ma famille. _J'en fais une famille de rois qui se rattacheront à mon
  système fédératif._


Ce discours familier tenu par Napoléon à l'ami, à l'un des futurs
ministres de Joseph, nous paraît résumer la pensée intime de
l'empereur et la ligne de conduite qu'il était décidé, dès ce jour,
à suivre avec ses frères. Nous allons voir du reste qu'il ne s'en
écarta plus.

Les recommandations relatives à X....., l'empereur les adressa à son
frère à plusieurs reprises, notamment dans une lettre datée du 2
mars 1806. Dans cette dépêche, un passage supprimé dans les
_Mémoires du roi Joseph_ a été rétabli dans la _Correspondance de
l'empereur_ (page 146, 12e volume). Le voici: «Soyez inflexible pour
les voleurs. X..... est haï de toute l'armée; vous devez bien vous
convaincre aujourd'hui que cet homme n'a pas l'élévation nécessaire
pour commander des Français.»

L'empereur, dans une autre lettre à Joseph, exigea que ce dernier
fit rendre les millions pris dans les États vénitiens. Cette lettre,
en date du 12 mars, contient le passage suivant:


  «X..... et Solignac ont détourné six millions quatre cent mille
  francs, il faut qu'ils rendent jusqu'au dernier sou.» En la
  recevant, Joseph, très-lié avec X....., le fit venir et lui demanda
  de restituer de bonne grâce les millions qu'il avait détournés.
  X..... ne paraissait pas disposé à ce sacrifice. «Écoute, lui dit le
  roi de Naples, prends garde; tu connais mon frère, il te fera
  fusiller. Si donc tu ne veux pas rendre l'argent, embarque-le avec
  toi sur le navire américain en ce moment dans le port de Naples et
  file dans le Nouveau-Monde. Si tu veux rendre, je te promets de te
  faire donner par l'empereur une partie de ce que tu restitueras.»
  X..... consentit enfin. Quelque temps après eut lieu la prise de
  Gaëte. Reynier était fort embarrassé dans les Calabres. Joseph
  demanda à X..... de s'y porter avec 30 mille hommes. X..... commença
  par refuser si on ne lui laissait pas la faculté d'agir dans ce pays
  comme bon lui semblait. En vain Joseph lui promit de lui faire
  donner par l'empereur lui-même une grosse somme, il voulut rester
  libre de faire ce qui lui conviendrait.


Cela n'empêchait pas Napoléon de rendre justice au mérite de X.....;
aussi écrivait-il au prince Eugène, le 30 avril 1809, après la
bataille de Sacile: «X..... a des talents militaires devant lesquels
il faut se prosterner. Il faut oublier ses défauts, car tous les
hommes en ont, etc.» Mais revenons à Joseph.

Pendant presque tout le règne à Naples du frère aîné de l'empereur,
les relations entre les deux souverains furent affectueuses, surtout
pendant l'année 1806. De temps à autre, néanmoins, Napoléon lançait
dans ses lettres quelques mots de blâme à Joseph. Ainsi, le 24 juin
1806, il lui écrit de Saint-Cloud la lettre ci-dessous, omise dans
la _Correspondance_ et aux _Mémoires_:


  J'ai reçu votre lettre du 15 juin. Je vous prie de bien croire que
  toutes les fois que je critique ce que vous faites, je n'en apprécie
  pas moins tout ce que vous avez fait[9].

         [Note 9: C'était en quelque sorte un exorde à la lettre fort
         dure que l'empereur devait écrire à son frère en date du 12
         novembre 1807, relative à la Sicile.]

  Je vois avec un grand plaisir la confiance que vous avez inspirée à
  toute la saine partie de la nation.

  Je ne sais s'il y a beaucoup de poudre à Ancône et à Civita-Vecchia,
  mais j'ai ordonné que, s'il y en avait, on vous en envoyât
  sur-le-champ.

  Le roi de Hollande est arrivé à La Haye, il a été reçu avec grand
  enthousiasme.

  Je vous ai déjà écrit pour l'expédition de Sicile qu'il fallait
  débarquer la première fois en force.

  Je vous prie de mettre l'heure de départ de vos lettres, afin que je
  voie si l'estafette fait son devoir, etc.


La reine Julie n'avait pu encore rejoindre son mari avec ses
enfants; le roi l'attendait avec impatience, et l'empereur désirait
son départ. Joseph lui écrivit la lettre suivante:


  Ma chère Julie, j'ai reçu ta lettre du 11; je sais que ta santé
  n'est pas bonne, pourquoi t'obstines-tu à aller le dimanche et le
  lundi aux Tuileries? tu dois rester chez toi et ne t'occuper que du
  rétablissement de ta santé; tu sais que rien ne lui est plus
  nuisible que les veilles et la contrariété; reste donc chez toi avec
  tes filles et ta soeur et tes nièces, amuse-toi avec elles, fais des
  contes à Zénaïde, à Lolotte et à Oscar[10] et pense que c'est tout
  ce que tu peux faire de mieux pour elles, pour toi et pour moi,
  puisque tu rattrapes par là ta santé.

         [Note 10: Depuis roi de Suède.]

  Tout va bien ici, la ville est tranquille, je m'occupe beaucoup des
  affaires et je vois avec plaisir que ce n'est pas sans succès; je
  ferai l'expédition de Sicile dès que j'en aurai les moyens, mais tu
  ne dois avoir aucune inquiétude pour moi. Cela fait, s'il entrait
  dans les arrangements de l'empereur de marier Zénaïde ou Charlotte
  avec Napoléon[11] au lieu d'un étranger, je m'estimerai heureux si,
  par l'adoption de notre neveu, l'empereur réunissait sur lui seul
  toutes ses affections, sans que mon honneur en fût blessé; je
  demanderai d'être, moi, l'organe de sa volonté au Sénat; par ce
  moyen je reviendrai vivre avec toi à Mortefontaine, et je
  m'arracherai, avec plaisir, à cette vie que je ne mène que pour
  obéir à l'empereur, soit qu'il me voulût à la tête d'une armée, soit
  que s'y mettant lui-même, il me laissât le soin d'être l'organe de
  sa volonté à Paris comme il l'a déjà fait une fois. Je crois que
  l'intérêt de toute la famille, de l'empereur surtout, qui reste seul
  exposé aux complots ennemis, toutes ces affections de mon coeur se
  trouveraient réunies dans ce projet.

         [Note 11: Fils aîné du roi Louis.]

  Il est plus que probable que nous n'aurons pas de garçons; d'après
  cela, qu'y a-t-il de plus glorieux pour moi que de centraliser avec
  l'empereur toutes nos affections sur le même enfant qui devient
  aussi le mien? Je crois que tu pourrais en dire deux mots à
  l'empereur, s'il t'en offre l'occasion.

  Je le répète, il ne doit pas rester seul à Paris, la Providence m'a
  fait exprès pour lui servir de sauvegarde, aimant le repos, pouvant
  supporter l'activité, méprisant les grandeurs et pouvant porter leur
  fardeau avec succès; quelles que soient les brouilleries qui ont
  existé entre l'empereur et moi, il est vrai de dire, ma chère amie,
  que c'est encore l'homme du monde que j'aime le mieux. Je ne sais
  pas si un climat, des rivages en tout semblables à ceux que j'ai
  habités avec lui m'ont rendu toute ma première âme pour l'ami de mon
  enfance, mais il est vrai de dire que je me surprends pleurant mes
  affections de 20 ans comme celles de quelques mois; si tu ne peux
  pas venir tout de suite, envoie-moi Zénaïde; je donnerais tous les
  empires du monde pour une caresse de ma grande Zénaïde et une
  caresse de ma petite Lolotte; quant à toi, tu sais bien que je
  t'aime comme leur mère et comme j'aime ma femme; si je puis réunir
  une famille dispersée et vivre dans le sein de la mienne, je serai
  content et je m'adonne à remplir toutes les missions que l'empereur
  me donnera, comme général, gouverneur, pourvu qu'elles soient
  temporaires, et que je conserve l'espoir de mourir dans un pays où
  j'ai toujours voulu vivre.

  Je ne sais pas pourquoi je n'écris pas ceci à l'empereur, mais ce
  sera la même chose si tu lui donnes cette lettre à lire, et je ne
  vois pas pourquoi je ne lui donnerais pas mon âme à voir tout comme
  à toi-même.


Le 28 juillet 1806, Napoléon, dans une autre lettre, reproche au roi
Joseph sa trop grande douceur et termine par cette phrase: «Ce
serait vous affliger inutilement que de vous dire tout ce que je
pense.» Et un _post-scriptum_: «Au milieu de tout cela, portez-vous
bien, c'est le principal.»

Le 9 août, Napoléon dit à son frère, au milieu d'une longue lettre:
«Votre correspondance est régulière mais insignifiante.» Le 12
novembre 1806, ayant appris que Joseph montrait quelquefois ses
lettres à ses amis, il termine celle qu'il lui écrit ce jour-là de
la manière suivante: «Peut-être ai-je tort de vous dire cela, mais
si vous montrez mes lettres pour des choses indifférentes, j'espère
que celle-ci sera oubliée par vous, immédiatement après que vous
l'aurez lue.»

L'idée favorite de Napoléon était d'imposer à l'Europe un système
fédératif de rois pris dans sa famille. Il avait placé successivement
Joseph sur le trône de Naples, Louis sur le trône de Hollande, Jérôme
sur celui de Westphalie. Roi d'Italie, il avait fait son beau-fils,
Eugène de Beauharnais, vice-roi. Un seul de ses frères, Lucien,
persistait à se montrer rebelle à l'attrait du pouvoir suprême,
préférant au sceptre une vie de famille douce et paisible. Depuis 1803,
il vivait à Rome dans une sorte d'exil, marié à une femme qui lui
convenait, mais que Napoléon ne voulait pas reconnaître pour sa
belle-soeur. Un mot sur l'existence de Lucien jusqu'à son entrevue avec
l'empereur à Mantoue, en 1807.

Lucien était né à Ajaccio le 21 mars 1775. Obligé de se réfugier en
France par suite de la proscription que Paoli avait fait prononcer
contre la famille Bonaparte, Lucien, dont la mère était complètement
ruinée, sollicita et obtint un emploi dans l'administration des
subsistances de l'armée des Alpes-Maritimes, et, peu de temps après,
la place de garde-magasin des subsistances militaires de
Saint-Maximin, dans le département du Var. Reçu membre et bientôt
élu président de la Société populaire de cette ville, Lucien épousa
Mlle Christine Boyer, qui appartenait à une famille peu aisée mais
très honorable du pays. Nommé à la fin de 1795 commissaire des
guerres, il fut envoyé deux ans et demi après, par le département de
Liamone, au Conseil des Cinq-Cents en qualité de député de la Corse.

Lucien n'avait alors que vingt-trois ans: l'âge légal exigé par la
Constitution était vingt-cinq ans; mais la commission chargée de la
vérification des pouvoirs, soit par sympathie pour le nouveau
membre, soit par considération pour le général Bonaparte qui venait
de conquérir l'Italie, passa sur l'illégalité de sa nomination.

Lucien était né orateur: quelques jours lui suffirent pour faire
apprécier la puissance de sa parole. Il combattit avec force et
succès le Directoire, et ne cessa de signaler à la France les
conséquences inévitables des violations journalières faites à la
Constitution. Ce fut lui qui fit accorder des secours aux veuves et
aux enfants des soldats morts sur le champ de bataille, qui fit
repousser l'impôt que le gouvernement voulait établir sur le sel et
sur les denrées de première nécessité, et qui décida le Conseil, le
22 septembre 1798, à renouveler son serment de fidélité à la
Constitution de l'an III. Convaincu qu'il sauvait la République en
arrachant le pouvoir aux hommes du Directoire, Lucien, qui venait
d'être porté à la présidence des Cinq-Cents, seconda de toutes ses
forces le projet de son frère Napoléon. Ce fut lui qui décida, par
l'énergie de son caractère et la puissance de sa parole, le succès
des journées du 18 et du 19 brumaire. Nommé membre du Tribunat,
institué par la constitution consulaire, et peu de temps après
ministre de l'intérieur en remplacement de Laplace, Lucien déploya
dans cette nouvelle position toutes les ressources de son esprit, et
marqua son ministère par plusieurs actes importants. Ce fut sous son
administration que les préfectures furent définitivement organisées
et que les arts et les sciences, négligés par le gouvernement
directorial, attirèrent de nouveau l'attention et la sollicitude du
pouvoir. Envoyé en Espagne, en qualité d'ambassadeur extraordinaire
de la République, il décida Charles IV à s'allier étroitement à la
France, força le Portugal à signer, le 29 novembre 1801, le traité
de Badajoz, conclut avec les deux pays plusieurs conventions très
avantageuses à la France, et prit enfin une part importante à la
création du royaume d'Étrurie et à la cession faite à la France des
duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla.

Rentré en France au commencement de 1802, Lucien fut chargé par son
frère de présenter le Concordat à la sanction du Tribunat; il
prononça, à cette occasion, un discours remarquable, dont la sagesse
et la modération furent louées par tout le monde. Le 18 mai suivant,
il fit adopter le projet d'institution de la Légion d'honneur; son
discours, plein de vues supérieures, obtint les applaudissements de
toute l'assemblée. Lucien fut nommé grand officier et membre du
grand conseil d'administration de l'ordre et enfin membre du Sénat.
Peu de temps après, l'Institut national, réorganisé sous ses
auspices par décret du 3 février 1803, l'élisait membre de la
classe des langues et de la littérature.

Lucien aimait réellement la République; il y voyait le salut de la
France et le seul gouvernement compatible avec les circonstances.
Ses vues différaient de celles du premier consul, et plus d'une fois
cette différence avait provoqué de violentes discussions entre les
deux frères. Également tenaces, également convaincus de la
supériorité de leurs idées, Napoléon et Lucien défendirent leurs
opinions politiques avec la même force; et, comme on devait le
prévoir, n'ayant pu se convaincre mutuellement, ils se brouillèrent.
Une affaire de famille acheva de séparer les deux frères. Lucien
avait perdu sa femme, à peine âgée de vingt-six ans. Il voulait
épouser Mme Alexandrine de Bleschamp, alors une des femmes les plus
belles et les plus spirituelles de Paris, veuve de M. Jouberthon,
mort à Saint-Domingue où il avait suivi l'expédition du général
Leclerc. Le premier consul, soit qu'il prévît les grandes destinées
réservées à ses frères et soeurs, soit qu'il eût des vues secrètes
pour Lucien, voulut s'opposer au mariage de son puîné; mais Lucien
épousa malgré lui la femme qu'il avait choisie. La rupture fut alors
complète entre les deux frères. Lucien quitta la France au mois
d'avril 1804, et alla se fixer à Rome, où il fut accueilli avec la
plus haute bienveillance par le vénérable Pie VII.

L'empereur cependant n'avait pas renoncé à faire rentrer dans son
système le seul de ses frères qui s'obstinât à ne pas s'y associer.
Il fit faire officieusement par Joseph des avances à Lucien,
lorsqu'à la fin de 1807, il se rendit lui-même à Milan pour ceindre
la couronne de fer. Joseph, ayant vu Lucien à Modène, écrivit de
cette ville à l'empereur, le 11 décembre 1807:


  J'ai rencontré Lucien à Modène; il était fort empressé de se rendre
  auprès de vous, surtout d'après les dispositions de bonté dans
  lesquelles je lui ai dit que vous étiez pour lui et pour celle de
  ses enfants en âge d'être établie. Il vient vous en remercier et il
  est décidé à l'envoyer à Paris dès que vous le jugerez nécessaire.

  Il persiste dans les assurances qu'il m'avait déjà données à mon
  passage à Rome que, content de son état, il ne désirait en sortir
  qu'autant que cela pourrait être utile aux vues de Votre Majesté sur
  sa dynastie et compatible avec le devoir qu'il s'est imposé de ne
  point abandonner une femme qu'il ne dépend plus de lui aujourd'hui
  de ne pas avoir, qui lui a donné quatre enfants et dont il n'a qu'à
  se louer infiniment depuis qu'il vit avec elle.

  Quelles que soient les observations que je lui aie faites; quelque
  fortes que m'aient semblé les raisons que je lui ai données, je n'ai
  pu en tirer autre chose sinon qu'il avait mis son honneur à ne
  désavouer ni sa femme, ni ses enfants, et qu'il lui était impossible
  de se déshonorer, ne fût-ce qu'à ses propres yeux. Du reste, prêt à
  saisir tous les moyens qu'il vous plairait de lui offrir pour sortir
  de l'état de nullité dans lequel il est. Il trouve juste que vous ne
  lui donniez aucun droit à l'hérédité en France, puisque vous ne
  reconnaissez pas les enfants nés de son mariage; mais qu'il lui
  semblait que dans un établissement étranger, les considérations
  politiques n'étaient pas les mêmes et que votre indulgence pourrait
  bien laisser partager cet établissement, quel qu'il fût, à sa femme
  et à ses enfants.

  Sur ce qu'il m'a dit qu'ils étaient sur le point de se mettre en
  route pour aller se jeter à vos pieds, je l'en ai dissuadé et l'ai
  engagé à envoyer un courrier qui suspendît leur départ.

  Je suis fâché de n'avoir pas autre chose à vous apprendre; mais Dieu
  est grand et miséricordieux et je reconnais tous les jours davantage
  qu'avec autant de bonté que moi, vous avez tant de ressources dans
  l'esprit que tout ce dont vous vous mêlez doit réussir. Je fais bien
  des voeux pour cela.


À la réception de cette lettre, Napoléon fit dire à Lucien de se
rendre à Mantoue où lui-même irait le trouver.

Les deux frères se revirent après quatre ans de séparation.
Napoléon, nous l'avons dit, regrettait l'éloignement de Lucien et
par raison politique et par esprit de famille. Il n'avait pas
renoncé à obtenir de lui une modification dans sa ligne de conduite,
en s'adressant de nouveau à son ambition. Mais il voulait d'abord le
détacher de sa femme comme il l'avait fait pour Jérôme, époux de
l'Américaine Patterson.

Les deux frères arrivèrent à Mantoue le 13 décembre 1807, presque au
même moment. À peine arrivé, Lucien se rendit au palais et monta à
l'appartement de l'empereur, qui vint au-devant de lui en lui
tendant la main avec émotion. Lucien la baisa, puis les deux frères
s'embrassèrent. Restés seuls, Napoléon aborda franchement la
conversation et fit connaître ses projets sans le moindre détour. Le
royaume d'Italie fut offert à Lucien; mais celui-ci, sans dire qu'il
accepterait dans aucun cas, fit observer à son frère que, roi de ce
pays, il exigerait immédiatement l'évacuation des troupes françaises
et suivrait la politique qui lui semblerait la plus profitable à la
nation italienne. C'était suffisamment dire qu'il régnerait pour lui
et non suivant les vues de Napoléon; cela ne pouvait convenir à
l'empereur. Celui-ci lui offrit alors le grand-duché de Toscane.
Sans se prononcer sur cette proposition, Lucien répondit que, s'il
devenait duc de Toscane, il marcherait sur les traces de Léopold,
dont la mémoire était restée si chère aux Toscans. En d'autres
termes, il déclarait cette fois encore qu'il ne gouvernerait que
dans l'intérêt de ses sujets. Du reste, dans la pensée de Napoléon,
l'offre de la Toscane, comme celle de la couronne d'Italie, était
subordonnée à la condition que Lucien divorcerait avec Mme
Alexandrine de Bleschamp. Lucien repoussa cette demande avec
indignation. Napoléon s'emporta; dans sa colère, il brisa une montre
en disant qu'il saurait briser de même les volontés qui
s'opposeraient à la sienne; il alla même jusqu'à menacer Lucien de
le faire arrêter; Lucien répondit avec dignité à cette menace: «Je
vous défie de commettre un crime.» Peu d'instants après, les deux
frères se séparèrent, Lucien pour retourner à Rome, Napoléon pour se
rendre à Milan.

À la suite de cette entrevue et de cette scène violente, Napoléon
écrivit à Joseph:


  Mon frère, j'ai vu Lucien à Mantoue, j'ai causé avec lui pendant
  plusieurs heures; il vous aura sans doute mandé la disposition dans
  laquelle il est parti. Ses pensées et sa langue sont si loin de la
  mienne que j'ai eu peine à saisir ce qu'il voulait; il me semble
  qu'il m'a dit qu'il voulait envoyer sa fille aînée à Paris près de
  sa grand'mère. S'il est toujours dans ces dispositions, je désire en
  être sur-le-champ instruit, et il faut que cette jeune personne soit
  dans le courant de janvier à Paris, soit que Lucien l'accompagne,
  soit qu'il charge une gouvernante de la conduire à Madame. Lucien
  m'a paru être combattu par différents sentiments et n'avoir pas
  assez de force de caractère pour prendre un parti. Toutefois, je
  dois vous dire que je suis prêt à lui rendre son droit de prince
  français, à reconnaître toutes ses filles comme mes nièces,
  toutefois qu'il commencerait par annuler son mariage avec Mme
  Jouberthon, soit par divorce, soit de toute autre manière. Dans cet
  état de choses, tous ses enfants se trouveraient établis. S'il est
  vrai que Mme Jouberthon soit aujourd'hui grosse, et qu'il en naisse
  une fille, je ne vois pas d'inconvénient à l'adopter, si c'est un
  garçon, à le considérer comme fils de Lucien, mais non d'un mariage
  avoué par moi, et celui-là je consens à le rendre capable d'hériter
  d'une souveraineté que je placerais sur la tête de son père,
  indépendamment du rang où celui-ci pourra être appelé par la
  politique générale de l'État, mais sans que ce fils puisse prétendre
  à succéder à son père dans son véritable rang, ni être appelé à la
  succession de l'Empire français. Vous voyez que j'ai épuisé tous
  les moyens qui sont en mon pouvoir de ramener Lucien (qui est
  encore dans sa première jeunesse), à l'emploi de ses talens pour moi
  et la patrie, je ne vois point ce qu'il pourrait actuellement
  alléguer contre ce système. Les intérêts de ses enfants sont à
  couvert, ainsi donc j'ai pourvu à tout. Le divorce une fois fait
  avec Mme Jouberthon et Lucien établi en pays étranger, Mme
  Jouberthon ayant un grand titre à Naples ou ailleurs, si Lucien veut
  l'appeler près de lui, pourvu que ce ne soit pas jamais en France
  qu'il veuille vivre avec elle, non comme avec une princesse sa
  femme, et dans telle intimité qu'il lui plaira, je n'y mettrai point
  d'obstacle, car c'est la politique seule qui m'intéresse; après cela
  je ne veux point contrarier ses goûts ni ses passions. Voilà mes
  propositions. S'il veut m'envoyer sa fille, il faut qu'elle parte
  sans délai, et qu'en réponse il m'envoie une déclaration que sa
  fille part pour Paris et qu'il la met entièrement à ma disposition,
  car il n'y a pas un moment à perdre; les événements se pressent, et
  il faut que mes destinées s'accomplissent. S'il a changé d'avis, que
  j'en sois également instruit sur-le-champ, car j'y pourvoirai d'une
  autre manière, quelque pénible que cela fût pour moi, car pourquoi
  méconnaîtrais-je ces deux jeunes nièces qui n'ont rien à faire avec
  le jeu des passions dont elles ne peuvent être les victimes? Dites à
  Lucien que sa douleur et la partie des sentiments qu'il m'a
  témoignées m'ont touché, et que je regrette davantage qu'il ne
  veuille pas être raisonnable et aider à son repos et au mien. Je
  compte que vous aurez cette lettre le 22. Mes dernières nouvelles de
  Lisbonne sont du 28 novembre. Le prince-régent s'était embarqué pour
  se rendre au Brésil; il était encore en rade de Lisbonne; mes
  troupes n'étaient qu'à peu de lieues des forts qui ferment l'entrée
  de la rade. Je n'ai point d'autre nouvelle d'Espagne que la lettre
  que vous avez lue. J'attends avec impatience une réponse claire et
  nette surtout pour ce qui concerne Lolotte.

                                              Votre affectionné frère.

  _P.-S._--Mes troupes sont entrées le 30 novembre à Lisbonne, le
  prince royal est parti sur un vaisseau de guerre, j'en ai pris cinq
  et six frégates. Le 2 décembre, tout allait bien à Lisbonne. Le 6
  décembre, l'Angleterre a déclaré la guerre à la Russie. Faites
  passer cette nouvelle à Corfou. La reine de Toscane est ici. Elle
  veut s'en aller à Madrid.

  Milan, 20 décembre à minuit 1807.


À l'époque où cette lettre fut écrite, l'empereur commençait à se
préoccuper des affaires d'Espagne. L'héritier présomptif du trône,
Ferdinand, fils de Charles IV, lui avait fait faire des ouvertures
pour obtenir la main d'une Bonaparte. Napoléon avait eu l'idée de
donner à ce prince, prêt à se jeter dans ses bras, la fille de
Lucien. C'est ce qui explique la lettre ci-dessus.

Au reçu de cette lettre, Joseph écrivit à Lucien qui lui répondit et
dont il envoya la lettre à l'empereur le 31 décembre avec celle-ci:


  Sire,

  Je vous envoye la réponse que j'ai reçue de Lucien, il veut mener sa
  fille lui-même jusqu'à Pescara où il la remettra à la personne que
  vous aurez chargée de la conduire à Milan. J'ai fait inutilement
  l'impossible pour obtenir davantage de lui, pour son propre bien,
  pour celui de sa famille, et pour répondre aux vues paternelles de
  Votre Majesté.

  Sa femme n'est pas décidément enceinte, ce que l'on avait dit n'est
  pas vrai.


Bientôt, en vertu des ordres de l'empereur, eut lieu l'expédition de
Rome et la prise de possession de la ville éternelle par les troupes
du général Miollis, le Saint-Père s'étant refusé à observer le
blocus continental. Lucien se trouvait encore à Rome. Il écrivit à
Joseph pour le prier de demander à l'empereur l'autorisation de se
retirer près de Naples. Joseph manda à l'empereur le 4 février 1808:


  Je reçois vos lettres du 26. Nos troupes sont entrées à Rome. Lucien
  me demande à se retirer dans une campagne aux environs de Naples
  avec sa famille; il me dit qu'il n'est pas en sûreté à Rome, que la
  populace croit qu'il a été décidé par Votre Majesté, lors de son
  entretien avec elle à Mantoue, que les États du Pape lui seraient
  donnés. Je lui réponds qu'il ne m'est pas possible d'y voir sa
  femme, que je l'y verrai avec mes nièces si cela est utile à sa
  santé, que je croyais devoir vous en écrire, que les troupes
  françaises étant à Rome, je ne voyais pas ce qu'il avait à craindre
  s'il voulait y rester.


Le 11 mars, l'empereur répondit de Saint-Cloud à Joseph:


  Mon frère, Lucien se conduit mal à Rome, jusqu'à insulter les
  officiers romains qui prennent parti pour moi, et se montrer plus
  romain que le pape. Je désire que vous lui écriviez de quitter Rome
  et de se retirer à Florence ou à Pise. Je ne veux point qu'il
  continue à rester à Rome, et s'il se refuse à ce parti je n'attends
  que votre réponse pour le faire enlever. Sa conduite a été
  scandaleuse, il se déclare mon ennemi et celui de la France; s'il
  persiste dans ces sentimens, il n'y a de refuge pour lui qu'en
  Amérique. Je lui croyais de l'esprit, mais je vois que ce n'est
  qu'un sot. Comment à l'arrivée des troupes françaises pouvait-il
  rester à Rome? Ne devait-il pas se retirer à la campagne? Bien plus,
  il s'y met en opposition avec moi. Cela n'a pas de nom. Je ne
  souffrirai pas qu'un Français et un de mes frères soit le premier à
  conspirer et à agir contre moi avec la prêtraille.

                                              Votre affectionné frère.


L'empereur exigea que son frère Lucien quittât Rome pour aller
s'établir avec les siens à Florence, et Joseph fut chargé de veiller
à ce changement de résidence qui eut lieu à la fin d'avril 1808.

Lucien, fatigué des tracas que lui suscitait Napoléon, fut sur le
point de se rendre en Amérique avec les siens. Il fit part de ce
projet à l'empereur et à Joseph. Ce dernier lui répondit le 15 mai
1808:


  J'ai reçu ta lettre, mon cher Lucien, j'espère que la réponse que tu
  auras attendue de l'empereur te fera changer de résolution et que tu
  pourras rester en Europe. Je fais des voeux pour que cela soit ainsi
  et que tu sois plus heureux dans tes relations directes que tu ne
  l'as été par mon intermédiaire.

  S'il en était autrement et que tu partisses réellement, ce qui me
  paraît un événement déplorable, tu ne dois pas douter que je ne
  remplisse tes vues. Je t'embrasse bien tendrement avec ta famille et
  j'espère que l'immensité des mers ne m'ôtera pas la possibilité de
  t'embrasser en réalité bientôt.


Ce projet, abandonné alors, fut repris par Lucien en août 1810. Le
10 de ce mois, il s'embarqua pour l'Amérique avec sa famille à bord
du trois-mâts l'_Hercule_, frété par lui pour le voyage. Le bâtiment
avait à peine dépassé la Sardaigne que, rencontré par les croisières
anglaises, il fut capturé. Lucien et les membres de sa famille,
déclarés prisonniers de guerre, furent conduits à Malte où ils
arrivèrent le 24 août, puis transférés en Angleterre où ils
débarquèrent le 28 décembre. Ils furent relégués à Ludlow
(principauté de Galles).

Pendant son règne à Naples, Joseph eut encore à supporter, à
plusieurs reprises, des rebuffades de son frère; ainsi le 12
novembre 1807, à propos de l'expédition de Sicile, Napoléon lui
écrivit de Fontainebleau:


  Mon frère, je vois par votre lettre du 3 que vous avez 74,000 hommes
  soit Français, soit Napolitains, soit Suisses; et cependant, avec
  ces forces, vous n'êtes pas maître de Reggio et de Scylla; cela est
  par trop honteux. Je vous réitère de prendre Reggio et Scylla; si
  vous ne le faites pas, j'enverrai un général pour commander mon
  armée, ou je retirerai mon armée du royaume de Naples. Quant aux
  polissons que vous avez autour de vous, qui n'entendent rien à la
  guerre et qui donnent des avis de l'espèce que je vois dans les
  mémoires qu'on me met sous les yeux, vous devriez m'écouter de
  préférence[12]. Quand votre général est venu me trouver à Warsovie,
  je lui ai déjà dit alors: comment souffrez-vous que les Anglais
  s'établissent à Reggio et à Scylla? Vous n'avez à combattre que
  quelques brigands; et les Anglais communiquent avec eux et occupent
  les points les plus importants du continent d'Italie. Cela me
  révolte. Cette occupation d'ailleurs tranquillise les Anglais sur la
  Sicile; ils n'ont rien à craindre tant qu'ils ont ces deux points,
  et dès lors leurs troupes de Sicile peuvent entreprendre impunément
  tout ce qu'elles veulent. Mais il paraît, vous et vos généraux, que
  vous vous estimez heureux que les Anglais veuillent bien vous
  laisser tranquilles dans votre capitale. Ils ont 8,000 hommes et
  vous en avez 74,000. Depuis quand les Français sont-ils si moutons
  et si inertes? Ne répondez à cette lettre qu'en m'apprenant que vous
  avez fait marcher des troupes et que Reggio et Scylla
  m'appartiennent. Avec l'armée que vous avez, je voudrais non
  seulement défendre le royaume de Naples et prendre Reggio et Scylla,
  mais encore garder les États du Pape et avoir les trois quarts de
  mes troupes sur l'Adige. Du reste, vous n'avez des brigands dans le
  royaume de Naples que parce que vous gouvernez mollement. Songez que
  la première réputation d'un prince est d'être sévère, surtout avec
  les peuples d'Italie. Il faut aussi en chercher la cause dans le
  tort qu'on a eu de ne point captiver les prêtres, en ce que l'on a
  fait trop tôt des changemens; mais enfin, cela n'autorise pas mes
  généraux à souffrir qu'en présence d'une armée aussi puissante les
  Anglais me bravent. Je ne me donne pas la peine de vous dire comment
  il faut disposer vos troupes; cela est si évident. Parce que le
  général Reynier a eu un événement à Meida[13], ils croient qu'on ne
  peut aller à Reggio qu'avec 100,000 hommes. Il est permis de n'être
  pas un grand général, mais il n'est pas permis d'être insensible à
  un tel déshonneur. Je préférerais apprendre la mort de la moitié de
  mes soldats et la perte de tout le royaume de Naples, plutôt que de
  souffrir cette ignominie. Pourquoi faut-il que je sois obligé de
  vous dire si fortement une chose si simple?--Quand vous enverrez
  10,000 hommes à Reggio et à Scylla, et que vous en conserverez 6,000
  à Cassano et à Cosenzia, que diable craignez-vous de toutes les
  armées possibles de l'Angleterre? Quant à Naples, la moitié de vos
  gardes suffit pour mettre la police dans cette ville, et pour la
  défendre contre qui que ce soit. Je suppose que vous n'aurez pas
  laissé Corfou sans le 14e, et que vous avez fait exécuter
  ponctuellement les ordres que je vous ai donnés. Vous avez une
  singulière manière de faire. Vous tenez vos troupes dans les lieux
  où elles sont inutiles, et vous laissez les points les plus
  importants sans défense.--Votre femme est venue me voir hier. Je
  l'ai trouvée si bien portante que j'ai été scandalisé qu'elle ne
  partît point, et je le lui ai dit, car je suis accoutumé à voir les
  femmes désirer d'être avec leurs maris.

         [Note 12: Joseph avait envoyé à son frère plusieurs mémoires
         dans lesquels était traitée la question de l'expédition de
         Sicile, et où étaient exposées les difficultés qu'elle
         présentait.]

         [Note 13: Le général avait été repoussé et avait subi un
         petit échec sans importance.]

                                              Votre affectionné frère.

  _P. S._--Ne me répondez pas à cette lettre que Reggio et Scylla ne
  soient à vous.


Ces reproches, peu mérités par Joseph et que son frère lui adressait
pour l'exciter à terminer la conquête de la Sicile, n'empêchaient
pas Napoléon de lui écrire quelques jours plus tard, le 22 du même
mois, pour lui annoncer son arrivée à Milan et lui faire connaître
son désir de le voir. Dès l'année précédente, l'empereur, voyant
combien ses lettres, souvent acerbes, produisaient d'effet sur son
frère et lui faisaient de peine, lui avait écrit la lettre du 24
juin 1806 que nous avons donnée plus haut.

Le 17 février 1808, Napoléon adressa de Paris à Joseph la lettre
suivante[14]:

         [Note 14: Inutile de dire que ces lettres ne se trouvent ni
         dans la _Correspondance_ de l'empereur ni dans les _Mémoires_
         de Joseph.]


  Mon frère, je reçois votre lettre du 11. Je ne conçois pas que vous
  n'ayez pas voulu recevoir les cardinaux et que vous ayez eu l'air
  d'aller contre ma direction. Je ne vois pas de difficulté que le
  cardinal Ruffo de Scylla, archevêque de Naples, soit envoyé à
  Bologne; que le cardinal qui commandait les Calabrais soit envoyé à
  Paris et que ceux que vous ne voudrez pas garder soient envoyés à
  Bologne. Mais il faut d'abord envoyer quelqu'un à Gaëte pour y
  recevoir leur serment, et ensuite les faire conduire en Italie.

  _P.-S._--Je suis surpris que les prêtres à Naples osent bouger.


Le blâme contenu dans cette dépêche devint beaucoup plus vif
quelques jours après, lorsque Napoléon apprit par un rapport du
général Miollis, commandant les troupes françaises à Rome, que
Salicetti, le ministre de la police de Naples, avait osé contrevenir
à ses ordres. Aussi, le 25 mars, envoya-t-il, par courrier
extraordinaire, à son frère Joseph, la lettre suivante, où son
mécontentement est exprimé de la façon la plus rude:


  Je ne puis qu'être indigné de cette lettre de Salicetti[15]. Je
  trouve fort étrange qu'on répande qu'on mettra en liberté à
  Terracine des hommes que j'ai ordonné qu'on conduise à Naples. Il
  faut avouer qu'on est à Naples bien bête ou bien malveillant. Ces
  contre-ordres et cette ridicule opposition font sourire la cour de
  Rome et sont plus nuisibles à Naples qu'ailleurs. J'ai envoyé les
  cardinaux napolitains à Naples pour y prêter le serment à leur
  souverain légitime. Cette formalité est nécessaire pour que je les
  reconnaisse pour cardinaux. Si vous redoutiez leur présence à
  Naples, il fallait les envoyer à Gaëte et préposer quelqu'un pour
  recevoir leurs serments. Après cela, vous pouviez en faire ce que
  vous vouliez. Je ne voyais pas d'inconvénient à les laisser à
  Naples. Tant de faiblesse et d'ineptie, je ne suis pas accoutumé à
  les voir où je commande; mais enfin s'il y avait de l'inconvénient à
  recevoir leur serment à Naples, il n'y en a point à Gaëte. Si vous
  avez voulu montrer à l'Europe votre indépendance, vous avez choisi
  là une sotte occasion. Ces prêtres sont des gens contre lesquels je
  me fâche pour vous. Vous pouvez bien être roi de Naples, mais j'ai
  droit de commander un peu où j'ai 40,000 hommes. Attendez que vous
  n'ayez plus de troupes françaises dans votre royaume pour donner des
  ordres contradictoires aux miens, et je ne vous conseille pas de le
  faire souvent. Rien, je vous le répète, ne pouvait m'être plus
  désagréable que de voir contredire ouvertement les mesures que je
  prends pour mettre Rome à la raison. Si c'est Roederer ou Miot qui
  vous a donné ces conseils, je ne m'en étonne pas, ce sont des
  imbéciles. Mais si c'est Salicetti, c'est un grand scélérat, car il
  a trop d'esprit pour ne pas sentir combien cela est délicat. Le
  _mezzo termine_ de retenir les cardinaux dans une place frontière
  était si simple.

         [Note 15: Lettre du ministre Salicetti au général Miollis,
         datée de Naples le 13 mars 1808.]


Cette lettre de Napoléon, datée du 25 mars, fut une des dernières
que l'empereur écrivit à son frère Joseph à Naples. Au commencement
de mai l'empereur demanda à son frère Louis de renoncer à la
couronne de Hollande pour prendre celle d'Espagne. Louis ayant
rejeté cette proposition, Napoléon résolut de placer Joseph sur le
trône de Charles IV et de donner celui de Naples à Murat, son
beau-frère. Il écrivit à Joseph de se rendre à Bayonne, ce que
celui-ci fit dans les premiers jours de juin, tout en regrettant
d'abandonner le royaume de Naples et le beau ciel d'Italie.


(1808-1814).

Jusqu'au jour où, contraint par son frère, Joseph consentit à
échanger le royaume de Naples contre celui de Madrid, les différends
entre Napoléon et lui eurent peu d'importance. Napoléon avait pour
son aîné la plus réelle affection; Joseph aimait et admirait
Napoléon. Néanmoins, si le premier prétendait faire servir à ses
vastes projets toutes les forces vives des États dont il avait doté
son frère, ce dernier, pas plus que Louis, et même parfois Jérôme,
ne voulait consentir à abandonner entièrement les intérêts de son
peuple pour épouser complètement ceux de la France. Le blocus
continental tuait le commerce de la nation hollandaise qui ne vivait
que par le commerce; les levées, en Espagne, et l'entretien
dispendieux d'une armée nationale ou d'une nombreuse armée
française, n'allaient pas tarder à épuiser la Péninsule déjà ruinée
par son ancien gouvernement. Pour faire sortir de l'abîme ces deux
pays, il fallait de l'argent. Or, Napoléon n'en voulait pas donner
aux rois ses frères, et entendait au contraire que la majeure partie
de leurs contributions vint augmenter le trésor français. Il les
mettait donc dans la position la plus précaire. Ils étaient obligés
de résister aux exigences du souverain de la France, non seulement
par amour-propre royal, non seulement pour conserver un peu de
l'affection de leurs sujets, mais encore parce qu'ils ne pouvaient
pas faire autrement, les sources de la prospérité étant taries.

Nous allons voir Joseph aux prises avec des difficultés
insurmontables et réduit aux plus dures extrémités, désirant, dès la
première année de son séjour à Madrid, quitter l'Espagne, regrettant
Naples où il avait fait un peu de bien, s'était acquis de grandes
sympathies et n'osant, comme le fit Louis, abdiquer, pour ne pas
paraître abandonner un frère qui, enivré de ses victoires,
commençait à soulever contre lui l'Europe, dont il voulait, en
quelque sorte, faire la vassale de la France.

La junte assemblée à Bayonne et ouverte le 15 juin 1808, sous la
présidence de M. Azanza, ayant adopté pour l'Espagne la constitution
qui lui avait été présentée, ses membres, à la suite de cette mise
en scène, persuadèrent facilement à Joseph que la nation tout
entière accueillerait avec enthousiasme le nouveau souverain, frère
du plus grand génie, du plus puissant monarque du monde. Le nouveau
roi franchit la frontière et entra en Espagne par Saint-Sébastien
dans les premiers jours de juillet 1801[16], plein de confiance et
d'espérance. Il ne tarda pas à s'apercevoir qu'on l'avait induit en
erreur et que les sentiments de la nation étaient loin d'être tels
que les lui avaient décrits à Bayonne des gens intéressés à le
tromper, ou à se tromper. Cela ressort de différents passages des
lettres de Joseph à l'empereur, passages omis dans les _Mémoires_ de
ce prince. Ainsi, dans une lettre en date de Miranda, 14 juillet
1808, il écrit à Napoléon: «_Il y a des assassins sur la route._»
Dans une autre de Burgos, 18 juillet, on lit:

         [Note 16: Dans leur dernière entrevue à Bayonne, et au moment
         de se séparer de Joseph, Napoléon détacha de sa poitrine une
         petite croix d'officier de la Légion d'honneur qu'il portait
         sur son uniforme des chasseurs de sa garde, et qu'il avait
         pendant les campagnes de 1805, de 1806, de 1807, à
         Austerlitz, à Iéna, à Friedland. Il la donna à son frère qui
         la porta toujours et, à sa mort, la donna à son exécuteur
         testamentaire, M. Louis Maillard, auquel il ordonna de la
         prendre immédiatement après son décès; ce qui fut fait.]


  On n'a pu trouver un guide en offrant de l'or à pleines mains. Il y
  a peu de jours, un orfèvre de Madrid a poignardé de sa propre main
  trois Français dans un seul jour; à Miranda, avant-hier, un seul
  homme a arrêté une voiture dans laquelle se trouvaient un Espagnol
  et trois Français. Ces trois derniers ont été poignardés et n'ont
  point été dépouillés. Ce dernier fait s'est passé sur la grande
  route.


Le 21 juillet, le lendemain de son arrivée à Madrid et de la prise
de possession du palais de l'Escurial, Joseph mandait à l'empereur:
«Vous vous persuaderez que les dispositions de la nation sont
unanimes _contre tout ce qui a été fait à Bayonne_[17].» Il entre
ensuite dans les détails caractéristiques suivants:

         [Note 17: À propos de ce qui avait été convenu à Bayonne,
         nous ne devons pas oublier de mentionner ici un article
         secret, le XIe, du traité de renonciation de Charles IV à la
         couronne d'Espagne; le voici:

         S. M. le roi Charles IV disposera _comme bon lui semblera_
         des diamants de la couronne d'Espagne qui étaient à son usage
         et à celui de la reine.]


  Il y avait 2000 hommes employés dans les écuries royales. _Tous_, à
  la même heure, ont tenu le même langage et se sont retirés. Je n'ai
  pas trouvé un seul postillon dans toutes les écuries, à compter
  d'hier matin à 9 heures. Les paysans brûlent les roues de leurs
  voitures, afin de n'être pas obligés aux transports. Les domestiques
  mêmes, des gens qui étaient soupçonnés de vouloir me suivre, les ont
  abandonnés, etc., etc.....


Bientôt l'empereur comprit qu'il devait se rendre lui-même en
Espagne et y prendre le commandement de ses armées, s'il voulait
pacifier ce malheureux pays soulevé de toutes parts contre les
Français et où l'Angleterre allait faire débarquer des troupes.
Partout on assassinait les Français, et des généraux, profitant du
pillage auquel se livrait souvent le soldat, exigeaient des
indemnités, prélevaient des impôts à leur profit.

Ainsi on lit dans une lettre de Joseph à son frère, en date du 28
janvier 1809:


  J'envoie au maréchal Bessières, pour être employé dans un
  commandement où il puisse vivre comme un autre officier, le général
  La R..... qui exigeait 10,000 francs par mois en sus de ses
  appointements, pour vivre à Madrid, et qui a eu la sottise de
  frapper à toutes les portes pour cela. Voici la lettre qu'il a
  écrite au corrégidor. Je l'ai remplacé par le général Blondeau qui
  sera plus modeste.


Joseph crut devoir quitter Madrid pour se rapprocher de la France
dont il attendait des renforts. Napoléon entra dans la Péninsule,
prit la direction des affaires militaires. Le roi le rejoignit avec
sa garde, mais l'empereur ne voulut pas avoir son frère près de lui
à l'armée et le relégua sur les derrières, puis à Burgos. Cette
façon d'agir choqua Joseph et ses ministres. Il s'en plaignit dans
une lettre pleine de noblesse écrite à son frère le 10 novembre, de
Miranda[18]. Il ne put rien obtenir et fut sur le point de revenir
en France abandonnant le trône des Espagnes. Il se résigna à
attendre pour ne pas être le premier à jeter la pierre à Napoléon.
Ce dernier entra à Madrid le 4 décembre 1808, et changeant de
nouveau de politique à l'égard de son frère et de l'Espagne, dans la
pensée secrète de s'emparer de ce royaume et d'en annexer les
provinces du Nord, il proposa à Joseph de lui donner la couronne
d'Italie. Ce dernier, fatigué de ces changements perpétuels, refusa,
eut plusieurs conférences avec l'empereur et revint dans sa capitale
où il fit une entrée solennelle le 22 janvier 1809.

         [Note 18: _Mémoires du roi Joseph_, vol. V, p. 265.]

Dès son retour à Paris, Napoléon montra de nouveau de la défiance à
son frère Joseph, recommença à lui reprocher sa façon de gouverner,
mais sans vouloir le mettre à même, en lui en donnant les moyens, de
sortir de l'impasse dans laquelle il le tenait. Le 9 février 1809,
Joseph lui écrivit:


  Vous écoutez sur les affaires de Madrid ceux qui sont intéressés à
  vous tromper, vous n'avez pas en moi une entière confiance. Et plus
  loin: Je serai roi comme doit l'être le frère et l'ami de Votre
  Majesté, ou bien je retournerai à Mortefontaine[19] où je ne
  demanderai rien que de vivre sans humiliation et de mourir avec la
  tranquillité de ma conscience, etc.

         [Note 19: Le château et le ravissant parc de Mortefontaine,
         près Senlis, dans l'Oise, appartenaient alors à Joseph
         Bonaparte qui en aimait beaucoup le séjour. C'est là
         qu'habitait habituellement la reine Julie, sa femme.]


Les choses restèrent dans cet état en Espagne jusqu'au milieu de
1809; mais alors elles prirent, pour le roi, une tournure des plus
fâcheuses, ainsi que cela résulte des lettres de Joseph à sa femme,
la reine Julie. Nous donnerons plus loin ces intéressantes lettres;
mais, avant, un mot encore sur les exactions de quelques généraux
français en Espagne et sur quelques affaires de l'époque, relatives
à Joseph. Le 24 février 1810, il écrit de Xérès au prince de
Neufchâtel:


  La lettre de Votre Altesse me fait croire que l'empereur me croit
  instruit d'une contribution de quinze cent mille francs levée par le
  général Loison, j'aurais désiré savoir en son temps si l'empereur
  l'a ordonnée et je prie S. M. de réprimer un pareil abus de pouvoir,
  si elle ne l'a pas autorisée. Tous mes efforts échoueront contre des
  vexations semblables que se permettraient des généraux particuliers;
  le général Kellermann est aussi dans ce cas; l'ordre est impossible
  si des généraux de division font ce que je ne me permettrais pas de
  faire et S. M. I. et R. est trop juste pour le vouloir.

  Tout est ici au mieux; les provinces de l'Andalousie sont pacifiées,
  parce que la justice y règne et que je n'ai qu'à me louer des
  généraux qui y sont.

  Je prie Votre Altesse d'agréer mon sincère attachement.

  Les ordres ont été donnés au général Loison pour les 100,000 francs.


Le 2 mars il prévient l'empereur qu'il fait venir près de lui sa
femme et ses enfants et ajoute:


  Kellermann, Ney, Thiébaud sont des gens qui ruineront le pays qu'ils
  doivent administrer, etc.


Tout en signalant les officiers qui se permettaient des exactions,
Joseph aimait à rendre justice aux gens honnêtes. Ainsi le 21 avril
1810, il écrit de Madrid au général Reynier:


  Je reçois la lettre et le rapport que vous avez bien voulu
  m'adresser le 13. J'ai donné l'ordre de vous renvoyer tous vos
  détachements, ils sont en marche. Je suis très reconnaissant de tous
  les soins que vous vous donnez pour le meilleur service public et
  reconnais bien, dans vous, les principes d'un _honnête homme_ et
  l'intérêt d'un ami.


Le lendemain 24, dans une longue lettre à l'empereur, Joseph signale
encore les autres généraux pillards. Il dit: «Il n'y a pas de
doublons exportés par Ney ou par Kellermann qui ne coûte une tête
française.» De son côté dans une lettre à Berthier, datée du 17
septembre 1810 et qui se trouve à la _Correspondance_, Napoléon
signale Kellermann et Ney. Enfin, le 27 octobre, il ordonne à
Berthier de demander au ministre d'Espagne des notes précises sur
les abus reprochés à Kellermann.

Lors du mariage de Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise, le
roi d'Espagne écrivit et fit porter par son chambellan les deux
lettres suivantes:


  Monsieur mon frère,

  Connaissant la bienveillance dont Votre M. I. et R. a honoré M.
  Azanza, duc de Santa-Fé, je l'ai nommé mon ambassadeur
  extraordinaire pour porter à V. M. mes félicitations à l'occasion du
  mariage de V. M. I. et R. et de S. A. I. et R. Mme l'archiduchesse
  Marie-Louise.

  V. M. me connaît trop intimement pour ne pas deviner à l'avance tous
  les mouvements de mon coeur, je suis toutefois bien aise de saisir
  cette circonstance solennelle pour assurer V. M. I. de la joie que
  j'ai éprouvée par l'heureux lien qu'elle contracte dans la vue de
  perpétuer le bonheur de tant de nations. V. M. trouvera ainsi le
  bonheur que la nature accorde au commun des hommes.

  Je supplie V. M. I. et R. d'agréer ces voeux et de les regarder dès
  aujourd'hui comme des présages qui ne la tromperont pas, ce sont
  ceux de son premier ami à qui le coeur de V. M. I. est plus connu
  qu'elle ne pense.

  Je prie V. M. d'agréer l'hommage de ma tendre amitié.

                              De V. M. I. et R.,
                                          Le bon et affectionné frère.


  JOSEPH À MARIE-LOUISE.

                                             Grenade, le 28 mars 1810.

  Madame ma soeur, je prie Votre Majesté impériale d'agréer mes
  félicitations les plus sincères, à l'occasion de son mariage avec S.
  M. l'empereur des Français, roi d'Italie. Je fais des voeux bien
  vifs pour le bonheur d'une union d'où dépend le bonheur de tant de
  nations.

  Ne pouvant jouir, par moi-même, de l'avantage de présenter à V. M.
  I. et R. l'expression de mes sentiments, je supplie V. M. d'agréer
  tout ce que lui dira de ma part M. le duc de Santa-Fé que j'ai
  chargé de cette honorable mission. Veuillez, Madame ma soeur,
  etc.[20].

         [Note 20: Joseph, ainsi que Louis, avait vu avec peine le
         divorce de Joséphine. L'un et l'autre, néanmoins, n'avaient
         pas cru pouvoir se dispenser d'écrire aux nouveaux époux des
         lettres de congratulation.]


Le 2 mai, Joseph écrivit de Séville au duc de Feltre, ministre de la
guerre de Napoléon:


  Monsieur le duc, j'ai reçu la lettre par laquelle vous me proposez,
  de la part de S. M. I. et R., de faire entrer en Espagne le régiment
  espagnol formé à Avignon. Je juge cette opération fort utile; elle
  détruira la croyance, généralement répandue, que les régiments
  espagnols sont destinés à servir au delà des Pyrénées, et cette
  croyance rend difficile la formation de tout nouveau corps. Je vous
  prie, Monsieur le duc, de remercier S. M. I. et R. et de vouloir
  bien hâter l'envoi en Espagne de ce régiment[21].

         [Note 21: Le roi avait appris que le ministre de la guerre de
         Napoléon, cédant à ses désirs motivés, lui renvoyait un des
         régiments espagnols que l'on avait fait venir en France. Il
         attachait avec raison un grand prix à cette mesure.]

  Nos affaires devant Cadix vont bien; la tranquillité se rétablit
  dans ces provinces. Le 4e corps est entré à Murcie. Le 2e corps a
  battu l'ennemi qu'il avait devant lui entre Merida et Badajoz.

  Vous connaissez, Monsieur le duc, l'ancien et sincère attachement
  que je vous ai voué.

                                                    Votre affectionné.


Le 8 février 1810, pendant son voyage en Andalousie, Joseph, croyant
être très agréable à Napoléon, lui écrivit de Séville:


  Sire, je m'empresse de vous annoncer que je viens de recevoir, des
  mains de l'évêque et du chapitre de cette ville, les aigles perdues
  à Baylen. Je les envoie à V. M. par un officier.


L'empereur se borna à faire répondre à son frère par le
major-général, auquel il adressa, le 26 avril 1810, la lettre
ci-dessous:


  Mon cousin, écrivez au roi d'Espagne que je suis instruit qu'il veut
  envoyer les aigles retrouvées à Baylen, par le général Dessolles;
  que cela ne m'est pas agréable, qu'il doit charger de cette mission
  un simple officier, un capitaine ou un lieutenant-colonel, mais non
  un officier du grade du général Dessolles qui est nécessaire en
  Espagne.

  Si le général Dessolles était déjà parti, prévenez le général
  Belliard, pour qu'il le retienne et l'empêche de passer Madrid en
  lui faisant connaître mes motifs.


Au commencement de l'année 1810, la situation, en Espagne,
s'améliorait, grâce aux efforts du roi. Joseph pacifiait
l'Andalousie, mais, tandis qu'il entrait en vainqueur dans les
riches cités de cette belle province, l'empereur, sous prétexte que
le royaume de son frère lui coûtait trop cher et qu'il fallait en
finir, en faisant administrer les provinces pour le compte de la
France, rendit le 8 février un décret en vertu duquel le pays fut
partagé en grands gouvernements administrés par des généraux
français. Il retira donc le commandement des troupes à Joseph qui
devint par le fait un roi sans armée, sans finances, sans autorité.
Macdonald prit le commandement des troupes en Catalogne, Kellermann
en Aragon, Masséna en Portugal, Soult en Andalousie; Joseph resta à
la tête de l'armée du Centre (19,000 hommes à peine). Il fut donc
réduit à ce faible corps, à sa garde et au gouvernement de la
province de Madrid, n'ayant plus le droit de s'immiscer dans les
affaires des autres gouvernements de son propre royaume. À partir de
ce moment, le règne de ce malheureux prince ne fut plus qu'un long
martyr dont ses lettres à la reine Julie pourront donner une idée.

Des abus criants et sans nombre suivirent de près cette organisation
nouvelle ou plutôt cette désorganisation complète de l'Espagne,
ainsi qu'on devait s'y attendre. Les commandants d'armées ne
voulurent pas se porter secours entre eux et prétendirent agir
seuls. Tous ne s'inquiétèrent plus que de leur seul intérêt, levant
des contributions, pillant comme Kellermann ou refusant toute
obéissance au roi, comme le fit le duc de Dalmatie, ainsi que nous
le prouverons un peu plus loin.

Nous allons faire connaître maintenant quelques lettres inédites de
Joseph à sa femme.


                                           Madrid, le 21 janvier 1809.

  Ma chère amie, je reçois ta lettre du 16. J'ai fait écrire au père
  de Mme de Fréville que je le ferai employer ici, il peut amener sa
  fille avec lui si cela lui convient, il ne me convient pas qu'elle
  t'accompagne, elle ne pourrait pas être ici une de tes dames, sa
  qualité d'espagnole serait loin de lui être favorable, ce n'est pas
  dans ses rapports avec ce pays.

  Toutes les femmes de militaires qui te sont attachées seront bien
  ici avec toi; si tu peux faire à moins de mener Mme de Magnitot, tu
  feras bien de ne pas la conduire avec toi; M. Franzemberg, ton
  secrétaire, ne sera pas ici officier de la maison pas plus qu'il ne
  l'était à Naples; quoique Ferri et Des Landes le soient devenus,
  ils étaient dans les affaires depuis longtemps.

  Si tu pars bientôt tu ne verras pas le mariage de.......[22]. Mme
  Bernadotte y veillera.

         [Note 22: Les mots manquants dans cette lettre et les
         suivantes ont été entièrement effacés par le temps et surtout
         par l'humidité, lorsqu'en 1814 les papiers du roi Joseph
         furent enterrés dans le parc de Prangins.]

  N'amène que les petites Clary et les personnes dont tu as besoin
  avec toi, tu trouveras ici trois mille familles de Français que je
  ne puis pas employer et qui sont très malheureux et regrettent les
  positions dont elles étaient pourvues à Naples.

  Fais en sorte que Laulaine, Bernardin de St-Pierre, Andrieux,
  Chardon, Lécui, pour ce qui lui est personnel, n'éprouvent aucun
  retard dans le payement de leur pension, le reste suivra le cours de
  mes affaires financières qui me forcent à payer de préférence les
  choses les plus pressées.

  Tout ce que je t'écris de ces dames, c'est pour qu'ici tu n'aies pas
  de sujets de dégoût en arrivant, pas plus qu'elles. Je t'embrasse
  avec mes enfants.

  Pour M. Franzemberg, il faut que chacun sache à quoi s'en tenir. Il
  est des opinions du pays que je ne veux pas heurter pour quelques
  individus.


  JOSEPH À JULIE.

                                        Madrilejos, le 3 juillet 1809.

  Ma chère amie, les affaires allaient ici très bien, mais la
  mésintelligence qui s'est mise entre Soult et Ney, au fond de la
  Galice, me fait prévoir des malheurs.

  Le maréchal Jourdan est dégoûté et demande à se retirer. Je ne le
  remplacerai pas, quel que soit le successeur que l'empereur lui
  donne.

  Je t'embrasse, ma chère amie, avec Zénaïde et Charlotte; je me porte
  bien.


  JOSEPH À JULIE.

                                            Waldemoro, le 6 août 1809.

  Ma chère amie, j'ai reçu votre lettre du 26, je me porte bien. Les
  40,000 hommes qui sont devant moi ont repassé le Tage dont ils ont
  brûlé les ponts. Le 1er corps poursuit les Anglais, Soult avec
  50,000 hommes marche à eux, je ne doute pas aujourd'hui qu'il ne
  soit arrivé sur le Tiétar où je l'espérais le 28. Je l'ai débarrassé
  à Talaveyra de dix mille Anglais, il n'en aura pas plus de vingt
  mille, à compter d'aujourd'hui, et il aura pour cela ses 50,000
  Français et 20,000 que lui amène le maréchal Victor qui suit le
  mouvement de l'ennemi.


  JOSEPH À JULIE.

                                               Malaga, le 5 mars 1810.

  Ma chère amie, je reçois ta lettre du 14 février dont était porteur
  (_nom illisible_). Elle me confirme dans mon opinion que tu dois me
  rejoindre le plus tôt possible avec mes enfants et avant le
  commencement des chaleurs, donc le plus tôt que tu pourras. Dans le
  cas où, malgré ta bonne santé, tu ne pourrais pas partir aussitôt
  que je le désire et qu'il convient, j'espère que tu ne souffriras
  pas que personne prenne ta place, le contre-coup en serait trop
  sensible et préjudiciable ici. Cette nation, qui aujourd'hui
  m'accueille avec un enthousiasme que tu ne conçois pas, est
  tellement fière qu'elle serait humiliée si nous ne restions pas à
  notre place, sois plutôt malade et évite toute occasion; mais
  mieux.............. que toute cette scène d'étiquette commence.

  Porte avec toi tout ce que nous possédons à Paris réalisé en effets
  sur l'étranger; tout papier sûr est bon pour nous, qu'il soit à
  quelle échéance qu'il soit, n'importe sur quelle place de l'Europe,
  pourvu qu'il soit bon. Renvoie-moi le courrier et dis-moi les
  personnes que tu préfères que je t'envoie à ta rencontre. Tu
  arrangeras l'affaire des papiers, il faut des papiers au porteur,
  les échéances comme les papiers des banques de Paris, Londres,
  Vienne, ou actions réalisables et qu'on peut garder à volonté.

  Dispose de toute autre chose dont je ne parle pas, comme tu
  l'entendras le mieux; rapporte-moi les papiers que Lance t'apporta;
  au moins ceux que tu jugeras plus nécessaires, prends des
  précautions pour que tu puisses demander et ravoir les autres, donne
  à Fesch tout ce que tu voudras.

  Je suis arrivé ici hier, à travers des chemins jugés impraticables;
  la manière dont j'ai été reçu ici surpasse toute idée; si on me
  laissait agir librement, ce pays serait bientôt heureux et
  tranquille. Amène Roederer, il me serait bien utile et même
  nécessaire, il s'en retournerait bientôt à Paris. M. Lapommeraye
  peut venir........... coûte .............. qu'il connaît bien.


  JOSEPH À JULIE.

                                             Andujar, le 6 avril 1810.

  Ma chère amie, M. le duc de Santa-Fé[23] part dans l'instant, il est
  instruit de tout ce qui me regarde, même des affaires particulières
  qui nous intéressent, crois tout ce qu'il te dira, je désire que
  tout ce que nous possédons en France puisse être réalisé en effets
  sans échéances fixes sur l'étranger, Nicolas (Clary) pourrait nous
  servir dans ce cas. Je serai à Madrid avant toi, si je suis instruit
  à temps de ton départ à Paris. Je t'embrasse avec mes enfants.

         [Note 23: Le duc de Santa-Fé, grand d'Espagne, dévoué à
         Joseph.]

  Tu verras quels sont les présents que je compte faire pour le
  mariage et tu m'en parleras.


  JOSEPH À JULIE.

                                            Cordoue, le 10 avril 1810.

  Ma chère amie, je reçois tes lettres du 18, 19 et 21. Gaspard et M.
  (nom illisible) sont arrivés depuis. Je n'ai rien à dire sur des
  mesures qui te sont ordonnées par des médecins; mais M. Deslandes te
  dira quelles sont mes idées sur tout ce que je possède en France. Tu
  fais bien d'établir ta nièce avec le fils de M. Clément, puisqu'il
  te convient et qu'il la demande. Tu feras bien de donner à Tascher,
  Marcelle[24], ils se conviennent ainsi qu'à leurs parents. Mme
  Salligny m'écrit; je t'ai écrit deux fois que je pensais qu'elle ne
  devait pas te suivre à Madrid où elle ne serait pas convenablement,
  nulles raisons véritables l'y appellent; elle est veuve, elle a une
  fortune indépendante, elle a sa mère, je ne sais pas comment elle
  pourrait se plaire à Madrid où ses relations la placeraient toujours
  dans une fausse position. Je ne dois pas donc te dissimuler que ce
  sont des dispositions inébranlables, ma position est déjà assez
  difficile sans y ajouter d'autres embarras de tous les instants,
  ainsi que ceux qui me viendraient d'elle[25].

         [Note 24: Marcelle Clary, nièce de la reine Julie. Tascher
         épousa la princesse de la Ligne.]

         [Note 25: Joseph ne voulait pas que la reine Julie menât de
         France des dames d'honneur, surcroît de dépenses, et ayant à
         lui en donner à Madrid.]


  JOSEPH À JULIE.

                                               Madrid, le 16 mai 1810.

  Ma chère amie, je n'ai pas de tes lettres depuis celle que m'a remis
  le courrier de Tascher, je t'ai écrit que j'approuve tout ce que tu
  feras, j'ai donné procuration à James, et je la lui ai donnée pour
  qu'il puisse s'en servir pour exécuter les ordres que tu lui
  donneras. Tu n'as pas oublié comment la terre de Mortefontaine fut
  achetée; dans ce que James fera, tu lui diras de te comprendre pour
  moitié, je préfère à tout que ce soit ton frère Nicolas qui s'en
  charge.

  Tascher doit t'avoir parlé de ses affaires; je ne sais pas pourquoi
  tu ne m'en parles pas. Si ce jeune homme convient à ta nièce et que
  ta nièce convienne à ses parents, je préfère ce jeune homme à tous
  autres n'importe la fortune, etc.


  JOSEPH À JULIE.

                                           Madrid, le 16 juillet 1810.

  Ma chère amie, j'ai reçu la lettre dont était porteur Tascher; sa
  cousine[26] m'écrit que l'empereur l'autorise à lui permettre de se
  marier avec ta nièce Marcelle, si elle y consent. D'après ce que me
  disent ses frères, Tascher a aujourd'hui cinquante mille livres de
  rente en fonds de terre, il a un état, c'est l'honneur même, il ne
  faut pas hésiter à lui donner Marcelle; il est mille fois mieux que
  le parti que tu m'as proposé, il ne serait pas juste qu'elles
  fassent toutes des mariages au-dessus de leur position; j'entends
  donc que Mlle Marcelle épouse M. Tascher, si elle le trouve bien. Je
  m'engage avec lui et sa cousine à laquelle je ne veux pas manquer de
  parole, moins aujourd'hui que dans tout autre temps. Réponds-moi
  d'une manière précise. Tascher reviendra à Paris.

         [Note 26: L'impératrice Joséphine.]

  Avant de partir il faut que tu saches à quoi t'en tenir sur les
  affaires d'Espagne. Fais de tout ce que nous possédons en France une
  vente dont nous puissions détruire les preuves....... (quelques mots
  illisibles) est grand et j'en rends grâces au ciel. Je t'embrasse
  avec Zénaïde et Charlotte..... Je désire cependant beaucoup savoir
  ce que devient l'Espagne avant que tu quittes Paris; quant à moi, je
  suis bien décidé à ne jamais transiger avec mes devoirs. _Si on veut
  que je gouverne l'Espagne pour le bien seulement de la France, on ne
  doit pas espérer cela de moi._ J'ai des devoirs de coeur et de
  besoins de reconnaissance envers la France qui est ma famille; mais
  jamais, même dans la misère, je n'ai accoutumé mon âme à se dégrader
  pour le bien de ma famille.

  J'ai des devoirs de conscience en Espagne, je ne les trahirai
  jamais et je me complais trop dans le souvenir de ma vie passée pour
  vouloir changer d'allure aujourd'hui que je redescends la montagne.
  _Je serai et resterai donc homme de bien, homme vrai tant que mon
  coeur battra. Mon courage saura toujours se faire à tout, moins aux
  remords. Au reste je ne sais pas pourquoi je t'écris si au long. Tu
  me connais, crois que la royauté ne m'a pas changé, et que je suis
  toujours ce que tu m'as connu. Si tu n'as pas besoin de Deslandes,
  renvoies-le moi_ (Deux lignes effacées). _Je suis obligé de venir au
  secours de tant de provinces où l'on n'envoie plus rien et où la
  misère est profonde, parce qu'à Avila, à Ségovie même, des généraux
  français administrent mes provinces, renvoyent mes employés et que
  Madrid est le rendez-vous où tous les malheureux aboutissent et où
  s'adressent tous les besoins. Je sens que cet état de choses me
  serait encore plus pénible toi et mes enfants étant ici, et que je
  n'aurai plus la ressource d'errer avec un quartier-général. Tout
  cela peut être réparé d'un mot de l'empereur, qu'il trouve bon que
  je renvoie les dilapideurs, qu'il me rende l'administration de mes
  provinces et qu'il croye plus à ma probité qu'à celle de Ney ou de
  Kellermann. Arrivé ici avec mes enfants, il faut que je m'établisse
  d'une façon définitive_ à Madrid, il faut que je sache comment je
  pourrai y vivre, car aujourd'hui je ne le sais pas; l'Andalousie est
  absorbée par l'armée, les pays épuisés par les insurgés, l'empereur
  ne sait rien, il faut qu'il connaisse ma position, qu'elle change sa
  justice ou que je la fasse changer par ma retraite des affaires; tu
  dois donc venir en Espagne avec la connaissance de ce que veut
  l'empereur avec le projet d'y rester ou résolue à la quitter pour la
  vie privée. Il n'y a personne à Paris à qui je puisse écrire.
  L'empereur a peu vu M. d'Azanza que j'avais chargé de mes affaires.
  Quand tu en seras partie, il n'y aura plus aucun moyen de
  communication. Il est donc bon que tu saches bien avant de partir ce
  qu'il nous importe de savoir et que nous ne pourrons plus savoir
  après.

  Je reçois une lettre de Lucien du 15 juin[27], quelque déplorable
  que soit son sort, je l'envie encore et je le préfère mille fois à
  la figure humiliante que je fais ici. J'ai à me louer beaucoup des
  habitants de Madrid et de tous les Espagnols qui me connaissent. La
  guerre serait bientôt finie et l'Espagne pacifiée si on veut me
  laisser faire.

         [Note 27: Lucien était alors prisonnier des Anglais.]


(Plusieurs lignes de cette lettre enfouie dans la terre en 1814 sont
illisibles. Une minime partie seulement a été insérée dans les
mémoires de Joseph.)


  JOSEPH À JULIE.

                                              Madrid, le 29 août 1810.

  Ma chère amie, je reçois tes deux premières lettres de..... Tu auras
  reçu mes lettres dont était porteur le marquis d'Almenara. Tu
  sentiras la nécessité de savoir à quoi t'en tenir sur notre sort
  avant de quitter Paris; je ne puis pas rester dans l'état actuel, il
  faut savoir ce que l'empereur veut; s'il veut que je descende du
  trône d'Espagne, il faut lui obéir; il faut savoir où il veut et
  comment il veut que nous vivions; je ne puis pas rester ici avec le
  nom de roi et humilié par tous ces hommes qui tyrannisent les
  provinces de mon royaume; je ne veux pas vivre ainsi plus
  longtemps, j'attends donc tes lettres pour savoir à quoi m'en tenir.

  Je t'embrasse avec mes enfants. Fais partir Deslandes dont j'ai
  besoin.


  JOSEPH À JULIE.

                                        Madrid, le 1er septembre 1810.

  Ma chère amie, je reçois tes trois premières de Paris, tu auras reçu
  M. d'Almenara, j'ignore le résultat de sa commission, j'écris de
  nouveau la lettre ci-jointe à l'empereur, que tu remettras ou que tu
  ne remettras pas selon la position où se trouveront mes affaires,
  lorsque cette lettre arrivera dans tes mains.

  Il est de fait que si l'empereur continue à me traiter comme il fait
  aujourd'hui, c'est qu'il ne veut pas que je reste au trône
  d'Espagne. Il me connaît assez pour savoir que je ne serai jamais
  que ce que je paraîtrai être, que roi d'Espagne, mes devoirs
  principaux sont ceux d'un roi d'Espagne, avant tout. Je suis homme
  et je mourrai comme j'ai vécu, ainsi, s'il m'impose des conditions
  que je ne peux pas admettre, c'est qu'il ne veut pas que je reste
  ici; dans ce cas, il faut se retirer le plus tôt, c'est le mieux,
  parce que je puis le faire sans être brouillé avec lui et que devant
  me retirer il faut le faire de bonne grâce et obtenir la paix
  intérieure puisque je ne peux pas déployer les qualités que la
  nature a mises en moi et qui suffiraient pour faire le bien de cette
  grande nation. Mais, à l'impossible nul n'est tenu et il est de fait
  qu'aujourd'hui je ne puis rien ici sans la volonté et la confiance
  entière et absolue de l'empereur; je n'entre pas dans les détails de
  ma retraite des affaires, tout sera bien dès que l'honneur m'en fera
  un devoir et que l'empereur trouvera bon que je me retire dans telle
  province qu'il voudra choisir. En Bourgogne et dans ce cas, j'ai en
  vue la terre de Morjan, près Autun; je puis la louer ou l'acquérir,
  si les affaires prenaient cette tournure définitive, je ne voudrais
  pas aller à Paris, il ne me faudrait pas beaucoup d'argent, je
  voudrais une retraite absolue.

  Si l'empereur me voulait au delà des mers, en Corse, par exemple,
  cela ne pourrait être qu'autant que je conserverai une espèce de
  cour, une existence telle que je puisse me suffire à moi-même dans
  ce pays, ayant les moyens d'y faire beaucoup de bien, sans me mêler
  d'aucunes affaires du gouvernement; aussi, dans ce cas, il me
  faudrait un état bien au-dessus de celui de mon père, et même
  au-dessus de celui que j'avais au Luxembourg; j'approuverai tout ce
  que tu feras. Quant à mon état actuel, je suis disposé à tout pour
  en sortir; mon âme se trouve dégradée et je préfère la mort à cet
  état.


À cette lettre, qui n'est pas aux mémoires de Joseph, se trouvait
jointe la lettre du roi d'Espagne à l'empereur en date du 31 août
1810 (_Mémoires de Joseph._ Vol. VII, p. 325).


  JOSEPH À JULIE.

                                          Madrid, le 9 septembre 1810.

  Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 20, j'attends toujours le
  résultat de tout ce que je t'ai écrit, ainsi qu'à l'empereur, depuis
  le départ d'Almenara. D'une manière ou d'une autre ces choses
  doivent être changées, elles ne peuvent pas rester longtemps dans
  l'état où elles se trouvent, je fais ici une triste figure et j'en
  mériterais la honte si je permettais qu'elles se prolongent plus
  longtemps qu'il ne faut pour connaître la volonté de l'empereur.

  1º Roi d'Espagne, je ne puis l'être que tel que la constitution du
  pays m'a proclamé.

  2º Retiré de toutes affaires publiques en France ou dans un autre
  pays, il me convient de connaître même sur cet article la volonté de
  l'empereur.

  3º Retourner en France conservant quelque prérogative publique, il
  faut que je sache quels sont mes devoirs et mes droits avant de
  prendre un parti; je ne veux me décider qu'en pleine connaissance de
  tout cela, je n'ai ni crainte, ni ambition, ni ressentiment, je sais
  que la politique fait tout, ainsi je pardonne tout; mais si en
  m'enlevant le trône d'Espagne, on m'offre un état politique en
  France, je veux le connaître.

  4º Je ne veux aucun trône étranger. Je me réserve à me déterminer
  pour une retraite absolue si ce qu'on me propose en France ne me
  paraît pas convenable; ce à quoi je suis bien déterminé aujourd'hui;
  c'est: 1º de ne pas rester ici sur le pied où je suis, 2º de ne pas
  accepter un trône étranger, 3º de rendre mon existence en France
  compatible avec mon honneur et la volonté de l'empereur et l'intérêt
  de la nation, si mon existence semi-politique peut encore lui être
  utile, sans cependant vouloir jamais me mêler d'administration
  d'aucun genre et vouloir jamais paraître à la cour. Si ce qu'on me
  propose ne me convient pas, retraite obscure et absolue; mais les
  demi-jours, les fausses positions ne sont pas dignes ni de mon nom
  ni de mon âme, ni supportables avec mon esprit.

  Je t'embrasse avec mes enfants et t'engage à être aussi contente que
  je le suis moi, au milieu des contrariétés qui m'assiègent, et
  j'éprouve bien aujourd'hui que ce lait nourricier d'une bonne et
  vraie philosophie n'est pas aussi stérile qu'on veut bien le dire,
  car, content de moi, je le suis de tout, et regarde en pitié
  _toutes_ les passions étrangères qui s'agitent, sans me blesser,
  autour de moi.


  JOSEPH À JULIE.

                                               Madrid, 7 octobre 1810.

  Ma chère amie, je reçois ta lettre du 17. Je me porte bien,
  j'attends tes nouvelles et celles de Colette; mes affaires me
  paraissent aller bien mal à Paris où on ne sait pas le mal que l'on
  se fait à soi-même. L'avenir prouvera si j'ai raison.


  JOSEPH À JULIE.

                                              Madrid, 3 novembre 1810.

  Ma chère amie, j'ai reçu tes lettres des 9, 10, 12 octobre,
  renvoie-moi Gaspard avec des nouvelles sur les bruits qui courent
  ici et qui font présager de nouveaux changements pour moi; dis-moi
  ce qu'il en est, tu sais tout ce que je t'ai écrit. Si la retraite
  est possible, je la préfère à un nouveau trône; si cela est
  impossible, je préfère retourner à Naples plutôt que de faire une
  nouvelle royauté quelle qu'elle soit.

  La position des affaires ici est horrible et bientôt elle sera
  irrémédiable. L'empereur n'a rien répondu à tout ce que je lui ai
  écrit sur un sujet aussi important pour la gloire et le bonheur de
  deux grandes nations.

  Je t'embrasse avec mes enfants, je me porte bien.


  JOSEPH À JULIE.

                                              Madrid, 6 novembre 1810.

  Ma chère amie, j'ai reçu tes lettres des 12 et 14, je t'ai déjà
  écrit que c'est toi plus que moi qui peut décider s'il convient que
  tu viennes ici, ce voyage doit être entrepris ou différé selon que
  les affaires d'Espagne à Paris s'arrangent ou se brouillent, elles
  ne peuvent pas rester longtemps telles qu'elles sont, cette crise ne
  peut pas durer, il faut avancer ou reculer. Si je dois retourner en
  France, il est inutile que tu viennes en Espagne, si je dois rester
  en Espagne, il faut y venir. Mais, pour que je puisse y rester, il
  faut que l'empereur fasse ce que je lui ai écrit par la lettre dont
  était porteur M. d'Almenara, à laquelle il n'a pas répondu.


  JOSEPH À JULIE.

                                             Madrid, 16 novembre 1810.

  Ma chère amie, je reçois tes lettres des 22, 23 et 24, ma position
  est toujours la même, je suis ici bientôt un être parfaitement
  inutile; tous les généraux correspondent avec le major-général,
  prince de Neufchâtel. Les habitants s'exaspèrent tous les jours
  davantage, le peu de succès que j'avais obtenu est effacé tous les
  jours. L'empereur ne me répond pas, il ne me reste donc qu'à me
  retirer des affaires. Ma santé d'ailleurs toujours inaltérable
  commence à se ressentir de ma position équivoque, ridicule et
  bientôt déshonorante, si je la supportais plus longtemps.

  Occupes-toi donc de me trouver à louer une grande terre à cent
  lieues ou soixante lieues de Paris; je suis décidé à m'y rendre et
  de tout quitter, puisque je ne puis pas faire le bien ici et que
  tout ce que j'ai dit et fait jusqu'ici devient inutile.


  JOSEPH À JULIE.

                                          Madrid, le 20 novembre 1810.

  Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 28 octobre, ma position est
  toujours la même. J'attends Azanza pour prendre un parti décisif et
  finir le rôle honteux qu'on me fait jouer ici depuis mon retour de
  la conquête de l'Andalousie.

  Je t'embrasse avec mes enfants.

  Lucien a été mené prisonnier à Malte.


  JOSEPH À JULIE.

                                             Madrid, 24 novembre 1810.

  Ma chère amie, point d'estafette depuis deux jours. Je n'ai pas de
  nouvelles directes de Masséna et je ne suis pas sans inquiétude sur
  son armée. Je me porte bien, j'attends des nouvelles décisives de
  Paris. Je désire que tu charges James ou mieux encore Nicolas, de
  savoir s'il serait possible d'acquérir la terre de Montjeu à une
  lieue d'Autun, après s'être assuré que le château est encore
  habitable, à moins que tu ne préfères une terre en Provence, je
  désire un bois de chasse et de l'eau, c'est ce que je trouve à
  Montjeu; si tu préfères le midi, je te laisse le choix.


  JOSEPH À JULIE.

                                             Madrid, 28 novembre 1810.

  Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 4, je me porte bien, les
  affaires sont ici dans le même état. Je suis toujours sans réponse à
  tout ce que j'ai écrit. Je ne pense pas pouvoir prolonger cet état
  humiliant au delà de cette année. Je te prie de remettre à M.
  Bouchard[28] l'incluse; engage-le à partir sur-le-champ et de me
  répondre de dessus les lieux. Il faut finir ceci d'une manière ou
  d'une autre; quoique je te dise que je me porte bien et que cela
  soit ainsi, cependant ma constitution n'est plus ce qu'elle était et
  je sens qu'elle ne résisterait pas à cet état de choses qui n'est
  pas fait pour un homme tel que moi, toute la puissance de l'empereur
  ne peut pas faire que je reste ici dans la position du dernier des
  polissons. Tu peux voir par la lettre ci-jointe comment un général
  français traite mes ministres. Un voleur effréné que j'ai renvoyé
  d'ici, il y a trois mois, y revient triomphant. Ce misérable a causé
  le massacre de plus de cent Français, victimes de l'exaspération des
  habitants de la province de Guadalaxara et Cuença où il commandait
  une colonne et où il ravageait tout. J'entre dans ces détails pour
  que tu saches bien qu'on me force au parti que je prends et que je
  n'en ai pas d'autre à prendre.

         [Note 28: Un des secrétaires du roi, chargé de ses affaires
         d'intérêt et alors en France.]

  Marius Clary doit être arrivé, j'attendrai la réponse à la lettre
  que je t'ai écrite par lui avant de partir.


La fin de l'année 1810 et le commencement de 1811 ne furent pas plus
favorables à Joseph; aussi voit-on ses lettres à la reine contenir
sans cesse les mêmes plaintes, justifiées par la conduite de
l'empereur à l'égard de l'Espagne.


  JOSEPH À JULIE.

                                               Madrid, 8 janvier 1811.

  Ma chère amie, je reçois tes lettres du 14 et 16, je suis peiné de
  la perte de Mlle Antoinette qui t'était attachée depuis si
  longtemps; cette pauvre fille avait eu un grand malheur à mes yeux,
  celui d'avoir occasionné cet accident qui a eu tant d'influence sur
  notre destinée; j'aurais bien désiré ne jamais me séparer de toi ni
  de mes enfants, pourquoi lorsque vous m'avez rejoint, il y a trois
  ans, ne suis-je pas resté avec vous? Ce fut alors ma faute. Pourquoi
  lorsque je t'écrivais il y a un an, de Cordoue, de me rejoindre avec
  mes enfants, ne le fites-vous pas? Ce fut le seul moment heureux de
  mon existence depuis que je vous ai quittées à Naples et ce moment
  m'inspira le désir de vous faire partager mon sort; tu n'as pas pu
  partir de Paris et sans doute ce fut alors un contretemps fâcheux
  pour toi et pour moi. Depuis, j'ai couru de désagréments en
  désagréments, mon existence a été telle que je ne regrette pas ton
  absence ni celle de mes enfants, je n'ai plus vu d'avenir pour nous
  dans ce pays. Les funestes décrets du 8 février 1810[29] ont anéanti
  tous les progrès que j'avais eu le bonheur de faire dans l'esprit
  d'un peuple brave et fier et m'ont remis dans la même situation où
  je me suis trouvé en arrivant à Madrid, il y a trois ans. J'ai
  depuis reconnu ce qui m'arriverait le lendemain et je me suis vu
  sans déplaisir, privé des seuls objets de mes plus tendres
  affections, car mon sort en eût été plus cruel. Je n'ai ici rien de
  bon, de fixe à leur offrir, mais ils embelliraient le reste de ma
  vie. Quelque part qu'elle se termine, elle sera digne de moi. Je
  désire donc que la politique cesse de se jouer de moi et tout me
  sera bon si je puis finir ma carrière avec toi et mes enfants dans
  une position naturelle, quelle qu'elle soit, étant ce que je
  paraîtrai être et sortant de la position fausse et humiliante dans
  laquelle je persévère encore, malgré tout ce que je t'ai écrit,
  attendant tous les jours un meilleur ordre de choses pour moi; il me
  paraît impossible que la vérité et la raison ne percent à la fin.

         [Note 29: Ce décret créait les grands gouvernements à la tête
         desquels Napoléon mettait ses généraux et humiliait
         complètement le roi.]


  JOSEPH À JULIE.

                                               Madrid, 6 février 1811.

  Ma chère amie, j'ai reçu tes lettres jusqu'au 20 janvier, ainsi que
  celles dont était porteur Gaspard qui est arrivé hier, je t'ai
  adressé une lettre pour Bernadotte, dont tu devrais déjà m'avoir
  accusé la réception. Je crains qu'elle n'ait été égarée, les bruits
  les plus étranges courent ici depuis hier, nous touchons à un
  dénouement quelconque, les choses sont tellement empirées par les
  nouvelles de France qu'il faut avancer ou reculer. Des partis qu'on
  m'offre, le plus honorable sera toujours celui que je prendrai, tu
  ne dois pas en douter, et dès qu'il sera prouvé que je ne puis plus
  rester ici, j'en partirai. Je t'écrirai plus en détail dès que
  j'aurai lu tout ce qui arrive de France et des provinces, car il est
  assez bizarre que je n'aie pas pu trouver encore ce temps-là, depuis
  hier; j'ai été occupé tout le jour, depuis huit heures du matin, à
  des petits détails pour que tous les services ne tombent pas à la
  fois, et les besoins du jour ne m'ont pas laissé d'autre temps; tu
  dois penser si je désire que tout cela finisse.


Dans une autre lettre à sa femme, en date du 19 mars 1811, le roi,
après l'exposé fidèle de sa situation, dit:


  Dans cet état de choses, réduit à l'état d'abjection d'un criminel
  ou du dernier des hommes, je mériterais mon sort, si je le
  prolongeais volontairement.


Et plus loin:


  Sans doute je ne prendrai pas le parti de venir à Paris, si je
  pouvais faire autrement, mais ni toi, ni ceux qui me conseillent ne
  connaissent ma position ici, et nécessairement _elle finirait par un
  événement tragique si elle ne finit pas par mon départ volontaire_.


  JOSEPH À JULIE.

                                                 Madrid, 24 mars 1811.

  Ma chère amie, je reçois tes lettres des 4, 6 et 8 mars; je t'ai
  écrit en détail il y a trois jours, je suis toujours dans le même
  état, il y a douze jours que je ne reçois pas, ma santé ne le
  permettant pas; cependant, j'espère que la tranquillité me
  rétablira, mais j'en ai besoin, je compte me mettre en route dans
  quelques jours et dès que mes forces seront assez rétablies pour
  cela.

  Je t'embrasse avec mes enfants et j'espère te revoir bientôt à
  Mortefontaine pour ne plus vous quitter.


L'empereur n'ignorait ni la position fausse ni les plaintes fort
justes de Joseph, ni son désir d'abandonner la couronne d'Espagne.
Sa belle-soeur, la reine Julie, son ambassadeur de famille, le comte
de La Forest, le tenaient au courant de tout, mais il n'entrait pas
encore dans les vues politiques de Napoléon de laisser la Péninsule
sans roi. Il aimait mieux que ce roi fût Joseph que tout autre. La
guerre devenait imminente avec le Nord, il lui paraissait utile
d'avoir son frère dans le Sud, car il connaissait son caractère
loyal, affectueux et son dévouement personnel pour lui. Il fit donc
écrire par le cardinal Fesch à Joseph. Ce dernier répondit à son
oncle, le 24 mars 1811, une lettre insérée au 7me volume des
_Mémoires de Joseph_ et dont on a retranché cette phrase:


  Je ne veux pas que vous ignoriez que ma santé est telle que je l'ai
  craint toute ma vie. Je suis arrivé à ce point que vous connaissez,
  après un rhume et une inflammation de poitrine.


En effet la santé de Joseph s'était altérée, au point que le même
jour, 24 mars, il prévenait Napoléon que la maladie le forçait à
quitter l'Espagne. Cette lettre à l'empereur se terminait ainsi:


  Je saurai, comme vous le voudrez, vous aimer tout bas et ne pas vous
  importuner des sentiments que vous partagez ou _repoussez
  peut-être_.


Le même jour encore, Joseph écrivait à la reine cette seconde
lettre:


                                                 Madrid, 24 mars 1811.

  Ma chère amie, l'aide de camp du duc de Dalmatie, qui te remettra
  cette lettre, te donnera de mes nouvelles. Je l'ai vu un moment. Je
  vais mieux, et j'espère être sous peu en état de partir. Je suis
  inquiet de trois dépêches importantes dont tu ne m'as pas accusé la
  réception. La première, du 14 février, portée par M. le chef
  d'escadron Clouet, la 2me du 19 mars et la 4me du 24.

  Le général Blaniac[30] ne voudrait pas que sa femme vînt le
  rejoindre, connaissant la situation des affaires, je crois aussi que
  ce n'est pas le moment.

         [Note 30: Un des aides de camp de Joseph, très dévoué à ce
         prince. Joseph redoutait la venue en Espagne de toutes les
         femmes des personnes attachées à sa maison, comprenant
         combien sa position était précaire.]


Malgré tout son désir d'arriver en France le plus rapidement
possible, le roi dut différer son départ de quelques jours. Il se
mit en route le 23 avril 1811, après avoir écrit à la reine la
lettre ci-dessous:


                                             Madrid, le 16 avril 1811.

  Ma chère amie, je t'envoie le double de la lettre que je t'envoie,
  par l'estafette. Renvoies-moi le courrier qui te porte cette lettre
  et qui me trouvera en route. Pour mes incertitudes sur l'effet
  qu'aura produit la nouvelle de mon départ quel qu'il soit, personne
  ne peut l'impossible et je suis résigné à tout; mais il est de fait
  que je ne puis rester dans le palais de Madrid sans domestiques,
  sans gardes, sans troupes et sans tribunaux; or, tout cela n'existe
  pas sans argent. Si c'est l'usage de complimenter l'empereur et
  l'impératrice sur la naissance du roi de Rome, remets ma lettre au
  prince de Massérano, je l'autorise aussi à présenter la _Toison
  d'or_ au roi de Rome, après s'être assuré que cette offre serait
  agréée. C'était l'usage autrefois.

  Je suis disposé à faire tout ce qu'il est possible pour M. Michel.


L'empereur apprenant que Joseph, décidé à quitter l'Espagne, allait
se mettre en route pour Paris, et voulant sauver les apparences, se
hâta de lui envoyer un officier, le général de France, pour le
prévenir qu'il était désigné comme devant être le parrain du _roi de
Rome_.

Dans la lettre du 21 avril qu'il écrit à ce sujet à la reine, et
dans laquelle il annonce son départ, on a retranché, aux _Mémoires_,
le passage suivant:


  Je ne puis pas te cacher que ma santé n'est plus la même depuis deux
  mois. Je ne suis plus le même homme. Au milieu de tant d'inquiétudes
  qui m'assiègent en quittant le pays, je viens d'éprouver un chagrin
  bien vif par l'état presque désespéré dans lequel se trouve le fils
  de Roederer, par une blessure mortelle qu'il a reçue hier soir, dans
  une affaire particulière. Je trouvais quelque plaisir à mener ce
  jeune homme à son père. Le destin en décide autrement.


  JOSEPH À JULIE.

                               Santa Maria de la Nieva, 25 avril 1811.

  Ma chère amie, je reçois tes lettres des 3, 4, 6 et 8 avril. Je t'ai
  écrit par toutes les estafettes, et par quelques-unes de très
  longues lettres; celle du 19 mars[31] t'annonçait ma détermination
  de me mettre en route pour la France; j'étais alors assez malade, je
  n'ai pas été bien depuis, je suis mieux depuis mon départ de Madrid.
  Je reçois aujourd'hui une lettre du prince de Neufchâtel qui
  m'apprend que l'empereur a consenti à me faire un prêt de 500,000
  francs par mois. J'écris à ce sujet à l'empereur la lettre que tu
  lui remettras ou lui feras remettre, j'arriverai peu de jours après
  cette lettre.

         [Note 31: Cette lettre du 19 mars avait été perdue.]

  Je t'ai écrit il y a quelques jours par M. Jappi que tu dois m'avoir
  renvoyé avec tes lettres.


Le même jour qu'il écrivait à la reine Julie les lettres ci-dessus,
Joseph adressait à son frère celle qu'on va lire, laquelle a été un
peu tronquée dans les _Mémoires_. La voici intégralement:


                            Santa Maria de la Nieva, le 25 avril 1811.

  Sire,

  Je suis parti de Madrid le 23 sans avoir reçu aucune réponse aux
  lettres que j'ai écrites depuis 3 mois à Votre Majesté, à la reine
  et au prince de Neufchâtel. J'ai retardé tant que j'ai pu mon
  voyage, mais la nécessité m'a enfin décidé et ce ne sera pas sans
  peine que les services se soutiendront à Madrid pendant 40 jours,
  quoique le trésor se trouve déchargé en grande partie de la dépense
  de ma maison. J'ai dû craindre que Votre Majesté ne se rappelât plus
  de moi et je n'ai vu de refuge que dans la retraite la plus obscure;
  aujourd'hui je reçois une lettre du prince de Neufchâtel du 8, qui
  m'annonce quelque secours; cette lettre me prouve que ma position
  véritable commence à être connue et il n'est pas douteux que je
  n'aurai rien à désirer de vous dès que je connaîtrai votre volonté,
  puisque la mienne sera de m'y conformer autant que cela me sera
  possible.

  Je retournerai en Espagne si vous jugez ce retour utile, mais je ne
  puis y retourner qu'après vous avoir vu et après vous avoir éclairé
  sur les hommes et les choses qui ont rendu mon existence d'abord
  difficile, puis humiliante et enfin impossible et m'ont mis dans la
  position où je suis aujourd'hui.

  Je suis prêt aussi à déposer entre les mains de Votre Majesté les
  droits qu'elle m'a donnés à la couronne d'Espagne, si mon
  éloignement des affaires entre dans ses vues, et il ne dépendra que
  de vous de disposer du reste de ma vie, dès que vous aurez assez vu,
  pour avoir la conviction que vous connaissez l'état de mon âme et
  celui des affaires de ce pays où je ne pourrai retourner avec succès
  que nanti de votre confiance et de votre amitié, sans lesquelles le
  seul parti qui me reste à prendre est celui de la retraite la plus
  absolue; dans tous les cas, dans tous les événements je mériterai
  votre estime. Ne doutez jamais de mon dévouement et de ma tendre
  amitié.


  JOSEPH À JULIE.

                                                 Burgos, 1er mai 1811.

  Ma chère amie, je reçois tes lettres du 18, 20 et 22; je t'ai écrit
  le 16 avril et le 26 d'Almeida. Le voyage est utile à ma santé, je
  séjournerai ici aujourd'hui pour ôter toute inquiétude que l'on
  aurait eue en regardant ce voyage comme un départ définitif. J'ai
  dissipé toutes ces craintes à Valladolid et sur toute la route et
  j'ai dit que je retournerai dans le mois de juin avec ma famille.
  Ainsi si les affaires prennent cette tournure à Paris, prépare-toi à
  venir bientôt en Espagne et le plus tôt est le mieux. Dans ce cas,
  mon absence ne saurait être trop courte, le bien réel et celui de
  l'opinion qu'opérerait mon retour, dissiperait bientôt la légère
  inquiétude occasionnée par mon départ et le bien serait décuple du
  mal. Il y a beaucoup de choses à faire et plus encore à éviter pour
  terminer les affaires d'Espagne d'une manière avantageuse aux deux
  nations; il ne dépendra pas de moi que tout cela ne réussisse. Je
  serai dans neuf jours à Bayonne, je pourrai peu de jours après
  recevoir ta réponse à cette lettre. Je désire descendre à
  Mortefontaine, j'ai avec moi 8 ou 10 personnes et 20 domestiques.


Dans cette lettre on voit le roi Joseph renaître à l'espérance; cela
provenait de ce que ce malheureux souverain, pendant son voyage,
venait de recevoir de Berthier la nouvelle que l'empereur
consentirait à lui faire un prêt de 500,000 francs par mois, comme
il l'annonce à sa femme.

Joseph resta à Paris près de son frère et de sa femme, pendant le
mois de mai et une partie de celui de juin 1811. L'empereur lui fit
beaucoup de promesses, ce qui le détermina à retourner en Espagne.
Dans une circonstance assez secondaire, Napoléon lui fit témoigner
d'une façon fort dure son mécontentement. Le 11 juin 1811,
l'empereur écrivit à Berthier:


                                         Saint-Cloud, le 11 juin 1811.

  Mon cousin, je vous prie d'aller voir le roi d'Espagne pour lui
  parler de la dernière audience diplomatique et de l'indécence avec
  laquelle s'y sont comportés plusieurs Français portant la cocarde
  espagnole. Ils sont entrés en forçant la consigne et sachant bien
  que je ne reçois pas les Français qui sont à _un service étranger_.
  Heureusement je ne les ai pas vus, je les aurais fait chasser. Vous
  direz que j'avais entendu, par recevoir les Espagnols, recevoir les
  trois ministres et quelques chambellans espagnols que le roi a
  amenés, mais que c'est sur la liste destinée pour le _Moniteur_ que
  j'ai vu le nom de plusieurs Français, entre autres celui du sieur
  Tascher qui n'a pas même la permission de porter la cocarde
  espagnole, et qu'à cette occasion, je ne comprends pas comment on
  puisse porter une cocarde étrangère sans en avoir l'autorisation;
  que ce que je désire, c'est que Clary, Miot, Expert et les autres
  Français portés sur la liste, partent demain et se mettent en route
  pour Bayonne; que je ne m'oppose pas à ce que le roi en fasse ce
  qu'il veut en Espagne, mais que je ne puis m'accoutumer à voir des
  Français venir faire de l'embarras à Paris sous un costume étranger.
  Le remède à tout, c'est qu'ils partent aujourd'hui ou demain,
  quoique je ne vois pas quelle nécessité il y avait à ce que le roi
  mène ce tas de gens avec lui; vous direz également au roi que je ne
  vois pas d'objection à ce qu'il parte, que quant à mes dispositions,
  je persiste dans celles dont vous lui avez fait part, que votre
  lettre doit donc lui servir de règle, que le temps prouvera par la
  conduite qu'il tiendra si le voyage de Paris lui a été utile et s'il
  a acquis la prudence nécessaire pour manier ces matières; que, quant
  à l'argent, je fais donner au roi ces sommes sur les sommes
  mensuelles que je lui ai promises, mais que c'est bien mal employer
  son argent que celui destiné à payer les voyages d'un tas de gens
  inutiles comme Miot, les Expert, etc.....


Joseph reçut la visite de Berthier au moment où il partait pour
l'Espagne. Malgré cette dure leçon, il quitta Paris plein
d'espérance, croyant avoir la certitude que son frère, selon ses
promesses, viendrait à son secours, avancerait les fonds nécessaires
à l'entretien et au salut de la Péninsule. Il ne tarda pas à être
désabusé, ainsi qu'on va le voir par ses lettres à la reine,
laquelle ne l'avait pas suivi, attendant pour se rendre à Madrid
avec ses enfants que les choses eussent pris une meilleure tournure.

Joseph lui écrivit le 23 septembre 1811:


  Ma chère amie, je reçois ta lettre du 10. Tu connaîtras ma
  situation, elle est peu agréable; tu sais que je devais recevoir un
  secours d'un million par mois, je reçois à peine la moitié, je ne
  pourrai pas tenir longtemps si cet état de choses dure. Si ta santé
  te permet de venir, tâche d'obtenir de l'empereur ce qui m'est dû
  depuis juillet, à raison d'un million par mois, et même une avance
  de quelques mois, afin que je ne sois pas dans l'inquiétude comme
  aujourd'hui, lorsque vous serez arrivées.


  JOSEPH À JULIE.

                                          Madrid, le 1er octobre 1811.

  Ma chère amie, je n'ai pas eu de tes lettres par le dernier
  courrier, les enfants m'ont écrit que tu étais à Compiègne; il m'est
  dû près de trois millions de francs sur le prêt que l'empereur m'a
  promis d'un million par mois à dater du 1er juillet, aussi suis-je
  dans les plus grands embarras; écris-moi si tu comptes partir, ne te
  mets pas en route sans être précédée ou accompagnée par six millions
  au moins, afin que je puisse avoir l'esprit en repos pour quelque
  temps, faute de quoi il vaut mieux rester à Paris, car, sans argent,
  sans troupes, sans commandement véritable, il est impossible que ma
  position se prolonge longtemps; je me porte bien.


  JOSEPH À JULIE.

                                            Madrid, 1er novembre 1811.

  Ma chère amie, je n'ai pas reçu de tes lettres par la dernière
  estafette, j'attends avec impatience de savoir que tu te portes bien
  et que l'empereur m'envoie effectivement l'argent que je lui ai
  demandé, sans lequel je ne puis rien faire de bon ici, le million
  qu'il m'a promis comme avance à dater du 1er juillet et un autre
  million en remplacement du quart des autres arrondissements.

  Marius Clary a été très malade, mais il est mieux, tu m'as parlé de
  deux partis pour sa soeur, je ne connais pas le personnel du
  _civil_, mais, s'il est bon, je le préfère au _militaire_, dont tu
  me parles.


Le roi Joseph avait beaucoup d'affection pour le général Hugo,
employé à Madrid. Le général vivait en mauvaise intelligence avec sa
femme, il lui écrivit le 30 janvier 1812:


  J'ai lu avec beaucoup d'intérêt tout ce que vous m'avez écrit, ainsi
  que Mme Hugo.

  Mon désir le plus constant est que vous vous arrangiez de manière à
  être heureux, je n'ai rien négligé pour cela, l'attachement que je
  vous porte m'en a fait un devoir; mais, si mes voeux ne se réalisent
  pas, je ne dois pas vous cacher que ma volonté est que vous ne
  donniez pas ici un exemple scandaleux en ne vivant point avec Mme
  Hugo comme le public a droit de l'attendre d'un homme qui, par sa
  place, est tenu à donner le bon exemple.

  Quel que soit le regret que j'aurais de vous voir éloigné de moi, je
  ne dois pas vous cacher que je préfère ce parti au spectacle
  qu'offre votre famille depuis trois mois.


  JOSEPH À JULIE.

                                          Madrid, le 1er février 1812.

  Ma chère amie, je n'ai rien de bon à t'écrire après la prise de
  Valence; la récolte a été mauvaise et le blé est très cher, il y a
  beaucoup de misère ici; je reçois à peine la moitié de ce qui
  m'avait été promis à Paris, et je serais impardonnable d'être
  reparti si j'avais pu prévoir l'avenir qui m'attendait dans ce pays.
  Les avantages que je pouvais tirer de la reddition de Valence par le
  grand nombre de soldats qui abandonnent l'insurrection, vont bientôt
  être perdus par le dénûment où je me trouve et d'argent et de moyens
  de m'en procurer; quelle sera la fin de tout ceci, je l'ignore et ne
  veux pas la prévoir: 1º l'unité dans le commandement et dans
  l'administration; 2º un but fixe et certain offert à toutes les
  provinces, pourraient encore sauver nos affaires et il faudrait que
  l'empereur fit encore beaucoup de sacrifices d'argent, sans cela
  tout ira mal et va déjà si mal que, ne pouvant rien, je dois désirer
  que cela finisse pour moi le plus tôt possible.


  JOSEPH À JULIE.

                                           Madrid, le 21 février 1812.

  J'ai reçu ta lettre du 28 janvier et 1er février. Je suis fâché
  d'apprendre que ta santé n'est pas bonne, je n'ai aucune réponse
  directe aux lettres que j'ai écrites, il est fâcheux que cela soit
  ainsi; mais il serait encore plus fâcheux pour moi que je crusse
  mériter d'être traité comme je le suis, je désire que tout ce qui se
  passe finisse bien, je le désire sincèrement plus que je ne
  l'espère.

  Ma santé n'est pas très bonne, cependant je serais heureux de penser
  que la tienne fût de même.


  JOSEPH À JULIE.

                                                  Madrid, 7 mars 1812.

  Ma chère amie, je reçois ta lettre du 14; je n'ai aucune nouvelle de
  Paris, tu ne me dis rien des événements qui sont arrivés ou dont
  nous sommes menacés, ma position ici est impitoyable; que je sauve
  l'honneur, je regrette peu le reste.

  Adieu, ma chère amie, écris-moi la vérité et embrasse nos enfants.


Vers cette époque une mesure prise bien tard sans doute, mais enfin
prise par l'empereur, prêt à partir pour le Nord, rendit un peu de
courage à Joseph et lui donna quelque espérance. Il apprit que son
frère plaçait sous son commandement unique toutes les troupes en
Espagne et lui donnait pour major-général le maréchal Jourdan. Le
roi se mit immédiatement à la tête de ses armées, mais il s'aperçut
bientôt de la difficulté qu'il aurait à se faire obéir des
commandants des divers corps, accoutumés à être indépendants.

Dès qu'il fut entré en campagne, Joseph écrivit à la reine un grand
nombre de lettres fort importantes. Il lui manda de Valence le 9
septembre 1812:


  Ma chère amie, tu pourras concevoir par la copie ci-jointe
  l'enchaînement des événements qui m'ont forcé à quitter Madrid, la
  résistance qu'a éprouvée l'exécution de mes ordres au Nord et au
  Midi, la précipitation qu'a mis l'armée de Portugal retirée derrière
  le Duero à attaquer l'armée anglaise avant l'arrivée des secours qui
  lui étaient annoncés du Nord et du Centre. Masséna arrive; s'il
  amène des troupes, si on envoie de l'argent, si les généraux qui ne
  veulent pas obéir et qui s'isolent dans leurs provinces sont
  rappelés, les affaires se rétabliront bientôt.

  Je me porte très bien, je t'embrasse avec mes enfants, je désire que
  vous vous portiez aussi bien que moi et vous revoir bientôt, car la
  vie se passe.

  Si l'empereur ne rappelle pas les généraux du Nord et du Midi, il
  n'y a rien de bon à espérer dans un état de choses où il faut un
  commandement prompt, absolu, et où l'impunité encourage à la
  désobéissance et perpétuera les malheurs jusqu'à la perte totale de
  ce pays.


À cette lettre était jointe la copie de la lettre de Joseph à
Berthier, en date du 4 septembre, qui ne se trouve pas aux Mémoires
et que voici. Elle est relative à la bataille de Salamanque.


                                         Valence, le 4 septembre 1812.

  J'apprends par une voie indirecte que le conseil des ministres ayant
  eu connaissance des résultats de l'action qui a eu lieu le 21
  juillet dernier aux environs de Salamanque entre l'armée de Portugal
  et l'armée anglaise, avait donné des ordres pour faire passer en
  Espagne des renforts et remis à M. le prince d'Essling le
  commandement de l'armée de Portugal.

  En adressant à V. A. S. mes remerciements de l'empressement qu'elle
  et le conseil des ministres ont mis à prendre cette mesure, je crois
  devoir lui communiquer directement un sommaire des événements et de
  la situation des affaires militaires avant et après cette époque, ma
  correspondance avec le ministre de la guerre en contient les détails
  en quelque sorte jour par jour, mais dans la crainte qu'elle ne lui
  soit pas parvenue, il me paraît utile d'en rassembler ici les
  principaux faits.

  Le maréchal duc de Raguse ne s'étant pas cru en mesure d'attaquer
  les Anglais, après qu'ils eurent passé l'Agueda le 12 juin, se
  retira successivement entre la Tormès et le Duero et finalement
  passa sur la rive droite de ce fleuve.

  L'armée de Portugal resta dans cette position en rappelant à elle
  toutes ses divisions.

  L'armée anglaise demeura en observation sur la rive gauche du Duero,
  et ne fit aucune tentative pour le passer.

  Il était aisé de prévoir que le sort de l'Espagne pourrait dépendre
  d'une affaire qui paraissait inévitable et qu'il était de la plus
  haute importance de mettre le duc de Raguse en état de combattre
  avec les plus grandes probabilités de succès.

  Je pressai des secours de toutes parts, mais mes ordres ne furent
  pas exécutés, le général en chef de l'armée du Midi[32] se refusa
  aux dispositions que j'avais prescrites, et ce ne fut qu'après
  beaucoup d'hésitations que celui de l'armée du Nord se détermina à
  faire partir sa cavalerie et son artillerie que je lui avais ordonné
  d'envoyer au duc de Raguse.

         [Note 32: Soult.]

  Réduit par conséquent à mes propres forces, je pris le parti
  d'évacuer toutes les provinces du Centre; je ne laissai de garnisons
  qu'à Madrid et à Tolède et je formai un corps de 14,000 hommes avec
  lequel je partis de Madrid le 21 pour me porter sur le Duero et
  effectuer ma jonction avec l'armée du Portugal.

  J'appris en route que M. le maréchal duc de Raguse avait déjà passé
  ce fleuve, le 18, à Tordesillas, que l'armée anglaise s'était
  repliée sur Salamanque; je continuai à marcher avec la confiance
  d'opérer très promptement ma jonction sur la rive gauche du Duero.

  Mais au moment où cette jonction allait avoir lieu, je reçus le 25
  juillet, à Blasca-Sancho, des lettres de M. le maréchal Marmont et
  de M. le général Clausel qui m'annonçaient qu'il y avait eu le 22
  une affaire générale; comme ces lettres fixent d'une manière précise
  les _événements de cette journée où M. le maréchal duc de Raguse, à
  la veille de recevoir des renforts qu'il attendait depuis un mois,
  a engagé volontairement une action dont les résultats ont été si
  graves_, j'en adresse une copie à Votre A. S.[33]

         [Note 33: Marmont s'était empressé de livrer bataille avant
         l'arrivée de Joseph, ne voulant pas se trouver sous les
         ordres du roi et se croyant assez fort pour battre seul
         l'ennemi.]

  L'armée du Portugal faisait sa retraite en toute hâte et sans
  chercher à s'appuyer des forces que j'avais avec moi, je ne pouvais
  plus que me retirer et tout ce qui me restait à faire était de
  tenter de ralentir la poursuite de l'ennemi par ma présence en
  attirant son attention sur moi.

  Je partis donc le même jour, 25, dans l'intention de me replier à
  petites journées sur Madrid.

  Le 27 je fus rejoint par un aide de camp (M. Fabier) de M. le
  maréchal duc de Raguse qui m'apportait des dépêches de lui et du
  général Clausel. L'un et l'autre me mandait que la poursuite de
  l'ennemi était ralentie et me témoignaient le désir de se réunir à
  moi, si je voulais m'approcher d'eux.

  Quoique je sentisse tout le danger de ce mouvement, je ne m'y
  refusai pas et je me dirigeai sur Ségovie, où je restai quatre jours
  pour donner le temps à l'armée du Portugal de se porter sur moi;
  mais elle ne changea pas sa première direction, soit que l'ennemi
  l'en ait empêchée, soit qu'elle n'ait jamais eu le dessein réel de
  s'éloigner du Nord. Elle continua sa retraite sur le Duero qu'elle
  passa et se détacha ainsi totalement de moi.

  En revenant à Madrid, le 3 août, avec le petit corps de troupes que
  je ramenais, j'avais l'espérance d'être joint par dix mille hommes
  de l'armée du Midi que, depuis le 9 juillet, j'avais donné l'ordre
  au duc de Dalmatie d'envoyer à Tolède. Je me flattais aussi que le
  corps du comte d'Erlon, de la même armée, qui était en Estramadure,
  aurait fait un mouvement pour se rapprocher du Tage, suivant mes
  instructions; avec ces ressources j'aurais pu défendre et couvrir la
  capitale contre un détachement que l'armée anglaise eût fait sur
  moi, après avoir rejeté l'armée du Portugal sur l'Ebre; mais toutes
  ces espérances s'évanouirent à la réception d'une lettre du duc de
  Dalmatie qui refusait positivement d'obéir.

  D'un autre côté, j'apprenais que _l'armée du Portugal s'éloignait de
  plus en plus du Duero et se retirait sur Burgos_; en même temps tous
  les rapports annonçaient que lord Wellington se préparait à marcher
  sur la capitale; toute la population y était en mouvement.

  En effet, l'ennemi ayant passé les montagnes le 8 et le 9, plus de
  2000 voitures partaient de Madrid le 10, en se dirigeant vers le
  Tage.

  Je me portai le même jour de ma personne sur le point où leurs
  divisions, après s'être retirées des débouchés des montagnes,
  s'étaient repliées et je fis reconnaître l'ennemi qui les suivait;
  cette reconnaissance engagea un combat très opiniâtre de cavalerie
  et dont les résultats furent à notre avantage. L'ennemi perdit trois
  pièces de canon, beaucoup de morts, de blessés et un assez grand
  nombre de prisonniers, dont les rapports ne me laissèrent au surplus
  aucun doute sur le parti que j'avais à prendre.

  Je n'avais avec moi que huit mille hommes de disponibles, le reste
  escortait le convoi. Je passai le Tage le 12 août au soir.

  Comme j'avais écrit, dès que j'eus la nouvelle de l'affaire du 22
  juillet, de Ségovie au duc de Dalmatie d'évacuer l'Andalousie et de
  venir me rejoindre avec toute son armée, mon premier dessein avait
  été de marcher au devant de cette armée et de me réunir à elle aux
  débouchés de la Sierra-Morena, mais des nouvelles lettres que je
  reçus de M. le maréchal duc de Dalmatie (à 5 lieues d'Ocana), ne me
  laissant rien à espérer du moins pour le moment, je me décidai à me
  retirer sur Valence.

  En prenant cette résolution j'ai eu en vue deux objets principaux,
  l'un de mettre en sûreté l'immense population qui m'a suivi, l'autre
  de protéger et de défendre le royaume de Valence, menacé par un
  débarquement à Alicante de 13,000 Anglais, Siciliens et Majorcains,
  qui, réunis aux forces de Freyre et d'O'Donnel, auraient formé un
  corps de 25 à 30,000 hommes, capable d'inquiéter sérieusement
  l'armée d'Aragon.

  J'ai été assez heureux pour atteindre ce double but, le convoi est
  arrivé à Valence et la présence inopinée des troupes que j'amenais
  avec moi a forcé l'ennemi à se retirer sous Alicante et peut-être à
  s'embarquer.

  J'ai trouvé ici des nouvelles de France, dont j'étais privé depuis
  trois mois.

  L'armée se repose d'une route extrêmement fatigante, je fais filer
  sur les derrières tout ce qui a jusqu'ici embarrassé ma marche et je
  laisse partir pour la France les familles françaises qui désirent y
  rentrer.

  S'il arrive des secours de France pour réparer les pertes du 22
  juillet et contre-balancer les renforts que l'ennemi reçoit de la
  Méditerranée et de l'Océan, si l'on m'envoie 15 à 20 millions en sus
  des versements habituels du trésor impérial, si, enfin, instruits
  par ce qui vient de se passer, les généraux commandant les divers
  corps de l'armée exécutent mes ordres, au lieu de les discuter, ce
  qui arrivera lorsque l'empereur leur témoignera son mécontentement
  et en aura rappelé quelques-uns, je ne doute pas que les affaires
  d'Espagne se rétablissent.

  Agréez, etc.

  _P. S._ Valence, le 8 septembre 1812. Au moment où je fais partir ce
  duplicata, je reçois les papiers publics de Paris jusques au 21
  août; je ne puis cacher à V. A. S. ma surprise sur la manière dont
  on y rend compte de l'affaire du 22 juillet. Comment M. Fabier, qui
  a porté la nouvelle de cette action à Paris et qui m'a accompagné à
  Ségovie _où je suis resté quatre jours_, protégeant la retraite de
  l'armée du Portugal, a-t-il pu laisser ignorer mon mouvement et le
  dévouement personnel que j'ai mis à rester seul en présence de
  l'ennemi, tandis que les débris de l'armée du Portugal passaient de
  l'autre côté du Duero, ainsi que V. A. S. le voit par les détails
  contenus dans cette lettre? _Je ne voulais pas m'appesantir sur
  cette mauvaise foi et cette perfidie. La bataille du 22 a été perdue
  parce que le maréchal duc de Raguse n'a pas voulu m'attendre, ni
  attendre les secours qui lui venaient du Nord; ces secours et ceux
  que je lui amenais étaient en mesure de le joindre le lendemain ou
  le surlendemain de l'affaire; mais il paraît que, trompé par une
  ruse de lord Wellington_ qui a fait tomber entre ses mains une
  lettre au général Castanos, dans laquelle il lui mandait que sa
  position n'était plus tenable et qu'il était obligé de se retirer,
  M. le duc de Raguse a cru marcher à une victoire assurée, et une
  soif désordonnée de gloire ne lui a pas permis d'attendre _un chef_.


Une fois encore la reine Julie et ses enfants durent se mettre en route
pour venir rejoindre le roi Joseph à Madrid, mais ce projet dut être
abandonné pour l'instant. Le roi fut obligé de quitter sa capitale pour
chercher à se réunir aux armées de Suchet et de Soult. Tandis que ce
dernier s'obstinait à rester en Andalousie et que Marmont avec l'armée
du Portugal se hâtait de livrer inconsidérément, près de Salamanque, la
bataille des Arapiles, qu'il perdait pour n'avoir pas voulu attendre les
renforts en marche pour le rejoindre, Joseph ralliait Suchet à Valence,
apprenait par le plus singulier des hasards les infâmes accusations du
duc de Dalmatie[34], portait son quartier-général à Valladolid, selon
les instructions de l'empereur, et écrivait de cette ville, le 3 mai
1813, à la reine Julie:

         [Note 34: On trouvera un peu plus loin le récit relatif à
         l'accusation portée par Soult sur Joseph.]


  Ma chère amie, j'ai reçu ta lettre du 8 avril par des courriers qui
  portent des lettres de Paris à la date du 16. Je n'ai pas reçu de
  lettre des enfants, je me persuade toutefois que vous vous portez
  bien toutes les trois. M. de la Forest[35] part pour les eaux, je
  pense que tu le verras à Paris, son langage est bon, mais il n'est
  pas secondé par quelques chefs qui en tiennent un différent. Les
  troubles du Nord de l'Espagne ne peuvent être attribués qu'à
  l'erreur dans laquelle on laisse les habitants sur leur sort futur;
  l'opinion a causé tout le mal et l'opinion continue à être trompée
  et à causer cette résistance nationale qui occupe une grande partie
  de nos forces. Du reste, l'opinion générale de toutes les provinces
  et de toutes les classes est uniforme: la paix..... qui conserve la
  paix avec la France et qui garantit l'intégrité et l'indépendance de
  la monarchie.

         [Note 35: Ambassadeur de France à Madrid.]

  Les opérations ne sont pas encore commencées.


Le roi Joseph obtint enfin au commencement de 1813 le rappel du
maréchal Soult. Il fut informé de cette disposition par une lettre
du duc de Feltre, auquel l'empereur, qui n'écrivait plus directement
à son frère, avait envoyé la dépêche suivante, datée de Paris, 3
janvier:


  Monsieur le duc de Feltre, le roi d'Espagne demandant qu'on rappelle
  à Paris le duc de Dalmatie, et ce maréchal le demandant aussi, ou au
  moins à revenir par congé, envoyez au duc de Dalmatie, par estafette
  extraordinaire, un congé pour revenir à Paris; le général Gazan
  prendra le commandement de son corps ou le maréchal Jourdan. Il faut
  expédier ces ordres par duplicata et triplicata.

  Faites connaître au roi, en lui écrivant en chiffres, que, dans les
  circonstances actuelles, je pense qu'il doit placer son quartier
  général à Valladolid, que le 29me bulletin lui aura fait connaître
  la situation des affaires du Nord qui exigent tous nos soins et nos
  efforts, qu'il peut bien faire occuper Madrid par une des extrémités
  de la ligne, mais que mon intention est que son quartier général
  soit à Valladolid; et que je désire qu'il s'applique à profiter de
  l'inaction des Anglais pour pacifier la Navarre, la Biscaye et la
  province de Santander.


Nous allons placer ici l'affaire relative au duc de Dalmatie.

Le maréchal était l'homme qui avait le plus contribué au mauvais
succès des affaires d'Espagne. Depuis qu'il était en Andalousie, se
trouvant maître des ressources de cette riche province, il ne
voulait pas quitter Séville et refusait d'obéir aux ordres du roi,
lequel avait hâte de concentrer ses forces. Dans le but de pallier
la faute qu'il commettait en n'obéissant pas aux ordres du roi, son
chef militaire, puisque Joseph commandait toutes les armées dans la
Péninsule; dans le but d'échapper aux conséquences de son refus de
joindre ses troupes à celles des autres corps opérant en Espagne, le
duc de Dalmatie imagina le plus singulier moyen. Il osa accuser le
roi Joseph de trahir la France et l'empereur et déclarer qu'il était
de son devoir de ne pas obéir au roi. Il osa envoyer à Napoléon
lui-même une dépêche dans ce sens.

Voici à cet égard une note copiée au journal du général Desprez,
colonel, aide de camp de Joseph en 1812, envoyé au duc de Dalmatie
pour lui porter les ordres du roi, envoyé ensuite à l'empereur, à
Moscou, pour lui remettre les dépêches de Soult, si singulièrement
tombées aux mains de Joseph à Valence, ainsi qu'on va le voir.

Le colonel Desprez avait été envoyé à Séville par le roi, porter
l'ordre au maréchal de partir avec l'armée du Midi pour le joindre.


  À peine avais-je quitté l'Andalousie pour revenir près de Joseph,
  écrit-il, que le duc de Dalmatie s'était occupé de concilier sa
  propre sûreté avec une désobéissance formelle. Le moyen dont il
  s'était avisé peut servir à peindre son caractère. Les généraux de
  division de son corps furent réunis en conseil secret et là, d'une
  voix émue, il avait annoncé qu'il allait leur faire des révélations
  aussi pénibles qu'importantes: «J'ai, leur avait-il dit, de fortes
  raisons de croire que le roi trahit les intérêts de la France. Je
  sais d'une manière positive qu'il entretient des relations avec la
  régence espagnole. Son beau-frère, le roi de Suède, lui sert
  d'intermédiaire. Celui-ci est devenu l'allié des insurgés et déjà
  300 Espagnols destinés à former sa garde se sont embarqués à Cadix.
  Sujet de l'empereur et général français, je dois veiller, avant
  tout, aux intérêts de mon souverain et à l'honneur de nos armes. Je
  puis recevoir des ordres qui les compromettront, alors la
  désobéissance deviendrait un devoir. Dans des circonstances aussi
  graves, je compte sur votre dévouement à l'empereur et sur votre
  confiance dans le chef qu'il vous a donné.» Cette démarche avait été
  habilement conçue dans le cas où le maréchal aurait voulu prendre un
  parti violent et se trouvait justifiée aux yeux de l'armée.
  D'ailleurs, il connaissait trop bien le caractère de Napoléon pour
  craindre que jamais cette excessive défiance lui parût un crime
  impardonnable. Pour se mettre entièrement à couvert, il avait songé
  à prévenir le gouvernement français des inquiétudes qu'il avait
  conçues et des précautions que son dévouement lui avait dictées. Les
  communications par terre étant interrompues, il fit partir de Malaga
  un _aviso_ chargé de ses dépêches. À peine le bâtiment était-il
  sorti du port qu'une corvette anglaise lui avait donné la chasse.
  Pour échapper à cette poursuite, il était venu se jeter à la côte de
  Valence. Le capitaine s'étant présenté au duc d'Albuféra, celui-ci
  prit ses dépêches et les porta au roi; elles furent ouvertes
  sur-le-champ et on y trouva une longue lettre au ministre de la
  guerre, où Soult dénonçait formellement celui dont il se disait
  l'ami le plus dévoué. Je vis cette lettre et il est impossible de
  concevoir que l'hypocrisie aille plus loin. Après une longue
  énumération de faits, le maréchal faisait une vive peinture de la
  douleur qu'il avait éprouvée. Il aurait voulu se dissimuler la
  vérité, épargner à l'empereur des révélations pénibles, mais le
  devoir avait parlé plus haut que toute autre considération.

  Cette perfidie consterna Joseph. La haute opinion que le maréchal
  semblait avoir conçue de son esprit, les protestations de tendresse
  qu'il en recevait, avaient séduit un homme que l'amour-propre
  rendait excessivement crédule, mais de ce moment toute illusion fut
  détruite.


Cette note, copiée sur le journal du général Desprez, fut
communiquée à M. de Presle, le jour même où l'aide de camp du roi
Joseph, devenu un des généraux les plus distingués de l'armée
française, partit, en 1830, pour l'expédition d'Alger.

L'empereur ne témoigna aucun mécontentement au duc de Dalmatie, ne
répondit pas à son frère relativement à cette grosse affaire et se
borna à autoriser le retour en France du maréchal Soult, comme on
l'a vu, par sa lettre du 3 janvier 1813, au duc de Feltre. Puis, dès
qu'il connut le résultat de la bataille de Vittoria (24 juin 1813),
la retraite des armées d'Espagne sur les Pyrénées, l'empereur envoya
le même duc de Dalmatie prendre le commandement de ses armées
d'Espagne, commandement que Joseph se hâta de lui remettre.

Ainsi, le malheureux roi d'Espagne, comme l'avait été deux années
auparavant le roi de Hollande, n'était en quelque sorte qu'un
souverain nominatif, sans cesse désavoué par l'empereur, désobéi par
les généraux mis sous ses ordres, et dont les provinces étaient
dévastées, pillées par plusieurs de ces mêmes généraux. Napoléon lui
promettait des subsides et trouvait toujours moyen d'éluder une
partie de ce qu'il s'était engagé à lui fournir; ne répondait ni à
ses lettres, ni à ses justes réclamations; ne le défendait même pas
des injurieuses et sottes accusations que portait contre lui un de
ses propres maréchaux! Bien plus, il semblait admettre que ces
accusations pouvaient être fondées, car il plaçait ce même maréchal
à la tête de ses troupes.

En arrivant à Saint-Jean de Luz, le 1er juillet 1813, Joseph écrivit
à la reine:


  Ma chère amie, M. Melito, que j'ai chargé d'une lettre pour
  l'Empereur, te fera connaître exactement ma position; je ne pense
  pas que les affaires d'Espagne puissent se rétablir autrement que
  par la paix générale, je suis resté ici parce que la frontière est
  menacée, mais dès que cette première frayeur sera dissipée et que la
  défensive sera bien assurée, ma présence étant inutile, je désire me
  retirer soit à Mortefontaine, soit dans le Midi; je suppose que l'on
  formera ici deux armées, qui devront avoir deux chefs différents, je
  ne crois pas que j'aie ici rien à faire, dès que la première
  impression sera passée, et que l'empereur aura pris ses mesures. Je
  ne dois pas te cacher non plus qu'aujourd'hui même je me sens
  incapable de monter à cheval par mes anciennes douleurs qui m'ont
  pris cette nuit, soit à la suite des longues pluies que nous avons
  essuyées, soit à cause du changement de climat et je n'hésite pas à
  te dire que sous tous les rapports je dois désirer de me retirer.
  D'un autre côté je suis ici avec une maison qui me coûte encore
  trois cent mille francs par mois et je n'ai pas un sol pour la
  payer. Elle vit, depuis la funeste journée du 21, sur le peu
  d'argent que chacun de mes officiers ou de mes domestiques avait
  dans sa poche, et pour te donner une plus parfaite idée de ma
  position, je t'envoie la lettre que je reçois à l'instant même[36].

         [Note 36: Lettre d'un de ses serviteurs dévoués qui lui
         demandait un peu d'argent pour subvenir à ses besoins.]

  En me retirant à Mortefontaine, je pourrai y vivre avec mon
  traitement de France que l'on t'a continué, et si l'empereur veut
  faire mettre à ma disposition une somme de quelques centaines de
  mille francs, je pourrai renvoyer tout mon monde avec une légère
  gratification.

  Si l'empereur n'y pense pas, je compte sur Nicolas Clary. En
  ajoutant aux cent mille francs que je t'ai prié de lui dire de
  verser à M. James, encore quatre cent mille francs, je pourrai
  m'acquitter autant que les circonstances le permettent; je suppose
  que je serai rendu à Mortefontaine avant la fin du mois. La garde,
  les troupes espagnoles, les militaires des deux nations qui me
  suivent pourront être habilement employés par l'empereur, et je ne
  doute pas qu'ils ne servent bien; il me reste le souci de quelques
  employés français, mais le nombre en est très restreint. Les
  réfugiés espagnols sont en plus grand nombre, mais j'ai écrit à
  l'empereur et fait écrire au ministère et je ne doute pas que l'on
  n'adopte, en leur faveur, les mêmes mesures qui furent prises dans
  d'autres temps pour les Bataves, les Belges et les Cisalpins. J'ai
  perdu quelques-uns des diamants qui restaient, mais j'en ai aussi
  conservé assez pour couvrir Nicolas des avances qu'il serait dans le
  cas de me faire encore. Au reste j'espère que je n'aurai pas besoin
  de recourir à lui pour peu que l'empereur connaisse ma position. Le
  traitement de prince français sera bien suffisant pour la vie que je
  dois mener après tant de traverses.

  Je diminuerai la quotité des pensions que je faisais et les
  répartirai sur les plus malheureux des hommes respectables que j'ai
  aujourd'hui le malheur de voir partir à pied pour Toulouse, Cahors,
  Tarbes, sans pouvoir leur donner un sou. Je suis resté avec un
  napoléon dans ma poche après le massacre de Thibaut[37], je n'ai pu
  faire vendre à Bayonne de l'argenterie qui y avait été transportée
  avec des effets usuels, successivement de Madrid pour le palais de
  Valladolid et de Valladolid pour celui de Vittoria, d'où M. Thibaut,
  qui était extrêmement soigneux, économe pour mon service, les avait
  fait transporter. Tout cela se dirigera sur Paris, il y aura de
  l'argenterie pour cinquante mille écus que M. James peut faire
  vendre. J'ai fait voeu d'employer cette somme ainsi que toutes
  celles qui proviendront du peu que j'ai emporté d'Espagne, en faveur
  des malheureux patients espagnols qui me suivent ou qui m'ont
  précédé en France.

         [Note 37: Trésorier du roi, tué dans la retraite de
         Vittoria.]

  J'espère que tu ne désapprouveras rien de tout cela.

  Après tant d'orages, ma chère amie, l'idée du calme me donne quelque
  soulagement et je ne pense pas sans plaisir que je pourrai m'occuper
  de mes enfants pendant le peu de temps qui me reste à les voir avant
  leur établissement.

  L'empereur me trouvera toujours s'il a besoin de moi et, dans tous
  les cas, s'il est vrai qu'il ne lui reste plus rien de fraternel
  dans l'âme pour moi, je le forcerai à ne pas rougir d'un frère qui
  se sera montré impassible dans la bonne comme dans la mauvaise
  fortune.

  Il me reste à désirer que tu ne te laisses pas affecter par tout
  ceci, que tu ramènes des eaux une meilleure santé et que tu croyes
  bien, quelque chose que tu m'aies dite souvent, que je n'ai d'autre
  ambition que de remplir ce que je crois mes devoirs; cela fait, je
  préfère et j'ai toujours véritablement préféré la vie privée aux
  grandeurs et aux agitations publiques, le présent et l'avenir te
  prouveront ceci.

  Melito est parti avec le peu d'argent qu'il avait dans ses poches;
  je te prie de lui faire remettre 8000 francs, afin qu'il puisse
  faire convenablement sa route et revenir m'apporter la réponse de
  l'empereur le plus tôt possible. Si tu te crois en mesure de lui
  écrire pour la lui recommander, tu me feras plaisir. C'est le seul
  homme des anciens amis qui me soit resté attaché jusqu'à la fin. Je
  voudrais que l'empereur trouvât bon qu'il continuât de porter le
  titre de comte de Melito que je lui donnai à Naples, où tu te
  rappelles qu'il servait bien comme ministre de l'intérieur.

  Adieu, etc.


  JOSEPH À LA REINE JULIE.

                                          Bayonne, le 13 juillet 1813.

  Ma chère amie, M. Roederer te donnera de mes nouvelles ou t'écrira;
  je compte aller prendre les eaux de Bagnères où j'attendrai de tes
  nouvelles; je viendrai te rejoindre à Mortefontaine ou, si cela
  contrarie l'empereur, tu viendrais ou tu me donnerais rendez-vous
  dans une terre que tu aurais fait choisir dans le Midi de la France,
  tu amènerais nos enfants; je me porte assez bien.

  Les pertes de l'armée se réduisent à des canons, l'ennemi avoue
  avoir perdu beaucoup plus de chevaux et d'hommes que nous.

  Je laisse l'armée plus forte du double que celle que j'avais à
  Vittoria.

  Si tu dois venir me rejoindre, il serait bon que Nicolas y vînt avec
  toi; si je dois venir à Paris, je le verrai à Paris.


(1814-1841.)

Joseph n'était pas encore arrivé au port où il espérait se reposer
des tracas de la vie publique. Le sort lui réservait une autre
période de tourments.

Revenu des eaux de Bagnères, où sa santé l'avait obligé à un court
séjour, en août 1813, et installé à Mortefontaine près Paris, le
frère aîné de l'empereur apprit, dans un entretien qu'il eut avec
Napoléon, que ce dernier était sur le point de replacer Ferdinand
VII sur le trône d'Espagne. Après une longue discussion avec
l'Empereur, il crut devoir lui écrire le 30 novembre 1813:


  Sire,

  La réflexion n'a fait que fortifier ma première pensée. Le
  rétablissement des Bourbons en Espagne aura les plus funestes
  conséquences et pour l'Espagne et pour la France. Le prince
  Ferdinand, en arrivant en Espagne, ne peut rien en faveur de la
  France; il pourra tout contre elle, son apparition excitera d'abord
  quelques troubles, mais les Anglais s'en empareront bientôt et dès
  qu'ils lui auront fait tourner les armes contre la France, il aura
  avec lui, et les partisans des Anglais et les partisans de la France
  que nous aurons abandonnés et ceux qui tiennent au système de voir
  leur pays gouverné par une branche de la maison de France, système
  si heureusement professé à Bayonne et qui, depuis un siècle, a fait
  la tranquillité de l'Espagne. Tout homme de bien et de sens qui
  connaît le caractère de la nation espagnole et la situation des
  hommes et des choses dans la Péninsule ne peut pas douter de ces
  vérités. Je prie V. M. de faire consulter quelques Espagnols
  éclairés qui sont en France, entr'autres MM. Aranza, O'Farell, qui
  étaient ministres, nommés par le prince Ferdinand.

  Quant à moi, Sire, que V. M. daigne un moment se supposer à ma
  place. Elle sentira facilement quelle doit être ma conduite. Appelé
  il y a dix ans au trône de Lombardie, ayant occupé celui de Naples
  avec quelque bonheur, celui d'Espagne au milieu de traverses de tous
  les genres, et malgré cela ayant su me concilier l'estime de la
  nation, persuadé comme je le suis que tant que la dynastie de V. M.
  régnera en France, l'Espagne ne peut être heureuse que par moi ou
  par un prince de son sang, je ne saurais m'ôter à moi-même les
  seuls biens qui me restent, les témoignages d'une conscience sans
  reproches et le sentiment de ma propre dignité. Je ne puis donc que
  présenter ces réflexions à V. M. I. et R., et, dérobant au grand
  jour un front dépouillé, attendre dans le sein de ma famille les
  coups dont il plaira au destin de frapper encore et l'Espagne et
  moi, et les bienfaits qu'il nous est permis d'espérer de la
  puissance de votre génie et de la grandeur du peuple français.


L'empereur ne répondit pas à cette lettre. Un mois plus tard, le 29
décembre 1813, Joseph, voyant le territoire suisse violé et la
France prête à être envahie, écrivit de nouveau à son frère pour se
mettre à sa disposition. Napoléon lui répondit durement, tout en
acceptant sa participation à la défense de l'État[38]. À son départ
pour l'armée, il le nomma son lieutenant-général à Paris.

         [Note 38: Lettre de Napoléon à Joseph, en date du 2 janvier
         1814 (_Mémoires du roi Joseph_, vol. 10e, p. 3). On a
         supprimé dans cette lettre la phrase suivante: «Vous n'êtes
         plus roi d'Espagne, je n'ai pas besoin de votre renonciation,
         puisque je ne veux pas de l'Espagne.»]

L'ex-roi de Naples et d'Espagne eut avec son frère, tandis que ce
dernier était à l'armée, une correspondance longue, suivie, des plus
importantes, publiée d'abord dans les _Mémoires du roi Joseph_,
reproduite plus tard dans le grand ouvrage de la correspondance de
Napoléon 1er (du moins quant aux lettres écrites par l'Empereur à
son frère).

On a omis cependant dans ces deux ouvrages quelques fragments de
lettres; nous les ferons connaître au fur et à mesure, à leur date.

Joseph, ayant appris que, suivant son exemple et oubliant les
différends qu'il avait eus avec l'Empereur, Louis venait de se
mettre à la disposition de Napoléon, écrivit à l'ex-roi de Hollande
la lettre ci-dessous, datée de Mortefontaine le 2 janvier 1814:


  Mon cher frère, tu sais comment je suis ici depuis dix mois. Quinze
  jours seulement après mon arrivée, l'Empereur me dit qu'il voulait
  rétablir les Bourbons en Espagne. Il me demanda mon avis réfléchi.
  Il est contenu dans la pièce nº 1 que je lui ai adressée deux jours
  après notre entrevue. Il y a huit jours, maman m'a dit que
  l'Empereur désirait me voir. J'étais alors retenu dans ma chambre
  par le rhume violent qui m'y retient encore. J'appris en même temps
  que l'Empereur avait dit aux sénateurs qu'il avait reconnu Ferdinand
  et accrédité auprès de lui l'ambassadeur Laforest qui était
  accrédité auprès de moi. J'écrivis alors à l'Empereur la lettre dont
  ci-joint la copie sous le nº 2[39].

         [Note 39: Voyez la lettre à l'Empereur du 30 novembre 1813.]

  Ma femme la lui remit et il lui dit: _Je suis forcé à ceci._ Les
  événements me paraissant de plus en plus graves, je lui ai écrit de
  nouveau hier[40]. Le porteur a reçu la même réponse. Le fait est que
  je puis tout sacrifier à l'Empereur, à la France et à l'Europe,
  tout, hormis l'honneur. L'honneur ne me permet pas de me montrer
  autrement que comme roi d'Espagne, tant que je n'aurai pas abdiqué,
  ce que je ne puis et ce que je ne veux faire que pour la paix
  générale et après avoir assuré ce que je dois aux Espagnols par un
  traité dans les mêmes formes que celui qui me donna la couronne
  d'Espagne, traité dont a été négociateur à Bayonne M. le duc de
  Cadore.

         [Note 40: Cette lettre est aux _Mémoires de Joseph_, à sa
         date (29 décembre 1813).]

  Qu'on me traite en roi, ou qu'on me laisse dans l'obscurité.

  Maman qui ne sait rien de tout cela, n'est mue que par un sentiment,
  celui de la réunion. Je suis très peiné, mon cher Louis, que ces
  circonstances retardent le plaisir que j'aurai à t'embrasser après
  tant de désastres.


Le roi Joseph était rentré en grâce près de Napoléon, soit que
l'Empereur le préférât à ses autres frères, soit qu'il eût en lui
plus de confiance qu'en Louis et en Jérôme. L'empereur continua à
traiter ces derniers avec rigueur, ne voulant les voir ni l'un ni
l'autre et écrivant même le 2 février 1814 à l'Impératrice pour lui
défendre de recevoir le roi et la reine de Westphalie. Ce fait
résulte de la lettre suivante:


  MARIE-LOUISE À JOSEPH.

                                                Paris, 3 février 1814.

  Je reçois à l'instant une lettre de l'Empereur du 2 février qui me
  défend, comme réponse à la mienne, de recevoir sous aucun prétexte
  le roi et la reine de Westphalie, ni en public, ni incognito.

  Je vous prierai donc, mon cher frère, de leur peindre tous les
  regrets que j'ai de ne pouvoir les voir demain et de croire à la
  sincère amitié avec laquelle je suis, mon cher frère,

  Votre affectionnée soeur.

                                                               LOUISE.


À la fin de février 1814, seulement, Napoléon voulut bien se
rapprocher de ses frères Louis et Jérôme. Il écrivit à Joseph, de
Nogent-sur-Seine, le 21 février, cette curieuse lettre[41]:

         [Note 41: Cette lettre, fort écourtée aux _Mémoires de
         Joseph_, volume 10e, page 139, a été complètement supprimée à
         la correspondance de l'Empereur.]


  Mon frère, voici mes intentions sur le roi de Westphalie: je
  l'autorise à prendre l'habit de grenadier de ma garde, autorisation
  que je donne à tous les princes français (vous le ferez connaître au
  roi Louis. Il est ridicule qu'il porte encore un uniforme
  hollandais). Le roi donnera des congés à toute sa maison
  westphalienne. Ils seront maîtres de retourner chez eux ou de rester
  en France. Le roi présentera sur-le-champ à ma nomination trois ou
  quatre aides de camp, un ou deux écuyers et un ou deux chambellans,
  tous Français, et pour la reine, deux ou trois dames françaises pour
  l'accompagner. Elle se réservera de nommer dans d'autres temps sa
  dame d'honneur. Tous les pages de Westphalie seront mis dans des
  lycées et porteront l'uniforme des lycées. Ils y seront à mes frais.
  Un tiers sera mis au lycée de Versailles, un tiers au lycée de Rouen
  et l'autre tiers au lycée de Paris. Immédiatement après, le roi et
  la reine seront présentés à l'Impératrice et j'autorise le roi à
  habiter la maison du cardinal Fesch, puisqu'il paraît qu'elle lui
  appartient, et à y établir sa maison. Le roi et la reine
  continueront à porter le titre de roi et reine de Westphalie, mais
  ils n'auront aucun Westphalien à leur suite. Cela fait, le roi se
  rendra à mon quartier-général d'où mon intention est de l'envoyer à
  Lyon prendre le commandement de la ville, du département et de
  l'armée; si toutefois il veut me promettre d'être toujours aux
  avant-postes, de n'avoir aucun train royal, de n'avoir aucun luxe,
  pas plus de 15 chevaux, de bivouaquer avec sa troupe, et qu'on ne
  tire pas un coup de fusil qu'il n'y soit le premier exposé. J'écris
  au Ministre de la Guerre et je lui ferai donner des ordres. Il
  pourrait, pour ne pas perdre de temps, faire partir pour Lyon sa
  maison, c'est-à-dire une légère voiture pour lui, une voiture de
  cuisine, quatre mulets de cantine et deux brigades de six chevaux de
  selle, un seul cuisinier, un seul valet de chambre avec deux ou
  trois domestiques, et tout cela composé uniquement de Français. Il
  faut qu'il fasse de bons choix d'aides de camp, que ce soit des
  officiers qui aient fait la guerre, qui puissent commander des
  troupes, et non des hommes sans expérience comme les Verdrun, les
  Brongnard et autres de cette espèce. Il faut aussi qu'il les ait
  tout de suite sous la main. Enfin il faudrait voir le Ministre de la
  Guerre et se consulter pour lui choisir un bon état-major.

                                              Votre affectionné frère.


Dans une autre lettre à Joseph du 7 février, on lit:


  Faites donc cesser ces prières de 40 heures et ces _Miserere_; si
  l'on nous faisait tant de singeries, nous aurions tous peur de la
  mort. Il y a longtemps que l'on dit que les prêtres et les médecins
  rendent la mort douloureuse.


L'Empereur termine celle du 9 février par ces mots:


  Priez la _Madona_ des armées qu'elle soit pour nous, Louis qui est
  un saint, peut s'engager à lui donner un cierge allumé.


Ces deux passages ont été supprimés dans les _Mémoires_ et à la
correspondance.

La veille, le 8 février, Napoléon avait envoyé à son frère aîné une
très longue lettre, des plus importantes, qui explique, avec une
autre du 15 mars, et justifie pleinement la conduite de Joseph au 31
mars. Plusieurs passages de la lettre du 8 février, relatifs au roi
Louis, ont été supprimés dans les ouvrages qui ont paru; nous
croyons devoir rétablir cette lettre _in-extenso_:


                         Nogent, le 8 février 1814, 4 heures du matin.

  Mon frère, j'ai reçu votre lettre du 7 à 11 heures du soir; elle
  m'étonne beaucoup, j'ai lu la lettre du roi Louis qui n'est qu'une
  rapsodie; cet homme a le jugement faux et met toujours à côté de la
  question.

  Je vous ai répondu sur l'événement de Paris pour que vous ne mettiez
  plus en question la fin, qui touche à plus de gens qu'à moi. Quand
  cela arrivera je ne serai plus; par conséquent ce n'est pas pour moi
  que je parle. Je vous ai dit pour l'Impératrice et le roi de Rome et
  notre famille ce que les circonstances indiquent et vous n'avez pas
  compris ce que j'ai dit. Soyez bien certain que si le cas arrivait,
  ce que je vous ai prédit arrivera infailliblement, je suis persuadé
  qu'elle-même a ce pressentiment[42].

         [Note 42: Que Marie-Louise pensait que Napoléon se ferait
         tuer.]

  Le roi Louis parle de la paix, c'est donner des conseils bien mal à
  propos. Du reste je ne comprends rien à votre lettre. Je croyais
  m'être expliqué avec vous, mais vous ne vous souvenez jamais des
  choses et vous êtes de l'opinion du premier homme qui parle et qui
  vous reflète cette opinion.

  Je vous répète donc en deux mots que Paris ne sera jamais occupé de
  mon vivant, j'ai droit à être cru par ceux qui m'entendent.

  Après cela, si, par des circonstances que je ne puis prévoir, je me
  portais sur la Loire, je ne laisserai pas l'Impératrice et mon fils
  loin de moi, parce que, dans tous les cas, il arriverait que l'un et
  l'autre seraient enlevés et conduits à Vienne, que cela arriverait
  bien davantage si je n'existais plus. Je ne comprends pas comment,
  pendant ces menées auprès de votre personne, vous couvrez d'éloges
  si imprudents la proposition de traîtres si dignes de ne conseiller
  rien d'honorable; ne les employez jamais dans un cas, même le plus
  favorable[43]. C'est la première fois depuis que le monde existe,
  que j'entends dire qu'en France une population de (_illisible_) âmes
  assiégée ne pouvait pas vivre trois mois. D'ailleurs nul n'est tenu
  à l'impossible, je ne peux plus payer aucun officier et je n'ai plus
  rien.

         [Note 43: Il voulait parler de Talleyrand, Fouché et autres.]

  J'avoue que votre lettre du 7 (février) à quatre heures du soir m'a
  fait mal, parce que je ne vois aucune tenue dans vos idées et que
  vous vous laissez aller aux bavardages d'un tas de personnes qui ne
  réfléchissent pas. Oui, je vous parlerai franchement: si Talleyrand
  est pour quelque chose dans cette opinion de laisser l'Impératrice à
  Paris dans le cas où l'ennemi se rapprocherait, c'est trahir; je
  vous le répète, méfiez-vous de cet homme; je le pratique depuis
  seize ans, j'ai même eu de la faveur pour lui, mais c'est sûrement
  le plus grand ennemi de notre maison, à présent que la fortune l'a
  abandonnée depuis quelque temps. Tenez-vous aux conseils que j'ai
  donnés, j'en sais plus que ces gens-là.

  S'il arrivait bataille perdue et nouvelle de ma mort, vous en seriez
  instruit avant ma maison: _faites partir l'Impératrice et le roi de
  Rome pour Rambouillet; ordonnez au Sénat, au Conseil d'État et à
  toutes les troupes de se réunir sur la Loire_. Laissez à Paris un
  préfet et une commission impériale, ou des maires.--Je vous ai fait
  connaître que je pensais que Madame et la reine de Westphalie
  pourraient bien rester à Paris logées chez Madame. Si le vice-roi
  est revenu à Paris, vous pourrez aussi l'y laisser, _mais ne laissez
  jamais tomber l'Impératrice et le roi de Rome entre les mains de
  l'ennemi_. Soyez certain que dès ce moment l'Autriche, étant
  désintéressée, l'emmènerait à Vienne avec un bel apanage, et sous le
  prétexte de voir l'Impératrice heureuse on ferait adopter aux
  Français tout ce que le régent d'Angleterre et la Russie pourraient
  leur suggérer. Tout parti se trouverait par là détruit.

  Au lieu que, dans le cas opposé, l'esprit national du grand nombre
  d'intéressés à la révolte rendrait tout résultat incalculable.

  Au reste, il est possible que l'ennemi, s'approchant de Paris, je le
  battrai, et cela n'aura pas lieu. Il est possible aussi que je
  fasse la paix sous peu de jours: mais il en résulte toujours par
  cette lettre du 7 à 4 heures du soir que vous n'avez pas de moyens
  de défense..... Pour comprendre ces choses je trouve toujours votre
  jugement faux; c'est enfin une fausse doctrine. L'intérêt même de
  Paris est que l'Impératrice et le roi de Rome n'y restent pas, parce
  que l'intérêt ne peut pas être séparé de leur personne et que depuis
  que le monde est monde je n'ai jamais vu qu'un souverain se laissât
  prendre dans des villes ouvertes. Ce serait la première fois.

  Ce malheureux roi de Saxe arrive en France, il perd ses belles
  illusions! (_Deux lignes indéchiffrables._) Dans les circonstances
  bien difficiles de la crise des événements, on fait ce qu'on doit et
  on laisse aller le reste. Or, si je vis on doit m'obéir, et je ne
  doute pas qu'on s'y conforme. Si je meurs, mon fils régnant et
  l'Impératrice régente doivent, pour l'honneur des Français, ne pas
  se laisser prendre et se retirer au dernier village.....

  Souvenez-vous de ce que disait la femme de Philippe V. Que dirait-on
  en effet de l'Impératrice? Qu'elle a abandonné le trône de son fils
  et le nôtre; et les alliés aimeraient mieux de tout finir en les
  conduisant prisonniers à Vienne. _Je suis surpris que vous ne
  conceviez pas cela!_ Je vois que la peur fait tourner les têtes à
  Paris.

  L'Impératrice et le roi de Rome à Vienne ou entre les mains des
  ennemis, vous et ceux qui voudraient se défendre seraient
  rebelles!...

  _Quant à mon opinion, je préférerais qu'on égorgeât mon fils plutôt
  que de le voir jamais élevé à Vienne comme un prince autrichien_, et
  j'ai assez bonne opinion de l'Impératrice pour être aussi persuadé
  qu'elle est de cet avis, autant qu'une femme et une mère peuvent en
  être.

  Je n'ai jamais vu représenter _Andromaque_ que je n'aie plaint le
  sort d'Astyanax survivant à sa maison et que je n'aie regardé comme
  un bonheur pour lui de ne pas survivre à son père.

  Vous ne connaissez pas la nation française. Le résultat de ce qui se
  passerait dans ces grands événements est incalculable.

  Quant à Louis, je crois qu'il doit vous suivre (sa dernière lettre
  me prouve toujours qu'il a la tête trop faible et vous ferait
  beaucoup de mal).


Voici maintenant la lettre du roi Joseph, en date du 7 février 1814
(11 heures du soir), à laquelle répond la lettre précédente. Elle a
été supprimée aux _Mémoires_.


                        Paris, le 7 février 1814, à 11 heures du soir.

  Sire,

  J'ai reçu les deux lettres de V. M. d'hier. J'ai vu et écrit au duc
  de Valmy. Il part ce soir pour Meaux. Il m'a communiqué une lettre
  du duc de Tarente datée du 6. Il était encore à Épernay et n'avait
  aucune nouvelle de V. M. depuis 4 jours. Il avait abandonné Châlons
  après s'y être défendu quelque temps. L'artillerie avait été dirigée
  sur Meaux. L'ennemi était entré à Sézanne. L'intendant et les
  caisses avaient échappé à l'ennemi.

  Voici l'itinéraire exact de la 9e division d'infanterie de l'armée
  d'Espagne[44].

         [Note 44: Pièce annexée.]

  J'ai envoyé un aide de camp sur la route de Châlons par Vitry. J'ai
  chargé le Ministre de la Guerre d'en envoyer un autre sur la route
  de (_illisible_).

  Le Ministre de la Guerre me mande qu'il avait fait envoyer ce matin
  2,000 fusils à Montereau.

  Je lui ai écrit de (_deux mots illisibles_) ce soir.

  J'ai parlé à Louis du projet de le laisser ici. Il me répond par une
  longue lettre que je prends le parti d'envoyer à V. M. Il me semble
  que V. M. m'a dit que les princesses devaient suivre l'Impératrice;
  s'il en était autrement, il faudrait qu'elle l'écrive d'une manière
  positive. Je fais des voeux pour que le départ de l'Impératrice
  puisse n'avoir pas lieu. Nous ne pouvons nous dissimuler que la
  consternation et le désespoir du peuple pourront avoir de terribles
  et funestes résultats. Je pense avec toutes les personnes qui
  peuvent apprécier l'opinion, qu'il faudrait supporter bien des
  sacrifices avant d'en venir à cette extrémité. Les hommes attachés
  au gouvernement de V. M. craignent que le départ de l'Impératrice ne
  livre le peuple, de la capitale au désespoir et ne donne une
  capitale et un empire aux Bourbons. Tout en manifestant ces craintes
  que je vois sur tous les visages, V. M. peut être assurée que ses
  ordres seront exécutés pour ma part très fidèlement, dès qu'ils me
  seront arrivés.

  J'ai parlé au général Caffarelli[45] pour Fontainebleau, ainsi qu'à
  M. La Bouillerie[46] pour le million de la guerre et les autres
  objets.

         [Note 45: Général employé à Paris.]

         [Note 46: Intendant de la liste civile.]

  Je ne sais pas jusqu'à quel point ce que j'ai cru remarquer peut
  paraître convenable à V. M.; mais je puis l'assurer qu'il importe de
  faire payer un mois d'appointements aux grands dignitaires,
  ministres, conseillers d'État, sénateurs. On m'en a cité plusieurs
  dans un véritable besoin et plusieurs seront bien embarrassés pour
  partir, si le cas se présente, et l'on prévoit qu'ils resteront à
  Paris.

  J'ai eu la visite de M. le maréchal Brune que je n'ai pu voir; je ne
  doute pas qu'il ne soit venu offrir ses services, je serais bien
  aise de connaître les intentions de V. M.

  Jérôme est contrarié que V. M. ne se soit pas encore expliquée sur
  la demande que j'ai faite pour lui dans deux de mes précédentes
  lettres.

  On m'assure que M. de Lafayette a été un des premiers grenadiers de
  la garde nationale qui ait été en faction à l'Hôtel-de-Ville.

  Les barrières seront entièrement fortifiées demain et l'on
  commencera à y transporter de l'artillerie. Le général Caffarelli a
  répondu au duc de Conegliano qu'il n'avait pas encore l'autorisation
  du Maréchal du Palais à qui il avait écrit (_mots illisibles_) la
  garde impériale fournit un poste de 25 hommes.

  P. S.--Je reçois la lettre de V. M. en date d'aujourd'hui de Nogent.
  Les dispositions qu'elle prescrit ont déjà été ordonnées et je
  tiendrai V. M. au courant, à mesure de leur exécution.


Après la chute de l'Empire, quelques auteurs de mémoires, des
historiens mêmes, comme M. de Norvins, ont reproché au roi Joseph
son départ de Paris et celui de l'Impératrice; ces écrivains ne
connaissaient pas évidemment la lettre de l'Empereur, du 8 février,
et ses ordres formels. Joseph, pendant son exil, crut devoir réfuter
ces assertions. Voici une note à cet égard, écrite tout entière de
sa main:


  Il est faux que nul autre que Joseph eût la copie de la lettre de
  l'Empereur qui prescrivait le départ (celle du 16 mars 1814). Joseph
  resta à Paris d'après la proposition qu'il en fit au Conseil, ainsi
  que les Ministres de la Guerre, de la Marine, le premier inspecteur
  du génie, afin d'atténuer le mauvais effet que devait produire le
  départ de l'Impératrice, et pour reconnaître, par eux-mêmes, les
  forces ennemies qui marchaient sur Paris et ne quitter la ville,
  pour rejoindre la régente sur la Loire, qu'après s'être assurés de
  l'incontestable supériorité de l'ennemi. Il est faux que Joseph se
  soit établi aux Tuileries comme lieutenant de l'Empereur, il se
  rendit avec les Ministres qui étaient restés avec lui en
  reconnaissance sur la route de Meaux, passa la nuit au Luxembourg,
  et le lendemain s'établit hors des barrières de Paris pour être à
  portée de recevoir les rapports des officiers qui étaient en
  reconnaissance et prévenir l'exaltation qui pouvait être excitée
  parmi le peuple par l'arrivée des courriers qui se succédaient à
  chaque moment. Lorsqu'il fut bien reconnu et _bien évident pour
  tous_ que l'empereur de Russie, le roi de Prusse et le prince de
  Schwartzemberg étaient à quelques milles de la ville; que le
  maréchal de Marmont commandant en chef eut déclaré qu'il ne pouvait
  pas tenir davantage contre des forces sans nulle proportion avec
  celles qu'il commandait; que si la nuit arrivait sans qu'on eût pris
  un parti, il ne répondait pas de pouvoir empêcher les ennemis de
  s'introduire dans la ville, le roi Joseph, de l'avis des ministres
  qui se trouvaient avec lui, et pour sauver la capitale des désastres
  qui la menaçaient de la part de l'ennemi, approuva la proposition de
  capitulation qui lui était faite par le maréchal Marmont et ne
  partit que lorsqu'il vit les forces ennemies dans Saint-Denis, et
  ses partis prêts à s'emparer des ponts sur la Seine, qu'ils
  occupèrent effectivement peu de temps après son passage et celui des
  membres du Conseil qui, ayant satisfait à leur mandat, allaient
  rejoindre la régente sur la Loire où elle devait se rendre en
  exécution des ordres de l'Empereur.


En 1814 se termine le rôle politique de Joseph. Retiré à Prangins,
en Suisse, sur les bords du lac de Genève, pendant le séjour de
Napoléon à l'île d'Elbe, il fut assez heureux pour pouvoir le faire
prévenir que deux misérables avaient juré de l'assassiner. L'un de
ces hommes fut arrêté, en effet, à son débarquement dans l'île.

Lorsque l'Empereur revint en France, en mars 1815, son frère,
prévenu, accourut et put le rejoindre à Paris. Après Waterloo, il
l'accompagna à Rochefort, essaya vainement d'obtenir de lui de
prendre sa place à l'île d'Aix pendant que lui-même, Napoléon,
passerait en Amérique. L'Empereur refusa et voulut se confier aux
Anglais, les considérant comme de nobles et loyaux ennemis. Joseph,
plus sage et plus heureux, put gagner New-York et se fixa, l'hiver à
Philadelphie, l'été sur les bords de la Delaware dans une belle
propriété nommée Pointe-Breeze qu'il acheta.

On a vu quelles étaient les intentions de Joseph en quittant
l'Espagne (lettre du 1er juillet 1813 à la reine Julie) relativement
à l'argenterie et aux quelques valeurs que son trésorier, M.
Thibault, avait pu sauver, et qui étaient parvenues à Bayonne.
Cependant, par la suite, des ministres espagnols ne craignirent pas
d'accuser le Roi d'avoir détourné à son profit les diamants de la
couronne.

Voici la vérité sur ce fait:

Joseph avait, comme roi d'Espagne, une liste civile d'un million par
mois. Il devait toucher 500,000 fr. de l'Empereur et 500,000 fr. du
trésor espagnol. La plupart du temps, Napoléon ne payait pas son
frère; en outre, le trésor d'Espagne étant obéré n'avait pas
d'argent pour payer les 500,000 fr. mensuels. Dans ce cas, le
ministre des Finances faisait estimer, par des experts du pays, des
diamants pour la dite somme, et les remettait aux mains de Joseph.
Ces diamants lui appartenaient donc bien légitimement, et l'on a vu
par sa correspondance avec sa femme dans quel état de dénuement le
malheureux prince était revenu en France. On a vu qu'il n'avait pas
hésité à emprunter à son beau-frère, Marius Clary, pour pouvoir
donner de l'argent aux serviteurs qui l'avaient accompagné sur la
terre de France et leur permettre de se rapatrier; on a vu même
qu'il n'avait pas voulu détourner, à son profit, une obole de
l'argent provenant de la vente de l'argenterie de la couronne, ce
qu'il eût pu faire au lieu d'emprunter pour les Espagnols qui
l'avaient suivi. L'accusation portée contre lui tombe donc
d'elle-même. D'ailleurs une partie de ces diamants, en vertu de
l'article XI du traité de Bayonne, avait été emportée par Ferdinand,
ainsi que nous l'avons dit plus haut.

L'Empereur Napoléon Ier, pendant les années prospères de son règne,
alors qu'il était l'arbitre des destinées de l'Europe, avait reçu
des souverains des lettres auxquelles il attachait une grande
importance. Il fit faire, dans son cabinet, deux copies de ces 250 à
300 documents précieux et déposa les originaux aux mains du duc de
Bassano, secrétaire d'État au département des Affaires étrangères.

En 1815, après Waterloo, avant de quitter l'Élysée pour se rendre à
la Malmaison, il dit à son frère Joseph, lequel demeurait alors rue
du Faubourg-Saint-Honoré, 33 (aujourd'hui ambassade d'Angleterre),
qu'il venait d'envoyer à son hôtel une copie authentique des lettres
que les divers souverains lui avaient adressées pendant le temps de
sa prospérité, qu'il le priait de la conserver précieusement. Joseph
lui ayant fait observer qu'il aimerait mieux avoir les originaux:
«Non, répondit Napoléon, cela ne vous regarde pas, c'est l'affaire
de Maret (duc de Bassano), c'est son droit, il sait ce qu'il doit en
faire.»

De retour à son hôtel, le roi Joseph trouva en effet les copies dans
son cabinet. Le Prince, se rendant à la Malmaison pour faire ses
adieux à son frère, chargea son secrétaire, M. de Presle, de diviser
ses propres papiers, de les mettre avec ces copies de lettres des
souverains dans des malles au milieu d'effets, et de les envoyer
chez des personnes où ces documents seraient en sûreté et pourraient
échapper aux recherches de la police.

Joseph se rendit à Cherbourg, vit son frère à l'île d'Aix, partit pour
New-York, se fixa sur les bords de la Delaware, et ne s'occupa plus de
ces papiers. En 1818, Napoléon lui fit dire de Sainte-Hélène, par le
docteur O'Méara, de publier sa correspondance avec les souverains, comme
étant la meilleure réponse aux calomnies que l'on répandait sur lui et
le meilleur moyen d'établir, à l'aide de documents historiques
incontestables, le parallèle entre sa conduite et celle des souverains
alliés.

Joseph écrivit à son secrétaire, M. de Presle, alors en Europe, de
lui expédier les dix caisses dans lesquelles ses papiers avaient été
placés. Les caisses arrivèrent en Amérique, mais le Roi y chercha
vainement la copie des lettres des souverains. M. de Presle déclara
qu'il n'avait plus retrouvé ces copies dans la boîte où il les avait
cachées, bien que la clef ne l'eût pas quitté. Joseph écrivit en
Europe, fit démarches sur démarches, aucune n'aboutit.

Maintenant, essayons de suivre la route qu'ont prise les originaux
et les copies de ces lettres des souverains:

1º _Les originaux_, laissés aux mains du duc de Bassano.

Le duc de Bassano partant pour l'exil, en 1815, fit enfermer ces
papiers (a-t-il déclaré) dans des caisses en fer-blanc qu'il fit
cacher dans un château vendu depuis. De retour de l'exil, le duc ne
retrouva plus l'endroit où les boîtes avaient été enfouies par son
jardinier. Ce jardinier lui-même était mort.

Il n'en est pas moins positif que ces documents furent en tout ou en
partie vendus en Angleterre en 1822, à Londres, chez le libraire
Murray. Les lettres de l'empereur de Russie furent cédées à
l'ambassadeur, M. de Liéven, pour la somme de 250,000 fr. Ces
lettres avaient été offertes d'abord au gouvernement anglais qui
avait refusé d'en faire l'acquisition. On trouvera jointes ici
plusieurs lettres et notes relatives à ces originaux.

2º Celle des deux copies qui fut emportée par l'empereur Napoléon
Ier lui fut volée à Cherbourg avec une caisse d'argenterie, sans que
l'on ait jamais pu découvrir l'auteur du vol.

3º La seconde copie, celle qui fut envoyée au roi Joseph, placée au
milieu de hardes et effets, dans une des dix caisses où M. de Presle
avait caché les papiers du roi, subit le sort suivant:

Les dix caisses furent envoyées d'abord de l'hôtel Joseph, les unes
chez le nommé Legendre, valet de chambre dévoué, alors à
Villiers-sur-Marne; d'autres, chez M. Madaud, buraliste de loterie,
rue Saint-André-des-Arts, et beau-frère de M. Bouchard, un des
secrétaires du roi Joseph; d'autres encore chez différentes
personnes, parmi lesquelles la comtesse de Magnitaut. Les
dépositaires de ces papiers ne tardèrent pas, craignant de se
compromettre, à demander qu'on les leur retirât; on les fît porter à
l'hôtel de la reine de Suède, rue d'Anjou-Saint-Honoré, 28. C'est de
là que M. de Presle les expédia à Joseph, en Amérique.

Les caisses des papiers du roi, parmi lesquelles se trouvait celle
renfermant la copie des lettres des souverains, ont donc été
transportées de l'hôtel Joseph chez divers, de chez ces diverses
personnes à l'hôtel de la reine de Suède. C'est évidemment dans l'un
de ces deux transbordements que ces copies précieuses pour
l'histoire auront été soustraites.

On avait perdu en quelque sorte le souvenir de cette affaire qui
avait fait un certain bruit dans le principe, lorsqu'en 1855, un des
principaux libraires-éditeurs de Paris proposa à un auteur qui
s'occupait de l'histoire du premier Empire de demander au
gouvernement de Napoléon III d'acquérir, moyennant une somme assez
forte, la copie authentique de 150 lettres écrites par des
souverains à Napoléon Ier.

L'éditeur dit à la personne qu'il avait choisie comme intermédiaire
dans cette affaire qu'il ne connaissait pas le possesseur de ces
lettres, qu'on en voulait 500,000 francs, qu'elles étaient cachées
en France. La personne à qui l'éditeur s'adressa, craignant qu'on
crût qu'elle avait un intérêt dans cette spéculation, ne voulut
faire aucune démarche.

Toutefois on peut conclure de ce qui précède:

1º Que les originaux ont été vendus et probablement détruits par les
intéressés.

2º Que des deux copies volées, l'une existe encore.

Après avoir reçu la lettre par laquelle O'Méara lui faisait
connaître le désir de l'Empereur qu'on publiât les lettres des
souverains, le roi Joseph répondit au docteur:


                                        Philadelphie, le 1er mai 1820.

  Monsieur,

  J'ai reçu la lettre que vous avez bien voulu m'écrire le 1er mars.
  Je vous prie de vouloir bien faire vos efforts pour faire parvenir
  les deux incluses, dont l'une pour l'Empereur, et l'autre pour
  madame de Montholon, je suis bien fâché des retards qu'elle éprouve
  à être payée, je lui écris à ce sujet ainsi qu'à l'Empereur.

  Je n'ai pas reçu à Rochefort les lettres dont vous me parlez et dont
  le comte de Las Cases a aussi parlé à ma femme, j'écris à ce sujet
  pour savoir à qui ces lettres ont été remises et par qui,
  malheureusement, je ne les ai pas reçues, je regretterais vivement
  leur perte. L'ouvrage que vous avez publié a ici un succès
  prodigieux. J'ai perdu aussi, par l'incendie de ma maison, arrivé le
  4 janvier, beaucoup de papiers. Les lettres dont vous me parlez
  eussent aussi été perdues, mais heureusement elles ne m'avaient pas
  été remises, j'ai fait, dans cette circonstance, d'autres pertes
  bien sensibles qui me forcent à me rappeler que j'en ai faites de
  plus grandes pour n'en avoir pas trop de regrets.

  Veuillez agréer, Monsieur, mon sincère attachement et ma
  reconnaissance.

  Votre affectionné,

                                                JOSEPH DE SURVILLIERS.

  P. S.--N'ayant aucun rapport personnel avec la reine d'Angleterre,
  une lettre de moi me paraîtrait moins convenable que de la part de
  mon frère Lucien ou de la reine de Naples qui ont eu occasion de la
  connaître personnellement.


Voici maintenant quelques documents relatifs aux lettres des
souverains, et d'abord une note tout entière de la main du roi
Joseph envoyée à M. Francis Lieber, littérateur et professeur à
Boston:


                                        Pointe-Breeze, le 28 mai 1822.

  Je reçois votre lettre du 24 mai. Je la trouve ici à mon retour d'un
  petit voyage. Je n'ai pas le temps de retrouver ces lettres qui
  constatent les dates précises, mais vous pouvez être certain du
  souvenir que ma mémoire me fournit, encore très présent.

  En 1815, avant son départ de Paris, Napoléon avait annoncé à son
  frère Joseph que, parmi quelques papiers, renfermés dans une caisse
  qu'il lui enverrait, se trouverait une copie des lettres qui lui
  avaient été adressées par les divers souverains. Il avait fait faire
  cette copie par précaution, l'original restant aux archives.
  Quelques années après, le docteur O'Méara, de retour de
  Sainte-Hélène, lui fit dire que le désir de l'Empereur était que
  cette correspondance fût publiée, comme étant la meilleure réponse à
  toutes les calomnies dont il était l'objet. Mais elle ne fut trouvée
  dans aucune des dix caisses arrivées aux États-Unis, dans lesquelles
  on avait réparti les papiers contenus dans la première caisse, en
  les cachant parmi des livres et des hardes, afin de les soustraire
  aux investigations de la police de Paris. À la même époque, la
  maison de Joseph, aux États-Unis, fut la proie des flammes.
  L'original de la correspondance fut vendu pour trente mille livres
  sterling à Londres. Elle avait été déposée chez un libraire de cette
  ville, M. Murray.

  Ceux qui ont dit que Napoléon avait remis cette correspondance à
  Joseph, à Rochefort, sont dans l'erreur. Joseph n'a rien reçu de
  Napoléon à Rochefort, ni à l'île d'Aix où il fut le trouver.

  Il ne reste d'espérance que dans la double infidélité de ceux qui,
  ayant livré l'original à des gens intéressés à les détruire,
  auraient pu en garder copie, ou bien dans la découverte de la copie
  annoncée par Napoléon à Joseph avant son départ de Paris, en 1815.
  S'il en arrive autrement, ce sera une perte de plus que les
  écrivains consciencieux auront à déplorer.


Voici maintenant une autre note extraite du Journal du roi Joseph:

Extrait des notes d'un Américain sur le _Commentaire de Napoléon_,
par M. le comte de Bonacosci, qu'il avait adressées à celui-ci
lorsque cet ouvrage parut, et qu'il a depuis adressées à M. le major
Lee, auteur de l'histoire de Napoléon (en décembre 1834):


  L'auteur, Bonacosci, est dans la même erreur que M. de Norvins. Les
  originaux autographes des lettres des souverains à Napoléon n'ont
  pas été remis au roi Joseph. L'empereur Napoléon dit au prince peu
  de jours avant son départ: «Par précaution, j'ai fait faire une
  copie des lettres des souverains de l'Europe, qui seules peuvent
  répondre à toutes les calomnies dont ils se servent aujourd'hui
  contre moi. Maret conserve les originaux, et c'est son droit,
  conservez ces copies à tout événement.» C'est à Paris et non à
  Rochefort que cette conversation et la remise de ces titres ont eu
  lieu. Joseph, en recevant en Amérique la caisse dans laquelle devait
  se trouver cette copie, l'a cherchée inutilement. Napoléon lui a
  fait dire par O'Méara, au retour de celui-ci en Europe, de faire
  publier ces lettres, comme seule et unique réponse à ce débordement
  d'injures dont on assiégeait alors le captif de Sainte-Hélène.
  Toutes les recherches ont été infructueuses; les lettres ont-elles
  été dérobées par les dépositaires ou les détenteurs momentanés de la
  caisse où elles étaient? Je l'ignore, mais toujours est-il constant
  que ce ne sont pas celles qui ont été vendues à Londres, puisque ce
  n'étaient que des copies et que l'on assure que ce furent les
  lettres autographes qui furent vendues à Londres trente mille livres
  sterling; elles ont été offertes, par un inconnu venant de Suisse, à
  M. Murray, imprimeur des plus célèbres de Londres, demeurant
  _Albermale Street_, pour trente mille livres sterling. Le
  gouvernement anglais n'en voulut pas. Ce fut le ministre de Russie
  qui acheta celles qui pouvaient intéresser la Russie.

  Joseph, en quittant son frère à l'île d'Aix pour aller attendre à
  Royan la nouvelle du passage sans obstacle de Napoléon à travers
  l'armée anglaise, avant de s'embarquer pour les États-Unis, où ils
  devaient se retrouver, ne reçut ni lettres, ni paquets d'aucune
  sorte; des quatre personnes qui l'accompagnaient dans la chaloupe
  dans laquelle il fit le trajet jusqu'à Rochefort, trois vivent
  encore et leur mémoire est d'accord avec celle de Joseph sur cette
  circonstance importante. Si Napoléon a eu l'intention de confier à
  son frère Joseph des objets dont d'autres se seraient emparés au
  moment de son départ de l'île d'Aix, Joseph ne peut ni l'assurer, ni
  le nier, mais ce qui est bien certain, c'est que malheureusement les
  originaux en question ne lui furent pas remis, pas plus que nulle
  autre chose, dans cette circonstance.


En 1837, le roi Joseph se trouvant en Angleterre, à Londres, et
ayant eu connaissance par le docteur O'Méara de la vente à la Russie
d'une partie de la correspondance des souverains, par le libraire
Murray, fit des démarches pour s'assurer du fait. Il écrivit à un M.
Charles Philipps très lié avec l'éditeur Ridgway. L'éditeur vit M.
Murray et répondit la lettre ci-dessous à M. Philipps.


                                              Piccadilly, 4 mars 1837.

  Mon cher Monsieur,

  D'après votre désir j'ai été voir M. Murray, l'éminent éditeur, dans
  _Albermale Street_, relativement à la correspondance originale de
  plusieurs souverains d'Europe avec l'empereur Napoléon pendant son
  règne. Il me dit que vers l'année 1822, les lettres originales des
  différents souverains de l'Europe adressées à Napoléon pendant
  l'empire lui furent offertes pour vendre; il refusa l'offre parce
  que quelques-uns de ses conseillers et amis doutaient de leur
  authenticité (le duc de Wellington fut un de ceux qui mettaient en
  question leur originalité), doutes qui à présent ne paraissent pas
  avoir de fondation, et M. Murray regrette amèrement son refus fondé
  sur ces doutes.

  M. Murray dit encore que les lettres lui furent présentées comme
  ayant été gardées par les soins d'un maréchal de France, mais dont
  il avait oublié le nom, et en lui nommant le duc de Bassano, il dit:
  «c'est cela!»

  Les lettres écrites par l'empereur de Russie ont été, à la
  suggestion de M. Murray, offertes pour vendre au prince de Lieven
  qui a payé dix mille livres sterling pour cette portion de la
  correspondance.

  À vous bien sincèrement,

                                                 Signé: J. L. RIDGWAY.


M. Philipps écrivit alors à un serviteur dévoué du roi Joseph, Louis
Maillard:


                                            49, Clanvery Lane, Samedi.

  Mon cher Monsieur,

  J'ai été si occupé durant cette semaine depuis mon retour, que je
  n'ai pas eu le temps de faire mes respects à M. le Comte[47] comme
  je le désirais beaucoup. M. Ridgway, comme vous le verrez par
  l'incluse, a fait quelque chose pour nous pendant mon absence. M.
  Murray est un homme impraticable, il a refusé de donner par écrit ce
  que cependant, heureusement pour nous, il avait dit verbalement
  avant que ne s'élèvent ses scrupules.

         [Note 47: Joseph, comte de Survilliers.]

  M. Ridgway est un homme fort respectable, il est prêt à tout moment
  d'avouer ce que M. Murray lui a dit et ce que je vous envoie écrit
  de sa main. M. Ridgway se trouve donc dans cette affaire dans la
  même position qu'aurait été notre pauvre O'Méara s'il vivait encore.

  Je tâcherai par le moyen d'un ami de savoir ce que le duc de
  Wellington sait sur ce sujet, et je ne doute pas que s'il peut
  donner des informations, je puisse les obtenir.

  Il paraît assez clair que le comte avait raison dans ses conjectures
  et que le maréchal Maret était la personne qui autorisait la vente
  de la correspondance.

  Avec mes compliments respectueux à M. le Comte.

  À vous sincèrement.

                                                          C. PHILLIPS.


Enfin, en 1850, M. Louis Maillard, l'exécuteur testamentaire de
Joseph, consulté par M. Ingerstoll, ami du roi, sur la question de
la correspondance des souverains, lui répondit le 29 avril, de
Doylestown (Amérique), où il se trouvait encore pour la liquidation
de la succession de l'ancien roi.


  J'ai votre lettre du 25, je ne puis mieux y répondre qu'en vous
  récitant ce que j'ai entendu dire à M. le comte de Survilliers
  (Joseph) lui-même à diverses fois.

  En 1815, la veille de quitter le palais de l'Élysée pour aller à la
  Malmaison, l'Empereur me dit qu'il avait envoyé chez moi, rue du
  Faubourg-Saint-Honoré, où je demeurais alors, les copies des lettres
  des souverains alliés pour que je les conserve de mon mieux; que les
  originaux seraient gardés et soignés par le secrétaire d'État, duc
  de Bassano; je trouvai effectivement ces copies dans mon cabinet de
  travail et les y laissai avec mes papiers; quelques jours après,
  lorsque je fus forcé de quitter Paris pour suivre l'Empereur à
  Rochefort, je recommandai à ma femme et à mon secrétaire, M. de
  Presle, de ramasser tous mes papiers, de les fermer dans des malles
  et de les envoyer chez diverses personnes sûres, de connaissance,
  afin de les sauver des mains de nos ennemis qui allaient entrer dans
  Paris; mes ordres furent exécutés; mais, peu de temps après mon
  départ, les amis chez lesquels étaient déposées les malles,
  craignant les recherches chez eux par la police des Bourbons,
  prièrent ma femme de faire reprendre ces malles; elles furent
  portées alors à l'hôtel de la Princesse royale de Suède où elles
  étaient plus en sûreté. Plus tard, lorsque mon frère, l'Empereur,
  irrité du cruel traitement qu'il éprouvait à Sainte-Hélène, me fit
  écrire de publier les lettres des souverains, j'écrivis à M. de
  Presle, à Paris, de m'envoyer, aux États-Unis, par diverses voies,
  les malles d'effets et papiers m'appartenant, ce qu'il fit de son
  mieux, mais je ne trouvai point dans les malles envoyées les copies
  que je désirais! Depuis je fis faire des recherches, toutes furent
  inutiles, on m'a dit que l'Empereur avait confié à une autre
  personne une seconde copie des lettres, mais je ne puis l'affirmer;
  quant aux lettres originales, si ce que j'ai appris à Londres est
  vrai, elles ont été vendues; la Russie aurait payé les siennes dix
  mille livres sterling par son ambassadeur Lieven, et c'est M. le
  libraire Murray d'Albermale Street qui était chargé de cette
  négociation dont il a parlé à diverses personnes qui me l'ont
  rapporté fidèlement.

  Voici, Monsieur, ce que je puis vous dire de plus positif sur cette
  affaire. M. Menneval se trompe, car M. de Presle, que j'ai vu
  souvent à Londres, Paris et Florence, m'a toujours dit qu'il n'avait
  trouvé ni envoyé les copies des lettres des souverains, que
  plusieurs malles avaient été ouvertes, ainsi qu'il croyait, etc.


Pour terminer cette notice relative aux lettres des souverains
étrangers, nous dirons en deux mots que l'éditeur chargé de faire
vendre la copie dont il est ici question, étant parvenu à en faire
parler à Napoléon III, ce dernier voulut le recevoir ainsi qu'un
membre de la commission de l'ouvrage intitulé _La correspondance de
Napoléon Ier _. Néanmoins ce souverain ne put causer avec ces deux
personnes qui, venues à trois reprises différentes, furent
éconduites chaque fois sans être admises, tant l'Empereur était tenu
en chartre privée par son entourage. Il y a plus, Sa Majesté ayant
prescrit que le membre de la commission fût prévenu qu'il était
libre de s'arranger comme bon lui semblerait pour l'acquisition des
lettres, jamais cette autorisation de Napoléon III ne lui fut connue
et il ne sut à quoi s'en tenir qu'après la mise en vente de
l'ouvrage: _La Correspondance_, lorsqu'il vit l'Empereur à cette
occasion.

Il ne nous reste plus qu'à faire connaître encore quelques lettres
du roi Joseph se rattachant à divers sujets.

Nous avons dit que l'ex-roi de Naples et d'Espagne avait été assez
heureux, à la suite des événements de 1815, pour trouver un refuge
en Amérique. Les autres frères de Napoléon Ier étaient exilés hors
de France, dans les États de l'Europe, poursuivis partout par la
haine des souverains alliés. Jérôme, rejeté tantôt dans les États
autrichiens, tantôt en Italie, resta plusieurs années sans donner
signe de vie à l'aîné de ses frères. En 1818, Joseph lui écrivit des
États-Unis d'Amérique, le 10 juillet:


  Mon cher Jérôme, je n'ai jamais eu de tes lettres depuis notre
  séparation, j'ai fini par penser que tu avais vu dans ma conduite
  quelque chose qui avait dû te déplaire. Je l'ai mandé à Julie qui
  m'assure du contraire. Peut-être as-tu été gêné dans ta
  correspondance avec moi. Quelles que soient les raisons de ton
  silence, je t'écris pour t'engager à le rompre, bien convaincu,
  comme je le suis, que tu ne peux pas douter de la tendresse de mon
  amitié pour toi. Je n'ai pas vu ici ton ancienne amie et son fils,
  je n'ai pas cru devoir aller à leur rencontre dans la position
  étrange où je me suis trouvé. J'ai pensé que, dans l'adversité, il
  vaut mieux manquer par trop de susceptibilité que par trop
  d'abandon. Mande-moi ce que tu aurais désiré que j'eusse fait, ce
  que tu désires que je fasse. Je pense que l'arrivée de Zénaïde
  changera ma position si dans l'abandon où Julie va se trouver après
  le départ de sa fille aînée, elle suit le conseil que je lui donne
  de se rapprocher de Vienne, je te la recommande, mon cher frère,
  ainsi qu'à ta femme, dont elle ne cesse de m'écrire tout le bien que
  l'on en dit. Les lettres à son père ont été répétées dans tous les
  journaux. Elles sont dans la mémoire de toutes les mères et de
  toutes les épouses. Je te prie de lui dire combien, en mon
  particulier, je serais heureux d'apprendre qu'elle trouve quelque
  bonheur dans l'approbation d'elle-même. Mille caresses à ton enfant,
  ne doutez jamais de ma tendre amitié.


En 1822, le 2 mars, 10 mars et 24 avril, Joseph écrivit à la reine
Julie, de Pointe-Breeze, sa résidence d'été:


  Ma chère Julie, je t'ai écrit il y a quelques jours en te témoignant
  mes inquiétudes sur le silence de Lucien[48] et le vôtre au sujet du
  mariage de Zénaïde.

         [Note 48: Lucien avait plusieurs enfants. L'aîné, Charles,
         prince de Canino, devait épouser Zénaïde, fille du roi
         Joseph. Le mariage eut lieu en effet. Il eut un fils, le
         prince Joseph de Musignano, mort sous le second empire et de
         qui l'auteur des _Mémoires du roi Joseph_ tient les documents
         à l'aide desquels il a fait son ouvrage. Le prince de Canino
         rendit la princesse Zénaïde sa femme fort malheureuse. C'est
         lui qui a joué un triste rôle sous la Constituante romaine,
         lors de l'assassinat du comte Rossi. Il est mort en 1857.]

  Écris à Désirée[49] qu'elle se déshonore à jamais si elle reste plus
  longtemps à Paris, sa place est auprès de son mari; a-t-elle oublié
  qu'elle est reine de Suède? C'est aussi ton devoir de lui écrire ce
  qui est. C'est dur, mais c'est la vérité.

         [Note 49: Désirée, femme de Bernadotte, était la soeur de la
         reine Julie.]

  Ma chère Julie, l'occasion étant retardée, j'ai le temps de t'écrire
  encore deux mots: j'ai reçu une lettre du cardinal du 29 octobre. Il
  me dit que lui et Maman pensent que le mariage du fils de Louis
  serait possible si nous voulions que celle de nos filles qui
  l'épouserait reste avec mon frère Louis.

  1º Si Zénaïde épouse Charles, il faut marier Lolotte avec le fils de
  Louis, par procuration, si on ne peut autrement. Dans ce cas je vous
  attends bientôt.

  2º Si le mariage de Charles manque, il faut que Zénaïde épouse le
  fils de Louis[50] et que, si cela est indispensable, elle reste avec
  eux quelque temps; dans ce cas, Lolotte épouserait celui des deux
  fils de Murat que tu choisirais pour son caractère.

         [Note 50: Le frère aîné de Napoléon III, mort dans
         l'insurrection des Romagnes, en 1831.]

  Ma chère amie, le général Lallemand te remettra cette lettre. Je te
  le recommande. Il a passé ici quelques jours avec le fils de
  Jérôme[51]. Pauline n'a pas conservé les mêmes dispositions
  bienveillantes pour lui. Maman me le recommande et compte faire
  quelque chose pour lui. Je compte toujours sur le mariage du fils de
  Louis pour Charlotte et sur celui du fils de Lucien pour Zénaïde.

         [Note 51: M. Paterson, qui vint en France, sous le second
         Empire, avec son fils, aujourd'hui officier dans l'armée
         française.]


Le prince Charles de Canino et sa femme vinrent, après leur mariage,
voir le roi Joseph en Amérique et restèrent quelque temps auprès de
lui. La santé délicate de la reine Julie ne lui permit pas de suivre
ses enfants. En 1826, des démarches furent faites auprès du roi de
France pour le retour en Europe de Joseph, par le général Belliard,
auquel le baron de Damas écrivit le 11 août:


  Le baron de Damas a l'honneur de prévenir M. le comte Belliard que,
  d'après la demande qu'il lui a adressée dans sa lettre du 3 de ce
  mois, il vient, après avoir pris les ordres du roi, d'autoriser le
  Ministre de Sa Majesté à Washington à comprendre M. et Mme Charles
  de Canino sur le passeport de M. le comte de Survilliers, qui pourra
  débarquer à Anvers ou à Ostende.

  Le baron de Damas saisit avec empressement cette occasion de faire
  agréer à M. le comte Belliard les assurances de sa haute
  considération.


En apprenant en Amérique que le gouvernement des Bourbons ne mettait
pas d'obstacle à son retour en Europe, Joseph écrivit le 29
septembre 1826 à Madame de Villeneuve[52]:

         [Note 52: Une demoiselle Clary.]


  Ma chère belle-soeur,

  Je reçois votre lettre du 5 août; je n'ai jamais eu l'intention
  d'aller à Bruxelles; si l'on m'avait accordé de bonne grâce le
  séjour de la Toscane, j'aurais été volontiers y faire une visite à
  ma mère, avec l'espoir de ramener ma femme en Amérique où je suis
  trop bien pour ne pas désirer d'en faire partager le séjour à Julie.

  Je suis toujours bien reconnaissant, ma chère belle-soeur, des
  preuves sans cesse renaissantes de votre tendre amitié; Désirée et
  son mari sont aussi très excellents pour moi; les bons consolent
  ainsi des indifférents.


Pendant son exil en Amérique, le roi Joseph avait pris l'habitude de
mettre en note, dans une sorte de journal quotidien, tout ce qui se
passait autour de lui, et lui était personnel. Nous trouvons dans ce
journal quelques mots relatifs à un homme, M. de Persigny, qui,
ministre et créé duc par Napoléon III, a marqué sous le second
Empire. Voici les notes de Joseph, que M. Fialin de Persigny était
venu trouver à Londres, en avril 1835, pour le déterminer à entrer
dans une sorte de complot bonapartiste:


  M. le vicomte de Persigny, rue d'Artois, nº 48, à Paris, et à
  Londres à Grillion, hôtel _Albermale Street_, arrive avec un billet
  de M. Presle à M. Maillard; il est l'auteur du nº 1 de l'_Occident
  français_, il est âgé de 26 ans et paraît plus jeune encore; il
  montra un excessif enthousiasme pour la mémoire de l'Empereur et
  même pour le nom de sa famille, dans l'entretien d'une demi-heure
  que j'ai eu avec lui avant le dîner. Je me retirai de bonne heure;
  il causa jusqu'à deux heures du matin avec MM. Sari, Thibaud, etc.

  _5 Avril dimanche._ Je descends à déjeuner, j'ai un long entretien
  avec M. de Persigny, il paraît plein d'ardeur, il est partisan le
  plus absolu du caractère et des desseins de l'Empereur, il a pleuré
  comme un enfant en voyant son écriture; il s'exprime facilement et
  avec talent, cependant il ne m'est adressé par personne que je
  connaisse, il se dit de Roanne sur la Loire, sa famille tient aux
  Bourbons dont il a entièrement abandonné la cause.

  _6 Avril._ Je vais à Londres, j'y mène M. de Persigny, je descends
  avec Maillard chez le docteur O'Méara.

  _19 Avril_, jour de Pâques. M. le vicomte de Persigny me parle
  encore de ses projets, je lui en fais sentir l'inopportunité
  actuelle; il me remet un écrit que je ne lis qu'à ma rentrée dans ma
  chambre. Je promène avec lui, Sari et Maillard.

  20. Je fais prendre copie de l'écrit sans signature, je rends
  l'original à M. de Persigny en lui répétant les mêmes choses, je
  conviens de l'avantage national du but, mais je ne partage pas ses
  opinions sur l'efficacité des moyens, ainsi je l'engage à ne pas se
  compromettre sans espérance raisonnable; ses projets ne m'en
  présentent aucune.

  28. M. le vicomte de Persigny est à la maison, je refuse de recevoir
  l'ami qui lui est arrivé de Paris, je lui déclare que je n'entends
  pas me prêter à l'exécution de ses projets, à laquelle je répugne
  invinciblement; tout pour le devoir, rien pour mon ambition, je n'en
  ai pas d'autre que celle de contribuer au bonheur de la France, si
  elle m'offre une chance de la servir, mais jamais rien par une
  minorité factieuse; il dîne et couche à la maison.

  29. M. de Persigny part après déjeuner, je lui répète longuement les
  mêmes choses.


Joseph était encore à Londres, en 1833, lorsque son neveu
Louis-Napoléon, le futur empereur Napoléon III, lui envoya un petit
ouvrage qu'il venait de faire paraître; l'ex-roi lui écrivit à ce
sujet, le 20 septembre:


  Mon cher neveu, j'ai reçu avec ta lettre tes _Considérations sur la
  Suisse_. Je les ai lues avec un double intérêt. Je regrette que tu
  ne puisses pas honorablement employer tes talents et ton application
  à l'étude, au service de la patrie. Charlotte est beaucoup mieux
  depuis notre séjour à la campagne. Je me trouve par accident en
  ville aujourd'hui.

  Je te prie de me rappeler au bon souvenir de ta maman et de me
  croire bien tendrement

  Ton affectionné oncle,

                                                               JOSEPH.


Enfin, dans les premiers mois de 1841, Joseph put quitter Londres
pour habiter la Toscane. Il écrivit à ce sujet au général duc de
Padoue, son cousin, le 8 mars:


  Mon cher Cousin,

  Je vous confirme ma lettre du 3 de ce mois. Je pense que vous avez
  vu la duchesse de Crès, à laquelle j'écris aussi dans le même sens.
  Le jeune Maillard vous dira de ma part que ma demande se borne à ce
  que l'on ne mette pas d'obstacle à mon séjour en Toscane ou en
  Sardaigne et qu'on légalise le passeport autrichien que vous avez
  obtenu pour moi l'année passée, avec lequel je pourrai me rendre en
  Italie par le Rhin et la Suisse.

  Renvoyez-moi donc Adolphe[53] avec le passeport en règle aussitôt
  que vous le pourrez, il vous donnera des nouvelles plus en détail.

         [Note 53: Fils de Louis Maillard.]

  Agréez ma vieille et constante amitié.

                                             Votre affectionné cousin.


M. Guizot, alors ministre des affaires étrangères, auquel la nièce
du roi Joseph par sa femme, la maréchale Suchet, duchesse
d'Albuféra, s'était adressée pour que le roi Louis-Philippe fût
sollicité afin de permettre au comte de Survilliers (Joseph) de se
rendre en Italie, écrivit le 9 avril 1841:


  Madame la Maréchale,

  Le Roi ne fait pas la moindre objection à ce que M. le comte de
  Survilliers vienne vivre à Gênes ou à Florence; vous en êtes
  probablement déjà informée, mais je me donne le plaisir de vous le
  dire moi-même.


À cette lettre était jointe la note ci-dessous:


  Note:

  Le gouvernement non-seulement donne son adhésion à ce que M. le
  comte de Survilliers vienne s'établir à Gênes, mais encore il
  exprime le désir que toute facilité lui soit donnée dans cette
  circonstance. C'est dans ce sens qu'il a répondu à M. l'ambassadeur
  de Sardaigne et qu'il a expédié, il y a trois jours, ses
  instructions à son propre ambassadeur près de Sa Majesté sarde.

  En octobre dernier, le gouvernement français a fait exprimer au
  gouvernement du grand-duc de Toscane les mêmes dispositions de sa
  part à l'égard du comte de Survilliers, qui demandait à résider à
  Florence; ces dispositions, il les maintient et les renouvellera
  même au besoin si le gouvernement toscan l'exigeait. Il est vrai que
  le gouvernement napolitain, s'appuyant sur des dispositions des
  traités de 1815, prétend que lorsqu'il s'agit de la famille
  Bonaparte, il faut le concours simultané des quatre puissances;
  qu'aucune d'elles ne peut agir isolément; mais la France se regarde,
  depuis 1830, affranchie de l'obligation de cet accord commun; elle
  croit pouvoir agir seule, librement et comme il lui plaît, et elle
  l'a constamment fait depuis cette époque.

  On croit que M. le comte de Survilliers, établi à Gênes, pourra
  facilement négocier pour venir ensuite à Florence; que l'Autriche
  prêtera aisément son intervention pour aplanir les difficultés que
  Naples oppose encore.


Nous terminons ici ce qui a trait au frère aîné de l'Empereur, dont
la vie politique avait cessé depuis 1816. L'ex-roi mourut à
Florence, en 1843, après avoir fait hommage à la France, pour être
placés sur le tombeau de Napoléon Ier, des insignes et des armes du
grand homme qui lui étaient échus en partage. Il avait nommé pour un
de ses exécuteurs testamentaires M. Maillard (Louis) qui méritait
toute sa confiance et qui ne l'avait pas quitté depuis 1808.

Le roi Joseph avait 76 ans lorsqu'il s'éteignit, entouré de sa
famille et de quelques serviteurs fidèles et dévoués.

Deux années avant sa mort, le roi Joseph éprouva un vif chagrin. Il
avait pour son neveu, le prince Louis Napoléon, fils de l'ex-roi de
Hollande, une grande affection. Lorsqu'il apprit à Florence que ce
jeune homme avait fait la tentative de Strasbourg, il le désapprouva
hautement. Son père agit de même. La première chose que fit le futur
empereur Napoléon III, en arrivant en Amérique, fut d'écrire une
longue lettre à son oncle Joseph pour lequel il avait une grande
vénération. Cette lettre étant venue aux mains de l'auteur des
_Mémoires du roi Joseph_, avec les autres papiers, cet auteur se
trouva assez embarrassé, ne sachant s'il devait ou non publier cette
pièce importante pour l'histoire. On était alors en 1855, Louis
Napoléon était sur le trône. Il se décida à la montrer à l'Empereur,
mais à lui seul. Reçu un matin dans le cabinet de S. M., aux
Tuileries, il la lui donna. L'Empereur, après en avoir pris
connaissance pendant un quart d'heure, la lui rendit en disant: «Je
ne puis pas la nier, elle est toute de ma main. Je la trouve bien
cette lettre.--Moi également, Sire, se hâta de dire l'auteur des
_Mémoires_, mais ne sachant pas s'il pouvait convenir à l'Empereur
sur le trône que le public eût connaissance d'une lettre écrite par
le proscrit de New-York, j'ai cru devoir la soumettre à Votre
Majesté.--Bah, reprit en riant l'Empereur, rien n'empêchera que je
n'aie fait la tentative de Strasbourg et de Boulogne, ce qui est
histoire est histoire, je ne m'oppose pas à ce que vous l'insériez
dans votre curieux ouvrage.» Elle se trouve au 10e volume des
_Mémoires du roi Joseph_, page 370.




II.

LE ROI LOUIS.


I.

1778-1806.

Louis Bonaparte, troisième des frères de Napoléon Bonaparte, naquit
à Ajaccio (Corse) le 2 septembre 1778, sous le règne de Louis XVI.
Bien que la famille Bonaparte soit d'origine italienne, l'île de
Corse ayant été cédée sous Louis XV à la France, Louis et ses frères
naquirent Français et non Italiens, comme quelques auteurs l'ont
écrit.

La longue carrière de Louis Bonaparte peut se diviser en trois
parties bien distinctes:

1º Celle qui s'étend du jour de sa naissance (1778) au moment où il
monta sur le trône de Hollande (1806), période pendant laquelle on
le voit vivre auprès de son frère Napoléon et se montrer entièrement
dévoué à ses projets.

2º Celle qui comprend les quatre années de son règne en Hollande,
son abdication, son exil volontaire, la chute de l'empire (de 1806 à
1815).

3º Enfin, la partie qui embrasse l'exil forcé des membres de la
famille de l'empereur après Waterloo, jusqu'à la mort de Louis, à
Florence, le 25 juillet 1846.

Nous parlerons peu des premières années de Louis. Lorsque Paoli livra
l'île de Corse aux Anglais, la famille Bonaparte vint s'établir près de
Toulon, à Lavalette, puis bientôt après à Marseille. Louis, âgé de 14
ans, se trouvait au milieu des siens. Il n'avait pu faire, dans ces
temps de troubles, que de médiocres études, mais son caractère, empreint
déjà d'une teinte philosophique, s'était développé par les malheurs
mêmes qui avaient, depuis sa naissance, accablé ses parents. Élevé par
Joseph, l'aîné de ses frères, devenu le chef de la famille à la mort de
leur père Charles Bonaparte (23 septembre 1785), soutenu par Napoléon,
officier d'artillerie, il entra en 1793 dans la vie active, à peine au
sortir de l'enfance. Napoléon commandait l'artillerie au siège de
Toulon, il venait souvent à Marseille, soit pour hâter les préparatifs
du siège, soit pour y voir sa famille. Dans un de ses voyages, il
déclara que Louis était d'âge à se faire une carrière honorable, et
qu'il ne voulait pas le voir plus longtemps inactif. Il obtint de leur
mère que le jeune homme se rendrait à l'école de Châlons pour subir
l'examen nécessaire à son admission dans le corps de l'artillerie. Louis
partit avec des passeports visés par les représentants du peuple, mais
en passant à Lyon, alors sous la terreur qu'inspiraient d'horribles
massacres, il courut de véritables dangers. Il ne put sortir de cette
malheureuse ville qu'avec peine et à la faveur de ses passeports. Il
continua sa route, se dirigeant vers Châlons-sur-Marne. À
Chalon-sur-Saône, on lui apprit la dissolution de l'école d'artillerie.
Effrayé de ce qu'il avait vu, de son isolement (Louis avait alors 15
ans), le jeune homme revint dans sa famille. Après la prise de Toulon,
Napoléon Bonaparte, créé général de brigade, vint à Marseille, prit avec
lui son frère Louis et se rendit à l'armée des Alpes-Maritimes où il
venait d'être nommé commandant en chef de l'artillerie. Louis fut
adjoint à son état-major avec le grade de sous-lieutenant. Le soir de la
prise de Toulon, Napoléon, pour qui, depuis longtemps déjà, tout était
objet d'étude sérieuse, avait fait visiter à son frère les attaques de
la ville. Il lui avait indiqué, sur le terrain même, les fautes
commises, puis, lui montrant l'endroit où la terre était jonchée de
cadavres, il s'écria:

«Si j'avais commandé ici, tous ces braves gens vivraient encore.
Jeune homme, apprenez par cet exemple combien l'instruction est
nécessaire et obligatoire pour ceux qui aspirent à commander les
autres.»

Louis Bonaparte fit sa première campagne à l'armée des
Alpes-Maritimes. Il assista à la prise d'Oneille (7 avril 1794), à
celle de Saorgio (29 avril), au combat de Cairo (21 septembre), et
fut nommé lieutenant dans une compagnie de canonniers volontaires en
garnison à Saint-Tropez. Une loi nouvelle exigeait que les officiers
d'état-major rentrassent dans les régiments. Il resta quelques mois
dans la petite ville de Saint-Tropez, puis il fut envoyé à l'école
d'artillerie de Châlons-sur-Marne pour y subir ses examens.

Après la journée du 13 vendémiaire (4 octobre 1795), Bonaparte,
devenu général en chef de l'armée de l'intérieur, donna l'ordre à
son frère de se rendre à son état-major auquel il l'avait attaché.
Louis refusa d'abord de quitter Châlons, désireux de se faire
recevoir avant tout dans l'artillerie, mais il dut obéir à l'ordre
formel qui lui fut envoyé, et il se rendit à Paris en décembre 1795.
Pendant la campagne de 1794 en Italie, les représentants du peuple,
très désireux de faire quelque chose d'agréable au général
Bonaparte, avaient voulu conférer à Louis le grade de capitaine;
Napoléon s'y était opposé, à cause de l'âge de son frère (16 ans à
peine). Cependant, il se plaisait à rendre justice à cet enfant
devenu bien vite un jeune homme plein de bravoure et de sang-froid.
Il racontait avec bonheur que le jour où Louis fut au feu pour la
première fois, loin de montrer de la crainte ou même de
l'étonnement, il avait voulu lui servir de rempart. Une autre fois,
Napoléon et Louis se trouvaient à une batterie en barbette sur
laquelle l'ennemi faisait le feu le plus vif. Les défenseurs
baissaient souvent la tête pour éviter les boulets. Napoléon
remarqua avec joie que son jeune frère, imitant son exemple, restait
droit et immobile. Il lui en demanda la raison:

«Je vous ai entendu dire, repartit Louis, qu'un officier
d'artillerie ne doit pas craindre le canon; c'est notre arme!»

Lorsque Napoléon reçut le commandement en chef de l'armée d'Italie,
en 1796, il résolut de mener avec lui son frère Louis qui arrivait
de l'école de Châlons. La guerre, pendant laquelle il s'était montré
d'une grande bravoure personnelle, n'allait ni à ses instincts
humanitaires, ni à ses goûts philosophiques, ni à ses idées dénuées
de toute ambition. Ce fut pendant le peu de temps qui s'écoula entre
le retour de Louis de l'école de Châlons et son départ pour Nice,
qu'il connut à Paris Madame de Beauharnais, Hortense et Eugène.

Louis avait 18 ans quand il commença sa seconde campagne. Il la fit,
non plus seulement comme attaché à l'état-major du général en chef,
mais en qualité de l'un de ses aides de camp. Il était encore
lieutenant. Bien qu'à un âge où tout ce qui est nouveau attire, où
tout ce qui est bruit, ambition, renommée, charme, Louis Bonaparte
sentait un vide dans son coeur. La carrière des armes lui paraissait
sans attrait. Il soupirait déjà après l'étude, la retraite, la vie
paisible. Ces biens il ne devait pas les connaître pendant toute sa
longue existence. Son caractère encore rempli de contrastes était à
la fois grave et romanesque, vif et flegmatique. «Louis a de
l'esprit, fait-on dire à Napoléon à Sainte-Hélène, il n'est point
méchant, mais avec ces qualités un homme peut faire bien des
sottises et causer bien du mal. L'esprit de Louis est naturellement
porté à la bizarrerie et a été gâté encore par la lecture de
Jean-Jacques. Courant après une réputation de sensibilité et de
bienfaisance, incapable par lui-même de grandes vues, susceptibles
tout au plus de détails locaux, Louis ne s'est montré qu'un _roi
préfet_[54].»

         [Note 54: Lorsque le _Mémorial de Sainte-Hélène_, dans lequel
         se trouve le portrait du roi Louis, parut, la famille
         Bonaparte et ses partisans furent loin d'approuver le livre
         de M. de Lascases. Le bruit se répandit et s'accrédita que le
         roi Louis XVIII n'était pas étranger à cet ouvrage, qui lui
         avait été soumis par son auteur.

         À cette époque, la reine de Westphalie, Catherine de
         Wurtemberg, écrivit de Rome à une de ses amies, le 25 juin
         1823, une longue lettre dans laquelle on lit:

         «Le jugement que vous portez sur l'ouvrage de M. de Lascases
         m'enchante. Il est à espérer que tous les gens sensés et
         dénués de toute partialité seront de cet avis. Plus je le
         lis, plus je le médite, et moins je me rends raison du motif
         qui l'a engagé à le publier. Que de gens compromis! que de
         passions réveillées! que d'ennemis suscités! et à quelle fin
         tout cela? Ce qui me paraît encore plus maladroit de sa part,
         c'est la bonhomie avec laquelle il assure que les seuls
         points sur lesquels il a pu se satisfaire à son aise, ont été
         des retranchements; aussi sont-ils fort nombreux et de plus
         d'une espèce. C'est sur ce qui touche les personnes surtout
         qu'il a élagué avec profusion. Puisqu'il affirme une pareille
         chose, pourquoi ne s'est-il pas cru autorisé à taire (si
         toutefois l'empereur lui a fait de pareilles confidences)
         tout ce qui pouvait faire du tort à la mémoire de l'empereur
         et à sa dynastie? Mon mari me prie de vous envoyer la copie
         de sa lettre à M. de Lascases, en vous priant toutefois de ne
         la publier avant que M. de Lascases lui répondît s'il est
         dans l'intention de se rétracter. Cependant vous êtes libre
         de la faire connaître à vos amis intimes.» Il est à remarquer
         que le jugement porté sur Louis par Mme de Rémusat, qui se
         fait l'écho des rancunes de la reine Hortense, s'accorde
         assez bien avec le jugement du _Mémorial_.]

Il est permis de douter que Napoléon ait porté un tel jugement sur
son frère. Louis était fort peu désireux d'une réputation
quelconque, et ses malheurs, depuis son avènement au trône de
Hollande, vinrent précisément, ainsi qu'on le verra plus loin, de
n'avoir pas voulu être un _roi préfet_. Louis, pendant la campagne
de 1796, fit preuve de bravoure en plusieurs circonstances, mais
(comme il le dit lui-même dans l'ouvrage qu'il publia en 1820) il le
fit par boutade et sans s'occuper d'acquérir une réputation
militaire. Il montra du zèle, du sang-froid, nul désir d'avancer,
nulle idée d'ambition. Il avait surtout une répugnance invincible
pour les excès de toute nature. Il cherchait à remplir ses devoirs,
ne se ménageant pas, mais sans tirer vanité de ses actions, sans
chercher à se faire valoir. Au passage du Pô (7 mai) il franchit le
fleuve un des premiers, avec le colonel Lannes; à la prise de
Pizzighettone (9 mai) il entra dans la place par la brèche avec le
général d'artillerie Dommartin; à l'attaque de Pavie, ayant reçu
l'ordre de suivre l'opération, d'examiner la position de l'ennemi et
d'en venir rendre compte à son frère, il resta seul, à cheval,
exposé plus que tout autre au feu terrible des défenseurs de la
ville. Pavie fut en partie pillée, elle avait mérité ce juste
châtiment, cependant ce spectacle révolta Louis, et à partir de ce
moment et pendant le reste de la campagne il fut triste, taciturne.
Il prit part à la bataille de Valeggio (12 août), au passage de vive
force du Mincio, à l'investissement de Mantoue. À la tête de deux
bataillons, il fut chargé de s'emparer du pont de San-Marco sur le
Chiese, au moment où Bonaparte, après quelques mouvements aussi
habilement conçus que rapidement exécutés, se préparait à livrer le
combat de Lonato (13 août) et la bataille de Castiglione. La veille
de ces belles journées, Louis fut expédié par son frère au
Directoire pour rendre compte de l'état des choses, et du retour
offensif des Autrichiens de Wurmser. «Maintenant, «dit-il à son
jeune aide de camp, tout est réparé: demain je livrerai la bataille;
le succès sera des plus complets, puisque le plus difficile est
fait, on doit être entièrement rassuré, je n'ai pas le temps de
faire de longues dépêches, dites tout ce que vous avez vu.» Louis
témoignait son regret de quitter l'armée dans un moment pareil. «Il
le faut, ajouta Napoléon, il n'y a que mon frère que je puisse
charger de cette mauvaise commission; mais avant de revenir, vous
présenterez les drapeaux que nous conquerrons demain.» Peut-être
Napoléon qui, quoi qu'on en ait dit, était bon, sensible surtout
pour ses frères et pour ses soeurs, avait-il voulu éloigner ce jeune
homme des champs de bataille dans lesquels il savait bien qu'il
devait, avec une poignée d'hommes, remporter la plus éclatante
victoire ou périr lui et sa petite armée? Louis partit donc, remplit
sa mission, reçut du Directoire le grade de capitaine et présenta,
quelques jours après, ainsi que le lui avait promis son frère, les
drapeaux enlevés par nos soldats à Castiglione, drapeaux que
Bonaparte avait envoyés par l'aide de camp Du Taillis. Louis se hâta
ensuite de rejoindre son général et il put assister au troisième
acte du grand drame qui se jouait alors du Pô à la Brenta. Il prit
part à la bataille de ce nom, et une part des plus glorieuses aux
trois journées d'Arcole (15, 16, 17 novembre). À la première
journée, Louis fut celui des aides de camp de son frère qui
contribua le plus à le sauver, lorsque le général tomba dans le
marécage au bas de la chaussée, après les tentatives faites
inutilement pour déboucher de cette chaussée étroite, sur le village
d'Arcole. Voyant Napoléon prêt à disparaître dans les eaux
bourbeuses, il risqua sa vie avec Marmont pour le tirer de ce
mauvais pas; puis il tenta de nouveau, mais en vain, d'enlever le
pont[55]. Pendant la seconde journée d'Arcole, Louis non seulement
combattit vaillamment près de son frère, mais il fut chargé de la
mission difficile et dangereuse de porter des ordres de la plus
haute importance au général Robert. Il n'y avait pas d'autre chemin
pour remplir son périlleux devoir que de suivre une chaussée balayée
par le feu des Autrichiens. En revenant auprès du général en chef
par la même route, il courut les mêmes dangers, dont cependant il
fut assez heureux pour se tirer sans blessures: «Je te croyais mort,
lui dit son frère avec joie en l'embrassant.»

         [Note 55: Marmont, dans ses Mémoires, parle des efforts de
         Louis pour retirer son frère du marécage, mais il omet la
         tentative du jeune officier pour s'emparer du pont.]

En effet, on était venu annoncer que Louis avait été tué. Peu de
temps après, lorsque Napoléon marcha sur Rivoli, au secours de
Joubert, Louis fut encore chargé d'une mission épineuse à Peschiera.
Il rendit à cette occasion un grand service à l'armée, en ralliant
une colonne de fuyards et en arrêtant l'ennemi qui s'avançait sur
ses derrières. Lorsqu'il revint auprès du général en chef, Napoléon
lui témoigna publiquement la satisfaction que lui faisait éprouver
sa conduite pendant cette affaire de Rivoli (14 janvier 1797).

Jusqu'en 1796, Louis, d'une forte constitution, avait joui d'une
bonne santé; mais s'étant trop peu ménagé pendant cette longue
campagne, ayant d'ailleurs été soumis trop jeune à de trop rudes
fatigues, ayant éprouvé plusieurs accidents, fait plusieurs chutes
de cheval, il commença à ressentir les effets d'une existence
au-dessus de ses forces physiques. À Nice, après le siège de Toulon,
il était tombé de cheval par la faute de Junot, qui avait effrayé à
dessein sa monture pour voir s'il était bon cavalier. Il s'était
fait à l'oeil gauche une blessure grave dont il conserva toujours la
cicatrice. Après la paix de Campo-Formio, lors de son retour à
Paris, ses chevaux s'étaient emportés dans la descente de la
montagne de Saint-André, en Savoie; il s'était démis le genou.

Tout cela, joint aux fatigues de la campagne d'Italie, lui fit
désirer de prendre, pendant quelque temps, les eaux de Barèges
qu'on lui avait conseillées, mais il ne put exécuter son projet.
Napoléon s'apprêtait à s'embarquer pour l'Égypte, il avait décidé
d'emmener son frère, que d'ailleurs, pour une raison secrète, il ne
voulait pas laisser à Paris.

Pendant son dernier séjour en France, Louis avait été visiter à la
célèbre pension de madame Campan, à Saint-Germain, sa soeur
Caroline, et s'était épris d'une amie de cette soeur, fort jolie
personne, dont le père avait émigré. Il confia son penchant à
Casabianca, ami de son frère Napoléon, ancien officier supérieur de
la marine, qui fut effrayé pour Louis des conséquences de cette
passion naissante. «Savez-vous, lui dit-il, que ce mariage ferait le
plus grand tort à votre frère, et le rendrait suspect au
gouvernement?» Le lendemain Napoléon fit appeler Louis et lui donna
l'ordre de partir immédiatement avec ses trois autres aides de camp
pour Toulon où ils devaient l'attendre et passer avec lui en
Égypte[56]. Louis attendit quelque temps, à Lyon, son frère que le
Directoire avait retenu dans la crainte de voir la guerre se
rallumer avec l'Autriche, à la suite d'une imprudence de Bernadotte,
ambassadeur à Vienne.

         [Note 56: Après qu'il eut abdiqué la couronne de Hollande et
         pendant son séjour à Gratz, Louis retoucha une seconde
         édition d'un roman en trois volumes que déjà il avait publié
         en 1800, à Paris, sous le titre de Marie ou les peines de
         l'amour. C'est un souvenir mélancolique de ce premier
         sentiment contrarié par Napoléon.]

Il suivit la division Kléber jusqu'au Caire; mais Napoléon, au
moment où il partit pour la Syrie, résolut d'expédier en France un
homme sur lequel il pût compter pour faire connaître exactement au
Directoire l'état des affaires en Orient et pour lui faire envoyer
des secours. Il choisit son frère Louis. Il savait que ce retour en
France était sans inconvénient pour son coeur, puisque, après son
départ de Paris, la jeune personne qu'il aimait avait été forcée de
se marier. Louis partit donc avec les drapeaux pris sur l'ennemi. Il
s'embarqua sur la plus petite, la plus vieille, la plus délabrée des
chaloupes canonnières. La flotte avait été détruite à Aboukir.
Pendant deux mois, il eut à lutter contre la tempête, à éviter les
vaisseaux turcs, russes, anglais, portugais croisant dans la
Méditerranée entre la France et l'Égypte. Il fut retenu pendant 27
jours en quarantaine à Tarente; de nouvelles tempêtes l'assaillirent
quand il reprit sa route. Une seule et mauvaise pompe soutenait son
fragile navire qui faisait eau à chaque instant. La situation fut
un instant si désespérée qu'il donna l'ordre au capitaine de son
bâtiment d'entrer à Messine, bien qu'on fût en guerre avec Naples.
La force du vent ayant poussé le bateau hors du détroit, une frégate
anglaise lui donna la chasse et il se décida à jeter à la mer les
drapeaux qu'il devait présenter au Directoire. Toutefois, après
avoir fait escale à Porto-Vecchio en Corse, il parvint à débarquer
en France. Aussitôt il fit toutes les démarches en son pouvoir pour
avoir des secours, mais il ne put obtenir d'abord que l'envoi de
quelques avisos montés par des officiers porteurs de dépêches. Le
gouvernement refusa d'expédier des troupes. Louis ne trouva d'aide,
au ministère de la guerre, que dans le général Dupont. Enfin, quand
on eut quelques détails sur l'expédition de Syrie et sur la seconde
bataille d'Aboukir, le Directoire se décida à envoyer des secours et
des troupes. Louis s'occupait des préparatifs du départ, qu'il
hâtait de tout son pouvoir, lorsque l'on apprit le débarquement à
Fréjus du général Bonaparte. Louis partit aussitôt pour aller avec
Joseph et le général Leclerc au devant de Napoléon. Il tomba malade
à Autun et ne put rejoindre son frère qu'à Paris. Il reprit
immédiatement, près de sa personne, son poste d'aide de camp, et fut
promu chef d'escadron au 5e de dragons.

Après le coup d'État du 18 brumaire, Louis fut immédiatement promu au
grade de colonel commandant le 5e régiment de dragons. Ce régiment
tenait alors garnison à Verneuil, étant chargé d'aider à la pacification
de la Normandie. Louis fut obligé, fort à contre-coeur, de le rejoindre
dans cette ville. Le jeune colonel était désolé d'être employé à une
mission de ce genre, à l'intérieur. Il fit tout son possible pour éviter
cette tâche désagréable, mais il ne put rien obtenir à cet égard du
premier consul. À son grand désespoir, la ville de Verneuil ne tarda pas
à être le théâtre d'un horrible événement, si commun dans les guerres
civiles. Quatre malheureux prisonniers amenés par des soldats dans la
ville furent jugés par un conseil de guerre et condamnés à être passés
par les armes. Louis, pressé de présider le conseil de guerre, refusa
avec indignation, repoussant prières, ordres, menaces. Il écrivit à son
frère pour obtenir la grâce des condamnés. Il était trop tard, on
procéda à leur exécution malgré toutes ses tentatives pour les sauver.
Cette tragédie l'émut au point de lui faire prendre en horreur le métier
des armes. Il resta dans son logement, comme pour un jour de deuil,
ordonna à ses officiers d'en faire autant, et accueillit avec joie
l'ordre, arrivé quelques jours plus tard, de se rendre en garnison à
Versailles et ensuite à Paris. Deux escadrons du 5e de dragons furent
alors organisés sur le pied de guerre et prêts à faire partie de l'armée
de réserve qui se rassemblait à Dijon. Louis croyait en prendre le
commandement, mais ils furent mis sous son lieutenant-colonel et
lui-même resta à Paris. Ce fut à cette époque que son frère commença à
lui parler de mariage et à le presser d'épouser la fille de Joséphine.
Louis, soit qu'il ne voulût faire qu'un mariage d'inclination, soit
qu'il crût à une incompatibilité d'humeur et de caractère entre lui et
Hortense, refusa. Peut-être aimait-il encore au fond du coeur l'amie de
pension de sa soeur. Au retour de sa brillante campagne de Marengo, le
premier consul revint à ses idées d'union entre son frère et sa fille
d'adoption. Pour éviter toute contrainte à cet égard, Louis demanda et
obtint de faire un long voyage sous le prétexte d'assister aux
manoeuvres de Postdam. Il devait même ensuite compléter ce voyage dans
le Nord, en visitant la Saxe, la Pologne, la Russie, la Suède et le
Danemark. Lorsque Louis arriva à Berlin, les manoeuvres étaient
terminées, mais il fut reçu avec tant de bonne grâce par le roi et la
reine Louise, qu'il séjourna un mois entier dans la capitale de la
Prusse. Il quitta cette ville pour se rendre à Dantzick et de là à
Saint-Pétersbourg. À Dantzick, il tomba malade, et comme, pendant les
trois semaines qu'il y fut retenu, la guerre éclata de nouveau entre la
France et l'Autriche, il se décida à revenir à Paris. Après quelques
jours passés à Brunswick où le duc régnant le reçut à merveille, il
revint près de son frère. Le premier consul renouvela alors ses
instances pour lui faire épouser Hortense. Louis ne pouvait se décidera
s'enchaîner aussi jeune (il n'avait que 23 ans). Pour ne pas céder aux
sollicitations de Bonaparte et de sa belle-soeur, il fit comprendre son
régiment de dragons dans le corps dirigé sur le Portugal. Toutefois,
ayant été prendre congé de son frère à la Malmaison, il y fut retenu par
lui et par Joséphine pendant près de trois semaines. Un beau jour, il
partit brusquement pour Bordeaux et Mont-de-Marsan. Dans cette dernière
ville, on le reçut avec de grandes démonstrations, et on lui rendit
même, à cause de sa parenté avec le premier consul, de tels honneurs
que, fort modeste et très simple de goûts et de manières, il fut choqué
de toute la mise en scène dont il se trouvait être l'objet. Le préfet
vint le complimenter à la tête des autorités du département et le
président du tribunal, vieillard vénérable, commença d'un ton solennel
un discours dont les premiers mots étaient: «Jeune et vaillant
héros...» Louis ne put en entendre davantage; il sauta en riant sur le
discours, l'arracha d'une manière vive mais familière des mains du
pauvre président auquel il répondit tout haut: «Je vois que ce discours
s'adresse à mon frère, je m'empresserai de lui faire connaître les bons
sentiments que vous avez pour lui. Je puis vous assurer qu'il y sera
très sensible.»

Louis entra en Espagne à la tête de son régiment (1801), il passa
quelques semaines à Salamanque, vint à Ciudad Rodrigo, puis il se
rendit avec Leclerc, général en chef de l'armée française, au grand
quartier général de l'armée espagnole alliée de la nôtre. Joseph,
l'aîné des Bonaparte, négociait alors la paix générale. Il y eut un
armistice, le jeune colonel conduisit son régiment à Zamora. Il
obtint ensuite un congé pour prendre les eaux de Barèges, que sa
jambe malade et un rhumatisme à la main droite rendaient nécessaires
à sa santé. Il resta aux eaux les trois mois de juillet, août et
septembre 1801, et revint à Paris en octobre, au moment de la
signature des préliminaires de paix avec l'Angleterre (traité
d'Amiens).

Ni Bonaparte ni Joséphine n'avaient abandonné leurs projets de
mariage pour Louis et Hortense. Louis plaisantait parfois de ce
projet dont il regardait l'exécution comme impossible, cependant la
persistance de son frère et de sa belle-soeur finit par l'emporter.
Un soir, pendant un bal à la Malmaison, il donna son consentement et
le jour de la cérémonie nuptiale fut fixé au 4 janvier 1802. Le
contrat, le mariage civil, le mariage religieux furent hâtés. Tout
s'accomplit, mais sous les plus tristes auspices, tant était grand
et réel le pressentiment secret des deux époux des malheurs qui
devaient découler pour eux d'une union presque forcée et mal
assortie. Louis avait 24 ans; sa constitution formée de bonne heure
et déjà maladive était en avance sur son esprit, sur son caractère
encore plein de naïveté et de bonne foi. C'est de ce moment que date
pour lui une sorte de tristesse, de découragement moral qui
contribuèrent à empoisonner son existence. Du reste, nous ne pouvons
mieux faire pour donner une idée exacte de cette union que de
renvoyer le lecteur à ce que le roi Louis, au commencement de son
ouvrage sur la Hollande, en dit lui-même.

De 1802 à 1804, Louis resta presque constamment soit à son régiment,
soit aux eaux thermales. En 1804, son frère le nomma général de
brigade en lui laissant le commandement du 5e de dragons.

Après la proclamation de l'empire (1804), Louis fut promu au grade
de général de division et entra en même temps au conseil d'État, à
la section de la législation. Le 2 décembre 1804 eurent lieu le
sacre et le couronnement, puis le nouveau souverain pressa de tout
son pouvoir les préparatifs d'une descente en Angleterre. Louis,
devenu prince français, reçut le commandement de la réserve de
l'armée composée de deux régiments de cavalerie et de deux divisions
d'infanterie. L'empereur le fit colonel général des carabiniers. Il
s'établit avec ses troupes près de Lille, et comme il se trouvait à
portée des eaux de Saint-Amand, il en profita pour en faire usage,
car sa santé devenait de plus en plus mauvaise. Il était presque
paralysé des doigts de la main droite, et les eaux de Plombières où
il avait été l'année précédente, loin de le soulager, avaient empiré
sa situation. Celles de Saint-Amand ne lui réussirent pas mieux.

Quand le projet de descente fut abandonné et la campagne d'Allemagne
entreprise (1805), Louis croyait devoir commander le corps de
réserve en Allemagne. L'empereur préféra lui confier, en son
absence, le commandement de Paris et donner la réserve à Murat
devenu maréchal. Pendant toute cette glorieuse campagne et jusqu'à
la fin de 1805, Louis resta chargé des importantes fonctions qu'il
devait à la confiance de son frère. En même temps son frère Joseph
gouvernait la France au nom de l'empereur.

Louis n'avait dans ses attributions que les affaires militaires.
Avec peu de troupes, il maintint l'ordre, malgré les embarras
financiers, les intrigues et l'agitation de tous les partis. Sous
prétexte de la pénurie des finances, du discrédit de la banque, dans
l'attente des événements et peut-être aussi poussés par quelques
factieux, des rassemblements considérables se montraient chaque nuit
sur divers points de la capitale. Le successeur de Murat au
commandement de cette grande ville, non seulement parvint à conjurer
les dangers qui pouvaient résulter de ces attroupements, mais il
veilla aussi sur les côtes de l'Ouest, sur Brest, sur Anvers et sur
la Hollande. Il assistait au conseil des ministres et correspondait
journellement avec Napoléon. Bientôt une nouvelle occasion se
présenta pour le jeune prince de déployer son activité. Les
Anglo-Suédois et même les Prussiens menacèrent assez sérieusement
les côtes de la Hollande et le nord de la France pour que, de la
Moravie où il était allé combattre les armées austro-russes,
Napoléon envoyât l'ordre à Louis de former le plus rapidement
possible une armée du Nord destinée à couvrir les chantiers
d'Anvers et la Hollande. Le conseil des ministres trouvait de
grandes difficultés à l'exécution des volontés impériales, Louis les
leva toutes. Il agit avec tant de zèle et d'intelligence, qu'un
mois, jour pour jour, après le décret de Napoléon, il put écrire de
Nimègue au vainqueur d'Austerlitz que l'armée du Nord, complètement
organisée sous son commandement, était prête à tout. Cette armée se
composait des deux divisions Laval et Lorge à Juliers (sur le Rhin)
et de deux autres divisions, en position à Nimègue. Toutes ces
troupes étaient sur les frontières de la Hollande et de la
Westphalie, elles couvraient le Rhin, la Hollande, Anvers et
pouvaient faire face sur tous les points à l'ennemi, de quelque côté
qu'il voulût se présenter. En moins d'un mois, les places du Brabant
furent mises en état de défense, les Hollandais reprirent courage,
et la Prusse qui, peu de jours avant, ne voyait pas un homme pour
lui disputer les frontières de la France, montra une extrême
surprise. La rapide formation de l'armée du Nord ne laissa pas que
d'avoir une certaine influence sur les négociations avec la Prusse.
Napoléon apprit avec joie que l'armée française du Nord avait
effrayé cette puissance au point que M. de Haugwitz, ministre du
cabinet de Berlin, commença par demander que l'ordre fût donné aux
troupes de Louis, alors sur les frontières du duché de Berg, de
s'arrêter. L'empereur témoigna à son frère sa satisfaction, non
seulement dans ses lettres particulières, mais encore dans un des
bulletins de la grande armée. À la nouvelle de la victoire
d'Austerlitz et de la paix, Louis renvoya à Paris les troupes tirées
de cette ville, car l'empereur avait paru mécontent de ce qu'une
partie de ces troupes avait été renforcer les divisions en Hollande.
Le prince se rendit ensuite de sa personne à Strasbourg, au-devant
de son frère qui le reçut froidement. Louis comprit plus tard d'où
venait cette froideur. Napoléon, après l'avoir blâmé de ce qu'il
avait distrait des troupes de Paris pour les envoyer dans le Nord,
le blâma d'avoir trop vite renvoyé ces troupes en France. Enfin, il
lui sut mauvais gré de son prompt départ de la Hollande. Quelques
mots échappés à l'empereur, sur ses projets futurs relativement à ce
pays, commencèrent à l'éclairer.


  «Pourquoi l'avez-vous quitté? dit-il à Louis; on vous y voyait avec
  plaisir, il fallait y rester.--La paix une fois conclue, répondit
  celui-ci, j'ai tâché de réparer la faute que vous m'aviez reprochée
  dans vos lettres, en renvoyant à leur poste les troupes que j'en
  avais fait sortir pour l'armée du Nord. Quant à moi, à qui vous avez
  laissé le commandement militaire de la capitale en votre absence,
  mon devoir était de m'y trouver à votre retour, si je n'avais pas
  cru mieux faire en venant à votre rencontre. Je conviens,
  ajouta-t-il, que les bruits qui circulaient en Hollande sur moi et
  sur le changement du gouvernement dans ce pays ont hâté mon départ.
  Ces bruits ne sont pas agréables à cette nation libre et estimable,
  et ne me plaisent pas davantage.»


L'empereur fit comprendre alors, par sa réponse, quelque vague
qu'elle fût, combien ces bruits étaient fondés. Mais Louis s'en
inquiétait peu; il était persuadé qu'il trouverait aisément moyen de
refuser le haut rang qu'on lui destinait, rang qu'il n'ambitionnait
pas et qui faisait l'objet des voeux les plus ardents de plusieurs
autres membres de sa famille.

Après le traité de paix, l'empereur se rendit de Strasbourg à Paris;
Louis l'y accompagna. On touchait au moment où Napoléon allait
mettre une couronne sur le front de ce jeune homme dénué de toute
ambition, d'un caractère déjà naturellement porté à la tristesse, et
que son union mal assortie rendait plus taciturne encore. Aux tracas
intérieurs, allaient se joindre pour lui les soucis d'une royauté
dont il ne sut pas mieux se défendre que de son mariage.

Nous devons dire ici quelques mots des négociations relatives à
l'érection de la Hollande en royaume en faveur de Louis Bonaparte.

Après Austerlitz et la signature du traité de Presbourg, Napoléon,
voulant assurer son système du blocus continental, songea à ériger en
royaume la république batave. Des négociations sérieuses furent entamées
entre le gouvernement impérial, représenté à La Haye par le général
comte Dupont-Chaumont et le grand-pensionnaire Schimmelpenninck. Lorsque
Napoléon crut les négociations assez avancées, et eut la certitude que
le chef de la république batave était dans ses intérêts, il le fit
engager (lettre du commencement de janvier 1806) à envoyer à Paris une
députation chargée de s'entendre avec le gouvernement français sur les
moyens à prendre pour _introduire plus de stabilité_ dans les affaires
de Hollande. Le 11 février 1806, Schimmelpenninck écrivit à M. de
Talleyrand, notre ministre des relations extérieures, pour l'assurer de
sa volonté de se prêter à toutes les vues de l'empereur, relativement à
l'affermissement de l'union de la France et de la Hollande. Quelques
jours plus tard, le 27 du mois de février, et lorsqu'il crut l'effet de
sa lettre du 11 produit, le grand-pensionnaire demanda par une note
confidentielle un accroissement de territoire pour la Hollande, du côté
de la Prusse, accroissement promis, disait-il, et toujours ajourné. La
Hollande désirait le pays situé entre l'Ems et le Wéser (l'Ost-Frise, la
principauté de Jever, le bas évêché de Munster, le comté d'Oldenbourg,
le comté de Bentheim, Steinvord, le haut évêché de Munster, etc.), pour
reculer les frontières bataves jusqu'à l'embouchure du Wéser. Dans cette
note toute confidentielle et adressée à M. de Talleyrand, il est fait
appel à la générosité de l'empereur, pour lequel le dévouement du pays
sera inaltérable.--Le 29 mars, le gouvernement français fut prévenu que
l'amiral Verhuell, de retour à La Haye de sa mission à Paris, avait eu
des conférences avec le grand-pensionnaire, à la suite desquelles la
convocation des États avait été décidée pour le 1er avril. Le 31 mars,
Verhuell écrivit à Talleyrand que l'impression produite sur le
grand-pensionnaire, relativement aux intentions de l'empereur, avait été
vive; qu'il ne pouvait résoudre seul la question déclarée _invariable_
par Napoléon; que le prince Louis et sa femme seraient bien reçus en
Hollande, et que les notables n'hésiteraient pas à se ranger autour
d'eux. Bientôt, les intentions de l'empereur sur la Hollande commençant
à être devinées, des brochures contre la domination de l'étranger furent
publiées dans ce pays. Napoléon devint furieux[57]. Le 15 avril, le
général Dupont prévint que les États allaient envoyer à Paris une
commission en tête de laquelle seraient Verhuell, Goguel, Van Styrum,
Six et Porentzel. En effet, la députation arriva à Paris le 25 avril.
Verhuell se hâta de voir Talleyrand avant la réception de la députation.
L'empereur apprit alors qu'une assez violente opposition au gouvernement
monarchique se laissait entrevoir à La Haye; qu'une adresse se signait à
Harlem, demandant, au nom des précédents du pays et de l'honneur
national, le maintien de la république. Cela n'empêcha pas la commission
de rédiger deux adresses à Napoléon pour lui demander d'accorder à la
Hollande son frère Louis comme _chef suprême de la république batave_,
roi de Hollande. Un traité fut alors conclu (le 24 mai à Paris, et
ratifié le 28 à La Haye) pour l'adoption du gouvernement monarchique. Le
grand-pensionnaire refusa de ratifier le traité, mais il promit de
rester simple particulier à La Haye et d'y vivre tranquille. Il est
juste d'ajouter que l'avènement du roi Louis et de la reine Hortense au
trône de Hollande fut assez bien accueilli dans tout le pays. Un seul
cas d'opposition se présenta. M. Serrurier, ministre français, qui avait
remplacé momentanément à La Haye le général Dupont en congé, rendit
compte de ce fait, dans une lettre du 14 août, à Talleyrand. Une
tentative de révolte eut lieu parmi les matelots de l'un des bâtiments
de la flotte, à l'occasion de la prestation de serment au roi. Le marin
qui portait la parole au nom de ses camarades fut tué sur place, d'un
coup de pistolet, par l'amiral De Winter. Tout rentra à l'instant dans
l'ordre, et le serment fut prêté sans résistance.

         [Note 57: L'une de ces brochures était intitulée: _Appel au
         peuple._ Elle fut répandue à profusion en Hollande. Napoléon
         en fit rechercher l'auteur. C'était une femme nommée Marie
         Hulshorft, qui n'était, de fait, qu'un prête-nom.]

La royauté fut établie en Hollande, et fondée sur des lois
constitutionnelles. Le prince Louis ne fut pas consulté. Il apprit
par des rumeurs sans authenticité qu'il était fortement question de
lui pour cette nouvelle couronne. Les membres de la députation
vinrent enfin le trouver (le 5 juin, après la déclaration faite par
l'empereur au Sénat), ils l'informèrent de tout, en l'assurant que
la nation serait heureuse de le voir à sa tête. Louis, fort peu
désireux de s'expatrier, dépourvu d'ambition, refusa, donnant pour
prétexte les droits de l'ancien Stathouder. La députation revint
bientôt à la charge, en lui annonçant la mort du Stathouder. «Le
prince héréditaire, lui dit-elle, a reçu Fulde en indemnité; vous
n'avez donc plus d'objection raisonnable; nous venons, appuyés du
suffrage des neuf dixièmes de la nation, vous prier de lier votre
sort au nôtre, et de nous empêcher de tomber en d'autres mains.»
Napoléon fut plus explicite, il fit entendre à son frère qu'il avait
accepté pour lui et que s'il ne l'avait pas consulté, c'est qu'un
sujet ne pouvait refuser d'obéir. Le prince réfléchit alors que s'il
persévérait dans son refus, il lui arriverait sans doute ce qui
était arrivé à Joseph qui, après avoir rejeté l'offre de l'Italie,
se trouvait à Naples. Il résolut toutefois de faire une nouvelle
tentative et il écrivit à Napoléon que s'il était nécessaire que ses
frères s'éloignassent de la France, il lui demandait le gouvernement
de Gênes ou du Piémont. Napoléon refusa. Quelques jours après, le
prince de Talleyrand, ministre des relations extérieures, vint lire,
à Saint-Cloud, à Louis et à Hortense, le traité avec la Hollande et
la constitution de ce pays. Le prince eut beau dire qu'il ne pouvait
juger sur une simple lecture un projet de cette importance,
qu'étranger aux discussions et au travail qui avaient eu lieu, il
ignorait si on ne lui faisait pas promettre plus qu'il ne lui serait
possible de tenir, il fallut accepter. Louis avait été nommé
grand-connétable de France, l'empereur décida que cette dignité lui
serait conservée. Louis voulut tirer prétexte de sa santé, du climat
de la Hollande, Napoléon répondit qu'il valait mieux mourir sur un
trône que vivre prince français. Il n'y avait plus qu'à obéir, c'est
ce qu'il fit en assurant qu'il se dévouerait à son nouveau pays avec
zèle et qu'il chercherait à justifier, dans l'esprit de la nation,
la bonne opinion que l'empereur avait sans doute donnée de lui. Le 5
juin avait été fixé pour la proclamation du nouveau roi. Après un
discours de l'amiral Verhuell et une réplique de Napoléon, ce
dernier, s'adressant à son frère, lui dit: «Vous, prince, régnez sur
ces peuples.... Qu'ils vous doivent des rois qui protègent ses
libertés, ses lois, sa religion; mais ne cessez jamais d'être
Français. La dignité de connétable de l'empire sera conservée par
vous et vos descendants; elle vous retracera les devoirs que vous
avez à remplir envers moi, et l'importance que j'attache à la garde
des places fortes qui garnissent le nord de mes états et que je vous
confie.» Louis répliqua, et dans son discours on put remarquer cette
phrase: «Je faisais consister mon bonheur à admirer de plus près
toutes les qualités qui vous rendent si cher à ceux qui, comme moi,
ont été si souvent témoins de la puissance et du génie de Votre
Majesté. Elle permettra donc que j'éprouve des regrets en
m'éloignant d'elle, mais ma vie et ma volonté lui appartiennent.
J'irai régner en Hollande, puisque ces peuples le désirent et que
Votre Majesté l'ordonne.» Dans son message au sénat, à propos du
royaume de Hollande, Napoléon termine en disant: «Le prince Louis,
n'étant animé d'aucune ambition personnelle, nous a donné une preuve
de l'amour qu'il a pour nous, et de son estime pour les peuples de
la Hollande, en acceptant un trône qui lui impose de si grandes
obligations.»

On voit par ce qui précède que le nouveau souverain avait fait pour
refuser la couronne tout ce qu'il était humainement possible; que
loin de désirer la haute position qui lui était offerte, il la
redoutait; qu'en un mot, il sacrifiait à la politique de son frère
sa liberté, son indépendance, ce qui lui restait de bonheur sur la
terre. Toutefois, dès qu'il eut accepté, son intention bien arrêtée
fut de se consacrer entièrement à sa nouvelle patrie, et de régner
_pour la Hollande seule_; de là vinrent les tiraillements, puis
bientôt après les discussions et enfin les rapports quasi-hostiles
qui ne tardèrent pas à s'établir entre les deux frères, entre les
deux souverains, et qui aboutirent finalement à l'abdication de
Louis et à la réunion de la Hollande à la France.

En plaçant sur la tête de Louis la couronne de Hollande, Napoléon
entendait faire de lui un _roi-préfet_; en acceptant cette couronne,
Louis voulait être un _roi-souverain_. La politique de l'empereur
jeta toujours du froid entre lui et ceux des membres de sa famille
qu'il mit sur les trônes. Cela ne pouvait être autrement. Selon
qu'on se place à un point de vue différent, on voit les mêmes choses
sous un aspect qui n'est pas le même. Napoléon partait de ce
principe, que tout souverain par sa grâce à lui, l'empereur des
Français, devenait par le fait même, non seulement son obligé comme
homme, comme roi, mais encore qu'il devait contraindre les peuples
dont il lui donnait le gouvernement à tout sacrifier à la politique
française, même les intérêts les plus chers. C'était partir d'un
principe injuste et inapplicable dans la pratique. En supposant
qu'un roi sur le trône consente à n'être qu'un préfet couronné, ses
peuples n'ayant pas les mêmes motifs pour suivre le sillon tracé par
un état voisin, pourront vouloir s'en écarter. De là doit résulter
forcément des levains de discorde, soit entre le souverain
protecteur et le souverain protégé, soit entre le souverain protégé
et les sujets. Voilà pourquoi, à partir du jour où il se mit à
fabriquer des rois de famille, Napoléon fut toujours en discussion
avec les siens. Un seul des princes qu'il éleva près de lui suivit
aveuglément sa politique, le prince Eugène; pourquoi? La raison en
est bien simple, c'est qu'Eugène n'était que _vice-roi_ et non roi
d'Italie. Le jour où il eût gouverné en son nom, Eugène, malgré son
affection profonde, son respect sans bornes pour son père adoptif,
n'eût probablement pas consenti à tout ce que voulait l'empereur.
Eugène, en restant vice-roi d'un état dont la couronne était sur la
tête de Napoléon, remplissait son devoir, sans éprouver aucune
répugnance à agir comme il le faisait. Murat à Naples, Joseph en
Espagne, Louis en Hollande, Jérôme en Westphalie, n'étaient pas dans
la même position. _Rois-préfets_, ils perdaient leur prestige aux
yeux de leurs sujets; _rois-souverains_, prenant les intérêts de
leurs peuples, ils contrariaient souvent les vues de celui qui les
avait mis sur le trône, ils excitaient son ressentiment, se
faisaient accuser par lui d'ingratitude; puis, comme malgré son
affection pour les siens Napoléon n'était pas homme à abandonner,
pour quelque considération que ce pût être, ses gigantesques
projets, il cherchait bientôt à briser ceux qu'il avait élevés. De
là ces lettres acerbes entre lui et ses frères, ces reproches
continuels, ces refus de sa part d'accéder à leurs demandes,
quelquefois fort justes, et de remplir même les engagements qu'il
avait contractés à leur égard. Joseph, en Espagne, avait beau être
roi par la grâce de son frère, pouvait-il abandonner les intérêts de
l'État dont on lui confiait les rênes, jusqu'à accueillir, comme le
voulait l'empereur, la ruine financière d'abord, le démembrement de
ses États ensuite? Louis, roi malgré lui de la Hollande, pouvait-il
voir sans chagrin le dépérissement du pays dont il avait juré de
maintenir les droits, parce qu'il entrait dans le système de la
France de sacrifier tous les intérêts commerciaux pour réduire
l'Angleterre?

Avec son accession au trône de Hollande, se termine la première
partie de l'existence de Louis Bonaparte, période heureuse si on la
compare à celles qui la suivirent.


II.

Juin 1806-1808.

Le roi et la reine quittèrent Paris dans les premiers jours de juin
1806, et arrivèrent dans leurs États le 18. Ils descendirent d'abord
à la maison royale, dite _du Bois_, à une lieue de La Haye, où ils
reçurent les députations et les accueillirent avec la plus extrême
affabilité. Le 23 juin eut lieu l'entrée solennelle des deux
souverains à La Haye. Le roi crut devoir ne s'environner que de
troupes nationales; il congédia, après l'avoir très bien traité, un
corps français mis à sa disposition par l'empereur. Ce dernier en
fut choqué, mais les Hollandais surent beaucoup de gré à Louis de sa
conduite à cette occasion. Bientôt, malgré tout ce que purent faire
le roi et la reine, une certaine jalousie se fit sentir à leur
nouvelle cour entre les Français et les Hollandais admis auprès
d'eux. La nation, de son côté, tout en reconnaissant la supériorité
de l'administration française que l'on commençait à introduire en
Hollande, se prit à regretter ses vieilles pratiques. Il y eut des
bals, des concerts, des fêtes que la reine Hortense, femme des plus
aimables et des plus gracieuses, embellissait par la bienveillance
avec laquelle elle recevait indistinctement tout le monde. Le roi,
qui ne pouvait pas se dissimuler la division existant déjà entre les
Hollandais et les Français, semblait accueillir les premiers plus
volontiers que les seconds; les seconds au contraire paraissaient
plus agréables à la reine. En montant sur le trône, Louis prit très
au sérieux ses nouveaux devoirs envers la Hollande, mais il ne tarda
pas à comprendre combien il lui serait difficile de concilier les
intérêts de la nation avec ce que l'empereur attendait de lui. Ce
fut sans doute parce qu'il était résolu à tout sacrifier à sa
nouvelle patrie qu'il avait désiré renoncer au titre de connétable.
Napoléon, qui le devina, l'avait contraint, comme on l'a vu, à
conserver cette haute dignité militaire. Pour juger les actes du roi
Louis, il ne faut pas oublier cette position mixte et fausse dans
laquelle il se trouva pendant tout le temps de son règne. On a vu
Louis refusant la couronne, on l'a vu l'acceptant malgré lui, on va
le voir maintenant désireux d'user d'un pouvoir indépendant,
résister à Napoléon et essayer un instant de lutter. Il voulait
franchement le bien de ses sujets, cette pensée l'occupait
constamment, mais ce qu'il voulait faire pour atteindre ce but
n'entrait nullement dans les desseins de l'empereur et presque
toutes les mesures du roi étaient précisément une sorte
d'opposition, de protestation contre le système continental, par
lequel Napoléon voulait contraindre l'Angleterre de céder à ses
volontés.

Louis s'entoura d'hommes de mérite et qu'il prit exclusivement parmi
les Hollandais. Il commença par faire subir quelques changements à
divers points secondaires de la constitution qu'il avait adoptée,
puis il se mit à étudier la situation des affaires. Cette étude lui
révéla le déplorable état du trésor et de l'administration des
digues, l'incohérence des lois judiciaires, la faiblesse de l'armée.
Seule, la marine était dans d'assez bonnes conditions. Elle avait
deux flottilles, l'une pour la garde des côtes et des ports, l'autre
en station à Boulogne-sur-Mer. Le Helder, Amsterdam, Rotterdam
possédaient de beaux vaisseaux et de bons officiers pour les
commander. L'exercice des cultes était libre, mais l'État salariait
les ministres de la religion dominante (la religion réformée) et
laissait l'église catholique dans le plus profond dénuement. Ceux
qui la professaient n'étaient admis dans aucun emploi public; les
juifs étaient rebutés, méprisés. Le commerce languissait, les
manufactures ne marchaient pas. Les universités étaient dans un état
assez satisfaisant. Tel était l'état moral et matériel de la
Hollande à cette époque. Le nouveau souverain ne perdit pas un
instant pour porter remède au mal, autant que cela était en son
pouvoir. Afin d'alléger les finances, il sollicita de l'empereur le
renvoi des troupes françaises et la diminution des armements
maritimes, écrivant qu'il abdiquerait si la France ne s'acquittait
pas vis-à-vis de la Hollande, et si les troupes de Napoléon
restaient plus longtemps à la solde de son royaume. L'empereur
mécontent accéda néanmoins aux voeux de son frère, moins peut-être
pour lui être agréable que pour augmenter ses forces en Allemagne.
On touchait à la guerre avec la Prusse. Louis sentit la nécessité
d'organiser son armée pour pouvoir, à toute éventualité, se suffire
à lui-même. Bientôt la guerre étant déclarée à la cour de Berlin, il
forma deux corps de 15,000 hommes, le premier dont il se réserva le
commandement et qu'il dirigea sur Wesel (fin de septembre 1806), le
second aux ordres du général Michaud et qui fut placé au camp de
Zeist. Il reçut alors de l'empereur, par M. de Turenne, des dépêches
dans lesquelles son frère mettait à découvert ses vastes conceptions
pour la campagne contre la Prusse. Napoléon lui disait entre autres
choses:


  «Vous ferez une diversion utile à Wesel, où je vous prie de réunir
  votre armée grossie de troupes françaises. Cette armée portera le
  nom d'armée du Nord. Vous ferez en sorte qu'on la croie beaucoup
  plus forte qu'elle ne l'est. Si les Prussiens se jettent vers la
  Hollande et prennent le change, ils sont perdus; s'ils ne le font
  pas, ils le sont encore. Tandis qu'ils croient que j'établis ma
  ligne d'opération parallèlement à eux et au Rhin, j'ai déjà calculé
  que peu d'heures après la déclaration, ils ne peuvent m'empêcher de
  déborder leur gauche et de porter sur elle plus de forces qu'ils ne
  pourront en opposer, et qu'il n'est nécessaire pour sa destruction.
  La ligne rompue, tous les efforts qu'ils feront pour secourir leur
  gauche tourneront contre eux; séparés, coupés dans leur marche, ils
  tomberont successivement dans mes lignes. Les résultats sont
  incalculables. Peut-être serai-je à Berlin avant six semaines. Mon
  armée est plus forte que celle des Prussiens, et quand même ils me
  battraient d'abord, aussitôt après ils me trouveront sur leur centre
  avec 100,000 hommes de troupes fraîches poursuivant mon plan, etc.,
  etc.»


Tout en admirant l'habile stratégie du grand capitaine, Louis reçut
avec désespoir l'ordre d'amalgamer l'armée hollandaise avec l'armée
française. Chaque régiment dut être embrigadé avec un régiment
français, sous les ordres d'un général français; l'artillerie
hollandaise, quoique agissant en dehors de l'artillerie française,
reçut un commandant français; enfin Mortier, à la tête du 8e corps
stationné à Mayence, fut chargé d'une expédition contre l'électeur
de Cassel, avec lequel Louis vivait en très bonne intelligence, et
le maréchal eut, pour le soutenir, des troupes de Hollande à portée
de ses principales forces. Quoi qu'il en soit, le roi fit encore ce
que désirait Napoléon; il opéra l'amalgame, laissa au camp de Zeist
le général Dumonceau, nommé commandant des troupes stationnées dans
le pays, et lui-même, avec le général Michaud, rejoignit l'armée
française à la tête du corps directement sous ses ordres. Ce corps
hollandais prit position à Wesel. Le 15 octobre, le roi se porta en
Westphalie avec 20,000 hommes, 3,000 chevaux et 40 pièces attelées.
Son armée avait pris le nom d'armée du Nord. Elle occupa Munster,
Osnabruck, Paderborn, tandis que la division Daendels envahissait
l'Ost-Frise. Au moment où les Hollandais allaient attaquer Hammeln
et Nienbourg, le maréchal Mortier leur demanda de le soutenir. Le
roi marcha en personne sur la Hesse, ajournant ses opérations contre
les deux places fortes citées plus haut. Le 1er novembre, il était
près de Cassel, lorsqu'il fut joint par un écuyer de l'électeur que
le roi Louis aimait et dont il envahissait à regret le territoire.
Le roi fit donner à l'électeur le conseil de rester neutre, mais
Mortier était déjà à Cassel et l'électeur n'eut d'autre parti à
adopter que la fuite. Louis vit le maréchal et fut stupéfait
d'apprendre de sa bouche qu'il avait ordre de mettre sous son
commandement tous les corps hollandais. Choqué, il revint
immédiatement avec ses troupes en Hollande, envoyant un aide de camp
à Berlin, à son frère, pour se plaindre et lui dire que tout allant
bien, et les Hollandais n'étant plus nécessaires, il les ramenait
dans leur pays. À la suite de plusieurs longues conversations qu'il
eut avec le général Dupont-Chaumont, ministre de France auprès du
gouvernement hollandais, il comprit que l'empereur ne considérait
pas les affaires de ce pays comme terminées, et que pour lui il
devait se considérer à l'armée comme un prince français.

À dater de ce moment, le système de l'empereur relativement à la
Hollande commença à ne plus être un mystère pour Louis. Du moins le
roi crut entrevoir que l'intention de son frère était d'amener, à
force de rigueurs, ce malheureux pays à regarder comme un bienfait
sa réunion à la France. Dès qu'il crut reconnaître chez Napoléon ce
projet funeste à son royaume, il prit la résolution de ne plus agir
qu'en souverain et dans toute la plénitude des devoirs que lui
imposait ce titre.

«Ne pouvant ni _ne voulant_, disait-il, tenir tête à la France, à
force ouverte, il faut au moins que le public connaisse la vérité,
qu'il soit convaincu que si j'ai pu être trompé, rien ne pourra me
détacher d'un pays devenu le mien, auquel me lient les devoirs et
les serments les plus sacrés.»

On conçoit que de pareilles paroles rapportées à Napoléon ne
pouvaient adoucir le tout-puissant empereur à l'égard de son frère
et de la Hollande. Se croyant, à tort ou à raison, éclairé sur les
projets ultérieurs de son frère, se montant peut-être aussi la tête,
et attribuant à l'empereur des desseins non encore bien arrêtés dans
la pensée de Napoléon, desseins sur lesquels il est possible qu'une
sorte de soumission l'eût fait revenir, Louis, de retour à La Haye,
ne voulant pas envoyer ses troupes en Prusse et voulant les occuper
près de ses États, fit bloquer les places de Hammeln et de Nienbourg
sans les faire attaquer. Le général Daendels occupa Rinteln sur le
Weser, entre Hammeln et Nienbourg. Le roi apprit alors que Blücher
avait été battu à Lubeck. Ne pouvant se faire à l'idée d'être
considéré à la grande armée comme un simple officier général, il
renvoya à Mortier toutes les troupes françaises qui se trouvaient
amalgamées avec les troupes hollandaises, puis il fit venir le
général Dumonceau, auquel il confia le commandement général, le
chargea du blocus et écrivit à son frère qu'il était obligé de
retourner lui-même en Hollande et ne pouvait se rendre ni en
Hanovre, ni à Hambourg comme l'empereur le voulait. Peu de jours
après, les places de Hammeln et Nienbourg se rendirent. Les
Hollandais furent heureux de revoir leur souverain. D'abord ils
aimaient déjà réellement ce prince, ensuite ce que redoutait avant
tout la population de ce pays, c'était un gouvernement militaire et
un roi aimant à faire la guerre.

La Hollande respirait à peine, qu'un nouveau malheur vint la
frapper, on apprit le fameux décret de Berlin et les mesures prises
par Napoléon pour le blocus continental. C'était non seulement la
mort d'un pays qui ne vivait que par le commerce, mais ce devait
être encore une cause de perpétuelle dissension entre ce royaume et
l'empire français. Louis en fut atterré. Il comprit que ce système
poussé à l'extrême ruinerait peut-être par la suite l'Angleterre,
mais qu'à coup sûr il ruinerait auparavant la Hollande et les États
commerçants. Il chercha à éluder les dispositions les plus rigides
du décret. Malgré ses efforts et sa prudence, il ne put réussir à
donner le change à l'empereur. Ce dernier était trop bien instruit
par ses agents de ce qui se passait chez ses voisins pour ignorer la
vérité. Furieux, il éleva la voix plus despotiquement. Le roi dut se
résigner à faire paraître le 15 décembre 1806 un décret réglant dans
ses États le blocus continental. L'empereur néanmoins ne se montra
pas satisfait. Il avait une méfiance telle à l'égard de la Hollande
qu'il fut sur le point d'ordonner des visites domiciliaires dans ce
pays. Ses agents lui persuadaient que des relations commerciales
existaient toujours entre l'Angleterre et la Hollande, et de fait
ces rapports, peut-être exagérés, étaient cependant basés sur un
fonds de vérité.

Malgré tous les ennuis qui accablaient son âme, Louis ne perdait pas
de vue les institutions pouvant être utiles à son nouveau pays. Il
fit rédiger un code civil et un code criminel, il compléta le
système des contributions, système établissant une égalité parfaite
entre tous les habitants. Il fit paraître de sages réformes sur les
corporations et sur les maîtrises. Il voulut ensuite instituer comme
en France de grands officiers du royaume, des maréchaux, des
colonels généraux, et enfin il proposa au corps législatif une loi
portant création de deux ordres de chevalerie, l'ordre de l'_Union_
et celui du _Mérite_. L'institution des grands officiers déplut à
l'empereur.

Au mois de janvier 1807 une triste circonstance permit à Louis de
montrer ses sentiments d'humanité. Leyde éprouva un épouvantable
désastre. Un bateau chargé de poudre fit explosion au milieu de la
ville. Il s'y rendit aussitôt, prodigua les secours, les
consolations, dispensa les habitants de toute contribution pendant
dix ans, fit la remise aux débiteurs des arrérages des impôts non
acquittés. En un mot, sa conduite lui gagna tous les cours, à tel
point que la Société philanthropique de Paris lui adressa
l'expression de sa vive admiration pour sa bienfaisance, et le pria
de permettre que la Société offrit à la ville de Leyde les secours
dont elle pouvait disposer[58]. La France avait exigé beaucoup de
sacrifices de la Hollande, de telle sorte que bien malgré lui le roi
fut obligé d'avoir recours à de nouveaux impôts. L'esprit national
fut froissé, car pour établir les impôts, il fallait nécessairement
contrarier d'anciens usages, et la nation hollandaise est une de
celles qui tient le plus aux coutumes, aux moeurs, aux habitudes qui
lui ont été transmises par ses pères. Louis fut très peiné d'être
forcé d'agir ainsi, mais les circonstances étaient trop impérieuses
pour qu'il lui fût permis de tergiverser. Il fit ensuite établir un
nouveau cadastre et créa une direction des beaux-arts, à la tête de
laquelle fut placé le savant Halmon. Les mesures vexatoires et
blessantes pour l'amour-propre du roi, prises à son égard par
Napoléon pendant la campagne de Prusse; les effets désastreux pour
la Hollande du blocus continental, les lettres acerbes de l'empereur
aigrirent à tel point les relations entre les deux souverains, que
Louis en vint à être convaincu que même avant de mettre la couronne
de Hollande sur sa tête, son frère avait eu le projet de démembrer
ce pays et de le réunir à la France. Louis le répète à chaque page
dans l'ouvrage qu'il publia plus tard sur la Hollande, ouvrage qui
choqua Napoléon à Sainte-Hélène. Il est permis de douter que cette
pensée ait réellement existé dès 1806 dans l'esprit de Napoléon,
mais ce qu'il y a de positif, c'est que le roi Louis le crut et ne
mit plus de bornes à sa résistance aux volontés du gouvernement
impérial. Avec un homme aussi absolu que l'empereur, c'était une
lutte dangereuse. La Hollande envoya néanmoins une députation au
château de Finkenstein. Napoléon l'accueillit assez bien, mais se
plaignit de son frère, et le prince de Talleyrand, en recevant les
députés à Berlin, leur dit: «Votre roi veut donc favoriser
absolument les Anglais?»

         [Note 58: Dans un voyage qu'il fit l'année suivante, Louis
         ayant dit à la population de la petite ville d'Edam, réunie
         autour de lui, qu'il espérait que les Hollandais oublieraient
         un jour qu'il n'était pas né en Hollande, un vieillard lui
         répondit: «Nous l'avons bien oublié depuis Leyde.»]

Tant que Louis fut à l'armée, la reine Hortense resta auprès de
l'impératrice, sa mère, à Mayence; elle revint au commencement de
1807 avec ses deux enfants auprès de son mari. On fut heureux de la
revoir, car son affabilité lui avait gagné tous les coeurs. Elle ne
tarda pas à éprouver un malheur qui lui causa ainsi qu'au roi le
plus violent chagrin. Après un voyage fait par ce dernier dans ses
États, ils perdirent leur fils, le prince royal, qui leur fut enlevé
en quelques jours par le croup, le 5 de mai. La douleur de Louis et
d'Hortense fut affreuse et tellement profonde que l'empereur les en
blâma. La reine, ne pouvant supporter la vue de ce qui lui rappelait
son enfant, partit pour les Pyrénées. Le roi se hâla de pourvoir aux
affaires les plus importantes, telles que le complètement de
l'armée, la préparation des projets de lois à présenter à la session
législative, et surtout les besoins du trésor; puis il rejoignit sa
femme. Louis, en fuyant les lieux qui lui retraçaient l'image
toujours présente à ses yeux de son fils, avait en outre deux motifs
pour s'éloigner momentanément de la Hollande: rétablir sa santé que
le climat empirait visiblement; se soustraire au spectacle de la
détresse causée dans le pays par le blocus continental. Ne pouvant
empêcher les souffrances de son peuple, il voulait n'en pas être le
témoin. Le 30 mai 1807, il se rendit dans les Pyrénées en passant
par Paris. Les Hollandais, malgré la juste douleur du roi et le
besoin qu'il pouvait avoir de prendre les eaux, s'étonnèrent de le
voir s'éloigner de ses États dans un moment aussi critique. En
effet, ce fut précisément pendant son absence que fut signé le
traité de Tilsitt, après la victoire de Friedland, et à la suite
d'une campagne dans laquelle les troupes hollandaises s'étaient fort
distinguées.

Après Tilsitt, Napoléon revint en France, Louis en fut informé aux
eaux, il se hâta de quitter les Pyrénées. À son passage à Paris, il
vit l'empereur qui lui dit en riant qu'il ne devait pas être étonné
si on lui rendait compte de l'entrée sur le territoire de Hollande
de douaniers et de gendarmes français chargés de punir les
contrebandiers. «Au reste, ajouta-t-il, cela sera fait à cette
heure.»

Le roi n'en entendit pas davantage, et prenant vivement à coeur ce
dont il venait d'être instruit, il partit pour ses États et voyagea
sans s'arrêter jusqu'à Anvers. Là il eut des détails sur ce qui
avait été fait. Des gendarmes déguisés s'étaient introduits dans les
places de Berg-op-Zoom, de Breda, de Bois-le-Duc, et y avaient fait
des arrestations. L'indignation de Louis fut à son comble, il
destitua le général Paravicini de Capeln, gouverneur de
Berg-op-Zoom, le président de Breda, et sollicita, mais en vain,
l'élargissement des prisonniers conduits en France.

Le 23 septembre 1807, il revint à La Haye[59]. La reine ne l'y
accompagna pas. Soit qu'il ne pût lui-même habiter une ville où il
avait perdu son fils, soit pour un tout autre motif, cette ancienne
résidence des stathouders lui déplut, il transporta le siège du
gouvernement à Utrecht. Il s'y rendit au mois d'octobre et s'y
installa fort mal, lui et sa cour, malgré tous les travaux qu'il fit
faire. Louis semblait poursuivi par le malheur, il portait partout
un visage triste que ne pouvaient parvenir à égayer ni les acteurs
français venus de Paris, ni les bals et les réunions qui se
succédaient autour de lui.

         [Note 59: On a souvent dit que le prince Louis-Napoléon,
         devenu l'empereur Napoléon III, n'était pas le fils du roi
         Louis, mais de l'amiral Verhuell ou de tout autre. Voici des
         faits positifs et des dates précises qui prouvent la fausseté
         de ces assertions:

         Le 4 mai, le roi de Hollande perdit son fils, le prince
         royal. Hortense, au désespoir, quitta le royaume et se rendit
         dans les Pyrénées, à Bagnères-de-Luchon, où son mari, aussi
         désolé qu'elle, la rejoignit le 30 du même mois. Le roi et la
         reine vécurent deux mois ensemble à Luchon. Le 20 avril 1808,
         c'est-à-dire neuf mois après le séjour des deux souverains
         dans les Pyrénées, naquit le prince Louis-Napoléon.]

D'ailleurs, l'absence de la reine frappait toutes les fêtes d'une
sorte de langueur. On se souvenait combien à La Haye sa spirituelle
vivacité savait animer les cercles où elle brillait par le charme de
sa jeunesse et de sa bonté. Le 11 novembre Louis obtint, après
beaucoup d'instances, un traité entre la France et la Hollande; mais
ce traité, signé à Fontainebleau et en vertu duquel la Hollande
cédait Flessingue, parut tellement onéreux au roi, qu'il eut de la
peine à se décider à le ratifier. Il ne le fit que dans l'espérance
de conjurer de plus grands malheurs et d'éviter de plus grands
sacrifices. L'année 1807 s'acheva péniblement et tristement pour ce
malheureux prince, qui cherchait en vain dans les beaux-arts une
distraction à ses chagrins. Des modifications eurent lieu dans son
ministère. L'amiral Verhuell, qui portait le titre de maréchal,
quitta le portefeuille de la marine pour l'ambassade de
Saint-Pétersbourg. Le roi le trouvait trop dévoué aux intérêts de la
France et pas assez à ceux de la Hollande. Le ministre de la guerre
Hogendorp fut envoyé à Vienne, et M. Van-Maanen, procureur du roi à
La Haye, prit le ministère de la police. L'amiral Verhuell n'alla
pas en Russie, l'empereur le réclama comme ambassadeur en France. Le
gouvernement français envoya comme ambassadeur en Hollande M. de la
Rochefoucauld qui, au dire du roi Louis, avait la mission de
préparer la réunion de la Hollande à l'empire.

La paix de Tilsitt fut loin d'apporter quelques adoucissements aux
rigueurs du blocus continental. Le système gigantesque de Napoléon
pour abattre l'Angleterre et l'amener à merci prit un développement
plus considérable encore. Jusqu'alors la France et les États qui
dépendaient en quelque sorte de cette puissance étaient seuls
contraints à observer les mesures rigoureuses du blocus. Après
Tilsitt, l'Europe entière dut s'y soumettre. La Prusse y fut
contrainte et remplit ses engagements avec la plus grande énergie.
Le Danemark l'adopta avec joie, espérant venger le bombardement de
Copenhague. La Hollande exécuta aussi par force les mesures
ordonnées, mais de mauvaise grâce, parce que cela ruinait son
commerce et que son commerce c'était son existence. L'empereur ne
pouvait pardonner au roi et au pays leur répulsion pour son vaste
plan rendu plus rigoureux encore par le décret daté de Milan le 17
décembre. La conduite récente des Anglais envers le Danemark, les
instances de la France avaient aussi déterminé la Russie à se
déclarer, en sorte que le tableau de l'Europe à cette époque était
des plus singuliers. Les puissances continentales d'un côté,
l'Angleterre de l'autre, s'acharnaient à porter la ruine et la
désolation dans le monde entier.

Au commencement de 1808, l'empereur Napoléon en était venu au point de
déclarer coupable de _haute trahison_ tout fonctionnaire qui
favoriserait les contraventions au décret du blocus. Les 18 et 23
janvier, Louis, cédant aux injonctions de son frère, prit encore de
nouvelles dispositions plus rigides. Peu de temps après l'arrivée en
Hollande de M. de Larochefoucauld, qui vint remplacer Dupont-Chaumont,
le bruit se répandit de la cession du Brabant et de la Zélande en
échange des villes anséatiques. Offensé de cette nouvelle, que la
diplomatie française semblait prendre plaisir à accréditer dans l'ombre,
le roi s'en expliqua nettement avec Napoléon, qui répondit d'une manière
ironique et évasive, terminant sa courte lettre par cette phrase:
«Encore une fois, puisque cet arrangement ne vous convient pas, c'est
une affaire finie. Il était inutile même de m'en parler, puisque le
sieur de la Rochefoucauld n'a eu l'ordre que de sonder le terrain.»

Louis fût peut-être parvenu à assurer la prospérité de son royaume
s'il n'eût été contrecarré dans ses projets par les vastes desseins
de son frère, ou s'il eût voulu suivre aveuglément la politique du
grand homme, car les mesures qu'il avait prises l'année précédente,
surtout les mesures financières, avaient eu un succès inespéré.
Utrecht ne devait pas être longtemps la résidence du roi. Ce prince,
soit qu'il se fût vite dégoûté de ce séjour, soit qu'il pensât
qu'Amsterdam, grand centre de population, remplît mieux les
conditions d'une capitale, y transporta le siège du gouvernement. À
cette même époque, les affaires d'Espagne avaient pris un nouvel
aspect. Napoléon songeait à placer un membre de sa famille sur le
trône de ce pays. Soit qu'il fût ennuyé de la lutte du roi de
Hollande avec lui, soit qu'il eût l'espoir que Louis suivrait mieux
la politique française à Madrid, soit qu'il fût bien aise d'avoir un
prétexte pour annexer la Hollande à ses États, peut-être aussi dans
le but d'arracher son frère à un climat contraire à sa santé,
l'empereur lui proposa la couronne d'Espagne. Le 27 mars 1808 il lui
écrivit:


  «Mon frère, le roi d'Espagne vient d'abdiquer. Le prince de la Paix
  a été mis en prison. Un commencement d'insurrection a éclaté à
  Madrid. Dans cette circonstance, mes troupes étaient éloignées de 40
  lieues de Madrid; le grand-duc de Berg a dû y entrer le 23 avec
  40,000 hommes. Jusqu'à cette heure le peuple m'appelle à grands
  cris. Certain que je n'aurai de paix solide avec l'Angleterre qu'en
  donnant un grand mouvement au continent, j'ai résolu de mettre un
  prince français sur le trône d'Espagne. Le climat de la Hollande ne
  vous convient pas. D'ailleurs la Hollande ne saurait sortir de ses
  ruines. Dans le tourbillon du monde, que la paix ait lieu ou non, il
  n'y a pas de moyen pour qu'elle se soutienne. Dans cette situation
  des choses, je pense à vous pour le trône d'Espagne. Vous serez
  souverain d'une nation généreuse, de 11 millions d'hommes et de
  colonies importantes. Avec de l'économie et de l'activité, l'Espagne
  peut avoir 60,000 hommes sous les armes et 50 vaisseaux dans ses
  ports. Répondez-moi catégoriquement quelle est votre opinion sur ce
  projet. Vous sentez que ceci n'est encore qu'un projet, et que,
  quoique j'aie 100,000 hommes en Espagne, il est possible, par les
  circonstances qui peuvent survenir, ou que je marche directement et
  que tout soit fait dans quinze jours, ou que je marche plus
  lentement et que cela soit le secret de plusieurs mois d'opérations.
  Répondez-moi catégoriquement: Si je vous nomme roi d'Espagne,
  l'agréez-vous? puis-je compter sur vous? Comme il serait possible
  que votre courrier ne me trouvât plus à Paris, et qu'alors il
  faudrait qu'il traversât l'Espagne au milieu des chances que l'on ne
  peut prévoir, répondez-moi seulement ces deux mots: J'ai reçu votre
  lettre de tel jour, je réponds oui, et alors je compterai que vous
  ferez ce que je voudrai; ou bien non, ce qui voudra dire que vous
  n'agréez pas ma proposition. Vous pourrez ensuite écrire une lettre
  où vous développerez vos idées en détail sur ce que vous voulez, et
  vous l'adresserez sous l'enveloppe de votre femme à Paris. Si j'y
  suis, elle me la remettra, sinon elle vous la renverra.

  «Ne mettez personne dans votre confidence et ne parlez, je vous
  prie, à qui que ce soit de l'objet de cette lettre; car il faut
  qu'une chose soit faite pour qu'on avoue d'y avoir pensé, etc.,
  etc.[60]»

         [Note 60: Cette lettre, si importante pour l'histoire, ne se
         trouve pas à la correspondance de l'empereur.]


Le roi refusa, indigné de ce qu'il considérait comme une spoliation
envers le malheureux Charles IV. «Je ne suis pas un gouverneur de
province, disait-il à ce sujet, il n'y a d'autre promotion pour un
roi que celle du ciel, ils sont tous égaux. De quel droit
pourrais-je aller demander un serment de fidélité à un autre peuple,
si je ne restais pas fidèle à celui que j'ai prêté à la Hollande en
montant sur le trône?»

L'empereur, mécontent de ce refus, donna la couronne d'Espagne à
Joseph; il continua à se plaindre de la Hollande, «nation _souple_
et _fallacieuse_, dit-il dans un moment d'humeur, et chez laquelle
se fabriquent toutes les nouvelles qui peuvent être défavorables à
la France.» Ses agents de police secrète, et ils étaient nombreux,
même à la cour du roi Louis, lui affirmaient que les Hollandais
faisaient avec l'Angleterre des affaires importantes par la
contrebande. Il en était bien quelque chose, et le contraire eût été
difficile. En vain les principaux organes de la presse criaient à la
calomnie, en déclarant faux tout ce qu'on rapportait à Napoléon. Ce
dernier savait très bien à quoi s'en tenir et répétait à qui voulait
l'entendre «que tout le pays de Hollande était entaché d'anglomanie
et que le roi en était le premier _smogleur_.» Tous les rapports
affectueux entre les deux frères avaient cessé, l'horizon politique
entre les deux pays s'obscurcissait, il était impossible que la
Hollande ne reconnût pas qu'elle courait à une crise dangereuse pour
elle. Louis, pressé par une puissance formidable à laquelle il ne
pouvait opposer qu'une bien faible résistance, fut obligé de se
résigner. Une circonstance se présenta de prouver à l'empereur qu'il
n'était pas aussi dévoué à l'Angleterre que Napoléon voulait bien le
dire, il la saisit avec empressement.

Le roi était allé à Aix-la-Chapelle pour y voir Madame mère; là il
apprit que les Anglais occupaient l'île de Walcheren et qu'ils
cherchaient à s'emparer de la flotte française en station sur
l'Escaut. Il n'hésita pas un instant et expédia sur-le-champ l'ordre
à ses généraux de se rapprocher avec leurs forces de la ville
d'Anvers, pour protéger la flotte contre les entreprises des
Anglais; toutes les tentatives des Anglais eussent été vaines, si le
général Bruce, officier hollandais qui commandait le fort de Batz,
n'eût trahi ses devoirs en secondant les vues de l'ennemi et en
laissant sans défense ce fort où il pouvait longtemps se maintenir.
Les troupes hollandaises, furieuses d'une trahison à laquelle elles
n'avaient eu aucune part, reprirent le fort. Le général Bruce fut
destitué et jeté en prison.

D'Aix-la-Chapelle, en passant par Amsterdam, le roi rejoignit ses
généraux dans les environs d'Anvers, où il forma un corps d'armée.
Des troupes françaises se réunirent aux hollandaises, et quoiqu'il
s'y refusât de bonne foi vis-à-vis des généraux français, le roi fut
obligé de prendre le commandement des troupes rassemblées sur ce
point. Il se rendit à la déférence qu'on lui marquait, mais avec la
crainte qu'elle ne fût point approuvée par l'empereur. Il ne s'était
point trompé, le prince de Ponte-Corvo vint bientôt prendre ce même
commandement au nom de Napoléon. Louis quitta aussitôt Anvers,
emmenant sa garde et laissant le commandement de ses propres troupes
au général Dumonceau. Cette conduite de l'empereur était mortifiante
pour le roi. Il pensa qu'on se méfiait de lui, et ses conjectures
sur des événements qu'il pressentait depuis longtemps ne tardèrent
pas à prendre de la consistance par la quantité de troupes
françaises que l'on rassemblait dans le Brabant.

La ville de Flessingue, bien défendue, pouvait opposer une longue
résistance et peut-être même en faire abandonner le siège; mais
après une défense très faible, le général Monnet, avec 4,000 hommes
de garnison, se rendit aux Anglais. Il fut mis en jugement.

Comme l'occupation de la Zélande par les Anglais n'avait pas altéré
l'amour des Hollandais pour leur souverain, on célébra la fête du
roi Louis à Amsterdam et dans toute la Hollande avec les
démonstrations de la joie, jamais la cour n'avait été plus brillante
que pendant ces trois jours de fêtes.

À l'anniversaire de la fête de Sa Majesté, on joignit la fête de
l'ordre de l'_Union_, le roi y distribua des décorations. Parmi les
nouveaux chevaliers figuraient de braves officiers blessés à la
reprise du fort de Batz.

Cependant les Anglais, dès qu'ils eurent inondé la Zélande de leurs
marchandises, l'évacuèrent. On les vit s'éloigner avec peine, parce
qu'ils avaient ravivé le commerce dans cette partie de la Hollande.
Les produits de fabrique anglaise refluaient jusque dans le palais
du roi, où tout le monde, depuis le grand dignitaire jusqu'au plus
simple serviteur, voulait en avoir et s'en parer: on en trouvait
partout et partout on en désirait, en dépit du décret du roi qui les
prohibait. Ainsi se trouvaient justifiés en partie les rapports des
agents de l'empereur et le jugement que Napoléon portait sur les
tendances des Hollandais.

Peu de temps après la conclusion de la paix avec la Prusse et la
Russie, une partie de l'armée hollandaise dut franchir les Pyrénées
pour aller combattre en Espagne. Les régiments bataves déployèrent
beaucoup de bravoure et montrèrent une discipline remarquable. Le
roi, qui n'entrevoyait même plus pour la suite une amélioration à la
fausse position de ses États vis-à-vis de la France, n'en continuait
pas moins de travailler aux réformes intérieures, ainsi qu'on le
verra par le récit des événements en 1809.


III.

1809--Mai 1810.

En 1809, tandis que Napoléon battait l'Autriche sur les bords du
Danube, que le prince Eugène faisait en Italie et en Hongrie les
brillantes campagnes qui illustrèrent son nom, que le roi Joseph
luttait contre les Anglo-Espagnols, souvent avec succès, le roi
Louis s'efforçait de vaincre les répugnances d'une nation
stationnaire et de lui procurer les bienfaits d'une administration
analogue à celle de la France, et cependant en rapport avec les
moeurs et les coutumes des habitants. Le 13 janvier, il proposa au
Corps législatif un projet de loi relatif à l'introduction d'un
système uniforme de poids et mesures, basé sur celui de l'Empire
français; il fit adopter un nouveau code criminel qui devait avoir
force de loi à dater de février 1810. Apprenant qu'une inondation
terrible ravageait la Hollande, il se rendit sur les lieux pour
s'assurer de la situation des choses, s'exposant à de véritables
dangers pour porter des secours et juger des mesures à prendre. À
Gorcum, à Nimègue, il paya de sa personne, étudiant avec soin le
système d'endiguement qui fait la sauvegarde du pays; il visita, non
seulement les villes, mais encore les plus pauvres villages de cette
partie de la Hollande; il distribua des décorations et des
récompenses à plusieurs ministres de la religion, qui tous étaient à
leur poste; il fit surseoir à la perception de tous les impôts dans
les districts inondés, forma un comité central du Watterstadt,
comité qu'il composa des plus habiles ingénieurs pour conférer avec
eux sur les moyens de dresser un plan général d'amélioration pour
préserver les pays les plus exposés. Louis visita ensuite les digues
du Leek, et ne rentra à Amsterdam qu'après avoir pris connaissance
de tous les travaux à effectuer. Il s'occupa aussi d'un travail
important sur les cultes[61].

         [Note 61: Voici un trait qui peint la bonté et l'esprit
         philosophique du roi Louis. Un jeune prêtre s'était permis
         contre un de ses actes une sortie des plus violentes, des
         plus ridicules et des plus injustes. Tout le monde demandait
         une punition exemplaire. Le roi le fit venir, exigea qu'il
         lui répétât les propos qu'il avait tenus, puis il le fit
         asseoir et lui exposa les motifs de la conduite de son
         gouvernement. Le jeune prêtre le quitta confus et persuadé.
         «Il m'importait plus de le convaincre que de le punir», dit
         le roi à ceux qui demandaient son châtiment.]

Au commencement de mars, le roi fit un voyage dans le département de
l'Over-Yssel. Son but était d'inspecter le pays pour un grand projet
du Watterstadt (l'agrandissement du lit de l'Yssel), d'examiner
l'état des finances communales et d'aplanir certaines difficultés
entre les catholiques et les protestants, pour la possession des
églises. Pendant cette tournée dans ses états, il reçut à
l'improviste de l'empereur le décret qui disposait du grand-duché de
Berg en faveur du prince royal de Hollande, Napoléon-Louis. Ce
décret se terminait ainsi: «Nous nous réservons le gouvernement et
l'administration du grand-duché de Berg et de Clèves, jusqu'au
moment où le prince Napoléon-Louis aura atteint sa majorité; nous
nous chargeons dès à présent de la garde et de l'éducation dudit
prince mineur, conformément aux dispositions du titre 3 du 1er
statut de notre maison impériale..» Le roi fut content de cette
donation, parce qu'il crut y voir l'intention secrète de son frère
d'en faire jouir la Hollande; cependant il ne put s'empêcher d'être
blessé de n'avoir pas été prévenu et d'avoir appris la cession par
une simple lettre d'avis; mais ce qui lui fit un chagrin profond,
c'est de voir que sans son consentement, on séparait à jamais son
fils de lui, privant ainsi un père de ses droits de tutelle et de
surveillance. Il ne témoigna à l'empereur que sa gratitude, espérant
voir luire des jours plus heureux pour lui et pour son peuple. Lors
de son retour à Amsterdam, il réunit le Corps législatif en session
extraordinaire, et l'on s'occupa d'un projet de loi relatif à la
noblesse, projet de loi qui fut adopté. Il différait des lois
françaises en ce que toute l'ancienne noblesse du pays fut reconnue,
en ce que la nouvelle n'eut pas de majorat, et enfin en ce que le
roi faisait ériger un certain nombre de terres en comtés ou
baronnies, et qu'il se réservait le droit de les donner aux
personnes qui mériteraient ces récompenses, à condition que ces
domaines rentreraient à la couronne dans le cas où la succession
directe viendrait à manquer. C'est cette dernière disposition que le
roi regardait comme la seule et véritable base constitutionnelle de
la noblesse, dans un gouvernement monarchique, mais libre. Il
voulait même qu'à la mort d'un homme ayant bien mérité de la patrie,
et qui avait obtenu un comté, une baronnie, ce comté, cette baronnie
fissent retour à la couronne, ne pouvant passer en la possession du
fils sans une nouvelle donation du roi, faite à la majorité de ce
fils, s'il en paraissait digne. «La noblesse n'est honorable et
réelle, disait le roi Louis, que lorsqu'elle s'unit au mérite
personnel. Le fils du gentilhomme doit être préféré à tout autre
pour succéder à son père, à mérite égal, jamais sans mérite et sans
autre titre que celui de la naissance. Seule la famille régnante
doit être exceptée, parce qu'elle n'est pas établie pour l'intérêt
et l'avantage des membres de cette famille, mais pour l'utilité de
la société; c'est donc, dans ce cas, une espèce de magistrature.»
Telles étaient les idées de Louis sur la noblesse, et nous les
trouvons bonnes et rationnelles. «La noblesse, prétendait
plaisamment le roi, ressemble à l'empreinte des monnaies, qui est
réelle si le métal qu'elle couvre a une valeur intrinsèque, mais qui
est nulle et sans prix si le métal est faux.»

Le 10 avril, après la session extraordinaire du Corps législatif, le
roi partit d'Amsterdam pour visiter le Brabant et la Zélande. Dans
un des villages où il se rendit, régnait une maladie contagieuse qui
répandait la désolation. 140 maisons sur 180 étaient atteintes du
fléau. Louis entra dans toutes les demeures infectées par la
contagion, adressant des paroles d'encouragement aux malheureux
habitants, distribuant lui-même des secours; puis il ordonna de
faire venir à la hâte tous les médicaments nécessaires, et il quitta
ce malheureux village en disant au curé: «Disposez sans ménagement
de tout ce qui est en ma puissance, quelque chose qu'exige la
maladie.» Pendant tout son long voyage, comme dans ceux qui
l'avaient précédé, le roi fit un bien immense aux pays qu'il visita,
et se fit adorer de tous les habitants, qui ne pensèrent jamais à
lui attribuer les malheurs résultant pour eux du système impérial.
Il revint à Amsterdam par Berg-op-Zoom, le 20 mai. Cependant, ainsi
qu'on l'a vu plus haut, la France et l'Autriche étaient de nouveau
en guerre. Tandis que la grande armée de Napoléon s'emparait de
Vienne (mai 1809), les Hollandais poursuivaient dans le nord de
l'Allemagne le partisan prussien Schill et le duc de Brunswick-Oels,
qui avait formé un corps d'armée en Bohême, d'où il s'était jeté en
Westphalie où régnait, depuis Tilsitt, Jérôme, le plus jeune des
frères de Napoléon. Les troupes hollandaises se mirent à la
poursuite de Schill qui, après plusieurs marches et combats, se
réfugia dans Stralsund. La ville fut enlevée et le partisan prussien
y trouva la mort et la fin de ses aventures singulières. Après cette
expédition, une partie de l'armée hollandaise quitta Stralsund pour
se joindre aux troupes du roi Jérôme et combattre le duc de
Brunswick. Les Hollandais formèrent l'avant-garde de l'armée de
Westphalie et montrèrent dans ces deux courtes campagnes le plus
brillant courage. Pendant que la Hollande envoyait ses enfants
combattre pour la cause française, des articles violents et injustes
étaient insérés contre elle dans les journaux de France. Louis s'en
plaignit à l'empereur, qui lui répondit, le 17 juillet, de
Schoenbrunn:


  Mon frère, je reçois votre lettre du 1er juillet. Vous vous plaignez
  d'un article du journal.... c'est la France qui a sujet de se
  plaindre du mauvais esprit qui règne chez vous. Si vous voulez que
  je vous cite toutes les maisons hollandaises qui sont les trompettes
  de l'Angleterre, ce sera fort aisé. Vos règlements de douane sont si
  mal exécutés, que toute la correspondance de l'Angleterre avec le
  continent se fait par la Hollande. Cela est si vrai que M. de
  Staremberg, envoyé d'Autriche, a passé par ce pays pour se rendre à
  Londres.... La Hollande est une province anglaise.


Il y avait du vrai dans ces reproches de l'empereur, mais les
reproches de Napoléon auraient dû s'adresser moins à son frère qu'à
la nation hollandaise, dont les intérêts étaient trop en souffrance
pour qu'elle ne cherchât pas à éluder les dispositions des décrets
impériaux qui ruinaient son commerce.

L'Autriche, battue à Raab en Hongrie, à Wagram près de Vienne,
traita de la paix, qui fut conclue le 15 octobre. L'empereur revint
à Paris, et y convoqua les souverains alliés de la France. Le but
ostensible de cette réunion était le couronnement solennel des rois
créés par le traité de Presbourg. Louis résolut de ne pas s'y
rendre, craignant qu'une fois en France on ne le laissât plus
revenir dans ses états.

Tout à coup, l'amiral Werhuell arriva à Amsterdam, disant n'avoir
d'autre mission que de parler à son souverain de la position
particulière du pays, et cela de son propre mouvement; mais bientôt
il chercha à décider le roi à se rendre à Paris, et laissa percer
ainsi le véritable motif de son voyage. Les rois alors dans la
capitale de la France étaient ceux de Saxe, de Bavière, de
Wurtemberg, de Westphalie, de Naples et le vice-roi d'Italie. Louis
refusa, prétextant qu'on ne l'avait pas engagé. Quelques jours
après, il reçut une invitation formelle de l'empereur. Le moment
était critique; il était dangereux de rien refuser à Napoléon, il
paraissait dangereux à Louis de quitter la Hollande, car les troupes
françaises s'avançaient de plus en plus de la Zélande sur le
Brabant, s'établissant dans le pays. Il fallait donc, ou lever le
masque et préparer la défense du territoire contre un ennemi qui
faisait trembler l'Europe entière, ou essayer de prolonger une
existence pénible, en se pliant à la nécessité. Le roi consulta ses
ministres; un seul, celui de la guerre, fut d'avis d'opposer une
légitime défense. L'armée semblait disposée à ce parti violent. Pour
combattre avec quelque chance de n'être pas écrasée, la Hollande
devait forcément s'allier avec l'Angleterre, et jouer en désespérée
son existence politique. Le roi était fort embarrassé; ses ministres
le pressèrent, le conjurèrent de céder, de partir pour la France. Il
céda, leur déclarant que c'était contre son opinion.

Avant de se rendre à leurs voeux, il convoqua le Corps législatif, qu'il
laissa assemblé pendant son absence, afin que la nation fût prête à tout
événement. Dans son message, il développa la situation du pays, et
annonça son départ. Il se mit en route le 27 novembre, emmenant son
ministre des affaires étrangères, son grand maréchal, un de ses aides de
camp, deux écuyers et un chambellan. En passant à Bréda, il donna
l'ordre _écrit_ aux gouverneurs de cette place, de Berg-op-Zoom et de
Bois-le-Duc, de n'obéir qu'à un _ordre signé par lui-même_ et de
n'admettre aucune troupe étrangère. On a vu que l'année précédente,
l'empereur avait proposé la cession par la Hollande du Brabant et de la
Zélande, contre de grands dédommagements en Allemagne, et qu'ensuite,
sur le refus du roi Louis, Napoléon avait paru abandonner ce projet. Il
n'en était rien, ainsi que la suite le prouva. Dès les premiers jours de
1810, l'annexion de la Hollande était résolue, et le ministre de la
guerre recevait l'ordre de former l'armée du nord. Plein d'une défiance
fort bien justifiée contre le gouvernement français, le roi convint
secrètement, avec ses ministres, que tout acte, toute pièce qui ne se
terminerait pas par quelques mots hollandais ou par la devise de l'ordre
de l'Union, serait regardée comme nulle. Louis arriva à Paris, le 1er
décembre 1809. Sa première entrevue avec son frère fut orageuse. Il
était descendu chez sa mère, au faubourg Saint-Germain. Il semblait en
disgrâce, très peu de personnes eurent le courage de le venir voir. La
session du Corps législatif allait être ouverte par l'empereur. Le roi
ne fut pas engagé à y paraître avec les autres princes de la famille
impériale. Le lendemain, il connut le passage du discours relatif à la
Hollande. «La Hollande, avait dit Napoléon, placée entre la France et
l'Angleterre, en est également froissée; elle est le débouché des
principales artères de mon empire. Des changements deviendront
nécessaires, la sûreté de mes frontières et l'intérêt bien entendu des
deux pays l'exigent impérieusement.» Le ministre de l'intérieur fut
plus explicite, il s'exprima ainsi devant le même Corps législatif: «La
Hollande n'est réellement qu'une portion de la France... la nullité de
ses douanes, les dispositions de ses agents, et l'esprit de ses
habitants qui tend sans cesse à un commerce frauduleux avec
l'Angleterre, tout fait un devoir de lui interdire le commerce du Rhin
et du Weser... Il est temps que tout cela rentre dans l'ordre naturel.»
En lisant ces passages, le roi comprit que son voyage était une faute.
Il voulut cependant profiter de son séjour à Paris pour obtenir, de
concert avec la reine Hortense, une séparation de corps. Le conseil de
famille refusa. On demanda au roi son consentement à la dissolution du
mariage de Napoléon avec Joséphine; il voulut refuser, puis il céda; il
eut même la faiblesse de paraître à la cérémonie du mariage de Napoléon
avec Marie-Thérèse, ainsi qu'à la fête d'adieu donnée par la ville de
Paris. Il se trouva aussi à la cérémonie du 1er janvier 1810, mais à
partir de ce jour, il ne parut plus en public pendant les cinq mois
qu'il resta à Paris. Alors commença pour le malheureux roi de Hollande
un véritable esclavage. Il fut emprisonné dans la capitale de la France.
En vain, il chercha à s'échapper pour retourner en Hollande, en vain il
essaya quelques courses à sa terre de Saint-Leu; il était bien et dûment
prisonnier, gardé à vue, sous la surveillance d'une police qui faisait
chaque jour son rapport sur lui. Avant de quitter la Hollande pour se
rendre à Paris, Louis, agité de funestes pressentiments, craignant, une
fois aux mains de son frère, d'être privé de son libre arbitre, ainsi
que cela arriva en effet, avait remis au ministre de la marine, Van der
Heim, président du conseil, l'ordre formel ci-dessous:


  M. Van-der-Heim, ministre de la marine et des colonies, je m'absente
  pour quelques jours et juge convenable de vous laisser la présidence
  du corps des ministres. La manière dont les affaires doivent se
  traiter est réglée par les deux décrets de ces jours; mais il reste
  un objet qui a besoin d'un ordre secret et confidentiel, et c'est le
  but de cette lettre.

  Je rends les ministres et vous et celui de la guerre
  particulièrement, responsables si des troupes françaises entrent
  dans Amsterdam, ou si ma garde et le 5e régiment d'infanterie,
  destinés à la garde de ce poste important, n'y restent pas
  constamment employés. Le ministre de la guerre commandera pendant
  l'absence des généraux _Tarrayre_ et _Travers_, toutes les forces
  militaires d'Amsterdam. Le général _Verdooren_ sera sous ses ordres;
  ne pouvant jamais donner un ordre que d'autres troupes que des
  troupes hollandaises occupent ma capitale et le palais, je vous
  ordonne de n'obéir à aucune sommation que l'on pourrait vous faire
  pour occuper _Amsterdam_ et ses lignes, Naarden y comprises, et de
  donner au ministre de la guerre l'ordre de l'empêcher par tous les
  moyens qui sont en son pouvoir, et de signifier à ceux qui
  pourraient tenter d'y vouloir pénétrer par force qu'ils sont
  responsables des conséquences, et vous leur ferez connaître que _je
  ne le veux point_; qu'on ait la certitude des ordres _que j'ai_
  donnés à cet égard. Si de même on veut occuper une autre partie
  quelconque du territoire, je vous ordonne de n'y consentir que sur
  un ordre écrit de ma main en entier, signé en hollandais finissant
  par un ou deux mots: _doc Wel en Zic nict om_. Faites connaître aux
  ministres que chacun est responsable pour sa partie, pour tout ce
  qui ne pourrait pas avoir été prévu avant mon départ, et qu'on doit
  regarder tout _acte_ de ma part comme nul, s'il n'est signé en
  hollandais et finissant par la devise: _doc Wel en Zic nict om_.


Cet ordre n'était pas resté longtemps un secret pour l'empereur, car
la division française du général Maison s'étant présentée pour
entrer à Berg-op-Zoom, l'entrée lui avait été refusée. (_Lettre du
duc de Feltre au roi Louis_, 20 janvier 1800.)

Indigné de la conduite qu'on tenait à son égard à Paris, Louis fit
porter par un de ses écuyers, M. de Bilandt, l'ordre formel et
réitéré de défendre le pays au moyen des inondations, et surtout
d'empêcher l'occupation d'Amsterdam. Napoléon en fut informé, manda
son frère et eut avec lui une altercation violente. Le roi
maintenant les ordres qu'il avait envoyés, l'empereur changea de
ton, et lui dit froidement: «Eh bien! choisissez: ou contremandez la
défense d'Amsterdam, destituez Krayenhoff et Mollerus (ministres de
la guerre et des affaires étrangères), ou voici le décret de réunion
que je fais partir à l'instant même, et vous ne retournerez plus en
Hollande; il m'est indifférent que l'on me taxe d'injustice et de
cruauté, pourvu que mon système avance: vous êtes dans mes mains.» À
ces mots, à la vue du décret, Louis sentit qu'il ne pouvait se tirer
de ce mauvais pas qu'en gagnant du temps. Il réfléchit un instant,
et prit la résolution de céder, puis de s'évader pendant la nuit;
mais à peine rentré dans l'hôtel de Madame mère, il vit arriver
jusque chez lui des gendarmes d'élite, chargés de ne pas le perdre
de vue. Toutes les mesures pour l'empêcher de retourner en Hollande
étaient prises. Le ministre de la guerre, alors duc de Feltre, vint
à son tour se plaindre de ce que les commandants des places fortes
en avaient refusé l'entrée aux troupes françaises, et sur le refus
du roi de donner des explications, il se retira en disant: «Ainsi
votre Majesté déclare la guerre à la France et à l'empereur.--Pas de
mauvaise plaisanterie, a répondit Louis, un prisonnier ne déclare
pas de guerre. Que l'empereur me laisse en liberté et alors il fera
ce qu'il voudra.» Ce même jour, 18 janvier 1810, le ministre écrivit
au roi une lettre par laquelle il le prévenait que l'empereur avait
donné ordre que les pays entre l'Escaut et la Meuse fussent occupés
militairement par le duc de Reggio, et qu'on fît passer par les
armes quiconque y apporterait la moindre opposition. Forcé dans ses
retranchements, le roi permit aux troupes françaises de cantonner
provisoirement dans les places, mais il ordonna de protester contre
toute usurpation de pouvoir ou d'autorité. Bientôt on commença à
annoncer la réunion du Brabant et de la Zélande à la France, ensuite
on en prit possession militairement. Le 24 janvier, Bréda et
Berg-op-Zoom furent occupées par deux brigades françaises. Les
autorités hollandaises protestèrent vainement; quelques jours après,
les autres places furent également occupées et on exigea le serment
de fidélité à l'empereur. Les Hollandais le refusèrent partout,
bravant les menaces et les mauvais traitements. Les journaux
français ne tarissaient pas en invectives contre la Hollande, en
reproches adressés au roi. Ce dernier fit un message au Corps
législatif de Hollande, pour lui exprimer son chagrin et sa
position. Voici ce document, daté de Paris, 1e février 1810.


    Le roi de Hollande, au Corps législatif.

  Messieurs, j'ai été trompé dans mon attente de revenir avant le 1er
  janvier; par les pièces ci-jointes du _Moniteur_ d'hier (c'est celui
  du 31 janvier, et les pièces se trouvent dans la _Gazette royale_
  des 5 et 6 février, nº 31-32), vous verrez que l'issue des affaires
  est subordonnée à la conduite que tiendra le gouvernement anglais.

  Le chagrin que j'ai ressenti a été bien augmenté par la fausse
  accusation que l'on nous a faite, d'avoir trahi la cause commune,
  c'est-à-dire de n'avoir pas fidèlement rempli nos engagements; et je
  vous écris ceci pour diminuer l'impression qu'une accusation si
  injuste et si criante fera naître dans vos coeurs et dans ceux de
  tous les véritables Hollandais.

  Tandis que pendant les quatre années qui se sont écoulées depuis le
  commencement de mon règne, la nation entière, et vous surtout,
  appelés à veiller à ses intérêts, avez supporté avec peine et
  patience l'augmentation des impositions, le redoublement de la dette
  publique tout aussi bien que les préparatifs de guerre beaucoup trop
  grands en proportion de la population et de la situation du royaume,
  nous pensions peu qu'on nous accuserait d'avoir trahi nos devoirs et
  de n'avoir pas assez fait; et cela dans un moment où la situation
  des affaires sur mer nous opprimait plus que tous les autres pays
  ensemble, et que pour surcroît de malheur, nous avions encore à
  endurer un blocus du continent. C'est le sentiment intérieur de ceci
  qui doit, Messieurs, nous animer à la docilité, jusqu'au moment où
  la justice de S. M. l'empereur, mon frère, nous délivrera d'une
  accusation que nous sommes si loin de mériter.

  Je ne puis encore calculer combien de temps je serai empêché de voir
  s'accomplir le premier et le plus ardent de mes souhaits: celui de
  retourner dans ma capitale et de me trouver au milieu de vous dans
  ces moments critiques. Quelque éloigné que soit ce moment, soyez
  assurés que rien ne sera en état de changer mon attachement pour la
  nation, mon zèle à travailler pour son intérêt, ni mon estime et ma
  confiance en vous.

                                                                LOUIS.


Vers la même époque, le gouvernement français essaya par la Hollande
de faire une tentative auprès de l'Angleterre pour l'ouverture d'une
négociation. Le ministre de France, M. de Champagny, duc de Cadore,
après avoir assuré le roi Louis que l'empereur n'avait nulle envie
de réunir la Hollande à l'empire, qu'il ne voulait pas même prendre
le Brabant et la Zélande; que, loin de là, il augmenterait son
royaume du grand-duché de Berg, ajoutant que s'il voulait faire
preuve d'une obéissance aveugle aux volontés de Napoléon, tout
changerait; que Napoléon, mécontent de la conduite de son frère,
demandait pour première preuve que ce dernier était décidé à suivre
désormais la politique de la France, de se prêter à un stratagème
qui consistait à envoyer quelqu'un en Angleterre pour voir si
l'appréhension de la réunion de la Hollande ne déterminerait pas
cette puissance à entrer en pourparlers pour la paix. Alors M. de
Champagny mit sous les yeux du roi le modèle d'une lettre que Louis
devait écrire à un de ses ministres. Louis rejeta d'abord avec
indignation cette rédaction, parce qu'on lui faisait dire qu'il
était convaincu de la nécessité de la réunion, puis sur les
instances qu'on fit auprès de lui, sur l'assurance qu'on lui donna
que tout cela n'avait d'autre but que de faire bien comprendre aux
Anglais l'imminence d'une réunion, il se décida à rédiger dans ce
sens une lettre à ses ministres.

Nous allons donner toutes les pièces, tous les documents relatifs à
cette haute comédie politique imaginée par Napoléon et dans laquelle
le roi Louis, alors sous l'entière dépendance de l'empereur à Paris,
fui contraint, bien malgré lui, de prendre un rôle. Comme nous
venons de le dire, le tout-puissant souverain de la France, à
l'apogée de son pouvoir et désireux de la paix maritime, crut, au
moyen d'une mise en scène habile, en faisant craindre au
gouvernement britannique une réunion prochaine de la Hollande à son
vaste empire, arriver à l'ouverture de négociations pour la
cessation de la guerre. Louis rédigea un projet de lettre destiné à
ses ministres en Hollande, lesquels devaient se réunir pour élaborer
une sorte de procès-verbal à expédier au président du conseil en
Angleterre, sir Arthur Wellesley, afin de prévenir le gouvernement
du danger qui menaçait les Îles britanniques si l'empereur Napoléon
donnait suite au projet qu'il semblait prêt à exécuter, de réunir la
Hollande à ses états et d'en faire un département français. En
effet, cela doublait la puissance maritime de l'empire. Or, rien ne
pouvait empêcher cette réunion si Napoléon l'ordonnait.
L'indépendance de la Hollande ne pouvait être indifférente pour
l'Angleterre, et dans ces conditions une paix maritime pouvait être
avantageuse pour la France, pour la Hollande, et pour l'Angleterre
elle-même. Telle était l'opinion de l'empereur.

Le 9 janvier, le roi Louis écrivit donc de Paris la lettre
ci-dessous.


    Louis à ses ministres.

  Messieurs,

  Depuis six semaines que je suis auprès de l'empereur, mon frère, je
  me suis constamment occupé des affaires du royaume. Si j'ai pu
  effacer quelques impressions défavorables ou du moins les modifier,
  je dois avouer que je n'ai pu réussir à concilier dans son esprit
  l'existence et l'indépendance du royaume avec la réussite et le
  succès du système continental, et en particulier de la France contre
  l'Angleterre. Je me suis assuré que la France est fermement décidée
  à réunir la Hollande malgré toutes les considérations, et qu'elle
  est convaincue que son indépendance ne peut plus se prolonger si la
  guerre maritime continue. Dans cette cruelle certitude, il ne nous
  reste qu'un espoir, c'est celui que la paix maritime se négocie;
  cela seul peut détourner le péril imminent qui nous menace. On
  propose la cession du Brabant et de la Zélande, de fournir 14
  vaisseaux et 25,000 hommes, et j'ai la certitude que même après cela
  le reste de la Hollande serait bientôt demandé. Ainsi l'intention
  claire et formelle de la France est de tout sacrifier pour acquérir
  la Hollande et augmenter par là, quelque chose qui doive lui en
  coûter, les moyens maritimes à opposer à l'Angleterre. Je suis
  obligé de convenir que l'Angleterre aurait tout à craindre d'une
  pareille augmentation de côtes et de marine pour la France. Il est
  donc possible que leur intérêt porte les Anglais à éviter un coup
  qui peut leur être aussi funeste. Faites donc en sorte, de
  vous-mêmes, sans que j'y sois nullement mentionné, que le ministère
  anglais soit prévenu du danger imminent de votre pays. Mais il n'y a
  pas de temps à perdre. Envoyez de suite quelqu'un du commerce, sur
  et discret, en Angleterre, et envoyez-le-moi de suite dès qu'il sera
  de retour. Faites-moi savoir l'époque à laquelle il pourra l'être,
  car nous n'avons pas de temps à perdre, il ne nous reste plus que
  peu de jours. Deux corps de la grande armée marchent sur le royaume.
  Le maréchal Oudinot vient de partir pour en prendre le commandement.
  Faites-moi savoir ce que vous aurez fait en conséquence de cette
  lettre et quel jour je pourrai avoir la réponse de l'Angleterre.

  Sur ce, Messieurs, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.


Projet de lettre jointe à celle du roi, et devant être adressée au
marquis de Wellesley:


  Quelque étrange que puisse paraître la démarche d'une nation qui,
  pour se sauver d'un péril imminent qui la menace, croit ne trouver
  d'autre moyen de salut qu'en s'adressant à la puissance même avec
  laquelle cette même nation se trouve en état de guerre ouverte, tel
  est cependant le résultat des circonstances qui ont amené l'état
  actuel des choses sur le continent, que cette démarche
  extraordinaire est devenue indispensable pour ceux qui, pendant
  l'absence de leur souverain, composent le gouvernement de Hollande.

  Si d'une part ce n'est pas sans peine (pourquoi le
  déguiserions-nous?) que nous nous voyons réduits à une démarche à
  laquelle aucune autre considération que celle de la perte de notre
  existence politique n'aurait été capable de nous engager; d'un autre
  côté, ce n'est que dans la conviction la plus intime d'agir
  conformément au plus sacré des devoirs politiques que nous devons
  croire pouvoir nous y déterminer et passer sur toutes les raisons
  qui ont pu nous arrêter un instant, au risque même de voir notre
  conduite désavouée, pour ne pas dire davantage, par le monarque même
  dont la conservation en fait un des principaux motifs, mais dont
  l'urgence du danger ne nous a point permis de demander
  l'approbation.

  En effet, M. le marquis, il ne s'agit dans ce moment de rien moins
  que la Hollande soit rayée de la liste des nations et d'en faire une
  province de la France.

  Depuis longtemps, un orage nous menaçait, et le roi, convaincu que
  le seul moyen de l'écarter était une entrevue avec son auguste
  frère, n'a pas hésité un seul instant de se rendre auprès de lui,
  lorsqu'il voyait toute autre tentative inutile. Mais quelqu'aient
  été les efforts qu'il a employés, les sacrifices auxquels il a voulu
  se résigner, rien n'a été capable de concilier dans l'esprit de
  l'empereur Napoléon l'existence et l'indépendance de la Hollande
  avec la réussite du système continental.

  Les nouvelles informations officielles qui nous sont transmises de
  Paris nous assurent que la France est fermement décidée à réunir la
  Hollande, et que l'époque de ce grand événement n'est éloignée que
  de quelques jours. Déjà, le maréchal destiné à l'exécution de ce
  plan, vient de partir. Déjà l'armée sous ses ordres paraît
  s'approcher de nos frontières, sans qu'aucune instance de notre part
  soit capable d'en arrêter les progrès. Dans cette cruelle certitude,
  un seul espoir nous reste, c'est celui d'une prompte négociation de
  paix entre la France et l'Angleterre. Cela seul peut détourner le
  péril qui nous menace, et sans la réussite de ces négociations, c'en
  est fait de l'existence politique de la Hollande, qui, une fois
  perdue, ne saurait lui être rendue sans un bouleversement total de
  l'ordre actuel des choses sur le continent, circonstance à laquelle
  il nous paraît aussi difficile de croire qu'impolitique de la
  désirer. Il est possible que nous nous faisions illusion, mais
  l'expérience du passé nous engage à croire que toutes les
  puissances, surtout l'Angleterre, sont intéressées à la conservation
  de notre existence politique et à ne négliger aucun moyen convenable
  pour parer le coup qui nous menace. La Hollande, puissance
  indépendante, ne pourra jamais porter le moindre ombrage à la grande
  force à laquelle l'Angleterre a su s'élever; réunie au contraire à
  la France, et les grandes forces qu'elle possède encore mises à la
  disposition du monarque qui gouverne ce vaste empire, et dont Votre
  Excellence est trop juste elle-même pour ne pas reconnaître le génie
  transcendant, la Hollande pourra donner indubitablement à la France
  les moyens de prolonger encore bien longtemps une lutte qui a déjà
  trop duré pour le malheur des nations.

  Ce n'est pas tout: l'indépendance même de l'Angleterrre dans ses
  relations directes avec le continent nous paraît menacée pour
  toujours du moment que la Hollande sera irrévocablement réunie à la
  France, et l'Angleterre par conséquent réduite à l'alternative de ne
  cultiver ses relations que par des voies longues et détournées ou de
  se soumettre à tous les inconvénients que pourra éprouver son
  commerce, en prenant par les états de la puissance la plus
  prépondérante du continent.

  Pardonnez, M. le marquis, notre zèle nous emporte trop loin, mais
  nous croyons qu'il est d'un intérêt si majeur pour l'Angleterre de
  ne point voir la Hollande devenir province française, que nous osons
  demander en considération sérieuse à Votre Excellence de contribuer,
  pour tout ce qui dépend d'elle, à prévenir ce désastre par une
  prompte ouverture de négociations de paix. Nous sentons qu'une
  pareille démarche peut paraître au premier abord contraire à la
  juste fierté du gouvernement anglais, mais lorsque nous considérons
  que la première base sur laquelle reposeront ces ouvertures serait
  d'exiger formellement que tout restât relativement à la Hollande sur
  le pied actuel, nous pensons, au contraire, que bien loin de
  blesser la fierté de votre gouvernement, des ouvertures de paix de
  sa part ne sauraient que lui être glorieuses.

  Voilà ce que le désir de notre conservation nous a suggéré de
  soumettre immédiatement à Votre Excellence. Nous aurions pu sans
  doute nous étendre davantage, si nous n'eussions craint de faire
  tort à sa pénétration, en entrant dans des développements
  ultérieurs.

  Au cas où Votre Excellence penserait que ce que nous avons dit
  mérite quelque attention du gouvernement anglais, qu'elle veuille
  bien se persuader qu'il n'y a pas de temps à perdre, chaque instant
  est infiniment précieux.

  Nous terminerons cette lettre par l'expression de l'espoir que nous
  aurons pour opérer auprès de Votre Excellence la même conviction qui
  réside auprès de nous à l'égard du contenu.

  Cela étant, nous aimons à nous flatter du plus heureux succès, la
  sagesse connue de Votre Excellence nous est le sûr garant qu'elle
  saura trouver les moyens de conduire l'important ouvrage dont il
  s'agit à une fin heureuse. Et après une gloire militaire acquise à
  si juste titre, quelle ne serait pas la satisfaction pour Votre
  Excellence elle-même de voir pendant son ministère actuel luire le
  jour heureux à l'humanité souffrante, dont la justice ne saurait
  manquer de reconnaître en elle un des grands hommes d'état auxquels
  il était réservé de réaliser l'espoir des nations.


L'empereur, peu satisfait de ce projet de lettre, écrivit à ce sujet
le lendemain, 17 janvier, au duc de Cadore:


  Monsieur le duc de Cadore, vous trouverez ci-joint une lettre du roi
  de Hollande avec un projet de dépêches au ministre des affaires
  étrangères d'Angleterre. Vous ferez connaître au roi que je
  n'approuve point ce projet de dépêche, et que je n'approuve point
  non plus qu'il retourne en Hollande. Cela serait contraire aux
  circonstances actuelles. Mes troupes ont déjà reçu l'ordre de se
  diriger sur Dusseldorf et d'entrer en Hollande. Je vous envoie
  ci-joint trois pièces: 1º un projet de note que vous remettrez à M.
  de Roëll, le ministre des affaires étrangères de Hollande; 2º un
  projet de procès-verbal d'une séance du conseil de Hollande; 3º un
  projet de lettre du président de ce conseil au président du conseil
  d'Angleterre.


L'empereur attachait une telle importance à cette affaire, que
lui-même fît écrire, sous sa dictée, la note ci-dessous:


    Note dictée par l'empereur et sans date.

  Je pense qu'il est convenable que quinze ou vingt des plus notables
  de la nation hollandaise se rendent à Paris. Là, on leur fera
  connaître la situation des choses et la volonté où je suis de réunir
  leur pays, en leur disant tout ce que j'ai fait pour leur bien-être.

  Si la guerre maritime dure encore, l'indépendance de leur pays est
  impossible, mais que l'empereur demande que cette démarche soit
  faite, pour faire connaître la position de la Hollande au
  gouvernement anglais. Enfin, si on veut faire la paix ou plus tôt ou
  plus tard, la paix se fera. En la faisant aujourd'hui, la Hollande
  conservera son indépendance.

  Cette démarche aussi peut frapper Londres, et mettre dans l'embarras
  les ministres anglais.

  Que le Corps législatif fasse faire des démarches en Angleterre pour
  faire connaître que la paix peut conserver l'indépendance de la
  Hollande.

  Il faut pour cela que le discours soit fait de façon à prouver que
  la Hollande sent l'impossibilité de conserver son indépendance si la
  guerre dure. La réunion du Brabant est indifférente à l'Angleterre.

  Causer de cela avec le ministre des affaires étrangères et
  l'ambassadeur, et voir le parti à prendre.

  Que la Hollande se donnera franchement à la France si on ne fait
  rien avec l'Angleterre.


Alors le duc de Cadore fît rédiger un second projet, qui, revu avec
beaucoup de soin et corrigé de la main de l'empereur, fut envoyé de
Paris à MM. Van der Heim, Mollerus et autres ministres de Hollande.

Voici ce document:


    Projet de procès-verbal.

  Que si l'Angleterre connaissait le sort qui menace la Hollande, ce
  pourrait être pour la Grande-Bretagne une occasion de se relâcher de
  ses mesures et d'ouvrir au moins une négociation provisoire par
  laquelle la France serait engagée à renoncer aux décrets de Berlin
  et de Milan, et l'Angleterre à ses ordres du conseil et à ses
  prétentions relatives aux droits de blocus; et que ce simple
  arrangement rendant à la guerre le caractère qu'elle avait il y a
  trois ans, la Hollande pourrait en conséquence exister comme elle
  existait alors, en commerçant avec les neutres, sans nuire aux
  intérêts du continent: que les Anglais jugeraient peut-être que le
  moment est favorable pour entamer les négociations d'une paix qui
  serait utile à l'Angleterre, Sa Majesté assurant l'indépendance
  d'une nation dont le voisinage lui est si avantageux, et qui est la
  plus directe et la plus courte communication avec le continent; que
  dans ces circonstances il est évident que des négociations de paix
  ou du moins des arrangements provisoires peuvent seuls conserver à
  la Hollande son existence politique, et qu'en conséquence il sera
  envoyé le plus promptement possible auprès du gouvernement anglais
  un agent secret chargé de lui faire connaître la situation de la
  Hollande, et de lui communiquer la note du ministre des relations
  étrangères de France et le présent procès-verbal. Que si
  l'Angleterre ne consentait pas à profiter de cette circonstance pour
  faire des ouvertures de paix, elle pourrait, du moins, rétablir les
  choses telles qu'elles étaient avant les ordres du conseil et
  s'entendre pour une négociation relative à l'échange des prisonniers
  de guerre; et que par là elle rendrait à la guerre actuelle le
  caractère d'une guerre ordinaire, et éviterait les malheurs qui
  menacent la Hollande. Que si, au contraire, l'Angleterre est
  inaccessible à ces considérations, la nation hollandaise n'aura pas
  d'autre parti que de se soumettre avec dévouement au grand homme qui
  veut la réunir à son empire, en lui laissant son organisation
  intérieure et en ouvrant à son commerce tout le continent européen.

  Quelques députés au Corps législatif et autres personnes notables
  pourront être convoqués à ce conseil et signer ce procès-verbal.


Le roi Louis, qui avait voulu d'abord décliner toute participation
dans ce projet et refuser un rôle dans cette haute comédie
politique, circonvenu, avait fini par se rendre, comme on l'aura vu,
et était devenu l'âme de l'affaire. Il fit passer en Hollande le
projet de lettre ci-dessous, à joindre avec les dépêches à expédier
en Angleterre.

Projet de lettre que le président du conseil des ministres de
Hollande devra écrire au président du conseil d'Angleterre:


  J'ai l'honneur de vous envoyer une note du ministre des affaires
  étrangères de France, ainsi que le procès-verbal d'une séance du
  conseil tenu en conséquence. Votre Excellence reconnaîtra trop bien
  par le but de ma démarche, pour que j'aie besoin de lui dire à quel
  point l'indépendance de la Hollande est menacée; et elle sait
  combien la réunion de la Hollande à la France serait funeste pour
  l'Angleterre. Les résolutions de l'empereur ne peuvent être
  détournées que par un traité de paix, où l'on mettrait pour
  condition qu'il ne serait rien fait de nouveau à l'égard de la
  Hollande; où, par une négociation provisoire relative à l'échange
  des prisonniers de guerre, et à la suppression des décrets de Berlin
  et de Milan, et des ordres du conseil d'Angleterre, l'on mettrait
  également pour condition qu'il ne serait rien fait de nouveau à
  l'égard de la Hollande. Si les deux puissances ne voulaient pas
  s'entendre pour rendre la paix et le bonheur à l'humanité, elles
  pourraient, du moins, par un arrangement, établir des principes sur
  le commerce des neutres et l'échange des prisonniers, ce qui ôterait
  à la guerre ce caractère farouche et désespéré qu'elle a pris
  depuis quelques années: arrangement d'autant plus avantageux pour
  l'Angleterre qu'il sauverait l'indépendance de la nation
  hollandaise. Mais si tant de considérations d'humanité et de
  politique ne peuvent rien sur le gouvernement britannique, il ne
  nous restera qu'à nous rallier de bonne foi au grand empereur qui
  veut nous admettre dans son empire, et reconnaître que les actes
  qu'il fait contre notre indépendance ne sont point le résultat du
  caprice et de l'ambition, mais celui de l'inflexible nécessité.

  Il me reste à vous prier de ne donner aucune communication de cette
  lettre, afin qu'elle ne parvienne pas aux oreilles de notre
  souverain. J'espère, lorsque j'aurai reçu la réponse de Votre
  Excellence, lui faire agréer la démarche que je fais dans ce moment.
  Sa Majesté reconnaîtra la pureté de mes motifs, mais encore est-il
  convenable qu'elle ne l'apprenne pas par d'autre que moi-même.


Enfin, le 24 janvier 1810, un troisième projet de note fut remis au
baron de Roëll. L'empereur avait revu avec soin cette note, dont
l'original porte des corrections de sa main. Voici ce dernier projet
qui fut confié à un Hollandais, M. Labouchère, et porté par lui à
Londres:


                                                      24 janvier 1810.

  Le soussigné, ministre des relations extérieures de France, est
  chargé de faire connaître à Son Excellence M. le baron de Roëll,
  ministre des affaires étrangères de Hollande, la détermination à
  laquelle la situation actuelle de l'Europe oblige Sa Majesté
  impériale. Si cette détermination est de nature à contrarier les
  voeux d'une partie de la nation hollandaise, si elle afflige le
  coeur de son roi, l'empereur en est fâché sans doute, et ne le prend
  qu'avec regret, mais l'impitoyable destinée qui préside aux affaires
  de ce monde et qui veut que les hommes soient entraînés par les
  événements, oblige Sa Majesté de suivre d'un pas ferme les mesures
  dont la nécessité lui est démontrée, sans se laisser détourner par
  des considérations secondaires.

  Sa Majesté impériale, en plaçant un de ses frères sur le trône de
  Hollande, n'avait pas prévu que l'Angleterre oserait proclamer
  ouvertement le principe d'une guerre perpétuelle, et que, pour la
  soutenir, elle adopterait pour base de sa législation les monstrueux
  principes qui ont dicté ses ordres du conseil de novembre 1807.
  Jusqu'alors son droit maritime était sans doute combattu par la
  France et repoussé par les neutres; mais enfin il n'excluait pas
  toute navigation et laissait encore une sorte d'indépendance aux
  nations maritimes. Il y avait peu d'inconvénient pour la cause
  commune à ce que la Hollande commerçât avec l'Angleterre, soit par
  l'entremise des neutres, soit en employant leur pavillon. Marseille,
  Bordeaux et Anvers jouissaient du même avantage. L'Angleterre avait
  encore à ménager les Américains, les Russes, les Prussiens, les
  Suédois, les Danois, et ces nations formaient une sorte de lien
  entre les puissances belligérantes.

  La quatrième coalition a détruit cet état de chose. L'Angleterre,
  parvenue à réunir contre la France la Russie, la Prusse et la Suède,
  ne s'est plus vue obligée à tant de ménagements; c'est alors
  qu'abusant et des mots et des choses, elle a élevé la prétention de
  faire taire et disparaître tous les droits des neutres devant un
  simple décret de blocus. L'empereur s'est vu forcé d'user de
  représailles, et, à son arrivée à Berlin, il a répondu au blocus de
  la France par la déclaration du blocus des Îles britanniques. Les
  neutres et surtout les Américains demandèrent des explications sur
  cette mesure. Il leur fut répondu que, quoique l'absurde système de
  bloquer un état tout entier fut une usurpation intolérable,
  l'empereur se bornerait à arrêter sur le continent le commerce des
  Anglais; que le pavillon neutre serait respecté sur mer; que ses
  bâtiments de guerre et ses corsaires ne troubleraient point la
  navigation des neutres, le décret ne devant avoir d'exécution que
  sur terre. Mais cette exécution même, qui obligeait de fermer les
  ports de la Hollande au commerce anglais, blessait les intérêts
  mercantiles du peuple hollandais et contrariait ses anciennes
  habitudes. Première source de l'opposition secrète qui commença
  d'exister entre la France d'un côté, et de l'autre le roi et la
  nation hollandaise. Dès lors Sa Majesté entrevit avec peine que le
  moyen qu'elle avait choisi entre des partis extrêmes, pour concilier
  l'indépendance de la Hollande avec les intérêts de la France, ne
  remédierait à rien et qu'il faudrait un jour étendre les lois
  françaises aux débouchés de la Hollande et réunir ce royaume à
  l'empire. La paix de Tilsitt eut lieu. L'empereur de Russie,
  provoqué par les outrages que l'Angleterre avait faits à son
  pavillon pendant qu'il combattait pour elle, et indigné de
  l'horrible attentat de Copenhague, fit cause commune avec la France.

  La France espéra alors que l'Angleterre verrait désormais
  l'inutilité d'une plus longue lutte et qu'elle entendrait à des
  paroles d'accommodement; mais ces espérances s'évanouirent bientôt.
  En même temps qu'elles s'évanouissaient, l'Angleterre, comme si
  l'expédition de Copenhague lui eût ôté toute pudeur et eût brisé
  tous les freins, mettait ses projets à découvert et publiait ses
  ordres du conseil de novembre 1807, acte tyrannique et arbitraire
  qui a indigné l'Europe. Par cet acte, l'Angleterre réglait ce que
  pourraient transporter les bâtiments des nations étrangères, leur
  imposait l'obligation de relâcher dans ses ports, avant de se rendre
  à leur destination, et les assujettissait à lui payer un impôt.
  Ainsi, elle se rendait maîtresse de la navigation universelle, ne
  reconnaissait plus aucune nation maritime comme indépendante,
  rendait tous les peuples ses tributaires, les assujettissait à ses
  lois, ne leur permettait de commercer que pour son profit, fondait
  ses revenus sur l'industrie des nations et sur les produits de leur
  territoire, et se déclarait la souveraine de l'Océan, dont elle
  disposait comme chaque gouvernement dispose des rivières qui sont
  sous sa domination.

  À l'aspect de cette législation, qui n'était autre chose que la
  proclamation de la souveraineté universelle, et qui étendait sur
  tout le globe la juridiction du Parlement britannique, l'empereur
  sentit qu'il était obligé de prendre un parti extrême et qu'il
  fallait tout employer plutôt que de laisser le monde se courber sous
  le joug qui lui était imposé. Il rendit son décret de Milan, qui
  déclare dénationalisés les bâtiments qui ont payé le tribut à
  l'Angleterre qui était imposé. Les Américains, menacés de nouveau de
  se trouver soumis au joug de l'Angleterre, et de perdre leur
  indépendance si glorieusement acquise, mirent un embargo général sur
  tous leurs bâtiments et renoncèrent à toute navigation et à tout
  commerce, sacrifiant ainsi l'intérêt du moment à l'intérêt de tous
  les temps, la conservation de leur indépendance.

  Le succès des vues de l'empereur dépendait surtout de l'exécution
  universelle et sans exception de ses décrets. La Hollande a été un
  obstacle à cette exécution. Elle ne s'est soumise qu'en apparence à
  ces décrets. Elle a continué de faire le commerce interlope avec
  l'Angleterre. De fréquentes représentations ont été faites au
  gouvernement hollandais; elles ont été suivies de mesures de rigueur
  qui attestaient le mécontentement de l'empereur. Deux fois les
  douanes françaises ont élevé une barrière entre la France et la
  Hollande. L'empereur voulait tout tenter avant de se résoudre à
  détruire l'indépendance d'une nation qu'il avait protégée et
  favorisée, en lui donnant pour souverain un prince de son sang. Il a
  cherché à épuiser tous les moyens de conciliation, afin de pouvoir
  se rendre ce témoignage qu'il ne cédait qu'à l'impérieuse nécessité.

  Le moment est venu de prendre un parti. Déjà l'empereur a fait
  connaître à la nation française, à l'Europe, la nécessité d'apporter
  quelques changements à la situation de la Hollande, puisque la
  nation hollandaise, loin d'avoir le patriotisme dont les Américains
  ont fait preuve, ne paraît guidée que par une politique purement
  mercantile et l'intérêt du moment présent. C'est de la part de
  l'empereur une résolution inébranlable que de n'ouvrir jamais ses
  barrières au commerce de la Hollande; il croirait les ouvrir au
  commerce anglais. La Hollande peut-elle donc exister dans cet état
  d'isolement, séparée du continent et cependant en guerre avec
  l'Angleterre?

  D'un autre côté, l'empereur la voit sans moyens de guerre et presque
  sans ressources pour sa propre défense. Elle est sans marine, les
  seize vaisseaux qu'elle devait fournir ont été désarmés. Elle est
  sans armée de terre. Lors de la dernière expédition des Anglais,
  l'île de Walcheren, Bath et le Sud-Beveland n'ont opposé aucune
  résistance. Sans armée, sans douane, on pourrait presque dire sans
  amis et sans alliés, la nation hollandaise peut-elle exister? Une
  réunion de commerçants, uniquement animée par l'intérêt de leur
  commerce, peut former une utile et respectable compagnie, mais non
  une nation. L'empereur est donc forcé de réunir la Hollande à la
  France, et de placer ses douanes à l'embouchure de ses rivières.
  Laisser les embouchures du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut à la
  Hollande, n'est-ce pas les livrer au commerce anglais, et ces grands
  fleuves ne sont-ils pas les artères de la France, comme la Hollande
  est une alluvion de son territoire?

  Sans les ordres du conseil de novembre 1809, la France se serait plu
  à maintenir l'indépendance de la Hollande, parce qu'elle était
  compatible avec la sienne; mais depuis lors, rien de ce qui favorise
  le commerce anglais n'est compatible avec la souveraineté et
  l'indépendance des puissances du continent.

  Sa Majesté désire la paix avec l'Angleterre. Elle a fait à Tilsitt
  des démarches pour y parvenir, elles ont été sans résultat. Celles
  qu'il avait concertées avec son allié à Erfurth, l'empereur de
  Russie, n'ont pas eu plus de succès. La guerre sera donc longue,
  puisque toutes les démarches tentées pour arriver à la paix ont été
  inutiles. La proposition même d'envoyer des commissaires à Morlaix
  pour traiter de l'échange des prisonniers, quoique provoquée par
  l'Angleterre, est restée sans effet, lorsqu'on a craint qu'elle pût
  amener un rapprochement.

  L'Angleterre, en s'arrogeant par ses ordres du conseil de 1807 la
  souveraineté universelle, et en adoptant le principe d'une guerre
  perpétuelle, a tout brisé et a rendu légitimes tous les moyens de
  repousser ses prétentions. Par sa réunion avec la France, la
  Hollande s'ouvrira le commerce du continent, et ce commerce utile à
  la cause commune deviendra une source de richesses pour ses
  industrieux habitants.

  Deux voies se présentent pour opérer cette réunion: la négociation
  ou la guerre. L'empereur désire s'entendre avec la nation
  hollandaise, lui conserver ses privilèges et tout ce qui, dans son
  mode d'existence, serait compatible avec les principes qu'il a
  constamment soutenus, et ne pas être _réduit à fonder son droit sur
  les plus légitimes de tous: la nécessité et la conquête_.


En exécution des ordres du roi Louis, les ministres du gouvernement
hollandais envoyèrent M. Labouchère à Londres, avec mission de faire
connaître au ministère britannique l'état des choses, de lui faire
envisager combien il serait avantageux à l'Angleterre que la
Hollande ne fût pas réunie à la France, enfin de l'engager à entrer
en négociation pour une paix générale.

M. Labouchère, riche et honorable commerçant très connu et très
estimé à Londres, devait envoyer le récit détaillé de ses démarches,
des réponses qui lui seraient faites, et revenir en Hollande avant
de se rendre à Paris près du roi. Les instructions données à M.
Labouchère sont libellées en date du 1er février. Le 12 du même
mois, sir Arthur Wellesley répondit: que l'Angleterre compatissait
aux maux de la Hollande, que la mission de M. Labouchère n'était pas
de nature à donner lieu à aucune observation sur une paix générale;
que la France n'avait encore manifesté aucun symptôme, ou d'une
disposition à la paix ou d'une tendance à se départir de ses
prétentions, prétentions qui jusqu'alors avaient rendu nulle la
volonté si bonne du gouvernement de la Grande-Bretagne pour mettre
fin à la guerre.

En recevant cette réponse à Londres, M. Labouchère s'empressa de
rendre compte au gouvernement hollandais de l'inutilité de ses
démarches et de la persuasion où il était que toute tentative
échouerait.

Ainsi se termina ce singulier épisode politique. On voulut essayer
de le reprendre, et le 20 mars l'empereur écrivit à son frère de
renvoyer à Londres M. Labouchère, non plus au nom du ministère
hollandais, mais en son nom, avec une note non signée et non d'une
écriture connue. Cette note, jointe à la lettre de l'empereur, se
trouve à la page 319 du 20e volume de la correspondance de Napoléon
Ier. Vers cette époque on répandit en Hollande le bruit de la mort
du roi et de la régence de la reine. Ce bruit venait de ce que
Louis, dont la santé était fort délabrée déjà, n'avait pu subir
toutes les vexations auxquelles il avait été soumis sans tomber
sérieusement malade. Il fut retenu assez longtemps au lit par une
fièvre nerveuse. Tous les souverains et les princes alors à Paris
s'empressèrent de le venir voir. Napoléon seul s'en abstint quelque
temps. Il parut enfin un beau matin, brusquement, en se rendant à la
chasse. La conversation des deux frères fut assez amicale. Ni l'un
ni l'autre n'aborda la question des grands intérêts politiques.
Pendant la maladie du roi, les troupes françaises continuaient à
s'approcher d'Amsterdam. Louis trouva moyen d'envoyer encore des
ordres formels pour qu'on mît cette capitale dans le plus imposant
état de défense[62]. Une fois à peu près rétabli, il voulut
s'assurer par lui-même s'il était encore prisonnier en France. Il
se rendit à son château de Saint-Leu. Le doute ne lui fut pas
permis. On n'avait pas encore arraché à ce malheureux prince toutes
les concessions que l'on désirait. On ne tarda pas à lui faire à cet
égard des ouvertures qu'il commença par repousser, comme d'habitude,
et puis qu'il finit par écouter, attendu qu'il ne pouvait faire
autrement sans mettre dans le plus grand péril l'indépendance de la
Hollande. Or, Louis espérait toujours que de la force du mal
naîtrait le bien, que les mesures du blocus poussées à l'extrême
amèneraient une paix maritime, que lors de cette paix la Hollande
pourrait sortir de ses ruines. Il voulait donc gagner du temps pour
atteindre à cette paix. La question la plus importante, à ses yeux,
c'était de faire vivre de la vie politique, et à l'état de nation,
un royaume à qui la France enlevait chaque jour un lambeau. Pour
maintenir les Hollandais sur le tableau des puissances européennes,
le roi consentit à tout ce qu'on voulut, à l'exception de la
conscription, coutume qui répugnait par trop à son peuple, et de
l'imposition sur la rente, mesure qu'il considérait comme
équivalente à une banqueroute. Interdiction de tout commerce et de
toute communication avec l'Angleterre, mise sur pied, entretien
d'une flotte considérable, d'une armée de terre de 25,000 soldats,
suppression de la dignité du maréchalat, destruction de tous les
privilèges de la noblesse contraires à la constitution donnée par
l'empereur, tout fut accordé.

         [Note 62: L'empereur fut bientôt informé des projets du roi.]

Le 24 février 1810, avait paru au _Journal officiel_ un article
virulent contre la Hollande. Le roi en fut très affecté et chargea
Werhuell d'en parler au duc de Cadore, et de prier ce dernier de
demander à l'empereur de faire connaître ses intentions pour que le
gouvernement hollandais accédât à ses désirs, si la chose était
possible. Werhuell écrivit dans ce sens au duc de Cadore, et dès le
lendemain le roi Louis reçut de son frère un projet de traité.

En marge de ce traité le roi Louis écrivit: «_Je consentirai à tous
les sacrifices que l'empereur exigera, pourvu que je puisse tenir
les engagements que je contracterai; pourvu encore que le reste de
la Hollande puisse exister, et surtout si ces sacrifices ôtent tout
sujet de mécontentement de la part de mon frère et me donnent la
possibilité de regagner son amitié et sa bienveillance; et c'est par
cette raison que je désirerais qu'on omît des considérants ces mots:
différents survenus entre eux._ Je n'ai pas d'autre différent que la
peine de voir l'empereur et mon frère fâché contre moi.»

Ce traité se composait de 15 articles, pour quelques-uns desquels le
roi demanda des modifications. Il proposa ensuite neuf articles
additionnels. L'empereur consentit à quelques-unes des modifications
proposées par son frère et rejeta les autres.

Daté du 16 mars, ce traité contenait en outre les quatre articles
secrets suivants:


  1º Le roi ne s'oppose pas à ce que le corps de 18,000 hommes du
  deuxième article soit commandé par un général nommé par l'empereur.

  2º Il consent à ce que les bâtiments chargés de contrebande qui
  arriveraient dans les rades de Hollande y soient arrêtés et déclarés
  de bonne prise, et toutes les marchandises anglaises et coloniales
  confisquées, sans égard à aucune déclaration.

  3º Qu'il est dans le projet du roi d'éloigner de sa personne les
  ministres qui ont eu l'intention de défendre Amsterdam, et n'ont pas
  craint de provoquer la colère de la France. Sa Majesté veillera à ce
  que dans aucun discours ou publication quelconque il n'y ait rien
  qui tende à favoriser les sentiments haineux de la faction anglaise
  contre la France.

  4º Sa Majesté s'engage à cesser insensiblement d'entretenir des
  ministres en Russie et en Autriche, de manière à ce que cette mesure
  ne soit pas un sujet de remarque et que les cours ne puissent s'en
  formaliser.


Après être tombé d'accord sur le traité avec son frère, le roi Louis
envoya à ses ministres en Hollande la lettre ci-dessous, qui fut lue
en séance du Conseil d'état, en présence de tous les membres du
cabinet, par le vice-président du Conseil.


                                               Paris, 21 février 1810.

    Le roi au Conseil d'état.

  Quoique le troisième mois après mon départ tire déjà à sa fin, il
  n'y a encore rien de décidé au sujet de l'état de nos affaires. Je
  ne puis cependant mieux employer le premier moment de ma guérison
  qu'en vous renouvelant l'assurance que j'emploierai continuellement
  tous les moyens possibles pour conserver l'existence de ce royaume.
  Il ne faut pas le feindre, ceci nous coûtera des sacrifices grands
  et pénibles; mais s'il y a seulement une lueur de possibilité qui
  nous assure la continuation de l'existence de la Hollande après tout
  ce qu'on exige d'elle, je n'hésiterai pas un moment de me reposer
  sur la magnanimité de l'empereur mon frère, dans l'espoir que les
  raisons de mécontentement une fois remédiées, nous obtiendrons le
  dédommagement que nous pouvons prétendre à si bon droit et dont nous
  aurons besoin plus que jamais.

  Mon intention, en me conformant à tout ce que l'empereur, mon frère,
  exigera de nous, est de lui montrer que nous avons beaucoup
  d'ennemis, que nous sommes la victime du vice, de viles passions et
  d'intérêts; mais que nous n'avons cessé de continuer toujours
  d'admirer l'empereur et de nous comporter comme des amis et des
  alliés fidèles de la France, et éprouvés par mille sacrifices. Si,
  comme j'ai raison de me flatter, je puis réussir dans mes intentions
  réelles, le reste suivra de soi-même, tandis que ce doit être
  l'intérêt et le désir de la France de protéger et d'agrandir la
  puissance de ses amis, au lieu d'y apporter atteinte. Je vous invite
  ainsi de réunir tous vos efforts pour prévenir les émigrations dans
  les pays étrangers ou autres démarches désespérées et d'animer la
  nation à attendre, avec la modération qui fait le fond de son
  caractère, et convient à sa juste cause, le décret que l'empereur
  donnera pour notre sort. Il ne m'est pas inconnu tout ce que chacun
  souffre. J'ai fait pour plaider notre cause tout ce qui était en mon
  pouvoir; ni la perte de mon temps, ni la mauvaise réussite de mes
  peines n'ont pu me décourager, aussi ai-je tout _espoir d'espérer_
  que si nous pouvons faire un arrangement qui n'exclue pas
  entièrement la possibilité de notre existence, la Hollande pourra
  encore échapper à cette tempête, surtout si après tout cela il ne
  reste, non seulement aucun sujet de mécontentement, mais aucun
  prétexte de mésentendu ou de mécontentement, et c'est à quoi je
  tâche de faire aboutir tous mes efforts.

  Votre roi,

                                                                LOUIS.


Cet acte, connu du maréchal Oudinot, fut envoyé par lui au major
général, le 3 mars, de Bois-le-Duc, avec la lettre suivante:


  Monseigneur, j'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence copie de
  deux lettres[63] du roi de Hollande, au Corps législatif et au
  Conseil d'état de son royaume. En lisant ces lettres, Votre
  Excellence ne sera point surprise des obstacles que l'on m'oppose et
  des espérances des Hollandais. Il n'est pas douteux qu'outre ces
  lettres, le roi n'envoie des ordres secrets pour qu'il soit pris des
  mesures qui reculent le moment de notre entrée en Hollande, et pour
  que les magistrats se refusent à tout ce qui aura l'air de prise de
  possession.

         [Note 63: Lettres datées de Paris, 1er et 21 février 1810.]

  La tranquillité continue de régner dans le Brabant, mais le pays
  n'est pas riche; il a souffert par les inondations dans les années
  précédentes, et l'armée ne pourra guère y vivre qu'au jour le jour.

  J'attends toujours une décision relativement au séquestre des
  caisses publiques et aux hussards hollandais qui sont à Bréda et
  dont le corps est en Espagne.

  _P.-S._--Je reçois à l'instant un rapport de M. le général Dessaix,
  qui m'annonce que quelques troupes hollandaises sont sur la rive
  droite du Wahal et ont ordre de ne laisser passer aucun militaire
  étranger.

  Leurs hussards bordent la rive droite et paraissent destinés à
  observer nos mouvements, et à en donner la nouvelle.

  J'ai ordonné que l'on mît en état le pont volant qui est à Nimègue;
  il peut porter 300 hommes à la fois.

  Les eaux de la Meuse ont considérablement augmenté cette nuit et
  l'on ne peut communiquer que très difficilement avec Bommel et
  Gorcum.


Lorsque Napoléon eut obtenu tout ce qu'il désirait pour l'instant,
la surveillance qui pesait sur le roi cessa par son ordre, et
lui-même chercha à rétablir entre eux des rapports d'amitié.
L'empereur lui témoigna même le désir qu'il fût jusqu'à Soissons
au-devant de l'archiduchesse Marie-Louise, pour l'accompagner au
château de Compiègne. Louis, dont la santé s'était un peu améliorée,
se livra à quelques distractions et assista à une partie des fêtes
qui eurent lieu à l'occasion du mariage de Napoléon, bien qu'il fût
loin d'approuver le divorce, car il aimait beaucoup l'impératrice
Joséphine. Arrivé à Compiègne le 24 mars, dans la matinée, le roi
apprit bientôt que ses appartements étaient contigus à ceux de la
reine Hortense. On semblait vouloir exiger un rapprochement qui
n'était pas dans ses idées. Pour éviter toute discussion à cet
égard, le 30 mars, deux jours après que l'empereur et l'impératrice
furent au château, il donna ordre de préparer ses équipages pour son
départ la nuit même. Un incendie, qui eut lieu au moment où il
allait s'éloigner, le retint encore quelques jours. Enfin, le 8
avril, après une dernière entrevue avec son frère, entrevue dans
laquelle Napoléon annonça à Louis que la reine le suivrait dans ses
états avec le prince royal, le roi de Hollande put quitter la
France. Il se dirigea sur Amsterdam par Aix-la-Chapelle, tandis que
Hortense prit la route ordinaire. Le retour du roi causa la plus
vive sensation dans tout le pays, surtout lorsqu'on sut que la reine
allait arriver également. On adorait cette princesse et l'on
espérait que la bonne intelligence ne serait plus troublée entre les
deux époux. Hortense arriva en effet avec le prince royal; mais, par
ordre de Louis, toutes les communications entre les appartements de
cette princesse et les siens furent murées, la séparation de corps
fut rendue ostensible, le roi même sembla prendre à tâche de prouver
son éloignement pour la reine, en sorte que les courtisans ne
savaient plus s'ils avaient tort ou raison, dans leur intérêt,
d'aller rendre leurs hommages à Hortense. Cette contrainte ne dura
pas longtemps, Hortense résolut de quitter la Hollande, mais son
mari ne lui en laissa pas d'abord la possibilité. Il fit pour elle
ce que l'empereur avait fait pour lui, tout récemment, à Paris. Ce
ne fut que quelque temps après, en employant la ruse, après un court
séjour au château de Lao, en laissant son fils qu'elle adorait, que
la reine put s'échapper. On crut que le roi serait furieux en
apprenant son départ ou plutôt sa fuite; il n'en fut rien. Il se
montra très calme, ne parla pas d'Hortense, et ne quitta plus le
jeune prince royal. En vertu du traité du 16 mars 1810 entre la
France et la Hollande, traité imposé au roi, signé par Werhuell, et
ratifié conditionnellement par Louis, qui avait ajouté de sa main:
_autant que possible_, les troupes françaises, vers la fin d'avril,
occupèrent Leyde et La Haye. D'autres troupes furent dirigées sur la
Frise, et le duc de Reggio, commandant en chef, établit son quartier
général à Utrecht. Il était clair qu'on voulait s'emparer du pays,
mais qu'opposer aux volontés de Napoléon? la raison du plus fort
n'est-elle pas toujours la meilleure? Le roi, indigné des
usurpations d'autorité qui se renouvelaient sans cesse, se plaignit
au maréchal. Ce dernier répondait en montrant les ordres de
l'empereur[64].

         [Note 64: Le maréchal duc de Reggio, comme le duc de
         Plaisance plus tard, montra dans sa difficile mission un
         tact, une convenance, dont le roi et les Hollandais lui
         furent toujours reconnaissants.]

Le 29 avril, Napoléon et la nouvelle impératrice se rendirent à
Bruxelles, pour gagner de là les frontières enlevées à la Hollande
et nouvellement annexées à la France. Louis quitta Amsterdam le 4
mai pour être le 5 à Anvers et les y recevoir. Sa visite faite, il
repartit. Chacun voyait bien que sa couronne chancelait sur sa tête.
Il n'était plus qu'un semblant de roi. Le maréchal exerçait, au nom
de l'empereur, une puissance absolue. Napoléon écrivit à cette
époque (20 mai)[65] une lettre tellement forte à son frère, que
l'idée d'abdiquer ou de se défendre dans la capitale de ses états
commença à germer en son âme. Un événement presque ridicule
précipita la crise devenue imminente. Un cocher de l'ambassadeur de
France eut une dispute suivie d'une rixe dans la rue près du palais
de l'ambassade. M. de la Rochefoucauld jeta feu et flammes, demanda
une réparation ostensible; l'empereur prétendit qu'on avait insulté
son ambassadeur en insultant sa livrée, et prétexta de là pour
écrire au roi une nouvelle et dernière lettre plus dure encore que
la précédente, et qui se trouve également à la page 276 de l'ouvrage
de M. Rocquain.

         [Note 65: Cette lettre n'est pas dans les lettres publiées
         sous le second empire, mais elle se trouve à la page 273 du
         livre de M. Rocquain (_Napoléon Ier et le roi Louis_).]

Le roi venait à peine de recevoir cette lettre, lorsqu'il apprit à
son pavillon de Haarlem, où il se trouvait alors, que le duc de
Reggio demandait l'occupation de la capitale et l'établissement de
son quartier général à Amsterdam[66]. À cette foudroyante nouvelle,
Louis, frémissant d'indignation, résolut de défendre sa capitale
jusqu'à la dernière extrémité. Il comptait sur le peuple et sur
l'armée, mais pour exécuter un semblable projet, il fallait d'abord
inonder le pays, exposer les habitants à toutes les horreurs, et
sans espoir de ne pas succomber un jour. Les ministres, les généraux
furent d'un avis opposé au sien; lui-même, naturellement d'un
caractère doux et bon, lorsqu'il envisagea froidement les
conséquences de sa résolution extrême, sentit son coeur touché de
compassion pour ses peuples. Il crut donc faire mieux en abdiquant
en faveur de ses enfants, sous la régence de la reine, assistée d'un
conseil de régence.

         [Note 66: Le bruit de cette nouvelle exigence du gouvernement
         français s'était répandu déjà depuis quelque temps. Le roi
         avait demandé une explication catégorique à M. Serrurier,
         chargé d'affaires de France. M. Serrurier avait répondu le 16
         juin, à M. Roëll, ministre des affaires étrangères de
         Hollande, qu'il était chargé par l'empereur de désavouer le
         dessein de mettre une garnison française à Amsterdam, mais
         que toute attitude hostile serait considérée comme une
         déclaration de guerre. Dans cette même lettre, le chargé
         d'affaires revenait sur la demande de réparation de l'outrage
         fait au cocher de l'ambassadeur.]


  Je vais mettre, dit-il, l'empereur au pied du mur, et le forcer de
  prouver à la face de l'Europe et de la France le secret de sa
  politique envers la Hollande et envers moi, depuis cinq années. Je
  mets mon fils à ma place. Si toutes les querelles faites à moi et à
  mon gouvernement sont véritables, il reconnaîtra mon fils, qui lui
  laissera tous les moyens de faire tout ce qu'il veut relativement au
  commerce et à l'Angleterre, puisque, par la constitution du royaume,
  à mon défaut, la régence lui appartient de droit.

  Si, au contraire, il profite de mon abdication pour s'emparer de la
  Hollande, il sera prouvé incontestablement aux yeux de tous les
  Français que toutes les accusations étaient des querelles
  d'Allemand, que c'était là où l'on en voulait venir; et du moins ni
  le droit de conquête, ni une cession, ni une soumission quelconque,
  ne donneront la moindre ombre de légalité à cette usurpation de la
  Hollande; je ne craindrai plus que l'on se serve de mon nom pour
  s'en emparer avec quelque apparence de droit.


Le roi rédigea ensuite de sa main un message au Corps législatif. Ce
message était violent: c'était l'histoire des griefs de la Hollande
contre la France. Il était de nature à exaspérer l'empereur, à nuire
au pays, à la régence de son fils; toutes ces considérations
l'engagèrent à en rédiger un autre. Il écrivit aussi son acte
d'abdication et une proclamation au peuple. Dans son message à
l'Assemblée législative, il laissa deviner qu'il abdiquait parce
qu'il n'avait pu se défendre; dans son acte d'abdication, il eut la
générosité de se laisser envisager comme le seul obstacle au bonheur
de la Hollande; dans sa proclamation au peuple, il annonça l'entrée
des Français à Amsterdam, en recommandant de voir en eux des amis.
Pour éviter qu'on ne cherchât à s'emparer de sa personne, le roi
voulut que tous ces actes, datés de Haarlem le 1er juillet 1810, ne
fussent publiés qu'après son départ.

Il mit ensuite ordre à ses affaires d'intérêt, puis à minuit, après
avoir inondé son fils de ses larmes, il sortit de son pavillon à
pied, par le jardin, pour gagner sa voiture. Il fit une chute dans
le fossé, chute qui faillit l'empêcher de partir. Enfin, ce bon et
malheureux prince quitta la Hollande, regretté de tout le monde. Il
informa l'empereur de sa résolution extrême. Napoléon, sans
précisément regretter l'abdication de son frère, fut péniblement
affecté de son départ, qui n'était nullement dans sa politique. Les
troupes françaises entrèrent à Amsterdam, et le 11 juillet la
Hollande fut réunie à la France.

Lorsque Louis Bonaparte était monté sur le trône de Hollande, de par
la volonté de Napoléon, le pays avait une population de 2,100,000
habitants. Après le traité du 16 mars 1810, ayant perdu le Brabant
hollandais, la Zélande, y compris l'île de Schouwen, la Gueldre
située sur la rive gauche de la Meuse, elle avait été réduite à
1,667,000 habitants, et son territoire s'était trouvé diminué de
1322 lieues carrées.

Voilà quel avait été, en définitif, l'avantage que ce pays avait
retiré du protectorat de la France. On comprend que, dans d'aussi
tristes conditions, le roi Louis ait cru devoir faire le sacrifice
d'une couronne qu'il avait acceptée parce qu'il ne pouvait faire
autrement, et avec l'intention formelle d'être utile à sa nouvelle
patrie.


IV.

Juillet 1810-1846

En apprenant l'abdication et le départ du roi Louis, l'empereur
envoya prendre par un de ses aides de camp (le général de Lauriston)
le jeune prince royal. Il le remit aux mains de sa mère à son
arrivée à Paris, et lui dit:


  Venez, mon fils, je serai votre père, et vous n'y perdrez rien. La
  conduite de votre père afflige mon coeur; sa maladie seule peut
  l'expliquer. Quand vous serez grand, vous paierez sa dette et la
  vôtre. N'oubliez jamais, dans quelque position que vous placent ma
  politique et l'intérêt de mon empire, que vos premiers devoirs sont
  envers moi, vos seconds envers la France. Tous vos devoirs, même
  ceux envers les peuples que je pourrais vous confier, ne viennent
  qu'après.


Ici se termine la seconde partie de l'histoire du roi Louis de
Hollande. Nous avons exposé longuement les différentes phases de son
règne si court et pourtant si plein de péripéties, nous avons montré
les causes qui rendirent ce règne malheureux pour le roi. Nous
n'avons pas à nous prononcer sur le plus ou moins de loyauté de la
conduite de Napoléon à l'égard de Louis, sur le plus ou moins de
raisons qu'avait Louis pour résister à la grande politique de
Napoléon. D'un côté, si la politique excuse bien des choses, d'un
autre côté, un roi ne comprend pas ses devoirs de la même façon
qu'un simple particulier. Quoi qu'il en soit, le règne du roi Louis
ne fut pas inutile pour la Hollande et stérile pour le pays.

En quittant la Hollande, le roi Louis fit connaître, par une
circulaire adressée aux diverses cours de l'Europe, les motifs et
les conditions de son abdication. En outre, un conseiller d'état fut
expédié à la reine Hortense, alors à Plombières. On a vu que
Napoléon avait rendu inutiles toutes ces précautions pour assurer la
couronne au prince royal et, à son défaut, au second des enfants de
Louis. Avant de partir, le roi avait vendu la petite terre
d'Ameliswerd, située près d'Utrecht, et avait laissé ses revenus du
mois de juin à son fils, n'emportant que dix mille florins en or et
ses décorations en brillants. Il se dirigea sur Toeplitz où il
arriva le 9 juillet, prenant des précautions pour n'être pas arrêté
en route par ordre de l'empereur. Il avait choisi le titre de comte
de Saint-Leu, voulant retourner plus tard en France, dans la terre
de ce nom, si on reconnaissait son fils; mais lorsqu'il eut appris
ce qu'avait fait Napoléon, le doute n'étant plus permis, il se
décida à habiter un pays neutre. Il hésita entre l'Amérique, la
Suisse ou l'Autriche. Jusqu'à ce qu'il pût vivre à Rome, dont le
climat était nécessaire à sa santé, il choisit les états
autrichiens. Il écrivit donc à l'empereur François II, déclarant
qu'il désirait rester indépendant de Napoléon, mais non son ennemi.

Il traversa Dresde et se rendit ensuite aux eaux de Toeplitz. Le 11
juillet 1810, il écrivit de cette dernière ville à M. de Bourgoing,
ambassadeur de France:


  Monsieur de Bourgoin, je suis passé avant-hier à Dresde; mais, comme
  je désire vivement rester inconnu, je ne vous ai point fait avertir.
  Je suis aux bains de Toeplitz, où je compte rester, s'il m'est
  possible, toute cette saison; je n'ai pas voulu que l'ambassadeur de
  l'empereur fût instruit par d'autres que par moi de mon arrivée dans
  ce pays, du but de mon voyage et de mon projet. Vous serez peut-être
  instruit, à l'heure qu'il est, que j'ai abdiqué en faveur de mon
  fils aîné. Je ne devais pas faire autrement, les choses étant venues
  au point qu'il m'aurait fallu me déshonorer, et ravaler entièrement
  l'autorité royale en mettant ma capitale sous les ordres d'un
  officier, ainsi que tout le pays, simulacre inutile et peut-être
  plus. Je ne pouvais souffrir cette dernière humiliation, surtout
  après avoir mis toute la résignation possible en acceptant le traité
  commandé par mon frère, sans écouter aucun sentiment d'orgueil,
  d'amour propre ou d'intérêts personnels. La politique de mon frère
  ou de la France commandant l'anéantissement de mon gouvernement,
  ainsi qu'il était impossible de me le celer, j'ai dû, ou sacrifier
  mon rang et descendre du trône, ou résister, c'est-à-dire succomber
  en défendant la juste cause d'un pays malheureux et injustement
  maltraité; mais si j'avais pu oublier que la Hollande serait devenue
  le théâtre de toutes les horreurs de la guerre, seul fléau que j'ai
  pu parvenir à écarter de son sol durant mon règne, je ne pouvais
  oublier que c'est à cette terrible extrémité que les ennemis de la
  Hollande et les miens, et ceux de l'empereur, auraient voulu réduire
  le pays; mais j'ai tout fait pour éviter un si grand malheur, et mon
  frère, s'il est bien informé, doit être bien convaincu que, seul,
  j'ai empêché l'explosion du mécontentement et du désespoir même d'un
  peuple maltraité et vexé chaque jour davantage d'une manière aussi
  peu politique qu'elle était injuste et contraire, non seulement au
  droit des gens et aux égards qu'on doit à un pays paisible, mais
  encore entièrement contraire aux stipulations précises du traité du
  16 mars de cette année. Si j'avais pu me dissimuler que, loin d'être
  sauvé par la résistance, mon royaume aurait été ruiné de fond en
  comble, comment aurais-je pu oublier que j'étais né Français, que
  mes enfants le sont comme moi, que je suis connétable et prince
  français, et qu'enfin, malgré tant de peine et de calomnies, j'étais
  parvenu à concilier à la France les habitants malheureux et ruinés
  de la Hollande, gémissant sous le poids des barrières du commerce et
  de la navigation? Je ne pouvais pas faire perdre à la Hollande le
  fruit de tant de sollicitudes, et j'ai été persuadé comme je le
  suis, et le serai toujours, que je n'avais pas d'autre parti à
  prendre que celui de l'abdication. Par là, la régence qui gouvernera
  au nom de mon fils fera entièrement la volonté de S. M. l'empereur
  et de ses ministres, ce que je ne pouvais faire qu'autant que
  j'étais convaincu que cela n'était pas contraire à mon devoir. Si
  mon fils était majeur, j'eusse renoncé pour lui aussi; mais comme il
  ne l'est pas, j'espère qu'avant sa majorité la paix maritime sera
  arrivée et le pillage des douaniers et des corsaires fini. D'ici là,
  mon frère s'apercevra qu'il m'a accusé injustement, que je ne lui ai
  rien dit que de vrai sur la Hollande, et mon fils sera plus heureux
  et plus tranquille que son pauvre père. D'après ce petit exposé,
  vous voyez que je ne pouvais rester en Hollande, ne régnant plus.
  Forcé à un parti qui m'a profondément affligé, j'ai dû songer à
  obtenir une retraite entière où je sois inconnu, et c'est ce qui m'a
  fait choisir ce lieu jusqu'à la fin de la belle saison.

  J'ai rendu compte à mon frère de mon abdication; j'ai tout lieu de
  penser qu'il l'approuvera, puisque j'ai assuré plusieurs fois, par
  écrit, verbalement et par des actes officiels faits au général
  français en Hollande, écrit à la légation française à Amsterdam, et
  à celle de Hollande à Paris, que si l'on ordonnait toujours un
  traité si dur par lui-même, comme on a commencé d'abord à le faire,
  surtout si l'on faisait occuper la capitale par les troupes
  françaises, je regarderais cela comme la dissolution de mon
  gouvernement, et que, quand même je pourrais être assez aveugle pour
  ne pas le sentir davantage, cela arriverait de fait, le commandant
  des troupes françaises, des miennes, comme celui de ma capitale
  n'étant plus sous mes ordres. Je vous prie, M. de Bourgoing, de
  vouloir rendre compte à S. M. l'empereur de mon arrivée ici, de mon
  vif désir de rester dans les environs pour y soigner tranquillement
  ma santé, et que je le prie de me permettre ensuite de résider tout
  à fait dans les environs de Dresde, d'où je pourrais venir aux eaux
  chaque année et m'y préparer durant l'hiver par le régime et la
  retraite. Cela n'est sujet à aucun inconvénient. J'ai pris le nom de
  Saint-Leu; je suis fermement résolu à passer le reste de ma vie dans
  la plus profonde retraite, quelque chagrin que je puisse en
  éprouver. Je vous prie surtout de plaider ma cause: le plus grand
  malheur de ma position, c'est de ne pouvoir pas rentrer en France,
  où je devrais paraître dans mon rang et avec des fonctions
  quelconques, ce qui est impossible et le sera toujours; je n'ai
  qu'un voeu, rester simple particulier le reste de ma vie. J'ai
  choisi Dresde sous le rapport de la salubrité de l'air et des eaux;
  cependant, si l'empereur voulait que je sois ailleurs, je m'y
  rendrai avec soumission. Je vous prie de ne me connaître et de ne me
  parler, si je vous vois, que sous le nom de M. de Saint-Leu; vous me
  feriez beaucoup de peine en faisant autrement.

  Adieu, Monsieur, recevez l'assurance de ma considération.


M. de Bourgoing se hâta de transmettre au duc de Cadore la lettre du
roi. Le ministre des relations extérieures de France lui écrivit le
27 juillet:


  Votre lettre nº 319, à laquelle vous aviez joint votre réponse au
  roi de Hollande, m'est parvenue promptement. Elle m'a été remise par
  M. de Langenau. J'ai attendu ensuite avec une impatience que
  l'empereur a partagée, la lettre précédente qui devait renfermer les
  premières nouvelles du roi de Hollande dont nous ignorions encore la
  retraite. Elle n'est arrivée que trois jours après. Vous n'aviez
  envoyé votre courrier qu'à Francfort. Là, la lettre a été mise à la
  poste, je ne sais par qui, et elle n'est arrivée au ministère que
  deux jours après les lettres que j'ai présumé être parties de
  Francfort à la même époque. Le prince d'Eckmul a été instruit par le
  général Compans de l'arrivée de votre courrier à Francfort et des
  nouvelles qu'il apportait deux jours avant celui où j'ai reçu votre
  lettre.

  Je n'entre dans ce détail, Monsieur, que pour vous faire sentir la
  nécessité d'envoyer directement vos courriers à Paris, surtout
  lorsqu'ils doivent annoncer des événements importants dont je vous
  suppose jaloux de donner les premières nouvelles. C'est par M. de
  Langenau que l'on a appris à Paris que le roi de Hollande était à
  Toeplitz; jusque-là nous ignorions où il était.

  Vous vous êtes renfermé en lui répondant dans les bornes
  convenables. Vous ferez bien, si l'occasion s'en présente à vous
  d'une manière naturelle, de représenter à ce prince que sa place
  n'est pas en pays étranger, que sa dignité, les titres auxquels il
  n'a pas renoncé et sa qualité de Français et de prince français le
  rappellent en France, que son retour lui est prescrit par ses
  devoirs envers l'empereur, chef de sa famille et son souverain,
  envers sa famille et son pays. Vous lui direz les choses comme de
  vous-même et avec toutes les formes de respect propres à faire
  excuser la liberté que vous oserez prendre. Vous pourrez même lui
  dire:--Je ne sais ce que l'empereur a pu écrire à Votre Majesté,
  mais si mon respect et mon dévouement pour l'empereur, que j'ai
  l'honneur de servir, et mon attachement à votre personne pouvaient
  m'autoriser à m'expliquer avec franchise, j'oserais dire à V. M.,
  etc., etc. Je vous invite d'ailleurs à transmettre avec exactitude
  les détails qui vous parviendront sur le séjour du roi à Toeplitz et
  à prendre des mesures pour en bien connaître toutes les
  circonstances. L'empereur prend trop d'intérêt au sort de son frère,
  quels que puissent être ses torts envers lui, pour ne pas désirer
  d'être fidèlement instruit de tout ce qui le concerne, et si vous
  parveniez à déterminer le roi à rentrer en France, l'empereur vous
  saurait gré de cette preuve de votre zèle à le servir.


En vain, notre ministre à Dresde fit auprès de Louis toutes les
démarches pour l'engager à se rendre en France, le roi de Hollande
refusa, et M. de Bourgoing ayant fait connaître ces refus réitérés,
M. de Cadore lui écrivit:


                                            De Paris, le 30 août 1810.

  Monsieur, j'ai reçu votre lettre du 18 août dans laquelle vous me
  rendez compte des efforts que vous avez faits pour vous rapprocher
  du roi de Hollande et lui faire la communication que je vous avais
  indiquée dans ma lettre du 27 juillet. Cette lettre, Monsieur, ne
  vous prescrivait pas de n'entretenir le prince que verbalement; elle
  ne vous défendait pas de vous adresser à lui par écrit. Vous y avez
  trouvé cette expression: «_dire ces choses comme de vous-même_,»
  etc. Mais le mot _dire_, dans un sens figuré, s'applique aussi à ce
  que l'on écrit. On dit par écrit comme verbalement. Ce que je vous
  recommandais surtout était de chercher une occasion naturelle de
  faire ces représentations. Un rendez-vous aux frontières, que vous
  aviez sollicité du roi, n'était pas une occasion naturelle; on en
  aurait beaucoup parlé. L'occasion naturelle était une réponse que
  vous auriez pu faire à une lettre du roi. Il est fort heureux que le
  roi ait refusé l'entrevue que vous lui avez fait demander. Il n'est
  pas probable que vous puissiez trouver maintenant une occasion très
  naturelle de donner au prince les conseils indiqués dans ma lettre,
  et l'empereur désire que vous ne preniez plus aucune part à cette
  affaire. S. M. veut que, si vous êtes consulté encore par le comte
  de Saint-Leu, vous vous absteniez de lui répondre, que vous lui
  laissiez faire ce qu'il désire et que vous ne vous mettiez plus en
  peine de ce qui le regarde, ce qui ne doit pas empêcher de faire
  connaître ce que vous apprendrez de lui.


Louis était tellement las des grandeurs et excédé de tout ce qu'il
avait souffert sur le trône, qu'il souhaitait avant toute chose le
repos; aussi le 20 juillet écrivit-il à son oncle, le cardinal
Fesch, la curieuse lettre suivante:


  Mon cher oncle, je suis aux eaux de Toeplitz depuis dix jours; j'en
  éprouve beaucoup de bien. J'ai écrit à maman et à Pauline, mais je
  suis si loin que je crains, avec raison, que mes lettres ne leur
  parviennent pas. Vous êtes à présent peut-être le seul de la famille
  auprès de l'empereur. Dites-moi, je vous prie, si vous croyez qu'il
  me permette enfin de vivre tranquille et obscur. C'est là tout mon
  désir. Après les malheurs que j'ai éprouvés, je ne puis plus rien
  être, et si l'empereur le veut, je vous prierai de me vendre vos
  biens en Corse et j'irai m'y établir; mais comme je suis résigné à
  tout plutôt qu'à être quelque chose, après n'avoir pu rester sur le
  trône de Hollande, je crains qu'il n'y consente pas. Si je pouvais
  obtenir de m'y retirer avec le plus jeune de mes enfants, je me
  trouverais bien heureux, puisque je serais à jamais tranquille.
  Veuillez, mon cher oncle, vous en informer directement chez mon
  frère et me dire sa réponse et votre opinion. J'attends votre
  réponse avec impatience.


Ce malheureux prince commençait en effet à goûter un repos
salutaire, après tant de péripéties. Lorsqu'il apprit la réunion de
la Hollande à la France, désespéré de voir les droits de ses enfants
méconnus, il ne put qu'adresser à toutes les cours une protestation
dans laquelle il établissait qu'ayant accepté le trône sans
conditions, ayant exécuté toutes ses conventions avec la France,
n'ayant abdiqué qu'à la dernière extrémité, après avoir été
contraint par la force à signer le traité du 16 mars 1810, Napoléon,
son frère, n'avait pas le droit de réunir la Hollande à l'empire et
de frustrer de la couronne le prince son fils.

Le roi ne tarda pas à éprouver quelques chagrins d'une autre nature
et qui, pour être d'un ordre moins élevé que les chagrins de la
politique, n'en jetèrent pas moins dans son coeur une affliction
réelle et un profond dégoût de la nature humaine. Il ne s'était fait
accompagner dans son exil volontaire que par deux hommes, le général
Travers et le contre-amiral Bloys, qui lui devaient tout et qu'il
avait choisis parmi une foule de personnes loyales et sûres; ces
deux hommes le quittèrent au bout de quelque temps, le laissant
seul, sans famille, presque sans relation d'aucune espèce, sur une
terre étrangère. Tout à coup il vit paraître près de lui le
chevalier (plus tard duc) Decazes, son ancien secrétaire de cabinet,
jadis secrétaire des commandements de Madame mère, alors conseiller
à la cour de justice de Paris. M. Decazes venait l'engager à rentrer
en France. Louis fut inébranlable dans sa résolution de ne pas
revenir dans sa patrie, et comme les climats tempérés lui étaient
favorables, il quitta Toeplitz pour se rendre à Gratz en Styrie,
partie la plus méridionale des états autrichiens. Il eût préféré
Rome ou Naples, mais Rome n'était plus indépendante, et Naples était
sous l'influence de Napoléon. M. Decazes l'accompagna à Gratz,
renouvelant sans succès les tentatives qu'on l'avait chargé de faire
pour persuader au prince de rentrer en France.

Pendant ce court voyage, il fut rejoint par M. Lablanche, secrétaire
de l'ambassadeur français à Vienne, qui lui apportait une sommation
de se rendre à Paris.


  Sire, disait M. Otto[67] dans cette lettre du 12 octobre, l'empereur
  m'ordonne d'écrire à Votre Majesté dans les termes suivants: Le
  devoir de tout prince français et de tout membre de la famille
  impériale est de résider en France, et il ne peut s'absenter qu'avec
  la permission de l'empereur. Après la réunion de la Hollande à
  l'empire, l'empereur a toléré que le roi résidât à Toeplitz, sa
  santé paraissait lui rendre les eaux nécessaires; mais aujourd'hui
  l'empereur entend que le prince Louis, comme prince français et
  grand dignitaire de l'empire, y soit rendu au plus tard au 1er
  décembre prochain, sous peine d'être considéré comme désobéissant
  aux constitutions de l'empire et au chef de sa famille, et traité
  comme tel.

         [Note 67: Ambassadeur de France à Vienne.]

  Je remplis, Sire, mot pour mot, la mission qui m'est confiée, et
  j'envoie le premier secrétaire d'ambassade pour être assuré que
  cette lettre aura été remise exactement.

  Je prie Votre Majesté d'agréer l'hommage de mon profond respect.


Louis resta sourd à cette sommation, comme il était resté sourd aux
prières; il espérait être enfin délivré de cette persécution d'un
nouveau genre, il n'en était rien. Son ancien secrétaire, M.
Decazes, lui fut envoyé de nouveau et ne réussit pas mieux qu'à son
premier voyage. Il y avait à peine deux mois que l'ex-roi de
Hollande habitait Gratz, lorsqu'il connut tout à coup, par le
_Moniteur_ du 15 décembre, le sénatus-consulte du 10 du même
mois[68]. Indigné, il envoya le 30 au sénat la protestation
suivante:

         [Note 68: Ce sénatus-consulte lui donnait un apanage autour
         de sa terre de Saint-Leu en dédommagement de la Hollande.]


  Sénateurs, le _Moniteur_ du 15 arrive; j'étais loin de m'attendre au
  coup mortel, à l'atteinte ineffaçable que me porterait le
  sénatus-consulte du 10 décembre.

  Je dois au nom de l'empereur, qui est aussi le mien, à mes enfants
  et au peuple à qui j'appartiens depuis le 5 juin 1806, de déclarer
  publiquement, comme je déclare en ce moment:

  Que, lié à jamais, ainsi que mes enfants, au sort de la Hollande, je
  refuse pour moi, comme pour eux, l'apanage dont il est fait mention
  dans ledit sénatus-consulte. J'ordonne, par le présent acte que je
  porte à sa connaissance, à la reine, de refuser pour elle, comme
  pour ses enfants, la moindre partie d'un tel don, et de se contenter
  de ses propriétés particulières jointes aux miennes.

  J'ordonne, par le présent acte, au sieur Tivent, intendant général
  de la couronne, à qui j'ai confié l'administration de ces
  propriétés, comme chargé de mes affaires particulières, de mettre la
  reine en possession de tout ce qui m'appartient individuellement,
  consistant dans toutes les acquisitions qui, depuis le 5 juin 1806,
  n'ont pas été réunies au domaine de la couronne par l'acte d'achat.

  Je déclare, en outre, que je désavoue toutes les accusations,
  lettres et écrits quelconques, lesquels tendraient à faire croire
  que j'ai trahi mon pays, mon peuple, moi-même, ou manqué à ce que je
  devais et aimerai toujours à devoir à la France, ma première patrie,
  que j'ai servie, depuis mon enfance, de coeur et d'âme. Placé sur le
  trône de la Hollande, _malgré moi_, mais lié à ses destinées par mes
  affections, mes serments et les devoirs les plus sacrés, je ne veux
  et ne peux vouloir que rester Hollandais toute ma vie. En
  conséquence, je déclare le don dudit apanage nul et de nul effet
  pour moi, comme pour mes enfants, et pour leur mère, annulant
  d'avance tout consentement ou acceptation donnés, soit directement,
  soit indirectement.

  En foi de quoi j'ai rédigé le présent acte écrit et signé de ma
  main. Je prie le Sénat de le recevoir et de faire agréer mon refus à
  l'empereur.


Le même jour, il écrivit à la reine:


  Ma douleur et mon malheur seraient à son comble si je pouvais
  accepter l'apanage honteux que me destine, ainsi qu'à mes enfants,
  le sénatus-consulte que je vois dans le _Moniteur_ du 15 de ce mois.
  Je vous ordonne de refuser jusqu'à la moindre partie de ce don vil
  et douloureux. J'annule d'avance toutes les acceptations ou
  consentements que vous pourriez donner, soit pour vous, soit pour
  mes enfants. Toutes mes propriétés particulières sont à votre usage
  et à celui de mes enfants. Je vous autorise, par l'écrit ci-joint, à
  vous en mettre en possession; cela, joint à vos propres biens, vous
  suffira pour vivre en simple particulière. Reine, épouse, mère, sous
  tous les rapports, tout autre don vous offenserait, et je vous
  désavouerais en tout temps comme en tout lieu.


Deux années s'écoulèrent, pendant lesquelles le roi goûta enfin
quelque tranquillité; il en profita pour se livrer à son goût
dominant, l'étude des arts et de la littérature.

La campagne de Russie amena le désastre des armées françaises dans
le Nord, comme l'injuste guerre d'Espagne avait amené les désastres
de l'armée française dans le Midi. La fortune se lassait de suivre
Napoléon. Profondément affligé des malheurs de sa patrie, Louis,
resté toujours bon Français, écrivit le 1er janvier 1813 à
l'empereur la lettre ci-dessous:


  Sire, profondément affligé des souffrances et des pertes de la
  Grande-Armée, après des succès qui ont porté les armes françaises
  jusqu'au pôle; pouvant aisément juger combien vous êtes pressé,
  combien il est urgent de réunir tous les moyens de défense
  possibles, au moment enfin où une lutte terrible va continuer et se
  prépare encore plus furieuse; convaincu qu'il n'y eut jamais pour la
  France, pour votre nom, pour vous, de moment plus critique, je
  croirais manquer à tous mes devoirs à la fois, si je ne cédais à la
  vive impulsion de mon coeur. Je viens donc, Sire, offrir au pays
  dans lequel je suis né, à vous, à mon nom, le peu de santé qui me
  reste et tous les services dont je suis capable, pour peu que je
  puisse le faire avec honneur. Je suis, de Votre Majesté, le
  respectueux et tout dévoué frère.


Cette lettre fut envoyée par l'ambassadeur de France à Vienne et
placée dans une autre lettre écrite à Madame mère. L'empereur y
répondit, le 16 janvier 1813, qu'il voyait avec plaisir les
sentiments qui animaient Louis, mais qu'il lui avait fait connaître
déjà que ses devoirs envers l'empereur, sa patrie et ses enfants,
exigeaient son retour en France; qu'il le recevrait comme un père
reçoit son fils, qu'il avait des idées fausses sur la situation des
affaires, que lui, Napoléon, avait un million d'hommes sur pied,
deux cents millions dans ses caisses, que la Hollande était
française à jamais, etc. Cette lettre, d'un style plus modéré que
les précédentes, contenait cependant encore quelques expressions
personnelles blessantes pour le roi. C'était, du reste, la première
que Louis recevait de Napoléon depuis celle de mai 1810, finissant
par ces mots: «c'est la dernière lettre de ma vie que je vous
écris». Le roi, dont les propositions n'avaient pas été acceptées,
fit un voyage au mois de juin 1813 aux bains de Neuhans, près de
Gratz, pour sa santé. Il en revint au mois de juillet, et le 8 il se
décida à faire des démarches auprès du congrès dont on annonçait
l'ouverture à Prague, sous la médiation de l'Autriche. Des
protestations, des notes envoyées à tous les souverains, n'eurent
aucun résultat. Voyant la guerre prête à éclater entre l'Autriche et
la France, Louis ne voulut pas rester plus longtemps dans les états
de l'empereur François II, malgré les bienveillantes instances de ce
souverain pour l'y retenir. Il crut donc devoir se rapprocher de sa
patrie, et le 10 août il partit pour la Suisse[69].

         [Note 69: Dans un petit volume de poésies publié par Louis, à
         Lausanne, on trouve les adieux suivants au séjour de Gratz:

            Adieu florissante contrée
            Où nul ne comprit tous mes maux,
            Mais où, l'âme triste, éplorée,
            J'ai souvent rêvé le repos...
            Mais rien n'est pour un long usage
            Dans ce monde trop incertain;
            Le temps est un bac de passage
            Où nos pas s'attachent en vain.
            Confidents d'un coeur solitaire,
            Jeunes arbres, mes seuls amis,
            Puisse votre ombre hospitalière
            Mieux abriter d'autres proscrits.]

En arrivant à Ischl, il écrivit à Napoléon:


  Sire,

  Les approches de la guerre avec la France m'avaient fait songer,
  depuis plusieurs mois, à quitter ce pays; voulant être sûr de ne
  point me trouver enfermé dans un pays ennemi, je suis parti le 10
  août. Je vous écris des frontières de la Bavière.

  Le duc d'Otrante, que j'ai vu à son passage par Leybach, m'a
  beaucoup parlé; je lui ai caché mon dessein, parce que je voulais
  que vous l'apprissiez par moi seul.

  Sire, j'avais le projet de me rendre dans une retraite sûre et
  définitive dont j'ai plus besoin que jamais. La Bosnie m'était
  ouverte; comme un pays tranquille, amie naturelle de la France, elle
  me convenait sous tous les rapports, même sous celui du climat;
  mais, Sire, quand j'étais au moment de partir, j'ai appris les
  malheurs d'Espagne, j'ai appris que les ennemis étaient de ce côté
  sur les frontières, j'ai vu que la guerre était imminente, que vous
  alliez avoir un million d'hommes armés contre vous... Je ne me suis
  pas cru le maître de me soustraire à la crise imminente et terrible
  qui se prépare. Je suis peu de chose, mais ce que je suis je le dois
  à la Hollande, et après à la France et à vous. Je vais donc en
  Suisse pour pouvoir en être appelé par vous, quand vous croirez
  pouvoir le faire sans m'ôter l'espoir de rentrer en Hollande à la
  paix générale, ni d'une manière contraire au serment que je lui ai
  prêté, car, comme il est cependant impossible que vous ayez voulu
  faire de moi et de mes enfants des êtres provisoires, il est
  impossible que Votre Majesté ne veuille pas leur rétablissement et
  le rétablissement de la Hollande, quand toutes les affaires
  relatives au commerce et à la navigation seront terminées. Enfin,
  Sire, si je puis jamais être utile et à la France et à V. M., elle
  saura mieux que moi la manière dont cela convient à celui de ses
  frères qui est devenu roi de Hollande... Si cela n'est jamais le
  cas, je serai dans un pays qui, du moins, ne cessera jamais d'être
  ami de la France; quand je suis venu en Autriche, j'étais persuadé
  que le pays de l'impératrice de France ne serait de longtemps en
  guerre avec elle, et à coup sûr de mon vivant.

  Je vous prie de faire attention, Sire, que je viens à vous pour
  souffrir; que je le désire plus vivement à mesure que le péril
  augmente; que, dans la malheureuse position où m'ont placé les
  événements, j'ai dû ne plus partager la prospérité de ma maison,
  mais non me soustraire à ses dangers. Puissent, Sire, ceux qui la
  menacent, n'être pas aussi réels que je le crains! Mais les
  armements sont immenses, et dans un tout autre ordre et esprit que
  précédemment. Tout le monde gémit et réclame la guerre contre la
  France. Sire, je fais mon devoir, et envers la Hollande, et envers
  la France, et envers vous, en me rapprochant de tous trois, en me
  mettant plus à votre portée. Jamais je n'aurai à me reprocher de les
  avoir privés par ma faute de mes faibles efforts, quels qu'ils
  puissent être, et cette conviction me consolera, quelque chose qui
  arrive.


Cette lettre resta sans réponse. Louis fit quelques courses pour
visiter la Suisse, puis il attendit à Saint-Gall les suites des
événements qui grossissaient de toutes parts. Après la malheureuse
bataille de Leipsick, Murat, ayant quitté l'armée française pour
revenir à Naples, passa par la Suisse; il vit le roi son beau-frère
et lui conseilla de rentrer en Hollande par le secours des
alliés[70]. Louis répondit qu'il ne le ferait pas, attendu qu'on
n'admettrait jamais la neutralité de la Hollande et qu'il ne
voudrait, pour aucun trône du monde, faire la guerre à son pays.
Toutefois, voulant profiter des circonstances pour une nouvelle
tentative faite bien moins dans son intérêt que dans celui de ses
enfants, il envoya un des officiers de son ancienne garde attendre
Napoléon à son passage à Mayence, avec mission de lui remettre une
lettre.

         [Note 70: C'est le roi Louis lui-même qui, dans son ouvrage
         sur la Hollande, t. III, page 324, nous fait connaître ce
         fait.]

Louis demandait qu'on le laissât retourner en Hollande et qu'on lui
permit de traverser la France pour se rendre à Amsterdam. Persuadé
qu'au point où en étaient les affaires, l'empereur serait ravi de
lui céder de nouveau un pays qui allait tomber aux mains des alliés,
et qu'il croyait être seul à même de sauver et de soustraire à la
coalition, l'ex-roi de Hollande vint jusqu'à Pont-sur-Seine, après
avoir écrit à l'impératrice régente et au prince Cambacérès; mais, à
son grand étonnement, il apprit qu'on refusait de le recevoir à
Paris. Il rentra donc en Suisse, et là fut rejoint par l'officier
envoyé à Napoléon. Cet officier, et bientôt après les lettres de
Berthier et du duc de Vicence, lui firent connaître la réponse de
l'empereur.

«J'aime mieux que la Hollande retourne sous le pouvoir de la maison
d'Orange, avait dit Napoléon, que sous celui de mon frère.»

Malgré tous les échecs, malgré tous les déboires, Louis crut encore
devoir faire une tentative en octobre 1813, lorsqu'il connut les
événements qui venaient d'avoir lieu en Hollande, l'insurrection de
ce pays contre la France, son abandon par les troupes de l'empereur
et l'établissement d'une espèce de gouvernement provisoire exercé
par les magistrats d'Amsterdam. En conséquence, il adressa, le 29
novembre, de Soleure, à ce gouvernement provisoire, une longue
lettre dans laquelle, passant en revue toutes les phases de son
règne, il relatait ses droits et ceux de ses enfants. Il n'avait ni
désiré, ni recherché la couronne, il ne s'était décidé à l'accepter
que sur l'instance de la députation batave, et dans l'espoir
d'assurer à son pays d'adoption la protection puissante de la
France; il avait fait tout ce qui était humainement possible pour
maintenir l'intégrité du territoire, l'indépendance de la nation; il
avait cherché à faire jouir les peuples des bienfaits de lois
équitables, il n'avait abdiqué qu'en faveur de son fils, tout
récemment il avait voulu se rendre à Amsterdam pour mettre la nation
hollandaise à même de se prononcer librement pour lui ou pour la
maison d'Orange.

Louis commençait ce long, intéressant et véridique plaidoyer en
disant que les nouvelles circonstances dans lesquelles se trouvait
la Hollande l'obligeaient à sortir de sa retraite, que ces
circonstances devaient ou compléter les obligations qui
l'attachaient au pays depuis huit ans, ou l'en dégager entièrement.
Il terminait en promettant d'achever ce qui n'avait été qu'esquissé
par l'acte d'union d'Utrecht, en assurant une constitution plus
étendue, et en affirmant qu'il ferait tous ses efforts pour
maintenir l'état de paix et de neutralité. Quelques personnes lui
proposèrent de se rendre en Hollande pour y décider le peuple en sa
faveur, il refusa. «Je ne puis y rentrer, répondit-il, que rappelé
par la nation; il ne convient ni à mon caractère ni au bien de la
Hollande que j'y rentre par la guerre ou par les troubles! Je dois
me borner à faire savoir aux Hollandais que mon dévouement au pays
est toujours le même, le reste les regarde.»

Sa démarche auprès des magistrats d'Amsterdam n'obtint aucun succès,
la maison d'Orange fut rétablie sur le trône. Dès lors, Louis se
considéra comme entièrement dégagé de toute obligation envers la
nation hollandaise, et il résolut de rentrer chez lui, à Saint-Leu,
espérant qu'on l'y laisserait jouir de la tranquillité qui semblait
le fuir en tous lieux. Le prince de Talleyrand lui ayant fait
connaître l'entrée des alliés en Suisse, l'ex-roi de Hollande hâta
son départ, et le 22 décembre 1813, après avoir fait une déclaration
conforme à sa lettre du 29 novembre, il se rendit à Lyon et de là à
Paris, où il arriva le 1er janvier 1814. Il descendit chez Madame
mère, mais il ne put voir l'empereur. On lui insinua même l'ordre de
s'éloigner à quarante lieues de la capitale de la France. Il refusa
d'obéir, «personne, dit-il, n'ayant le droit de m'empêcher de
demeurer chez moi.» Enfin le 10 janvier, il put être admis auprès de
l'empereur, grâce à la médiation de l'impératrice. L'entrevue fut
froide, les deux frères ne s'embrassèrent pas. Louis pria Napoléon
d'écarter toujours, dans leurs conversations, ce qui pouvait
concerner la Hollande. Quelques jours auparavant, le roi avait reçu
de l'empereur la lettre autographe ci-dessous:


  Mon frère, j'ai reçu vos deux lettres et j'ai appris avec peine que
  vous soyez arrivé à Paris sans ma permission. Vous n'êtes plus roi
  de Hollande depuis que vous avez renoncé et que j'ai réuni ce pays à
  la France. Vous ne devez plus y songer. Le territoire de l'empire
  est envahi et j'ai toute l'Europe armée contre moi. Voulez-vous
  venir comme prince français, comme connétable de l'empire, vous
  ranger auprès du trône? Je vous recevrai, vous serez mon sujet; en
  cette qualité, vous y jouirez de mon amitié et ferez ce que vous
  pourrez pour le bien des affaires. Il faut alors que vous ayez pour
  moi, pour le roi de Rome, pour l'impératrice, ce que vous devez
  avoir. Si, au contraire, vous persistez dans vos idées de roi et de
  Hollandais, éloignez-vous de quarante lieues de Paris... Je ne veux
  pas de position mixte, de rôle tiers. Si vous acceptez, écrivez-moi
  une lettre que je puisse faire imprimer.


Le roi désirait ardemment être employé, être utile à la France dans
ce moment de crise, sans recevoir ni rang, ni apanage, ni titres,
lesquels eussent été en opposition avec sa déclaration de Lausanne,
lesquels l'eussent empêché de s'éloigner de France dans le cas où la
victoire eût rendu la Hollande à celle-ci, et qui, dans ce cas,
eussent été un assentiment tacite à la réunion, mais il éprouva avec
une cruelle amertume combien, dans l'exil et le climat froid de la
Styrie, trois années d'isolement et de chagrin avaient délabré sa
santé. Il essaya vainement de se tenir à cheval, il ne pouvait même
rester debout quelque temps.

Il vit une seconde fois son frère, la veille du départ de Napoléon
pour l'armée, le 23 janvier 1814. L'empereur semblait décidé à faire
la paix après la première victoire, mais il se laissa entraîner
ensuite dans un système opposé. Louis, d'accord avec Joseph, lui
adressa presque journellement des lettres dans lesquelles il le
suppliait de traiter le plus vite possible avec les alliés. Le 16
mars, il lui écrivit: «Si Votre Majesté ne signe pas la paix,
qu'elle soit bien convaincue que son gouvernement n'a guère plus de
trois semaines d'existence. Il ne faut que du sang-froid et un peu
de bon sens pour juger l'état des choses en ce moment[71].»

         [Note 71: C'est à cette lettre, transmise par Joseph, que
         Napoléon répond en écrivant que Louis a l'esprit faux, etc.
         (Voir Joseph en 1814).]

Ces mots étaient prophétiques.

Louis demeura à Paris les mois de janvier, février et mars, jusqu'au
30 de ce dernier mois, qu'il suivit l'impératrice à Blois. Il
insista pour que celle-ci n'abandonnât pas la capitale malgré
l'entrée des alliés, mais elle ne l'osa pas.

L'empereur, dans ses instructions, déclarait traîtres tous ceux qui
resteraient à Paris dans le cas où cette ville serait occupée par
l'ennemi, et même tous ceux qui conseilleraient à l'impératrice de
le faire..... Louis arriva à Blois avec Marie-Louise, qu'il avait
rejointe à Rambouillet, étant parti après elle. Il séjourna à Blois
jusqu'au 9 avril, époque à laquelle le retour des Bourbons fut
connu. Des officiers de l'armée alliée étant venus chercher
l'impératrice, l'ex-roi de Hollande prit congé d'elle et revint en
Suisse. Il parvint le 15 avril à Lausanne. On lui avait fait dire
avant son départ de Blois qu'il pouvait habiter la France; il pensa
que son devoir s'y opposait, et qu'il devait partager la mauvaise
fortune de sa famille. Peu de temps après la rentrée de Louis à
Lausanne, le gouvernement des Bourbons érigea la terre de Saint-Leu
en duché, sans même l'en prévenir. À cette nouvelle et à celle du
traité de Fontainebleau, le prince fit une protestation, déclarant
qu'il renonçait à tous les avantages qui lui étaient faits par la
convention du 11 avril, qu'il y renonçait également pour ses
enfants; que, simple particulier depuis son abdication, vivant comme
tel, étranger à toute autre position, ayant refusé toutes les
offres, ayant rejeté l'apanage qu'on lui voulait donner par le
sénatus-consulte du 10 décembre 1810, il n'entendait conserver
d'autres dépendances à sa propriété de Saint-Leu que celles qui y
étaient en 1809, et qui, seules, lui appartenaient. Louis resta en
Suisse jusqu'au mois de septembre, prolongeant son séjour dans ce
pays, par l'espoir d'obtenir de sa mère qu'on lui remît son fils
aîné. Toutes ses démarches ayant été inutiles, il se retira à Rome,
où le Saint-Père le reçut avec joie. Le chef de l'église n'avait
point oublié la conduite du roi Louis à son égard, les offres de
service qu'il lui avait faites, les témoignages d'affection et de
fidélité qu'il lui avait fait donner par le prélat Ciamberlani,
supérieur des missions en Hollande, et cela dès le commencement des
différends du pontife avec l'empereur Napoléon. Le prince arriva à
Rome le 24 septembre 1814, et il s'empressa de réclamer hautement
l'aîné de ses fils. Il recourut même aux tribunaux qui, le 7 mars
1815, lui donnèrent gain de cause; mais le 20 du même mois, Napoléon
était remonté sur le trône, tous les statuts de famille furent remis
en vigueur, en sorte que ce qui concernait les Bonaparte dépendit
encore uniquement de la volonté de l'empereur qui s'opposa au désir
de son frère. Enfin, après la seconde abdication, le malheureux roi
Louis obtint de la reine Hortense son fils aîné qui, dès lors,
demeura avec lui. Pendant les cent-jours, Louis, dont la santé était
gravement altérée, qui avait un impérieux besoin de repos, de
tranquillité et de soins, qui n'avait plus de devoirs à remplir,
résista aux pressantes sollicitations de se rendre auprès de sa
soeur à Naples, ou bien à Paris. Il pensait d'ailleurs que le
premier devoir social, que le caractère distinctif des gens de bien,
la maxime la plus essentielle à la conservation, à l'ordre et au
repos de la société, consiste dans le respect le plus profond envers
les gouvernements établis.

C'est vraisemblablement en vertu de ce principe qu'il professait
hautement, que le roi Louis blâma les tentatives de son fils à
Strasbourg et à Boulogne, ainsi qu'on le verra plus loin.

Le roi Louis, philosophe par nature, supporta la chute de sa
famille et la sienne avec résignation, dignité et grandeur d'âme.
Méprisant le luxe, n'aimant pas la puissance du rang suprême, dans
laquelle il ne voyait qu'obligations et devoirs, il se livra sans
partage à l'étude des belles-lettres. Si des idées tristes
interrompaient souvent la sérénité habituelle, la douceur normale de
son âme, c'est que sa tendresse paternelle s'inquiétait pour
l'avenir de ses enfants. Il quitta Rome pour le beau climat de la
Toscane et le ciel pur de Florence. En 1831, il éprouva une immense
douleur, il perdit l'aîné de ses deux enfants, le prince
Napoléon-Louis, mort dans l'insurrection des Romagnes. Lorsque
l'ancien roi de Naples et d'Espagne, Joseph, vint des États-Unis à
Londres, pour essayer, après 1830, de soutenir les droits du fils de
Napoléon au trône de France, Louis eut avec son frère aîné de
fréquentes correspondances.

Avant la fin de sa longue et pénible carrière, l'ex-roi de Hollande
devait éprouver encore deux profonds chagrins, qui hâtèrent ses
derniers instants. Le premier fut la tentative de Strasbourg, faite
par le dernier de ses enfants, le prince Louis-Napoléon, suivie
bientôt après de la tentative de Boulogne; le second fut le refus
des gouvernements de France et d'Angleterre de permettre à ce fils
de venir lui fermer les yeux.

Lorsque l'ex-roi de Hollande connut les tentatives de son fils, il
était malade à Florence. Il n'avait cessé d'être en relation suivie
avec le duc de Padoue, son parent. Il lui écrivit le 15 novembre
1836:


  Mon cher cousin,

  Je m'adresse à vous avec confiance dans le nouveau malheur que
  j'éprouve et qui tombe sur moi comme un coup de foudre. Malgré le
  malheur que j'ai eu il y a six ans de perdre mon fils aîné, par
  suite d'une intrigue et d'une séduction infernale, son frère, qui
  fut compromis aussi alors, s'est laissé de nouveau entraîner dans
  une action aussi folle que grave. Vous savez mon état de santé, vous
  savez qu'il m'est impossible d'agir par moi-même. Veuillez donc, je
  vous prie, faire des démarches en mon nom auprès du gouvernement et
  des personnes que j'ai connues autrefois, telles que le duc de
  Cazes, s'il est à Paris, le comte Molé et tous ceux que vous croirez
  être plus accessibles à mes prières, pour les engager à obtenir du
  gouvernement que mon fils soit renvoyé en Angleterre avec sa mère.
  On peut oublier son incartade en considération de la folie et je
  dirai presque du ridicule d'une telle tentative et de ce qu'elle n'a
  coûté la vie à personne.

  Il est inutile que je vous parle de la reconnaissance que je vous
  aurai d'un tel service, la gravité de la chose parle assez
  d'elle-même.

  Je me persuade que vous ne me refuserez pas un service aussi
  important; en tout cas, veuillez me faire parvenir votre réponse le
  plus promptement possible.

  Adieu, mon cher cousin, recevez l'assurance de mon sincère
  attachement.


À la même époque, le 21 novembre 1836, la reine Hortense écrivait
d'Arenenberg à M. de Padoue:


  Monsieur le duc, en revenant chez moi, on m'a remis votre lettre.
  Elle eût été d'une grande consolation pour moi, et peut-être
  n'aurais-je pas entrepris un voyage aussi pénible, si j'avais su à
  temps que la vie de mon fils n'était pas en danger, mais cette
  incertitude était affreuse, et j'en allais appeler à vous tous, à
  vos anciens sentiments, pour m'aider à obtenir une vie qui m'était
  si chère, lorsque j'ai appris qu'il n'y avait rien à craindre pour
  elle. Je ne me suis pas montrée, je n'ai pas même été jusqu'à Paris;
  je ne voulais troubler personne, sans cela j'aurais été charmée de
  vous revoir ainsi que votre fille[72]. Vous devez penser qu'elle
  m'est toujours chère, que son bonheur m'intéresse et que je serai
  toujours heureuse de vous assurer tous deux de mes sentiments.

         [Note 72: Madame Thayer.]


Le prince Louis-Napoléon, étant parvenu à s'échapper du château de
Ham avant la mort de son père, espéra pouvoir passer en Italie et
arriver assez à temps pour le voir une dernière fois. L'Angleterre
ne le permit pas, les passeports nécessaires lui furent refusés. Le
malheureux père mourut à Florence le 25 juillet 1846, à la suite
d'une congestion cérébrale, sans avoir pu recevoir les embrassements
d'un enfant adoré. Il avait 68 ans, était toujours en exil et séparé
de tous les siens. Ses restes furent déposés d'abord dans l'église
de Santa-Croce à Florence. En 1848, un des premiers actes de son
fils, dès que les portes de la France s'ouvrirent devant lui, fut de
remplir les intentions testamentaires du roi son père en faisant
placer son corps dans l'église de Saint-Leu, près de celui de
Charles Bonaparte. En 1835, à propos des bruits accrédités par
quelques journaux du mariage du prince Louis-Napoléon avec la jeune
reine de Portugal, Dona Maria, le fils du roi Louis trouva occasion
de faire connaître l'impression profonde que la belle conduite de
son père avait laissée dans son coeur. Il écrivit au rédacteur d'un
de ces journaux la lettre suivante:


                                      Arenenberg, le 14 décembre 1835.

  Monsieur le rédacteur, plusieurs journaux ont accueilli la nouvelle
  de mon départ pour le Portugal comme prétendant à la main de la
  reine Dona Maria. Quelque flatteuse que soit pour moi la supposition
  d'une union avec une jeune reine, belle et vertueuse, veuve d'un
  cousin qui m'était cher, il est de mon devoir de réfuter un tel
  bruit, puisqu'aucune démarche qui me soit connue n'a pu y donner
  lieu.

  Je dois même ajouter que, malgré le vif intérêt qui s'attache aux
  destinées d'un peuple qui vient d'acquérir sa liberté, je refuserais
  l'honneur de partager le trône de Portugal, si le hasard voulait que
  quelques personnes jetassent les yeux sur moi.

  La belle conduite de mon père, qui abdiqua en 1810 parce qu'il ne
  pouvait allier les intérêts de la France avec ceux de la Hollande,
  n'est pas sortie de mon esprit. Mon père m'a prouvé, par un grand
  exemple, combien la patrie est préférable à un trône étranger. Je
  sens en effet qu'habitué dès mon enfance à chérir mon pays
  par-dessus tout, je ne saurais rien préférer aux intérêts français,
  persuadé que le grand nom que je porte ne sera pas toujours un titre
  d'exclusion aux yeux de mes compatriotes, puisqu'il leur rappelle
  quinze années de gloire; j'attends avec calme dans un pays
  hospitalier et libre que le peuple rappelle dans son sein ceux
  qu'exilèrent en 1815 douze cent mille étrangers. Cet espoir, de
  servir un jour en France comme citoyen et comme soldat, fortifie mon
  âme et vaut, à mes yeux, tous les trônes du monde.


Le roi Louis publia plusieurs ouvrages d'un mérite réel, en voici la
liste:

1º En 1800, un roman en 3 volumes, intitulé _Marie ou les peines de
l'amour_. Nous avons déjà dit un mot de ce roman, dont il fit
paraître une 2e édition en 1814, sous le titre de _Marie ou les
Hollandaises_.

2º En 1813, un livre de poésies, intitulé _Odes_, qui fut édité à
Vienne. C'est une de ces odes dont nous avons cité quelques jolis
vers, les adieux à Gratz.

3º En 1814, un mémoire sur la versification, en réponse à une
question proposée par la deuxième classe de l'Institut. Ce mémoire
imprimé à Rome en 2 volumes, en 1825, sous le titre d'_Essai sur la
versification_, remporta le prix de la question mise au concours.
Dans cet ouvrage, l'auteur demande la suppression de la rime dans
les vers, la conservation de la césure et l'ancien nombre de
syllabes. Il complète leur rhythme par une distribution régulière
des accents, ce qui les fait essentiellement différer des vers
blancs. Il note pour cette accentuation la pénultième des mots
finissant par des e muets et la finale de tous les autres. Il
appliqua lui-même ce système, dont il est l'inventeur, en faisant
une tragédie, une comédie, un opéra, une ode, et en s'excusant de
n'avoir pas poussé jusqu'à l'épopée.

4º En 1820, trois volumes, intitulés _Documents historiques sur le
gouvernement de la Hollande_[73].

         [Note 73: Nous avons eu plusieurs fois recours à ce curieux
         et intéressant ouvrage pour la rédaction de notre travail.]

5º L'_Histoire du Parlement anglais_, depuis son origine en 1234,
jusqu'à l'an VII de la République française, suivi de la grande
charte avec des notes autographes de Napoléon. Ce livre, un volume,
parut en 1820, à Paris.

6º En 1828, une réponse à sir Walter Scott sur son histoire de
Napoléon, brochure de 160 pages.

7º En 1834, une brochure d'une cinquantaine de pages, intitulée
_Observations sur l'histoire de Napoléon par M. de Norvins_. C'est
une réfutation sans réplique d'un assez grand nombre de faits
avancés inconsidérément par cet historien trop officieux de
l'empereur.

Nous terminerons ce travail sur le roi Louis par une lettre qui lui
fut écrite de Londres par son frère Joseph, le 1er août 1834, et qui
nous paraît de nature à faire connaître le caractère de ces deux
princes.


  Mon cher frère, je n'ai pas répondu plus tôt à ta lettre du 3
  juillet, je suis encore convalescent d'une douloureuse esquinancie
  qui m'a tenu plus de quinze jours au lit et dont les suites me
  tiennent encore à la maison, à cause du temps humide et nébuleux qui
  règne depuis ma convalescence.

  Personne n'est moins dogmatique que moi, et si tu es d'humeur à
  régayer le tableau que tu fais si sombre de la vie par de nouveaux
  rapports qui puissent embellir le déclin de ta vie, personne n'en
  sera plus heureux que moi, chacun a le sentiment et la mesure de ce
  qu'il peut et doit pour son propre bonheur, et on fait légitimement
  de tenter un sort meilleur lorsqu'on en espère du bonheur.

  Je ne m'appesantirai pas davantage sur la thèse du mal ou du bien de
  cette vie, je crois la vérité dans le mélange de quelques plaisirs
  et de plus de douleurs; mais on multiplie, on aggrave les douleurs
  en s'étudiant à voir tout en mal et on ne remédie à rien par de la
  mauvaise humeur; sans doute et le bonheur et la vertu sont en
  minorité sur la terre, j'en conviens, et il faut s'y soumettre,
  c'est notre lot, celui qui se soumet à ce qu'il ne peut empêcher est
  le moins malheureux et le plus sage. Faire de nécessité vertu,
  considérer plus bas que nous pour se trouver moins malheureux, se
  consoler dans la bonne conscience, si on croit à une autre vie, ne
  voir que le vrai bonheur: tu sais tout cela mieux que moi, mais je
  répète les appuis sur lesquels je me suis appuyé dans ma longue vie.

  J'ai eu une bonne femme et je n'ai pas vécu avec elle depuis trente
  ans; j'ai sans cesse combattu sans ambition les brigands, les
  ennemis de mon pays, des exigences que je n'approuvai pas; l'homme
  le plus aimant de la terre a passé sa vie sans sa famille, dans un
  autre monde; depuis 1830, j'ai dépensé pour la cause de mon neveu
  plus d'un million de francs, c'était la moitié de ce qui me restait
  de disponible après l'incendie de ma maison en Amérique, en 1820. Je
  crois être assuré que c'est la politique qui a mis le feu à ma
  maison pour y détruire les lettres que Napoléon m'avait confiées.
  Revenu en Europe sur l'invitation de Julie et la tienne, j'ai comme
  toi voulu aider Caroline et Jérôme; j'ai cru que toute querelle
  domestique se dissiperait à ma voix fraternelle et je puis dire
  paternelle. Qu'ai-je recueilli de mes soins, de ma bonne volonté?
  Caroline, par ses soupçons, par son abnégation de toute fierté, les
  autres, par leur peu de sympathie et l'appui qu'ils paraissent avoir
  donné à ses calomnies contre mon oncle le cardinal, contre moi-même,
  m'ont fait sentir qu'il était encore de plus grands maux que ceux
  que nous devons à la persécution des rois conjurés contre nous; ton
  fils mort était aussi mon fils; celui qui a épousé mon aînée je l'ai
  vu, comme Caroline, aux pieds de nos ennemis... Ce qui m'empêche
  d'aller en Italie, c'est qu'on sait que je possède des secrets que
  vous ignorez. Je lutte contre la mauvaise fortune et je n'en suis
  pas abattu; ma santé faiblit, il est vrai, mais j'ai 71 ans: combien
  sont plus infirmes que moi! Julie, mes filles, toi, m'avez conservé
  votre coeur dans toute sa pureté; ton fils, ma soeur, Charles, mes
  neveux, que de sujets de douleurs! Notre oncle m'eût resté ami, sa
  soeur lui a laissé les portraits de famille sous toutes les formes,
  sous toutes les reliures; l'homme qui m'a dit de la part de notre
  mère, sous le plus inviolable secret, qu'il était chargé de vendre
  le collier qu'elle destinait au roi de Rome pour 200,000 francs,
  prix qu'elle n'avait pas trouvé à Rome, me dit aussi qu'elle avait
  disposé du médaillon contenant le portrait de l'empereur, valant
  plus de 60,000 francs, il a été trouvé: le collier a été vendu par
  l'ordre de Madame, elle a disposé du prix, elle l'a voulu et
  personne n'a rien à y voir: le cardinal n'y est pour rien, le
  cardinal n'a pas voulu risquer des funérailles dignes de la mère de
  Napoléon et de nous tous pour la même raison que moi-même en
  Amérique je n'ai pas dû affronter les préventions et les âmes
  toutes puissantes de la Sainte-Alliance, par la même raison que tu
  n'as pas dû ni pu rendre à notre fils les honneurs funéraires qui
  lui étaient dus; mais notre oncle m'a souvent entretenu du monument
  somptueux qu'il a l'intention de consacrer à sa soeur, mais où?
  quand? et ne lui faut-il pas l'assentiment de nous tous? Je lui ai
  écrit qu'en sus de ce qu'il ferait, j'y contribuerais aussi pour ma
  part. Je ne doute pas que tu ne fasses comme moi, mais où? Faut-il
  suivre l'exemple que tu as donné à Florence, où est mort ton fils?
  Faut-il suivre celui qu'a donné ta femme à l'occasion de ton autre
  fils et demander en grâce que notre mère soit enterrée où nous ne
  pouvons ni vivre ni mourir? Le cardinal a pensé à Ajaccio, mais cela
  est-il convenable? Notre oncle n'est pas un génie de premier ordre,
  mais on le calomnie lorsqu'on lui refuse les qualités du coeur et
  des talents et des connaissances dont s'honoreraient bien des
  ecclésiastiques considérés dans ce monde.

  Si tu crois à mes paroles, à ma probité, à mon honneur, crois que tu
  t'es trompé sur notre oncle le cardinal Fesch; je désire te
  convertir à ma croyance, parce que je suis sûr de ce que je dis, que
  j'ai connu notre oncle lorsque vous ne pouviez pas l'apprécier dans
  votre enfance, lorsque nous étions tous orphelins de notre père, et
  notre mère a toujours disposé de ce qui appartenait à son frère pour
  le bien de la famille à son grand contentement, lorsque la mort
  prématurée de notre père nous laissa dans les embarras occasionnés
  par les dépenses au-dessus de sa fortune qu'il avait été obligé de
  faire dans ses missions de Paris et à Versailles[74].

         [Note 74: Sur ces derniers faits, voy. le 1er vol. de Jung,
         _Bonaparte et son temps_.]

  Je suis fatigué, la tête me tourne, je t'embrasse de tout mon coeur,
  mon cher Louis.




III.

LE ROI JÉRÔME.


De 1784 à 1808.

Jérôme Bonaparte, le dernier des fils de Charles Bonaparte et le
plus jeune des frères de l'empereur Napoléon Ier, a parcouru une
longue carrière et assisté aux plus grands événements.

Non seulement il fut témoin, mais souvent acteur dans le grand drame
de 1800 à 1815. Le rôle important qu'il y a joué ne s'est pas
terminé avec le premier empire, car son nom se rattache également à
la seconde élévation de sa famille. Il est peu de vies où les
alternatives de grandeur et de mauvaise fortune se soient aussi
brusquement succédé.

À neuf ans, il est rejeté de la Corse, sa patrie, sur la terre de
France, fuyant exilé avec sa famille. Un de ses frères s'élève par
son génie aux premiers rangs de la hiérarchie militaire et lui fait
donner une éducation brillante; mais ce frère veut que Jérôme, dont
les premières années ont été consacrées à l'étude, devienne vite un
homme et un homme utile à la France. Il en fait un marin, bientôt
après un général, puis un prince, puis un roi. À vingt-trois ans le
jeune homme ceint son front d'une couronne royale. Six ans plus
tard, à l'âge où l'on n'est pas encore sorti de la jeunesse, ce
souverain par les conquêtes des Français est contraint d'abandonner
un trône qui s'écroule, entraîné dans les désastres de la France.
Jusqu'alors il s'est élevé, il redescend. Il se souvient de son
premier métier, laisse tomber le sceptre du roi pour ressaisir
l'épée du soldat. Le dernier sur le champ de bataille de Waterloo,
il y verse son sang et rallie les débris de la grande armée, prêt à
les mener à de nouveaux combats, si telle est la volonté du génie
devant lequel il s'est toujours incliné.

De 1784, époque de sa naissance, à 1813, époque de la chute du
royaume de Westphalie, Jérôme monte les degrés, s'élevant sans
cesse. De 1813 à 1847, il les descend. Proscrit par la politique de
l'Europe coalisée contre le plus grand génie des temps modernes,
brutalement repoussé par la famille de sa femme, les princes de
Wurtemberg, dépouillé par des gens qui le flattaient au temps de sa
prospérité et qui lui devaient tout, traqué par les gouvernements de
l'Autriche, de l'Allemagne et de l'Italie, ne sachant où reposer sa
tête, il voit enfin dans sa patrie éclater une révolution qui lui
donne l'espoir d'y rentrer bientôt. Illusion trompeuse, le temps
n'est pas venu. Proscrit depuis quinze ans, la fortune ne lui a pas
fait assez expier les faveurs qu'elle lui a accordées pendant la
première partie de sa vie.

Dix-sept ans encore les portes de la France lui sont fermées ainsi
qu'aux siens. Ses enfants n'ont connu jusqu'alors que l'exil. Sa
vertueuse femme ne doit plus revoir sa seconde patrie. Enfin des
démarches incessantes, une lutte courageuse triomphent de tous les
obstacles, il peut venir s'asseoir au foyer qui lui rappelle de si
grands souvenirs.

Jérôme commence à remonter les degrés qu'il a descendus depuis 1813.

Quelques mois après son retour en France, une révolution plus
radicale que celle de 1830 éclate de nouveau. Un membre de la
famille Bonaparte, son neveu, par la magie de son nom, est élevé au
premier rang. Jérôme va reprendre une grande position dans l'État.
Le grade conquis par son épée et par ses services militaires lui est
rendu, il devient le gardien des cendres du grand homme et le
gouverneur de l'hôtel consacré aux soldats mutilés. Il se retrouve
avec les vieux compagnons d'armes dont plusieurs ont suivi ses pas
sur les champs de bataille du premier empire. Il est mis ensuite à
la tête du premier corps de l'État. Enfin, le second empire le place
sur les degrés mêmes du trône. Jérôme a donc remonté un à un tous
les degrés de l'échelle sociale lorsque la mort vient terminer sa
carrière.

Telles sont, à grands traits, les principales phases de cette
existence que l'on peut dire tout exceptionnelle et qui embrasse
dans son ensemble le consulat, l'empire, les cent-jours, les deux
restaurations, le gouvernement de juillet, la république de 1848 et
les huit premières années du second empire.

Depuis sa naissance jusqu'au moment où il entra dans la marine, nous
avons peu de choses à dire sur Jérôme Bonaparte.

Il naquit à Ajaccio, le 15 novembre 1784, de Charles Bonaparte et de
Lætitia Ramolino. Son enfance se passa comme celle de tous les
enfants qui naissent les derniers dans une famille nombreuse. Il
fut en quelque sorte le Benjamin, non seulement de sa mère (son père
mourut avant qu'il le pût connaître), mais de son oncle, plus tard
cardinal Fesch, et de ses autres frères. Napoléon surtout avait pour
Jérôme un faible qui perça toujours. Cette prédilection ne se
démentit dans aucune des circonstances de sa vie militaire et
politique.

À l'âge de neuf ans, comme nous l'avons dit, Jérôme dut abandonner
la maison paternelle pour un premier exil dont il comprit déjà les
douleurs. Sa famille, bannie de l'île de Corse, se retira en France,
et il fut placé au collège de Juilly pour y faire ses études. On
était en 1793. La révolution menaçait de s'étendre sur l'Europe
entière liguée contre elle. Personne ne se doutait alors que dans
les rangs des défenseurs de la République combattait l'homme
prodigieux qui devait bientôt la dominer.

Pour le jeune Jérôme, six années s'écoulèrent (de 1793 à 1799), dans
les études et les plaisirs du lycée. Après le 18 brumaire (9 nov.
1799), il sortit du collège pour continuer son éducation sous les
yeux de ce frère que six années avaient grandi de façon à attirer
sur lui les regards du monde entier.

Jérôme, alors âgé de quinze ans, vint, au commencement du consulat,
loger au château des Tuileries, à l'entresol, au-dessous des
appartements occupés par le premier consul au pavillon de Flore. Dès
cet instant il laissa percer, avec la fougue naturelle à la
jeunesse, les qualités et les défauts d'un caractère que le temps et
les diverses phases par lesquelles il passa ne modifièrent qu'en
partie. Un esprit juste, un jugement solide, une grande bravoure
personnelle, une véritable noblesse, surtout dans l'adversité, de la
bienfaisance, de l'esprit naturel, la passion des plaisirs, une
vivacité tournant quelquefois à l'étourderie, une certaine légèreté
qui paralysait souvent ses belles qualités, l'amour de la
représentation et du faste, tels sont les traits dominants du
caractère de ce prince. Toujours porté au bien lorsqu'il suivait
l'impulsion de son coeur, Jérôme en était parfois détourné quand sa
nature impressionnable l'entraînait dans des écarts qui alors
n'influaient du reste que sur sa conduite privée.

Lorsque le général Bonaparte revint d'Italie après Marengo, il fit
entrer son frère Jérôme dans la garde consulaire, aux chasseurs à
cheval. L'enfant, âgé de seize ans, eut une altercation avec le
frère de Davout; ils se battirent, et, à la suite de cette aventure,
Bonaparte ordonna à Jérôme de quitter son régiment.

Le premier consul, à cette époque, commençait à donner une sérieuse
attention à tout ce qui se rattachait à la marine. Il prévoyait sa
lutte avec l'Angleterre, il voulait battre par ses armes l'éternelle
et implacable rivale de la France. Pour cela il fallait commencer
par rendre à la marine française cette confiance en elle que
l'émigration et ses derniers revers lui avaient fait perdre; il
fallait relever le personnel tout en activant les réparations du
matériel et les nouvelles constructions. Or, rien n'était plus fait,
d'après lui, pour concourir à ce résultat et pour prouver au corps
des officiers et des matelots son estime, que de placer dans ses
rangs son propre frère, dont le caractère audacieux se prêtait aux
aventures de la carrière maritime. Jérôme était fort heureux de
cette résolution. Ce fut donc avec une joie véritable qu'il reçut sa
nomination d'aspirant de 2e classe, datée du 29 novembre 1800.

À peine revenu de la campagne de Marengo, le premier consul tourna
ses regards vers l'Égypte dont il désirait secourir l'armée. Ce
n'était pas chose facile; la marine française, à cette époque, était
fort peu en état de lutter avec avantage contre la marine de la
Grande-Bretagne dont les flottes bloquaient nos ports.

Non seulement il fallait, pour jeter des troupes sur les côtes
d'Alexandrie, embarquer dans le plus grand secret des hommes et un
matériel considérable, mais il était nécessaire de trouver un marin
ou assez habile pour tromper la surveillance fort active des
croisières anglaises, ou assez audacieux pour passer à travers les
bâtiments ennemis. Bonaparte fit choix pour cette dangereuse mission
du contre-amiral Ganteaume, qui avait été assez heureux pour le
ramener d'Égypte malgré les Anglais. Il lui confia une escadre
composée de sept vaisseaux de ligne, de deux frégates et d'un
lougre[75]. Le jeune Jérôme Bonaparte fut placé avec son grade
d'aspirant de 2e classe sur le vaisseau amiral.

         [Note 75: _L'Indivisible_, de 80 canons, vaisseau amiral; _le
         Formidable_, de 80 (monté par le contre-amiral Linois);
         _l'Indomptable_, de 80 (capitaine Moncontu); le _Desaix_, de
         74 (capitaine de Lapallière); _le Dix-Août_, de 74 (capitaine
         Bergeret); _le Jean-Bart_, de 74 (capitaine Meyne); _la
         Constitution_ (capitaine Faure); la _Créole_, frégate
         (capitaine de vaisseau Gourrige); _la Bravoure_, de 18
         (capitaine de frégate Dordelin); le lougre _le Vautour_ (le
         lieutenant de vaisseau Kerimel).]

Il accompagna Ganteaume dans cette campagne maritime où, malgré son
habileté et son courage, l'amiral ne réussit pas à porter en Égypte
les renforts qu'attendait Bonaparte.

Jérôme fit bravement ses premières armes, le 24 juin, dans le combat
livré entre Candie et l'Égypte par _l'Indivisible_ et _le Dix-Août_,
au vaisseau anglais de 74, _le Swiftsure_, un des plus beaux de
l'escadre de l'amiral Keith. Ce vaisseau venait de quitter l'escadre
ennemie au mouillage d'Aboukir et faisait route pour Malte. Après
l'avoir chassé quelques heures, _l'Indivisible_ et _le Dix-Août_ le
joignirent à portée de pistolet, l'attaquèrent et s'en emparèrent
après un combat des plus vifs.

Le premier consul accueillit avec joie la nouvelle de ce combat, et,
pour récompenser les deux équipages qui y avaient pris une part
glorieuse, il rendit un décret en date du 22 août 1801, accordant
deux grenades, deux fusils et quatre haches d'honneur pour les
hommes qui s'étaient le plus distingués dans cette affaire.

Le contre-amiral Ganteaume, voulant témoigner à Jérôme Bonaparte sa
satisfaction de sa conduite pendant l'action, ne crut pouvoir mieux
faire que de lui confier l'honorable mission de se rendre à bord de
la prise, de l'amariner et de recevoir l'épée du capitaine.

Après ce combat, dédommagement assez faible de la non-réussite de
l'expédition, l'escadre fit voile pour Toulon. Elle captura
plusieurs bâtiments de commerce anglais d'une petite valeur, et vint
mouiller sur la rade de Toulon au commencement d'août 1801, ayant
deux cents prisonniers anglais avec l'état-major et le commandant du
vaisseau _le Swiftsure_.

En rentrant à Toulon Ganteaume fit son rapport au premier consul et
rendit bon compte de la conduite de Jérôme, car le 16 août le
général Bonaparte écrivit à son frère une lettre des plus
flatteuses[76].

         [Note 76: _Mémoires du roi Jérôme_, vol. Ier, p. 51.]

Telle fut la première campagne maritime de Jérôme Bonaparte.
Quelques jours après son arrivée à Toulon, le 26 août 1801, il
débarqua et fut rejoindre son frère à Paris. Il était resté à bord
de _l'Indivisible_ depuis le 28 novembre 1800, c'est-à-dire 8 mois
et 28 jours. C'était, pour un marin aussi jeune, un assez rude
apprentissage.

Lorsque Jérôme Bonaparte revint de sa première expédition, le 26
août 1801, il n'avait pas encore atteint sa dix-septième année.
Malgré sa jeunesse, il s'était fait remarquer par sa bravoure, son
intelligence et ses dispositions pour le métier de marin. Il sentait
que, frère du chef de l'État, tous les yeux étaient fixés sur lui,
et il mettait à remplir ses devoirs un zèle qui disposait en sa
faveur.

Après son débarquement à Toulon, l'aspirant se rendit à Paris, où il
fut accueilli avec joie par le premier consul. Il séjourna deux mois
aux Tuileries, puis, le 29 novembre 1801, il fut nommé à la première
classe de son grade et reçut l'ordre de se rendre à Rochefort pour
être embarqué sur l'un des bâtiments destinés à l'expédition de
Saint-Domingue.

À cette époque, Joseph Bonaparte, chargé de la conclusion du traité
de paix avec l'Angleterre, était prêt à se rendre à Amiens ainsi que
lord Cornwallis, plénipotentiaire de la Grande-Bretagne. Les
préliminaires avaient été échangés à Londres le 12 octobre, et rien
ne s'opposait à ce que le général Bonaparte, devenu l'arbitre de
l'Europe, dirigeât ses flottes vers nos colonies des Antilles, qui
cherchaient à échapper à la domination française.

En vue de ce but, une grande expédition avait été décidée. Elle devait
se composer de trois divisions navales portant des troupes de
débarquement. La première division, organisée à Brest, était sous les
ordres de l'amiral Villaret-Joyeuse, réunissant à son commandement celui
des deux autres divisions. Il avait mis, le 29 octobre, son pavillon sur
le vaisseau _l'Océan_. La seconde division, en rade de Rochefort, sous
le contre-amiral Latouche-Tréville, avait pour vaisseau amiral _le
Foudroyant_, sur lequel Jérôme allait s'embarquer. Cette division avait
à rallier une escadre de six vaisseaux espagnols alors en rade de Cadix,
sous l'amiral Gravina. La troisième division était composée de bâtiments
hollandais rassemblés à Flessingue.

Le général Leclerc, beau-frère du premier consul et mari de Pauline
Bonaparte, commandait en chef l'expédition. Son chef d'état-major
était le général Dugua. Leclerc arriva à Brest le 19 novembre 1801,
et passa une grande revue des troupes le 20.

La longue lutte que nous venions de soutenir si péniblement contre
les flottes de la Grande-Bretagne avait vivement préoccupé le
premier consul. Dès que la paix avec l'Angleterre fut assurée, il
donna une attention toute particulière à la marine de guerre.
Convaincu qu'on pouvait beaucoup attendre et obtenir de nos marins,
aussi bien que de nos soldats de l'armée de terre, il résolut de
tout mettre en oeuvre pour éviter à l'avenir les fautes qui, depuis
le commencement de la Révolution, avaient concouru à affaiblir notre
puissance maritime; ce n'était plus l'organisation médiocre dont on
s'était contenté depuis 1789 qu'il fallait à Bonaparte, mais une
organisation forte, un matériel puissant, une discipline solide, une
union parfaite entre les équipages et les troupes. D'après lui, un
des grands moyens d'obtenir sur mer des succès semblables à ceux
obtenus sur le continent, c'était d'exciter l'émulation chez les
matelots, de leur inspirer, de leur _souffler_ cet enthousiasme
auquel nos soldats avaient dû, en grande partie, leurs victoires.

Le premier consul avait été, du reste, merveilleusement secondé en
cela par l'amiral Villaret-Joyeuse. Ce dernier avait, à force de
persévérance, introduit sur les vaisseaux de son escadre une
discipline parfaite.

Les trois divisions navales partirent de Brest, de Rochefort et de
Flessingue; celle de Villaret-Joyeuse devait rallier les deux
autres, mais la division batave ne put le joindre à cause des vents
contraires. Elle mit le cap directement sur Saint-Domingue, en ayant
soin de ne pas se montrer avant les vaisseaux de l'amiral commandant
en chef la flotte. La division de Latouche-Tréville, au lieu de
porter sur Belle-Isle ainsi que cela lui était prescrit, fit route à
l'ouest en sortant de Rochefort.

L'aspirant de 1re classe Jérôme Bonaparte, embarqué sur le vaisseau
_le Foudroyant_, monté par Tréville, arriva avec le contre-amiral au
Cap, vers la fin de 1801. Il y resta jusqu'au 9 février 1802. Le 4
mars, en vertu des ordres du général en chef Leclerc, il passa avec
le grade d'enseigne[77] sur le vaisseau _le Cisalpin_ (capitaine
Bergeret[78]), bâtiment envoyé en France.

         [Note 77: Nommé enseigne le 15 janvier par Villaret-Joyeuse,
         Jérôme fut confirmé dans ce grade par le premier consul, et
         il prit rang dans les cadres à dater du jour de sa
         promotion.]

         [Note 78: Le prince Jérôme a toujours conservé pour le brave
         Bergeret, plus tard amiral et mort il y a peu d'années, une
         affection véritable et une estime profonde.]

Le jeune officier de marine fut chargé de dépêches pressées qu'il
devait remettre au premier consul. Bien qu'il donnât de belles
espérances, il est permis de penser que ce ne furent ni sa capacité
ni sa parenté avec le premier consul et le général en chef qui le
firent choisir pour une mission de haute importance. Il est à
présumer que Leclerc, voyant la maladie décimer les troupes et les
équipages, prit, à l'insu de Jérôme lui-même, un prétexte pour
l'envoyer en France et le soustraire à la pernicieuse influence d'un
climat sous lequel il devait succomber bientôt lui-même.

Quoi qu'il en soit, le jeune Bonaparte embarqua au Cap sur _le
Cisalpin_, ayant pour compagnon d'armes Halgan, plus tard amiral,
avec lequel il se lia dès lors d'une véritable amitié. Le 5 mars le
vaisseau mit à la voile, et le 10 avril les vigies signalèrent le
feu d'Ouessant. Le lendemain, à dix heures du matin, le navire
entrait dans le port de Brest.

À peine débarqué, Jérôme songea à se rendre à Paris pour remettre ses
dépêches au premier consul. Il prit une chaise de poste, emmena avec lui
Halgan, devenu son ami, et franchit rapidement la distance qui le
séparait de Nantes, en passant par Quimper, Vannes, Laroche[79]. À
quelques lieues de Nantes il eut une aventure qui peint son caractère
déterminé. Le postillon qui conduisait sa voiture refuse tout à coup
d'aller plus loin. Il met pied à terre et s'assied tranquillement sur le
bord du fossé de la route. Jérôme et Halgan descendent de leur chaise de
poste et, pressés d'arriver, ils essaient de faire remonter à cheval
leur capricieux conducteur. C'est en vain. Prières, promesses, menaces,
tout échoue devant son entêtement breton. Jérôme, voyant qu'il
n'obtiendrait rien, pousse Halgan dans la voiture et, s'adressant au
postillon, lui dit: «Veux-tu nous conduire, oui ou non?--Non, répondit
ce dernier.--Alors je me charge de ce soin,» reprend le jeune officier.
Et, bien qu'en culotte courte et en bas de soie (tenue qu'il a toujours
affectionnée), Jérôme saute en selle après avoir ramassé le fouet et
enlève les chevaux qu'il lance au grand galop sur la route de Nantes. Il
fait en ville une entrée triomphale, tête nue, en uniforme de marin,
avec son compagnon dans la chaise de poste, le 13 avril 1802.

         [Note 79: Le prince fit le même voyage cinquante années plus
         tard, lorsqu'il parcourut la Bretagne, désireux de revoir
         avant de mourir le petit port de Concarneau.]

Jérôme, laissant Halgan à Nantes, se dirigea vers Paris où il remit
ses dépêches au premier consul, qui le garda près de lui jusqu'au
commencement de juin 1802. Pendant son séjour aux Tuileries, ami
fidèle et dévoué, Jérôme plaida si chaudement la cause d'Halgan près
du général Bonaparte, qu'à son départ pour embarquer de nouveau il
eut le bonheur d'emporter à Nantes la nomination du lieutenant de
vaisseau, son camarade du _Cisalpin_, au commandement du brick
_l'Épervier_.

Le premier consul, désireux de perfectionner l'éducation maritime de
son jeune frère et de le mettre à même d'étudier les colonies
françaises, avait décidé qu'il ferait un voyage aux Antilles sur le
brick _l'Épervier_, et qu'il visiterait toutes les positions
importantes de cette partie de l'Océan. En conséquence, Jérôme
revint à Nantes le 7 juin 1802. Il devait prendre la mer, comme nous
l'avons dit, sur le brick _l'Épervier_, sous les ordres d'Halgan.
Les officiers de ce brick, ses camarades, étaient MM. Vincent
Meyronnet, qui joua par la suite un certain rôle en Westphalie, Gay,
le chirurgien M. Rouillard[80]. Le bâtiment avait pour destination
la Martinique. Jusqu'à la fin d'août, Halgan et Jérôme restèrent à
Nantes, attendant les ordres de départ.

         [Note 80: Le prince le retrouva en 1852 à Concarneau, où il
         vivait en retraite.]

Ce temps se passa pour eux en fêtes, car c'était à qui des habitants
notables ou des autorités de la ville recevrait le plus jeune des
frères du premier consul et son ami.

Le 29 août, le brick appareilla et vint mouiller sur la rade de
Minden; le 31, il fit voile en suivant les côtes, et, par suite d'un
gros temps, vint relâcher le 4 septembre en vue du port de Lorient,
dans la rade. Le 6, il entra dans le port. Jérôme, jeune et ami du
plaisir, profitant de ce qu'on était obligé de passer quelques jours
à Lorient pour faire au bâtiment des réparations indispensables,
partit le 5 pour Nantes, où il passa quelques jours.

Le 18 septembre il était à son poste et le brick appareilla. Le 25,
on était en vue de Lisbonne, l'amitié d'Halgan fut mise à une rude
épreuve. Jérôme voulut visiter cette capitale et demanda au
commandant de relâcher dans ce port. Halgan refusa et l'on continua
à faire voile pour la Martinique. Le 28 octobre, à midi, la terre
était en vue. À 5 heures du soir _l'Épervier_ mouilla au fort
Diamant où régnaient la fièvre jaune et une grande mortalité.

Dès le lendemain 29, Halgan et Jérôme furent rendre visite au
capitaine général, l'amiral Villaret-Joyeuse, le même officier
général auquel avait été dévolu le commandement dans l'expédition de
Saint-Domingue. Le contre-amiral Villeneuve, commandant les forces
navales stationnées aux Îles du Vent et à Cayenne, était alors
absent. Il revint quelques jours plus tard au fort Royal, sur son
vaisseau _le Jemmapes_. Dans l'intervalle, voici ce qui avait eu
lieu:

Jérôme était parti de France comme aspirant de lre classe et en
qualité d'officier du brick commandé par Halgan; mais à peine arrivé
à la Martinique, le capitaine général Villaret, soit qu'il eût des
instructions secrètes (chose très probable) émanant du premier
consul, soit parce qu'il crût bien faire, nomma le jeune Bonaparte
lieutenant de vaisseau, par décision du 2 novembre 1802; puis, sans
doute pour suivre un plan convenu, Halgan s'étant trouvé subitement
indisposé ou ayant dû se trouver hors d'état de commander le brick,
le commandement du navire fut remis provisoirement au nouveau
lieutenant de vaisseau qui se trouva donc, à l'âge de 18 ans, à la
tête d'un bâtiment d'une certaine importance[81]. Sans doute on
avait pensé que Jérôme trouverait de plus grandes facilités pour son
voyage d'exploration dans la nouvelle position qui lui était faite.

         [Note 81: Nous devons dire que nulle part nous n'avons trouvé
         trace d'instructions secrètes données à Villaret, dans le
         sens de la nomination de Jérôme comme lieutenant de vaisseau
         et commandant du brick; mais la chose nous paraît si probable
         et du reste si naturelle, que nous croyons qu'il en a été
         ainsi.]

Le contre-amiral Villeneuve, pour qui le frère du premier consul
avait une lettre du ministre de la marine, confirma ce qu'avait fait
Villaret-Joyeuse. Il se rendit à bord de _l'Épervier_ le 21
novembre, donna quelques conseils et des instructions détaillées à
Jérôme, et lui prescrivit de partir le 29 novembre pour aller
d'abord à Sainte-Lucie, colonie française des Îles du Vent, au sud
de la Martinique, puis à Tabago, qui faisait partie des Îles sous le
Vent, au nord-est de la Guyane. Bien qu'on fût à la fin de novembre,
la température était très élevée. Jérôme, plein d'ardeur et n'ayant
pas la prudence qui convient dans les climats dangereux où règnent
si souvent des fièvres terribles, se fatigua outre mesure en
explorant Sainte-Lucie et en montant sur une soufrière dans le fort
de la chaleur du jour. Il fut pris par une fièvre violente qui
inquiéta les officiers du brick au point qu'ils crurent devoir
revenir à Saint-Pierre (Martinique), en faisant prévenir le
contre-amiral Villeneuve de ce qui venait d'arriver. Villeneuve
courut immédiatement auprès du malade, et reconnut avec joie que
l'accident n'aurait aucune suite fâcheuse. Il en rendit compte au
ministre Decrès qui avait remplacé Forfait.

Jérôme, hors du danger causé par son imprudence, était moins
désireux de reprendre la mer pour continuer son voyage. L'équipage
de son bâtiment avait été, en moins d'un mois, tellement décimé par
la maladie, qu'il se trouvait à la fin de décembre complètement
désorganisé. À la maladie s'était jointe aussi la désertion, en
sorte qu'il fut contraint de renoncer à l'idée de faire voile pour
Tabago. Villeneuve attendait la frégate _la Consolante_ et voulait
lui offrir de se rendre avec lui, sur ce bâtiment, dans les
différentes colonies qu'il avait à visiter encore; mais Jérôme,
fatigué des ennuis, du tracas qu'il avait éprouvé sur son brick,
sollicita de quitter son commandement. Villeneuve en écrivit à
Decrès qui, le 25 février 1803, répondit à ce sujet: «Il faut,
général, déterminer Jérôme à garder son commandement et à faire aux
colonies le séjour que le premier consul désire de lui. Je joins ici
une lettre pour lui.» On constitua alors tant bien que mal un
équipage au brick _l'Épervier_ qui put enfin partir. Ce bâtiment
mouilla à la Basse-Terre (Guadeloupe, nord-ouest de la Martinique).
Il fut reçu par le contre-amiral Lacrosse, capitaine général de
cette colonie, qui lui fit visiter le pays dans le plus grand
détail[82].

         [Note 82: Le contre-amiral Lacrosse était père du sénateur du
         second empire. Le prince Jérôme a rappelé bien souvent au
         baron Lacrosse cette visite à la Guadeloupe.]

Du 8 février au commencement d'avril 4803, Jérôme termina ses
voyages dans les différentes colonies qu'on lui avait donné mission
de visiter en détail, car le 4 avril, le contre-amiral Villeneuve,
dans une dépêche au ministre, rend compte du prochain départ de
Jérôme Bonaparte et de sa répugnance à passer par Saint-Domingue, où
son beau-frère, le général Leclerc, était mort.

Le brick _l'Épervier_ cependant n'était pas encore parti le 27
avril, puisqu'à cette date le capitaine de vaisseau Lafond,
commandant par intérim les forces navales stationnées aux Îles sous
le Vent et à Cayenne, écrivait de Saint-Pierre de la Martinique, à
bord de la frégate _la Didon_, au ministre de la marine:

«Le brick _l'Épervier_, commandé par le lieutenant de vaisseau
Bonaparte, est toujours en station au fort de France. Le général
Villeneuve, avant son départ[83], m'a dit qu'il lui avait donné
l'ordre de s'en retourner en France, et que par conséquent il ne
faisait plus partie de la station.»

         [Note 83: Villeneuve avait été remplacé par Villaret.]

Pendant un mois encore _l'Épervier_ resta à la Martinique. Plusieurs
circonstances fatales avaient empêché Jérôme de quitter l'Amérique,
et ces circonstances eurent, ainsi qu'on le verra bientôt, une
influence très grande et très singulière sur les premières années de
sa vie. D'abord, la maladie et la désertion avaient dépeuplé son
bord et l'on n'avait pu recruter l'équipage de façon à mettre le
bâtiment en état d'entreprendre un long voyage pour regagner
l'Europe, ensuite Jérôme était tombé malade au commencement de mai.
Cela ressort du passage d'une longue lettre écrite le 19 juin du
port du Passage par le capitaine Lafond au ministre de la marine,
lettre dans laquelle on lit:

«Lors de mon départ du fort de France (8 mai 1803), le brick
_l'Épervier_ était mouillé à Saint-Pierre. Jérôme avait la fièvre,
mal à la tête et aux reins, symptômes de la fièvre jaune; mais, au
moment de mettre sous voile, son médecin a fait dire qu'il allait
mieux. Il avait écrit au général Villaret qui, vraisemblablement,
vous donnera des détails sur sa maladie.»

Lorsqu'au mois de juin 1803 on fut à peu près paré et que Jérôme se
trouva à même de mettre à la voile, les relations entre la France et
l'Angleterre étaient devenues d'une nature telle que la guerre semblait
imminente. En effet, le traité d'Amiens ne tarda pas à être rompu, et
dès lors les Anglais, qui savaient Jérôme encore dans les colonies,
attachèrent une importance réelle à s'emparer de sa personne, d'autant
qu'ils étaient furieux de ce qu'en représailles d'hostilités commises
sur mer par les vaisseaux de la Grande-Bretagne sans déclaration
préalable, le premier consul avait retenu tous les Anglais alors en
France.

Les choses en étaient là, et cependant la rupture entre les deux
grandes nations n'était pas encore connue en Amérique lorsque Jérôme
eut l'ordre formel de Villaret de prendre la mer pour regagner
l'Europe, s'il en était temps encore. Le 1er juin il mit à la voile.
Un coup de tête du jeune homme l'arrêta court dans son voyage. Voici
ce qui s'était passé. Jérôme avait soumis à une visite, en mer, un
gros bâtiment qu'il supposait Français et qui était Anglais. Effrayé
des conséquences que pouvait avoir cette affaire, il en avait rendu
compte à Villaret-Joyeuse. Ce dernier le blâma et lui donna l'ordre
de revenir en France. Jérôme fit quelques observations tellement
justes à l'amiral que ce dernier s'opposa à son départ, ce qui fut
fort heureux, car le brick _l'Épervier_, ayant pris la mer le 20
juillet sans Jérôme, fut capturé le 27 par les Anglais.

Jérôme Bonaparte ne quitta pas l'Amérique et, le 20 juillet 1803, il
abandonna le commandement de son brick. Nous l'avons laissé à la
Pointe-à-Pitre (Martinique), le 15 juin 1803; nous le retrouvons à
Baltimore, dans l'État de Maryland (États-Unis d'Amérique), à la fin
de juillet de la même année.

Le 26 juillet il écrivit de cette ville au citoyen Pichon,
commissaire général des relations commerciales de la France aux
États-Unis, pour lui faire connaître que le lieutenant Meyronnet,
commandant en second _l'Épervier_, avait quitté le brick, chargé
d'une mission de son commandant pour négocier leur passage sur un
bâtiment de commerce américain _le Clothier_, dont l'armateur
refusait de s'arrêter en Espagne; que, décidé à céder à la nécessité
et à suivre la destination de ce bâtiment pour Bordeaux, il
renvoyait Meyronnet à Philadelphie pour faire hâter l'expédition du
navire sur lequel il se hasarderait à revenir en Europe; enfin qu'il
attendait à Baltimore que le bâtiment à bord duquel il devait
prendre passage fût au bas de la rivière du Patapsco, qui se jette
dans la baie de Chesapeake.

Ainsi, à la fin de juillet 1803, Jérôme était prêt à s'embarquer sur
un bâtiment américain et à braver les croisières anglaises pour
retourner en France. Il était _incognito_ aux États-Unis d'Amérique,
où il entretenait une correspondance assez suivie avec notre consul
général, M. Pichon. Ce dernier mettait beaucoup de déférence dans
ses relations avec le frère du premier consul, jeune homme qui, bien
que n'ayant pas encore dix-neuf ans révolus, avait déjà les allures
princières qu'il ne devait plus abandonner. Il lui fournissait des
sommes assez considérables, hâtait de tous ses moyens le moment de
l'embarquement et lui donnait même au besoin des conseils que Jérôme
paraissait assez peu disposé à suivre.

Cependant son _incognito_ ne pouvait être bien longtemps observé.
Les Anglais, à l'affût de ce que devenait l'ancien commandant de
_l'Épervier_, ne tardèrent pas à savoir où il se trouvait et à
donner son signalement sur toute la côte à leurs bâtiments. Un
capitaine Murray, alors à Baltimore, dévoila la présence dans cette
ville de Jérôme, en sorte que les difficultés devenaient de plus en
plus grandes pour lui de quitter l'Amérique. M. Pichon cependant le
pressait de s'embarquer, répondant de l'armateur et du capitaine de
navire américain qui devait le mener en France. Il l'engageait à
faire monter à bord les personnes de sa suite[84] et à suivre le
bâtiment sur un bateau pilote jusqu'à la sortie de la baie pour
pouvoir, soit revenir à terre, soit s'embarquer définitivement,
selon ce que ferait la croisière anglaise. Les choses en étaient là,
au commencement d'août, lorsque Jérôme, qui comprenait quel effet
déplorable pouvait produire en France la nouvelle de la capture, par
les Anglais, du frère du premier consul, résolut d'attendre les
ordres du chef de l'État, et d'envoyer pour les prendre son
lieutenant Meyronnet qui, lui, passerait plus facilement et pourrait
donner connaissance de la position dans laquelle il se trouvait aux
États-Unis.

         [Note 84: Jérôme avait alors près de lui M. Meyronnet, qu'il
         appelle dans toutes ses lettres son lieutenant, un secrétaire
         particulier, M. Le Camus, qui joua par la suite un certain
         rôle ainsi que Meyronnet en Westphalie, un médecin et le fils
         du conventionnel Rewbel, plus tard officier général.]

Pichon, en apprenant la nouvelle détermination du jeune officier de
marine, l'engagea à quitter Baltimore et à faire un voyage instructif
dans l'ouest. Le consul général français avait-il déjà connaissance de
la passion naissante qui devait aboutir à un mariage et voulait-il en
détourner Jérôme, ou bien pensait-il remplir les intentions du premier
consul à l'égard de son frère en l'engageant à voyager? c'est ce que
rien ne fait pressentir dans sa correspondance. Toujours est-il que
Jérôme ne suivit pas le conseil qui lui était donné, pas plus que celui
de cesser ses rapports avec un M. Barny, chez lequel il était logé à
Baltimore et contre lequel le consul général cherchait à le mettre en
garde.

Le 30 août, Pichon écrivit au ministre des relations extérieures une
longue lettre relative au jeune Bonaparte. Cette dépêche, fort
curieuse, résume tout ce qui a rapport au frère du premier consul
depuis le 22 juillet 1803[85].

         [Note 85: _Mémoires du roi Jérôme_, vol. Ier, p. 227.]

Jérôme était arrivé à Georgetown[86], y avait passé trois jours,
avait cherché divers moyens de retourner en Europe, tantôt voulant
passer à bord d'un navire de commerce, puis à bord d'une frégate
américaine qu'il emprunterait aux États-Unis, enfin comme passager
sur un bâtiment de guerre destiné à la Méditerranée.

         [Note 86: Georgetown, ville et port de mer des États-Unis,
         État de la Caroline du sud, était la résidence du consul
         général Pichon.]

Tous ces projets n'avaient pu avoir de suite. Il n'était possible
d'en accueillir aucun, pas même le dernier, auquel il s'était
arrêté, de demander passage sous son nom. Pendant ce temps _le
Clothier_, en partance de Philadelphie le 7 août, avait mis à la
voile.

Jérôme passa le mois de septembre 1803 à Baltimore. Fort épris de
Mlle Paterson, très jolie jeune personne, fille d'un des riches
négociants de cette ville, il lui fit une cour assidue à laquelle
Mlle Paterson fut loin d'être insensible. Les choses en vinrent au
point qu'on commença, vers le mois d'octobre, à parler de mariage.
Quoique la France eût encore un gouvernement qui conservait le nom
et un semblant de formes républicaines, tout le monde en Europe,
comme en Amérique, comprenait que cet état cesserait sous peu et que
l'homme qui avait reconstruit l'édifice social était destiné à
monter sur le trône. Personne n'ignorait la bonté, la faiblesse du
premier consul pour son jeune frère; or une union contractée dans
ces conditions avec Jérôme était, pour une famille de négociants
d'Amérique, une fortune inouïe. Aussi, loin de s'opposer à la
réalisation de ce projet, les Paterson, le père lui-même, semblaient
y prêter les mains. La jeune personne, fort éprise, était décidée à
tout pour épouser celui qu'elle aimait. Toute cette petite intrigue
ne tarda pas à être connue du consul général.

Pichon fut effrayé des conséquences d'un mariage que le chef de
l'État n'approuverait certainement pas, puisqu'il était contraire à
toutes les lois françaises. En effet, Jérôme, loin d'avoir atteint
vingt et un ans, n'avait pas alors dix-neuf ans révolus, et même en
eût-il eu vingt et un, il ne pouvait se passer du consentement de sa
mère pour que l'acte fût valide. À peine le représentant de la
France aux États-Unis fut-il informé de ce qui avait lieu à
Baltimore, qu'il écrivit: 1º à Jérôme pour le prévenir que l'union
qu'il voulait contracter était _nulle_ aux yeux de la loi; 2º à M.
Paterson le père, pour mettre sous ses yeux la loi française; 3º
enfin à M. d'Hebecourt, l'agent consulaire français dans le
Maryland, pour lui donner des instructions en cas qu'on voulût
passer outre et ne pas tenir compte de ses observations.

Jérôme eut connaissance aussi par Pichon des lettres écrites à MM.
Paterson et d'Hebecourt[87], puis le ministre des relations
extérieures de France (Talleyrand) reçut communication de toutes les
pièces relatives à cette affaire. Ceci se passait pendant le mois
d'octobre 1803. Ces démarches du consul général, ces observations
fort justes parurent produire un certain effet, car le mariage de
Jérôme sembla quelque temps un projet abandonné. Pichon en profita
pour engager vivement le jeune officier à s'embarquer sur une
frégate française, _la Poursuivante_, alors en relâche à Baltimore.
Mais la famille Paterson, d'accord avec Jérôme, abusait le consul
général; le mariage, s'il avait été un instant rompu, s'était
renoué. Jérôme ne songea plus à retourner en France pour le moment.
Il déclara formellement qu'il ne se rendrait pas à bord de _la
Poursuivante_ et qu'il attendrait à Baltimore les ordres du premier
consul. Au reste, ajoutait-il, il était en mission et n'avait
d'ordre à recevoir que du ministre.

         [Note 87: Remplacé bientôt après par Sottin.]

Pendant ce temps-là Decrès, ayant connu par le lieutenant Meyronnet
la position de Jérôme aux États-Unis, avait soumis l'affaire au
premier consul, qui lui prescrivit d'expédier de nouveau le
lieutenant de Jérôme avec des instructions pour le retour en France
de ce dernier. Meyronnet partit donc pour se rendre en Amérique
précisément à l'époque où l'affaire du mariage se dénouait
inopinément à Baltimore.

Ainsi que nous l'avons dit, Pichon était persuadé que sur ses
observations fort judicieuses, la famille Paterson et Jérôme
lui-même avaient complètement abandonné leurs projets. Il était donc
fort tranquille de ce côté lorsque, le 25 décembre, il apprit tout à
coup par M. Lecamus que le jeune Bonaparte, à qui il avait envoyé
une somme assez considérable, venait de faire célébrer son mariage à
Baltimore, quatre jours auparavant, le 21. Bien plus, il fut informé
par l'agent consulaire français, M. Sottin, que l'union, renouée
tout à coup, avait eu lieu en sa présence, parce qu'il n'avait pas
cru devoir faire au premier consul l'affront de refuser d'assister à
cet acte.

Pichon s'empressa de témoigner à Sottin son mécontentement de ce
qu'il avait assisté au mariage et de ce qu'il avait signé un acte
contraire à la loi française, et donné l'apparence légale à un acte
nul aux yeux de cette loi. Il rendit compte ensuite de toute cette
affaire au ministre des relations extérieures; puis, quelques
semaines plus tard, le 20 février, il écrivit de nouveau une lettre
des plus curieuses relative à Jérôme, à Mlle Paterson et à la
famille de cette dernière.

La nouvelle de ce mariage, contracté malgré la loi, malgré toutes
les représentations du consul français, arriva à Paris lorsque
Napoléon avait changé son titre de premier consul contre une
couronne impériale. Furieux de voir que son jeune frère était le
premier à enfreindre les lois de son pays, il défendit immédiatement
de reconnaître cette union.

On trouve à cet égard, au _Moniteur_ du 13 vendémiaire an XIII (4
mars 1805), la note suivante:


  Par un acte de ce jour, défense est faite à tous officiers de l'état
  civil de l'Empire, de recevoir sur leurs registres la transcription
  de l'acte de célébration d'un prétendu mariage contracté en pays
  étranger, en âge de minorité, sans le consentement de sa mère, et
  sans publication préalable dans le lieu de son domicile.


En outre, quelques jours plus tard, l'empereur rendit, comme chef de
la famille impériale, le décret suivant:


  Napoléon, empereur des Français, à tous ceux qui ces présentes
  verront, salut;

  Aussitôt que nous avons été informé d'un prétendu mariage, contracté
  dans les pays étrangers par notre frère Jérôme Bonaparte, encore
  mineur, sans aucun consentement de nous, ni de madame notre mère, et
  contre les dispositions des articles 63, 148, 166, 168, 170 et 171
  du code civil, nous avons cru devoir, pour le maintien des lois et
  de la subordination qu'elles établissent dans les familles, faire,
  par notre décret du 11 ventôse an 13, défenses à tous les officiers
  de l'état civil de l'Empire, de recevoir sur leurs registres la
  transcription de l'acte de célébration dudit mariage prétendu.

  Ces précautions ne nous ayant point paru suffisantes pour garantir
  de toute atteinte la dignité de notre couronne, et pour assurer la
  conservation des droits, qu'à l'exemple de tous les autres princes,
  nous exerçons sur tous ceux qui ont l'avantage de nous appartenir,
  nous avons jugé qu'il importait au bien de l'État et à l'honneur de
  notre famille impériale, de déclarer d'une manière irrévocable la
  nullité dudit prétendu mariage, comme aussi de prévenir et de rendre
  vaines toutes tentatives qui seraient faites pour y donner suite ou
  effet.

  À ces causes nous avons ordonné et décrété, ordonnons et décrétons
  ce qui suit:


Suit le décret en 5 articles qui rend nul le mariage de Jérôme et
déclare les enfants illégitimes, etc., etc.

Neuf ans plus tard, en 1812, bien après le mariage de Jérôme, devenu
prince français et roi de Westphalie, avec la princesse Catherine de
Wurtemberg, l'assemblée générale de Maryland déclara l'union de ce
prince avec Mlle Paterson nulle et sans effet, et les deux
contractants divorcés, mais sans que cela puisse illégitimer
l'enfant issu de cette union.

Ainsi, pour résumer cette singulière union: un enfant, ayant
dix-neuf ans à peine, devient épris d'une jeune personne. Sans égard
pour les observations qui lui sont faites, sans prendre souci des
lois de son pays, dont il est éloigné, sans prévenir même sa
famille, il épouse, _du consentement du père qui n'ignore ni les
conséquences ni les nullités de cet acte_, la fille d'un homme
honorable. Ce père a été bien et _dûment prévenu que le mariage est
nul aux yeux de la loi française_.

La mère du jeune homme proteste, le chef de la famille, devenu chef
de l'État et qui a le devoir de faire exécuter les lois, déclare non
seulement le mariage nul, mais les enfants à naître _illégitimes_;
neuf ans plus tard, le divorce est prononcé dans le pays même où
l'union a été contractée, et cela par l'assemblée juge en pareille
matière, lorsque déjà le marié a épousé une autre femme.

Tel est le résumé de cette bizarre affaire, que l'on peut considérer
comme ayant eu pour cause, d'un côté le coup de tête d'un jeune
coeur amoureux, d'un autre l'ambition d'une famille qui voit dans ce
mariage, qu'elle espère faire reconnaître un jour ou l'autre, un
motif de puissance à venir[88].

         [Note 88: Toute la correspondance Pichon, toutes les pièces
         et documents qui se trouvent au vol. I des _Mémoires Jérôme_
         font trop bien connaître cette affaire pour que nous croyions
         devoir entrer dans de plus grands développements. Récemment
         Mme Paterson a publié elle-même des mémoires et des lettres
         qui ne sont point de nature à augmenter la sympathie que ses
         malheurs pouvaient inspirer.]

Jérôme Bonaparte et Mlle Paterson se trouvaient dans une position
assez équivoque. Le mariage n'étant pas valide devant la loi
française, les représentants de la France en Amérique ne pouvaient
l'admettre. Tous deux vécurent dans la famille de la jeune personne
jusqu'à l'époque où l'on apprit l'avènement de Napoléon au trône
impérial. Aussitôt Jérôme songea à retourner en France, d'autant
plus que dans l'intervalle il avait reçu, par le lieutenant
Meyronnet, les instructions du ministre de la marine. Il fut donc
résolu qu'il s'embarquerait sur la frégate _la Didon_. Pichon
espérait enfin le voir quitter l'Amérique, mais il n'en devait être
encore rien. _La Didon_ se trouva bloquée par des forces
supérieures, et Jérôme, ayant reçu des lettres de sa famille qui lui
faisaient sans doute connaître que son mariage ne serait pas
reconnu, ne voulait plus partir.

Le projet de départ fut remis au mois d'octobre. Le capitaine de
vaisseau Brouard se trouvait prêt à mettre à la voile avec les
frégates qu'il commandait. Jérôme avait promis de partir; mais tous
les jours c'était de la part du jeune officier des objections, des
tergiversations. Si, d'une part, en prévision des grands événements
qui se préparaient en Europe, il tardait à Jérôme de courir auprès
de son frère pour jouer un rôle digne de lui et pour obtenir son
pardon, d'un autre, il était retenu en Amérique par la famille
Paterson à laquelle il avait promis de ne pas abandonner sa femme
avant d'avoir obtenu la reconnaissance de son mariage.

À la fin de décembre cependant, Jérôme s'embarqua avec Mlle
Paterson, à l'insu de tout le monde, sur un bâtiment américain nommé
_le Philadelphie_; mais ce navire se perdit au bas de la rivière. Il
avait été frété par Jérôme Bonaparte lui-même, pour le ramener en
France avec sa jeune femme et la tante de cette dernière. Pichon,
informé de cette circonstance, se hâta de se rendre auprès d'eux,
dans l'État de Delaware.

Bientôt après le jeune homme fit une autre tentative pour son retour
en France. Il monta à bord du _Président_, frégate française; mais
une frégate anglaise étant venue se placer en face du bâtiment, Mlle
Paterson eut peur et voulut descendre. Jérôme et elle revinrent
encore une fois à Baltimore.

En 1804, le consul général français, rappelé en France à cause du
mariage Paterson, écrivit au ministre des relations extérieures (31
mars) la longue lettre ci-dessous relative à cette affaire:


  Citoyen Ministre, à la suite de la correspondance que j'ai eu
  l'honneur de suivre avec vous relativement à M. Bonaparte, j'ai
  celui de vous adresser ci-inclus l'extrait d'une dépêche que j'ai
  écrite au ministre de la marine. Cette dépêche avait pour objet
  d'informer ce ministre, dans le département duquel la chose
  rentrait, de ce que j'avais fait vis-à-vis de M. Bonaparte en
  conséquence des instructions que je vous ai communiquées dans la fin
  de ma dépêche du 30 pluviôse. Je me proposais, comme je vous l'ai
  marqué, de presser M. Jérôme de s'embarquer sur la _Poursuivante_
  quand elle serait prête. C'est, comme vous le voyez et comme vous
  l'aurez appris longtemps avant par l'arrivée de la frégate, ce que
  j'ai fait, mais sans succès.

  C'est postérieurement à mes instances à cet égard envers M. Jérôme,
  citoyen Ministre, que votre lettre du 4 frimaire m'est parvenue. Je
  ne l'ai reçue que le 4 de ce mois; M. Bonaparte avait reçu
  antérieurement les dépêches du ministre de la marine. Si votre
  lettre me fût parvenue plus tôt, citoyen Ministre, je me serais
  abstenu de donner à M. Jérôme aucun conseil; quant à celui que j'ai
  donné, qui n'a pas obtenu votre approbation, les événements
  subséquents indépendamment des circonstances qui dans le temps m'y
  déterminèrent, l'auront, je l'espère, complètement justifié à vos
  yeux.

  Depuis quinze jours, citoyen Ministre, j'ai l'avis que le
  gouvernement en nommant un ministre plénipotentiaire a cru devoir
  aussi, en conséquence des lettres de M. Jérôme, me donner un
  successeur comme consul général. L'attente où j'ai été journellement
  de cette nouvelle mission m'a empêché de vous écrire ultérieurement
  sur cet officier et sur l'embarras où je me trouve quant aux
  demandes d'argent qu'il m'a adressées à mon dernier voyage à
  Baltimore. J'espérais qu'une nouvelle légation m'ôterait de
  l'alternative excessivement fâcheuse où je me suis trouvé
  constamment par rapport à lui de faire trop ou trop peu. J'ai avancé
  depuis le mois de décembre à M. Jérôme 13,000 dollars, dont 3,000
  pendant mon dernier séjour à Baltimore vers la fin de février.
  Depuis il m'a fait presser de payer trois à quatre mille dollars de
  dettes qu'il avait contractées et au payement desquelles je croyais
  qu'il avait appliqué les fonds que je lui avais remis
  antérieurement. La considération du service public qui devient de
  jour en jour plus onéreux ici, l'impossibilité de se procurer des
  fonds sur des traites, la crainte d'être trop facile en avances et
  le désir de me décharger sur mes successeurs de ces demandes
  embarrassantes, m'ont fait prier M. Bonaparte d'attendre quelque
  temps. L'intervalle qui s'est écoulé depuis les avis que j'ai reçus
  de France et les instances des créanciers de M. Jérôme me
  détermineront à faire des avances ultérieures qui, j'ose le croire,
  seront approuvées du premier consul. Je serai en outre obligé de
  faire à M. Bonaparte des payements pour pourvoir à son existence
  d'une manière convenable.

  J'ai appris que M. Jérôme se plaignait beaucoup de mes derniers
  refus d'argent ou plutôt de mes réponses déclinatoires et qu'il les
  attribuait à de la pique résultant de mon rappel. J'ose croire que
  vous me connaissez trop, citoyen Ministre, pour penser que je sois
  accessible à ces motifs. Les torts de M. Bonaparte envers moi n'ont
  pas pris un caractère plus grave par l'effet qu'ils ont pu produire.
  Du moment où je les ai connus, quelles qu'en pussent être les
  suites, j'ai su quelle opinion m'en former; mais, comme vous l'avez
  vu, ils n'ont eu aucune influence sur ma conduite envers lui; j'ai
  fait aux convenances publiques le sacrifice des sentiments que j'ai
  dû éprouver; j'ai même attendu pour m'en exprimer avec vous, citoyen
  Ministre, comme je le dois à moi-même, que les résultats en fussent
  connus, désirant laisser une libre action aux rapports de M.
  Bonaparte. À présent que l'effet est produit, vous me permettrez,
  citoyen Ministre, d'en appeler à vous sur ce que j'ai dû sentir
  quand j'ai appris qu'un jeune homme de 19 ans que j'ai reçu à ma
  table, qui m'a reçu à la sienne, avec qui j'ai passé deux jours
  entiers, le dernier surtout, dans une sorte de familiarité, qui, ce
  dernier jour, m'a demandé et a obtenu de moi de bons offices
  personnels qui supposent une bienveillance réciproque, que ce jeune
  homme qui m'a quitté en me serrant la main, ait pu, deux jours
  après, fabriquer dans l'ombre des interprétations calomnieuses et
  malignes à des conversations de table auxquelles vous devez croire
  que l'âge de M. Bonaparte ne m'a pas permis de prendre un bien grand
  intérêt.

  Si j'avais eu le temps de vous rendre, citoyen Ministre, toutes les
  interpellations singulières et excentriques que M. Bonaparte m'a
  faites à son arrivée et auxquelles j'ai dû répondre en lui faisant
  voir l'inconvenance et l'impossibilité d'y satisfaire, vous auriez
  eu la clef des délations de M. Bonaparte.

  L'excessive familiarité qu'il était probablement habitué à prendre
  avec tout le monde dans les colonies m'aurait, je vous l'assure,
  porté à ne me tenir près de lui que le temps nécessaire pour lui
  rendre les services et les devoirs de ma place, si, par déférence
  pour sa famille et pour sa position, je n'avais cru devoir, dans
  l'isolement où il était, lui tenir littéralement compagnie; je dois
  dire que, sous ce dernier rapport, M. Jérôme a changé en mieux
  depuis son séjour aux États-Unis. Mais outre que je ne me sentais
  nullement disposé à vous rendre compte des choses que l'âge excuse
  et qui auraient eu l'air, de ma part, d'un rapport, comme je n'avais
  aucun motif ni dans ma conscience, ni dans la conduite de M.
  Bonaparte envers moi, qui pût me faire craindre des démarches comme
  celles qu'il a faites, je n'ai pu songer à anticiper sur leurs
  effets. Si j'eusse pu prévoir par quelque indice ces délations,
  j'aurais dès lors, comme depuis j'en ai ouï parler, eu trop de
  confiance dans votre justice, citoyen Ministre, et dans celle du
  premier consul, pour croire que sur des représentations que l'âge de
  l'officier et sa position devaient discréditer, mon sort, comme
  homme public, pût être décidé sans me donner l'occasion de me
  justifier d'accusations que j'ignore encore, surtout quand j'ai la
  confiance que ma conduite comme agent du gouvernement n'a pu que me
  mériter son approbation.

  Je dis que j'ignore encore sur quoi portent les délations de M.
  Jérôme, car je ne puis croire que ce qu'il m'a envoyé trois mois
  après, sur un reproche indirect que je lui en fis, soit une copie
  exacte de ce qu'il a écrit et de ce dont il n'a probablement dans le
  temps pas gardé de minute; ce qu'il m'a communiqué me prête des
  choses qui n'ont pas de sens et entre autres il me faire dire qu'il
  n'y a en France ni droit civil, ni droit militaire.

  Au surplus, citoyen Ministre, je vous demande pardon de vous avoir
  entretenu si longtemps de choses qui me concernent. C'est pour me
  dispenser de vous en parler à Paris et n'avoir qu'à vous prier, en
  tout cas, de remercier le premier consul de la faveur qu'il m'avait
  faite en me confiant cette place et à vous assurer de ma
  reconnaissance pour la bienveillance que vous m'avez témoignée.


Pichon, appelé plus tard par Jérôme en Westphalie, devint un de ses
conseillers d'État.

En février 1805, sans faire connaître son projet aux autorités
françaises, Jérôme prit passage sur l'_Ering_, en destination pour
Lisbonne, avec sa femme et son beau-père.

Cette fois, il revit l'Europe après une traversée heureuse. Il vint
débarquer à Lisbonne le 8 avril, et, laissant dans cette ville sa
femme et M. Paterson, il partit à franc étrier pour Madrid, courant
nuit et jour pour rejoindre l'empereur, alors au couronnement à
Milan.

Le _Moniteur_ du 9 mai 1805 annonçait le fait par la note suivante:


                                               Lisbonne, 8 avril 1805.

  M. Jérôme Bonaparte est arrivé ici sur le bâtiment américain sur
  lequel étaient comme passagers M. et Mlle Paterson. M. Jérôme
  Bonaparte vient de prendre la poste pour Madrid et M. et Mlle
  Paterson se sont rembarques. On les croit retournés en Amérique.


Le 24 avril il était à Turin, et il ne tarda pas à rejoindre son
frère auprès de qui il rentra bientôt en grâce, ainsi qu'on le
verra. Quant à Mlle Paterson, elle dut renoncer à toute idée de
reconnaissance et de validation de son mariage. En compensation,
elle reçut une pension viagère de 60,000 francs. L'empereur ne lui
permit pas de débarquer en France et donna à cet égard des
instructions secrètes[89].

         [Note 89: _Mémoires du roi Jérôme_, 1er volume.]

Sottin, blâmé, essaya de se justifier dans une lettre adressée à
Pichon. Quant à Jérôme, une fois en Europe, il fit tenir à
l'empereur une lettre de soumission et de regret qui lui valut le
pardon de son frère. Ce dernier l'appela près de lui à Milan, et
ordonna que tous les ports de France fussent fermés à la famille
Paterson. Il chargea ensuite son oncle le cardinal Fesch de se
rendre auprès du pape pour obtenir l'annulation du mariage religieux
contracté à Baltimore.

Le 9 juin 1805, le cardinal écrivit à Napoléon:


  Sire, j'ai présenté hier la tiare[90] à Sa Sainteté. Elle vous en
  remerciera par sa lettre. Je suis arrivé à temps pour faciliter et
  éclaircir les doutes de Sa Sainteté sur le mariage de Jérôme. Après
  des recherches faites dans les bureaux de la Propagande, l'évêque de
  Baltimore est simplement évêque de l'endroit sans avoir de pouvoirs
  plus étendus, ainsi, le cas de nullité par suite de la présence du
  propre pasteur a lieu, mais on objecte que le concile de Trente
  n'ayant point été publié dans ces pays-là, on doit régler les
  mariages comme en Hollande, où les mariages clandestins sont
  valides, selon la déclaration de Benoit XIV. Cependant, j'ai trouvé
  l'autorité du savant Estins appuyée par le concile de Cambrai qui
  déclare que dans le cas que des étrangers se marient dans un pays où
  le concile de Trente n'a pas été publié, il faut déclarer leur
  mariage nul par défaut du propre curé; lorsque dans leur pays natal,
  ou de résidence, cette obligation existe. Jérôme est né en Corse où
  ce concile a été publié, il réside à Paris où cette obligation
  existe, par une loi expresse, qui publie cette disposition
  particulière du concile de Trente sur la présence du propre curé,
  ainsi, nul doute que ce mariage ne soit déclaré nul selon les
  autorités susdites.

         [Note 90: Tiare envoyée en cadeau au pape.]

  Le pape voudrait bien décider l'affaire en déclarant la nullité;
  mais il est encore dans l'indécision et le doute. On a présenté les
  questions sous un autre nom et en secret. Le pape voudrait mettre
  tout le monde d'accord. V. M. doit être bien convaincue du zèle et
  de l'activité que je mets dans cette affaire. J'espère de n'avoir
  pas été inutile[91].

         [Note 91: Cette lettre du cardinal Fesch, qui ne se trouve
         nulle part, semble prouver que le pape ne voulut pas casser
         le mariage religieux de Jérôme aux États-Unis. Cet acte fut
         toujours refusé par le saint-père et cependant ce dernier,
         non seulement reconnut le mariage de Jérôme avec la princesse
         Catherine, mais il reçut, après 1815, les deux époux avec une
         bienveillance toute particulière.]


Pour terminer ce qui dans l'histoire du dernier des frères de
Napoléon a trait à sa première femme, Mlle Elisa Paterson, nous
donnerons encore ici deux lettres envoyées par Napoléon, la première
datée d'Alexandrie, 2 mars 1805, et adressée à l'archichancelier
Cambacérès; la seconde du 9 décembre 1809, adressée au ministre des
affaires étrangères duc de Cadore. Voici la première:


  Je ne conçois rien à vos jurisconsultes. Ou Mlle Paterson est mariée
  ou non. Non, il ne faut aucun acte pour annuler son mariage, et si
  Jérôme voulait contracter un nouveau mariage en France, les
  officiers de l'état civil l'admettraient et il serait bon.


Voici la seconde:


  Écrivez au général Thurreau[92] que je l'autorise à donner tous les
  fonds dont Mlle Paterson pourrait avoir besoin pour sa subsistance,
  me réservant de régler son sort incessamment; que du reste, je ne
  porte aucun intérêt en cela que celui que m'inspire cette jeune
  personne; mais que si elle se conduisait assez mal pour épouser un
  Anglais, alors mon intérêt pour ce qui la concerne cesserait, et que
  je considèrerais qu'elle a renoncé aux sentiments qu'elle a exprimés
  dans sa lettre et qui seuls m'avaient intéressé à sa situation.

         [Note 92: Le général Thurreau était alors ministre de France
         aux États-Unis d'Amérique.]


Jérôme ne revit plus qu'une seule fois Mlle Paterson. Ce fut pendant
son exil, longtemps après la chute du premier empire et la mort de
Napoléon Ier. Ils se rencontrèrent par hasard à Florence et ne
s'adressèrent pas la parole, mais le prince conserva toujours une
correspondance épistolaire avec son fils Jérôme Bonaparte-Paterson,
pour qui la reine Catherine montra une grande bienveillance, et
qu'il vit à Paris sous le second empire, en 1853, l'empereur
Napoléon III l'ayant fait venir en France, ainsi que son fils, qui
eut un grade dans l'armée. Mme Jérôme Bonaparte-Paterson a survécu
plusieurs années à son mari, car elle est morte seulement en 1879.

Cependant Napoléon, loin d'avoir abandonné ses vastes projets
maritimes, donnait à cette époque plus de soins que jamais à cette
partie des forces vives de son vaste empire. Les flottes reformées
de la France commençaient, grâce à lui, à lutter avec avantage
contre celles de l'Angleterre. La plus belle armée et la mieux
disciplinée qui se fût encore vue campait sur les côtes de la
Manche, les yeux tournés vers la Tamise, et n'attendant que le
signal pour s'élancer de l'autre côté du détroit. L'empereur avait
fait de deux de ses frères, Joseph et Louis, des colonels; Lucien,
franchement républicain et rebelle à sa main puissante, s'était
détaché de lui; Jérôme devait continuer son métier de marin, métier
dans lequel il avait réellement donné déjà des espérances. Telle
était la volonté puissante d'un génie qui trouvait alors bien peu de
contradiction. Jérôme était tout disposé à reprendre la mer. Aussi
accepta-t-il avec joie de se rendre à Gênes pour y commander la
frégate _la Pomone_.

Napoléon fit connaître au ministre de la marine Decrès son intention
à l'égard de son jeune frère par une longue instruction en date du
18 mai.

Jérôme devait prendre non seulement le commandement de _la Pomone_,
mais aussi celui de deux bricks. Après s'être rendu avec sa division
à Toulon, il devait croiser dans les eaux de Gênes pour exercer ses
équipages et presser tous les matelots de la Corse et de l'île
d'Elbe. L'empereur recommandait au ministre de faire en sorte que la
division commandée par son frère ne s'éloignât pas trop de la côte
et que le second à bord de _la Pomone_ fût un bon marin.

Dans cette instruction dictée et signée par Napoléon lui-même, on
peut à notre avis reconnaître chez l'empereur la crainte d'exposer
un frère bien jeune encore, le désir de lui faire acquérir de la
gloire en le mettant en vue, et aussi celui d'être utile à sa marine
de guerre en faisant comprendre à tous qu'un membre de la famille
impériale serait un jour à la tête des flottes.

Une autre lettre, écrite également par l'empereur à son ministre de
la guerre Berthier, descend dans les détails les plus curieux sur la
conduite que le jeune commandant de _la Pomone_ doit tenir à son
bord. On y lit en tête: «Mon cousin, faites connaître à M. Jérôme
qu'il étudie bien les manoeuvres du canon, parce que je lui ferai
commander l'exercice, etc.»

Jérôme recevait en même temps ses instructions et le brevet de
capitaine de frégate[93].

         [Note 93: Le ministère de la marine fait dater la nomination
         de capitaine de frégate du prince Jérôme de juin 1803; c'est
         une erreur que redresse suffisamment la correspondance
         officielle ainsi qu'on le verra.]

Jérôme, une fois à la tête de sa division à Gênes, trouva sans doute
que le frère de l'empereur devait être plus qu'un simple capitaine
de frégate, et surtout que son rang ne lui permettait pas de n'avoir
point table ouverte, car il prit de son autorité privée les insignes
de capitaine de vaisseau, se crut le droit de nommer aux emplois de
son bord et se fit payer ses frais sur le pied des officiers de ce
grade. Une très singulière correspondance résulta de ce sans-gêne du
jeune officier. Le ministre de la marine, informé par Jérôme
lui-même, lui écrivit:


  J'ai reçu, Monsieur, votre lettre du 12, par laquelle vous
  m'informez que vous avez reçu de S. M. l'empereur l'ordre de garder
  à bord de _la Pomone_ le capitaine Charrier. Vous avez pensé devoir
  prendre les marques distinctives du grade de capitaine de vaisseau
  et vous y ajoutez de très justes observations sur ce qui résulterait
  d'inconvénient à les quitter, après avoir été reconnu dans ce grade
  par la division sous vos ordres.

  Je ne puis, Monsieur, que soumettre à S. M. cette circonstance très
  sérieuse sur laquelle elle seule peut prononcer. Mais je dois
  improuver la facilité avec laquelle vous avez préjugé ses intentions
  à cet égard.

  Je dois vous prévenir aussi que S. M. donne seule en Europe des
  avancements même provisoires dans la marine, et qu'en conséquence
  celui de M. Chassériau doit nécessairement être ajourné jusqu'à ce
  que S. M. le lui ait conféré, car par décret du 30 vendémiaire an
  VI, elle a défendu qu'aucun titre ou grade ne fût valable et ne
  donnât lieu à appointements qu'autant qu'il a été donné et confirmé
  par elle.

  Au reste, l'intérêt que vous inspire l'enseigne Chassériau me
  persuade qu'il a des droits au grade supérieur. Je vais les
  examiner, et je désire qu'ils soient tels que je puisse proposer à
  S. M. de le lui conférer.


Le 6 fructidor an XIII (24 août 1805) on écrivit de Boulogne au
ministre de la marine:


  L'inspecteur de marine à Gênes observe que M. Jérôme Bonaparte a
  reçu son traitement de table comme capitaine de vaisseau, quoique
  cet officier n'ait réellement que le grade de capitaine de frégate.

  Il demande à ce sujet les ordres de Monseigneur.

  Point de doute qu'il n'y ait lieu à improuver le paiement fait à M.
  Jérôme; cependant avant de présenter un projet de lettre en
  conséquence à Son Excellence, on la prie de donner ses ordres.


Le ministre de la marine écrivit au-dessous de cette note, de sa
main: _Traitement selon son grade._


  _Écrire_: Il est ridicule qu'on me fasse entrer dans ces détails.
  Chacun sait qu'on ne doit toucher que le traitement de son grade,
  or, j'ai fait connaître celui que S. M. a bien voulu accorder à M.
  Bonaparte. Ainsi, que l'inspecteur fasse son devoir et refuse de
  signer.


Le 27 brumaire an XIV (48 novembre 1805), le préfet maritime à Gênes
adresse l'état des sommes payées dans ce port au commandant Jérôme.

Il résultait de cet état que le bureau des armements à Gênes lui
avait payé ses frais de table 24 fr. par jour comme capitaine de
vaisseau de 2e classe, parce que le bureau l'avait trouvé inscrit en
cette qualité sur le rôle lors de la prise de service, le 15
messidor an XIII, et que le bureau des revues l'avait traité comme
capitaine de frégate, 20 fr., parce qu'il n'était porté qu'avec ce
titre sur son livret.

Cela venait de ce qu'au passage de l'empereur à Gênes, le bruit
public avait couru que Jérôme était nommé capitaine de vaisseau, et
que le jeune homme en avait pris les insignes[94].

         [Note 94: L'empereur trouva fort mauvais ce qu'avait fait son
         frère et écrivit dans ce sens, au ministre de la marine
         Decrès, une lettre assez violente qui se trouve au 1er vol.
         des _Mémoires de Jérôme_, p. 360.]

Peu de temps après avoir donné le commandement de la petite division
alors à Gênes, l'empereur lui annonça à lui-même, 3 juin, de Milan,
qu'il l'avait nommé au grade de capitaine de frégate. On voit dans
cette lettre et dans celles qu'il lui écrivit à cette époque quel
cas il faisait de son caractère.

Bientôt Napoléon se rendit à Gênes et mit deux frégates de plus
(_l'Uranie_ et _l'Incorruptible_) sous le commandement de son jeune
frère. Le 5 juillet il lui envoya une instruction très précise sur
ce qu'il avait à faire avec son escadre légère.

Jérôme devait compléter ses équipages, se rendre à Bastia, y prendre
tous bons matelots, recueillir des renseignements sur la situation
des Anglais aux îles de la Madeleine, côtoyer ensuite la Sardaigne
jusqu'aux trois quarts de la côte, s'emparer des bâtiments qui se
trouveraient dans le port de la Madeleine, se présenter devant
Alger, exiger qu'on lui remette les esclaves génois, italiens et
français détenus dans les prisons du dey, et revenir soit à Toulon,
soit à Gênes, en ayant soin de ne pas rester plus de six jours sur
les côtes d'Afrique.

Ce fut à cette époque que Napoléon Ier revit son frère Lucien, dont
il désapprouvait le mariage, comme il avait désapprouvé celui de
Jérôme. Ce dernier ayant cru pouvoir lui écrire pour lui parler de
Lucien une lettre qui ne nous est pas parvenue, l'empereur lui
répondit durement le 9 juin 1805, de Milan:


  Mon frère, j'ai reçu votre lettre. Je ne tarderai pas à me rendre à
  Gênes. Tout ce que vous pouvez me dire ne peut influer en rien sur
  ma résolution. Lucien préfère une femme... à l'honneur de son nom et
  de sa famille. Je ne puis que gémir d'un si grand égarement d'un
  homme que la nature a fait naître avec des talents, et qu'un égoïsme
  sans exemple a arraché à de belles destinées et a entraîné loin de
  la route du devoir...--Mlle Paterson a été à Londres, ce qui a été
  un sujet de grand mouvement parmi les Anglais.--Elle ne s'en est
  rendue que plus coupable.


Vers le milieu de juillet, la division navale de Gênes fut en état
de prendre la mer. Elle allait mettre à la voile, lorsque des
nouvelles de Livourne annoncèrent qu'Alger avait été envahi par les
tribus des montagnes ou Kabaïles. Jérôme crut devoir différer son
départ et demander de nouveaux ordres. Le ministre lui fit connaître
que l'empereur ne croyait pas à la vérité de ces nouvelles, mais que
les faits fussent-ils bien réels, il n'y voyait qu'un motif de plus
pour son frère de hâter son départ et de remplir sa mission.

Jérôme se tint prêt à appareiller. Il avait pris à peu près de force
des matelots sur d'autres navires pour compléter ses équipages, et
bien que ses caronnades ne fussent pas encore toutes arrimées, il
résolut de faire terminer ce travail en mer et de mettre à la voile.
En effet, dans la nuit du 6 au 7 août il leva l'ancre et mit le cap
sur la Corse, mais il fut d'abord contrarié par un calme et de
petits vents jusqu'au 9, ensuite par une bourrasque de l'ouest qui
occasionna des avaries à la division et le força de venir relâcher à
Toulon pour avoir des pièces de rechange.

Après un séjour de soixante-douze heures employées à se réparer, la
division commandée par Jérôme partit de nouveau. Elle se composait alors
des trois frégates _la Pomone_, _l'Uranie_ et _l'Incorruptible_, des
bricks _l'Endymion_ et _le Cyclope_, auquel le préfet maritime voulut
bien adjoindre le brick _l'Abeille_, bon marcheur destiné à servir
d'éclaireur.

Le jeune capitaine de frégate remplit la mission que l'empereur
venait de lui confier avec la plus grande énergie et le plus grand
succès; aussi Napoléon et Decrès lui témoignèrent-ils combien ils
étaient satisfaits de sa conduite dans cette circonstance.

Le 11 septembre 1805, Decrès écrivit à Jérôme, de Paris:


  Monsieur le commandant, la plus brillante réussite vient de
  couronner la mission que S. M. l'empereur vous avait confiée; vous
  portant rapidement de Toulon sur Alger, l'arrivée inattendue de
  votre division ainsi que la fermeté de vos demandes ont affermi la
  considération de la Régence pour le pavillon de S. M. Vous avez
  brisé les fers d'un grand nombre de Liguriens qui depuis longtemps
  souffraient les horreurs de la captivité et votre retour à Gênes a
  été marqué par les bénédictions des nouveaux Français.

  Personne ne pouvait, et à plus de titres que moi, prendre plus de
  part à des succès aussi flatteurs pour vous et je m'empresse de
  joindre mes sincères félicitations à celles qui vous ont déjà été
  offertes.


De la main du ministre:


  Toute l'Europe a les yeux sur vous et particulièrement la France et
  la marine de S. M. Vous devez à celle-ci de lui donner l'exemple de
  l'activité et du dévouement à votre métier. Vous le concevez comme
  moi-même et ce sera pour moi un devoir agréable à remplir que de
  faire remarquer à l'empereur le développement de ces qualités dans
  toutes les opérations dont vous chargera sa confiance.


L'empereur ne laissa pas à son frère le temps de prendre un peu de
repos. Après sa campagne à Alger, il lui donna le commandement du
vaisseau de 74 _le Vétéran_, le meilleur de l'escadre du
contre-amiral Willaumez, escadre chargée de se rendre en Amérique et
de faire le plus de mal possible à la marine et aux colonies
anglaises.

Willaumez, avant de partir, reçut du ministre des instructions très
précises pour tenir sa mission secrète vis-à-vis tout le monde[95],
et pour traiter Jérôme Bonaparte en simple capitaine de vaisseau;
mais à peine en mer, il crut devoir s'écarter de ses instructions.
Soit pour flatter le jeune frère de l'empereur et se le rendre
favorable, soit parce qu'il avait reconnu en lui l'étoffe d'un marin
de grand mérite, il le nomma son second, bien qu'il fût le moins
ancien des commandants de vaisseau de la flotte, il lui fit
connaître le but de l'expédition et écrivit à Decrès que Jérôme
avait été désigné par les autres officiers pour le poste qu'il lui
confiait, comme étant reconnu le plus capable.

         [Note 95: Voici le _post-scriptum_ de la dépêche en date du 2
         octobre 1805 de Decrès à Willaumez (de la main du ministre):
         «Je vous informe que votre mission n'est connue de personne
         que de l'empereur, de moi, du secrétaire intime qui a
         transcrit les instructions de S. M. et de vous. Il vous est
         prescrit de garder le plus grand secret à cet égard, S. M.
         vous défendant toute communication à ce sujet avec quelque
         personne et sous quelque prétexte que ce puisse être.»]

Cette violation du secret de l'expédition fit comprendre à Jérôme
que la flotte devait tenir la mer beaucoup plus longtemps que le
ministre ne le lui avait dit et l'indisposa d'une façon violente. Le
jeune homme, ami des plaisirs, n'était pas d'humeur à s'éterniser à
son bord.

Il témoigna son mécontentement, et Willaumez en vint bientôt à
craindre que Jérôme, assez peu patient de sa nature, n'écrivît à
Decrès une lettre violente. Aussi crut-il devoir essayer d'arrêter
le jeune homme dans cette voie, en lui adressant, en date du 14
décembre 1805, une longue dépêche que l'on trouvera plus loin.

Donnons d'abord deux lettres relatives à l'expédition, l'une du
ministre au préfet maritime, en date du 12 novembre, l'autre de
Willaumez au ministre en date du 6 décembre 1805.


  Je réponds, Monsieur, à vos dépêches des 11, 13 et 15 courant,
  relativement aux escadres expéditionnaires.

  Le motif de la substitution de _l'Éole_ au _Jupiter_ n'a eu d'autre
  objet que de mettre un vaisseau plus solide dans la division
  Willaumez à la place d'un autre qui l'était moins. Ainsi, si par les
  réparations faites au _Jupiter_, ce vaisseau est aussi solide que
  _l'Éole_, il n'y aura pas lieu à cette substitution.

  Je ne vois aucun inconvénient à mettre _l'Indienne_ à la place de
  _la Comète_, si celle-ci n'est pas prête.

  Le motif qui m'avait empêché de comprendre _l'Indienne_ au nombre
  des frégates en partance était fondé sur le peu d'opinion que
  j'avais de ses qualités; ainsi je vous laisse libre d'employer cette
  frégate au lieu de _la Comète_, si vous la croyez plus propre à une
  longue campagne. Je vous prie de concerter cela avec le général
  Lassègnez.

  Par votre lettre du 13, vous m'annoncez qu'on procède à la formation
  des équipages, cette opération doit être achevée aujourd'hui.

  Il faut que les bâtiments qui partent soient bien armés, et je ne
  puis m'abstenir de vous recommander particulièrement _le Vétéran_.

  L'un des deux contre-amiraux a élevé la question si M. Jérôme
  Bonaparte commanderait en second ou s'il prendrait rang dans le
  commandement d'après l'ancienneté de son grade?

  M. Jérôme est capitaine de vaisseau en date du 1er vendémiaire de
  cette année, an XIV.

  L'empereur n'ayant donné aucun ordre qui lui fût particulier
  relativement au commandement, la règle ordinaire du service doit
  naturellement être suivie.

  Si dans la division de Gênes que M. Jérôme a commandée, il a eu sous
  ses ordres des officiers plus anciens en grade que lui, cela a été
  une suite d'un ordre particulier de Sa Majesté, qui n'a point eu
  lieu dans le cas présent.

  Je remarque dans votre lettre du 15 qu'il est quelques vaisseaux
  auxquels vous ne complétiez d'abord que 100 jours d'eau. Je ne puis
  qu'approuver la successive progression de ce complément, mais il
  importe que toute l'escadre ait définitivement 4 mois d'eau au
  moment du départ.

  J'ai lieu d'espérer que le 30, les deux divisions seront enfin
  prêtes à mettre à la voile, ne négligez rien pour devancer ce terme,
  s'il est possible, et continuez à m'informer par chaque courrier du
  progrès des travaux.

  Dès que les escadres seront prêtes, vous m'en avertirez par le
  télégraphe; ni l'une, ni l'autre ne devront appareiller avant
  d'avoir reçu, soit par le télégraphe, soit par courrier, l'ordre de
  mettre sous voiles, en réponse à votre lettre télégraphique.


L'amiral Willaumez au ministre de la marine (6 décembre 1805):


  Monseigneur, le vent est faible et variable depuis plusieurs jours,
  du nord-ouest à l'ouest. Aujourd'hui, il est au sud-ouest, le ciel
  est brumeux et quoique le baromètre soit haut, l'opinion générale
  est que nous aurons un coup de vent du sud-ouest. Ce sera après ce
  temps, lorsqu'il viendra à souffler de la partie du nord, que je
  pourrai appareiller et faire bonne route. Je désire très ardemment
  que ce moment arrive bientôt. Je dois dire à Votre Excellence que
  c'est aussi le voeu de toute l'escadre, particulièrement de M. le
  commandant Jérôme. Il se tient à son bord, y surveille les exercices
  avec la plus grande exactitude et ne cesse de donner l'exemple du
  zèle, de l'activité, du talent. Il me disait hier: «Une demi-heure
  après votre signal d'appareiller, je suis sous voiles.» Je verrai
  avec grand plaisir qu'avant mon départ, S. M. veuille mettre M.
  Jérôme à la tête des capitaines de vaisseau. Je suis persuadé,
  Monseigneur, que vous reconnaîtrez dans cette demande que j'ai suivi
  avec une attention particulière et sans préjugés, la conduite de
  votre ami dans le service, et que c'est cette conduite qui seule a
  fixé mon jugement.


Voici maintenant la lettre de Willaumez à Jérôme:


  Cette lettre particulière que j'ai l'honneur de vous écrire est
  dictée par les circonstances et mon attachement pour votre personne.
  Souffrez que je vous parle d'amitié.

  Je vous engage à ne pas écrire au ministre avec humeur, vous pouvez
  bien lui faire sentir que vous jugez devoir être plus longtemps
  dehors qu'il ne vous l'avait fait espérer, mais conservez-le comme
  un ami chaud qui a de l'esprit et qui ne laisse pas échapper les
  occasions de vous servir auprès de S. M. Vous sentez, d'un autre
  côté, que vous me mettriez mal avec S. E. si elle apprenait tout ce
  que vous savez de confidentiel sur mes instructions.

  N'oubliez jamais, je vous en supplie, que tous les regards des
  marins sont tournés vers vous, particulièrement dans l'escadre; de
  votre exemple peuvent suivre ses succès ou sa perte.

  Je ne considère pas ici mon intérêt particulier auprès de l'honneur
  de notre marine et de la gloire des armes de notre magnanime
  souverain; il est nul, mais je ne puis vous dissimuler que si on
  venait à s'apercevoir de votre mécontentement, il en pourrait
  résulter une influence fâcheuse sur mes opérations et comme vous, un
  des premiers affligé si nous ne réussissions pas dans toutes nos
  entreprises, je ne doute nullement que vous ne contribuiez autant
  par votre conduite que par vos moyens à animer chacun
  d'encouragement, de détermination et de résolution à bien faire
  jusqu'au dernier jour.

  L'escadre est bien composée, l'esprit des hommes de toutes classes
  est fort bon; nous pouvons faire de grandes choses. Nous parcourons
  des climats doux et une navigation facile nous conduit
  infailliblement à faire beaucoup de mal aux implacables ennemis de
  la France.

  L'expérience que vous acquérez chaque jour vous sera très utile pour
  le service de votre pays et la prospérité de la marine à la tête de
  laquelle vous êtes destiné à vous trouver.

  Écoutez les conseils d'un homme qui aime sa patrie, qui est tout
  dévoué au service de notre empereur et qui vous affectionne de
  coeur depuis plusieurs années.

  Faites-moi l'amitié de croire que je n'ai dans cette conduite que
  l'amour de la gloire que me tracent les instructions de S. M. et
  votre intérêt personnel. Un sacrifice de quelques mois vous vaudra
  nombre d'années de bonheur et vous fera obtenir de votre auguste
  frère toutes sortes de satisfactions.


Jérôme répondit à Willaumez:


  Monsieur le général, je reçois votre lettre, je ne puis vous savoir
  mauvais gré de ce que vous m'y dites. Cependant, je croyais vous
  avoir plus que persuadé que rien ne me détournerait de mon devoir et
  que j'ai un intérêt trop direct à la réussite de nos opérations pour
  afficher un mécontentement que je n'ai point. La tenue de mon
  vaisseau et de mon équipage, la manière dont l'un et l'autre
  manoeuvrent ont dû vous prouver que si tous les vaisseaux et
  équipages de l'escadre imitaient mon exemple, les uns et les autres
  y gagneraient.

  Monsieur le général, quant aux peines morales, vous savez qu'elles
  ne se guérissent pas facilement. Je vous remercie du sentiment qui a
  dicté votre lettre, et la seule chose qui puisse m'y déplaire c'est
  que vous m'ayez pu croire un enfant susceptible de faire partager
  aux autres les contrariétés que je puis éprouver.


Nous ne raconterons pas la campagne de Willaumez qui ne fut pas
heureuse. Nous dirons toutefois que cet amiral, après avoir commis
la faute de faire connaître à Jérôme des choses qu'il devait tenir
secrètes, après avoir désigné pour son second ce jeune homme, après
l'avoir consulté sur ses opérations, eut le tort de ne pas suivre
les avis du capitaine du _Vétéran_, qui montra alors une grande
sagacité.

_Le Vétéran_, s'étant trouvé séparé de l'escadre, revint seul en
France, échappa aux vaisseaux anglais, se mit à l'abri dans la baie
de la Forêt, sur les côtes de Bretagne, près Concarneau.

Decrès, mécontent du retour de Jérôme et n'étant pas éloigné
d'admettre que le jeune capitaine s'était égaré volontairement,
semblait disposé au blâme; mais tel ne fut pas l'avis de l'empereur
qui, ayant des vues sur son jeune frère, le reçut à merveille, puis
lui donna le titre de prince, le grand cordon de la Légion d'honneur
et le nomma contre-amiral.

Bientôt il ordonna son passage de l'armée de mer dans l'armée de
terre, le fit général de division et lui confia un corps de Bavarois
et de Wurtembergeois, à la tête duquel le jeune prince fit, pendant
la guerre de Prusse, en 1806 et 1807, la conquête des places fortes
de la Silésie. Il fut très utile à la grande armée opérant contre
les forces de la Prusse et de la Russie, car cette armée lui dut en
plusieurs circonstances son ravitaillement, et par contre la
possibilité des succès qui amenèrent la paix de Tilsitt et la
création du royaume de Westphalie.

La campagne de Silésie comme celle de Willaumez sont deux pages
d'histoire qui ont trouvé une large place dans les deux premiers
volumes des _Mémoires du roi Jérôme_ et dans les deux volumes
intitulés: _Opérations du 9e corps de la grande armée en 1806 et
1807._

Nous résumons seulement en quelques mots la campagne de Willaumez.
Les instructions de Napoléon à l'amiral intiment: de tenir la mer
quatorze mois avec ses six vaisseaux et ses deux frégates, de se
rendre de Brest dans l'Océan Atlantique méridional, de faire relâche
au Cap un mois pour s'y refaire; de répandre le bruit qu'il se
rendait à l'Île-de-France, et, au lieu de prendre à l'est, de
revenir vers l'ouest, à vingt lieues de Sainte-Hélène, d'y établir
une croisière pour enlever les convois anglais venant des Indes; de
se porter ensuite vers les Antilles, de saccager aux Barbades les
établissements anglais; de remonter sur Terre-Neuve pour en détruire
les pêcheries, et de revenir dans un port de France sur l'Océan,
après avoir attaqué partout l'ennemi trouvé inférieur en forces.

Willaumez remplit mal les intentions de l'empereur. Il commença par
envoyer une de ses frégates prendre à Sainte-Croix de Ténériffe
quelques prisonniers faits dans les premiers jours de la navigation.
Au moment où la frégate arriva à Sainte-Croix, cette colonie étant
tombée aux mains des Anglais, elle se rendit au Cap, où elle fut
capturée. Le contre-amiral, à cette nouvelle, renonçant à la relâche
au Cap, se porta autour de Sainte-Hélène, manqua le passage des
convois des Indes et se rendit à San-Salvador pour y faire de l'eau.
Il resta vingt jours dans la baie de Tous-les-Saints, et le 23 avril
mit le cap sur Cayenne, puis sur la Martinique, ayant renoncé à son
excursion sur les Barbades. Le 15 août, une forte tempête dispersa
ses bâtiments. Déjà le 29 juillet Jérôme avait perdu l'escadre. Ses
vaisseaux eurent différents sorts, lui-même revint à grand'peine à
Brest au commencement de 1807 sur _le Foudroyant_.

Le vaisseau _le Vétéran_ avait pour second le capitaine de frégate
Halgan, ancien commandant du brick _l'Épervier_, devenu amiral,
homme de mer consommé et ami de Jérôme. Il fut chargé par le
ministre de faire alléger le bâtiment et de le faire entrer dans le
port de Concarneau.

Ce brave officier avait à son bord le fils de M. de Salha, autre
marin dont le père joua un rôle en Westphalie. M. de Salha père,
aide-de-camp du prince Jérôme pendant la campagne de Silésie, en
relation avec son ancien camarade Halgan, lui écrivit le 27 mai
1807, du quartier général de Jérôme, alors à Schweidnitz, une lettre
qui nous a paru avoir une certaine importance. La voici:


  Si mon fils avait été aussi prompt à suivre sa route qu'à quitter
  Brest, il serait ici depuis longtemps. Je l'ai attendu avec la
  dernière impatience depuis le 1er de ce mois, il arriva à Breslau le
  16 à 6 heures du soir, deux heures après mon passage, ayant été
  expédié du camp de Frankeinstein pour aller porter à l'empereur la
  nouvelle d'un assez joli succès de notre petit corps d'armée...
  L'empereur est au château de Finkenstein, à une vingtaine de lieues
  de Dantzick, j'ai dû attendre pendant plusieurs jours la réponse à
  mes dépêches, j'arrivai hier et le prince au moment où il recevait
  la petite relation de mon voyage fit entrer Prosper qui fut bientôt
  dans mes bras. Arrivé depuis huit à dix jours, il a fait déjà deux
  fois le service d'officier d'ordonnance et a été comblé de caresses
  par le prince et tout ce qui l'entoure. Ce début enchante mon jeune
  homme; un habit de hussard, des chevaux, c'est de quoi tourner une
  tête de 18 ans, mais, à ma grande satisfaction, cela ne le distrait
  pas du sentiment de la reconnaissance. Il prononce la sienne pour
  vous avec une fréquence et une vivacité qui me persuadent de son bon
  coeur, qualité qui n'est pas aujourd'hui bien commune. Vous lui avez
  fait, mon cher capitaine, quelques avances dont il croit le montant
  de 540 francs. Son exactitude pourrait être en défaut à cet égard et
  je vous prie de la redresser en réclamant le remboursement qui vous
  est dû de Mlle Christine Dapot, demeurant à Bayonne, laquelle sera
  prévenue par ce courrier de vous faire toucher à Paris ou partout
  ailleurs le montant de vos débours pour Prosper.

  Il m'eût été plus agréable, mon cher camarade, de m'acquitter ici.
  Ma lettre précédente vous a prouvé que je l'espérai. L'empereur a
  répondu en propres termes et de sa main qu'un capitaine comme vous
  était trop intéressant à conserver dans le commandement d'un
  bâtiment pour qu'on vous donnât actuellement l'ordre de prendre
  votre poste auprès de notre jeune prince. Cet honorable témoignage
  doit vous consoler un peu, votre place ici est assurée et le genre
  de service que vous suivez aux yeux de S. M. et du prince
  consolident vos droits qui n'ont pas besoin de l'être dans le coeur
  du prince. Ne vous affectez donc pas, mon cher camarade, la
  contrariété est pour vos camarades qui se félicitent de compléter
  leur réunion en vous recevant.

  J'ai rapporté ici la nouvelle de la reddition très prochaine et sans
  doute déjà effectuée de Dantzick dont la défense a été très
  honorable pour le septuagénaire Kalkreuth. Sa place manquant de
  poudre, la corvette le _Dauntlen_ a essayé, à travers mille coups de
  canon, d'en introduire 200 milliers. Le vent secondait
  merveilleusement son audace, cette corvette est arrivée toutes
  voiles dehors assez près des murs de la place, mais, ayant touché,
  elle a dû se rendre; les rouges de Paris montèrent à l'assaut pour
  déshabiller l'équipage. Cet événement était la conversation du
  château. La possession de Dantzick amènera de nouveaux événements.
  L'empereur n'est pas sans projets vastes sur la Baltique. Les Danois
  nous aideront de tout leur pouvoir, les Prussiens branlent au manche
  par la mésintelligence bien marquée entre les Russes et eux. S. M.
  veut des officiers de marine sur les bords de la Baltique, etc.

  Prosper parle avec admiration de la tenue de votre frégate, agréez
  les témoignages bien vrais de sa reconnaissance et de la mienne.
  Présentez mes hommages à tout ce qui appartient à la famille du
  respectable général Cafarelli.

  _P. S._--Meyronnet, après un mois de séjour auprès du roi de
  Hollande, vient d'arriver; je lui ai transmis votre souvenir.


Le traité de Tilsitt, signé le 7 juillet 1807, reconnut dans
l'Europe centrale un nouveau royaume, celui de la Westphalie, et
pour souverain de cet État le plus jeune des frères de Napoléon,
Jérôme, alors âgé de vingt-trois ans.

La Westphalie fut formée: 1º de toute la Hesse électorale; 2º de
contrées enlevées à la Prusse par la conquête, savoir: l'Eichsfeld,
le Hohnstein, le Hartz, Halberstadt, Quedlinbourg, la Vieille
Marche, le cercle de la Saale, Hildesheim, Paderborn, Minden et
Ravensberg; 3º de contrées démembrées de l'Électorat: la Haute et
Basse-Hesse, savoir: Hersfeld, Fritzlar, Ziegenhain, Pleisse,
Schmalkalden.

Ces différentes provinces furent unies entre elles par: le duché de
Brunswick au nord, par le comté de Schaumbourg à l'ouest, celui de
Wernigerode à l'ouest, le comté d'Osnabruck au nord-ouest, pays qui
firent partie intégrante du nouveau royaume. On divisa le territoire
en huit départements: 1º de l'Elbe au nord-est, chef-lieu
Magdebourg; 2º de la Fulde au sud, chef-lieu Cassel, capitale du
royaume; 3º du Hartz à l'est, chef-lieu Heiligenstadt; 4º de la
Leine au centre, chef-lieu Gottingen; 5º de l'Ocker au nord,
chef-lieu Brunswick; 6º de la Saale au sud-est, chef-lieu
Halberstadt; 7º de la Werra au sud-ouest, chef-lieu Marbourg; 8º du
Weser au nord-ouest, chef-lieu Osnabruck.

Pour la Westphalie comme pour Naples, l'Espagne, la Hollande,
l'empereur consentait bien à affubler ses frères du manteau royal, à
poser sur leur tête la couronne et à leur laisser le titre de roi,
mais il n'en voulait faire réellement que les premiers préfets de
son vaste empire. Les contributions, les impôts, d'après ses idées,
devaient venir grossir les revenus de la France, les pays conquis et
cédés devaient entretenir une partie de ses armées. Peu lui
importait que les États de ses frères fussent accablés, pressurés,
ruinés et incapables de subsister, il n'entendait donner qu'un
citron dont il avait exprimé le jus.

Ce fut surtout pour le royaume de Westphalie qu'il déploya toutes
les rigueurs de son système de fer; aussi le jeune Jérôme, pendant
les sept années de son règne, ne fut-il, par le fait, qu'un roi _in
partibus_ toujours dans la main puissante de son frère et n'osant se
permettre, sans l'autorisation de l'empereur, la révocation d'un
agent, le choix d'un ministre.

La correspondance des Français envoyés par le gouvernement impérial
en Westphalie, correspondance que nous allons publier en grande
partie, fera comprendre mieux que toute autre chose la pression
exercée par Napoléon Ier sur le nouveau royaume et sur son jeune
souverain.

L'empereur commença par dicter un projet de constitution par lequel
il se réservait la moitié des domaines allodiaux des princes
dépossédés, fixait le contingent du royaume à 25,000 hommes de
toutes armes, dont moitié fournis par la France, mais _soldés_ et
_entretenus_ par la Westphalie; le conseil d'État, les États du
royaume étaient constitués. Le projet, en outre, imposait le Code
Napoléon, la conscription comme loi fondamentale et défendait
l'enrôlement à prix d'argent.

Cette constitution, signée de lui le 15 novembre 1807, il l'envoya
au roi son frère, avec ordre de la promulguer telle quelle et de la
faire exécuter, lui laissant pour toute faculté celle de la
compléter par des règlements discutés en son conseil d'État.

Le conseil d'État fut divisé en trois sections: justice et
intérieur, finances, guerre; les États furent composés de cent
membres; la Chambre des comptes de vingt membres laissés à la
nomination du roi; le ministère de six ministres à portefeuille:
secrétairerie d'État et des relations extérieures, justice et
intérieur, finances, commerce et trésor, guerre, haute police.

En attendant l'arrivée à Cassel du nouveau roi, une régence
administra au nom de l'empereur, percevant les impôts, faisant
rentrer les contributions de guerre et payant les dépenses des
troupes françaises qui occupaient le territoire. Les membres de
cette régence étaient: le comte Siméon, le comte Beugnot et M.
Jollivet, conseillers d'État, le général de la Grange, gouverneur de
la Hesse. Elle eut ordre de fonctionner jusqu'au 1er décembre; mais,
comme l'empereur n'avait pas révoqué les administrateurs français,
les malheureuses provinces continuèrent à être pressurées au milieu
d'un conflit incessant. Tantôt les ordres de la régence étaient
méconnus par les agents de l'autorité impériale, tantôt ces derniers
étaient forcés de céder le pas au gouvernement provisoire.

Dès qu'il eut connaissance des intentions de Napoléon à son égard et
du traité de Tilsitt, Jérôme, impatient d'avoir des notions exactes
sur le royaume dont la couronne lui était donnée, fit partir deux de
ses aides de camp, les colonels Morio et Rewbell, avec mission de se
rendre en Allemagne et de lui faire des rapports sur les provinces
composant ses États.

Nous allons mettre sous les yeux du lecteur deux lettres de Morio et
une de Rewbell, adressées à Jérôme avant l'arrivée de ce dernier en
Westphalie:


  MORIO À JÉRÔME.

                                                  Minden, 2 août 1807.

  Votre Majesté sait que Hildesheim est une belle et riche province.
  Le comté de Schauenburg est encore plus beau. Ce pays est, ainsi que
  Lippe, Buckeburg, cultivé comme un jardin. Il a des mines de
  houille, peu productives à la vérité, mais qui peuvent peut-être
  gagner avec une administration plus éclairée. Les jolis bains de
  Nenndorf qui ne sont qu'à trois milles d'Hanovre dépendent de
  Schauenburg.

  J'ai oublié de dire à Votre Majesté que les habitants de Hildesheim
  voulaient prêter de suite, en mes mains, le serment de fidélité à
  Votre Majesté. J'ai répondu que le serment se prêterait avec la
  prise de possession qui aurait lieu le 1er septembre.

  Toutes les provinces attendent avec impatience ce moment de prise de
  possession. Effectivement, il arrêtera les réquisitions, la sortie
  d'argent; et ce jour-là seulement votre peuple se croira un corps
  de nation. Partout l'intendant général ou l'administrateur général
  de la grande armée ont ordonné de vendre tout ce qui était en
  magasin, et de presser la rentrée des fonds, comme si ces pays
  devaient être rendus à un ennemi.

  Votre royaume, Sire, ne cesse pas d'être français, en passant dans
  les mains de Votre Majesté. Aussi les ressources de l'État sont à
  ménager par la France comme par nous. La remise au 15 août, de
  toutes les sommes dues, ferait un bien grand effet en faveur de
  Votre Majesté. Au reste plus de la moitié des provinces a payé la
  totalité de l'imposition de guerre.

  Schauenburg sera réuni à Minden pour former un département. Tous
  s'accordent à me dire que Harvensberg doit aussi entrer dans le même
  arrondissement.

  Je vais ce matin visiter l'abbaye de Corvey[96] pour remplir
  l'instruction de Votre Majesté relativement à la dotation de son
  ordre de chevalerie.

         [Note 96: Ancienne abbaye de Bénédictins d'Allemagne, à 15
         lieues de Minden, sur la rive gauche du Weser.]

  Minden était tout prussien il y a huit jours. La nouvelle certaine
  de la paix et du traité qui la cède à Votre Majesté, l'a changée
  totalement. Elle attend avec joie votre arrivée; elle se promet de
  grands avantages: 1º du rapprochement de la capitale; 2º de la
  réunion au royaume, de Brunswick, de Hildesheim, de Schauenburg; 3º
  du commerce avec la France; 4º des routes qu'elle croit voir
  établies par la ville pour les communications du Rhin avec l'Elbe.

  Minden est beaucoup mieux placée que Hammeln pour être place de
  guerre. Ainsi, dès que l'empereur fait raser la place hanovrienne,
  il sera plus simple et plus militaire de fortifier un jour Minden,
  si l'on veut un point fort sur le Weser. Nienburg hanovrien est
  totalement rasé depuis quelque temps.

  Les provinces de Minden et de Harsewinkel envoient aussi des députés
  à Paris.

  On est très content ici de l'intendant M. Sicard, sous-inspecteur
  aux revues. Il m'accompagne à Corwey et à Paderborn qui sont de son
  ressort.

  Je serai peut-être ce soir à Paderborn; dans tous les cas je serai
  le 4 au soir de retour à Cassel et partirai le 5 ou le 6 pour Paris,
  où j'arriverai le 12.

  La population de vos sujets ne s'élevant qu'à 1,900,000 et celle des
  vassaux à 300,000 âmes au plus, il serait possible que l'empereur
  augmentât votre pays. Alors, Sire, tous les hommes éclairés
  désirent d'abord quelques arrondissements dans le Hanovre, ensuite
  le cours de l'Ems.

  Osnabruck n'a que 36,000 âmes; et cependant je devrais en faire un
  département. Le Teklenburg est aux portes de la ville même
  d'Osnabruck. Si Votre Majesté pouvait obtenir cette petite province,
  elle arrondirait ce département coupé par Teklenburg. En général, on
  voudrait avoir le cours de l'Ems depuis sa naissance dans la
  principauté de Ravensberg jusqu'à son entrée dans la principauté
  d'Arenberg. Cela vous donnerait une petite portion de la province de
  Münster avec Teklenburg et Lingen. Je parlerai plus au long de cela
  dans mon mémoire.

  Dans ma première lettre de Cassel, j'ai parlé de l'importance de
  Schmalkaden, situé près Eisenach, à cause de la fabrique de fusils.
  Votre Majesté trouvera au Harz les bâtiments d'une ancienne fabrique
  qui a été détruite par les Français, sous le maréchal prince
  Bernadotte, et dont les ouvriers ont été envoyés en France. Votre
  Majesté pourra la rétablir.

  J'ai oublié de dire à Votre Majesté qu'elle avait à Brunswick un
  théâtre français soutenu des fonds du feu duc.

  Les forêts de Minden sont mal entretenues. Le grand maître des
  forêts n'est pas bon. Au reste, dans la plupart des provinces
  prussiennes, les bois n'ont pas une police très sévère. Les agents
  sont pourtant instruits. Il manquait la volonté du gouvernement.


  MORIO À JÉRÔME.

                                               Paderborn, 3 août 1807.

  Corvey me paraît très propre à la dotation et au dépôt de votre
  ordre de chevalerie. Les bâtiments sont beaux et spacieux, situés
  sur le Weser, au centre du royaume. J'aurai l'honneur d'en parler à
  Votre Majesté, en détail, à mon arrivée à Paris.

  Corvey et Paderborn manquent de route. Le premier pays a plus de
  5000 âmes par mille.

  Dans ces deux provinces, j'ai été reçu en _triomphateur_, au son des
  cloches et par les magistrats à la tête de tout le peuple des lieux
  que je traversais. À Paderborn surtout, on m'a rendu des honneurs et
  fait des fêtes extraordinaires. Le directeur des postes est venu à
  la tête d'une douzaine de postillons jouant du cor, m'attendre à une
  lieue. J'ai trouvé une garde d'honneur à cheval à trois quarts de
  lieue de la ville, et toute la garde nationale à pied en dehors de
  la ville, avec un peuple immense, criant: Vive l'empereur! Vive le
  roi Jérôme! On avait placé des signaux sur la route par laquelle
  j'arrivais et envoyé des estafettes au-devant de moi.

  J'ai été conduit en triomphe au milieu de toute la ville jusqu'au
  palais du comte de Wesghall, chez qui j'étais logé. Le peuple s'est
  jeté sur ma voiture et l'a dételée. Tout ce que j'ai pu faire alors,
  a été de mettre pied à terre pour éviter des honneurs que j'ai cru
  n'appartenir qu'à la personne même de Votre Majesté et non point à
  son agent. Le peuple n'en a pas moins conduit ma voiture jusqu'au
  palais qui m'était destiné. Un arc de triomphe avait été dressé en
  verdure; on y lisait en latin et en allemand: _Vive Jérôme Napoléon,
  roi de Westphalie._

  Toutes les autorités de la province, toutes les corporations sont
  venues complimenter en moi l'empereur Napoléon, et leur nouveau roi.
  J'ai conservé une foule d'adresses en français que je porterai à
  Votre Majesté. Toutes respirent l'enthousiasme pour le grand
  empereur et pour son digne et auguste frère; mais toutes ces
  adresses sont froides à côté de l'ivresse populaire. Jusqu'aux
  enfants de quatre ans qui étaient _en corps_ avec des drapeaux, des
  branches d'arbres. On a jeté des fleurs sur mon passage dans vingt
  endroits. Sur mon palier étaient placées des jeunes filles vêtues de
  blanc, qui ont couvert les marches de fleurs, au moment de mon
  passage.

  Le prince évêque m'a ensuite donné un très beau dîner auquel ont
  assisté les premières personnes de la province. Tout le peuple était
  sous les fenêtres avec une musique nombreuse qu'il a interrompue
  cent fois par des vivat.

  Je le répète encore aujourd'hui à Votre Majesté, je ne conçois pas
  ce qu'on pourra faire pour elle, après ce qu'on a fait pour son
  envoyé.

  On donne ce soir un grand bal pour moi.

  J'ai visité la résidence qui est à trois quarts de lieue de la
  ville. C'est un vieux château qui n'est plus propre qu'à une
  caserne.

  Cette province est presque toute catholique. Elle m'a demandé, comme
  les autres, la permission d'envoyer des députés à Paris, porter à
  vos pieds, Sire, l'hommage d'un peuple entièrement dévoué et
  remercier Sa Majesté l'empereur du cadeau qu'elle leur a fait de son
  auguste frère.

  Les eaux minérales de Briburg sont susceptibles d'un grand
  accroissement. Votre Majesté a cinq eaux minérales fréquentées dans
  son royaume, outre une dizaine d'autres sources qui pourraient être
  exploitées également.

  Ce sont deux bonnes provinces que Corvey et Paderborn; mais il reste
  beaucoup à faire pour elles. Point de débouché, point d'industrie,
  point de commerce. Tout le monde demande des grandes routes. J'ai
  assuré que c'était un des premiers objets dont s'occuperait Votre
  Majesté.

  Paderborn a payé toute sa contribution de guerre. Cette capitale est
  la seule où je n'aie pas trouvé l'accise établie. Les Prussiens
  n'avaient pas encore osé l'introduire.

  Je partirai demain matin à 3 heures pour Cassel où je serai le soir.
  Je visiterai en route deux maisons royales de Hesse.

  Une chronique fort plaisante et fort extraordinaire est la sienne.
  C'est le 24 juillet 1802 que l'on apprit à Paderborn la fâcheuse
  nouvelle de la réunion de cette province à la monarchie prussienne;
  et ce fut le 3 août suivant que le premier agent prussien (général
  comte Schlamberg) parut dans cette ville. C'est aussi le 24 juillet
  1807 que l'on sut à Paderborn la réunion de cette province à la
  Westphalie; et c'est encore le 3 août que le premier agent du roi de
  Westphalie est venu dans Paderborn. Il n'y a eu de différence que
  dans la réception. Toutes les portes et fenêtres étaient fermées
  pour l'entrée des Prussiens, et des arcs de triomphe ont été dressés
  pour recevoir les Français.

  Le jour même de l'entrée des Prussiens, les agents de cette cour
  firent ôter de la grande salle de la régence tous les tableaux
  (assez mal peints d'ailleurs) qui s'y trouvaient. Un seul, jugé un
  peu meilleur, fut conservé. Ce tableau y est encore, et il se trouve
  que c'est un saint Jérôme.


  REWBELL À JÉRÔME.

                                                  Cassel, 5 août 1807.

  Votre Majesté m'ayant ordonné de lui rendre compte des moindres
  détails de ses résidences, j'ai l'honneur de lui envoyer l'état du
  linge de table et de lit qui se trouve dans les châteaux de Cassel
  et de Wilhelmshoehe.

  Le major Zurwenstein est arrivé aujourd'hui vers les quatre heures
  avec les chevaux de Votre Majesté. Tous sont en fort bon état. Le
  passage continuel des troupes par Cassel, la pauvreté des habitants
  m'a entièrement détourné de l'idée de loger militairement les gens
  de l'écurie. J'ai donc pris le parti de conseiller au major
  d'accorder un traitement de 8 gros à chaque palfrenier, en outre de
  ses gages, pour sa nourriture. J'espère, Sire, que cette mesure sera
  approuvée par vous, et qu'elle se trouvera d'accord avec vos
  sentiments. Je continuerai ce traitement jusqu'à ce qu'il plaise à
  Votre Majesté de fixer les salaires d'une manière définitive de sa
  maison, ou jusqu'à ce qu'il lui plaise d'en ordonner autrement.

  Les chevaux des aides de camp et leurs domestiques ont été placés
  provisoirement dans les écuries du château de Wilhelmshoehe où ils
  seront surveillés très sévèrement. Cette mesure m'a encore paru
  nécessaire pour éviter, dans les premiers moments, toute espèce de
  désordre et de mécontentement. La grande surcharge de logement qui
  pèse particulièrement sur Cassel m'enhardit, quoique Votre Majesté
  ne m'ait chargé que du gouvernement de Cassel et de Wilhelmshoehe, à
  lui communiquer quelques réflexions tendantes au bien général de son
  royaume.

  La route militaire depuis plus de sept mois traverse la Hesse; il y
  a quatre gîtes: _Marbourg_, _Hosdoy_, _Wabern et Cassel_; dans ce
  dernier toutes les troupes qui viennent de France ont séjour.

  Les fournitures en tous genres auxquelles les habitants ont dû
  pourvoir ont épuisé ce pays, qui aujourd'hui peut espérer quelques
  soulagements. Le moyen de les lui procurer serait d'obtenir une
  division de la route militaire, surtout pour le retour de l'armée;
  et cette division peut aisément avoir lieu en dirigeant tout ce qui
  doit se rendre dans le midi de la France par Marbourg et Strasbourg,
  ce qui doit se rendre dans l'intérieur, partie par Erfurt, Hanau,
  Mayence, partie par Brunswick, Cassel et Mayence, et ce qui doit
  aller dans le Nord, par la Westphalie et Wesel.

  Il y aurait parce moyen, Sire, quatre routes: celles de Wurtzbourg,
  de Cassel, d'Erfurt et de Wesel. Toutes à la vérité traverseront
  encore une partie des états de Votre Majesté; mais au moins la
  charge sera partagée, le fardeau en sera plus supportable,
  l'écoulement des troupes plus facile.

  Il restera à organiser le service sur les différents points d'étape,
  et à savoir s'il conviendrait mieux de faire un service régulier,
  que de laisser les administrations locales y pourvoir, comme cela se
  pratique aujourd'hui.

  En Hesse, les magasins de l'État présentent des ressources, que
  peut-être on ne trouve pas dans les autres provinces; et alors sans
  approvisionnements formés d'avance, il est à craindre que le service
  ne manque, surtout s'il se présente des masses.

  Toujours est-il, je crois, Sire, avantageux de faire fixer les
  routes que l'armée prendra et les gîtes où elle recevra ses
  subsistances, sauf à prendre ensuite telles dispositions que Votre
  Majesté jugera convenable.


Morio ne se borna pas à envoyer des lettres et des rapports au roi,
il prit des dispositions relatives aux finances, mesure que
l'intendant général Daru trouva fort mauvaise et dont il référa à
l'empereur par la lettre ci-dessous, écrite de Berlin, en date du 5
août 1807:


  Par suite des dispositions générales prescrites pour la vente de
  tous les objets qui appartiennent à l'armée, l'administration
  française était au moment de traiter pour les _sels fabriqués_ qui
  existent dans l'arrondissement de Magdebourg, lorsque M. Morio,
  colonel aide de camp de Sa Majesté le roi de Westphalie a invité au
  nom de ce prince M. l'administrateur général des finances à faire
  surseoir à ces ventes, en lui annonçant qu'on faisait à cet égard
  des démarches auprès de Votre Majesté.

  Je supplie Votre Majesté de me faire connaître si ce sursis doit
  être maintenu, ou si je dois faire procéder à la vente des sels et
  autres objets qui doivent être réalisés au profit de l'armée dans la
  partie de la Prusse échue à Sa Majesté le roi de Westphalie, de la
  même manière que dans les autres provinces prussiennes, pour tout ce
  qui a été reconnu être la propriété de l'armée, et inventorié avant
  l'époque où la remise des provinces sera faite au roi.


L'empereur envoya l'ordre à Daru de ne rien changer aux dispositions
prises, et nous ne serions pas étonné que de là date le peu de
sympathie que Napoléon témoigna toujours depuis à Morio.

Le roi Jérôme arriva à la résidence de Wilhelmshoehe, près Cassel, à
laquelle il donna le nom de Napoléonshoehe, le 7 décembre 1807; il
adressa une proclamation à ses sujets, choisit neuf conseillers
d'État et nomma ministres provisoires: MM. Siméon (justice et
intérieur), général Lagrange (guerre), Beugnot (finances), Jollivet
(trésor et comptes). Il décréta en outre que les fonctions de la
régence du royaume cesseraient à dater de ce jour, et donna l'ordre
de tenir à sa disposition les fonds existant dans les caisses de
l'État depuis le 1er décembre. Toutes ces dispositions paraissaient
fort naturelles et Jérôme ne devait pas supposer que son frère
voulût le faire roi d'un pays épuisé par les exigences de la France
et hors d'état de faire face même aux premières et aux plus
indispensables dépenses. C'est cependant ce qui arriva.

Daru, l'intendant général de la grande armée, homme strict, dur,
ayant d'ailleurs des instructions précises, fut chargé de faire
verser les contributions de la Westphalie dans les caisses de
l'armée française. Il refusa de laisser exécuter l'ordre du roi pour
les fonds réclamés par le jeune souverain et en référa de nouveau à
Napoléon qui approuva sa conduite.

Jérôme, sans un sou pour l'État, n'ayant pour lui-même que dix-huit
cent mille francs empruntés à la caisse des dépôts et consignations
de Paris, se décida à faire exposer à l'empereur par ses nouveaux
ministres, anciens membres de la régence, la position financière de
la Westphalie.

MM. Beugnot, Jollivet et Siméon firent un rapport duquel il
ressortait que le pays était en déficit de six millions; que
l'entretien des troupes françaises coûterait trois millions de plus
que la somme affectée au budget de la guerre, et que, par
conséquent, le nouveau roi allait commencer son règne avec une dette
de neuf millions, somme énorme, à cette époque, pour un royaume
comme la Westphalie. Ce rapport exposait en outre: que l'on ne
pouvait espérer soutenir les recettes en 1808 sur le pied de l'année
1807, surtout si l'empereur exigeait l'acquittement de la
contribution extraordinaire de guerre; qu'il était impossible
d'augmenter les impôts dans un pays privé de tout commerce, où
l'agriculture était en souffrance, où les peuples n'étaient pas
jadis imposés, les souverains remplacés par le roi, vivant avec
leurs revenus et soldant les dépenses de l'État.

Les ministres du roi concluaient à un emprunt et imploraient la
bienveillance de l'empereur. Napoléon, avant de prendre une
décision, fit étudier la question par son propre ministre des
finances qui lui adressa un contre-rapport duquel il résultait: 1º
que les revenus de la Westphalie pouvaient être estimés à quatre
millions de plus; 2º que la dépense pour la perception était
exagérée; 3º que néanmoins il était impossible d'exiger
immédiatement la contribution extraordinaire de guerre et la
contribution ordinaire; 4º que la proposition d'un emprunt devait
être prise en sérieuse considération.

À cet exposé de l'état pitoyable des finances westphaliennes
ajoutons encore: qu'il était dû un arriéré de trois mois dans tous
les services; que le roi réclamait le paiement des six premiers mois
de sa liste civile, fixée à cinq millions, et le paiement, par
anticipation, des six derniers; que les agents impériaux avaient
touché d'avance les revenus et n'avaient acquitté aucune dépense.

Au moment où l'état des choses était ainsi exposé à Napoléon, ce
dernier apprit par son frère lui-même un acte de générosité qui lui
parut déplacé et ridicule. Jérôme l'informa par lettre du 28
décembre qu'il venait de créer comte de Furstenstein et de donner
une terre de quarante mille livres de rente à son secrétaire Le
Camus[97]. L'empereur s'empressa de témoigner son mécontentement à
Jérôme par une lettre en date du 5 janvier 1808, et déclara que si
son frère trouvait de l'argent pour payer des favoris et des
maîtresses, il saurait bien en trouver pour solder ses dettes.

         [Note 97: Le Camus, créé par le roi comte de Furstenstein,
         puis devenu ministre d'État, était un jeune créole que Jérôme
         avait trouvé dans un de ses voyages maritimes et dont il
         avait fait son secrétaire particulier. Ce Le Camus avait
         trois soeurs fort jolies dont l'une épousa le général Morio
         en premières noces, et en seconde, l'amiral Duperré, et la
         seconde, M. Pothau, qui joua un rôle en Westphalie. La
         chronique prétendait que Le Camus était toujours prêt à
         favoriser les velléités amoureuses de son jeune maître qu'il
         avait accompagné en Amérique et dans toutes ses courses. Il
         devint un des personnages du royaume et l'empereur, après
         avoir refusé longtemps à son frère la faveur de donner à ce
         ministre le grand cordon de la Légion d'honneur, finit par
         avoir la faiblesse de le lui accorder, sur les instances du
         roi.]

Ce don de la terre de Furstenstein à M. Le Camus ne fut nullement
bien vu des Allemands, ainsi que le prétendait le roi Jérôme dans sa
lettre à l'empereur. Cette affaire lui fit le plus grand tort dans
l'esprit positif et organisateur de Napoléon. Il devait en être
ainsi. En effet, n'est-il pas singulier de voir le jeune roi
annoncer pompeusement, dans sa lettre du 28 décembre, qu'il a cru
devoir imiter ses prédécesseurs dans cette circonstance et faire un
don de quarante mille livres de rente à son secrétaire, lorsque
trois jours auparavant, le 25, il écrivait pour exposer sa misère,
disant qu'il n'avait pas un sou dans sa caisse[98]?

         [Note 98: Ces lettres, des 25 et 28 décembre 1807, se
         trouvent au 3º volume des Mémoires du roi Jérôme; celle de
         Napoléon, en date du 5 janvier 1808, manque.]

Outre ce sujet de mécontentement contre son frère, l'empereur en
trouva un autre dans une lettre en forme de note qui lui fut
adressée de Cassel, par M. Jollivet, à la fin de décembre 1807; la
voici:


  Le peuple de Cassel s'est singulièrement refroidi depuis l'arrivée
  du roi. On chante misère, on se plaint. Les choses ne vont pas comme
  on se l'était promis.

  Les Français qui s'étaient rendus en Westphalie se retirent en foule
  et entièrement mécontents. On se désole à la ville, on se déplaît à
  la cour où il n'y a, dit-on, ni argent, ni plaisir. Tout le monde
  est triste.

  Le roi ne reçoit pas beaucoup de témoignages de respect. Rarement le
  salue-t-on dans les rues où il passe souvent à cheval. Il a perdu
  dans l'opinion publique. Quelques affaires de galanterie lui ont
  déjà nui. On sait dans le public qu'une des femmes de la reine a été
  renvoyée à cause de lui. Le premier chambellan (M. Le Camus) avait
  néanmoins trouvé moyen de retenir cette femme à Cassel pour le
  compte de son maître. La reine a insisté pour qu'elle en sortît. La
  police l'en a enfin débarrassée. M. le Camus passe pour un serviteur
  complaisant de son roi. Une comédienne de Breslau, que le roi y
  avait connue pendant sa campagne de Silésie, doit avoir été attirée
  à Cassel par les soins de M. Le Camus et par ordre de son maître.
  On raconte quelques autres histoires du même genre. Les mères de
  Cassel qui ont de jolies filles craignent de les laisser aller aux
  bals et aux fêtes de la cour. La reine est aimée. On craint beaucoup
  pour son bonheur domestique.

  Le chef de la police de Cassel (M. La Jarriette) passe pour un
  brouillon et pour un bavard. Sa police est le secret de la comédie
  et elle ne sert qu'à indisposer tout le monde. C'est un homme
  tranchant, plein de jactance et qui veut que personne n'ignore ce
  qu'il fait. Il paraît surtout attacher de l'importance à être maître
  de tous les secrets de la poste et il s'y prend de manière à ce que
  tout le monde le sache. Puis il s'amuse à colporter les histoires
  d'amour qu'il a surprises; puis il cherche à se donner les airs d'un
  homme qui a toute la confiance du roi, toute celle de la reine et
  toute celle des ministres. On le regarde comme un intrigant et comme
  un sot. Du reste, il ne contribue pas peu à indisposer les habitants
  de Cassel contre la cour et à leur faire prendre une mauvaise idée
  du gouvernement. Le tout va fort mal.


Ce genre de lettre en forme de note ou _bulletin_ était fort souvent
employé par les agents de l'empereur sur son désir, et nous verrons
bientôt l'ambassadeur de France à la cour de Cassel, M. le baron de
Reinhard, agir de même, par ordre.

Napoléon, loin de venir en aide à son frère Jérôme, maintint ses
prétentions sur les domaines, sur la contribution de guerre de
vingt-six millions payable en douze mois, et l'intendant-général
Daru ainsi que M. Jollivet[99] reçurent des instructions très
positives pour exiger une rente de sept millions sur les revenus des
domaines. Le dernier, en vertu d'un décret du 3 janvier 1808, fut
chargé, sous la direction immédiate de Daru, de l'exécution des
articles relatifs aux arrangements avec la Westphalie pour la
fixation des contributions arriérées ordinaires et de guerre, pour
le partage de tous les domaines dont moitié pour l'empereur et
moitié pour le roi, et eut défense d'occuper aucun emploi dans le
nouveau royaume.

         [Note 99: Jérôme avait une grande antipathie pour Jollivet,
         parce qu'il voyait en lui, non sans raison, un espion de
         Napoléon et que d'ailleurs ce conseiller d'État s'était
         montré fort hostile à son frère Lucien qu'il aimait
         beaucoup.]

Jérôme et la reine Catherine quittèrent Napoléonshoehe et firent
leur entrée à Cassel, fort bien accueillis par la population; mais,
ainsi que nous l'avons dit, en montant sur le trône le jeune roi se
trouva immédiatement aux prises avec les grandes difficultés de la
grosse question financière.

La Westphalie pouvait produire un revenu net d'une quarantaine de
millions, en y comprenant ceux des domaines; mais les dépenses du
budget s'élevaient à trente-sept millions, il fallait servir trois à
quatre millions pour l'intérêt de la dette et l'empereur réclamait
vingt-cinq millions de la contribution de guerre. Comment faire face
à de pareilles exigences avec une aussi modique ressource?

Depuis le jour où les troupes françaises étaient entrées dans les
pays devant former le royaume de Westphalie, c'est-à-dire depuis le
1er octobre 1806 jusqu'au 1er octobre 1807, le trésor français avait
encaissé tous les revenus, ne payant que la partie la plus
indispensable des choses locales. Un arriéré considérable existait
donc déjà au 1er octobre 1807, et il n'y avait rien dans les caisses
du royaume. La rentrée des contributions ordinaires était en outre
paralysée par la concurrence que lui faisait la perception de la
contribution de guerre, et le roi lui-même, avec les dix-huit cent
mille francs de son emprunt à Paris, ne pouvait aller bien loin.
Aussi le jeune prince dut-il avoir recours, pour sa personne, à un
emprunt de deux millions qu'il fit négocier à des conditions
onéreuses avec un banquier juif nommé Jacobson.

Daru, appelé à Cassel auprès de Jérôme, eut un entretien très long
avec lui, mais ne céda sur aucune question. Il fut convenu que ce
qui restait dû de la contribution de guerre serait acquitté par la
Westphalie par douzième, à dater du 1er juillet 1808, au moyen
d'obligations; que le roi conserverait la gestion des domaines
jusqu'au partage définitif.

M. Jollivet pour l'empereur, M. de Malchus pour le roi, furent
chargés des détails de la liquidation qui traîna encore en longueur
et fut un sujet de mécontentement exprimé sans cesse par l'empereur
à son frère. Enfin la convention fut signée, à la date du 22 avril
1808, sous le nom de traité de Berlin. La dette de la Westphalie fut
totalisée à vingt-six millions, pour l'acquittement desquels il fut
remis d'abord douze millions cent trente mille francs d'obligations
avec première échéance au 1er mai 1808. Sept millions de revenus
annuels furent assurés à l'empereur sur les biens des domaines.

Par la suite, pour s'acquitter envers la France, le gouvernement de
Jérôme dut recourir à un emprunt forcé de vingt millions.

Au commencement de janvier 1808, Jérôme éprouva une sorte de
satisfaction en recevant la décoration de la Couronne de fer; il
écrivit le 18 à l'empereur, à cette occasion:


  Sire, je viens de recevoir par M. Mareschalchi la décoration de la
  Couronne de fer que Votre Majesté a bien voulu m'envoyer. Cette
  faveur m'est bien précieuse parce qu'elle me donne une preuve
  certaine de la continuation des bontés de Votre Majesté.


Nous allons donner une série de lettres écrites en 1808, que nous
annotons, et qui n'ont pas trouvé place, pour un motif ou pour un
autre, soit dans la correspondance de l'empereur, soit dans les sept
volumes des Mémoires du roi Jérôme. Voici d'abord une lettre
particulière de M. de Salha à Halgan qui jette un certain jour sur
la cour de Cassel et sur le nouveau royaume.

M. de Salha, capitaine de frégate, embarqué avec Jérôme et Halgan,
devenu un des aides de camp du roi, brave marin, mais esprit
ordinaire, nommé en 1809 comte de Hoene, fut d'abord gouverneur des
pages, puis ministre de la guerre après le général d'Albignac.
Halgan, resté au service de France, y devint amiral. Il avait
commandé le brick _l'Épervier_ et était second sur le vaisseau _le
Vétéran_, pendant la campagne de Willaumez. Salha et Halgan étaient
fort liés. Ce dernier revit le prince Jérôme à Paris, sous le second
empire.


                                              Cassel, 18 janvier 1808.

  Je tiens trop à votre amitié, mon cher Halgan, pour différer une
  réponse à votre lettre des premiers jours de cette année, je le
  suppose, car elle est sans date. Mes regrets de ne vous avoir pas
  trouvé à Paris sont des plus grands. Cette circonstance eût donné
  peut-être une direction différente au courant qui m'a mené en
  Westphalie. Le roi a exigé rigoureusement en partant ma démission.
  J'ai fait un vrai sacrifice en renonçant à mon titre d'officier
  français. Prosper[100] a été pour beaucoup dans cette détermination
  qui peut me laisser encore des regrets à venir. Les vôtres pendant
  quelques instants ont pu avoir des motifs contraires; s'ils
  existaient encore, je vous dirais que les événements vous ont
  parfaitement bien servi. Votre position est mille fois préférable à
  toute autre ici. Vous conservez un titre réel près de S. M. et vous
  jouissez en même temps des avantages d'un état dont rien ne vous
  aurait dédommagé dans ce lieu d'exil; la gêne de la cour, la
  contrainte d'une étiquette rigoureuse, l'embarras des places, le
  caractère de courtisan enfin n'avait pas de quoi vous plaire. Le roi
  travaille de son mieux à organiser et à préparer des moyens de
  prospérité pour l'avenir, ils ne se réaliseront pas tant que l'on
  exigera sévèrement la rentrée des contributions dont ce pays était
  grevé à notre arrivée. Notre liste civile de 5 millions est bien
  maigre pour deux jeunes souverains également magnifiques dans leurs
  goûts. Il nous faudrait les coudées franches, au lieu de cela nous
  sommes contrariés par les volontés du roi des rois, qui a retenu une
  inspection suprême sur ce nouveau royaume. Nous régnons à demi dans
  une résidence dont il est bien difficile d'écarter l'ennui. Le roi
  donne souvent des bals, des parties ou courses de traîneaux, nous
  avons aussi une Comédie française sous la surintendance de Le Camus,
  connu aujourd'hui sous le nom de comte de Furtenstein, titre
  accompagné d'une terre, fief de la couronne, de 11,000 écus valant
  de revenu net 40,000 francs de France pour lui et ses héritiers.
  C'est de quoi obtenir la main de la plus belle et de la plus noble
  Westphalienne. Le grand maréchal Megronnet est aussi pressé par le
  roi de se marier, le docteur Garnier[101] leur en donne l'exemple;
  il épouse la fille d'un payeur, nommé M. Balti, née à Bayonne;
  l'amoureux docteur sera au comble de ses voeux d'aujourd'hui en huit
  et recevra sans doute des témoignages sensibles des bontés de nos
  jeunes souverains.

         [Note 100: Fils de Salha, embarqué sur le bâtiment commandé
         par Halgan.]

         [Note 101: Médecin du prince Jérôme sur _le Vétéran_.]

  En arrivant ici, le roi m'a nommé colonel, ainsi que la plupart de
  ses aides de camp; de plus il m'a donné la direction en chef de la
  maison des Pages, de fort bons appointements, mais qui se fondent
  ici avec une rapidité extraordinaire, en sorte qu'aucun de nous ne
  peut se flatter au bout de l'année d'avoir cent louis pour aller
  chercher des jouissances dont on ressent si fort la privation au
  milieu d'un peuple apathique si étranger à notre caractère et à nos
  usages. Ceci est une véritable émigration; quand reverrons-nous
  notre heureuse patrie? La maladie, dite du pays, atteint les
  Français en Hollande, à Naples, et comment y échapper en Westphalie?

  Écrivez-moi quelquefois, mon cher Halgan, parlez de moi au général
  Cafarelli et à toute sa famille pour qui je conserverai toute la vie
  les sentiments du plus grand attachement et d'une parfaite
  reconnaissance. Combien j'ai été peiné de ne pas m'être trouvé à
  Paris avec le digne préfet et de n'avoir pu causer avec lui, je l'ai
  dit plusieurs fois à l'ami Rouillard dans le peu d'instants où nous
  nous sommes vus.

  Je ne veux pas me laisser entraîner plus longtemps au plaisir de
  causer avec vous. Prosper vous offre les voeux d'un coeur
  reconnaissant, et moi ceux de l'attachement le plus durable. Je ne
  puis vous parler de M. de Chambon parce qu'il est toujours à Paris.

  Un mot de souvenir à Dupetit-Thouars, quand vous le verrez.


M. Béranger, directeur de la caisse d'amortissement de Paris, à
laquelle Jérôme avait emprunté, avant son départ pour Cassel, une
somme de dix-huit cent mille francs, ayant réclamé le versement de
cette somme au ministre des finances de Westphalie et n'en ayant
pas reçu satisfaction, envoya à Napoléon la note ci-dessous:


                                                         17 mars 1808.

  _Caisse d'amortissement,_

  Sire, il n'y a pas eu de variations sensibles dans le cours des
  effets. Je viens de recevoir une lettre du ministre des finances de
  Westphalie qui me renvoie au trésorier de la Couronne pour le
  paiement des termes échus de l'emprunt de 1,800,000 francs.


L'empereur écrivit de sa main en marge de cette note:


  Renvoyée au roi de Westphalie pour se faire rendre compte pourquoi
  son ministre se moque ainsi de ses engagements et tire sur une
  caisse qui n'est pas, j'espère, à ses ordres.

  Paris, 17 mars 1808.

                                                             NAPOLÉON.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                               Cassel, 2 février 1808.

  Sire, je viens de recevoir du général de division
  Lefebvre-Desnouettes, grand-major de ma couronne, la communication
  d'une lettre du maréchal Bessières par laquelle je vois qu'il a plu
  à Votre Majesté de l'appeler auprès d'elle en qualité de colonel des
  chasseurs de sa garde[102].

         [Note 102: Napoléon n'aimait pas laisser au service de ses
         frères ses bons officiers généraux, aussi ne voulut-il pas
         abandonner en Westphalie Lefebvre-Desnouettes, qu'il
         considérait comme un des meilleurs officiers de cavalerie
         légère. Lefebvre-Desnouettes, colonel des chasseurs de la
         garde, réfugié en Amérique après Waterloo, périt, le 22 avril
         1822, dans le naufrage du paquebot _l'Albion_, sur lequel il
         s'était embarqué pour la Belgique.]

  J'avouerai à Votre Majesté que j'avais toujours regardé le général
  Lefebvre comme devant rester à mon service, que j'étais assuré à cet
  égard par son contentement personnel et par la lettre de passe qui
  lui avait été expédiée par ordre de Votre Majesté et que, l'ayant
  nommé depuis général de division et grand écuyer du royaume, cette
  nouvelle m'a vivement affecté.

  Ce n'est pas, Sire, que je ne me regarde toujours comme heureux de
  faire quelque chose qui soit agréable à Votre Majesté, mais elle
  sentira encore que j'aurais eu le droit d'attendre, avant tout
  autre, une communication plus officielle de cette décision.

  Dans cet état de choses, j'attendrai à connaître le désir de Votre
  Majesté avant que de me résoudre à laisser partir le général
  Lefebvre de mes états, mais je crois ne pas devoir laisser ignorer
  à Votre Majesté combien j'étais loin de m'attendre à ce changement.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                              Cassel, 23 février 1808.

  Sire, je reçois à l'instant la lettre que Votre Majesté a bien voulu
  m'écrire de Paris, en date du 16[103]. Je prie Votre Majesté de
  croire que je n'ai absolument en vue que de faire tout ce qui peut
  lui convenir; si j'ai mal fait dans cette circonstance, c'est par
  ignorance. Je ferai cependant observer à Votre Majesté que je
  n'avais désigné un ministre pour Vienne que d'après la lettre de M.
  de Champagny, écrite de Milan, dont j'ai envoyé la copie à Votre
  Majesté. J'ai eu tort de choisir M. de Merweld, mais j'ignorais
  absolument ce qui se passe. Il m'avait fait cette demande, il est
  riche et avait des parents à Vienne; j'ai encore cru bien faire,
  j'en ai rendu compte à Votre Majesté qui ne m'a rien répondu;
  cependant il ne partira pas, mais je désirerais savoir (comme il
  était déjà désigné pour aller à Vienne), si Votre Majesté croit
  qu'il y aurait de l'inconvénient à l'envoyer à Munich. J'attendrai
  au reste à connaître les intentions de Votre Majesté. Je le répète,
  Sire, je n'ai qu'un désir, celui de faire tout ce qui peut convenir
  à Votre Majesté.

         [Note 103: Cette lettre de Napoléon nous manque. Elle était
         relative à M. de Merweld, dont l'empereur croyait avoir à se
         plaindre.]

  Quant à M. d'Hardenberg, il m'a été proposé par les conseillers de
  Votre Majesté, ainsi que les sept autres préfets, et, comme je n'en
  connaissais aucun, j'ai approuvé le travail parce que je ne pouvais
  le juger, sauf à le rectifier par la suite. Au reste, je puis dire à
  Votre Majesté que je suis fort content de M. d'Hardenberg et qu'il
  n'est pas le frère de celui de Prusse, mais un parent très éloigné.

  Je prie Votre Majesté d'être persuadée que si je recevais plus
  souvent de ses lettres, je ferais tout ce qu'elle désire, ne m'étant
  proposé en montant sur le trône que de rendre mes peuples heureux et
  de contenter en tout Votre Majesté auprès de laquelle je serais bien
  plus heureux.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                              Cassel, 26 février 1808.

  Sire, étant informé que M. Jollivet doit se plaindre à Votre Majesté
  de n'avoir pas été invité à la fête qui a eu lieu pour
  l'anniversaire de la naissance de la reine, j'ai voulu prévenir
  Votre Majesté des motifs qui m'ont décidé, afin d'éviter le plus
  léger doute sur mes intentions qui seront toujours d'être agréable à
  Votre Majesté.

  La fête qui s'est donnée était tout à fait intime et dans une très
  petite maison de campagne, cependant deux conseillers d'État
  français y étaient invités, tandis que mon ministre de la guerre ne
  l'était pas. Ce motif aurait été suffisant, mais il en existe un
  autre. Il est arrivé plusieurs fois que M. Jollivet, invité à la
  cour, n'y venait point, non plus que sa femme; que d'autres fois ils
  s'y rendaient bien, mais se permettaient de sortir du cercle avant
  que la reine ni moi en fussions sortis, quoique cela leur ait été
  plusieurs fois reproché.

  Je ne rends compte de cette circonstance à Votre Majesté que parce
  que mon plus vif désir est de la persuader que je n'ai d'autre but
  que de lui plaire.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                                 Cassel, 12 mars 1808.

  Sire, je viens de recevoir la lettre du 6 mars que Votre Majesté a
  bien voulu m'écrire. Les reproches qu'elle m'adresse sur l'audience
  des Juifs ne me sont pas applicables; c'est M. Siméon qui les a
  convoqués à mon insu et je les ai reçus dans mon cabinet, sans
  aucune cérémonie, et ignorant absolument tout ce qu'ils allaient me
  dire. Ceux aussi que Votre Majesté me fait relativement au _Moniteur
  Westphalien_ doivent également être appliqués à MM. Siméon et
  Beugnot. Ils m'ont proposé une gazette officielle, ils l'ont dirigée
  et je me suis borné à leur dire de faire ce qu'ils jugeraient
  convenable à ce sujet.

  M. Beugnot a sollicité depuis huit jours la permission de retourner
  à Paris pour le mariage de sa fille et pour des affaires
  particulières, et il n'est resté jusqu'à ce jour à Cassel que parce
  que j'ai désiré qu'il assistât au Conseil d'État pendant la
  discussion du projet sur les forêts qui est de la plus grande
  importance sous le rapport des finances[104].

         [Note 104: M. Beugnot fut remplacé au ministère des finances
         de Westphalie par M. de Bulow, qui passait pour aimer peu les
         Français.]

  M. Siméon paraît désirer rester auprès de moi et je le garde avec
  autant de plaisir que j'en aurais eu à conserver M. Beugnot, s'il
  l'avait accepté.

  Je prie Votre Majesté de croire que dans toutes les circonstances je
  chercherai toujours à faire ce qui pourra lui être agréable.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                                 Cassel, 13 mars 1808.

  Sire, je viens de recevoir à l'instant la nouvelle de Vienne que le
  comte Charles de Grüne, nommé ministre de l'Autriche près de moi,
  était sur son départ pour Cassel. Je supplie Votre Majesté de me
  dire qui je dois envoyer à Vienne.

  Le roi de Prusse auquel je n'ai fait d'autre communication que celle
  de mon avènement au trône, a jugé à propos de m'écrire, en outre de
  la réponse à cette notification, une lettre particulière dans
  laquelle il m'exprime le désir qu'il a que nous établissions le plus
  tôt possible entre nous les communications qu'il désire de voir
  subsister. Comme j'ignore où nous en sommes avec ces deux cours, je
  désire que Votre Majesté veuille me dire ce que je dois faire et
  qu'elle soit persuadée, quant aux insinuations faites à Vienne par
  l'entremise du ministre de Hollande, que c'est une légèreté de ma
  part dont je sens la conséquence et qui n'est due qu'à la présence
  de ce ministre auprès de moi que j'ai chargé, lors de son départ
  pour Vienne et sans réflexion, de ma communication.

  J'espère que Votre Majesté n'a pu me supposer d'autres motifs ni
  intentions dans cette circonstance et je me plais à croire qu'elle
  connaît trop bien la pureté de mon coeur et de mes sentiments pour
  me taxer un seul instant d'ingratitude.


On voit par cette lettre combien le jeune roi se faisait petit
auprès de son frère, sous la dépendance duquel il était en tout et
pour tout. La lettre suivante corrobore ce que nous avançons:


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                          Napoléonshoehe, 14 mai 1808.

  Sire, le comte de Wintzingerode, mon sujet, m'a été présenté
  dernièrement. Il m'a demandé d'être envoyé comme ministre
  plénipotentiaire près la cour de Vienne. Cette mission m'ayant paru
  trop délicate pour me décider sur le champ, je m'empresse de
  consulter Votre Majesté afin qu'elle me fasse connaître ses
  intentions à cet égard.

  J'attendrai la réponse de Votre Majesté avant de donner une solution
  au comte de Wintzingerode.


Le comte de Wintzingerode, ministre de Westphalie à la cour de
France en 1810, fut très hostile, après 1815, à son ancien souverain
et à la reine.

Au commencement de juin 1808, l'empereur fit écrire par Berthier au
roi Jérôme pour se plaindre de ce que les soldats français étaient
vexés, refusés dans ses hôpitaux, et que, si cela continuait, il
enverrait dans le pays quinze mille hommes.

Les rapports faits à Napoléon à cet égard étaient faux. Ajoutons que
les mêmes reproches, aussi injustes, étaient adressés à la même
époque aux rois d'Espagne et de Hollande. Il est permis de penser
que c'était une sorte de: _garde à vous!_ envoyé à ses frères par
l'empereur.

Jérôme répondit le 12 juin au prince de Neufchâtel:


  Mon cousin, j'ai reçu la lettre que V. A. S. m'a écrite de la part
  de Sa Majesté l'Empereur et Roi, mon auguste et très honoré frère.
  J'ai chargé mon ministre de la guerre de répondre à V. A., quant à
  ce qui concerne les fausses calomnies que l'on se plaît à débiter
  sur le mauvais traitement qu'éprouvent les Français dans mon
  royaume.

  V. A. S. m'ajoute que si ces prétendues vexations continuent, S. M.
  l'Empereur enverra 15,000 Français dans mes États! S. M. peut le
  faire sans doute! mais ne doit-elle pas être convaincue que, malgré
  l'extrême pauvreté de mes sujets, si les Français ne pouvaient plus
  exister dans les pays au delà de l'Elbe, je n'attendrais aucun ordre
  pour partager avec eux ce qui pourrait me rester!..... N'est-elle
  pas bien persuadée encore, que le titre qui m'est le plus cher, est
  celui de prince français, et que je regarde comme mon premier devoir
  celui de les faire respecter!

  Je répondrai toutefois à V. A. que je suis instruit par mes
  ministres, et que je me suis assuré par moi-même, dans la tournée
  que j'ai faite dans mes États: que toutes les plaintes, que toutes
  les rixes qui ont eu lieu et qui ont indisposé mes sujets, n'ont
  existé que parce que, depuis mon avènement au trône, les officiers,
  soldats, voyageurs et courriers français ont continué dans mes États
  les mêmes vexations qu'ils y exerçaient en temps de guerre, sans
  réfléchir ni avoir égard à l'inviolabilité et au respect dus à un
  royaume aussi étroitement allié que dévoué entièrement à la France;
  mais pouvais-je l'empêcher?

  J'ai chargé mon ministre de la justice de mettre sous les yeux de V.
  A. S. les différentes plaintes qui sont parvenues au pied du trône,
  dans l'espace de deux semaines; V. A. y verra que des officiers se
  logent de force chez les bourgeois; que des soldats battent des
  paysans et des citoyens paisibles; que des courriers maltraitent ou
  tirent des coups de fusils à des postillons; que des douaniers
  insultent jusqu'à des officiers et les menacent de leur ôter leur
  épée; que des canonniers forcent des corps de garde, etc.; et tout
  cela par la seule raison qu'ils sont Français, et que les
  Westphaliens sont faits pour leur obéir.

  Ce que j'ai fait en Silésie en de pareilles circonstances, ce que
  j'ai fait, dans toutes les occasions où j'ai commandé sous Sa
  Majesté l'Empereur, je n'ai pas voulu le faire comme roi de
  Westphalie; j'ai fermé les yeux sans agir (et la lettre de V. A. S.
  me prouve que j'avais bien prévu), parce que j'ai craint que S. M.
  ne m'accusât de partialité.

  Cependant l'Empereur peut-il croire que j'oublie un instant que ma
  première patrie est la France, et que je regarde comme ma plus
  grande gloire celle de ne l'avoir quittée que pour lui servir
  d'avant-garde!

  J'espère et je me plais à croire que V. A. S., en mettant sous les
  yeux de S. M. l'Empereur ma lettre et celles de mes ministres, la
  convaincra que non seulement les rapports qui lui ont été faits sont
  faux, mais encore qu'ils sont méchants; et que si quelque chose de
  ce genre pouvait exister, ce ne serait qu'à moi seul, comme
  souverain gouvernant par moi-même, et non par mes ministres, qu'il
  faudrait s'adresser.


Si le roi Jérôme consentait volontiers à exécuter en tout et pour
tout les volontés de son frère et à reconnaître sa suprématie même
sur les affaires intérieures de ses États, comme il aimait le faste
et la représentation, il lui sembla que la création d'un ordre de
chevalerie dans le genre de l'ordre de la Légion d'honneur de France
ferait bien en Westphalie et attirerait sur son royaume une certaine
considération. Il imagina donc une décoration et consulta l'empereur
à cet égard par la lettre suivante, datée de Napoléonshoehe, 11
juillet 1808.


  Sire, je soumets à l'approbation de Votre Majesté l'institution d'un
  ordre royal de Westphalie. L'assemblée des États, dont je suis déjà
  fort content, devant terminer sa mission dans un mois, je désirerais
  lui communiquer ce projet avant cette époque, si Votre Majesté y
  consentait.

  Je sais que cette institution plaira beaucoup aux Allemands. Votre
  Majesté connaît leur caractère; beaucoup d'entre eux ont été obligés
  de quitter leurs décorations, et rien ne leur sera plus agréable que
  de voir fonder un nouvel ordre de leur royaume.

  J'ai conservé depuis le commencement de l'année, pour la dotation de
  cet établissement, les revenus de l'abbaye de Quedlimbourg et ceux
  de la grande prévôté de Magdebourg s'élevant à 300,000 fr. par an;
  ainsi rien ne m'arrêtera de ce côté.

  Les grand'croix, les commandeurs et les chevaliers jouiront d'un
  revenu annuel de 2,000 fr., et, indépendamment de la croix que je ne
  compte pas donner aux simples soldats à moins de circonstances
  extraordinaires, j'ai l'intention de créer des médailles d'or et des
  médailles d'argent: les premières, du revenu de 150 fr.; les autres,
  de 100 fr.[105].

         [Note 105: Nous ne serions pas étonné que cette pensée des
         médailles militaires d'un revenu de 100 à 150 fr. n'ait été
         l'idée mère de la médaille créée par Napoléon III à son
         avènement au trône.]

  En outre de cette base générale, il serait nommé parmi les
  grand'croix et les commandeurs dix grandes et vingt petites
  commanderies: les premières, du revenu de 10,000 fr.; les secondes,
  de celui de 5,000 fr.

  Je remets à Votre Majesté le dessin de cet ordre; elle y verra
  l'aigle comme la marque distinctive de notre maison, et le gros
  bleu comme la couleur du royaume. Je n'ai pas encore adopté de
  devise.

  Au reste rien n'est fait et ne le sera que Votre Majesté ne m'ait
  répondu. Je lui présente seulement mes premières idées sur ce
  projet, d'après la connaissance que j'ai du bon effet qui
  résulterait de son exécution.


On prétend que l'empereur, qui avait souvent le mot pour rire, en
examinant le dessin très surchargé de la croix de Westphalie, dit en
plaisantant: _Il y a bien des bêtes dans cet ordre-là._

Néanmoins l'ordre de Westphalie fut créé, suivant le désir de
Jérôme, mais il ne subsista pas longtemps.

Le retard de Jérôme dans le paiement à la caisse des dépôts de son
emprunt de dix-huit cent mille francs indisposa à tel point
l'empereur contre son frère qu'il lui adressa plusieurs dépêches
très dures. Jérôme répondit, le 28 juillet 1808, de Napoléonshoehe,
une lettre très digne que voici:


  Sire, je reçois les différentes lettres que Votre Majesté m'a
  écrites en réponse à celles que j'ai eu l'honneur de lui adresser.
  Je ne m'attendais pas à la réponse qu'elle m'y fait. Que puis-je
  répondre, Sire, à Votre Majesté, lorsqu'elle me dit que ce que je
  fais n'est pas d'un homme d'honneur! Sans doute, dans ce cas, je
  suis bien malheureux puisque je ne peux mourir après l'avoir lu.

  Si je n'ai pas payé les 1,800,000 fr. que je dois à la caisse
  d'amortissement, c'est que je ne les avais pas et que je pensais que
  l'intention de Votre Majesté n'était pas que je payasse des intérêts
  ruineux pour m'acquitter envers elle; mais, Sire, je viens
  d'ordonner qu'un emprunt égal à cette somme fût fait de suite,
  n'importe à quel taux; et, avant trois mois, mes billets seront
  retirés. Sire, je suis de votre sang, et jamais je ne me suis écarté
  de la route de l'honneur que Votre Majesté m'a tracée, et, dans les
  circonstances difficiles, elle trouvera en moi un frère prêt à tout
  lui sacrifier.

  Si Votre Majesté veut me faire l'honneur de croire ce que je lui
  dis, je puis lui donner ma parole que je n'ai pas entendu parler ni
  reçu de lettres de M. Hainguerlot[106] depuis mon départ de Paris.

         [Note 106: M. Hainguerlot, banquier enrichi dans les
         fournitures, était un ami de Jérôme; sa soeur avait épousé un
         des aides de camp du jeune roi. L'empereur n'aimait ni le
         banquier ni sa famille et avait fait défense à son frère de
         le recevoir. Le gendre de M. Hainguerlot fut, par la suite,
         un M. de Vatry, brillant officier de hussards qui, en 1815, à
         Waterloo, était l'un des aides de camp du prince Jérôme, et
         qui ne contribua pas peu, par ses relations et ses démarches
         sous le gouvernement de juillet, à aplanir les difficultés
         pour le retour en France de la famille Jérôme Bonaparte.]


Une nouvelle inconséquence de Jérôme indisposa encore beaucoup
Napoléon à son égard. Le jeune prince aimait le luxe, les fêtes,
l'étiquette. Tout en se plaignant de la modicité de sa liste civile,
il ne fut pas plus tôt sur le trône qu'il se donna une cour
fastueuse copiée sur celle des Tuileries et fort en dehors de toute
proportion avec l'exiguïté de ses États; qu'on en juge.

Il créa: un grand maréchal du palais, Meyronnet, son ancien lieutenant à
bord de _l'Épervier_, qu'il fit comte de Willingerode; deux préfets du
palais, Boucheporn et de Reyneck; trois maréchaux ou fourriers du
palais, les colonels de Zeweinstein et Bongars, M. Barberoux-Wurmb; un
grand-chambellan, le comte de Waldenbourg-Truchsess; quinze chambellans,
Le Camus, le comte de Bohlen, le baron de Hammerstein, le baron Bigot de
Villandry, le comte de Wesphallen, M. d'Esterno, le baron de Hartz, le
comte de Velsheim, Cousin-Marinville, le baron de Munchenhausen, le
baron de Sinden, le baron de Spiegel, le baron d'Assebourg, le comte de
Meerveld, le baron de Doernberg; un grand-maître des cérémonies, le
comte de Bocholtz; huit maîtres ou aides des cérémonies, MM. de Courbon,
Marseille-Laflèche, Beugnot, baron de Gondmain, Gardine, comte de
Pappenheim; plus de vingt aides de camp ou officiers d'ordonnance, le
colonel de Salha, gouverneur des pages, Gérard, le prince de Hesse
Philipsthal, de Spaderborn, Morio, Rewbell, d'Albignac, plus tard
ministre de la guerre, Lefebvre-Desnouettes, que nous avons vu rappelé
par l'empereur, le colonel Danstoup-Verdun, les généraux Du Coudras et
Usslar; un grand-écuyer, six écuyers d'honneur, le comte de
Stolberg-Wernigerode, le baron Lepel, le colonel Kloesterlein; un
premier aumônier, l'évêque baron de Wend; des aumôniers, des chapelains
en grand nombre, trois secrétaires des commandements, Marinville, de
Coninx, Bercagny; un grand-veneur, le comte de Hardenberg.

La maison de la reine fut installée sur un pied tout aussi splendide
et non moins nombreux: une grande-maîtresse, la comtesse de
Truchsess; sept dames du palais, la comtesse de Gilsa, dont le mari
était directeur des haras, la baronne de Pappenheim, MMmes Morio,
Blanche Laflèche, Du Coudras, de Witzleben, la princesse de
Hohenlohe-Kirchberg; plusieurs chambellans, les barons de
Bodenhausen, de Pappenheim, de Bischoffshausen, de Schele;
plusieurs écuyers d'honneur, le marquis de Maubreuil, le baron de
Menguersen de Busche, M. de Malsbourg, le baron de Mesenholm; un
secrétaire des commandements, M. de Pfeiffer.

On comprend que Napoléon Ier fut choqué d'un pareil dévergondage de
gens inutiles que son frère payait fort cher, lui l'homme de guerre
dont les prodigalités allaient toujours chercher les gens utiles
dans toutes les professions, ou ceux qui risquaient sans cesse leur
existence sur les champs de bataille.

Aussi a-t-on vu qu'il avait tancé son frère d'une façon bien
vigoureuse, puisqu'il l'accusait presque de manquer à l'honneur.
Avec un peu plus de réflexion et de tenue, le jeune roi eût pu faire
sur sa liste civile de cinq millions, surtout en Allemagne, au
milieu d'un peuple simple et aux idées antiques, des économies qui
lui eussent permis de payer son emprunt, ce qui eût en outre disposé
favorablement Napoléon en sa faveur.

Malgré les préoccupations constantes que donnaient à Jérôme l'état
déplorable des finances du royaume et la rigidité inflexible de
l'empereur à cet égard, malgré les remontrances incessantes de son
frère, le jeune roi menait assez joyeuse vie à Cassel et à
Napoléonshoehe, entouré de la vertueuse reine, d'un essaim de jolies
femmes, de favoris toujours prêts à exécuter ses moindres
fantaisies.

Vers le commencement d'août 1808, quelques changements eurent lieu
dans les rangs élevés. La secrétairerie d'État, d'abord confiée au
savant Jean de Muller, passa aux mains de Le Camus, comte de
Furtenstein, marié à la fille du grand-veneur, comte de Hardenberg,
riche seigneur allemand. Le général Morio, un instant ministre de la
guerre, céda son portefeuille à M. de Bulow, déjà ministre des
finances depuis la rentrée en France de M. Beugnot. Jérôme fait
connaître les motifs du changement de Morio à son frère, par une
lettre en date du 16 août[107]. Ce qui ne l'empêcha pas de rendre le
portefeuille au général quelques jours plus tard.

         [Note 107: Lettre publiée aux Mémoires.]

Au mois de septembre 1808, une sorte de petite émeute causée à
Brunswick, chef-lieu de l'Ocker, par une circonstance insignifiante,
éclata tout à coup. Rapport fut fait au roi, qui envoya cette pièce
à son frère en lui demandant ses ordres:


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                     Napoléonshoehe, 8 septembre 1808.

  Sire, j'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté un rapport qui vient
  de m'être fait par mon ministre des finances, chargé provisoirement
  du département de la Guerre, relativement à un événement fâcheux qui
  a eu lieu les 4 et 5 à Brunswick.

  Quelque grands que soient dans cette affaire les torts des gendarmes
  français, je n'ai rien voulu ordonner à leur égard, sans connaître
  les intentions de Votre Majesté.

  Je soumets donc à Votre Majesté le rapport de mon ministre, ainsi
  qu'il me l'a présenté, et je la prie de me faire connaître la
  conduite qu'elle désire que je tienne en cette circonstance.


RAPPORT AU ROI JÉRÔME.


  Sire, je reçois des lettres du préfet de l'Ocker, du commandant de
  place de Brunswick et du colonel Mauvillon, commandant le 2e
  régiment de ligne, dont je m'empresse de présenter l'extrait à Votre
  Majesté; elles confirment les détails des événements fâcheux qui ont
  eu lieu à Brunswick dans les journées du 4 et du 5.

  Il résulte uniformément de ces divers rapports que le brigadier de
  gendarmerie Lefèvre, accompagné des gendarmes Deligny et Chastelan,
  eut au foyer de la Comédie une dispute avec quelques bourgeois. Ces
  militaires n'étaient point en uniforme et paraissaient ivres. La
  querelle s'étant continuée au sortir du spectacle, le brigadier
  Lefèvre courut chez lui prendre son sabre, et, revenant armé à la
  rencontre des bourgeois qui ne l'étaient pas, frappa le nommé
  Lietge, maître vitrier, et le tua sur la place.

  Le brigadier Lefèvre meurtri au bras de plusieurs coups de bâton
  qu'il venait de recevoir dans cette querelle fut, à l'instant même,
  arrêté sur la place par un détachement de la garde qui rétablit la
  tranquillité dans la rue, et l'ordre fut donné au juge de paix dans
  l'arrondissement duquel venait d'être commis ce meurtre, de
  commencer sur le champ l'instruction de l'affaire.

  Cependant le chef d'escadron Béteille, commandant la gendarmerie
  française, fit mettre le meurtrier en liberté, et ne voulut point
  déférer à la réquisition du commandant d'armes et du maire de la
  ville de Brunswick qui demandaient l'arrestation des deux autres
  gendarmes.

  Ce déni de justice produisit une impression fâcheuse, et la populace
  laissa entrevoir le projet formé d'arracher le gendarme Lefèvre de
  la maison où il était retiré. Le colonel Schraidt se décida à le
  faire transporter à l'hôpital dans une chaise et à l'accompagner
  lui-même avec l'adjudant de place, le maire de la ville, le
  commissaire de police et quelques autres fonctionnaires publics. La
  vue de ces magistrats ne put contenir une multitude furieuse, et une
  grêle de pierres fut lancée contre la chaise et le cortège. Le
  gendarme Lefèvre en fut presque accablé. Bientôt l'attroupement qui
  s'était formé autour de l'hôpital fut dissipé par les soins et les
  instances du commandant Schraidt, mais ayant appris dans la soirée
  que le peuple voulait encore forcer l'hôpital et immoler le gendarme
  Lefèvre à sa vengeance, il fit demander la force armée, et le
  colonel Mauvillon envoya un détachement de 30 hommes. Cette troupe
  fut assaillie elle-même par les pierres qu'on lançait de plusieurs
  maisons et par les injures de la populace.

  Le colonel Mauvillon doubla alors son détachement et marcha lui-même
  en bon ordre avec son régiment à la hauteur de l'hôpital. Cependant
  plusieurs soldats ayant été blessés par le peuple, il fît tirer
  quelques coups de fusil en l'air pour l'effrayer. Toutes les avenues
  furent occupées, et, après plusieurs tentatives, fermes et prudentes
  à la fois, on parvint à dissiper les attroupements; une femme a été
  tuée et un bourgeois blessé; le colonel Mauvillon pense que c'est
  par les bourgeois eux-mêmes qui, à ce qu'il dit, ont tiré plusieurs
  coups de fusil de leur côté. La ville fut parcourue toute la nuit
  par des patrouilles, et la tranquillité n'a plus été troublée.

  Il paraît que les autorités civiles et militaires ont parfaitement
  rempli leur devoir, et qu'elles ont été constamment animées du
  meilleur esprit. Le colonel Mauvillon fait le plus grand éloge du
  zèle et de l'activité qu'ont déployés le commandant et l'adjudant de
  place; il s'applaudit aussi de la discipline et du calme manifestés
  par les soldats du 2e régiment, en butte aux coups et aux insultes
  de la populace; le dernier des recrues est demeuré ferme à son rang
  et a obéi avec intelligence et promptitude à tous les ordres de son
  chef.

  Aussitôt que l'ordre a été rétabli, on a fait arrêter les hôtes des
  maisons d'où ont été lancées les pierres contre la force armée.

  Tous les rapports attestent que les gendarmes français qui ont donné
  lieu à ce désordre ont eu le premier tort; plusieurs témoins
  certifient que la dispute a été provoquée par eux, et que l'effet en
  a été d'autant plus prompt et d'autant plus funeste qu'ils étaient
  depuis longtemps haïs des bourgeois à cause de leurs vexations et de
  leur insolence.

  Le colonel de Bongars[108], envoyé sur les lieux par Votre Majesté,
  est parti hier et lui transmettra un rapport plus circonstancié sur
  ces événements.

         [Note 108: Aide de camp du roi, chef de la gendarmerie.]

  Cassel, 8 septembre 1808.


Napoléon lui répondit, le 14 septembre, qu'il fallait punir le
gendarme français, mais surtout l'allemand qui avait été cause de
l'émeute; qu'on l'assurait que la police était mal faite en
Westphalie; que bientôt il aurait des émeutes plus sérieuses, et que
si les gendarmes français lui étaient inutiles, il n'avait qu'à les
renvoyer en France.

Étant à Erfurt, l'empereur donna l'ordre de désigner pour la
Westphalie, comme ministre de famille, le baron de Reinhard,
diplomate distingué, qui se rendit immédiatement de Coblentz à Paris
pour y recevoir du duc de Cadore, ministre des relations
extérieures, les instructions les plus détaillées et les plus
précises. Le baron de Reinhard arriva à Cassel à la fin de décembre
1808. Il trouva le corps diplomatique composé des ministres dont les
noms suivent: de Wurtemberg, baron de Geinengen; de Saxe, comte de
Schoenburg; de Bavière, comte de Leichenfeld; de Hollande, chevalier
de Huygens; de Darmstadt, baron de Moronville; de Prusse, M. Kuster;
du prince primat, comte de Beust; du grand-duc de Bade, baron de
Seckendorff, chargé aussi des affaires de Francfort; d'Autriche,
comte de Grüne; de Russie, prince de Repnin.

Un peu avant l'arrivée de Reinhard, le roi Jérôme, blessé des actes
arbitraires et du sans-façon des agents français, même infimes,
expédia son aide de camp, le général Girard, à l'empereur, avec les
deux lettres ci-dessous, datées du 11 décembre:


  Sire, le général Girard, mon aide-de-camp, aura l'honneur de
  remettre cette lettre à Votre Majesté; je le charge de passer au
  dépôt du 1er régiment des chevau-légers[109] pour tâcher de remonter
  les hommes à pied; j'espère que Votre Majesté est plus contente de
  mon régiment.

         [Note 109: Les escadrons de ce régiment, dans lequel servait
         le fameux marquis de Maubreuil, étaient alors en Espagne et
         son dépôt dans une ville de la Westphalie.]

  J'ai écrit plusieurs fois à Votre Majesté, et je n'ai pas reçu un
  mot de réponse; j'espère cependant qu'elle n'est pas fâchée contre
  moi, car je n'ai rien fait pour cela, et qu'au contraire le but de
  toutes mes actions est de vous plaire.

  Ma santé est tout-à-fait rétablie, on me conseille cependant de
  changer d'air pendant quelques semaines; si Votre Majesté n'est pas
  de retour à Paris en janvier et qu'elle l'approuve, j'irai passer
  huit jours à Amsterdam, à la fin du mois de janvier.

  Sire, en m'abstenant de toutes réflexions, j'ai l'honneur de mettre
  sous les yeux de Votre Majesté plusieurs notes plus arbitraires
  l'une que l'autre, en la priant de vouloir bien mettre ses décisions
  sur chacune d'elles et de me les faire connaître.

  J'espère que Votre Majesté voudra bien arrêter les prétentions, tous
  les jours plus fortes, de ses agents en Westphalie, dont les titres
  très-subalternes de quelques-uns ne modèrent pas des mesures
  humiliantes pour moi et d'après la continuation desquelles, il me
  serait impossible de gouverner plus longtemps ce pays.


Habituellement, l'empereur ne répondait pas aux justes réclamations
de ce genre que lui adressaient ses frères. C'est ce qui eut lieu
encore dans cette circonstance et força Jérôme à envoyer de nouveau
à Paris, au commencement de février, un autre de ses aides de camp,
le général Morio.

Dès son arrivée à Cassel, Reinhard avait envoyé au duc de Cadore
(Champagny) de longues lettres publiées au 3e volume des Mémoires du
roi Jérôme.

Champagny lui répondit de Paris, les 21 et 26 janvier 1809:


  Monsieur, j'ai reçu les différentes dépêches que vous m'avez fait
  l'honneur de m'adresser depuis le nº 1 jusqu'au nº 6 inclusivement.
  J'ai eu soin de rendre compte à Sa Majesté Impériale des détails les
  plus intéressants qu'elles renfermaient.

  Vous êtes chargé, Monsieur, d'appeler l'attention de Sa Majesté le
  roi de Westphalie sur la rédaction des gazettes qui se publient dans
  ses États. Il est important qu'elle soit confiée à des hommes
  habiles et sûrs qui, lisant avec soin les gazettes de Vienne et de
  Presbourg, s'attachent à réfuter et à combattre surtout par l'arme
  toute puissante du ridicule les articles de ces gazettes qui
  pourraient être dirigés contre la France ou la Confédération du
  Rhin. Ceux qui prêtent des idées de guerre à l'Autriche, se plaisent
  à faire une longue énumération de ses forces militaires, ignorant
  apparemment ou plutôt feignant d'ignorer que la France a encore
  150,000 hommes en Allemagne, qu'un même nombre de troupes françaises
  se trouve en Italie, que la Confédération du Rhin peut mettre au
  premier signal 120,000 hommes sur pied, que la conscription qui
  s'organise en ce moment donnera 80,000 hommes de nouvelles levées,
  et qu'enfin la retraite des Anglais permet à Sa Majesté Impériale de
  disposer en cas de besoin d'une grande partie des troupes qui se
  trouvent en Espagne.

  En vous faisant connaître les intentions de Sa Majesté Impériale, je
  suis sûr que vous ne négligerez rien pour en assurer la complète et
  parfaite exécution. Je vous prierai seulement de vouloir bien
  m'instruire des mesures qui seront prises à cet égard par le
  gouvernement westphalien.

  J'ai reçu, Monsieur, vos dépêches des 13 et 15 janvier nº 8 et 9. Sa
  Majesté les a eues l'une et l'autre sous les yeux et a lu la seconde
  avec plaisir. Son intention est que vous entriez dans les plus
  grands détails sur toutes les parties de l'administration du royaume
  de Westphalie, que vous parliez de la conduite du Roi, de celle des
  ministres, des opérations du gouvernement. Elle veut être informée
  de tout avec la plus grande exactitude afin de pouvoir éclairer et
  guider, si besoin est, la marche d'un gouvernement qui l'intéresse à
  tant de titres. Elle me charge de vous dire que vos dépêches ne
  seront point vues, et qu'on ignorera la source des renseignements
  que vous aurez donnés et dont elle croira faire usage. La
  délicatesse qui vous fait craindre d'employer les chiffres aurait
  l'inconvénient extrême de gêner votre franchise. Sa Majesté veut
  donc que vous écriviez souvent en chiffres; dès que vous vous en
  servirez habituellement, cela paraîtra tout simple; qui, d'ailleurs,
  peut y trouver à redire? et comment même le saura-t-on, à moins
  qu'on ne viole le secret de vos dépêches, et qu'on ne prouve ainsi
  combien la précaution de chiffrer est nécessaire?

  Dans les cas graves, s'il en survenait, et pour faire connaître des
  actes très importants du gouvernement du Roi, vous expédieriez des
  courriers extraordinaires.

  Sa Majesté désire encore qu'à vos dépêches vous joigniez des
  bulletins non signés, et contenant les nouvelles de société, les
  bruits de la ville, les rumeurs, les anecdotes vraies ou fausses qui
  circulent, en un mot une sorte de chronique du pays propre à le bien
  faire connaître.

  Une autre lettre que vous recevrez en même temps que celle-ci, vous
  instruit des intentions et vous transmet les ordres de Sa Majesté
  relativement aux Français qui sont ou qui voudraient entrer au
  service du Roi.


Ainsi, il ressort bien nettement de ces deux lettres de Champagny à
Reinhard que l'empereur voulait avoir auprès de Jérôme, comme auprès
de ses frères Joseph et Louis, sous le nom de ministres de famille,
des hommes chargés d'une sorte d'espionnage politique et
particulier.

À dater de la réception des ordres de Champagny, la correspondance
entre lui et Reinhard ne fut plus interrompue.

Reinhard écrit de Cassel, le 3 février 1809:


  Monseigneur, Votre Excellence peut être assurée que dans tout ce qui
  dépendra de moi, son intention sera remplie, et je ne cesserai point
  d'insister auprès du gouvernement westphalien pour que la mesure
  proposée reçoive sa prompte exécution.

  M. d'Esterno, ministre du roi à Vienne, ayant demandé un congé pour
  affaires de famille, on a saisi cette occasion pour y envoyer M. le
  baron de Linden, ministre de Westphalie près le prince Primat, et
  qui est regardé ici comme une des colonnes de la diplomatie
  Westphalienne. M. de _Linden_ connaît déjà Vienne; il s'y est rendu
  sous le prétexte de terminer un procès. Sa mission est secrète, et
  ce n'est pas M. de Furstentein qui m'en a fait la confidence.
  Cependant il m'a fait lecture d'une lettre écrite de Munich et de
  Vienne que j'ai facilement reconnue comme étant l'ouvrage de cet
  agent. Elle m'a paru écrite avec justesse. M. de Linden attribue en
  grande partie les faillites qui ont eu lieu en Autriche, à ce que
  les spéculations en denrées coloniales que plusieurs maisons avaient
  faites, sur la foi de l'engagement pris par leur gouvernement de
  prohiber l'entrée des marchandises anglaises, avaient été trompées
  par l'admission dans le port de Trieste d'une très grande quantité
  de ces marchandises. Il fait un tableau qui me paraît assez vrai de
  la fermentation guerrière qui s'est emparée des têtes autrichiennes,
  et de la faiblesse du gouvernement qui, incapable de diriger le
  mouvement des esprits, risque d'en être compromis et d'y céder
  peut-être, s'il ne le partage point, et donne la mesure de son
  incapacité et de son irrésolution à ses propres sujets s'il le
  partage. Il dit que deux députés des insurgés espagnols ont été
  admis récemment à Trieste. Il ajoute que les États des différentes
  provinces ont été convoqués pour délibérer sur une solde à accorder
  aux milices, et que comme on avait promis à la France que cette
  milice n'en aurait point, la curiosité publique attendait le
  gouvernement à la tournure qu'il donnerait à sa proposition.

  Quant à M. le comte de Grüne, nommé par la cour de Vienne pour
  résider à Cassel, il déclare qu'il est prêt à partir, mais que
  n'ayant pas encore reçu ses lettres de rappel, du poste de
  Copenhague, il est obligé d'attendre que sa première mission soit
  terminée dans les règles. M. de Grüne attendra; son gouvernement
  attendra; il n'y a que la France qui soit prête.


Nous arrivons maintenant aux curieux bulletins prescrits par
l'empereur et dans lesquels se reflètent les petites intrigues de la
cour de Westphalie:


  BULLETIN.

                                            Cassel, ce 5 février 1809.

  Monsieur le comte de _Wernigerode_, grand-maréchal du Palais, part
  demain pour Marseille.

  «Eh bien! grande-maîtresse, dit-il en riant il y a quelques jours à
  Madame la comtesse de Truchsess, je pars; tâchez de mettre ce temps
  à profit, je resterai un mois, et si vous ne l'empêchez, je
  reviendrai!»--«Un mois! grand Maréchal! c'est bien court, mais nous
  verrons.» Le mois ne sera pas mis à profit; car Madame la Comtesse
  aussi part aujourd'hui pour aller revoir Monsieur son père, en
  attendant que son mari la rejoigne pour son voyage d'Italie. Ce
  voyage et la démission acceptée de Madame la grande-maîtresse se
  trouvent dans le _Moniteur Westphalien_ d'hier. Voici un mois de la
  vie de Madame de Truchsess.


  BULLETIN.

                                                       5 février 1809.

  La semaine dernière a vu se renouveler dans l'intérieur du palais
  les tracasseries qui avaient déjà eu lieu avant l'arrivée de la
  légation française à Cassel. Mme de Launay, fille de M. Siméon,
  ayant profité au premier bal masqué de la liberté du déguisement,
  avait fait quelques plaisanteries à M. de Pappenheim. Ces choses,
  fort innocentes d'elles-mêmes, furent le lendemain rapportées à la
  Reine, non telles qu'elles avaient été dites, mais empoisonnées et
  commentées avec la charité qu'on a dans les cours, en sorte que le
  lendemain il n'était bruit que des propos de Mme de Launay et du
  mécontentement de la reine contre elle.

  M. Siméon en fut aussi affligé que sa fille: il alla trouver le roi
  à qui il se plaignit décemment de _Mme de Truchsess_, auteur de ces
  bruits. Le Roi s'emporta contre elle; il dit que c'était une
  _faiseuse d'histoires_, qu'elle mentait, que son père mentait, que
  son frère mentait, et qu'il n'y avait que le mari qui valût quelque
  chose dans la famille.

  Le soir, la grande-maîtresse ayant paru devant le roi, en fut
  froidement accueillie: elle pleura, jeta les hauts cris, s'évanouit.
  En dernier résultat, elle a offert sa démission qui a été acceptée
  avec plaisir par le roi, mais (on croit) avec peine par la reine qui
  lui est fort attachée.

  Mme de Truchsess joint à de la beauté beaucoup de grâce et de
  séduction dans l'esprit. Elle était l'ornement d'une cour qui
  pourtant n'est pas dépourvue de beautés, mais son goût pour
  l'intrigue et pour les tracasseries gâte toutes ses heureuses
  qualités. Il paraît que le but secret de toutes ses manoeuvres était
  de regagner le coeur du roi. On ne peut expliquer que de cette
  manière plusieurs parties de sa conduite qui, sans cela,
  paraîtraient hors de toute mesure. Il est vrai qu'on ne serait pas
  juste non plus, si on la jugeait d'après ce qu'en disent ses
  ennemis.

  Son goût pour écrire ne peut être ni aussi vif ni aussi actif qu'on
  le suppose: il y a certainement eu dans sa conduite beaucoup de
  choses étourdies qu'on a revêtues de fausses couleurs; comme elle
  maltraitait tout le monde, tout le monde la traitait avec rigueur,
  et souvent d'innocentes plaisanteries ont pu être données pour un
  secret désir de perdre ce qui l'entourait. Quoi qu'il en soit, comme
  elle passait presque toutes ses journées en tête-à-tête avec la
  reine à qui elle avait persuadé qu'il n'était pas de sa dignité de
  vivre avec les autres dames, on disait que pour charmer l'ennui de
  cette solitude, elle amusait la reine en lui racontant des histoires
  et des anecdotes qui n'avaient pas tout-à-fait pour objet de mettre
  les Français en grand crédit auprès de Sa Majesté.

  Elle annonce qu'elle accompagnera son mari qui part sous peu de
  jours pour l'Italie. Mais elle est si redoutée qu'on n'ose se livrer
  à la joie, et en effet il se pourrait qu'elle se décidât, pour le
  plaisir de désoler ses ennemis, à ne pas désemparer.

  Avant-hier, 3 février, il y a eu bal masqué à la cour. La reine y a
  dansé dans un quadrille polonais composé de toutes personnes de
  l'intérieur. Comme le nombre de celles présentées à la cour est très
  borné, on était convenu d'admettre au bal beaucoup d'étrangers.
  L'ordre était de ne se point démasquer: le roi s'y est fort amusé,
  il s'est travesti plusieurs fois; la reine a paru également prendre
  part au divertissement où on a pu voir que le génie et la variété
  des travestissements étaient entièrement dirigés vers le but de
  plaire à Leurs Majestés.


La comtesse de Truchsess, grande-maîtresse de la maison de la reine,
était jolie et intrigante. Elle avait été bien, disait-on, avec le
jeune roi. La reine l'aimait beaucoup. On l'appelait plaisamment sa
gouvernante. M. de Truchsess était un brave homme qui, renvoyé dans
ses terres à cause des intrigues de sa femme, fut remplacé à la
cour, dans ses hautes fonctions, par le colonel Salha. L'ancien
capitaine de frégate Salha était de Marseille, où il avait de la
famille et des intérêts. Voilà ce qui explique les deux bulletins de
Reinhard, du 5 et 6 février, et le troisième du 16 du même mois.


  BULLETIN.

                                                      16 février 1809.

  Mme la comtesse de Truchsess avait donné sa démission le 3 au soir.
  Le lendemain en s'éveillant, elle la trouva acceptée sur sa table de
  nuit. On prétend qu'elle ne s'y attendait pas. Le dimanche après, 5
  février, il y eut cercle et bal à la Cour; on prétend qu'elle avait
  demandé à y être reçue dans son rang de grande-maîtresse. Elle fut
  invitée: quant au rang, on lui déclara qu'elle aurait celui de femme
  de grand dignitaire: elle vint pourtant. En entrant dans la grande
  salle, à chaque pas qu'elle faisait en avant, on aurait dit qu'elle
  allait en faire un autre en arrière. Sa figure décomposée
  travaillait à prendre une contenance: elle aborda en hésitant les
  premières dames; elle se remit après quelques saluts qui lui furent
  rendus. Pour entrer dans la salle du bal où étaient le roi et la
  reine, les dames furent appelées par classes: les dames du palais;
  les dames des grands dignitaires; Mme de Truchsess allait entrer
  seule: elle hésita. Enfin il s'en trouva une seconde; les dames des
  ministres d'État; les dames des ministres étrangers; les dames
  présentées; les demoiselles invitées. Il y en avait d'assez
  vieilles; malgré cela, le bal était fort beau.

  Mme de Truchsess joua son rôle admirablement pendant le reste de la
  soirée. Le surlendemain, son mari en donna une chez elle; les
  billets portaient qu'il y aurait un violon. C'était pour ouvrir sa
  maison, dont l'ameublement venait d'être achevé. Du corps
  diplomatique on n'avait invité que le ministre de France avec sa
  femme, et celui de Bavière avec la sienne, parente de Mme de
  Truchsess, et qui, la veille, avait porté un toast à: «_ce qui vient
  d'arriver_.» Il y eut un violon et point de bal; des tables de jeu
  et point de jeu; des groupes et point de conversation; un souper
  pourtant, car on mangea beaucoup pour sortir d'embarras. À en croire
  Mme de Truchsess, elle était enchantée de ce que cela s'était enfin
  arrangé: elle projetait le voyage d'Italie, de Naples surtout où
  elle trouverait ses parents (avec lesquels elle était encore
  brouillée la veille); celui de Paris sûrement, si la Cour y était;
  celui de Koenisgsberg où son mari a des terres. _Elle craignait
  seulement qu'on ne le pressât trop de revenir._ En attendant, on la
  pressait de partir, et elle choisit pour son départ le jour où M.
  Siméon donna un bal masqué auquel le roi et la reine ont assisté.

  Mme de Launay avait reçu du Roi un cadeau de quelques schaals et
  d'une robe magnifique. Le jour du bal de son père, la Reine lui fit
  un accueil extrêmement gracieux. Sous tous ces rapports, son
  triomphe fut complet. L'assemblée n'était pas nombreuse, mais elle
  était choisie. La gaieté, l'élégance, le bon goût y régnaient.

  Le jour même du départ de Mme de Truchsess, le roi envoya
  l'intendant-général de la liste civile pour faire l'inventaire des
  meubles de son palais. Cet hôtel avait été occupé par le ministre
  des finances qui, pour faire place à Mme de Truchsess, alors en
  faveur, avait été obligé de l'_évacuer en vingt-quatre heures_;
  aussi M. D'Albignac, grand-écuyer, dit-il au roi: «_Vive ce départ,
  il vous donne quatre-vingts mille livres de rente._»

  Les fêtes du carnaval se terminèrent par un grand bal masqué donné
  par le maréchal du palais. Mille billets avaient été distribués:
  neuf cents personnes au moins furent présentes; le roi avait envoyé
  des billets aux notables de Münden, petite ville à quelques lieues
  de Cassel, qui s'était distinguée dernièrement par la promptitude et
  l'activité des secours qu'elle avait portés à un village incendié.
  Ils arrivèrent soixante-quinze en dix voitures: ils se crurent
  transportés dans un monde enchanté; un d'eux avait perdu son billet,
  et son désespoir était de penser à ce que dirait le roi de son
  impolitesse lorsqu'il s'apercevrait de son absence. Le roi et la
  reine furent reçus par des bergers et des bergères portant des
  guirlandes, et formant un berceau sous lequel passèrent Leurs
  Majestés. Le bal fut ouvert par un quadrille espagnol. Il est
  impossible de peindre la variété, l'élégance et le mouvement de
  cette fête. M. le général Du Coudras fit jouer des pantins avec un
  talent unique. La reine avait arrangé une foire. Dans une douzaine
  de boutiques, ses dames distribuaient de petits cadeaux. La reine
  avait une cassette remplie de bijoux; elle était d'une gaieté
  délicieuse; quelques-uns prétendaient que sans s'en douter elle se
  réjouissait de n'avoir plus _de gouvernante_. Le bal se prolongea
  jusqu'à cinq heures du matin.

  Comme on avait engagé tout le monde à faire quelques folies, les
  membres du corps diplomatique s'étaient réunis pour représenter un
  jeu d'échecs, et, puisqu'il devait y avoir un roi battu, on était
  convenu de prendre le costume de mameluck. Seize enfants devaient
  faire les pions. Cependant à la Cour on trouva avec raison que dans
  une telle foule un tel nombre d'enfants pourrait avoir des
  inconvénients, et le projet fut abandonné. Le ministre de France,
  invité par une députation de ses collègues à se mettre à la tête
  d'une mascarade représentant un bey d'Égypte avec son harem, y
  consentit. La procession se présenta devant le Roi et la Reine;
  quelques présents, quelques vers furent offerts et agréés: tout se
  passa en pantomime; le Roi trouva l'exécution noble: elle parut
  faire plaisir généralement.

  À une heure, quelques personnes choisies se rendirent au souper dans
  l'appartement de la Reine: dans ce nombre furent les ministres de
  France et de Hollande. Les épouses des autres ministres y furent
  invitées sans leur mari. Cette distinction fut très-sensible à ces
  derniers. Le ministre de Saxe s'en plaignit à M. de Furstenstein;
  celui de Bavière avait fait un voyage exprès, dit-on, pour ne point
  risquer d'être exclu du souper. M. de Furstenstein a répondu qu'il y
  avait eu erreur. D'autres sans doute et avec raison ont cru y voir
  une distinction faite en faveur des ministres de famille; mais comme
  la Cour ne s'est point expliquée à cet égard, les préférences et les
  exclusions ont l'apparence d'être personnelles.


Ainsi que nous l'avons dit plus haut, le roi, ne recevant pas de
réponse de l'empereur relativement à ses justes réclamations à
l'égard des agents français en Westphalie et désirant mettre son
frère bien au courant de la situation financière du pays, lui
expédia son premier aide de camp, le général Morio, avec la lettre
ci-dessous:


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                               Cassel, 3 février 1809.

  Sire, j'envoie auprès de Votre Majesté le général Morio, mon premier
  aide de camp; il a été un de mes ministres, il était présent à tous
  mes conseils d'administration, et connaît très bien la situation de
  mon royaume. Votre Majesté pourra avoir de lui tous les
  renseignements qu'elle désirera prendre sur l'état du trésor, comme
  sur les autres parties d'administration.

  Je ne puis prendre de biais avec Votre Majesté ni la tromper en
  aucune manière dans une circonstance aussi majeure, mais il est
  certain que le royaume de Westphalie ne peut résister plus de 6 mois
  au mauvais état des finances.

  Quant à moi, Sire, je me trouverai toujours bien partout où je serai
  placé par Votre Majesté, si je conserve toute son amitié.


L'empereur était peu porté à aimer et à estimer les officiers qui
quittaient son service pour celui de ses frères; il répondit à
Jérôme, le 11 février 1809:


  Je suis étonné que vous m'envoyiez le général Morio, qui est une
  espèce de fou. Vous trouverez bon que je ne le voie pas. Quant à la
  situation de votre trésor et de votre administration, cela ne me
  regarde pas. Je sais que l'un et l'autre vont fort mal. C'est une
  suite des mesures que vous avez prises et du luxe qui règne chez
  vous. Tous vos actes portent l'empreinte de la légèreté. Pourquoi
  donner des baronnies à des hommes qui n'ont rien fait? Pourquoi
  étaler un luxe si peu en harmonie avec le pays et qui serait seul
  une calamité pour la Westphalie par le discrédit qu'il jette dans
  l'administration? Tenez vos engagements avec moi, et songez qu'on
  n'en a jamais pris qu'on ne les ait remplis. Ne doutez jamais du
  reste de tout l'intérêt que je vous porte.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                              Cassel, 18 février 1809.

  Dans une dépêche précédente[110] j'ai rendu compte des recettes et
  des dépenses présumées de la liste civile. Quant aux finances de
  l'État, on m'assure que le déficit de l'année passée est de douze
  millions et qu'une crise est inévitable, peut-être dans six mois. Il
  est certain que les Juifs ont prêté de l'argent. On parle de trois
  millions. Pour remplir le déficit, on s'occupe surtout à pousser
  l'exploitation du sel aussi loin qu'elle peut aller. On compte sur
  un grand débit en Hollande. Avant la dernière levée, le Roi
  entretenait huit mille hommes de troupes. On parle d'une forte
  réduction dans sa garde. Si la guerre a lieu, on ne doute pas que le
  désir du Roi d'être appelé à l'armée ne soit rempli. L'on s'en
  promet des moyens de faire de grandes économies pendant son absence.

         [Note 110: Publiée dans les _Mémoires du roi Jérôme_.]

  Sa Majesté Impériale a voulu que je lui rendisse compte de la
  conduite des ministres. Le premier en ligne est M. _Siméon_: il
  réunit à l'amour du travail et à la probité des connaissances, des
  talents et de l'amabilité. Il est peut-être le seul qui avant de
  fléchir devant la volonté suprême ose se permettre quelquefois des
  représentations, qui ne sont pas toujours bien accueillies. En
  public, il a constamment été traité avec une grande distinction, et
  l'on croit que la faveur lui est revenue. Son département marche. Le
  général _Eblé_[111] est infatigable au travail. Il se trouve,
  dit-il, au milieu d'un chaos à débrouiller, de fripons à déjouer;
  entravé par une triple administration, celle de l'armée, de la garde
  et des troupes françaises, il ne sort presque point, mais tout son
  extérieur montre une santé fortement dérangée; s'il continue ainsi,
  le travail le tuera dans un an.

         [Note 111: Avait remplacé Morio à la guerre.]

  Le comte de _Furtenstein_ a grandi depuis que je l'ai vu à Dresde.
  Il est de tous les ministres le plus constamment près de la personne
  du Roi. Son ministère lui laisse encore quelques loisirs pour les
  plaisirs. Il a les formes aimables et il se met peu à peu au niveau
  de sa position. On s'aperçoit de temps en temps, même dans des
  occurrences de routine, que le chef et les employés ont besoin
  d'expérience. On rend justice à la droiture de son caractère. Les
  soins à prendre pour sa famille font partie de ses occupations. Ce
  qui le justifie, c'est que les soeurs sont aimables, les
  beaux-frères des hommes de mérite.

  M. _Bulow_ était employé dans l'administration prussienne à
  Magdebourg. Sa probité est intacte, mais on le dit peu capable de
  sortir de la route ordinaire. Il serait peut-être à sa place si les
  affaires étaient à la leur. Mais il les y fera venir difficilement.
  On l'accuse de ne point aimer les Français; est-ce par aversion ou
  seulement parce qu'il est ministre des finances?

  M. _de Volfradt_[112] est un homme de bien et de mérite, un peu
  doucereux et probablement sans énergie comme son ancien maître.
  L'organisation de son ministère l'occupe tout entier. Il est encore
  à l'épreuve et c'est ce que le Roi lui-même, dit-on, lui a déclaré.

         [Note 112: Ministre de l'intérieur.]

  Parmi les prétendants à la place de ministre, on nomme toujours M.
  Pothau[113] pour l'intérieur, M. Bercagny pour les finances ou la
  justice. On prétend que M. de Truchsess visait à celui des relations
  extérieures.

         [Note 113: Mari d'une des soeurs de Le Camus.]

  Parmi les membres du corps diplomatique, le ministre de Bavière a
  une réputation de malignité et d'orgueil; celui de Hollande, de
  petites finaceries et d'économie batave; celui de Saxe, bon, souple,
  né courtisan, tremble d'avoir des affaires; celui de Wurtemberg,
  poli et réservé, laisse dans le doute si sa nullité est de nature ou
  de calcul; celui de Darmstadt, avec de la mesure, a une tournure de
  franchise et de loyauté militaire; le chargé d'affaires de Prusse,
  avec ses profondes révérences et son très modeste extérieur, est
  vrai représentant d'un roi de Prusse: d'ailleurs il est instruit,
  honnête homme, on se loue ici de sa conduite.

  M. _Bercagny_, sans avoir le titre de ministre d'état, l'est
  peut-être plus que les autres: les talents, les connaissances
  administratives, la finesse, l'activité ne lui manquent point; on
  craint seulement que cette dernière qualité ne l'entraîne à faire
  naître des affaires pour rendre sa place plus importante. On
  attribue au Roi un penchant naturel pour faire, sous tous les
  rapports, l'essai et l'usage de son pouvoir; et le mérite de M.
  _Bercagny_ sera d'autant plus grand, s'il reste fidèle à
  l'institution de la police qui est de prévenir les occasions de
  punir. Tous les Westphaliens ne sont pas contents, tous ne sont pas
  fidèles, mais ils ne conspirent point. Ce sont plutôt des indices
  que des faits qui donnent lieu à ces remarques; mais on craint dans
  une matière aussi grave des événements possibles qui pourraient
  changer la marche sage et mesurée du gouvernement, ou le
  développement d'un système qui pourrait le dénaturer.

  On parle ici d'un parti allemand et d'un parti français; parmi les
  Allemands il existe un parti de l'ex-électeur et un parti du roi;
  mais si dans le parti du roi on distingue un parti allemand et un
  parti français, on commet une erreur qui pourrait conduire à des
  conséquences fâcheuses. Le vrai parti français sera celui qui,
  comptant sur l'inébranlable solidité du nouvel ordre de choses, se
  reposera sur le temps pour acquérir de la fortune et des
  distinctions et ne voudra pas recueillir dans une première année ce
  qui doit être le fruit d'une longue carrière de travail et de
  fidélité.


  CHAMPAGNY À REINHARD.

                                            Paris, le 23 février 1809.

  Monsieur, S. M. l'Empereur et Roi a eu sous les yeux vos dépêches
  des 3, 5 et 9 février, nºs 13, 14 et 15, et les deux bulletins y
  joints, et m'a donné un ordre qu'il m'est agréable de remplir, celui
  de vous témoigner sa satisfaction pour ces dépêches et de vous
  mander qu'il les a lues avec intérêt.

  Bien que les dépenses du roi n'aient pas été aussi grandes que vous
  l'avez dû croire, ignorant que le Roi ne touchait point son
  traitement de prince français, comme elles ont de beaucoup dépassé
  sa liste civile, l'Empereur lui a écrit pour lui en témoigner son
  mécontentement; mais le Roi s'en excuse en niant la vérité du
  reproche. Sa Majesté sent combien il est nécessaire d'inspirer à ce
  prince un esprit d'économie et elle vous charge de profiter des
  occasions que le Roi, s'entretenant avec vous, vous fournira pour le
  faire, avec l'à-propos et la mesure qui vous sont propres.

  Du reste, S. M. croit utile que vous sachiez que ce que le Roi vous
  a dit d'une question que l'Empereur lui aurait faite à votre sujet
  et de sa réponse n'est qu'une forme plus aimable donnée par ce
  prince à un compliment auquel vous ne sauriez mieux répondre qu'en
  redoublant d'attention et de vigilance.

  Quant aux doutes que ma lettre du 25 janvier vous avait laissés, Sa
  Majesté me charge de vous faire connaître que les Français employés
  dans le palais au service du Roi et naturalisés Westphaliens, tels
  que M. le comte de Fürstenstein et autres qui peuvent être dans le
  même cas, n'étant plus Français sont libres d'accepter les
  décorations qui leur sont données. Tous les autres n'en peuvent
  accepter sans l'autorisation de Sa Majesté I. et R.

  Sa Majesté vous recommande de voir souvent M. Siméon et le général
  _Eblé_ pour connaître leur opinion et leur position et la lui faire
  connaître.


Des symptômes assez sérieux commençaient à faire prévoir une prise
d'armes de l'Autriche et il était à craindre que des troubles ne
vinssent à éclater en Westphalie. Jérôme, prévenu par divers
rapports et par quelques correspondances, en écrivit à l'empereur.
On trouvera aussi plus loin, à la date du 24 février, une lettre de
Reinhard à ce sujet, adressée à M. de Champagny.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                              Cassel, 23 février 1809.

  Sire, j'envoie à Votre Majesté, par courrier extraordinaire, deux
  dépêches chiffrées que j'ai reçues hier, non pas d'un agent
  secondaire, mais d'un homme jouissant d'une grande fortune en ce
  pays qui m'est entièrement dévoué et qui a des relations intimes
  avec les personnes les plus distinguées de Vienne.

  Bien que je pense que Votre Majesté soit déjà instruite d'une partie
  des détails contenus dans ces dépêches, j'ai cru ne pas devoir les
  lui laisser ignorer et j'y joins un état des forces de l'Autriche.

  Les régiments westphaliens, dont j'ai annoncé le départ à Votre
  Majesté, sont arrivés à Mayence. Il y a eu quelques déserteurs parce
  qu'on leur a fait croire sur la route qu'ils allaient être désarmés
  à Mayence et envoyés dans les Îles. Je vais les remplacer sur le
  champ et porter cette division à 8000 hommes[114].

         [Note 114: Cette division était dirigée sur l'Espagne où elle
         périt presque tout entière. Le général Morio, qui la
         commandait, ne reconquit pas la faveur impériale, car on
         assure que ce malheureux officier s'étant présenté aux
         Tuileries, à son retour de la Péninsule, Napoléon lui dit
         brusquement: «Qui êtes-vous?--Le général Morio.--Vous
         général? Dans mon armée vous ne seriez pas caporal.»]

  J'ai donné le commandement de cette division au général Morio que je
  veux mettre à même de prouver à Votre Majesté ses véritables
  sentiments.

  Sous ses ordres seront les généraux de brigade Weber et Boerner et
  le chef d'état-major Hersberg.

  Je viens d'ajouter une seconde compagnie d'artillerie.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                                 Cassel, 19 mars 1809.

  Sire, quoique bien persuadé que Votre Majesté soit instruite de tous
  les projets de l'ennemi, je ne crois pas devoir me taire sur le
  rapport qui vient de m'être fait par des officiers de ma maison,
  ayant, pour leurs affaires personnelles, des relations étroites en
  Hanovre.

  D'après ce rapport «il paraît que les Anglais ont formé le projet de
  débarquer 30 à 40 mille hommes sur les côtes de Hanovre pour
  attaquer ce pays et pénétrer en Hollande.»

  J'annonce avec satisfaction à Votre Majesté que la levée de la
  conscription se fait avec le plus grand zèle dans la majeure partie
  de la Westphalie et principalement dans les départements de l'Elbe
  et de l'Ocker dont l'esprit est excellent.

  Quant au pays de l'ancienne Hesse, il est décidément mauvais et je
  désirerais bien que Votre Majesté m'autorisât à répartir dans cette
  partie de mon royaume un des régiments français qui sont à
  Magdebourg, afin de dissiper les esprits remuants et de contenir les
  malveillants.

  Si Votre Majesté consent à cette demande, j'enverrai en remplacement
  à Magdebourg un régiment westphalien de même force.

  Je prie Votre Majesté de me répondre sur cet objet.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                           Cassel, le 24 février 1809.

  M. le comte de _Furstenstein_ m'a fait part des nouvelles qu'il a
  reçues de Vienne et qui ont déterminé le Roi à envoyer hier un
  courrier à Sa Majesté l'Empereur. Il m'a parlé aussi d'une lettre de
  M. _Hesstinger_ à Darmstadt, qui, ayant à écrire à M. _Pothau_,
  l'informe en confidence du mécontentement général qui, d'après les
  renseignements parvenus à M. _Hesstinger_ et qu'il dit avoir fait
  connaître à Votre Excellence, régnerait en Westphalie et qui selon
  lui pourrait amener une explosion générale. M. de _Furstenstein_ m'a
  dit qu'il n'attachait pas une grande importance à cet avertissement;
  que la police était parfaitement faite en Westphalie; que le peuple
  était bon; que les nobles étaient fidèles; que le Roi était aimé et
  qu'il était d'ailleurs exactement informé de tout ce qui se passait
  dans son royaume. Quoique je partage à plusieurs égards cette
  opinion de M. de _Furstenstein_, je me réserve cependant,
  Monseigneur, de revenir sur cet objet sous le double rapport des
  faits et des réflexions qui s'y rapportent.


On voit que M. Reinhard, moins optimiste que M. de Furstenstein,
était aussi plus clairvoyant. On touchait aux aventures de Schill,
du duc de Brunswick et à la guerre avec l'Autriche.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                           Cassel, ce 28 février 1809.

  J'ai annoncé à Votre Excellence que j'aurais quelques détails à
  ajouter au compte que j'ai rendu dans ma lettre nº 17 de l'audience
  particulière que j'ai eue de Sa Majesté westphalienne. M. le comte
  _de Furstenstein_ était venu me dire que je n'aurais qu'à m'adresser
  au chambellan de service et que le Roi me recevrait immédiatement.
  Je suppose, ajouta-t-il, que vous avez quelque chose de particulier
  à dire à Sa Majesté. «Non, dis-je, il ne s'agit que de communiquer
  les vues de l'Empereur concernant l'organisation du contingent
  westphalien: je suis un ignorant qui ira prendre une leçon chez un
  maître consommé dans l'art militaire.» Sur cela M. _de Furstenstein_
  m'apprit que le Roi avait mal dormi.--C'est qu'on veille un peu tard
  (il y avait eu deux nuits de bal pour l'anniversaire de la
  Reine).--Oui, dit M. _de Furstenstein_, le Roi travaille souvent
  fort avant dans la nuit.

  Lorsque j'arrivai, M. le comte _de Furstenstein_ était avec le Roi.
  Je fus introduit dès qu'il fut sorti. Ce n'est, dit le Roi, qu'une
  circulaire, qu'une note diplomatique. Quand je l'eus informé que le
  même courrier m'avait apporté l'ordre de proposer aux princes de
  Waldeck et de la Lippe quelques changements relatifs à
  l'organisation de leur contingent, le Roi me cita l'exemple de
  quelques soldats westphaliens enrôlés dans le pays de Schauenbourg.
  «J'ai fait dire au prince, ajouta-t-il, que s'il ne les rendait pas,
  j'enverrais des gendarmes pour les faire chercher et que je pourrais
  bien le faire venir lui-même. (Le prince vint en effet à Cassel pour
  s'excuser.) Ces petits princes m'ont proposé de m'envoyer des
  ministres, je n'en ai pas voulu.»

  Par une transition un peu brusque le Roi me parla ensuite des
  comptes de M. _Jollivet_, où se trouve porté jusqu'à l'herbe qui
  croît sur la place Frédéric et sous les croisées du château sur les
  bords de la Fulde.

  Il paraît que cet article et plusieurs autres que Sa Majesté me cita
  avec une irascibilité qui m'a paru légitime, s'étaient trouvés
  compris dans la moitié des domaines réservée à Sa Majesté l'Empereur
  et qu'ils avaient été évalués à une certaine somme dont M.
  _Jollivet_, par une raison de devoir aussi très légitime, demandait
  le remboursement. «J'aurais pu envoyer ces beaux comptes à
  l'Empereur; mais je n'ai pas voulu faire tort à M. _Jollivet_ dans
  l'esprit de mon frère: Cependant, je sais que M. _Jollivet_ est mon
  espion. À quoi bon écrire à Paris que j'ai donné un diamant, que
  j'ai couché avec une belle? Un ministre ne doit point s'occuper de
  ces bagatelles; il doit mander que le Roi se porte bien, que la
  Westphalie marche dans le système de la France, et voilà tout. Que
  résulte-t-il de cet espionnage? Cela peut donner un instant
  d'humeur; des frères peuvent se brouiller un instant et peut-être
  cela m'est-il déjà arrivé; mais ils se réconcilient. J'aime et je
  respecte l'Empereur comme mon père; l'Empereur dans un moment de
  vivacité peut me faire quelques reproches, mais ensuite on
  s'explique et l'on sait mauvais gré à celui qui a été la cause de la
  brouillerie.--Votre Majesté, dis-je, a daigné me dire qu'elle était
  contente de moi; j'ose me flatter qu'elle l'est encore et je la
  supplie surtout de croire que ma conduite tendra constamment à
  entretenir les sentiments d'amour qui lient les deux augustes
  frères.--Oui, dit le Roi, et puis revenant aux comptes de M.
  _Jollivet_, et puis l'apostrophant et évitant avec une adresse
  admirable de me donner le droit de m'expliquer ce vous qui semblait
  cependant me regarder aussi: si vous mandez jusqu'à ce qui se passe
  dans ma cuisine, je vous traiterai comme le ministre de Bavière,
  comme le ministre de Wurtemberg, et non comme ministre de famille;
  je ne vous admettrai chez moi que dans les occasions de cérémonie
  (le Roi, me demandai-je, aurait-il lu mon dernier bulletin? Il était
  parti par cette voie peu sûre d'Hanovre); d'ailleurs M. _Jollivet_
  n'a jamais été accrédité près de moi; je pourrais le regarder comme
  étranger; je pourrais même, s'il voulait me tracasser, le prier de
  partir; cependant c'est un honnête homme, c'est un brave homme, mais
  il se noie dans les détails. Si vous étiez chez le roi de Bavière,
  chez le roi de Wurtemberg (toujours M. _Jollivet ou moi_?) alors, à
  la bonne heure, il faudrait tout observer, tout écrire; mais tout ce
  que mon frère voudra savoir je le lui écrirai moi-même, et pour être
  bien avec l'Empereur il faudra être bien avec moi.» Je saisis ces
  dernières paroles: «Sire, Votre Majesté me fait la leçon; elle
  prêche un converti, et je la prie d'être convaincue que ce que je
  désire ardemment, c'est d'obtenir et de mériter sa confiance.» Cette
  conversation, Monseigneur, qui dura près d'une demi-heure et dans
  laquelle je me sais gré de m'être restreint à ce peu de mots que
  l'abondance et peut-être une intention préméditée du Roi me
  permirent de placer, m'a paru devoir être rapportée parce qu'elle
  peint et le caractère du Roi et ma situation. J'ai eu pendant un
  instant le projet de dire à M. de _Furtenstein_ qu'il n'avait qu'à
  consulter Wicquefort ou Burlamaqui, pour se convaincre que l'idée
  que le Roi se faisait des devoirs d'un ministre était un peu trop
  étroite, mais j'ai réfléchi que la sagacité de Sa Majesté s'était
  prémunie contre toute objection. C'est parce qu'il est frère de
  l'Empereur que le Roi trouve qu'il est inutile qu'on écrive ce que
  sa confiance le porterait au besoin à écrire lui-même. C'est parce
  qu'il est frère de l'Empereur que Sa Majesté impériale veut être
  informée de tout; et dans cette différence d'opinion mon devoir est
  tracé, il consiste à obéir à mon souverain.

  Cependant, depuis cette audience, j'ai pris occasion de demander à
  plusieurs personnes qui m'ont parlé de l'état des finances, et même
  à M. _Bercagny_, si personne n'avait proposé au Roi de mettre la
  véritable situation de ses affaires sous les yeux de Sa Majesté
  impériale? Qu'il me semblait que c'était là le seul moyen de sortir
  d'embarras et d'éviter de grands inconvénients; enfin qu'instruire
  l'Empereur était rendre le plus grand service au Roi. M. _Bercagny_
  m'a répondu qu'il croyait qu'un enchaînement malheureux de
  circonstances avait empêché que cela ne se fût jamais fait d'une
  manière détaillée et lumineuse; que M. _Beugnot_, l'homme le plus
  propre à faire un pareil exposé, s'en étant chargé et étant tombé
  malade, avait trouvé Sa Majesté impériale partie pour Bayonne; que
  depuis le Roi n'avait envoyé à Paris que des aides-de-camp et qu'en
  général il était difficile de trouver ici un homme capable de
  répondre, sous ce rapport, à l'attente de l'Empereur.

  Le lendemain de mon audience, M. de _Bulow_, ministre des finances,
  me dit: Votre visite d'hier va nous coûter encore quelques
  millions.--Je répondis qu'il n'y avait dans les intentions de Sa
  Majesté impériale rien qui dût amener ce résultat.--Mais le Roi l'a
  dit.--Au contraire, dans ce que le Roi a dit vous pourriez y trouver
  une épargne; car si le contingent doit toujours être de 25,000
  hommes et qu'il soit question de former deux divisions
  westphaliennes; le Roi se proposant de demander, dans la même
  proportion, une diminution des troupes françaises à votre solde, y
  gagnerait tout ce que, selon lui, un pareil nombre de troupes
  westphaliennes coûte de moins.

  C'est depuis quelques jours, Monseigneur, que les doléances sur
  l'état des finances westphaliennes me parviennent de toutes parts.
  Tous les ministres et un grand nombre de conseillers d'État m'en ont
  parlé, à l'exception de M. _de Furstenstein_ qui s'en tient à la
  politique et qui, du reste, voit tout en couleur de rose. C'est que
  peu à peu les états de recette et de dépense de l'année passée se
  complètent, que le bilan se fait et que l'abîme est devant les yeux.
  Il peut s'être glissé dans les renseignements que j'ai déjà transmis
  à Votre Excellence, des inexactitudes de détail; mais les résultats
  sont certains. Pour l'année courante, le ministre des finances
  espère 38 millions; il en promet 36. Sur cette somme, il faudra pour
  les troupes westphaliennes 13 à 14 millions que le ministre de la
  guerre espère de réduire à onze ou à douze; pour les troupes
  françaises huit millions. Or les autres dépenses sont évaluées par
  le budget:

     Dette publique, intérêts, 3,700,000 fr.}
                                            }      4,500,000 fr.
     Amortisation,               800,000    }

     Liste civile,                                 5,000,000

     Conseil d'État,                                 322,000

     Ministère de la justice et de l'intérieur,    5,000,000

       --  des finances, du commerce et du trésor, 8,463,000

       --  du secrétaire d'État et des rel. ext.,  1,090,000

       --  de la guerre,                          20,000,000
                                                 ---------------
                              Total,              44,375,000 fr.

  On porte à un million la dette flottante de la liste civile. Si
  celle-ci doit encore puiser dans le trésor public, voilà le tonneau
  des Danaïdes; et comment dès cette seconde année les économies du
  Roi peuvent-elles faire rentrer la dépense dans les limites qui ont
  été si fortement excédées?

  Les sujets de la Westphalie payent 19 à 20 francs par tête. De tout
  temps cette proportion était en Allemagne; en temps de guerre, sans
  commerce et sans la possibilité d'établir un système productif et
  bien combiné d'impositions indirectes, elle pourra difficilement se
  maintenir, au moins il sera impossible de la dépasser. Et que
  pourra-t-on attendre de la ressource des emprunts?

  Dans ma dépêche nº 16 j'ai informé Votre Excellence qu'on comptait
  beaucoup sur le débit des sels westphaliens en Hollande. Depuis
  quelques jours MM. _Vanhal_ et _Grellet_, négociants d'Amsterdam,
  sont arrivés ici. Il s'agit, autant que je puis en juger dans ce
  moment, d'une espèce de traité de commerce, en vertu duquel ces
  maisons feraient des avances en argent qui leur seraient remboursées
  par des sels, des cuivres, des fers et d'autres minéraux qu'ils
  auraient la faculté d'extraire de la Westphalie. L'avance dont on
  parle est de 6 millions. Le ministre de Hollande a présenté ces
  négociants à M. le comte de _Furstenstein_; hier ils ont eu avec le
  ministre des finances une conférence où leurs propositions ont été
  acceptées; aujourd'hui le tout sera soumis à l'approbation de Sa
  Majesté. Ils se sont présentés chez moi pour me demander des lettres
  de recommandation pour les agents français à Brême par où
  l'exportation doit se faire en suivant le Weser. Je leur ai promis
  ces lettres; mais je les ai prévenus que mon devoir serait de rendre
  compte de cette transaction à mon gouvernement. Ils m'ont dit que M.
  _de Furstenstein_ se proposait de m'en parler.

  M. le baron de Linden, ministre plénipotentiaire de Westphalie près
  le prince-primat, vient d'être nommé ministre plénipotentiaire à
  Berlin. M. _Siméon_ fils, qui depuis trois mois y était arrivé comme
  chargé d'affaires, a été nommé ministre plénipotentiaire à Darmstadt
  et chargé d'affaires à Francfort. Le Roi a fait cette distinction
  parce qu'il est survenu que le prince-primat n'avait point encore
  accrédité de ministre auprès de la cour de Westphalie. M. _de
  Norvins_, secrétaire général du ministère de la guerre, a été nommé
  chargé d'affaires près la cour de Bade. On dit que M. _d'Esterno_
  par ordre du Roi a dû retourner à Vienne. Lorsque M. _de
  Furstenstein_ me parla du retard de l'arrivée du comte de Grüne, je
  lui demandai si ce retard avait influé sur la permission donnée à M.
  _d'Esterno_ de s'absenter de son poste? Il me répondit que non. M.
  _de Linden_, de son côté, est sur le point de quitter Vienne. Ses
  dernières lettres annoncent que les troupes autrichiennes se mettent
  en mouvement, que la guerre est résolue à Vienne, que l'archiduc
  _Charles_ commandera en Allemagne une armée qu'on dit être de
  120,000 hommes et qui pourra être de 130,000; que l'archiduc _Jean_
  commandera 100,000 hommes du côté de l'Italie; l'archiduc
  _Ferdinand_ l'armée de Bohême.--C'est ainsi que la destinée poursuit
  sa marche et que les décrets de la providence s'exécutent, lorsque
  l'heure de la chute des empires a sonné!


La guerre avec l'Autriche devenant de jour en jour plus probable,
l'empereur voulut avoir des notions certaines sur le contingent
westphalien, et fit envoyer l'ordre au baron Reinhard de lui faire
connaître exactement l'état des troupes de Jérôme. Vers le
commencement de mars, le ministre adressa, sur ce sujet, à M. de
Champagny, une très longue lettre que nous allons analyser.

M. Reinhard s'étant adressé, pour avoir des renseignements exacts,
à M. de Norvins, alors secrétaire-général au département de la
guerre, et le général Eblé, ministre, ayant refusé de communiquer
les états de situation, M. de Norvins avait tiré de sa mémoire les
chiffres et les notions d'où il résultait: que l'armée westphalienne
était forte de 12 à 13 mille hommes dont 500 officiers, présents
sous les drapeaux, que sur ce nombre 7000 étaient en marche et en
Espagne, et 2500 à Cassel; que le matériel d'artillerie, fort
pauvre, consistait en dix-huit bouches à feu données par l'empereur;
que le général Morio venait d'acheter vingt-deux caissons et leurs
attelages, que les généraux étaient pour la plupart vieux, usés,
incapables, etc. La lettre de Reinhard se terminait ainsi:


  Le général _Eblé_, Monseigneur, est venu m'entretenir de ses
  chagrins et de ses sollicitudes. Il craint, malgré toute la
  persévérance de son travail, de n'être pas en état de mettre de
  l'ordre dans l'administration et dans l'organisation de l'armée
  westphalienne et de remplir l'attente de S. M. I. Le Roi, dit-il,
  n'est pas toujours disposé à s'occuper des détails. Beaucoup
  d'heures se perdent à attendre dans l'antichambre. On est distrait
  et l'on ne donne pas assez d'attention à ce qui n'amuse pas assez.
  Souvent même une chose a été convenue et le lendemain c'est à
  recommencer, parce que M. le comte de Bernterode (Du Coudras)
  peut-être s'y est opposé. Au conseil d'État (et ceci ce n'est pas le
  général Eblé qui me l'a dit) le ministre de la guerre, qui n'est pas
  orateur, fait sa proposition. Un orateur, par exemple le général
  Morio, parle contre avec éloquence. Le général Eblé hausse les
  épaules et se tait. Souvent l'éloquence l'emporte. Souvent aussi le
  roi dit: Morio, vous n'y êtes pas!--Mais voici ce que le général
  Eblé m'a raconté, et ce qui lui a fait de la peine.

  Au dernier conseil, le comte de Hardenberg, grand-veneur, dit, au
  sujet d'une certaine affaire: Je m'arrangerai là-dessus avec le
  ministre de la guerre--Ce n'est pas cela, dit le roi en plein
  conseil, vous êtes grand-officier et c'est au ministre de la guerre
  à s'arranger avec vous. Il semble que si cette maxime est bonne, il
  faudrait au moins pour la proclamer attendre que le temps et l'usage
  l'eussent consacrée?

  M. _d'Albignac_, grand-écuyer, en déplorant comme le général Eblé
  les désordres des finances, l'impossibilité de continuer les
  dépenses de la cour sur le pied où elles sont, est réduit à la
  nécessité de se renfermer dans un respectueux silence après s'être
  fait dire souvent: «Ce ne sont point là vos fonctions.» Il m'a
  exprimé le désir ardent de voir le Roi appelé à l'armée. Il ne voit
  que ce seul moyen d'espérance et presque de salut. Au retour
  d'Erfurt, m'a-t-il dit, le Roi était un tout autre homme. Ses
  conversations avec l'Empereur l'avaient changé, mais huit jours
  après, les femmes, la Reine, les intrigants l'avaient de nouveau
  circonvenu.--Et comment fait, lui demandai-je, le trésorier-général
  M. Du Chambon qui paraît être un très honnête homme?--Il se désole
  et puis il s'étourdit, dit-il.

  Il est de mon devoir, Monseigneur, non d'accuser M. _de Bulow_,
  ministre des finances, mais de dire que beaucoup de personnes
  l'accusent. Aux yeux de M. _Jollivet_, c'est un ennemi des Français,
  qui n'est jamais de bonne foi. Aux yeux de M. _d'Albignac_, c'est un
  Prussien qui nous trahit et qui dans cette vue augmente le désordre
  et favorise les dépenses. Aux yeux du Roi lui-même, m'a-t-on dit,
  c'est un homme qui ment avec un sang-froid imperturbable.

  Le général _Eblé_ aussi m'a dit que sa conduite commençait à lui
  inspirer des doutes; qu'ils étaient convenus de faire en commun au
  Roi des représentations sur l'état des finances et sur
  l'impossibilité de faire ou de continuer certaines dépenses; mais
  qu'au moment décisif M. _de Bulow_ avait fléchi et qu'il avait fini
  par dire qu'il y avait moyen de trouver de l'argent. M. _de Bulow_
  est celui des ministres que je connais le moins, et qui, quoique je
  ne laisse pas de causer souvent avec lui, se tient assez en réserve
  avec moi.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                                 Cassel, 10 mars 1809.

  J'étais déjà informé que le Roi ne touchait point son traitement de
  prince français; mais je n'ai point rectifié cette erreur, parce
  qu'elle se rectifiait d'elle-même: quant à la dépense de la liste
  civile que j'ai portée à 13 millions en treize mois, je l'ai évaluée
  ainsi sur l'autorité de deux ministres d'État. D'autres
  renseignements, comme j'ai eu l'honneur de l'écrire à Votre
  Excellence, la restreignaient à dix ou douze millions. J'ai ensuite,
  dans une autre dépêche, porté le déficit du trésor public pendant
  l'année passée à douze millions. Le déficit est entre le trésor
  public et la liste civile, et celui du trésor public, proprement
  dit, n'est que de six millions.

  Que le Roi soit parvenu à porter la recette de sa liste civile, au
  moins pour l'année passée, à sept millions et demi, jusqu'à huit
  millions, c'est ce qui m'a été assuré de trop de côtés, pour que je
  puisse légitimement en douter. On m'a cité comme non compris dans
  l'arriéré des six millions du trésor public:

     1º Obligations souscrites par le Roi et remises à
        la caisse d'amortissement de Paris,              1,500,000 fr.

     2º Restitutions et charges concernant les domaines
        réservés à Sa Majesté l'Empereur,                1,500,000

     3º Emprunts du Roi,                                 2,000,000

     4º Dette flottante de la liste civile d'après l'autorité
        d'un ministre d'État (le général Eblé) (un million);
        d'après d'autres renseignements,                   500,000
                                                       -----------
                                                         5,500,000

     En y ajoutant la liste civile et supplément,        7,500,000
                                                       -----------
     Le total sera de                                   13,000,000 fr.

  D'après le même calcul le total du déficit du trésor public et de la
  liste civile sera de 11,500,000 fr. à 12 millions.

  Il se peut que dans cette évaluation même il y ait encore quelque
  double emploi, et que, par exemple, une partie de l'emprunt ait été
  employée à éteindre des obligations, et je suis d'autant plus porté
  à croire que ma première évaluation a été exagérée, que le Roi,
  ayant la réputation d'être vrai, aurait certainement dédaigné de
  nier ce qui aurait été d'une parfaite exactitude.

  J'étais, je l'avouerai, un peu effrayé, lorsqu'après avoir évalué,
  en vertu d'informations qui dataient de la fin de décembre et du
  commencement de janvier, à deux millions seulement l'excédant des
  dépenses de la liste civile, j'appris de plusieurs côtés qu'elles
  avaient monté en totalité à une somme de 13 millions. Mon devoir me
  pressa d'en informer Sa Majesté, et en ce moment-ci je préfère de
  répondre promptement à la lettre de Votre Excellence déjà trop
  retardée, par des éclaircissements encore incomplets, plutôt que
  d'attendre ceux que des recherches ultérieures pourraient me
  fournir, et que je me réserve de transmettre. L'administration
  directe des finances de la Westphalie est entre les mains des
  Allemands qui, par plus d'un motif que je dois ou respecter ou
  excuser, se tiennent vis-à-vis de moi dans une réserve qui ne m'a
  pas encore permis de chercher à puiser abondamment dans les sources
  d'informations dont ils sont dépositaires, et je ne dois pas
  brusquer une confiance qui ne m'est pas refusée, mais qui n'ose pas
  passer les bornes du devoir ou de la circonspection. D'un autre
  côté, tant que je conserverai l'espérance d'obtenir mes
  renseignements de la persuasion qui devrait être celle de tout
  Westphalien, que c'est l'identité d'intérêt, que c'est l'amitié pour
  le souverain et pour le pays qu'il gouverne, qui les réclament pour
  en faire le meilleur usage, je répugnerai à employer des moyens dont
  le moindre inconvénient est d'offrir peu de garantie pour
  l'exactitude.

  Je n'ose pas non plus me flatter, Monseigneur, que le Roi me
  fournisse des occasions fréquentes de lui donner des conseils
  d'économie; à l'exception d'une seule occasion dont je me suis
  emparé, je n'ai encore eu l'honneur de voir Sa Majesté que dans les
  cercles de cour, et Votre Excellence aura pu se convaincre par la
  conversation dont je lui ai rendu compte et dont sa dépêche vient de
  me donner la clef, que dans l'opinion de Sa Majesté, des
  communications de cette nature avec le ministre de France
  sembleraient déroger à une intimité à laquelle le Roi attache un
  prix si légitime. Peut-être votre correspondance ultérieure,
  Monseigneur, m'ouvrira-t-elle quelques facilités à cet égard,
  peut-être pourrai-je saisir quelque circonstance où faisant
  connaître au Roi les sentiments de mon âme, je le disposerai à
  m'accorder une confiance que je m'étais préparé d'avance à ne point
  espérer après un séjour de deux ou trois mois seulement. Quelque
  délicate que puisse être ma mission, je n'y vois point de devoirs
  incompatibles, mais seulement des devoirs de première et de seconde
  ligne: ils sont tous dans ce que Sa Majesté, avec une bonté qui m'a
  pénétré d'admiration, a daigné me faire répondre au sujet du
  compliment que m'a fait Sa Majesté westphalienne.

  L'économie personnelle du roi, insuffisante sans doute pour remédier
  à la pénurie des finances de l'État, aurait cependant sur leur
  amélioration une influence incalculable, et cette vérité est
  tellement sentie, qu'il y a peu de jours, un des plus estimables
  conseillers d'État m'a dit que si, en doublant la liste civile, on
  pouvait établir la certitude d'un ordre parfait et invariable, et
  celle d'intéresser le roi aux finances de l'État autant qu'aux
  siennes propres, on ferait le marché le plus avantageux pour la
  Westphalie.

  Les discussions relatives à la négociation de l'emprunt ou du traité
  hollandais ne sont pas encore terminées. Avant-hier, en allant chez
  M. le comte de Furstenstein, je rencontrai l'un des négociants qui
  avait rendez-vous chez ce ministre pour la même heure: il me dit que
  la négociation avait rencontré quelques difficultés, qu'elle faisait
  jaser, qu'on prétendait que les intérêts monteraient à onze ou douze
  pour cent (d'autres disent treize), tandis qu'ils ne seraient que de
  six. Les deux manières de compter au reste peuvent se concilier.
  L'emprunt, m'a-t-on dit, doit se faire réellement à 6 pour cent
  d'intérêts; mais les prêteurs auront en même temps, pour le compte
  du gouvernement, la régie de l'extraction et de la vente des sels et
  métaux dont ils seront nantis, et sous ce rapport, il leur sera
  alloué des provisions et des frais. Quoi qu'il en soit, Monseigneur,
  le besoin d'argent pour le trésor de Westphalie est impérieux et
  urgent. Les difficultés qui se sont élevées semblent prouver qu'on
  ne veut pas y procéder légèrement. Le crédit de la Westphalie, le
  commerce de Hollande y sont intéressés; les deux rois en désirent le
  succès; quant à moi j'attends toujours qu'on m'en parle. L'emprunt
  sera de six millions de francs.


  BULLETIN.

                                                 Cassel, 10 mars 1809.

  Depuis les fêtes de l'anniversaire de la reine, il n'y a point eu de
  cercle à la cour. Au second bal, Sa Majesté en valsant avec le roi
  se trouva mal. Elle eut une suffocation qui cependant passa
  heureusement et ne laissa point de suite. Dans la semaine passée, la
  reine pendant quelques jours se tint enfermée dans ses appartements.
  Le roi a souffert et souffre encore d'un rhumatisme auquel il était
  déjà sujet l'année passée: un peu de fièvre s'y joint vers la nuit.
  Il y a eu quelques concerts dans l'intérieur.

  M. le comte de _Bernterode_ (général du Coudras) donna quelques
  jours un bal pour la fête de Mme la comtesse: on tira un feu
  d'artifice dans la cour; la maison étant située au milieu de la
  ville, le roi, pour maintenir les règlements de police, condamna M.
  de _Bernterode_ à une amende de 25 frédérics, et M. _Bercagny_ fut
  condamné à la même amende pour avoir été témoin de l'infraction, et
  ne s'y être pas opposé. Mme de Bernterode ce jour-là reçut de la
  Reine un beau présent consistant en colliers et en pendants
  d'oreille de perles et d'améthystes.

  Le Moniteur westphalien d'hier annonce que M. le comte de
  _Truchsess_ étant obligé de résider sur ses terres, près de
  Koenigsberg, Sa Majesté avait accepté la démission qu'il avait
  donnée de sa place de grand-chambellan. Il y avait encore des
  personnes qui croyaient aux revenants. Toutes les personnes de la
  cour se louent de l'affabilité de la reine, depuis que Mme de
  _Truchsess_ est partie. On s'étonne comment avec tant d'esprit cette
  dame a pu trouver le secret de ne point laisser un seul ami.

  M. le comte et Mme la comtesse de _Boehlen_, tous deux attachés à la
  cour, vont la quitter pour résider dans leurs terres. M. de
  _Boehlen_ avait la direction de la garde-robe que le valet de
  chambre, Louis, chassé il y a quelque temps, avait exploitée à son
  profit. M. de _Boehlen_ était absent depuis deux mois.

  Hier, dit-on, les officiers de la garde ont été convoqués pour être
  avertis de se tenir prêts à entrer en campagne. On en infère que le
  roi lui-même se dispose à partir pour l'armée.

  Un événement extraordinaire arriva dernièrement à Brunswick. Le
  valet de chambre du général de Helleringen, commandant du
  département de l'Ocker, entre en plein jour dans l'appartement de
  son maître assis devant une table de manière à lui tourner le dos;
  il s'en approche, passe une corde autour du cou du général et
  cherche à l'étrangler. Le général se lève, lutte avec l'assassin et
  se débarrasse de la corde. Celui-ci sort, rentre et tire à bout
  portant un coup de pistolet dont le général est blessé. Dans
  l'intervalle on accourt et l'assassin est saisi. Il est en prison et
  l'on ne conçoit pas encore la cause de cet attentat.

  M. le baron de _Keudelstein_ (_La Flèche_) est en ce moment à
  Brunswick pour se concerter avec les autorités de cette ville, sur
  les réparations à faire au château que le roi a promis d'habiter
  pendant quatre mois de l'année.

  Sous le rapport de l'industrie, comme sous plusieurs autres, la
  ville de Cassel est bien en arrière de celle de Brunswick. On cite
  des habitants de la première des traits de paresse qui sont
  incroyables. Les artisans refusent d'augmenter le nombre de leurs
  ouvriers, du moment où ils ont assez d'ouvrage pour gagner leur
  subsistance journalière. Il s'agissait de faire faire des galons, il
  y en avait de différentes largeurs. Ceux à qui on proposa la
  fourniture la refusèrent en entier, uniquement par la raison que des
  galons de petite largeur leur donnaient trop de peine, quoique du
  reste ils eussent les métiers et les instruments nécessaires pour
  les faire.

  La reine a fait l'acquisition d'une petite maison de campagne sur le
  chemin de Napoléonshoehe où elle se propose d'établir une vacherie
  suisse.

  Le second jour de la fête il y eut à Napoléonshoehe un petit opéra
  intitulé le _Retour d'Aline_, où joua M. le comte de Furstenstein.
  Le feu d'artifice fut contrarié par la neige et par quelques
  accidents.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                                 Cassel, 16 mars 1809.

  Impatient d'éclaircir la question si embrouillée de l'état des
  finances westphaliennes, je me suis prévalu du nouveau titre que les
  intentions de Sa Majesté l'empereur me donnaient auprès de M.
  _Siméon_. Je lui ai fait part des informations que j'avais
  recueillies à ce sujet, et je lui ai demandé les siennes. Voici la
  réponse de M. _Siméon_: il y a eu pour l'année passée excédant et
  déficit à la fois. Le budget, rédigé encore sous M. _Beugnot_, avait
  évalué les recettes à 23 millions. Les dépenses des ministères
  avaient été réglées en conséquence: elles devaient être, par
  exemple, de 5 millions pour le ministère de l'intérieur et de la
  justice. Mais M. _Bulow_ trouva que l'évaluation avait été trop
  forte et qu'il fallait la réduire à 18 millions. Chaque ministère
  subit en conséquence une réduction proportionnelle. Celui de
  l'intérieur et de la justice ne devait recevoir que 3 millions 1/2;
  cependant comme au bout de l'année les recettes se trouvèrent avoir
  monté à 22 millions, il y eut un excédant de 4 millions. Mais
  l'administration peu économique du général Morio et l'excédant des
  dépenses que causait l'entretien des troupes françaises, avaient
  produit dans le département de la guerre un déficit qui absorba non
  seulement l'excédant de 4 millions, mais bien au-delà. La
  liquidation des dépenses de ce département n'étant pas encore
  achevée, on ne peut connaître le montant précis du déficit.

  Ayant dit à M. _Siméon_ que la source des renseignements qui
  portaient le déficit des finances de l'État à 6 ou même à 12
  millions remontait au conseiller _Malchus_, directeur de la caisse
  d'amortissement, il m'a répondu que M. _Malchus_ était l'ennemi
  déclaré de M. de _Bulow_, et qu'on avait tort d'ajouter une foi
  entière à ce qu'il disait au désavantage de son antagoniste.

  Quant à M. de _Bulow_ lui-même, M. _Siméon_ m'en a dit beaucoup de
  bien, il a ajouté que quand il y aurait des reproches à lui faire,
  il serait absolument impossible de le remplacer dans le moment
  actuel; mais il m'a confirmé ce qui m'avait déjà été rapporté des
  préventions qui ont été inspirées au roi contre la véracité et même
  contre la probité de ce ministre.

  M. _Lefebvre_[115] et moi ayant cherché des occasions d'entretenir
  M. de _Bulow_ directement de la situation des finances, ce ministre
  s'est fortement récrié contre l'imputation d'un déficit de l'année
  passée. Il a assuré que tout ce qui concernait cet exercice était
  parfaitement en règle et assuré; mais il a confirmé en même temps
  tout ce que j'ai déjà écrit sur le déficit de l'année courante. Il a
  ajouté que quant aux dépenses de la liste civile, c'était autre
  chose, et que cela ne le regardait ni pour le passé, ni pour
  l'avenir. Cependant il a soutenu que le roi n'avait rien pris sur
  les budgets des dépenses de l'État. Enfin il m'a remis la note
  ci-jointe sur les finances de 1808. Elle est, dit-il, le résumé du
  tableau qui sous peu sera mis sous les yeux du public.

         [Note 115: Premier secrétaire remplaçant M. Reinhard en cas
         d'absence.]

  Votre Excellence a maintenant sous les yeux un tableau officiel et
  ostensible qui ne coïncide nullement avec les autres renseignements,
  au moins jusqu'à ce qu'on puisse juger de quoi s'est composée la
  recette. Je crois, Monseigneur, devoir terminer là mes informations
  préliminaires, et ne reprendre cette matière que lorsque le temps et
  les circonstances m'auront permis d'y apporter un plus grand jour.
  Ma position ne me permet pas d'établir en ce moment une espèce de
  confrontation qui d'ailleurs ne pourrait donner que des résultats
  incomplets. Votre Excellence me permettra seulement de lui soumettre
  les observations suivantes.

  M. de _Bulow_ m'a dit lui-même qu'une rentrée de 12 millions sur
  l'emprunt forcé de 20 millions s'était trouvée assurée au premier
  janvier, et qu'il comptait sur la totalité des 20 millions. Tous les
  autres témoignages ne portent la recette qu'on peut espérer de
  l'emprunt forcé qu'à 8 ou 9, tout au plus à 10 millions: ainsi dans
  cette circonstance, au moins, il paraît hors de doute ou que M. de
  _Bulow_ se serait trop flatté, ou qu'il n'aurait pas dit la vérité.
  M. _Siméon_, qui d'ailleurs ne paraît s'être occupé des finances que
  par aperçu, croit à la probabilité d'un déficit de 5 à 6 millions
  pour l'année passée; M. _Jollivet_ en assure l'existence et le porte
  à 6.

  Si la recette de 29,700,000 fr. se compose effectivement de revenus
  réels et imputables à l'année 1808, il est à présumer que la crainte
  du déficit de l'avenir, causé par les dépenses du département de la
  guerre, aura fait exagérer le mauvais état des finances, même pour
  le passé, surtout aux yeux des Allemands; que cette clameur générale
  qui s'est élevée, se sera égarée dans son objet, et qu'elle aura été
  en partie artificielle pour décréditer M. de Bulow.

  Quant aux paiements arriérés qui existent réellement dans plusieurs
  parties et qui, par exemple, dans quelques branches de l'instruction
  publique, comprennent jusqu'à huit mois, outre que cet arriéré peut
  avoir des causes locales, M. de _Bulow_ m'a dit qu'il en existait
  sans doute, puisque les rentrées, quoique assurées, n'étaient pas
  encore toutes réalisées, mais que positivement ces rentrées feraient
  face à tout.

  J'ai fait observer à ce ministre que puisque les revenus de l'année
  avaient si heureusement excédé l'estimation, c'était preuve que la
  Westphalie avait de grandes ressources, et qu'on pouvait espérer
  que, son système financier étant actuellement organisé, elle
  supporterait même une forte augmentation de dépenses.

  M. de _Bulow_ m'a répondu que la constitution avait fait tarir
  plusieurs sources de revenu; qu'on ne pouvait pas compter dès les
  premiers moments sur un succès complet des opérations nouvelles; que
  les provinces les plus riches étaient surchargées de frais
  d'entretien des gens de guerre, qu'elles s'en ressentaient déjà au
  point de faire craindre qu'elles ne pourraient bientôt plus payer
  leurs impositions; et tout-à-coup il s'est rejeté sur le chapitre
  des dépenses que causaient les troupes françaises. On dit, a-t-il
  ajouté, que je suis l'ennemi des Français: mais je suis ministre des
  finances, je dois défendre les intérêts qui me sont confiés, et
  lorsque je vois, d'un côté, les soldats français logés et nourris
  chez les habitants, les transports faits par réquisition; lorsque
  d'un autre je vois accourir ici tant de Français qui cherchent à
  faire une fortune rapide et accaparer toutes les places et tous les
  profits, m'est-il permis de rester indifférent?

  Il me reste à dire, Monseigneur, que lorsque j'ai évalué les
  dépenses de l'année courante à 45 ou 46 millions, les nouveaux
  régiments qui se lèvent, et les dépenses qu'exige la mise en
  activité du contingent entier, n'y étaient pas compris, et que le
  tableau de la totalité des dépenses qui a été mis sous les yeux du
  roi monte à 52 millions. Vous voyez toujours, Monseigneur, cette
  alternative: ou bien il n'y a point eu d'arriéré pour l'année
  passée, mais le déficit de l'année courante sera d'autant plus fort;
  ou bien il y a eu du déficit l'année passée, et celui de l'année
  courante sera d'autant moindre; et l'intérêt de ce pays-ci c'est de
  soutenir que les dépenses de l'armée et de la guerre sont les seules
  causes de désordre. Quant aux dépenses de la liste civile, rien n'a
  contredit jusqu'à présent les renseignements que j'ai transmis.

  Dans cette situation des choses, l'opération qui se fait avec la
  Hollande pourrait être un véritable bienfait. Hier l'approbation de
  Sa Majesté hollandaise est arrivée, et le traité ne tardera pas à
  être conclu. Il est vrai que les conditions seront un peu onéreuses.
  Les voici: intérêts 6 pour cent et en outre un et demi pour cent en
  loterie; commission 2 pour cent; frais de l'opération, au moins 5
  pour cent; les frais, disent les prêteurs, seront de première mise:
  ils n'auront pas besoin d'être renouvelés, quand l'opération
  durerait pendant vingt ans. L'emprunt actuel sera de 3 millions de
  florins en actions de 1000 florins pour lesquelles on s'inscrira à
  la bourse d'Amsterdam. Les Hollandais recevront les denrées au lieu
  du dépôt; ils se chargeront de leurs transports aux frais de la
  Westphalie. Sa Majesté le roi de Hollande en permettra l'importation
  et le débit.

  D'un autre côté, on a calculé que le prix des sels en Hollande était
  en ce moment quadruple de celui qu'ils ont aux lieux de dépôt en
  Westphalie, et comme ils font l'objet principal de l'opération
  entière, on a trouvé que six mille lafts suffiraient à peu près pour
  couvrir l'emprunt.

  M. le comte de _Furtenstein_, comme je le prévoyais, ne m'a parlé de
  rien. Cependant les négociants hollandais étant revenus pour me
  demander des lettres de recommandation pour les agents français à
  Bremen, j'ai d'autant moins hésité à leur confirmer ma promesse, que
  Votre Excellence étant instruite depuis 15 jours de cette opération,
  se trouvera en mesure de faire parvenir ses ordres soit à moi, soit
  à M. Legau.

  Les négociants hollandais m'ont dit que le succès de cette opération
  avait éprouvé ici beaucoup de difficultés. On prétend que la
  jalousie contre M. de _Bulow_ en a été la cause; que les préventions
  du roi contre ce ministre viennent de M. de _Furstenstein_ et de M.
  _Bercagny_, et que le projet de placer des Français à la tête des
  finances et de l'intérieur existe toujours. Sa Majesté I. et R. m'a
  recommandé de lui faire connaître l'opinion et la situation de M.
  _Siméon_ et de M. le général _Eblé_. J'ai déjà en partie satisfait à
  cet ordre, voici ce qu'il me reste à ajouter.

  La situation de M. _Siméon_ s'est beaucoup améliorée: il a regagné
  du crédit et de l'influence. Son fils, que le roi n'avait pas trop
  bien traité, a obtenu un poste plus avantageux. Il paraît certain
  qu'on avait proposé au roi un projet d'après lequel le directeur de
  la haute police aurait été une espèce de premier ministre, et que le
  roi l'a rejeté. L'opinion de M. _Siméon_ sur le roi est celle de
  tous ceux qui ont l'honneur de l'approcher. Il rend une justice
  entière à son coeur et à son esprit: il admire la droiture et la
  noblesse de l'un, la sagacité et la pénétration de l'autre; il ne
  dissimule point quelques défauts de caractère ou d'inexpérience. Le
  roi lui paraît trop impérieux sans être toujours ferme. Les idées
  qu'il se fait des droits et des devoirs de la royauté lui paraissent
  encore ou incomplets ou erronés; il craint qu'entouré par trop de
  médiocrités dans son intérieur, le roi ne se laisse trop aller à des
  ministres, et qu'il ne lui soit difficile d'acquérir ce coup d'oeil
  de monarque qui embrasse l'ensemble, et qui sait mettre toutes les
  choses à leur véritable place. Quant aux finances, M. _Siméon_ pense
  aussi que la Westphalie ne pourra pas supporter à la longue les
  charges qui pèsent sur elle en ce moment-ci; sur les dépenses de la
  liste civile, il s'en rapporte à la voix publique.

  Le général _Eblé_ se plaint de ce que le roi, dans son cabinet, ne
  donne pas toujours aux détails des affaires la même attention qu'il
  leur donnerait au conseil d'État. Il trouve de la difficulté à
  concilier toujours ses devoirs comme ministre de la guerre en
  Westphalie et comme général français dans des questions concernant
  les frais d'entretien, ou la conduite des troupes auxiliaires. Il
  m'a avoué que cette considération avait influé aussi sur la demande
  qu'il avait faite à M. le comte de _Hunebourg_ d'être employé
  activement en cas de guerre. Il m'a chargé surtout de faire
  connaître à Sa Majesté I. et R. sa fidélité de tous les temps et son
  entier dévouement. Il évalue les dépenses accessoires à faire pour
  mettre le contingent sur le pied ordonné par Sa Majesté à 3 millions
  sur lesquels M. de _Bulow_ lui a accordé un acompte de 500,000 fr.

  _P.-S._--Le roi, il y a quelques jours, demanda au général _Eblé_ un
  état de situation de ses troupes. Le général le lui porta. Il n'est
  pas exact, dit le roi.--Mais, Sire, il est conforme aux états qui se
  trouvent dans mes bureaux.--Enfin le roi insista, et le ministre fut
  obligé d'y faire différents changements dont le résultat était une
  différence de 7 à 800 hommes au plus.


  BULLETIN.

                                                 Cassel, 17 mars 1809.

  Le roi est sorti hier pendant quelques minutes en voiture. Le temps
  était pluvieux; il devait aller le soir au spectacle en grande loge.
  Mais un accès de fièvre assez forte l'a pris. On croit que c'est une
  suite des douleurs de ses rhumatismes.

  S. M. depuis quelque temps n'avait pas l'air d'une parfaite santé.

  Le Roi, à cause de son indisposition, n'avait pas non plus reçu la
  cour dimanche dernier. Le même jour, il fit publier dans le palais
  un ordre par lequel les entrées journalières auprès de Leurs
  Majestés furent restreintes aux grands officiers et aux personnes de
  service du jour. Depuis cet ordre, on a vu paraître pour la première
  fois en fracs, dans les soirées de la ville, les personnes attachées
  au palais et M. le comte de _Furstenstein_. On assure que Mme de
  X... jouit en ce moment de la confiance du roi. Elle attend son mari
  qui sera, dit-on, nommé aide de camp de S. M.

  Depuis quelque temps, Mme de X... paraît rarement dans les sociétés
  ou les quitte à neuf heures. On _prétend qu'elle ne s'est point
  encore rendue_. Si elle se fait désirer longtemps, et si la passion
  du roi est assez forte pour ne point chercher à se distraire
  ailleurs, elle aura bien mérité de ce jeune prince.

  M. de _Marinville_, secrétaire intime du roi, qu'on dit être employé
  aussi pour une certaine partie des plaisirs de S. M., est devenu
  gardien de la cassette du roi, à la place de M. _Duchambon_, dont
  les représentations quelquefois un peu importunes avaient déplu.
  Cependant M. _Duchambon_ reste trésorier général de la couronne. M.
  le comte de _Lerchenfeld_, ministre de Bavière, a fait, il y a
  quelques jours, pour la troisième fois depuis deux mois, une course
  qui paraît encore devoir aboutir à Francfort. L'objet de la première
  était un rendez-vous, moitié d'amour, moitié de politique, avec Mme
  la _princesse de la Tour et Taxis_. Il en revint malade. Dans la
  seconde il avait vu le _prince-primat_. Il en revint rempli de
  fausses nouvelles qu'il débita avec beaucoup d'assurance, même à M.
  le comte de _Furstenstein_, et qui se trouvèrent démenties trois
  jours après. On ne sait pas encore ce qu'il rapportera de la
  troisième. Cependant, comme le gouvernement westphalien ne s'est
  point formalisé de ces voyages hors du pays où il est accrédité, il
  y a lieu de croire qu'ils ont été autorisés, et que le roi est au
  moins en partie dans le secret de ces absences.

  La foire de Cassel a commencé lundi dernier: elle durera quinze
  jours. Elle est fréquentée par un assez grand nombre de marchands.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                                 Cassel, 21 mars 1809.

  M. _Bercagny_ m'a parlé longtemps contre M. de _Bulow_ et ne m'a pas
  caché qu'il avait accusé ce ministre auprès du roi lui-même. Voici
  les principaux, ou plutôt les seuls griefs que M. _Bercagny_ ait
  articulés. M. _Beugnot_ était dans l'usage de laisser dans les
  caisses départementales tous les fonds nécessaires aux dépenses
  locales. Il entretenait souvent S. M. de la pénurie du trésor et de
  la nécessité de ménager les ressources de la Westphalie. M. de
  _Bulow_ n'eut rien de plus pressé que de se faire valoir par
  l'abondance avec laquelle il savait faire affluer l'argent au
  trésor; il y fit venir celui réservé par M. _Beugnot_; il en fit
  l'étalage aux yeux de S. M. En attendant, un grand nombre d'employés
  dans les départements ne furent pas payés. Les juges de paix, les
  officiers de police furent laissés dans la misère. Les plaintes
  arrivèrent aussi de tous côtés; il fallut à grands frais renvoyer
  l'argent. M. de _Bulow_ a accumulé aussi les recettes communales
  avec celles du trésor public. Enfin M. de _Bulow_ est un charlatan,
  un intrigant du grand genre. Le roi s'est moins contenu dans ses
  dépenses, parce qu'on lui a persuadé que cela était moins
  nécessaire. M. _Bercagny_ craint que M. de _Bulow_ ne parvienne à se
  faire renvoyer par une boutade; qu'alors il ne soit regretté et il
  ne dissimule point que ce n'est que son grand cordon de la légion
  d'honneur qui le protège. «Mais, dis-je à M. _Bercagny_, M. de
  _Bulow_ a obtenu un excédant dans les recettes de l'an
  passé?»--«Excédant, dit M. _Bercagny_ en haussant les épaules...»,
  mais il n'entra dans aucun détail. Quoi qu'il en soit, Monseigneur,
  M. _Bulow_ peut avoir été faible; il peut avoir osé se permettre ce
  qu'un conseiller d'État français pourrait prendre sur lui; il peut
  avoir succombé à l'envie de plaire et de faire autrement que son
  prédécesseur; aujourd'hui du moins son langage a changé, et il dit
  hautement que si les dépenses continuent sur le pied actuel, il ne
  reste qu'à mettre la clef sous la porte.

  L'affaire de l'emprunt hollandais n'est point encore terminée. On
  parle sourdement d'un projet de banque territoriale ou plutôt d'une
  banque à billets hypothéqués sur des immeubles. Je persiste à penser
  que, même aux conditions onéreuses que j'ai fait connaître,
  l'opération de l'emprunt est bonne pourvu qu'on n'en abuse pas. Elle
  serait détestable si, pour obtenir beaucoup d'argent à la fois, elle
  dépouillait le royaume de ses produits bruts, si l'on encombrait les
  marchandises de la Hollande et si l'on anticipait ainsi peut-être
  sur les revenus de plusieurs années.

  Je suis convaincu, Monseigneur, que vous rendrez justice à la
  sollicitude avec laquelle je m'appesantis sur l'état des finances.
  C'est le côté faible du pays, et j'ose ajouter du roi. Le pays peut
  être sauvé d'embarras imminents; il en est temps encore; le roi peut
  être sauvé d'une situation pénible, d'un découragement qui déjà le
  gagne et du regret de céder à la nécessité tandis qu'on est digne
  d'acquérir la gloire d'une résolution libre et généreuse.

  Votre Excellence peut prévoir aussi deux événements dont l'un ou
  l'autre, ou tous les deux peut-être, peuvent arriver dans l'espace
  d'un mois: le départ du Roi pour l'armée et un changement important
  dans les projets. Dans les deux cas, je croirai devoir me prévaloir
  de l'autorisation qui m'a été donnée de vous en informer,
  Monseigneur, par un courrier extraordinaire.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                                 Cassel, 29 mars 1809.

  J'ai reçu la dépêche par laquelle Votre Excellence me charge de
  donner communication à la cour de Cassel de la disposition que Sa
  Majesté impériale a faite du grand duché de Berg, en faveur du fils
  aîné de S. M. le roi de Hollande. Je me suis acquitté de cet ordre,
  et j'ai adressé une copie de l'acte à M. le comte de _Furstenstein_.

  J'ai demandé au général _Eblé_ dans quelle intention le roi avait
  ordonné, dans l'état de situation de ses troupes, que le
  prince-connétable lui avait demandé, les changements dont j'ai parlé
  dans le post-scriptum de mon nº 24. Ce ministre m'a dit que ce
  n'était point dans la vue de porter un plus grand nombre d'hommes
  effectifs que celui qui existait réellement, mais dans celle de
  montrer que son armée entière était, jusqu'aux moindres détails,
  organisée sur le modèle français, et en état de marcher.

  Les monnaies, Monseigneur, m'amènent naturellement aux finances,
  mais ce sera, je l'espère, pour en sortir au moins pour quelque
  temps. J'ai trouvé l'occasion de prendre connaissance d'une pièce
  authentique et officielle qui ne laisse aucun doute sur le déficit
  des finances de l'État. C'est un rapport fait par une commission
  spéciale du conseil d'État sur les dépenses de l'armée et sur les
  moyens de les réduire à une proportion convenable avec les revenus.
  Dans ce rapport, les dépenses de l'armée pour l'année courante sont
  évaluées comme suit:

     Troupes westphaliennes,                            14,250,000 fr.

     Troupes françaises,                                 7,990,000

     Arriéré du dépar{t} de la guerre pour l'année
       passée,                                           6,000,000
                                                       -----------
                                                        28,240,000

     En y ajoutant les autres dépenses de l'État,
       telles que je les ai déjà fait connaître dans
       mon nº 19,                                       24,375,000
                                                       -----------
     La dépense totale sera de                          52,615,000 fr.

  Dans les dépenses de la guerre ainsi énoncées, se trouvent comprises
  celles de la conscription nouvelle et de la levée des deux nouveaux
  régiments.

  À l'égard de l'arriéré de 6,000,000 le rapport s'exprime ainsi:
  «Quand il serait vrai qu'une partie de ce déficit sera couverte par
  un excédant dans les recettes, etc.». Mais d'un autre côté le
  général _Eblé_ estime que l'arriéré ira à 7 millions et au-delà.

  En évaluant en conséquence l'arriéré de l'État entre 5 et 6
  millions, et l'arriéré de la liste civile, tel que je l'ai énoncé
  dans mon nº 22, entre 4 et 6 millions, l'arriéré total de l'année
  passée sera toujours entre 10 et 12 millions, et rien ne m'autorise,
  jusqu'à présent, à me départir de cette estimation. Or, Monseigneur,
  les recettes présumées de l'année devant monter au plus à
  38,500,000, l'arriéré de l'État pour l'année sera de 14,000,000.

  Je reviens au rapport qui a été soumis à Sa Majesté, mais sur lequel
  il n'a été et dans les circonstances actuelles il n'a pu être pris
  aucune détermination. Ce rapport met en principe que, dans la
  proportion des recettes de l'État, les dépenses de la guerre ne
  peuvent excéder 13 millions. Il prouve par des faits que, dans le
  système allemand, l'entretien de 25,000 hommes ne coûterait que 10 à
  11; et que dans le système prussien il ne coûterait que 8 millions.
  Il recherche les causes qui augmentent les dépenses pour l'armée
  westphalienne, et il indique les moyens de les réduire. Les causes
  d'augmentation, il les trouve principalement en ce qu'une armée de
  25,000 hommes pour l'entretien et l'administration a été organisée
  entièrement sur le pied de l'armée française, qui est de 600,000
  hommes; en ce que la garde par son nombre, par ses dépenses et par
  son administration séparée, est hors de proportion avec le reste de
  l'armée et avec les moyens du royaume (la garde est de 2473 hommes,
  elle coûte, selon le rapport, 1,800,000 fr.; les frais de première
  mise des deux nouveaux régiments en coûtent autant); en ce que
  toutes les fournitures se font par entreprise et rien par économie;
  en ce que le matériel et le personnel de l'armée n'étant point
  séparés, il n'existe aucun contrôle pour les dépenses, et que les
  facultés du ministre de la guerre le plus probe, le plus actif, ne
  sauraient suffire à une pareille surveillance, etc., etc. Les moyens
  de réduction seraient de rendre le soldat allemand à ses anciens
  usages pour le pain, pour l'habillement, pour les masses, de
  rétablir surtout l'usage des retenues, ce qui produirait l'épargne
  de plus d'un tiers sur la solde.

  Le général _Eblé_ pense que la dernière conscription de 7000 hommes
  suffira à peine pour remplir tous les cadres, le vide qu'a laissé la
  désertion, et les nouveaux corps accessoires devenus nécessaires
  pour organiser les deux divisions conformément aux vues de Sa
  Majesté I. et R. Sa modestie est telle, que malgré son travail
  infatigable, quoiqu'il ne se permette presque pas un seul moment de
  distraction, il craint que ses moyens ne soient au-dessous de sa
  place; qu'on ne lui fasse ce reproche, et que tandis que ses
  camarades vont recueillir de la gloire sous les yeux de l'empereur,
  il n'ait à lutter infructueusement dans une situation difficile et
  peut-être ingrate. Ce qui l'afflige surtout, c'est qu'il croit
  remarquer que le roi n'a pas assez confiance en lui. Je l'ai
  rassuré sur tous les points: je lui ai fait sentir qu'au moins le
  roi ne lui refuserait pas la confiance de l'estime. Je l'ai consolé
  par mon propre exemple, et en effet, Monseigneur, c'est la même
  nuance de caractère de Sa Majesté qui, pour le général _Eblé_ et
  pour moi, produit les mêmes effets. Elle ne nous empêchera pas de
  sentir, d'aimer et d'admirer ses excellentes qualités, et pour ce
  qui me concerne personnellement, s'il est certain que plus de
  confiance de la part de Sa Majesté me rendrait plus heureux, je dois
  dire en même temps que la manière dont la plupart des personnes qui
  approchent du jeune monarque se conduisent à mon égard ne me laisse
  rien à désirer.

  L'affaire de l'emprunt hollandais est terminée. Les deux négociants
  sont partis sans me demander de lettres pour M. Lagau. Ils doivent
  revenir. Ils devaient fournir sur-le-champ 2 millions d'argent
  comptant; ils sont allés chercher un troisième.

  M. de Moronville, ministre de Darmstadt près cette cour, est parti
  ce matin en congé. Il sera chargé de conduire à l'armée l'un des
  fils du grand-duc. Son départ laisse des regrets à ceux qui l'ont
  connu.

  La police a recueilli plusieurs indices de menées secrètes qui ont
  lieu en ce moment, dans une partie de la Westphalie, sous les
  auspices de l'ancien électeur. Il y a des émissaires, des affiches,
  des promesses pour les militaires qui voudraient quitter le service
  de la Westphalie. L'effet de ces manoeuvres est suffisamment
  neutralisé par la marche imposante des troupes françaises qui
  successivement traversent ce pays. Le 25e régiment d'infanterie et
  deux régiments de cuirassiers ont passé par Cassel.


On était à la veille de la singulière aventure du major prussien
Schill et des soulèvements de quelques parties du nouveau royaume.
La police avait vent de quelques trames en cours de préparation,
mais ne tenait nullement le fil de la machination.


  BULLETIN.

                                                 Cassel, 29 mars 1809.

  Le Moniteur westphalien fait mention aujourd'hui d'une excursion que
  le roi fit dernièrement pour Münden où Sa Majesté alla voir un yacht
  que le roi de Hollande lui avait envoyé. La modestie du roi n'a pas
  permis qu'on y parlât des bienfaits qu'il a répandus sur sa route.
  Il s'est entretenu familièrement avec des habitants de la ville et
  de la campagne qui étaient accourus pour le voir. Il a fait
  manoeuvrer un bataillon westphalien qui se trouvait là; et comme
  c'était un jour de dimanche, il lui a fait distribuer 25 frédérics
  qui ont été reçus aux cris de: Vive le Roi! Il rencontra, au retour,
  des conscrits cheminant gaiement et criant: _Vivat der König!_
  d'aussi loin qu'ils purent l'apercevoir, il les encouragea et leur
  fit également donner une petite gratification.

  D'un autre côté, M. le colonel Bongars[116] épargna dernièrement au
  roi quelques frédérics, sous prétexte d'avoir mal entendu. Le roi,
  un soir, voulant aller à l'Orangerie avec la reine, et ne trouvant
  aucune de ses voitures prêtes, commanda qu'on fît avancer le premier
  cocher qu'on trouverait: il ordonna ensuite au colonel Bongars de
  donner à cet homme 25 frédérics; M. Bongars en donna 5.

         [Note 116: Chef de la légion de gendarmerie.]

  La santé de Sa Majesté paraît assez bien rétablie: la reine à son
  tour a été incommodée pendant quelques jours.

  Il y a eu concert et cercle jeudi passé à la cour, pour la première
  fois depuis un mois.

  M. de _Lerchenfeld_, ministre de Bavière, est désolé de l'habitude
  que le roi a prise depuis quelques semaines de donner à souper aux
  personnes attachées au palais, les jours d'assemblée chez ce
  ministre. Il parle de faire un quatrième voyage de plus longue durée
  que les autres, et dans lequel il emmènerait sa femme. On prétend
  que le souper auquel celle-ci avait été invitée par la reine, sans
  son mari, et où elle manqua seule de toutes les femmes des autres
  ministres, a donné lieu à ces soupers qui désolent M. de
  _Lerchenfeld_.

  M. le comte de _Furstenstein_ vient de se fiancer avec la fille
  aînée de M. le comte de _Hardenberg_, conseiller d'État et
  grand-veneur. Ce mariage paraît bien assorti et d'une bonne
  politique. Il attachera au roi une famille considérée, mais dont la
  fortune a beaucoup souffert, et qui n'avait pas la réputation
  d'aimer beaucoup les Français.

  Le général _Eblé_ aussi attend Mlle Freteau pour l'épouser: elle
  appartient à une famille infiniment respectable de l'ancienne robe
  de Paris, mais elle n'a, dit-on, que 18 ans, et le général Eblé en a
  plus de cinquante. Et son ministère?


  BULLETIN.

                                                Cassel, 15 avril 1809.

  Le Moniteur westphalien d'hier donne des nouvelles du voyage de LL.
  MM.; on dit aujourd'hui que leur retour n'aura lieu que le 23.

  Avant-hier a passé un courrier extraordinaire venant du
  quartier-général de M. le duc d'_Auerstaedt_ et portant des dépêches
  pour le roi. Le département des relations extérieures ayant reçu
  hier de Stuttgard, par estafette, la nouvelle qu'un corps
  considérable a passé l'Inn près de _Braunau_, je présume que les
  dépêches de ce courrier auront donné à Sa Majesté connaissance de
  cet événement important. Voilà donc la guerre commencée! Si la
  justice de notre cause et le nom de Napoléon doivent déjà faire
  pressentir, même à nos ennemis, que les arrêts de la destinée seront
  accomplis; si déjà la grande catastrophe qui se prépare n'appartient
  plus au domaine de l'incertitude, qui ne peut plus tomber que sur
  les événements qui l'amèneront, c'est cependant avec un frémissement
  involontaire qu'on entend retentir au loin ce premier coup de canon;
  nouveau signal de la fureur aveugle, de la mort et de la chute d'un
  empire!

  Un courrier westphalien, renvoyé de Vienne par M. d'_Esterno_, a
  porté la nouvelle de l'entrée dans cette capitale du ministre
  anglais et la proclamation de l'_archiduc Charles_, aussi remplie
  d'illusions que d'impostures. M. d'_Esterno_ explique ce qui y est
  dit des troupes étrangères qui, dans une union intime, vont
  combattre à côté des armées autrichiennes, par un débarquement que
  les Anglais vont faire à Trieste.

  Il n'est pas douteux, Monseigneur, que parmi ces frères allemands
  qui, encore en rangs paisibles, attendent leur délivrance,
  l'Autriche ne compte surtout un grand nombre de Westphaliens. Des
  faits dont j'ai déjà rendu compte, des renseignements venant de
  Vienne, et de nouvelles correspondances interceptées, en offrent la
  preuve. Du reste, les événements qui pourraient faire quitter à ces
  rangs leur attitude paisible ne sont guère dans l'ordre des
  probabilités, et les derniers placards d'insurrection dont j'ai
  rendu compte à Votre Excellence, sont, ainsi que ceux qui les
  avaient précédés, restés sans effet.

  À la suite de l'attentat de _Stendal_, plusieurs habitants de cette
  ville ont été arrêtés. J'apprends qu'un d'eux s'est tué dans sa
  prison; mais ce qui donne une nouvelle importance à cette affaire,
  ce sont les révélations faites par un homme, porteur de
  correspondances suspectes, revenant de Berlin, et arrêté à
  Magdebourg. C'est un paysan des environs de Bielefeld qui avait
  entrepris le second voyage, sur l'instigation de quelques anciens
  baillis de son canton. Il fut adressé deux fois au major _Blücher_
  et au major _Schill_, tous deux au service actuel de Prusse. Ce fut
  le major _Schill_, le même qui avait acquis quelque célébrité dans
  la dernière guerre, qui le fit loger et nourrir gratis, et habiller
  à neuf. Dans sa seconde course, dès qu'il fut entré sur le
  territoire prussien, et qu'il se fut annoncé comme porteur d'un
  message pour le major _Schill_, il fut escorté de poste en poste par
  des hussards du corps de cet officier, excepté la dernière station
  qui précède Berlin. Il portait des billets du major _Schill_
  adressés à quatre baillis, billets insignifiants en apparence, mais
  qui expriment l'espérance de se revoir bientôt. En même temps, le
  major, qui se croit sans doute un héros, envoye son portrait aux
  quatre baillis. Le major Blücher avait remis au messager une espèce
  de lettre circulaire où il exhorte au courage et à la persévérance.

  Un fait, Monseigneur, qui avait déjà frappé mon attention, lorsque
  je l'ai lu dans les papiers allemands et que j'ai relu hier dans la
  feuille du _Publiciste_ d'avril, me paraît avoir un rapport assez
  marqué avec l'événement de _Stendal_ et avec la déposition de ce
  paysan. Le voici: «Berlin, 27 mars. Le 16, les hussards de _Schill_
  sont partis inopinément de cette capitale pour aller prendre des
  cantonnements dans les environs, du côté de Lichtenberg. On croit
  que ce corps est chargé d'observer les traîneurs des troupes qui
  traversent actuellement la moyenne Marche et d'empêcher qu'elles ne
  s'écartent de la route militaire pour se répandre dans les campagnes
  et y commettre des excès[117].»

         [Note 117: C'était le brusque départ de Schill pour son
         expédition.]

  J'ai fait part de cette circonstance à M. _Siméon_ qui était venu
  m'informer de l'arrestation faite à Magdebourg. Elle lui a paru
  d'autant plus remarquable que le prisonnier avait aussi déposé qu'il
  avait rencontré, en revenant de Berlin, ces hussards qui s'étaient
  soigneusement informés du nombre de troupes qui pouvaient être à
  Magdebourg.

  Le préfet du département de l'Elbe avait adressé son rapport au
  ministre de l'intérieur qui l'a reçu cacheté du sceau du cabinet du
  roi. Il est en conséquence probable que Sa Majesté aura déjà pris
  connaissance des faits, et l'on attribue à cette circonstance
  l'ordre qu'a reçu avant-hier M. _Bercagny_ de se rendre à Brunswick.
  Le ministre de la justice, de son côté, y a adressé son rapport, et
  il a déjà donné des ordres pour l'arrestation provisoire des quatre
  baillis et de quelques autres personnes compromises. On se demande,
  Monseigneur: serait-il possible que le gouvernement prussien eût
  connaissance de ces manoeuvres et y connivât, ou bien est-ce l'or
  anglais qui, à l'insu de ce gouvernement, entraîne à une conduite
  aussi criminelle des hommes inconsidérés et présomptueux? Si cette
  dernière hypothèse est fondée, elle prouve dans quel état déplorable
  de déconsidération et d'impuissance doit être tombé un gouvernement
  dont les chefs de la force armée osent se permettre des actes qui
  peuvent compromettre jusqu'à l'existence de leur patrie.

  Ce qui indispose particulièrement en ce moment-ci un grand nombre
  d'habitants de la Westphalie, c'est la contribution personnelle
  portée à 4,400,000 francs, et destinée à entrer dans la caisse
  d'amortissement. On la perçoit actuellement pour l'année passée;
  dans un mois elle devait être perçue pour l'année courante; c'est du
  moins ce qu'on m'a assuré. Cet impôt, qui est une espèce de
  capitation, est reconnu par l'administration même comme ayant été
  assis sur des bases entièrement fautives, et les inconvénients qu'a
  fait découvrir sa perception, sont si graves, que, malgré le besoin
  extrême qu'on a d'accélérer les rentrées, on est obligé de s'occuper
  des moyens d'y remédier en changeant le principe de l'imposition.
  Dans le même temps, un décret royal a accumulé le paiement de deux
  douzièmes de la contribution foncière, en ordonnant qu'à l'avenir
  les douzièmes seraient payés d'avance.

  Des réclamations lamentables ont été adressées ici de Marbourg
  depuis qu'on y a appris que l'université était menacée de sa
  dissolution. Les autres universités se montrent plus résignées à
  leur sort, parce qu'il était plus prévu. On espère que Sa Majesté se
  laissera fléchir, et que la suppression de Marbourg n'aura pas lieu,
  du moins en ce moment-ci.

  Le ministre des finances attend d'un jour à l'autre le retour d'un
  des négociants hollandais avec lesquels il a négocié l'emprunt de 6
  millions. Il craint que la déclaration de guerre ne nuise à cette
  opération, et même il vient de me dire qu'il n'y compte plus. Il se
  plaint aussi des effets momentanés d'une opération financière du
  gouvernement français qui, dit-il, a soutiré, dans l'espace de dix
  jours, à la Westphalie seule, plus de 6 millions, et qui entrave
  singulièrement la perception des impôts. Cet embarras est passager,
  mais il survient dans un moment où déjà l'on n'est pas trop à son
  aise.

  Depuis le départ de M. le comte de _Furstenstein_, le
  secrétaire-général des relations extérieures, autorisé par ce
  ministre, me communique assez exactement les nouvelles qui arrivent
  à son département; et j'en sais d'autant plus de gré à M. de
  _Furstenstein_ que l'époque est plus importante. C'est dans ces
  communications que j'ai trouvé aussi la solution de ce qui avait été
  une énigme pour moi, c'est-à-dire la cause de cette froideur dont
  j'ai dit un mot à Votre Excellence dans mes nºs 29 et 30. Sous la
  même date que celle de votre lettre à laquelle était jointe la copie
  de la lettre de Sa Majesté à l'empereur d'Autriche, M. de
  _Wintzingerode_ avait rendu compte de plusieurs communications
  confidentielles que Votre Excellence lui avait permis de prendre; et
  quoique le texte même de la lettre de l'empereur soit assurément une
  chose plus précieuse que l'extrait un peu informe qu'en avait fait
  M. de _Wintzingerode_, je ne sais quelle jalousie avait fait croire
  qu'il était de la dignité du roi de recevoir de pareilles
  communications plutôt par le ministre de Westphalie que par le
  ministre de France. Je sais que M. de _Furstenstein_ s'est expliqué
  dans ce sens. Comme à son retour j'aurai des remercîments à faire à
  ce ministre, je saisirai l'occasion pour faire un premier essai, en
  abordant cette matière délicate.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                                Cassel, 20 avril 1809.

  J'ai reçu la lettre de Votre Excellence du 10 avril, par laquelle
  elle me charge de faire souvenir Sa Majesté westphalienne et M. le
  prince de Waldeck des arrangements au moyen desquels il leur sera
  facile de couvrir les avances que le trésor public a faites pour
  leurs contingents; je me suis empressé d'exécuter vos ordres.

  M. le comte de _Furstenstein_ est revenu de Brunswick hier. Le roi,
  qui n'est point allé à Magdebourg, est attendu aujourd'hui. Le
  courrier qui lui a été expédié de Strasbourg, par Sa Majesté
  l'empereur, a passé par Cassel le 17 au soir. Il s'est rencontré
  avec le courrier de l'armée venant de Donawert et chargé par Sa
  Majesté d'un paquet de monseigneur le prince de _Neufchatel_. On
  croit que ce papier renferme les instructions concernant le
  commandement qui a été confié à Sa Majesté et dont on dit qu'elle
  est extrêmement satisfaite, après l'extension qui paraît y avoir été
  donnée.

  Des lettres récentes de Hollande annoncent _que l'emprunt sera
  rempli_. Seulement sa concurrence avec quelques opérations
  financières qui en ce moment ont lieu en Hollande même, retardera un
  peu l'entière exécution de celle qui concerne la Westphalie; cette
  nouvelle est très heureuse, car la pénurie du trésor public à Cassel
  se fait de plus en plus péniblement sentir.

  _P. S._--LL. MM. sont revenues aujourd'hui à midi: elles ont fait
  leur entrée au bruit du canon. On fixe au 25 le nouveau départ du
  roi, en conséquence des instructions plus récentes venues de
  Strasbourg.


Vers le mois de mars 1809, lorsque la guerre avec l'Autriche parut
imminente, une rumeur sourde se répandit au centre de l'Allemagne,
dans la Hesse électorale, dans le duché de Brunswick, dans la
Vieille-Marche et dans la plupart des départements du royaume de
Westphalie. Le gouvernement français avait su, dès le mois d'août
1808, par la lettre interceptée de Stein au prince de Wittgenstein,
qu'il existait un vaste réseau d'associations politiques occultes,
n'attendant qu'une occasion, un signal, pour faire éclater un
soulèvement contre nous. Les mesures prises par Napoléon pour
l'abolition des sociétés secrètes n'eurent qu'un résultat, celui de
les rendre plus prudentes, plus dissimulées et, partant, plus
dangereuses.

La Prusse était le foyer principal de ces sociétés et cela se
comprend; l'Empereur n'avait-il pas réduit ce royaume à sa plus
simple expression? n'avait-il pas ruiné ses finances? anéanti ses
armées? ne soulevait-il pas chaque jour des difficultés nouvelles
pour retarder l'évacuation de ses places fortes et pour maintenir
ses armées françaises dans les provinces laissées par le traité de
Tilsitt au roi Frédéric-Guillaume III?

Voici quel était au commencement d'avril l'état des troupes
françaises et de la confédération ainsi que de leurs emplacements.
En Westphalie, huit à neuf mille hommes de l'armée de Jérôme; à
Magdebourg, un régiment français et un westphalien; dans les villes
fortes de Stettin, de Glogau, de Custrin, dix mille soldats français
vivant chez l'habitant; la division hollandaise Gratien, à
Lunebourg, au nord-est du Hanovre; à Stralsund dans la Poméranie
suédoise, deux bataillons du duc de Mecklembourg-Schwerin et un de
Mecklembourg-Strelitz (treize cents hommes).

Lorsque Napoléon partit pour se mettre à la tête de la Grande Armée,
il prescrivit la formation d'un 10e corps pour être placé sous les
ordres de son frère Jérôme, et composé des troupes westphaliennes en
Allemagne, de la division Gratien, des troupes saxonnes du colonel
Thielmann. Ce 10e corps avait mission de couvrir la Westphalie, la
Saxe, et la partie orientale de l'Allemagne. Il pouvait être
renforcé par l'armée de réserve du vieux duc de Valmy (quartier
général à Dessau), chargée d'empêcher les Autrichiens de prendre à
revers les corps de Napoléon opérant sur le Danube.

Le 3 avril 1809, dans la nuit, une centaine de militaires allemands
ayant pour chef un M. de Katt, ancien capitaine aux hussards de
Schill, venant de Spandau, ville prussienne, pénétrèrent dans la
petite place de Stendal, se formèrent en bataille sur le marché,
prirent les chevaux et les armes des gendarmes westphaliens, et
pillèrent les caisses. Le 4, à huit heures du matin, ils se
dirigèrent sur Bourgstadt, cherchant, mais inutilement, à entraîner
les paysans, dont un très petit nombre les suivit.

Cette singulière et intempestive levée de boucliers était la
conséquence d'un plan d'insurrection générale suscitée par les
sociétés secrètes, insurrection à la tête de laquelle se trouvaient
le major Schill, le duc de Brunswick-Oels, le capitaine de Katt. Ce
dernier, n'ayant pas eu la patience d'attendre le signal du
soulèvement, brusqua la prise d'armes, espérant entraîner le
gouvernement prussien à déclarer la guerre à la France, pendant que
Napoléon était encore en Espagne et allait se trouver aux prises
avec l'Autriche. L'échauffourée ridicule de Katt fut désavouée par
le gouvernement prussien, et n'eut d'autre suite que de compromettre
le major Schill et de hâter son mouvement, ainsi que nous le verrons
plus loin.

Pendant que Napoléon, traversant l'Espagne et la France en toute
hâte, courait se mettre à la tête de sa grande armée, en Allemagne,
le roi Jérôme quittait Cassel le 9 avril avec la reine pour visiter
les deux départements de l'Ocker et de l'Elbe, et les villes de
Brunswick et de Magdebourg. Reinhard rendit compte de ce voyage par
une lettre en date du 15 avril:


  Leurs Majestés sont arrivées dimanche dernier au soir à Weende,
  domaine royal près de Goettingen. Elles y ont passé la nuit. Le
  lendemain elles ont couché à Seesen dans la maison de M. Jacobsohn,
  président du Consistoire juif. M. Jacobsohn est un négociant très
  estimable et très estimé; il a formé à Seesen, à ses frais, pour les
  jeunes gens de sa nation, un établissement d'instruction qui se
  distingue par la nouveauté de l'objet et par les bons principes qui
  le dirigent.

  On dit que la Reine en arrivant à Brunswick s'est trouvée
  incommodée. On n'apprend pas encore que le Roi soit parti pour
  Magdebourg. Immédiatement après leur arrivée à Brunswick, LL. MM.
  ont envoyé ici des ordres pour faire venir des lits et plusieurs
  valets de chambre et de pied. Mme la baronne de Keudelstein et Mme
  d'Otterstedt qui, il y a un mois, croyait déjà être parvenue au
  terme de sa grossesse, ont accompagné la Reine. Les personnes
  principales qui sont avec le Roi sont: M. le comte de Furstenstein,
  M. Cousin de Marinville, M. le baron de Keudelstein, M. Bongars. M.
  le comte de Willingerode, grand-maréchal du Palais, revenu le 10 de
  Marseille et de Paris, est aussi allé rejoindre Sa Majesté.


À peine de retour dans sa capitale, Jérôme fut informé par son
ministre de la police de la fermentation que l'on remarquait dans
les différentes provinces de son royaume. Inquiet pour la reine,
sentant qu'il serait beaucoup plus fort pour résister à l'orage,
lorsque sa femme serait à l'abri de tout danger, ayant bientôt
d'ailleurs à se mettre à la tête du 10e corps, il crut devoir se
séparer momentanément de la princesse qu'il envoya rejoindre
l'impératrice Joséphine de qui elle était tendrement aimée.

Catherine arrivée à Francfort écrivit de cette ville, le 26 avril
1809, à Napoléon:


  Sire, le Roi rend compte à Votre Majesté des motifs qui le portent à
  veiller à ma sûreté en m'envoyant auprès de S. M. l'Impératrice;
  l'insurrection qui s'augmente de moment en moment et qui est
  générale dans tout le Royaume, la nécessité où le Roi se trouve de
  ne point diviser le peu de forces qu'il a pour veiller à ma sûreté
  m'ont engagée à consentir à me séparer de lui dans un moment aussi
  critique; si ce n'était pour lui laisser la liberté nécessaire de
  veiller à sa propre sûreté et à celle de ses États, je n'aurais pu
  m'y décider et j'aurais pour moi la confiance dans les succès de
  Votre Majesté, mais c'est un sacrifice nécessaire à la sûreté et à
  la tranquillité du Roi.


À peine la reine avait-elle quitté Cassel qu'une conspiration à la
tête de laquelle était un des colonels de la propre garde de Jérôme
fut découverte par le plus grand des hasards. M. de Doernberg, le
principal conjuré qui trahissait son souverain, quoiqu'il fût comblé
de ses bienfaits, devait pénétrer la nuit dans le palais du Roi,
l'enlever, ce qui eût été très facile, et le livrer aux Anglais.

M. Reinhard rendit compte des événements de Cassel à l'Empereur par
une notification en date du 26 avril envoyée par le comte de
Fürstenstein, et par une lettre du 29 au duc de Cadore. Voici ces
deux documents:


  BERCAGNY À REINHARD.

                                                        26 avril 1809.

  Le samedi, 22 avril, le gouvernement fut averti que plusieurs
  rassemblements de paysans se formaient sur les hauteurs de
  Napoléonshoehe, ainsi qu'à Homberg, et dans divers autres villages
  environnant Cassel. Le Roi envoya de suite quelques détachements de
  sa garde pour dissiper ces attroupements et faire rentrer les
  paysans dans le devoir, mais ceux-ci excités par quelques
  malveillants, parmi lesquels on distinguait le sieur Doernberg,
  colonel des chasseurs de la garde, qui s'était mis à leur tête, et
  quelques autres personnes moins marquantes, refusèrent obstinément
  d'obéir. On fut obligé de les y contraindre par la force; plusieurs
  des insurgés furent tués, et un grand nombre amenés prisonniers à
  Cassel. Le lundi 24, tout était entièrement disparu.

  Il paraît que cette insurrection, préparée depuis longtemps par des
  agents secrets de l'électeur, devait être générale; mais les mesures
  promptes et vigoureuses prises par le gouvernement l'ont arrêtée
  dans sa naissance. Les insurgés avaient peu de fusils, et n'étaient
  armés, pour la plupart, que d'instruments aratoires. On les avait
  entraînés par l'espoir du pillage et la menace d'incendier leurs
  maisons s'ils refusaient de marcher. On s'était efforcé de leur
  persuader que tout était disposé en Westphalie pour une révolution,
  et qu'ils allaient être appuyés par des armées prêtes à entrer dans
  le royaume; mais bientôt, revenus de leur égarement, ils se sont
  empressés de rentrer dans leurs foyers et de reprendre leurs
  travaux. Les rapports qui arrivent aujourd'hui des divers points où
  l'insurrection avait éclaté annoncent que la tranquillité est
  rétablie partout. Quelques-uns des principaux moteurs sont arrêtés;
  et il paraît que S. M. aura la consolation de n'avoir qu'un petit
  nombre de coupables à punir.

  Les habitants de Cassel, loin de prendre aucune part à ces
  désordres, ont saisi cette circonstance pour donner des preuves
  particulières de leur dévouement à leur souverain; et toutes les
  classes de citoyens ont sollicité la faveur de servir Sa Majesté, et
  d'être employés à maintenir la tranquillité dans la ville, et à la
  défendre si elle était attaquée.


Le soussigné, en adressant, d'après l'ordre du Roi, la présente
communication à Son Excellence M. Reinhard, envoyé extraordinaire et
ministre plénipotentiaire de France, saisit cette occasion pour lui
renouveler les assurances de sa haute considération.


  REINHARD À CADORE.

                                                Cassel, 29 avril 1809.

  Ce fut une estafette, envoyée par le roi de Wurtemberg à la reine
  déjà partie, qui apporta le bulletin de la bataille du 21
  (Landshut); une autre estafette envoyée par le roi de Wurtemberg à
  son ministre près cette cour, porta le bulletin de la bataille du 22
  (Eckmuhl), et un courrier de retour, du ministre de Bavière, apporta
  celui du 23, écrit sur le champ de bataille de Ratisbonne. Il serait
  impossible de peindre l'impression produite par des événements qui
  semblent éclipser jusqu'aux miracles d'Austerlitz et d'Iéna, et déjà
  j'apprends que ceux qui espéraient différemment disaient
  aujourd'hui: _Dieu le veut._

  Ni les nouvelles, Monseigneur, ni les troupes qui étaient déjà en
  nombre suffisant, n'ont été nécessaires pour dissiper les
  attroupements du 22 et du 23; mais ce sont nos victoires seules qui
  détruiront jusqu'à la pensée d'une révolte dans les esprits les plus
  mal intentionnés. C'est le feu du ciel qui est tombé ainsi sur tous
  les projets déloyaux et insensés.

  Un régiment hollandais venant d'Altona, et l'avant-garde de deux
  mille hommes venant de Mayence avec six canons, sont entrés hier à
  Cassel.

  J'ai annoncé à Votre Excellence l'arrestation de deux anciens
  serviteurs de l'Électeur dont les noms avaient été mis, par les
  meneurs des rebelles, au bas d'une proclamation. Ce sont MM. de
  Lenness et de Schmeerfeld, homme d'un âge déjà avancé. Il ne s'est
  point trouvé de preuves contre eux; mais comme anciennement suspects
  ils ont été conduits à Mayence où ils seront détenus en prison.
  Plusieurs officiers des cuirassiers ont été arrêtés ou destitués.
  C'est le seul régiment qui se soit mal conduit, et dans lequel il y
  ait eu des défections. Plusieurs autres arrestations ont eu lieu,
  celle d'un curé par exemple qui avait béni des drapeaux, celle de
  la femme d'un officier qui avait envoyé à son mari par la poste une
  écharpe pour le garantir en cas de danger. D'autres ont déjà été
  relâchés. Une centaine de paysans a péri. Cent cinquante environ ont
  été entassés dans les prisons de Cassel. Le comte et la comtesse de
  Boehlen de la Poméranie ci-devant suédoise, l'un chambellan, l'autre
  dame de la reine, ont reçu l'ordre de quitter Cassel dans les
  vingt-quatre heures et de rendre leurs décorations. Ce qu'on sait du
  motif, c'est que le Roi a reproché à M. de Boehlen de s'être promené
  au parc à huit heures du soir avec un inconnu, et d'avoir dit en le
  quittant: Je désire que ce plan réussisse.

  La dame à l'écharpe de garantie demeurait à Homberg, petite ville où
  il y a un chapitre protestant de dames nobles. L'abbesse était soeur
  de l'ex-ministre Stein. La soeur d'un ex-ministre de l'Électeur en
  était aussi. Cette petite ville était le foyer de l'insurrection.
  Les chanoinesses ont été arrêtées et conduites à Cassel.

  M. le comte de Furstenstein m'a adressé par ordre du Roi une note
  concernant cette insurrection. J'ai l'honneur, Monseigneur, de vous
  en transmettre ma copie, ainsi que celle de ma réponse.

  Je n'ai rien à ajouter pour le moment aux causes qui ont amené cet
  événement, et dont ma correspondance a rendu compte à Votre
  Excellence. Mais il faut sans doute vous entretenir des fortes et
  pénibles impressions qu'ils ont produites et des conséquences qui
  peuvent en résulter. Qu'un attentat qui paraît avoir eu pour objet
  la personne sacrée du Roi ait profondément affecté l'âme généreuse
  et confiante de ce jeune monarque; que les Français qui l'entourent
  après avoir craint pour lui et pour eux-mêmes, indignés, exaltés, se
  fassent un mérite exclusif de leur fidélité; que les défiances, les
  soupçons s'étendent au delà des bornes légitimes; que beaucoup
  d'Allemands consternés ne se croient pas assez protégés par le
  sentiment de leur innocence; que liés avec des coupables par des
  relations de famille ou de société, ils craignent de paraître
  coupables eux-mêmes; qu'il en résulte un état d'anxiété, voilà ce
  qui n'est que trop naturel.

  Mais quelles sont les maximes qu'adoptera désormais le gouvernement?
  Sera-ce la sévérité ou la clémence que la politique conseillera de
  faire prévaloir? Des passions subalternes et quelques intérêts
  particuliers ne s'empareront-ils pas de la circonstance pour amener
  des changements, soit dans les personnes, soit dans le mode de
  l'administration?

  M. Bercagny, dont la place en ce moment acquiert une grande
  importance, m'a parlé à ce sujet dans un sens qui me paraît
  extrêmement sage. Il m'a dit qu'il avait calmé lui-même des
  mouvements trop fougueux de quelques Français, et qu'il sentait
  toute l'importance qu'il y avait à ce qu'il ne s'établît point de
  scission ni de distinction entre les sujets ou les serviteurs de Sa
  Majesté sous le rapport de la nation à laquelle ils appartiennent.

  J'en étais là, Monseigneur, lorsqu'il m'a été annoncé de la part de
  Sa Majesté qu'Elle me recevrait en audience particulière pour lui
  remettre la lettre par laquelle Sa Majesté l'empereur des Français,
  roi d'Italie, lui annonce l'heureux accouchement de S. A. I. madame
  la vice-reine d'Italie, lettre que j'avais reçue avant-hier. Je
  reviens de cette audience. Le Roi m'a témoigné son étonnement de ce
  que le courrier qu'il avait envoyé au quartier-général impérial
  n'était pas encore revenu. Il m'a ensuite parlé des événements du
  jour; et je lui ai dit que toute la conduite qu'il a tenue dans ces
  circonstances pénibles, que surtout tous les actes qui portent
  l'empreinte de l'impulsion de son propre esprit et de son caractère,
  ont dû lui attirer l'amour et l'admiration, et c'est très
  certainement l'effet qu'ils ont produit sur moi. En effet sa
  résolution de monter à cheval et de se montrer du côté même où l'on
  avait vu paraître les rebelles au moment où dans leurs
  rassemblements on le disait déjà prisonnier; celle de ne point
  quitter sa résidence au moment terrible où rien ne semblait encore
  garantir la fidélité de ses gardes; son allocution aux officiers;
  les deux proclamations qu'il a dictées; les mots qu'il a dits et
  dont j'ai cité quelques-uns; tout cela est vraiment royal. Il est
  certain, m'a dit Sa Majesté, que sans la découverte de M. de
  Malmsbourg, je me trouvais surpris. Les rebelles devaient arriver
  dans la nuit, les conjurés entraient dans mon appartement sans
  obstacle et sans défiance; et croiriez-vous qu'il y avait une foule
  de gens qui savaient le complot, et qui ne se croyaient pas obligés
  de le révéler. Cependant, a ajouté Sa Majesté, l'Allemand par son
  caractère n'est pas traître.--C'est une manière de voir fausse et
  criminelle, ai-je répondu, par laquelle ceux dont parle Votre
  Majesté se sont fait illusion à eux-mêmes, et cependant oserais-je
  dire à Votre Majesté, à présent que le danger est passé, que les
  espérances coupables ne renaîtront plus, que le sentiment même qu'on
  peut supposer en avoir été la cause, une certaine ténacité
  d'attachement, tournera au profit de votre règne, et que plus le
  temps et les événements s'éloigneront du passé, plus la fidélité à
  Votre Personne et à Votre Dynastie deviendra inébranlable et
  assurée.

  On ne peut, Monseigneur, arrêter sa pensée sans frémir sur les
  malheurs qui seraient tombés sur ceux-là même qui, dans leur
  aveuglement, désiraient peut-être le succès de l'insurrection.
  Aujourd'hui en punissant les perfides d'action et les traîtres, il
  sera facile d'être généreux envers les coupables d'intention ou
  d'égarement. J'apprends que l'intention de Sa Majesté est de publier
  une amnistie générale pour tous les paysans. Les autres seront mis
  en jugement, et même à l'égard de ceux-ci, il paraît que l'intention
  du Roi est de faire prévaloir la clémence.

  Sa Majesté a fait la réponse la plus terrible et la plus sublime aux
  manifestes d'insurrection de l'Autriche, en se servant du courage
  et du dévouement de ces mêmes Allemands, qu'on voulait séduire, pour
  écraser les armées autrichiennes. Il y aura solidarité de destinée,
  et ce sera une glorieuse récompense de la fidélité des uns,
  lorsqu'elle obtiendra le pardon ou repentir des autres. J'ose avouer
  à Votre Excellence que lorsque j'ai vu le Roi déjà porté à
  pressentir que tel serait le système qu'adopterait son auguste
  frère, je me suis abandonné moi-même à ces beaux pressentiments.

  Sa Majesté m'a fait l'honneur de me parler de son voyage prochain à
  Hambourg. Je désirerais beaucoup, Monseigneur, de recevoir vos
  ordres pour savoir si de préférence je dois suivre le Roi ou rester
  à Cassel. Jusqu'à présent rien n'annonce que l'intention de Sa
  Majesté soit de se faire accompagner par les membres du corps
  diplomatique, et s'il m'est permis d'opter, je ne quitterai point
  cette résidence. Mais il peut arriver des cas où des instructions
  éventuelles seraient pour moi d'un grand prix pour diriger ma
  conduite.


Ainsi, le mois d'avril 1809 avait vu se produire, en Westphalie: la
ridicule équipée du capitaine de Katt à Stendal, et la conspiration
plus sérieuse du colonel de Doernberg. Le 28, commença la singulière
course du major de Schill, et bientôt après l'entreprise désespérée
du duc de Brunswick-Oels. Les affaires de Schill et du duc de
Brunswick sont rapportées longuement et très exactement dans le
quatrième volume des Mémoires du roi Jérôme. Nous n'en ferons pas
l'historique, nous nous bornerons à donner quelques lettres et
bulletins qui y ont trait:


  BULLETIN.

                                                   Cassel, 3 mai 1809.

  Le mariage du comte de Furstenstein avec Mlle de Hardenberg a été
  célébré dimanche dernier au palais. La société a été peu nombreuse,
  la corbeille riche et magnifique. Il y a eu souper et bal. Le lit
  nuptial a été dressé dans une pièce attenante à la salle du
  conseil.--M. de Gilsa, ancien grand-écuyer de l'électeur, père de
  treize enfants vivants, et n'ayant d'autre moyen d'existence que les
  appointements des places que son épouse et lui remplissent à la
  cour, a profité de cette circonstance pour demander au Roi la grâce
  de son gendre, le sieur de Buttlar, compris dans l'art. 1er du
  décret du 29. S. M. la lui a promis.--La soeur de Mme de Stein
  soutient son rôle d'héroïne. Elle ne sort point; elle provoque son
  supplice. Elle est du reste vieille, laide, contrefaite. Une soeur
  de Mme de Gilsa, dignitaire du même chapitre, a refusé la permission
  que le Roi avait donnée à son frère de la prendre chez lui.--Le Roi
  a fait plusieurs nominations d'officiers pour remplacer ceux qui ont
  été destitués ou arrêtés.--On a trouvé parmi les papiers Doernberg
  un paquet cacheté et portant l'inscription: _à ouvrir après ma
  mort_. On dit que ce paquet ne renferme que des lettres d'amour,
  dont quelques-unes de Mme de P. Cet homme, peu de jours avant sa
  défection, avait fait venir sa femme et ses trois enfants qui
  résident à Brunswick et qui se trouvent aujourd'hui dans la misère.
  Quatre mille francs que le roi lui avait donnés se sont trouvés
  intacts dans son secrétaire. Il paraît que ce n'est pas sans combats
  intérieurs qu'il s'est chargé du rôle de traître; il y a dans sa
  conduite présomptive délire et inconséquence.--Pendant la crise, la
  ville de Cassel paraissait plus calme qu'à l'ordinaire. Le peuple
  semblait apathique, mais il montrait une grande incrédulité sur nos
  victoires.--Quelques mauvais sujets avaient excité des mouvements
  dans une commune du département du Harz. Ils furent arrêtés, et le
  préfet manda au ministre de l'intérieur qu'il avait pris les mesures
  les plus efficaces pour empêcher que la contagion ne gagnât le
  département de la Werra. C'était dans ce dernier département
  qu'était le foyer de l'insurrection.--Le baron de Wendt, aumônier du
  Roi, envoyé dans les communes catholiques de la Hesse, qui en effet
  n'ont pas remué, dit à son retour qu'il les avait exhortés à ne
  point se mêler de ces affaires, à labourer leurs champs et à laisser
  faire les autres. Il n'y entendait pas malice.

  MM. de Malsbourg et de Coninx, conseillers d'État, allant l'un et
  l'autre dans ses terres, l'un vers Paderborn pour calmer les
  esprits, furent arrêtés tous les deux et coururent quelques dangers.
  Le second fut sauvé par une ancienne femme de chambre de sa femme,
  qu'il rencontra voyageant en compagnie avec un étudiant. Elle lui
  fit prendre le rôle et le costume de son amant, et ce fut sous son
  escorte qu'il revint à Cassel.


  BULLETIN.

                                                          15 mai 1809.

  Un membre du Conseil d'État disait dernièrement qu'il fallait
  chasser tous les Allemands de la Wesphalie.--Un chef du département
  des relations extérieures a proposé gravement au ministre de Saxe de
  troquer le royaume de Wesphalie.--M. de Wolfradt, ministre de
  l'intérieur, ayant obtenu par le canal de M. Bercagny un emploi pour
  un Allemand qu'il lui avait recommandé, lui exprima sa
  reconnaissance avec un tel élan de sensibilité qu'il alla jusqu'à
  lui baiser la main. Je suis d'autant plus touché de cette faveur,
  ajoute M. de Wolfradt, que c'est la première que vous ayez accordée
  à un Allemand. M. Bercagny, furieux, lui répondit: Monsieur, si tout
  autre qu'un ministre d'État m'avait fait un pareil compliment, je
  l'aurais jeté hors de la porte.--La commission spéciale a condamné
  à mort un maréchal-des-logis des cuirassiers convaincu d'avoir
  assisté à l'enlèvement d'une caisse par les paysans révoltés. Elle a
  condamné à la même peine un jeune homme de vingt-un ans, officier du
  même régiment. Il a été exécuté avant-hier. Il avait demandé de
  commander lui-même l'exercice pour son exécution. On eut le tort de
  le lui permettre; il mourut avec beaucoup de courage.--La
  gendarmerie avait ramassé quatre-vingt-treize conscrits qui avaient
  déserté après la publication du premier décret prononçant la peine
  de mort contre ce crime; à cause des circonstances actuelles, ils
  furent tous condamnés. Assemblés sur le lieu de l'exécution, on leur
  déclara que deux seulement seraient fusillés, et que le sort en
  déciderait. Cette clémence, tempérée par une sévérité nécessaire, a
  produit un très bon effet. Malheureusement, le sort se montra
  injuste, là où le Roi s'était montré si bon, il tomba au sort les
  deux plus doux, peut-être les plus innocents de la troupe.--M. de
  Buttlar, gendre de M. de Gilsa, a obtenu sa grâce. Il n'a perdu que
  son emploi, et a été conduit en France. Il sera détenu pendant deux
  ans.--Le Roi fait souvent passer la revue des troupes. Il se promène
  beaucoup à cheval et quelquefois à pied dans le beau parc de Cassel
  qui a été interdit au public pendant certaines heures de la journée
  et de la soirée.--On avait fait espérer à un des régiments de
  cuirassiers français qui traversaient la Wesphalie que le Roi le
  passerait en revue. Le régiment attendit pendant deux heures à la
  pluie à la porte de Cassel, et la revue n'eut pas lieu. Quelqu'un en
  parla à Sa Majesté:--J'étais, dit le Roi, embarrassé de décider à
  qui j'accorderais la droite. Si c'était aux cuirassiers,
  j'affligerais ma garde, et elle n'avait encore rien fait pour la
  mériter.


Nous allons faire connaître de quelles forces disposait le roi
Jérôme à cette époque critique:

Du 10e corps dont il avait le commandement et qui était composé: 1º
de trois mille cinq cents hommes en garnison sur l'Oder ou dans la
Poméranie; de quatre cents hommes (général Liebert) à Stettin; de
onze cents hommes (général Coudras) à Stralsund; de deux mille
hommes à Custrin; de la division westphalienne d'Albignac à la
poursuite de Schill; de la division hollandaise Gratien également en
marche sur Stralsund, et recevant des ordres tantôt de son
souverain, tantôt de Jérôme; de la division westphalienne de la
garde (deux mille cinq cents combattants), commandée par les
généraux du Coudras comte de Bernterode, Bongars pour les gardes du
corps, colonel comte de Langenswartz pour les grenadiers à pied,
major Fulgraff pour les chasseurs à pied, colonel Wolff pour les
chevau-légers, prince de Philipsthal pour les chasseurs
carabiniers, envoyés à Halberstadt. Quartier général à Cassel, chef
d'état-major général le général Rebwell. La division westphalienne
de la ligne avait ses trois régiments d'infanterie à Magdebourg, 1er,
5e, 6e; le régiment de cuirassiers à Halberstadt. La division
Gratien forte de deux brigades, d'un régiment de cuirassiers et de
trois compagnies d'artillerie, était à Stralsund où elle détruisit
les bandes de Schill. Enfin à Cassel et à Magdebourg se trouvaient
encore, sous le colonel Chabert, des détachements français et du
régiment Grand-Duché de Berg envoyé de Mayence lors des troubles,
environ trois mille hommes.

Tout cela composait bien un corps d'environ seize mille combattants,
mais la garnison de Magdebourg en immobilisait cinq mille, mais
l'empereur redemandait dans toutes ses lettres le renvoi du régiment
Grand-Duché de Berg, mais la division hollandaise ne devait pas
tarder à recevoir de son roi l'ordre de rentrer en Hollande à cause
du débarquement des Anglais aux bouches de l'Escaut, en sorte que,
par le fait, Jérôme ne pouvait mettre en ligne plus de huit à neuf
mille hommes, en y comprenant deux mille Saxons à Dresde sous les
ordres du colonel Thielmann.

Il y avait bien aussi à Dessau, sous le nom de Corps d'observation
de l'Elbe, deux divisions aux ordres du duc de Valmy, mais ce
dernier avait défense de disposer d'un homme sans l'ordre formel de
l'empereur, à moins que ce ne fût pour la défense de Mayence.

Cependant le duc de Brunswick-Oels, secondé par l'Autriche, était
parvenu à lever à ses frais, en Bohême, une légion qui, revêtant
l'uniforme noir, prit le nom de: _Armée de la Vengeance_, et le duc
dépossédé de Hesse leva également une autre légion de sept à huit
cents hommes portant l'uniforme vert.

Vers le milieu de mai 1809, ces deux légions, soutenues par quelques
troupes autrichiennes, s'établirent vers Neustadt, Gabel et Rümburg
sur la frontière de Bohême, menaçant la Saxe. À cette nouvelle,
notre allié, le roi de Saxe, se retira à Leipzig, au nord-ouest de
ses États, vers la Westphalie, demandant à Jérôme de marcher à son
secours, affirmant que la Prusse avait déclaré la guerre, que
l'avant-garde de Guillaume marchait sous les ordres de Blücher.
Napoléon, recevant cette nouvelle de son frère Jérôme, répondit que
les Prussiens n'étaient pour rien dans cette levée de boucliers, que
le 10e corps suffisait pour tenir tête à l'ennemi du côté de Dresde,
ville qu'il fallait occuper et garder. Il défendit au duc de Valmy
de déplacer ses divisions.

Sur les ordres de Jérôme, le colonel Thielmann, avec ses deux mille
Saxons, se porta de Dresde sur la frontière de la Lusace, livra
quelques combats au duc de Brunswick dans les montagnes, le chassa
de Zittau et de Rümburg. Mais voyant l'ennemi manoeuvrer pour gagner
les défilés de Leitmeritz et de Toeplitz et se porter sur Dresde par
la route de Dippoldiswalde, il se hâta de se replier sur la capitale
du royaume pour la défendre. En effet, un corps autrichien de six
mille hommes, commandé par le général Am-Ende, s'était rendu à
Leitmeritz pour appuyer le duc. Le 10 juin, les Autrichiens et les
bandes de Brunswick, ayant opéré leur jonction, marchèrent sur
Dresde. Le 11, ils y entrèrent. Thielmann, se voyant trop inférieur
en force pour lutter dans la ville, préféra tenir la campagne. Il
avait pris la résolution de se replier sur le 10e corps, lorsque
dans la nuit du 11 au 12 juin il crut pouvoir essayer de surprendre
les bivouacs du duc. Après un combat des plus vifs, la cavalerie
autrichienne de Am-Ende força les Saxons à se replier sur Leipzig
par Wilsdruf. Thielmann ne fut pas d'abord poursuivi, le général
autrichien ayant voulu recevoir du gouvernement de la Bohême
l'autorisation de se porter sur Leipzig. Le 19, cette autorisation
étant arrivée permit aux deux alliés de suivre Thielmann qu'ils
rencontrèrent près de la ville. La lutte ne fut pas longue, le
colonel saxon avait trop peu de monde, il passa l'Elster et se
replia par Lutzen sur la Saale. Le 22, il fut joint à Weissenfels
par les troupes du roi Jérôme. Ce dernier, ayant à Cassel le
régiment grand duc de Berg et sa garde (trois mille hommes), expédia
l'ordre à Albignac et à Gratien, l'un à Domitz, l'autre à Stralsund,
de le venir joindre à marches forcées à Sondershausen, en descendant
l'un par Magdebourg, l'autre par Brunswick. Lui-même avait
l'intention de se porter sur Sondershausen avec sa garde, et de là
sur Dresde. Mais les opérations contre Schill n'ayant pas permis à
ses deux généraux de se mettre en marche pour la Westphalie avant
les premiers jours de juin, le Roi modifia ses projets primitifs.
Cependant, en apprenant le 15 juin l'entrée à Dresde des
Autrichiens, il fit partir le 16 ses troupes, et le 18 il se mit
lui-même en marche après de nouveaux ordres envoyés à Albignac et à
Gratien.

L'empereur ne plaisantait pas pour ce qui avait trait aux affaires
de la guerre. Il écrivait à Eugène, le vice-roi d'Italie: «Mon fils,
la guerre est une chose sérieuse»; à Joseph, à Naples: «Les états de
situation de mes troupes sont les romans que je lis avec le plus de
plaisir». Aussi les négligences de Jérôme à cet égard lui
étaient-elles très sensibles. Le 16 juin 1809, il manda au prince de
Neufchatel:


  Mon cousin, écrivez au roi de Westphalie, commandant le 10e corps
  d'armée, que je n'ai aucune situation, que je ne reçois aucun
  rapport, que j'ignore où sont mes troupes, que depuis dix-sept jours
  que l'affaire de Schill s'est passée, je n'en ai pas encore reçu de
  rapport officiel; que si, comme commandant du 10e corps, il ne
  correspond pas fréquemment avec vous et ne vous rend pas compte de
  tout ce qui intéresse ce corps d'armée, je me verrai obligé d'y
  nommer un autre commandant.


Jérôme crut de sa dignité de mener avec lui à l'armée, non seulement
un grand nombre d'équipages, de gens de cour, chambellans et autres,
mais même les ministres plénipotentiaires étrangers accrédités
auprès de sa personne. Averti de cette circonstance par les lettres
de Reinhard, Napoléon, qui aimait à voir faire la guerre
sérieusement, comme il la faisait lui-même, trouva fort mauvaise
cette manière d'agir de son frère.

Cependant le 21 juin, les divisions Albignac et Gratien après des
marches rapides se joignirent aux autres troupes de Jérôme qui se
trouva ainsi à la tête d'une douzaine de mille hommes. Le 22,
Albignac rallia les Saxons sur la Saale à Weissenfels, et les
opérations commencèrent.

Nous donnerons plus loin quelques lettres de M. Reinhard relatives à
cette campagne de Saxe pendant laquelle il ne quitta pas le quartier
général du Roi, campagne qui mécontenta fort l'empereur; mais avant,
analysons rapidement les événements militaires.

Le 24 juin, Jérôme, ayant rallié les troupes du 10e corps et étant
arrivé de sa personne à Querfurt, passa la Saale et poussa l'ennemi
sur Leipzig qu'il évacua le lendemain. Le Roi entra le 26 à Leipzig,
pendant que le général d'Albignac continuait à pousser les
Autrichiens sur Dresde. Un petit engagement eut lieu à Waldheim, et
pendant la nuit le duc de Brunswick se séparant de Kienmayer avec
ses bandes fila sur Chemnitz au sud-est pour gagner Bayreuth et la
Westphalie, tandis que les landwehr de Kienmayer se ralliaient sur
Dresde, et que lui-même avec ses troupes régulières prenait la route
de Bayreuth. Le 29, tout le 10e corps étant concentré à Waldheim,
Jérôme marcha sur Dresde. Le 30, le colonel Thielmann commanda
l'avant-garde du 10e corps, et le général d'Albignac pénétra à
Dresde où le Roi fit son entrée le 1er juillet.

À Dresde, Jérôme apprit que ses États paraissaient peu tranquilles,
qu'une expédition anglaise semblait menacer les côtes de la
Hollande, et que le duc de Brunswick se dirigeait sur la Westphalie.
Ces nouvelles le déterminèrent à abandonner Dresde où l'empereur
voulait qu'il se maintînt. Le 4, il quitta cette ville, faisant
engager fortement le roi de Saxe à rentrer dans sa capitale.

Reinhard écrivit à Champagny, de Mersebourg et de Leipzig le 26
juin, et de Dresde le 1er juillet, les deux lettres suivantes:


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                             Mersebourg, 26 juin 1809.

  Le Roi est arrivé à Querfurt avant-hier matin à onze heures (24
  juin); hier, à dix heures du matin, il est arrivé à Mersebourg.

  La division du général Gratien, le régiment de Berg et une grande
  partie de la garde marchent avec Sa Majesté. La totalité de ces
  troupes est entre 6 et 7,000 hommes; celles du général d'Albignac,
  en y comprenant les Saxons, montent au même nombre dans lequel il y
  a 1,300 chevaux. L'artillerie des deux corps est de 52 pièces; celle
  des Hollandais surtout est très belle et parfaitement tenue. Le
  corps hollandais et environ 800 Français, répartis entre les deux
  divisions, sont ce que nous avons de mieux en officiers et en
  soldats. D'après des renseignements qu'on a lieu de croire exacts,
  les forces du duc d'Oels montent en tout à 9,080 hommes. Sa bande
  noire, qui s'appelle la _Légion de la Vengeance_, est une mauvaise
  troupe; quelques escadrons d'Uhlans, du régiment de Blankenstein,
  méritent un peu plus de considération. Le 23, le duc d'Oels fit un
  mouvement en avant, et les troupes saxonnes furent obligées de
  reculer jusqu'à Weissenfels. Ce mouvement avait pour objet de
  masquer la retraite. En effet, dès le 24, l'ennemi évacua Leipsig où
  nos troupes sont entrées hier au soir à deux heures. Ce matin toutes
  nos troupes se sont portées en avant: le Roi partira à onze heures.

  On a intercepté une lettre où l'archiduc Charles reproche au duc
  d'Oels les excès commis en Saxe par sa troupe, qui doit, dit-il,
  être entièrement soumise aux lois de la discipline autrichienne,
  aussi longtemps qu'elle aura besoin d'être soutenue par les
  Autrichiens. Déjà le duc d'Oels était subordonné au général
  autrichien Am-Ende, et c'est à celui-ci qu'il adressa la députation
  de Dresde qui était venue à sa rencontre.

  Le général Gratien a présenté hier au Roi les principaux officiers
  de sa division; Sa Majesté s'est entretenue pendant longtemps avec
  eux. Il règne une grande activité au quartier-général. Le général
  d'Albignac a été fidèle à l'ordre de ne rien hazarder. Depuis que
  les ennemis se retirent, quelques personnes pensent qu'il aurait pu
  se porter sur leur derrière: il valait encore mieux ne commettre
  aucune imprudence.

  La ville de Cassel est tranquille. Cependant, le général Eblé a pris
  occasion d'un mouvement qui a eu lieu à Carlshaven contre des
  gendarmes, pour écrire en deux mots au Roi: que jamais la Westphalie
  n'a été aussi près d'une insurrection générale. Une preuve des
  manoeuvres clandestines qui continuent à y avoir lieu, c'est qu'on a
  arrêté dernièrement une voiture chargée d'armes et de poudre à canon
  au moment de son passage par Homberg. Dans une lettre interceptée de
  l'électeur de Hesse, il est dit qu'on ne fera rien de bon aussi
  longtemps que cet entêté de roi de Prusse ne se déclarera point. Il
  est certain que les matières combustibles sont entassées partout;
  mais toutes les étincelles ne seront point propres à y mettre le
  feu.


                                               Leipzig, le 26 au soir.

  Le Roi est entré à Leipzig à deux heures du soir, à cheval et à la
  tête de ses troupes. Il ne reste plus de doute sur la retraite des
  ennemis et sur la difficulté qu'il y aura à les atteindre. Sa
  Majesté partira demain: le corps diplomatique ne le suivra pas
  immédiatement.

  Ce soir le Roi m'a fait entrer dans son cabinet: il m'a répété que
  depuis Sundershausen il n'avait pas eu le temps d'écrire à S. M.
  l'Empereur. Comme il a paru attacher quelque intérêt à ce que
  j'écrivisse, j'expédierai cette lettre par estafette jusqu'à
  Stuttgard.


                                          Dresde, ce 1er juillet 1809.

  Le Roi partit de Leipzig le 28 à onze heures du matin: la division
  hollandaise l'avait précédé la veille. Sa Majesté passa la nuit à
  Grimma. Le lendemain 29, le quartier-général devait être transporté
  à Waldheim, petite ville située dans un défilé. Le Roi était en
  arrière, et nos voitures l'avaient cette fois précédé, lorsqu'à une
  demi-lieue de Waldheim nous rencontrâmes le général d'Albignac qui
  ordonna aux bagages de rebrousser chemin. Les ennemis ayant fait un
  mouvement sur leur gauche s'étaient portés sur Chemnitz. Le
  quartier-général fut établi à Hartha, village en arrière de
  Waldheim. Hier à deux heures de l'après-midi, le Roi est arrivé à
  Nossen d'où il est parti ce matin à cinq heures. À dix heures, Sa
  Majesté a fait son entrée à Dresde à la tête de ses gardes et des
  cuirassiers saxons, au bruit des canons du rempart et des cloches de
  la ville. Elle s'est logée au palais de Brühl.

  Les ennemis avaient quitté Dresde avant-hier. Le général Kienmayer,
  arrivé depuis quelques jours, avait établi un camp. Ce camp a été
  levé hier et il n'est pas douteux que dès demain les ennemis seront
  rentrés dans les frontières de la Bohême. Nos hussards leur ont
  déjà enlevé quelques chariots. À la tête de la colonne qui s'est
  montrée à Chemnitz et qui avant-hier encore poussait des patrouilles
  d'uhlans jusqu'à Penig, où est le duc d'OEls. Il a peu de troupes
  réglées avec lui: sa bande noire qui s'est très mal comportée
  partout, et ce qui est à la solde de l'électeur de Hesse, paraît en
  composer la partie principale. Cependant, la retraite vers la Bohême
  de ce corps qui avant-hier encore se trouvait en quelque sorte sur
  nos derrières, ne paraît pas bien constatée. Du reste, il est peu
  probable qu'il risquera de prolonger son incursion. Quand le duc
  d'OEls qui n'est point, comme on l'avait dit, entièrement subordonné
  au général autrichien, mais qui est considéré comme une espèce
  d'allié, voudrait, en profitant de l'absence du roi, se jeter dans
  la Westphalie, ce serait probablement parce que ses alliés
  voudraient en être quittes; il serait abandonné par les troupes
  autrichiennes et il ne lui resterait qu'une bande moins dangereuse
  que celle de Schill. Ce nouveau libérateur de l'Allemagne, ivre de
  tabac et de bière et de quelques vivat de la populace de Leipzig,
  voulait enrôler sous ses drapeaux tous les étudiants de cette
  université. On lui a ri au nez. Par représailles il a levé une
  contribution de 6,000 thalers à Leipzig et de 5,000 à Dresde. Les
  Autrichiens se sont partout conduits avec beaucoup de ménagements.
  Leur retraite au reste, et même quelques bruits que nous avons
  trouvés ici circulant, semblent prouver qu'il s'est déjà passé
  quelque événement important sur le Danube, et c'est vers ce côté-là
  que nous ne cessons de tourner nos regards.

  Il y a eu le 28 un petit engagement entre les troupes du général
  d'Albignac et celles du duc d'OEls, en avant de Waldheim. Il paraît
  que c'était une affaire de reconnaissance et que le tout s'est
  réduit à quelques blessés de part et d'autre. Le général d'Albignac
  a repris le commandement de la cavalerie et c'est le colonel
  Thielmann, qui déjà avait remplacé le général Dyherrn dans le
  commandement des troupes saxonnes, qui commande aujourd'hui
  l'avant-garde. Le prince de Hesse a été commandant de la ville de
  Dresde. Sous les Autrichiens c'était le prince de Lobkowiz,
  commandant les milices de Bohême.

  Je vous ai déjà parlé, Monseigneur, d'un mouvement qui avait éclaté
  à Carlshaven: il a été dissipé par quelques gendarmes. Celui qui a
  eu lieu à Marbourg a été plus sérieux: quatre ou cinq cents paysans
  sont entrés dans la ville, mais ils en ont été promptement chassés
  par la garde départementale. Cet événement a donné lieu à
  l'arrestation d'un inconnu qui se nommait Ermerich, qui résidait à
  Marbourg depuis trois mois, et qu'on dit avoir été colonel en
  Angleterre. M. Lefebvre m'a envoyé et j'ai l'honneur de vous
  transmettre la copie d'une lettre qu'on a trouvée dans ses papiers.
  C'est un homme de soixante-quatre ans: il nie encore tout.

  Ces mouvements, Monseigneur, ont été sans doute la cause d'une
  certaine inquiétude que vous aurez pu remarquer dans la dernière
  conversation du roi dont j'ai eu l'honneur de rendre compte à Votre
  Excellence. Du reste, quelque vastes que puissent être les vues des
  meneurs, il est certain que les paysans n'ont pu être séduits que
  par des causes locales; c'est la contribution personnelle qui a
  occasionné le petit désordre de Carlshaven; ce sont les droits de
  consommation qui ont conduit les paysans à Marbourg et l'on me mande
  que ce sont eux-mêmes qui ont arrêté et livré l'inconnu dont je vous
  ai parlé. Ce qui doit rassurer entièrement, c'est que 1,500 hommes
  de l'armée de réserve se sont rendus à Marbourg du moment où une
  lettre du préfet de la Werra avait donné à Hanau connaissance de ce
  mouvement.

  Le roi avait expédié de Leipzig un de ses officiers d'ordonnance au
  roi de Saxe pour l'inviter à revenir dans ses États. Cet officier
  est revenu avant-hier. Je ne connais point directement le résultat
  de sa mission; mais le ministre de Saxe croit savoir que l'intention
  de sa Majesté n'est point de revenir aussi promptement que nous
  l'espérions. Le roi lui a encore hier écrit par un autre officier.

  J'apprends qu'on suppose réellement au duc d'OEls le projet de se
  porter en Westphalie. Le général Bongars a été détaché de Nossen
  avec deux régiments de cuirassiers et un bataillon français pour se
  mettre à sa poursuite.

  Le roi m'a dit que l'empereur présumait qu'il aurait pris position à
  Erfurt. Il m'a dit que dans quinze jours il comptait être à
  Hambourg. Au quartier-général et même dans les propos du comte de
  Furstenstein, il n'est question que d'aller en Bohême. À Cassel, on
  attend Sa Majesté dans cinq ou six jours en vertu de la promesse que
  Sa Majesté a donnée. Le roi a dit lui-même que depuis son absence,
  tout est en stagnation et en désordre.

  Le roi a voulu que les ministres étrangers l'accompagnassent,
  d'après le principe qu'il nous a exprimé hier qu'ils n'étaient
  attachés qu'à sa personne. Il n'en est pas moins vrai que de temps
  en temps nous nous sentons ici un peu déplacés et nous le serions
  bien davantage s'il s'agissait d'entrer en Bohème. Quant à moi je
  n'ai d'autre volonté que de connaître mon devoir et vos ordres.
  Jusque-là mon devoir est certainement de ne point m'éloigner du
  frère de l'empereur; et s'il s'agissait réellement de s'avancer en
  Bohême, le mot que le roi lui-même m'a dit sur la position à prendre
  à Erfurt suffirait peut-être pour me faire écouter. Un jour, nous
  avions été abandonnés au milieu des bagages. Nous fîmes au comte de
  Furstenstein des représentations concernant notre considération et
  notre sûreté: elles ont été écoutées et nos trois voitures suivront
  désormais immédiatement celle du roi.


Cependant l'expédition d'Am-Ende et du duc de Brunswick se
rattachait à une autre opération sur la Bavière et sur la Bohême. Le
général autrichien Radiwowitz avec 10,000 hommes, occupant Bayreuth
le 10 juillet, coupa la route de Ratisbonne au Danube, tandis
qu'Am-Ende entrait à Dresde.

L'empereur, à cette nouvelle, envoya le duc de Valmy à Strasbourg,
et le remplaça à la tête de son corps d'armée, qui devint _réserve
de l'armée d Allemagne_, par Junot, qu'il destina à opérer de
conserve avec le roi Jérôme.

Le duc d'Abrantès eut ordre de rétablir la route de Ratisbonne, puis
de pénétrer en Bohême avec son corps et le 10e. Arrivé le 27 juin à
la tête de ses troupes, il porta la division Rivaud sur Nuremberg,
dont elle chassa les Autrichiens et les força à se replier vers la
Bohême par Bayreuth et Hof.

Le même jour, 27 juin, Kienmayer avait pris le commandement des deux
corps autrichiens, Am-Ende et Radiwowitz, et les avait portés sur
Hof et sur Bayreuth.

Pendant ce temps, Junot poussa l'ennemi vers le nord par Nuremberg,
Jérôme le poussa vers le sud sur la même route, mais bientôt le duc
d'Abrantès se trouvant seul en présence des 25,000 hommes de
Kienmayer fut obligé de se replier sur Amberg. Le 10 juillet,
Jérôme, auquel Junot a donné pour lieu de réunion Hof afin d'agir de
concert, ne trouve plus les troupes du duc d'Abrantès, et seul à son
tour, devant les forces imposantes de l'adversaire, il opère sa
retraite par Schleiz sur Leipzig pour couvrir son royaume.

Jérôme était resté trop ou trop peu de temps à Dresde. En se mettant
immédiatement à la poursuite des Autrichiens d'Am-Ende, ne les
quittant pas, opérant sur le sud et Junot sur le nord, ils prenaient
peut-être l'ennemi entre deux feux. En se maintenant à Dresde, il
obéissait aux ordres de l'empereur, qui attachait avec raison à la
conservation de cette capitale une grande importance.

Nous allons continuer à donner quelques lettres écrites par Reinhard
pendant les premiers jours de cette campagne.


                                          Freyberg, ce 4 juillet 1809.

  Le roi est parti de Dresde ce matin à huit heures: il est arrivé ici
  à deux. Le colonel Thielmann s'est porté en avant de Pirna, le
  général Bongars doit se trouver en avant de notre côté, puisque le
  roi a appris hier que le duc d'OEls se retirait en grande hâte vers
  la Bohême. À notre arrivée à Freyberg on disait qu'il n'était qu'à
  cinq lieues de distance de Marienberg. On assurait à Dresde qu'il
  avait reçu trois courriers qui le rappelaient en Bohême. L'intention
  du roi ce matin était de passer ici la journée de demain.

  Le chef de l'état-major m'avait déjà dit qu'avant d'entrer dans ce
  pays ennemi, le roi attendrait les ordres de Sa Majesté Impériale.
  M. le comte de Furstenstein m'ayant dit ensuite que nous allions à
  Freyberg et de là probablement à Altenbourg, je lui ai témoigné mon
  extrême satisfaction de ce que cette marche coïncidait si bien avec
  les vues de l'empereur que je ne connaissais au reste que par le roi
  lui-même; que sans nous éloigner de l'ennemi nous nous approchions
  ainsi de la contrée où nous pourrions donner la main au corps du duc
  d'Abrantès, et même des frontières westphaliennes. M. de
  Furstenstein m'a répondu que Sa Majesté l'empereur ne paraissait pas
  supposer que le roi pût disposer d'une aussi grande force; qu'au
  reste Sa Majesté n'entrerait point en Bohême avant d'avoir connu les
  intentions de son auguste frère. J'ai saisi cette occasion pour
  assurer M. de Furstenstein que mon inclination autant que mon devoir
  me prescrivait de suivre le roi partout où il irait.

  À Dresde, le roi est allé à l'opéra le jour de son arrivée: le
  lendemain on a chanté un _Te Deum_ dans toutes les églises. Pendant
  ce temps il y a eu cercle à l'hôtel de Brühl et Sa Majesté s'est
  fait présenter les officiers civils et militaires du roi de Saxe.
  Hier elle a passé en revue les troupes qui se trouvaient à Dresde.
  Le ministre de Saxe en Westphalie a négocié pour le compte du roi un
  emprunt de 80,000 francs destinés à là solde des troupes. Il s'est
  rendu utile pendant la marche par les moyens d'informations qu'il a
  procurés.

  Je n'ai point encore entretenu Votre Excellence des inquiétudes du
  ministre de Hollande qui en effet ne paraissent point être sans
  fondement. De tous les ministres qui accompagnent le roi, M. de
  Huygens seul n'a point encore eu l'honneur de dîner avec Sa Majesté;
  mais ce qui l'a surtout affligé c'est qu'un certain article du
  journal de l'empire, où la Hollande est représentée comme la source
  de tous les bruits faux et malveillants contre la France, a été
  réimprimé par ordre du roi dans la gazette de Leipzig[118]. Le
  lendemain M. de Huygens prit occasion de l'autorisation qu'il avait
  reçue de suivre Sa Majesté pour se plaindre de la publication de cet
  article qui ferait une peine extrême à son maître. Quoi qu'il en
  soit, d'après les informations que j'ai pu obtenir, ce qui en ce
  moment s'est interposé entre les deux frères, c'est un peu d'humeur
  qui se dissipera, et il n'est guère probable que les choses iront
  jusqu'au rappel de M. de Huygens, comme celui-ci paraît le craindre.
  Quant au rappel de M. Munchhausen, il est certain que le roi de
  Hollande l'avait demandé: il l'a dit lui-même à ce ministre qu'il a
  toujours bien traité et qu'il traite bien même, à son départ. Ce ne
  fut qu'à la dernière audience qu'il lui demanda s'il ne devinait
  point le motif qui lui avait attiré ce que Sa Majesté avait cru
  devoir faire? M. de Munchhausen ayant répondu que cela lui était
  impossible, le roi ne s'en est point expliqué davantage.

         [Note 118: Une petite mésintelligence s'était élevée, à la
         suite de la course de Schill, entre Jérôme et Louis, le
         second ayant pris parti pour Gratien, le premier pour
         d'Albignac accusé, non sans raison, de lenteur et de mauvais
         vouloir par le général hollandais.]

  Le Conseil privé de Dresde avait envoyé un M. de Manteufel pour
  recommander le sort de la Saxe à l'empereur d'Autriche. Cette
  démarche, qui pouvait être excusable de la part d'un conseil
  municipal, ne l'est point de la part d'un conseil de ministres
  d'État. Aussi, à l'audience de dimanche, le roi en a-t-il hautement
  exprimé sa surprise et son indignation. Il a dit que si cela était
  arrivé dans un autre pays que la Saxe dont le souverain était connu
  par sa loyauté et son attachement à la cause commune, les suites
  pourraient en être très graves; mais que sûrement le roi de Saxe
  serait celui qui se montrerait le plus péniblement affecté de cette
  mission déplacée. À côté de l'ordre du jour de Sa Majesté
  westphalienne que j'ai transmis à Votre Excellence avec ma dernière
  expédition, était affichée partout une proclamation de Sa Majesté
  saxonne dont j'ai l'honneur de joindre ici la traduction quoique je
  doive supposer que M. de Bourgoing vous l'aura déjà envoyée[119]. Le
  roi a été plus content de sa réception à Dresde que de celle qu'on
  lui avait faite à Leipzig: cette dernière ville en sa qualité de
  ville de commerce a son esprit d'égoïsme, sa manufacture de fausses
  nouvelles, sa populace oisive et souffrante. À Dresde, d'ailleurs,
  la proclamation du roi de Westphalie avait déjà produit un bon
  effet. Depuis que la Prusse n'est plus comptée au nombre des
  puissances, les Saxons, peu flattés dans tous les temps de partager
  leur souverain avec les Polonais, affectent par une sorte
  d'opposition de se montrer attachés à l'Autriche; mais le génie de
  cette nation polie, spirituelle et énervée, diffère essentiellement
  de celui des Autrichiens; aussi n'ai-je nullement partagé
  l'inquiétude du roi sur la fidélité des troupes saxonnes. Un homme
  de lettres, Adam Muller, un des coryphées de cette école moderne qui
  fait dépendre le salut de l'Europe du rétablissement du
  catholicisme, connu d'ailleurs à Dresde et en Allemagne par un cours
  de lectures publiques où l'on trouve de l'esprit de néologisme et
  des paradoxes, avait servi de secrétaire au prince de Lobkowiz. Il a
  reçu l'ordre de quitter la Saxe et s'est rendu à Berlin.

         [Note 119: Deux pièces sans nulle importance.]

  M. le colonel Clary, chargé par le roi d'Espagne de porter à S. M.
  westphalienne l'ordre de la Toison d'or, a obtenu la permission
  d'accompagner, de suivre le roi dans cette campagne: il a suivi le
  quartier-général depuis Sondershausen. Le roi, de son côté, vient
  d'instituer une décoration de médailles d'or et d'argent pour
  récompenser, parmi les sous-officiers et les soldats de son armée,
  le mérite et les services militaires. Une pension de 100 fr. est
  attachée à la médaille d'or et une de 50 fr. à la médaille d'argent.
  Je n'ai pu prendre copie du décret d'institution qui aura déjà paru,
  vu qu'il paraîtra dans le _Moniteur westphalien_.


                                                         Ce 4 au soir.

  Le corps du duc d'OEls tient encore entre Schauberg et Zwickau. Avec
  les milices et les uhlans on le croit encore fort de 6 à 7,000
  hommes. Ce partisan a enlevé toutes les armes à feu qu'il a pu
  saisir dans cette contrée où la liberté de la chasse fait attacher
  du prix à de bons fusils. Le général Bongars est à Leipzig, ce qui
  probablement a fait dire ce matin à Dresde que le duc d'OEls était à
  Halle. Des avis de la frontière parlent du corps de l'électeur de
  Hesse comme devant venir se joindre à celui du duc d'OEls. Il parait
  que c'est le corps qui avait pénétré dans Bayreuth et que l'approche
  du général Rivaud, qui, le 28, était à Wurtzbourg, aura forcé de
  rentrer en Bohème. Le roi s'est informé des routes de la Bohême, de
  la Franconie et de la Thuringue: laquelle prendra-t-il?

  M. de Malsbourg, écuyer de S. M. envoyé à Francfort auprès du roi de
  Saxe depuis notre entrée à Dresde, et le retour de M. de Courbon
  nous fera connaître sans doute la résolution définitive de ce
  souverain. M. Bigot, officier d'ordonnance, est parti hier pour le
  quartier général impérial, où M. Guériot, parti de Leipzig dix-huit
  heures après l'expédition de mon estafette du 26, doit déjà être
  arrivé.


                                          Freyberg, ce 5 juillet 1809.

  J'ai reçu la lettre du 22 juin par laquelle Votre Excellence
  m'accuse réception de mes lettres nºs 51 et 52, et me transmet les
  ordres que Sa Majesté Impériale a daigné me faire réitérer dans
  cette occasion. Je m'efforcerai, Monseigneur, dans ma position
  actuelle, de les remplir de mon mieux, quelque indigne que je sois
  de rendre compte des opérations militaires. Heureusement le ministre
  de Saxe, remplissant les fonctions de chef d'espionnage, est assez
  au courant des mouvements dont on fait un grand mystère au
  quartier-général à nous autres profanes du corps diplomatique. Le
  ministre des affaires étrangères porte l'habit et prend quelquefois
  le langage d'officier d'ordonnance; il ne nous appartient plus et
  c'est presque de vive force que j'ai été obligé d'emporter
  avant-hier un moment de conversation avec lui. Le roi l'avait
  chargé en ma présence de me communiquer les bulletins; il ne l'a pas
  fait; le chef d'état-major m'avait promis la communication de ses
  rapports: je me suis lassé de les demander. Comme au reste ces
  informations parviendront à Sa Majesté Impériale par un autre canal
  et que Votre Excellence pourra lire les bulletins un peu plus tard
  dans le moniteur westphalien, il n'y a point d'inconvénients et je
  suis même très éloigné de me plaindre d'une situation qu'il était
  facile de prévoir et qui ne me rend responsable que de mes propres
  erreurs.

  C'est par le ministre de Saxe que j'ai appris que les troupes
  saxonnes détachées à la poursuite du général Kienmayer, qui s'était
  retiré au-delà de Peterswalde avec 3,000 hommes environ de troupes
  réglées, avait ordre de se rapprocher d'ici et que le général
  Bongars était à Leipzig. J'ai pensé que ce pourrait être pour aller
  à la rencontre du roi de Saxe; d'autres disent que c'est pour se
  procurer plusieurs objets qui manquent à ses cuirassiers; d'autres
  qu'une partie de sa cavalerie a eu ordre de se rendre à Cassel.
  J'apprends que le général Bongars aussi doit se rapprocher de nous.
  La position de Freyberg est plus centrale en effet; cependant
  _Dresde, où n'est restée aucune troupe, sera de nouveau livrée aux
  incursions ennemies_.

  Le roi, depuis qu'il est à l'armée, a donné tout son temps à ses
  occupations: il a fait presque toute la route à cheval. Le général
  Rewbell, chef de l'état-major, et le comte de Bernterode du Coudras,
  capitaine de ses gardes, sont habituellement auprès de lui; le comte
  de Furstenstein ne quitte point sa personne. Le général
  Klosterlerod, les colonels Chabert, de Lepel, Verdun, de Borstel, de
  Schlosheim, Zeweinstein, de Laville, Villemereuil, le prince de
  Salm, font le service du quartier-général. MM. de Soudressons, l'un
  maréchal de la cour, l'autre préfet du palais, M. de Marinville,
  secrétaire du cabinet, et deux pages composent le reste de sa suite.

  Aux membres du corps diplomatique, s'est joint depuis hier au soir
  le ministre de Prusse, qui, quoique à peine rétabli, s'est mis en
  route immédiatement après avoir reçu de Berlin l'ordre de suivre Sa
  Majesté.

  Il n'est plus douteux que le corps ennemi a été constamment plus
  faible que le nôtre et qu'en y comprenant la Landwehr il n'a jamais
  dépassé 10,000 hommes. Une mésintelligence constante a régné entre
  les Autrichiens et le corps du duc d'OEls.

  Le général Rewbell se plaint de la jalousie qui règne chez nous,
  entre les Saxons, les Hollandais et les Westphaliens. En Saxe, on
  prétend que les Autrichiens ont tenu une meilleure discipline que
  les nôtres sans exception. Cependant il n'y a point d'excès graves;
  les gardes par besoin ont, dit-on, enlevé ou échangé quelques
  chevaux. Le comte de Bernterode a fait couper la queue à un cheval
  qu'il se destinait. Le général Rewbell l'a fait rendre.

  Le général d'Albignac a beaucoup perdu de sa réputation. Le général
  Gratien avait offert son concours à Doemitz pour ne laisser échapper
  aucun ennemi: l'autre a voulu avoir seul la gloire et l'ennemi s'est
  échappé. Le ministre de Hollande m'a assuré que Gratien avait reçu à
  Rostock l'ordre de ne point attaquer Schill et de revenir, mais que
  c'était cet ordre en poche qu'il avait marché sur Stralsund. Les
  généraux hollandais se distinguent par leur tenue et leur maturité
  dans une position difficile. Le régiment de Berg (officiers et
  soldats) est mal discipliné. Rewbell se plaint du comte de
  Bernterode qui, dit-il, ne fait que des bévues. Le général Allix se
  plaint du général Rewbell pour avoir laissé son parc d'artillerie à
  Dresde sans aucune troupe pour le protéger. Comme notre marche est
  devenue un peu incertaine, les soldats commencent à penser qu'on n'a
  pas grande envie de se battre.

  Le général Royer a fait enlever de Marbourg le nommé Ermerich et les
  autres prisonniers, probablement pour les mettre à l'abri d'un coup
  de main de quelque bande insurgée. M. Siméon les a réclamés;
  j'apprends qu'ils vont être ramenés à Cassel.

  Pour donner à Votre Excellence une idée de l'esprit de cette ville,
  je ne saurais mieux faire que de transcrire quelques passages de la
  correspondance de M. Lefebvre.

  Le roi a visité ce matin les bâtiments où se fait la fonte ou
  l'amalgame du minerai. J'avais parlé à M. de Furstenstein de M.
  Werner comme d'un homme du mérite le plus distingué et comme du
  premier minéralogiste de l'Allemagne. Mais un chef des mines qui ne
  savait pas le français a conduit Sa Majesté, et le prince de Salm a
  servi d'interprète.

  Les généraux hollandais, le général d'Albignac et le colonel
  Thielmann se sont réunis ici aujourd'hui; on attend demain le
  général Bongars et un régiment hollandais venant de Magdebourg.

  Le roi nous a dit qu'il avait fait écrire au général Kienmayer pour
  lui demander si le duc d'OEls était à la solde de l'Autriche: que
  dans le cas contraire il ne pourrait le traiter que comme un
  aventurier.

  La gazette de Leyde, en imprimant l'article dont j'ai parlé dans mon
  numéro précédent, l'accompagne d'une réfutation. M. de Huygens vient
  de demander à M. de Furstenstein, comme le seul moyen de rendre
  justice et satisfaction à Sa Majesté hollandaise, que la réfutation
  aussi soit imprimée dans les gazettes qui sont sous l'influence du
  gouvernement westphalien. Ce ministre l'a promis.

  Depuis que je suis au quartier-général j'ai envoyé toute ma
  correspondance à Votre Excellence par estafette, mon nº 55, le 24
  juin, de Querfurt à Francfort; mon nº 56, le 26 à minuit, de Leipzig
  à Stuttgard. Un officier saxon, que le roi avait retenu et qui est
  parti de Dresde le 2 juillet au matin pour Francfort, s'est chargé,
  sous les auspices de M. de Furstenstein et sous l'enveloppe de
  ministre de Westphalie à Francfort, de mon nº 57. Je me propose
  d'envoyer la présente expédition par estafette, de Chemnitz, où nous
  allons demain matin, à Stuttgard: c'est un détour sans doute, mais
  je n'ose pas encore m'écarter de la route de Francfort, dans
  l'incertitude où je suis sur l'état des affaires en Franconie.

  _P.-S._                                                Ce 5 au soir.

  Un courrier du roi, revenant de Cassel, m'apporte à l'instant, de la
  part de M. Lefebvre, la dépêche que Votre Excellence m'a fait
  l'honneur de m'adresser le 26 du mois passé. Je me félicite,
  Monseigneur, d'avoir pressenti et prévenu les intentions de S. M.
  Impériale. Votre Excellence aura pu se convaincre que je n'ai jamais
  été incertain sur le parti que j'avais à prendre, quoique dans un
  temps où il n'était point question de s'éloigner des frontières de
  la Westphalie et où l'on assurait que l'on n'entrerait point en
  Saxe, j'ai cru devoir chercher quelque expédient pour ne rien
  préjuger sur les ordres de Sa Majesté l'empereur quels qu'ils
  puissent être.

  Je me suis empressé de communiquer à M. le comte de Furstenstein et
  les bulletins que M. Lefebvre avait déjà copiés pour les faire
  imprimer à Cassel, et le contenu de votre dépêche. J'ai dit à ce
  ministre que, quoiqu'il n'y soit question que du langage ostensible
  que j'avais à tenir, il en résultait cependant que déjà la marche du
  roi répondait parfaitement aux vues de Sa Majesté Impériale, et que
  la réponse confidentielle et positive que Sa Majesté allait recevoir
  pouvait en quelque sorte être prévue. M. de Furstenstein a paru
  incertain s'il convenait que le roi entrât personnellement en
  Bohême. Comme il s'agit aujourd'hui de trois corps, l'opération aura
  besoin d'être concertée: on ne courra plus le risque de s'aventurer,
  et si le roi entre en Bohême, il y paraîtra d'une manière glorieuse
  et digne de sa personne. C'est du reste à Chemnitz qu'il faudra
  prendre une résolution, et la lettre de Votre Excellence ne pouvait
  arriver plus à propos. Le courrier de M. Bourgoing, en remettant
  votre paquet à M. Lefebvre, a dit de vive voix qu'on disait à
  Francfort que le roi de Saxe en partirait mercredi 6, mais qu'il
  n'irait que jusqu'à Leipzig. J'ai informé M. de Furstenstein de ce
  oui-dire, mais je n'ai pu deviner ce que signifiait le sourire avec
  lequel il l'a reçu. Il signifiait à peu près qu'on n'était pas très
  content de Sa Majesté saxonne et qu'on ne croyait pas à son retour.

  Lorsque j'ai annoncé au ministre de Saxe que toutes les
  contributions levées par des bandes ou patrouilles autrichiennes
  seraient restituées aux dépens des pays héréditaires, il m'a demandé
  en riant si les dépenses occasionnées par la présence des troupes
  amies retomberaient aussi sur l'Autriche. Il a ajouté aussi qu'il
  espérait que je représenterais à Sa Majesté impériale mon maître
  combien cette marche était coûteuse pour la Saxe. Il m'a paru que
  cette observation lui avait déjà été faite de Francfort, et sa
  position en effet est délicate.


                                          Schleiz, ce 12 juillet 1809.

  À peine mes collègues et moi avions-nous fait partir un exprès de
  Werdau pour porter à Géra nos paquets, d'où ils ont été expédiés par
  une estafette à Francfort, que nous apprîmes par hasard, comme à
  l'ordinaire, que le roi allait partir, non pour Géra, mais pour
  Reichenbach. Ce départ fut annoncé le 10, à onze heures du matin; il
  eut lieu à midi. D'après tout ce que j'ai pu recueillir depuis, le
  motif de ce changement subit de détermination était qu'on avait
  appris vaguement que le duc d'Abrantès s'était retiré et même qu'il
  avait éprouvé un échec. Quoiqu'il se soit passé trois jours depuis
  que ce prétendu événement aurait eu lieu, tout ce qui me paraît
  constaté, c'est que le duc d'Abrantès ne s'avance point à notre
  rencontre, qu'il n'y a point eu de jonction, ni peut-être de
  communication directe entre les deux corps. Le roi au reste dit
  positivement que le duc d'Abrantès est sous ses ordres; il a même
  assuré avant-hier que c'était lui-même qui avait donné à ce général
  l'ordre de se retirer pour serrer d'autant plus sûrement l'ennemi
  entre les deux corps. Cette manière ingénieuse de justifier
  éventuellement la retraite du duc d'Abrantès est un trait de
  générosité, et c'est par la même impulsion que le roi a fait son
  mouvement en avant[120].

         [Note 120: Reinhard avait vu juste.]

  Lorsqu'on fut arrivé à Reichenbach, on afficha un ordre du jour qui
  défendit à toutes les voitures de suivre l'armée, à l'exception de
  celles du roi et de celles qui auraient une permission expresse du
  chef de l'état-major. Après une conversation avec M. le comte de
  Furstenstein dans laquelle ce ministre nous répéta que le roi
  verrait toujours avec plaisir que nous le suivissions, rien ne fut
  changé à l'égard de l'ordre donné pour les voitures du corps
  diplomatique, et le lendemain matin, 11 juillet à quatre heures, on
  se mit en marche pour Plauen. Dans la journée d'hier, les ennemis
  tenaient encore à Hof; il y eut même une affaire de reconnaissance
  avec un détachement du général d'Albignac, contre lequel les ennemis
  firent sortir de Hof trois escadrons et deux bataillons d'où l'on
  inféra qu'ils y étaient en force. Ce n'est qu'hier au soir ou dans
  la nuit passée qu'ils ont évacué cette ville. Cependant au moment de
  notre entrée à Plauen, un détachement de sept hussards noirs parut
  encore à OElsnitz à deux lieues de Plauen.

  Aujourd'hui, le roi a voulu partir de Plauen à trois heures du
  matin: il n'a pu en sortir qu'après quatre heures, à cause des
  bagages et des colonnes qui défilaient. À midi, son quartier-général
  s'est trouvé établi à Schleiz. Trois trains d'artillerie, tous les
  généraux, tous les corps, excepté les Saxons et le colonel
  Thielmann, sont réunis ici. Les Saxons mêmes, qui de Marienberg
  devaient se porter à Dresde, ont eu ordre de se rapprocher de nous.
  Le général Bongars nous avait joints à Reichenbach.

  Ce matin, la nouvelle était que le général Klenau avec 3,000 hommes
  était venu de Bohême joindre le général Kienmayer. Cette nouvelle
  par plusieurs raisons paraît apocryphe.

  Nous voici maintenant sur la grande route de Géra et de Hof, ainsi
  que sur la route de Iéna. Le roi reviendra-t-il à son premier projet
  dont il me parla à Werdau? Ou se portera-t-il de nouveau sur Hof?
  C'est ce que nous n'apprendrons peut-être que demain matin.

  Sa Majesté a reçu à Reichenbach les dépêches de Sa Majesté le roi de
  Saxe portées par un officier. Ce souverain n'a pas encore jugé à
  propos de quitter Francfort; et il est à peu près décidé maintenant
  qu'il n'y aura point d'entrevue. On dit que c'est le mouvement que
  les Autrichiens avaient fait sur Chemnitz qui l'a fait changer de
  résolution. Le roi qui avait constamment tenu S. M. saxonne au
  courant de sa marche et des points où l'entrevue pourrait avoir
  lieu, paraît avoir reçu cette nouvelle avec un certain déplaisir. Il
  a dit à l'officier que peut-être dans deux ou trois jours ses
  promenades en Saxe finiraient par l'ennuyer et qu'alors il
  retournerait à Cassel. Sa Majesté vient d'expédier pour sa capitale
  un courrier chargé, comme on croit, d'y annoncer son arrivée
  prochaine.

  Ce matin, avant de partir de Plauen, le roi m'a dit qu'il avait reçu
  des nouvelles de S. M. Impériale; que le passage du Danube avait eu
  lieu, et que déjà 3,000 Autrichiens avaient été faits prisonniers.
  Le capitaine Gueriot, étant parti du quartier-général impérial le 4,
  la veille du passage, a appris les nouvelles subséquentes en route
  par un officier wurtembergeois.

  Le ministre de Prusse, toujours malade et invité par nous tous à
  retourner, a pris à Reichenbach le parti de s'en aller à Géra. Le
  ministre de Saxe, tombé malade aussi, est resté à Plauen. Ce matin,
  le roi a chargé M. le comte de Furstenstein, en notre présence,
  d'annoncer à M. de Schoenbourg qu'il pouvait retourner à Cassel. Ce
  ministre ayant dit également au ministre de Hollande que rien
  n'empêchait les autres membres du corps diplomatique de partir
  aussi, je pense que notre retour pour notre résidence ordinaire ne
  sera plus guère différé.


                                              Weimar, 13 juillet 1809.

  Hier au soir les ministres de Bavière et de Hollande se rendirent au
  quartier du roi pour demander à M. de Furstenstein une explication
  positive sur les intentions de Sa Majesté concernant notre départ.
  Je n'avais pas voulu les accompagner, parce qu'il m'avait paru qu'il
  me convenait d'être le dernier à demander cette explication et que
  M. de Furstenstein jugerait peut-être convenable de me la donner de
  son propre mouvement.

  Mes collègues trouvèrent ce ministre accompagnant Sa Majesté dans
  une promenade au jardin, bien mal entretenu, du prince de
  Reuss-Schleiz. Il n'y avait qu'un jeu de quilles, le roi y joua avec
  gaîté. Dans ce moment arriva le major Sand, annonçant qu'il avait
  rencontré l'ennemi en avant de Plauen; que les tirailleurs l'avaient
  poursuivi, lui avaient tué six chevau-légers; qu'il estimait de
  10,000 hommes les deux colonnes qu'il avait vu descendre des
  hauteurs et qu'à neuf heures du matin l'ennemi était entré à Plauen.

  Le ministre de Wurtemberg vint m'annoncer cette nouvelle; je montai
  au château. Bientôt le général Rewbell vint au-devant de moi. «Que
  nous sommes heureux, dit-il, d'être sortis de ce mauvais trou de
  Plauen! Mes cheveux se dressèrent sur ma tête, lorsque je vis cette
  position détestable. Encore dans la marche de ce matin, l'ennemi
  avait diverses routes pour nous couper; par l'une, à moitié chemin
  entre Plauen et Schleiz, il tombait sur le milieu de notre colonne:
  il nous anéantissait par l'autre, à la jonction de la grande route;
  à notre route de traverse, il nous devançait ou nous empêchait de
  prendre position.» Cela est fort heureux sans doute, mais pourquoi
  les cheveux du chef de l'état-major ne se dressent-ils que lorsqu'on
  est déjà arrivé dans la position qu'il a dû reconnaître, indiquer et
  ordonner?

  Un instant après, le major Borstell nous annonça que l'ordre du roi
  était que toutes les voitures sortissent à l'instant de la ville
  pour être parquées à un quart de lieue de la ville, et que nous
  avions à nous dépêcher. Je répondis qu'avant tout j'avais besoin de
  consulter M. le comte de Furstenstein pour savoir si je devais me
  séparer de ma voiture; que ne croyant pas pouvoir la laisser en
  ville, je pourrais me trouver obligé d'en sortir aussi, et que
  jusque-là je priais que l'ordre ne me fût point appliqué.

  M. de Furstenstein parut. Nous l'entourâmes tous; mais je ne crus
  devoir parler que pour moi. Je dis à ce moment qu'attendu l'ordre
  concernant les voitures, j'étais prêt à envoyer la mienne à
  l'instant même à Cassel, sous la conduite d'un domestique éprouvé,
  _ainsi que tout ce qu'elle renfermait_, et à suivre Sa Majesté avec
  plaisir, par devoir et par dévouement; seulement que je devais dans
  ce cas prier Sa Majesté de me donner les moyens de l'accompagner
  (le roi avait promis de me prêter une de ses calèches). M. de
  Furstenstein alla sur le champ en parler au roi et revint
  immédiatement nous annoncer que, dans les circonstances actuelles,
  Sa Majesté trouvait bon que nous retournassions à Cassel. Je
  demandai en conséquence qu'il nous fût permis de prendre congé de Sa
  Majesté. Nous fûmes admis sans délai: il était dix heures:

  «Eh bien! Messieurs, dit le roi, vous voulez partir?--Votre Majesté,
  répondis-je, veut que nous partions.--Oui, dit le roi, vous
  m'embarrasseriez.» Il parla ensuite de la situation des choses: «Je
  m'attendais, nous dit-il, à être attaqué à deux heures (c'est ce que
  nous avait déjà dit le général d'Albignac). J'irai au devant d'eux,
  c'est-à-dire je chercherai à les attirer dans la position que j'ai
  choisie, où je réponds d'eux, et où je pourrai tenir pendant trois
  jours contre 20 et même 30,000 hommes. Il faut espérer que le duc
  d'Abrantès les suit: je ne sais ce qu'il fait; il s'endort, je crois
  (ce n'est qu'à Iéna que nous avons appris que le duc d'Abrantès
  était entré à Bayreuth le 6; il paraît certain qu'aucune
  communication directe et suivie n'existe entre le roi et ce
  général). S. M. nous parla ensuite de la position de Plauen et du
  bonheur de l'avoir quittée, à peu près dans les mêmes termes que le
  général Rewbell; Elle nous congédia en nous invitant à partir
  promptement. Le roi nous avait proposé de prendre la route de
  Saalfeld; je proposai celle de Neustadt, de Kahla et de Iéna. C'est
  cette dernière que nous avons prise. Nous sommes partis de Schleiz à
  minuit; nous sommes arrivés à Weymar ce soir à deux heures, sans le
  moindre accident et surtout sans la moindre inquiétude. En effet,
  comme on ne saurait douter que le passage du Danube n'ait eu lieu,
  les ennemis qui depuis plusieurs jours pouvaient en connaître le
  résultat devaient chercher, dans ce moment de confusion où je les
  suppose, à éloigner le corps du roi de leurs frontières; ils ne se
  porteront pas en avant de Plauen, mais longeant la Bohême et
  cherchant même à gagner Dresde, ils se tiendront sur la défensive.
  Le roi, de son côté, avant d'entreprendre quelque chose de décisif,
  attendra les nouvelles du Danube.

  Le ministre de Bavière nous a déjà quittés pour se rendre à
  Francfort. Les ministres de Wurtemberg et de Hollande sont ici avec
  moi. Ce dernier voyageait dans la voiture du ministre de Saxe, où il
  laissa tous ses effets. M. de Schoenbourg, avec la fièvre et sans
  chevaux, n'ayant pu quitter Plauen, nous sommes inquiets de ce qui
  lui sera arrivé.

  Je me propose d'attendre ici un ou deux jours; M. le colonel Clary
  aussi doit venir nous joindre: ensuite je continuerai ma route pour
  Cassel.

  C'est ainsi, Monseigneur, que s'est terminé pour nous ce voyage
  militaire où, je l'avoue, nous nous sentions tous, sans exception,
  un peu déplacés et où moi, personnellement, je crains d'autant plus
  de l'avoir été que je ne puis espérer d'avoir été capable de vous
  transmettre sur les événements de la campagne, et, à leur défaut,
  sur les mouvements des troupes, des notions dignes de fixer
  l'attention de Sa Majesté Impériale.


On comprend qu'en lisant les dépêches de Reinhard, l'empereur ait
trouvé assez mauvais la manière dont le jeune roi menait ses troupes
et exécutait ses ordres, aussi lui écrivit-il de Schoenbrunn, le 17
juillet à six heures du soir:


  Mon frère, le major-général m'a mis sous les yeux votre lettre du 7
  juillet. Je ne puis que vous répéter que les troupes que vous
  commandez doivent être toutes réunies à Dresde. Il n'y a à la guerre
  ni frère de l'empereur ni roi de Westphalie, mais un général qui
  commande un corps.

  Dans les 18,000 hommes dont vous faites le compte, vous ne comprenez
  pas la brigade La Roche, qui est d'un millier de dragons. Vous
  pouvez y joindre en outre le 22e de ligne.

  Pendant la durée de l'armistice, les Saxons peuvent se recruter de
  quelques milliers d'hommes et remonter leur cavalerie.

  Vous pouvez attirer à vous tous les Hollandais, de sorte que vous
  puissiez vous présenter à l'ouverture des hostilités avec 25,000
  hommes sur les frontières de la Bohême, ce qui obligera l'ennemi à
  vous opposer une pareille force, et, comme le théâtre de la guerre
  sera nécessairement porté de ce côté, nous serions bientôt en mesure
  de nous joindre par notre gauche ou par notre droite.


Jérôme, arrivé à Cassel le 19 juillet 1809, écrivit à Napoléon le
20:


  Sire, je reçois la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire de
  Schoenbrunn en date du 14. La retraite du duc d'Abrantès sur le
  Danube m'avait forcé de prendre position à Schleitz et de quitter
  l'offensive, l'ennemi étant dès lors très supérieur à moi. J'étais
  dans cette position lorsque j'appris la nouvelle des grandes
  victoires de Votre Majesté et le débarquement des Anglais. Je jugeai
  dès lors que je n'avais pas à craindre que le corps autrichien
  m'attaquât. Je n'étais pas assez fort pour le poursuivre en Bohême,
  ce qui me décida à me porter tout d'un coup sur la Baltique par deux
  marches de onze lieues chacune. J'arrivai le 17 à Erfurt; l'ennemi
  ne fit pas un seul pas pour me suivre et il ne le pouvait, d'après
  la défaite de l'armée autrichienne. Le 18, j'ai appris l'armistice;
  cela m'a fait persévérer dans ma marche sur le Hanovre, puisque je
  n'avais rien à craindre pour la Saxe pendant six semaines, et que
  dans les quinze jours réservés pour la dénonciation de l'armistice,
  j'avais le temps de me reporter du Hanovre sur les frontières de la
  Bohême. J'ignorais totalement que Votre Majesté pût tenir à ce que
  j'occupasse Dresde, et, craignant même qu'elle n'y désapprouvât mon
  séjour, je n'y étais resté que le temps nécessaire pour faire
  rafraîchir mes troupes. La division hollandaise, qui est réduite
  presque à rien (les quatre régiments d'infanterie n'ayant pas 900
  bayonnettes chacun et le régiment de cavalerie n'ayant que 280
  chevaux), est restée à Erfurt pendant que le général Gratien est
  occupé à régler l'armistice avec le général autrichien qui est à
  Plauen. Je compte faire rejoindre cette division à Hanovre, quand
  j'aurai la certitude que les Anglais débarquent en force, ce qui me
  paraît bien douteux d'après tous les événements.

  D'après les intentions de Votre Majesté, j'ai donné l'ordre au
  régiment de ligne français et aux chevau-légers polonais qui sont
  dans les forteresses de l'Oder de rejoindre mon armée à Hanovre;
  mais je ferai observer à Votre Majesté que ces villes vont se
  trouver presque sans garnison.

  J'augmente mes troupes tant que je puis; mais, je puis l'assurer à
  Votre Majesté (et elle peut s'en convaincre par les rapports de
  toutes les personnes qui connaissent la situation actuelle de la
  Westphalie), ce royaume ne peut aller encore quatre mois tel qu'il
  est, comme je l'ai déjà écrit à Votre Majesté que je ne trompe
  jamais. Depuis trois mois, la liste civile, les ministres et les
  fonctionnaires publics ne sont pas payés et n'ont reçu que de
  faibles à-comptes sur leurs traitements, et la solde des troupes
  sera suspendue dans deux mois si Votre Majesté ne change pas l'état
  du royaume. Cependant, il est impossible d'y mettre plus d'ordre et
  d'économie que je ne le fais. Aucun budget n'est atteint, mais les
  rentrées réelles sont bien loin des recettes présumées. Enfin la
  Westphalie ne peut se soutenir si elle continue à payer le restant
  de la contribution de guerre, ce qui fait sortir annuellement 7
  millions de numéraire de la circulation.

  La Westphalie ne peut exister sans la France; mais aussi la
  Westphalie peut être d'une très grande utilité au système politique
  de Votre Majesté.

  Je prie Votre Majesté de croire que tout ce que je lui dis là n'est
  que la stricte et exacte vérité.


Les explications données par le roi Jérôme à Napoléon ne
convainquirent nullement ce dernier et ne le firent pas changer
d'avis, car le 27 juillet 1809, M. de Champagny, alors auprès de
l'empereur à Vienne, écrivit à Reinhard la lettre suivante:


  Sa Majesté m'avait chargé de vous faire connaître combien Elle avait
  été affligée du résultat de l'expédition du 10e corps d'armée en
  Saxe et en Franconie. Elle me charge encore de vous écrire une
  seconde fois sur ce sujet. Si des fautes ont été commises, si le
  résultat n'a pas été, comme l'empereur l'avait espéré, d'enrichir la
  réputation militaire de son auguste frère, l'empereur pense que
  c'est moins le tort de Sa Majesté westphalienne, dont la jeunesse ne
  peut faire supposer une grande expérience, que celui des personnes à
  qui Elle avait accordé sa confiance. L'empereur veut donc que vous
  parliez à M. le comte de Furstenstein, à M. le général Rewbell et à
  M. le général d'Albignac, et que vous leur fassiez entendre que,
  s'ils ne veulent point être l'objet du mécontentement et de la
  sévérité de Sa Majesté, ils doivent s'attacher à ce que l'influence
  qu'ils exercent ait pour résultat d'amener dans la marche des
  affaires, soit militaires, soit civiles, le sérieux et la suite
  qu'elles exigent. L'abandon de la Saxe et de Dresde, le retour à
  Cassel lorsque l'objet de la campagne n'était pas rempli, le cortège
  du corps diplomatique avec une armée où l'empereur ne veut que des
  soldats, sont des choses que l'empereur désapprouve. Ce serait un
  malheur qui nous affligerait tous que l'empereur remît en d'autres
  mains le commandement de ce corps d'armée[121]. Que tous les amis du
  roi (et qui le connaît lui est sûrement attaché) se réunissent donc
  pour prévenir ce malheur et concourent à donner aux affaires et
  surtout aux opérations militaires une direction plus ferme. Vous
  savez quel prix l'empereur met à la gloire militaire, et tout ce qui
  pourrait porter la plus légère atteinte à celle des armes
  françaises, plus que toute autre chose affecterait vivement Sa
  Majesté.

         [Note 121: C'est précisément ce qui arriva quelques jours
         plus tard.]


Au mécontentement causé à l'empereur par la conduite un peu légère
de son frère, pendant la campagne de Saxe, vint bientôt se joindre
le mécontentement que lui firent éprouver la question financière en
Westphalie et le non acquittement des obligations de ce pays envers
la France. Et cependant!... Un État miné dès l'origine et ne
parvenant à se procurer des ressources pour son existence
journalière qu'à l'aide de subterfuges pouvait-il faire face à des
exigences pareilles à celles qu'imposait Napoléon? N'était-ce pas
demander des choses impossibles à ce pays?... Revenons un instant à
la question de finance.

Le 21 juillet M. Jollivet écrivait de Cassel:


  Le mal est empiré depuis que, par une dépêche du 4 avril dernier,
  j'ai eu l'honneur d'informer Votre Excellence de l'état financier de
  ce pays-ci et des dispositions peu courtoises du gouvernement
  westphalien relativement aux intérêts de Sa Majesté Impériale et à
  ceux de ses donataires.

  Par un ordre particulier du roi, la caisse d'amortissement a cessé
  ses paiements envers l'empereur.

  En conséquence, les bons de caisse délivrés en paiement de la dette
  reconnue par le traité de Berlin du 22 avril 1808, et montant à
  500,000 fr. par mois, n'ont point été acquittés pour les mois de mai
  et de juin derniers.

  Ceux du mois de juillet, dont le dernier est échu hier et que Son
  Excellence le ministre du trésor public à Paris vient d'adresser au
  sieur Brichard pour en faire le recouvrement, ne le seront pas
  davantage: on a été obligé de les protester.

  Il en sera de même du mois d'août et des suivants. En un mot, le
  gouvernement ne fait ni ne paraît vouloir faire aucune disposition
  pour sortir de cette léthargie.

  Dès le premier refus, je me suis empressé de réclamer auprès de Sa
  Majesté le roi de Westphalie. Le roi m'a répondu qu'il avait rendu
  compte à Sa Majesté l'empereur de l'impossibilité où il se trouvait
  de faire honneur à cette dette, que l'empereur, connaissant sa
  situation, avait trouvé bon cet ajournement et qu'il était inutile
  que j'insistasse là-dessus.

  De son côté, M. Malchus, directeur de la caisse d'amortissement,
  craignant d'être accusé d'avoir mal défendu sa caisse, a donné et
  fait agréer sa démission. On lui savait, de plus, très mauvais gré à
  la cour d'avoir concouru avec moi à la conclusion du traité de
  Berlin.

  Il est remplacé par M. de Malsbourg, auparavant directeur du trésor
  public, place dont celui-ci a cru devoir donner sa démission, parce
  que, n'y ayant habituellement de fonds que jusqu'à concurrence de la
  moitié ou du tiers des sommes nécessaires au service, il a trouvé
  moins affligeant de passer à la caisse d'amortissement où il n'y a
  plus maintenant à se défendre contre personne, et qui n'est
  aujourd'hui qu'une espèce de réservoir où puise le ministre des
  finances pour ajourner, s'il est possible, la catastrophe.

  Il faut qu'en ce moment la crise soit bien violente, puisque la
  liste civile, qui a le pas sur tous les autres services, est
  arriérée d'un mois et demi, et que le roi s'est trouvé obligé, dans
  l'expédition qu'il vient de faire en Saxe pour repousser les
  Autrichiens, d'emprunter 70,000 fr. d'un banquier saxon.

  Quinze jours ou trois semaines avant l'ouverture de cette campagne,
  le roi avait détaché M. le commandant Rewbell pour Bremen et
  Hambourg. On ignorait l'objet de cette mission qui a été tenu fort
  secret. Mais des lettres de commerce, venues de Hambourg à Cassel et
  Francfort, en ont fait connaître le but. Il s'agissait de proposer
  aux magistrats de ces deux villes de recevoir garnison française ou
  de s'en exempter à prix d'argent. Ces magistrats ont refusé, ne
  voulant obéir qu'à un ordre formel de S. M. l'empereur que M.
  Rewbell n'a pu leur montrer.

  Hier matin, Sa Majesté le roi de Westphalie a annoncé qu'il venait
  de recevoir l'ordre de Sa Majesté Impériale de former à Hanovre un
  camp de 15,000 hommes pour couvrir l'embouchure de l'Elbe et du
  Weser et d'envoyer des garnisons à Bremen et à Hambourg.

  Il est assez vraisemblable que, dans la pénurie extrême d'argent où
  l'on se trouve ici, M. Rewbell, s'il n'y a pas nécessité urgente d'y
  laisser des garnisons, s'empressera de renouer la négociation
  manquée il y a six semaines. C'est du moins l'opinion de l'un des
  ministres du roi de qui je tiens ces détails et qui m'a ajouté qu'on
  espérait en tirer 5 à 6 millions, soit à titre d'emprunt, soit tout
  autrement, attendu qu'il ne fallait plus compter sur l'emprunt de
  Hollande qui, en effet, a manqué totalement.

  Cette dernière circonstance avait déterminé le ministre des finances
  à proposer la suppression de plusieurs monastères de religieuses et
  la vente de leurs biens. Elle a été effectuée moyennant 2,200,000
  fr.; mais le banquier Jacobson, qui les a achetés, a retenu sur le
  prix une somme de 1,200,000 fr. en reste de 1,500,000 fr. qu'il
  avait prêtés au roi et qui ne figurent point dans ma dépêche du 4
  avril dernier, parce que cet emprunt avait été tenu fort secret et
  qu'il n'a percé qu'à l'occasion de la vente des monastères dont il
  s'agit.

  Ces monastères n'ont donc aidé le trésor royal westphalien que
  jusqu'à concurrence d'un million.

  Le ministre des finances vient encore d'en mettre d'autres en vente;
  mais personne ne se présente pour les acheter, et, s'il les vend, ce
  ne pourra être qu'à très vil prix.

  Tandis que les sources tarissent de toutes parts, le roi ne néglige
  point d'augmenter sa liste civile. Par décret du 1er juin dernier,
  Sa Majesté y a ajouté les biens de l'ordre teutonique, non sans
  opposition de plusieurs de ses ministres et de son Conseil d'État;
  mais il a fallu céder, parce que (a très bien observé le roi) ce
  n'est pas à l'État, mais au prince qu'il a été dans l'intention de
  Sa Majesté l'empereur de donner les biens de l'ordre teutonique
  supprimé par son décret du 24 avril précédent.

  On présume ici que le revenu des biens de l'ordre teutonique situés
  en Westphalie s'élève de 3 à 400,000 fr. par an.

  J'ai fait connaître à Votre Excellence l'espèce de guerre à mort
  qu'ont vouée aux domaines impériaux le ministre des finances
  westphaliennes et les divers agents sous ses ordres. Sa conduite, à
  cet égard, est un véritable dévergondage. Il n'y a pas jusqu'à des
  pots de vin, qui autrefois et très abusivement se prélevaient sur
  les fermiers lors du renouvellement des baux à loyer et des
  adjudications de dîmes, qu'il ne veuille aujourd'hui faire revivre
  au profit du trésor public westphalien, et cela sur les domaines
  impériaux, nonobstant le traité de Berlin qui les fait passer dans
  la main de Sa Majesté Impériale et dans celle des donataires qu'Elle
  a bien voulu en gratifier, francs et quittes de toutes dettes et
  charges.

  Ci-inclus la copie de la lettre du directeur impérial à Cassel, du
  20 de ce mois, qui rend compte à son supérieur de cette nouvelle
  prétention et des moyens dont le ministre des finances a usé envers
  les agents inférieurs pour la faire réussir.

  Je vais tâcher, s'il en est temps encore, de prévenir le mal qui
  peut en résulter. Mais j'ai peu d'espérance de détruire ou de
  modifier une influence qui s'accroît dans la même proportion que les
  besoins du chef de l'État; et je persiste à croire que le remède ne
  peut venir que de l'exercice de la toute-puissance de Sa Majesté
  Impériale.

  Cette opinion est fondée sur ce que les alentours du roi ont, depuis
  plus de six mois, tellement bercé Sa Majesté de l'idée que le
  royaume de Westphalie ne pouvait supporter une distraction d'un
  revenu de 7 millions en faveur des donataires de l'empereur, que le
  roi lui-même a fini par croire que la force des choses amènerait
  l'anéantissement de cette disposition du traité de Berlin, d'où
  résulte, comme si la chose était déjà arrivée, défaut absolu de
  protection, et, de la part du ministre des finances, malveillance
  entière aussitôt qu'il s'agit de l'intérêt de Sa Majesté l'empereur
  et de ses donataires.

  En conséquence, les domaines impériaux sont impitoyablement frappés
  de toutes sortes de réquisitions; les fermiers en réclament la
  déduction sur leurs fermages. Déjà quelques tribunaux l'ont
  prononcée ainsi.

  Le Sr Barrois, directeur général de ces domaines, qui a succédé au
  Sr Ginoux, craint la contagion de cet exemple et n'ose aller en
  avant. Pendant cette incertitude, le recouvrement est ralenti; le
  roi lui-même garde et ne veut pas rendre des domaines de Sa Majesté
  Impériale qui sont entrés dans des dotations; les donataires se
  plaignent de tous côtés de ne rien recevoir; le directeur général ne
  peut faire connaître à chacun d'eux leur vraie situation
  relativement au gouvernement westphalien, sans risquer d'en voir
  naître un éclat qui pourrait ne pas se trouver dans la politique de
  l'empereur.

  En un mot, les choses à cet égard prennent à bas bruit une tournure
  si grave que le Sr Barrois a résolu de se rendre demain à Hanau,
  près de Villemanzy, ou pour faire accepter sa démission, ou pour en
  obtenir un plan quelconque de conduite qui le mette à l'abri de tout
  reproche de négligence.

  Tels sont, Monseigneur, les renseignements qu'il me fallait ajouter
  à ceux contenus dans ma dépêche du 4 avril dernier, afin que Votre
  Excellence se trouve en mesure, si elle le juge nécessaire, de les
  mettre sous les yeux de Sa Majesté Impériale.

  _P. S._ J'oubliais de dire ici que la liste civile recevait en ce
  moment un nouvel accroissement par le sequestre des domaines du
  prince de Kaunitz-Rittberg, de Vienne, situés au comté de Rittberg
  enclavé dans le royaume de Westphalie. Le revenu n'en est point
  encore connu.

  J'apprends à l'instant: 1º que les monastères achetés par le
  banquier Jacobson lui ont été vendus comme produisant un revenu de
  28,000 thalers faisant 108,780 fr., et que dans la quinzaine il les
  a loués 34,000 thalers faisant 132,090 fr.;

  2º Que ce bon marché le détermine à se mettre sur les rangs pour
  acheter les autres biens qui sont à vendre.


Après la réception des dépêches du duc de Cadore relatives à la
campagne de Saxe et au mécontentement de l'empereur, M. Reinhard,
assez embarrassé pour jouer le rôle délicat qui lui était imposé,
eut plusieurs conversations avec les personnes faisant l'objet des
lettres de Champagny et répondit au ministre des relations
extérieures de France les deux lettres suivantes, datées de Cassel
les 4 et 8 août 1809:


  La dépêche chiffrée par laquelle Sa Majesté daigne me faire
  connaître, pour mon instruction seule, le jugement qu'Elle a porté
  de l'expédition de Sa Majesté westphalienne en Saxe et m'ordonne de
  nouveau de l'instruire de tout ce qui est propre à faire apprécier
  le gouvernement de la Westphalie auquel Elle prend un si vif
  intérêt, me laisse dans la ligne qui m'avait été tracée jusqu'à ce
  moment par les instructions de Votre Excellence.

  La seconde dépêche, qui me charge de faire connaître directement à
  M. le comte de Furstenstein et à MM. les généraux Rewbell et
  d'Albignac le mécontentement de Sa Majesté, me fait sortir de cette
  ligne: elle m'impose de nouveaux devoirs et une responsabilité
  nouvelle.

  Dès hier et avant-hier je me suis acquitté des ordres qui m'ont été
  donnés auprès de M. le comte de Furstenstein et de M. le général
  d'Albignac. Le général Rewbell est absent. Dès hier et avant-hier je
  me suis occupé des éléments d'un nouveau rapport à soumettre à Votre
  Excellence sur l'état actuel de la Westphalie. Mais plus la
  circonstance me paraît grave et importante, et plus, Monseigneur, je
  sens le besoin de me recueillir afin que le rapport que j'ai à faire
  soit digne d'être mis sous les yeux de Sa Majesté impériale, non
  seulement par sa scrupuleuse fidélité, mais encore par l'exactitude
  de ses aperçus. Les reproches que Sa Majesté impériale adresse aux
  personnes désignées ne sont que trop fondés; mais si l'on peut
  espérer qu'ils produiront sur leur conduite personnelle un effet
  salutaire, il n'en résulterait peut-être pas encore une amélioration
  très sensible dans la marche des affaires générales, puisque
  l'influence de ces personnes sur le Roi n'est qu'indirecte,
  partielle et intermittente. Comme il s'agit avant tout d'épargner un
  chagrin pénible au roi, chagrin qui affligerait profondément et ses
  serviteurs (et, comme le dit avec vérité Votre Excellence, tous ceux
  qui le connaissent lui sont attachés), je n'ai point hésité, et
  d'après votre lettre même, et de l'aveu de M. le comte de
  Furstenstein, à en entretenir M. Siméon et M. le général Eblé.

  Toutes ces conversations, Monseigneur, n'ont encore amené aucun
  résultat de détermination: elles n'en amèneront peut-être aucun de
  fait, puisqu'en dernière analyse, tout dépend de la volonté du Roi
  qui est forte et absolue, sans être ferme et constante.

  Dans cet état de choses, quelques jours encore me paraissent
  nécessaires pour laisser fermenter et éclaircir les sensations et
  les idées; et ce sera dans le courant de la semaine prochaine que
  j'aurai l'honneur d'adresser à Votre Excellence une expédition où,
  je l'espère, Votre Excellence trouvera au moins de mon côté la
  preuve de l'absolu dévouement avec lequel j'ai à cour de servir Sa
  Majesté l'Empereur, mon bienfaiteur et mon maître.


                                                       Le 8 août 1809.

  J'ai à vous rendre compte des conversations que j'ai eues d'après
  les ordres de Sa Majesté impériale avec M. le général d'Albignac et
  M. le comte de Furstenstein. Le premier allait partir pour son
  expédition, lorsque j'ai saisi une occasion qui se présentait à
  propos pour le faire prier de passer chez moi. Après lui avoir parlé
  en termes généraux de la commission dont j'étais chargé, je lui ai
  montré la lettre de Votre Excellence. M. d'Albignac en a été
  profondément affligé. «Je ne me mêlerai point, a-t-il dit, de ce qui
  regarde les autres personnes qui ont aussi encouru le mécontentement
  de Sa Majesté impériale. Pour moi, je dirai que je ne suis que
  soldat et que je ne sais qu'obéir. D'ailleurs, comment ai-je pu
  devenir l'objet des reproches de Sa Majesté l'Empereur, moi qui
  pendant toute la campagne n'ai vu le roi que trois ou quatre fois et
  pendant autant de quarts d'heure?--Vous avez, ai-je répondu, été
  chargé de l'expédition contre Schill, votre nom a paru souvent et
  pendant que vous commandiez l'avant-garde, il a paru souvent seul
  dans les bulletins de l'expédition en Saxe. Sa Majesté impériale a
  dû penser, en conséquence, que vos conseils avaient influé sur la
  conduite des affaires.--Des conseils, a dit M. d'Albignac, le roi
  n'en reçoit de personne, c'est l'homme le plus absolu que je
  connaisse.--Et cependant, ai-je repris, comment se fait-il qu'il y
  ait eu tant d'ordres et de contre-ordres dont vous vous plaigniez
  vous-même? D'où vient ce système vacillant dont Sa Majesté impériale
  se plaint avec tant de raison?» M. d'Albignac a gardé le silence.
  «Le roi, ai-je dit, a le coup d'oeil vif, prompt et juste; il le
  sait, peut-être s'y fie-t-il trop, et de là ce qu'il y a de prompt
  et d'absolu dans ses volontés. Peut-être ses idées manquent-elles
  quelquefois de liaison. L'objet n'a pas été considéré sur toutes ses
  faces; la justesse de son esprit le lui fait apercevoir, et de là
  cette versatilité. Avec un esprit comme le sien il y a de la
  ressource, et cette versatilité même donne les moyens d'influer sur
  ses déterminations.--Oui, quand on y est, ou qu'il n'est pas trop
  tard; mais, a-t-il ajouté avec le mouvement d'un homme pénétré,
  comment me justifier, lorsque je ne le pourrais qu'en accusant le
  Roi? Encore une fois je ne suis que soldat et je ne fais
  qu'obéir.--Cela ne vous sauvera pas; encore une fois, le roi est
  jeune et vous avez sa confiance.--Le roi a déclaré qu'il ne
  reconnaîtrait aucune supériorité: d'ailleurs comment pourrais-je
  m'en arroger, moi dont l'avancement trop rapide pour mon mérite ne
  me donne aucun droit de prétendre à aucune supériorité ni
  d'expérience ni de lumières?--Oui vous étiez tous dans ce cas, et le
  sentant vous-même et pouvant prévoir la responsabilité qui pèserait
  sur vous, pourquoi n'avez-vous pas engagé Sa Majesté à emmener le
  général Eblé?--Je l'ai désiré, demandez au général Eblé ce que je
  lui ai dit à ce sujet avant de partir? Que me reste-t-il à présent,
  qu'à me faire tuer ou à rentrer dans l'armée de l'empereur comme
  simple lieutenant de cavalerie.--Mais pensez donc au roi, vous lui
  êtes attaché: nous avons à craindre tous un coup sensible qui
  pourrait le frapper.--Monsieur, m'a dit le général d'Albignac, j'en
  suis au désespoir, mais je vous le répète, je n'ai point
  d'influence; aucun de nous n'en a et n'en aura.»--Il s'est levé en
  me serrant la main et les larmes aux yeux pour aller se mettre à la
  tête de son détachement.

  Le général d'Albignac, Monseigneur, a la réputation d'un homme franc
  et d'un honnête homme. Il s'est souvent prononcé contre des abus et
  surtout contre l'excès des dépenses, lors même qu'elles concernaient
  son propre département. Il brûlait d'ambition de se faire une
  réputation militaire et il est profondément affecté de l'avoir
  manqué, autant que je puis me permettre de juger. Je crains que
  malgré l'esprit qu'il a, ses moyens ne répondent pas à ses désirs.
  Son caractère, d'ailleurs, est d'une véhémence qui souvent avoisine
  la brutalité, et lorsque dans sa dernière campagne contre Schill il
  s'est trouvé aux prises avec le flegme allemand, ou avec les
  formalités des employés civils, son emportement quelquefois n'a plus
  connu de bornes: de là des plaintes et des reproches réciproques; et
  tandis que le général d'Albignac ne voyait dans les autorités
  civiles que des partisans de l'ennemi et des traîtres, celles-ci
  trouvaient en lui un despote dont le pays avait à souffrir plus que
  de l'ennemi. La jalousie de métier l'avait brouillé avec le général
  Gratien: il s'en est corrigé, et pendant la campagne de Saxe, je
  lui ai entendu faire l'éloge de l'expédition de Stralsund; mais une
  forte animosité a éclaté entre lui et le général Rewbell. On s'est
  querellé même en présence du roi, voilà du moins un choc d'où
  pouvait jaillir la lumière, et il semble que le roi qui l'a souffert
  souffrirait aussi des conseils.

  Je dis à M. de Furstenstein que j'avais reçu deux dépêches de Votre
  Excellence: que dans la première S. M. I. me faisait connaître pour
  mon instruction seule qu'elle n'approuvait pas la manière dont avait
  été conduite l'expédition en Saxe; que j'aurais renfermé
  scrupuleusement en moi-même cette communication, si par la seconde
  dépêche je n'avais point été chargé d'une commission pénible: que Sa
  Majesté pensait que si des fautes avaient été commises, il fallait
  moins les attribuer au roi qu'aux personnes auxquelles il accordait
  sa confiance. «Cela, me dit M. de Furstenstein en m'interrompant, ne
  peut me concerner en aucune manière: je suis tout à fait étranger
  aux affaires militaires.»--«Je demande pardon à Votre Excellence,
  les vues de Sa Majesté s'étendent plus loin, et les personnes à qui
  je suis chargé de parler sont les généraux d'Albignac et Rewbell, et
  M. le comte de Furstenstein.»--«Pour les affaires civiles je ne m'en
  mêle pas plus que des affaires militaires, et je me tiens exactement
  renfermé dans mes fonctions. D'ailleurs, le roi ne souffre pas qu'on
  lui donne des conseils et il chasserait celui qui l'oserait. Je suis
  attaché à Sa Majesté, je cherche à la servir fidèlement, mais je
  n'ai aucune influence.»--«Sa Majesté suppose avec raison de
  l'influence à celui qui est constamment auprès de la personne du roi
  et qui vit dans une certaine intimité avec Sa Majesté. L'influence,
  d'ailleurs, consiste ou à donner des conseils ou à empêcher l'effet
  de ceux qui ne seraient pas bons, à provoquer certaines mesures ou à
  s'y opposer.»--«Mais comment peut-on croire que je donne des
  conseils perfides, moi qui donnerais ma vie pour le roi?»--«J'ose
  dire que personne ne le croit; mais (voyant que je n'avançais point)
  je dois vous demander, monsieur le Comte, la permission de vous
  montrer, comme j'y suis autorisé, la lettre de M. de Champagny.»

  La lecture de cette lettre fit une forte impression sur M. de
  Furstenstein. «Si j'ai eu le malheur, dit-il, de déplaire à Sa
  Majesté impériale, il ne me reste qu'à donner ma démission.»--«Non:
  il ne suffirait pas de ne s'occuper ici que de soi-même puisqu'il
  s'agit de nous réunir tous pour épargner un chagrin au roi, et je
  prie Votre Excellence de me seconder comme je la seconderai autant
  que cela est en moi.»--«Monsieur Reinhard, ce que vous savez depuis
  hier, le roi le sait depuis trois jours; je savais aussi que Sa
  Majesté impériale est mécontente de moi, et depuis deux jours j'en
  suis malade, mais comment faire? Le roi écrira à l'empereur: il le
  priera de lui dire ce qu'il veut qu'il fasse, et il fera tout ce que
  Sa Majesté impériale voudra.»--«Cela est très bien: l'empereur est
  le frère aîné ou, pour me servir d'une expression de Sa Majesté
  elle-même, le père du roi. L'empereur est celui auquel personne au
  monde ne peut se comparer, enfin il est le maître. Mais dès ce
  moment il existe ici deux hommes qui appartiennent au roi et qui
  appartiennent aussi à l'empereur: c'est M. Siméon et M. le général
  Eblé. Pourquoi ne se concerterait-on pas avec eux dans une
  circonstance aussi importante?» M. de Furstenstein n'est point entré
  dans cette idée: du moins il ne lui a pas donné de suite et il m'a
  paru que c'était parce que, comme MM. Siméon et Eblé eux-mêmes, il
  n'en attendait pas beaucoup de succès. «Pourquoi, continuai-je, le
  roi n'a-t-il pas emmené pour l'expédition de Saxe le général
  Eblé?»--«Le général Eblé était trop nécessaire ici. D'ailleurs, si
  le roi n'a été entouré que de jeunes officiers, ce n'est pas sa
  faute, il avait demandé des officiers de mérite à Sa Majesté
  impériale[122]. On a, m'a dit ensuite M. de Furstenstein, fait
  beaucoup de faux rapports à l'empereur. «Par exemple?»--M. de
  Furstenstein après un moment d'hésitation: «Par exemple on a mandé
  que le roi avait écrit une lettre inconvenante au général Kienmayer
  (mais vous n'y étiez plus alors), tandis que le roi n'a point écrit,
  mais qu'il a seulement envoyé un officier avec un message verbal;
  (après un moment d'hésitation encore) on a aussi mandé que le roi
  amenait avec lui six voitures attelées de six ou huit
  chevaux.»--«Moi je n'ai parlé que des voitures du corps
  diplomatique, et j'ai dit que nous en avions trois.»--«Le roi,
  Monseigneur, n'avait que deux calèches, l'une pour lui et l'autre
  pour ses valets de chambre. Les fourgons appartenant à la bouche,
  etc. pouvaient être au nombre de quatre, mais indépendamment de
  cela, le train était hors de proportion avec le corps d'armée. En
  Saxe, il fallait 1,800 chevaux de réquisition: celle qui parvint à
  Gotha, pendant que nous y étions, était encore de 1,300. Les
  Hollandais surtout avaient un train énorme.»

         [Note 122: Cela était vrai.]

  Ma conversation avec M. de Furstenstein s'est prolongée pendant près
  d'une heure. Sans égard pour les chevaux attelés, je me sentais
  pressé d'obtenir quelque chose, et qui nous aurait vus aurait dit
  que c'était moi qui recevais les reproches. Le ton de M. de
  Furstenstein devenait quelquefois confidentiel, mais sans abandon,
  et surtout il n'est entré dans aucun détail d'explication ni de
  justification. Le général d'Albignac avait été surpris à
  l'improviste: il n'avait pris conseil que de ses sentiments. M. de
  Furstenstein s'était préparé: il avait pris conseil d'autrui.


Suit dans la lettre de Reinhard le portrait du comte de Furstenstein
inséré au liv. XIII (4e volume) des Mémoires de Jérôme.


  Pour ce qui concerne le général Rewbell, Monseigneur, je ne l'ai
  guère vu qu'à la cour, et, pendant la campagne de Saxe, on disait
  ici généralement qu'il s'était distingué en Silésie. Pendant tout
  l'hiver dernier il avait été écarté, lorsque le comte de Bernterode
  avait la faveur: quand elle lui est revenue, il n'a montré que de la
  morgue et de la fatuité. Il faut voir les hommes en position pour
  les juger.

  Je venais, Monseigneur, d'achever ce paragraphe, lorsqu'on est venu
  me dire, encore sous grand secret, que le général Rewbell avait
  écrit au roi pour demander une indemnité pour sa troupe, à laquelle
  il avait promis, lui Rewbell, le pillage de la ville de Brunswick.
  La ville de Brunswick, Monseigneur, où se tient en ce moment une
  foire célèbre depuis plusieurs siècles et qu'un usage sacré met plus
  éminemment en ce moment sous la protection du droit des gens, la
  ville de Brunswick, seconde ville du royaume, seconde résidence du
  roi, s'était conduite avec une sagesse admirable pendant les
  derniers événements. Dans une population de 30,000 hommes, aucun
  habitant n'avait manqué à son devoir; la populace même n'avait pas
  commis le moindre désordre. Le duc d'OEls avait respecté les lieux
  où avait vécu son père il n'avait rien exigé, il n'avait compromis
  personne. Après son départ les proclamations qu'il avait fait
  afficher furent arrachées sur-le-champ; et le général Rewbell avait
  promis le pillage de cette ville aux troupes westphaliennes!

  Il faut rendre justice au roi: il a été profondément affecté de
  cette inconcevable démence. Le conseil des ministres s'est occupé
  hier de la rédaction d'un décret qui destitue le général Rewbell et
  le déclare incapable à jamais de servir Sa Majesté. Le général
  Bongars a été envoyé pour prendre le commandement de sa troupe. Le
  décret n'a point encore été signé: il sera probablement adouci si le
  général Rewbell dans l'intervalle est encore parvenu à bien mériter
  contre le duc d'OEls. M. Siméon voulait qu'on se bornât à la
  destitution. Les autres ministres ont insisté pour la sévérité
  entière, et je jurerais, Monseigneur, que dans leur âme ils n'ont
  été guidés que par l'horreur que leur inspirait son action.

  Il me reste à rendre compte à Votre Excellence de mes conversations
  avec M. Siméon et avec M. le général Eblé. Ces deux ministres
  confirment ce que m'ont assuré les deux premiers interlocuteurs, que
  personne n'exerce une influence directe et soutenue sur l'esprit du
  roi; que ses volontés changent souvent, mais qu'elles sont toujours
  absolues. Malheureusement, il n'y a point là de contradiction, même
  apparente. Tout s'explique par l'idée exagérée que le roi se fait de
  la puissance souveraine, par le désir de régner seul, par son âge et
  par ses habitudes. Avec un jeune prince comme lui, personne n'a
  d'influence, et tout le monde en a. Croyant toujours agir d'après
  lui-même, il n'agit que d'après des inspirations prises au hasard,
  et comme la plupart de ses résolutions sont plutôt dictées par un
  aperçu prompt et rapide que par l'étude et la réflexion, la justesse
  même de son esprit le rend vacillant, lorsqu'à une idée qui lui
  paraissait bonne il en trouve à substituer une qui lui paraît
  meilleure. En vain les bien intentionnés voudraient-ils se
  concerter, le roi se défie des concerts: la malveillance s'en
  prévaudrait, ce serait le moyen de tout perdre. Avoir des volontés,
  c'est à ses yeux avoir du caractère, tandis que trop souvent c'est
  en manquer. «L'empereur aime que l'on ait du caractère», voilà son
  refrain lorsqu'on lui représente les conséquences d'une certaine
  manière de penser et d'agir qui semblerait blesser ses rapports
  personnels avec son auguste frère; tant il est vrai que lors même
  qu'un esprit mal entendu d'indépendance ou d'opposition semble
  diriger sa conduite, le roi ne s'y livre que dans la persuasion
  d'être d'accord avec la pensée secrète de l'empereur.

  Pour moi, dans toutes les occasions soit publiques, soit
  particulières, où j'ai l'honneur d'approcher Sa Majesté, je n'ai
  reconnu que des preuves d'une vénération profonde dont le roi est
  pénétré pour Sa Majesté impériale. Jamais je n'ai aperçu en lui un
  mouvement qui ne fût dicté par le respect, ou par la confiance, ou
  par l'orgueil de lui appartenir. Je me suis convaincu que tout ce
  qui paraîtrait contraire à ces sentiments intimes ne vient que d'une
  erreur de l'esprit et que cette erreur s'est déjà affaiblie.
  J'oserais dire que les fautes commises dans l'expédition de Saxe ont
  été prévues et en quelque sorte expiées par l'aveu qu'il m'a fait à
  Leipzig, que, si au lieu de vingt-quatre ans il en avait eu trente,
  il ne l'aurait pas entreprise.

  C'est à cette pensée, c'est à cette conviction que l'expérience
  s'acquiert et ne s'anticipe point que, comme Sa Majesté impériale
  l'a déjà fait avec tant de sagesse dans la lettre que Votre
  Excellence m'a écrite, il convient de le ramener. Le roi prend trop
  la mesure de sa supériorité sur ceux qui l'entourent habituellement.
  Il lui en coûte de reconnaître celle de l'âge, de l'expérience et
  des études, et parce que souvent son résumé vaut mieux qu'un long
  rapport, qu'une longue discussion, parce que les qualités éminentes
  qu'un roi possède sont bientôt représentées par la flatterie comme
  les seules qu'un roi doive posséder, Sa Majesté méconnaît la
  longueur du chemin et la grandeur des efforts qu'il lui restait à
  faire pour arriver à la perfection. Elle m'a dit deux fois en
  voyage: «Depuis que je ne suis plus à Cassel, tout y va mal: la tête
  y manque». Elle l'a dit sans amour-propre, parce qu'elle le croyait
  et parce que dans un certain sens elle avait raison. Les
  circonstances pénibles où elle s'est trouvée et où elle se trouvera
  encore pourront devenir une source de biens. La sagesse de Sa
  Majesté impériale saura y puiser le remède de l'avenir.

  La gloire militaire intéresse directement et éminemment Sa Majesté
  impériale. Une autre crise se prépare pour ce royaume par l'état des
  finances auquel Sa Majesté impériale est aussi directement
  intéressée. Si la paix qui paraît prochaine doit donner le repos aux
  peuples d'Allemagne, si elle doit consolider la Confédération du
  Rhin, ce bienfait encore ne peut émaner que des mains de Sa Majesté
  l'empereur. Tout ce que je me permettrai d'ajouter, Monseigneur,
  c'est que je suis convaincu de la nécessité de venir au secours des
  intentions et des mesures du roi et qu'aucun des sujets de Sa
  Majesté impériale qui sont ici ne saurait remplir dans toute son
  étendue et sous tous les rapports de convenance une si haute
  mission.

  _P. S._--Votre Excellence trouvera dans le moniteur westphalien du 8
  une lettre du ministre de l'intérieur au préfet de Brunswick: elle
  fait allusion au décret de destitution du général Rewbell; mais ce
  décret n'est point encore imprimé. Il avait été envoyé à
  l'imprimerie, composé et traduit: M. de Bercagny ayant attendu
  jusqu'à minuit l'ordre positif d'insertion ne voulut pas passer
  outre. Le considérant est très fort et presque infamant contre cet
  officier; le dispositif a été restreint à la destitution. On dit
  qu'hier il est arrivé à Minden à quatre lieues de Cassel, et que de
  là il a écrit à Sa Majesté.

  Le général Bongars écrit que les troupes dont il venait de prendre
  le commandement se livrent à des excès et au pillage dans le pays de
  Hanovre, et que les habitants en sont exaspérés. Le duc d'OEls doit
  avoir passé Nienbourg. Le général Gratien a reçu un courrier du roi
  de Hollande: on croit que son corps a été rappelé à cause du
  débarquement des Anglais.


Nous avons dit que le 27 juin le duc de Brunswick s'était séparé de
ses alliés et avait pris la route de la Westphalie. Lorsque
l'armistice de Znaïm fut conclu, le gouvernement autrichien lui fit
dire de cesser les hostilités. Il refusa, ne se regardant pas comme
engagé par les mesures du cabinet de Vienne, et résolu à tenir seul
la campagne. Le roi Jérôme mit à ses trousses le général Rewbell. Le
duc se dirigea de Plauen sur Zwickau, espérant faire soulever les
anciens États et au pis aller donner la main aux Anglais. Le 22
juillet il se mit en marche de Zwickau sur Leipzig, adressa une
allocution aux officiers d'abord, aux soldats ensuite de sa légion,
pour leur faire savoir qu'il était décidé à persévérer dans son
entreprise, les laissant libres de déposer les armes s'ils le
voulaient. Un petit nombre se retira, mais il lui resta une troupe
dévouée et résolue de près de 3,000 combattants, dont 700 cavaliers
avec quelques bouches à feu.

Le 25 juillet, il parut devant Leipzig sans avoir été inquiété. Le
26, il poursuivit sa route sur Brunswick par Halle et Halberstadt.

Cette marche était audacieuse et pleine de danger. En effet, la
division hollandaise Gratien était à Erfurth, à vingt lieues sur sa
gauche; les Saxons de Thielmann à Dresde; au nord, la garnison de
Magdebourg; enfin, la division Rewbell de Westphalie, ancienne
d'Albignac, forte de 6,000 hommes, était entre Brême et Celle, dans
le Hanovre, prête à se porter aux bouches du Weser ou de l'Elbe, sur
la route même que le duc devait tenir pour gagner la mer. En
apprenant la marche en avant de la légion noire, Thielmann partit de
Dresde, Gratien partit d'Erfurth, tous deux se réunirent en arrière
de Leipzig. Rewbell, sur l'ordre de Jérôme, se concentra à Celle et
s'avança sur Brunswick. Le 29 juillet, le duc s'approcha
d'Halberstadt. Le 5e de ligne westphalien aux ordres du colonel
comte de Willingerode (Meyronnet, grand maréchal du palais de Jérôme
et un de ses favoris, envoyé de Magdebourg à Hambourg), venait
d'arriver à Halberstadt. Surpris par le duc d'OEls qui enfonça les
portes de la ville à coups de canon, le régiment, après une
résistance honorable de trois heures, fut fait prisonnier ainsi que
son colonel blessé pendant l'action. Les officiers furent remis aux
mains des Anglais, les soldats renvoyés, à l'exception de 300 qui
grossirent les rangs de la légion. À la suite de ce succès,
Brunswick hâta sa marche sur la capitale de ses anciens États. Il
adressa deux proclamations aux habitants, mais sans effet. À son
approche les autorités avaient quitté la ville. Le 1er août, Gratien
et Thielmann ralliés entraient à Halberstadt, et Rewbell s'avançant
par la route de Brunswick atteignait OElpern. Le duc marcha
résolument à la rencontre de Rewbell, lui tendit habilement une
embuscade, le battit et le força à passer l'Oker. Le malheureux
général westphalien parvint à rallier les débris de sa division aux
forces de Gratien et de Thielmann à Wolfenbuttel (deux lieues de
Brunswick). Le duc ayant à quelques lieues derrière lui les 10,000
hommes de Gratien, Thielmann et Rewbell, et personne devant lui, se
hâta de gagner de vitesse ses ennemis et d'atteindre les bouches du
Weser. Il parvint avec beaucoup d'habileté à entrer au petit port
d'Elsfleth, sur le Weser, à six lieues de Brême, et à se rembarquer
avec sa légion, après avoir fourni la course la plus audacieuse. Le
14 août il débarqua en Angleterre où il fut accueilli avec la plus
haute distinction.

Tous les événements qui avaient eu lieu en Westphalie n'étaient pas
de nature à satisfaire Napoléon qui crut devoir enlever à son frère
le commandement du 10e corps. Prévenu par le major-général et fort
attristé de cette décision, Jérôme écrivit de Napoléonshoehe, le 25
août 1809, à l'empereur:


  «Sire, le major-général, par sa lettre du 13, me fait connaître
  l'ordre de Votre Majesté du 11, qui forme un 8e corps aux ordres du
  duc d'Abrantès et m'ôte le commandement de la Saxe et des troupes
  saxonnes.

  «Votre Majesté a voulu par là m'ôter réellement tout commandement
  militaire; car 6,000 recrues westphaliennes et quelques dépôts qui
  se trouvent dans la place de Magdebourg, etc... ne sont pas
  susceptibles de me mettre à même de faire la guerre activement et
  même de défendre Magdebourg que les Prussiens ne manqueraient pas
  d'attaquer si les hostilités recommençaient, car ils y ont beaucoup
  d'intelligences.

  «Il ne me restera donc que le chagrin de ne pouvoir prendre part à
  la guerre si elle a lieu.»


L'année 1809 s'écoula assez tristement pour le jeune roi à qui
Napoléon n'écrivait plus et à l'égard duquel il montrait en toute
circonstance une froideur, disons même une raideur souvent peu
justifiée et qui causait un véritable chagrin à Jérôme.

Le ministre Reinhard continuait, par ses bulletins directs à
l'empereur, par ses lettres au duc de Cadore, à relater tout ce qui
se passait, tout ce qui se disait en Westphalie.

Le 10 août, il envoya à Paris le bulletin suivant:


  Les gazettes ont annoncé que le roi étant à Grimma avait retiré de
  l'eau un soldat de sa garde qui se noyait dans la rivière de Mulde.
  Voilà ce qui s'est passé. Les gardes du corps traversaient la
  rivière tout près du pont pour faire abreuver leurs chevaux. En
  revenant, deux ou trois chevaux perdirent terre ou se couchèrent;
  les cavaliers tombèrent dans l'eau. Le roi se trouvait à quelque
  distance causant avec le ministre de Hollande. Dès l'instant où l'on
  entendit des cris, le roi se jeta dans une nacelle avec les
  ministres de Hollande et de Bavière. Arrivé sur les lieux, il trouva
  les hommes déjà retirés. Toute la cour était accourue; M. de
  Furstenstein et quelques autres étaient sur le pont. Le ministre de
  Hollande, en homme prudent, quitta la nacelle. Le roi seul avec
  celui de Bavière s'obstina à remonter la rivière. M. de Furstenstein
  du haut du pont lui cria de ne point s'exposer.--«Ah! voilà, dit le
  roi, la diplomatie qui s'en mêle; envoyez-moi une note.»--Après
  avoir passé le pont très habilement, le courant poussa la nacelle
  contre un pilier où elle resta collée. Enfin, les officiers du roi
  de droite et de gauche entrèrent dans la rivière. Le roi sauta hors
  du bateau ayant de l'eau jusqu'aux genoux. Peut-être ce jeu
  n'avait-il pas été sans danger; mais le roi, dans ce moment, était
  si gai, si bon, si aimable, que l'impression que cette scène me
  donna ne me laissa pas penser aux inconvénients qu'elle pouvait
  avoir.--À l'époque de son mariage, M. de Furstenstein rompit une
  liaison avec Mme de P. On prétend que dans cette occasion, il fit
  l'éloge de sa vertu au roi, ce qui inspira à ce dernier le désir
  d'en triompher. Depuis cette époque, toutes les distinctions furent
  pour elle. Des négociations, dit-on, furent entamées. Le roi partant
  pour la Saxe promit de revenir dans dix jours. Après son retour, on
  disait qu'un contrat avait été signé et que ce contrat était un peu
  cher, lorsqu'on vit Mme de P. partir pour Weymar. Elle est revenue
  depuis le retour de la reine. Son mari, premier chambellan, avait
  reçu, il y a quelques jours, une mission pour Aix-la-Chapelle. Il en
  est déjà revenu et l'on peut encore croire à la vertu de Mme de
  P.--La petite maison de la reine est achetée, on en évalue l'achat à
  100,000 thalers et l'on trouve cette dépense un peu forte, parce
  qu'il est incertain que la reine y mettra jamais les pieds.--Le roi
  étant allé déjeuner dernièrement dans une maison de campagne du
  banquier Jordis dit en sortant au jardinier: «Cette maison
  m'appartient.» Le marché fut conclu pour 30,000 thalers. Elle en
  avait coûté 7,000 à M. Jordis. On estime les améliorations à 5,000.
  On a déjà tracé une allée qui y conduit depuis la grande route.
  Quoique la distance ne soit pas grande, il faudra encore acheter le
  terrain par où passera l'allée.--Une caisse venant de Paris,
  contenant pour le roi des bijoux d'une valeur considérable et
  adressée à M. Cousin de Marinville, avait été remise à un homme de
  la poste allant au quartier général. Sa voiture s'étant rompue, il
  remit à un maître de poste la caisse dont il ignorait la valeur.
  Celui-ci l'expédia pour Plauen où elle tomba directement aux mains
  du général Kienmayer.

  Le roi annonça lui-même le sort du général Rewbell à sa femme. Elle
  était à folâtrer avec les dames de la cour, lorsque le roi lui dit:
  Betty, j'ai à vous parler. Elle fut atterrée; elle demanda s'il n'y
  avait aucune grâce à espérer? Tout ce que je puis vous dire de
  consolant, dit le roi, c'est qu'il vaudrait mieux pour vous et pour
  lui que votre mari fût mort. Elle fut ramenée à la ville. Mme
  Rewbell est américaine, jolie, naïve, ne sachant contraindre ni
  dissimuler aucun de ses mouvements. Quelques jours auparavant elle
  avait été désolée d'une petite disgrâce qui lui était attribuée. Le
  roi lui ayant retiré ses entrées pendant quelques jours pour avoir,
  sans sa permission, passé la nuit en ville où elle était allée pour
  voir ses enfants, elle ne put se pardonner les larmes que cet ordre
  un peu inhumain lui avait fait verser. Le roi lui a fait conseiller,
  dit-on, de se rendre provisoirement à Bernterode, terre du général
  Ducoudras.--Le général alla, il y a peu de jours, annoncer à M.
  Siméon que le roi lui avait fait don de la terre de
  Bernterode.--«Mais elle est donnée. Le roi veut l'acheter à tout
  prix, il veut que vous vous occupiez des formalités du contrat.»--Le
  directeur de l'instruction publique, dans sa dernière expédition à
  Goettingue, avait défendu aux étudiants de porter des bonnets d'une
  certaine forme et couleur, ainsi que des moustaches, signes de
  ralliement des associations (_Bundsmannschaften_). Depuis cette
  époque, les étudiants portent des bonnets de femme et des chapeaux
  de paille. Ils envoyent leurs moustaches coupées au pro-recteur. Des
  plaisanteries pareilles ont été de tout temps l'effet de pareilles
  défenses, mais on dit que près de 400 étudiants des pays étrangers
  ont pris l'engagement de quitter Goettingue à la fin du trimestre
  suivant et de se rendre à Heidelberg.--Le spectacle allemand vient
  d'être congédié, il sera remplacé par un ballet venant de Paris.


Le même jour, 10 août 1809, Reinhard écrivit à Champagny:


  J'ai d'autant moins hésité à confier à M. Lefebvre la mission qui va
  le conduire auprès de Votre Excellence, qu'outre l'importance des
  circonstances qui m'a paru la rendre nécessaire, il m'avait témoigné
  le désir de faire ce voyage qu'il croit pouvoir devenir utile à ses
  intérêts personnels.

  Je m'en rapporte avec une entière confiance au compte qu'il vous
  rendra, Monseigneur, de la situation des choses de ce pays-ci.
  L'étude que nous en avons faite nous a été commune et nos aperçus
  ont rarement différé. La nécessité indispensable de venir au secours
  des affaires éprouve un grand obstacle par le caractère du roi. Les
  ménagements à employer sont du ressort de la sagesse et de la
  prévoyance; mais la question est de savoir si, malgré tous les
  ménagements, ce caractère permettrait le succès d'une mesure
  quelconque dont le but ou l'effet serait de restreindre son
  autorité.

  J'avoue que je l'ai pensé. Il a reçu la leçon des événements. Des
  crises pénibles menacent son royaume: il s'agit de maintenir la
  gloire d'une couronne.

  Cependant, l'opinion des personnes qui approchent Sa Majesté de plus
  près et plus souvent que moi, la conversation même que vient d'avoir
  avec elle M. Lefebvre, prouvent qu'il est difficile de calculer ce
  que serait capable de faire ou de sacrifier un roi absolu de
  vingt-cinq ans dont les passions seraient irritées ou qui se
  croirait blessé dans sa dignité. Sous ce rapport, il est aisé de
  pressentir l'effet pénible que pourrait avoir pour nous deux le
  voyage de M. Lefebvre, si, je ne dis pas en conséquence, mais à la
  suite de ce voyage, il arrivait des événements qui ne seraient point
  agréables à Sa Majesté.

  Je ne saurais non plus dissimuler à moi-même ni à Votre Excellence
  que, par les ordres que j'ai eu à exécuter en vertu de votre
  dépêche du 27 juillet, ma position a changé et qu'elle est devenue
  plus délicate que jamais.

  Je dois peut-être à l'opinion que le roi a de mon intégrité de
  n'avoir point déplu et de n'avoir été soupçonné que légèrement. Je
  devrai à mon entière soumission aux ordres de l'empereur, à la
  maxime qui sera toujours sacrée pour moi, de dire la vérité telle
  que je l'aperçois, telle que je la vois, à l'étude constante de
  faire mes rapports (_sine ira et studio_), la continuation de la
  protection et de la bienveillance de Sa Majesté impériale.


M. Reinhard ayant fait connaître au ministre des relations
extérieures de Westphalie que l'empereur avait été fort mécontent de
ce que la cour diplomatique avait suivi le roi pendant la campagne
de Saxe, le comte de Furstenstein lui écrivit le 10 août 1809:


  L'empereur n'a point approuvé que MM. les membres du Corps
  diplomatique aient suivi le roi en Saxe. Aucune invitation formelle
  ne les avait engagés à cette démarche: ils avaient été laissés
  libres d'agir d'après les instructions de leurs cours respectives.
  Sa Majesté pensait alors que son absence de Cassel serait de très
  courte durée et qu'elle ne serait pas obligée de passer de sa
  personne les frontières pour chasser l'ennemi de la Saxe, mais les
  ministres furent congédiés aussitôt que les opérations militaires
  firent sentir que leur présence était déplacée. Je restai auprès du
  roi pour recevoir et expédier d'après ses ordres le travail des
  ministres qui arrivait journellement de Cassel. Je ne suis point
  militaire et je suis absolument étranger à tout ce qui s'est passé
  dans cette campagne.

  Les affaires intérieures ont fixé l'attention de S. M. I. et elle
  voit avec déplaisir leur affligeante situation. La cause ne peut
  m'en être imputée. Ministre secrétaire d'État et des relations
  extérieures, je n'ai point d'administration et je n'exerce point de
  contrôle sur mes collègues. Je ne conçus jamais l'ambition d'être un
  ministre dirigeant, je n'en ai point le talent, et le caractère
  connu de S. M. ne permet pas de croire que personne puisse en avoir
  l'influence. La crise actuelle ne provient que de causes étrangères
  à la manière d'administrer. Elle se trouvé dans les troubles qui ont
  agité l'État, la misère qui y règne depuis longtemps et l'extrême
  rareté du numéraire. Les charges du royaume sont fortes et le
  département de la guerre seul absorbe plus de la moitié des revenus.
  Le moment actuel n'admet point un système d'économie dans cette
  partie de l'administration, et les dépenses ne peuvent qu'augmenter.
  Dans cet état de choses Votre Excellence jugera facilement des
  entraves que doit éprouver le gouvernement dans sa marche.


Cette sorte de justification du comte de Furstenstein n'était pas
exacte sur tous les points. Les ministres étrangers avaient suivi
Jérôme en Saxe pour obéir à la volonté de ce prince et ne l'avaient
quitté qu'à son retour à Cassel. La crise financière n'était pas la
conséquence des troubles intérieurs du royaume, mais des exigences
de l'empereur à l'égard de ce malheureux pays. Napoléon, d'ailleurs,
ne pouvait pardonner à Jérôme quelques dépenses inutiles, quelques
générosités intempestives.

M. Lefebvre, premier secrétaire d'ambassade, envoyé auprès de
l'empereur, étant arrivé et ayant remis sa dépêche, le duc de Cadore
écrivit, le 21 août 1809, à Reinhard:


  M. Lefebvre arrivé ici le 18, m'ayant remis vos dépêches du 8 et du
  10 août, nºs 70 et 71, et vos trois lettres non numérotées du 6 et
  du 9, je les ai envoyées le jour même à Sa Majesté l'empereur et
  roi.

  Sa Majesté me donne l'agréable commission de vous mander qu'Elle les
  a lues avec attention et avec intérêt.

  Elle me charge aussi de vous faire connaître qu'en sa qualité
  d'auteur et de garant de la Constitution du royaume de Westphalie,
  Elle imputera les violations que cet acte aurait éprouvées aux
  ministres dont le devoir non seulement est d'en suivre, mais encore
  d'en maintenir religieusement les dispositions, et que, _si contre
  le voeu de la Constitution la liste civile est accrue_, Elle en
  rendra responsables les ministres des finances et du trésor public.

  Il convient, Monsieur, que vous tourniez l'attention de ces
  ministres sur ce genre de responsabilité auquel ils n'ont peut-être
  pas songé; mais vous choisirez pour le faire l'occasion et la forme
  qui vous paraîtront propres à remplir cet objet sans alarmer la
  susceptibilité du roi.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                           Cassel, 1er septembre 1809.

  M. Lefebvre est revenu à Cassel le 29 au soir, ayant achevé son
  voyage en moins de six jours. Il m'a remis les deux dépêches du 21.
  Sa Majesté impériale en daignant me faire connaître qu'Elle a lu mes
  rapports avec attention et intérêt m'a accordé une récompense dont
  je n'ai jamais senti l'inestimable valeur plus profondément que dans
  les circonstances actuelles. Je me réserve, Monseigneur, de vous
  rendre compte de l'exécution de vos ordres concernant
  l'accroissement de la liste civile. Pour aujourd'hui, je me borne à
  vous informer d'un objet qui m'a attiré la visite de M. de Bercagny.
  «Le roi, m'a-t-il dit, est blessé du décret impérial qui établit une
  ligne de douanes françaises au travers de ses États; il aurait
  désiré qu'au moins le ministre de France eût été chargé d'en donner
  connaissance. Il a donné ou va donner l'ordre de s'opposer à
  l'établissement de cette ligne et sa volonté est dans ce moment
  tellement forte que toute représentation serait inutile. Si j'avais
  su cela par le roi, a ajouté M. de Bercagny, mon devoir serait de me
  taire; mais je l'ai su indirectement, puisque la police doit savoir
  tout, je crains qu'il n'en résulte un nouveau sujet de malaise pour
  Sa Majesté.» J'ai remercié M. de Bercagny de sa confidence, et j'ai
  dit que s'il ne s'agissait que d'une question de forme, je
  m'empresserais de demander à 'Votre Excellence l'ordre de faire au
  roi la communication officiel du décret impérial; mais que
  j'apprendrais avec peine que l'opposition portât sur le fond.
  J'apprends au reste que la ligne des douanes est déjà établie.

  J'ai oublié de dire dans mon avant-dernière dépêche que, pendant les
  deux jours que j'ai passés à Napoléonshoehe, le roi s'est abstenu de
  me parler d'aucun autre objet que de ce qui se rapportait
  immédiatement à la solennité du jour, et que je n'ai pas cru qu'il
  m'appartînt de prendre l'initiative.

  Il paraît que l'ordre donné par Sa Majesté Hollandaise au général
  Gratien de revenir en Hollande avec sa division, le refus de Sa
  Majesté le roi de Westphalie d'autoriser formellement le départ de
  ce général, et les incertitudes qui en sont résultées dans la marche
  de la division, sont devenus un nouveau sujet de discussion entre
  ces deux frères. M. Huygens a été chargé de remettre au roi une
  lettre de son souverain, qu'on dit écrite avec une sensibilité
  voisine de l'amertume.

  M. de Gilsa, ci-devant grand écuyer de l'électeur de Hesse et
  continué dans les fonctions du même département sous les ordres du
  grand écuyer d'aujourd'hui[123], vient d'être nommé envoyé
  extraordinaire de Westphalie auprès de Sa Majesté le roi de
  Hollande, aux appointements de 36,000 fr. et sa femme conservant
  ceux de dame d'honneur. C'est un homme de bien, père de treize
  enfants vivants, et très heureux de sa mission qu'il n'a acceptée
  qu'après avoir confessé au roi qu'il allait faire ses premières
  armes en diplomatie. On dit que M. Girard, général, est nommé
  ministre du roi à Munich, en remplacement de M. Schoell.

         [Note 123: Le général d'Albignac.]


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                             Cassel, 8 septembre 1809.

  Le roi est parti mardi dernier pour faire un voyage aux mines du
  Harz; il s'est fait accompagner par les ministres des finances et de
  la justice. M. le comte de Furstenstein, après avoir annoncé au
  corps diplomatique que le voyage ne serait que de cinq ou six jours,
  a profité de l'absence de Sa Majesté pour passer quelques jours dans
  les terres du comte de Hardenberg, son beau-père.

  Avant-hier, à quatre heures du matin, est arrivé un courrier du roi
  portant ordre de faire marcher sur-le-champ à Hanovre les
  chevau-légers de la garde et les chasseurs carabiniers. Dans le même
  temps s'est répandu dans le public le bruit que les Anglais avaient
  fait une descente à Brême. Ce bruit était faux, mais on continue à
  parler d'une affaire que le général Bongars aurait eue avec les
  Anglais. Le ministre de la guerre ne paraît avoir aucune
  connaissance d'un pareil événement et il ignore les motifs de
  l'ordre donné pour la marche des troupes. On croit en même temps, et
  avec un peu plus de vraisemblance, à un voyage du roi à Hanovre et à
  Hambourg.

  Le Harz et ses mines sont un objet très intéressant et pour la
  curiosité et pour l'administration. Le travail des mines entretient
  une population de 30,000 âmes; cependant le produit en est presque
  nul, du moins lorsqu'on porte en compte le prix du bois nécessaire à
  leur exploitation. Ce n'est que parce que cette denrée se trouve à
  portée et qu'il serait difficile d'en faire un autre emploi que le
  produit des mines peut être regardé comme avantageux, même sous le
  simple rapport du revenu. Du reste, le nouveau mode d'administration
  qui n'est en activité que depuis peu de mois, et les améliorations
  qu'il sera possible de faire, suffisent pour faire attendre de ce
  voyage des résultats utiles et importants.

  Je suis informé que M. de Bulow a proposé au Conseil des ministres
  un projet d'emprunt à faire aux villes de Hambourg et Brème et il
  paraît que ce voyage aux mines du Harz est lié à ce projet. Dans le
  public on dit qu'il s'agit de les vendre et M. de Bercagny n'est pas
  éloigné de croire à cette mesure qui pourrait dépopulariser ses
  antagonistes et compromettre leur responsabilité. Selon toute
  apparence, il s'agit d'hypothéquer les revenus des mines pour cet
  emprunt, qui ne réussira point, à moins d'employer une sorte de
  violence. Il y a dans tout ceci quelque chose qu'on me cache, ainsi
  qu'au public. On dit même que le comte de Furstenstein s'est opposé
  au projet en question, et, d'après toutes ces données, je soupçonne
  qu'il s'agit d'une chose qu'on prévoit qui pourrait déplaire à Sa
  Majesté impériale.

  Le départ de M. de Bulow m'a empêché de lui parler à fond sur la
  liste civile; je devais avoir avec lui un rendez-vous qui aura lieu
  après son retour. Mais je me suis déjà entretenu avec M. Siméon qui,
  plus d'une fois, m'avait témoigné son regret de ce que la liste
  civile dépassait la ligne constitutionnelle.

  M. Pothau a fait imprimer un mémoire en réfutation du rapport du
  ministre des finances sur l'administration des postes. Celui-ci
  s'est plaint au roi de ce que son rapport fait par ordre et dans la
  supposition qu'il ne serait pas publié a été imprimé par M. Pothau.
  Le rapport et la réponse étant en contradiction absolue sur tous les
  faits et sur tous les principes, une commission du Conseil d'État
  composée de MM. de Martens et de Malsbourg a été nommée pour
  vérifier les uns et pour discuter les autres.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                         Cassel, le 15 septembre 1809.

  Le roi est revenu de son voyage hier au soir à huit heures. Sa
  Majesté quittant le Harz avait passé par Goslar, Brunswick et
  Hildesheim et s'était arrêtée pendant trois jours à Hanovre.

  Comme vraisemblablement je ne verrai, avant le départ de cette
  lettre, aucune des personnes de la suite de Sa Majesté, je dois m'en
  rapporter provisoirement aux paragraphes du moniteur westphalien, ne
  connaissant encore que quelques détails du séjour que le roi a fait
  à Goettingen.

  Une fermentation nouvelle avait éclaté parmi les étudiants de cette
  université. Le cheval d'un gendarme avait été heurté par celui d'un
  étudiant allant au galop et trop mauvais cavalier apparemment pour
  pouvoir le retenir. L'étudiant se sentant poursuivi se sauva dans
  une maison: le gendarme le pistolet à la main le prit au collet et
  le conduisit en prison. Tous les étudiants prirent le parti de leur
  camarade, la police prit celui du gendarme; des rapports, des
  estafettes furent envoyés à la capitale. Il fut décidé que le
  gendarme serait déplacé, mais qu'en même temps il serait avancé en
  grade. Le gendarme avant de quitter Goettingen ne manqua pas de s'y
  montrer avec les marques de son nouveau grade; grande rumeur parmi
  les étudiants. Des listes furent colportées; 400 jeunes gens
  signèrent l'engagement de quitter l'université après l'expiration du
  semestre d'études.

  Le roi fit appeler le pro-recteur: il lui parla avec beaucoup de
  bonté et de condescendance, et le chargea d'être l'interprète auprès
  des étudiants. Il convint que le gendarme avait eu tort; à la
  remarque du pro-recteur qu'il avait été avancé en grade, il répondit
  que c'était une mesure du gouvernement, étrangère à la question: il
  dit que son âge le rapprochait un peu de la jeunesse des étudiants
  pour pouvoir se mettre à leur place; qu'il voulait que l'université
  de Goettingen fût la première de l'Allemagne; que ces complots de
  départ étaient ridicules, et que quand 200 s'en iraient, il serait
  assez puissant pour en attirer 400 autres.

  Les déclarations de Sa Majesté, transmises par le pro-recteur,
  avaient produit le meilleur effet, lorsque les étudiants apprirent
  que six d'entre eux venaient d'être relégués. C'étaient ceux qui
  avaient colporté les listes de départ; alors les jeunes têtes se
  rallumèrent, et l'on dit qu'une centaine d'étudiants étrangers a
  déjà quitté l'université pour n'y plus revenir.

  Il paraît que le projet était d'aliéner pour douze ans les mines du
  Harz soit à la ville d'Hambourg si l'emprunt réussissait, soit au
  banquier Jacobson, et que le roi a voulu attendre à Hanovre le
  résultat de la négociation avec Hambourg. Si cela est, la marche des
  troupes westphaliennes sur cette ville s'explique assez. Quand de
  pareils projets pourraient réussir dans les circonstances actuelles,
  ce seraient toujours des palliatifs ruineux, peut-être même
  illégitimes, sans le concours des États que le roi voudrait
  convoquer, mais auxquels les ministres ne savent que proposer.

  Le général Berner, officier de mérite, est revenu d'Espagne. Le
  général Morio, tombé devant Girone malade d'une fièvre putride, et
  transporté à Perpignan, est allé se rétablir à Montpellier. Le
  ministre de Bavière est revenu de sa campagne dans un état de santé
  tellement délabré qu'il reste peu d'espoir de sa guérison. Le
  général Rewbell s'est embarqué à Emdem avec sa famille pour
  Baltimore. La vente de son mobilier n'a point suffi pour payer ses
  dettes. M. de Furstenstein s'est rencontré dans la terre de son
  beau-père avec M. de Hardenberg, l'ancien ministre d'État prussien.
  Ils n'auront pu se trouver ensemble longtemps: car immédiatement
  après le départ du premier, un courrier était venu l'appeler auprès
  du roi, à Hanovre.


En septembre 1809, le roi et la reine firent un voyage aux mines du
Hartz. Jérôme, de retour, écrivit de Napoléonshoehe à l'empereur le
20 du même mois:


  «Sire, je suis de retour d'un voyage que j'ai fait dans le Harz;
  j'ai en même temps visité deux régiments de mes troupes qui sont à
  Hanovre. La misère est portée à un tel point dans tout le royaume
  (personne ne pouvant être payé) que si Votre Majesté ne vient à son
  secours, il ne peut aller encore deux mois; comme j'ai déjà eu
  l'honneur de l'annoncer à Votre Majesté, les troupes ne sont plus
  entièrement soldées et si je n'avais eu la faculté de les mettre
  dans les villes hanséatiques et dans le Hanovre, je serais hors
  d'état de les nourrir. Malgré tous les soins que je porte à mon
  administration, je crois qu'il est impossible de la soutenir plus
  longtemps, et je prie Votre Majesté de me permettre de me retirer en
  France. Là, comme ailleurs, je m'efforcerai de lui prouver qu'elle
  n'a personne qui lui soit plus entièrement dévoué que moi. Toutes
  les mesures que Votre Majesté croira devoir prendre pour fixer le
  sort de mes États, je les approuverai et les seconderai de tout mon
  pouvoir.»


On voit que par son système l'empereur Napoléon Ier rendait
impossible le règne de ses frères dans les États qu'il leur avait
octroyés. Joseph en Espagne, Louis en Hollande, Jérôme en
Westphalie, sombraient sous la question financière.

Nous continuons à donner quelques lettres ou extraits de lettres de
Reinhard au duc de Cadore.


                                         Cassel, ce 21 septembre 1809.

  J'avais à entretenir M. le ministre des finances du domaine de
  Rittberg, et la conversation étant tombée sur d'autres objets,
  l'occasion de m'acquitter de l'ordre que Votre Excellence m'avait
  donné par sa dépêche du 21 s'est présentée naturellement. M. de
  Bulow me parla de la mission de M. de Bocholtz[124] dont il prétend
  n'avoir eu aucune connaissance: il me parut douter si M. de Bocholtz
  serait l'homme propre à donner sur l'état des finances des
  renseignements aussi exacts et aussi complets qu'on pouvait le
  désirer. Il pensait, et j'étais fort de son avis, que le meilleur
  parti à prendre serait de se conduire dans l'hypothèse où la
  Westphalie serait réduite à ses propres ressources, et qu'en
  dernière analyse tout dépendait de l'esprit de sagesse de son
  gouvernement. «D'ailleurs, lui dis-je, avant de se relâcher sur des
  engagements que le gouvernement westphalien a contractés envers la
  France et qu'il paraît être en ce moment dans l'impossibilité de
  remplir, Sa Majesté impériale serait en droit de s'informer des
  causes qui ont amené cet état de détresse; et s'il résultait de ces
  informations qu'une partie des revenus de l'État a été détournée de
  sa véritable destination; que ceux de la liste civile, par exemple,
  ont été étendus au-delà des limites légitimes, elle pourrait pour
  intervenir faire valoir son titre d'auteur et de garant de la
  Constitution.»--«Il me semble, me dit alors M. de Bulow, que vous
  avez quelque chose à me dire, et je vous prie de me le faire sans
  détour. Auriez-vous à me faire une communication de la nature de
  celles que vous avez été chargé de faire à quelques
  militaires?»--«Point du tout, lui dis-je, les circonstances ne se
  ressemblent point, mais puisque vous le savez déjà, je vous dirai
  que je suis prévenu qu'en sa qualité d'auteur et de garant de la
  Constitution du royaume de Westphalie, Sa Majesté imputera les
  violations que cet acte aurait éprouvées aux ministres, et que cette
  disposition pourrait s'appliquer particulièrement aux accroissements
  donnés à la liste civile.»--«En faisant serment d'obéissance à mon
  souverain, me répondit M. de Bulow, j'ignorais que j'étais encore
  responsable envers un autre souverain; mais cette responsabilité
  même, je n'ai point à la craindre, et il est certain que sous mon
  administration, il n'est pas sorti du Trésor un seul denier en
  augmentation de la liste civile.»--«Cet autre souverain, repris-je,
  est l'auteur et le garant de la Constitution en vertu de laquelle le
  roi règne et les ministres président à l'administration. Sa Majesté
  l'empereur a le droit d'en surveiller le maintien autant et plus
  encore que s'il s'agissait de l'exécution d'un traité.» M. de Bulow
  entendit cela,--«mais, dit-il, en vertu de mon serment je suis
  obligé de ne rien laisser ignorer au roi, et vous me permettrez de
  lui donner connaissance de notre conversation.»--«Si vous croyez,
  répliquai-je, que le devoir vous y oblige, je ne saurais m'y
  opposer. Je vous prie seulement de considérer qu'il est de notre
  intérêt commun que cet avertissement, qui en temps et lieu peut
  produire un excellent effet, n'en produise pas un mauvais, et que la
  susceptibilité du roi soit ménagée. En conséquence la confidence que
  j'ai l'honneur de vous faire est livrée à votre sagesse et à votre
  discernement.»--«Connaissez-vous le roi, me demanda M. de
  Bulow?»--«Je crois le connaître assez, quoique moins bien que
  vous.»--«Eh bien! croyez-vous qu'il souffre qu'on lui résiste?»--«Et
  quand on résiste la Constitution à la main.»--«Et même la
  Constitution en main. Il y avait un temps, m'a dit M. Siméon, où le
  roi disait ne vouloir gouverner que par la Constitution, mais il a
  changé de langage.» Après ces préliminaires, M. de Bulow entra en
  matière. Après m'avoir répété, ce dont je l'assurais, que je ne
  doutais pas que le roi n'avait jamais touché du trésor public que
  les prorata de cinq millions, à l'exception cependant du mois
  d'octobre et du mois de novembre 1807, antérieurs à l'administration
  de M. de Bulow, il me fit l'énumération des autres articles qui
  composent aujourd'hui la liste civile. La voici:

         [Note 124: Mission Auprès De L'empereur À Paris.]

     1º Intérêts des capitaux donnés par Sa Majesté l'empereur. 500,000 fr.
     2º Domaines de la couronne.                                350,000
     3º Ordre Teutonique.                                       300,000
     4º Redevance d'un pour cent des fiefs déclarés allodiaux.  400,000
     5º Sept domaines repris sur des donataires français.       250,000
     6º Domaines réclamés par le roi pour compléter un million
     de revenus en sus de la liste civile.                      650,000

  «Or, dit M. de Bulow, tous ces articles ont constamment été
  étrangers à mon administration, et la Constitution ne dit pas que ce
  que Sa Majesté tient d'une autre source doive être défalqué des cinq
  millions de la liste civile. Quant aux domaines de la couronne, la
  dignité du roi exige qu'il y en ait. Le produit de ceux dont Sa
  Majesté jouit est peu considérable, et nous nous promettons bien
  qu'Elle se désistera de la prétention des 650,000 francs, dont Elle
  n'a pas encore joui, et qu'il paraît qu'on a portés en compte
  lorsqu'on a fait monter les revenus de la liste civile à 7,500,000
  francs. Les biens de l'Ordre Teutonique et les redevances pour les
  fiefs déclarés allodiaux ont été attribués au roi par des décrets
  rendus au Conseil d'État, les uns parce que le texte du décret
  impérial ne paraissait pas au moins s'opposer à ce que le roi se les
  appropriât, et les autres parce que Sa Majesté trouvait juste d'être
  indemnisée des avantages dont Elle aurait profité en cas de
  mouvance. Les deux décrets ont été rendus contre mon avis, mais je
  n'ai pu pousser plus loin mon opposition, parce que ni l'un ni
  l'autre objet n'étaient encore entrés dans mes attributions. Quant
  aux sept domaines pris sur plusieurs donataires impériaux, j'ignore
  s'ils seront remplacés ou restitués soit en nature, soit en argent.
  Mais cet article encore n'est point de ma compétence.» Je n'ai rien
  à ajouter, Monseigneur, à la justification de M. de Bulow, si ce
  n'est qu'il a porté plus bas l'évaluation des articles nºs 3 et 4,
  que je ne l'ai fait dans ma lettre nº 71, d'après l'assertion de M.
  Siméon. Celle des redevances, en effet, ne peut guère être connue
  que par approximation, et il est possible que les biens de l'Ordre
  Teutonique, en ce moment où il reste des pensions et des indemnités
  à payer, ne rapportent à la liste civile que le revenu net tel que
  l'a estimé M. de Bulow. Ce que M. de Bulow m'a dit sur les finances
  de l'État est vague et n'ajoute rien aux aperçus que Votre
  Excellence connaît déjà. Il se nourrit encore de la gloire de son
  excédant de cinq millions de l'année passée. Pour l'année courante
  il n'en espère que trente au lieu de trente-huit. Cependant il est
  convenu que l'absence des troupes françaises causait au trésor un
  grand soulagement, et que l'épargne qui en résultait pouvait
  balancer et au-delà les pertes que les incursions ennemies avaient
  causées à la Westphalie. Il m'a dit que la contribution personnelle
  pour l'an 1808 était rentrée, mais qu'on n'avait pu mettre encore en
  recouvrement celle pour l'an 1809. De là vient la détresse pour la
  caisse d'amortissement que cette contribution est destinée à
  alimenter. Malheureusement les fonctionnaires publics, surtout ceux
  du culte et de l'instruction publique, ne sont pas payés davantage
  que les créanciers de l'État, et le ministre de la guerre continue à
  se plaindre amèrement de ce que ses ordonnances ne sont pas
  acquittées.

  Malgré tous ces embarras le ministre des finances, qui a la
  réputation d'espérer toujours, persiste à dire que les ressources de
  la Westphalie sont assez grandes pour suffire à un état de dépenses
  bien ordonné et au paiement des dettes et de leurs intérêts. Ce qui,
  plus que tout autre chose, lui paraît être hors de proportion avec
  les revenus, c'est l'état militaire. Le projet concernant les
  sémestriers a été adopté par le roi; mais comme le décret entier,
  qui embrasse plusieurs objets d'administration militaire, présente
  un ensemble de dispositions liées entr'elles, il faut en attendre
  l'adoption définitive. M. de Bulow a fait imprimer le compte des
  recettes et des dépenses de l'année passée. Ce compte, qui ne
  renferme que les mouvements du trésor public, ne peut être contrôlé
  que par celui du ministère des finances dont le ministre promet
  aussi la publication; et ce ne sera que lorsque cette dernière
  publication aura paru que mes recherches dirigées par des données
  certaines pourront me conduire à un résultat digne d'être soumis à
  Votre Excellence.

  M. de Bulow m'a parlé aussi de l'emprunt qui se négocie en ce moment
  à Hambourg. Il s'agissait, m'a-t-il dit, de le conclure sur les
  mêmes bases que celui qui avait été projeté en Hollande, à
  l'exception des sels cependant dont Hambourg n'a pas besoin. Or, ces
  sels étaient l'objet principal de la négociation hollandaise. Quoi
  qu'il en soit, il est en ce moment question du produit des mines
  dont il paraît qu'on propose d'aliéner l'exploitation pour un temps
  déterminé. M. de Bulow prétend être étranger à cette affaire qui se
  traite aujourd'hui directement par le cabinet et par l'entremise du
  banquier Jordis, homme sans fortune, sans crédit et sans
  considération. «Je ne connais, ajouta M. de Bulow, que deux manières
  de traiter cette affaire: ou bien qu'un banquier connu et estimé se
  mette à la tête et donne l'exemple en souscrivant pour une somme
  importante, ou bien qu'un agent avoué présente au nom du
  gouvernement les sûretés, offre les conditions et traite sous les
  auspices de la foi publique,» M. de Bulow ne croit point au succès
  de cet emprunt.

  Le public ne sait pas encore bien s'expliquer le dernier voyage du
  roi à Hanovre, et je ne suis pas plus instruit à cet égard que le
  public. Le passage du duc d'OEls et ses conséquences peuvent y être
  entrés pour quelque chose. On parle aussi de quelques fournitures,
  de souliers par exemple, faites ou commandées dans cette occasion.
  Le général Bongars et le banquier Jordis y sont venus de Hambourg
  rendre compte de leur négociation. Dans le public on s'attendait à
  une prise de possession. Sa Majesté a été très satisfaite de la
  cordialité avec laquelle Elle a été reçue par les habitants du Harz.
  À Brunswick on a cru s'apercevoir d'une froideur qui contrastait
  avec la joie que les habitants de cette ville avaient témoignée dans
  d'autres occasions. Au moment de son arrivée à Brunswick le roi
  ordonna au ministre des finances de payer tous les arrérages. «J'ai
  prévenu les ordres de Votre Majesté, répondit M. de Bulow, tout est
  payé.» En effet, il avait fait arriver d'avance tout l'argent des
  caisses des environs.

  Dans la conversation que le roi eut avec M. Lefebvre après son
  retour de Vienne, Sa Majesté ne manqua pas de lui reparler de ses
  soupçons contre M. Jollivet. Ces soupçons, Monseigneur, je l'avoue,
  sont pénibles pour moi, et je prie Votre Excellence de croire que,
  même au risque de les attirer sur moi, je désirerais que le roi ne
  les ait pas conçus. M. Jollivet remplit parfaitement son devoir dans
  l'administration qui lui est confiée, et si notre position est
  délicate, nous ne pouvons tous les deux prendre pour règle de
  conduite que notre dévouement à S. M. I. Du reste cette matière ne
  me paraît point être de nature à me permettre de m'en expliquer
  jamais avec M. Jollivet.

  M. de Bercagny doit aller à Mayence au devant de sa femme que le roi
  lui a ordonné de faire venir. Il parait que dans ces derniers temps
  plusieurs circonstances ont nui à M. de Bercagny dans l'esprit de S.
  M., et si cette diminution momentanée de son influence peut
  l'engager à faire un retour sur lui-même et à se prescrire des
  règles fixes et équitables pour sa conduite, il en résultera un
  grand bien. Malheureusement je viens d'apprendre un trait qui m'en
  fait désespérer. La haute police prétend savoir d'après plusieurs
  indices que feu M. de Müller avait eu connaissance de la
  conspiration de Doernberg. J'oserais, moi, donner un démenti formel
  à cette assertion au nom de M. de Müller dans la tombe, non
  seulement à cause de la connaissance que j'avais de son caractère,
  mais encore d'après toute sa manière d'être dans les circonstances
  d'alors. Quoi qu'il en soit, la haute police ne peut vouloir
  fouiller ainsi dans la cendre des morts qu'avec le projet de
  déterrer quelqu'accusation contre les vivants; et lorsqu'elle aura
  tiré le voile qui couvre encore le mystère, on verra que M. de
  Bercagny, et deux ou trois associés qui le valent, sont les seuls
  serviteurs vraiment fidèles et nécessaires de Sa Majesté.


On a vu que l'empereur avait fait établir en Westphalie (où les
marchandises anglaises commençaient à être introduites) une ligne de
douanes. Jérôme s'était opposé à cette mesure. Reinhard écrivit à
l'empereur le 25 septembre 1809:


  «Il est pénible pour moi d'avoir à revenir sur ce qui se passe en
  Westphalie, relativement à la nouvelle ligne de douanes dont Elle a
  ordonné l'établissement; mais je ne crois pas pouvoir me dispenser
  de mettre sous vos yeux, Sire, le nouveau rapport qui m'est fait par
  M. Collin, afin que Votre Majesté puisse donner les ordres qu'Elle
  jugera convenable sur cet important objet.»


D'après l'ordre de l'empereur, Cadore écrit à Reinhard, de Vienne,
le 3 octobre:


  «Sa Majesté l'empereur avait ordonné en Westphalie l'établissement
  d'une nouvelle ligne de douanes, pour s'opposer avec plus
  d'efficacité à l'introduction des marchandises anglaises. Les
  brigades de Neukirchen et d'Alfaugen (?) ayant été obligées, le 9
  septembre, de cesser leurs fonctions, il s'est introduit sur leurs
  postes, du 9 au 13 inclusivement, plus de trois cents voitures de
  marchandises anglaises, escortées pour la plupart par des gendarmes
  westphaliens et des paysans armés. J'ai l'honneur de vous envoyer
  une copie du rapport qui rend compte de ces faits et qui a été mis
  sous les yeux de l'empereur.

  «Sa Majesté vous charge de faire les plus vives instances pour que
  le gouvernement de Westphalie cesse de s'opposer à l'établissement
  de cette ligne de douanes. Sa Majesté use de son droit de
  protecteur, en prenant des mesures pour fermer tout accès au
  commerce de l'Angleterre dans les États de la Confédération. Elle a
  été étonnée de ce que, dans les moyens qu'elle prenait pour faire la
  guerre à l'Angleterre, la Westphalie était le pays où elle éprouvait
  des obstacles. Je vous prie, Monsieur, de m'informer du résultat de
  vos démarches.»


Quelques mois plus tard, Champagny écrivait encore à ce sujet (de
Paris, le 8 février 1810):


  «Je viens d'être instruit par Son Excellence le Ministre des
  finances qu'un mouvement séditieux a eu lieu en Westphalie contre le
  service des douanes impériales. Le 15 novembre dernier, à la suite
  d'une saisie faite par les préposés de Cuxhaven, pour contravention
  au décret du 29 octobre précédent, de dix-neuf petites embarcations
  chargées de sucre, café et autres denrées, les objets saisis
  composant le chargement de trente-trois voitures furent conduits à
  Bremerlehe, sous l'escorte d'un détachement de cuirassiers
  westphaliens. Le convoi arriva en bon ordre, mais l'heure ne permit
  pas d'opérer immédiatement le chargement sur bateau pour Brême. On
  mit donc provisoirement les marchandises en magasin à Bremerlehe
  même, avec d'autant plus de confiance que l'escorte était forte,
  qu'il y avait dans la ville une garnison westphalienne et qu'on
  pouvait ainsi espérer secours et protection en cas de tentatives
  d'enlèvement de la part du peuple, mais cette garnison, cédant à
  l'impulsion de la multitude, qui ne tarda point à manifester ses
  mauvaises intentions, fut la première à favoriser le pillage et
  enleva elle-même des marchandises.

  «Les soldats de l'escorte prirent part aussi à ce pillage au lieu de
  s'y opposer, et une patrouille envoyée par le commandant et les
  préposés ne put empêcher qu'une partie des marchandises (480 bûches
  de bois de teinture, 64 sacs et un tonneau de sucre rafiné, ainsi
  que 4 sacs de café) ne fût enlevée.

  «Je vous prierai, monsieur le baron, de vouloir bien porter ces
  faits à la connaissance du gouvernement westphalien et de demander
  que les auteurs de ce désordre soient recherchés et punis. Vous
  voudrez bien me faire part du résultat de vos démarches à cet
  égard.»


Le ministre des finances du royaume de Westphalie, M. de Bulow,
était, en sa qualité d'allemand, en butte à la haine du parti
français. Reinhard, dans ses lettres et dans ses bulletins, laisse
pressentir sa prochaine disgrâce.


  BULLETIN.

                                         Cassel, le 28 septembre 1809.

  «La cour est revenue de Napoléons-Hoehe à Cassel mardi dernier.
  Quoique la détermination en ait été prise subitement, elle a été
  suffisamment motivée par le temps froid et pluvieux qui ne cessait
  de rendre le séjour de Napoléons-Hoehe malsain et désagréable.

  «L'exemple de la France et de la Hollande, où les gardes nationales
  ont montré une si noble ardeur à marcher contre un ennemi déjà en
  présence, avait inspiré à M. Bercagny l'idée de faire paraître
  devant le roi, le jour de sa fête, la garde nationale de Cassel.
  Comme elle est composée d'un corps d'arquebusiers en uniformes, et
  du reste de la bourgeoisie qui n'en a point, il s'agissait de donner
  des uniformes à toute la garde. Une souscription devait être ouverte
  en faveur de ceux qui n'avaient pas assez de fortune pour s'en
  procurer de leurs propres moyens. On espérait que quatre ou cinq
  cents hommes pourraient se présenter en uniforme le jour où le roi
  les passerait en revue. Dimanche dernier, M. Bercagny vint
  m'entretenir de son projet comme d'une chose qui plairait sûrement à
  l'empereur. Il en exposa les avantages avec enthousiasme. Il était
  sûr que tous les départements s'empresseraient d'imiter la cour et
  la capitale. «J'ai proposé au roi, me dit-il, d'ordonner que toute
  la cour prît l'habit de garde national; il est vrai que Sa Majesté
  me répondit que cela ne prendrait point, et que ce ne serait qu'un
  habit de plus.» Je convins avec M. Bercagny que son idée était
  excellente; cependant je l'avertis de n'y point mettre trop de
  chaleur, parce que le flegme allemand n'aimait point à être trop
  pressé.

  «Le lendemain matin, je vis passer dans la rue et j'entendis des
  cris qui me parurent être des _vivat_; voilà, dis-je, M. Bercagny
  qui a donné de bonne heure à boire à sa garde nationale; je me
  trompais. La bourgeoisie assemblée par le maire avait refusé de se
  mettre en uniforme, et les cris que j'entendais étaient des cris
  d'opposition.

  «Il paraît que la crainte vague de prendre un engagement dont on ne
  connaissait pas assez ni l'objet ni le terme, et une jalousie déjà
  existante entre les arquebusiers et le reste de la garde ont été la
  cause de ce refus qui heureusement n'a heurté que les espérances
  trop vives de M. Bercagny. Le gouvernement, qui ne s'était pas
  encore prononcé, s'est décidé sagement à ne donner pour le moment
  aucune suite à cette affaire. Je suis persuadé qu'on pourra la
  reprendre avec succès, si l'on y met le temps nécessaire, et
  peut-être aussi en la faisant manier par des personnes plus
  populaires que M. Bercagny. Le roi ce jour-là vint en ville sans
  escorte et sans garde, et cette démarche simple prouva aux gens qui
  étaient déjà tentés de crier à la révolte, qu'il était étranger à
  cet incident et qu'il n'y mettait aucune importance.

  «Il paraît que les troupes westphaliennes ont quitté la ville de
  Hambourg et qu'elles sont revenues à Hanovre. Le cinquième régiment,
  le même qui s'était trouvé à Halberstadt, est revenu de Magdebourg à
  Cassel. On dit que le nombre d'hommes sous les armes dont il est
  composé n'excède pas encore 800.

  «La négociation du général Bongars et du banquier Jordis paraît
  avoir abouti à deux cent mille francs pour accélérer le départ des
  troupes. J'ai une lettre d'Hambourg où il est question de dix-sept
  cent mille francs, mais je crois qu'il y a un zéro de trop. Quant à
  l'emprunt, le sénat de Hambourg propose toujours des conditions
  telles que le conseil du roi a dû nécessairement les refuser.

  «M. de Bulow affirme que les recettes vont en ce moment assez bien;
  cependant à Brunswick encore, il s'était trop pressé en annonçant
  que tout avait été payé. M. de Wolfradt ne manqua pas de montrer au
  roi une lettre du préfet qui assurait le contraire. M. de Bulow
  répondit qu'il avait fallu quelques jours pour exécuter les ordres
  donnés; M. de Wolfradt soutient que c'est encore un mensonge. M. de
  Bulow à contre lui un très fort parti composé à peu près de la
  totalité des Français et même de plusieurs Allemands. Il est accusé
  de fournir au roi tout l'argent qu'il demande pour ses dépenses, ce
  qui est faux et absurde; d'augmenter à dessein le désordre et la
  détresse des finances, pour amener des troubles et la ruine de
  l'État, ce qui est chimérique. On a dit au roi qu'il avait profité
  de sa place pour payer ses dettes. Il en avait: elles provenaient de
  ses ancêtres, il en a toujours mis l'état sous les yeux de Sa
  Majesté, en prouvant que sa fortune réelle les excédait de beaucoup.
  On m'assure que depuis qu'il est ministre elles n'ont point été
  diminuées. «Je ne tiens point à ma place, me dit dernièrement M. de
  Bulow, mais j'y resterai aussi longtemps que le roi voudra me la
  conserver, parce que je suis certain que je serais remplacé par un
  imbécile ou par un fripon.» On est au reste généralement persuadé
  qu'il ne se soutiendra plus longtemps. La tournure que prendra
  l'affaire des postes, où la famille de M. de Furstenstein fait cause
  commune, peut en décider, car, quoiqu'il soit plus que probable que
  M. de Bulow a raison dans le fond, il paraît avoir exagéré quelques
  détails. On dit que le roi pense encore de temps en temps à M.
  Hainguerlot.

  «Les ordres pour le mouvement des troupes continuent à être donnés à
  l'insu de M. le ministre de la guerre. Il en est de même des
  nominations militaires, sur lesquelles on dit que le comte de
  Bernterode exerce une plus grande influence. On cite la nomination
  d'un colonel pour le sixième régiment. C'est un certain Laruelle ne
  sachant ni l'allemand ni le français et recommandable seulement pour
  avoir le même bon ton que M. de Bernterode. On craint une
  nomination pareille pour le premier régiment. Le comte Bernterode,
  ajoute-t-on, veut se faire nommer inspecteur général de l'armée. Le
  général Boermer est négligé. Les officiers allemands sont dégoûtés
  de tant de passe-droits. Il convient de citer mon autorité: c'est le
  général d'Albignac. Mais ce que j'ai dit du peu d'influence du
  général Eblé, je le tiens de ce ministre lui-même à qui je n'ai pu
  m'empêcher de dire qu'un homme de son mérite était assez fort pour
  lutter et pour l'emporter. Encore un trait que m'a raconté le
  général Eblé. Dans un groupe de courtisans à Napoléons-Hoehe, il
  était question de Sa Majesté l'empereur et du roi de Hollande. Et
  nous aussi, dit, en se frottant le menton, le comte de Bernterode,
  nous nous raccommoderons.

  «L'esprit des départements ne s'est pas encore amélioré. Aucune
  dépense n'est payée; les impôts ne rentrent qu'à force d'exécutions
  militaires. Voilà le refrain. À Brunswick, on vend le portrait, on
  porte les couleurs du duc d'Oels, on y attend les Anglais. On ne les
  attendra plus quand la paix sera signée.

  «On a fait des réparations au palais. On allait y bâtir une salle de
  spectacle; mais on a trouvé que le local ne s'y prêtait point et
  l'on se borne à continuer la construction de celle de
  Napoléons-Hoehe. D'un autre côté, on prend quelques mesures
  d'économie; la table du maréchal a été restreinte à douze couverts.
  Le palais de Brunswick n'est pas encore achevé et il paraît certain
  que la cour ne s'y rendra point pendant l'hiver prochain.»


Le 12 octobre Reinhard envoie de Cassel la lettre suivante:


  «Le 3 octobre, l'avant-veille de mon départ, s'est passé à Cassel un
  événement dont il est de mon devoir de rendre un compte détaillé à
  Votre Excellence. Le ministre des finances était ce jour-là à dîner
  avec quelques autres ministres et conseillers d'État chez le grand
  veneur, M. le comte d'Hardenberg, revenu le même jour de sa
  campagne. Pendant le dîner il reçoit un billet de sa femme; il se
  lève de table, disant qu'un événement désagréable arrivé dans son
  intérieur l'oblige de se rendre chez lui. On se perd en conjectures,
  on envoie pour savoir de ses nouvelles; il fait dire qu'une affaire
  survenue avec la police l'empêche de revenir. Voici le fait.

  «Le sieur Schalch, commissaire général de la haute police à Cassel,
  avait proposé au valet de chambre de M. de Bulow de lui procurer
  l'entrée du cabinet de son maître. Le domestique en informa non M.
  de Bulow, mais Madame, qui lui ordonna d'accepter la proposition en
  se faisant donner une promesse par écrit. Le sieur Schalch la donna
  signée de son nom et scellée du sceau de la haute police. Un nommé
  Dumoulin, d'une famille prussienne et commis dans les bureaux de M.
  de Bulow, était chargé d'examiner et d'enlever les papiers. Le jour
  où M. de Bulow allait dîner chez M. de Hardenberg paraît une
  occasion favorable. Le valet de chambre introduit le sieur Dumoulin
  dans le cabinet du ministre et Mme de Bulow le surprend assis au
  bureau de son mari, examinant ses papiers. M. de Bulow arrive, et,
  muni du billet du sieur Schalch, se rend immédiatement chez le roi.
  Il représente à Sa Majesté que l'attentat qui vient d'être commis ne
  concerne point sa personne, mais celle du roi, que les papiers qui
  se trouvaient dans le cabinet d'un ministre d'État ne sont pas les
  siens, mais ceux du roi; qu'en conséquence il n'a rien à demander
  personnellement, et qu'il appartient entièrement à Sa Majesté de
  faire justice.

  «Le roi se montre indigné; il donne sur le champ l'ordre de faire
  arrêter les sieurs Schalch et Dumoulin. Le premier est mis au
  castel; le second s'étant réfugié, dit-on, chez M. Bercagny, est
  réclamé par le préfet de Cassel. M. Bercagny répond qu'il ne sait
  pas où est ledit Dumoulin, et que d'ailleurs un ordre du préfet ne
  suffirait pas pour le faire mettre en prison. L'ordre en conséquence
  est expédié par le ministre de la justice; le sieur Dumoulin aussi
  est conduit au château. J'appris ces faits le lendemain de M. de
  Coninx qui avait assisté au dîner. M. de Bulow me les confirma en
  masse; il me répéta ce qu'il avait dit au roi. Du reste il avait
  l'air modestement heureux d'un homme qui avait déjoué un complot
  dangereux et qui avait été plus fin que ses ennemis.

  «Le même jour, au spectacle, j'entendis M. le général Eblé demander
  au ministre de l'intérieur qui n'est nullement ami du ministre des
  finances: «Que pensez-vous de l'affaire de M. de Bulow?»--«Je pense,
  dit M. de Wolfradt, que M. Schalch n'a pas agi sans l'autorisation
  de M. Bercagny, et que M. Bercagny n'a pas agi sans.......» Ici la
  phrase fut interrompue. M. Lefebvre, pendant mon absence, ayant
  écrit jour par jour tout ce qui s'est passé à la suite de cet
  événement, je ne saurais mieux faire, Monseigneur, que de vous
  envoyer l'extrait des notes qu'il m'a remises lors de mon retour.
  Votre Excellence jugera facilement de la satisfaction que cet
  événement a produite, et peut-être, dans aucune circonstance, un
  esprit de parti qui ne devrait pas exister ne s'est montré plus
  ouvertement et plus mal à propos que dans celle-ci. Le sieur
  Dumoulin s'obstinant dans son refus de répondre, le ministre de la
  justice avait ordonné de lui mettre les menottes. M. de Wolfradt
  vient de me dire qu'aujourd'hui, au lever du roi, plusieurs Français
  l'ont interpellé pour savoir si le fait était vrai, et qu'ils en
  jettent les hauts cris.

  «Faut-il remonter aux causes de cet attentat? Ma correspondance
  antérieure en a dit assez pour me dispenser ici de fatiguer Votre
  Excellence par des conjectures; mais je dois citer un fait qui m'a
  été rapporté en confidence. Dans une conversation sur la querelle
  qui existe entre M. Pothau et M. de Bulow, quelqu'un demanda au
  premier pourquoi il était si difficile d'entamer un homme ennemi des
  Français et contre lequel il s'élevait de si fortes préventions?
  «Ah! dit M. Pothau, si nous pouvions nous procurer deux pièces que
  nous savons être dans son cabinet, nous prouverions bien qu'il est
  traître, mais il faudrait une autorisation.»

  «Quoi qu'il en soit, Monseigneur, la doctrine professée par le sieur
  Schalch, et dans son interrogatoire et dans une lettre qu'il a
  écrite au ministre de la justice, est aussi celle de M. Bercagny,
  qui donnait une trop grande latitude à quelques expressions du roi
  sur une attribution de surveillance générale contre laquelle tous
  les ministres protestent depuis un an, et voudrait même insinuer que
  cette doctrine est conforme à l'opinion de Sa Majesté. Si j'avais
  réussi, disait M. Bercagny, encore ce matin (je cite M. de
  Wolfradt), j'aurais obtenu un grand cordon; j'ai échoué....... Mais
  abstraction faite de la moralité de l'entreprise, un directeur de la
  haute police doit-il échouer ainsi?

  «Le sieur Schalch est natif de Schaffouse; c'est un homme d'une
  réputation tarée; on m'en a raconté un trait qui mériterait non le
  cordon, mais la corde. Un autre Suisse avait reçu d'un oncle une
  traite qui ne suffisait point à ses besoins; il s'en plaignit. Eh
  bien! dit le sieur Schalch, ajoutez un zéro!--Il sera destitué et
  banni du royaume.

  «La direction de la haute police va rentrer provisoirement dans les
  attributions du ministère de la justice. Les commissaires généraux
  de police seront subordonnés aux préfets. M. Bercagny sera préfet de
  police à Cassel. Le décret qui crée une direction séparée de la
  haute police subsiste. Si la nécessité l'exige, un nouveau directeur
  pourra être nommé. M. Siméon m'a dit qu'à présent les plaintes
  contre M. Bercagny pleuvaient et qu'il en résultait en toute
  hypothèse que c'était un homme qui n'avait exercé son emploi que
  dans la vue de se faire une fortune dans deux ans. Le roi est très
  prévenu contre Mme de Bulow; il l'appelle un monstre, pour avoir
  joué un rôle insidieux qui dégradait son caractère de femme. Que ce
  soit elle ou non, il est certain que ce rôle qu'elle a joué ou
  qu'elle s'est laissé attribuer a quelque chose qui répugne à la
  délicatesse. Mais sans le flagrant délit, comment obtenir la preuve?

  «J'ai oublié d'informer Votre Excellence que M. B. Huygens, ministre
  de Sa Majesté hollandaise, est rappelé et qu'il a été nommé
  conseiller d'État. On dit qu'il ne sera remplacé que par un chargé
  d'affaires.»


Par suite de cette maladresse de la police dans l'affaire Bulow,
Bercagny fut remplacé dans ses fonctions par le général Bongars,
chef de la gendarmerie, le commissaire général Schlach fut expulsé
du royaume, et une scission eut lieu dans le cabinet. Le parti
allemand représenté par Bülow, plus puissant que jamais, après
Siméon, entra en lutte avec le parti français représenté par le
comte de Fürstenstein et M. de Salha, devenu comte de Hoene et
ministre de la guerre. Mais Bülow par son influence, Siméon par son
talent, étaient autrement forts que MM. Le Camus et de Salha,
ministres assez médiocres.

Revenant sur l'affaire relative à M. Hainguerlot, Reinhard écrivit
le 17 octobre 1809, de Brême, où il se trouvait, au duc de Cadore:


  «La dépêche que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire sous
  la date du 9 a été envoyée à Cassel par estafette par M. Durand. M.
  Lefebvre me l'a expédiée par un courrier. J'ai trouvé tous les
  cachets intacts. Je dois vous rendre compte, Monseigneur, du fait
  qui m'a donné lieu d'écrire le mot concernant M. Hainguerlot. Je
  tiens de M. Lefebvre que M. Courbon lui a dit que lorsqu'au mois
  dernier le roi l'expédia pour Vienne auprès de Sa Majesté
  l'empereur, le roi qui était seul dans son cabinet appela devant lui
  M. de Marinville, son secrétaire intime, et lui demanda: «Avez-vous
  écrit ce que je vous ai dit au sujet de M. Hainguerlot?» Et que M.
  de Marinville lui répondit: «Oui, Sire;» qu'après un moment de
  silence, Sa Majesté lui dit: «Non, toute réflexion faite, ne
  l'écrivez point.»

  «Cette circonstance m'avait été racontée à l'époque à peu près de la
  rédaction de ma dépêche et il paraît en effet que, dans la crise où
  était alors la situation de M. de Bulow, le nom de M. Hainguerlot
  avait été prononcé, non dans le public, non par des personnes de
  l'administration, mais très dans l'intérieur de la cour; et voilà
  comment, étant loin d'y attacher toute l'importance que la chose
  méritait, j'ai été conduit à écrire la phrase en question. Si j'ai
  écrit: _on dit_, je ne saurais justifier ce mot dans toute son
  exactitude, j'aurais dû écrire: _il paraît_. Comme toutes les
  circonstances du fait qui a été raconté par M. de Courbon à M.
  Lefebvre ne sont plus présentes à ma mémoire, j'engage ce dernier,
  qui ne verra point cette réponse, à vous en rendre compte
  directement dans une lettre particulière; et je me borne à lui
  écrire, comme je me bornerai à lui dire, qu'une phrase que je vous
  avais écrite au sujet de M. H. vous avait engagé à me demander
  quelques éclaircissements à ce sujet.

  «Je me permettrai seulement d'ajouter, Monseigneur, que, si dans la
  circonstance dont je parle, le souvenir de M. Hainguerlot s'est
  présenté dans l'esprit de Sa Majesté, le souvenir d'autres
  particularités que j'ignore s'y est présenté aussi et l'a emporté;
  que ce fait est antérieur à la nomination de M. Girard pour
  Carlsruhe où Mme Girard[125] s'est rendue quinze jours après le
  départ de son mari, et que, si le nom de M. Hainguerlot a été
  prononcé après cette époque, il est plus que douteux que le roi en
  ait donné la moindre occasion.»

         [Note 125: Soeur du fournisseur et banquier Hainguerlot que
         l'empereur n'aimait pas et qui était un des amis du roi
         Jérôme.]


Le 18 octobre, M. Reinhard manda de Cassel au duc de Cadore:


  «L'attention de Sa Majesté a été si souvent appelée sur les finances
  de la Westphalie, que ce n'est pas sans un sentiment de répugnance
  qu'on se voit obligé de ramener sans cesse sa réflexion sur ce
  triste tableau. Des réformes de valets ont eu lieu dans l'intérieur
  du palais, mais on ne peut raisonnablement se flatter d'en attendre
  une amélioration dans les finances. Quelques réductions partielles
  ne forment point un système complet d'économie. Ce qu'une sage
  administration doit se prescrire, c'est de ne point charger sa
  dépense au delà des forces de son budget. Mais, Monseigneur,
  l'économie est une vertu dont le goût viendra tard ici; elle choque
  les penchants d'un jeune roi né avec de nobles et généreuses
  inclinations qui met la libéralité au premier rang des qualités d'un
  souverain, et qui, comme il m'a fait l'honneur de me le dire à
  moi-même, n'a d'abord vu dans la royauté que le plaisir de donner.
  Toutefois, Sa Majesté impériale peut être sous ce rapport sans
  inquiétude. Tous les ministres sont d'accord pour combattre le
  penchant du roi à des dépenses peu proportionnées avec les forces de
  l'État. Le ministre des finances, éveillé par le dernier et sérieux
  avertissement qu'il a reçu, ne souffrira aucune application des
  revenus publics à des objets qui ne seraient pas autorisés par la
  Constitution. M. de Bulow est un homme franc, plein de ressources,
  et peut-être, quoi qu'on en publie, celui de tous les ministres qui
  est le mieux à sa place.

  «Le roi, sur la demande de la ville de Brême, a supprimé une foule
  de droits aussi injustes qu'onéreux que s'étaient arrogés sur le
  commerce les commandants qui avaient été successivement stationnés
  dans cette ville. Il a également réduit au-dessous des demandes et
  des espérances du sénat les dépenses de table du général qui y
  commande; enfin si Sa Majesté s'est vue dans l'obligation d'envoyer
  une partie de ses troupes vivre momentanément chez ses voisins, il
  est du moins de la justice de déclarer que la conduite de ces
  troupes a été partout exempte de reproches.

  «Le chargé d'affaires qui doit remplacer M. le ministre de Hollande
  étant arrivé hier, M. le chevalier de Huygens se propose de demander
  demain son audience de congé et de quitter Cassel vers le
  commencement de l'autre semaine.»


Lefebvre, qui remplaçait Reinhard à Cassel pendant le voyage de ce
dernier à Brême, écrivit, le 20 octobre, au duc de Cadore:


  «M. Reinhard, en me faisant passer la réponse ci-jointe à la dépêche
  que je lui avais transmise à Brême d'après vos ordres, m'écrit qu'il
  aurait bien désiré que j'eusse pris sur moi de l'ouvrir et que la
  chose principale regardait M. Hainguerlot; que Sa Majesté impériale
  a été frappée d'un passage de la correspondance qui le concerne: «On
  dit que le roi pense de temps, en temps encore à M. Hainguerlot;»
  que Votre Excellence désire quelques éclaircissements sur ce qui a
  donné lieu à cette phrase; enfin M. Reinhard me mande qu'il répond à
  Votre Excellence, en lui racontant le fait autant qu'il peut se le
  rappeler. Mais, comme c'est à moi que la chose a été communiquée
  dans le temps, il m'engage à vous en écrire, Monseigneur, dans une
  lettre particulière.

  «Voici les faits aussi exacts que je puis me les rappeler moi-même:

  «Je m'entretenais un jour avec M. Siméon (et non avec M. de Courbon,
  comme M. Reinhard m'écrit qu'il l'a mandé à Votre Excellence), je
  m'entretenais, dis-je, avec M. Siméon des finances de ce pays, du
  parti qui devenait tous les jours plus violent contre M. de Bulow et
  de la complaisance avec laquelle le roi commençait à écouter les
  accusations contre ce ministre; je demandai alors à M. Siméon à qui
  il pensait que pût être remise une commission si difficile dans le
  cas où Sa Majesté se déciderait à retirer le portefeuille à M. de
  Bulow. «Je ne vois, dit-il, personne ici qui ait les épaules assez
  fortes pour un tel fardeau. Tous ceux qui crient contre le ministre
  actuel auraient lieu de crier bien davantage contre son successeur.
  On dit que l'on a fait demander il y a quelque temps l'abbé Louis à
  Sa Majesté impériale; mais le roi s'accommoderait mal de l'humeur
  dure et de l'esprit exact de l'abbé Louis. Le roi voudrait bien sans
  doute qu'il lui fût permis de faire venir Hainguerlot, mais
  l'empereur ne souffrirait jamais cet homme ici.» Voilà, Monseigneur,
  dans quel sens la chose a été dite, et celui aussi dans lequel doit
  être entendue la phrase de M. Reinhard. Cette phrase ne veut point
  dire que le roi pense à appeler M. Hainguerlot, mais qu'il
  l'appellerait s'il ne savait point qu'il s'exposerait au
  mécontentement et qu'il encourrait la disgrâce de Sa Majesté
  impériale.

  «Si, après cette explication, Votre Excellence voulait me permettre
  d'ajouter quelque chose de moi-même, je n'hésiterais point à
  l'assurer que, quel que puisse être un reste d'attachement que le
  roi conserve pour cette famille, jamais ce prince, rempli de
  reconnaissance comme il l'est et de vénération pour son auguste
  frère, ne se permettrait une telle démarche dans l'état de discrédit
  où est tombé M. Hainguerlot, et après que Sa Majesté impériale a
  fortement exprimé sa volonté de ne le point souffrir auprès de la
  personne du roi. Sa Majesté a sans doute un sentiment très vif de
  l'indépendance, je dirai même une volonté passionnée d'être et de
  paraître roi. Ce prince semble blessé de tout ce qui arrête son
  autorité ou lui indique qu'elle a des bornes. C'est là son côté
  faible. Plus on va et plus on rencontre en lui une disposition
  prompte à se raidir contre tout ce qui peut indiquer un pouvoir hors
  de lui. Mais en avouant cela il faut aussi convenir que cet esprit
  d'indépendance fléchit sans résistance devant la volonté de Sa
  Majesté impériale dans tout ce qui peut intéresser la gloire de ses
  armes et tendre à l'accomplissement de ses hauts desseins, et il
  paraît que ce n'est de la part de ce prince ni soumission forcée, ni
  résignation née du calcul de sa faiblesse, mais que cette
  obéissance, en tant qu'elle se rapporte à des choses de quelque
  haute importance, est le résultat d'un système puisé autant dans les
  sentiments de reconnaissance et de vénération dont il m'a toujours
  paru pénétré pour Sa Majesté impériale que dans le sentiment d'un
  intérêt commun.»


L'empereur, qui voulait tout savoir, avait auprès de son frère
Jérôme deux hommes chargés de lui faire connaître tout ce qui se
passait en Westphalie, M. Reinhard, sous le nom d'ambassadeur de
famille, le comte Jollivet, chargé de liquider la partie financière
concernant la France. Jérôme, espionné jusque dans l'intérieur de
ses appartements par les agents secondaires des agents de son frère,
ayant découvert par hasard à quelles menées il était en butte,
écrivit le 20 octobre, de Cassel, à l'empereur qui avait cessé de
répondre à ses lettres:


  «Sire, malgré l'oubli total dans lequel Votre Majesté paraît décidée
  à me laisser, puisque je ne reçois aucune réponse à mes lettres, je
  ne puis m'empêcher de lui faire part de la conduite scandaleuse que
  l'un de ses agents se permet de tenir, non seulement vis-à-vis de
  moi et de mon gouvernement, mais encore par rapport à mes affaires
  particulières. Votre Majesté aura de la peine à croire que, depuis
  un mois, quatre de mes domestiques, tant de la chambre que de la
  bouche et des écuries, ont été renvoyés parce qu'ils ont été
  convaincus d'être les espions du comte Jollivet.

  «Enfin, Sire, le scandale est porté à un point tel qu'il n'est plus
  de la dignité de votre frère de le souffrir! Moi-même j'ai surpris
  un de mes huissiers feuilletant mes papiers sur mon propre bureau,
  et l'ayant sommé de me déclarer qui lui faisait commettre une action
  aussi criminelle, il m'a déclaré, en se jetant à mes pieds, que
  depuis un an il était payé par le comte Jollivet qui lui avait dit
  que c'était par ordre de l'empereur! C'est le nom de Votre Majesté
  qu'on employait pour engager à une pareille action! C'est un agent
  de Votre Majesté que j'ai toujours comblé de bontés qui la faisait
  commettre! Loin de donner de l'éclat à une pareille action, je l'ai
  étouffée et me suis contenté de renvoyer ces domestiques infidèles
  en laissant même ignorer au comte Jollivet la cause de leur renvoi.

  «Mais, Sire, c'est à Votre Majesté que je m'adresse pour demander le
  rappel de M. Jollivet; il est impossible que Votre Majesté veuille
  mon déshonneur à ce point! Je serais indigne de vous appartenir si
  je souffrais chez moi et avais l'air de ménager plus longtemps un
  homme aussi méprisable. Je prie Votre Majesté de croire que, malgré
  la triste situation dans laquelle je me trouve et l'abandon total
  dans lequel elle me laisse, elle n'a personne qui lui soit plus
  tendrement attaché que moi.»


Ne recevant pas de réponse de l'empereur, Jérôme se décida à lui
écrire de nouveau le 30 octobre:


  «Sire, malgré l'abandon dans lequel me laisse Votre Majesté et que
  je n'ai rien fait pour m'attirer, je vous demanderai de la prier de
  décider de ma situation qui est tout-à-fait fausse comme roi de
  Westphalie. Daignez décider, Sire, si je dois me conduire comme
  sujet ou comme souverain. Le choix de mon coeur est et sera toujours
  d'être sujet de Votre Majesté, je n'aime ni l'allemand ni
  l'Allemagne, et je suis tout français. Cependant, je ne puis être
  ces deux choses à la fois et Votre Majesté conviendra avec moi que
  lorsque des douaniers viennent à main armée et de force s'établir
  chez un souverain sans que celui-ci en ait la moindre connaissance
  par traité, ni par notification officielle, à moins qu'il ne fût un
  lâche et un malheureux proscrit, il a dû les renvoyer; quand même je
  n'aurais été, Sire, que gouverneur pour Votre Majesté, certes vos
  ministres et vos conseillers d'État n'auraient pas établi dans mon
  gouvernement des lignes de douanes sans ma participation; d'autant
  plus, Sire, que ce n'est pas au milieu du pays d'Osnabruck que l'on
  peut espérer d'empêcher la contrebande, mais sur les frontières.
  Voilà cependant, Sire, le crime que l'on ose m'imputer à vos yeux;
  et, pour avoir fait ce que tout homme eût fait à ma place, ce que
  Votre Majesté eût certainement fait elle-même, on ose dire que je ne
  vous aime pas, que je ne suis pas français! Comme si mon pays
  n'était pas la France, et que je ne respectasse pas dans Votre
  Majesté mon frère et mon bienfaiteur!

  «Sire, je suis de votre sang et, aussi longtemps que Votre Majesté
  laissera sur ma tête la couronne qu'elle a daigné y poser, je ne
  saurais agir autrement que ne doit le faire un roi, frère de
  l'empereur. Tout m'impose l'obligation d'être jusqu'au dernier
  souffle de ma vie lié à votre système politique, à celui que vous
  avez créé pour votre famille et pour la France, mais, m'asseyant
  vous-même sur un trône, vous avez entendu que je serais indépendant
  pour les affaires intérieures du royaume que vous me donniez. Je le
  répète, Sire, je n'aime ni l'Allemagne ni l'allemand, mais, dans
  toutes les circonstances de ma vie, je suivrai la route de l'honneur
  que Votre Majesté m'a si bien tracée.

  «J'ai désiré sans doute d'avoir un peuple à gouverner; je l'avoue à
  Votre Majesté, je préférerais vivre en particulier dans son empire à
  être comme je suis souverain sans nation. Votre nom seul, Sire, me
  donne l'apparence du pouvoir, et je le trouve bien faible quand je
  songe que je suis dans l'impossibilité de me rendre utile à la
  France, qui, au contraire, sera toujours obligée d'entretenir cent
  mille bayonnettes pour étayer un trône sans importance.

  «Je finis, Sire, avec la conscience intime que, quels que soient les
  torts dont on cherche à me noircir, Votre Majesté ne peut pas
  persister, avec réflexion, à me croire coupable d'indifférence et
  d'ingratitude.»


Peu de temps après, le roi obtint la permission de se rendre à
Paris. Lefebvre, chargé de remplacer Reinhard, écrivit de Cassel, le
10 novembre 1809, au duc de Cadore:


  «Je n'ai pas rendu compte à Votre Excellence, dans ma dernière
  dépêche, d'un entretien que le général Eblé a eu avec Sa Majesté, la
  veille même de son départ pour Paris. Je n'en connaissais alors que
  ce qui m'avait été rapporté par M. Siméon, qui m'avait demandé le
  secret, et j'ai mieux aimé attendre de savoir tous les détails par
  le ministre de la guerre lui-même, pour n'avoir rien à mander que
  d'exact à Votre Excellence.

  «Elle a pu voir, par la correspondance de M. Reinhard, que depuis
  longtemps le général Eblé éprouve des dégoûts. Il cherchait
  l'occasion de demander au roi la permission de se retirer en France,
  lorsque le roi qui en avait appris quelque chose, je ne sais
  comment, ni par qui, lui dit, il y a quelques semaines: «Eh bien!
  général, on prétend que vous voulez nous quitter?»--«Cela est vrai,
  Sire, répondit le général Eblé; j'ai déjà eu l'honneur de dire à
  Votre Majesté qu'on ne pouvait bien servir deux maîtres à la fois,
  j'ai cru longtemps que je pourrais concilier mes devoirs envers
  l'empereur, mon souverain, et Votre Majesté; je vois malheureusement
  que cela est impossible.»--«Mais qu'espérez-vous donc? Le sénat?
  Est-ce que vous êtes sûr de l'obtenir?»--«Sûr, non pas, Sire, mais
  mes services passés me donnent le droit de prétendre à cette
  honorable récompense, et les bontés de l'empereur, celui de
  l'espérer.»--«Vous pourriez vous tromper dans vos espérances, ce que
  je vous offre est plus sûr, vous êtes marié, votre femme est ici,
  la voilà grosse; restez avec moi, j'aurai soin de vous, d'elle et de
  vos enfants. Je ne vous demande point aujourd'hui votre dernier mot,
  pensez-y; nous en reparlerons.»

  «Le jour du départ de Sa Majesté, le général Eblé étant allé prendre
  ses ordres, le roi lui dit: «Eh bien! voulez-vous toujours me
  quitter?»--«Mes raisons sont toujours les mêmes, Sire, répliqua le
  ministre.»--«Vos raisons!... reprit le roi, avec un air de bonté:
  croyez-moi, restez avec moi. Je remettrai, puisque vous le voulez,
  votre lettre à l'empereur, mais je ne veux pas que vous me quittiez.
  Je n'ai pas mérité ce procédé. Après tout, rien ne presse, n'est-il
  pas vrai?»--«Non, Sire.»--«Attendez mon retour et nous verrons
  après.» Le général Eblé m'a dit qu'il y avait consenti et que les
  choses en étaient demeurées là. C'est ce que m'a aussi confirmé M.
  Siméon.

  «La cause des dégoûts de M. le général Eblé n'est peut-être pas
  aisée à assigner, Monseigneur. D'après tout ce que j'ai pu
  recueillir de lui-même, il paraît que l'impossibilité de faire ici
  tout le bien qu'il aurait désiré est la plus forte. D'un côté il se
  plaint des envahissements tous les jours plus grands de M. le comte
  de Bernterode, qui s'est créé, dit-il, comme un second ministère, et
  a élevé, pour ainsi dire, autel contre autel. À cet objet de plainte
  se rattachent aussi, si j'ai bien jugé, les ordres que, sans les lui
  communiquer, le roi adresse souvent de son cabinet aux généraux ou
  chefs de corps employés hors de ses États. Ces ordres contrarient
  souvent ceux donnés par le ministre. De là, selon lui, versatilité
  dans les dispositions générales ou de détail, confusion dans les
  mouvements des troupes, et déconsidération de son autorité. Enfin il
  paraît que l'inexactitude du trésor public à acquitter les
  ordonnances de la guerre dérange sans cesse les plans du général
  Eblé, ruine ses dispositions et s'oppose à l'économie sévère qu'il
  serait si essentiel d'établir dans toutes les parties du service
  dont il est chargé. Ces raisons peuvent être vraies au fond,
  Monseigneur, mais il est également certain que sa retraite porterait
  un grand préjudice aux intérêts de Sa Majesté. Le général Eblé est
  un homme laborieux, exact, sévère et qui sera très difficilement
  remplacé ici. Il a rétabli l'ordre dans le département de la guerre,
  où avant lui il n'y avait que pillage. De grandes économies ont été
  faites sur toutes les parties; d'autres ne peuvent manquer d'avoir
  lieu, s'il continue de garder le portefeuille; enfin tout ce qu'avec
  des moyens bornés, mais distribués avec sagesse et intelligence, on
  a pu obtenir, a été obtenu.

  «Peut-être aussi, et je ne craindrais pas de le dire à M. le général
  Eblé, y aurait-il un peu d'ingratitude de sa part à quitter ainsi le
  service du roi. Sa Majesté a pour lui (et il en convient lui-même)
  la plus haute estime; jamais il n'a cessé d'être traité avec tous
  les égards dus à son âge et à son expérience. Il a même éprouvé peu
  de ces négligences qui sont si fort dans le caractère du roi, je
  dirai plus, il est vraisemblable (et je n'en veux pas faire une
  accusation contre ce ministre) que le crédit du général comte de
  Bernterode n'aurait pas été porté aussi loin, si le général Eblé,
  comme l'a exprimé M. Reinhard dans sa correspondance, avait su
  défendre son travail devant le roi ou réclamé avec plus d'insistance
  contre l'abus de ce pouvoir étranger. Mais enfin, de quelque manière
  qu'on envisage la chose, le chagrin de ne pas faire tout le bien
  qu'on voudrait n'est pas un motif suffisant de retraite, et je
  conserve encore l'espérance, qu'au retour du roi, M. le général Eblé
  se laissera aller à prendre une autre détermination.

  «La reine a fait toutes ses dispositions pour partir, dans le cas où
  elle serait appelée par le roi à Paris, ce qu'elle paraîtrait
  désirer vivement.»


À la suite de conversations sur le royaume de Westphalie, Napoléon
ayant demandé à Jérôme une note sur ce que l'on pourrait faire pour
tirer ses États de la position précaire dans laquelle ils se
trouvaient, Jérôme lui écrivit le 6 décembre:


  «Le royaume de Westphalie ne peut se soutenir si, avec le Hanovre,
  Fulde, Hanau et tous les petits princes enclavés dans son
  territoire, l'empereur ne lui donne point un débouché quelconque
  pour son commerce;

  «Si l'empereur ne fait point la remise de la contribution arriérée,
  que les faibles revenus de l'État empêchent d'acquitter, ainsi que
  celle des domaines dont l'empereur n'a point encore disposé et qui
  se montaient, à mon départ de Cassel, à 400,000 francs.»


La cession du Hanovre par la France fut décidée en principe, et
Jérôme dut croire que cette augmentation de territoire, de
population, de revenus, viendrait en dédommagement des exigences de
son frère. Le comte de Fürstenstein qui, sur de nouvelles instances
du roi, venait d'être nommé par l'empereur grand'croix de la Légion
d'honneur, fut chargé de traiter de la remise avec le duc de Cadore,
mais lorsqu'on arriva à la cession, on fut bien obligé de
reconnaître que les avantages de cette cession n'en compensaient pas
les inconvénients. L'empereur, en annexant à la Westphalie la
province du Hanovre, se réservait d'en distraire des territoires
ayant quinze mille habitants, et un revenu de quatre millions cinq
cent soixante mille francs, exempts de tous impôts pendant dix
années. Les agents stipulèrent en outre: que les six dotations
instituées dans le royaume de Jérôme, en vertu du traité de Berlin,
du 22 avril 1808, et toujours contestées par le jeune roi, seraient
remises aux donataires ainsi que le montant des revenus s'élevant à
près de trois cent mille francs; les dettes du pays de Hanovre
seraient à la charge de la Westphalie; l'arriéré de la contribution
de guerre due à la France serait arrêté à seize millions et acquitté
par le versement à la caisse du domaine extraordinaire de cent
soixante bons de cent mille francs avec intérêt à cinq pour cent et
payables par dixième d'année en année; le contingent militaire du
royaume serait porté à vingt-six mille hommes, dont quatre mille de
cavalerie et deux mille d'artillerie; jusqu'à la fin de la guerre
maritime, la Westphalie s'engagerait à _entretenir_ six mille hommes
de troupes françaises, en outre des douze mille cinq cents qui lui
étaient imposés par le traité de Berlin. Pour que le mot
_entretenir_ ne pût donner lieu à de fausses interprétations, le duc
de Cadore en envoyant ses instructions au baron Reinhard, chargé de
la remise du Hanovre, lui manda: «L'expression _entretenir_ dont le
traité s'est servi, en parlant des dix-huit mille cinq cents hommes
de troupes françaises, étant peut-être trop générale et par cette
raison point assez précise, ce qui pourrait donner lieu à des
difficultés, le procès-verbal devra en fixer le sens et dire:
qu'_entretenir_, c'est solder, nourrir, habiller ces troupes et
pourvoir à tous leurs besoins quelconques, comme le trésor public de
France solde, nourrit, entretient les troupes des armées qui restent
en Allemagne.»

Reinhard se conforma à cet ordre du ministre, mais cela ne parut pas
suffisant à l'empereur qui refusa de sanctionner le traité parce
qu'il n'y était pas spécifié que les troupes françaises entretenues
par la Westphalie auraient les prestations du pied de guerre.
Toutefois cette difficulté fut promptement aplanie.

Sans doute par cette annexion les États de Jérôme acquéraient un
territoire assez considérable, une population de près de trois cent
mille âmes, une zone maritime importante entre les embouchures de
l'Elbe et du Weser. La Westphalie prenait rang en tête des États de
la Confédération, mais l'obligation d'entretenir dix-huit mille
hommes au lieu de douze, la dette hanovrienne considérable, laissée
à la charge de la Westphalie, annulaient et au-delà les avantages.
On reconnut bientôt que le nouveau territoire coûterait dix millions
de plus qu'il ne rapporterait. Ainsi donc, loin d'alléger les
charges pécuniaires des États de son frère, l'empereur augmentait
ses embarras. Le traité fut cependant signé le 14 janvier par le
comte de Fürstenstein et le duc de Cadore.

Le 20 décembre, Reinhard, resté à Cassel pendant le voyage du roi,
adressa à Champagny la lettre ci-dessous:


  «Un courrier du roi, expédié le 14 décembre 1809, a confirmé la
  nouvelle du départ prochain de Sa Majesté, et les ordres concernant
  sa réception dans ses États et dans sa capitale. Le roi se propose
  d'arriver à Marbourg le 24, où tous les ministres d'État seront
  obligés de se rendre (Marbourg est éloigné de Cassel de neuf bons
  milles d'Allemagne). Le lendemain, Sa Majesté déjeunera à Wabern,
  village à trois milles de Cassel, où se trouve un château royal. Le
  26, il y aura audience du corps diplomatique. Un appartement dans le
  palais se prépare pour la réception du grand maréchal nommé en
  remplacement du comte Willingerode. La curiosité cherche en vain à
  deviner le nom de ce nouveau dignitaire. Le général Launay, gendre
  de M. Siméon, les barons Dumas et Damas entreront au service
  militaire de Sa Majesté. Le général Morio est déjà arrivé, revenant
  d'Espagne, et rétabli de sa maladie. Le conseil d'État s'assemble
  fréquemment pour préparer les projets de loi qui seront présentés
  aux États. Puisqu'on croit savoir aujourd'hui que là reine restera à
  Paris, on présume qu'après quelque séjour à Cassel le roi y
  retournera aussi, et qu'il accompagnera Sa Majesté impériale dans
  son voyage en Espagne.

  «Le roi trouvera ses sujets impatients de son heureux retour et
  pleins d'espérances dans les résultats de son absence, qu'ils
  pourront appeler heureuse aussi, puisque Sa Majesté reviendrait avec
  de nouveaux moyens de prospérité pour ses États, avec de nouvelles
  idées de bienfaisance et de gloire, puisées dans cette source
  intarissable d'où nous voyons émaner toutes les conceptions
  créatrices, tous les actes conservateurs qui appartiennent au siècle
  de Napoléon.

  «Déjà quelques passages des lettres écrites par le roi ont fait
  présager combien la Westphalie aura à se féliciter de son voyage, et
  déjà ces présages se trouvent en partie confirmés par le discours
  adressé au Corps législatif de France par M. le ministre de
  l'intérieur.

  «J'essaierais en vain, Monseigneur, de vous peindre l'impression que
  propagent au loin ces paroles d'immense valeur prononcées par la
  bouche impériale, ces discours qui en sont les commentaires et qui
  déroulent le passé et l'avenir; mais qu'il me soit permis de saisir
  un mot qui appartient à la sphère où Sa Majesté impériale a bien
  voulu essayer l'emploi de mes faibles moyens. Il est dit que les
  villes Anséatiques conserveront leur indépendance, et qu'elles
  serviront en quelque sorte de moyens de représailles envers
  l'Angleterre. Cette idée, j'ose le dire, était constamment devant
  notre esprit. De là la distinction que nous proposions de faire
  entre le temps de paix et le temps de guerre, de là cette
  proposition de laisser dans leurs rapports à venir une certaine
  latitude, un certain vague qui permettrait de les modifier selon
  les circonstances; mais l'impression lumineuse nous manquait: elle a
  été trouvée et le problème est résolu.»


Nous continuerons à faire connaître les lettres les plus importantes
de Reinhard et ses bulletins, comme offrant le résumé le plus
curieux et le plus impartial de l'histoire de la Westphalie et de
son jeune souverain.

Le 17 janvier 1810, il écrit de Cassel à Cadore:


  M. de Marinville est arrivé samedi dernier. Il a annoncé que le
  retour de M. le comte de Furstenstein ne pourrait guère avoir lieu
  que vers la fin de cette semaine. Il en est résulté que le jour de
  l'ouverture des États, dont les membres sont réunis ici depuis le
  1er janvier, n'a pu être encore déterminé. En attendant, le Conseil
  d'État, dont les séances ont été fréquentes pendant quelque temps,
  et les départements ministériels, ont préparé leur travail, le
  compte du ministre des finances s'imprime, et ceux qui en ont déjà
  connaissance en disent beaucoup de bien.

  Ces premiers jours qui se sont écoulés depuis le retour de LL. MM.
  ont été ceux d'une satisfaction réciproque, et en même temps ceux
  d'une attente générale des éclaircissements qu'on recevra sur les
  destinées de la Westphalie, soit par ce qui aura été conclu à Paris,
  soit par ce qui sera annoncé et proposé à l'assemblée des États. Je
  partage cette attente, Monseigneur, et jusqu'à ce qu'elle soit
  remplie je me vois restreint à vous faire le simple récit des
  événements du jour.

  Le roi a accordé le titre de comte à MM. de Bulow et de Wolfradt,
  ministres d'État; à M. de Lepel, son premier écuyer d'honneur, le
  même qui l'avait accompagné à Paris, et à M. de Pappenheim, son
  premier chambellan. MM. de Leist, conseiller d'État et directeur de
  l'instruction publique, de Coninx, conseiller d'État et directeur
  des domaines, et Marinville, secrétaire intime du cabinet, ont
  obtenu le titre de baron.

  Le roi s'est chargé de transmettre à Sa Majesté impériale la lettre
  par laquelle M. le général Eblé lui demande son agrément pour donner
  sa démission de la place de ministre de la guerre. Il paraît que M.
  le général d'Albignac, grand écuyer, sera chargé, par intérim, du
  portefeuille.

  Le général de Bernterode, malade depuis longtemps, et dont la
  maladie avait empiré dans ces derniers temps, a été forcé de
  demander un congé de quelques mois pour se rendre en France, et pour
  tâcher de rétablir sa santé. C'est M. le général de Launay, gendre
  de M. Siméon, qui le remplace par intérim dans ses fonctions.

  C'est aussi par intérim que M. le général Morio est chargé des
  fonctions de grand maréchal. Il occupe un appartement dans le
  palais.


  REINHARD À CADORE.

                                           Cassel, le 24 janvier 1810.

  M. le comte de Furstenstein est arrivé samedi dernier. Il a paru le
  lendemain au bal masqué de la cour. C'est là, et hier, chez le
  ministre de Russie, que j'ai eu l'honneur de le rencontrer. Chez moi
  il a fait sa visite par cartes, et je ne l'ai point trouvé lorsque
  je suis allé la lui rendre en personne. Il en résulte que je ne sais
  pas un mot de ce que M. de Furstenstein a pu porter de Paris. Il est
  vrai que les lieux où nous nous sommes rencontrés, n'étaient guère
  favorables à une conversation d'affaires, mais ce ministre, très
  poli d'ailleurs et très aimable avec moi, ne paraissait avoir nulle
  envie d'entretenir une pareille conversation.

  Il est possible que le roi ait ordonné de garder le secret des
  arrangements convenus jusqu'au jour de l'ouverture des États. Ce
  jour, avant le retour de M. de. Furstenstein, avait été fixé au 28,
  dimanche prochain, et les membres des États l'attendent avec
  impatience. Sur cent membres, soixante-seize seront présents à la
  session. Treize étaient morts dans l'intervalle; les autres sont
  absents par congé ou pour cause de maladie. Les membres des comités
  ont déjà été élus, et depuis huit jours ils sont entrés en
  communication avec les ministres pour préparer le travail.

  M. Pichon[126] est arrivé quelques jours avant M. de Furstenstein.
  M. de Norvins[127] aussi est revenu.

         [Note 126: Le même qui se trouvait consul général aux
         États-Unis d'Amérique lors du mariage Paterson.]

         [Note 127: L'auteur de l'_Histoire de Napoléon_.]

  Pour ne rien laisser en arrière sur cet objet, je dirai que dans la
  conversation que Sa Majesté eut avec moi au mois de mars dernier, et
  dont je rendis compte à Votre Excellence, le roi, parmi ses autres
  griefs contre M. le comte Jollivet, me cita celui d'avoir refusé de
  dîner à la table de son grand maréchal, et d'avoir dit qu'il n'était
  point fait pour cela. Le roi m'assura que ce refus avait été porté à
  la connaissance de Votre Excellence, et que vous l'aviez
  désapprouvé; qu'ensuite M. Jollivet avait sollicité comme une grâce
  d'être admis à la table du grand maréchal.


  REINHARD À CADORE.

                                              Cassel, 30 janvier 1810.

  L'ouverture des États du royaume a eu lieu avant-hier. La cérémonie
  a été belle et imposante. Le roi a prononcé le discours du trône
  lentement, avec précision et noblesse. Les auditeurs n'en ont pas
  perdu une seule parole.

  Le discours dont j'ai l'honneur de vous adresser un exemplaire est,
  comme me l'assure M. le comte de Furstenstein, entièrement l'ouvrage
  du roi, à quelques changements près relatifs seulement au style et
  au poli des phrases. Il est certain du moins que ni M. Siméon, ni
  aucun autre ministre, ne l'a rédigé, et ceux qui en attribuent la
  rédaction à M. de Bruyère assurent que le paragraphe où le roi parle
  de la distinction qu'on voudrait faire entre sa personne et entre la
  France lui appartient exclusivement.

  La manière dont le roi parle de ses relations avec son auguste frère
  agrandit le roi lui-même et montre sous le jour le plus vrai et le
  plus beau les intérêts de sa personne et ceux de sa politique.
  J'ajouterai qu'on m'a assuré que ce que Sa Majesté professe ici
  solennellement devant tout son peuple est une maxime que, depuis son
  retour de Paris, on lui a entendu répéter souvent dans ses
  conversations et pendant le travail de son cabinet.

  M. le comte de Furstenstein m'a dit que conformément aux intentions
  de Sa Majesté Impériale la réunion du pays de Hanovre à la
  Westphalie ne serait point encore annoncée au public. Il m'a dit
  aussi que la dette contractée pour l'entretien des troupes
  westphaliennes en Espagne était comprise dans les arrangements
  conclus à Paris. Néanmoins je n'ai pas manqué de lui adresser copie
  de la lettre par laquelle Votre Excellence m'informe que cette dette
  monte aujourd'hui à la somme de 581,043 fr. 66 c.


  REINHARD À CADORE.

                                               Cassel, 2 février 1810.

  Le discours du roi a déjoué l'attente générale, en ce qu'il n'a
  point annoncé littéralement les arrangements conclus à Paris. Comme
  on était généralement persuadé que le retard de l'ouverture des
  États était causé par le retard du retour du ministre des relations
  extérieures, on en a inféré que le roi lui-même avait espéré de
  pouvoir faire connaître à cette époque des détails qui intéressent
  tout le royaume; et comme on croit être certain de la réunion du
  pays de Hanovre à la Westphalie, on se persuadera que ce silence
  provisoire pourrait avoir rapport avec des négociations entamées
  avec l'Angleterre.

  Le roi est revenu de ce voyage avec une certaine fraîcheur de bonté
  et de contentement. Son temps est partagé, comme par le passé, entre
  le travail et les plaisirs. Dernièrement, il fut question, au
  Conseil d'État, des embarras que causait le système adopté pour les
  corvées. Le roi déclara qu'il en apercevait bien les véritables
  causes; que c'était l'intérêt des propriétaires qui était parvenu à
  laisser incomplètes et à rendre vagues les dispositions de la loi;
  que de là naissait une multitude de procès et que le but qu'on
  s'était proposé était manqué. Il ajouta que le devoir d'un roi était
  de considérer les masses et non les individus et qu'il veillerait à
  ce qu'à l'avenir ses intentions fussent mieux remplies. Le roi avait
  raison.

  Les spectacles, les promenades à Napoléons-Hoehe et à Schönfeld,
  petite campagne achetée il y a quelque temps du banquier Jordis; les
  bals, les bals masqués surtout, auxquels le roi et la reine prennent
  également plaisir, remplissent les soirées de Leurs Majestés. La
  reine a eu, dit-on, récemment un double chagrin: elle désirait qu'on
  payât ses dettes, ce qui n'a point été accordé. Elle voulait, le
  jour de l'ouverture des États, paraître sur le trône avec le roi,
  qui lui fit l'observation que dans une cérémonie de cette nature
  cela ne serait pas conforme à l'usage. Elle fut placée sur un
  fauteuil en face du trône. Dans ses apparitions publiques, un
  certain embarras, que les uns prennent pour de l'orgueil et que ceux
  qui connaissent mieux Sa Majesté n'attribuent qu'à la timidité, n'a
  point encore quitté la reine. Dans les petites réunions, elle se
  montre charmante, pleine d'esprit et d'amabilité.

  Le roi montre une grande satisfaction de la réunion du pays de
  Hanovre. Quelques-uns de ses conseillers pensent que les avantages
  et les charges de cet agrandissement se compenseront peut-être
  pendant longtemps encore; ils craignent la masse des dettes dont le
  pays est accablé, la misère dont les sources pourront être taries
  difficilement pendant la durée de la guerre, la diminution des
  revenus par la séparation des domaines, peut-être aussi la nécessité
  de partager les emplois avec les survenants hanovriens. Quelques-uns
  ont pensé que pendant un certain temps il faudrait donner au Hanovre
  une administration séparée.

  Il parait être question de le séparer en quatre départements;
  d'autres prétendent qu'il serait avantageux de ne le diviser qu'en
  deux. Quoi qu'il en soit, une accession de territoire qui étendra le
  royaume de Westphalie jusqu'à la mer, entre deux rivières
  navigables, une population de 600,000 âmes de plus, une jeunesse
  propre au service militaire et laissée en réserve depuis plusieurs
  années: voilà certainement des avantages suffisants pour faire
  considérer désormais la Westphalie comme une puissance.

  M. le général Éblé a remis hier au général d'Albignac sa signature
  du ministère. Le roi lui avait exprimé le désir de le conserver
  jusqu'à ce que toutes les dispositions concernant les troupes
  françaises dont l'arrivée est attendue fussent prises. Il a cédé à
  la représentation que lui fit le général Éblé qu'il vaudrait
  peut-être mieux les accoutumer d'emblée à la signature du chef qui
  doit le remplacer. Cependant le général d'Albignac ne paraît pas
  être destiné à le remplacer définitivement, et les amis même de ce
  dernier qui lui ont conseillé d'accepter le portefeuille par intérim
  comme une distinction honorable, pensent que ses forces et son
  caractère naturellement fougueux pourraient ne pas suffire à
  soutenir longtemps un pareil fardeau. Aussi le décret royal dit-il
  seulement que le général d'Albignac aura la signature en l'absence
  du ministre, dont la démission définitive reste subordonnée à
  l'agrément de Sa Majesté Impériale qu'il se propose d'aller
  solliciter en personne. Il n'y a qu'une voix sur le compte du
  général Éblé et sur la perte peut-être irréparable que ferait en le
  perdant la Westphalie. Cette opinion, le roi la lui a exprimée
  lui-même, et ce ministre m'a témoigné encore hier combien il en
  était touché, mais il en revient toujours à son refrain qu'il ne lui
  est pas possible de servir deux maîtres.

  Depuis le retour du roi, on croit remarquer dans M. Siméon un
  chagrin mal caché qu'on attribue généralement à ce qu'il avait
  véritablement espéré de recevoir dans cette circonstance quelque
  témoignage de la bienveillance de Sa Majesté Impériale. J'ignore
  s'il s'en est ouvert à quelqu'un. Pour moi déjà, depuis quelque
  temps, il a fallu me résigner à le trouver plus réservé, et j'ai
  pensé que ce pouvait être en partie parce que depuis la restriction
  des fonctions de M. Bercagny il se regardait un peu comme ministre
  de la police. Depuis que son fils et son gendre se trouvent placés
  au service de Westphalie, il doit se regarder comme y étant attaché
  lui-même par des liens plus étroits, et quelques personnes pensent
  qu'il pourrait finir par s'y attacher tout à fait. Le roi continue à
  le traiter avec une grande distinction, sans peut-être avoir pour
  lui une très haute estime. Son caractère flexible, que d'autres
  appellent faible, une urbanité qui ne dépare point, mais qui fait
  trop ressortir ses cheveux gris, la diminution d'un ascendant qui
  plie sous la dépendance toujours croissante de sa situation peuvent
  en être la cause. Cependant, M. Siméon, qui de tous les Français est
  certainement celui qui a le mieux réussi en Westphalie, m'a toujours
  paru et me paraît encore, à cause de ses défauts mêmes, le plus
  propre à réussir. Sans connaître un mot de la langue, sans avoir
  rapproché en aucune manière ses idées et ses habitudes du génie
  allemand, le calme et l'équité de son caractère, sa manière de
  penser libérale, l'ensemble de ses lumières et de ses connaissances
  ont suffi pour lui donner, presque par instinct, ce discernement de
  ce qui convient ou ne convient pas dans les circonstances
  actuelles, ce tact du milieu à garder entre deux extrêmes, cette
  propension à maintenir l'équilibre parmi les passions, les opinions
  et les intérêts opposés qui le font chérir et respecter par tous, et
  surtout par les Allemands.

  M. le comte de Bulow n'a point encore cessé d'être l'objet des
  soupçons et de la haine de la plupart des Français employés en
  Westphalie. M. de Bercagny, quoique simple préfet de police de
  Cassel, continue à travailler directement et fréquemment avec le
  roi. Depuis que dans les départements les commissaires de police ont
  été subordonnés aux préfets, la marche des affaires s'est évidemment
  simplifiée et est devenue plus aisée. On n'entend parler ni de
  désordres, ni de mauvaises dispositions. Il n'en paraît être resté
  quelques traces que dans ce malheureux département de la Werra. M.
  Delius, préfet d'Osnabruck, dont l'innocence a été pleinement
  reconnue, a été renvoyé à son poste.

  M. le comte Jollivet annonce son départ pour le 1er avril. Depuis
  quelque temps, il se montre peu, et l'on se montre peu chez lui. Les
  dispositions du roi à son égard ne paraissent pas avoir changé. À la
  première audience, après le retour du roi, après que Sa Majesté
  m'eut dit un mot sur mon voyage de Hambourg, elle se tourna vers M.
  Jollivet: «Et vous, Monsieur, dit-elle, pendant ce temps-là, vous
  n'avez pas bougé!» On prétend, au reste, que l'affaire de l'huissier
  surpris en fouillant les papiers du roi a été éclaircie, et que ce
  n'est plus M. Jollivet qui est soupçonné, mais M. Bercagny. Il m'a
  toujours paru qu'il ne pouvait pas y avoir la moindre raison de
  soupçonner M. Jollivet[128].»

         [Note 128: Reinhard était dans l'erreur ou ne disait pas ce
         qu'il pensait.]


  BULLETIN.

                                                      12 février 1810.

  Depuis le retour du roi, il y a eu deux bals parés et deux bals
  masqués à la cour, et un bal masqué chez M. le comte de
  Furstenstein. Celui d'hier, qui s'est donné au palais, a été
  extrêmement brillant. On avait répandu à tort qu'on n'y serait point
  admis en domino; mais ce bruit s'étant accrédité, on a vu paraître
  d'autant plus de masques de caractère. La cour a paru d'abord en jeu
  de piquet, mascarade plus savante que spirituelle; mais bientôt de
  ce pêle-mêle fantasque sortit une belle ordonnance de rivières et de
  villes dansantes. Le roi de Trèfle se changea en rivière du Weser,
  et les villes d'Hameln et de Hanovre vinrent fraterniser avec celles
  de Brunswick et de Magdebourg. Une élite de dames de la cour,
  changeant de masque une troisième fois, reparurent en Égyptiennes
  pour former un quadrille avec le roi. Dans la foule, des chevaliers
  teutoniques étaient en templiers, Mme Dumas en jardinière, M. Hugot
  en paysan, M. de Bercagny en innocent; les membres des États en
  dominos modestes formaient une espèce de parterre. Le jour de
  l'ouverture des États et de la représentation de _Revanche_(?), le
  roi se retira du bal vers minuit et alla passer la nuit à
  Schoenfeld[129]. _On n'a pas remarqué qu'une dame de la cour se fût
  absentée._ Hier matin, le roi a paru au cercle de la cour dans le
  costume de l'ordre de la couronne de Westphalie. C'est un habit
  français de couleur grise qui fait ressortir la couleur du ruban de
  l'ordre, avec des brandebourgs et des broderies en argent. Les
  décorations ne sont toujours pas encore arrivées de Paris. Un
  chapitre de l'ordre est annoncé pour le 15. Au bal masqué que donna
  M. de Furstenstein, M. Mollerus, chargé d'affaires de Hollande,
  affecta de se faire passer pour le roi, et il y réussit assez. M. de
  Norvins, tout fier d'être pris sous le bras par Sa Majesté, se
  croyait déjà sûr pour le lendemain d'une place de ministre
  plénipotentiaire. On dit que le roi a trouvé la conduite de M.
  Mollerus impertinente. Pour M. de Norvins, il n'est pas même sur la
  liste des chevaliers de l'ordre.....

         [Note 129: C'était une petite maison près Cassel.]

  Le ministre de Russie avec sa famille est parti aujourd'hui pour
  Weimar où l'on célébrera dans quelques jours la naissance de la
  Grande-Duchesse. Son absence sera de quinze jours. Le public de
  Cassel, toujours bénévole, répandait, dès avant son départ, qu'il
  partait en vertu d'une déclaration de guerre entre la France et la
  Russie. M. de Rechberg, chargé d'affaires de Bavière à Berlin, nommé
  ministre plénipotentiaire en Westphalie, est attendu ici d'un jour à
  l'autre.

  Le prince Repnin donnait chez lui des assemblées deux fois par
  semaine. Elles languissaient d'autant plus, que presque jamais on
  n'y voyait paraître les dames de la cour. À cet égard, le prince
  Repnin paraît avoir hérité du guignon de M. Lerchenfeld, et Sa
  Majesté se plaît quelquefois à faire éprouver de pareilles
  contrariétés. Dernièrement, ce fut le tour du ministre de France,
  qui avait invité les ministres et plusieurs membres des États à un
  dîner donné à l'occasion du retour du comte de Furstenstein. À cinq
  heures, M. de Furstenstein et M. Siméon envoyèrent dire que le roi
  les avait nommés pour aller dîner avec lui à Schoenfeld.

  Depuis le commencement de cette année s'est établi à Cassel un
  casino où l'on se réunit pour la lecture de feuilles politiques et
  littéraires de France et d'Allemagne. Toute la ville de Cassel y a
  pris part. C'est le premier établissement de ce genre formé dans
  cette capitale qui, sous le rapport de la civilisation littéraire,
  si l'on peut s'exprimer ainsi, ne paraît pas appartenir au nord de
  l'Allemagne.


  BULLETIN.

                                                           23 février.

  Le bal masqué chez M. Siméon a surpassé les autres en élégance. La
  cour y a paru en double mascarade, d'abord en _Mariage de Figaro_,
  et après le souper en _Caravane du Caire_. Le roi, en costume de
  Figaro, a dansé, au son des castagnettes, une danse espagnole avec
  Mme de Boucheporn[130] et distribuait des fleurs. Le général
  Hammerstein et la comtesse de Bochholz (ornée des diamants de la
  reine) représentaient le comte et la comtesse Almaviva. Mme
  Delaunay[131] a reçu du roi, dans cette occasion, un beau collier de
  diamants: elle est heureuse de sa grossesse et de l'arrivée de son
  mari.

         [Note 130: Très jolie personne, femme d'un préfet du palais.]

         [Note 131: Femme du général de Launay, fille de Siméon.]

  Dimanche prochain, nouveau bal masqué chez M. le comte de Bochholz.
  Les membres des États, gravement assis, en dominos, ont l'air de
  dresser actes de toutes ces merveilles pour en faire le récit après
  le retour dans leurs foyers. (_Prælia conjugibus loquenda._)

  Dans le premier bal paré de la cour, qui eut lieu après le retour du
  roi, on avait envoyé des billets d'invitation à quelques dames de la
  ville, de réputation un peu équivoque. Le roi s'étant fait présenter
  la liste ne voulut point qu'elles fussent admises. Il resta
  inexorable, et les chambellans furent obligés d'avertir les dames en
  question qu'il y avait une méprise dans l'envoi des billets. Mme
  Delaunay, dans ses invitations, a été moins scrupuleuse.

  Un des frères de M. de Furstenstein, arrivé d'Amérique dans l'été
  dernier, est reparti pour Amsterdam où il doit se rembarquer. Un
  autre frère, qui est chambellan du roi, l'a accompagné. On suppose
  que ce voyage de M. Lecamus concerne les anciennes relations du roi
  avec Mlle Paterson[132].

         [Note 132: C'était la vérité.]

  On parle d'un prochain voyage du roi pour Paris à l'occasion du
  mariage de Sa Majesté l'Empereur. On prétend même que le jour en est
  fixé au 18 mars.


  BULLETIN.

                                                          9 mars 1810.

  Le mercredi des Cendres a commencé par un déjeuner splendide à la
  cour, lequel a terminé à six heures du matin le bal masqué qui a
  fait la clôture du carnaval. En remontant, il faudrait rendre compte
  d'un bal masqué chez M. de Pappenheim, qui n'a pas eu lieu, parce
  que la reine était incommodée; d'un bal masqué et paré chez M. le
  général d'Albignac; d'un bal chez le ministre de Russie; d'un bal
  masqué chez M. le comte de Bochholz. Il faudrait faire l'éloge d'un
  quadrille chinois, d'un ballet des quatre parties du monde; d'un
  superbe ballet, les Noces de Gamache, dans lesquels le roi et la
  reine ont figuré. Il faudrait montrer la reine en vieille juive, en
  sauvage américaine, en paysanne de la Forêt-Noire; le roi changeant
  de dominos et de masques en véritable caméléon; les plus belles
  dames de la cour déguisant leurs attraits sous l'accoutrement de
  vieilles laides. Il faudrait faire mention de l'appétit merveilleux
  des masques du Mardi-Gras et de la fureur avec laquelle ils ont
  dévasté les buffets royaux; et en se réjouissant avec les marchands
  qui ont vendu jusqu'à leurs fonds de boutique, il faudrait gémir en
  même temps avec ceux qui, faisant leurs comptes en Carême,
  s'aperçoivent avec effroi de ce que leur a coûté le carnaval.


  REINHARD À CADORE.

                                                 Cassel, 12 mars 1810.

  La députation hanovrienne ne sera présentée que demain. Tous ceux
  qui la composent, et qu'on dit être au nombre de soixante, ne sont
  pas encore arrivés. En conséquence, le roi ne partira
  qu'après-demain.

  Aujourd'hui s'est faite par M. de Leist, et au nom du roi, la
  clôture de la session des États. Le Code de procédure a été la
  dernière loi qui leur a été proposée.

  Le cortège qui, cette fois, suivra Leurs Majestés à Paris est très
  nombreux et très brillant. La reine n'avait emmené que Mmes de
  Bochholz et de Loewenstein; hier sont parties Mmes de Keudelstein,
  Morio et de Pappenheim; aujourd'hui Mme de Boucheporn. M. de
  Marinville et le comte de Meerveldt ont déjà précédé le roi.

  Hier a eu lieu la distribution de l'ordre de Westphalie. Tout s'est
  passé conformément au programme imprimé dans le _Moniteur
  Westphalien_. Le roi a prononcé un petit discours plein de
  convenance et de dignité. Celui de M. le comte de Furstenstein sera
  probablement imprimé, et j'aurai l'honneur, Monseigneur, de vous
  l'envoyer. Plus de cent chevaliers ont reçu la croix et prêté le
  serment à genoux devant l'Évangile qui, à la vérité, n'était qu'un
  missel catholique. C'était peut-être une supercherie de la part de
  Mgr l'évêque de Wend, mais les protestants (et le plus grand nombre
  des chevaliers était de cette confession) ne s'en sont pas
  formalisés.


Dans une autre lettre au même personnage, du 28 avril, Reinhard
parle des abus commis par des officiers de la cour:

Il existe ici, outre le beau parc de Napoléons-Hoehe, un parc plus
près de la ville qui, de tout temps, a été ouvert au public. Que la
reine ait fait entourer de barrières une partie de celui de
Napoléons-Hoehe et qu'elle l'ait réservé pour ses promenades
particulières, rien de plus naturel, et personne n'y a trouvé à
redire. Mais le parc, qui est au bas de la ville, est devenu presque
tout à fait inaccessible au public. Depuis quelque temps, les
voitures en sont totalement exclues; en été, il n'est ouvert que
pendant les heures les plus chaudes de la journée, et même alors
tous les sentiers en sont interdits. C'est que M. le grand veneur
veut protéger les couvées de perdrix.

Un lièvre ne peut-il plus arriver au marché que muni d'un certificat
d'origine? C'est que M. le grand veneur veut procurer au roi
quelques écus de revenu sur les produits de la chasse.

À quatre lieues de Cassel sont les bains d'Hof-Geismar, appartenant au
roi, assez fréquentés autrefois, et qui les jours de dimanche et de fête
servaient de lieu d'amusement à toute la population à la ronde. Il y
avait deux chambres de bain à bassins: c'étaient les deux plus
agréables; mais l'une d'elles a été couverte de planches parce que M.
l'intendant de la maison voulait y placer l'argenterie dont il n'y
existe pas encore une seule pièce. Un restaurateur à privilège exclusif
est allé s'y établir l'année dernière: il a rançonné cruellement tous
les étrangers. Après avoir fait déserter tout le monde, il a fini par
faire banqueroute. Son successeur, déjà banqueroutier, rançonnera, fera
déserter et finira de même. C'est que M. l'intendant de la maison veut
avoir la gloire d'en tirer un gros bail, sans compter peut-être le pot
de vin. Une troupe française et une troupe allemande jouaient
alternativement dans la même salle. La troupe allemande ne laissait pas
de faire des recettes, lorsque la troupe française allait jouer à
Napoléons-Hoehe. La troupe allemande a été renvoyée. Il n'y a plus de
bonne musique, mais il y a un mauvais ballet. Le parterre est désert et
le public est mécontent, mais toutes ces loges ont été prises par
abonnement, parce que le roi l'a désiré. On dit que le roi y dépense
400,000 francs et qu'ils ne couvrent pas les frais. Mais M. de Bruyère,
directeur du spectacle, avait trouvé que les Allemands, mauvais
observateurs des règles de l'unité, changeaient trop souvent de
décorations.

La raideur des habitants de Cassel, leur peu d'empressement à
construire des maisons et leur avidité à hausser le prix des loyers
avaient déplu au roi. Pour les en punir, sur le conseil de M. le
général d'Albignac, on y a mis en garnison deux régiments, outre la
garde, qui est déjà assez nombreuse. Il en résulte que les habitants
sont écrasés et que les loyers ont renchéri. Cependant on a exempté
d'imposition et de logement de gens de guerre les maisons nouvelles
qui seraient bâties, et il est question de renvoyer les régiments.

Les foires sont un élément assez important du commerce d'Allemagne.
Les époques où elles ont lieu dans les différentes villes sont
combinées. De Brunswick, les marchands vont à Cassel, de Cassel à
Francfort, de Francfort à Leipzig. Malgré l'absence de la cour, la
dernière foire de Cassel a été assez fréquentée et les marchands
n'ont pas été mécontents de leurs ventes. Mais ces marchands, malgré
le débit qu'ils ont trouvé, jurent de n'y point revenir. C'est que
tous leurs profits sont absorbés par les impôts, mis d'abord pour le
roi, ensuite pour la ville, enfin et surtout pour M. de Bercagny.

M. de Bercagny ne néglige aucun petit profit. Tous les joueurs de
vielle, les aveugles, joueurs de violon sont obligés de lui payer
quatre sols par jour, et la musique des rues ne désempare pas. Les
meneurs d'ours et de singes sont de plus assujettis au droit de
patentes. Il y a eu dernièrement au conseil d'État une grave
discussion de plusieurs heures sur tous ces objets d'industrie.

Un misérable pamphlet sur le duc d'OEls, écrit en style de gargotte,
est colporté par une vieille femme à Brunswick. Le général Bongars
en fait une conspiration: il en importune le roi jusque dans Paris
et provoque toute sa sévérité. Il arrache à la faiblesse de M.
Siméon un projet de décret sur les cartes de sûreté.

Il s'agit de donner de la considération aux gendarmes. Un gendarme
abuse de son pouvoir à Goettingue: on lui sacrifie l'Université, et
quatre cents étudiants étrangers la quittent. Cependant, il y a peu
de jours, un gendarme passa la mesure à Marbourg. Il perce de son
sabre un conscrit qui fumait et qui n'avait pas obéi assez vite au
commandement d'ôter sa pipe. Il paraît qu'on a l'intention de faire
fusiller le meurtrier, mais il y a conflit de juridiction, et l'on
ne sait pas encore qui l'emportera de M. Siméon ou de M. le général
d'Albignac. On m'a dit que M. Siméon avait adressé dernièrement au
roi un rapport très véhément contre MM. d'Albignac et Bongars. C'est
peut-être un malheur que M. Siméon ait perdu beaucoup de sa
considération. Il paraît que son influence se trouvera à peu près
circonscrite dans les fonctions de son ministère.

Le roi a écarté M. de Marinville de son cabinet. On dit qu'il a
trouvé des infidélités à lui reprocher. M. de Norvins a demandé et
obtenu son congé. C'est un homme d'esprit et de talent, mais d'une
vanité et d'une prétention excessives. On assure que dans cette
occasion le roi a énoncé une maxime qui me paraîtrait très
dangereuse. Il ne veut, dit-on, avancer que des Français qui, ne
tenant plus à la France par aucun lien, lui soient entièrement
attachés et ne puissent attendre leur fortune que de sa protection.
Ce serait vouloir n'attirer en Westphalie que des aventuriers, et
nous n'en manquerons point; c'est la maxime contraire qu'il serait à
désirer que le roi suivit.

Ceux qui sont revenus de Paris, et quelques autres dont on annonce
le retour prochain, ne paraissent pas avoir été satisfaits de leur
voyage. On cite quelques mots de Sa Majesté Impériale sur le luxe
des habits, sur la rapidité des avancements. Ces mots ont retenti à
Cassel. Qui les aurait dits ici aurait été accusé de mécontentement
ou d'envie. Cependant, tous les Allemands aiment M. Siméon, tous les
Allemands regrettent amèrement la perte du général Éblé. Qu'ils
voient à côté du roi des Français dignes de l'estime et de la
confiance, et capables de quelque indulgence pour les habitudes
nationales, et ils les porteront aux nues.

Je n'ai point encore parlé à Votre Excellence de M. Pichon. Il
s'occupe beaucoup de l'étude des finances du pays: il énonce
quelquefois au conseil d'État des idées saines et qui porteront
fruit. Mais il ne doit pas trop se presser; il a le désir du bien,
mais il est jeune, il est vif, quelquefois tranchant, et il manque
encore d'expérience.


On voit par le tableau tracé dans cette lettre que l'Empereur était
parfaitement au courant de ce qui se passait en Westphalie à tous
les points de vue. Le bulletin suivant du 19 mai 1810 est relatif
aux intrigues du trop célèbre marquis de Maubreuil avec la baronne
de Keudelstein.


  Avant-hier, la poste de Cassel a distribué des lettres qu'on dit au
  nombre de seize, timbrées de Paris et renfermant une _Épître à
  Blanche_. Parmi les personnes qui ont reçu cet envoi se trouvent le
  préfet de la police, Mme la comtesse de Furstenstein, le ministre de
  France et son secrétaire de légation, Mme la comtesse de
  Schoenbourg, amie de Blanche, enfin Blanche elle-même et son mari,
  M. Laflèche, baron de Keudelstein, qui, heureusement, se trouvait en
  voyage.

  Il est inutile de caractériser cette production qui se trouve jointe
  à ce bulletin. Elle est calomnieuse en toute hypothèse et elle ne
  peut inspirer que de l'indignation.

  Quant à l'auteur de ces envois, les soupçons ne peuvent se porter
  que sur un M. de Maubreuil, amant de Blanche ou de Jenny, sa
  belle-soeur, ou de toutes les deux. On prétend que l'auteur des
  envois ne peut être celui des vers, puisque M. de Maubreuil n'en
  fait point. On soupçonne un M. de Boynest, aide des cérémonies
  renvoyé par le roi; mais on dit que s'il fait des vers il en fait de
  plus mauvais que ceux de l'épître. On se souvient que M. de Norvins
  en fait d'assez bons; mais on le croit trop homme de bien pour
  prostituer son talent dans une pareille circonstance. «_L'indigne
  amant de ta soeur_,» c'est M. de Courbon. Pendant le carnaval passé,
  dans un des bals de la cour, lorsque tout le monde se fut à peu près
  déjà retiré, M. de Maubreuil, qui était alors officier aux gardes,
  fit une scène publique à M. de Courbon, en lui reprochant sa liaison
  avec Mme Jenny Laflèche. Son emportement ayant passé toutes les
  bornes de la décence, le colonel Laville, chargé de la police du
  palais, le mit aux arrêts; le duel qui devait s'ensuivre fut empêché
  par ordre supérieur, et M. de Maubreuil reçut pour voyager un congé
  indéfini, équivalant à une démission. On prétend que ce M. de
  Maubreuil qui, d'ailleurs, ne manque pas de courage, est un terrible
  amant, et qu'il avait pour coutume de s'introduire le sabre en main
  chez quiconque osait adresser la parole aux dames qui étaient ou
  qu'il lui prenait fantaisie de déclarer ses maîtresses.

  Le prince Repnin avait fait venir de Iéna le docteur Starke, pour
  accoucher sa femme. En arrivant, il trouva d'abord à accoucher Mlle
  Delaitre, actrice du théâtre westphalien. Il se trouva ensuite
  pressé de partir pour accoucher Mlle Jægermann, actrice du théâtre
  de Weimar. On prétend que les deux petits princes des deux actrices
  sont d'une plus noble extraction que le petit prince russe.

  Mme Blanche ne sort point depuis qu'elle est revenue de Paris. Elle
  avait annoncé qu'elle resterait chez elle pendant deux mois. _Et
  c'était avant la lettre!_


Dans une autre lettre au duc de Cadore, du 26 mai, Reinhard revient
sur la pénurie des finances westphaliennes. «La dette publique de la
Westphalie, écrit-il, sans y comprendre celle du Hanovre, monte,
telle qu'elle est à peu près constatée, à 93 millions; celle du
Hanovre, les répétitions à faire au nom de S. M. l'Empereur, la
feront monter à 180 au moins; et, le Hanovre compris, les revenus du
royaume de Westphalie ne pourront jamais être portés beaucoup au
delà de 40 millions.» Et il ajoute:


  Sans parler de ce que, dans les circonstances actuelles, tant de
  sources de profits et de revenus sont obstruées, l'État, toujours
  pressé par des besoins impérieux, ne peut rien faire pour soulager
  ceux qu'il voit dans la détresse; il est même obligé de revenir sur
  des soulagements qu'il avait annoncés, et toute sa ressource est
  dans les efforts qu'il fait pour répartir également le fardeau.
  C'est ainsi qu'après avoir reconnu qu'il valait infiniment mieux
  payer par abonnement les frais de table des officiers; après avoir
  assigné 1,200 francs par mois au général de division, 700 au général
  de brigade, 60 au capitaine et 50 au lieutenant, on a réparti sur la
  totalité du département de l'Elbe des dépenses qui, pour la seule
  ville de Magdebourg où trois cents maisons restent désertes, montent
  par mois à 22,000 francs. On sera obligé d'employer le même
  expédient à Brunswick, où le préfet a déclaré que les frais de
  logement et d'entretien des gens de guerre amèneraient
  l'impossibilité absolue de payer les impôts ordinaires. C'est ainsi
  qu'après un décret royal qui proclame une amnistie pour les
  conscrits réfractaires dont le nombre avait été très grand pendant
  les troubles de l'année passée, le général d'Albignac, annonçant
  aujourd'hui que cette amnistie s'applique aux peines et ne s'étend
  pas aux amendes, exige de ceux mêmes qui sont rentrés sous les
  drapeaux ces amendes qui, pour les seuls districts de la Fulde et de
  Paderborn, montent à la somme de 323,000 francs. Encore ces amendes
  sont-elles exigées d'après l'ancien tarif qui en fixait le minimum à
  250 francs, tandis que le nouveau tarif l'a fixé à 100, après qu'on
  eût reconnu l'impossibilité de faire payer une plus forte somme à
  des paysans pauvres et ruinés.


Reinhard termine cette lettre en rappelant les éloges que certaines
feuilles publiques «et surtout les gazettes littéraires de
Goettingue et de Halle très répandues en Allemagne» donnaient au roi
pour tout le bien qu'il avait fait à ces universités:


  Leist me disait dernièrement: «C'est par l'université de Goettingue
  et par l'éclat qu'ils lui ont donné, que Georges II et son ministre,
  M. de Münchhausen, ont acquis l'estime dont ils jouissaient auprès
  de leurs contemporains et qui a été transmise à la postérité.» Pour
  ce qui concerne M. de Münchhausen, l'établissement de l'université
  de Goettingue faisait l'occupation de sa vie entière; pour Georges
  II, les contemporains et la postérité l'ont sans doute jugé d'après
  d'autres données encore; mais il n'en est pas moins vrai que ce que
  le Roi a fait pour Goettingue remplit une des pages les plus
  honorables et les plus ineffaçables de son histoire.


Une lettre au duc de Cadore du 4 juin donne des détails sur la
répugnance des Hanovriens à fournir des soldats au roi de
Westphalie. Reinhard pense qu'il «faudra user de quelques
précautions pour amener à se soumettre une population qui s'obstine
à ne point renoncer à l'espérance de rentrer sous la domination
anglaise.» Il annonce, d'après le nº 66 du _Moniteur Westphalien_,
une nouvelle vente de 6 couvents dont la valeur était estimée à
2,200,000 francs. «Après les couvents viendra le tour des chapitres;
en attendant, ce sont les capitaux qui s'en vont, et la caisse des
économats restera bientôt à sec.»

Le 12 juin, il revient sur cette grave question des finances
westphaliennes:


  Un décret royal daté de Rouen[133] met à la disposition du ministre
  des finances une somme de 250,000 fr. à prendre sur le produit de la
  vente prochaine des couvents et à négocier en attendant à un demi
  pour cent par mois et à un pour cent de commission pour servir à
  l'indemnité des donataires impériaux dépossédés auxquels s'applique
  l'article 5 du traité du 14 janvier. L'emploi de cette somme ne peut
  avoir pour objet que de leur payer les revenus arriérés; et cette
  disposition ne saurait être regardée comme un arrangement définitif.
  Du reste, M. de Bulow exprime dans ses dernières lettres son regret
  extrême d'avoir échoué dans l'ensemble de son projet concernant
  l'acquisition des domaines impériaux. Mais il lui reste toujours la
  ressource d'allécher les grands donataires par sa fidélité à
  s'acquitter de ses engagements envers ceux de 4,000 fr. et
  au-dessous; et, sous ce rapport, le refus de céder à la Westphalie
  la totalité des domaines me paraît être un bienfait pour les
  possesseurs des petites donations.

         [Note 133: Jérôme et la reine se trouvaient alors en France.]


Le lendemain, il revenait sur le même sujet:


  Je viens de recevoir la visite de M. Malchus et je lui fais une
  amende honorable. Nous avons causé longtemps ensemble et j'en ai été
  fort content.

  Il m'a d'abord donné des éclaircissements satisfaisants sur tous les
  objets de réclamation relatifs à son administration. Le solde de ce
  qui nous revenait sur les postes et sur les douanes a été
  entièrement réglé et acquitté, sans même que l'administration
  française ait eu besoin de faire usage de la lettre que je lui avais
  écrite. Il m'a expliqué ce qui pouvait avoir donné lieu aux
  prétentions des fermiers dont parlait votre lettre du 8 mai. Pour
  les charges extraordinaires de guerre les fermiers avaient été
  imposés à un tiers et les propriétaires à deux tiers. Après la prise
  de possession du Hanovre le gouvernement westphalien déchargea les
  domaines et laissa à la charge des fermiers le tiers, comme un impôt
  personnel qui ne peut ni ne doit être à celle des donataires. Quant
  aux fonds destinés à l'entretien des troupes françaises, cet objet
  aussi, d'après l'attestation même de M. le général Brugères, paraît,
  pour le moment, entièrement en règle.

  M. Malchus m'a entretenu de l'état du pays et de l'esprit de ses
  habitants. Il croit entrevoir encore des ressources qui ne
  permettent pas de désespérer de son rétablissement. L'esprit de la
  noblesse et des classes qui tenaient immédiatement à elle par un
  intérêt commun lui paraît incorrigible; en effet ce sont des
  souverains détrônés.

  De deux projets de division territoriale que M. Malchus avait
  envoyés au Roi, S. M. a approuvé celui que M. Malchus préférait
  lui-même, et il croit que cette approbation a été donnée sous les
  auspices de S. M. Imp. On a essayé de lever par enrôlement
  volontaire les deux régiments de cavalerie que M. le général
  Hammerstein est chargé d'organiser dans le Hanovre; mais on doute
  que ce mode réussisse; et il faudra plus tard avoir recours à la
  conscription.


La lettre suivante, du 9 juillet, est relative à l'abdication du roi
Louis de Hollande:


  La nouvelle de l'abdication de Sa Majesté le Roi de Hollande m'a été
  donnée par le ministre de Russie dont le collègue à Amsterdam avait
  chargé d'une lettre pour le Prince Repnin le courrier qu'il
  expédiait pour Saint-Pétersbourg. La veille, M. de Bercagny était
  venu m'en parler comme d'un bruit qui se répandait, et plutôt pour
  sonder la légation française, si elle en était déjà instruite, que
  pour lui communiquer franchement les circonstances de cet événement
  qui était déjà parvenu à sa connaissance.

  En effet, M. de Gilsa, ministre de Westphalie en Hollande, avait
  envoyé M. de Trott, son secrétaire de légation, chargé de ses
  dépêches et porteur des proclamations qui ont été publiées dans
  cette circonstance. M. Hugot l'avait sur-le-champ envoyé au-devant
  du Roi; mais M. de Trott lui avait raconté le fait. J'ai été, je
  l'avoue, peiné de cette réserve mal entendue qui m'exposait à
  apprendre un événement de cette nature par le canal du ministre de
  Russie qui, au reste, lui-même ne paraît l'avoir appris que par
  quelques lignes écrites à la hâte et ne renfermant aucun détail.

  Il paraît que Sa Majesté Westphalienne avait fait préparer, il y a
  déjà quelque temps, un appartement aux bains de Neudorf, pour le Roi
  de Hollande. Quoiqu'on soit convaincu ici que le projet de se rendre
  aux bains de Neudorf n'avait rien de commun avec la résolution que
  Sa Majesté Hollandaise a prise depuis, on croit cependant à la
  possibilité de son exécution. On parle d'une visite que Madame mère
  se propose de faire à son fils à Cassel. Les gens sensés voient avec
  douleur que des conseils maladroits ou perfides aient empêché le Roi
  de Hollande de concilier avec Sa Majesté Impériale le désir qu'il
  avait de faire le bien de son royaume; ils regardent comme un grande
  erreur de l'esprit la prétention de vouloir s'isoler dans une lutte
  générale; ils pensent que dans un vaste plan de campagne, chacun
  doit garder le poste qui lui est assigné; que s'écarter des idées
  directrices, c'est compromettre le succès de l'ensemble; et que le
  pouvoir qui méconnaîtrait sa source serait un effet qui ne voudrait
  pas dépendre de sa cause. M, de Trott inculpe les conseils de MM.
  Mollerus et Huygens. Ce dernier est un esprit étroit qui, se noyant
  dans de petits détails, est peu capable de s'élever à des idées
  générales. J'avoue que je le croyais peu susceptible de prédilection
  pour un système quelconque, et encore moins la présomption téméraire
  d'influer sur une détermination importante.


La lettre suivante, du 13 juillet, se rapporte au même objet:


  Je venais d'achever ma dépêche que je me proposais de faire partir
  aujourd'hui par le courrier ordinaire, lorsque le Roi m'a envoyé M.
  le baron de Boucheporn, maréchal de sa cour, pour m'inviter à me
  rendre au nouveau bâtiment des écuries où je rencontrai Sa Majesté
  qui désirait de me parler. M. de Boucheporn revenait d'Amsterdam par
  Deventer et Osnabruck; il venait de descendre de voiture et de
  rendre compte au Roi de son voyage.

  Sa Majesté, m'ayant aperçu, me fit l'honneur de m'appeler, et me
  permettant de l'accompagner dans sa promenade, me dit qu'Elle avait
  envoyé M. de Boucheporn d'Aix-la-Chapelle à Amsterdam, pour porter
  au Roi, son frère, une lettre contenant une commission que Sa
  Majesté l'Empereur lui avait donnée, et dont il était inutile de me
  parler, puisqu'Elle avait déjà envoyé la copie de cette lettre à Sa
  Majesté Impériale; que M. de Boucheporn avait trouvé le Roi parti,
  et qu'il était parti lui-même d'Amsterdam après le retour de M. le
  colonel Richerg que le Roi son frère avait envoyé à l'Empereur pour
  lui donner connaissance de son abdication; qu'en route il avait eu
  des nouvelles du voyage du Roi à Deventer et à Osnabruck, d'où il
  s'était rendu directement à Cassel, et que tous les renseignements
  qu'il avait recueillis semblaient indiquer que le Roi de Hollande
  s'était embarqué.

  M. de Boucheporn a raconté à Sa Majesté les détails suivants: le Roi
  avait fait jusqu'à onze heures du soir une partie de jeu avec
  quelques dames, parmi lesquelles était madame de Huygens: en se
  levant il leur avait dit adieu avec une expression qui ne les a
  frappées qu'après l'événement. Après avoir embrassé son fils, il
  monta dans une voiture de place, pour se rendre à Amsterdam. Arrivé
  à son palais, il fit le triage de ses papiers; il en brûla beaucoup,
  il en emporta d'autres; il emporta aussi ses ordres, excepté celui
  de France, et il écrivit sa démission de la dignité de connétable.
  Personne (c'est du moins ce dont M. de Huygens a chargé M. de
  Boucheporn d'assurer Sa Majesté) n'avait été mis dans le secret. Le
  Roi doute même si M. Mollerus, qui est ici, a pu être instruit de
  quelque chose par son père.

  À Osnabruck, la trace du voyage ultérieur semble se perdre. Le Roi a
  envoyé un courrier à Neudorf pour s'assurer positivement si son
  frère est arrivé; mais il lui paraît impossible que, si cela était,
  on eût ignoré à Cassel un fait qui ne pouvait plus être caché depuis
  que l'officier qui courait après avait publié que le comte de
  Saint-Leu, c'était le Roi de Hollande.

  Sa Majesté ne m'a point dit sur quels renseignements se fonde la
  crainte où elle paraît être que son frère ne se soit embarqué.
  Lorsque M. Boucheporn passa par Osnabruck, on devait y savoir déjà,
  par le retour des postillons, si la direction que la voiture a prise
  la rapprochait ou l'éloignait des bords de la mer. Je dois ajouter
  que le Roi m'a nommé Batavia et qu'il a paru se rappeler que les
  pensées de son frère se portaient quelquefois vers cette colonie
  éloignée.

  Voilà, Monseigneur, les notions que Sa Majesté m'a commandé de
  transmettre à Votre Excellence. Elle se propose d'adresser, demain
  ou après-demain, un courrier à Sa Majesté Imp. Ce courrier suivra de
  près le mien, et portera la confirmation entière de ce qui ne paraît
  déjà guère douteux, que Sa Majesté Hollandaise ne s'est point rendue
  à Neudorf.


En apprenant le départ du roi de Hollande et en recevant copie de la
lettre que son frère Jérôme lui avait adressée, Napoléon écrivit à
ce dernier le 13 juillet, de Rambouillet, la lettre suivante, omise
aux _Mémoires de Jérôme_ et à la _Correspondance_ de l'Empereur:


  Mon frère, j'ai reçu votre courrier. Je vous remercie des
  communications que vous me faites. Votre lettre au Roi de Hollande
  est fort, bien, et vous avez bien exprimé ma pensée. Je ne crains
  qu'une chose pour le Roi; c'est que tout cela ne le fasse passer
  pour fou, et il y a dans sa conduite une teinte de folie. Si vous
  apprenez où il s'est retiré, vous lui rendrez service de l'engager à
  revenir à Paris et à se retirer à Saint-Leu, en cessant de se rendre
  la risée de l'Europe. Entremettez-vous pour cela. On me fait
  entrevoir d'Amsterdam que le Roi pourrait se rendre en Amérique, et
  qu'il s'est procuré à cet effet un passeport par un officier qu'il
  aurait envoyé à Londres. S'il vous est possible de vous opposer à ce
  projet insensé, même par la force, faites-le. J'ai envoyé Lauriston
  prendre le grand duc de Berg à Amsterdam pour le ramener à Paris.

  _P. S._ La famille avait besoin de beaucoup de sagesse et de bonne
  conduite. Tout cela ne donnera pas d'elle une bonne opinion en
  Europe. Heureusement que j'ai tout lieu de penser que l'Impératrice
  est grosse.


N'osant pas recevoir dans ses États le Roi Louis, sans en avoir reçu
l'autorisation de Napoléon, Jérôme écrivit à ce dernier de
Napoléonshoehe, le 28 juillet 1810:


  Sire, j'ai reçu hier soir les premières nouvelles du roi de Hollande
  contenues dans deux lettres, l'une du 16 et l'autre du 21 juillet.

  Dans la première, il me dit que non seulement son intention n'a pas
  été en abdiquant de se soustraire à l'autorité de Votre Majesté,
  mais au contraire qu'il désire savoir si vous lui permettez d'aller
  vivre en particulier à Saint-Leu. Je prie Votre Majesté de me faire
  connaître ses intentions afin que je puisse lui répondre à ce sujet.

  Dans la seconde, il m'exprime le désir de vendre pour cinq cent
  mille francs de diamants qu'il possède, ce qui prouve qu'il est loin
  d'avoir emporté beaucoup d'argent. Comme il m'est impossible de
  disposer d'une pareille somme, je ne pourrai que lui répondre
  négativement.

  Dans le cas où Votre Majesté trouverait convenable qu'il retournât à
  Saint-Leu, après la saison des eaux, approuvera-t-elle que je
  l'engagea passer par Cassel?

  Je compte partir dans trois jours avec la reine pour Hanovre où
  j'espère recevoir la réponse de Votre Majesté.


Jérôme partit le 31 juillet de Cassel pour se rendre à Hanovre et
visiter les nouvelles provinces annexées à son royaume. D'après une
lettre de Reinhard, du 3 août, il paraît y avoir reçu un bon
accueil. Il célébra la fête de l'empereur à Hanovre même, et le
lendemain le roi écrivait à son frère:


  Sire, je suis arrivé avant-hier à Hanovre de mon retour des côtes;
  le pays que j'ai parcouru est susceptible de grands accroissements
  sous le rapport du commerce; un canal pour joindre l'Elbe et le
  Weser pourra être commencé et fini dans trois années. La position de
  mes États me rend entièrement maître du commerce de ces deux
  fleuves, et l'Oste et la Gueste peuvent, avec quelques travaux,
  recevoir et abriter même pendant l'hiver des bâtiments de cinq cents
  tonneaux et des frégates. La position de Cuxhaven permet d'en faire
  un port très essentiel, surtout pendant l'hiver; il peut avec
  quelques dépenses offrir un refuge à une frégate, mais j'observe à
  Votre Majesté qu'il faut une année de travail.

  J'ai passé en revue à Wenden les 2e et 9e de cuirassiers, à
  Lunebourg le 3e et à Hanovre le 12e. Il est impossible, Sire, de
  trouver une division mieux tenue pour les hommes ainsi que pour les
  chevaux. J'ai été reçu par ces braves gens avec enthousiasme. Je les
  ai fait manoeuvrer.

  J'ai également passé la revue d'une de mes brigades d'infanterie;
  elle était forte de 4,500 hommes. Ils se conduisent très bien et
  sont tous fiers de se trouver les compagnons des Français, avec
  lesquels ils vivent en frères. Le service, d'après le rapport du
  général Morand, se fait avec exactitude et aucun homme ne déserte.

  Je ne puis assez supplier Votre Majesté de diminuer les troupes
  françaises. Je sais bien, Sire, qu'il est de toute justice que ces
  troupes soient dans mes États puisque c'est la teneur du traité,
  aussi ce n'est que comme une faveur que je fais cette demande à
  Votre Majesté, et surtout d'après l'état d'épuisement où je vois le
  pays.

  Je prie Votre Majesté d'agréer avec bonté l'expression de mon tendre
  et inviolable attachement.


Les trois lettres suivantes, des 24, 28 et 30 septembre, mentionnent
la démission du général d'Albignac, ministre de la guerre, qui
venait, quelques mois auparavant, de remplacer le général Eblé.
Cette démission, offerte avec l'espoir qu'elle serait refusée, fut
acceptée sur-le-champ, et le général Salha nommé à la place
d'Albignac. Reinhard trace le portrait suivant du nouveau ministre:


                                         Cassel, le 30 septembre 1810.

  Il me paraît certain que parmi les Français qui sont à son service
  en Westphalie, le Roi n'aurait pas pu faire un meilleur choix que
  celui de M. le général Salha. C'est un homme d'un jugement mûr et
  solide, d'un caractère ferme, et qui se distinguait à la cour par la
  dignité de sa conduite. Il y paraissait plus estimé qu'aimé,
  quoiqu'il porte dans sa physionomie et dans ses yeux quelque chose
  qui invite à l'attachement. Pour ce qui concerne ses talents
  administratifs, il faut l'attendre à l'épreuve. Il y a peu de temps
  qu'ayant fait l'acquisition de la terre de Hoene, le Roi lui accorda
  des lettres patentes de comte.


Le nouveau ministre de la guerre allait, comme tous ses
prédécesseurs, se trouver en face d'une situation financière fort
compromise. Le même jour, 2 octobre, Champagny écrivait à ce propos
à Reinhard deux lettres fort pressantes; il réclamait surtout
impérieusement le paiement de l'arriéré de solde dû aux troupes
françaises que la Westphalie devait entretenir. Reinhard s'empressa
d'aller trouver les ministres, et, dans une dépêche du 8 octobre, il
rend compte au duc de Cadore de son entrevue avec eux:


  Je leur ai dit que toute réponse autre que celle qui énoncerait les
  mesures prises pour acquitter sur-le-champ les sommes qui restent
  dues serait un _non_. Ils m'ont assuré que sur le budget de 747,000
  francs par mois, pour l'entretien des troupes françaises, 600,000
  francs avaient constamment été payés: qu'ainsi l'arriéré pour six
  mois n'allait pas à un million. Cependant il résulte du tableau
  ci-joint des dépenses faites pour le ministère de la guerre sous
  l'administration du général d'Albignac que pendant ces six mois, sur
  5,231,044 francs qui auraient dû être payés, il n'a été payé que
  3,617,409 francs. Ce qui laisserait un déficit de 1,613,687 francs.

  Votre Excellence me rend la justice de croire que je n'ai rien
  négligé pour obtenir que cet objet fût mis entièrement en règle.
  Aussi en sentais-je toute l'importance. La réception de vos lettres,
  aussi pressantes que multipliées, a été suivie immédiatement de la
  transmission par écrit de vos réclamations au ministre des relations
  extérieures, et quelquefois en même temps au ministre de la guerre
  directement. En outre j'ai saisi toutes les autres occasions qui se
  présentaient pour entretenir de vive voix et ces deux ministres et
  celui des finances. M. le général d'Albignac me disait encore en
  partant que c'était sur ce budget de 747,000 francs, si le ministre
  des finances l'avait payé en entier, qu'il avait espéré de faire des
  économies pour payer 100,000 fr. d'à-compte pour la solde arriérée
  des troupes westphaliennes en Espagne; comment se ferait-il donc,
  s'il était vrai qu'on eût payé sur ce budget 600,000 francs par
  mois, que la solde des troupes françaises en Westphalie soit
  arriérée de près de quatre mois? Mais la preuve qu'on n'a payé
  qu'environ 517,000 francs par mois est dans le tableau des dépenses
  du général d'Albignac.

  _À dix heures du soir_, M. le comte de Bulow s'était fait annoncer
  chez ma femme, sans doute pour être présent lorsque la réponse du
  gouvernement westphalien me serait apportée. Je l'ai reçue. J'ai
  conduit M. de Bulow dans mon cabinet, et je l'ai lue devant et avec
  lui. M. de Bulow m'a dit qu'il ne doutait pas que Sa Majesté
  Impériale y verrait la bonne volonté du Roi; que faire quelque chose
  au-delà était absolument impossible; que ce qu'on promettait de
  faire était d'une difficulté extrême; mais qu'il en avait calculé la
  possibilité et qu'il en répondait. J'ai dit à M. de Bulow que
  j'allais la transmettre telle que je la recevais, et qu'il dépendait
  de Sa Majesté Imp. de décider si elle renfermait un _oui_ ou un
  _non_.

  «Mais comment, a dit M. de Bulow, nous payons et nous payons tout,
  et Sa Majesté Impériale ne nous demande que cela.»--«Elle vous
  demande de payer sur-le-champ le mois tout en entier, tous les mois
  suivants en entier.»--«Mais payer sur-le-champ l'arriéré serait
  impossible, sans faire manquer les services suivants et encourir de
  nouveau le mécontentement de l'Empereur.»--«Puisqu'il ne s'agit que
  d'un million, pourquoi ne l'empruntez-vous pas, et même
  provisoirement sur les budgets des ministères?»--«Nous ne pouvons
  pas emprunter, personne ne veut nous prêter; et emprunter sur les
  budgets des ministres ce serait désorganiser tous les
  services.»--«Sa Majesté l'Empereur vous a fait déclarer, dès le mois
  d'avril, que le trésor public de France ne ferait aucune avance pour
  cette dépense. En laissant en arrière un million ce serait donc le
  trésor public de France qui serait obligé de faire l'avance.
  Croyez-vous que Sa Majesté Impériale reviendra sur une détermination
  qu'Elle a prise?»--«Le trésor de France n'aura besoin de faire
  aucune avance. Les troupes ont reçu la moitié de leur solde échue.
  Elles vont recevoir la solde entière des mois suivants: elles sont
  logées, nourries, habillées; un arriéré de la solde de six mois et
  plus est presque d'usage, même en France. Je vous proteste que les
  troupes sont et seront contentes.»--«Enfin, M. le comte, c'est à Sa
  Majesté Impériale à prononcer. Mais en toute hypothèse, gare
  l'inexactitude à remplir les engagements solennels que vous
  contractez pour l'avenir!»

  Je n'ai rien à ajouter, Monseigneur, pour l'engagement de payer
  cette dette, sans objection, sans réserve, le oui est positif; mais
  c'est un million qui reste en arrière.


Cependant un autre désastre menaçait le royaume de Westphalie.
L'empereur ayant échoué dans toutes ses intentions de paix avec
l'Angleterre revint résolu de ne s'en rapporter qu'à sa puissance
pour la stricte observation du blocus continental, cette mesure
pouvant, d'après lui, amener la Grande-Bretagne à merci. Il décida
donc qu'il annexerait à la France non seulement la Hollande, mais
aussi les embouchures des principales rivières du Nord, la majeure
partie du Hanovre et un peu de la Westphalie, en donnant à son frère
de ridicules compensations territoriales.

Le duc de Cadore lui remit le 11 octobre 1810 une note qui se trouve
_in extenso_ à la page 491 du 4e volume des _Mémoires de Jérôme_; et
quelques jours plus tard, le 25 octobre 1810, après avoir reçu les
ordres de l'empereur, il fit tenir au ministre du roi de Westphalie
à Paris la note suivante dont il envoya le même jour une copie à
Reinhard avec la courte lettre qui la précède:


  J'adresse aujourd'hui à M. le comte de Wintzingerode, par ordre
  exprès de Sa Majesté, la lettre dont je joins ici copie.

  Vous direz à M. le comte de Furstenstein qu'il recevra par le
  Ministre du Roi à Paris la réponse à la note qu'il vous avait
  remise. Vous ne lui cacherez point que vous en avez connaissance; et
  si elle ne lui était pas encore parvenue, vous lui feriez lire la
  lettre que j'ai l'honneur de vous adresser et qui est cette réponse.

  Vous répéterez à M. le comte de Furstenstein ce que j'ai écrit à M.
  de Wintzingerode, que le Roi peut toujours continuer d'administrer
  le Hanovre; mais que l'Empereur ne se tient plus pour engagé[134].

         [Note 134: C'est-à-dire que l'empereur laissait purement et
         simplement les charges à la Westphalie.]


Note à M. le Comte de Wintzingerode, ministre de Sa Majesté le roi
de Westphalie. Cette note a été soumise à l'approbation de
l'empereur; la dernière phrase soulignée est de la main de Sa
Majesté.


  Je me suis empressé de porter à la connaissance de Sa Majesté
  l'Empereur et Roi la note en date du 6 de ce mois par laquelle
  Votre Excellence demande au nom de sa cour que l'acte dressé le 11
  mars pour la remise du Hanovre soit approuvé et confirmé par Sa
  Majesté Impériale et Royale.

  Deux articles de cet acte, l'un relatif à l'entretien des troupes
  françaises en Westphalie, l'autre concernant les domaines réservés
  dans le Hanovre et les revenus de ces domaines, ayant été rédigés de
  manière à paraître susceptibles d'une interprétation abusive et
  totalement contraire à l'esprit du traité de Paris, Sa Majesté
  voulut être rassurée par des déclarations positives et précises
  faites au nom du Roi, déclarations que je fus chargé de demander et
  qui furent aussi demandées par le ministre de Sa Majesté à Cassel.

  Sur le premier objet, la déclaration du gouvernement westphalien ne
  laissa rien à désirer.

  Mais relativement aux domaines, au lieu de déclarer «que leurs
  revenus devant, pendant l'espace de dix années, à compter du jour de
  la remise du Hanovre, rester identiquement les mêmes, aucune loi
  générale ou particulière du royaume de Westphalie, aucun acte du
  gouvernement westphalien dont l'effet serait de changer la nature
  des dotations ou d'en diminuer et réduire les revenus, ne pourraient
  leur être, et ne leur seraient, dans aucun cas, et sous aucun
  prétexte, appliqués avant l'expiration de ces dix ans,» le ministère
  westphalien ne s'est exprimé que d'une manière indirecte, en termes
  vagues et plus propres à confirmer qu'à détruire les craintes que
  l'article de l'acte de remise avait inspirées; et toutes les
  instances du ministre de France à Cassel n'ont pu en obtenir une
  déclaration plus franche et plus conforme à la juste attente de Sa
  Majesté l'Empereur et Roi.

  Pendant que le gouvernement westphalien semblait ainsi vouloir se
  ménager les moyens d'éluder un de ses principaux engagements, un
  autre plus essentiel encore n'était pas exécuté.

  La solde et les masses des troupes françaises en Westphalie
  n'étaient pas acquittées. Des réclamations multipliées et presque
  journalières lui ont été adressées et l'ont été sans fruit. Loin de
  satisfaire à un engagement qu'il devait regarder comme doublement
  sacré, il n'en promet pas même l'accomplissement. Il n'annonce que
  l'impuissance absolue où il dit être de le remplir.

  Par l'effet de ces deux circonstances, Sa Majesté l'Empereur et Roi,
  loin de pouvoir approuver et confirmer l'acte de remise du Hanovre,
  se voit à regret dans la nécessité, non de reprendre et de retirer
  au Roi l'administration du Hanovre, mais de regarder le traité si
  avantageux pour la Westphalie, par lequel il lui avait donné ce
  pays, comme rompu par le fait de la Westphalie elle-même; et _en
  conséquence se croit en droit de disposer à l'avenir du Hanovre
  comme le voudrait la politique de la France_.


En lisant cette note comminatoire, le roi Jérôme comprit les
intentions de son frère. Toutefois, il donna des ordres à ses
ministres, surtout au comte de Fürstenstein, pour que l'on rassurât
Reinhard. Ce dernier écrivit le 1er novembre au duc de Cadore:


  Sur l'article de l'identité des revenus des domaines hanovriens
  pendant dix ans, M. de Furstenstein a protesté que jamais
  l'intention du gouvernement westphalien n'avait été de tergiverser
  ou d'éluder; et que la preuve qu'on avait attaché aux termes de sa
  note du 29 juillet le même sens que je leur avais supposé dans ma
  note du même jour, était qu'on n'avait pas contredit la mienne. Il a
  ajouté que sans doute la lettre de Votre Excellence au comte de
  Wintzingerode affligerait beaucoup le Roi; mais Sa Majesté Impériale
  le trouverait toujours soumis à ses volontés.

  Dans la même conférence, j'ai fait connaître à M. de Furstenstein
  les intentions de Sa Majesté l'Empereur concernant le titre de
  colonel-général de la garde westphalienne. Ce ministre m'a répondu
  qu'en effet il se rappelait que déjà, il y a quatorze ou quinze
  mois, le Roi en avait eu des indications et qu'il était convaincu
  que Sa Majesté se conformerait entièrement à cet égard à la manière
  de voir de Sa Majesté Impériale.

  M. de Furstenstein m'a cité aussi quelques traits d'une conversation
  que vous eûtes, Monseigneur, avec M. le Comte de Wintzingerode et où
  vous parliez de différentes dépenses du Roi qui paraissent avoir été
  remarquées comme inutiles ou excessives par Sa Majesté l'Empereur.
  On a reproché au Roi, m'a dit ce ministre, d'avoir fait restaurer
  son palais et de vouloir bâtir une ville. Il s'agit d'une rue
  nouvelle de vingt maisons dont la liste civile ferait les
  avances.--Les dépenses, quelles qu'elles soient, a continué M. de
  Furstenstein, concernent uniquement la liste civile, et sont par
  conséquent étrangères aux engagements contractés par le trésor
  public du royaume. Cela est vrai, Monseigneur, cependant la remarque
  faite par Sa Majesté Impériale ne porte point à faux, puisqu'un peu
  plus d'économie dans les dépenses de la liste civile, soit celles
  que Votre Excellence a citées, soit d'autres, aurait dispensé de la
  nécessité de songer à aliéner une somme de 2,500,000 francs de
  capitaux, pour payer des dettes urgentes.

  J'ai revu hier au soir M. le comte de Furstenstein. Il m'a dit que
  le Roi avait reçu ma communication avec une résignation entière; et
  que Sa Majesté répondait directement à Sa Majesté Impériale[135];
  qu'à cet effet il expédierait aujourd'hui un courrier dont il m'a
  invité à profiter.

         [Note 135: Lettre du 30 octobre. _Mémoires de Jérôme_, vol.
         IV, p. 497.]


Cependant malgré la détresse des finances, malgré les charges
nouvelles que les envahissements de l'empire français allaient faire
peser sur le nouveau royaume, on songeait à y faire de grosses
dépenses militaires: le roi, frappé des travaux défensifs accomplis
à Anvers, voulait mettre Cassel, sa capitale, à l'abri d'un coup de
main en l'entourant de murailles et de larges fossés, qui
serviraient en même temps comme de réservoir pour recevoir le trop
plein des eaux de la Fulda. Il avait commencé à grands frais la
formation d'un camp de troupes westphaliennes. Ce dernier projet
surtout irrita l'empereur, et l'on dut se hâter d'annoncer au
_Moniteur Westphalien_ que le camp était dissous. En annonçant ce
résultat au ministre (13 octobre), Reinhard revenait sur l'entretien
des troupes françaises en Westphalie stipulé par le traité du 14
janvier, mais que le gouvernement du roi Jérôme se déclarait
incapable d'assurer pour l'année 1811.


  Il est à remarquer que l'engagement contracté par ce traité comprend
  tout le temps qui s'écoulera jusqu'à la paix maritime, et qu'ainsi
  c'est mal à propos qu'on affecte de mettre en question si
  l'intention de Sa Majesté Impériale sera de faire séjourner ses
  troupes en Westphalie au-delà de l'année courante: quoi qu'il en
  soit, le Conseil des Ministres avait proposé une rédaction qui
  déclarait d'une manière bien plus positive encore cette
  impossibilité vraie ou prétendue; mais le Roi s'y est opposé. Ce
  qui, m'a dit M. de Furstenstein, augmentera encore les embarras,
  c'est qu'en Hanovre on pouvait entretenir les troupes françaises du
  produit d'une contribution de guerre que le Roi a laissée subsister
  pour l'année courante, mais qu'il faudra nécessairement faire cesser
  pour l'année prochaine. Aussi ceux des ministres qui, dans le temps,
  avaient conseillé au Roi de ne point accepter le pays d'Hanovre aux
  conditions proposées, prétendent aujourd'hui que tous les embarras
  de la Westphalie viennent de cette réunion, et M. de Furstenstein
  m'a dit lui-même que, quelqu'avantageuse qu'il la crût sous le
  rapport de la politique, il commençait cependant à se repentir du
  traité du 14 janvier.

  Je reprends ma conversation avec M. de Bulow: «Tant que je serai
  ministre du Roi, mon devoir sera de faire marcher l'administration
  qui m'est confiée, et de conserver au trésor les moyens de payer les
  dépenses sans lesquelles il n'y aurait plus de gouvernement.» Ceci
  me conduisit à lui demander si toutes les dépenses étaient
  nécessaires et légitimes? M. de Bulow protesta que dans toutes il
  mettrait la plus stricte économie; que pour celles du Roi il avait
  sa liste civile qui sans doute n'était pas dans une proportion
  exacte avec les revenus du royaume et qui l'engageait à entretenir
  sa cour avec un éclat peu nécessaire en Allemagne; que le luxe
  auquel on s'était habitué avait encore l'inconvénient de faire
  sortir beaucoup d'argent du royaume; qu'en dernière analyse, ce
  n'était pas le Roi qui en profitait, mais l'intendant de la liste
  civile, marchand failli avec tous les fripons dont il était entouré;
  que sans la démarcation tracée entre les revenus du Souverain et
  ceux de l'État, il était sûr que Sa Majesté se serait contentée de
  moins et serait également heureuse. Je lui demandai si au moins la
  liste civile n'empiétait pas sur les revenus de l'État? Je lui
  rappelai la responsabilité dont je l'avais entretenu dans une autre
  occasion, et je le priai de me dire s'il était vrai que tous les
  fonds des relations extérieures se versaient dans la caisse du
  trésor de la couronne et que M. de Furstenstein les tirait par une
  ordonnance en bloc. M. de Bulow me dit que pour lui les ordonnances
  de M. de Furstenstein le mettaient en règle et qu'il me priait d'en
  parler à ce dernier; enfin qu'il était ministre du Roi et qu'il ne
  pouvait pas se croire soumis à une double responsabilité. Le
  lendemain, M. Siméon, envoyé sans doute par M. de Bulow, revint sur
  cet objet et m'assura que la seule dépense où la liste civile avait
  empiété sur le trésor public était que le Roi avait fait indemniser
  les propriétaires des cinq domaines dont M. de La Flèche s'était
  emparé, sur le produit d'une vente de couvents, et que par un
  arrangement qui datait encore du temps de M. Beugnot, beaucoup trop
  magnifique dans ses arrangements financiers, il avait été convenu
  que le produit des économats au-delà de la somme de 500,000 francs,
  qui serait versée à la caisse d'amortissement, tournerait au profit
  du Roi.

  Par un mouvement spontané, M. de Bulow me dit encore que, si le Roi
  voulait l'écouter, il se ferait des idées différentes sur la nature
  de sa royauté, et qu'il ne se croirait pas dans la même position que
  par exemple un Roi de Danemark. Je lui répondis qu'il me semblait
  cependant, et que plusieurs circonstances prouvaient qu'à cet égard
  les idées du Roi s'étaient beaucoup rectifiées. «Oui, dit-il, aussi
  sa position est-elle devenue plus difficile, et quoiqu'assurément je
  n'aie pas la mission de vous dire cela, savons-nous ce que nous
  allons devenir?»

  Dans toute cette conversation, Monseigneur, M. de Bulow m'a montré
  beaucoup d'adresse, beaucoup d'incohérence, l'envie de résister, le
  désir de plaire; enfin comme son caractère, elle n'a pas été d'un
  seul jet. Il m'avait parlé de la pesanteur du fardeau qu'il avait à
  supporter. «Oui, lui dis-je, j'admire et j'aime la facilité avec
  laquelle vous le supportez. Sans compliment, je ne connais personne
  qui soit capable d'en faire autant. Vous marchez à travers les
  difficultés en vous jouant; mais, au nom de Dieu, ne vous jouez pas
  à l'Empereur.» Ce mot, Monseigneur, l'affligea et il me répondit ce
  que le respect le mieux senti dut lui inspirer.

  M. de Bulow réunit à un vrai talent un travail infatigable et
  l'adresse d'un homme du monde à beaucoup de désintéressement
  personnel. Il veut faire sa place de la manière dont il l'a conçue.
  Il se persuade qu'il la quittera sans regret, lorsqu'il ne la croira
  plus tenable. Il n'est pas homme à grandes conceptions, soit que les
  difficultés du moment l'absorbent, soit qu'il pense que l'heure n'en
  est pas encore venue. L'espèce d'empire qu'en dépit de tant
  d'ennemis acharnés il exerce sur le Roi, me paraît reposer sur des
  motifs honorables à tous les deux. M. de Bulow connaît les Allemands
  et les Français: il tient des uns et des autres. Nous pourrions
  facilement trouver un ministre plus traitable; mais en
  trouverions-nous un aussi facilement qui nous ménageât, pendant
  aussi longtemps, autant de moyens?

  Quant aux recettes, M. Pichon pense qu'il ne serait pas absolument
  difficile de les augmenter de quatre ou cinq millions. Il prétend,
  par exemple, que les droits de consommation rendent huit millions au
  lieu de sept, et qu'on pourrait aisément trouver deux millions de
  plus sur le prix du sel vendu dans l'intérieur et surtout dans
  l'étranger. Il dit que le ministre des finances convient de la
  possibilité d'augmenter les recettes; mais qu'il ne veut y venir
  qu'à la dernière extrémité.

  On a renoncé définitivement au projet de rendre plus productive la
  contribution personnelle qui ne rendra que 2,500,000 francs. Mais
  comme, d'après les nouveaux calculs de M. Malsbourg, la caisse
  d'amortissement aura besoin de 6,500,000 francs, on se propose de
  trouver quatre millions par une espèce d'imposition de guerre; et
  c'est ce qui occupe en ce moment la section des finances.


Sur cette double question financière et militaire, Champagny
répondait le 12 novembre à Reinhard:


  J'ai reçu et mis sous les yeux de l'Empereur les deux dernières
  dépêches que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser.

  Sa Majesté Impériale s'est arrêtée principalement au compte que vous
  rendez de vos conversations avec les ministres des finances et de la
  guerre, avec le ministre secrétaire d'État sur la composition de
  l'armée westphalienne. Sa Majesté n'a pu s'empêcher de remarquer que
  tandis que le Roi et les ministres renouvelaient leurs
  protestations, les choses n'en restaient pas moins toujours dans le
  même état. Souvent l'Empereur a répété au Roi son frère qu'il ne
  devait point avoir de régiments de cuirassiers, parce que cette arme
  est trop dispendieuse, que les chevaux du pays n'y sont pas
  propres; et que d'ailleurs des régiments de cavalerie légère et de
  lanciers, plus faciles à lever et d'un entretien moins dispendieux,
  conviendraient beaucoup mieux au système militaire de l'Empire ainsi
  qu'aux intérêts du trésor westphalien. Cependant le Roi ne paraît
  point avoir suivi ce conseil: il multiplie inutilement les cadres et
  les armes, et se voit entraîné par là à de nouvelles dépenses.

  Lorsque Sa Majesté Impériale a envoyé 18,000 Français en Westphalie,
  son but a été en partie de dispenser le Roi d'entretenir un trop
  grand nombre de troupes et tant d'officiers sur la fidélité desquels
  on ne peut point compter. Les troupes westphaliennes sont en effet
  les moins sûres de la confédération; et on les a vues se battre
  contre nous avec ardeur, par l'effet d'une haine ancienne qu'ils ont
  contractée en servant dans les rangs anglais. Sa Majesté Impériale
  ne veut plus en envoyer en Catalogne: ce serait recruter les bandes
  ennemies. Les Rois de Bavière et de Saxe, le Grand-Duc de
  Hesse-Darmstadt, dont les États sont anciennement constitués,
  peuvent avec plus de raison compter sur la fidélité des leurs;
  cependant ils ne s'amusent point à créer de nouveaux corps, et ne
  cherchent au contraire qu'à faire reposer tranquillement leurs
  troupes.

  En définitif l'intention de Sa Majesté Impériale est que le Roi
  renonce à ses régiments de cuirassiers et qu'il n'augmente point des
  troupes qu'il ne peut nourrir et sur lesquelles il ne peut se fier.

  Au reste Sa Majesté Impériale ne prend à cela qu'un intérêt
  d'affection pour le Roi et de sollicitude pour un État qu'Elle a
  fondé. Ce qui lui importe, et ce qu'Elle veut, c'est que l'on tienne
  les engagements pris avec Elle et que la solde de ses troupes soit
  payée, tant pour le présent que pour l'arriéré.

  Sa Majesté Impériale a vu avec déplaisir que le gouvernement
  westphalien cherchât à s'attribuer une espèce de droit d'inspection
  sur les troupes françaises stationnées en Westphalie, en demandant à
  nos généraux des états de situation des corps sous leurs ordres. Sa
  Majesté Impériale a blâmé ceux de ses généraux qui se sont prêtés au
  voeu du gouvernement westphalien. Aucune autorité étrangère ne peut
  exercer d'inspection sur les troupes françaises.

  La Westphalie s'est engagée à entretenir jusqu'à la fin de la guerre
  maritime un corps de dix-huit mille cinq cents Français; et pour
  remplir cet engagement, elle n'a pas besoin de connaître la position
  exacte de ces troupes. Il suffit que le nombre fixé ne soit point
  excédé, ce qu'on reconnaîtra toujours facilement par les états de
  récapitulation que fournira l'état-major général.


Poussé dans ses derniers retranchements, à bout de patience, aussi
bien que ses frères Joseph et Louis, en présence du système de
l'Empereur, le roi Jérôme écrivit la lettre suivante, digne, vraie
et respectueuse, à laquelle il ne reçut aucune réponse, comme pour
celle du 30 octobre:


  Sire, mon désir le plus prononcé est de tenir tous les engagements
  que j'ai pris envers Votre Majesté, et tous mes efforts ne tendront
  jamais qu'à ce but, mais je la prie de me permettre quelques
  observations qui me sont dictées par la situation affligeante où je
  me trouve et qu'il ne peut être dans les desseins de Votre Majesté
  de prolonger.

  Votre Majesté n'a point ratifié l'acte de cession du Hanovre et
  cependant, tandis que je suis privé des diverses branches des
  revenus publics de cette province, je me vois chargé des frais de
  son administration et de l'entretien de 6,000 cavaliers français
  qui, au terme des traités, doivent être soldés et nourris par elle.
  Il est impossible que Votre Majesté ait voulu m'imposer les charges
  sans me donner les moyens d'y subvenir. Ce poids entier retombe
  maintenant sur mes anciennes provinces et elles sont hors d'état de
  le porter. Je prie Votre Majesté de prendre en sérieuse
  considération la situation de la Westphalie et de me faire connaître
  positivement ses intentions. Si elle daigne se faire remettre sous
  les yeux ma lettre du 31 octobre dernier, elle y verra relativement
  au Hanovre l'exposé sincère de mes sentiments; s'il convient aux
  desseins politiques de Votre Majesté de m'ôter ce qu'elle m'a donné,
  je suis prêt à satisfaire à tous ses désirs, à me contenter de
  toutes ses volontés, à m'imposer moi-même et de bon coeur, comme un
  gage de ma reconnaissance envers elle, tous les sacrifices qui
  pourraient lui être utiles ou seulement agréables, c'est là ce que
  je répéterai à Votre Majesté dans tous les instants de ma vie, mais
  si elle me laisse dans le rang où elle m'a fait monter, qu'elle ne
  me prive pas des moyens de m'y maintenir avec honneur et sûreté,
  qu'elle me permette de faire parvenir jusqu'à elle les souffrances
  de mes peuples, et qu'elle me laisse l'espérance de les voir
  soulager à mes sollicitations.

  Oui, Sire, je le répète, les douanes, les forêts, les postes, toutes
  les principales branches des revenus publics du Hanovre sont entre
  les mains des agents de Votre Majesté, et tandis que cette province
  m'est étrangère puisque le traité par lequel elle m'est cédée n'est
  point ratifié, je me vois contraint d'en salarier les
  administrations et d'y entretenir les troupes qui ne doivent être
  qu'à sa charge.

  J'ose penser qu'il suffit de ce simple exposé des faits pour que
  Votre Majesté prenne à cet égard une détermination que je sollicite
  avec ardeur, et cet objet étant pour moi et pour mon pays de la plus
  haute importance, j'expédie cette lettre à Votre Majesté par un
  courrier extraordinaire.


Les observations présentées à l'empereur et au duc de Cadore étaient
si vraies, les réclamations du gouvernement westphalien si justes
que le ministre des relations extérieures de France crut devoir
mettre sous les yeux de Napoléon un long mémoire daté du 24 décembre
1810 et duquel il ressort: Que le sénatus-consulte qui avait réuni à
l'empire la plus grande partie du département du Wéser enlevait à la
Westphalie 23 mille sujets et 5 millions 460 mille francs de
revenus; que les parties du Hanovre destinées à être données en
compensation à la Westphalie suffiraient pour le nombre de sujets et
pour les revenus, si les contributions pouvaient être maintenues,
mais que le gouvernement westphalien tenait pour impossible le
maintien de la contribution de guerre; que les domaines encore
disponibles n'existaient pas, qu'il n'y avait donc d'autre moyen
d'indemniser le roi que de diminuer les troupes françaises
entretenues par la Westphalie et de faire remise au pays des revenus
et des contributions arriérés. Le mémoire du duc de Cadore demandait
que la France prît à sa charge la dette du Hanovre, et la Westphalie
celle de la province du Wéser, que le contingent westphalien fût
fixé à 20 mille hommes.

Ces conclusions ne furent pas adoptées par l'empereur. Le roi très
abattu des dernières mesures prises par son frère, envoya à Paris M.
de Bulow pour y remplacer le baron de Mulcher et discuter ses
intérêts.

L'année 1811 commença à Cassel sous de tristes auspices pour le
jeune roi et ses malheureux États. Jamais la fable du loup et de
l'agneau n'avait reçu une application plus vraie. Après avoir fait
valoir des prétextes de toute nature, Napoléon auprès duquel la
raison politique l'emportait sur toute considération, décidé à ne
pas laisser le Hanovre à son frère, lui fit savoir, par son agent,
qu'il enlevait cette province à la Westphalie, ainsi qu'une partie
du département du Wéser, pour les réunir à la France, attendu que
les conditions du traité n'ayant pas été exécutées par le Roi, il
considérait ce traité comme rompu de fait. L'empereur daignait
promettre des compensations qui furent illusoires comme d'habitude.
Un décret en date du 22 janvier ordonna la prise de possession
immédiate du territoire annexé, et le versement dans la caisse de
l'empire français de tous les revenus de ces territoires depuis le
1er janvier. En vertu de l'article 3, une partie du duché de
Lunebourg était cédée au Roi, mais avec cette restriction que les
revenus, les domaines affectés à des dotations étaient exceptés de
la cession. D'après ce devis, le Hanovre semblait n'avoir jamais
fait partie du royaume de Westphalie. On cédait, en compensation du
département du Weser, une partie d'une province déjà annexée depuis
un an aux États de Jérôme. Ce dernier ne voulut pas d'abord accepter
cette compensation fictive et chargea à part le comte de Bulow, son
ministre des finances, de négocier et d'obtenir des dédommagements
réels.

Pendant que M. de Bulow essayait d'entrer en arrangement avec le
gouvernement français, Reinhard, toujours à Cassel et à l'affût de
toutes les nouvelles, de tous les événements importants ou non, qui
se passaient dans ce malheureux pays, continuait à rendre compte
directement à l'Empereur ou à son ministre, le duc de Cadore.

Voici quelques-unes des dépêches et des bulletins de l'ambassadeur
français à Cassel.


  REINHARD À CHAMPAGNY.

                                                      29 janvier 1811.

  Le cérémonial du dernier bal a fait une trop grande sensation et
  dans le corps diplomatique, et dans la ville, pour que je puisse me
  dispenser de demander à ce sujet les ordres de Votre Excellence.
  Déjà au bal précédent le premier chambellan avait exigé que les
  dames se tinssent debout, tandis que M. de Furstenstein leur disait
  de s'asseoir. Cette fois, le Roi lui-même, qui plus que jamais
  s'occupe d'étiquette, a coupé le noeud. M. de Furstenstein devait
  annoncer cette décision aux femmes des ministres; et le hasard
  voulut que ma femme fût seule présente. Il ne le fit cependant pas,
  disant que ce n'était pas l'usage de la cour de France. Quant au
  privilège d'être seul assis que le Roi a accordé à ce ministre, Sa
  Majesté le fonde sur ce qu'ayant le collier de l'ordre, M. de
  Furstenstein est son _cousin_ et doit être assimilé aux grands
  dignitaires. C'est une manière d'éluder la difficulté, et M. de
  Furstenstein sans porter le titre de prince en aura tous les
  privilèges. J'ignore encore si le ministre saxon, qui n'existe qu'à
  la cour et pour la cour et dont la femme courant après toutes les
  fêtes et après toutes les faveurs s'est trouvée absente, avait été
  prévenu de tout ce qui arriverait. Il m'avait demandé en entrant ce
  que j'avais résolu de faire pour le souper et j'avais répondu que
  nous serions debout et les femmes assises. La femme du ministre de
  Prusse était malade. Votre Excellence voit au reste que, même dans
  ces occasions-là, le Roi a soin de distinguer le ministre de France.
  Pour cette fois, je m'abstiendrai entièrement d'énoncer dans la
  société mon opinion sur ce qui s'est passé, précisément parce que
  j'attends les instructions de Votre Excellence.

  Je n'avais appris toutes ces circonstances que vers la fin du
  souper. M. Jacoulé a fait une terrible grimace en voyant assis M. le
  comte de Furstenstein, qui d'ailleurs avait l'air plutôt confus que
  glorieux de la distinction qui lui était accordée.


Lorsque l'Empereur eut pris connaissance de la dépêche de Reinhard
et de la nouvelle mesure d'étiquette introduite à la cour de son
frère pour M. Lecamus devenu comte de Furstenstein, il fut choqué de
cette innovation et écrivit le 20 février au duc de Cadore la lettre
ci-dessous, omise à la _Correspondance de Napoléon Ier _:


  Monsieur le duc de Cadore, je vous renvoie trois portefeuilles de
  votre correspondance. Qu'est-ce que cette prérogative de M. de
  Furstenstein de s'asseoir aux cercles de la cour de Cassel devant le
  corps diplomatique et les grands de l'État? Demandez des
  renseignements plus détaillés que cela. Il n'y a pas d'objections à
  ce que le Roi exige que les femmes se tiennent debout quand il
  danse. En général, un Roi ne doit pas danser, si ce n'est en très
  petit comité. Cependant, cet usage ne choque aucune convenance. Mais
  vous devez charger mon ministre de s'opposer formellement à ce que
  le comte de Furstenstein soit appelé _cousin_ et s'assoie devant le
  corps diplomatique et les grands de l'État. Cette prérogative ne
  peut appartenir à qui que ce soit en Westphalie, parce qu'elle est
  contraire à toute idée reçue, et que je ne veux pas qu'elle existe.
  Personne en France ne s'asseoit à la cour parmi les princes du sang.
  Les maréchaux ne s'asseyent pas. Quant aux grands dignitaires, cela
  tient au _décorum_ de l'Empire, et quels sont les grands
  dignitaires? Lorsque le Roi d'Espagne, le Roi de Naples, le Vice-Roi
  d'Italie, qui sont revêtus de grandes dignités, s'asseyent, il est
  juste que les premiers grands du plus grand Empire du monde qui leur
  sont assimilés s'asseyent; mais il est absurde de donner ce
  privilège dans une petite monarchie. Cela est contre l'opinion de
  toute l'Europe, et il y a dans cette conduite un peu de folie. Il
  faut donc que mon ministre fasse connaître au ministre des Relations
  extérieures de Westphalie que mon intention n'est pas de souffrir
  ces aberrations du Roi, et que j'exige qu'il ne soit donné aucune
  suite à cette innovation. Parlez de ceci à M. de Wintzingerode et à
  M. de Bulow. Faites-leur connaître que le Roi ferait bien mieux de
  modeler son étiquette sur celle de la Cour de Saxe que de faire à sa
  tête et de se faire tourner en ridicule. Parlez sérieusement à M. de
  Wintzingerode là-dessus; il devrait donner des conseils à sa cour
  sur ce, etc., etc.


L'empereur, non content de sa dépêche au duc de Cadore, écrivit
lui-même à son frère le même jour 10 février. Le roi Jérôme
répondit le 17 du même mois une lettre respectueuse, dans laquelle
il ne laisse pas de faire ressortir les injustices dont on s'est
rendu coupable à son égard. Cette lettre, que voici, ne se trouve
pas aux _Mémoires de Jérôme_:


  Sire, je reçois la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire,
  en date du 10 février; tout ce qu'elle contient est vrai, seulement
  j'aurais désiré qu'on ne laissât pas ignorer à Votre Majesté que le
  soir où le comte de Furstenstein a été assis, _je n'y étais pas_,
  que c'était dans un salon particulier et que c'était une erreur du
  préfet qui n'avait pas senti que les ministres étrangers pouvant
  entrer, ce n'était plus _un salon particulier_; cela ne s'est jamais
  fait et ne _se fera plus_. Quant au titre de cousin, comme ayant le
  grand collier de l'ordre, je ne le donne qu'en écrivant une lettre
  de chancellerie de l'ordre, pour _rassembler_ le chapitre ou faire
  une _promotion_, mais jamais je n'ai eu assez peu de sens ni
  d'esprit pour ne pas sentir que si j'eusse pu faire comme on l'a dit
  à Votre Majesté, j'aurais mérité les petites maisons.

  Je le répète, Sire, je ne fais jamais un pas sans avoir Votre
  Majesté en vue, sans désirer de lui plaire, et surtout sans
  ambitionner qu'elle puisse dire: jamais mon frère Jérôme ne m'a
  donné de chagrin. C'est bien le fond de ma pensée, Sire, et si je me
  trompe, un conseil paternel de Votre Majesté est plus que suffisant,
  non seulement pour me faire changer, mais pour me convaincre que
  j'avais tort. Pourquoi donc Votre Majesté est-elle si avare de ses
  conseils? et pourquoi suis-je le seul qui lui inspire assez peu
  d'intérêt pour qu'elle ne veuille pas m'écrire ce qui peut lui
  déplaire? Dans les circonstances critiques où je me trouve, Votre
  Majesté n'a pas même daigné me dire: faites _ce que je désire, cela
  me sera agréable_; c'est par le moniteur que j'apprends que je perds
  _le quart de mes États_ et _le tiers de mes revenus_, et le débouché
  de mes rivières, sans qu'un seul mot de Votre Majesté vienne me
  rassurer et me dire: c'est telle ou telle conduite que vous devez
  tenir; avouez, Sire, que Votre Majesté est bien sévère pour moi qui
  n'ai jamais désiré et ne désirerai jamais que de contribuer à votre
  contentement.

  Je finis, Sire, car je me vois, par l'abandon de Votre Majesté,
  entouré d'écueils sur lesquels je ne pourrai manquer de me perdre,
  si elle persiste dans cette indifférence pour moi. Que Votre Majesté
  se mette un instant à ma place, souverain d'un pays ruiné, accablé
  sous le faix des charges extraordinaires, auquel on dit: je vous
  prends le quart de vos États, de vos revenus, et cependant je ne
  vous ôte aucune charge, ni vous donne aucun dédommagement, que
  feriez-vous, Sire? ce que je fais, vous laisseriez prendre, vous ne
  vous opposeriez à rien; au contraire, mais en conscience vous ne
  feriez pas comme le roi de Hollande, qui a dit à ses sujets: je cède
  une partie de mes États, parce que l'on me les demande.

  Je vous prie, Sire, au nom de votre ancienne amitié pour moi, de me
  diriger et ne pas m'abandonner, car vous seriez fâché un jour
  d'avoir perdu un être qui vous aime plus que sa vie.


À peine cette lettre était-elle partie que le jeune roi, avide
d'étiquette et toujours prêt à singer le gouvernement impérial,
donnait encore prise aux critiques fort justes et aux boutades
souvent un peu sévères de Napoléon qui, tout en ayant pour lui une
affection réelle, le traitait en fort petit personnage. Le 49
février, Jérôme avait mis à l'ordre de son armée le règlement
suivant:


  1º Trois de nos aides de camp seront désignés chaque trimestre pour
  faire le service auprès de Notre Personne; 2º le ministre de la
  guerre fera mettre leur nom à l'ordre du jour de l'armée; 3º
  lorsqu'un de nos aides de camp de service arrivera, soit dans une
  division, soit dans une place forte ou à l'armée, l'ordre qu'il
  transmettra de notre part, par écrit ou verbalement, sera
  obligatoire. Cependant, les gouverneurs, les généraux et les
  commandants de place pourront, dans les circonstances qu'ils
  jugeront importantes, exiger que l'aide de camp leur transmette par
  écrit l'ordre qu'il aura été chargé de leur signifier, et il ne
  pourra alors s'y refuser; 4º l'aide de camp de service en mission,
  recevra, soit à l'armée, soit dans les divisions ou les places
  fortes, les honneurs que l'on rend au plus haut grade militaire.


Puis, croyant être très agréable à son frère, il adressait (5 mars)
une proclamation maladroite aux populations que lui enlevait le
décret du 22 janvier 1811:


  Habitants du territoire westphalien, réunis à l'empire français!

  Les circonstances politiques m'ayant déterminé à vous céder à Sa
  Majesté l'empereur des Français, je vous dégage du serment de
  fidélité que vous m'avez prêté. Si quelquefois vos coeurs ont su
  apprécier les efforts constants que j'ai faits pour votre bonheur,
  je désire en recueillir la plus douce récompense en vous voyant
  porter à Sa Majesté l'empereur et à la France le même amour, le même
  dévouement et la même fidélité dont vous m'avez si souvent donné des
  preuves, et particulièrement dans les circonstances critiques des
  dernières années.

  Mes voeux les plus ardents sont et seront toujours de vous voir
  jouir, sous votre nouveau maître, d'un bonheur aussi parfait que le
  mérite votre caractère brave et loyal.


L'empereur trouva fort mauvaise la mesure prise pour les aides de
camp et critiqua beaucoup de passages de la proclamation, ainsi
qu'on le verra dans les lettres suivantes:


  CHAMPAGNY À REINHARD.

                                               Paris, le 19 mars 1811.

  Sa Majesté m'ordonne de vous communiquer quelques réflexions qu'elle
  a faites sur plusieurs actes du gouvernement westphalien. Elle a
  relevé certaines expressions de la proclamation du roi aux habitants
  de la partie de la Westphalie cédée à l'empire. Ces mots: _je vous
  cède_ lui ont paru inconvenants. On ne cède pas des hommes comme on
  cède un troupeau de moutons, ou du moins on ne le leur dit pas.
  Cette autre phrase: _ayez pour l'empereur l'amour que vous avez pour
  moi_, semble présomptueuse. Ces pays ont-ils été assez longtemps
  sous la domination westphalienne pour lui être bien profondément
  attachés? Je ne parle pas du rapprochement entre l'empereur et le
  roi dont Sa Majesté a lieu de se formaliser.

  Mais ce qui a paru plus étrange à l'empereur, c'est un ordre du roi
  de Westphalie que Sa Majesté a vu dans une gazette et par lequel ce
  prince exprime sa volonté que ses aides de camp auxquels il donne
  des missions commandent partout où il n'est pas, et de préférence à
  toute autorité existante. Sa Majesté voit dans cette disposition le
  bouleversement de tout ordre public. Des aides de camp qui sont plus
  que des ministres et qui exercent, partout où le Roi n'est pas, une
  autorité sans limites! Jamais l'empereur n'a remis entre les mains
  de personne un pouvoir aussi discrétionnaire. Sa Majesté a beaucoup
  employé ses aides de camp qui, formés par elle, étaient dignes de
  toute confiance; mais elle ne leur donnait que des missions
  d'informations dans lesquelles ils n'avaient aucune autorité à
  exercer.

  Faites ces réflexions, Monsieur, aux ministres du Roi, mais avec
  réserve et ménagement. L'empereur les accuse de ces erreurs que
  l'inexpérience du Roi peut, quels que soient son esprit, son tact et
  ses lumières, lui faire quelquefois commettre et qui devraient être
  évitées par des ministres qui joignent à l'habitude des affaires la
  connaissance de la manière dont on doit les traiter. L'empereur est
  persuadé qu'une représentation juste sera toujours écoutée par son
  auguste frère dont il connaît et le bon esprit et le désir de faire
  tout bien.


Reinhard répondit à Champagny, le 24 mars 1811:


  Votre Excellence m'a communiqué quelques réflexions que Sa Majesté
  impériale a faites sur plusieurs actes du gouvernement westphalien.
  Sa Majesté a trouvé inconvenantes certaines expressions de la
  proclamation du Roi aux habitants de la partie de la Westphalie
  cédée à l'empire. Cette proclamation, Monseigneur, m'a toujours pesé
  sur le coeur; elle a été rédigée dans le cabinet de Sa Majesté. Les
  ministres n'ont pu obtenir que le changement de quelques phrases; et
  encore n'ont-elles pas été changées au gré de leurs désirs.
  L'intention du Roi était bonne; il voulait montrer en même temps et
  sa déférence pour son auguste frère, et l'accord parfait avec lequel
  tout s'était passé. Mais l'amour-propre s'en est mêlé et dès lors on
  n'a pas voulu toucher à la part qu'il s'était faite. Quant à moi, ne
  voulant pas analyser les expressions qui m'avaient frappé, j'avais
  prié M. le comte de Furstenstein d'engager le Roi à ne point faire
  de proclamation. Quelques jours après, Sa Majesté me demanda si je
  l'avais lue; je répondis que oui et que même M. le comte de
  Furstenstein me l'avait montrée avant l'impression. Sur le reste, je
  gardai le silence, et il me parut que le Roi comprenait ce que ce
  silence voulait dire.

  Quant aux pouvoirs extraordinaires donnés aux aides de camp de Sa
  Majesté, on m'avait assuré que cette mesure avait été discutée et
  arrêtée au conseil d'État, et que plusieurs personnes s'en étaient
  affligées. Mais, je ne crois point qu'elle ait été publiée dans
  aucun papier westphalien; et la gazette dans laquelle Sa Majesté
  impériale l'a lue m'est restée inconnue. Je viens d'en parler à M.
  le comte de Furstenstein qui m'a dit que c'était un ordre du jour
  qu'il me communiquerait.

  Je me suis, en effet, déjà acquitté auprès de ce ministre de la
  commission dont Votre Excellence m'a chargé pour les ministres du
  Roi, et je crois l'avoir fait entièrement dans l'esprit de vos
  instructions. Déjà hier, j'avais dit au Roi que dans les dépêches
  que le courrier m'avait portées, j'avais trouvé des expressions
  pleines d'amitié et d'estime pour Sa Majesté. Le Roi me répondit que
  j'étais moi-même témoin de tout ce qu'il faisait, et qu'il me
  rendrait juge de ses intentions et de ses sentiments. C'est par la
  même route que je suis entré en matière avec M. le comte de
  Furstenstein. «Mais, ai-je ajouté, plus Sa Majesté impériale rend
  justice au caractère et au bon esprit de son auguste frère, et plus
  elle est naturellement disposée à imputer à ses ministres ce que
  peut-être elle ne trouve pas digne de son approbation dans les actes
  de ce gouvernement, et je suis convaincu, Monsieur le Comte, qu'elle
  a entièrement raison.» M. de Furstenstein m'a répondu par son
  refrain ordinaire que je ne connaissais pas assez le caractère du
  Roi, qui ne se laissait pas conseiller.--«Je juge, lui ai-je dit, du
  caractère du Roi, par la manière dont il s'est constamment montré à
  mes yeux. Toutes les fois que j'ai eu l'honneur de m'entretenir avec
  lui, je lui ai trouvé de la mesure, de la justesse, de la prudence,
  enfin beaucoup de pouvoir sur lui-même. Il se peut, à la vérité, que
  le maintien qu'il prend vis-à-vis du ministre de France ne soit pas
  exactement le même que celui qu'il a vis-à-vis de ses serviteurs qui
  lui sont directement subordonnés; mais avec un coeur et un esprit
  comme le sien, il y a constamment de la ressource. On peut laisser
  passer un premier mouvement, et je suis persuadé qu'avec un peu
  d'insistance et de courage, la vérité et la raison finiront toujours
  par être écoutées.» Après avoir parlé ainsi en thèse générale, M. de
  Furstenstein m'a demandé si quelque acte particulier du gouvernement
  avait donné lieu à ces réflexions. Je lui ai cité ceux dont il
  s'agit. M. de Furstenstein m'a beaucoup remercié. Il m'a dit sous
  combien de rapports il était intéressé à ce que le Roi méritât
  l'approbation constante de Sa Majesté impériale, et avec un certain
  élan il a ajouté qu'il se promettait bien de ne point laisser
  échapper cette occasion pour faire sentir à Sa Majesté que les
  ministres n'avaient pas si grand tort d'oser quelquefois lui faire
  des représentations. Au sujet de la proclamation, il m'a assuré que
  le Roi s'y était déterminé d'après une lettre de M. de Malchus qui
  lui avait écrit: _que M. le général Compans le désirait_, et qu'en
  s'y refusant, le Roi aurait craint d'être accusé de susceptibilité.
  Il m'a demandé si Sa Majesté impériale en témoignait un fort
  mécontentement; je lui ai répondu qu'au contraire elle avait à coeur
  sur cet objet de ne point blesser la sensibilité du Roi, et qu'en
  m'autorisant à en dire quelques mots à ses ministres, elle me
  recommandait de le faire avec beaucoup de réserve et de ménagement.

  Votre Excellence se rappellera peut-être qu'en lui rendant compte,
  au mois d'août 1809, de la situation des choses d'alors, je terminai
  ainsi une de mes dépêches: «Tout ce que je me permettrai d'ajouter,
  c'est que je suis convaincu de la nécessité de venir au secours des
  intentions et des mesures du Roi, et qu'aucun des sujets de Sa
  Majesté impériale qui sont ici (j'y comprenais alors M. Siméon et M.
  le général Eblé) ne pourrait remplir dans toute son étendue et sous
  tous les rapports de convenance une aussi haute mission.»

  La sagesse de Sa Majesté impériale a certainement mieux senti que
  moi tous les inconvénients que devait avoir une mesure pareille à
  celle que je voulais indiquer. Aujourd'hui, elle aurait encore celui
  d'être tardive dans un sens et prématurée dans un autre. Mais j'ai
  la persuasion qu'elle est devenue moins nécessaire. En comparant le
  Roi tel qu'il était il y a deux ans, avec ce qu'il est aujourd'hui,
  je suis convaincu qu'il a gagné, si j'ose m'exprimer ainsi, surtout
  en docilité. Mais ses ministres craignent tous un premier mouvement
  et quelque résolution subite, difficile à rétracter, d'un souverain
  dont ils dépendent. Il a trop su les habituer à céder à sa volonté
  fortement prononcée. Il leur manque d'oser revenir à la charge. Pour
  leur donner un courage qu'ils n'ont point, je ne connais qu'un seul
  moyen: c'est d'être assurés à tout événement de la protection de Sa
  Majesté impériale. Cette assurance de protection resterait un
  secret entre le ministre de France et celui des ministres du Roi
  auquel elle daignerait accorder une aussi haute preuve de confiance;
  un seul suffirait.

  Mais lequel? M. le comte de Hoene, très honnête homme, n'est qu'un
  troisième commis. Il prend à la lettre toutes les paroles du Roi. Il
  n'entend pas ce qu'on voudrait lui faire comprendre. De tous les
  ministres, il est celui qui se tient le plus en garde contre la
  légation française. M. le comte de Wolfradt, très honnête homme
  aussi, est trop timide et trop peu adroit; il ne sait pas assez la
  langue française. M. le comte de Furstenstein est l'homme du Roi;
  pour lui, il suffit du ressort de la responsabilité. M. le comte de
  Bulow a trop une marche et une manière à lui; mais on peut compter
  sur lui dans des circonstances déterminées. M. Siméon est un peu sec
  quelquefois, et toutes les affaires ne sauraient être de son
  ressort; mais il apportera à toutes de la maturité et de
  l'expérience, et c'est précisément ce dont il s'agit ici. Sa qualité
  de Français, son âge, son bon sens et la modération de son esprit
  peuvent le faire croire capable de prendre de l'ascendant sur le
  Roi, sans perdre sa confiance et sans en abuser; et comme le Roi
  n'aime point à consulter, il y aurait deux maximes de gouvernement à
  établir. L'une, que l'exécution de toute mesure quelconque partît de
  celui des ministres qu'elle concerne, et l'autre, que lorsque des
  actes quelconques émanent directement du cabinet, les ministres
  eussent le temps de faire des représentations lorsqu'ils le
  jugeraient nécessaire.


Sans nous arrêter sur une lettre du 24 mars où Reinhard raconte
divers incidents survenus à la cour de Cassel, nous extrayons d'une
lettre adressée par le même à Champagny (23 mars) une conversation
que Reinhard eut avec le roi. Le ministre des finances de
Westphalie, M. de Bulow, avait été envoyé à Paris pour tâcher
d'obtenir des adoucissements à la triste condition faite par
l'empereur au malheureux royaume. Après un préambule que nous
omettons, Reinhard s'exprime ainsi:


  Le comte de Furstenstein, ai-je dit, m'a laissé dans le doute si M.
  de Bulow doit _terminer_ et revenir, ou signer et revenir. Il n'y a
  rien à signer, a dit le Roi. Lorsque toutes les conditions sont
  dictées par une seule des parties et qu'elles sont avantageuses à
  une seule, ce n'est pas un traité. Que l'empereur ordonne: tout ce
  qu'il ordonnera sera fidèlement exécuté; mais qu'il ne demande pas
  que je me déshonore.--«Cependant, Sire, l'empereur offre des
  avantages à Votre Majesté: d'abord ses domaines en Westphalie non
  encore donnés; ensuite l'arriéré des revenus du Hanovre.»--«Oui, dit
  le Roi, les domaines non donnés et _non destinés_, ce qui les réduit
  à un revenu de 2 ou 300,000 fr. tout au plus, tandis que je perds
  12 millions et 600,000 âmes. Les revenus arriérés du Hanovre sont
  peu de chose: deux ou trois millions tout au plus, peut-être
  rien.»--«Encore, Sire, sont-ce là des avantages que Votre Majesté
  n'obtiendra qu'en signant, et qui constituent la réciprocité.» Alors
  le Roi s'est récrié sur ce qui s'est passé à la suite du traité
  concernant le Hanovre, et je l'ai interrompu en disant que c'était
  toujours avec peine que je rappelais à Sa Majesté que sa manière de
  voir et celle de Sa Majesté impériale sur la cession du Hanovre
  étaient différentes.»--«Mais tout cela n'était qu'un prétexte, m'a
  dit le Roi, parlons franchement: rien ne sortira de ce
  cabinet.»--«Parlons franchement, Sire, supposons que ce ne soit
  qu'un prétexte; mais Votre Majesté connaît le _motif_. L'empereur a
  changé d'intention, parce que les circonstances lui en ont fait la
  loi; il en a changé quant au Hanovre et quant aux villes
  anséatiques. La politique de l'empereur ne reste pas stationnaire;
  Votre Majesté marche à côté de lui: voudrait-elle rester en
  arrière?»--«Eh bien, que l'empereur me dise son motif et qu'il ne
  fasse pas valoir seulement le prétexte.»--«Et quand ce prétexte,
  Sire, serait un caprice, pourquoi n'aimeriez-vous pas à y
  déférer?»--«Oui, si c'était de frère à frère, alors l'empereur sait
  bien que tout est à sa disposition, tout mon royaume, ma vie même;
  mais _tout cela se traite diplomatiquement et je ne puis céder_. Je
  viens d'écrire à Bulow mon dernier mot: les domaines de l'empereur
  non donnés; et quant aux 12,500 hommes de troupes françaises, que la
  Westphalie se charge de leur nourriture et _la France de leur solde
  et de leur entretien_, afin que je puisse montrer un avantage à mon
  peuple.»--«Je suis fâché, Sire, que ce soit votre dernier mot, car
  le duc de Cadore m'a écrit que l'empereur a dit aussi le sien. Du
  reste, Sire, officiellement je n'ai rien à dire, ce n'est que par
  forme de bon office et dans les intérêts même de Votre Majesté; et
  comme M. de Furstenstein m'a dit que M. de Bulow serait ici dans
  deux ou trois jours, au fond toutes mes réflexions sont tardives et
  inutiles.»--«Furstenstein vous a dit que Bulow revenait? Bah,
  Furstenstein ne sait rien, c'est moi seul qui conduis toute la
  négociation, qui écris toutes les lettres de mon cabinet.» Ainsi,
  Monseigneur, je dois croire que M. de Bulow est encore à Paris, et
  Votre Excellence jugera si, à lui ou à son maître, on pourra faire
  passer le Rubicon. Si c'est à lui, sans le consentement du Roi, il
  est perdu.

  Je dois vous dire, Monseigneur, le secret de la pensée et de la
  conduite du Roi. Il m'a dit à moi-même que Sa Majesté impériale
  avait accusé le roi Louis, son frère, de lâcheté pour avoir cédé par
  un traité une partie de son royaume. Aussi répondit-il aux instances
  de tous ses ministres:--«Vous ne savez ce que vous dites, je ne
  signerai pas, l'empereur me mésestimerait.»


La conversation épuisée sur ce point, Reinhard aborda ensuite un
sujet plus délicat. Le roi s'était fait livrer des lettres où le
secrétaire général du département des finances, nommé Provençal,
appelait M. de Bulow «le messie, le sauveur de la Westphalie». Ce
Provençal et un autre commis de M. de Bulow avaient été aussitôt
destitués «comme Prussiens». Reinhard estimait «que ces lettres
étaient bien sottes, mais que le roi venait de trahir le secret de
l'ouverture des lettres». C'est sur ce point qu'il amena
l'entretien:


  Après cet objet terminé, il y a eu quelques moments de silence, et
  j'attendais le Roi; craignant d'être congédié, j'ai rompu le
  silence, d'autant plus qu'avec beaucoup de bonté, le Roi m'avait
  invité à lui parler à coeur ouvert.--«Dans une si belle
  circonstance, Votre Majesté aura quelque grâce à faire d'_hier
  matin_.» Le Roi m'a fait répéter ma phrase:--«Ah! vous parlez de ces
  lettres! Ce sont des bêtises, vous sentez bien que ce n'était qu'un
  prétexte, et je n'ai fait qu'exécuter un dessein que j'avais depuis
  trois mois. J'avais aussi peu envie de me mettre en colère que vous
  en avez à présent. Ce Provençal et ce Sigismond sont des Prussiens.
  Depuis six mois, j'avais donné une décision qui renvoyait les
  Prussiens de mon service: «Je ne veux avoir à mon service que des
  Westphaliens et des Français.»--«Des Prussiens, Sire, que M. de
  Bulow a pris à Magdebourg.»--«Non, qu'il a fait venir de Berlin.»
  Cela est vrai, quant à Sigismond, homme d'un grand talent, mais
  d'une mauvaise réputation. M. Provençal, dont M. de Bulow ne se
  servait que pour la rédaction, est un ancien ministre protestant. M.
  de Bulow l'en raillait quelquefois, et de là ces expressions en
  style de bible qui avaient tant déplu au Roi. M. de Furstenstein a
  donné cette explication au roi, moi-même je l'ai confirmée; aussi
  ces lettres ne sont-elles plus qu'un prétexte.--«Ce Sigismond est un
  espion; il a écrit à Berlin des lettres _que Linden m'a renvoyées_
  et pour lesquelles je pourrais le faire pendre. Mais cela irait plus
  haut, et je ne veux pas en faire une affaire. Imaginez-vous qu'il
  rendait compte de chaque conscrit, du mouvement de chaque compagnie,
  enfin de tout ce qui se fait chez moi.»--«Ce n'étaient donc pas des
  lettres particulières?»--«Oui, particulières; mais vous sentez
  qu'elles allaient à une autre adresse. Quant à l'autre, je savais
  que Bulow avait une correspondance secrète, qu'il ne se servait ni
  de ma poste ni de mes courriers; qu'on lui envoyait son valet de
  chambre qui remettait les lettres à la poste de Giessen. J'ai voulu
  savoir ce que c'était; il y a eu 39 numéros, je les ai tous lus.
  J'envoyais dans le pays du grand-duc de Hesse des gendarmes
  déguisés; je faisais prendre et copier les lettres, et puis on leur
  donnait cours. On y parlait de tout ce que je faisais, vrai ou faux,
  n'importe. Je ne pouvais pas (je vous en demande pardon), pis...
  sans que Bulow n'en fût informé.» Ceci, Monseigneur, est la seconde
  version: hier le Roi disait que c'était la direction générale des
  postes à Paris qui lui avait envoyé ces lettres, parce qu'elle en
  avait été indignée. Le fait est que M. de Bercagny tient ses
  décacheteurs de lettres à sept lieues d'ici; que d'autres ont été
  ouvertes à Giessen, et que la lettre à _Messie_ avait été remise au
  secrétaire du cabinet du Roi, il y a deux jours.

  «On parle d'intrigues, a dit le Roi, j'en ris. Si je laissais faire,
  les Français écraseraient les Allemands, et les Allemands
  chasseraient les Français.»--«Cela est vrai, Sire, Votre Majesté
  tient assez l'équilibre; mais elle est placée trop haut pour ne pas
  voir autrement ce qui se passe au-dessus d'elle que ceux qui sont
  placés à distance. Ceux-ci, voyant certains hommes approcher souvent
  et journellement de votre personne, leur attribuent une influence
  qu'ils n'ont pas.»--«Ah, Bercagny! Il est officier de la maison...
  Bercagny! je n'ai aucune confiance en lui. Vous savez ce que j'en
  pense, c'est un bavard; il couche toutes les nuits avec des filles.
  Il va jouer au reversi avec mes chambellans, pour faire dire qu'il
  va au palais, et va chez Brugnière pour faire croire qu'il entre
  dans mon cabinet. Il fait comme le duc de Richelieu qui faisait
  arrêter sa voiture à la porte des honnêtes femmes, pour qu'on dit
  qu'il couchait avec elles.--Sire, c'est au moins celui qui remue le
  plus.--Jamais je n'ai rien pu savoir de lui sur la police.--Je suis
  enchanté que Votre Majesté confirme mon opinion; il m'a paru que,
  dans certaines crises, sa police n'était pas merveilleuse.--_Aussi,
  ce n'est pas par lui que j'ai eu ces lettres._»

  La conversation est ensuite tombée sur M. de Bulow. Le Roi m'a dit
  que les Français ne lui en voulaient pas, puisqu'aucun d'eux ne
  désirerait, ni n'était capable d'avoir sa place.--«Il y en a
  quelques-uns cependant, et à vous dire vrai, Sire, depuis deux ans
  que je suis ici, j'ai vu M. de Bulow l'objet d'un acharnement
  perpétuel.»--«Ce sont plutôt les Allemands. Du reste, c'est un homme
  à grands moyens.»--«Sire, M. de Bulow a une certaine légèreté dont
  j'ai été quelquefois dans le cas de me plaindre moi-même; il sent sa
  supériorité dont il abuse peut-être quelquefois. Du reste, il est
  homme d'honneur et fidèle serviteur.»--«Le croyez-vous?»--«Oui,
  Sire.»--«Croyez que pour changer de serviteurs, il faut que je me
  retourne plus d'une fois sur mon oreiller. D'ailleurs, c'est un
  homme difficile à remplacer.»--«Oui, Sire, il fait aller sa machine,
  et ce n'est pas une chose aisée en Westphalie. (J'aurais voulu,
  Monseigneur, rengainer ce mot qui, je m'en apercevais, ne faisait
  pas une bonne impression.) Votre Majesté ne peut s'occuper de tous
  les détails.»--«Il le faut pourtant, car je veux voir clair.» Le Roi
  l'a ensuite accusé de n'avoir pas fait à Paris aussi bien qu'il
  aurait pu faire.--«Cependant, Sire, tout son intérêt y
  était.»--«D'ailleurs, il y avait un ennemi, si je l'avais su, je ne
  l'aurais pas envoyé.»

  Dans cette conversation, le Roi a passé en revue tous ses serviteurs
  à peu près, Français et Allemands, et sur presque tous, il disait à
  peu près ce que j'en pense. «M. Pichon, avocat et écolier, croit
  qu'il sera ministre des finances; ce serait une plaisanterie. M.
  Pothau, c'est un pauvre homme; il m'a dit lui-même que s'il était
  placé au Trésor, il serait un homme perdu et que même il ne voulait
  rien pour les postes, que sa véritable place était au tribunal
  d'appel. Le général Morio! J'en ai été mécontent comme ministre de
  la guerre, peu content comme général en Espagne, pas trop content
  comme capitaine de la garde, mais il est excellent grand écuyer; il
  a diminué le nombre de mes chevaux, en me donnant deux attelages de
  plus, et il a déjà fait une économie de 200,000 francs. La Flèche:
  il me fait perdre 150,000 fr. dont il a dépassé son budget, sans
  rime ni raison; je l'épargne parce qu'il m'est personnellement
  attaché, mais je ne puis payer cette dette qui me ruine, ou du moins
  ne puis la payer qu'en deux ou trois ans. Furstenstein ne prend
  jamais l'initiative; il m'est personnellement dévoué, l'empereur
  lui-même l'a distingué en l'admettant à sa table; c'est un homme
  modeste qui ne demande qu'à être auprès de ma personne, qui se
  contenterait de tout, et qui est si peu remuant qu'il ne fait même
  pas tout ce qu'il devrait faire dans sa place.»

  _P. S._--J'adresse à Votre Excellence la décision du Roi concernant
  ses aides de camp en mission, telle que M. de Furstenstein me l'a
  transmise. Il n'y est pas question d'autorités civiles; il faut
  qu'il y ait là-dessous quelque malentendu que je ne puis encore
  expliquer.


Le duc de Cadore mit en note au bas de cette lettre de Reinhard, de
sa main:


  (_Note du Ministre._) L'empereur veut qu'on fasse connaître à M.
  Reinhard que l'ordre du jour du Roi du 19 janvier 1811 est absurde
  dans tous les points et contraire à tous les usages, ainsi qu'à
  toutes les règles observées dans tous les pays. L'empereur n'est pas
  content de cette conversation de M. Reinhard.


Une lettre de Champagny, adressée de Paris le 3 avril, accentua
encore davantage ce sentiment de désapprobation. Après avoir essayé
de se justifier, Reinhard continue de tenir le ministère au courant
de tout ce qui se passait en Westphalie. Il lui écrivit le 11 avril:


  J'ai fait hier à M. le comte de Furstenstein la question
  confidentielle que j'avais annoncée à Votre Excellence dans mon
  numéro 220. Ce ministre m'a répondu que Sa Majesté impériale avait
  été prévenue par le Roi de la démission donnée à M. de Bulow
  immédiatement après l'événement par un courrier parti le même jour
  (par conséquent le 9); que depuis un certain temps déjà, le Roi
  n'avait plus en lui la même confiance, et qu'avant tout il voulait
  voir clair dans ses finances, ce qu'il n'avait jamais pu obtenir.
  J'ai dit que sans doute le Roi était le maître de donner ou de
  retirer sa confiance; qu'au reste M. de Bulow, ayant l'honneur
  d'être décoré du grand cordon de la Légion, appartenait sous ce
  rapport un peu à Sa Majesté l'empereur et méritait quelques égards.
  Cela m'a conduit à dire un mot du traitement qu'on fait éprouver à
  ses employés. La réponse a été la même que le Roi avait fait donner
  à M. de Bulow par M. Siméon. Je ne vous parlerai plus de ces
  détails, Monseigneur. Quand une fois on est engagé à marcher à
  petits pas dans ce petit labyrinthe, on n'en sort plus, à moins de
  faire un pas d'homme pour le franchir.

  J'avais cru devoir différer ma visite chez M. de Bulow jusqu'après
  ma conversation avec M. de Furstenstein. J'y suis allé. Cet
  ex-ministre m'a dit qu'il attachait beaucoup de prix à ma visite,
  parce qu'il avait désiré de m'entretenir de sa conduite depuis son
  retour, afin de ne point paraître sous un faux jour aux yeux de mon
  gouvernement. Il m'a fait un récit abrégé de sa longue conversation
  avec le Roi, du langage dont il s'est servi pour lui démontrer la
  nécessité de signer la convention, du tableau qu'il a fait à Sa
  Majesté des règles de conduite, des moyens de garantie et des
  ressources pour l'avenir; enfin de ce que le salut du Roi et du
  royaume était dans un plan d'économie sévère et dans une soumission
  entière à Sa Majesté l'empereur; des explications, des épanchements
  et des assurances qu'il a obtenus de la bouche du Roi, et des
  illusions sur le retour entier de sa confiance qu'il se faisait en
  sortant de cette conversation au moment où l'on arrêtait ses
  employés. «Au Conseil des ministres, a-t-il ajouté, j'ai exposé les
  désavantages et les avantages de deux projets de convention que j'ai
  rapportés de Paris, les instructions du Roi et les volontés de Sa
  Majesté impériale. Le Roi ne semblait écouter que moi. Lorsqu'il a
  été question de signer, j'ai prié d'en être dispensé. Je craignais
  d'être renvoyé à Paris et de rester une seconde fois en butte à mes
  ennemis. J'ai proposé M. de Wintzingerode; il a été arrêté que je
  signerais ici et que je ne retournerais pas à Paris.»

  Quand nous en étions là, M. Siméon est arrivé. M. de Bulow s'est
  plaint alors avec amertume de la nuée d'espions de police qui
  entouraient sa maison, qui, montre et tablettes en main, notaient
  ouvertement tous ceux qui entraient et qui sortaient, enfin qui
  avaient l'air de le garder comme un criminel. Il a dit que M. Siméon
  étant ministre de la police, lui, devenu particulier, ne pouvait
  regarder ces indignités que comme autorisées par M. Siméon. Nous lui
  avons conseillé d'ignorer ces incidents, dont sûrement le Roi
  n'était pas instruit. Aussi je les ignore, a-t-il dit, et ce n'est
  que mon estime pour vous qui m'a engagé à en parler. M. Siméon lui a
  promis de reparler au Roi de ce qui concernait ses employés.

  J'ai fait part à M. de Bulow, devant M. Siméon, de la question que
  j'avais faite à son sujet à M. de Furstenstein. M. de Bulow m'a
  interrompu. «Quoique je me tienne infiniment honoré, m'a-t-il dit,
  par la décoration que Sa Majesté l'empereur a daigné m'accorder, je
  ne crois cependant appartenir qu'au Roi seul.»--«Par cette
  décoration donnée par Sa Majesté l'empereur, ai-je répondu, vous
  appartenez un peu à son intérêt, et s'il eût été possible qu'une des
  inculpations qu'on vous a faites fût fondée, Sa Majesté impériale
  n'aurait pu y rester indifférente. Quant à moi qui ai l'honneur de
  porter la même décoration dans un grade inférieur, je vous dois une
  considération qui s'accorde parfaitement avec l'estime que m'inspire
  votre mérite, et voilà le motif de la visite que j'ai cru devoir
  vous faire publiquement, et comme particulier, et comme ministre de
  France.»

  Quand M. Siméon fut parti, j'ai demandé à M. de Bulow comment le Roi
  avait pu être induit à croire à la rétrocession de la ville de
  Lunebourg? J'ai en effet, a-t-il dit, à me justifier à cet égard
  auprès de vous, et il m'a expliqué la chose comme il m'a assuré
  l'avoir expliquée à Votre Excellence. Il m'a parlé ensuite du prix
  infini qu'il attachait à pouvoir se dire dans sa retraite que mon
  gouvernement lui rendait justice, et que les efforts qu'on ferait
  peut-être pour le dénigrer à ses yeux ne produiraient aucun effet.
  Enfin il m'a protesté combien il se sentait heureux d'être soulagé
  du fardeau qui l'avait accablé et que dans aucune hypothèse il ne
  désirerait reprendre.

  J'ai trouvé, Monseigneur, M. de Bulow dans un état d'exaltation qui
  lui donnait de la fierté et presque de la raideur; mais, au degré
  près, je l'ai trouvé le même qu'il s'est toujours montré. Ce qui est
  certain à mes yeux, c'est que M. de Bulow est un homme qui a
  profondément la conscience de la pureté de ses intentions et de sa
  conduite.


M. de Bulow avait été disgracié pour avoir consenti à signer à Paris
les conventions qui démembraient le royaume de Westphalie; le bruit
courut même un moment qu'il avait été arrêté par ordre du roi. Il
n'en était rien. Reinhard s'y opposa d'ailleurs de toute son
autorité. Plusieurs de ses lettres du mois d'avril sont tout
entières consacrées à ces incidents. Celle du 13 se termine ainsi:


  Je ne crois pas, Monseigneur, que les événements et mes idées sur
  l'avenir aient acquis assez de maturité pour que dès aujourd'hui je
  puisse mettre sous vos yeux le tableau de la situation nouvelle des
  choses. Je me bornerai en conséquence à compléter mon récit de ce
  qui s'est passé et à vous peindre l'attitude actuelle des personnes
  influentes.

  M. de Bulow a dit au Roi, dans sa conversation, que pour être roi de
  ses sujets, il devait se considérer uniquement comme vice-roi de
  l'empereur; que quelque désavantageuse que fût la convention à
  signer, elle renfermait une garantie précieuse de la convention du
  royaume; que le royaume avait en lui-même les moyens financiers
  nécessaires pour se maintenir, mais que ces moyens ne pouvaient être
  réalisés que _par une économie et un ordre sévères_; que les deux
  conventions contenaient la volonté immédiate de Sa Majesté
  impériale; que si les conditions en étaient peu avantageuses, elles
  l'étaient plus que celles que plusieurs autres États avaient
  obtenues; que quand Sa Majesté impériale aurait voulu favoriser le
  Roi davantage, elle n'aurait pas pu le faire dans le moment actuel;
  que les espérances pour l'avenir restaient entières, etc.

  Celui des griefs du Roi que M. de Bulow m'a cité consistait en ce
  _qu'il se faisait trop aimer et qu'il se faisait un parti_. Il a été
  question de lettres interceptées. M. de Bulow a justifié celles dont
  il avait connaissance; son désir jusqu'au dernier moment était de
  mettre sous les yeux du Roi la liasse de celles qu'il avait reçues
  et surtout toutes les lettres numérotées de M. Provençal.

  Dans la courte conversation qu'il a eue avec moi, avant sa
  catastrophe, il ne m'a point montré l'espérance décidée de parvenir
  à effacer toutes les préventions du Roi; mais aux personnes avec
  lesquelles il vivait dans une grande intimité, il a dit qu'il
  croyait être sûr d'en venir à bout. Après la conversation même, il
  en est sorti rayonnant.

  Le Roi, dans cette conversation, avait-il déjà le projet déterminé
  de renvoyer le lendemain M. de Bulow? Forcé par l'avis unanime de
  son Conseil à signer la convention, a-t-il voulu marquer son
  mécontentement en disgraciant le négociateur? Je ne crois ni l'un ni
  l'autre. C'est par un retour sur la conversation qui venait d'avoir
  lieu, que les vérités fortes qu'il avait entendues lui auront fait
  une impression douloureuse, de même que quelquefois on ne sent pas
  une blessure au moment où le coup a été porté. Ceux dont l'intérêt
  était de forger le fer pendant qu'il était chaud l'auront ensuite
  entraîné d'un mouvement accéléré.

  Il me paraît certain que les lettres interceptées ont été le levier
  le plus puissant dont s'est servi M. de Bercagny pour n'y voir qu'un
  moyen d'information. Le Roi a manqué d'impassibilité; il a reproché
  publiquement jusqu'à des lettres d'amour à un jeune officier.
  Cependant, dans tout ce qui a transpiré, on ne cite absolument rien
  qui ait pu réellement blesser la dignité du Roi ou qui prouve que
  des secrets de son palais aient été trahis.

  Le Roi n'a cru et n'a voulu agir que par lui-même. Il a blâmé
  quelques maladresses de M. de Bercagny; mais pour ne point le faire
  soupçonner de partialité, il lui avait adjoint MM. de Bongars et de
  Gilsa. Il a voulu que l'ensemble des mesures fût regardé comme étant
  émané de sa volonté suprême.

  M. Siméon s'est conduit avec fermeté et sagesse. Il a fait au roi
  des représentations et ne s'est arrêté qu'à la limite où il aurait
  cru ou manquer de soumission, ou risquer de se perdre lui-même. Il a
  dit hautement sa pensée et ses sentiments à ses collègues et surtout
  à M. de Furstenstein. Il n'a point abandonné M. de Bulow. C'est dans
  le rapport, à la suite duquel le sieur Hortsmann a été relâché,
  qu'il a fait voir au Roi le néant de tous les fantômes dont on
  l'avait entouré et dont celui du cocher déguisé n'est qu'un faible
  échantillon. Le Roi a chargé M. de Furstenstein de dire à M. Siméon,
  s'il croyait devoir lui donner des conseils, qu'il ne lui en
  demandait pas.--N'importe, les conseils ont produit leur effet.

  M. de Furstenstein était prévenu de tout ce qui devait arriver, mais
  il n'a point voulu s'en mêler. Il a dit qu'il se trouvait bien comme
  il était, et qu'il n'avait rien contre M. de Bulow; il a détourné le
  Roi de faire mettre les scellés sur ses papiers. Vis-à-vis de moi,
  il a pris le langage d'un homme qui défend les mesures de son
  maître.

  Il n'en est pas de même de M. Hugot, son secrétaire général. Les
  passions grossières de cet homme qui n'est ni aimé, ni estimé, le
  poussent à l'excès de l'absurdité. Il a quelque talent pour la
  rédaction et la mémoire des lois françaises et westphaliennes; il
  est nécessaire à M. de Furstenstein, mais l'aversion du Roi contre
  lui, la tournure de son esprit et de sa personne lui interdisent à
  jamais l'espoir de sortir de son rang subalterne. Sa méchanceté est
  gratuite; elle est l'effet du caractère haineux et vindicatif d'un
  prêtre.

  M. de Wolfradt a vu ces événements avec douleur; il est resté
  passif. Le public s'obstine à croire que son tour viendra bientôt.
  M. le comte de Hoene est nul. M. Morio se cache. M. Pichon, pendant
  la crise, a évité toutes les sociétés, et surtout la mienne. M. de
  Malmsbourg ayant laissé dans la caisse d'amortissement un fond de
  3,500,000 francs pour commencer les paiements au premier juillet, le
  public attend son successeur à l'épreuve.

  M. de Bercagny est plus aimable et plus spirituel que jamais; il a
  donné hier un dîner de vingt couverts. Le nommé Savagner, son
  secrétaire général, est un scélérat que lui-même avait été obligé de
  chasser et qu'il a repris après le renvoi de Schalch. Soit pudeur,
  soit bon esprit, M. de Bercagny pèse au Roi. Il avait eu le projet
  de le nommer préfet d'Hanovre. M. de Wolfradt effrayé l'en
  détourna, tandis que M. Siméon ne demandait pas mieux; ou bien y
  aurait-il de la dissimulation?

  M. de Malchus devait son entrée au Conseil d'État à M. de Bulow. Il
  est revenu de Paris, accusant le ministre d'avoir voulu le perdre.
  Il ne s'est point montré chez moi depuis le retour de la transaction
  avec M. le général Compans. Il a vécu depuis quelque temps dans
  l'intimité de M. de Bercagny. Il a juré à M. de Bulow de n'avoir
  point contribué à sa chute. Il a affecté de s'opposer à sa
  nomination définitive, et ce n'est que depuis hier qu'il a accepté
  le titre d'Excellence.

  M. de Malchus passe pour être un bon travailleur, mais se perdant
  dans les détails et incapable de saisir un ensemble. Le Roi ne
  l'estime et le public ne l'aime point. On le dit sans âme et
  ambitieux à l'excès avec un extérieur calme et simple.

  L'emprunt forcé devant être employé aux dépenses courantes, on ne
  prévoit pas d'embarras pendant les six mois prochains. Les
  obligations westphaliennes sont fortement tombées pendant la semaine
  dernière. Celles à 4 0/0 sont au-dessous de 40; mais ce n'est qu'un
  signe de l'impression profonde qu'ont faite les circonstances qui
  ont accompagné la disgrâce de M. de Bulow.

  Cette disgrâce, Monseigneur, fait le triomphe d'un parti: ce
  parti-là n'est point le parti français auquel, à peu d'exceptions
  près, appartiennent tous les bons serviteurs du Roi. Par une assez
  sage distribution des places, le Roi a pourvu à ce que, pour le
  moment, les vainqueurs ne pussent pas trop abuser de la victoire.
  Les conséquences se développeront plus tard.

  Aussi, tout en présageant que, par les derniers événements, la
  situation de la Westphalie s'est détériorée, quand ce ne serait que
  parce que, dans cette disette de talents, il y aura un homme de
  talent de moins, je regarde les derniers arrangements comme les
  moins mauvais qu'on ait pu faire dans cette circonstance. _Mais il
  est à désirer que le Roi se défasse de M. de Bercagny._

  J'ai de forts indices pour soupçonner que ma dépêche, où je traçais
  tout le plan qui s'est réalisé depuis, a été livrée par celui de mes
  valets que j'avais chargé de la porter à Mayence, et qui depuis est
  devenu l'espion de ma maison. Comme je n'ai rien à cacher, et que le
  moment actuel ne paraît point propice pour faire un éclat, je le
  garderai pendant quelques jours encore. Mais si j'obtenais la
  certitude ou plutôt la preuve de la trahison de la dépêche,
  suffirait-il de le chasser?


Après les petites intrigues d'intérieur du gouvernement westphalien,
revint la grosse question des finances. L'empereur ordonna, à cette
époque, au prince d'Eckmülh de réclamer de la Westphalie la
réparation des importantes fortifications de Magdebourg et
l'approvisionnement de siège de cette place. Or, c'était une dépense
de trois millions, et Napoléon avait décidé le 29 janvier que cette
dépense serait couverte par le produit des droits imposés aux
denrées coloniales. Reinhard fut chargé de réclamer du gouvernement
de Jérôme l'exécution de la mesure relative à Magdebourg. Il fit des
démarches auprès du comte de Furstenstein et auprès du roi, puis il
répondit le 7 mai au duc de Bassano qui avait remplacé le duc de
Cadore au ministère des relations extérieures:


  M. le comte de Furstenstein, en me disant que la demande
  d'approvisionnements de siège pour Magdebourg serait le coup de
  grâce pour les finances westphaliennes, ajouta que du budget des
  finances pour l'année 1811 qui, après plusieurs séances, avait été
  arrêté dans le conseil d'administration de dimanche, résultait un
  déficit de 14 millions, et que pour l'année prochaine, ce déficit
  serait incalculable. M. Pichon vient de me donner le commentaire de
  ces paroles.

  Voici ce que M. Pichon m'a dit: le déficit de l'année 1811 est de 14
  millions au moins; selon lui, il sera de 18, et en toute hypothèse,
  il le sera en ajoutant les frais d'approvisionnements de Magdebourg.
  L'arriéré de 1810 est de 9 millions, ce qui fait en total 27
  millions. Il s'agissait de couvrir ce déficit. Le travail sur cet
  objet a été renvoyé samedi, à 7 heures du soir, à l'examen d'une
  commission présidée par M. de Malchus, laquelle s'est séparée à
  minuit. M. Pichon a passé la nuit à travailler.

  Pour couvrir le déficit, on emploiera d'abord le produit de
  l'emprunt forcé qui sera de huit millions. M. Pichon dit que cette
  somme rentrera en entier, puisqu'elle sera levée sur les rôles de
  l'emprunt forcé de 1808, et que les contribuables seront dans
  l'alternative de payer ou de s'en aller. Or, ces rôles ont été faits
  dans l'assurance que l'emprunt forcé serait payé une seule fois, et
  les contribuables ont cru alors payer la totalité. Il se trouve
  aujourd'hui que, parce qu'on avait évalué par erreur à 20 millions
  l'emprunt forcé qui, dans la réalité, n'en a produit que dix, les
  contribuables n'en ont payé que la moitié.

  Les intérêts de la dette exigibles à la caisse d'amortissement
  jusqu'à la fin de 1811 sont de dix millions. Ces dix millions ne
  seront pas payés. M. de Malchus proposait de les capitaliser. L'avis
  de M. Pichon était de nantir la caisse d'amortissement, pour le
  paiement de ces intérêts, d'une valeur de dix millions en domaines
  nationalisés par le décret du 1er décembre 1810, et d'admettre les
  coupons d'intérêts à l'achat de ces biens. _S'il y avait une
  garantie_, m'a dit M. Pichon, on pourrait calculer que les
  possesseurs de coupons perdront vingt pour cent tout au plus.

  Les neuf millions restant du déficit seront rejetés sur l'année
  prochaine.

  On croit obtenir pour l'année prochaine une augmentation de quatre
  millions dans les impôts.

  On évalue à 40 millions la totalité des domaines nationalisés
  disponibles. Avec ce fonds, tant qu'il durera, on pourra encore
  marcher. Il y a encore moyen de trouver des acheteurs. Un M.
  Godefroi, négociant à Hambourg, a fait sonder les dispositions de M.
  Malchus pour un achat de quatre à cinq millions.

  Et que deviendront, ai-je demandé à M. Pichon, les
  obligations?--Elles n'auront plus de cours, elles tomberont à néant.
  Voilà donc table rase pour le grand livre!

  Il faut maintenant, a continué M. Pichon, que le Roi, connaissant
  parfaitement l'état de ses finances, s'y conforme. Il est impossible
  d'entretenir une armée westphalienne de 30,000 hommes, qu'on compte
  augmenter encore. Le Roi dit que Sa Majesté l'empereur le veut
  ainsi. Vous avez dit le contraire, que faut-il croire?--Le Roi,
  ai-je répondu, ne m'a jamais dit que Sa Majesté le voulait ainsi,
  mais seulement qu'elle ne désapprouvait pas son état militaire
  actuel. Cette approbation me paraît conditionnelle. L'obligation de
  remplir ses engagements envers la France est la première; qu'ensuite
  le Roi entretienne une armée si ses finances peuvent y suffire, Sa
  Majesté impériale, sans doute, n'a aucun motif pour s'y opposer. Je
  dois dire cependant que la conduite des troupes westphaliennes en
  Espagne n'a pas donné une haute opinion de la confiance qu'on peut y
  placer; mais, à dire vrai, je doute que vous déterminiez Sa Majesté
  à diminuer son armée. Le Roi, à cet égard, ressemble à un joueur qui
  poursuit une grande chance, laquelle doit ou l'enrichir ou le
  ruiner. Une fois engagé, il peut se croire obligé à doubler la mise.

  Le Roi, a poursuivi M. Pichon, persiste à exiger que sa liste civile
  soit de six millions: cela est impossible. D'ailleurs vous n'ignorez
  pas que ses revenus ne se bornent point à cette somme, et que par
  différents moyens il a su les augmenter encore considérablement.
  Tels sont les capitaux ci-devant hessois qui d'après le traité de
  Berlin ont une destination particulière. Tels sont les domaines
  impériaux dont il s'est emparé et dont le trésor public a fourni ou
  doit fournir l'indemnité. Les revenus de ses propres domaines ne
  sont pas compris non plus dans les six millions. Enfin la liste
  civile doit 600,000 francs à la caisse d'amortissement.

  Voici, Monseigneur, ce que j'ai appris de M. Pichon sur cette dette.
  À la fin de l'année dernière (probablement à l'époque où il y avait
  à mettre au courant l'arriéré de la solde et de la masse des troupes
  françaises), le trésor se trouvant sans fonds pour payer la liste
  civile se fit avancer 400,000 francs par la caisse d'amortissement.
  «Il y a eu depuis, dit M. Pichon, une reculade pour le
  remboursement.» Il paraît donc que le trésor s'étant acquitté envers
  la liste civile, la dette envers la caisse d'amortissement est
  restée à la charge de celle-ci. À quelle époque cela a-t-il eu lieu?
  Je l'ignore. J'ignore également comment de 400,000 francs la dette
  est montée à 600,000 francs.

  J'ai dit, Monseigneur, dans une lettre antérieure, qu'avec 3,200,000
  fr. en caisse, M. de Malsbourg se proposait de payer au premier
  juillet les coupons d'intérêt à bureau ouvert, et que c'était là que
  le public attendait M. Pichon. Je sais qu'avec son air de
  nonchalance ordinaire, M. Morio parlant du déficit de M. de Laflèche
  a dit que c'eût été un bon moment pour restreindre les dépenses et
  pour devenir sage; mais la liste civile ayant réussi à faire un
  emprunt de 4,500,000 francs, on ne songeait qu'à bâtir et à faire
  des folies; qu'ainsi était le Roi, que dès qu'il avait de l'argent
  comptant, cela s'écoulait entre ses mains. Or personne n'a pu me
  dire où et comment la liste civile a fait un emprunt de 4 ou 500,000
  francs. Je poursuis.

  J'ai conseillé au Roi, m'a dit M. Pichon, de mettre son budget sans
  réserve sous les yeux de l'Empereur et de lui dire: Sire, voilà où
  j'en suis, conseillez-moi, aidez-moi. Le Roi n'a pas voulu.....
  Enfin le Roi se perd, si l'Empereur ne vient pas à son secours, s'il
  n'interpose pas son autorité.

  Ensuite M. Pichon me disant que sa place _actuelle_ était sans
  responsabilité, et me rappelant ce que je lui avais dit dans le
  temps, que comme garant de la Constitution westphalienne, Sa Majesté
  Impériale s'en prendrait à la responsabilité des ministres, m'a
  demandé si à ce sujet j'avais fait une notification par écrit. J'ai
  répondu que non, mais que dans plusieurs circonstances j'avais
  rappelé à tous et un chacun cette responsabilité.--Mais, a dit M.
  Pichon, si les ministres n'agissent que par ordre du Roi? Le Roi
  doit avoir au moins le même pouvoir dont jouit un maréchal ou un
  gouverneur général.--Cela peut, ai-je répondu, n'être que
  comminatoire; mais aussi cela peut un jour tomber sur la tête de
  quelqu'un comme un coup de foudre.--Cela m'est égal, a dit M.
  Pichon, je dirai toujours la vérité au Roi: je viens de la lui dire
  fortement sur l'état déplorable des finances de sa maison: je lui
  demanderai la permission d'aller à Paris. Là je lui dirai à quelles
  conditions je pourrai le servir. Ses bienfaits m'ont mis au niveau
  de mes dépenses. D'ailleurs avant tout je reste français: jamais je
  ne prêterai un serment qui puisse me perdre cette qualité.

  M. Pichon, Monseigneur, jouit en ce moment de la confiance presque
  exclusive du Roi. Ce que cette conversation m'a démontré, c'est
  qu'il se regarde déjà comme ministre des finances, mais qu'il se
  fait encore illusion. M. Pichon est plein de franchise. Il est
  infatigable au travail, son caractère honnête, ses connaissances
  sont vastes, ses vues étendues; mais son esprit est souvent faux, et
  son ambition égale sa présomption. Il m'a accusé d'avoir voulu
  l'écarter des affaires: il a méconnu les conseils de l'amitié. Son
  impatience et une malheureuse inquiétude, que lui avaient donnée ses
  premières dépenses, l'ont jeté dans une fausse route. En le
  plaignant, en prévoyant qu'il court à sa perte, mon opinion est et
  doit être aujourd'hui qu'il n'y a que M. Pichon qui parmi les
  aspirants que peut offrir la Westphalie puisse être ministre des
  finances. Il est l'auteur des projets dont l'exécution va commencer;
  l'impulsion est donnée, il est français, il fera prévaloir toutes
  les idées d'administration française. Il dira au Roi la vérité ou ce
  qu'il croira tel, par instinct et sans réfléchir. Il s'opposera
  souvent à ses volontés: ses collègues s'accoutumeront à ses vues et
  à sa manière d'être. Si le Roi me consultait, ce qu'il ne fera point
  assurément, jamais je ne lui dirais qu'il faut nommer M. Pichon, je
  ne veux pas avoir M. Pichon sur mon âme; mais quand il l'aura nommé,
  je lui dirai que c'est là ce qu'il fallait faire pour être
  conséquent.

  Du reste, Monseigneur, si Votre Excellence se fait rendre compte de
  ma correspondance, elle trouvera que M. Pichon ne m'a appris rien de
  nouveau sur le _déficit_, et qu'après l'écart concernant la caisse
  d'amortissement, on rentre dans l'ornière de M. de Bulow.

  Mais cet écart, Monseigneur, ne peut pas laisser d'entraîner des
  conséquences funestes. Dans la stagnation actuelle de toutes les
  affaires, avec le bas prix des grains dans un état agricole qui
  tirait de leur exportation la plus grande partie de son numéraire,
  avec la vigueur qu'il faudra employer pour faire rentrer les impôts,
  et ce qui reste à percevoir de l'emprunt forcé, la cessation absolue
  du paiement des intérêts de la dette publique, événement inouï en
  Allemagne, accroîtra nécessairement à un degré difficile à calculer
  les embarras et la misère. On combinera avec cette mesure
  l'isolement du Roi et le camp de Catharinenthal (qui au reste n'est
  composé que de quelques bataillons de la garde). Mais le Roi en
  partant pour Paris[136] laissera-t-il entre les mains de M. de
  Bongars un pouvoir sans contrôle? Hélas! faudra-t-il prévoir des
  malheurs que peuvent causer dans la nouvelle crise qui menace la
  Westphalie des mesures qui ne seraient point guidées par la sagesse?

         [Note 136: Il avait été invité à venir avec la Reine assister
         au baptême du Roi de Rome.]


Dans une autre lettre du 17 mai, Reinhard rapporte un entretien
qu'il eut avec le roi, au sujet de l'approvisionnement à Magdebourg,
et le refus absolu que Jérôme opposa à toutes ses demandes sur ce
chapitre. Cependant le séjour que le roi fit à Paris lors des fêtes
pour le baptême du roi de Rome fit fléchir ses résolutions qui
semblaient si fermes. Comme le dit Reinhard: «On a toujours remarqué
que le roi rapportait de Paris des maximes saines et des résolutions
parfaites, qui ne durent pas toujours» (lettre à Bassano, du 8
juillet); et il ajoute: «On a dû discuter au conseil des ministres
les moyens d'approvisionnement. On tâchera de trouver des fonds pour
l'acquisition des objets les plus pressants, qu'il faudra payer
comptant. On se procurera les grains par voie de réquisition, et au
moyen de bons payables en deux ans.»

La même lettre jette un jour assez curieux sur la haute police en
Westphalie:


  Depuis que la haute police est à peu près détachée de la préfecture,
  celle-ci prend son essor contre les contraventions à ses règlements
  dans les rues et dans les cabarets. Comme elle tire ses fonds
  principaux des amendes et d'autres revenant-bons qu'elle s'est
  créés, son industrie s'exerce de mille manières. Elle a pour maxime
  de laisser vieillir ses règlements pour faire donner dans le piège
  plusieurs contrevenants à la fois. Alors les amendes pleuvent sur de
  malheureux paysans ou ouvriers qui expient un délit commis par
  ignorance par la perte du gain d'une semaine. La haute police, de
  son côté, ne respecte pas davantage la liberté personnelle. Une
  circulaire récente du général Bongars ordonne à tous les maires du
  royaume de faire arrêter sur-le-champ toute personne qui leur
  paraîtra suspecte. C'est le besoin de créer des contraventions et
  des délits qui se commettent par des employés français; la règle est
  de les renvoyer en France, lorsqu'ils s'en sont rendus coupables
  d'une manière trop éclatante, afin d'en soustraire la connaissance
  aux tribunaux du pays. C'est ainsi que dernièrement le chef du
  bureau de recrutement au ministère de la guerre fut renvoyé en
  France pour des malversations énormes. Cela peut n'être pas très
  légal et peut avoir d'autres inconvénients encore; mais cela est
  conforme à la prudence.

  P. S.--Le retour de Mme Savagner n'a rien de commun avec la disgrâce
  de son mari. Voici le fait. M. de Bercagny demandait à M. Savagner
  des rapports très importants: celui-ci en demandait à ses
  subalternes. L'un de ces hommes, voyant qu'on cherchait absolument
  des indices de conspiration, imagina d'en forger une dans laquelle
  il impliqua plusieurs personnages importants. Ce manège ayant duré
  pendant quelques mois, le Roi eut enfin l'esprit de se douter que M.
  Bongars et M. Bercagny étaient pris pour dupes. L'homme aux rapports
  fut arrêté, menacé, confronté avec son commettant et finit par
  avouer qu'il avait inventé toute la conspiration pour se faire
  valoir. Sur cela le Roi a résolu de supprimer la préfecture de
  police et l'on me dit que M. de Bercagny sera créé chambellan, ayant
  la surintendance du spectacle[137].

         [Note 137: On l'envoya plus tard préfet à Magdebourg.]


Quelques jours après, nouvelle arrestation! C'est une lettre de
Reinhard à Bassano, de Cassel, 15 juillet 1811, qui nous l'apprend:


  Il s'est passé il y a trois jours un événement qui a beaucoup occupé
  l'attention du public à Cassel. M. Savagner, secrétaire général de
  la préfecture de police, a été arrêté pendant la nuit de jeudi
  dernier, dans son lit, et ses papiers ont été visités. Le lendemain
  on lui a signifié sa destitution et son bannissement de la
  Westphalie. Il doit partir demain.

  Il existe plusieurs versions sur la cause de cette disgrâce. On
  l'attribue à des malversations découvertes, à des propos offensants
  tenus sur la personne du Roi (et en effet quelques personnes ont
  subi des interrogatoires à ce sujet); à la dénonciation faite par M.
  Savagner d'une prétendue conspiration qui s'est trouvée sans
  fondement; enfin à des poursuites dirigées contre lui par le
  gouvernement français pour d'anciennes malversations commises en
  France.

  La lettre du Roi, adressée à ce sujet au ministre de l'Intérieur et
  que j'ai lue, porte: que le sieur Savagner ayant, par des pratiques
  hautement repréhensibles, cherché à surprendre notre religion et à
  abuser de la confiance que nous accordons à toutes les autorités
  instituées par nous, Nous ordonnons, etc.


Une affaire d'une autre nature vint à cette époque (juillet 1811)
indisposer l'empereur contre les agents du roi de Westphalie. Un
certain Hermann, commissaire à Magdebourg, fît, le 9 de ce mois, un
rapport à M. de Sussy sur la conduite du préfet de Magdebourg.

Napoléon prit connaissance de cette pièce et la transmit au duc de
Bassano avec la lettre suivante omise à la _Correspondance_:


                                             Trianon, 20 juillet 1811.

  Je vous envoie une lettre du sieur Hermann, commissaire à Magdebourg
  pour la réception des marchandises coloniales provenant de la
  Prusse. Vous y verrez quelle est la conduite du préfet de
  Magdebourg. Parlez-en au ministre de Westphalie; écrivez à mon
  ministre à Cassel de porter plainte contre le préfet de Magdebourg;
  chargez-le d'exprimer à cette cour tout mon mécontentement que dans
  une ville que j'ai conquise et où sont mes troupes, on tienne une
  conduite aussi contraire à mes intérêts; qu'on n'aurait point osé se
  comporter ainsi dans un pays ennemi.


Voici maintenant le rapport du sieur Hermann, en date de Magdebourg,
9 juillet 1811:


  Permettez-moi d'appeler un moment votre attention sur un objet dont
  j'ai déjà eu l'honneur de vous entretenir plusieurs fois. C'est le
  défaut d'emplacement et la mauvaise volonté de M. le comte de
  Schullembourg, préfet de cette ville.

  Cet administrateur a témoigné cette mauvaise volonté dans toutes les
  occasions depuis le premier jour où il a été question de faire ici
  l'entrepôt des marchandises coloniales. À chaque demande j'ai
  éprouvé un refus. Pour chaque grenier de la douane, pour chaque
  emplacement il m'a fallu faire intervenir l'autorité du gouverneur
  de Magdebourg et le préfet a semblé prendre à tâche de jeter par là
  de l'odieux sur l'opération dans la ville, et de la rendre
  désagréable au gouvernement de Cassel.

  Le 4 de ce mois, me voyant à la veille de manquer tout à fait
  d'emplacement, j'ai été voir M. le préfet pour lui demander une
  église convenable: il me l'a refusée sous un prétexte. Je lui en ai
  proposé trois autres: il me les a refusées sous d'autres prétextes.
  Tout avec lui est embarras. Enfin, voulant éviter de faire usage de
  l'autorité militaire, j'ai écrit à M. le préfet la lettre que vous
  trouvez ci-jointe. Il m'a répondu le lendemain. Il est impossible en
  lisant sa lettre de se dissimuler que M. le préfet est plein d'un
  venin secret qu'il ne peut s'empêcher de répandre lorsqu'il s'agit
  de la France. En réponse je lui ai adressé le numéro 3 et j'ai tâché
  de lui faire sentir le plus doucement possible combien ses
  observations étaient déplacées. Il m'a répliqué par le numéro 4. Il
  est impossible de faire une proposition plus absurde à un
  commissaire de Sa Majesté l'Empereur, de lui prescrire des
  conditions d'une manière plus impérative. J'ai répondu à cela par
  une lettre nº 5 et il a fini par m'envoyer celle nº 6, dans laquelle
  il se plaît encore à s'escrimer contre les fonctionnaires publics
  qui lui ont, dit-il, souvent manqué de parole.

  Je pourrais encore laisser à M. le préfet la consolation de se
  démener contre les Français et les fonctionnaires publics de la
  France, mais il me déclare positivement, dans sa lettre nº 4, que
  dans aucun cas il ne peut plus rien faire pour l'opération dont je
  suis chargé, c'est-à-dire qu'il ne me donnera plus aucun
  emplacement. L'église Sainte-Catherine que je me suis vu forcé de
  prendre est une des plus petites de la ville. Elle est dans un
  grand éloignement, elle est voûtée en dessous, et par conséquent a
  besoin d'être ménagée. Elle ne contiendra pas les 10,000 quintaux
  métriques environ qu'il me reste à faire débarquer de
  l'arrondissement de Stettin; mais il me faudrait deux églises encore
  pour mettre à couvert les 40,000 quintaux métriques qui doivent
  venir de Koenigsberg. Par la mal-façon du préfet, aujourd'hui déjà
  il a fallu suspendre le déchargement et il ne pourra être repris
  qu'après-demain, parce que l'église ne peut être évacuée plus tôt.
  Les Prussiens ne se plaignent pas d'un si petit retard; mais si, à
  l'arrivée des barques de Koenigsberg, il y avait un retard de quinze
  jours seulement, ils auraient droit, ce me semble, de demander un
  dédommagement.

  Ayez la bonté, je vous prie, Monsieur le comte, de faire un rapport
  à ce sujet à Sa Majesté l'Empereur et de la supplier de vouloir bien
  charger son ministre à Cassel de demander au gouvernement
  westphalien qu'il soit adressé ordre au préfet de Magdebourg de
  mettre à ma disposition les emplacements qui me seront nécessaires
  et de mettre à cela autant de bonne volonté qu'il en a mis de
  mauvaise jusqu'à présent; autrement je ne puis répondre de rien. Le
  préfet semble prendre à tâche de forcer le général à user de
  l'autorité militaire pour pouvoir crier à la tyrannie. Le général ne
  se soucie pas de se faire trop de querelles avec le gouvernement
  westphalien. En conséquence je risque de rester avec les bateaux en
  panne sur l'Elbe sans pouvoir rien mettre à terre.

  Je crains aussi qu'en faisant tant de bruit pour une église on
  n'indispose la canaille et qu'elle ne cherche à mettre le feu à
  quelque magasin. Je crois qu'il serait bon de faire quelques
  largesses aux pauvres de la paroisse de l'église Sainte-Catherine.
  Si vous m'y autorisez, je leur ferai donner 2 ou 300 écus, ce qui
  est beaucoup moins que le loyer que coûterait un pareil emplacement,
  et lorsque je serai forcé de demander une autre église, les pauvres
  de la paroisse qui s'attendront aussi à un bienfait s'en réjouiront
  au lieu de s'en affliger. Il n'y a pas un meilleur moyen de répondre
  aux sarcasmes du préfet.


Envoyé à Brunswick pendant la foire importante qui se tenait chaque
année dans cette grande ville, pour observer les dispositions des
habitants, Reinhard y séjourna quelques semaines, rendit compte de
ce qu'il avait observé et reprit, à son retour à Cassel, sa
correspondance avec le duc de Bassano.

Au commencement de décembre 1811, les bruits de guerre avec la
Russie ayant pris une certaine consistance, le roi Jérôme crut
devoir adresser une longue lettre à son frère, pour mettre sous ses
yeux le tableau fidèle de la situation de ses États. Il lui écrivit
donc de Cassel le 5 décembre une lettre[138], où Jérôme donnait à
son frère, dans un langage cette fois vraiment noble et élevé,
presque prophétique, des avertissements auxquels Napoléon répondit
par cette lettre sèche et dure (10 déc. 1811), qui n'est ni dans la
_Correspondance_, ni aux _Mémoires de Jérôme_:

         [Note 138: Lanfrey en cite un fragment au dernier vol. de son
         _Histoire de Napoléon_, V, 502.]


  Mon frère, je reçois votre lettre du 5 décembre. Je n'y vois que
  deux faits: 1º que les propriétaires à Magdebourg, à Hanovre
  abandonnent leurs maisons pour ne pas payer les surcharges que vous
  leur imposez;--2º que vous croyez n'être pas sur de vos troupes et
  que vous m'avertissez de ne pas compter sur elles. Quant au premier
  objet, il ne me regarde pas. Je vous ai constamment recommandé
  d'avoir pour principe de contenir les ennemis de la France, de ne
  point leur donner une excessive confiance, d'assurer la place
  importante de Magdebourg en accordant plus de confiance aux généraux
  qui y commandent, enfin de mettre de la suite et de l'économie dans
  le système des finances de la Westphalie.

  Quant au second objet, c'est ce que je n'ai cessé de vous répéter,
  depuis le jour où vous êtes monté sur le trône: peu de troupes, mais
  des troupes choisies et une administration plus économique auraient
  été plus avantageuses à vous et à la cause commune. Quand vous aurez
  des faits à m'apprendre, j'en recevrai la communication avec
  plaisir. Quand, au contraire, vous voudrez me faire des tableaux, je
  vous prie de me les épargner. En m'apprenant que votre
  administration est mauvaise, vous ne m'apprenez rien de nouveau.


L'empereur n'en prit pas moins en sérieuse considération ce que
Jérôme lui écrivait, car il manda le même jour, 10 décembre 1811, à
son ministre des relations extérieures:


  Monsieur le duc de Bassano, je vous envoie pour vous seul une lettre
  du roi de Westphalie que vous me renverrez. Tirez-en la substance,
  non sur la forme d'une lettre du Roi, mais comme extrait d'une
  communication de la Cour de Cassel. Vous enverrez cet extrait à mon
  ministre à Cassel, et vous le chargerez d'avoir des conférences avec
  les ministres du Roi, pour connaître les faits, ce qui a donné lieu
  à cette opinion qui paraît être celle du Roi, enfin quel est le
  remède. Si les troupes ne sont pas sûres, à qui en est la faute? Le
  Roi lève trop de troupes, fait trop de dépenses et change trop
  souvent ses principes d'administration. Mon ministre fera vérifier
  les faits à Magdebourg, à Hanovre; la France ne tire cependant rien
  de ces pays. Vous lui recommanderez d'avoir des conférences
  sérieuses avec les ministres du Roi, de bien asseoir son opinion sur
  ces différentes questions et de vous les faire connaître.


Les lettres qui suivent présentent un intérêt moins général:


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                             Cassel, 19 décembre 1811.

  La haute police du royaume déploie en ce moment une activité assez
  grande. La nomination des commissaires de police, même dans les
  petites villes, qui jusqu'à présent avait appartenu au ministère de
  l'intérieur, sera désormais du ressort de la haute police. Elle fait
  tenir par la gendarmerie jusque dans les bourgs et dans les villages
  des registres où le nom et la fortune de presque tous les habitants
  se trouvent inscrits et où il y a une colonne d'observations.
  Plusieurs arrestations, dit-on, ont eu lieu, soit ici, soit
  ailleurs. Quelques employés des postes surtout ont été ou arrêtés ou
  renvoyés, soit pour avoir favorisé des correspondances suspectes,
  soit pour s'en être permis eux-mêmes qui ne convenaient point. Un
  jeune étudiant de Goettingue a été conduit à Cassel pour avoir écrit
  une lettre où il racontait avec une inexpérience enfantine
  l'histoire du transparent. Comme il n'a que dix-huit ans, qu'il
  n'est venu à l'Université que depuis six semaines et qu'il a de bons
  témoignages concernant la régularité de sa conduite et son assiduité
  aux études, il a été relâché avant-hier après une détention de
  quinze jours. Ils s'appelle Westphal et est natif de Berlin. Le
  ministre de Prusse avait intercédé en sa faveur. On nomme aussi
  quelques personnes, du reste insignifiantes, dont on a examiné les
  papiers.

  Il paraît, cependant que, dans certaines circonstances, le zèle de
  la haute police passe un peu la mesure. Un baron d'Elking, natif de
  Brème, dont le père avait été syndic de cette ville, arrivé ici avec
  ses propres chevaux et deux domestiques, ayant pris des chambres
  dans une maison particulière et averti qu'il fallait se munir d'une
  carte de sûreté, avait envoyé son chasseur chez M. de Bongars, qui
  connaissait sa famille, pour demander cette carte et pour lui
  annoncer sa visite pour le lendemain. La commission fut mal faite
  et, au milieu de la nuit, M. d'Elking fut obligé de quitter son lit
  et fut conduit à la police. Il semble que, dans ce cas, ce sont
  d'abord les propriétaires qui sont responsables, qu'ensuite,
  lorsqu'il s'agit de simples éclaircissements, la police en prenant
  ses précautions pourrait attendre le jour pour se les faire donner.
  Quoi qu'il en soit, M. d'Elking s'étant présenté chez moi comme
  sujet français et m'ayant raconté ce fait, j'ai cru devoir dire au
  commissaire général de police que si pareille chose arrivait encore
  à un sujet français, je serais obligé de m'en plaindre à sa cour et
  à la mienne.

  On croit ici que la haute police, en redoublant en ce moment de
  surveillance, suit les directions de M. le maréchal prince d'Eckmuhl
  et que ces mesures sont liées à celles de l'arrestation du sieur
  Becker à Gotha.


Le 24 décembre, le général Morio, grand écuyer, fut assassiné dans
les écuries du Roi par un maréchal-ferrant: Reinhard rendit compte
de cet événement et de la mort du général par une lettre en date du
25, dont nous extrairons un passage:


  Le général Morio est tombé victime d'une vue sage et dictée par
  l'esprit de justice qui l'avait porté à employer dans son
  administration des ouvriers allemands, concurremment avec les
  ouvriers français. Il avait adjoint un maréchal ferrant d'Hanovre à
  son assassin qui, blessé encore par un refus d'augmentation de
  gages, demanda et obtint son congé. Cet homme était au service du
  Roi depuis sept ans: il paraît qu'il se sentit humilié, soit de
  rester ici sans emploi, soit de rentrer en France. On avait toujours
  remarqué quelque chose de sournois dans son caractère; aussi le
  général, tombant du coup, s'écria: «C'est Lesage qui me tue.»

  Comme en histoire naturelle on croit utile de faire la description
  de certains monstres, on doit attacher quelqu'intérêt à connaître
  l'action monstrueuse de cet homme dans ses motifs et dans ses
  développements. Il est né à Tarascon, pays, dit-on, fertile en
  contrebandiers et où les assassins ne sont nullement inconnus. On
  ignore s'il a joué un rôle dans la Révolution; mais au service du
  Roi il s'est toujours bien conduit; aussi n'avait-on pas fait la
  moindre difficulté de lui accorder le certificat de bonne conduite
  qu'il demandait pour rentrer en France. On lui offrit des frais de
  voyage qu'il refusa avec hauteur, mais le lendemain il revint dire à
  M. de Saint-Sauveur qu'il avait réfléchi sur ce qu'on trouverait son
  refus insolent et qu'il accepterait l'indemnité. Il possédait une
  paire de pistolets: il en acheta une seconde sous le prétexte qu'on
  volait du fer dans son atelier, ou plutôt ce vol était véritable, et
  ce fut le général Morio qui donna l'ordre de lui fournir des armes.
  Chargé de chaînes, voici ce qu'il a déclaré au général Bongars dans
  son interrogatoire:

  «Depuis plus d'un mois, j'étais déterminé à tuer ou le général Morio
  ou M. de Gilsa et ensuite à me tuer moi-même; mais c'est depuis le
  19 que ma résolution était de les tuer l'un et l'autre, Gilsa parce
  qu'il a donné le mauvais conseil, Morio le premier parce qu'il l'a
  exécuté. Depuis le 19, le général Morio se trouva plusieurs fois à
  portée de mon pistolet; mais je voulais attendre qu'ils fussent
  réunis. Lorsque j'ai voulu tirer le second coup sur Gilsa, j'ai
  trouvé dans mon point de mire M. de Saint-Sauveur qui est honnête
  homme, c'est ce qui a sauvé Gilsa.» Son second coup n'a point été
  tiré contre M. de Saint-Sauveur, mais contre un palefrenier qui l'a
  échappé par un miracle. La balle s'est coupée en deux contre une
  petite clef qu'il avait dans sa poche et qui s'est dessinée sur sa
  chair.--«Mais comment, dit M. de Bongars, avez-vous pu commettre un
  pareil crime pour une bagatelle?»--«Mon honneur a été outragé; vous,
  dans ce cas, lui auriez demandé raison; et il aurait été obligé de
  vous la faire. Moi, on m'aurait jeté dans un cul de basse-fosse et
  chassé du royaume. Ainsi ne pouvant le tuer par devant je l'ai tué
  par derrière.»--«Mais il ne mourra pas,» dit M. de Bongars.--«Il
  mourra, dit le scélérat, j'ai vu le trou où la balle est entrée.»

  On a trouvé chez lui le testament qu'il avait annoncé. Il y est dit
  que Morio et Gilsa étant deux coquins qui trompaient le Roi, il a
  voulu en faire justice. «Lorsque je ferrais seul les chevaux,
  disait-il encore, pas un clou ne portait à faux; depuis que ce
  misérable Allemand m'est adjoint, il y a toujours six chevaux au
  moins qui couchent sur la litière.»

  Depuis qu'il est arrêté, il n'a voulu ni manger ni boire. «Les
  formalités de mon procès, dit-il, seront assez longues pour me
  donner le temps de mourir de faim et de n'être pas déshonoré par la
  mort sur l'échafaud.» Il a mangé depuis.

  Tous, Français et Allemands trouvent un adoucissement au chagrin que
  cause cette catastrophe en ce que l'assassin n'est pas un Allemand.
  Tous frémissent de l'idée des conséquences qu'aurait pu entraîner le
  même coup si l'on avait pu l'attribuer à l'esprit de parti.

  La dissection du cadavre a montré la balle dans la moelle épinière
  même. Aussi le général s'est-il cru mort du premier moment. Toute la
  partie inférieure de son corps était sans sentiment. Dans son
  testament, qu'il a dicté et signé, il a légué les trois quarts de
  son bien à sa femme enceinte et l'autre quart à ses frères qui sont
  sans fortune.


La mort tragique du général Morio causa un vif chagrin au jeune roi;
dans un bulletin expédié à Paris par Reinhard, le 9 janvier 1812, il
est question de la somme dépensée au service funèbre.


  Depuis la mort du général Morio on regarde comme les hommes les plus
  influents les généraux Bongars et Allin. Le roi lui-même a dit à ce
  dernier qu'il espérait qu'il remplacerait Morio. C'est un excellent
  officier d'artillerie, du reste très sourd au physique et au moral
  et ne connaissant que ses mathématiques. Son nom, très probablement,
  reparaîtra quelquefois dans ma correspondance.

  Le roi est toujours inquiet des conspirations. M. Bongars doit avoir
  découvert à Brunswick un embaucheur et fait arrêter un fermier
  chargé de fournir les fonds. Il est très vrai que sur les revenus
  des dotations hanovriennes il n'y a que 300,000 francs de payés, et
  que le reste est assigné sur des marchés conclus dont le produit
  n'est pas encore tout à fait disponible. À plus forte raison, je ne
  puis croire au paiement du premier terme du capital. On se flatte
  ici que l'indemnité pour la nourriture de nos troupes sera imputée
  sur les 2,400,000 francs dus en 1812 pour la contribution de guerre,
  et c'est ainsi qu'on fait les fonds pour la dette la plus pressée.
  J'en ai la preuve sous les yeux.

  On se montre une liste des cadeaux faits par le roi depuis
  l'incendie du château. La voici: la maison et mobilier au comte de
  Bochholtz, 100,000 francs; la maison et mobilier au comte de
  Loewenstein, 80,000 francs; gratification aux cinq ministres sur le
  produit des bulletins des lois, 50,000 francs; à Mme Morio: en or,
  36,000 francs, plus un médaillon en diamants avec les portraits du
  roi et de la reine, 10,000 francs, enterrement du général Morio,
  20,000 francs; sur le budget du ministre de l'intérieur, loterie de
  bijoux à Catharinenthal, 25,000 francs; à la reine, en perles,
  36,000 francs; budget du grand écuyer, 850,000 francs.


Quelques jours après l'envoi de ce bulletin, le 23 janvier 1842,
Reinhard terminait une longue lettre au duc de Bassano par les deux
phrases suivantes omises aux _Mémoires de Jérôme_:


  Il paraît que depuis les dernières représentations faites lors de
  l'enterrement du général Morio, le roi boude le corps diplomatique.
  Entre les bals masqués qui se donnent chez les ministres de Sa
  Majesté, il y en a de masqués et de parés à la cour même, dont les
  ministres étrangers sont exclus. Cela fait beaucoup de peine au
  ministre d'Autriche qui a été mon principal instigateur (?), mais
  qui n'en aime pas moins à savoir où passer ses soirées.

  Le public de Cassel, qui a entendu parler des dernières libéralités
  du roi et qui est témoin des plaisirs du Carnaval, prétend que la
  cour jette l'argent par les fenêtres parce que le roi sait que
  Cassel ne sera pas longtemps sa résidence.


En même temps que ces lettres et ces bulletins de Reinhard étaient
mis sous les yeux de l'empereur, ce dernier recevait de son frère
une dépêche en date du 11 janvier (_Mémoires du roi Jérôme_, vol.
5e, page 179), dans laquelle le roi, exposant la situation précaire
des finances de son royaume, implorait un dégrèvement. On conçoit
que les rapports du ministre de France à Cassel n'étaient pas de
nature à engager Napoléon à satisfaire au désir du roi de
Westphalie.

Vers cette époque la guerre avec la Russie devenait de jour en jour
plus probable. Napoléon manda à tous les princes de la Confédération
qu'ils eussent à préparer leur contingent. Jérôme s'empressa de
seconder de tout son pouvoir, dans ses États, les intentions de son
frère.

Le 17 janvier 1812, Reinhard écrivit à ce sujet au duc de Bassano:


  On lit déjà dans le _Moniteur westphalien_ quelques nominations qui
  semblent indiquer que l'armée va être mise sur le pied de guerre. Le
  roi a nommé deux payeurs-généraux et plusieurs officiers
  d'ordonnance parmi lesquels on cite MM. de Lowenstein et de
  Badenhausen, chambellans, et un comte de la Lippe. Le prince de
  Hesse-Philippsthal dont le mariage avec sa nièce va se célébrer
  aujourd'hui sera un des aides-de-camp de Sa Majesté. On dit dans le
  public que le quartier général du roi sera à Erfurth. Le général de
  Hammerstein se dispose à partir pour prendre le commandement de
  l'avant-garde. Tous les officiers, toute la cour, s'il était
  possible, voudraient joindre l'armée.

  Il y a eu pendant le Carnaval six bals masqués chez les ministres du
  roi et les grands officiers, deux bals masqués et deux bals parés à
  la cour, dans ce qu'on appelle l'intérieur, et un bal paré aussi
  dans l'intérieur chez M. de Furstenstein. Le roi a défendu que le
  dernier bal masqué qui devait se donner hier au théâtre eût lieu,
  attendu que le carême a commencé.

  La remise des cinq dotations, montant à un revenu de 145,000 francs
  dont le roi s'était emparé en 1809 et que plusieurs traités avec la
  France l'avaient forcé de rendre, a enfin été effectuée. J'avais
  annoncé dans mes numéros 263 et 264 que le roi s'en était indemnisé
  pour une somme de 3 millions d'obligations provenant de créances du
  roi d'Angleterre sur le pays d'Hanovre dont M. Pichon avait fait
  cadeau à Sa Majesté; mais il y a eu double indemnité. La direction
  des domaines de l'État a cédé au roi pour 2 millions de biens du
  clergé de Hildesheim; elle a reçu en échange une dotation qui devait
  être restituée, et c'est elle qui ensuite l'a rendue au donataire.
  Un contrat formel a été passé à ce sujet entre le roi et M. Malchus.
  En récompense ce ministre a reçu du roi, le 9 de ce mois, 20,000
  francs de sa cassette et 100,000 francs en obligations de l'emprunt
  forcé, bonnes à employer comme argent comptant dans l'acquisition de
  la terre de Marienborn dont M. Morio n'avait pas consommé l'achat.
  La manière dont les intérêts de Mme Morio ont été stipulés dans
  cette occasion m'est encore inconnue. À ces faits qui, ainsi que
  plusieurs dont j'ai déjà fait mention, sont tous connus du public,
  il faut en ajouter d'autres qu'on ne croit ici pouvoir expliquer que
  par la supposition que le roi a cessé entièrement de prendre intérêt
  à la situation de son royaume. Il a donné au sieur Roulland, son
  deuxième chirurgien, 100,000 francs en obligations, pour lui faire,
  dit-il, 4,000 francs de revenu. Cet homme, à qui le roi n'avait
  presque jamais adressé la parole, est tombé des nues. Un comte de
  Blumenthal, ancien maire de Magdebourg, ensuite chambellan, retiré
  dans ses terres, enfin revenu à Cassel pour s'y établir, a reçu
  12,000 francs.

  Je regarde, Monseigneur, ces dernières prodigalités comme l'effet de
  l'impression qu'ont fait sur l'esprit du roi les communications
  récentes que j'ai été chargé de faire. Il se raidit en se punissant
  lui-même contre les reproches trop fondés qui lui ont été adressés.
  Il regarde la Westphalie comme perdue pour lui. Il met toutes les
  chances dans son armée et dans le commandement qu'il espère obtenir.
  Tous ses regards se tournent sur la Prusse et sur la Pologne; mais
  l'impression que tout cela fait sur le public et sur tous ses
  serviteurs honnêtes est inexprimable. Le public date cet abandon ou
  le laisse aller de l'incendie du château. D'un autre côté, il n'est
  que trop vrai que depuis l'entrée au ministère de M. de Malchus,
  depuis le travail du budget qui a mis à nu son impuissance et la
  disproportion entre les recettes et les dépenses, le désordre et la
  corruption se répandent d'une manière effrayante dans toutes les
  branches de l'administration.

  Les administrations militaires subalternes en sont surtout
  infectées. M. Pichon garde le silence depuis qu'il habite le palais
  le mieux meublé de Cassel; mais au moins il travaille. Les
  conseillers d'État allemands sont tous sans la moindre influence.
  L'abattement est dans toutes les âmes.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                              Cassel, 30 janvier 1812.

  Si tout ce que je viens d'alléguer tend à prouver que la Westphalie
  en ce moment possède encore des moyens pour faire ce que lui
  prescrit une politique sage et dévouée en ne désorganisant point le
  service accoutumé et régulier des fournitures à faire aux troupes
  françaises, Votre Excellence d'un autre côté est assez informée par
  mes rapports journaliers que la détresse des finances westphaliennes
  est réelle, qu'elle va en croissant, et qu'un surcroît d'avances à
  faire les épuiserait totalement dans un avenir très prochain. Pour
  faire juger Votre Excellence à quel point on se procure ici des
  ressources, je n'ai qu'à citer ce que je tiens de Sa Majesté
  elle-même, que les domaines de l'État se vendent à neuf et à huit
  fois le revenu. Une dépréciation pareille aurait probablement lieu
  si l'on se pressait de vendre à la fois une trop grande quantité des
  produits des mines qui peuvent être encore disponibles. Le banquier
  Jacobson avec lequel on a conclu les derniers marchés parait avoir
  fait une spéculation dans l'hypothèse d'une guerre prochaine. C'est
  la même hypothèse qui a fait monter assez considérablement le prix
  des grains.

  Un observateur placé hors de la Westphalie, mais dans le voisinage,
  que j'avais interrogé sur la disposition des esprits et que je crois
  digne de confiance, m'écrit: «Je suis sûr, comme vous, qu'il n'y a
  pas encore de danger pressant. Il n'y a ni foyer de mécontents, ni
  point de ralliement, ni chef de parti; au contraire, il n'y aurait
  ni plainte, ni élan si on montrait de la confiance aux nouvelles
  grandes familles et si on allégeait les impôts; aussi longtemps que
  régnera une parfaite cordialité, une tranquille aisance, il n'y a
  rien à craindre dans ce qui est soumis au grand empereur. On admire,
  on craint, on respecte dans les petites souverainetés autrichiennes
  (j'excepte Coethen). On aime et on se tranquillise; mais c'est la
  Westphalie où le mécontentement est bien grand. L'idée qu'on a du
  luxe, de la pompe asiatique de la cour, au lieu d'en imposer, aliène
  les esprits. On ne croit pas à la pureté des moeurs. On exagère sans
  doute dans les contes qu'on en fait; mais tout cela attire une
  grande mésestime, et puis les impositions toujours nouvelles
  occasionnent des plaintes aussi toujours nouvelles et mènent au
  désespoir. Les pays de Hesse, Paderborn ne sont pas riches du tout.
  Ils n'ont pas de ressources, ils n'ont que des pleurs. Si le coeur
  compatissant du roi savait la pure vérité, tout changerait bientôt
  de face. De plus, on s'imagine que le maître actuel pourra recevoir
  une autre destination. Le manque d'héritier augmente les
  inquiétudes. Si on fait des contes dangereux en parlant
  d'insurrections qui éclateront, on ne peut nier qu'il y en a des
  germes. Peut-être si on avait à faire à d'autres pays qu'à
  l'Allemagne, ce serait bien pire; mais vous savez que le Germain est
  tranquille, patient, ami de l'ordre, peu fait pour les révolutions;
  seulement il ne faut pas le pousser à bout.

  Si le roi, au lieu de se dédire des fournitures, avait dit: «Tous
  les fonds de l'État sont insuffisants aux dépenses courantes; mais
  le moment presse; voilà ma liste civile de six millions. J'en
  consacre un pour l'entretien des troupes de mon frère. Plus de bals
  masqués, plus de cadeaux pour les costumes jusqu'à ce que j'aie
  pourvu à l'essentiel. L'emploi des capitaux qui m'ont été cédés par
  l'empereur sera pour l'armée.» Mais au lieu de cela on montre une
  avidité scandaleuse pour faire payer d'avance le cadeau de 400,000
  francs qu'on a fait offrir par la ville à la reine; et on laisse là
  des casernes à moitié achevées. On se fait remplacer par des
  domaines de l'État les cinq domaines qu'il a fallu restituer aux
  donataires impériaux; et dans la crise la plus importante on vit
  dans une dissipation de dépenses et d'amusements qui fait dire dans
  la ville de Cassel et dans tout le royaume que le roi n'agit ainsi
  que parce qu'il se voit au dernier jour de son règne.

  Il est douloureux, Monseigneur, d'avoir à dire ces vérités, mais je
  serais coupable en les dissimulant.


Continuant ses investigations sur la conduite et les libéralités du
jeune roi, M. Reinhard adresse encore au duc de Bassano les lettres
suivantes:


                                           Cassel, le 20 février 1812.

  J'ai reçu en même temps une lettre pour M. le ministre de la guerre
  de Westphalie où Monseigneur le major général de la grande armée
  demande l'état de situation du contingent westphalien qu'il évalue
  environ à 21,000 hommes, 3,400 se trouvant à Dantzig et 600 en
  Espagne. M. le comte de Hoene m'a dit que les troupes mises sur le
  pied de guerre atteignaient de bien près ce nombre. Il a observé, au
  reste, qu'il fallait porter à 1,200 celui des troupes qui se
  trouvaient en Espagne, savoir: un bataillon de 600 hommes en
  Catalogne et un régiment de cavalerie légère de 600 hommes à l'armée
  du Midi. Je lui ai demandé si le roi regardait son contingent comme
  devant être composé en entier de Westphaliens?--«Sans doute, a-t-il
  répondu, puisque nous n'avons aucune autorité sur les 12,500 hommes
  de troupes françaises.»--«Je ne fais, ai-je dit, cette question que
  pour mon instruction particulière, elle n'a point d'autre objet.» Du
  reste, M. le comte de Hoene ne m'a point dissimulé que le mot
  _contingent_ dont la France avait soin de se servir en parlant de
  l'armée westphalienne ne lui paraissait pas d'un heureux augure pour
  le désir du roi d'obtenir un commandement particulier.

  On se flatte de faire réussir à Francfort la négociation d'un
  emprunt de deux millions contre un dépôt de la valeur de trois
  millions en produit des mines. Il est aussi question d'une vente de
  sels à l'extérieur pour la valeur d'un million. M. Pichon prévoit un
  déficit de vingt millions, seulement pour les six premiers mois de
  cette année.

  Le roi a envoyé, le jour des noces du prince de Hesse-Philippsthal,
  à la mariée une corbeille magnifique et au prince, dit-on, un
  portefeuille contenant deux cent mille francs en obligations. Je ne
  saurais encore garantir ce dernier fait qui s'est accrédité dans le
  public, sans doute pour rester en proportion des autres libéralités.


                                              Cassel, 27 février 1812.

  L'emprunt de deux millions négocié à Francfort pour le gouvernement
  westphalien par le banquier Jordis au moyen d'un dépôt en produits
  des mines paraît avoir réussi, on dit même qu'il pourra être porté à
  trois millions. Je n'en connais encore les conditions que très
  imparfaitement. On ne croit point qu'elles soient fort avantageuses,
  mais les besoins étaient urgents. On me fait espérer positivement
  qu'une partie de cet argent sera employée à remplir les obligations
  contractées envers la France, et particulièrement à payer les
  400,000 francs sur la contribution de guerre échus au 31 janvier.

  Le roi continue à faire des donations entre vifs, en obligations qui
  lui appartiennent sur l'État. M. le comte de Furstenstein a encore
  reçu deux cent mille francs le jour de la fête de la reine. M.
  Malchus a fait pour M. Siméon l'acquisition d'une terre dont il
  paraît que le roi avancera les fonds et qui a été adjugée à 168,000
  francs. Ces obligations sont au porteur. Elles ne sont qu'au cours
  de 44; mais il paraît que le roi autorise quelquefois à les faire
  valoir davantage en acquisitions de domaines. M. Pichon a remis au
  roi, il y a peu de temps, pour 500,000 francs de ces obligations; il
  vient d'en signer d'autres pour 600,000 qui seront mises à la
  disposition de Sa Majesté. Voilà la raison pourquoi le système d'un
  grand livre à inscriptions et transferts n'a pas été adopté. Le roi
  se croyait dévoilé par cette formalité; cependant le secret n'en est
  pas mieux gardé et les libéralités qui se font n'en peuvent pas
  moins être constatées. Le roi se regarde en ce moment (ce sont les
  expressions de plusieurs de ses serviteurs) comme un gouverneur qui
  va quitter sa province et qui se débarrasse des effets qu'il ne peut
  ou ne veut pas emporter.


Dans une lettre du 12 mars 1812, Reinhard donne encore un exemple de
la prodigalité du roi:


  Le roi a donné à la fille du conseiller d'État Coninx, ancien
  intendant des domaines royaux, une dot de deux cent mille francs en
  obligations. Abstraction faite de tout ce qu'on peut dire pour ou
  contre les motifs qu'il a pour faire de tels dons, provenant d'une
  telle source, il est au moins certain qu'ils ont une influence
  funeste sur le crédit des papiers de l'État, puisque ceux qui
  reçoivent des obligations n'ont rien de plus pressé que de s'en
  défaire. Le domaine acquis par M. Malchus s'appelle Marienrode et
  non Marienborn. Son acquisition n'a rien de commun avec les intérêts
  de Mme Morio. Il paraît aussi que les cinq domaines enlevés aux
  donataires impériaux et cédés par le roi à l'État ne seront pas
  restitués en nature, mais en argent.


Peu de temps après, Jérôme fut appelé _incognito_ à Paris par
Napoléon. Il rentra bientôt à Cassel, et eut la satisfaction
d'annoncer que son frère lui avait confié le commandement en chef de
toute la droite de la grande armée (60,000 hommes); les
Westphaliens, sous les ordres de Vandamme, composaient le 8e corps.

Ce n'est pas ici le lieu de raconter la part honorable que prit
Jérôme aux opérations qui signalèrent le début de la mémorable
campagne de 1812; on en trouvera tous les éléments dans les
_Mémoires du roi Jérôme_, et dans un volume intitulé _Mémoire pour
servir à la campagne de 1812_[139]. Il suffit de dire qu'à la suite
de dissentiments avec l'empereur, Jérôme fut relevé de son
commandement. Citons cependant la lettre qu'avant cet événement il
écrivait de Grodno le 5 juillet à sa femme, la reine Catherine,
qu'il avait laissée à Cassel, régente du royaume:

         [Note 139: P. 356.]


  Ta dernière lettre est du 22, je ne l'ai reçue qu'hier. Tu vois que
  je suis arrivé à Grodno avec ma cavalerie légère. J'ai aussi été
  obligé d'y rester quelques jours qui n'ont fait de mal à personne.

  L'empereur est entré à Vilna le même jour que je suis entré à
  Grodno. Ainsi, il ne pourra qu'être, j'espère, satisfait de son aile
  droite. Ma cavalerie est à vingt ou trente lieues en avant, mais les
  Russes ayant quelques jours de marche, nous ne pouvons les attaquer,
  et, à l'exception de quelques convois et quelques Cosaques, nous ne
  faisons qu'user nos souliers.

  L'armée russe, par les savantes manoeuvres de l'empereur, est
  entièrement coupée en trois; aussi, je ne sais pas trop où elle se
  réunira, à moins que ce ne soit derrière leurs marais ou la Dwina,
  encore je doute que celle de Bagration, qui m'est opposée, puisse y
  parvenir; du moins, je ferai tout pour tâcher de l'empêcher.

  Tu sais sans doute que la diète de Varsovie s'est déclarée diète
  générale du royaume de Pologne et a proclamé son existence, etc.

  Je jouis de la meilleure santé; l'empereur ne s'est jamais si bien
  porté; il est dans son centre; il n'a même pas besoin de jouer
  serré; il pelotte en attendant partie, et je crois qu'il finira
  quand cela lui conviendra, car c'est bien le cas de dire que même
  sur l'opinion il peut ce qu'il veut.

  J'ai été obligé d'ôter à Vandamme le commandement du 8e corps; il en
  faisait de toutes les couleurs, pillant, volant, donnant des
  soufflets, des coups de pied à tout le monde, etc. C'est incroyable
  la haine que son nom inspire dans ce pays, les habitants en ont une
  frayeur inconcevable. Je présume que l'empereur le renverra chez lui
  ou lui donnera un commandement sur les derrières.

  Je compte partir aujourd'hui et j'espère dans quelques jours
  rejoindre l'empereur, cela me rendra bien heureux.


La veille du jour où il allait être relevé de son commandement, il
écrivait encore à sa femme de Mir, 13 juillet 1812, midi:


  Je répondrai cette fois, ma chère Toinette, à ta lettre du 27, sur
  tous les points, c'est ce que je fais toujours; mais tu prétends
  que je déchire tes lettres avant ou sitôt après les avoir lues.

  1º Il n'est pas douteux que les ministres ne doivent te communiquer
  les rapports qu'ils m'adressent; il me semble même que c'est ce
  qu'ils font, puisque je les reçois presque toujours et par toi et
  par eux.

  2º M. Siméon a pu tenir dans sa maison le conseil des bâtiments,
  puisque ce n'est qu'une affaire de maison, qui n'a rien de commun
  avec l'État; mais pour tenir ce conseil, il fallait le convoquer; et
  pour le convoquer, il a fallu que Boucheporne, qui fait les
  fonctions de secrétaire du cabinet, prît tes ordres; car il n'y a
  que le secrétaire du cabinet qui puisse convoquer un conseil
  d'administration de la maison. Il ne faut pas te gêner et le dire
  clairement à M. Siméon.

  3º M. Siméon _ne peut_ tenir un conseil des ministres chez lui: 1º
  parce qu'il faut prendre tes ordres pour le rassembler; 2º parce que
  c'est directement défendu par une instruction, tous les conseils
  _doivent être tenus dans mon palais_.

  4º Il doit te rendre compte de tout ce qu'il fait et reçoit, comme
  il le ferait pour moi, et je ne conçois pas comment il a pu se
  permettre de donner une permission, soit aux conseillers d'État,
  soit aux ministres de France et d'Autriche, sans prendre tes ordres;
  tes rapports avec moi ne l'empêchent nullement de te rendre compte
  _de tout, il faut l'exiger_. À l'âge de M. Siméon, on n'est plus
  dirigé que par deux passions: l'avarice et l'ambition; il faut
  réprimer la dernière, et pour cela, il suffit d'un peu de fermeté.

  Je ne veux pas des plans que l'on m'a envoyés. Je veux, puisqu'il
  faut dépenser huit à dix millions en six ans, que l'on construise
  sur l'emplacement de la rue Royale, où demeure la comtesse d'Oberg,
  un peu plus en arrière. Donnes-en l'ordre à Moulard pour qu'il se
  fasse faire le plan. J'espère que pour cette fois j'ai répondu à
  toutes les affaires.

  Maintenant parlons de nous:

  Tu ne dois pas t'étonner si tu reçois de mes nouvelles beaucoup plus
  rarement, car je suis aux frontières de l'ancienne Pologne,
  poursuivant le prince Bagration qui se retire avec 80,000 hommes. Il
  y a deux jours que 3,000 hommes de cavalerie de mon avant-garde ont
  eu un engagement sérieux avec l'arrière-garde ennemie ici-même; les
  Polonais se sont battus comme des diables, et s'ils avaient eu la
  patience d'attendre l'arrivée des cuirassiers et des hussards,
  l'ennemi n'aurait pas emporté ses oreilles; mais ils ont voulu aller
  toujours en avant, et comme l'ennemi était beaucoup plus fort, ils
  n'ont pu que lui faire beaucoup de mal, mais sans aucun résultat.

  Dans peu de jours, les Russes auront évacué toute l'ancienne
  Pologne, ce qui est inconcevable; le pays est assez beau, mais il
  faut y être obligé pour y rester, car c'est au bout du monde.

  Tu as sans doute reçu mes lettres de Grodno, etc.; les postes vont
  très doucement, et je crois même être à peu près le seul qui reçoive
  aussi souvent des nouvelles de chez moi.

  Je vais partir pour Nesvig, assez jolie petite ville de Pologne; car
  celle-ci est assez misérable.


À quelques jours de là, la situation avait bien changé, et c'était
sur un autre ton que Jérôme écrivait à Napoléon, de Tourets, 17
juillet, à 8 h. du matin:


  Sire, je reçois à Touretz la lettre que V. M. m'a fait l'honneur de
  m'écrire en date d'hier. J'ai quitté Nesvig, ayant été prévenu que
  les Autrichiens allaient y arriver.

  La manière dont j'ai reçu l'ordre d'être sous le commandement du
  prince d'Eckmühl sans en avoir été prévenu ni par V. M., ni par le
  prince de Neufchâtel; la lettre dure que V. M. m'a écrite en date du
  10, dans laquelle elle me disait que je n'avais qu'à m'en aller,
  qu'elle ne mettait point d'obstacle à mon départ; l'extrême inimitié
  que le prince d'Eckmühl m'a toujours portée; le mésentendu qui avait
  existé entre ce prince et moi avant l'arrivée de V. M. à l'armée, et
  enfin le malheur que j'avais de ne m'attirer que des reproches et de
  ne jamais réussir à contenter V. M. malgré ma bonne volonté; tout
  m'a fait croire qu'Elle voulait que je quittasse le commandement
  comme Elle semblait me le dire dans sa lettre du 10.

  Dieu m'est témoin, sire, que jamais une mauvaise idée n'est entrée
  dans mon âme et que vous et l'honneur avez toujours été mes seuls
  guides.

  Actuellement, il dépend de V. M. d'achever de me perdre ou de me
  sauver, puisqu'ayant remis le commandement depuis trois jours, ayant
  fait avec ma garde des marches rétrogrades et annoncé que V. M.
  m'appelait sur un autre centre, je ne puis plus retourner. V. M.
  pourrait, la retraite du prince Bagration s'effectuant sur Mogouir,
  me donner un commandement sur les côtes en cas de descente des
  Anglais et de mouvement dans cette partie, ou enfin toute autre
  destination qu'il lui plaira. J'espère encore que dans une
  circonstance comme celle-ci d'où dépend le sort de toute ma vie,
  elle ne m'abandonnera pas.


Le 28 juillet, nouvelle lettre du roi à la reine, écrite de
Bialistok:


  J'ai reçu ce matin à Bialistok tes lettres du 17 et du 20 en même
  temps. Tu peux bien penser que, si je retourne, c'est que je dois le
  faire, c'est que je ne puis faire autrement, sans me déshonorer.
  Comment, moi qui commande l'aile droite, composée de quatre corps
  d'armée, on m'ordonne, en cas de réunion ou de bataille, d'être sous
  les ordres d'un simple maréchal qui ne commande qu'un seul corps?
  L'empereur a bien senti que ce ne pouvait être, car c'eût été
  m'afficher aux yeux de toute l'Europe, comme un homme incapable, et
  n'eût-on pas dit avec raison: Quand il s'agit de parades et de
  marches, le roi est assez bon pour commander; mais quand il s'agit
  de se battre, il doit et ne peut qu'obéir? Il eût autant valu me
  donner un coup de pistolet que de me déshonorer de la sorte. Et de
  quelle manière je reçois cet ordre par le prince d'Eckmühl! Cet
  ordre est daté du 6. Je reçois des lettres de l'empereur et du
  prince de Neufchâtel des 6, 7, 8, 9, 10 et 11, et on ne m'en dit pas
  un mot; on ne me le fait pas même soupçonner, et c'est lorsque je me
  bats avec l'ennemi, lorsque je fais le reproche au prince d'Eckmühl
  de ce qu'il perd du temps, et lui mande que s'il veut faire deux
  marches de tel côté, Bagration était à nous; c'est alors, dis-je,
  pour toute réponse qu'il m'envoie l'ordre qui me met sous ses
  ordres. Tu sens bien que je n'ai pu que le transmettre à mes
  généraux et me retirer. L'empereur n'eût pas fait autrement. Je ne
  pouvais autrement agir sans me déclarer incapable aux yeux de
  l'armée et de l'Europe; je n'ai pas mis la moindre humeur dans ma
  conduite et l'empereur ne pourra, lorsqu'il sera de sang-froid, que
  me rendre justice, et sentir qu'il a de grands torts vis-à-vis de
  moi dans cette circonstance.

  Bref, l'essentiel en ce moment, ce que l'_empereur désire le plus_,
  c'est qu'il n'y ait pas le moindre éclat, et que cela paraisse une
  chose simple; d'ailleurs, rien ne l'est effectivement davantage, on
  veut que je serve, moi qui commande la droite, sous les ordres d'un
  maréchal; je ne le veux ni ne le peux vouloir, voilà tout; je me
  retire, c'est tout simple.

  Du reste, c'est mon armée seule qui a eu quelques engagements, qui a
  arrêté l'ennemi; il n'y a pas eu un coup de fusil tiré depuis mon
  départ, et je crains bien qu'il n'y en ait pas de sitôt, car les
  Russes ont déclaré vouloir toujours se retirer.

  À mon retour, je t'en dirai davantage; tu dois toujours bien dire
  qu'ayant demandé à revenir chez moi, l'empereur l'a trouvé tout
  simple, les premières opérations étant terminées.

  Je t'écrirai demain plus en détail après le retour du baron de
  Sorsum que j'ai envoyé auprès de l'empereur.


Cependant Reinhard, resté à Cassel, continuait de tenir l'empereur
et le duc de Bassano au courant de ce qui se passait en Westphalie:
le 2 mai il expédiait le bulletin suivant:


                                                   Cassel, 2 mai 1812.

  On parle beaucoup à Cassel de la nomination, à la place du receveur
  général du département de la Fulde, d'un sieur Alexandre, économe de
  la maison des pages du roi. C'est le père d'une demoiselle fort
  jeune et fort jolie qui, après avoir épousé pour la forme, dit-on,
  un Escalonne, employé aux postes de l'armée, est partie pour le
  quartier général de Kalisch. Son départ ayant coïncidé avec celui du
  roi, le public voit en elle la maîtresse de camp de Sa Majesté.

  On dit que les gardes-du-corps vont revenir, attendu qu'ils sont
  trop peu nombreux pour servir en ligne et qu'ils jouissent de
  distinctions que Sa Majesté impériale n'a accordées à aucun corps de
  sa propre garde. Leur colonel, M. le chevalier Wolf, vient d'être
  nommé général de brigade.


                                                         30 juin 1812.

  M. le comte de Pappenheim, premier chambellan du roi, frère du
  ministre de Darmstadt à Paris, était atteint depuis plusieurs
  semaines d'un dérangement d'esprit qui, après quelques accès de
  fureur, a amené un abattement assez voisin de l'imbécillité. Il a
  été conduit à Paris. Sa femme, dame du palais, est partie pour une
  terre que M. de Waldener, son père, possède dans le département du
  Bas-Rhin. Les uns attribuent la maladie de M. de Pappenheim à des
  causes physiques, les autres à des causes morales. Ce n'était jamais
  un homme d'un grand esprit; mais il paraît avoir été élevé dans des
  principes sévères dont on dit que l'ambition de devenir grand
  chambellan l'avait fait dévier, en connivant à certains arrangements
  qui concernaient Mme de Pappenheim.

  Mme la baronne de Bigot est partie pour aller joindre son mari,
  ministre du roi, à Copenhague. Un voyage qu'elle avait fait à Paris,
  sans la permission de Sa Majesté, et quelques démarches qu'elle y
  fit, dont le roi eut connaissance, avaient déplu. Après son retour,
  elle avait été exclue de la cour: néanmoins, elle semblait préférer
  l'état d'abandon où sa disgrâce la plaçait à Cassel à l'honneur de
  faire les affaires du roi en Danemark, lorsque tout à coup M. Siméon
  reçut les pleins pouvoirs de son mari pour le divorce. M. de
  Furstenstein lui ayant mandé que le roi, justement irrité de la
  conduite et des liaisons affichées de Mme Bigot, ne voulait point
  qu'elle allât à Copenhague écrire les dépêches de son mari, ses amis
  lui ont conseillé de partir sur le champ, et, par l'intercession de
  M. Siméon, M. Bigot a consenti à la recevoir.

  La demoiselle Alexandre, mariée Escalonne, qui avait précédé de peu
  de jours le roi partant pour Glogau, est revenue subitement avec sa
  mère, pendant qu'on était encore occupé à expédier d'ici des cadeaux
  que le roi, disait-on, lui destinait. On ne sait pas encore comment
  expliquer cette séparation soudaine, lorsque Mme Escalonne
  paraissait encore jouir d'une faveur trop prononcée pour faire
  croire que le moment était arrivé où Sa Majesté s'en dégoûterait.
  Mme Morio, qui la semaine dernière avait reçu une invitation pour
  être du voyage de Napoléons-Höhe, s'en étant excusée parce qu'elle
  était au terme de sa grossesse, avait été contrainte de s'y rendre
  par ordre de la reine, et ce ne fut que sur une attestation des
  médecins qu'elle obtint la permission de retourner à Cassel.

  D'un autre côté, M. le comte de Bochholtz s'étant trouvé absent de
  Cassel, lors du retour de la reine de Dresde, a reçu avis que
  pendant l'été il ne serait jamais du voyage. En conséquence, il est
  retourné dans ses terres. On dit que Mme la comtesse de Loewenstein,
  dame du palais, est la seule qui ait obtenu du roi la promesse
  qu'elle le suivrait dans le cas où il serait roi de Pologne. Ce qui
  est certain, c'est que Mme de Loewenstein se distingue de ses
  compagnes par ses moyens, par son ton et par son esprit de conduite.
  Quoi qu'il en soit, il est douteux si M. de Bongars fera tarir les
  pleurs que la crainte d'être délaissées en Westphalie fait verser à
  certaines dames de la cour, qui, ayant attaché leur sort et celui de
  leur mari au roi, ne prévoient point quelle existence pourrait
  compenser celle qu'elles perdraient dans le cas où leurs
  appréhensions se vérifieraient.

  M. Siméon vient de me prévenir confidentiellement que d'après une
  invitation reçue de S. M. l'impératrice la reine partira pour Dresde
  ce soir à onze heures. M. de Collignon, son écuyer, ayant été chargé
  de la précéder de quelques heures pour féliciter Leurs M. I., je
  profite de son départ pour transmettre de mon côté la nouvelle du
  voyage de la reine à V. Exc. M. Siméon en donnera demain matin
  connaissance officielle au Corps diplomatique.

  Il est arrivé avant-hier un nouveau courrier du roi. Sa M. n'a point
  ratifié le projet de vente du domaine de Barby, dont l'ancien
  fermier avait offert 1,050,000 en argent comptant. L'administration
  est embarrassée de ce refus qui fait manquer une ressource sur
  laquelle on avait compté. M. le Ministre des finances a convoqué
  hier la section du conseil d'État pour proposer plusieurs projets
  d'augmentation de recettes et particulièrement de la contribution
  foncière. Il s'occupe aussi d'une vente d'une partie considérable
  des dîmes appartenant à l'État. Il se pourra aussi qu'on ait recours
  à un emprunt forcé qui serait le troisième depuis l'avènement du
  roi. Mais plusieurs personnes regardent ce projet comme
  impraticable. La suspension du paiement des intérêts de la dette du
  premier semestre ne paraît pas douteuse: on en proposera
  probablement pour la seconde fois la capitulation.

  La reine écoute avec une grande attention les rapports qui lui sont
  faits. Elle montre beaucoup d'application au travail. Elle paraît
  saisir avec discernement le noeud des affaires. Cette espèce
  d'initiation ne peut avoir que des suites très heureuses. Tout ce
  que j'apprends à ce sujet confirme la haute idée que j'ai toujours
  eue de ses moyens intellectuels.

  M. le comte de Schulembourg, préfet de Magdebourg, le même qui, à la
  suite de quelques différends qu'il avait eus avec le général
  Michaud, avait été éloigné pendant quelque temps de ses fonctions,
  vient d'être nommé conseiller d'État en remplacement de M. de
  Henneberg, décédé. On ne sait pas encore qui lui succédera.

  On dit que le général comte de Wellingerode reviendra de l'armée. M.
  le général Allin a été nommé général de division. On dit ici que le
  roi lui confiera ou lui a confié le commandement de toute
  l'artillerie du corps d'armée qu'il commande.


Le 19 mai nouvelle lettre au duc de Bassano. Lettre importante sur
les finances de la Westphalie:


  La question insoluble qui cause l'embarras du gouvernement
  westphalien, réduite aux termes les plus simples, est toujours
  celle-ci: les dépenses de la Wesphalie étant de soixante millions et
  les recettes étant de quarante, comment porter la recette à vingt
  millions de plus, puisqu'on ne veut ou ne peut pas réduire la
  dépense?

  La dépense de la guerre, en y comprenant tous les frais d'entrée en
  campagne, est de vingt-huit millions, peut-être de trente. Quand
  même la volonté expresse du roi ne défendrait pas d'y faire des
  retranchements, les circonstances actuelles doivent interdire à tout
  homme sensé d'en proposer. Si, dans le cours de la seconde moitié de
  l'année, les événements doivent amener en tout ou en partie cette
  diminution sur laquelle compte M. de Malchus, il est au moins
  démontré qu'elle arrivera trop tard pour influer efficacement sur la
  crise du mois de juin.

  Il est encore interdit de faire tomber la diminution des dépenses
  sur la liste civile qui est de six millions, telle qu'elle était en
  1810, lorsque le royaume comptait onze départements.

  J'ai déjà indiqué combien les ressources qu'offriront les recettes
  extraordinaires consistant uniquement en vente des domaines
  resteront au-dessous de ce qu'elles devaient produire pour ramener
  l'équilibre.

  Il paraît qu'on a reconnu l'impossibilité d'un troisième emprunt
  forcé dans lequel d'ailleurs, de toute nécessité, il faudrait
  recevoir ce qui n'est pas encore rentré des obligations du dernier.

  Reste l'augmentation des recettes ordinaires.

  S. M. veut que tous les traitements soient réduits de moitié, à
  l'exception de la liste civile et des traitements militaires. C'est
  cette proposition qui a été discutée pendant quatre heures, dans un
  conseil des ministres qui s'est tenu samedi dernier. De fortes
  objections y ont été faites. On a dit que quand cette mesure
  pourrait s'appliquer aux traitements un peu considérables, la plus
  grande partie des traitements, à cause de leur modicité, ne pourrait
  y être assujétie sans les plus graves inconvénients, ni même sans
  danger pour la morale et pour la tranquillité publique; qu'à la
  vérité les traitements des juges étaient un peu plus considérables
  en Westphalie qu'en France; mais que c'était d'après des
  considérations importantes et sur la demande expresse des États
  qu'on les avait augmentés, parce qu'en Allemagne, de génération en
  génération, des familles entières, sans fortune, mais riches d'une
  considération héréditaire, ne vivaient que de leurs emplois, que la
  désolation et la misère qui résulteraient de la diminution de ces
  traitements aliéneraient du gouvernement cette classe de ses
  serviteurs les plus immédiatement en contact avec le peuple, enfin
  que l'épargne qu'on pourrait faire par ce moyen ne monterait
  peut-être pas à 500,000 francs, qu'au reste, il convenait d'en faire
  le calcul, et c'est ce dont a été chargé M. le Ministre des
  finances.

  Pour ce qui concerne la liste civile, on a remarqué que dans une
  aussi grande détresse, si les ministres, les conseillers d'État, les
  autres fonctionnaires supérieurs devaient faire un aussi grand
  sacrifice, il serait assez étonnant que les officiers de la cour,
  pour des fonctions honorables sans doute, mais peu pénibles,
  conservassent la totalité de leurs larges traitements; que cette
  liste civile, qui constitutionnellement ne devrait être que de cinq
  millions, en y comprenant les revenus des domaines de la couronne,
  était déjà dans une proportion trop forte avec les revenus du
  royaume; qu'elle avait ensuite été portée à six millions, lorsqu'en
  1810 le royaume se trouva composé de onze départements;
  qu'aujourd'hui le royaume étant réduit à huit départements, elle
  restait toujours la même; qu'il fallait ajouter à ces six millions
  près d'un million d'autres revenus que la couronne s'était
  successivement appropriés, ce qui portait la proportion de la liste
  civile avec la totalité des revenus de l'État au sixième. Enfin, on
  a demandé si, lorsqu'on allait retrancher le nécessaire aux juges,
  aux curés, aux instituteurs publics, on pourrait, avec justice,
  laisser subsister à la charge de l'État une dépense de 400,000
  francs pour le spectacle français. C'est jeudi prochain que le
  ministre des finances donne son avis et ses moyens au conseil des
  ministres. M. Pichon, de son côté, prépare un travail sur le même
  objet.

  M. Pichon, partant de la supposition qu'on ne puisse pas diminuer
  les dépenses, en conclut avec beaucoup de logique qu'il faudra donc
  hausser les recettes jusqu'au niveau des besoins. La base de son
  travail sera donc une augmentation d'impôts de douze à quinze
  millions. Il soutient que, pour imposer un pays, il n'est pas
  nécessaire de connaître les localités, que sans y avoir égard les
  nouveaux départements allemands après leur réunion ont été sur le
  champ assimilés à la France; que les premiers fonctionnaires sont
  des Français ne connaissant pas même la langue; qu'on peut augmenter
  les impôts à volonté, pourvu que la répartition soit égale; que la
  règle et l'uniformité feront tout et que c'est là ce qui manque à la
  Westphalie. Il a dit à la reine qu'il allait lui révéler tout le
  secret de l'artifice par lequel ses serviteurs détournaient le roi
  de l'augmentation des impôts: qu'entre eux ils disaient: le roi est
  dissipateur, toute augmentation de recette sera dévorée et
  s'engloutira surtout dans la dépense pour l'armée, tandis qu'ils
  disaient au roi: si vous augmentez les recettes, l'empereur est là
  qui en profitera pour étendre les ressources qu'il tire de votre
  royaume.

  À cela on répond que les maximes d'ordre et d'uniformité peuvent
  être bonnes pour un état de choses permanent, tranquille et prospère
  et non lorsqu'on est tellement talonné par le besoin qu'on ne peut
  marcher qu'au jour la journée; qu'en semant l'alarme partout, M.
  Pichon fait tarir les ressources disponibles; que si les charges
  locales pour l'entretien, pour le passage des troupes, les
  réquisitions, la suspension du paiement des intérêts ou leur
  capitalisation peuvent être regardées comme des impôts inégalement
  répartis, ils pourvoient à la nécessité du moment et permettent
  d'attendre celui où l'on pourra employer le seul remède qui sera la
  réduction des dépenses; que parmi ces charges il en est de plusieurs
  millions que la Westphalie supporte sans qu'elles entrent dans le
  compte des recettes générales; qu'ainsi, en les remplaçant par des
  impôts réguliers, uniformes, on ne se procurerait pas une ressource
  disponible: que tout impôt a sa nature qu'il était dangereux et
  impossible d'excéder, et que mille faits semblent prouver que dans
  la plupart des impôts la Westphalie est déjà parvenue à ce maximum;
  qu'en Westphalie une contribution foncière de 11,500,000 francs
  équivaut exactement au taux de cette même contribution telle qu'elle
  est établie en France; et qu'en général il est absurde de prendre
  pour exemple la France riche de mille moyens qui manquent à ce
  royaume.

  Comme, d'après la connaissance que j'ai de ce pays-ci, il m'est
  impossible de croire à l'efficacité du remède héroïque que propose
  M. Pichon, je ne pourrais, en croyant à ses pronostics, que
  rétracter entièrement ce que j'ai eu l'honneur de vous dire dans mon
  nº 336: que je croyais qu'au milieu des difficultés la Westphalie
  pourrait cependant aller sans secousses jusqu'à la fin de l'année,
  et dès lors il faudrait vous faire prévoir des troubles et des
  désordres qu'il me semble important d'éviter dans les circonstances
  actuelles. Néanmoins, je ne me rétracterai point encore et,
  quelqu'illusion que puisse se faire à certains égards M. le ministre
  des finances, je me tranquilliserai par l'assurance avec laquelle
  encore aujourd'hui il m'a dit que le résultat du travail qu'il
  proposerait au conseil prouverait la possibilité de surmonter la
  crise de juin et les embarras de l'année.


                                                                Du 22.

  Dans le conseil des ministres qui s'est tenu hier, M. le ministre
  des finances a prouvé que dans les quatre premiers mois de l'année
  il avait, par des moyens tant ordinaires qu'extraordinaires, fait
  rentrer plus de dix-sept millions (ce qui joint aux trois millions
  et demi qui étaient en caisse au 1er janvier fait près de vingt-un
  millions), et que d'après cette proportion, la recette serait de
  cinquante-un millions au bout de l'année, sur cinquante-neuf
  millions de dépenses. Il est convenu, à la vérité, que dans les
  circonstances actuelles il ne se flattait point de pousser le
  produit des ventes des domaines aussi loin qu'il l'avait espéré;
  mais il a assuré que néanmoins il ferait face aux besoins du mois de
  juin. Il a proposé des moyens d'augmentation des impôts pour trois
  millions, moitié sur la contribution directe, moitié sur les impôts
  indirects. Une partie des dépenses locales qu'en 1810 le trésor
  public avait prises à sa charge, sera en même temps de nouveau
  rejetée sur les communes. Quant à la contribution foncière, il a
  démontré qu'au taux de douze millions, elle était portée plus haut
  en Westphalie qu'en France, puisqu'en Westphalie, outre les dîmes
  qu'on payait encore partout, il y avait encore quatre millions de
  revenus des domaines impériaux situés dans le ci-devant Hanovre qui
  en étaient exempts en vertu des traités. Enfin, il a calculé qu'en
  charges locales non comprises dans les recettes du trésor, la
  Westphalie payait au moins dix millions par an.

  M. Pichon, sans avoir l'air de trop désapprouver les projets du
  ministre des finances, s'est tenu sur la réserve. La diminution des
  traitements a été trouvée inadmissible d'une commune voix. Le tout a
  été adressé à la reine par un courrier qui est parti ce matin. On
  attend maintenant la décision du roi.


La nouvelle de la disgrâce du roi fit éprouver un grand chagrin à la
reine; suivant le désir de Jérôme, elle ne divulgua pas cette
affaire, mais elle ne put dissimuler sa tristesse. Tout le monde en
fut frappé, et Reinhard écrivit le 23 juillet de Cassel:


  La reine est toujours triste et inquiète. Le maréchal de la cour lui
  demanda dernièrement si elle n'ordonnerait pas une petite fête dans
  son intérieur pour le jour anniversaire de son mariage. Pour toute
  réponse, elle fondit en larmes. Dans le 4e bulletin, elle a cru
  trouver je ne sais quelle intention dans ce passage: «Le roi de
  Westphalie est arrivé à Grodno avec les 7e et 8e corps et avec le
  corps du prince Poniatowsky», puisqu'on désignait le corps polonais
  par le nom de son chef, tandis que les deux autres corps n'étaient
  désignés que par leurs numéros. Elle a fait part de sa peine à tous
  ses ministres qui se sont efforcés en vain de lui prouver qu'elle se
  chagrinait sans raison.


Déjà la reine Catherine avait reçu la lettre du roi en date du 15.
Bientôt elle en reçut une nouvelle de Bialistock du 28 juillet, 8 h.
du matin; c'est à cette dernière que fait allusion Reinhard dans la
lettre suivante au duc de Bassano:


                                           Cassel, le 30 juillet 1812.

  Aux inquiétudes habituelles de la reine paraît se joindre, depuis
  quelques jours, un nouveau sujet d'alarme. Elle paraît craindre que
  la retraite du général Vandamme n'ait produit une impression
  fâcheuse sur l'esprit de S. M. imp., avec d'autant plus de raison
  que c'était le roi lui-même qui avait demandé que ce général fût mis
  à la tête des troupes westphaliennes, et cette crainte est partagée
  par les ministres de S. M. On sait que Monseigneur le prince
  d'Eckmühl est arrivé à Minsk où l'on s'attendait que le roi
  dirigerait sa marche. On lit dans quelques gazettes que les Saxons
  se joindront au corps du prince de Schwartzemberg; on est incertain
  si les Polonais, dont on dit que deux régiments s'avançant avec trop
  de précipitation contre des Cosaques soutenus par l'infanterie russe
  ont reçu un léger échec, se trouvent encore sous son commandement;
  on croit même savoir que l'une des deux divisions westphaliennes a
  reçu une destination nouvelle. Hier, la reine ne vint au spectacle
  qu'à huit heures, et le public accoutumé à ces retards attendait
  qu'on commençât, avec sa résignation habituelle. Cette fois,
  cependant, le retard avait été causé par une lettre du roi que M. de
  Pothau venait de lui porter et dont la reine n'a point communiqué le
  contenu. Déjà il lui était échappé de dire _combien il serait
  fâcheux que le roi ne fût pas bien avec S. M. l'empereur ou qu'il
  revint de l'armée_; et la pensée même de cette possibilité avait
  effrayé.

  Déjà, après son dernier retour de Paris, le roi s'expliquait sur le
  compte du général Vandamme avec moins de faveur qu'auparavant; à
  peine arrivé à l'armée, on apprenait qu'il y avait eu entre eux une
  explication assez vive, mais qui avait été suivie d'une
  réconciliation. On craint ici que l'inconséquence et les prétentions
  de certains officiers ne sachant pas distinguer entre leur position
  de cour et leurs devoirs comme militaires n'aient entraîné le roi
  toujours trop accessible à des impressions qui touchent à son
  amour-propre, et l'on sent profondément combien il aurait mieux valu
  supporter, même, au besoin, quelques légers désagréments de la part
  d'un homme qu'on avait choisi soi-même que de s'attirer un nouveau
  reproche de versatilité et d'inconstance.


Reinhard attribuait à la tristesse de la reine une cause (le
différend du roi avec Vandamme) qui n'était pas la véritable. Cette
princesse connaissait l'affaire du prince d'Eckmuhl. Aussi, malgré
son désir de voir le roi de retour à Cassel, elle ne se faisait pas
illusion sur les conséquences fâcheuses que pouvait avoir ce retour.

Par le fait, l'empereur, mécontent d'abord de la détermination de
son frère, finit par reconnaître sans doute que les torts étaient du
côté de Davoust, car il lui fit écrire une lettre de blâme par le
major général et laissa Jérôme agir à sa guise, lui recommandant
seulement le silence sur cette affaire. Toutefois, la nouvelle ne
tarda pas à s'en répandre en Westphalie et le duc de Bassano
l'annonça à Reinhard par la lettre suivante, en date du 31 juillet
1812, écrite de Vilna:


  Je ne vous envoie pas les bulletins, parce qu'il est impossible au
  moment où ils arrivent d'en faire plus d'une ou deux copies qui ont
  une destination marquée; mais je vous enverrai, désormais, de
  courtes notices, indépendamment de celles que vous recevez
  régulièrement.

  Les pressentiments de la reine se réalisent: le roi a eu, en effet,
  des torts qui le mettent dans une position très pénible. Lorsque son
  armée s'est trouvée réunie à celle du prince d'Eckmühl, ainsi que
  l'armée polonaise, le maréchal a eu le commandement de toutes les
  forces qui se trouvaient ainsi rassemblées. Une armée de 120,000
  hommes exigeait un chef d'une grande expérience, et tous les
  avantages de cette nature appartenaient certainement au prince
  d'Eckmühl. Le roi a aussitôt déclaré que s'il n'avait pas le
  commandement, il se retirerait. Les représentations de Sa Majesté,
  qui n'aurait pu céder à des considérations et à des affections
  particulières sans exposer de si grands intérêts, n'ont pas produit
  d'effet. Le roi a oublié que, lorsqu'il demanda à servir, il fut
  bien entendu qu'il ne serait pas roi à l'armée, et il a persisté à
  l'être. Il va partir, et il a dû recevoir à Varsovie l'ordre de
  retourner à Cassel.


Arrivé à Varsovie au commencement d'août 1812, le roi Jérôme écrivit
à la reine:


  Je reçois à Varsovie ta longue lettre de conseils du 26; je te
  remercie pour ton intention; mais je croyais n'avoir jamais laissé
  douter que je ne suis pas de ceux qui se _déshonorent_, et que je ne
  fais que ce que je dois faire. Je trouve aussi qu'il est un peu
  hasardé à toi, ma chère amie, de parler si longuement sur une
  question que tu ne connais nullement, et j'avais le droit de penser
  t'avoir inspiré assez de confiance pour te _rassurer entièrement_
  sur ma conduite qui n'est jamais dirigée ni par l'humeur, ni par un
  coup de tête.

  L'empereur ne m'a jamais ôté le commandement de mes troupes, ni des
  Saxons, ni d'aucun autre de mes corps; ainsi tu vois que ce que tu
  me dis sur ce sujet dans ta lettre du 23 est encore un des cent
  mille contes absurdes qui se débitent à Cassel, de même que la
  destruction du 2e régiment de cuirassiers, qui n'a pas donné (encore
  aujourd'hui) _un seul coup de sabre_, il n'y a que la cavalerie
  légère polonaise qui ait pu atteindre la cavalerie ennemie qui se
  retirait et qui, _depuis_ mon départ, est entièrement hors
  d'atteinte.

  Je ne veux pas faire davantage le grondeur, quoique j'en aurais
  sujet, car tu ne sais peut-être pas que M. Pothau, qui ne se doute
  de rien, écrit au comte de Furskeinstein que rien n'a transpiré de
  la dépêche du roi apportée par l'estafette, mais _qu'il a remarqué
  que la reine était triste_, ce qui est justement le contraire de mes
  intentions et de celles de l'empereur qui veut que tout ceci n'ait
  pas le moindre éclat.

  L'empereur a bien senti que je ne pouvais rester après l'ordre
  inconcevable qu'il m'avait donné, car c'est _alors que je me serais
  déshonoré_, puisque j'aurais dit moi-même à toute l'Europe: «Je ne
  suis bon que pour passer des revues et des parades, mais lorsqu'il
  faut se battre, je sens que je dois obéir et, quoique commandant la
  droite et quatre corps d'armée, je suis sous les ordres d'un
  maréchal qui n'en commande qu'un seul.»

  D'ailleurs, l'affectation à ne parler, dans les bulletins, que du
  prince Poniatowski, la manière de dire: le roi est arrivé à Grodno,
  comme on l'aurait dit de Louis XIV, lorsqu'il allait avec toute sa
  cour au siège de Philipsbourg, prouve seulement que l'empereur ne me
  voulait plus à l'armée.

  Et à te parler franchement, je te dirai que je crois que l'empereur
  me voulait donner d'abord le trône de Pologne, _que je ne désire
  nullement_, et que dans ce moment il a changé de pensée, et comme je
  commandais les Polonais, il était fâché de me voir où j'étais et où
  j'ai été très bien pour lui.

  Actuellement, il faut tout simplement dire que j'ai demandé à
  revenir chez moi, ne pouvant supporter l'inconstance du climat, et
  que l'empereur l'a permis.

  Je t'envoie l'article à mettre dans le _Moniteur_ et surtout prends
  garde de laisser paraître de la tristesse, car alors on fera cent
  contes, qui ne seront plaisants ni pour l'empereur, ni pour moi, ni
  pour toi.

  Quant à l'article finances, pour l'année prochaine, j'y mettrai tant
  d'ordre que cela ira, j'en réponds.

  Je voulais que tu vinsses à Brunswick; mais j'ai réfléchi que cela
  fera un grand dérangement pour toute la maison, une grande dépense
  et beaucoup d'embarras par rapport aux chevaux, surtout dans ce
  moment de récolte.

  Le ministre de l'intérieur doit se préparer à venir m'attendre à
  Halle; je lui enverrai l'ordre par le courrier Viantex, car celui
  que tu m'as envoyé va très doucement.

  Tu dois faire pour le 15 août ce que tu me disais dans ta dernière
  lettre; tu dois aussi recevoir les félicitations le matin et donner
  audience au ministre de France et à sa femme les premiers. Tout le
  monde doit être en grande tenue, bien entendu que les hommes ne
  doivent pas avoir le manteau qui ne sert que dans une cérémonie du
  Trône.

  Tu peux faire dîner avec toi M. et Mme Reinhard, avec la grande
  maîtresse, la dame de service et le ministre de la justice.

  Tu donneras la droite au ministre de France, la gauche au ministre
  de la justice, etc.

  Je te presse sur mon coeur et aurai grand bonheur à t'embrasser,
  mais ce ne pourra être avant le 18.

  _P. S._--Je me hâte d'ouvrir ma lettre pour t'annoncer une dépêche
  de l'empereur, _très satisfaisante_. S. M. paraît s'être convaincue
  que je pouvais faire autrement, m'engage à retourner dans mes États
  avec mes gardes du corps, mais _met_ pour _condition que rien ne
  transpirera_, et que je dirai, et tu dois le dire toi-même, que ma
  santé n'a pu supporter le climat.

  Je t'envoie un article pour le _Moniteur_; en conséquence, aie bien
  soin de songer que la continuation de l'amitié de l'empereur _est
  attachée à ce que l'on croie_ que c'est cette seule raison qui me
  _fait quitter_.


Le 4 août, Reinhard manda de Cassel:


  La reine a reçu hier un paquet de M. de Marinville, à Varsovie, qui
  lui apprend que les Russes ont quitté le camp retranché de Dryssa et
  se sont retirés de la Dwina. Elle n'a point voulu montrer la lettre,
  disant qu'elle contenait encore autre chose. On ignore si dans le
  même paquet il y avait des lettres du roi. Le secrétaire-général des
  relations extérieures, M. Hugot, a reçu une lettre de M. le comte de
  Furstenstein datée de Novogrodek. Ce fait a transpiré et n'a pas
  causé peu de surprise. M. Siméon s'explique à ce sujet avec beaucoup
  de réserve. Du reste, j'ai lieu de croire que si quelqu'un est
  instruit ici de la véritable situation du roi, concernant son
  commandement, c'est tout au plus la reine.


M. Reinhard était dans l'erreur, l'affaire du roi était le secret de
la comédie; tout le monde à Cassel la connaissait, mais évitait d'en
parler. La reine, malgré les lettres rassurantes de son mari, ne
pouvait surmonter le chagrin que lui faisait éprouver son brusque
retour. Elle lui avait même écrit à ce sujet une lettre des plus
fortes, le 30 juillet, en apprenant ce qui s'était passé.

On aurait tort de croire, malgré les prétendues lettres de Napoléon
à Jérôme, malgré celles que ce dernier écrivait à sa femme, que
l'empereur pardonna facilement à son frère son coup de tête. Il lui
tint bien longtemps rancune, il ne se remit entièrement bien avec
lui qu'en 1815, à Waterloo; il refusa constamment de lui donner des
commandements de quelque importance. Il cessa presque entièrement sa
correspondance avec lui et, le 31 juillet 1813, il écrivit au major
général la lettre ci-dessous qui nous paraît caractéristique[140]:

         [Note 140: Jérôme avait prié Berthier de solliciter pour lui
         de l'empereur un commandement.]


  NAPOLÉON À BERTHIER.

                                             Mayence, 31 juillet 1813.

  Mon cousin, répondez au roi de Westphalie que jamais il n'aura aucun
  commandement dans l'armée française si: 1º il ne fait connaître
  qu'il désapprouve la conduite qu'il a tenue l'année passée en
  quittant l'armée sans ma permission et qu'il en est fâché, et 2º si
  en prenant du service dans mon armée, il ne se soumet à obéir à tous
  les maréchaux commandant des corps d'armée, que je n'aurais pas
  spécialement mis sous ses ordres; ne devant avoir d'autre grade dans
  mon armée que le grade de général de division, et ne devant
  commander de droit, en cas de circonstances imprévues, qu'à des
  généraux de division.--Que ce qui vient d'arriver en Espagne fait
  connaître de plus en plus l'importance de tenir à ces principes; que
  la guerre est un métier, qu'il faut l'apprendre; que le roi ne peut
  pas commander, parce qu'il n'a jamais vu de bataille; que le roi
  d'Espagne à qui j'ai fait dans le temps de semblables observations,
  en est aux regrets et aux larmes de ne pas les avoir
  comprises.--Vous ajouterez que, vu toutes les difficultés qui ont eu
  lieu pour la convocation, j'ai pris le parti d'en faire un ordre du
  jour; qu'il m'a paru urgent de décider ainsi cette affaire, vu que
  déjà des détachements destinés pour Cassel étaient partis de
  Mayence.--Faites d'ailleurs remarquer au roi que j'ai pris un ordre,
  parce qu'un ordre est un ordre d'un général en chef, et que la
  Westphalie et le roi lui-même font partie de mon armée; que c'est
  par un ordre que j'ai réglé ce qui est relatif à Leipzik, et
  qu'enfin c'est de cette manière que j'opère, surtout sur le
  territoire allié.

  _P.-S._--Cet ordre ne doit pas être publié.


Mais reprenons la suite des faits, dont cette lettre nous a
détournés. Le 12 août, Reinhard annonçait au duc de Bassano
l'arrivée du roi:


  Avant-hier, à sept heures du matin, le canon a annoncé au public
  l'heureuse arrivée de S. M. le roi, qui avait eu lieu dans la nuit
  au palais de Napoléons-Höhe.

  S. M. le roi a reçu le même jour, à son lever, les officiers de sa
  maison. Toutes les personnes qui jouissent des grandes entrées ont
  eu la faveur d'y être admises. Le soir, tous les habitans de Cassel
  ont illuminé leurs maisons.

  Par décret royal, daté de Varsovie le 2 août, M. le colonel baron de
  Borstel a été nommé général de brigade, chargé du commandement de la
  1e brigade de la 1re division des troupes westphaliennes.

  Le colonel Lageon du 7me régiment d'infanterie de ligne a été nommé
  chef d'état-major de la garde royale.

  Après avoir copié ces articles du _Moniteur westphalien_, qui sont
  les seuls concernant le roi et le royaume qui ont paru depuis le
  retour de S. M., je continue les rapports que j'ai à faire à V.
  Exc., et qui ne seront encore guère plus importants.

  Le roi se porte bien. Il a reçu toute sa cour avec autant
  d'affabilité que de gaieté. Il y a eu spectacle à Napoléons-Höhe
  avant-hier et hier dans les appartements intérieurs. Hier matin, S.
  M., après avoir déjeuné à sa petite maison de Schoenfeld, est venue
  en ville. Elle est entrée dans son palais, s'est rendue chez son
  peintre, et de là au château incendié. Son architecte a fait trois
  plans de construction d'un nouveau palais: le premier se rapporte à
  la reconstruction de l'ancien château; le deuxième transforme en
  palais royal le palais actuel des États; d'après le troisième on
  construirait un palais entièrement nouveau hors de l'enceinte de la
  ville. Dans les deux premiers on a suivi des vues d'économie, il ne
  s'agirait guère que d'une dépense de trois ou quatre millions. On
  m'a dit que le roi encore hier s'était expliqué dans le même sens
  qu'il m'avait parlé, il y a quelques mois, et qu'il avait déclaré
  qu'il n'habiterait plus l'ancien château; mais qu'en attendant que
  ses moyens lui permettent d'en bâtir un nouveau, il le ferait
  arranger pour y donner de grandes audiences dans des occasions
  solennelles.

  Je n'ai encore vu ni le roi, ni personne de sa suite, excepté le
  chambellan comte d'Oberg et le comte de Furstenstein. Ce dernier m'a
  parlé de la maladie que le roi avait eue à Varsovie et dont il était
  maintenant rétabli. Comme je ne me croyais pas en ce moment chargé
  de prendre aucune initiative, notre conversation s'est promptement
  détournée sur des sujets indifférents. M. de Furstenstein avait le
  maintien modeste; il ne portait même aucune décoration.

  Ces deux courtisans se sont beaucoup plaints des Polonais, de leur
  esprit de désordre et de pillage, de la haine qu'ils portaient aux
  Allemands et de la perfidie avec laquelle ils accusaient les autres
  des excès qu'ils commettaient eux-mêmes. Ce langage où peut-être ils
  n'avaient pas entièrement tort me paraît avoir été tenu avec
  intention.

  Voilà, monseigneur, tout ce que m'ont appris mes communications
  directes. Voici ce que j'ai appris indirectement:

  Le roi, ou ne parle point du tout à ceux qui étaient restés à Cassel
  de ce qui s'est passé et a amené son retour, ou il leur dit qu'il
  est au mieux avec S. M. l'empereur, que surtout le dernier courrier
  qui a déterminé son départ accéléré de Varsovie, lui en a porté
  l'assurance et que bientôt on en verra les preuves. La reine même,
  depuis le retour du roi, a beaucoup pleuré pendant deux jours.

  Aujourd'hui a été tenu le premier conseil des ministres. J'ignore
  encore ce qui s'y est passé; mais, d'après ce qui s'est traité au
  conseil d'administration qui s'est tenu après, je vois qu'entre
  autres choses, il y a été question de la lettre que j'avais remise
  hier concernant les diverses réclamations du domaine extraordinaire.
  Le roi veut que l'état de ses finances soit débrouillé dans trois
  mois: c'est ce qu'il a déjà voulu souvent.

  Quant à ceux qui sont revenus avec lui, tous le blâment et tous
  cherchent à se disculper. Le général Chabert fait valoir une lettre
  qu'il a écrite au roi, en commun avec le général Allin, pour amener
  S. M. à des résolutions plus sages. Ils n'ont pas laissé ignorer le
  contenu de celle qu'a portée au roi ce courrier par lequel il dit
  avoir reçu de si heureuses assurances.

  Le courrier dit être parti du quartier général impérial deux jours
  après M. de Brugnières (secrétaire du cabinet du roi), et avoir été
  obligé de se cacher vingt-quatre heures dans des marais. Arrivé
  auprès du roi, il a été fort étonné de ne point trouver M. de
  Brugnières. Voilà ce que raconte le général Chabert qui le croit
  pris. M. de Furstenstein dit qu'il arrivera incessamment.


La fin de l'année 1812 fut triste pour le roi Jérôme que son frère
continua à battre froid. Revenu dans ses États, il y trouva plus que
jamais les embarras financiers et la misère, l'empereur lui
demandant toujours de nouveaux sacrifices et opposant aux justes
réclamations du gouvernement westphalien une fin de non recevoir qui
se traduisait par la morale de la fable du loup et de l'agneau.

La correspondance de M. Reinhard avec Napoléon et avec le duc de
Bassano mettra les lecteurs au courant de ce qui se passa dans le
petit royaume de Jérôme, royaume voué à une dissolution prochaine.

Quant à l'armée levée avec tant de soin et au prix de tant de
sacrifices par le roi, il n'en devait plus être question; à la
retraite de Russie, après les batailles où cette armée avait
illustré son drapeau, elle fut anéantie complètement.

Nous allons donner les lettres ou les extraits de lettres les plus
essentielles omises aux Mémoires de Jérôme:


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                                  Cassel, 8 août 1812.

  Dans mes numéros précédents, j'ai informé V. Exc. que
  progressivement, d'abord la Reine, ensuite ses principaux
  serviteurs, enfin le public avaient reçu des alarmes sur la
  situation du Roi.

  Cependant, avant-hier encore, Elle fit défendre à M. Hugot par M.
  Pothau de parler à qui que ce soit de la lettre du ministre
  westphalien à Dresde et Elle engagea M. Siméon à faire passer au Roi
  un projet de constitution espagnole envoyé par M. de Wintzingerode,
  en disant que cette pièce l'intéresserait. Mais en refusant ses
  confidences à M. Siméon, Elle les avait faites à d'autres et je
  savais depuis hier que M. de Marinville attendait le Roi à Varsovie
  le 29 et très positivement le 30.

  Ce matin, après avoir reçu vos dépêches du 27 et du 31 juillet, je
  me suis rendu chez M. Siméon, et me prévalant de l'autorisation de
  communiquer les nouvelles que je recevais du gouvernement
  westphalien, je lui ai fait remarquer cette expression «le corps que
  commandait le Roi de Westphalie» qui se trouve dans votre dépêche du
  27. M. Siméon de son côté avait à m'apprendre qu'hier, dans la nuit,
  Messieurs d'Oberg et Schlikler, chambellans de S. M., étaient
  arrivés et avaient porté à la Reine la nouvelle du retour prochain
  du Roi. Il m'a montré en même temps un bulletin qui aurait déjà dû
  paraître aujourd'hui et qui paraîtra demain dans le moniteur
  westphalien où il est dit que le Roi revient pour cause de santé.

  Je me suis alors permis, Monseigneur, de mettre M. Siméon au fait du
  véritable état des choses qu'il ne pressentait que trop. J'ai ajouté
  que ce serait lui seul à qui je ferais cette révélation en le
  laissant le maître de l'usage qu'il voudrait en faire auprès de la
  Reine. Il m'a répondu qu'il ne lui en dirait rien pour ne point
  l'affliger davantage.

  M. Siméon, depuis l'arrivée des chambellans, n'avait point vu la
  reine, mais Elle avait montré la lettre du Roi au maréchal du
  Palais, M. de Boucheporn. Il paraît, m'a dit M. Siméon, que la Reine
  lui avait écrit fortement, puisque dans sa lettre le Roi dit qu'il
  est très bien avec S. M. l'empereur; qu'après avoir chassé au loin
  le prince Bagration, l'objet de sa campagne est rempli et qu'il ne
  lui reste plus rien à faire; que d'ailleurs sa santé ne supporte
  point le climat et quant aux finances qu'il les raccommodera
  aisément dans l'espace de deux ans.

  On sait aussi, j'ignore si c'est par la lettre du Roi ou par le
  rapport des chambellans, qu'une espèce de dyssenterie obligeant S.
  M. de voyager à petites journées, Elle n'arrivera ici que le 18.
  Plusieurs personnes à la suite du Roi ont écrit à leur femme,
  entr'autres le général Chabert; mais toutes les lettres sont sans
  date.

  Je m'empresse, Monseigneur, de vous donner ces nouvelles
  préliminaires d'un retour causé par des circonstances où il doit
  être si difficile au roi de se dissimuler ses torts à lui-même.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                                 Cassel, 10 août 1812.

  La journée d'hier ne nous a rien appris de nouveau. Quoiqu'on soit
  informé que le retour du roi ne doit avoir lieu que le 18, on se
  flatte, et moi surtout j'espère qu'il reviendra pour le 15. Au moins
  ce serait ce que le roi pourrait faire de plus conforme à l'opinion
  qu'il paraît désirer lui-même que le public prenne de sa situation
  actuelle. M. le comte de Bocholtz, qui est revenu de sa campagne et
  qui pendant cette semaine ainsi que M. Siméon encore sera du voyage
  de Napoléonshöhe, m'a offert de demander à la reine ses intentions
  concernant la célébration de la fête du 15, afin que de mon côté je
  puisse prendre mes arrangements en conséquence. J'ai appris depuis
  par M. Siméon qu'il y aurait ce jour-là grande audience du corps
  diplomatique le matin, et le soir cercle, spectacle et souper.

  Du reste, Monseigneur, quelles que puissent être les dispositions du
  roi, en revenant dans ses États, et sans m'inquiéter de ce qui dans
  ces circonstances pourrait rendre pénible ma position personnelle,
  c'est précisément le moment actuel qui semble m'imposer le devoir
  indispensable de remettre sous les yeux de V. Exc. l'état où se
  trouve la Westphalie.

  Après avoir sacrifié le bien-être de son royaume à la création d'une
  armée qu'on ne lui demandait pas et qui, tout compris, monte au
  nombre de 36,000 hommes, le roi par sa déplorable inconsistance perd
  aujourd'hui le fruit de tous ses soins et se voit rejeté loin de
  toutes ses espérances. Il trouvera son trésor épuisé, ses sujets
  accablés, ses ministres désolés, sa considération entamée, le crédit
  anéanti, les ressources de l'avenir dévorées d'avance.

  J'aime à me persuader que la facilité avec laquelle dans l'espace de
  deux ans le roi espère rétablir ses finances est la preuve d'une
  résolution fortement prise et non d'une présomption naturelle à son
  âge; mais alors même, combien de victoires aura-t-il à remporter sur
  ses goûts et sur ses habitudes, et combien aura-t-il à regretter de
  s'être privé légèrement de tant de moyens qui auraient suffi pour
  conserver l'aisance à son royaume et la splendeur à son trône, et
  qui n'existent plus! Comment réussira-t-il à s'affectionner pour ses
  États qu'il a si souvent paru trouver trop étroits pour son
  ambition!

  Mais en admettant que son désir de bien faire ait pris un nouveau
  degré d'énergie, comment et par qui sera-t-il secondé? Et quand il
  existerait autour de lui des hommes dignes de sa confiance, comment
  se préservera-t-il à l'avenir des mauvais conseils et des influences
  funestes qu'il lui sera si difficile d'éviter, parce qu'il se croit
  au-dessus de leur atteinte?

  Déjà ceux qui dans cette campagne paraissent avoir joui de la
  confiance particulière de S. M. ne sont pas ceux que l'opinion
  publique aurait désignés de préférence. M. le général Chabert,
  quoique très bon pour dresser des recrues, n'avait pas fait ses
  preuves pour remplir la place de chef d'état-major, ni le comte de
  Wickenberg, homme sans talents et sans éducation, n'avait été jugé
  capable de jouer un premier rôle dans de grandes opérations
  militaires. Quant à M. de Furstenstein qui doit son existence de
  favori à son dévouement sans doute, mais avant tout à son
  infériorité, il est certain qu'en se désolant autant qu'il en est
  capable, il n'aura jamais osé sortir de sa nullité.

  Revenu dans sa résidence, qui le roi retrouverait-il? M. Siméon, bon
  dans sa partie, sage dans ses vues et dans ses conseils, mais sans
  fermeté et paralysé par son âge et par sa position? Messieurs de
  Höne et de Wolfradt, pleins d'excellentes intentions, mais sans
  coup-d'oeil, incapables d'énergie ou de conquérir une confiance
  qu'ils n'ont point? M. de Malchus, homme sans conceptions et sans
  entrailles, indifférent au mépris et à la haine qui le poursuivent?
  M. Pichon, capable de bouleverser l'État pour satisfaire son
  ambition ou pour faire triompher un avis mal dirigé, dont la
  conduite rend de plus en plus suspects les motifs de son zèle, dont
  le caractère et la moralité paraissent tourmentés d'une crise
  constante et violente et qui, jouissant d'une très grande influence
  et n'ayant encore réussi qu'à porter la confusion dans la
  comptabilité dont il fait et refait journellement le système, a
  toujours pour ressource de dire qu'on ne l'a pas écouté? Enfin, M.
  de Bongars dont les mains manient la police comme un enfant
  manierait un rasoir, qui pour augmenter les fonds de son département
  assujettit toute l'université de Göttingue à se munir de cartes de
  sûreté, établit à Brunswick trois maisons de prostitution à la fois,
  à Hanovre des maisons de jeu où vont se réunir toutes les servantes
  et qui expose le royaume au danger continuel de passer de la
  terreur au désespoir et du désespoir à la révolte?

  Je ne vous retrace point, Monseigneur, le tableau des finances; vous
  savez que je n'ai point osé porter ma prévoyance plus loin que la
  fin de l'année. Vous savez à quel prix on s'est procuré des
  ressources insuffisantes. Puisse S. M. I. daigner jeter un regard de
  commisération sur ce malheureux pays et ne point abandonner un jeune
  roi, dont les défauts en partie proviennent de ses qualités, aux
  difficultés de sa position, à l'amertume de ses chagrins et aux
  erreurs de son âge!


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                                 Cassel, 15 août 1812.

  J'ai reçu hier au soir la circulaire de Votre Excellence, du 7, qui
  nous fait connaître les dernières nouvelles de l'armée et qui nous
  fait présager les nouveaux succès du grand mouvement en avant qui
  s'est préparé sous les plus heureux auspices.

  M. Brugnière est revenu: je ne l'ai point vu encore; mais j'apprends
  qu'il n'a pas même pu pénétrer jusqu'à Wilna, de manière que son
  courrier seul avait des dépêches à rapporter et qu'on conçoit
  comment il a pu ne pas se presser de revenir. Il a raconté avec
  indignation des médisances que les Polonais se sont permises sur le
  compte du roi et que M. le comte de Furstenstein m'a répétées. Non
  seulement ils l'accusaient de s'être fait donner de l'argent en
  Pologne, chose qui n'est nullement dans le caractère de Sa Majesté,
  mais l'insolence a été poussée à Varsovie au point d'envoyer un
  commissaire dans les écuries où étaient les chevaux du roi pour
  chercher s'il ne s'en trouvait point qui appartinssent aux Polonais.
  Sur la plainte du roi, ce commissaire a été mis aux arrêts, où il
  est resté pendant un mois. On sait en effet qu'il y a dans le
  caractère national des Polonais une disposition à l'ingratitude et à
  la jalousie contre les étrangers quels qu'ils soient et que c'est de
  gaîté de coeur qu'ils aiment à nuire, surtout à ceux aux pieds
  desquels ils se prosternent pendant la faveur, lorsqu'ils croient
  s'apercevoir que la faveur s'en est détournée.

  Tous les bruits de débarquement, soit d'Anglais, soit de Suédois ou
  de Russes, se sont tout à coup calmés. On assure aujourd'hui que la
  Suède a levé l'embargo qu'elle avait mis sur les bâtiments français
  et qu'après avoir touché deux mois de subsides des Anglais elle leur
  a déclaré qu'ils demandaient des choses trop difficiles.

  M. Pichon me dit que son successeur est déjà nommé et désigné et que
  ce sera M. Dupleix, de retour de son emploi d'intendant de l'armée
  Westphalienne. Il revenait d'une conversation qu'il avait eue avec
  le roi, après un conseil d'administration où il avait présenté
  l'état de distribution du mois de septembre. Je sais qu'en allant à
  ce conseil M. Pichon entrevoyait encore la possibilité de rester,
  mais qu'en sortant elle l'avait abandonné. Quant à M. Dupleix, sa
  réputation est celle d'un homme actif et intelligent, mais il n'a
  pas au même degré celle d'intégrité.


                                              Cassel, le 16 août 1812.

  En adressant à V. Exc. le nº 194 du Moniteur westphalien, contenant
  le programme de la fête qui s'est donnée hier à Napoléonshöhe,
  j'ajouterai quelques détails qui ne s'y trouvent point.

  Avant la réception du corps diplomatique, Leurs Majestés m'ont reçu
  en audience particulière. Le teint du roi est un peu hâlé; il paraît
  avoir maigri un peu; du reste, il jouit d'une bonne santé. En
  entrant, j'ai dit que je venais féliciter S. M. de l'anniversaire de
  la naissance de l'empereur, son frère, et y joindre tous mes voeux
  pour la gloire de S. M. impériale et pour le bonheur de son auguste
  maison. Le roi m'a prévenu qu'il m'enverrait une lettre pour S. M.
  impériale que je devais faire passer par l'estafette. Je ne l'ai
  point reçue encore. En parlant des nouvelles de l'armée, il a dit
  qu'on voyait que l'armée du prince Bagration était plus forte que
  l'empereur ne l'avait supposé. Il n'a été question, en aucune
  manière, des événements qui ont précédé ou causé son retour. Le
  front du roi était un peu voilé: le mien l'était peut-être un peu
  aussi. Je crois que tous les deux nous cherchions à cacher un
  sentiment pénible. On avait reçu, la veille, une lettre de M. Bigot
  à Copenhague. Le roi s'est expliqué sur la conduite du prince royal
  de Suède en des termes qui prouvaient combien il sentait tout ce
  qu'elle avait d'inconséquent et d'inconcevable. J'en ai profité pour
  abonder dans son sens. M. Bigot avait mandé que le duc d'OEls et
  Dörnberg étaient arrivés à Stockholm; et le roi m'a appris que ce
  dernier avait été à Prague et avait demandé deux millions pour faire
  soulever la Hesse à l'ancien électeur qui avait répondu que, tant de
  fois trompé, il les donnerait lorsqu'il serait rétabli à Cassel. La
  reine m'a chargé très expressément de transmettre à S. M. impériale
  ses félicitations et ses expressions d'attachement et de respect.

  Tous les membres du Conseil d'État sont venus me porter leurs
  félicitations. J'ai trouvé peu disposées à converser les personnes
  revenues avec le roi. En général, le sentiment de la situation où le
  roi s'est placé paraissait tellement dominer toute la cour, qu'on
  peut dire que dans ce beau jour la joie ne battait que d'une seule
  aile. L'illumination n'avait pas été commandée, mais toutes les
  autorités et un grand nombre de particuliers ont illuminé de leur
  propre mouvement.

  Depuis le retour du roi, je n'ai point encore trouvé l'occasion de
  parler à M. Siméon; mais M. Pichon a eu avec moi une conversation
  qui m'a paru sensée. Il m'a dit que le roi nourrissait dans son
  intérieur un sentiment profond de chagrin et d'amertume, et que pour
  son bonheur et son avenir il paraissait importer extrêmement que ce
  sentiment fût adouci; que malheureusement, soit légèreté, soit
  faiblesse, les personnes qui l'entouraient de plus près avaient,
  dans les circonstances comme celles où il se trouve maintenant,
  quelquefois l'air de lui donner raison ou du moins ne lui donnaient
  pas entièrement tort; que son amour-propre s'en prévalait et s'en
  raidissait; qu'il fallait en ce moment qu'aucun de ses vrais
  serviteurs ne le flattât ou ne l'entretînt dans des illusions, et
  qu'il appartenait à S. M. impériale seule de tempérer pour le guérir
  une juste sévérité par la tendresse, par l'indulgence et par la
  générosité.


  BULLETIN DE REINHARD.

                                                 Cassel, 26 août 1812.

  Tandis que les changements résolus dans le ministère paraissent
  provisoirement ajournés, il en est arrivé un dans l'intérieur du
  palais auquel on ne s'attendait pas. Mme la baronne d'Otterstadt,
  dame du palais, soeur du comte de Zeppelin, ministre des relations
  extérieures à Stuttgard, confidente unique de la reine, a donné et
  reçu sa démission. Elle va quitter Cassel dans 3 ou 4 jours.

  Son mari, inspecteur général des forêts, espèce d'aventurier, le
  plus circonspect et le plus fin des hommes en théorie et le plus
  étourdi en pratique, avait reçu, il y a quelque temps, la défense de
  paraître à la cour, hors les jours des grandes audiences. Mme
  d'Otterstadt qui, de son côté, avait reçu plusieurs dégoûts, demanda
  que cette défense fût levée et menaça, dit-on, de donner sa
  démission que le roi s'empressa d'accepter.

  M. de Furstenstein dit que M. d'Otterstadt s'était mêlé de choses
  sales, c'est-à-dire il s'était entremis dans une correspondance
  entre le prince royal de Wurtemberg et Mme Blanche Laflèche, baronne
  de Keudelstein. Un certain Delorme, porteur de la correspondance,
  fut arrêté par le commissaire de police de Mayence, sur la
  réquisition de M. de Bongars. Après la lecture des lettres, le roi
  fit expédier à Mme Blanche, qui est actuellement à Gênes, l'ordre de
  ne point revenir et de renvoyer son chiffre, marque distinctive des
  dames du palais. Il ne paraît point qu'elle ait de pension et on
  craint que les secours qui servaient à élever les enfants à Paris ne
  soient supprimes.

  Le public, se souvenant d'anciennes médisances, attribue la disgrâce
  de Mme d'Otterstadt à des papiers trouvés dans le portefeuille du
  général comte de Lepel, mort à Mojaisck.

  La reine, dit-on, en annonçant cette démission à la grande
  maîtresse, fondait en larmes: en public, elle s'est contenue. Mme
  d'Otterstadt était son amie d'enfance, elle remplissait toutes ses
  heures solitaires; et ce qu'on ne conçoit pas, c'est que Mme
  d'Otterstadt ait pu remplir un vide. C'est une femme sans éducation,
  sans esprit, sans amabilité, mais bonne et tellement réservée que
  c'est à elle qu'il faut attribuer l'ignorance presque absolue où la
  reine est restée sur _les inconstances du roi_. Si la reine éprouve
  jamais le besoin de remplacer cette confidente, elle n'en pourra
  choisir aucune qui convienne au roi autant que Mme d'Otterstadt sous
  ce rapport, si ce qui est incroyable est vrai, que la reine soit
  jalouse jusqu'à l'emportement et que son calme ne soit que l'effet
  de sa sécurité, le départ de cette dame pourra amener des suites
  d'une grande influence sur le caractère de la reine et sur les
  relations de l'intérieur du palais.

  Mme d'Otterstadt tenait de la cour de Wurtemberg une pension de
  3,000 francs dont le roi s'était chargé et qu'il a doublée. Elle va
  se retirer provisoirement à Francfort. Le ministre de Wurtemberg est
  fort affecté de ce déplacement.

  Le jour de la disgrâce de Mme d'Otterstadt, Mme la comtesse de
  Lowenstein, après quelques jours d'absence, a reparu à la cour avec
  une robe neuve et tellement élégante qu'elle a fait le désespoir des
  dames du palais. Mme de Lowenstein poursuit la marche honorable
  qu'elle s'est tracée pour parvenir à une faveur exclusive. Le
  premier but qu'elle aura à atteindre sera d'être nommée dame
  d'atour.

  On l'a vue dernièrement se promener à Napoléonshöhe entre le comte
  et la comtesse de Blumenthal, tandis que leur fille se promenait
  avec le général Wolf dans une entrevue d'épreuves. Mlle de
  Blumenthal, peu jolie au reste, venait d'atteindre sa seizième
  année: ses parents, dit-on, s'étaient empressés de faire hommage au
  roi de ses prémices, le général Wolf devait l'épouser en
  conséquence. C'est un juif baptisé: la généalogie ne pouvait pas
  faire obstacle, plus de seize quartiers y étaient. Mais cet officier
  déclara qu'il ne croyait pas que Mlle de Blumenthal pût lui
  convenir. Bon père, M. de Blumenthal, chambellan du roi, avait été
  maire de Magdebourg; il paraît que c'est en cette qualité qu'il a
  obtenu la croix de la Légion d'honneur.

  Mme la comtesse de Pappenheim est revenue à la cour et est logée
  vis-à-vis le palais, dans le dernier appartement qu'a occupé le
  grand maréchal. Son mari est toujours à Paris, entre les mains du
  docteur Pinel.


  BULLETIN DE REINHARD.

                                             Cassel, 4 septembre 1812.

  C'est Mme la comtesse de Lowenstein qui depuis le retour du roi a
  joui des faveurs de Sa Majesté. Il y a eu, dit-on, une petite
  distraction en faveur de Mlle Alexandre, mariée Escalonne, revenue
  du camp de Pologne. Mais Mme de Lowenstein a pris son mal en
  patience et le roi lui est revenu. Cette dame se distingue par son
  esprit de conduite: malgré cela elle réussira difficilement à rendre
  le roi constant.

  On annonce l'arrivée d'une Polonaise dont le logement en ville est
  déjà préparé. Un officier polonais, qui s'était attaché au roi comme
  officier d'ordonnance et qui était venu avec M. Brugnière, étant
  reparti, on croit qu'il sera allé au devant de sa compatriote.

  Mmes Blanche et Jenny Laflèche, femmes de l'ex-intendant de la liste
  civile et de son frère le chambellan, partent pour se rendre à Gênes
  par Paris. Il est incertain si elles reviendront. À la cour on
  prétend qu'à la suite d'un engagement pris avec le prince royal de
  Wurtemberg, Mme Blanche ira habiter les bords du lac de Constance.
  Cette famille est extrêmement déchue. Le conseiller d'État est un
  étourdi, le chambellan est un mauvais sujet. Cependant les dames ont
  toujours conservé une amie ardente en Mme la comtesse de Schomberg,
  femme du ministre de Saxe.

  On parlait pendant quelques jours d'une espèce de disgrâce où était
  tombé M. le comte de Furstenstein. Il n'en est rien et il est
  certain qu'il occupera le magnifique hôtel qui sera délaissé par M.
  et Mme Pichon. Ce qui est vrai, c'est que le roi avait insisté de
  nouveau pour que Mme de Furstenstein demandât une place de dame du
  palais et qu'elle et son mari s'y sont de nouveau refusés.

  Le comte de Pappenheim a été atteint à Paris de plusieurs attaques
  d'apoplexie qui font espérer que sa fin sera prochaine. On ne croit
  point que Mme de Pappenheim doive revenir à la cour de Westphalie et
  l'on assure que M. de Waldener son père s'y oppose. Quant au comte
  de Wellingerode, on le dit entièrement abandonné des médecins.

  On avait préparé pour Mme la duchesse de Rovigo l'appartement de la
  comtesse de Pappenheim; mais à la porte de la ville on avait oublié
  de dire que cette dame était absente. Mme la duchesse, déclarant
  qu'elle n'aimait pas la société des femmes, alla descendre à
  l'auberge de la Maison-Rouge où l'aubergiste ne voulut pas la
  recevoir, ni même, dit-on, la laisser reposer dans son salon. Sur
  ces entrefaites, M. de Bongars survint, et sur la plainte de M.
  Bourienne il en fit le rapport au roi qui ordonna la punition de
  l'aubergiste, telle qu'elle est énoncée dans l'arrêté ci-joint du
  commissaire de police.

  La manière dont l'aubergiste a raconté à M. Siméon comment la chose
  s'était passée est un peu différente. Du reste, depuis longtemps cet
  homme était signalé comme n'aimant pas les Français. Son ancienne
  enseigne étant _à l'Électeur_, après l'avoir ôtée, il n'en mit point
  d'autre et son auberge ne fut connue que sous le nom de la
  Maison-Rouge.

  La femme du ministre de Prusse n'a point obtenu la permission de
  prendre avant son départ congé de la reine.

  Le musicien Rode et le danseur Duport sont ici. Le premier a déjà
  joué devant la cour et donnera un concert au public. Duport, dit-on,
  ne dansera point pour avoir fait dire dans une gazette de Berlin
  qu'il se rendait à Cassel sur une invitation du roi.

  Pendant les courses de la cour sur la Fulde et sur le Weser, elle
  est escortée sur les deux rives par des gardes du corps et des
  lanciers. On prétend que c'est parce que M. de Bongars rêve toujours
  encore conspiration.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                            Cassel, 18 septembre 1812.

  Voici comment, dans le dernier voyage de Brunswick, le roi a raconté
  confidentiellement à l'un de ceux qui l'y ont accompagné les motifs
  de son départ de l'armée.

  L'aile droite de la grande armée avait une destination particulière
  et séparée, celle de couper le corps de Bagration. Cette destination
  a été remplie. Après que ce but fut atteint, Sa Majesté l'empereur
  jugea à propos de renforcer le centre. Des corps furent détachés de
  l'armée que le roi avait commandée jusqu'alors. Dès lors, cette
  armée séparée fut subordonnée à la direction générale et la présence
  du roi devint sans objet. Sa Majesté l'empereur a senti parfaitement
  que le roi ne pouvait être sous le commandement de personne et c'est
  d'accord avec lui que le roi est revenu.

  J'ai eu plusieurs fois occasion de dire à Votre Excellence un mot
  sur les irrégularités qui se commettent en Westphalie dans la vente
  des domaines de l'État. Mais celles qui se commettent dans la vente
  des dîmes dans le district de Hildesheim sont tellement publiques,
  tellement indécentes et paraissent tellement constatées que je dois
  en faire une mention particulière. Je savais déjà par M. Pichon que,
  soit qu'il voulût seulement se procurer des renseignements, soit
  qu'il eût réellement le projet de faire une acquisition très
  profitable, il s'était adressé à un homme en place dans ce pays-là,
  pour s'informer du prix courant des dîmes et pour lui donner la
  commission d'en acheter. Cet homme lui répondit qu'aucune vente ne
  se faisait en public et que le beau-frère de M. de Malchus engageait
  tous les amateurs à s'adresser directement au ministère des finances
  où on leur ferait de meilleures conditions. Cela n'est pas très
  légal, cependant cela pouvait s'excuser par la pénurie du trésor et
  par le besoin où l'on était de se procurer de l'argent promptement
  et à tout prix. Mais j'ai su depuis par une source très authentique
  que toute cette transaction dont l'objet se monte à près de deux
  millions est exclusivement entre les mains de deux beaux-frères et
  d'un parent de M. de Malchus, dont l'un fait l'estimation des dîmes,
  l'autre en conclut les marchés et le troisième en reçoit le prix.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                            Cassel, 28 septembre 1812.

  Vendredi dernier, le roi me fit encore appeler dans son cabinet. Il
  n'est pas besoin de dire que la victoire de Mojaisk, la part qu'y
  ont eue les troupes westphaliennes, le problème de l'entrée ou
  paisible ou sanglante dans Moscou furent le thème principal de cet
  entretien qui ensuite est devenu aussi vague que la conversation
  précédente dont j'ai rendu compte à Votre Excellence. Cependant, un
  des ministres du roi m'a fait la confidence que le roi avait voulu
  me sonder sur certaines dispositions ou intentions de Sa Majesté
  impériale qu'assurément je ne m'étais jamais vanté de connaître.
  Quoi qu'il en soit, cette fois encore je suis resté fidèle à la
  maxime de ne point prendre l'initiative sur les choses délicates qui
  concernent la campagne que Sa Majesté a faite en Pologne; et comme
  le roi de son côté n'a pas pris l'initiative, j'ignore s'il a inféré
  de notre conversation que j'étais instruit de quelque chose ou que
  je ne savais rien. Du reste, quelque effort que fasse le roi pour
  cacher la situation intérieure de son âme, il me paraît certain que
  plus les événements de la campagne sont glorieux et plus l'idée d'en
  être éloigné le tourmente. Aussi croit-on s'apercevoir que Sa
  Majesté souffre et maigrit; et je vous avoue, Monseigneur,
  qu'attaché comme je le suis à ce prince doué de tant d'heureuses
  qualités et reconnaissant de la bienveillance qu'il m'a souvent
  témoignée, je ne puis que me sentir attristé et de sa situation qui
  à la fois lui impose la gêne de voiler ses torts et lui ôte les
  moyens de les réparer, et de la mienne qui me défend de lui donner
  des conseils qu'on ne me demande point ou de lui témoigner un
  intérêt dont on ne veut pas être censé avoir besoin. Aussi,
  Monseigneur, serait-il bien heureux pour moi le jour où interprète
  de la bonté généreuse de Sa Majesté impériale, je pourrais lui
  porter la seule consolation capable de guérir sa blessure.


  BULLETIN.

                                              Cassel, 19 octobre 1842.

  Tandis qu'une salle de spectacle se construit au palais du roi, le
  lieu des séances du Conseil d'État a été transporté dans le palais
  des États où sera aussi logée une partie des artistes au service du
  roi qui habitaient jusqu'à présent le garde-meuble. Ce même palais
  renferme une bibliothèque et plusieurs collections assez
  intéressantes ou curieuses. Ces dernières ont déjà beaucoup diminué,
  on dit qu'elles vont être transportées on ne sait où. Il se trouvait
  au château de Napoléonshöhe la bibliothèque à l'usage personnel de
  l'ancien Électeur, très bien choisie et composée de livres de prix;
  elle pourrit aujourd'hui dans un galetas du garde-meuble, entassée
  dans des corbeilles et à la merci du premier venu.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                             Cassel, 21 novembre 1812.

  La cour est revenue mardi dernier du voyage de Catharinenthal. Elle
  a assisté le même jour en grande loge à la 1re représentation de
  l'opéra de la Vestale donné avec une magnificence qui approchait
  bien près de celle de Paris. Seulement le théâtre a paru un peu trop
  étroit pour le char triomphal attelé de quatre chevaux blancs.

  La petite salle de spectacle construite dans l'intérieur du château
  a été inaugurée avant-hier. Le roi a acheté autour de cette
  résidence provisoire plusieurs maisons nouvelles dont on a déjà
  démoli et déblayé l'intérieur. Ces changements continuels, ces
  dépenses très considérables pour agrandir et embellir un local qui
  n'en est pas susceptible et qui ne doit servir que par intérim, la
  célérité nuisible avec laquelle le roi veut que les ordres qu'il
  donne à cet égard soient exécutés, désolent l'intendant de sa
  maison, mais le roi dit que c'est là sa jouissance. Néanmoins cet
  intendant assure que la totalité des budgets pour la maison de S. M.
  où les écuries seules absorbent 12 à 1,300,000 francs n'excède pas
  la somme de 4,700,000 francs. À la vérité ces constructions et les
  dépenses de la cassette n'y sont pas comprises. La répugnance de la
  reine surtout à faire réparer l'ancien palais incendié et à revenir
  l'habiter paraît invincible.

  Quant au budget de l'État, M. de Malchus, dit-on, se propose de ne
  le soumettre au roi qu'au mois de décembre. Pour le moment le trésor
  est assez à l'aise, principalement parce que la solde de plusieurs
  mois n'a pas encore été payée à l'armée.

  Je reçois à l'instant la lettre de V. Exc. du 11 novembre, avec la
  lettre jointe de M. le duc de Rovigo. J'aurai l'honneur d'y répondre
  incessamment.


Les lettres et bulletins de ce genre donnaient beaucoup d'humeur à
Napoléon qui voyait son jeune frère gaspiller l'argent pour des
futilités, tandis qu'il eût voulu que tout fût consacré alors à
entretenir la guerre et à faire de nouveaux armements; cela explique
en quelque sorte la fin de non recevoir qu'il opposait aux demandes
incessantes et justes de la Westphalie.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                             Cassel, 16 décembre 1812.

  Sire, j'apprends à l'instant le passage de Votre Majesté par Dresde,
  je m'empresse de lui exprimer mon désir bien naturel sans doute
  d'aller en personne lui présenter les expressions de mon tendre et
  inviolable attachement.

  Je serai heureux si Votre Majesté veut me permettre d'aller passer
  quelques jours auprès d'elle.


  BULLETIN.

                                             Cassel, 17 décembre 1812.

  Un décret royal a aboli la charge de grand maître de la reine: celle
  du chevalier d'honneur y a été substituée. On la croyait
  généralement destinée à M. de Maupertuis, et tout annonce que la
  famille Fursteinstein s'en flattait. Elle a été, dit-on,
  désorientée, lorsqu'il y a quelques jours, le roi déclara que ce ne
  serait point M. de Maupertuis. On nomme aujourd'hui M. le comte de
  Busche, ancien ministre de Westphalie à Saint-Pétersbourg. On dit
  que Mme Mallet, première lectrice de la Reine, a repris un certain
  ascendant et qu'il y a eu une explication de la reine avec le roi.
  Quelques indices pourraient même faire penser que le roi de
  Wurtemberg est intervenu. Il est du moins certain qu'il a écrit
  dernièrement une lettre au roi, son gendre. En même temps, M. de
  Gemmingen, ministre de Wurtemberg, a été appelé subitement à
  Stuttgard; il est parti ce matin. Plusieurs personnes pensent qu'il
  ne reviendra point; quant à lui, il ne paraît se douter de rien. Les
  motifs qui avaient dicté au roi de Wurtemberg le choix d'un ministre
  bonhomme, mais sans esprit et sans influence, peuvent avoir été très
  bons sous plusieurs rapports: ils ont cependant eu ce résultat
  fâcheux pour la reine qu'elle s'est un peu trop abandonnée
  elle-même; cette apathie éternelle, vraie ou apparente, a quelque
  chose qui nuit et qui fait de la peine; et c'est déjà un mal que le
  mieux qu'on puisse dire de cette princesse soit qu'elle ne fait
  point de mal.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                             Cassel, 18 décembre 1812.

  Sire, je m'empresse d'adresser à Votre Majesté, à l'occasion de la
  nouvelle année, mes félicitations et l'expression sincère de mes
  sentiments inaltérables. Je serais particulièrement heureux, sire,
  si Votre Majesté me permettait d'aller l'assurer de vive voix de mon
  tendre et inviolable attachement.

  J'attends la réponse de Votre Majesté avec bien de l'impatience.


L'empereur ne permit pas à son frère de se rendre à Mayence pour son
passage. Le jeune roi, de plus en plus affecté de sa disgrâce auprès
de son frère, resta à Cassel, qu'il allait à la fin de 1813
abandonner sans retour.

À la fin de décembre 1812, l'empereur ayant désiré avoir des notions
vraies et confidentielles sur plusieurs des ministres et des
principaux personnages du royaume de Westphalie, M. Reinhard envoya
à Paris, sur chacun de ces personnages, des aperçus curieux et
sincères.

Nous allons faire connaître ce qui concerne les plus en vue de ces
hommes d'État:


                                             Cassel, 29 décembre 1812.

  1º M. le comte de WOLFRATH, ministre de l'intérieur, grand croix de
  l'ordre de Saxe, commandeur de l'ordre de la Couronne.

  Il a commencé sa carrière comme avocat à Brunswick où, par
  l'intégrité de son caractère, il s'attira la faveur du dernier duc
  qui le nomma d'abord conseiller de la cour, ensuite directeur de la
  chancellerie de justice, et à la fin, ministre. À la formation du
  royaume, il fut nommé ministre de l'intérieur. Quelque grand et
  sincère que fût jadis son attachement à la maison de Brunswick, on
  ne peut pas lui reprocher la moindre bévue politique depuis la mort
  de son ancien maître. Il est un des plus fidèles serviteurs du roi
  de Westphalie dont l'intérêt ainsi que celui du royaume lui sont les
  plus sacrés. Il est seulement à plaindre que, par une ancienne
  habitude, il soit encore trop attaché aux anciens usages et formes
  dont il lui est presque impossible de se défaire. C'est lui qui est
  cause que tant d'anciennes choses se conservent encore, lesquelles,
  d'après la constitution, ne devraient plus exister. On lui reproche
  aussi une lenteur terrible dans les expéditions qui se font à ses
  bureaux. Son principe est que les règlements français sur
  l'administration intérieure sont excellents pour la France, mais
  moins bons pour les peuples d'Allemagne.

  Il voudrait admettre partout des restrictions qui produisent un
  mélange affreux. Il est un des plus grands admirateurs de
  l'empereur. Ceux qui le connaissent particulièrement soutiennent
  qu'il l'aime encore plus qu'il n'ose le dire, de crainte de paraître
  par là trop bon français et de perdre l'affection du roi qui ne veut
  apercevoir en ses ministres que des gens qui lui soient uniquement
  attachés. C'est par cette raison même que son influence sur les
  préfets, sous-préfets, maires de canton et maires de commune n'a
  jamais été avantageuse pour le gouvernement français. Il a toujours
  cru devoir leur faire sentir à toute occasion le grand avantage de
  n'être pas soumis aux droits réunis, à l'enregistrement, etc. M. de
  Wolfrath est un de ceux qui pour faire aimer le gouvernement
  westphalien sacrifieraient tout autre intérêt. Les Français attachés
  à la Westphalie l'estiment assez à l'égard de son caractère, mais
  ils lui reprochent aussi sa lenteur et son entêtement de conserver
  tant d'anciennes formes.

  2º M. le baron MALCHUS, comte de MARIENRODE, ministre des finances,
  commandeur de l'ordre de la Couronne.

  Il y a seize ans qu'il n'était que gouverneur des enfants de M. de
  Brabeck, près de Hildesheim, par l'intercession duquel il obtint la
  place de syndic auprès du chapitre dans cette ville.

  Lorsque le pays de Hildesheim, en conformité du traité de
  Ratisbonne, fut occupé par les Prussiens, M. Malchus révéla à la
  commission prussienne le secret de tous les capitaux que le chapitre
  avait eu soin de soustraire aux perquisitions des organisateurs. En
  récompense de ce service, le roi de Prusse le nomma conseiller de la
  guerre et des domaines en la chambre des domaines à Halberstadt. À
  l'époque de la fondation du royaume de Westphalie, M. Malchus
  s'empressa de mettre le gouvernement en état de s'emparer de
  plusieurs capitaux également inconnus. Le roi le nomma conseiller
  d'État, sur la proposition de M. de Bulow, ministre des finances. M.
  Malchus sut bientôt gagner la confiance du roi, tantôt par des
  propositions financières, tantôt par des sommes qu'il savait faire
  entrer dans la caisse royale par ses recherches. Il fut nommé à
  plusieurs commissions extraordinaires, entre autres à l'organisation
  du pays d'Hanovre. Après cette organisation, il fut envoyé à Paris
  pour obtenir quelques avantages dans les domaines. Enfin, lorsque M.
  de Bulow fut déposé de la place de ministre des finances, M. Malchus
  l'obtint, au grand étonnement de toute la cour qui avait désigné le
  conseiller d'État Pichon pour successeur du comte de Bulow. M.
  Malchus n'avait jamais été aimé de personne. Sa nomination de
  ministre fit une impression désagréable sur tous les employés au
  service. Il fut regardé comme une sangsue qui n'épargnerait rien
  pour se confirmer dans l'opinion du roi et qui n'oublierait pas non
  plus son intérêt particulier.

  Le roi le nomma ministre des finances, du trésor et du commerce; il
  continua à être à la tête de ces trois départements sans aucun
  contrôle; mais cela ne dura pas longtemps. Il fut nommé, au grand
  dépit de M. Malchus, un intendant général du trésor public, en la
  personne de M. Pichon, conseiller d'État. Tout le monde
  applaudissait à cette nomination qui faisait d'autant plus de
  plaisir que M. Pichon réunissait tous les suffrages et qu'il était
  généralement connu pour le meilleur intendant et le plus
  désintéressé serviteur du roi.

  J'ai déjà cité dans l'histoire de l'esprit public le désordre qui
  règne dans les finances. Les cabales et intrigues qui commencèrent
  entre M. Malchus et M. Pichon le mirent à son comble. Celui-ci
  voulait introduire l'administration du trésor purement sur le pied
  français, tandis que celui-là y voulait conserver les formes
  adoptées et se réserver d'y mettre du sien à son aise. M. Pichon,
  dégoûté de toutes ces tracasseries, demanda enfin au roi d'être
  nommé ministre du trésor. Le roi refusa cette prière, et M. Pichon
  donna sa démission qui fut acceptée, au grand triomphe de M. Malchus
  et au grand dépit du public. M. Pichon va s'en retourner en France.
  Il a la satisfaction d'être le plus estimé Français qui ait été au
  service de la Westphalie.

  M. Malchus est un homme dont l'égoïsme dépasse toute idée. Pourvu
  qu'il réussisse en ses projets particuliers, il servira tout aussi
  bien le dey d'Alger que le roi d'Angleterre. Sa souplesse l'aidera à
  se pousser partout. Comme il ne doute point que la fin de son
  ministère ne soit très proche, il a eu soin de se mettre en état
  d'attendre l'avenir sans inquiétude. Il s'est mis en possession du
  beau domaine de Marienrode qu'il vient d'acheter au roi, lequel pour
  preuve de sa satisfaction, lui a fait encore un cadeau de 120,000
  francs. Le public est étonné que M. Malchus ait pu payer la somme
  énorme de presque un million de francs le domaine de Marienrode.
  Tout le monde sait qu'il n'a jamais eu de fortune. On dit qu'il a
  gagné par les manoeuvres de papiers publics dont il réglait les
  chances.

  M. Malchus a pour habitude de relancer sur la France les demandes
  qu'il fait au peuple westphalien. Les besoins de l'armée lui servent
  toujours de prétexte, et comme cette armée, dit-il, n'existe que
  pour l'empereur Napoléon, c'est à celui-ci que les Westphaliens
  doivent s'en prendre.

  Il est vrai qu'il est difficile d'avoir toujours à sa disposition
  les sommes dont le roi a besoin pour couvrir les frais énormes que
  le luxe de la cour et ses autres dépenses exigent. Mais il n'est
  pas moins vrai que les mesures de M. Malchus ne sont calculées que
  pour les besoins du moment et qu'il est bien loin d'établir un
  système financier tel que la Westphalie l'exigerait.

  3º M. SIMÉON, ministre de la justice, commandant de la Légion
  d'honneur, grand-croix de l'ordre de Saint-Hubert, grand commandeur
  de la couronne de Westphalie.

  Il est le plus estimé de tous les ministres. La partie judiciaire va
  si bien en Westphalie qu'on croirait que le code Napoléon y est déjà
  introduit depuis dix ans.

  M. Siméon est réputé très bon français. Il est à plaindre qu'il ne
  soit pas à la tête des autres parties de l'administration. Il est
  président de la commission du Sceau des Titres.

  4º M. le comte de FURSTENSTEIN, ministre des relations extérieures,
  secrétaire d'État, grand commandeur de l'ordre de la Couronne,
  grand-croix de l'ordre de Saint-Hubert, de l'Éléphant, de
  l'Aigle-Noir, des Séraphins, de l'Aigle-d'Or wurtembergeois.

  Il a le surnom de Furstenstein de la dotation d'une partie de biens
  considérables du ci-devant ministre hanovrien Dide de Furstenstein
  que le roi lui a conférés. Au commencement de sa nomination, on ne
  doutait point qu'il ne serait le premier favori du roi et le
  _factotum_ dans le gouvernement. Il est réellement un des premiers
  favoris du roi; mais quant à son autorité, il ne l'emploie jamais
  qu'aux affaires qui regardent son ministère, de manière que ses plus
  proches parents ne puissent compter sur sa protection. Il a épousé
  la fille du comte de Hardenberg, grand veneur westphalien.

  5º Le prince Ernest de HESSE-PHILIPSTHAL, grand officier de la
  Couronne, grand-croix de l'Aigle-Noir.

  Il est le fils du prince Adolphe de Hesse Philipsthal Barchfeld,
  prince apanage de l'ancienne maison de Hesse Philipsthal et dont la
  fortune a été toujours très médiocre. Il s'est marié avec une
  princesse de Hesse Philipsthal d'une autre ligne collatérale de
  l'ancienne maison régnante.

  Le grand chambellan est un homme sans prétention, loyal et beaucoup
  estimé. Il ne peut pas briller par l'étendue de son esprit, mais il
  ne manque pas d'instruction. Son attachement au roi de Westphalie
  est hors de contestation. Il aimerait également la France s'il y
  vivait. Sa soeur est mariée avec le comte Laville-sur-Illion,
  gouverneur du palais de résidence. L'un et l'autre ne peuvent pas
  être comptés pour des gens qui signifient grand'chose.

  6º M. le comte de HARDENBERG, grand veneur, grand-croix de l'ordre
  des Deux-Siciles, commandeur de l'ordre de la Couronne, Hanovrien de
  naissance.

  Il était ci-devant bailli hanovrien à Rotenkirchen et, dans le
  dernier temps de l'Électorat, gouverneur du château royal à
  Hanovre. Sa fortune est très grande et ses revenus seraient très
  grands, s'il était possible d'introduire l'ordre dans son économie.
  Malgré ses biens immenses, il n'a jamais d'argent et il emprunte à
  tout le monde.

  Il a deux frères, dont l'un, le comte de Hardenberg, était autrefois
  président d'une cour de justice et membre de la commission du
  gouvernement à Hanovre; et l'autre, gentilhomme à la cour de
  Hanovre.

  L'aîné de ces deux frères a épousé une fille naturelle du dernier
  duc de Courlande, et se trouve à présent à sa terre de Rannewitz en
  Mecklembourg. Il a sollicité très vivement la place du premier
  président de la cour impériale, à Hambourg; aussi, la commission du
  gouvernement l'a proposé. N'ayant pas réussi en ce projet à Paris,
  il a, à présent, l'intention d'aller à Vienne où son frère, le
  ci-devant gentilhomme, a établi un bureau de banquier.

  Tous ces trois frères étaient connus autrefois pour être animés d'un
  esprit entièrement dévoué à l'Angleterre. Le banquier viennois se
  détachait le premier de ce sentiment, croyant avoir raison de se
  plaindre qu'on ne l'avançât pas d'après son mérite. Le grand veneur
  suivit cet exemple à l'époque de la fondation du royaume de
  Westphalie. Il a déclaré publiquement son convertissement politique
  en donnant sa fille pour épouse à M. Lecamus, depuis comte de
  Furstenstein. Le comte de Hardenberg de Rannewitz, piqué de ce qu'on
  n'a pas voulu de lui, conserve encore son dévouement à l'Angleterre.
  Sa fille est mariée au jeune comte de Platen, neveu de M. le comte
  de Munster, résidant aussi en Mecklembourg. Le voyage de M. de
  Hardenberg à Vienne m'a paru, au commencement, un peu suspect; mais
  je ne doute plus, d'après les renseignements que j'ai eu l'occasion
  de me procurer, qu'il n'ait d'autres intentions qu'à voir s'il
  pourra s'associer avec son frère le banquier.

  7º M. le comte de BOCHHOLZ, grand officier de la Couronne, grand
  maître des cérémonies, conseiller d'État, grand aigle de la Légion
  d'honneur, commandeur de l'ordre de la Couronne.

  Il est natif de Munster où son père était autrefois prévôt du
  chapitre. Il passe pour le plus riche particulier attaché à la cour.

  Son inclination innée pour l'Autriche est encore très vive. Il n'a
  jamais cru le trône de France bien affermi qu'après le second
  mariage de l'empereur. Il est honnête homme et incapable de malices
  quelconques.

  8º M. de BIEDERSEE, conseiller d'État, commandeur de l'ordre de la
  Couronne, Prussien de naissance.

  Il était ci-devant président de la régence de Halberstadt, et l'est
  maintenant de la cour d'appel à Cassel. Il est honnête homme, mais
  un peu égoïste. Son ancien attachement à la Prusse s'effaça sitôt
  qu'il se trouva dans une position à ne plus avoir à craindre pour
  sa subsistance. La seule pensée d'un changement de gouvernement le
  fait trembler, puisqu'il craint d'en souffrir des pertes
  particulières. Ce n'est que cette peur qui lui inspire de la
  répugnance contre la France. Il passe pour un homme instruit, juste
  et très appliqué. La cour d'appel jouit, sous sa présidence, d'une
  parfaite réputation. Il n'est pas riche et ne pourra vivre sans être
  employé.

  9º M. le baron de LEIST, conseiller d'État, directeur général de
  l'instruction publique, chevalier de l'ordre de la Couronne. Il est
  le fils d'un ci-devant bailli hanovrien qui demeure encore à
  Ebstorf, près de Lunebourg.

  Il s'est appliqué, dès sa première jeunesse, tellement aux sciences,
  qu'il fut déjà jugé un savant avant d'avoir fréquenté l'université
  de Göttingue où, ses études finies, il s'établit comme professeur en
  droit. Sa renommée de savant lui attira l'attention des ministres de
  Bulow et de Wolfrath qui le proposèrent au roi pour conseiller
  d'État en la section de la justice et de l'intérieur. Sa
  connaissance en écoles et universités lui procura la direction
  générale de l'instruction publique.

  Il a le grand mérite d'avoir banni des universités westphaliennes
  tous ces ordres, associations et agrégations qui s'y étaient
  manifestés parmi les étudiants, et lesquels y causaient les plus
  grands désordres.

  Il a su insinuer également d'une manière très adroite aux
  professeurs qu'il ne leur convient pas du tout de se mêler des
  affaires de politique. Les universités de Marbourg et de Göttingue
  me paraissent être entièrement métamorphosées depuis deux ans. MM.
  les professeurs, instruits que la police de M. de Leist les observe
  partout, se gardent bien de n'ouvrir leur coeur qu'aux personnes de
  la plus intimé connaissance, de sorte qu'il est impossible que les
  élèves soient entichés de la fièvre de fronder et se préparer leur
  propre malheur, comme à Heidelberg.

  M. de Leist est un homme d'une ambition sans bornes: il est plein de
  cette présomption dont les professeurs allemands sont si facilement
  saisis. C'est son faible de s'entendre louer, et quiconque sait
  toucher adroitement cette corde disposera bientôt de M. de Leist. Sa
  nomination de conseiller d'État l'éblouissait tellement que dès ce
  jour-là son ancien vrai attachement au gouvernement hanovrien
  changea en une haine si forte qu'il ne sut trouver des propos assez
  durs pour témoigner sa répugnance. Il s'imagina longtemps que le roi
  de Westphalie n'avait pas besoin de la protection de la France. Sa
  fausse politique l'a séduit même quelquefois, au point de concevoir
  les ridicules idées que le gouvernement westphalien ne fût point
  obligé de recevoir des préceptes de l'empereur.

  Le public l'accuse de fausseté en ses principes et prétend qu'il
  serait capable de sottises encore plus grandes, pourvu que le roi
  les prît pour marques d'attachement à sa personne.

  M. de Leist craint beaucoup que le royaume ne soit incorporé
  incessamment à l'empire. L'on a remarqué qu'il parle avec
  enthousiasme de la France, depuis que le roi est revenu de l'armée.

  Il a pour épouse la fille d'un ci-devant secrétaire du ministère
  hanovrien, M. Klackenbring, qui est mort en démence. Sa fortune est
  médiocre; son frère unique est secrétaire-général de la préfecture à
  Göttingue.

  10º M. le comte de MEERVELDT, conseiller d'État, maître-général des
  requêtes, commandeur de l'ordre de la Couronne. Il est natif du pays
  de Paderborn et fut ci-devant sacristain de la cathédrale de
  Hildesheim, place à laquelle ne pouvaient arriver que les nobles
  d'un certain nombre de quartiers.

  Il est lié avec la famille des comtes de Meerveldt, en Autriche,
  sans cependant les connaître personnellement. M. de Meerveldt est un
  des plus honnêtes hommes qui entourent le roi. Son aversion pour les
  Prussiens en a fait un bon serviteur westphalien. Il fait ses
  fonctions avec une exactitude ponctuelle et s'est fait estimer de
  tout le monde. Sa fortune est très considérable; il n'est pas marié.
  Son attachement au roi de Westphalie est sincère. Il aime moins la
  France parce qu'il croit que le roi, son maître, a des raisons de se
  plaindre de la France.

  11º M. de SCHULTE, conseiller d'État, membre de la commission du
  sceau des titres, chevalier de l'ordre de la Couronne. Il est
  Hanovrien; son bien de souche est à Burgoittensen, petit endroit
  dans le département des Bouches de l'Elbe. Sa fortune est une des
  plus considérables du royaume.

  Ayant achevé ses études à Göttingue, il fut employé comme auditeur
  et puis comme conseiller à la chancellerie de la justice à Stade,
  capitale de l'ancien duché de Bremen.

  Ensuite, il fit un voyage en Angleterre et obtint d'être nommé
  conseiller à la Chambre des domaines, à Hanovre. Du temps de
  l'occupation française, sous le gouvernement du général Lasalcette,
  il fut nommé membre de la commission du gouvernement, résidant à
  Hanovre. À l'époque de la réunion du pays d'Hanovre à la Westphalie,
  M. de Schulte fut fait conseiller d'État, à cause de sa fortune
  qu'on voulut qu'il mangeât à Cassel.

  On ne peut pas lui disputer de l'esprit et de l'instruction; mais il
  serait difficile de trouver un homme plus froid et plus fier que
  lui. Son aversion pour la France s'est adoucie un peu depuis que ses
  biens sont en France. Il est, néanmoins, très sujet à caution, et
  quand les circonstances exigeraient jamais de mettre en sûreté les
  personnes disposées à soutenir les projets des Anglais ou des
  séditieux quelconques, je serai d'avis de ne point oublier M. de
  Schulte.

  Il s'est marié trois fois: sa première femme fut une demoiselle de
  Bothmer, d'Hanovre, dont il a eu une fille; celle-ci étant morte, il
  épousa une demoiselle de Busche Munch, fille du feu chambellan de
  Busche, à Hanovre, qui est morte en couches; à présent, il a pour
  troisième femme la fille du ci-devant général de Wangenheim.

  M. de Schulte a touché à chaque mariage des dots considérables, de
  sorte que sa fortune en a considérablement grossi. Son oncle est le
  général anglais de Schulte, qui a pour résidence la terre de
  Burgoittensen.

  12º M. le baron de HARDENBERG, conseiller d'État, chevalier de la
  Couronne, grand-croix de l'ordre de Sainte-Anne.

  Il est le frère du ministre-chancelier de Hardenberg, à Berlin, dont
  il partage toujours les maximes et principes. Sa carrière ancienne
  fut celle des baillifs hanovriens. Il eut le beau bailliage de
  Grohude, près de Hameln, dont il est encore fermier général. Ses
  finances sont ordinairement très embrouillées. Ayant pour femme la
  soeur du feu ministre hanovrien, de Steinberg, il partageait
  l'attachement général de tous les Hanovriens à leur gouvernement;
  mais cet attachement a cessé depuis qu'il est persuadé que le pays
  d'Hanovre ne sera plus rendu à l'Angleterre.

  Il ne voudrait pas que le royaume soit réuni à la France: voilà le
  seul point qui lui fasse de la peine. Je réponds cependant qu'il
  n'entreprendra jamais rien contre la France.

  13º M. de MALSBOURG, conseiller d'État, président de la section des
  finances, commandeur de l'ordre de la Couronne. Hessois de
  naissance, il fut ci-devant conseiller intime de l'Électeur de
  Hesse. Ses compatriotes l'aimaient assez.

  En l'absence du ministre des finances, c'est lui qui en tient le
  portefeuille. Il est un homme droit et de bonne volonté, mais dans
  l'esprit duquel les nouvelles formes ont encore bien de la peine
  d'entrer aisément. Il n'est pas marié; sa fortune est médiocre.
  Étant avec ses amis intimes, il aime à laisser passer le temps passé
  devant son imagination: il le regrette de temps en temps; mais il
  est trop honnête homme pour n'être pas un fidèle serviteur du roi.

  14º M. le baron de WITZLEBEN, conseiller d'État, directeur général
  des eaux et forêts, chevalier de l'ordre de la couronne.

  Il est natif du pays de Nassau et fut ci-devant grand veneur à la
  cour de Hesse-Cassel. Il fait son service avec exactitude et jouit
  de la réputation d'un bon homme. Du reste, c'est un homme qui ne
  s'occupe que de son métier et qui est très insignifiant par rapport
  à la politique.

  Son ancienne carrière était celle de professeur en droit des gens, à
  Göttingue, où il était beaucoup estimé. Il est parfait honnête homme
  et jouit aussi à la cour d'une très bonne réputation. Le
  gouvernement français pourra compter sur la justesse de ses
  principes et son zèle à lui être utile.

  15º M. le comte de PATJE, conseiller d'État, président de la Chambre
  des comptes, commandeur de l'ordre de la Couronne.

  Il commença sa carrière comme secrétaire à la Chambre des domaines,
  à Hanovre. Ses talents et son application le distinguèrent bientôt
  si avantageusement que le roi d'Angleterre le fît venir à Londres
  pour concerter avec lui les mesures financières qu'il eut
  l'intention d'introduire. Aussi est-il resté fidèle à la partie des
  finances jusqu'à la fin de l'existence de l'électorat d'Hanovre.

  Lorsque les Français vinrent occuper le pays d'Hanovre en 1803, et
  qu'une députation des membres des États fut chargée du gouvernement,
  le ministère nomma M. Patje membre de cette députation, dans le
  dessein de faire surveiller par lui la conservation des droits
  royaux pendant l'occupation française. Les manières insinuantes et
  la connaissance parfaite du pays lui attiraient la faveur et la
  bienveillance de tous les généraux et des autorités français,
  prussiens, russes, hollandais, espagnols, etc., qui venaient occuper
  le Hanovre. Ses relations avec le prince de Ponte-Corvo tinrent
  d'une vraie amitié.

  Pendant la courte apparition que M. de Munster fit dans le Hanovre
  en 1805, M. Patje fut nommé conseiller intime du cabinet. En 1809,
  le gouverneur général Lasalcette le nomma président de la commission
  du gouvernement qui remplaça la députation des membres des États, et
  ce fut en cette qualité qu'il se présenta au roi de Westphalie à
  l'époque où le Hanovre fit partie de son royaume.

  Le roi témoigna beaucoup de confiance à M. de Patje, ce qui fut
  cause d'une métamorphose totale qui s'opéra sur le système politique
  qu'il avait adopté fidèlement jusqu'alors. D'un très fidèle partisan
  anglais, M. Patje devint tout à coup l'ennemi déclaré du
  gouvernement des insulaires. Il s'est dévoué si entièrement à la
  Westphalie qu'il a oublié même que le royaume tient son existence de
  l'empereur. La perte des domaines qu'il a administrés depuis plus de
  trente ans lui cause bien du chagrin. Il trouve injuste cette
  privation des revenus si considérables et voit avec dépit les
  donataires français se mettre en possession de ces domaines sans
  lesquels il s'imagine que le roi ne pourra subsister.

  M. de Patje se trouve en ce moment-ci à Hambourg où il travaille
  avec M. le comte de Chaban à la séparation de la dette publique
  entre la France et la Westphalie.

  Il est de l'âge d'environ soixante-dix ans. Sa fortune est très
  considérable; il n'a qu'une petite-fille, Mlle de Wense, pour
  héritière. Son beau-fils, M. de Wense, ancien capitaine hanovrien,
  vit en particulier à Hildesheim.

  16º M. le baron de BERLEPSCH, conseiller d'État, chevalier de
  l'ordre de la couronne.

  Hanovrien et ancien président de la cour de justice aulique à
  Hanovre. Il a joué un rôle assez singulier à l'époque de la
  Révolution française. Sa prédilection pour les révolutions en
  général fut si marquée, et ses mesures si inconsidérées commencèrent
  à devenir tellement choquantes qu'il fut destitué de sa place et
  rayé de la liste des membres des États. M. de Berlepsch alla se
  plaindre de cet attentat contre le gouvernement hanovrien à la
  chambre de justice de Wetzlar. Le procès a duré jusqu'à la réunion
  du pays à la Westphalie où M. de Berlepsch fut nommé d'abord préfet
  à Marbourg, puis conseiller d'État. Il est encore aujourd'hui un
  terrible raisonneur, surtout quand il s'agit de censurer les mesures
  du gouvernement. Quoiqu'il soit assez connu et qu'on n'ait rien à
  craindre de ses exploits, je crois pourtant qu'il serait utile de
  contenir sa langue, s'il devenait sujet français. Sa fortune est
  assez considérable. Il s'est séparé de sa femme qui pendant quelque
  temps fît quelque figure par ses poésies, et laquelle s'est remariée
  à un nommé Harns, fermier dans les environs de Göttingue.

  M. de Berlepsch a l'esprit enjoué et caustique: on se divertit à
  l'entendre radoter.

  17º M. de REINECK, conseiller d'État, membre de la commission du
  sceau des titres, chevalier de l'ordre de la Couronne, préfet de
  Cassel.

  Il était autrefois conseiller de régence à Aroldsen dans le pays de
  Waldeck. C'est un homme qui réunit beaucoup d'adresse à autant
  d'instruction. Son administration du département va très bien; il
  jouit d'une bonne réputation dans Cassel, mais on dit généralement
  qu'il a une grande aversion pour la France. Je ne le connais pas
  assez pour en juger avec certitude. On m'a assuré que c'est lui qui,
  pour confirmer les Westphaliens dans la confiance de leur
  gouvernement, donna toujours des couleurs sombres à la position des
  sujets français. On l'accuse d'être cause, par ce tableau, de la
  peur panique qu'a éveillée la possibilité d'être réuni à l'empire.

  18º M. le comte de SCHULENBOURG, conseiller d'État du service
  extraordinaire, grand-aigle de la Légion d'honneur, grand-croix des
  ordres de l'Aigle-Noir et de l'Aigle-Rouge.

  Sa carrière est assez connue. D'ancien général de la cavalerie
  prussienne et ministre d'État, il s'est laissé faire d'abord
  général de division et puis conseiller d'État westphalien, parce que
  sa terre de Kehnert est située dans le royaume. Il y vit très
  retiré, rongeant son dépit contre le monde entier et ne pouvant pas
  encore concevoir comment il se soit fait que la Prusse ait pu
  succomber à la France. Il ne s'occupe que de l'exploitation de ses
  biens et ne voit presque personne. Il ne sera jamais dangereux pour
  la France.

  19º M. de REIMANN, conseiller d'État du service extraordinaire,
  chevalier de l'ordre de la Couronne, préfet du département de
  l'Oker, à Brunswick.

  Il est né Prussien et était ci-devant employé à la Chambre des
  domaines à Minden en qualité de conseiller des guerres. Lorsque la
  Prusse prit possession du pays de Paderborn, c'est M. de Reimann qui
  fut chargé de l'organisation de ce pays. Il s'en est acquitté
  parfaitement, à la satisfaction du gouvernement et de la province. À
  l'avènement du roi de Westphalie, il fut nommé préfet et
  l'administration de son département pouvait servir de modèle à tous
  les autres. Il est à présent à Brunswick où sa présence fut jugée
  nécessaire pour mettre un terme aux querelles qui s'étaient établies
  entre les Français et les Westphaliens. Il a su trouver les moyens
  de parvenir à son but. M. de Reimann est un homme éclairé qui sait
  très bien que le sort de la Westphalie dépend de notre empereur. Il
  ne s'est jamais compromis ni par des expressions, ni par des faits
  inconsidérés.

  20º M. le comte DE LEPEL, général de brigade, conseiller d'État,
  président de la section de la guerre, chevalier de l'ordre de la
  Couronne.

  Il est ancien Hessois et a été déjà général au service de l'électeur
  de Hesse.

  Il n'y a pas de doute que M. de Lepel est beaucoup attaché au roi de
  Westphalie; mais il est très douteux qu'il ait les mêmes sentiments
  pour l'empereur.

  À l'occasion de la séparation des départements hanséatiques, il
  s'est permis de si fortes expressions et a pris aussi dans la suite
  si peu de précautions en parlant de la France en général, qu'il est
  impossible de lui accorder la moindre confiance. Il est détesté à
  Cassel pour ses manières rudes et outrageantes. Son orgueil et la
  façon dont il en use avec ses subordonnés lui ont attiré une haine
  générale. Le roi lui veut du bien. On se disait pendant quelque
  temps que la reine ne se sentait aucun éloignement à le voir, mais
  ce bruit s'est bientôt perdu.

  21º M. DE DOHM, conseiller d'État du service extraordinaire,
  commandeur de l'ordre de la Couronne.

  Cet ancien ministre prussien s'est fait connaître assez en Allemagne
  par le nombre considérable des commissions dont son ancien
  gouvernement l'a chargé. Son système en ce temps-là était
  entièrement anti-français. Enragé de ce que la Prusse n'ait pas fait
  la guerre à la France en 1805, il ne manqua pas de mettre en
  mouvement tout ce qui dépendait de lui pour faire réussir celle de
  1806. L'issue de cette guerre le força de quitter le service
  prussien et d'embrasser celui de la Westphalie puisqu'il avait tout
  son bien dans ce royaume. Le roi de Westphalie le traita avec
  beaucoup de bonté, il le nomma même ambassadeur à la cour de Dresde.
  M. de Dohm ne pouvait cependant résister à l'envie de se retirer du
  service. Il obtint la permission du roi de s'en aller dans sa terre
  près de Nordhausen où il mène aujourd'hui encore la vie la plus
  retirée. Il n'est que Prussien, les autres nations lui sont
  indifférentes; il n'aime pas du tout les Anglais. S'il était
  possible de rendre à la Prusse son ancienne grandeur, il serait le
  premier à y contribuer. Cette espérance échouée, on peut considérer
  M. de Dohm comme un être innocent qui ne fera aucun mal. Son rôle
  est fini, son âge avancé demande ce repos qu'il a trouvé.


L'année 1813, qui devait être la cinquième et la dernière du règne
de Jérôme, s'annonça à ce prince sous de tristes auspices.

Dans les premiers jours de janvier, Napoléon fit savoir à son frère
qu'il devait réunir à Magdebourg, la place la plus importante de ses
États, un des points essentiels de la base d'opération ou de défense
des armées françaises, des approvisionnements considérables pour une
forte garnison et pour le ravitaillement d'armées d'opération.

Jérôme, tout en protestant de son désir de remplir les volontés de
l'empereur, fit valoir le dénûment complet de la Westphalie, qui
avait fait des sacrifices énormes depuis 1811, son épuisement total,
l'impossibilité absolue de rien faire si on ne lui venait en aide,
soit en lui remboursant ses avances à l'empire français, soit en lui
donnant quelques millions. Longtemps Napoléon fit la sourde oreille,
puis il accorda de mauvaise grâce un faible et ridicule secours de
500,000 francs, réduit à 250,000, dont l'envoi présenta de longues
difficultés. Cet argent arriva trop tard.

La correspondance diplomatique roula d'abord sur l'affaire de
Magdebourg, et comme le baron Reinhard, dans presque toutes ses
dépêches, dans ses bulletins à l'empereur et au ministre des
relations extérieures, duc de Bassano, laissait percer une sorte de
critique sur la conduite de Jérôme, sur ses dépenses inutiles, sur
le luxe de la cour de Westphalie, enfin sur les aventures galantes
du jeune roi, Napoléon, dont toutes les idées étaient alors tournées
à la conservation de ses conquêtes, au maintien de son influence en
Europe, ne pardonnait pas à son frère la légèreté de sa conduite,
disant, non sans quelque raison, que si le roi de Westphalie
trouvait bien de l'argent pour bâtir des châteaux, des salles de
spectacle, et pour faire des cadeaux à ses maîtresses, aux dames de
sa cour, à ses favoris, il en devait trouver, _a fortiori_, pour des
dépenses de première nécessité, d'où dépendait l'existence de ses
États.

Le fait est, néanmoins, qu'un léger sacrifice d'argent de la part de
Napoléon, une bonne division française envoyée à Cassel, eussent
suffi, selon toute apparence, pour sauver Cassel et la Westphalie.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                               Cassel, 2 janvier 1813.

  Ce que la seconde dépêche me charge de faire connaître
  particulièrement à la cour de Westphalie, je l'ai déjà fait entrer
  dans une conversation provisoire que j'ai eue avec M. le comte de
  Furstenstein au moment de son départ pour Catharinental. Ce ministre
  m'a assuré qu'une économie sévère et beaucoup de retenue pendant
  l'hiver et le carnaval entraient dans les plans du roi. Il est
  certain, Monseigneur, que depuis l'éloignement de M.
  Laflèche-Keudelstein qui vient de partir pour Paris par congé, comme
  on dit, mais très probablement pour ne point revenir, on aperçoit
  plus d'ordre et de sagesse dans l'administration et l'emploi des
  fonds de la liste civile; et qu'en ce moment, la seule dépense
  importante, d'une inutilité reconnue, consiste dans ce que fait le
  roi pour embellir et pour agrandir l'habitation provisoire qu'il
  occupe depuis l'incendie du château. Mais, ce sur quoi j'insisterai
  beaucoup et que je présenterai comme un devoir indispensable à
  remplir et comme un titre à acquérir à l'approbation de Sa Majesté
  impériale, c'est l'armement et l'approvisionnement de la place de
  Magdebourg, et, certes, il est impossible que le roi ne sente pas
  que, dans les circonstances actuelles, il lui convient davantage de
  construire un arsenal qu'un palais.


  LE DUC DE BASSANO À REINHARD.

                                       Fontainebleau, 26 janvier 1813.

  J'ai mis sous les yeux de Sa Majesté vos dépêches des 18 et 20 de ce
  mois, nºs 418 et 420. Elle est satisfaite des démarches que vous
  avez faites et du compte que vous en rendez.

  Je vous envoie la copie d'un décret sur l'approvisionnement de la
  place de Magdebourg. Cet approvisionnement doit être pour 15,000
  hommes et 2,000 chevaux pendant un an, tant en vivres qu'en effets
  d'habillement, pour une garnison de cette force et pour un hôpital
  extraordinaire de 2,000 malades.

  Dans la rigueur du droit, cet approvisionnement devrait être fait
  par le royaume de Westphalie; mais Sa Majesté veut ménager les
  moyens du roi afin qu'il ne néglige pas la formation de son
  contingent. Elle prend en conséquence à sa charge la moitié de
  l'approvisionnement de Magdebourg.

  Elle laisse le roi le maître de faire lui-même et par ses agents
  cette moitié de l'approvisionnement qui serait payé comptant à
  proportion des versements. Elle a pensé que le roi pourrait trouver
  quelque avantage à se charger de cette opération en employant ou des
  moyens de crédit ou des revirements commodes pour ses finances, ou
  tout autre expédient qui lui conviendrait.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                           Cassel, le 28 janvier 1813.

  Le roi n'a pas tardé à faire répondre à ma note du 14 janvier,
  concernant l'approvisionnement de la place de Magdebourg.

  Avant de recevoir cette réponse, j'avais reçu une lettre de M. le
  ministre, directeur de l'administration de la guerre, qui, en me
  chargeant d'employer tous mes soins pour que les mesures les plus
  promptes soient prises pour approvisionner au complet la place de
  Magdebourg, m'envoyait un état des denrées nécessaires pour
  l'approvisionnement d'un an pour 15,000 hommes et 500 chevaux. Je me
  suis empressé de faire passer cet état avec une nouvelle note à M.
  le comte de Furstenstein, et ce ministre le tenait déjà lorsque je
  suis arrivé pour lui parler de la sienne.

  Votre Excellence trouvera la copie de cette note ci-jointe. Elle
  n'est qu'une répétition des mêmes offres que le roi avait déjà
  faites à M. le comte de Narbonne, sans avoir égard à l'état de la
  question, telle que je l'avais posée d'après vos ordres; et ce que
  mon devoir était surtout de ne pas laisser passer sans
  contradiction, c'est la demande renouvelée de 3,770,000 francs[141]
  qu'on prétend avoir dépensés en 1811 pour l'entretien des troupes
  françaises, en sus de la compensation qu'on avait obtenue:
  arrangement sur lequel, d'après les intentions connues de Sa Majesté
  impériale, il n'y avait plus à revenir.

         [Note 141: Cette somme était due en effet par la France à la
         Westphalie.]

  Toutes ces considérations m'ont engagé à prier ce ministre de
  reprendre sa note. M. de Furstenstein m'a répondu que la forte
  résolution du roi de tenir religieusement ce qu'il promettait le
  déterminait à ne rien promettre au-delà de ce qu'il pourrait tenir;
  que sa note disait exactement les mêmes choses que le roi avait déjà
  écrites à Sa Majesté l'empereur; que les 3,700,000 francs ne
  comprenaient pas seulement l'excédent des avances faites en 1811,
  mais encore d'autres sommes que la Westphalie avait à réclamer,
  telles que la part qui lui avait été promise dans le produit des
  denrées coloniales séquestrées à Magdebourg, etc.; que ce n'était
  pas précisément au paiement de cette somme que le roi tenait, mais à
  un secours, à une avance quelconque de la part de la France, soit en
  argent comptant, soit en moyens de crédit. J'ai néanmoins insisté à
  ce qu'il reprit sa note. Je l'ai engagé de nouveau à en parler au
  roi et ajoutant que quoique je ne pusse me flatter d'avoir sur
  l'esprit de Sa Majesté une influence égale à la sienne, je
  n'hésiterais pas à lui demander une audience pour le même motif. M.
  de Furstenstein m'y a beaucoup encouragé, non sans protester contre
  l'influence que je supposais qu'il avait sur l'esprit du roi. Dans
  ma conversation, j'étais surtout parti de ce point, que le roi avait
  calculé les offres qu'il faisait et pour la recomposition de son
  contingent et pour l'approvisionnement de Magdebourg, sur les moyens
  tant ordinaires qu'extraordinaires qui étaient à sa disposition:
  qu'ainsi il n'y avait pas impossibilité absolue de porter plus haut
  l'approvisionnement de Magdebourg; mais qu'il s'en suivrait
  seulement que le roi ne pourrait pas employer à la formation de son
  contingent la totalité des sommes qu'il voulait y consacrer; que dès
  lors il s'agissait de savoir lequel de ces deux objets était pour le
  moment le plus important et le plus pressé, et que j'avais lieu de
  penser que Sa Majesté l'empereur attachait la plus haute importance
  à l'approvisionnement le plus prompt et le plus complet de
  Magdebourg, tandis que le roi préférerait peut-être employer ses
  plus grandes dépenses pour la réorganisation de son armée. J'aurai
  tout-à-l'heure à rendre compte à Votre Excellence du résultat qu'a
  produit ce raisonnement.

  De chez M. de Furstenstein, je suis allé chez M. le ministre des
  finances qui, tandis que le premier m'avait fait les démonstrations
  accoutumées d'une bonne volonté impuissante, m'a parlé en vrai
  ministre des relations extérieures. Il m'a entretenu de tous les
  sacrifices faits par la Westphalie, de toutes les conventions, de
  toutes les promesses faites et non tenues par la France, de ses
  efforts pour porter le budget de 1813 à 44 millions de revenu qu'il
  aurait réduit à 40, si avant de le mettre sous les yeux du roi il
  avait connu le 29e bulletin, de l'impossibilité de rester ministre
  des finances, en admettant des demandes aussi vagues et aussi
  illimitées que les nôtres. Au milieu de tout cela, je lui ai parlé
  de l'approvisionnement de Magdebourg. M. de Malchus m'a dit qu'il
  s'engageait formellement qu'au 5 février il y aurait à Magdebourg un
  approvisionnement complet pour trois mois et pour 15,000 hommes,
  conformément à l'état envoyé par M. le comte de Cessac, et qu'en
  outre M. le ministre de la guerre se chargeait, par le moyen de ses
  fournisseurs ordinaires, d'un autre approvisionnement de deux mois.
  À l'objection que j'ai faite que je savais que cet approvisionnement
  n'avait été dans les derniers temps que pour 2,400 hommes, il a
  répondu que cela regardait M. le ministre de la guerre; mais M. le
  comte de Höne m'a promis depuis, sur sa responsabilité, que cet
  approvisionnement de deux mois serait pour 12,500 hommes et même
  pour 15,000. Le roi a chargé M. de Malchus exclusivement de tout ce
  qui concerne le nouvel approvisionnement de Magdebourg; mais comme
  le marché que M. de Höne a fait avec des fournisseurs tient encore,
  il paraît que ce sera sur les fonds qui restent à la disposition du
  ministre de la guerre que sera pris cet approvisionnement de deux
  mois. Le budget de ce ministre pour 1813 est de 19,400,000 francs,
  dont 17 millions pour les troupes westphaliennes et 200,000 francs
  par mois pour l'entretien des troupes françaises. La vanité de M. de
  Malchus l'a fait convenir qu'il avait fait des épargnes pendant
  l'année passée, et sans elles, m'a-t-il dit, le roi n'aurait pas pu
  faire les offres qu'il a faites à l'empereur. Quant à M. de Höne, il
  prétend que toutes les épargnes qu'il a pu faire sur la solde ont
  été absorbées par le matériel qu'il a fallu fournir à l'armée
  entrant en campagne et par la formation des nouveaux régiments.

  Tel était, Monseigneur, l'état des choses, lorsque M. Balthazar,
  aide de camp de M. le duc de Feltre, est arrivé. La lettre qu'il m'a
  portée de la part de Son Excellence indiquait quatre objets
  principaux de sa mission: l'approvisionnement de la place de
  Magdebourg, le complétement de sa garnison, la formation de nouveaux
  cadres et de nouveaux corps westphaliens et, en outre, la formation
  à Magdebourg de nouveaux magasins considérables qui puissent
  alimenter une armée nombreuse pendant plusieurs mois.

  Comme épisode tenant au sujet, je dois dire à Votre Excellence que
  j'étais chargé par M. le duc de Feltre de présenter M. Balthazar à
  la cour de Westphalie, et de lui faciliter les moyens de parvenir
  jusqu'au roi avec lequel il serait bien qu'il eût une conversation.
  Je m'acquittai de ce double devoir en prévenant en même temps le
  chambellan de service que je présenterais M. Balthazar à l'audience
  du corps diplomatique qui devait précisément avoir lieu hier matin;
  et M. de Furstenstein que je désirais que Sa Majesté accordât à cet
  officier une audience particulière. Le roi fit dire à M. Balthazar
  de s'adresser au ministre de la guerre. J'insistai: M. Balthazar
  ajouta qu'il avait non seulement une lettre à remettre à Sa Majesté,
  mais encore des choses particulières à lui dire sur des mesures non
  patentes encore qu'on prenait en France. En attendant que M. de
  Furstenstein négociât, nous allâmes chez le ministre de la guerre
  que nous engageâmes de son côté à obtenir une audience pour M.
  Balthazar.

  À mon retour chez moi, je trouvai M. Siméon que le roi m'envoyait
  extra-officiellement pour confirmer son refus de voir M. Balthazar,
  pour me dire d'aller passer au cabinet et pour me prévenir de la
  réponse que Sa Majesté allait faire à M. le duc de Feltre. J'avais
  pensé que l'embarras de répéter à M. Balthazar toutes ses
  déclarations précédentes et la crainte d'être trop pressé par cet
  officier étaient les seules causes de ce refus; mais Sa Majesté ne
  m'a pas laissé ignorer que si elle accordait des audiences à un aide
  de camp de l'empereur, il n'en était pas de même d'un major aide de
  camp du ministre de la guerre. Et puisque dans un moment aussi grave
  le roi n'oublie point l'étiquette, il faudra bien, Monseigneur, dire
  un mot sur une petite contestation qui s'est élevée pendant que M.
  de Narbonne était ici. Le roi avait choisi le seul jour ou je
  pouvais espérer voir ce général à dîner chez moi, pour nous faire
  inviter à la table du maréchal de la cour. Je refusai, comme une
  lettre de M. le duc de Frioul m'en donnait le droit; mais comme M.
  de Furstenstein à qui nous avions dit nos raisons et qui s'était
  chargé de la négociation revint pour me dire que je ferais plaisir
  au roi en y allant, je déclarai que j'y voyais un ordre de Sa
  Majesté et je me rendis à la table du maréchal en laissant à la
  mienne ceux de mes convives que les ordres du roi ne m'avaient pas
  enlevés. Nous eûmes ensuite l'honneur de faire au cercle la partie
  de Leurs Majestés, d'assister au spectacle de la cour et de souper à
  la table de la reine.

  Je reviens à mon sujet. Dans la conférence avec M. le comte de Höne,
  M. Balthazar a reçu l'assurance d'un approvisionnement de
  Magdebourg, au moins pour cinq mois, et de 18,000 hommes qui au 1er
  mai seraient à la disposition de Sa Majesté impériale. Quant aux
  magasins à former pour des armées, M. de Höne, ainsi que les autres
  ministres, en a déclaré l'impossibilité. Ce ministre n'a vu aucune
  difficulté à ce que le roi fît entrer dès à présent à Magdebourg le
  9e régiment ainsi que plusieurs dépôts qui pourraient y recevoir
  leurs conscrits, il y a même vu des avantages. Mais étant allé le
  soir même en parler à Sa Majesté, il a trouvé que le roi avait de la
  répugnance à donner ces ordres immédiatement. Je ne doute au reste
  aucunement que ces ordres ne soient donnés dès que Sa Majesté
  l'empereur l'exigera.

  Il me reste à rendre compte à Votre Excellence de ma conversation
  avec le roi. Sa Majesté m'a fait lecture de sa lettre à M. le duc de
  Feltre où, après avoir commencé par renouveler ses premières offres,
  elle déclare que, si Sa Majesté l'empereur le préfère, le roi fera
  l'approvisionnement de Magdebourg pour un an et pour 20,000 hommes;
  mais qu'alors il ne pourra mettre à la disposition de l'empereur
  que 6,000 hommes d'infanterie et 800 chevaux. «Je me chargerai
  ensuite, a-t-il ajouté, d'entretenir de mes propres moyens une force
  suffisante (de 4 à 5,000 hommes) pour la sûreté de ma personne et
  pour celle du pays, mais il me faudrait alors une garantie que ces
  troupes resteront à ma disposition et ne pourront m'être enlevées
  par aucun ordre.» Le roi parlait d'abord d'une convention, ensuite
  d'une promesse officielle et enfin d'une garantie quelconque.


La Westphalie n'avait pas assez de ressources pour faire à
Magdebourg de grands approvisionnements et pour mettre en même temps
sur pied une armée d'une vingtaine de mille hommes. Il fallait
opter. L'empereur devait évidemment préférer qu'un de ses
boulevards, Magdebourg, fût en état de faire une longue défense;
Jérôme, qui savait bien que Napoléon finirait toujours par faire
l'approvisionnement, était naturellement plus enclin à se créer une
armée qui pût le défendre lui et son royaume.

Vers cette époque les armées ennemies gagnant du terrain vers le
Nord, Jérôme commença à être inquiet pour la reine et désira son
départ pour Paris. M. Reinhard écrivit à ce sujet au duc de Bassano.

Ayant eu à cette époque plusieurs conversations d'un certain intérêt
avec le roi, le ministre en rendit compte par la lettre suivante au
duc de Bassano, datée de Cassel 1er mars 1813, 3 heures après midi.


  «Oui, a dit le roi, il y va de votre propre intérêt et je vous en
  avertis. Lorsque la Westphalie succombera de misère et que les
  habitants aimeront mieux se faire tirer des coups de fusil que de
  donner leur dernier morceau de pain, c'est à vous qu'on reprochera
  de n'en avoir pas fait connaître la véritable situation. Votre
  devoir est de dire la vérité, même au risque de déplaire, d'être
  rappelé, d'être disgracié: après trois mois on vous rendra justice.»

  À ce discours qui a été très long, j'ai répondu que Sa Majesté
  impériale connaissait par moi et sans moi la situation de la
  Westphalie: que, lorsqu'il s'agissait de remplir mon devoir, je ne
  manquais ni de franchise, ni de fermeté; qu'assurément je n'avais
  rien dissimulé et de ce que le roi m'avait dit, et de ce que je
  pensais moi-même sur l'insuffisance des moyens de la Westphalie;
  qu'avant tout il importait de bien convaincre Sa Majesté l'empereur
  que toutes les ressources quelconques de ce pays étaient
  consacrées..... Ici le roi m'a coupé la parole.--«Eh! vous voyez
  bien, avec plus de trois mois d'approvisionnement pour Magdebourg,
  avec mon contingent entier à réorganiser, avec 40,000 hommes de
  troupes françaises dans le royaume.»

  Je n'ai peut-être pas tort, Monseigneur, en considérant cette
  attaque personnelle que le roi m'a faite, comme une espèce de
  riposte à la lettre que j'avais écrite avant-hier à M. de
  Furstenstein. Aussi c'est avec calme que j'invoque le témoignage de
  toute ma correspondance avec Votre Excellence. Mais je me permettrai
  une seule observation. Quant au passé, je dirai avec vous,
  Monseigneur, qu'il est sans remède, mais quant au présent il serait
  possible que Sa Majesté impériale, frappée de quelques notions de
  détails que j'ai cru de mon devoir de donner, par exemple d'une
  réserve du trésor qui existait à la fin de l'année, de la
  prédilection du roi pour sa garde, des projets des fournisseurs, de
  leur intelligence avec des protecteurs, etc., en conclût que le roi
  ne veut pas faire en ce moment tout ce qu'il peut, ou que ses
  ministres sacrifient la célérité et l'ensemble du service à leur
  intérêt personnel. Je dois répéter ici, et je crois fermement que
  les circonstances sont devenues trop graves pour ne point les
  absoudre de cette accusation et que ce qui peut rester à leur charge
  est d'une faible importance en comparaison des dépenses immenses et
  simultanées qu'exige le moment actuel. Je dois particulièrement
  rendre au ministre de la guerre la justice d'assurer que, si c'est
  lui qui semble ralentir les opérations et qui passe des marchés
  onéreux, c'est précisément lui qui est le moins soupçonné de
  concussions ou de vues intéressées: que c'est un très honnête homme,
  très laborieux, très dévoué à l'empereur et au roi; mais que c'est
  un homme faible, susceptible de recevoir toutes les impressions
  qu'on lui donne, et seulement au niveau de sa place lorsque les
  événements le sont aussi. Enfin les fournisseurs refusent et
  voudraient être en dehors de leurs marchés, quelque avantageux
  qu'ils puissent être: et ce n'est pas là une grimace! Je crois que
  c'est tout dire.


Extrait d'une lettre du roi arrivée le 6 mars à 6 heures du soir, et
adressée à l'ambassadeur de Cassel à Paris:


  Les événements se pressent. La grande armée va être réunie derrière
  l'Elbe. 30,000 hommes et 3,000 chevaux sont à l'entour de
  Magdebourg. Passé le 15 mars, si l'empereur ne m'envoie pas
  d'argent, il me sera impossible de les nourrir. _Il faudra qu'ils
  soient à discrétion chez l'habitant._ Qu'en arrivera-t-il? Trois
  mois d'approvisionnement viennent d'être faits par la Westphalie. Le
  quatrième est sur le point d'être achevé.

  Les contributions, entre autres, du département de l'Elbe ne
  rentrent presque plus. Si l'empereur ne nous fait pas payer quatre
  millions à compte sur ce qu'il nous doit, la marche du gouvernement
  se trouvera arrêtée _tout-à-coup_, et les suites en sont
  incalculables.

  Mon peuple est bon: tant qu'il aura quelque chose, il le donnera.
  Mais quand chaque sujet se trouvera _vis-à-vis de rien_, n'ayant
  plus que le choix de mourir de faim ou d'un coup de fusil, il n'est
  pas douteux qu'il ne préfère courir la dernière chance.


Le roi ayant obtenu de l'empereur de faire partir la reine
Catherine, Reinhard écrivit de Cassel le 8 mars 1812 au duc de
Bassano:


  D'après ce que le roi m'avait dit hier sur le départ de la reine, je
  ne m'attendais pas à lire dans le moniteur westphalien d'aujourd'hui
  que la reine partait pour Paris sur l'invitation de Sa Majesté
  impériale, et que ce départ aurait lieu après-demain. Le roi m'avait
  dit que Sa Majesté l'empereur l'autorisait à faire partir la reine,
  lorsque l'empereur Alexandre ou Kutusoff serait à Berlin ou à
  Dresde. Il est vrai que, par son courrier de retour, le prince
  vice-roi l'avait informé que, les Russes passant l'Oder en force et
  ayant déjà sur la rive gauche 80 pièces de canon, il se décidait à
  quitter la position de Berlin pour n'être pas coupé par sa droite.

  Le préfet du palais, Boucheporn, partira demain avec une partie du
  service; mesdames de Bocholtz, de Furstenstein, de Pappenheim,
  d'Oberg, la princesse de Philippsthal, M. le comte de Busche,
  chevalier d'honneur, M. le comte d'Oberg, premier écuyer d'honneur
  de la reine, seront du voyage. Il y a en ce moment conseil des
  ministres.

  On dit que c'est hier au soir que le roi, étant au spectacle, a reçu
  une lettre par le prince vice-roi, portée par un officier
  d'ordonnance de Sa Majesté impériale allant en courrier à Paris.
  Après le spectacle, M. Pothau a été appelé et les ordres ont été
  donnés. M. de Furstenstein assure que le roi n'a point reçu de
  lettre du vice-roi.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                              Cassel, le 11 mars 1813.

  La reine est partie hier après midi, à deux heures, par la route de
  Wetzlar. Le roi l'a accompagnée jusqu'à Wabern. La princesse de
  Philippsthal a obtenu la permission de rester, comme venant de se
  relever de ses couches et se trouvant encore indisposée. Le baron de
  Boucheporn, maréchal de la cour, l'a précédée: il a dû arriver à
  Paris quelques jours avant Sa Majesté.

  Ce sont les nouvelles que M. Athalin avait portées de Berlin et du
  quartier général du vice-roi qui ont amené la détermination de ce
  prompt départ. Le roi m'a dit lui-même que deux heures avant
  l'arrivée de M. Athalin, lorsque j'avais eu l'honneur de voir Sa
  Majesté, il n'en avait pas encore eu la pensée. Le lendemain matin,
  le passeport d'un inspecteur des postes qui me fut porté pour être
  visé m'en donna le premier soupçon qui fut converti en certitude
  quelques minutes après, lorsque je reçus le moniteur westphalien
  annonçant que la reine partait sur l'invitation de Sa Majesté
  impériale.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                                 Cassel, 24 mars 1813.

  Sire, je reçois la lettre de Votre Majesté en date du 14 courant et
  je m'empresse de lui envoyer ci-jointe la copie du décret que j'ai
  signé et fait expédier depuis le 20. Elle y verra que tout ce
  qu'elle désire est fait, mais, Sire, je vous supplie de ne pas
  laisser succomber par le manque de quelques millions un pays tel que
  le mien, qui vous est d'une si grande utilité.

  Le déficit sur les revenus du mois passé pour les départements de
  l'Elbe, de la Saale et de l'Oder est de trois millions, ce mois-ci
  il sera du double: nous sommes au 24 et 500,000 francs ne sont pas
  encore rentrés; cependant, Sire, confiant dans la parole de Votre
  Majesté, mon armée s'organise, tout se fait et se livre, mais le
  mois prochain rien ne pourra être payé, si Votre Majesté ne vient à
  mon secours.

  À la fin de la semaine prochaine, 10 bataillons d'infanterie, plus
  2,000 cavaliers bien montés et équipés et 24 pièces de canon
  pourront partir avec moi pour Brunswick et se porter jusque sur
  l'Elbe si Votre Majesté le désire.


M. Reinhard écrit tantôt que le roi ne veut pas de commandement,
tantôt que le roi désire un commandement.

Le roi Jérôme désirait ardemment un commandement assez important
pour que cette position le mît en relief. Doué d'une grande
confiance en son aptitude militaire, et d'un amour-propre excessif,
il ne mettait pas en doute qu'il ne fût aussi capable que le prince
Eugène et tous les maréchaux de l'empire, sans en excepter un seul,
de gagner des batailles et de rappeler la victoire sous nos
drapeaux. Mais telle n'était pas l'opinion de l'empereur qui, tout
en appréciant la bravoure et les belles qualités militaires de
Jérôme, était loin de lui reconnaître le génie nécessaire à un chef
d'armée. En 1854, lors de la guerre d'Orient, sous le second empire,
le vieux prince crut un instant que son neveu lui donnerait le
commandement en chef de son armée, attendu, disait-il, que lui seul
en France avait l'habitude de la grande guerre et des grands
commandements et était en état de remuer des masses.


  JÉRÔME À NAPOLÉON.

                                                Cassel, 14 avril 1813.

  Sire, je viens d'apprendre l'arrivée de Votre Majesté à Mayence et
  m'empresse d'envoyer auprès d'elle mon ministre des finances, il est
  plus à même que personne de faire connaître à Votre Majesté notre
  situation financière; elle est telle, Sire, que, depuis le 11,
  toutes les ordonnances qui ne sont pas pour la solde et les
  traitements ont été suspendues au trésor, et qu'à la fin du mois, je
  dois opter entre le paiement de l'armée ou celui des fonctionnaires
  publics. La suppression du paiement des ordonnances tirées par les
  ministres a fait un tel mauvais effet que l'habillement et le
  harnachement, la livraison des chevaux ont été totalement suspendus.

  Je vous supplie, Sire, de ne point nous laisser tout à fait écrouler
  et de nous envoyer quelques millions afin de nous soutenir; quel
  chagrin pour moi, Sire, de me voir détruit par celui même qui m'a
  créé!


  BULLETIN.

                                                Cassel, 12 avril 1813.

  Le roi, informé par moi que M. le maréchal duc de Valmy envoyait
  quatre bataillons à Wetzlar sur les confins de la Westphalie et du
  grand duché de Berg, a désiré que M. le maréchal en envoyât deux
  autres à Marbourg et m'a chargé de lui faire connaître ce désir.

  Le roi a passé la journée d'hier à Napoléonshöhe: le temps était
  magnifique. Le soir il y a eu spectacle et souper: la réunion était
  nombreuse. On disait que le roi avait voulu montrer qu'il n'avait
  pas fait emballer les meubles de ce château et qu'il avait voulu
  faire déballer aux dames peureuses leurs manteaux de cour.


On commençait à craindre les conspirations en Westphalie,
principalement à Cassel, que l'ennemi savait fort mal gardé, et
autour du roi, déjà à cette époque hors d'état de défendre sa
résidence et son royaume.


  REINHARD À L'EMPEREUR.

                                                   Cassel, 8 mai 1813.

  Le roi m'a fait communiquer par le général Bongars un rapport du
  sieur Delagrée, chef d'escadron de la gendarmerie westphalienne,
  concernant plusieurs mesures de précaution et de sévérité que M. le
  maréchal, prince d'Eckmühl, a prescrites au général Bourcier revenu
  à Hanovre après avoir vu le maréchal à Minden.

  Le roi m'ayant fait appeler ensuite m'a fait lecture de la lettre
  qu'il se proposait d'envoyer à M. le maréchal. Sa Majesté déclare au
  prince qu'elle ne peut croire que de pareils ordres aient été donnés
  et qu'elle les regarde comme entièrement contraires aux intentions
  de Votre Majesté. Elle pense que si des mesures de sévérité sont
  nécessaires dans son royaume, elles doivent être prises par le
  souverain qui a déjà établi des commissions militaires à Wanfried
  (où quelques habitants avaient livré à l'ennemi quelques chevaux et
  un gendarme), à Lichtenau près Paderborn (où des voitures du roi et
  des voyageurs français avaient été insultés). Elle fait entendre que
  de pareils procédés pourraient la conduire à prendre un parti
  extrême, etc., etc.

  J'ai cherché, Sire, à dissuader le roi de l'envoi de cette lettre.
  Les ordres du prince semblaient dater de la fin d'avril: peut-être
  renoncerait-il de lui-même à leur exécution. Il me paraissait
  préférable de notifier au général Bourcier que, s'il y avait des
  mesures à prendre, des coupables à punir dans son royaume, le roi
  s'en chargerait. Mais le roi me répondit que cette manière d'agir ne
  serait point généreuse, qu'elle compromettrait le général Bourcier
  qui était subordonné au maréchal; que, d'ailleurs, des troupes
  françaises étaient déjà arrivées à Hanovre et qu'il voulait que le
  prince s'expliquât catégoriquement sur les ordres qu'il avait
  donnés. Sa Majesté a désiré en même temps que je rendisse compte de
  cet incident à Votre Majesté. La lettre du roi au maréchal a dû
  partir hier par courrier; j'ignore si elle est partie. Quant à la
  ville de Hanovre et aux Hanovriens, l'enquête portera-t-elle sur
  leurs voeux et sur leurs espérances, ou sur leurs démonstrations et
  sur leurs actions? Tous les rapports de la police semblent les
  absoudre d'actions criminelles: l'ordre public n'a été troublé nulle
  part; les démonstrations mêmes ont été ou contenues ou réprimées; et
  si, dans une effervescence d'opinions, la responsabilité cesse
  d'être personnelle, la fidélité et l'obéissance ne suffiront plus
  pour discerner l'innocent du coupable.


Le roi Jérôme écrivit de Cassel, au commencement de juin 1813, au
général Dombrowski à Wittemberg de se rendre à Hersfeld le 10 juin,
et il lui dit:

«D'après les instructions que j'ai reçues de S. M. l'empereur, vous
devez diriger vos deux bataillons d'infanterie et votre artillerie
de Hersfeld par Rothembourg à Eschwege et vos deux régiments de
cavalerie de Hersfeld sur Kreutzbourg, afin qu'ils puissent s'unir à
moi et chasser l'ennemi de l'autre côté de l'Elbe.»

Le duc de Valmy, auquel Dombrowski soumit cette lettre en demandant
des ordres à son chef immédiat, écrivit à l'empereur pour avoir ses
ordres. Ce dernier manda à Berthier le 10 juin: «Le roi de
Westphalie a écrit la lettre ci-jointe au général Dombrowski.
Écrivez à ce général pour lui faire connaître la marche qu'il doit
suivre.» Et en post-scriptum: «Écrivez au roi de Westphalie pour lui
faire connaître l'inconvenance d'employer mon nom pour changer la
direction de la marche des troupes; que cela peut mettre les
généraux dans l'embarras; que c'est contraire à toutes les formes;
que personne n'a le droit de prendre mon nom et de supposer que j'ai
donné des ordres quand ce n'est pas.»


  BULLETIN DE REINHARD.

                                               Cassel, le 2 juin 1813.

  On dit que les ennemis annoncent le projet de faire une pointe sur
  Cassel. Enflés par quelques succès, il ne serait pas en effet
  impossible qu'ils poussassent leur témérité à ce point. Il est vrai
  qu'avec ce qui est parti pour Minden nous aurions 4 à 5,000 hommes
  d'infanterie et environ 1,000 chevaux à leur opposer: mais quelles
  troupes et comment dirigées? Si cela continue, de surprise en
  surprise, ou même avertis mais mal informés, sans prudence, sans
  ensemble, nous serons détruits en détail.

  Depuis plus de trois mois que le roi est à Napoléonshöhe, je n'ai eu
  l'honneur d'approcher de Sa Majesté qu'une seule fois. Mais M. de
  Furstenstein continue à être invisible: son cabinet est au salon de
  service. M. Siméon est toujours, M. de Höne, M. de Bongars sont tour
  à tour du voyage. M. de Höne avait été malade: il est retourné
  aujourd'hui à Napoléonshöhe. Il doit, dit-on, proposer au roi de
  mettre toutes ses forces disponibles sous les ordres du général
  Teste. Il est à prévoir que cette proposition ne sera point agréée.
  Le roi paraît se trouver de nouveau dans un de ces accès de dégoût
  où, se livrant à l'apathie, il cherche des distractions dans des
  plaisirs dont le secret n'est pas assez gardé pour ne point faire
  une impression fâcheuse sur le public. Je ne méconnais point ce
  qu'en ce moment la situation du roi a de pénible sous tant de
  rapports que je connais et peut-être sous quelques rapports que
  j'ignore: mais le travail et le dévouement surmonteraient facilement
  des peines qu'on ne se serait pas attirées soi-même, et ce sont ces
  dernières qui sont poignantes et qui découragent. Au milieu de tout
  cela, on se croit trop petit souverain avec deux millions d'âmes: on
  s'en sépare d'affection et d'intérêts. On est jaloux des conseils,
  on s'impatiente de la vérité. Voilà près de cinq ans depuis que Sa
  Majesté impériale a daigné me confier la mission de Westphalie; et
  laissant à part ce qui doit être imputé à des événements qui n'ont
  pas dépendu du gouvernement de ce royaume, je ne puis me dissimuler,
  je ne puis, quelque chagrin que j'en aie, dissimuler à Votre
  Excellence qu'en principes d'administration, en talents et en
  connaissances, en moralité surtout, les choses y sont toujours
  allées en empirant.


  BULLETIN.

                                                  Cassel, 20 mai 1813.

  Une semaine passée en voyage à Napoléonshöhe me met à portée d'en
  décrire les usages et de rendre compte du genre habituel de vie que
  le roi a adopté dans cette résidence d'été.

  Le costume de voyage est un petit uniforme bleu, brodé en argent,
  pantalon bleu et bottes à l'écuyère. On garde ce costume jusqu'à
  l'heure du dîner excepté les dimanches et jeudis, jours où tous ceux
  qui ont les grandes entrées paraissent au lever du roi.

  La semaine de voyage commence dimanche au soir et finit le dimanche
  suivant après le spectacle. Les invités sont rarement au-dessus du
  nombre huit, quatre hommes et quatre femmes. _Rarement les femmes et
  les maris sont invités ensemble._ Dans la semaine passée, nous
  étions au nombre de six. Le ministre de la guerre, le baron de
  Schulte, conseiller d'État, la comtesse de Furstenstein, madame la
  comtesse de Jagow, femme d'un chambellan du roi, madame Chabert,
  femme du capitaine de la garde, madame de Schlicher, dame du palais,
  étaient de semaine.

  Le lever a lieu vers les dix heures. À 11 heures, déjeuner; à 6
  heures 1/2, dîner. Il n'y a rien de recherché, ni dans les plats, ni
  dans les vins; la table est bien servie, mais sans profusion. Le roi
  déjeune et dîne seul: il est cependant d'usage d'inviter une fois à
  dîner et une fois à déjeuner à la table de S. M. les personnes du
  voyage. Le déjeuner eut lieu à Schönfeld, petite maison de campagne
  du roi située entre le parc de Cassel et Napoléonshöhe, et le dîner
  à Mouland, petit village chinois bâti par l'ancien électeur et dont
  les maisons, encore en état de servir, viennent d'être réparées et
  remeublées avec une simplicité élégante.

  Après le déjeuner, jusqu'à deux heures, promenade devant le château
  et entretiens du roi avec les personnes qu'il fait appeler. Après 2
  heures, le roi se retire, ou bien il y a promenade en voiture.
  Pendant la semaine dernière, le roi a passé deux revues, l'une des
  grenadiers de sa garde et l'autre des cuirassiers: il a présidé une
  fois son conseil d'État. Il est allé deux fois à Cassel pour voir
  les travaux de son palais.

  Lorsque le temps le permet, le roi dîne en plein air ou dans un
  petit pavillon du jardin de la reine. Après le dîner, on reste
  devant le château avec ou sans le roi. À 9 heures on se réunit soit
  dans les appartements de Sa Majesté, soit dans la petite salle de
  spectacle. Ces jours passés, il y avait un petit concert de trois ou
  quatre musiciens et jeu ou spectacle. Le jeu dominant, c'est le
  whist. Le genre de spectacle que le roi préfère, c'est la comédie.
  La petitesse de la salle de l'intérieur ne permet pas de donner de
  grandes pièces qui sont réservées pour le dimanche.

  À 10 heures du soir, tout est fini et le roi se retire. Le roi est
  toujours aimable: on dirait cependant qu'il est devenu plus grave.
  L'ordre et la décence règnent partout. La table du maréchal est de
  dix-huit à vingt personnes.

  La princesse de Löwenstein étant dans son huitième mois de grossesse
  a cessé de paraître à la cour. Elle vint cependant dimanche en robe
  du matin et partit le lendemain après avoir déjeuné avec le roi.
  Cette dame, par beaucoup d'esprit de conduite, s'est fait une
  existence à part qui ressemble un peu à celle d'une favorite en
  titre. Aucune des dames invitées ne pouvait avoir de prétentions.

  On dit que le roi se souvient encore quelquefois de madame Escalonne
  qui avait été avec lui pendant sa dernière campagne de Pologne.

  Sa Majesté prenait depuis quelques jours des bains pour lesquels on
  faisait venir l'eau de Pyrmont.


Le danger devenant de jour en jour plus imminent pour la Westphalie
et pour Cassel, Reinhard, sur les instances de Jérôme, envoya au
général Lemoine une dépêche pour qu'il vint à Cassel avec sa
division. Cette mesure fut désapprouvée par Napoléon, qui fit écrire
à Reinhard de Dresde, le 10 août 1813, par M. de Bassano:


                                                 Dresde, 30 août 1813.

  L'empereur a pris lecture de votre lettre du 27, qui annonce que
  vous avez invité le général Lemoine à se porter avec son corps sur
  Cassel. Sa Majesté n'approuve point cette démarche: les
  circonstances n'exigent point un pareil mouvement; et la présence du
  corps du général Lemoine sur le Weser est trop nécessaire pour qu'il
  doive se déplacer légèrement. Ce général a ses instructions: il faut
  dans votre correspondance avec lui vous borner à l'instruire de
  l'état des choses et des nouvelles qui vous parviennent.

Le même jour, l'empereur écrivit de Dresde à Berthier: «Mandez à
Lemoine de ne pas aller du côté de Cassel, de rester à Minden pour
faire exercer ses troupes et former sa petite division. Que son
premier but doit être de couvrir Wesel et qu'il est autorisé
également à se porter sur Magdebourg si le général Lemarrois se
trouvait avoir une garnison trop faible; enfin qu'il doit avoir de
la troupe en observation sur le Weser; mais qu'il ne doit pas se
remuer légèrement.»


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                            Cassel, 12 septembre 1813.

  Le roi me dit à l'instant qu'il envoie un courrier à Sa Majesté
  impériale avec les nouvelles qu'il a reçues du côté de Brunswick. Ce
  ne sont à la vérité que des rapports de gendarmes, mais ils viennent
  de différents côtés: ils s'appuient et se confirment. Il paraît
  qu'un corps ennemi, qu'on porte à 15,000 hommes avec 16 pièces de
  canon et dans lequel se trouve de la cavalerie anglaise venant de
  Domitz, a passé l'Elbe le 9. On annonçait en même temps pour le 11
  le passage d'un autre corps destiné à occuper Haarbourg, le prince
  d'Eckmühl étant revenu à Hambourg. Le roi transmet ces nouvelles
  directement à Sa Majesté impériale et lui demande des ordres
  éventuels.

  Le général Lemoine doit avec son corps arriver aujourd'hui à
  Brunswick dont des patrouilles ennemies, depuis quelques jours, se
  sont approchées jusqu'à quatre lieues. Monseigneur le major général,
  en m'annonçant que Sa Majesté impériale n'avait point approuvé la
  lettre que j'avais écrite à ce général pour l'engager à venir
  couvrir Cassel, m'écrivit qu'il _était nécessaire sur le Weser_.
  J'ignore en conséquence si le mouvement qu'il fait sur Magdebourg où
  il est appelé par le général Lemarrois est conforme aux intentions
  de Sa Majesté. Je n'ai reçu de lettres, depuis plusieurs jours, ni
  de l'un ni de l'autre de ces généraux. J'ignore si le général
  Lemoine a emmené toutes les troupes, hors celles qui sont sous les
  ordres du général Laubardière et qui sont peu considérables.

  En ce moment, Monseigneur, je suis moins rassuré que dans les jours
  du mois d'avril dernier, dans le cas où l'ennemi menacerait la ville
  de Cassel qui est certainement un point très important sous les
  rapports militaire et politique. Le roi pense que l'ennemi ne peut
  se hasarder à ce point, et ses raisonnements sont fort justes; mais
  nous vivons d'une crise pleine d'événements imprévus et je voudrais
  au moins voir le roi entouré, outre ses hussards, de quelque
  infanterie française[142].

         [Note 142: Cette importante dépêche ayant été interceptée par
         l'ennemi et publiée dans un journal autrichien donna sans
         doute à Tchernicheff la pensée de marcher sur Cassel.]


Nous voici arrivé au moment de l'entrée à Cassel du général
Tchernischeff et à l'évacuation de cette ville par Jérôme.

Cet épisode, raconté tout au long et dans les plus grands détails
par le roi dans sa lettre du 4 octobre 1813 au ministre duc de
Feltre, dans l'espèce de précis historique que M. Hugot fit alors
avec M. Reinhard, l'est également dans une lettre du roi à
l'empereur. Ce dernier document n'ayant pas trouvé place aux
_Mémoires de Jérôme_, nous allons le donner ici, mais nous le ferons
précéder de la dépêche suivante de M. Reinhard, laquelle contient
une assez singulière conversation du roi:


  Dès le 12, après avoir reçu des nouvelles alors exagérées des forces
  ennemies qui avaient passé à Danneberg, le roi envoya un courrier à
  Sa Majesté l'empereur pour demander des ordres éventuels sur ce
  qu'il devait faire, si l'ennemi menaçait sa capitale. Ayant appris
  les passages du côté de Dessau, que les rapports annonçaient comme
  étant ceux d'un corps d'armée entier, Sa Majesté me dit qu'elle
  n'avait point reçu et que probablement elle ne recevrait pas
  d'ordres de l'empereur, et me demanda ce que je pensais qu'il
  convenait de faire. Après plusieurs préambules, le roi me pressant
  toujours, je conclus qu'il faudrait se retirer quand le danger
  serait imminent et certain. «Mais, dit le roi d'un air assez
  délibéré, si je faisais comme les petits princes, si je restais? Mon
  intention est de rester.»--«Mais Votre Majesté s'exposerait.»--«Sans
  doute, dit le roi, il faudrait que l'ennemi le voulût.» Je changeai
  de conversation et quelque temps après je revins à la circonstance.
  Je citai le grand-duc de Toscane qui en 1799 avait voulu rester, et
  qui en 24 heures reçut l'ordre de partir. «Sa position, dit le roi,
  était différente de la mienne.»--«Oui, dis-je, peu de semaines
  auparavant, il avait payé deux millions pour sa neutralité.»
  J'ajoutai que, si l'ennemi permettait aux petits princes de rester,
  c'était dans l'espérance qu'ils embrasseraient ce qu'ils appellent
  la cause commune; «et c'est, dis-je, ce que Votre Majesté ne peut ni
  ne voudra faire.» La conversation en resta là, et je crus
  m'apercevoir que le roi était satisfait de ce que je venais de dire.
  Néanmoins, quelque soit l'intention avec laquelle il a mis cette
  idée en avant, elle m'a paru trop extraordinaire pour que je puisse
  me dispenser d'en rendre compte à Votre Excellence. Du reste, on
  prend au château des précautions à tout événement. Il y a même trois
  chevaux sellés pour le roi qui y entrent toutes les nuits.


Il est difficile d'admettre que la possibilité de rester dans ses
États fût jamais passée par la tête du roi. Son attachement à la
France et à son frère, la rectitude de son jugement, la loyauté de
son caractère ne permettent pas de le supposer. Jérôme a dit depuis
que Tchernischeff lui avait proposé de rester et qu'il avait
repoussé avec indignation cette proposition[143]; mais ce qui ne
permet pas d'admettre non plus que les souverains ligués contre
Napoléon aient pu avoir cette pensée, c'est que le but avéré du
général russe était de faire Jérôme prisonnier à Cassel.

         [Note 143: _Mémoires du roi Jérôme_, 6e vol., p. 215.]

Voici maintenant la lettre du roi, de Wetzlar, 29 septembre 1813.


  Sire, le 24, j'appris que l'ennemi était entré à Mulhausen, avec
  4,000 chevaux, 2,000 chasseurs et 16 pièces de canon; en même temps
  le général Lemarrois annonçait au ministre de France que 3 régiments
  d'infanterie russe, 800 chevaux et 12 pièces de canon avec lesquels
  une division s'étaient battue à Wollmerstadt se dirigeaient sur
  Brunswick. Il ne me parut plus douteux qu'ils ne voulussent faire
  une tentative sur Cassel. J'en prévins le duc de Valmy et l'engageai
  à faire passer par Cassel sa 34e colonne de marche forte de 3,200
  hommes, en lui observant que, si mes craintes n'étaient pas fondées,
  cette colonne ne perdrait qu'un jour de marche et que, s'il en
  arrivait autrement, elle servirait soit à repousser l'ennemi de
  Cassel où j'étais décidé à l'attendre, soit à assurer ma retraite en
  cas de nécessité. Le 26, le général Bastineller qui observait dans
  le Harz les mouvements de l'ennemi m'annonça qu'il se portait au
  nombre de 7,000 hommes sur Eschwege, et le général Zandt qui était
  en position à Goettingen me rendit compte en même temps que l'ennemi
  était entré en force dans Brunswick. Cependant, comptant sur
  l'arrivée de la colonne française que j'avais demandée au duc de
  Valmy, je fis mes dispositions de défense. Je donnai ordre au
  général Bastineller d'appuyer sa gauche à Witzenhausen et sa droite
  à Melsungen afin que l'ennemi ne pût intercepter la route de
  Francfort en passant le gué qui est près de ce dernier endroit.

  Le général Bastineller ne put exécuter assez promptement ce
  mouvement, l'ennemi étant en forces devant lui. Il me rendit compte
  que 800 chevaux et 4 pièces de canon étaient parvenus à tourner sa
  droite et se hâtaient d'arriver sur Cassel. Le 27, je lui donnai
  l'ordre de prendre position en avant de Cassel. Le même ordre fut
  donné au général Zandt, mais l'ennemi les gagna de vitesse, renversa
  le même jour à 11 heures du soir les avant-postes qui étaient à Elsa
  et à Kauffungen et hier 28, à 4 heures du matin, j'en reçus la
  nouvelle. Je fis sur-le-champ prendre les armes au peu de troupes
  que j'avais avec moi. J'envoyai 25 hussards, 2 compagnies de
  chasseurs de la garde pour reconnaître l'ennemi, au milieu duquel
  ils se trouvèrent un quart d'heure après être sortis de la ville. Le
  brouillard était si épais que l'on pouvait à peine se voir à deux
  pas. Ce détachement se replia sur la porte de Leipsick en assez bon
  ordre, quoiqu'il eût perdu la moitié de son monde par l'artillerie
  ennemie. Deux pièces de canon que j'avais placées à la porte de
  Leipsick ripostaient vivement à l'ennemi dont les boulets
  traversaient la ville, mais ces deux pièces furent démontées en peu
  de temps et après une demi-heure de combat. Pendant ce temps, je
  faisais barricader le pont qui communique du faubourg à la ville. À
  peine cette opération fut achevée que l'ennemi enfonça la porte à
  coups de canon et vint braquer une pièce vis-à-vis du pont, ouvrit
  la prison d'État qui en est près et fit sortir tous les prisonniers.
  Je perdis sur ce point beaucoup de monde. Une partie de mes
  hussards, ne sachant point encore monter à cheval et n'étant point
  équipés, me demandèrent des fusils et défendirent ce pont, ma
  dernière ressource.

  Pendant ce temps, 400 chevaux avaient passé la Fulde à gué et
  venaient par la porte de Francfort. Le moment était critique, je me
  mis à la tête de mes gardes du corps, de deux escadrons de hussards,
  je fis longer la rivière à mes grenadiers de la garde pour s'emparer
  du gué. Je sortis par la porte de Francfort. À peine avais-je fait
  deux cents pas qu'un peloton d'avant-garde m'annonça que l'ennemi
  était en bataille devant lui. Je m'avançai de suite au galop pour le
  reconnaître, mais le brouillard était si épais que je me trouvais au
  milieu de lui à pouvoir faire le coup de sabre; je le fis charger
  aussitôt par le 2e escadron de hussards pendant que je le faisais
  tourner par sa droite par les gardes du corps, afin de le rejeter
  sur les grenadiers qui occupaient déjà le gué. Cela me réussit, il
  fut mis en déroute et les grenadiers en tuèrent un bon nombre. Ce
  mouvement força l'ennemi d'évacuer la partie de la ville qu'il
  occupait du côté de la porte de Leipsick, craignant que je ne le
  prisse à dos en passant moi-même le gué, ce que j'étais loin de
  vouloir faire, étant convaincu que cette avant-garde allait être
  fortement soutenue.

  Après avoir ainsi dégagé la ville, je pris position à une demi-lieue
  en arrière avec mes gardes du corps, mon bataillon de grenadiers et
  400 hussards, les seuls qui fussent en état de se tenir à cheval et
  de donner un coup de sabre. J'attendis dans cette position, depuis
  10 heures que le combat avait cessé jusqu'à 3 heures, espérant à
  chaque instant, mais en vain, voir déboucher les colonnes des
  généraux Zandt et Bastineller. Ne les voyant pas paraître, je
  renforçai les postes de la ville par une compagnie de chasseurs
  carabiniers et deux pièces d'artillerie et, comme l'ennemi remontait
  la Fulde pour arriver à Wabern avant moi, je me repliai sur Jesberg,
  décidé à m'y tenir et à attendre la colonne française que je ne
  doutais pas que le duc de Valmy m'envoyât. Quel fut mon étonnement
  en recevant à 10 heures du soir, par le retour de mon courrier, une
  lettre en réponse à la mienne, par laquelle le duc de Valmy
  m'annonce ne pouvoir prendre sur lui une pareille mesure. Dans cet
  état de choses, il ne me restait d'autre parti à prendre, ne pouvant
  point tenir chez moi ni compter sur des secours, que de me retirer
  vers Coblentz, mais je ne passerai point le Rhin avant de connaître
  les intentions de Votre Majesté.

  Je réunirai mes troupes à Wetzlar. J'aurais préféré rester avec
  elles à Marbourg, mais l'esprit public y étant très mauvais, la
  désertion se mettrait parmi le peu de soldats qui me restent.

  Il est bien entendu, Sire, que si j'apprenais que quelque corps
  français marchât pour me soutenir, je pourrais rentrer à Cassel dans
  peu de temps.

  Mon régiment de hussards français s'est conduit pendant toute la
  journée d'hier avec beaucoup de valeur; j'ai dû malheureusement en
  perdre beaucoup qui, n'ayant pas l'habitude du cheval, tombaient en
  chargeant l'ennemi.


La correspondance de Reinhard et celle de M. de Malartie, son
secrétaire de légation, du 10 octobre au 10 novembre 1813, feront
connaître les événements qui eurent lieu en Westphalie pendant le
dernier mois du règne de Jérôme, la rentrée du roi dans sa capitale
et sa retraite définitive.


  MALARTIE AU DUC DE BASSANO.

                                         Coblentz, le 10 octobre 1813.

  La lettre ci-jointe de M. le baron Reinhard instruira Votre
  Excellence de la résolution qu'il a prise de me faire partir hier
  matin pour Coblentz, afin que je fusse à portée de l'informer de la
  marche du roi et de l'époque présumée de son retour dans la
  capitale.

  Je suis arrivé ici hier à midi; ce matin à 8 heures j'ai vu M. le
  comte de Furstenstein et le préfet du département.

  Déjà beaucoup de serviteurs du roi sont retournés à Cassel. Je
  citerai entre autres le directeur général des postes, le préfet de
  police, le ministre des finances, l'intendant général du Trésor,
  l'intendant de la maison du roi.

  Le roi a des nouvelles du général Allix qui a dû quitter Cassel
  avant-hier pour suivre le général Czernischeff. Sa Majesté a envoyé
  un courrier au général Allix pour lui ordonner de s'arrêter, mais je
  ne crois pas que le général ait besoin d'instructions à cet égard.
  Il n'a avec lui que 4,000 hommes et, si je me rappelle bien les
  conversations que nous avons eues souvent ensemble en pesant
  l'hypothèse que malheureusement nous avons vue se réaliser, son
  plan est de prendre position en avant de Göttingen, près
  d'Heiligenstadt, peut-être même du côté d'Halbertstadt; de
  s'éclairer avec le plus grand soin et de manoeuvrer de manière à
  couvrir Brunswick et Cassel contre des attaques d'ennemis qui ne
  peuvent réussir que dans des coups de main et qui doivent être
  eux-mêmes tout étonnés de leurs succès passagers. Je fais seulement
  des voeux pour que la santé du général Allix se soutienne. Mais ce
  sont les mouvements de la grande armée et ceux du prince de la
  Moskowa qui décideront du sort ultérieur de la Westphalie.

  Je ferai mon possible, Monseigneur, pour recueillir des détails
  exacts sur ce qui s'est passé à Cassel pendant l'occupation. Jusqu'à
  présent les rapports sont ou exagérés ou contradictoires. Le roi
  s'est montré bien douloureusement affecté de la conduite de quelques
  personnes qu'il avait comblées de bienfaits, et qui ont paru en
  avoir perdu le souvenir: mais on ne sait encore rien de positif.

  Il est pour moi extrêmement délicat, Monseigneur, d'avoir à parler à
  Votre Excellence de la position gênée où se trouve le roi à
  Coblentz. Le bruit est que S. M. part ce soir et l'on fait des
  préparatifs dans sa maison. D'un autre côté, M. de Furstenstein a
  dit positivement à M. Duntzau et à moi que le roi ne partait point
  encore. Il m'a dit de plus que S. M. avait écrit à M. le duc de
  Valmy qu'il voulait savoir sur combien de troupes françaises il
  pouvait compter pour se maintenir dans son royaume et pour ne plus
  être exposé à en sortir. Je lui ai demandé si le roi avait des
  nouvelles de l'empereur. Oui, m'a-t-il répondu. «S. M. a de
  l'empereur une lettre du 4. L'empereur ne lui parle point de
  l'événement de Cassel. Il l'ignorait encore. Le roi ne peut pas
  concevoir cela.» Je n'avais rien à dire, Monseigneur, je me suis tu.

  M. Duntzau, préfet de Coblentz, que je connaissais d'ancienne date,
  m'a paru sentir parfaitement l'importance de tous les différents
  devoirs qui lui sont imposés dans la circonstance présente. Sa
  douceur et son aménité lui ont procuré le bonheur de plaire au roi.

  Mme la princesse de Löwenstein, la comtesse de la Ville-Illion, Mme
  de Furstenstein, Mme Chabert sont ici. Ces dames dînent avec le roi
  et S. M. passe la soirée avec elles et les officiers de sa maison.

  Du reste, le roi vit d'une manière fort retirée.--J'ai dit à M. de
  Furstenstein que je suivrai ses conseils pour savoir si je devais
  demander que S. M. m'admît à l'honneur de lui faire ma cour.


                                         Du 13, à dix heures du matin.

  Le roi vient de partir. M. Duntzau a accompagné S. M. jusqu'aux
  frontières du département et est revenu enchanté de toute
  l'amabilité dont il a été comblé.

  Le roi compte coucher à Wetzlar. Je le suivrai dans la journée. Je
  suis parti d'auprès de M. de Reinhard sans argent et sans voiture.
  Il faut que je m'occupe un peu de moi-même. D'ailleurs, il n'y a
  plus de chevaux à la poste. Mme de Löwenstein, Mme de la
  Ville-Illion, Mme de Furstenstein restent ici pour le moment. M.
  Siméon partira dans quelques jours pour Paris. Ce respectable
  vieillard ne quitte le roi qu'avec un regret qui fait autant
  d'honneur au souverain qu'au ministre. Surtout, quoique depuis
  longtemps il songeât au repos, ce n'était pas dans une circonstance
  critique qu'il eût voulu se séparer du roi dont il a vu poindre la
  jeunesse et auquel il a rendu tant de services essentiels. Le roi
  sentira peut-être trop tard que M. Siméon était un des appuis de son
  trône. Le peuple n'en est pas à le sentir. Je ne sais, mais la
  vieillesse de M. Siméon, de longtemps encore, n'approchera de la
  caducité, et si l'empereur rendait au ministre qu'il avait prêté à
  son frère l'honneur de siéger au conseil, il est à croire qu'il
  trouverait en lui un serviteur d'autant plus éclairé qu'un séjour de
  six ans en Allemagne a dû augmenter la masse de ses connaissances et
  donner à ses réflexions un nouveau poids.

  M. de Wolfradt sera son successeur.

  On m'a assuré, mais je ne voudrais pas garantir cette assertion, que
  M. de Czernischeff avait un plan exact du château qu'habitait le
  roi, qu'il est arrivé sans guide jusqu'à la chambre de Sa Majesté,
  et qu'il a dit que si un gendarme ne s'était pas échappé de ses
  mains il prenait le roi dans son lit[144].

         [Note 144: Donc aucune proposition n'avait pu être faite au
         roi pour conserver sa couronne.]


À cette date s'arrête, dans les _Mémoires du roi Jérôme_, ce qui est
relatif à ce prince en Westphalie.

Les mémoires ne reprennent qu'en 1814. Il nous a été possible, à
l'aide de la correspondance diplomatique, de combler cette lacune.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                           Cassel, le 18 octobre 1813.

  Le roi a nommé le général Allix son lieutenant, parce qu'il ne croit
  pas pouvoir se mettre en personne à la tête de 4,000 hommes. Il
  regrette d'être revenu. Si l'ennemi marche de nouveau contre Cassel,
  ou si les troupes qui sont ici ont ordre de marcher ailleurs, il se
  retirera d'un pays mûri partout pour la révolte, et en attendant,
  lorsque tout est désorganisé, lorsque le service de S. M. I. exige
  qu'on ne s'occupe que de rassembler toutes les parties éparses pour
  pourvoir aux besoins les plus urgents de l'armée, il ne médite que
  des projets de vengeance! Ses premiers dignitaires sont arrêtés,
  exilés pour n'avoir pas toujours porté l'ordre, pour n'avoir pas
  suivi sa personne, etc. La commission nommée par Czernischeff,
  composée des hommes les plus estimables, fonctionnaires du roi, se
  dévouant à la circonstance, mais absolument incapables d'en sentir
  les difficultés, et commettant des fautes graves de forme, qu'on
  convertit en crimes de lèse-majesté, seront traduits à une
  commission militaire; son intention, j'en suis persuadé, est de
  faire grâce, mais il veut qu'ils soient condamnés à mort.

  Ces pensées tout à fait étrangères au moment, qui exige d'autres
  soins, l'absorbent lui et son lieutenant. M. Siméon voulait revenir,
  c'est le roi qui n'a pas voulu, parce qu'il craignait d'en être
  contrarié. Toutes les prisons sont pleines. La terreur règne, et le
  seul excès criminel qui ait été commis l'a été par un étranger
  portant en poche un brevet de duc.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                           Cassel, le 19 octobre 1813.

  Il a fallu interrompre ma lettre d'hier pour me livrer aux visites,
  aux rapports, aux lamentations qui de toutes parts affluent autour
  de moi. Depuis les ministres du roi jusqu'aux particuliers, personne
  ne connaît le but de cette commission militaire appelée à juger la
  commission de Cassel nommée par l'autorité du conseil municipal sous
  l'autorisation du général russe. Pour m'éclairer enfin, je me suis
  décidé à aller directement chez le général Allix, unique moteur de
  cette mesure, puisque le roi l'a prise sur ses rapports et puisque
  c'est encore sur son rapport qu'elle a été maintenue hier au conseil
  des ministres.

  Après une conversation de deux heures qui est devenue d'autant plus
  vive que je comprenais moins le général Allix se tournant toujours
  dans un cercle vicieux et n'osant pas prononcer le mot qui
  trancherait la difficulté, il s'est trouvé que tandis que d'après
  l'unanimité des rapports je n'avais vu dans tout ce qui s'est passé
  le 30, lors de la reddition de la ville, que la peur des bourgeois,
  craignant de voir leur ville et leurs maisons incendiées et
  convaincus de l'absurdité de défendre une place ouverte avec moins
  de 300 hommes de troupes, le général Allix posait en fait que Cassel
  avait été en pleine révolte. Ce fait posé, il n'y avait plus rien à
  dire, et la commission militaire était de droit. Mais malheur à
  l'homme capable de sacrifier en ce moment la vie d'une vingtaine
  d'hommes respectables et, par l'effet que cette procédure peut
  produire sur un peuple exaspéré, celle des Français dans le cas
  d'une seconde retraite, peut-être la sûreté du roi, peut-être les
  ressources les plus précieuses pour la grande armée à un
  amour-propre irrité.

  Et que c'est là l'unique cause qui a fait établir comme principe la
  révolte de Cassel, le général Allix lui-même m'en a donné la
  conviction intime. Il m'est impossible, Monseigneur, d'entrer dans
  des détails dont la discussion entraînerait des journées entières:
  je dois pour cette fois me prévaloir de ma qualité d'honnête homme
  et d'homme de sens et demander à être cru sur ma parole. Aussi ne
  suivrai-je pas plus loin le général Allix. Je dirai seulement que
  tandis qu'il soutient que cette procédure est nécessaire pour
  l'exemple, je soutiens, moi, que les hommes dont il s'agit,
  eussent-ils mérité de perdre la tête, ce n'est pas le moment de les
  mettre en jugement.

  Si après cela je disais que le général Allix a montré du zèle et du
  caractère en défendant la ville et surtout en s'empressant d'y
  rentrer, il faudrait dire aussi que le général Allix a laissé à une
  lieue de la ville, sous la garde d'une sentinelle, six canons que
  l'ennemi a enlevés le 28 avec leurs munitions, et que le
  commandement de 4 à 5,000 hommes de troupes françaises lui inspire
  des projets d'un écervelé.

  Avant d'aller voir le général Allix, j'avais vu M. de Marienrode,
  qui m'a montré sur toutes ces affaires la même manière de penser que
  moi. Je lui ai demandé s'il avait déjà commencé l'envoi des trois
  cents quintaux de farine par jour demandés pour Erfurth. Il m'a
  répondu qu'il en avait fait la répartition entre les départements en
  omettant ceux qui dans ce moment étaient hors d'état d'y contribuer,
  mais qu'il ne lui avait pas encore été possible de faire commencer
  les livraisons.

  Les contributions ne rentrent plus, les contribuables demandent
  qu'on aille les chercher. Depuis son retour le roi n'a pu réunir
  cent mille francs dans son trésor. Les préfets craignent de donner
  des nouvelles des mouvements de l'ennemi. La présence du roi et le
  devoir de garder sa personne et sa capitale paralysent l'activité de
  nos troupes. Il ne les commandera point, il ne s'en séparera point.
  J'apprends cependant que M. le duc de Feltre a écrit au comte de
  Salha que ces troupes doivent être sous les ordres immédiats du roi.
  J'ai trouvé le roi beaucoup plus calme aujourd'hui qu'hier, comme
  s'il avait reçu des nouvelles de S. M. I. Il en recevait en ma
  présence du général Amey qui lui annonce l'entrée de Tettenborn à
  Brême le 15. Un bataillon suisse s'y est rendu par capitulation. Il
  sera conduit en France. Un second bataillon s'est retiré avec le
  général Lauberdière sur Leipzig.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                           Cassel, le 24 octobre 1813.

  Le roi m'a fait appeler hier soir à onze heures. Le colonel
  Lallemand venait d'arriver. Il avait laissé S. M. l'empereur le 18
  sortant de Leipzig à la tête de sa garde impériale. Il était arrivé
  à Erfurth au milieu des troupes qui revenaient. Il s'était glissé à
  Gotha à travers les cosaques. Il m'a porté votre lettre du 6
  octobre, que je conserverai éternellement comme le mouvement le plus
  touchant et le plus honorable de votre bienveillance et de votre
  intérêt.

  L'intention du roi est de se retirer à Marbourg après avoir reçu des
  nouvelles de S. M. impériale, à moins qu'il ne soit forcé de le
  faire plus tôt. Il a distribué les 8,000 hommes en colonnes mobiles,
  en gardes pour sa personne, et en garnison pour Cassel. Il est à
  craindre que les événements ne permettent pas à Sa Majesté impériale
  de les lui laisser plus longtemps. Prévenu par M. de Feltre qu'elles
  devaient être sous son commandement immédiat, il en a donné le
  commandement sous ses ordres au général Rigaut, qui est ici. Le
  général Allix, blessé de se le voir ôter, a fait de nouvelles
  folies. Elles ont indisposé le roi qui lui a donné sa démission; cet
  homme pourrait devenir notre perte; en ce moment, il est nécessaire
  de l'écarter de toute influence politique.

  Aucun mouvement sérieux ni combiné n'a éclaté en Westphalie. Mais
  nous sommes cernés partout. Un nouveau corps de 10,000 hommes avait
  dirigé, dit-on, sa marche sur Cassel. Il l'a suspendue. Les cosaques
  occupent toute l'autre rive de la Werra. Il en arrive des
  patrouilles nocturnes jusqu'à quelques portées de fusil de la ville.
  L'ennemi est devant Minden; on s'y est fusillé au pont, mais il ne
  paraît pas assez nombreux.

  Que dire? que faire? Ah! si nous pouvions avoir un mot de S. M.
  impériale. Nous savons du moins qu'elle se porte bien. Ma conduite
  est simple. C'est de partager la destinée du roi.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                           Cassel, ce 25 octobre 1813.

  Le roi, décidé à quitter Cassel, soit à cause des inconvénients de
  la guerre, soit à cause des embarras de l'administration auxquels il
  ne peut remédier, informé en outre ce matin par le général Rigaut
  que l'ennemi est réuni en force à Duderstadt, prendra demain la
  route d'Arolsen et ensuite celle de Paderborn et de Lippstatt, au
  lieu de la route de Wabern et de Marbourg qu'il était résolu de
  prendre encore ce matin. Je précéderai S. M. de quelques heures,
  surtout parce qu'avec ses troupes et à cheval elle prendra une route
  peu praticable pour les voitures. Cette lettre partira après notre
  départ et je l'écris au clair, parce qu'il serait possible que
  lorsqu'elle rencontrera Votre Excellence, elle ne se trouvât pas à
  portée de ses archives. Mon coeur est oppressé, mais le courage et
  la confiance ne m'ont point abandonné.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

          Arnsberg, dans le grand-duché de Darmstadt, 28 octobre 1813.

  J'envoie cette lettre sous le couvert de M. le duc de Valmy; et
  comme, lorsqu'elle parviendra à Votre Excellence, vous aurez reçu
  celles que, depuis notre retour à Cassel, je vous avais adressées
  par l'entremise de M. d'Hédouville, je ne remonterai dans mon récit
  qu'à la veille du second départ du roi de sa capitale. Ce ne sera
  même qu'un très court résumé, en attendant la direction que Votre
  Excellence me donnera pour les rapports qu'il me reste à lui faire.

  Dès que le roi eut appris par le colonel Lallemand les événements
  militaires jusqu'au 18 et l'arrivée du prince de la Moskowa à
  Buttelstadt, il se décida d'autant mieux à partir de Cassel, que
  d'un côté il se sentait favorisé par l'embarras de ses finances
  auquel il ne pouvait remédier, et que d'un autre côté les rapports
  qu'il recevait mettaient hors de doute qu'un nouveau corps ennemi
  aussi nombreux était en marche sur Cassel.

  Dans la matinée du 26, jour du départ, le canon fut distinctement
  entendu à Cassel à deux et à six heures. À six heures, le roi partit
  de Napoléonshöhe à cheval, précédé et entouré des troupes qu'il
  avait désignées pour former sa garde, et qui étaient composées d'un
  bataillon d'infanterie légère, de 2 à 300 grenadiers de la garde, de
  60 gardes d'honneur, d'une compagnie de cuirassiers, d'une de
  dragons, tous Français, et d'environ cent gardes du corps,
  Westphaliens.

  Les premières mesures avaient été prises pour se retirer par
  Marbourg. Le roi préféra ensuite la route directe de Cologne ou de
  Dusseldorf par les montagnes. Celle qui conduit de Napoléonshöhe à
  Arolsen étant impraticable pour les voitures, le roi, comme je n'ai
  pas l'habitude du cheval, m'engagea à prendre la route de poste et
  me chargea de dire au prince de Waldeck qu'il désirait d'être reçu
  sans cérémonie et de pouvoir être à Arolsen comme s'il était chez
  lui. J'avouerai, Monseigneur, que je ne trouvai aucune difficulté à
  porter la cour de Waldeck à se conformer aux désirs de S. M. Le roi
  prétend savoir que, lors de la première apparition des Russes, le
  prince a fait avec eux un traité de neutralité. Quoi qu'il en soit,
  la peur de se compromettre et le malaise où l'arrivée du roi mettait
  cette petite cour se sont montrés par plusieurs traits, dont
  quelques-uns dans d'autres circonstances mériteraient d'être
  relevés.

  Nous trouvâmes à Arolsen les ministres de Saxe et de Darmstadt. Le
  premier, qui y était avec sa famille, paraissait décidé à ne point
  retourner encore en Saxe, le second manifestait le désir de se
  rendre promptement auprès de son maître.

  Le 27, le roi partit à 7 heures du matin par Jadsbrogne pour
  Bridsove dans l'ancien duché de Westphalie, route de neuf à dix
  lieues, par des chemins presqu'impraticables. Aujourd'hui, S. M. est
  arrivée par Meschede à Arnsberg, capitale du même duché. Demain,
  elle se rendra à Iserlohn, dans le grand-duché de Berg, sept lieues;
  après demain, sept lieues, à Hagen, où elle attend ses équipages qui
  viennent par Paderborn, Lippstadt et Hamm. Le 31, on ira à Lennep,
  neuf lieues, et le 1er novembre à Cologne.

  Les trois journées depuis Cassel ont été fatigantes pour les
  troupes, aussi l'infanterie est-elle restée à Meschede. Ce sera à
  Hagen que les troupes se trouveront toutes réunies.

  Le roi n'a eu, à ma connaissance, de nouvelles directes de Cassel
  que par une seule lettre du général Rigaut. Ce général n'avait plus
  laissé d'avant-poste qu'à Liebenau; il comptait évacuer Cassel
  aujourd'hui en se retirant par Paderborn; c'est par cette route que
  s'est retiré tout ce qui n'a pas suivi le roi. Les ministres sont
  partis comme nous, mardi 26, mais à six heures du soir. Le
  lendemain, M. de Malartie est arrivé avec eux à Paderborn. Une
  escorte de 250 hussards Jérôme-Napoléon les accompagnait; dès qu'ils
  ont été passés, les paysans ont commencé à commettre des excès;
  quelques Français ont été pillés.

  Le général Allix est parti pour la France.

  Le 25, le prince d'Eckmuhl était encore à Ratsbourg. Le 21, le
  général Lauberdière était rentré à Bremen.

  J'expédierai, Monseigneur, cette lettre d'Iserlohn et j'y ajouterai,
  s'il y a lieu, ce que la journée de demain pourra apporter de
  remarquable.

  Le roi n'ayant reçu à Iserlohn aucune nouvelle et la poste n'étant
  pas partie, je continue ma lettre d'ici, où S. M. est arrivée à
  quatre heures du soir. Ses équipages l'avaient jointe à Hagen. Elle
  avait fait à cheval, heureusement, par un temps assez beau, toute
  cette route, où nous avons passé par les chemins les plus
  abominables que j'aie jamais rencontrés.

  Le général Wolff et le colonel Verges, partis le 24 d'Eisenach d'où
  ils ont encore ramené 50 cavaliers du beau régiment des
  chevau-légers, sont arrivés aujourd'hui de Cassel, qu'ils avaient
  quitté dans la matinée du 27. Alors tout y était calme; le général
  Rigaut ne paraissait pas encore disposé à partir et l'ennemi, qui
  s'était avancé contre lui, paraissait avoir pris une autre
  direction.

  Le comte Beugnot est arrivé de Dusseldorf pour prendre les ordres du
  roi. Ce matin encore, l'intention de S. M. était de se rendre
  directement à Cologne; j'ignore si elle en a changé. Comme demain
  les troupes doivent se réunir et se reposer à Elberfeld, il est
  possible que le roi passe aussi la journée dans cette vallée si
  remarquable par les enchantements que l'industrie et la liberté du
  commerce y avaient produits.

  Le roi étant en correspondance suivie avec M. le duc de Valmy et ne
  m'ayant pas prévenu de l'envoi de ses courriers ni de ses officiers,
  dont l'un a été expédié au roi de Naples, je dois d'un côté supposer
  Votre Excellence déjà instruite du voyage de S. M., et les cinq
  jours depuis notre départ de Cassel s'étant passés en route, sans
  événements et sans nouvelles, j'ai d'un autre côté jugé inutile de
  prendre une voie extraordinaire pour vous transmettre des détails
  sans intérêt.

  J'apprends à l'instant que M. le comte Beugnot est reparti
  subitement pour Dusseldorf et qu'il doit revenir demain, j'en
  conclus que le roi aura pris la résolution de partir pour
  Dusseldorf, où il pourra en même temps très convenablement laisser
  ses troupes.


                                                                Ce 31.

  M. le comte Beugnot est retourné hier à Dusseldorf, parce que dans
  les circonstances actuelles et chargé de l'approvisionnement de
  Wesel, il ne peut guère s'en absenter. Le roi passera la journée
  ici. Il est un peu incommodé, mais demain il se rendra droit à
  Cologne.

  J'ai reçu des nouvelles de M. de Malartie de Lippstadt. Il est parti
  de Cassel le 26 après les ministres et après avoir mis ordre à tout
  ce dont je l'avais chargé. Il a prouvé que si, lors de la première
  surprise, il n'avait pas encore l'habitude du danger, il lui avait
  été très facile de la prendre; et j'ai lieu d'être satisfait sous
  tous les rapports de sa conduite.

  J'ai reçu aussi de Mme la princesse de Detmold une lettre qui est un
  document très convenable de son dévouement à la Bavière et à la
  cause de S. M. l'empereur. Les deux officiers français dont j'ai
  parlé à Votre Excellence, chargés d'organiser le contingent de la
  Lippe et partis de Cassel le 20, ne sont arrivés à Detmold que le
  25. Votre Excellence pensera sûrement qu'en ce moment leur mission a
  cessé d'être utile.

  Le roi paraît persuadé que le général Rigaut a évacué Cassel le 27.
  S. M. craint qu'il ne se soit trop pressé.

  J'éprouverai, Monseigneur, un bonheur extrême en recevant les
  premières nouvelles qui m'annonceront votre heureuse arrivée à
  Mayence. J'attends soit à Cologne, soit auprès du roi, si S. M.
  quitte cette ville, les ordres que vous aurez la bonté de me faire
  parvenir.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                          Cologne, le 3 novembre 1813.

  Le roi est arrivé à Cologne le 1er à quatre heures du soir; je l'ai
  suivi de près. Hier sont arrivés les comtes de Höne, de Wolfradt, de
  Marienrode, M. de Bongars, etc., qui avaient pris la route de
  Paderborn. M. de Malartie, qui était avec eux, est arrivé ce matin.
  Je viens de voir le roi après M. de Rumigny, auquel S. M. était très
  impatiente de parler. Elle avait reçu hier une lettre de M. le duc
  de Valmy, écrite au nom de S. M. impériale, et qui lui annonçait que
  M. le duc de Tarente allait prendre le commandement des troupes sur
  toute la ligne du Rhin depuis Mayence jusqu'à Wesel. Le roi m'a dit
  qu'il attendrait certainement M. le maréchal à Cologne, mais informé
  par M. de Rumigny que S. M. impériale partait pour Paris, il m'a
  montré un grand désir de la suivre dès que M. le duc de Tarente
  aurait pris le commandement. Ce sera une chose à concerter entre S.
  M. et S. Exc.

  Quant à la mission de M. de Rumigny, il n'est que trop douteux s'il
  pourra la remplir dans toute son étendue. Le roi m'a dit que le
  général Amey, réuni au général Lauberdière, a quitté Minden, que les
  avant-postes et l'arrière-garde du général Rigaut ont déjà été
  attaqués par les Russes à Lippstadt, j'ignore quel jour,
  probablement le 31, et que le prince d'Eckmuhl ayant demandé à se
  retirer sur le Rhin, l'ennemi lui a répondu qu'il fallait se rendre
  prisonnier. M. de Rumigny écrit en ce moment à Votre Excellence,
  chez moi. Il continuera ensuite sa route par Wesel. Les affaires de
  la conscription avaient conduit M. le préfet de la Roer à Cologne.
  Le roi l'a trouvé ici. Les lettres dont M. de Rumigny est porteur
  pour lui lui ont été remises. Il les a lues en notre présence, et à
  chaque paragraphe il a dit que c'était fait.

  Le roi a congédié la plupart de ses gardes du corps qui l'avaient
  suivi jusqu'à Cologne. Avant de quitter Cassel, il leur avait laissé
  la liberté de le suivre ou de rester. Cependant en route, lorsqu'on
  approchait du Rhin, plusieurs, même les officiers, avaient déserté.
  Les Westphaliens qui restaient avaient demandé la permission de
  retourner chez eux. Refusée d'abord, elle vient de leur être
  accordée.

  Le roi attend décidément M. le duc de Tarente à Cologne. Si, comme
  on nous l'assure, l'ennemi est à Montabaur, il est à craindre que M.
  le maréchal ne s'arrête à Coblentz.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                          Cologne, le 5 novembre 1813.

  Le roi est parti ce matin à neuf heures pour Aix-la-Chapelle. J'ai
  vu S. M. hier en sortant d'une longue conférence qu'elle avait eue
  avec M. le duc de Plaisance, qui était arrivé la veille et lui avait
  porté une lettre de S. M. impériale. Il résulte de ce que le roi m'a
  dit que S. M. impériale ne désire point qu'il choisisse le moment
  actuel pour se rendre à Paris, et qu'elle préfère que le roi
  établisse sa résidence provisoirement dans l'un des quatre
  départements du Rhin. Le roi, après avoir conféré avec M. le préfet
  de la Roer, s'est décidé pour Aix-la-Chapelle. Dans le commencement
  de sa conversation avec moi, S. M. disait qu'elle y passerait deux
  ou trois jours; vers la fin, elle a parlé de trois semaines ou d'un
  mois, et comme l'ordre a été donné d'y louer pour le roi une maison
  entière, je ne doute point que son intention ne soit d'y attendre
  les directions ultérieures de son auguste frère.


  BASSANO À REINHARD.

                                          Mayence, le 4 novembre 1813.

  Je n'apprends qu'en ce moment que S. M. l'empereur a écrit de
  Westphalie au roi par M. le duc de Plaisance, que son intention est
  que S. M. s'établisse dans un château des départements de la Save,
  de la Roer ou du Rhin-et-Moselle et qu'elle y fasse venir la reine.
  Les dispositions de S. M. à cet égard sont précises, et elle désire
  que le roi ne s'en écarte point. Elles sont déterminées par des
  considérations telles que si le roi ne s'y conformait pas,
  l'empereur serait obligé de prendre, même envers sa personne, des
  mesures pour en assurer l'exécution. S. M. juge convenable que vous
  vous expliquiez avec le roi à ce sujet, en mettant dans cette
  explication toutes les formes et tous les ménagements possibles. Le
  but sera rempli si le roi est bien persuadé des intentions bien
  positives de l'empereur.

  L'empereur a été également mécontent de ce que le roi a fait et de
  ce qu'il n'a pas voulu faire. Il ne veut pas donner à Paris et à la
  France le spectacle d'un roi détrôné qui, dans son malheur, n'a pas
  la consolation d'avoir laissé des amis dans le pays qu'il a
  gouverné. Il ne permet pas au roi de venir à Mayence. Le roi n'ayant
  jamais voulu suivre les conseils de l'empereur ni faire aucune des
  choses qui importaient si entièrement à son intérêt et à celui de sa
  couronne, ses entrevues avec S. M. ne pouvaient, d'après de telles
  dispositions, qu'être pénibles et sans objet.

  La reine, par la conduite qu'elle tient à Paris, a déplu à
  l'empereur. Le roi préviendra des désagréments et de nouveaux
  chagrins dans sa position actuelle, en faisant venir la reine près
  de lui.

  S. M. a su récemment, et n'a pu l'apprendre qu'avec mécontentement,
  que la reine s'occupe avec des gens d'affaires à acheter pour le roi
  des maisons de plaisance aux environs de Paris, et notamment le
  château de Stains. D'après le statut de famille, un prince sur un
  trône étranger ne peut rien posséder en France sans la permission de
  l'empereur. Les projets du roi sont donc irréguliers. Ils sont
  d'ailleurs l'objet de la risée publique. On comprend difficilement
  comment un roi dans sa position, et lorsque la France n'est occupée
  que des sacrifices à faire pour soutenir l'honneur national, se
  livre à des projets qui lui sont personnels.

  Ce qu'il y a de mieux dans les circonstances actuelles, c'est que ni
  le roi ni la reine ne fassent parler d'eux. Moins ils feront de
  bruit, mieux cela vaudra. Le roi est à sa place dans un département
  voisin de ses États. Il serait, par exemple, d'une manière très
  convenable au château de Bruhl. La manière d'être la plus simple et
  l'attitude la plus modeste sont les convenances impérieuses du
  moment. S. M. fait sans doute une grande différence entre le roi de
  Westphalie et le roi d'Espagne; cependant elle a voulu que ce
  dernier ne vînt point à Paris, restât à Mortefontaine, n'y vît ni
  les ministres, ni les sénateurs, ni aucun des fonctionnaires
  publics, et se tînt dans l'incognito le plus complet.

  S. M. m'a ordonné d'entrer avec vous dans ces détails pour votre
  gouverne. Elle a pour but que le roi sache bien à quels désagréments
  il s'exposerait en s'écartant de ses volontés. Usez du reste de ces
  communications avec prudence et pour prévenir des fautes contre
  lesquelles S. M. devrait sévir; mais ayez soin de n'aigrir ni
  humilier personne. S. M. s'en repose sur votre tact et votre
  excellent esprit.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                          Cologne, le 6 novembre 1813.

  Le courrier qui m'a apporté les deux dépêches de Votre Excellence,
  datées du 4, m'a trouvé à ma campagne, où j'étais allé ce matin avec
  l'intention de revenir ce soir. Ma lettre d'hier vous aura informé,
  Monseigneur, que le roi est parti hier pour Aix-la-Chapelle.
  J'ajouterai qu'il avait envoyé le maréchal de sa cour pour y louer
  une maison pour un mois, aux conditions dont il était convenu avec
  M. le préfet du Roer et, comme il paraît, après avoir fait tomber M.
  le duc de Plaisance d'accord avec lui sur la convenance de ce
  séjour. Quant à la reine, le roi m'avait dit lui-même que S. M.
  impériale lui avait écrit qu'il était le maître de la faire venir
  auprès de lui s'il voulait.

  Ce qui m'importe le plus, Monseigneur, c'est d'être assuré que le
  roi ne quittera pas Aix-la-Chapelle avant que je ne me sois acquitté
  auprès de S. M. des ordres que j'ai reçus de Votre Excellence.
  Malgré la certitude qui paraît résulter des données que je viens
  d'exposer, je serais parti cette nuit même si M. le préfet de la
  Roer, précédé d'un courrier, ne partait pas demain matin, et dans
  l'impossibilité où je prévois que je serais d'aller plus vite que
  lui, je suis convenu avec lui de lui remettre une lettre pour M. de
  Furstenstein, que son courrier portera dès le moment de son arrivée,
  et qui, je n'en doute point, produira l'effet que je désire, dans le
  cas même, si improbable qu'il soit, où le roi, changeant encore de
  résolution, aurait voulu quitter Aix-la-Chapelle après-demain.

  Par ce moyen, je gagnerai la journée de demain pour remplir l'autre
  commission dont Votre Excellence m'a chargé. Attendu la difficulté
  de trouver des hommes propres aux genres d'informations que vous
  demandez, je regrette infiniment de n'avoir pas reçu vos ordres
  seulement deux fois vingt-quatre heures plus tôt. J'aurais alors pu
  retenir quatre ou cinq gendarmes westphaliens, gens éprouvés et
  Allemands, que le roi a congédiés et qui ont repassé le Rhin hier.
  Je fais en ce moment prendre des informations pour connaître tous
  les Westphaliens de cette classe, ou à peu près, qui peuvent encore
  se trouver à Cologne. Je laisserai M. de Malartie ici pour suivre
  cet objet pendant mon absence à Aix-la-Chapelle, où peut-être je
  trouverai moi-même une partie de ce que je cherche.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                  Aix-la-Chapelle, le 9 novembre 1813.

  Hier, après mon arrivée, je suis allé voir M. le comte de
  Furstenstein; il me suffisait d'avoir encore honoré le roi. Je me
  suis borné à dire à son ministre que les instructions de S. M. I.
  étaient positives sur deux points: le premier que le roi élirait
  pour sa résidence quelque château situé dans un des trois
  départements de la Roer, de la Save et de Rhin-et-Moselle, et le
  second que S. M. fit venir la reine auprès d'elle. M. de Furstentein
  m'a dit que le roi me recevrait à son lever.

  Je m'y suis rendu, il n'y a point eu de lever. Le général Wolff
  venait d'arriver de Mayence. À onze heures j'ai obtenu d'être
  annoncé et le roi m'a fait dire qu'il me recevrait à une heure.

  Il est deux heures. Le roi m'a reçu avec une espèce de cérémonial.
  Je suis entré en matière en lui disant exactement ce que j'avais
  déjà dit à M. de Furstenstein; j'ai ajouté que, d'après ce que S. M.
  m'avait dit elle-même, ce que renfermait la lettre de Votre
  Excellence devait déjà en grande partie lui être écrit. Le roi m'a
  répondu que quant au choix de sa résidence, le général Wolff, parti
  de Mayence soixante heures après ma dépêche, lui avait porté des
  propositions différentes, et qu'il lui était impossible de faire
  venir la reine aux avant-postes. J'ai insisté sur les deux points;
  j'ai dit que les instructions de S. M. I. à cet égard étaient
  positives et dictées par des considérations de la plus haute
  importance et que j'avais l'ordre de le déclarer. J'ai répliqué à
  plusieurs observations que le roi avait faites, comme par exemple
  qu'il était toujours souverain, et peut-être le seul souverain resté
  fidèle, qu'on voulait attenter à sa liberté personnelle, aux droits
  qu'un mari avait sur sa femme, etc. J'y ai répliqué, dis-je, avec
  modération, et par des raisonnements fort aisés à trouver, mais le
  roi s'est emporté de plus en plus.--«Au surplus, a-t-il continué,
  c'est une affaire de famille entre l'empereur et moi; et si
  l'empereur vous charge de me dire quelque chose, adressez-vous à M.
  le comte de Furstenstein.»--«C'est à Votre Majesté, ai-je dit, que
  j'ai été chargé de faire connaître les volontés de l'empereur, et
  puisque c'est une affaire entre lui et V. M., elle ne voudra pas y
  faire intervenir un tiers. Il me suffit au reste que V. M. ait bien
  entendu la mission dont j'étais chargé, et il ne me reste qu'à
  rendre compte de la réponse qu'elle vient de me faire. Mais V. M. me
  permettra-t-elle de lui dire qu'il est impossible que ce qu'elle a
  entendu de moi et ce qui est si pleinement dans les convenances
  politiques et dans les vôtres, sire, ait produit sur elle l'effet
  que je vois?»

  Alors le roi m'a dit: «Oui, j'ai le coeur plein d'amertume et je ne
  le montre qu'à vous. Je sais qu'on traite en ce moment de mon
  royaume, qu'on en traite sans moi, et peut-être on l'a déjà cédé.
  J'ai demandé comment le roi le savait. L'empereur l'a dit, ou à peu
  près, au général Wolff, et je le sais encore par d'autres sources.
  Comment l'empereur justifiera-t-il ce procédé envers un souverain et
  frère si fidèlement dévoué, aux yeux de l'Europe?»--J'ai répondu
  qu'aux yeux de l'Europe le roi ne pouvait jamais avoir raison contre
  l'empereur, que supposé qu'il fût vrai, qu'il fallût céder, ce que
  le frère de l'empereur perdait, l'empereur le perdait également, et
  que c'était peut-être le moment de lui rappeler que dans d'autres
  époques il m'avait souvent témoigné que la couronne lui pesait.

  Dans une autre occasion, je me suis permis de lui dire qu'en ce
  moment S. M. ne devait pas s'étonner si S. M. I. considérait moins
  ce que le roi avait fait que ce qu'il n'avait pas fait. Ce mot a
  changé la tournure de la conversation.--«Oui, a dit le roi,
  l'empereur est dans un moment malheureux; il est contrarié, je le
  sens; aussi n'écrivez rien qui puisse déplaire. Je ne défends que
  mes droits personnels.»--Quant aux propositions portées par le
  général Wolff, le roi m'a parlé du château de Pont où S. M. I. lui
  permettrait de se rendre lorsqu'il le demanderait. «Cette retraite,
  m'a-t-il dit, conviendrait à la reine et beaucoup moins à moi, qui
  préfère Aix-la-Chapelle; pour appeler la reine près de lui, c'est le
  château de Laeken (près Bruxelles) qui réunit toutes les
  convenances; jamais mon intention n'a été de me rendre en ce moment
  à Paris, etc.»

  La poste me presse, Monseigneur, je n'ai ici ni estafette ni
  courrier hors celui que m'offre le roi. Je réserve pour demain
  plusieurs particularités.

  En résumé, je dois dire que le roi me paraît décidé à ne point faire
  venir la reine à Aix-la-Chapelle. Quant au séjour de Pont, ses
  objections m'ont paru faibles; mais j'ai écarté toute discussion à
  ce sujet comme étant étrangère à ma mission.

  J'ai dit au roi tout ce qui pouvait se dire dans les limites de ma
  mission et dans la situation actuelle de son âme. J'ai d'ailleurs pu
  me convaincre que ce qu'il avait appris par d'autres sources ne lui
  permettait point de se méprendre sur l'esprit de mes instructions et
  qu'il n'ignorait pas même ce qui concerne la nécessité éventuelle
  des mesures à prendre contre sa personne.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                    Aix-la-Chapelle, 10 novembre 1813.

  À peine ma lettre de ce jour avait-elle été envoyée à la poste pour
  Mayence, que le roi m'a fait appeler pour me dire qu'un de ses
  courriers avait rencontré S. M. I. à Verdun, et qu'il lui avait
  parlé. Il paraît que l'intention du roi est d'aller à Pont, comme
  d'après ce que S. M. m'a dit hier. Elle en avait reçu la proposition
  de S. M. l'empereur par le général Wolff. Quant à moi qui ne connais
  que mes ordres, je ne puis faire autre chose que de les répéter au
  comte de Furstenstein et de mettre sur sa responsabilité personnelle
  ce qui pourrait se faire de contraire aux instructions de S. M. I.
  dans une circonstance où le roi m'assure que des indications
  postérieures qu'il a reçues de S. M. I. ont rendu mes instructions
  superflues. Ce ministre sort de chez moi. Je dois rendre justice à
  sa manière de voir, à ses alarmes, à ses efforts. Je porterai cette
  lettre à S. M., qui est pressée d'envoyer son courrier; je la lui
  lirai, je la conjurerai d'attendre au moins une lettre de son
  auguste frère, qui ne saurait tarder. Dieu veuille que nous soyons
  écoutés.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                    Aix-la-Chapelle, 10 novembre 1813.

  Il était évident que le roi avait différé de me recevoir pour se
  recueillir après les nouvelles que lui a portées le général Wolff et
  pour prendre une détermination préalablement à son entretien avec
  moi. Je me flattais qu'il aurait renoncé au château de Laeken et que
  la seule question importante serait de savoir si S. M. I. consentait
  à ce que le roi restât à Aix-la-Chapelle. Je ne prévoyais aucune
  difficulté sur le voyage de la reine. M. de Furstenstein avait déjà
  parlé à Cologne de la proposition d'habiter le château de Brühl.
  Deux considérations importantes ont empêché le roi de l'occuper:
  l'une qu'il n'est qu'à la distance d'une petite lieue des bords du
  Rhin, et qu'il aurait fallu une force armée pour mettre S. M. à
  l'abri des incursions des partisans; l'autre que le château n'est
  pas meublé et se ressent fortement de l'abandon total où l'a laissé
  le prince d'Eckmuhl depuis qu'il en est possesseur. Si le roi était
  venu l'habiter, ma maison de campagne, ancienne dépendance de ce
  château, aurait servi d'avant-garde, et je me serais trouvé fort
  heureux d'être le voisin et en quelque sorte le vassal de Sa
  Majesté.

  Lorsque j'ai parlé au roi de quelque château dans les trois
  départements indiqués et voisin de ses États, il m'a parlé de
  châteaux voisins de Paris. «C'est précisément des châteaux voisins
  de Paris que l'empereur ne veut pas que l'on habite en ce moment-ci.
  L'empereur sait qu'on s'y occupe déjà des acquisitions de châteaux
  pour V. M., ce qu'il trouve irrégulier à cause du statut de famille
  et inconvenable dans les circonstances actuelles.»--«Le statut de
  famille, me répondit le roi, n'a pas empêché le roi d'Espagne
  d'habiter Mortefontaine.»--«Mais il l'aura acquis de l'agrément de
  l'empereur et il l'habite sans voir personne et dans le plus grand
  incognito; c'est même ce que je suis chargé de représenter à V.
  M.»--«Sans voir personne? Le roi d'Espagne va seulement coucher
  toutes les nuits à Paris et ce n'est pas pour conjurer, c'est pour
  s'amuser. Jamais je ne ferai venir la reine à Aix-la-Chapelle: 500
  cosaques peuvent arriver par Dusseldorf, rien ne les en empêche. La
  place de la reine n'est pas aux avant-postes, tandis qu'à Laeken
  elle est à quatre-vingts lieues du Rhin.» J'ai répondu que les
  cosaques n'arriveraient point plus facilement à Aix-la-Chapelle qu'à
  Laeken. «Oui, c'est comme quand on était à Dresde, on disait qu'ils
  ne passeraient pas l'Elbe. Si l'empereur veut que je fasse venir la
  reine, pourquoi ne fait-il pas venir l'impératrice?»--«Parce que
  l'impératrice est chez elle et que la reine est chez l'empereur,
  qu'elle en reçoit l'hospitalité et qu'elle ne peut pas la recevoir
  malgré lui.»--«Eh! bien, je lui ordonnerai d'aller chez elle; je la
  suivrai, mais ce sera moi seul qui commanderai à ma femme. Je sais
  que je suis sous la puissance du plus fort; mais on sait que j'ai du
  caractère; je m'exposerai plutôt à une esclandre, et il faudra que
  celui qu'on m'enverra pour me forcer soit bien ferme sur ses
  étriers. Que l'empereur attende encore quinze jours, et il verra ce
  qu'il peut se promettre des autres membres de sa famille. Je vois
  des traîtres (comme ce roi de Suède) affermis sur leur trône, et moi
  seul, constamment resté fidèle, je perds le mien. On m'a fait des
  propositions pour rester à Cassel; je les ai rejetées; l'empereur le
  sait, il l'a dit au général Wolff. (Si Votre Excellence a reçu ma
  dépêche nº 527 du 22 septembre, elle y aura trouvé le récit d'une
  conversation avec le roi qui semble s'y rapporter.) Je pourrais
  passer le Rhin aujourd'hui, je pourrais retourner dans mes États, et
  j'y serais bien reçu!» Je me suis borné à répondre que S. M. serait
  bien malheureuse séparée de l'empereur comme une branche de son
  tronc[145].

         [Note 145: Le roi a prétendu plus tard avoir reçu des
         propositions pour rester dans ses états et avoir répondu
         entre autres choses: _Quand le tronc est mort les branches
         tombent._ Nous avons fait connaître plus haut pourquoi nous
         n'admettons pas que ces propositions aient été faites, et
         d'ailleurs le roi n'en parle dans aucune de ses lettres à
         l'empereur.]

  C'est lorsque le roi me vantait les services qu'il avait rendus à S.
  M. I. que je lui ai dit qu'en ce moment l'empereur considérait moins
  ce que le roi avait fait que ce qu'il n'avait pas fait. Soit
  adresse, soit promptitude, le roi a pris pour un assentiment ce qui
  était un reproche, et je n'ai pas jugé convenable de contrarier le
  changement de ton qui s'en est suivi.

  J'ai pensé, Monseigneur, qu'il importait à Votre Excellence de
  connaître à fond les dispositions actuelles de l'âme du roi. Je puis
  l'assurer qu'elle était telle antérieurement à sa conversation avec
  moi; peut-être même était-ce son dessein de me la montrer exaltée;
  d'ailleurs il s'est assez dit des paroles (le roi lisait des lettres
  que lui a portées le général Wolff) pour m'expliquer ce qui se
  passait en lui. Je l'ai laissé calme, écartant l'attitude du roi
  vis-à-vis du ministre, parlant de son auguste frère avec des
  expressions et des sentiments où j'ai retrouvé sa raison et son
  coeur et espérant tout d'un délai de quelques jours.

  Le roi me disait hier qu'il était toujours roi, toujours souverain.
  «Souverain, ai-je répondu, V. M. ne l'est pas ici.»--«Oui, je le
  suis ici, et même plus qu'à Cassel.» J'ai résolu de ne plus aller à
  la cour que lorsque le roi me ferait appeler. Je me suis défendu à
  Cassel de l'habitude des salons de service dont M. de Furstenstein
  est le pilier. Il paraît qu'il a voulu me la faire prendre hier,
  mais il me trouvera indocile. Ces petites considérations n'influent
  certainement pas sur ma manière de traiter les affaires; mais depuis
  Cologne les choses ont été poussées assez loin pour qu'il soit bon
  que Votre Excellence en soit informée. La manière dont ce favori
  était avec le roi pendant le dernier voyage était assez curieuse. Il
  boudait visiblement à cause des disgrâces que le roi aurait fait
  éprouver à son frère et à la famille de son frère; il prenait même
  la liberté de contredire et d'aller quelquefois en voiture lorsque
  le roi voulait impitoyablement qu'il allât à cheval. Le roi le
  caressait en l'agaçant. Pendant les repas il lui lançait des
  boulettes de pain; il l'appelait traître et perfide. Enfin la paix a
  été faite.

  Il paraît que tous les officiers restés en arrière sont actuellement
  réunis autour du roi. Les généraux Lajou, Zandt, comte de Wittenberg
  et plusieurs autres officiers sont arrivés après avoir quitté le
  général Rigaut à Elberfeldt. Ils espèrent tous d'entrer au service
  de S. M. I. et je crois qu'en général l'acquisition sera très bonne.
  Ce sont des Français, à l'exception de six ou huit Allemands dont la
  fidélité a été éprouvée par les événements.

  De tous ces officiers, le seul qui m'ait paru jouer un rôle
  maussade, c'est le capitaine-général de gardes.

  Le prince de Löwenstein, pauvre prince, pauvre mari, pauvre
  officier, est auprès du roi en qualité de premier chambellan, à
  cause de la princesse son épouse, seule dame à la suite de S. M. Le
  comte de Furstenstein la craint, et il la dit très méchante, très
  intéressée, et il peut avoir raison; il croit qu'il sera bien
  difficile de l'éloigner du coeur du roi, et en effet c'est la seule
  femme de la cour qui se soit toujours conduite avec adresse et en
  poursuivant un but qu'elle est parvenue à atteindre.

  Le roi a fait vendre à Cologne, au plus vil prix, un assez grand
  nombre de chevaux, parmi lesquels était un bel attelage de six
  chevaux qui ont été vendus pour 1,900 fr. On a vu avec regret que
  dans ces ventes on avait compris les chevaux des gardes du corps,
  que le roi renvoyait après leur avoir fait ôter leurs uniformes, que
  plusieurs étaient hors d'état de remplacer par d'autres habits, et
  sans leur faire payer la solde qu'il avait cependant touchée du
  trésor. C'est désespérés de ce délaissement et se proposant de le
  publier partout que ces jeunes gens sont partis.

  Le général Bongars est encore ici, quoique réduit à une parfaite
  nullité. Il avait amené cinq gendarmes qu'il a été obligé de mettre
  à la disposition du comte de Malsbourg, grand écuyer. J'en ai
  demandé quelques-uns au roi, pour m'en servir pour la commission
  dont Votre Excellence m'a chargé. Le roi me les a refusés, disant
  qu'il en avait besoin pour escorter ses bagages. Toutes les
  communications entre les deux rives du Rhin étant déjà à peu près
  rompues, je crains que M. de Malartie ne trouve beaucoup de
  difficultés pour remplir les vues de Votre Excellence. Les
  correspondances de commerce sont les meilleures; je lui ai indiqué
  quelques maisons, mais je me suis convaincu qu'il vaudra mieux
  profiter des nouvelles qu'elles reçoivent pour leur compte que
  d'effaroucher leur pusillanimité en leur demandant des services
  directs. M. le duc de Tarente m'a promis aussi de faire connaître à
  M. de Malartie ce qui parviendrait à sa connaissance. Ici nous
  sommes sans nouvelles, le roi lui-même n'en a point.


  REINHARD AU DUC DE BASSANO.

                                    Aix-la-Chapelle, 11 novembre 1813.

  Je viens de recevoir un billet officiel de M. le comte de
  Furstenstein qui me prévient que le roi partira cette nuit pour
  Pont-sur-Seine. J'ai l'honneur d'en transmettre la copie à Votre
  Excellence, ainsi que celle de ma réponse. C'est tout à fait malgré
  moi que j'ai écrit dans cette circonstance pénible et délicate, mais
  le roi m'y a forcé. Si je n'eusse pas répondu au billet de M. de
  Furstenstein, il aurait pris tout ce qui s'était passé verbalement
  pour de vaines paroles. Il a fallu employer pour le retenir, s'il
  était possible, le seul moyen qui me restait.

  Voilà, Monseigneur, ma mission terminée. Peut-être les circonstances
  nouvelles justifieront-elles l'impatience du roi. Mais il est
  malheureux qu'il n'ait pas voulu sentir ce qu'il devait au moins aux
  apparences pour montrer le prix qu'il mettait à sa couronne. C'est
  là encore ce que je m'étais efforcé de lui représenter; mais,
  pénétré de l'idée qu'on traitait de la cession de son royaume, il
  s'est surtout irrité, non contre la proposition de résider dans un
  des trois départements désignés, mais contre le motif comme étant
  voisin de ses États.

  Je n'ai rien à ajouter à ma lettre d'hier. Je ne prendrai pas congé
  du roi, à moins que S. M. ne me fasse appeler.

  _P. S._--J'apprends par le ministre de la guerre (car je ne suis
  point allé aujourd'hui à la cour et je n'ai point vu M. de
  Furstenstein) que le roi laisse ici sa maison avec tous les
  services, sous la direction de M. le comte Marienrode (Malchus).

  Le nombre des officiers venus avec le roi ou venus le joindre, et
  devant toucher leur solde, est de quatre-vingt-treize. Ils seront
  tous payés jusqu'au 1er novembre. M. Höne estime à soixante-dix le
  nombre de ceux qui demanderont à servir en France.

  On attendait aujourd'hui les ennemis à Deutz, vis-à-vis de Cologne.


  COPIE DU BILLET DE M. DE FURSTENSTEIN.

                                    Aix-la-Chapelle, 11 novembre 1813.

  J'ai l'honneur de prévenir V. Exc. que le roi mon maître se mettra
  en route cette nuit pour se rendre au château de Pont-sur-Seine,
  appartenant à S. A. I. Madame Mère, ce lieu ayant été jugé
  convenable pour la résidence du roi par S. M. l'empereur[146].

         [Note 146: L'inverse eût été vrai.]


  REINHARD AU COMTE DE FURSTENSTEIN.

                                    Aix-la-Chapelle, 11 novembre 1813.

  Je viens de recevoir le billet que V. Exc. m'a fait l'honneur de
  m'écrire pour me prévenir que S. M. le roi se mettra en route cette
  nuit pour se rendre au château de Pont-sur-Seine appartenant à S. A.
  I. Madame Mère, ce lieu ayant été jugé convenable pour la résidence
  du roi par S. M. l'empereur. Après les communications verbales que
  j'ai eu à faire à V. Exc. et après la connaissance que j'ai eu
  l'honneur de donner directement à S. M. des intentions de l'empereur
  mon maître, il ne me reste qu'à répéter que les volontés de S. M.
  I., telles que M. le duc de Bassano me les a fait connaître par une
  dépêche du 4 novembre envoyée par courrier, sont positives sur deux
  points; le premier que S. M. s'établisse dans un château des
  départements de la Sarre, de la Roer ou du Rhin-et-Moselle; et le
  second qu'elle y fasse venir la reine. Cette dépêche ajoute que les
  intentions de S. M. impériale sont déterminées par des
  considérations telles que, si le roi ne s'y conformait pas,
  l'empereur serait obligé de prendre des mesures pour en assurer
  l'exécution.

  Mon devoir, Monsieur le comte, se bornait à faire bien entendre à S.
  M. que telles sont les volontés de son auguste frère. Je ne puis
  m'écarter de ce devoir, quelles que soient les communications
  directes que le roi a pu recevoir depuis. Après avoir satisfait,
  dans cette circonstance pénible, autant qu'il était en moi, à ma
  responsabilité et à ma conscience, il ne me reste qu'à rendre compte
  à mon gouvernement de la détermination que le roi a prise.


Le brusque départ de Jérôme de l'armée en 1812, après l'ordre secret
de l'empereur dont le prince d'Eckmülh s'était si brutalement
prévalu, avait irrité Napoléon contre son frère au point de
l'empêcher d'avoir pour lui les mêmes égards qu'autrefois.

Les lettres du baron Reinhard, empreintes d'une grande vérité, ses
rapports secrets n'étaient pas de nature à ramener l'harmonie entre
les deux frères. Napoléon n'écrivait plus que très rarement, et pour
les affaires de politique et de guerre, à Jérôme. Il lui refusait
les moyens de soutenir, de sauver la Westphalie, ne s'attachant qu'à
la conservation des places-fortes (comme celle de Magdebourg) qui
pouvaient jouer un grand rôle dans son système.

À la fin de 1813, la désobéissance du roi aux ordres qu'il lui avait
fait donner par le duc de Bassano pour sa résidence, ordres dont
Jérôme s'était affranchi, malgré tout ce qu'avait pu faire et écrire
l'empereur, le froissa de plus en plus. Les choses en arrivèrent à
ce point que ce dernier ne voulut recevoir à Paris ni son frère ni
la reine Catherine, qu'il aimait et estimait beaucoup.

Jérôme partit d'Aix-la-Chapelle avec quelques personnes de sa suite
le 11 novembre 1813, malgré les représentations du baron Reinhard,
pensant bien que Napoléon n'userait pas de violence pour le retenir.
Il passa quelques instants au château de Pont-sur-Seine chez Madame
Mère et rejoignit sa femme chez le roi Joseph, au château de
Mortefontaine, près Senlis.

Le 29 novembre, il fit demander à l'empereur de le recevoir.
L'empereur refusa. Alors Jérôme, qui avait fait l'acquisition du
joli château de Stains, près Saint-Denis, une des causes, on l'a vu,
qui avaient mécontenté l'empereur, fut avec sa femme y fixer sa
résidence.

Napoléon quitta Paris pour se rendre à l'armée. L'impératrice
Marie-Louise lui ayant témoigné le désir de voir Jérôme, il lui
défendit de recevoir le roi et la reine de Westphalie. L'impératrice
adressa le 4 février 1814 à Joseph, lieutenant-général du royaume,
la lettre ci-dessous:


                                                Paris, 4 février 1814.

  Mon cher frère, je reçois à l'instant une lettre de l'empereur du 2
  qui me défend, comme réponse à la mienne, de recevoir sous aucun
  prétexte le roi et la reine de Westphalie, ni en public ni
  incognito.

  Je vous prierai donc, mon cher frère, de leur peindre tous les
  regrets que j'ai de ne pouvoir les voir demain et de croire à la
  sincère amitié avec laquelle je suis, mon cher frère,

  Votre affectionnée soeur,

                                                        Signé: LOUISE.


Joseph, ayant demandé à Napoléon quelques jours plus tard de lui
faire connaître ses intentions à l'égard de Jérôme, reçut la lettre
suivante:


                                 Nogent-sur-Seine, le 21 février 1814.

  Mon frère, voici mes intentions sur le roi de Westphalie. Je
  l'autorise à prendre l'habit de grenadier de ma garde, autorisation
  que je donne à tous les princes français; vous le ferez connaître au
  roi Louis. Il est ridicule qu'il porte encore un uniforme
  hollandais. Le roi Jérôme donnera des congés à toute sa maison
  westphalienne. Ils seront maîtres de retourner chez eux ou de rester
  en France. Le roi présentera sur-le-champ à ma nomination trois ou
  quatre aides-de-camp, un ou deux écuyers et un ou deux chambellans,
  tous Français; et pour la reine deux ou trois dames françaises pour
  l'accompagner. Elle se réservera de nommer dans d'autres temps sa
  dame d'honneur. Tous les pages de Westphalie seront mis dans des
  lycées et porteront l'uniforme des lycées. Ils y seront à mes frais.
  Un tiers sera mis au lycée de Versailles, un tiers au lycée de Rouen
  et l'autre tiers au lycée de Paris. Immédiatement après, le roi et
  la reine seront présentés à l'impératrice et j'autorise le roi à
  habiter la maison du cardinal Fesch, puisqu'il paraît qu'elle lui
  appartient, et à y établir sa maison. Le roi et la reine
  continueront à porter le titre de roi et de reine de Westphalie,
  mais ils n'auront aucun Westphalien à leur suite. Cela fait, le roi
  se rendra à mon quartier-général, d'où mon intention est de
  l'envoyer à Lyon prendre le commandement de la ville, du département
  et de l'armée, si toutefois il veut me promettre d'être toujours aux
  avant-postes, de n'avoir aucun train royal, aucun luxe; pas plus de
  quinze chevaux; de bivouaquer avec sa troupe, et qu'on ne tire pas
  un coup de fusil qu'il n'y soit le premier exposé.--J'écris au
  ministre de la guerre et je lui ferai donner des ordres. Il
  pourrait, pour ne pas perdre de temps, faire partir pour Lyon sa
  maison, c'est-à-dire une légère voiture pour lui, une voiture de
  cuisine, quatre mulets de cantine et deux brigades de six chevaux de
  selle; un seul cuisinier, un seul valet de chambre avec deux ou
  trois domestiques, et tout cela composé uniquement de Français. Il
  faut qu'il fasse de bons choix d'aides-de-camp; que ce soient des
  officiers qui aient fait la guerre et puissent commander des
  troupes, et non des hommes sans expérience comme les _Verduns_, les
  _Brugnères_ et autres de cette espèce. Il faut aussi qu'il les ait
  tout de suite sous la main. Enfin il faudrait voir le ministre de la
  guerre et se consulter pour lui choisir un bon état-major.

                                              Votre affectionné frère.


La rapidité avec laquelle se précipitèrent les événements pendant le
mois de mars 1814 empêcha sans doute Jérôme de se rendre à l'armée
de Lyon. Il se trouvait encore à Paris lors du départ de
l'impératrice pour Blois le 29 mars. Il la suivit, ainsi que
Catherine qui ne voulut pas la quitter, et n'abandonna Marie-Louise
que quand cette princesse se fut remise elle-même avec le roi de
Rome aux mains de son père l'empereur d'Autriche, à Orléans, le 9
avril. Le 10, la reine Catherine revint à Paris pour voir le prince
royal de Wurtemberg, son frère, qui, à Cassel, avait été comblé par
elle et par son mari. Le prince ne voulut pas la recevoir, et le
vieux roi leur père fit demander à Catherine par son ambassadeur, le
comte de Wintzingerode, d'abandonner son mari. Indignée d'une telle
proposition, la reine répondit par un refus énergique à cette
singulière ouverture.

Elle ne trouva un bon accueil qu'auprès de son parent l'empereur
Alexandre. La proposition du roi de Wurtemberg à sa fille ayant fait
comprendre à cette vertueuse princesse ce que l'on tramait contre
elle et contre son mari, elle ne songea plus qu'à rejoindre ce
dernier. Jérôme de son côté partit pour la Suisse et de là gagna
Trieste, dans les États autrichiens. La reine Catherine quitta
l'hôtel du cardinal Fesch dans la nuit du 17 au 18 avril,
accompagnée du comte de Fürstenstein et de la comtesse de Bocholz.
Des voitures de suite portaient ses domestiques et ses bagages. Elle
se dirigea vers Orléans. Arrivée la nuit à Étampes, elle y trouva un
message de son mari la prévenant que, menacé par le parti royaliste,
il avait cru prudent de s'éloigner au plus vite et qu'il se rendait
à Berne, où il lui donnait rendez-vous. Catherine continua sa route.

En passant à Dijon, elle rencontra l'empereur conduit à l'île
d'Elbe, y reçut ses derniers embrassements et gagna Nemours le 21.
Le 22 avril, en arrivant au relai de Frossard, elle fut arrêtée et
complètement dévalisée par le marquis de Maubreuil, l'ancien
officier aux chevau-légers westphaliens, l'ancien écuyer du roi
Jérôme, l'amant de Blanche Carrega. Forcée de revenir une fois
encore à Paris, la malheureuse princesse ne put se réunir que plus
tard à son mari.

Tous deux se trouvaient à Trieste avec le jeune prince dont la reine
venait d'accoucher (frère aîné de la princesse Mathilde et du prince
actuel Jérôme-Napoléon) lorsqu'on apprit dans cette ville, au mois
de mars 1815, le débarquement de l'empereur sur les côtes de France
et son retour à Paris.

Trompant la surveillance de la police autrichienne, Jérôme, décidé à
rejoindre à tout prix son frère, s'embarqua sur un petit navire, et
à la suite de mille dangers, après avoir vu Murat à Naples, il
parvint auprès de Napoléon qui, cette fois, l'accueillit avec
bienveillance et lui donna le commandement de la 6e division (2e
corps, général Reille) par une décision impériale en date du 3 juin.
Le général de division Guilleminot, un des meilleurs officiers
d'état-major de l'armée, fut désigné pour remplir les fonctions de
chef d'état-major de la division Jérôme. L'ex-roi de Westphalie
reçut deux jours plus tard la lettre suivante de Napoléon:


  AU PRINCE JÉRÔME.

                                                   Paris, 5 juin 1815.

  Mon frère, j'ai reçu votre lettre; je ne puis pas consentir à ce que
  vous paraissiez à l'armée française entouré d'Allemands. De tous
  ceux qui sont avec vous, vous n'en pouvez conserver qu'un qui sera
  votre écuyer[147]. Je leur donnerai des grades et des traitements en
  France. Envoyez au ministre de la guerre leurs états de service.
  Vous aurez un maréchal de camp pour premier aide-de-camp, et deux
  chefs de bataillon et quatre capitaines pour aides-de-camp; vous
  n'avez pas besoin d'officiers d'ordonnance.

         [Note 147: Ce fut le général Wolff.]


Après la bataille de Waterloo (18 juin), pendant laquelle le prince
Jérôme déploya une grande énergie et la plus brillante valeur, ce
prince, fortement contusionné par une balle, fut un instant investi
par son frère du commandement en chef des débris de l'armée, dont il
rallia quelques tronçons. Il vint ensuite à Paris. Là, traqué,
recherché, il fut sauvé par Fouché, ministre de la police, qui,
sachant le danger qu'il courait et étant lié avec lui, lui procura
les moyens de passer à l'étranger et de rejoindre la reine.

De la fin de 1815 à la fin de 1847, Jérôme resta en exil
quasi-prisonnier tantôt en Wurtemberg, tantôt sur le sol autrichien,
puis dans les États pontificaux, enfin à Florence, en Suisse et en
Belgique. Sa femme lui donna une fille (la princesse Mathilde) en
1820 et un fils (le prince Napoléon-Jérôme) en 1823. Il blâma la
conduite de ses neveux les deux fils du roi Louis dans l'affaire des
Romagnes contre le pape, de qui sa famille avait reçu le plus
sympathique accueil.

Voici, relativement à cette affaire, quatre lettres qui nous ont
paru intéressantes. Elles sont adressées par Jérôme à ses neveux les
princes Napoléon et Louis (ce dernier depuis l'empereur Napoléon
III), au roi Louis leur père, à la reine Hortense et à la duchesse
de Rovigo, avec laquelle l'ex-roi était resté en relation
épistolaire.


  JÉRÔME AUX PRINCES NAPOLÉON ET LOUIS.

                                                Rome, 25 février 1831.

  Mes chers neveux, cette lettre vous sera remise par le baron de
  Stölting, qui vous entretiendra de toute la position actuelle. C'est
  avec le plus profond chagrin que j'ai appris qu'envisageant mal
  votre position et celle de toute votre famille, vous vous êtes
  laissé entraîner au milieu du mouvement. Que dirait l'empereur s'il
  pouvait voir ses neveux, destinés à être un jour le soutien de sa
  dynastie, payer l'asile que le saint-père accorde à toute sa famille
  en s'armant contre ce même souverain et en compromettant ainsi le
  sort de ses parents!

  Songez, mes chers neveux, au chagrin, à l'affliction de votre père
  et mère, de votre respectable grand'mère, si vous persistiez dans
  une démarche où un moment d'enthousiasme a pu vous entraîner, mais
  que la raison comme la politique vous font une loi d'abandonner.

  Je vous en conjure, écoutez la voix d'un vieux soldat et d'un oncle
  qui vous aime comme ses propres enfants et qui ne vous conseillerait
  pas une démarche contraire à l'honneur ni à votre caractère d'homme.

  Songez que ce n'est que de cette manière que vous devez entrer dans
  la carrière des armes; le temps viendra peut-être où vous pourrez le
  faire avec honneur, et alors, si vous persistiez dans votre
  démarche, vous vous ôteriez tout moyen de reparaître un jour sur la
  scène politique avec honneur, et vous vous attireriez la malédiction
  de vos parents.

  Adieu, mes chers neveux, je nourris l'espoir que vous ne vous
  refuserez pas à suivre les conseils d'un oncle qui vous chérit
  tendrement.


  JÉRÔME AU COMTE DE SAINT-LEU.

                                                Rome, 26 février 1831.

  Mon cher frère, aussitôt que M. Bressieux m'a rendu compte de la
  position de vos enfants à Spoletto, je n'ai pas balancé à faire une
  démarche que vous eussiez faite à ma place pour mes enfants. Je me
  suis, sans perdre de temps, rendu chez le pape et le secrétaire
  d'État; j'ai été vraiment touché de la manière dont Sa Sainteté et
  son ministre ont envisagé la question; ils étaient non seulement au
  courant de tout, mais encore m'ont appris que le prince Louis avait
  eu la veille un petit engagement à Otricoli, et que le fils du
  prince de Canino s'était enfui de la maison paternelle.

  J'ai représenté à S. S. que les princes se rendaient au-devant de
  leur mère, lorsqu'à Peruggia, ils ont été reconnus et se sont laissé
  entraîner par l'enthousiasme populaire, mais sans préméditation de
  leur part ni sans plan arrêté, puisqu'ils se trouvent manquer des
  objets les plus nécessaires. J'ai prié S. S. de me donner des
  passeports pour le baron de Stölting, que j'ai expédié sur-le-champ
  avec une lettre pour les princes que vous trouverez ci-jointe, ainsi
  que pour les colonels Armandi et Sircognani que je connais
  particulièrement. Je fais remettre en même temps aux princes les
  fonds nécessaires pour retourner à Florence, ayant appris par M.
  Bressieux qu'ils en étaient dépourvus.

  J'espère, mon cher frère, avoir rencontré votre approbation en
  accomplissant ce que j'ai considéré comme mon devoir, quelle qu'en
  puisse être l'issue. Le cardinal a écrit une lettre dont le baron de
  Stölting a été également chargé.

  Madame, qui est très affligée de ce qui se passe, me charge de vous
  dire qu'elle n'écrit pas par ce courrier, mais que sa santé est
  bonne.


Le prince Jérôme écrit le même jour à la reine Hortense deux mots
dans le même sens.


  JÉRÔME À LA DUCHESSE DE ROVIGO.

                                                   Rome, 15 mars 1831.

  ..... Les troupes du pape sont à Civita-Castellana au nombre de
  2,000 hommes, que l'on peut compter comme autant de troupes pour les
  constitutionnels. L'enthousiasme depuis Bologne jusqu'à Otricoli est
  incroyable; s'il y avait des armes, déjà 60,000 hommes seraient en
  ligne.

  Vous serez bien étonnée, chère duchesse, de savoir que c'est ce même
  Sircognani que vous ayez vu si souvent faire votre partie d'écarté
  qui est le héros du jour. C'est lui qui fait trembler Rome et qui,
  probablement avant une dizaine de jours, y entrera. On aime le
  saint-père, qui le mérite sous tous les rapports; mais on exècre le
  gouvernement des prêtres, lesquels, s'ils venaient à triompher,
  commettraient les plus horribles cruautés. Pendant un instant qu'ils
  ont cru à l'entrée des Autrichiens, ils ne parlaient que de pendre,
  fusiller et confisquer. Qu'arrivera-t-il de tout cela, Dieu seul le
  sait!

  Quant à moi, je me tiens absolument éloigné de tout ce mouvement et
  suis un observateur impartial, qui voit, entend et juge sans jamais
  émettre une opinion. Lorsque le temps viendra de se montrer avec
  honneur, ce ne sera jamais que comme Français, d'autant plus qu'il
  m'est clairement démontré que c'est à notre belle patrie que chacun
  en veut. J'espère qu'elle sortira triomphante de cette lutte et
  apprendra au monde que c'est elle qui doit donner la loi et non la
  recevoir.

  La mère de mes neveux (la reine Hortense) s'est rendue à Bologne
  pour les conduire en Suisse.


  JÉRÔME À LA DUCHESSE DE ROVIGO.

                                                   Rome, 31 mars 1831.

  C'est avec un bien vif chagrin que vous et votre famille aurez
  appris la mort de notre cher Napoléon; il a expiré à Forli le 17,
  par suite d'une rougeole méconnue. Son frère le prince Louis seul
  était auprès de lui, sa malheureuse mère n'étant arrivée que le
  lendemain. Elle est à Ancône avec le seul fils qui lui reste; où
  ira-t-elle? je l'ignore. Depuis un mois, les communications directes
  avec les Marches étant interrompues, c'est par suite de tous ces
  troubles que les lettres de Pompeï ne vous seront pas parvenues.

  Les insurgés se sont battus contre les Autrichiens devant Forli avec
  quelque avantage; ils ont fait une capitulation avec le cardinal
  Benvenuti qui se trouve à Ancône, mais cette capitulation n'a pas
  été ratifiée. À Modène, on fusille, on pend, on exile, on confisque.
  Le pape, qui est bon, voudrait accorder un pardon entier, mais il y
  a des cardinaux tellement énergumènes que l'on peut douter si le
  pape et son secrétaire d'État pourront faire ce qu'ils désirent tous
  deux, pardonner.

  Les constitutionnels sont exaspérés contre la France, qui les a
  sacrifiés, à ce qu'ils disent. Le fait est qu'il ne reste guère à
  cette armée d'insurgés qu'à se faire tuer, si l'on n'intervient en
  leur faveur, au moins en négociation. Quant à moi, je soupire après
  ma patrie, car il est affreux de ne savoir sur quoi ni sur qui
  s'appuyer.


Dans une lettre du 12 avril au duc de Rovigo, le roi écrit: «Il est
certain que le fameux Sircognani a trahi les siens pour 10,000
piastres et un passeport; on assure qu'Armandi et Bussy en ont fait
autant et ont sacrifié ce malheureux Zucchi qui s'est fié à de
pareilles canailles. Du reste, ils n'ont que ce qu'ils méritent.»

Jérôme, comme ses frères Joseph et Louis, n'approuva pas les coups
de tête de son neveu Louis-Napoléon à Strasbourg et à Boulogne. Il
ne cessa, surtout depuis la révolution de Juillet et la mort de la
reine (29 novembre 1835 à Lausanne), de revendiquer ses droits de
Français et l'autorisation de rentrer dans sa patrie.

Il obtint enfin de revenir à Paris à la fin de 1847 et allait
recevoir une rente viagère de cent mille francs, lorsque la
révolution de 1848 jeta hors de France la dynastie de Juillet.

L'ex-roi Jérôme et son fils s'empressèrent d'envoyer au gouvernement
provisoire leur adhésion à la République.


CONCLUSION.

Nous avons dit que pendant sa longue carrière, si mouvementée, si
singulière, le dernier des frères de Napoléon Ier semble avoir été
condamné par le destin à des vicissitudes plus extraordinaires
encore que celles des autres frères de Napoléon.

Depuis l'abandon de ses États en 1813, il avait passé par toutes les
phases du malheur, conservant toujours une certaine dignité et de la
générosité dans le caractère. La révolution de 1848 allait le faire
remonter aux plus hautes dignités.

Son neveu le prince Louis-Napoléon ayant été élu président de la
République, Jérôme devint un des principaux personnages de l'État,
et pour que rien ne parût manquer à l'originalité de cette destinée
unique de l'ancien souverain, il occupa, pendant les douze ans qui
s'écoulèrent de 1848 à l'époque de sa mort en 1860, les positions
les plus bizarres.

Le président lui rendit son grade de général de division, grade
auquel il avait été nommé en 1806, il y avait quarante-deux ans, en
sorte qu'il devint le plus ancien divisionnaire des armées
européennes. Il eut ensuite le poste de gouverneur des Invalides,
gardien des cendres de son frère déposées à l'hôtel des vieux
soldats. Quelques mois plus tard, le prince Louis, cédant aux
suggestions d'un membre de la famille Bonaparte et croyant être
agréable à son oncle, lui envoya le bâton de maréchal de France. À
la formation du Sénat, il eut la présidence de ce premier corps de
l'État.

Ainsi, de roi, Jérôme était devenu général, maréchal, sénateur.
Singulières transformations pour une tête couronnée!

Marié régulièrement à une noble Florentine, la marquise Bartholini,
qui vint habiter avec lui en France, il se trouvait avoir eu trois
femmes, dont deux existaient encore.

Lorsque le prince Louis mit la couronne sur sa tête, Jérôme devint
prince impérial et fut placé sur les marches du trône. Il reçut à
Paris son fils et son petit-fils Messieurs Patterson Bonaparte, que
l'empereur Napoléon III avait appelés en France et dont le dernier,
beau et brillant jeune homme, entra dans notre armée où il ne tarda
pas à se distinguer.

Enfin, avant sa mort, Jérôme fit un voyage en Bretagne, revit la
baie de Concarneau, dîna dans la ville de pêcheurs, ayant à ses
côtés la mère du matelot (Furic) qui avait sauvé le vaisseau _le
Vétéran_, à laquelle il assura une pension sur sa cassette
particulière. Il put assister au mariage de l'empereur, à la
naissance du prince impérial et à l'union de son fils avec la
vertueuse princesse Marie-Clotilde.

Enfin, dernier bonheur, il put voir la France impériale redevenue la
puissance prépondérante du monde, après les guerres d'Orient et
d'Italie, et il échappa à la douleur d'assister à ses défaites de
1870 ainsi qu'à la chute de sa dynastie par la mort de Napoléon III
et du jeune prince impérial.

Certes, nous le répétons, jamais destinée ne fut plus singulière que
celle de cet homme dont le caractère offre un si étrange mélange de
défauts et de qualités, et qui, malgré ses fautes, montra en mainte
occasion un caractère fier et chevaleresque.




APPENDICE


CORRESPONDANCE DIPLOMATIQUE

RELATIVE À LA HOLLANDE

PENDANT LE RÈGNE DU ROI LOUIS

De juin 1806 à juillet 1810.


ANNÉE 1806.

Cette correspondance étant très volumineuse, nous l'avons analysée
en partie, principalement celle de 1806 à 1808, ne donnant _in
extenso_ que les pièces importantes. Cette correspondance eut lieu
entre M. de Champagny, duc de Cadore, ministre des affaires
étrangères de France, le général Dupont-Chaumont, puis le comte de
la Rochefoucauld, tous deux ministres de famille de l'empereur
auprès du roi Louis; l'amiral Werhuell, ambassadeur du roi de
Hollande à Paris; M. de Roëll, ministre des affaires étrangères de
Hollande, et en 1810 avec le maréchal duc de Reggio, commandant
l'armée du Nord.

Dans sa première lettre, datée du 15 juin 1806, Dupont-Chaumont fait
part au duc de Cadore des dispositions bienveillantes, pour le roi
Louis et la reine Hortense, du corps diplomatique. «L'esprit public,
dit-il, un peu étonné d'abord de la promptitude des événements,
commence à revenir, la population vit en bonne intelligence avec le
soldat français. Une garde d'honneur s'organise pour recevoir Leurs
Majestés.» Le 23 juin, Dupont envoie des détails sur cette
réception. Bientôt l'ambassadeur ayant obtenu un congé pour venir
en France, M. Serrurier, chargé d'affaires, prend l'intérim. Le 29
juillet, l'empereur écrit de Paris à son frère la première lettre de
reproche ci-dessous.


                                         Saint-Cloud, 29 juillet 1806.

  Au roi de Hollande.

  Je lis dans les journaux que vous suspendez toute exécution à mort
  dans votre royaume. Si cela est, vous avez fait une grande faute. Du
  droit de faire grâce ne dérive pas la nécessité de reviser tous les
  procès. C'est une manie d'humanité déplacée. Le premier devoir des
  rois, c'est la justice.


Dans une lettre du 10 août, Serrurier fait connaître au ministre le
désir des Hollandais d'un accroissement de territoire, et, dans une
autre en date du 14, il raconte la tentative d'insoumission d'un
bâtiment de la flotte hollandaise, lorsque le serment de fidélité au
nouveau roi a été exigé des matelots. Le 17 septembre, le duc de
Cadore reçoit une note sur la composition de l'armée hollandaise,
forte de 12 à 15,000 combattants disponibles. Le roi semble décidé à
porter à 25,000 hommes l'effectif de ses troupes, mais par des
enrôlements volontaires. Il ne veut pas entendre parler de la
conscription comme le désirerait l'empereur. Cet usage est
antipathique à la Hollande.

Le 13 décembre, Dupont-Chaumont rend compte au duc de Cadore d'une
conversation qu'il vient d'avoir avec le roi et dont voici la
substance: Le roi, écrit-il, se plaint de l'opinion de l'empereur
qui semble l'accuser de montrer peu de zèle pour le succès de ses
armées.--La grande plaie est le mauvais état des finances.--Son
gouvernement est ruiné par les dépenses antérieures, les
anticipations d'impôts. On lui conseille de suspendre le paiement
des rentes; mais il désapprouve ce moyen, d'ailleurs inefficace. Il
voudrait que l'empereur envoyât en Hollande un financier expérimenté
qui prît connaissance des choses et en rendit compte. Il espère
porter l'armée à 25,000 hommes, c'est-à-dire 18,000 prêts à
combattre; mais c'est à peine suffisant pour défendre le pays contre
une invasion anglaise.

Le 14 décembre, Dupont transmet à Cadore une plainte portée contre
les douaniers français qui, sans ordres, ont franchi la frontière
batave, pillé une maison, chassé les habitants à coups de fusil. Le
roi est affecté de ces désordres. Dupont déclare qu'il est temps de
faire un exemple pour mettre fin à ces exactions. Le duc de Cadore,
par ordre de l'empereur, répond que les plaintes du gouvernement
hollandais _ne sont pas fondées_.

Cependant, le décret sur le blocus continental ne tarde pas à être
connu en Hollande.

L'empereur en recommande la stricte application. Le 28 décembre,
Dupont fait connaître: que les Hollandais mettent beaucoup
d'hésitation à le faire exécuter; que les villes maritimes sont
plongées dans le désespoir; que le roi est dans le plus grand
embarras; que le parti anglais se remue et intrigue; que le frère de
l'empereur est souffrant.

Ici commence réellement la mésintelligence entre l'empereur et le
roi Louis. Nul doute que sans le blocus continental, les deux
souverains eussent vécu à peu près d'accord, malgré les exigences
politiques de Napoléon.

À la fin du même mois de décembre 1806, le 29, Dupont transmet de
nouveau à Cadore des plaintes du gouvernement hollandais
relativement à des fraudes nombreuses qui ont lieu à Flessingue, au
préjudice du trésor, sous le couvert de la marine française. Il fait
connaître également les ennuis que cause au roi la question de la
_défense de Flessingue_ et le peu d'accord qui existe entre les
généraux français. L'empereur, décidé à donner tort à son frère, à
ne pas accueillir ses représentations, commence à songer au
remplacement du général Dupont-Chaumont, qui lui paraît beaucoup
trop dans les intérêts du gouvernement de Louis.


ANNÉE 1807.

Le 8 janvier 1807, le ministre de Hollande se plaint de nouveau des
douaniers français qui ne cessent de violer le territoire batave. Le
22, Dupont atteste que la situation des esprits s'améliore et
annonce que le roi va écrire à l'empereur, relativement à la
question du blocus. Le 26, Werhuell mande à Cadore qu'une députation
va être envoyée à l'empereur en Prusse. Dupont annonce le 5 février
1807 le retour de la reine à La Haye, le bon effet produit par sa
présence. Le lendemain 6, Cadore engage le gouvernement hollandais à
envoyer la députation par Varsovie ou Berlin à Clarke, qui lui
donnera les moyens d'arriver jusqu'à l'empereur à Feinkestein.

Le 14 avril, Dupont déclare à Cadore que la majorité du conseil des
ministres paraissait tenir pour le parti anglais et s'efforçait de
faire admettre au roi que la Hollande avait intérêt à se détacher de
l'alliance française. Le 26, il écrit qu'en l'absence du roi le
conseil a supprimé la _Gazette française_ pour que le résultat des
conférences eût moins de retentissement en France, et qu'on
élaborait secrètement un projet de régence. Le 7 mai, l'ambassadeur
fait connaître la mort du prince royal et le départ du roi et de la
reine. Quatre jours plus tard, il déclare qu'en l'absence de Sa
Majesté, la France ne saurait compter sur les ministres de Hollande.

Le 9 juin, il annonce que la reddition de Dantzig met fin aux
inquiétudes du roi, lequel est estimé de tous les partis. Le 23, le
ministre de France fait connaître qu'une escadre anglaise paraît
vouloir menacer Stralsund, et que le maréchal Brune en a reçu avis.
Le 12 juillet, Cadore écrit à Dupont de faire connaître au
gouvernement hollandais que tout navire de la marine française
entrant à Flessingue devra faire connaître à la douane son
chargement. Le 8 août, le cabinet français presse Dupont d'obtenir
de la Hollande de faire terminer _à ses frais_ les travaux de
Flessingue. Le 10 août, l'ambassadeur de France prévient que
plusieurs divisions anglaises sont sorties du 20 au 26, que d'autres
sont prêtes également à quitter les ports de la Grande-Bretagne, que
la totalité de ces forces est évaluée à 40,000 hommes et que les
troupes hollandaises se sont rapprochées de Brune. Le 14 août,
l'empereur fait écrire à Dupont qu'il est informé que des
communications fréquentes ont lieu entre la Hollande et
l'Angleterre, qu'il fasse connaître aux ministres du roi que si
toute relation de commerce et de correspondance ne cesse pas entre
les deux pays, des troupes françaises entreront en Hollande. Le
gouvernement du roi Louis, à cette menace, demande une note écrite;
Dupont la refuse. Les ministres déclarent que si des infractions aux
ordres du roi concernant l'Angleterre ont existé, cela ne pouvait
avoir eu lieu que par surprise; que les pouvoirs des ministres
n'allant pas au-delà de l'exécution des lois existantes, il allait
être expédié un courrier à Sa Majesté, absente, pour prendre ses
ordres. Le 19 août, Cadore écrit de nouveau à Dupont que les
plaintes contre les douaniers français ne paraissent nullement
fondées. Ainsi, d'une part, menaces de l'empereur et refus de ses
ministres d'admettre les griefs de la Hollande contre les agents
français; d'autre part, assurance que l'on fait tout ce que l'on
peut faire pour l'exécution du blocus. Les plaintes de la France
continuent. Le gouvernement du roi Louis y répond en imposant les
bâtiments français qui remontent l'Escaut à destination d'Anvers.
L'empereur, furieux, ordonne le remboursement des droits perçus et
défend d'en payer à l'avenir. Nouvelle note des ministres hollandais
pareille à la première (24 août). Le 31 août, le chargé d'affaires
écrit à Cadore que le roi a appris avec douleur les plaintes de son
frère, et qu'il rend un décret pour une surveillance plus sévère; le
même jour on annonce que les finances sont dans le plus mauvais
état. Le 4 septembre, Dupont fait connaître la publication du décret
royal contre le commerce avec l'Angleterre et déclare que toute la
responsabilité doit tomber sur M. Goguel, ministre des finances.

Cette correspondance acerbe continue entre les agents des deux
gouvernements.

La question du blocus paraissant terminée, le ministre de France en
soulève une nouvelle. Il écrit à l'ambassadeur de Hollande:
«L'empereur a éprouvé un vif mécontentement, en apprenant que les
malades français avaient été renvoyés des hôpitaux de la Hollande
sous prétexte d'économie; il ne peut voir dans cette mesure qu'une
manoeuvre du parti anglais, et si malgré la bonne volonté du roi les
fonctionnaires hollandais continuaient à agir de la sorte,
l'empereur, _usant du droit de conquête_, sera contraint de faire
régir la Hollande par une administration française.» M. de Cadore ne
dit pas que les finances de la Hollande sont obérées par les
exigences de la France, par l'entretien des troupes françaises; que
l'empereur ne rembourse aucune avance et ruine les États dont il a
imposé la royauté à son malheureux frère.

Aux plaintes injustes de l'empereur, le gouvernement batave répond:
qu'on a admis dans les hôpitaux autant de malades que ces
établissements en pouvaient contenir; qu'à Middelbourg on a établi
un nouvel hôpital; qu'à Flessingue, qu'à Walcheren on a fourni aux
troupes tous les objets nécessaires; que, vu l'obération des
finances, on n'avait pu créer de nouveaux établissements; que depuis
les plaintes du gouvernement impérial, le roi avait donné l'ordre de
fournir aux soldats et marins français malades tout ce dont ils
auraient besoin; que les hospices hollandais, dans cette saison, ne
pouvaient suffire aux malades nationaux. Bientôt le gouvernement
français adresse, par l'entremise de Dupont, de nouveaux reproches à
la Hollande. «Les facilités qu'on accorde au commerce anglais, écrit
M. de Cadore à l'ambassadeur, ont accru le mécontentement de
l'empereur, qui trouve cette condescendance honteuse au moment où
les Anglais brûlent les bâtiments hollandais à Batavia. Vous devez
insister pour que sans délai il soit mis un terme à cet état de
choses, et déclarer qu'au besoin l'empereur enverra 30,000 hommes en
Hollande pour en garder les côtes.» Il est permis de croire que
l'empereur en voulait venir là d'abord, puis à l'annexion. Le 24,
Dupont fit connaître la réponse des ministres à sa note. «Le conseil
déclarait que déjà il avait été répondu que les infractions aux lois
prohibitives de tout commerce avec l'Angleterre ne pouvaient être
attribuées qu'à un défaut de surveillance des employés, dont
plusieurs avaient été déjà incarcérés.» C'était donner un prétexte à
l'empereur pour faire exercer la surveillance par ses propres
agents. Cela ne devait pas tarder à avoir lieu. Le 6 octobre, Cadore
fait dire au ministre de Hollande que la frontière du côté de la
France étant un foyer de contrebande et donnant un débouché aux
marchandises anglaises, l'empereur prend des mesures sévères pour y
mettre fin. Le 16, il fait savoir à ce même ministre que l'empereur,
informé que des marchandises anglaises sont reçues par l'Elbe et le
Weser, a donné l'ordre de visiter tout bâtiment naviguant sur ces
fleuves, et veut que des mesures analogues soient prises en
Hollande. Le 26, Cadore apprend que le roi a rendu un décret
prohibant toute navigation le long des côtes depuis le Dollart
jusqu'au Weser, étant bien résolu à prendre toutes les mesures de
réciprocité avec la France.


ANNÉE 1808.


  CADORE À DUPONT.

                                                    Paris, 14 janvier.

  Monsieur, Sa Majesté l'empereur et roi vient d'apprendre avec autant
  de mécontentement que de surprise, que l'on reçoit dans les ports de
  Hollande des bâtiments suédois, chargés de marchandises que l'on
  tente de faire passer en France, et que pour expliquer des procédés
  aussi étranges on allègue une raison bien plus étrange encore,
  savoir que la Hollande et la Suède ne sont point en guerre. Sa
  Majesté n'a pu comprendre que des relations de paix continuées
  jusqu'à présent entre la Hollande et la Suède, aient pu paraître une
  chose si naturelle et si simple que vous ayez négligé d'en rendre
  compte. Quand bien même l'alliance qui subsiste entre la France et
  la Hollande, quand les liens plus étroits qui unissent les deux
  états auraient pu permettre à la Hollande de considérer comme amie
  une puissance ennemie de la France, le continent tout entier
  n'est-il pas uni aujourd'hui dans un même voeu, dans un même
  intérêt, dans une même cause? La Suède n'est-elle pas seule exceptée
  de ce concert général? N'est-elle pas la seule alliée de
  l'Angleterre? N'est-elle pas en cette qualité l'ennemie du
  continent? Et la Hollande a-t-elle pu la regarder comme amie, sans
  abandonner en quelque sorte la cause commune? L'intention de Sa
  Majesté est que: dans les vingt-quatre heures qui suivront la
  réception de cette lettre, la Hollande _déclare la guerre_ à la
  Suède et traite les Suédois et leur commerce comme ennemis. Sa
  Majesté vous charge d'en faire la demande dans les termes les plus
  précis et d'insister sur une réponse immédiate et catégorique. Vous
  voudrez bien m'informer sur le champ de cette réponse.

  P. S.--L'empereur, Monsieur, se rappelle que les troupes
  hollandaises se sont battues à Stralsund contre les Suédois, et
  n'admet point cet état de paix de la Hollande avec la Suède. Il vous
  ordonne en conséquence de requérir l'arrestation des bâtiments
  suédois qui sont dans les ports de Hollande et le séquestre des
  marchandises qu'ils ont apportées. Son intention est aussi que les
  Suédois soient arrêtés comme prisonniers de guerre et que les agents
  de cette nation soient renvoyés. Dans le cas où la Hollande
  refuserait de se mettre en guerre contre la Suède, l'empereur vous
  ordonne de quitter La Haye.


  CADORE À DUPONT.

                                                    Paris, 16 janvier.

  Monsieur, le 4 décembre dernier, un convoi de cinq bâtiments
  hollandais, escorté par trois chaloupes canonnières de Sa Majesté le
  roi de Hollande, a mouillé à l'embouchure du Weser. Le 5 au matin,
  le convoi ayant appareillé, il fut tiré de la batterie de Carlestadt
  deux coups de canon à poudre pour indiquer que le convoi ne pouvait
  la dépasser sans avoir arraisonné. Les canonnières assurèrent leur
  pavillon, mais le convoi n'en continua pas moins sa route. Alors la
  batterie tira à boulets et ce ne fut qu'au huitième coup que les
  bâtiments mouillèrent. Au même instant quatre autres navires de la
  même nation, qui entraient dans le fleuve escortés pareillement par
  une canonnière, jetèrent l'ancre auprès du premier convoi. Le
  capitaine de l'une des deux canonnières descendit à terre pour se
  plaindre du procédé du commandant de la batterie. La réponse du
  commandant fut qu'il n'agissait que conformément à ses instructions,
  d'après lesquelles tout bâtiment, sans exception, devait être
  assujetti à la visite. Le capitaine hollandais demanda cette
  déclaration par écrit. On la lui donna et il retourna à bord après
  avoir donné sa parole qu'il ne mettrait point à la voile sans avoir
  rempli les formalités requises; mais dix minutes après il leva
  l'ancre et se rendit à Brolke. On lui écrivit pour se plaindre de sa
  conduite et pour réclamer les bâtiments qui étaient montés à la
  faveur de son escorte en forçant le passage. Il répondit qu'il
  n'avait fait que suivre très scrupuleusement les instructions qui
  lui avaient été données d'après les ordres de Sa Majesté le roi de
  Hollande.

  Le 6 du même mois, un autre convoi hollandais escorté par des
  canonnières, descendit le Weser et mouilla à l'embouchure du fleuve.
  Le mauvais temps empêcha d'aller à bord. Le 7 au matin, il
  appareilla et partit malgré le feu de la batterie. Ces faits, dont
  il a été rendu compte à Sa Majesté l'empereur, ont excité son
  mécontentement. Elle vous charge d'en porter plainte au gouvernement
  hollandais et de demander que les capitaines et officiers de la
  marine marchande soient tenus de se conformer à toutes les
  ordonnances de police maritime rendues dans les pays occupés par les
  armées françaises. S'il en était autrement, Sa Majesté se verrait
  dans la nécessité de faire punir les personnes qui chercheraient à
  enfreindre ses ordres.

  Vous voudrez bien me faire connaître, Monsieur, l'effet que
  produiront les représentations que vous êtes chargé d'adresser à cet
  égard au gouvernement près duquel vous êtes accrédité.


  WERHUELL À CADORE.

                                                    Paris, 25 janvier.

  Je m'empresse, par suite des ordres de ma cour, de répondre à la
  note que V. Excellence a adressée à mon prédécesseur M. le ministre
  Brantven, en date du 5 janvier dernier, et par laquelle elle l'a
  honoré de la communication des mesures que Sa Majesté l'empereur et
  roi avait prescrites dans son décret du 19 décembre concernant le
  blocus de l'Angleterre et des îles de la Grande-Bretagne.

  Déjà, avant la réception de cette note, le ministre de France
  résidant à La Haye avait officiellement communiqué les dispositions
  dudit décret, et Sa Majesté s'était aussitôt déterminée à adopter de
  pareilles mesures. Elle chargea, par un ordre de cabinet du 8 de ce
  mois, son ministre des finances de considérer comme propriété
  anglaise et de déclarer par cela même de bonne prise tout vaisseau
  ou bâtiment quelconque _sans exception_, qui, après avoir été visité
  par des bâtiments de guerre anglais, ou avoir été dans un port
  anglais, ou avoir payé le moindre droit au gouvernement anglais,
  serait pris par des vaisseaux de guerre ou des corsaires
  hollandais, et le même ordre rendit le ministre des finances
  responsable de la stricte exécution de cette mesure.

  Ces dispositions convaincront V. Excellence combien le roi est
  pénétré de la nécessité de s'opposer avec la plus grande énergie aux
  vexations toujours croissantes des ministres britanniques, et
  combien il désire de seconder de toutes ses forces les mesures que
  son très auguste frère l'empereur croit devoir prendre pour les
  combattre.


  WERHUELL À CADORE.

                                                    Paris, 30 janvier.

  Par suite des ordres que je viens de recevoir de ma cour, je
  m'empresse de communiquer à V. Excellence les nouvelles mesures que
  le roi a ordonnées pour empêcher toute relation entre son pays et la
  Suède.

  Elles sont contenues dans le décret du roi, en date du 18 de ce
  mois, dont ci-joint la copie.

  En priant V. Excellence de porter ces dispositions sous les yeux de
  l'empereur et roi, j'ose me flatter que Sa Majesté y verra une
  nouvelle preuve que le roi mon maître est plus que jamais disposé à
  traiter en ennemis tous les états qui seraient en guerre avec la
  France, et à concourir de tous ses moyens au succès des vastes
  projets que son auguste frère médite pour les forcer à accepter à la
  fin des conditions de paix compatibles avec la sûreté et l'honneur
  des puissances de l'Europe.

    Décret du roi de Hollande daté d'Utrecht, 18 janvier.

  Louis Napoléon, par la grâce de Dieu et la constitution du royaume,
  roi de Hollande, connétable de France.

  Sur les informations que les mesures ordonnées pour le blocus des
  Îles Britanniques ne seraient pas suivies avec la même rigueur par
  rapport à quelques bâtiments suédois, et considérant que la guerre
  existe entre ce pays et la Suède comme avec l'Angleterre;

  Nous avons décrété et décrétons ce qui suit:

    Article 1er.

  Tout bâtiment suédois qui pourrait s'être introduit dans les ports
  du royaume sera sequestré immédiatement, de même que toute
  marchandise appartenant à cette nation.

    Article 2.

  Tout Suédois qui aurait rempli précédemment des fonctions
  diplomatiques ou d'agent commercial, et qui pourrait se trouver
  encore dans ce royaume, sera tenu d'en sortir immédiatement après
  la publication du présent décret.

    Article 3.

  Tous les Suédois qui pourraient se trouver dans les ports ou
  quelques autres endroits du royaume, seront arrêtés immédiatement et
  traités comme prisonniers de guerre.

    Article 4.

  Les mesures actuellement en vigueur pour le blocus des Îles
  Britanniques seront également et sans exception applicables à la
  Suède.

    Article 5.

  Nos ministres des finances et de la justice et police sont chargés
  de l'exécution du présent décret qui sera publié partout où besoin
  sera.

  Donné à Utrecht le 18 janvier de l'an 1808, de notre règne le
  troisième.

                                                                LOUIS.


  WERHUELL À CADORE.

                                                     Paris, 2 février.

  Je suis expressément chargé de communiquer officiellement le décret
  ci-joint à V. Excellence et de l'inviter à vouloir bien en donner
  immédiatement connaissance à Sa Majesté impériale et royale. Sa
  Majesté le roi de Hollande se flatte que son auguste frère verra
  dans les dispositions de ce décret une éclatante preuve de son
  invariable volonté de concourir de tous ses moyens aux mesures qui
  peuvent hâter le moment si désiré de la paix, et un touchant
  témoignage de son amour pour sa personne, de sa confiance absolue
  dans sa haute sagesse. Je ne m'attacherai point à faire valoir
  l'étendue des nouveaux sacrifices que ce rigoureux décret impose à
  mon pays. On sent facilement qu'il entraînerait sa ruine totale si
  la guerre était prolongée. Dans des circonstances aussi impérieuses,
  Sa Majesté, irrévocablement déterminée à rendre impossible toute
  communication de ses sujets avec l'ennemi, vient de prohiber le
  commerce que les habitants de la Zélande faisaient sur les côtes
  anglaises, quoique par sa nature ce commerce, tout à l'avantage de
  la Hollande, fût extrêmement nuisible à l'Angleterre. Sa Majesté a
  voulu que son peuple renonçât à des bénéfices qui ne pouvaient se
  concilier avec le système actuel de la guerre. Il n'échappera pas
  sans doute à V. Excellence que les mesures adoptées ne laissent aux
  Anglais aucun moyen possible de communiquer avec la Hollande,
  puisque le roi a également ordonné de séquestrer même les navires
  qui, quoique non visités, auraient abordé dans un port britannique.

  Sa Majesté a cru que la nation, pour qui la paix devenait le
  premier, le plus pressant des besoins, devait l'acheter par les
  plus rigoureux sacrifices, bien convaincue que le génie de son
  illustre frère y mettra bientôt un terme, et que sa justice et sa
  générosité sauront honorablement dédommager la Hollande de ses
  privations et de ses pertes.


  DUPONT À CADORE.

                                                   La Haye, 8 février.

  Les travaux se poursuivent à Amsterdam pour la réception du roi.
  L'occupation de l'hôtel de ville, où se trouvent la banque et tous
  les grands dépôts, a étonné d'abord et fait baisser les fonds, parce
  que le moment a été mal choisi. Mais on peut attendre pour l'avenir
  d'heureux résultats, s'il résiste aux difficultés que lui attire le
  passage du gouvernement par Utrecht, et la contrariété dans les
  habitudes, si puissantes dans ce pays.

  La sévérité du blocus a éprouvé de légères atteintes; des bâtiments
  chargés de poisson salé se sont présentés à Amsterdam et y ont été
  refusés. Ils sont entrés à Anvers où ils ont vendu leur cargaison
  parce qu'ils étaient en règle; mais des Américains chargés de
  marchandises ou peut-être de denrées coloniales et appartenant à des
  Hollandais, ont ému la sensibilité du gouvernement et obtenu
  l'entrée des ports. Vraisemblablement ils n'étaient pas chargés de
  marchandises prohibées. Aussi ne cité-je ces faits que pour répondre
  à l'observation officielle qui m'a été faite par Son Excellence le
  ministre des affaires étrangères, que son gouvernement avait été au
  delà des mesures prises par la France, en fermant ses ports à toute
  espèce de navires.


  DUPONT À CADORE.

                                                  La Haye, 13 février.

  J'ai l'honneur de vous écrire par un retour de courrier qui m'a été
  dépêché par S. Excellence le vice-amiral Decros, avec une lettre de
  l'empereur pour Sa Majesté le roi de Hollande.

  Le gouvernement hollandais s'est depuis quelques jours
  ostensiblement relâché de la sévérité du décret du 23 janvier, en
  ordonnant aux commandants militaires de ne plus repousser les
  bâtiments qui se présenteraient dans les rades et les ports; d'y
  placer des sauvegardes et d'attendre des ordres.

  Il y a encore de l'humeur et du mécontentement à Amsterdam. On
  l'attribue à la transformation de la maison de ville en palais
  royal; mais la stagnation des affaires et un peu de misère dans la
  classe des ouvriers en est peut-être la véritable cause. Toujours
  faut-il convenir que le roi n'est aidé ni servi par personne dans
  son projet de changer sa résidence. Ce qui fait naître des
  difficultés sans nombre et propage les murmures de la multitude. La
  demande que vient de faire l'empereur arrive à propos pour occuper
  les oisifs et imprimer un mouvement utile dans les ports. J'avais,
  dans mes conversations non officielles, l'année dernière, observé
  aux ministres du roi que l'on négligeait bien la marine, et surtout
  à l'époque du dernier licenciement des marins: on objectait la
  pénurie des finances. Aujourd'hui que les matelots ont été dispersés
  par la misère, et qu'il y en a beaucoup d'enlevés par l'Angleterre,
  il serait difficile de compléter les équipages, s'il est nécessaire
  d'armer un certain nombre de vaisseaux.


Ici doivent prendre place deux longues lettres de l'amiral Werhuell
et dont nous allons donner la substance. Dans la première, l'amiral,
au nom du roi, demande que l'artillerie de la ville de Flessingue
soit rendue à la Hollande, puisque la ville a été cédée à la France
le 6 février. L'empereur s'y oppose et fait dire qu'il comptera avec
la Hollande.

Dans la seconde lettre, le roi fait rappeler à l'empereur
l'engagement du gouvernement français de rembourser à la Hollande le
prix des frais d'équipement des recrues hollandaises appelées à
faire partie de la grande armée. L'empereur se borne à répondre que
ce déboursé doit rester à la charge de la Hollande (singulier
exemple de bonne foi!).


  CADORE À LAROCHEFOUCAULD[148].

         [Note 148: M. de la Rochefoucauld venait d'être nommé
         ministre plénipotentiaire en Hollande en remplacement du
         général Dupont-Chaumont, des services duquel l'empereur
         n'était pas satisfait, le trouvant trop dans les eaux de son
         frère. M. de la Rochefoucauld arriva à son poste le 19
         avril.]

                                                       Paris, 16 mars.

  J'ai l'honneur de vous faire part d'une décision de Sa Majesté
  impériale relativement aux Français qui se trouvent actuellement au
  service de S. M. le roi de Hollande.

  Tous les sujets de S. M. impériale actuellement au service de S. M.
  le roi de Hollande et qui auront prêté serment comme sujets du roi,
  cesseront d'être considérés comme Français, et pourront demeurer au
  service du roi en se munissant d'une autorisation spéciale de S. M.
  l'empereur.

  Vous voudrez bien informer de cette décision le gouvernement près
  duquel vous êtes accrédité.


  SERRURIER[149] À CADORE.

         [Note 149: M. Serrurier faisait pour la seconde fois
         l'intérim, en l'absence de l'ambassadeur Chaumont parti pour
         Paris.]

                                                     La Haye, 17 mars.

  Ce serait peut-être ici la place de tracer à V. Excellence un
  tableau succinct de l'état où je retrouve les affaires au moment de
  mon retour en Hollande; mais l'ambassadeur, que j'apprends être
  arrivé à deux ou trois journées de La Haye, remplira à cet égard les
  vues de V. Excellence beaucoup mieux que je ne pourrais faire. Je me
  bornerai à lui annoncer que le roi est fort occupé en ce moment des
  moyens de remplir les vues de son auguste frère relativement à la
  marine. M. Roëll, dans une assez longue conversation où le hasard
  nous engagea hier, s'exprima à cet égard de la façon la plus
  satisfaisante. Il paraît que le roi veut pousser ses préparatifs
  dans le silence, et réserve une surprise générale à l'empereur. Je
  trahis un peu Sa Majesté et M. Roëll, par cet avis, mais c'est mon
  métier et l'on devra me le pardonner.


  WERHUELL À CADORE.

                                                       Paris, 21 mars.

  Depuis quelque temps le commerce que la Hollande fait par les
  rivières le Weser et l'Elbe avec le nord de l'Allemagne et les pays
  avoisinants, éprouve de fortes entraves de la part des douaniers
  français établis à l'embouchure de ces rivières et sur les côtes.

  Ces douaniers empêchent le passage des productions des fabriques
  hollandaises en se fondant sur les dispositions de l'article 2 du
  décret impérial du 2 août dernier, qui assimile aux marchandises
  anglaises toute marchandise quelconque de la nature de celles que
  l'Angleterre peut produire ou fournir, à moins qu'elles ne viennent
  de la France. Comme c'est presque l'unique commerce que la Hollande
  a conservé depuis que ses ports sont entièrement fermés, le roi, mon
  maître, m'a chargé de porter cet objet à la connaissance de V.
  Excellence, en la priant de le mettre sous les yeux de S. M.
  impériale.

  Le roi se plaît à croire que son très auguste frère daignera
  ordonner que les dispositions du décret susdit, évidemment rendu
  dans l'intention de nuire à l'ennemi commun, ne soient pas
  applicables aux marchandises hollandaises; mais que celles-ci
  puissent entrer sans obstacle, toutesfois qu'elles seront duement
  munies de certificats d'origine, délivrés par les magistrats des
  lieux où elles auront été fabriquées, ou d'où elles auront été
  expédiées, ou moyennant telles autres mesures de précaution que S.
  M. impériale jugera convenable d'admettre.


  CADORE À LAROCHEFOUCAULD.

                                                       Paris, 31 mars.

  Sa Majesté l'empereur et roi est informée qu'il est arrivé à
  Amsterdam deux bâtiments américains chargés de denrées coloniales et
  venant d'Angleterre. Sa Majesté est pareillement informée que cent
  cinquante autres bâtiments américains sont maintenant en chargement
  à Londres où ils prennent aussi des denrées coloniales dans le
  dessein de les transporter en Hollande. En conséquence, Sa Majesté
  vous charge, M. l'ambassadeur, de redoubler d'attention et de
  vigilance, de prendre toutes les précautions et de faire toutes les
  démarches nécessaires, pour que des bâtiments américains ainsi
  chargés de contrebande, ne pénètrent point en Hollande, ou n'y
  pénètrent pas du moins impunément. Vous devez partir de ce principe
  que tout bâtiment américain chargé de denrées coloniales est
  suspect, ces dernières ne pouvant pas être apportées des États-Unis,
  puisqu'il existe un embargo général et qu'aucun bâtiment n'en peut
  sortir.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                    Amsterdam, 13 mai.

  Avant-hier soir, il y eut cercle à la cour, et dans une longue
  conversation que j'eus avec le ministre des affaires étrangères, je
  lui observai que c'était à regret que je ne voyais pas ici dans la
  direction générale des affaires l'esprit que je désirais y trouver,
  que ce n'était pas assez pour la Hollande de prendre les mesures qui
  lui étaient demandées pour l'intérêt commun, mais qu'il fallait les
  faire exécuter avec le zèle qui en assurait le succès. Je lui citai
  plusieurs preuves de mon assertion, en lui démontrant l'inconvenance
  et appuyant sur le mal que la Hollande se ferait, si les choses ne
  changeaient pas entièrement de face. Le ministre me parut abonder
  dans mon sens et m'a parlé comme regardant le sort de la Hollande
  dans les mains de l'empereur, et comme n'attendant que de lui le
  bonheur de sa patrie. J'ignore si M. Roëll rendit compte au roi de
  notre conversation, mais hier Sa Majesté me fit prier de venir lui
  parler.

  Je me rendis au palais à quatre heures, et restai avec S. M. jusqu'à
  six heures. Le roi m'engagea de lui parler franchement sur tout ce
  que je voyais, en me priant même de ne rien lui cacher. J'eus donc
  l'honneur de lui répéter tout ce que j'avais dit la veille au
  ministre. J'allai même plus loin, en communiquant au roi des faits
  dont j'avais trouvé plus convenable de ne pas parler à M. Roëll.
  J'observai à S. Majesté que l'attachement qu'on lui portait pouvait
  beaucoup lui servir pour diriger l'opinion publique; que lorsqu'on
  verrait que sa conduite est véritablement française, et qu'il est
  mécontent de celui qui n'en a pas une prononcée dans le même sens,
  alors en peu de temps le gouvernement prendrait la même direction;
  qu'il ne m'appartenait pas de me mêler du choix de ses agents, que
  je ne devais connaître que le résultat de leurs travaux; mais
  qu'avec les moyens personnels qu'il avait, il me paraissait
  impossible que Sa Majesté ne distinguât pas, quand elle le voudrait,
  celui qui la sert dans l'une ou l'autre ligne.

  Le roi eut la bonté de me traiter avec toute sorte d'indulgence en
  me promettant de lui parler aussi franchement; il se plaignit de sa
  position, des peines qu'il était obligé de se donner pour arriver
  malheureusement à de bien petits résultats. Il me répéta combien le
  peuple qu'il gouvernait était à plaindre, et en même temps combien
  il était difficile de le diriger, puisque n'étant pas susceptible
  d'enthousiasme, les chiffres devenaient la seule base de leur
  opinion. Cependant, le roi me demanda ce qu'il devait faire. Il me
  répéta que son désir était de deviner, s'il était possible, les
  désirs de l'empereur, et il m'autorisa non-seulement à le prévenir
  de ce qui pourrait se faire de répréhensible, mais même encore me
  promit de faire généralement tout ce que je pourrais croire utile
  aux vues de l'empereur. C'est maintenant à votre Excellence de me
  faire connaître les ordres de S. M. impériale et royale. Je ne puis
  douter de la vérité des intentions que le roi m'a manifestées; mais
  il dépend de l'empereur d'en acquérir la certitude. Je tous promets
  de porter dans ma mission l'oeil le plus vigilant, et de tout faire
  pour opérer ici un changement de système. J'aime à me flatter
  qu'aidé du roi, j'y parviendrai. V. Excellence sait ce qu'il y a à
  faire. Moi je n'envisage que le plaisir, en faisant mon devoir,
  d'être utile à l'empereur. Je suis en mesure d'exécuter ses ordres,
  soit qu'ils portent sur les choses ou les personnes. J'attends donc
  avec impatience la réponse de V. Excellence. Je ne puis finir ma
  dépêche sans vous répéter à quel point j'ai été content de ce que le
  roi m'a fait l'honneur de me dire.


  ROËLL À LAROCHEFOUCAULD.

                                                    Amsterdam, 19 mai.

  J'ai mis sous les yeux du roi mon maître la lettre que V. Excellence
  m'a fait l'honneur de m'écrire aujourd'hui au sujet de quelques
  vaisseaux nouvellement entrés dans les ports de ce royaume malgré
  les lois prohibitives à cet égard.

  Sa Majesté n'a pu voir qu'avec peine se renouveler une plainte
  qu'elle se flattait d'avoir entièrement écartée par les dispositions
  prises relativement à la fermeture des ports. Cependant, n'ayant
  point de raisons suffisantes pour révoquer en doute la véracité des
  informations parvenues à V. Excellence au sujet des bâtiments
  susdits, elle s'est empressée d'expédier aussitôt un courrier
  extraordinaire pour se faire rendre un compte exact sur cette
  affaire, et, sans attendre le résultat des recherches, elle a décidé
  que non-seulement les bâtiments indiqués par V. Excellence devront
  se remettre en mer sans aucun délai, mais aussi que la clôture des
  ports, précédemment décrétée, sera maintenue avec la plus grande
  rigueur, et l'entrée défendue à tout bâtiment marchand, quels que
  soient son pavillon et sa cargaison, et sans avoir égard à d'autres
  considérations quelconques, si ce n'est celle du gros temps, à
  l'exception cependant d'un seul, parti d'ici depuis dix-huit mois
  pour Canton, avec la promesse positive de S. Majesté de ne trouver
  aucun empêchement pour la rentrée dans nos ports, et au sujet duquel
  elle se propose d'entretenir verbalement V. Excellence, en vous
  faisant part de cette détermination du roi, par laquelle il se
  flatte d'avoir détruit jusqu'à la' possibilité de tout abus
  ultérieur. Je suis chargé particulièrement de vous communiquer en
  même temps que si, d'un côté, S. Majesté n'a pu voir qu'à regret une
  plainte quelconque faite de la part de son auguste frère, elle a su,
  d'un autre côté, apprécier la nouvelle preuve de franchise et de
  loyauté que V. Excellence vient de donner dans la manière dont elle
  a dirigé la démarche à laquelle les informations reçues l'ont
  obligée.

  S. Majesté est si éloignée de se plaindre de la démarche même
  qu'elle désire au contraire, que si, contre son gré, il y avait
  encore à l'avenir quelque chose qui puisse être désagréable à son
  auguste frère, et qu'il soit en son pouvoir de prévenir ou de faire
  cesser, V. Excellence veuille, sans délai et sans réserve, faire
  parvenir par mon organe ses informations à cet égard à la
  connaissance de S. Majesté, laquelle, tout pénible que soit dans ce
  moment pour ses sujets l'état où son royaume se trouve, est trop
  convaincue que les sacrifices actuels sont le seul moyen de voir
  renaître les avantages d'une paix prompte et durable, pour ne pas
  persévérer avec une constance inébranlable dans toutes les mesures
  dont ils sont la conséquence.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                    Amsterdam, 23 mai.

  Le roi m'entretint l'autre jour de la décision de S. M. impériale et
  royale sur les Français qui étaient à son service. Il me dit qu'il
  ne voulait parler à aucun de cet objet, qu'il lui suffirait de leur
  avoir fait écrire une lettre pour connaître le parti qu'ils
  voulaient prendre. Sa Majesté me parut très froide, ayant même peu
  d'intérêt pour eux. Les Français sont de leur côté mécontents;
  plusieurs m'en ont parlé dans des ternies très convenables; et
  maintenant qu'il s'agit de prendre un parti définitif, presque tous
  ne voudraient pas perdre leur véritable patrie pour en adopter une
  nouvelle. La gloire et l'attachement pour l'empereur les appellent;
  la reconnaissance et le devoir les retiennent. Ils craignent d'être
  mal vus de l'empereur s'ils quittent le service de la Hollande, et
  cependant plusieurs ne peuvent se décider à signer qu'ils consentent
  à n'être plus Français. Ce qui me paraît certain, c'est que
  plusieurs de ces messieurs ont cru obéir à S. M. impériale et royale
  en venant ici et n'ont jamais imaginé s'éloigner entièrement de la
  France. V. Excellence conçoit bien que je n'ai rien répondu de
  positif et que je me suis borné à leur dire qu'il m'était impossible
  de les conseiller dans une circonstance aussi délicate. Les
  Hollandais, jaloux des Français, cherchent à leur donner
  continuellement des désagréments et ceux-ci ne sont pas soutenus par
  le roi. Dans cette position je voudrais connaître le désir de
  l'empereur afin de leur faire prendre la ligne qu'il ordonnera. Le
  général Demarçay, qui commandait l'artillerie, vient encore de
  quitter le service de la Hollande, n'y pouvant plus tenir.

  Ayant une occasion sûre pour faire passer cette dépêche en France,
  j'en profite pour parler à V. Excellence de la contrebande qui se
  fait en Zélande. Il paraît que l'île de Walcheren est principalement
  le point sur lequel se dirigent les contrebandiers. À mon passage à
  Anvers, on m'en parla déjà, et l'on ne me cacha point que par
  l'Escaut il s'introduisait beaucoup de marchandises anglaises, mais
  que l'on accusait davantage les autorités hollandaises qui
  paraissaient se prêter à ce commerce illicite. Depuis que je suis en
  Hollande, les principaux agents du gouvernement avouent la
  difficulté et presque l'impossibilité d'empêcher entièrement ce
  genre de commerce en Zélande, mais aussi les mêmes agents prétendent
  que les douaniers et même les autorités françaises favorisent ceux
  qui leur font partager les bénéfices de ce commerce. Le résultat me
  paraît être une impossibilité reconnue de guérir ce mal. Ne
  serait-il pas possible qu'en coupant le noeud de la difficulté
  l'empereur y remédiât en réunissant l'île de Walcheren à la France,
  et Sa Majesté ne pourrait-elle pas porter cette réunion jusqu'à la
  Meuse? Alors la frontière deviendrait telle qu'il serait facile de
  la garder, et le Brabant hollandais, habité par des catholiques, se
  trouverait heureux d'être réuni à l'empire français. Votre
  Excellence sait, à quel point l'intolérance est portée dans ce pays:
  ce qui ne paraît point devoir diminuer, le roi venant de placer
  l'ex-ministre de l'intérieur, M. Mollerus, à la tête des cultes.
  Cette intolérance fera donc toujours Français tous les catholiques
  hollandais. Quant à une indemnité à donner à la Hollande, l'empereur
  peut à cet égard être aussi généreux qu'il lui conviendra. Je
  soumets ces observations à V. Excellence comme le moyen que je
  croirais le plus sûr d'aplanir les difficultés qui surviennent tous
  les jours et qui tiennent à la position de la frontière.

  Au sujet de la contrebande, le roi vient dans l'instant de m'envoyer
  un secrétaire du cabinet pour me communiquer une liste que S. M.
  impériale et royale lui a envoyée d'une certaine quantité de maisons
  ou d'individus hollandais accusés de faire la contrebande. S.
  Majesté y a fait joindre la réponse du ministre des finances avec
  copie de l'interrogation que l'on a fait subir aux prévenus. Il en
  résulte qu'un d'eux est mort depuis un an, deux autres sont aux
  galères depuis quatre ans et tous les autres sont innocents. Quant à
  cette dernière partie, je ne puis m'empêcher d'observer à V.
  Excellence que l'interrogatoire peut être très exact, mais qu'il est
  fait de manière à ne trouver aucun coupable, puisque tous ces
  individus ont été appelés et que l'on s'est contenté de leur
  demander ce qu'ils avaient fait, et d'envoyer ensuite leur réponse.
  Il est cependant possible que d'autres recherches aient été faites;
  c'est ce que je tâcherai d'apprendre.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                    Amsterdam, 9 juin.

  D'après ce que j'apprends par MM. les consuls, il y a encore une
  communication avec l'Angleterre, mais elle paraît peu considérable
  et vient des petits ports qui ne sont pas surveillés. C'est
  principalement par la Zélande que l'on suppose que les passagers
  peuvent s'embarquer pour l'Angleterre et s'introduire en Hollande.
  Il est certain que le comte de Bentinck a été arrêté au moment où il
  s'embarquait à Cathvyck, et qu'il n'a été relâché que sur
  l'exhibition d'un ordre du roi; il a fait un voyage en Angleterre et
  en est revenu il y a deux jours. On dit qu'il était envoyé pour
  faire un arrangement qui permît à une certaine quantité de bateaux
  hollandais de pêcher le hareng. J'en ai parlé à M. Roëll qui m'a
  assuré n'en être pas instruit. Ce M. de Bentinck doit, dit-on, être
  grand écuyer.

  Le ministre des affaires étrangères a envoyé hier et avant-hier la
  circulaire à tous les Français au service de la Hollande, pour
  connaître le parti décisif qu'ils voulaient prendre. Cette liste est
  d'environ 500 personnes dont il paraît que la plus grande partie
  réclamera les bontés de l'empereur pour rentrer au service du roi,
  sans perdre leur qualité de Français. L'autorisation donnée par S.
  Majesté pour la sortie des beurres et fromages n'a pas atteint son
  but. Aucun négociant n'a voulu donner la caution exigée. J'ai
  appris, de mon côté, aux maisons qui se sont adressées à moi que
  j'ignorais absolument les motifs qui avaient décidé le roi à prendre
  cette mesure. Il me semble que, par son effet, elle doit être
  regardée comme nulle.


  CADORE À BERTHIER.

                                                     Bayonne, 22 juin.

  S. M. impériale voulant donner au commerce de la Hollande toutes les
  facilités compatibles avec l'exécution des grandes mesures adoptées
  contre l'Angleterre, a consenti à autoriser le commerce de cabotage
  sur les côtes de l'Allemagne septentrionale depuis l'embouchure de
  l'Ems jusqu'au canal de Holstein. Les bâtiments destinés à ce
  commerce suivront la côte, escortés par des chaloupes canonnières de
  la marine hollandaise. Ils ne pourront transporter aucune espèce de
  denrées coloniales, bien moins encore des marchandises anglaises.

  Cette navigation a pour objet d'établir par le canal de Holstein une
  communication avec la Baltique, d'où la Hollande pourra tirer des
  bois de construction, des chanvres et autres approvisionnements
  nécessaires à sa marine.

  V. A. S. jugera sans doute convenable d'instruire les généraux
  français commandant dans le nord de l'Allemagne des intentions de S.
  M. pour qu'ils ne mettent point d'obstacle à une navigation
  autorisée par elle.


  CADORE À LAROCHEFOUCAULD.

                                                     Paris, 9 juillet.

  Monsieur l'ambassadeur, j'ai reçu vos deux dépêches numérotées 13 et
  14. Il m'en est parvenu d'autres qui sont encore dans le
  portefeuille de S. Majesté et auxquelles je répondrai plus tard.

  Je dois aujourd'hui vous recommander, d'après les ordres de
  l'empereur, de ne point perdre de vue les instructions qui vous ont
  été données et de veiller avec un soin constant à l'exécution des
  mesures du blocus. Vous ne cesserez de faire sentir au gouvernement
  hollandais, au roi même, quand vous en trouverez l'occasion, combien
  il importe de ne laisser à l'Angleterre aucun débouché pour ses
  marchandises sur le continent. Il faut attaquer son commerce,
  puisque son commerce est la source de ses revenus, puisque c'est là
  qu'elle puise les moyens de prolonger la guerre. Toutes les
  puissances de l'Europe se sont réunies dans le même but, et le
  succès des mesures qu'elles ont prises ne peut être douteux, si
  partout on les fait exécuter avec persévérance et sévérité.

  S. M. impériale a été informée que des smoggleurs, sortant
  journellement des ports de la Hollande, entretiennent des
  communications avec les Anglais qu'ils instruisent de tout ce qui se
  passe à Flessingue et dans l'Escaut. Vous appellerez l'attention du
  gouvernement hollandais sur ces manoeuvres qui peuvent avoir des
  conséquences dangereuses et qu'il importe de prévenir. Les
  smoggleurs qui communiquent avec les Anglais doivent être considérés
  et traités comme espions.

  Il est un autre objet que S. Majesté recommande à vos soins, c'est
  de faire en sorte que les Français de l'âge de la conscription qui
  cherchent à se réfugier en Hollande ne puissent y être admis, et que
  ceux qui y seront trouvés soient immédiatement anotés et remis aux
  autorités françaises. Vous voudrez bien m'instruire du résultat des
  démarches que vous aurez faites dans le terme des directions que je
  suis chargé de vous transmettre.


  CADORE À WERHUELL.

                                                  Bayonne, 12 juillet.

  Lorsque S. Majesté, usant d'un juste droit de représailles, eut
  déclaré les îles Britanniques et leurs colonies en état de blocus,
  la presque totalité des puissances du continent, également blessées
  par les prétentions exagérées de l'Angleterre, se réunirent
  successivement à S. Majesté et résolurent, d'un commun accord, de
  suspendre toute communication entre leurs États et les îles
  Britanniques. Votre gouvernement adopta le premier les mesures qui
  avaient été prises par l'empereur.

  Aujourd'hui l'Angleterre ne compte plus qu'une puissance amie sur le
  continent. Tous les ports de l'Europe, à l'exception des ports de
  Suède, sont fermés à son commerce. Les États-Unis d'Amérique ont
  renoncé à toute communication commerciale avec elle, et il ne lui
  reste plus de débouchés pour ses marchandises, de moyens
  d'approvisionnement pour sa marine que dans ses propres colonies et
  dans le Brésil, qui ne lui offre que de bien faibles ressources.
  Plus son commerce est gêné, plus elle met d'activité, de soin et
  d'adresse pour verser sur le continent, par le moyen de la
  contrebande, ses marchandises et les denrées coloniales dont ses
  magasins sont encombrés. Simulation de pavillon, papiers faux,
  certificats d'origine publiquement contrefaits, tout est employé;
  et, sans une surveillance active et continuelle de la part de toutes
  les puissances du continent, les grandes mesures qu'elles ont
  adoptées n'étant qu'imparfaitement exécutées n'obtiendront point
  tout l'effet qu'on devait en attendre. Il ne suffit pas de fermer
  tout débouché au commerce de l'Angleterre, et puisqu'elle est
  séparée des autres puissances du continent en refusant de
  reconnaître les principes du droit maritime qui les régit, il faut
  maintenir l'interdiction qu'elle a prononcée elle-même, et que le
  continent rompe toute communication avec elle. S. Majesté, en me
  chargeant d'appeler l'attention de votre gouvernement sur ces deux
  objets, se persuade que le roi son frère se fera un plaisir de
  seconder ses vues et prendre les mesures les plus propres à déjouer
  les tentatives de la contrebande, et à empêcher toute communication
  quelconque entre ses sujets et les Anglais.

  Je prie V. Excellence de vouloir bien porter à la connaissance de sa
  cour les communications que j'ai l'honneur de lui adresser
  aujourd'hui.


  CADORE À LAROCHEFOUCAULD.

                                                  Bayonne, 19 juillet.

  Dans une de vos dernières dépêches, vous avez énoncé une idée qui a
  fixé l'attention de S. Majesté. Vous parliez de la difficulté de
  prévenir le versement des marchandises de contrebande de Hollande en
  France, difficulté qui tenait principalement à la nature des
  frontières actuelles entre les deux États, et qui ne cesserait que
  lorsque la frontière de l'Europe française aurait été portée jusqu'à
  la Meuse. Sa Majesté n'a point méconnu la justesse de vos
  observations, et elle entrevoit volontiers un arrangement avec le
  roi son frère pour parvenir à une rectification de frontières qui
  faciliterait l'action des douanes et aurait le grand avantage de
  donner à la France une ligne non interrompue de limites naturelles.
  Il est loin des idées de S. M. de demander des cessions gratuites à
  la Hollande; elle ne veut même faire aucune proposition d'échange
  avant de savoir si elle pourrait convenir au roi.

  Je vous invite en conséquence, Monsieur l'ambassadeur, à vouloir
  bien sonder l'opinion du gouvernement hollandais à cet égard, vous
  vous attacherez surtout à connaître quelles indemnités la Hollande
  désirerait, dans la supposition où elle nous céderait soit les
  territoires à la gauche de la Meuse, soit même tout ce qui est à la
  gauche du Vaal. Le plus important pour la France est d'obtenir une
  frontière fixe et bien définie, ce qu'elle trouve dans la Meuse et
  encore plus dans le Vaal, soit que la Zélande fasse ou ne fasse
  point partie de la cession.

  La Hollande peut trouver une compensation dans les pays d'Allemagne
  qui sont encore à la disposition de Sa Majesté. Le grand-duc de Berg
  est dans cette classe. Les souverains des petits États qui touchent
  à la Hollande pourraient, au moyen d'arrangements particuliers, être
  transportés ailleurs. Je ne vous en dis point davantage, Monsieur
  l'ambassadeur, j'attends que vous m'ayez fait connaître les
  dispositions dans lesquelles vous aurez trouvé le ministère
  hollandais. Votre premier soin doit être de découvrir ses vues, de
  savoir ce qui peut être à sa convenance, et, lorsque vous m'en aurez
  instruit, j'aurai l'honneur de prendre et de vous faire connaître
  les intentions de Sa Majesté; mais ne faites aucune proposition
  directe.


  WERHUELL À CADORE.

                                                    Paris, 20 juillet.

  Les circonstances actuelles de l'Europe et les liens étroits qui
  unissent la Hollande à la France, joints à la haute bienveillance
  dont Sa Majesté l'empereur honore son auguste frère le roi, mon
  maître, ont naturellement fait naître dans le coeur de tout bon
  Hollandais le désir de voir son pays partager les nouveaux liens qui
  rapprochent d'autres États encore plus intimement de la France.
  Lorsque la Hollande confia ses destinées au monarque chéri qui la
  gouverne, elle voulut, en croyant assurer par là son intégrité, son
  indépendance et son bonheur, prouver à la fois d'une manière
  éclatante sa vive affection pour la France et son profond respect
  pour le plus magnanime des monarques de l'univers. Constamment
  animée de ces sentiments et fortement pénétrée de tout ce qu'elle
  doit à l'alliance sacrée qui l'unit au peuple français, la Hollande
  serait flattée d'en resserrer encore les liens, et l'on se persuade
  d'atteindre ce but, si S. M. impériale et royale daignait regarder
  comme un nouvel hommage de dévouement à son auguste personne le
  désir de voir le royaume de la Hollande admis dans la confédération
  du Rhin.

  Le poste éminent et honorable que Votre Excellence occupe auprès de
  Sa Majesté la met plus que personne à même de savoir si l'expression
  officielle de ce voeu de mon souverain ne déplairait point à
  l'empereur. J'attacherais beaucoup de prix à être instruit par Votre
  Excellence des intentions bienveillantes de S. M. l'empereur et roi
  à cet égard, et je m'estimerais très heureux si j'avais l'honneur
  d'être choisi par mon souverain pour être auprès du magnanime
  protecteur de la Confédération rhénane l'organe d'une demande
  inspirée par le respect, la reconnaissance et un amour sans bornes.

  Me reposant sur la noblesse de caractère qui illustre Votre
  Excellence et qui m'a inspiré depuis longtemps une confiance
  illimitée, j'ose la prier de regarder ma demande comme n'ayant pas
  été faite, si elle croit qu'elle ne serait pas agréable à S. M.
  l'empereur.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                    Amsterdam, 8 août.

  J'ai pu enfin m'acquitter jeudi dernier des ordres de l'empereur. Je
  suis parvenu, après bien de vaines tentatives, à rejoindre M. Roëll
  qui était au Loo depuis huit jours. J'ai parlé au ministre de l'idée
  d'échanger le Brabant jusqu'à la rive gauche de la Meuse, et plus
  encore du Vaal, contre des pays en Allemagne qui restaient à la
  disposition de S. M. impériale et royale, en y comprenant le
  grand-duché de Berg. J'ai fait sentir au ministre combien le système
  des douanes souffrait de la mauvaise frontière qui existait
  maintenant entre la Hollande et la France, combien nos agents
  avaient rejeté souvent sur les autorités hollandaises les atteintes
  portées aux lois françaises, et combien les deux gouvernements
  avaient d'exemples du résultat désagréable de ce genre de
  discussion; que l'empereur, en se donnant de ce côté une frontière
  naturelle, ne voulait rien faire qui fût contre les intérêts du
  royaume de Hollande; que c'était dans cette idée que Sa Majesté ne
  fixait pas un échange, mais désirait avant tout savoir ce que le roi
  de Hollande jugerait équivaloir à la partie de son royaume qu'il
  devait céder. M. Roëll commença par me dire qu'il lui était
  impossible de répondre à une proposition aussi inattendue, que le
  roi pouvait seul donner une décision dans cette circonstance. Il me
  laissa cependant entendre qu'il était personnellement contre cette
  idée, et son opinion me parut basée sur cinq points principaux:

  Le 1er était la difficulté ou presque l'impossibilité de s'entendre
  sur les travaux de mer indispensables dans les îles pour garantir le
  midi de la province de Hollande, travaux sur lesquels les ingénieurs
  d'un même gouvernement avaient déjà bien de la peine à être du même
  avis, et sans lesquels la Hollande courrait les plus grands dangers.

  2º Le ministre regarde le cours des rivières comme la seule richesse
  de ce pays, et par conséquent le tharvlweg du Vaal comme ruineux
  pour la Hollande.

  3º Il estime le revenu du Brabant à cinq millions de florins, et
  regarde que ce revenu augmente journellement.

  4º Son opinion est que pour pouvoir sauver sa patrie il est
  nécessaire que le revenu territorial soit augmenté de cinq à six
  millions, ou au moins de moitié, et qu'un échange amènerait
  difficilement cet avantage; qu'il verrait donc avec peine le roi
  perdre d'anciens sujets sans acquérir la certitude que la Hollande y
  gagnerait une existence stable et indépendante.

  5º Enfin M. Roëll m'a fait sentir qu'il y avait eu de grandes
  discussions lorsqu'il s'agit, l'année dernière, de l'échange de
  Flessingue, et qu'il ne savait pas jusqu'à quel point le roi
  pourrait même traiter seul cet objet.

  Je répondis à ces observations:

  1º Que l'on pourrait laisser à la Hollande les îles; que par
  conséquent les travaux de mer resteraient dans ses mains.

  2º Que le cours de la petite Meuse serait seul perdu pour la
  Hollande, et que ses deux ports principaux, Amsterdam et Rotterdam,
  lui resteraient toujours ainsi que sa navigation intérieure.

  3º Que je regardais le revenu du Brabant comme très exagéré; qu'au
  surplus ceci était une affaire de détail à laquelle je n'avais pas à
  répondre puisqu'il ne s'agissait que d'asseoir le principe
  d'échange, mais nullement de discuter la valeur des objets proposés.

  4º Que je venais de répondre à sa quatrième observation, et qu'enfin
  la cinquième me paraissait d'autant moins fondée qu'une fois la
  chose arrêtée du commun accord des deux parties et à leur avantage
  réciproque, l'on prendrait la forme que l'empereur jugerait
  nécessaire.

  Votre Excellence sentira que cette conversation nous mena très loin.
  Le ministre rappela les sacrifices de la Hollande, en me faisant
  entendre que le roi s'attendrait dans cette circonstance à une
  augmentation de territoire, et que Sa Majesté préférerait un moins
  grand avantage à un échange qui lui assurerait des revenus plus
  considérables. Je suis tombé d'accord avec le ministre sur la
  position malheureuse de ce pays, qui souffrait plus que le reste du
  continent des mesures nécessitées par les circonstances; mais en
  même temps je lui ai rappelé que le gouvernement n'avait rien fait
  pour mériter les bontés particulières de l'empereur, puisque son
  esprit était mauvais, sa direction habituellement vicieuse, et que
  ce n'était qu'en insistant et par la crainte que l'on pouvait
  l'amener à des mesures et à une conduite dont il cherchait à
  s'écarter dans toutes les occasions; que j'en étais habituellement
  témoin, et que certainement ce n'était pas ainsi que l'on acquerrait
  le droit d'attendre une existence indépendante du souverain qui
  pouvait tout; que le gouvernement hollandais était d'autant plus
  répréhensible que c'était de lui seul que venaient les torts,
  puisque le pays était bon et souffrait avec une résignation qui lui
  faisait le plus grand honneur. M. Roëll m'a répété qu'il me priait
  de regarder comme une simple conversation ce qu'il venait de me
  dire, attendant les ordres du roi pour me communiquer sa réponse. Il
  m'a témoigné son embarras d'en parler à Sa Majesté et m'a demandé
  quelque chose par écrit: ce que j'ai refusé. On annonce l'arrivée
  du roi pour jeudi. J'imagine qu'alors j'aurai l'honneur de le voir
  et de savoir la détermination de Sa Majesté. On dit que le roi
  donnera des fêtes pour le jour de saint Napoléon. Rien n'est
  cependant encore connu. Je verrai M. Roëll aujourd'hui et pourrai
  peut-être rendre compte à Votre Excellence de ce qu'il m'aura dit à
  ce sujet.

  La côte est bien gardée. On a arrêté dernièrement plusieurs
  passagers venant d'Angleterre. Il n'entre pas de marchandises. Nous
  avons cependant assez régulièrement les nouvelles de Londres, et les
  journaux du 28 sont en ville. Les nouvelles qu'ils contiennent sont
  bien tristes sur l'Espagne. J'aime à les croire fausses. Je ne doute
  pas que l'empereur reçoive tous ces journaux. Si Sa Majesté les
  désirait, je puis les avoir sans me compromettre.

  Votre Excellence sait combien je surveille la fermeture des ports,
  et elle doit supposer combien les mesures prises et exécutées
  doivent être contraires à la majeure partie des habitants
  d'Amsterdam. C'est donc avec une véritable peine que j'apprends que
  les mêmes mesures ne sont pas exécutées partout avec la même
  sévérité. J'ai la certitude positive qu'il entre à Brême une énorme
  quantité de marchandises anglaises et que l'on ne fait rien pour
  l'empêcher. Les négociants hollandais se plaignent alors d'un poids
  qu'ils supportent seuls. Je ne puis rien répondre aux preuves qu'ils
  me présentent et ma position devient désagréable. Je suis aussi
  fâché de voir dans les journaux français l'arrivée dans nos ports de
  navires américains chargés de denrées coloniales. Le prétexte qu'ils
  ne sont pas entrés en Angleterre n'en est pas un admis ici, et l'on
  a la certitude que beaucoup de navires ont des journaux doubles, et
  que l'on imite si bien en Angleterre les signatures et les papiers
  que les prétendus signataires ne peuvent pas même les reconnaître.

  J'apprends à l'instant que M. Roëll est encore à Utrecht. Je ne puis
  donc rien mander de plus à Votre Excellence.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                   Amsterdam, 11 août.

  J'arrive dans l'instant de chez le roi qui est à Amsterdam depuis
  hier soir. Sa Majesté m'a fait écrire par son ministre des affaires
  étrangères de me rendre à son palais, à deux heures. J'ai exécuté
  cet ordre et n'ai pas été peu étonné en entrant dans le cabinet du
  roi d'y trouver M. Roëll, ce qui n'était jamais arrivé depuis que je
  suis en Hollande, Sa Majesté m'ayant entretenu toujours seul. J'ai
  donc pensé qu'il s'agissait d'une réponse officielle à l'ouverture
  que j'avais été chargé de faire au sujet de l'échange proposé par
  l'empereur comme rectification des frontières, et je ne me suis pas
  trompé dans mon pressentiment. Le roi m'a répété absolument tout ce
  que M. Roëll m'avait dit il y a quelques jours, m'a déclaré son
  éloignement pour la cession proposée par l'empereur. Sa Majesté m'a
  annoncé que, dans son opinion, cette proposition était aussi
  désavantageuse pour lui personnellement que pour le pays qu'il
  gouverne; qu'il serait perdu aux yeux des Hollandais; qu'ainsi, s'il
  en était le maître, il ne pouvait l'accepter; qu'il ne pouvait
  renoncer à d'anciens sujets; qu'enfin il m'enverrait une réponse par
  écrit qui développerait plus en détail les différents points de vue
  sous lesquels il envisageait cette affaire. J'ai eu l'honneur
  d'observer au roi que l'avantage de la Hollande consistait dans
  l'échange qui serait fait; qu'ainsi il paraissait difficile à Sa
  Majesté de prévoir qu'il serait désavantageux à son royaume
  puisqu'il n'était pas connu; que, quant à lui personnellement, il me
  semblait que dans la position où étaient les finances de l'État, il
  ne pouvait lui être préjudiciable d'admettre un principe qui aurait
  pour but de les améliorer et de sauver son pays qui, de son propre
  aveu, marchait journellement à sa ruine. J'ai eu la douleur
  d'entendre le roi me tenir un langage d'indépendance absolument
  nouveau. J'imagine que S. M. s'y est crue obligée en présence de son
  ministre. J'ai répondu avec la dignité que j'ai cru qui convenait à
  l'ambassadeur de l'empereur, mais en même temps avec tout le respect
  que je dois à tant d'égards au frère de mon souverain. Je n'ai dit
  que ce que je voulais dire; mais j'ai fait sentir au roi que d'aller
  au devant d'une idée qui paraissait agréable à l'empereur ne me
  paraissait pas devoir être si éloigné de sa pensée, surtout
  lorsqu'elle était présentée par ma cour avec une modération qui
  prouvait son intention de ne faire aucun tort à la Hollande. Je n'ai
  voulu entrer dans aucun autre développement. M. Roëll était présent,
  c'était une raison de plus de ne pas aller plus loin. J'aurai donc
  l'honneur d'adresser à Votre Excellence la réponse du roi, si elle
  me parvient avant le départ du courrier. Je n'étais pas heureux
  aujourd'hui, car il m'est survenu un autre objet sur lequel je n'ai
  pu tomber d'accord avec le roi. Il a été question des soldats de sa
  garde que Sa Majesté a licenciés et de la pension que l'empereur
  exige qui soit faite à ces soldats. Le roi m'a dit que ces
  militaires étaient partis parce qu'ils ne voulaient plus rester à
  son service; qu'ainsi il n'était tenu à leur donner aucune pension;
  qu'il leur avait fait demander s'ils avaient de quoi vivre en
  France; qu'ils avaient répondu affirmativement et avaient ajouté
  qu'ils étaient très contents. J'ai eu l'honneur d'observer au roi
  qu'ils avaient tenu un autre langage dans ma chancellerie où ils
  s'étaient plaints de leur licenciement, en disant qu'ils ne
  partaient que parce qu'ils ne voulaient pas devenir Hollandais. Sa
  Majesté me dit les avoir fait parler, et me cita le général de Brac,
  grand maréchal du palais, comme ayant été chargé de s'assurer
  qu'ils partaient entièrement de leur consentement. Le roi sonna
  aussitôt, fit appeler M. de Brac qui dit qu'ils avaient tous répondu
  qu'ils quittaient à regret le service du roi; mais que dès qu'ils
  devaient devenir Hollandais pour y rester, ils préféraient retourner
  dans leur patrie. J'ajoutai alors que cette réponse cadrait
  parfaitement avec le dire des soldats, puisqu'ils n'avaient quitté
  le service du roi que pour obéir à l'option qui leur avait été
  faite. J'eus l'honneur de prendre congé de Sa Majesté, qui reste
  encore quelques jours dans sa capitale, et qui donnera lundi, jour
  de saint Napoléon, un concert et un bal. Le même jour j'ai engagé
  dans un grand dîner les ministres du pays et étrangers, ainsi que
  les chefs des autorités civiles et militaires.

  P. S. Le roi ne m'ayant rien envoyé, je suis obligé de fermer ma
  dépêche. J'imagine que Sa Majesté expédiera un courrier à
  l'empereur.

  P. S. J'ouvre ma dépêche pour envoyer à Votre Excellence la note de
  M. Roëll.


Le duc de Cadore remit cette lettre à l'empereur après l'avoir fait
suivre de la note ci-dessous:


  Je renouvelle au sujet de cette lettre l'observation déjà faite que
  M. de Larochefoucauld a été au delà de ses instructions lorsqu'il a
  fait la proposition directe d'un échange sur lequel il était
  seulement chargé de connaître les dispositions du gouvernement
  hollandais.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                   Amsterdam, 15 août.

  Je n'ai que le temps, avant le départ du dernier courrier, d'envoyer
  à Votre Excellence la réponse officielle du roi transmise par M.
  Roëll. Je l'ai déjà trouvée plus mesurée que ce que j'avais entendu
  quelques heures auparavant, et j'ai su que le roi avait senti la
  position fausse dans laquelle il s'était placé, ainsi que moi,
  lorsqu'il me parla devant son ministre. J'ai eu l'honneur de revoir
  Sa Majesté avec laquelle j'eus une longue conférence, et je dois à
  la vérité d'assurer à Votre Excellence que je l'ai trouvée
  absolument différente dans son opinion, du moins dans la manière de
  l'exprimer. Le roi m'a dit que son idée, en rendant M. Roëll témoin
  de sa réponse, était, dans une affaire aussi majeure, qu'elle fût
  connue de son ministre. Je lui ai observé que ceci ne me paraissait
  pas être le meilleur moyen d'atteindre son but; car son ministre
  pouvait me répondre s'il ne s'agissait uniquement que de me faire
  connaître sa détermination; mais que, me faisant l'honneur de
  m'appeler, je devais supposer que Sa Majesté voulait discuter la
  proposition, ce qui devenait inutile dès que sa réponse était
  concertée d'avance. Nous avons repris l'objet en question; nous en
  avons discuté les avantages pour la Hollande ainsi que les
  désavantages, et j'ai vu que la répugnance du roi à cet échange
  tenait plutôt à l'impossibilité où il se croyait de céder une partie
  de ses sujets, et au doute qu'il avait que cette proposition plût ou
  convînt à la nation qu'à aucune autre raison; qu'ainsi il ne pouvait
  pas le demander, mais qu'il ne s'y opposerait pas et en serait
  peut-être bien aise, si le résultat était un avantage dont ce pays
  ne peut se passer. Le roi m'a dit avoir écrit à l'empereur. Je puis
  ajouter à Votre Excellence que plusieurs personnes m'ont parlé de
  cette affaire, quelques-unes comme la désirant, regardant que leur
  patrie a besoin de possessions en Allemagne pour se soutenir pendant
  la guerre; d'autres comme espérant de la générosité de l'empereur un
  avantage pour ce pays; enfin d'autres comme jugeant nécessaire de
  faire une cession qui convenait à l'empereur, et par cela mériter
  ses bontés et échanger l'opinion que l'on suppose à S. M. impériale
  et royale sur la Hollande. Enfin, comme j'ai eu l'honneur de vous le
  mander dans une de mes dépêches précédentes, l'on commence à sentir
  que l'on ne peut plus rien attendre que de la France. Le résumé de
  cette dépêche est donc que l'empereur peut faire l'échange s'il le
  désire, et que Sa Majesté attirera à elle tout ce pays-ci si elle
  juge devoir l'aider à sortir de la crise où la stagnation du
  commerce le met. Le roi m'a traité avec beaucoup de bonté la
  dernière fois que j'ai eu l'honneur de le voir. Je lui ai rappelé
  différents griefs pour telle ou telle affaire particulière que
  j'avais eu à traiter. Sa Majesté a eu la bonté de m'en éclaircir
  plusieurs. J'espère, dans ce voyage, avoir fait quelques pas vers le
  but que je me propose; il y a certainement du mieux. Il n'entre pas
  de bâtiments, et c'est beaucoup. Je désire pouvoir bientôt mander à
  Votre Excellence que ce mieux est devenu un bien. Je n'épargne rien
  pour y parvenir. Je vais aller au _Te Deum_ que le roi fait chanter
  à sa chapelle.

  Dans mon premier numéro j'aurai l'honneur de vous rendre compte de
  la manière dont la journée se sera passée[150].

         [Note 150: Les ambassadeurs français accrédités auprès des
         rois frères de l'empereur prenaient le nom d'ambassadeurs de
         famille, et avaient mission de faire connaître à Napoléon
         toute la conduite privée et publique des souverains.]

  M. le général Brunot, aide de camp du roi, vient d'être nommé grand
  écuyer.

  M. le comte de Turkheim Montmartin, ministre de la cour de
  Wurtemberg, vient d'obtenir son rappel, M. de Munch, son secrétaire
  de légation, vient d'arriver. Il restera chargé d'affaires, en
  attendant une nouvelle nomination.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                   Amsterdam, 18 août.

  Je me suis rendu le 15 de ce mois à la chapelle du roi où j'ai
  entendu la messe et ensuite le _Te Deum_ chanté pour la fête de
  l'empereur. Le roi y a assisté; mais la cour n'était pas en grande
  cérémonie, et le service ordinaire était simplement présent. Le roi
  a travaillé avec ses ministres dans la matinée. J'ai ensuite donné
  un grand dîner à tous les ministres du roi, aux grands officiers du
  royaume et du palais, aux premiers fonctionnaires publics, civils et
  militaires, et à tout le corps diplomatique. De toutes les personnes
  qui entourent le roi, M. le maréchal de Brac et M. de Heckeren,
  grand veneur, se sont seuls rendus à mon invitation. Au dessert, le
  ministre des affaires étrangères a, d'après l'offre que je lui en ai
  faite, porté le toast de l'empereur et y a joint l'expression de son
  désir que S. M. impériale et royale veuille bien penser au bonheur
  de sa patrie. Tout le monde était obligé de se rendre de très bonne
  heure à la cour, ce qui m'a forcé de réunir en un seul toast: au
  roi, à la paix maritime et au bonheur de la Hollande.

  Quant aux gazettes anglaises, je n'avais pas été plus loin avant
  d'avoir la réponse de Votre Excellence; mais hier j'ai pris de plus
  amples informations. On m'offre les papiers, les notes des
  ministères, les ordres donnés dans les différents ministères, etc.;
  mais pour cela l'on demande près de 3,000 fr. par mois; pour les
  gazettes seulement moitié, ou un peu plus. Alors deux fois par
  semaine vous pourriez les recevoir, et je les enverrais par exprès
  jusqu'à Anvers, pour que cette correspondance fût à l'insu du
  gouvernement hollandais qui pourrait bien l'empêcher. Je ne
  paraîtrais nullement, et Votre Excellence peut s'en rapporter à ma
  prudence et être sûre que je ne ferais rien qui puisse blesser le
  moins du monde le système général. Répondez-moi, je vous en prie, le
  plus promptement possible en m'indiquant la latitude que je puis
  prendre.


  CADORE À LAROCHEFOUCAULD.

                                                       Paris, 26 août.

  J'ai reçu votre dépêche du 18 août, nº 27. Je vois avec satisfaction
  que vous avez heureusement terminé l'affaire des deux prises
  conduites à Helvoët-Huyr, et avec regret que le roi ait l'intention
  d'insister désormais sur le principe même qui avait fait naître la
  difficulté. Je sens bien tout l'inconvénient qu'il y aurait à
  admettre ce principe et c'est ce que vous devez vous garder de
  faire. Mais il y a de plus pour le combattre des raisons solides. Si
  la Hollande était neutre, elle aurait en cette qualité des
  obligations pour lesquelles le droit qu'elle réclame lui pourrait
  être nécessaire. Mais elle est alliée de la France et son alliée à
  perpétuité, son alliée envers et contre tous. Non seulement les deux
  pays ont les mêmes amis et les mêmes ennemis, mais dans l'un et
  l'autre les règlements concernant la navigation des neutres sont
  entièrement et parfaitement les mêmes. La nature des choses veut
  donc que lorsqu'il s'agit, soit de poursuivre l'ennemi commun, soit
  d'empêcher les prévarications des neutres, les deux territoires,
  quoique distincts, soient considérés comme un seul et même; et,
  comme il ne peut être dans l'intention du gouvernement de Hollande
  de protéger ses propres ennemis, il est évident qu'il ne peut
  empêcher les opérations des armateurs français et vouloir les
  enlever à leurs juges naturels, sans aller lui-même contre ses vues
  autant que contre son intérêt. Telles sont les considérations que
  vous aurez à faire valoir lorsque l'occasion s'en présentera.

  Des deux offres qui ont été faites relativement aux papiers anglais,
  je n'accepte que celles qui regardent les gazettes. Je vous prie de
  vouloir bien donner vos soins à me les procurer avec exactitude.
  Vous pouvez, comme vous le proposez et si vous le jugez utile, les
  envoyer par exprès à Anvers. Toutes les avances que vous aurez
  faites pour cet objet vous seront remboursées à votre première
  demande.


  CADORE AU MINISTRE DE LA MARINE.

                                                       Paris, 26 août.

  Au moment où je recevais la lettre que Votre Excellence m'a fait
  l'honneur de m'écrire le 22 de ce mois, il m'en parvenait une de M.
  de Larochefoucauld où il m'annonce qu'il a terminé, selon vos désirs
  et les siens, l'affaire des deux prises conduites par des corsaires
  français à Helvoët-Huyr. Le roi a passé sur la violation du
  territoire hollandais reprochée aux deux corsaires, mais en
  déclarant, par l'organe de son ministre des affaires étrangères,
  que, si dans cette occasion il se désistait de son juste droit,
  c'était uniquement pour donner une nouvelle preuve de sa constante
  déférence à ce que paraissait désirer S. M. l'empereur, son auguste
  frère; mais que cette condescendance ne pourrait jamais tirer à
  conséquence et qu'à l'avenir tous les cas de même nature seront
  décidés suivant les statuts et les lois du royaume.

  Les Hollandais ont constamment soutenu et soutiennent que tout
  étranger, même d'un pays leur allié, qui fait des prises dans leurs
  eaux, viole leur territoire, ou, ce qui est la même chose, attente à
  leur souveraineté et commet un délit dont la connaissance appartient
  exclusivement au souverain offensé et dont la première conséquence
  est de rendre la prise illégale et nulle. Il faut l'avouer, ce ne
  sont pas les Hollandais seuls qui ont professé cette doctrine. Elle
  a été celle de toutes les puissances maritimes dans les dernières
  guerres. Elle me semble admise par nos propres ordonnances, et c'est
  en vertu de ce principe que nous-mêmes nous avons exigé et obtenu de
  diverses cours, et naguère encore du Danemarck, des indemnités pour
  des bâtiments français pris dans leurs eaux.

  Sa Majesté le roi de Hollande, se montrant jaloux de son droit et
  annonçant la résolution de ne s'en point désister à l'avenir, il me
  paraîtrait désirable, pour éviter désormais des discussions
  désagréables, qu'il fût enjoint aux corsaires de ne saisir dans les
  eaux de la Hollande, à une distance des rivages moindre que la
  portée du canon, aucun bâtiment sous pavillon neutre (car pour les
  prises sous pavillon ennemi, il ne s'élèverait, je présume, aucune
  difficulté, ou elles seraient aisément aplanies), ou du moins de ne
  pas conduire dans les ports hollandais les bâtiments saisis à une
  moindre distance, et cela sous peine d'être privés de l'intervention
  et de l'appui du gouvernement français.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                   Amsterdam, 29 août.

  J'ai eu l'honneur, dans un de mes numéros, d'informer Votre
  Excellence que j'avais un moyen d'envoyer en Angleterre une personne
  qui pourrait me rendre compte de la véritable situation de ce pays
  et sonder ses intentions. Je prie Votre Excellence de me mander
  simplement si S. M. impériale et royale désire que je conserve ce
  moyen ou si elle veut que je l'abandonne. Ne voulant pas
  compromettre ma cour, je retarde de donner une réponse, prétextant
  mon désir de voir l'issue de quelques événements avant de ne rien
  entreprendre; mais ceci a ses bornes, et je craindrais que la
  personne regardât ce retard prolongé comme une manière de se jouer
  d'elle; ce qui me priverait d'un agent qui est bon et m'a déjà été
  souvent utile. Je demande donc simplement à Votre Excellence un oui
  ou un non sur cet article.

  On a attendu ici le roi le 1er septembre; Sa Majesté donnera le 2 un
  grand bal pour son jour de naissance. Le ministre des affaires
  étrangères a invité le corps diplomatique à un grand dîner pour le
  même jour.

  Il y a quelques jours que les Anglais vinrent à Zandvoort, près de
  la côte, à quatre lieues d'ici, demander du poisson. Sur le refus
  que l'on fit de leur en donner, ils tirèrent sur ce village environ
  80 coups de canon. Le dommage, que l'on avait dit être très
  considérable, est presque nul.

  Je viens d'être informé que le roi venait d'accorder la libre sortie
  de tous les produits de la Hollande. Le ministre Roëll, qui sort de
  chez moi et à qui j'en ai parlé, m'a assuré l'avoir aussi entendu
  dire, mais n'en rien savoir positivement. Il m'a simplement informé
  qu'il savait que l'on s'était adressé au roi pour l'engager à donner
  un écoulement à la garance et aux avoines qui étaient tombées en
  baisse par la quantité prodigieuse qu'il y en avait dans le pays. Je
  ne doute pas que le roi n'ait mis des bornes à cette permission, qui
  paraîtrait bien vague et dangereuse quant à ses conséquences.

  On commence à organiser le commerce de cabotage le long de la côte
  du Nord. On est informé ici que l'on charge des bâtiments en Russie
  pour la Hollande, et le commerce espère dans ce nouvel essai
  éprouver quelques adoucissements à la triste position dans laquelle
  il se trouve réduit.


  ROËLL À CADORE.

                                              Amsterdam, 28 septembre.

  J'avais l'honneur de m'adresser il y a peu de jours à Votre
  Excellence pour la solliciter de se servir de toute son influence
  auprès de S. M. impériale et royale afin d'obtenir à ce royaume un
  accroissement de territoire, en dédommagement des sacrifices énormes
  que les habitants ont déjà faits depuis longtemps et font encore
  pour la cause commune. J'osais me flatter alors que S. M. impériale
  et royale serait convaincue elle-même, d'un côté, de la nécessité
  absolue de cet agrandissement, sinon pour nous tirer d'affaire, au
  moins pour nous soulager dans l'état pénible où nous nous trouvons;
  et que, d'un autre côté, elle serait si intimement persuadée de la
  stricte observation du système de blocus dans ce royaume, que
  lorsque l'occasion s'en présenterait, elle daignerait manifester son
  contentement à ce sujet, comme elle l'a déjà fait une fois, il y a
  quelques semaines, à l'ambassadeur Werhuell par l'organe de Votre
  Excellence.

  J'étais donc loin de prévoir alors que, si peu de temps après, je
  serais dans le cas de m'adresser à Votre Excellence sur le coup si
  terrible qui vient de nous frapper dans le décret impérial du 16 de
  ce mois, contenant une prohibition de faire entrer en France des
  denrées coloniales venant de l'Espagne ou de la Hollande, et une
  confiscation de tous les bâtiments qui entreraient dans la Suède;
  décret qui, en supposant une facilité d'introduction de ces denrées
  dans ce royaume et par là même une communication commerciale avec
  l'ennemi, a fait la sensation la plus pénible parmi les habitants,
  et a presque entièrement détruit l'espoir qu'ils avaient de trouver
  dans les dispositions bienveillantes de S. M. l'empereur et roi
  envers leur patrie une garantie puissante du prix qu'ils recevraient
  un jour des sacrifices auxquels ils se sont assujettis avec tant de
  résignation.

  En effet, que faut-il de plus pour succomber entièrement sous le
  triste sentiment de sa destruction que de se voir assimilé sous
  certains rapports à une nation qui, au lieu de reconnaître ce grand
  et salutaire but de l'empereur et roi dans la part qu'il prend à
  l'amélioration de leur existence, pousse l'ingratitude et
  l'aveuglement assez loin pour se déclarer son ennemi ouvert, et de
  s'y voir assimilé non seulement dans une communication de
  gouvernement à gouvernement, mais dans une pièce qui, par sa nature
  même, devait être publique, et par là à la face de l'Europe entière.

  Et, si tel est l'effet de ce décret sur la nation, quel ne doit donc
  pas être celui qui en résulte auprès de l'auguste frère du souverain
  qui l'a rendu? Que V. Excellence veuille juger elle-même. Avoir
  satisfait à toutes les demandes qui ont été faites de la part de S.
  M. impériale et royale, avoir été même au delà de ses désirs en
  allant encore plus loin qu'en France même, et être dénoncée après
  cela indirectement, comme manquant de bonne foi, à l'univers entier,
  voilà des choses dont l'effet peut bien se sentir mais ne pas se
  décrire.

  Comme le roi mon maître écrit lui-même à S. M. impériale et royale,
  je crois ne devoir pas occuper plus longtemps l'attention de V.
  Excellence sur l'effet que le décret dont il s'agit vient de
  produire ni sur les observations à faire sur son contenu, puisque M.
  le chevalier Bourdeaux, qui aura l'honneur de remettre cette lettre
  à V. Excellence, est chargé de faire des représentations à ce sujet.
  Je me borne donc à la prier qu'elle veuille bien les recevoir comme
  officielles, et qu'ajoutant foi à tout ce que pourra lui dire M.
  Bourdeaux sur la manière dont le blocus s'observe dans ce royaume,
  elle veuille bien intercéder auprès de S. M. impériale et royale
  pour que le décret soit modifié de manière à ce qu'il n'en reste
  aucune impression désavantageuse ni pour le roi ni pour ses sujets,
  ou que du moins il plaise à S. Majesté de faire voir par un
  témoignage public de son contentement et de sa bienveillance à notre
  égard, que le but du décret n'a rien qui doive inspirer de la peine
  ou de l'inquiétude aux habitants de ce royaume.

  Qu'avant de finir V. Excellence me permette de lui transmettre
  encore une seule réflexion particulière: c'est que, d'après ma
  manière de voir, un sentiment pareil à celui dont j'ai parlé
  ci-dessus ne saurait manquer d'être toujours mis à profit par
  l'ennemi pour faire naître un mauvais esprit là où il n'existe pas,
  et que c'est même une raison de plus pour ceux qui ont de bonnes
  dispositions de souhaiter de voir écarter tout ce qui peut produire
  un effet si peu désirable.


  CADORE À ROËLL.

                                                  Erfurth, 12 octobre.

  M. le chevalier Bourdeaux m'a remis la lettre que vous m'avez fait
  l'honneur de m'écrire. Je lui ai procuré sans délai une audience de
  l'empereur, et il a eu l'honneur de remettre à S. Majesté la lettre
  de S. Majesté le roi de Hollande. J'avais précédemment entretenu S.
  M. l'empereur du sujet de la mission de M. le chevalier Bourdeaux et
  je lui avais lu la lettre que vous m'avez adressée. Je suis autorisé
  à vous déclarer que rien ne serait plus mal fondé que la supposition
  qu'on aurait voulu comparer et mettre sur la même ligne les peuples
  de la Hollande et de l'Espagne, un peuple patient, soumis, éclairé,
  qui supporte avec courage de grands sacrifices, et des hommes
  aveugles, égarés par l'ignorance et la violence de leurs passions,
  et qui repoussent dans leur délire le bien qui leur est offert. Le
  décret qui vous a donné lieu de faire cette supposition est tout à
  fait étranger aux affaires politiques. Il a été proposé par le
  ministre des finances, discuté au conseil d'État; c'est un décret
  d'administration intérieure dicté par les intérêts de cette
  administration. L'empereur en a plus particulièrement fait connaître
  les motifs au chevalier Bourdeaux. Je ne reviens pas sur ce qu'a dit
  Sa Majesté, M. Bourdeaux en rendra compte au roi. J'ajoute seulement
  que, dans le moment où nous cherchons à établir par des bâtiments
  qu'on a appelés _aventuriers_ des relations directes avec nos
  colonies, on ne doit pas être étonné que nous cherchions à
  décourager les importations des denrées coloniales qui sont faites
  par les étrangers. Sa Majesté l'empereur m'a annoncé l'intention de
  répondre à Sa Majesté le roi et de charger M. le chevalier Bourdeaux
  de cette réponse[151].

         [Note 151: En effet, M. Bourdeaux rapporta au roi une lettre
         de l'empereur datée d'Erfurth, 12 octobre, lettre toute de
         persiflage et frisant l'impertinence, contenant le refus de
         remplacer près de lui l'ambassadeur comte de Larochefoucauld.
         Les relations entre les deux souverains ne pouvaient être
         plus tendues.]


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                               Amsterdam, 29 décembre.

  J'avais été surpris d'apprendre que Sa Majesté avait terminé
  l'affaire de la prise de _l'America_ au moment même où je recevais
  la réponse de V. Excellence et avant que ma dernière note ait pu
  parvenir au ministre; mais m'étant aperçu depuis longtemps que
  toutes les dépêches de V. Excellence étaient ouvertes avant de
  m'être remises, je me suis assuré que celle-ci avait eu le même
  sort. Il devient donc plus que probable que les ministres hollandais
  auront craint de continuer une opposition devenue inutile et auront
  engagé le roi à prendre une décision conforme au désir de
  l'empereur. Au reste, V. Excellence n'entendra plus parler de cette
  affaire, le vice-consul ayant touché les fonds.


Nous terminerons cette curieuse correspondance diplomatique relative
aux affaires de la Hollande en 1808, par deux lettres, écrites les 3
et 24 septembre d'Amsterdam par le prince Dolgorouki, ministre de
Russie en Hollande, à M. le comte de Romanzoff, ministre des
relations extérieures de Russie; toutes deux avaient été copiées à
la poste. Ainsi, M. de Larochefoucauld avait trouvé moyen d'obtenir
des copies de dépêches étrangères importantes. On a vu, par la
lettre précédente, que le gouvernement hollandais agissait du reste
de la même manière à l'égard de la France.


  Avant-hier le roi de Hollande arriva vers les huit heures du soir à
  Amsterdam et y fut reçu aux plus vives acclamations d'une foule de
  peuple immense. Des inquiétudes sur l'état de sa santé, le bruit
  qu'on s'était plu à répandre qu'il avait été mandé à Paris pour
  assister à une réunion de famille, et plus que cela, un passage mal
  rédigé du programme de la fête à célébrer le 2 de ce mois, avaient
  fait craindre qu'il n'y viendrait pas, et cette crainte redoubla
  l'expression de la joie qu'on a éprouvée à le revoir. La journée
  d'hier lui a prouvé à quel point il était aimé; des gens de
  différents partis et d'opinions opposées se sont empressés de se
  rendre à la cour, et l'on a remarqué qu'il y avait au moins deux
  fois plus de monde qu'à la fête du 15 août. Ce jour-là le roi
  portait l'ordre de Hollande et celui de la Toison d'or; mais hier il
  n'était décoré que du seul ordre de Saint-André. S. Majesté me dit
  au cercle diplomatique: «Monsieur le prince Dolgorouki, j'aurai bien
  des choses à vous dire la première fois que nous causerons ensemble.
  Mon ministre m'a transmis tout ce que l'empereur Alexandre lui a dit
  à mon sujet, et j'en suis pénétré de la plus vive reconnaissance; je
  n'ai pu aussi qu'être très flatté de la manière dont S. M.
  l'empereur a bien voulu distribuer les cordons de Hollande que
  j'avais mis à sa disposition; aussi, pour célébrer ma fête, je n'ai
  pas cru pouvoir mieux faire que de me décorer de l'ordre de mon
  frère Alexandre. J'ai un secret pressentiment que c'est à lui que
  nous devons la paix générale. C'est le plus beau rôle à jouer que
  celui de pacificateur du monde, et ce rôle lui est réservé. Je fais
  continuellement des voeux pour qu'il éloigne de nous toute idée de
  guerre.»

  M. Roëll me souffla à l'oreille que M. de Six[152] avait dîné chez
  l'empereur, mon maître; qu'il avait apprécié cette distinction,
  qu'il en était tout glorieux et qu'on avait été enchanté ici de ses
  dernières dépêches.

         [Note 152: L'ambassadeur de Hollande à Saint-Pétersbourg.]

  Le roi revint ensuite à moi pour m'annoncer que le bataillon de
  Gorcum serait prêt dans quatre jours. Il m'engagea à être indulgent,
  ajoutant qu'il aurait voulu faire davantage, mais que le temps
  manquait et qu'il avait pensé qu'il serait plus utile d'en presser
  le départ avant la mauvaise saison.

  Le ministre de la guerre, faute de logement, a donné hier un grand
  dîner dans une auberge. M. Roëll, moins mal logé, a invité chez lui
  le corps diplomatique. Les envoyés de Danemark et de Bavière, tous
  deux très malades, n'y sont pas venus. S. Majesté voulait dîner avec
  les ministres de famille, mais le baron de Munchhausen, envoyé de
  Westphalie, eut seul cet honneur, dont l'ambassadeur de France n'a
  pas pu profiter, étant attaqué d'une inflammation de la vessie.

  Le bal de la cour a été très nombreux et très brillant; les quatre
  nouvelles dames du palais ont été présentées. Le roi a paru très
  gai, très bien portant et a fort bien supporté les fatigues de cette
  journée qui a été terminée par un souper de quatre cents couverts,
  auquel cependant il n'assista point. Ma femme et moi nous fûmes
  placés à la table de S. Majesté, dont le grand maréchal fit les
  honneurs. Le palais, ainsi que les principaux édifices de la ville,
  ont été illuminés; les théâtres furent ouverts gratis et 20,000
  florins furent distribués aux pauvres.


  Deuxième lettre.

  Le _Moniteur_ du 13 septembre nous rapporte le discours du comte
  Regnault de Saint-Jean-d'Angély relatif à la conscription de 1810.
  Déjà, y est-il dit, les côtes de France, de Russie, d'Italie,
  d'Allemagne, de Turquie, sont interdites à la Grande-Bretagne.


Comme dans ce passage il n'est pas fait mention des côtes de la
Hollande, on ignore si cette omission provient de ce que les côtes
hollandaises sont censées appartenir à la France, ou bien qu'on ne
les croit pas entièrement interdites à la Grande-Bretagne. Cette
dernière supposition acquiert un plus haut degré de probabilité par
un nouveau décret de l'empereur, qui défend d'introduire en France
les denrées coloniales qu'on pourrait vouloir y faire passer
d'Espagne, de Portugal ou de Hollande. Les bons Hollandais,
scrupuleux observateurs des lois et des ordonnances de leur pays,
voient avec douleur que l'empereur les assimile ainsi aux Espagnols
et aux Portugais, avec lesquels ils n'ont rien de commun. Car il est
bien certain qu'il n'y a aucun rapport ni aucune relation entre la
Hollande et l'Angleterre, à moins qu'on ne regarde comme tels
l'arrivée ou le départ de quelques individus qui, de temps à autre,
parviennent, au risque de leur vie, à se soustraire à la vigilance
des douaniers et des gardes-côtes, ce qui est très rare et ne pourra
jamais être empêché par des mesures plus strictes que celles qu'on
emploie maintenant. Il y a quelque temps qu'un particulier s'étant
jeté dans une nacelle à Sendvaart pour passer en Angleterre, fut tué
d'un coup de fusil par un douanier hollandais. Un autre particulier,
plus heureux, après s'être tranquillement promené le long des dunes
de Schvesingen, s'est précipité à la mer et a gagné un cutter
anglais à la nage. Ces faits prouvent bien à quel point est poussée
la surveillance, puisqu'on est obligé de recourir à des moyens si
violents pour s'y soustraire. Enfin, comme je l'ai déjà dit, il n'y
a ici ni marchandises ni gazettes anglaises, sinon de loin en loin,
et par pièces et morceaux, et le plus souvent arrivant par Anvers.

L'existence de la Hollande paraît à tous égards péricliter de plus
en plus. Onze cent millions de dettes qui absorbent annuellement
quarante millions d'intérêt, et les fortes impositions que le défaut
de commerce met dans l'impuissance d'acquitter, doivent
nécessairement amener dans peu une banqueroute générale. Le manque
de numéraire commence déjà à se faire sentir, ainsi que celui des
lingots d'or et d'argent regardés comme marchandises.


ANNÉE 1809.


  DE LAROCHEFOUCAULD AU DUC DE CADORE.

                                           Amsterdam, 23 janvier 1809.

  Monsieur, j'ai l'honneur d'accuser réception à V. Excellence de la
  lettre par laquelle elle m'enjoint de notifier à la cour de Hollande
  l'intention de S. M. impériale et royale que le roi son auguste
  frère imite son exemple en ne recevant pas, de la cour de Rome, les
  cierges bénits qu'elle est dans l'usage d'envoyer aux différentes
  cours catholiques.

  J'ai exécuté à cet égard les ordres de V. Excellence, et j'aurai
  l'honneur de lui transmettre la réponse que je recevrai du
  gouvernement hollandais.


Le 13 février, le ministre de Hollande prévient le ministre de
France que le roi ne recevrait pas les cierges bénits, se plaint de
la froideur polie du roi à son égard et ajoute:


  Il est vrai qu'ignorant les intentions de l'empereur j'ai cru devoir
  me mettre en mesure d'exécuter tels ordres qu'il plairait à ma cour
  de me donner; j'ai donc désabusé le commerce et presque la totalité
  des Hollandais de la fausse idée que l'empereur était la cause de
  leurs malheurs et voulait leur ruine.

  J'ai séparé ce que l'on devait attribuer à la force des événements
  de ce qui tenait à la conduite blâmable du gouvernement hollandais;
  j'ai assuré que la multiplicité des décrets dont on se plaignait
  n'était pas ordonnée par l'empereur, comme on cherchait à le faire
  croire; enfin j'ai prouvé à la saine partie de la nation que son
  véritable intérêt était d'être attachée à mon souverain, la Hollande
  ne pouvant attendre de salut que des bontés de l'empereur. Je crois
  pouvoir assurer à V. Excellence que j'ai pleinement réussi.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                 Amsterdam, 6 février.

  Monsieur, nos occupations sont maintenant bien tristes en Hollande.
  La plus grande partie des provinces méridionales de ce royaume est
  submergée et les détails qui nous arrivent journellement sont loin
  d'être rassurants, etc.

  Le roi qui, comme j'ai eu l'honneur de le mander à V. Excellence,
  est parti il y a près de quinze jours, après s'être arrêté 24 heures
  à Utrecht, a été jusqu'à la ville de Gorcum. Il paraît que dans
  cette dernière ville S. Majesté a couru de grands dangers et que les
  ordres qu'elle a donnés, ainsi que le courage, que la présence du
  souverain impose toujours, ont fortement contribué à garantir de
  l'inondation la partie de la ville de Gorcum située dans la province
  de Hollande. La partie gueldroise de cette ville était déjà sous
  l'eau, et ce n'est qu'à force de monde qu'on a pu préserver la digue
  qui sépare les deux parties de cette même ville. Je regrette
  qu'après avoir terminé ce voyage, qui fait d'autant plus d'honneur
  au roi que sa santé est délicate, S. Majesté n'ait pas cru devoir
  revenir dans sa capitale. Le roi est resté à Utrecht où il est
  depuis plusieurs jours et où il a fait venir une grande partie de sa
  maison. Tous les ministres ont été appelés avant-hier. D'un autre
  côté, la prorogation des séances du Corps législatif, qui retient à
  Amsterdam les plus riches propriétaires, ne leur avait fait aucun
  plaisir, et l'absence du roi leur fait craindre que l'époque fixée
  au 15 mars ne soit encore insuffisante...

  Il existe donc un mécontentement qui balance les justes éloges que
  l'on se plaît à rendre à la conduite personnelle du roi.


Le ministre terminait cette lettre en se plaignant de ce que le roi
avait voulu recevoir un Français alors en Hollande, M. Faypault,
ancien préfet, sans qu'il soit présenté à son audience par lui,
comte de Larochefoucauld, ministre de France. L'empereur fit
répondre, le 24 février, que le roi son frère pouvait, à cet égard,
agir comme bon lui semblait[153].

         [Note 153: On voit, d'après cela, qu'il y avait pique entre
         le roi et le ministre de France.]


  Dépêche secrète.

  WERHUELL À ROËLL.

                                                Paris, 3 février 1809.

  La situation déplorable de la Hollande est connue et appréciée à
  Paris.--On voudrait y porter remède pourvu qu'on n'enfreignit pas le
  système du blocus.--Il y a d'ailleurs défaut de confiance dans le
  gouvernement hollandais. Il faudrait demander quelles sont les
  intentions précises de l'empereur sur le blocus.--En se bornant aux
  mesures prises en France, on obtiendrait une amélioration réelle. Ce
  qu'on a fait en plus a paru illusoire et suspect.--Une convention
  fixe devrait stipuler les moyens de surveillance. Il ne pense pas
  qu'on se contente d'une surveillance purement hollandaise. On
  voudrait y adjoindre sans doute temporairement une inspection
  française; à ce prix on pourrait obtenir l'abaissement des tarifs
  sur divers objets et faciliter l'échange entre les deux pays.--Le
  cabotage pourrait se faire sous protection de bateaux armés.--Il
  faudrait dresser une liste d'objets sur lesquels porterait
  l'abaissement des tarifs, pour les présenter dans un mémoire étendu
  sur la situation de la Hollande.--Le point délicat est l'inspection
  française de la surveillance; mais il croit qu'il n'y a rien à faire
  sans cela.


Cette dépêche étant parvenue au roi par l'entremise de son ministre
des affaires étrangères, Sa Majesté écrivit au-dessous:


                                           Amsterdam, 20 février 1809.

  Nous renvoyons le rapport ci-joint à notre ministre des affaires
  étrangères pour répondre au maréchal Werhuell de donner la note
  diplomatique d'après laquelle il a fait sa dépêche, parce qu'il
  m'est impossible de croire que le maréchal soit assez jeune homme
  pour ne pas sentir que ce n'est pas dans ce sens qu'on doit écrire.
  Quelle que soit son opinion, c'est la nôtre qu'il doit embrasser.

  Il est là pour la faire valoir et la défendre, et pour ne jamais
  donner tort à son pays, quelque chose qui s'y fasse. Notre ministre
  susdit lui fera connaître de plus que nous avons particulièrement
  marqué la phrase: _Car Sa Majesté l'empereur ne souffrira pas qu'on
  se serve, etc._, phrase qui peut appartenir au ministre de
  l'empereur de dire, mais qui n'appartient à qui que ce soit d'autre
  de nous adresser, et principalement à un Hollandais, quand cela
  vient de notre ambassadeur, cela nous paraît tout à fait
  incompréhensible.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                Amsterdam, 13 février.

  Sa Majesté est arrivée hier d'Utrecht à 7 heures du matin. On
  m'assure que le roi n'est pas incommodé des fatigues qu'il a
  souffertes dans ses différentes courses. Enfin il est pénible de
  voir que, lorsque le pays est si bien disposé, le gouvernement le
  soit aussi peu à rendre justice aux Français, ce qui m'oblige à
  réclamer très souvent pour des objets qui ne devraient pas faire la
  moindre difficulté. Le gouvernement hollandais est inquiet; mille
  choses me le prouvent. Non seulement l'on m'a fait plusieurs
  questions, mais encore l'on s'est adressé à d'autres personnes que
  l'on supposait instruites. L'ambassadeur n'écrit rien et son silence
  étonne et afflige.--Si le gouvernement attend avec impatience et
  crainte ce que l'empereur décidera, les vrais Hollandais ne sont pas
  moins tourmentés de l'incertitude de leur situation politique. Les
  têtes sages regardent l'absence de la reine comme une preuve de
  l'instabilité de leur position. Plusieurs personnes marquantes m'en
  ont parlé souvent dans ce sens. Elles craignent pour leur patrie
  tant que leur souveraine n'est pas au milieu d'eux, comme un gage
  des bontés de Sa Majesté impériale et royale pour la Hollande. Cette
  opinion est générale, elle occupe tous les amis de l'indépendance de
  ce pays-ci, qui savent et reconnaissent qu'ils ne peuvent avoir
  d'autre système politique que celui de la France et qui voient à
  regret que leur gouvernement dépasse souvent les hautes conceptions
  de l'empereur sans jamais en atteindre le but.


Décret de l'empereur (3 mars) cédant en toute souveraineté au prince
Napoléon-Louis, fils aîné du roi de Hollande, le grand-duché de Berg
et Clèves, qui lui était rétrocédé par Murat par suite du traité de
Bayonne du 15 juillet 1808[154].

         [Note 154: Ce prince Napoléon-Louis était le second fils du
         roi. Le premier était mort l'année précédente; le second,
         celui-ci, mourut en 1831, de la rougeole, à Forli, ou
         empoisonné pendant l'insurrection des Romagnes, où il avait
         pris parti contre le pape avec son frère, plus tard
         l'empereur Napoléon III.]


  WERHUELL À CADORE.

                                                    Paris, 28 février.

  Votre Excellence connaît tout l'empressement que le roi mon maître a
  mis à concourir aux mesures du blocus des Îles Britanniques
  décrétées par S. M. impériale et royale. Elle sait également que Sa
  Majesté n'a pas borné ses dispositions à celles qui existaient à ce
  sujet en France, mais que, pour ôter à ses sujets jusqu'à la
  possibilité même d'entretenir des relations de commerce avec
  l'ennemi, elle a cru devoir fermer pendant quelque temps ses ports à
  toute espèce de navigation et suspendre l'exportation des produits
  du sol et de l'industrie nationale, même pour les ports neutres et
  amis.

  En imposant à son peuple des sacrifices dont l'histoire n'offre
  guère d'exemple, Sa Majesté a donné la plus éclatante preuve de la
  pureté de ses intentions et de son dévouement à la personne de S. M.
  impériale et royale. Mais un système qui ôte à un peuple commerçant
  tous les moyens de faire le commerce ne saurait être suivi que
  pendant un très court espace de temps, et Sa Majesté est maintenant
  convaincue de l'impossibilité d'y persister davantage sans que la
  ruine d'un très grand nombre de ses sujets n'en soit le résultat
  inévitable.

  N'ayant cependant et ne pouvant même avoir d'autre volonté que celle
  d'entrer dans les mesures que son auguste frère a conçues pour le
  continent, Sa Majesté a réfléchi sur les moyens de concilier les
  dispositions du blocus avec les besoins de son peuple, et elle s'est
  déterminée à adopter pour son pays toutes les mesures que le
  gouvernement français a prises ou pourrait prendre encore durant
  cette guerre à l'effet d'empêcher les communications avec
  l'Angleterre et avec les possessions britanniques dans les deux
  Indes, mais à accorder aussi à ses nationaux les mêmes avantages que
  S. M. impériale et royale laisse au commerce français.

  Chargé d'avoir l'honneur d'informer V. Excellence des dispositions
  que Sa Majesté compte introduire avec le commencement du mois
  prochain, je m'en acquitte par la présente et profite en même temps
  de l'occasion pour lui exprimer de nouveau les voeux de ma cour,
  qu'il plaise à S. M. impériale et royale de supprimer le décret du
  16 septembre dernier et de rétablir les relations du commerce entre
  les deux pays sur le même pied où elles étaient avant cette époque.
  Le roi m'a autorisé à donner les assurances les plus positives qu'il
  emploierait tous les moyens qui sont en son pouvoir à surveiller la
  stricte exécution des mesures adoptées pour empêcher toute
  communication avec l'ennemi. L'organisation actuelle des douanes
  hollandaises, au sujet de laquelle V. Excellence m'a demandé
  quelques renseignements que j'ai l'honneur de lui adresser
  ci-joints, offre à cet effet bien des ressources. Sa Majesté les
  augmentera de toute manière et elle recevra avec reconnaissance les
  projets d'amélioration que le gouvernement français voudra bien lui
  soumettre.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                    Amsterdam, 6 mars.

  On a reçu plusieurs fois des nouvelles du roi. Sa Majesté, le jour
  même de son départ, a été au Loo, d'où elle a fait quelques petites
  excursions. Elle est partie trois jours après pour Zvol et l'on
  suppose qu'elle continuera sa tournée pour l'Over-Yssel et que
  peut-être elle reviendra par le Brabant. Le roi voyage avec le
  ministre de l'intérieur et celui des cultes. Sa Majesté est en outre
  accompagnée des officiers de sa maison que j'ai eu l'honneur de
  désigner à V. Excellence dans mon dernier numéro. On assure que le
  roi est bien portant et content de son voyage. Le ministre de
  Wesphalie a reçu un courrier du roi Jérôme. Il est en conséquence
  parti sur-le-champ pour rejoindre Sa Majesté le roi de Hollande. Les
  communications entre ces deux cours sont très fréquentes. V.
  Excellence sait mieux que personne que Varel[155] est rendu à S. A.
  le duc d'Oldenbourg; M. Berger, qui était chargé ici de suivre cette
  négociation, est sur le point de repartir. Il doit remettre
  aujourd'hui à M. Roëll une boîte avec le portrait du duc. Je
  rappellerai à V. Excellence la nécessité d'empêcher que cette
  restitution ne nuise à l'ensemble des mesures prises pour empêcher
  la contrebande. Varel peut devenir très nuisible s'il n'est pas bien
  gardé. On m'a assuré qu'il serait occupé par des troupes françaises:
  de cette manière, tout est bien. Dans le cas contraire, il
  deviendrait indispensable de surveiller la communication entre Varel
  et Helgoland. On s'occupe ici d'un nouveau cérémonial,
  malheureusement les grands officiers de la couronne qui sont chargés
  de ce travail sont peu propres à remplir sur cet objet les
  intentions du roi. Aucun n'a connu les cours étrangères et, par
  conséquent, ne peut juger du bien ou des inconvénients de telles ou
  telles étiquettes. Au reste nous avons grand besoin d'un changement,
  car rien n'est fixé. Il y a quelques jours, le corps diplomatique
  avait été invité au bal du roi par le chambellan de service, et l'on
  apprit par le ministre des affaires étrangères, à 6 heures du soir,
  que le bal n'aurait pas lieu le même jour, à 8 heures; et la note
  officielle qui annonçait ce changement prévenait aussi qu'une
  audience diplomatique qui devait précéder le bal était ajournée,
  tandis que personne n'avait connaissance de cette audience.

         [Note 155: Varel, ville située près des embouchures du Vezer,
         à 30 kil. nord d'Oldenbourg.]

  Je regrette de n'avoir pu remplir les ordres de V. Excellence,
  relativement à l'article qu'elle m'avait chargé de faire insérer
  dans la gazette hollandaise la plus répandue; mais il avait paru
  dans la _Gazette royale_, deux jours auparavant, un article que j'ai
  l'honneur de vous envoyer. Il avait été publié par ordre du roi,
  d'après, ce que l'on assure, les informations venues à Sa Majesté
  par M. Jacobson, son ministre près S. A. I. le prince Primat. Les
  différents rédacteurs ont eu peur que l'on ne regardât cet article
  comme une réfutation de celui de la _Gazette royale_, et, comme ils
  sont sujets à une censure sévère, ils ont demandé qu'on les garantît
  de ce qu'on pourrait leur dire à ce sujet. J'ai pensé que cela ne
  remplissait pas le but de V. Excellence, et je me suis contenté de
  faire passer, par une main sûre, ce même article à Hambourg, où il
  sera rendu public et d'où il reviendra en Hollande sans que l'on
  puisse soupçonner qu'il vienne de moi. Au surplus, j'ai employé des
  personnes si sûres, que je puis répondre que personne n'a
  connaissance de ce que j'ai fait et voulu faire.

  On répandait hier en ville que la véritable raison du départ du roi
  était une entrevue que Sa Majesté devait avoir avec le roi de
  Westphalie. On disait aussi que le baron de Münchhausen n'était
  parti que pour rejoindre son souverain.

  On croit ici à la guerre. Les lettres de Paris et celles de Vienne
  en contiennent l'assurance. On ne peut plus placer aucun papier sur
  cette dernière place, à quel taux que ce soit. On parle aussi d'une
  expédition du Danemark contre la Suède, et l'on assure qu'une
  immense quantité de marchandises anglaises et coloniales trouve un
  débouché en Russie. Au reste, toutes ces nouvelles sont des _on dit_
  que V. Excellence peut apprécier mieux que personne. Ce qui n'est
  pas une chose incertaine, c'est la position affreuse de la Hollande
  et la nécessité de s'occuper de son sort. Toute la ville assure que
  le retour de la reine est très prochain, et cette idée plaît
  généralement.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                              23 mars.

  Le dernier décret de l'empereur au sujet du grand-duché de Berg a
  été l'objet de toutes les conversations et chacun s'est permis d'en
  tirer des conséquences. On aurait désiré que la Hollande retirât
  quelques avantages présents de cette donation.

  Je n'ai pas à me plaindre maintenant de la marche des affaires,
  elles se traitent mieux qu'elles ne le faisaient anciennement, et,
  depuis quelque temps, je crois que la contrebande continue et
  qu'aucun bâtiment n'est admis dans les ports; mais cette situation
  ne peut durer longtemps. Le besoin d'exportation se fait sentir tous
  les jours davantage, et on me parle souvent du décret qui empêche
  l'entrée en France des denrées coloniales et autres. Je rappelle
  souvent cet objet à Votre Excellence, mais j'y suis forcé, étant
  continuellement pressé de solliciter les bontés de l'empereur à ce
  sujet.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                              30 mars.

  ... Le roi m'a paru peiné d'avoir appris que l'empereur croyait que
  les communications de la Hollande avec l'Angleterre étaient
  rétablies. Il me dit que faisant autant, il était fâché de voir la
  même opinion subsister encore. Il me fit ensuite l'honneur de
  m'annoncer que S. M. impériale et royale n'ayant pas répondu à son
  projet d'exportation, elle regardait ce silence comme une
  approbation et donnait des ordres en conséquence.--Je dois avoir
  l'honneur d'affirmer à Votre Excellence que, quoique j'exerce la
  plus grande surveillance sur ce qui se passe dans les ports de la
  Hollande, je ne me suis aperçu d'aucune entrée de bâtiments chargés
  de marchandises prohibées; que certainement il se fait quelque
  contrebande surtout par la Frise et Helgoland, mais que cette
  introduction est si peu considérable que tous les articles défendus
  n'éprouvent aucune baisse à la bourse. Enfin je ne puis que répéter
  la satisfaction que j'ai éprouvée de trouver le roi dans de bonnes
  dispositions et de m'être aperçu que Sa Majesté paraissait sentir
  que les choses n'avaient pas été jusqu'à présent comme nous avions
  lieu de le désirer et qu'il était dans l'intention de changer ce qui
  pouvait avoir déplu à l'empereur. Il est possible que je me flatte
  et que cette bonne direction ne soit pas de longue durée. J'espère
  le contraire et ferai mon possible pour entretenir le roi dans cette
  nouvelle marche.--Votre Excellence aura vu, dans les papiers
  anglais, la défense de laisser en Angleterre les beurres, les
  fromages et les genièvres venant de Hollande. Ceci me paraîtrait
  prouver que les mesures contre l'introduction des marchandises
  anglaises sont bien exécutées dans ce pays-ci.


  WERHUELL À CADORE.

                                                      Paris, 11 avril.

  J'ai reçu les ordres les plus pressants du roi mon maître, de
  communiquer confidentiellement à Votre Excellence les inquiétudes
  dans lesquelles Sa Majesté se trouve au sujet des préparatifs
  secrets qui se font actuellement dans les ports de l'Angleterre et
  qui pourraient bien être dirigés contre les côtes de la Hollande.

  Ce qui paraît autoriser cette idée, c'est que depuis quelque temps
  les Anglais prennent et amènent nos pêcheurs, qu'ils s'approchent
  plus constamment et plus près des côtes, qu'enfin, depuis quelques
  jours, ils reconnaissent les côtes et sont occupés à sonder partout
  où elles présentent des facilités pour un débarquement.

  Les forces que le roi a de disponibles pour s'opposer à un projet de
  débarquement quelconque sont extrêmement faibles; il ne reste à Sa
  Majesté que ses gardes et deux bataillons qu'elle a donné l'ordre de
  concentrer et de faire camper pour en tirer le meilleur parti en cas
  de besoin. Elle fait armer en même temps la garde nationale, mais
  elle ne se dissimule pas combien peu elle doit se reposer sur ces
  deux ressources, et que son pays serait essentiellement exposé si
  elle ne peut pas augmenter son corps d'armée, n'ayant d'ailleurs
  pour la garde des côtes que quelques canonniers et quelques hussards
  de distance en distance.

  Je prie Votre Excellence de mettre cet état de choses sous les yeux
  de S. M. l'empereur, qui saisira d'un coup d'oeil tous les dangers
  de la Hollande, et accueillera, je l'espère, les sollicitations du
  roi pour que les troupes hollandaises, actuellement dans le nord de
  l'Allemagne, puissent rejoindre le pays et contribuer à sa défense.
  Le roi m'a chargé de demander cette faveur avec d'autant plus
  d'instance qu'elle regarde que la réunion de ces troupes à celles
  qui lui restent lui donnera à peine les forces suffisantes pour
  faire une résistance convenable à une attaque éventuelle[156].

         [Note 156: L'empereur refusa de rendre les troupes
         hollandaises.]

  Le roi mon maître, en me donnant les ordres ci-dessus énoncés, m'a
  envoyé en même temps deux lettres pour son très auguste frère, et
  m'a enjoint de solliciter une audience particulière de Sa Majesté
  pour avoir l'honneur de les lui remettre. Je serais très flatté si
  Votre Excellence voudrait en faire part à S. M. impériale et royale
  et m'obtenir cette grâce.


  WERHUELL À CADORE.

                                                        Paris, 23 mai.

  Les nouvelles entraves qu'éprouve de toutes parts le commerce
  hollandais m'imposent le devoir de renouveler à Votre Excellence
  avec les plus vives instances les démarches que j'ai déjà eu
  l'honneur de faire plus d'une fois pour obtenir de S. M. l'empereur
  et roi que les relations commerciales entre la France et la Hollande
  soient rétablies sur le même pied où elles étaient avant les mesures
  prohibitives émanées de France dans le mois de septembre dernier.

  Votre Excellence sait que l'implacable ennemi de la prospérité
  hollandaise vient de déclarer de nouveau en état de blocus tous les
  ports de la Hollande. Il empêche également la sortie des bâtiments
  neutres chargés de productions hollandaises, et comme la saison où
  nous sommes entrés permet à ses nombreuses croisières d'observer
  toute l'étendue de nos côtes d'un bout à l'autre, le peu de commerce
  qui restait encore à ce pays est par là entièrement détruit.

  L'inimitié entre les deux nations est à son comble, et si
  l'Angleterre pouvait anéantir aujourd'hui toute la Hollande, elle y
  emploierait tous ses moyens et regarderait la destruction de son
  ancienne rivale comme la plus grande conquête remportée sur
  l'industrie des autres nations.

  Il paraît que ce nouvel acharnement est une suite de la sévérité
  avec laquelle le roi a fait exécuter dans les ports de son royaume
  les mesures du blocus. Les Anglais ont cru devoir s'en venger. Mais
  le peuple hollandais, habitué depuis longtemps aux plus grands
  sacrifices, toujours ferme et inébranlable dans ses principes, ne
  ralentira pas ses efforts pour la cause commune. Il aime à nourrir
  l'espoir qu'il trouvera dans ses relations avec la France une
  compensation à ses pertes.

  Le roi mon maître, plaçant dans cet état de choses, comme toujours,
  sa confiance entière dans l'amitié de son très auguste frère, se
  flatte que S. M. impériale et royale voudra bien prendre en
  considération qu'il est impossible que la Hollande reste entre deux
  prohibitions, et désire vivement qu'elle accorde la suppression du
  décret du 16 septembre dernier qui pèse si fâcheusement sur les
  liaisons commerciales entre les deux pays et est si nuisible à leurs
  intérêts réciproques.

  Votre Excellence connaît particulièrement la fâcheuse impression et
  les funestes résultats que ce décret a produits en Hollande; je la
  prie donc instamment de vouloir profiter de la première occasion
  favorable pour mettre le contenu de cette lettre sous les yeux de S.
  M. impériale et royale et d'honorer ma demande de son appui.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                  Amsterdam, 30 avril.

  Les affaires continuent à suivre une bonne direction, et je commence
  à croire que véritablement l'intention du gouvernement hollandais
  est changée. Le roi envoya hier à son ministre des affaires
  étrangères le décret relatif à la sortie et à l'entrée des
  marchandises indiquées dans ce décret. Il lui enjoignait de me le
  communiquer; une fois le principe admis, je crois que la rédaction
  des articles doit prévenir tous les abus.

  N'ayant reçu aucune réponse de Votre Excellence au sujet de ce
  décret, je dois supposer que S. M. impériale et royale y donne son
  assentiment. Je n'ai donc pas cru devoir discuter le principe, mais
  prendre simplement toutes les précautions possibles pour que le
  système général de l'empereur ne souffre aucune atteinte. J'ai lieu
  d'espérer que le gouvernement hollandais sera sévère, qu'il punira
  de la manière la plus forte toute espèce de fraude. Je lui ai fait
  entendre qu'il était indispensable pour le bien du commerce que
  cette sévérité ne souffrît aucune exception, et je crois l'avoir
  persuadé.

  Le roi, par un décret du 2 de ce mois, vient de séparer
  l'administration des douanes du ministère des finances.

  Sa Majesté a nommé M. Van Meuwen, conseiller d'État dans la section
  des finances, son administrateur général des douanes. M. Van Meuwen
  est du Brabant. L'opinion générale me paraît être qu'il mettra du
  zèle et de l'exactitude dans ses fonctions. Quant à ses moyens, ils
  sont peu connus, du moins des personnes à qui j'en ai parlé. Je sais
  de la manière la plus positive que ce décret du roi a été pris dans
  l'intention d'entrer dans les vues de l'empereur et que Sa Majesté
  l'a décidé sans en parler à ses ministres; celui des finances n'en
  ayant été informé que lorsque le nouveau directeur général des
  douanes est venu lui porter la lettre du roi qui lui annonçait sa
  nomination.

  Sa Majesté est attendue aujourd'hui pour dîner. Demain, il y a bal à
  la cour, et, dans peu de jours, je crois que le roi ira en Zélande
  et retournera à Utrecht.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                     Amsterdam, 8 mai.

  Je prie Votre Excellence de vouloir bien, lorsque l'occasion s'en
  présentera, parler à l'empereur du décret du 16 octobre qui
  interdit en France l'entrée de toutes les denrées coloniales venant
  de la Hollande. Ce décret, indépendamment qu'il affecte beaucoup le
  roi, nuit essentiellement au commerce de ce pays, qui ne trouve pas
  de débouché pour les objets qu'il a encore en magasin. Il a de plus
  l'inconvénient d'habituer les Hollandais à un commerce de
  contrebande qui s'établit du côté du grand-duché de Berg.

  J'ai de plus la certitude qu'il serait très agréable au roi que
  l'empereur reconnût, et, plus encore, portât, ne fût-ce qu'un
  instant, l'ordre que Sa Majesté a fondé. Si Votre Excellence pouvait
  être autorisée à m'écrire quelques mots à ce sujet, je crois que
  cela ferait grand plaisir au roi.

  Le roi s'occupe maintenant à mettre la Zélande en état de défense.
  Sa Majesté avait donné ordre que l'on désarmât l'île de Gorée; mais
  sur les représentations qui ont été faites au roi, Sa Majesté a
  rapporté cette décision, et la batterie de Borschin, jugée une des
  plus importantes de la Zélande, vient d'être augmentée. Le colonel
  Domrat, aide-de-camp du roi, commande le génie dans cette partie de
  la Hollande.

  Les camps ne sont pas encore établis. Les troupes sont cantonnées
  dans les environs de Naarden et de Wesesp, c'est-à-dire très près
  d'Amsterdam. Le général Tarayre est toujours destiné à commander le
  camp qui doit être de 25,000 hommes. La division hollandaise qui
  était à Brême, Hambourg, etc., est en marche pour se rendre à
  Goettingue. Elle n'a laissé qu'environ 3,000 hommes pour garder les
  positions qu'elle occupait.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                    Amsterdam, 12 mai.

  Le roi est arrivé avant-hier à 4 heures du matin. J'ai eu l'honneur
  de voir Sa Majesté le même jour. Je l'ai trouvée en parfaite santé
  et point fatiguée de ses voyages, malgré la chaleur étouffante qu'il
  fait ici depuis trois semaines. Il paraît que le projet du roi est
  de rester peu de jours à Amsterdam. Sa Majesté doit aller à
  Southdeck et au Loo, mais elle reviendra souvent dans sa résidence
  où sa présence ne peut produire qu'un bon effet. Le roi a été à
  Flessingue. Il me semble que Sa Majesté m'a dit qu'elle avait écrit
  à l'empereur. Elle a admiré notre flotte qui est maintenant composée
  de dix vaisseaux de ligne; mais elle n'a pas été contente ni de
  l'état dans lequel elle a trouvé la place ni de l'attitude de notre
  amiral qui, à ce que j'ai appris, n'a rendu au roi que les honneurs
  de prince français, mais pas ceux dus à son rang, ce qui m'a fait
  d'autant plus de peine que, dans les circonstances présentes, le roi
  marchant franchement au même but que l'empereur, il est utile et
  nécessaire d'entourer Sa Majesté d'une force d'opinion dont elle a
  besoin pour maintenir la tranquillité qui règne dans son royaume, et
  que la bonne intelligence entre les deux cours et la grande
  déférence pour le roi est l'arme la plus forte que l'on puisse
  mettre dans les mains de Sa Majesté. J'ai donc soin de rejeter et
  d'oublier tout ce qui s'est passé, même ce qui pourrait encore me
  blesser, pour défendre le roi, dès que l'on cherche à attaquer
  quelques-unes de ses actions. J'ai rendu compte à Votre Excellence
  des pamphlets et des libelles qui ont circulé ici. De très mauvais
  propos ont été dits et répétés à Amsterdam et des lettres anonymes
  ont été écrites au roi. Sa Majesté a méprisé toutes ces attaques
  indirectes. Une seule femme qui répandait ces libelles a été arrêtée
  et est encore maintenant dans les mains de ta justice. L'exemple de
  la Westphalie a, je crois, fait une grande impression sur le roi.
  J'ai eu l'honneur de causer longtemps avec Sa Majesté, sur ce sujet;
  je l'ai trouvée telle que je pouvais le désirer, et bien franchement
  le frère de l'empereur. Le point sur lequel le gouvernement
  hollandais doit avoir les yeux le plus ouverts est l'Ost-Frise où il
  règne le plus mauvais esprit. Heureusement les Anglais ne cherchent
  pas à y débarquer, car il est triste de penser qu'ils y seraient
  reçus à bras ouverts. Plusieurs propositions d'actes de sévérité ont
  été faites au roi, mais S. M. les a très sagement écartées. Elle ne
  se fait pas illusion sur la position de l'Ost-Frise et sur la
  contrebande qui s'y fait depuis cet hiver. Mais ce malheur
  momentané, et qui n'a pas de grandes conséquences, ne peut pas
  entrer en comparaison avec le danger d'exciter des troubles, qu'il
  serait peut-être ensuite difficile d'apaiser. La Hollande est
  dépourvue de troupes. La formation de la garde nationale a souffert
  de grandes difficultés. Il deviendrait donc impossible d'employer de
  grands moyens de répression dans un pays où il n'y a plus d'esprit
  public. Le roi se contente de diminuer le mal autant que possible,
  en attendant une époque plus heureuse pour l'extirper entièrement.
  Les finances sont toujours l'objet de la plus grande sollicitude; le
  commerce diminue, les moyens s'affaiblissent, et j'ignore comment
  l'on fera ici si cet état de choses doit durer longtemps. Nous
  aurions besoin en Hollande d'une preuve d'approbation de l'empereur,
  et d'un de ces mots que S. M. impériale et royale sait dire si à
  propos pour donner du courage et de la force aux gouvernements et de
  l'espérance aux habitants. V. Excellence ne doute pas que l'espoir
  de nos ennemis soit dans le peu de confiance qu'ils croient que nous
  devons avoir dans la Russie. Il est donc malheureux que nous n'ayons
  pas ici un ministre de cette nation plus prononcé. Le prince
  Dolgorouki, sans tenir ouvertement une conduite opposée à notre
  cour, n'est pas tel que je pourrais le désirer, et sa manière de
  partager nos succès équivaut à un regret d'être forcé de les
  admirer. Il élève habituellement des doutes sur le résultat de la
  campagne. Maintenant ses prétendues inquiétudes sont portées sur
  Schill, qu'il regarde comme pouvant détruire l'armée française.
  Heureusement, comme je crois déjà avoir eu l'honneur de vous le
  mander, il ne jouit ici d'aucune espèce de crédit. Ainsi ses paroles
  ont peu de poids; mais le petit effet qu'elles produisent est
  mauvais. Il a déjà reçu, je crois, une forte réprimande de sa cour:
  une seconde serait très bien placée.

  Les troupes hollandaises sont maintenant campées à quelques lieues
  d'ici. Les camps d'Harlem et de La Haye sont regardés comme
  l'avant-garde de celui qui couvre Amsterdam. Tous sont sous le
  commandement du général Tarrane, capitaine des gardes. Un autre
  capitaine des gardes commande la cavalerie.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                    Amsterdam, 13 mai.

  Je profite de l'occasion de M. de Vaux, qui est appelé au quartier
  général de S. M. impériale et royale, pour faire parvenir cette
  dépêche à Votre Excellence.

  Depuis quelques jours il s'est répandu ici plusieurs pamphlets
  écrits dans un très mauvais esprit: ils ont été saisis par la
  police. Celui que l'on répandait avec la plus grande profusion était
  une espèce de manifeste du prince d'Orange qui, rappelant aux
  Hollandais leur ancienne splendeur et le bonheur dont ils
  jouissaient sous son gouvernement, les invitait à le rappeler au
  milieu d'eux, promettant d'y venir sur le champ et de les défendre,
  aidé par les Anglais, contre les dangers qu'ils pourraient redouter.
  Ces pamphlets n'ont produit aucune fermentation; mais l'opinion
  publique est bien molle et l'absence du roi fait un bien mauvais
  effet. On est étonné et fâché de voir le voyage du roi se prolonger
  dans des circonstances aussi importantes. Le roi perd dans l'opinion
  publique, et je crains que les personnes qui entourent Sa Majesté ne
  l'engagent à s'éloigner de sa capitale que pour lui nuire et le
  perdre. J'ai de fortes raisons de croire qu'ils me craignent, et ils
  caressent les anciennes idées du roi, en ne lui faisant voir
  d'indépendance que lorsqu'il est éloigné des Français. Je me fais
  rendre compte de tout ce qui se passe, et si je voyais le moindre
  danger, je me rendrais sur le champ auprès du roi pour déjouer les
  mauvais esprits qui l'entourent. Tout est tranquille ici. La
  garnison d'Amsterdam est au camp de Naarden. La garde du roi est
  même partie, et le palais, ainsi que la ville, n'a plus qu'un
  bataillon de vétérans qui occupent tous les postes. Le ministère est
  dans de très bonnes dispositions et je l'y maintiendrai. V.
  Excellence peut donc être bien tranquille; je lui écris aujourd'hui
  à la hâte et aurai l'honneur de lui rendre un compte plus détaillé
  au premier moment.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                    Amsterdam, 29 mai.

  Malheureusement, malgré toutes les peines que je prends et tout le
  désir que j'ai de voir régner une bonne harmonie entre le
  gouvernement hollandais et ma cour, je me trouve forcé de rendre
  compte à V. Excellence d'un nouvel incident qui fait suite à ceux de
  même nature que j'ai supportés depuis quinze mois et dont je n'ai
  pas parlé; mais celui-ci devient plus grave par la grandeur de
  l'événement auquel il a rapport et par l'effronterie que l'on a eue
  d'en faire un article de la Gazette royale d'aujourd'hui.

  V. Excellence sait peut-être que le dimanche est en Hollande le jour
  que l'on passe ordinairement à la campagne, comme le seul dont les
  négociants puissent disposer. J'étais invité dans les environs de la
  ville et je devais partir samedi soir. Ayant appris qu'il devait y
  avoir un _Te Deum_ à la cour, j'écrivis samedi à M. Roëll qu'ayant
  des projets de campagne, je désirais savoir si le Corps diplomatique
  était invité au _Te Deum_, pour régler ma marche d'après sa réponse.
  Le ministre me répondit d'abord qu'il allait s'en informer
  positivement. Deux heures après il m'écrivit un billet par lequel il
  me prévenait que M. le baron de Pallandt, chambellan de service,
  venait de lui mander que mon invitation était déjà expédiée. Je
  restai donc en ville, ignorant si le _Te Deum_ aurait lieu le matin
  ou le soir, et ne voulant pas en aucun cas y manquer. La matinée se
  passa sans recevoir aucune lettre de la cour, enfin à une heure et
  demie M. de Pallandt m'envoya un valet de chambre pour me prévenir
  que le _Te Deum_ venait d'être chanté, et pour me demander si je
  n'avais pas reçu d'invitation. Je répondis au valet de chambre que
  je n'avais rien reçu, et que probablement elle n'avait pas été
  expédiée. J'écrivis ensuite à M. Roëll pour me plaindre d'un pareil
  oubli, et de la manière leste et peu convenante dont il avait été
  réparé. Le ministre me répondit une lettre d'excuse dans laquelle il
  s'efforça de m'assurer qu'il n'y avait eu aucune intention de me
  manquer, mais un simple oubli. Le roi me fit appeler à la cour. Je
  me rendis aux ordres de Sa Majesté. Elle voulut bien me témoigner
  ses regrets, me dit des choses obligeantes, m'assura avoir fortement
  réprimandé les auteurs de cette faute, et quoique j'aie trouvé le
  roi enclin à prendre le parti de son chambellan, je n'ai pas eu à me
  plaindre. Je rappelai seulement à Sa Majesté combien j'avais
  supporté de petites choses de ce genre, et combien il me paraissait
  nécessaire qu'elle voulût bien y mettre ordre. Le roi partait ce
  matin. J'eus donc l'honneur de prendre congé de Sa Majesté. Ma
  conférence se termina en parlant au roi de plusieurs affaires qui se
  traitaient à présent et après avoir renouvelé à Sa Majesté
  l'assurance de mon zèle à faire valoir la marche nouvelle qu'elle
  avait prise, et je ne parlai plus de l'affaire du matin. Mais tout à
  l'heure, en lisant la Gazette royale, je lis: «Il a été chanté hier
  dans la chapelle royale, en présence de toute la cour, un _Te Deum_
  en l'honneur des étonnantes victoires de l'armée française. Son
  Excellence l'ambassadeur de France devait y assister, mais une
  indisposition l'en empêcha.»

  J'écrivis sur le champ au ministre des affaires étrangères la lettre
  dont j'ai l'honneur d'envoyer copie à V. Excellence, et j'aurai
  celui de vous faire part de la réponse du ministre dès qu'elle me
  sera parvenue. Je me décidai ensuite à démentir le fait inséré dans
  la Gazette. V. Excellence trouvera bon, j'espère, que je sois
  fortement blessé d'être ainsi récompensé de la conduite plus que
  modérée que je tiens en Hollande, elle approuvera que je n'aie pas
  laissé croire aux Hollandais, qui me voient journellement, que je
  n'aie pas voulu assister au _Te Deum_ chanté pour des événements
  aussi marquants et qui intéressent aussi directement mon souverain
  et mon pays. Je prendrai cette occasion d'avoir l'honneur de vous
  assurer que tout ce qui est fait ici en l'honneur de nos victoires
  l'est d'une manière peu conforme à la grandeur des événements. Le
  canon fut tiré il y a trois jours pour notre entrée à Vienne, mais
  personne n'en fut informé que par la gazette. Car les ordres furent
  donnés de le tirer à six heures du matin et absolument à une
  extrémité de la ville. Il n'y eut aucune fête à la cour, aucune
  audience extraordinaire; enfin le _Te Deum_ fut chanté hier
  simplement à la chapelle du roi. Il n'y avait que deux ou trois
  dames du palais et les personnes qui tiennent au service personnel
  du roi. Le Corps diplomatique n'y était même pas invité. Je devais
  être le seul admis à faire ma cour au roi dans cette circonstance
  marquante. Que V. Excellence veuille bien ajouter à ceci que les
  bulletins de notre armée ne sont pas publiés en Hollande tels qu'ils
  sont réellement, mais que l'on en donne uniquement un extrait, ayant
  soin d'en ôter tout ce qu'ils contiennent de réflexions politiques.
  Quant à M. de Pallandt, dont je viens d'avoir l'honneur de vous
  parler, ce chambellan est une des personnes qui professent les
  opinions les plus opposées à la France et à l'empereur. Il se vante
  d'influencer le roi et de le diriger d'après ses opinions. Tous les
  Français en sont et en ont toujours été mécontents. Enfin il serait
  trop long de répéter à V. Excellence tous les propos qu'il a tenus
  dans toutes les circonstances qui se sont présentées.


Les justes observations faites à l'empereur sur le triste sort de la
Hollande, non seulement par les agents de ce malheureux pays, mais
par ceux de la France, finirent par être écoutées. Napoléon, par un
décret daté d'Ebersdorf, 4 juin 1809, rapporta celui du 16 septembre
1808. En voici la teneur:


  Les relations commerciales entre la France et la Hollande seront
  rétablies sur le même pied qu'avant notre décret du 16 septembre
  1808.


Cette nouvelle, parvenue à Amsterdam le 16 juin 1809, répandit la
joie dans le royaume. Le duc de Cadore l'annonça à Larochefoucauld
par la lettre suivante, du 5 juin:


  M. l'amiral Werhuell m'avait adressé au nom de sa cour de nouvelles
  instances pour la révocation du décret du 16 septembre. J'ai
  entretenu Sa Majesté de cet objet et elle a bien voulu rétablir les
  relations entre les deux pays sur le pied où elles étaient
  antérieurement.

  Je n'ai point laissé ignorer à M. Werhuell que l'empereur avait été
  déterminé par ce que vous avez mandé de l'exactitude avec laquelle
  les mesures contre le commerce anglais étaient exécutées depuis un
  certain temps. Sa Majesté a été très surprise et même peu satisfaite
  d'apprendre que M. Janssins, l'un des ministres du roi, ait été
  chargé d'une mission (sans doute publique) auprès de S. A. S. Madame
  la grande-duchesse de Toscane, qui n'est point _souveraine_.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                 Amsterdam, 6 juillet.

  J'ai eu l'honneur de mander à V. Excellence que les bâtiments
  américains continuaient à entrer dans les ports de la Hollande. Le
  roi n'a pas encore pris de résolution formelle à cet égard, mais on
  assure que le décret qui autorise l'arrivée de ces bâtiments est
  déjà rendu et qu'il sera bientôt public.

  Il y a trois jours qu'une scène fort désagréable arriva au Texel. Un
  corsaire français s'empara de deux navires américains. Les
  stationnaires hollandais se rendirent sur les prises, en arrachèrent
  le pavillon français et empêchèrent le capitaine du corsaire de
  communiquer avec ses prises. V. Excellence verra par le rapport
  ci-joint les détails de cet événement. Comme je n'ai pas encore de
  réponse de V. Excellence à ma dépêche du 19 juin, je me suis borné à
  écrire à M. Roëll la lettre dont je joins une copie. Je n'ai pas
  voulu aller plus loin, mais il est pénible de voir mes espérances
  s'évanouir chaque jour davantage. Les affaires, au lieu de prendre
  une tournure satisfaisante, empirent à chaque instant. La
  contrebande augmente d'une manière effrayante. La mauvaise marche du
  gouvernement reprend un nouvel essor, et l'on dirait que l'acte de
  bonté de l'empereur n'a servi qu'à réveiller une conduite aussi
  blâmable qu'insensée. Le commerce souffre beaucoup et désapprouve
  tout ce qui se passe maintenant. De fortes représentations ont été
  faites, mais malheureusement tout est inutile, et nous sommes
  retombés dans la même position que l'été dernier.

  Le roi est au Loo. Sa Majesté voit ses ministres tous les 15 jours
  ou toutes les trois semaines. Elle est entourée des dames du palais
  et des officiers de sa maison, et s'occupe dans la matinée des
  affaires et de l'arrangement de ses jardins. Le soir, il y a concert
  ou spectacle. Personne n'est admis au Loo que les Hollandais qui y
  sont invités, et je regarde ces voyages prolongés comme une des
  causes de ce dont j'avais à me plaindre. Le roi y est livré à
  quelques personnes qui abusent de sa bonté. Les ministres mêmes ne
  sont pas là pour faire des observations à Sa Majesté, et les
  affaires y sont décidées sans cet ensemble qui est indispensable
  dans la direction d'un gouvernement.

  Des nouvelles que je reçois dans le moment me forcent à reparler à
  V. Excellence de l'affaire arrivée dernièrement au Texel. Un second
  corsaire français vient d'adresser au consul général un rapport qui
  est absolument conforme à celui que j'envoie à V. Excellence; mais
  des lettres d'un des armateurs, qui est au Helder, ajoutent que les
  Hollandais maltraitent les Français qui sont à bord des prises,
  qu'ils les empêchent de venir à terre, tandis qu'ils accordent cette
  permission aux Américains; qu'enfin les papiers de ces prises
  viennent d'être envoyés au directeur général des douanes ou au
  ministre de la marine; qu'ainsi il deviendra très difficile de
  réfuter l'objection qui sera faite que ces navires ont été pris dans
  les eaux du royaume de Hollande. Il est au reste prouvé que ces
  bâtiments ont été visités par les Anglais, et constant que tous les
  Américains sont escortés par des bricks anglais jusqu'à la passe du
  Texel. M. le général Knobelsdorff, ministre de Prusse, sort de chez
  moi. Il est venu m'apporter une lettre que son souverain lui écrit
  au sujet de l'emprunt; par cette lettre le roi, croyant très
  difficile de l'effectuer, me prie de certifier à l'empereur
  l'impossibilité de trouver cette ressource en Hollande. J'ai répondu
  au ministre que M. de Nieburg, chargé de cet emprunt, m'avait assuré
  qu'il avait contracté un engagement avec une maison de commerce
  d'Amsterdam, que cet engagement était soumis à l'approbation de la
  cour de Prusse et à l'autorisation du roi de Hollande; que depuis
  cette époque je n'avais plus entendu parler de cette affaire, et que
  j'attendais, pour témoigner au roi le désir de l'empereur que cet
  emprunt s'effectuât, que M. de Nieburg m'eût assuré que cette
  opération était prête, sauf cet agrément. Je priai donc M. de
  Knobelsdorff de répondre à S. M. le roi de Prusse que je ne pouvais
  écrire à S. M. impériale et royale dans le sens qu'il désirait, que
  dans le cas où le roi de Hollande refuserait de permettre cet
  emprunt, ce que je suis loin de supposer.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                 Amsterdam, 6 juillet.

  J'annonçais à Votre Excellence, par le dernier courrier, que j'étais
  informé que S. M. le roi de Hollande avait pris une résolution qui
  permettrait l'entrée des ports de son royaume aux navires
  américains. V. Excellence en trouvera ci-joint la traduction, ainsi
  que celle d'une seconde résolution prise le même jour, 30 juin, qui
  augmente de six articles ceux autorisés par le décret du 31 mars
  dernier. Ces deux résolutions ont été sanctionnées à mon insu, et
  jusqu'à ce moment elles ne me sont pas parvenues officiellement. Le
  ministre ne m'en a même jamais parlé; probablement il ne les
  connaissait pas lui-même. Quant à la première de ces résolutions, je
  l'ai passée sous silence, ayant voulu attendre les ordres de
  l'empereur avant d'agir, et, ne m'étant pas formellement opposé à
  l'entrée des navires américains, il eût été inconséquent, avant
  d'avoir reçu de nouvelles instructions, de faire une levée de
  boucliers contre un décret qui admet ces bâtiments. J'ai été plus
  embarrassé sur le second objet. Si S. M. le roi de Hollande n'eût
  pas été le frère de l'empereur, ma conduite eût été si ferme et si
  positive, que le décret eut été rapporté. Mais les circonstances
  m'ont paru mériter des ménagements, et le respect pour tout ce qui
  tient à l'empereur m'a retenu. Je me suis donc contenté de demander
  un rendez-vous au ministre par la lettre dont copie est ci-jointe,
  et lui ai donné trois jours pour qu'il puisse me répondre et qu'il
  ait le temps de prévenir le roi de cette conférence. Le but
  principal de cet entretien est de savoir si le roi a consulté S. M.
  impériale et royale, ce dont je doute beaucoup. Si cependant je me
  trompe, et que l'empereur ait trouvé bon l'introduction des sucres,
  cafés et cotons, dès ce moment je n'ai plus rien à dire; mais dans
  le cas contraire, il me paraît impossible de permettre l'entrée en
  France de ces denrées coloniales avant d'y être autorisé. Je viens
  donc provisoirement de prescrire aux consuls de ne délivrer aucun
  certificat d'origine pour les six nouveaux articles, avant le jour
  où je dois avoir une explication avec M. Roëll. Le prétendu serment
  exigé du capitaine américain est un article de forme qui ne sert à
  rien, car quel peut être le capitaine qui fasse saisir son bâtiment,
  pour ne pas affirmer qu'il n'a pas été en Angleterre et qu'il n'a
  été visité par aucun bâtiment de cette nation? Je ne puis pas non
  plus me fier au gouvernement hollandais, car j'ai de fortes raisons
  de croire que des navires avec licences anglaises ont été admis, et
  j'ai acquis la certitude que des bricks anglais escortaient tous les
  américains qui sont entrés en Hollande dans le mois dernier. Ce fait
  est tellement avéré que tout le commerce et la marine en sont
  informés.

  Pour me rendre raison de cette nouvelle mesure prise par le roi, je
  suppose que les Hollandais auront renouvelé leurs plaintes de voir
  les productions de leurs colonies vendues à vil prix en Angleterre,
  et qu'ils auront obtenu de Sa Majesté cette dernière résolution qui
  va inonder la France et l'Allemagne de ces articles, surtout depuis
  que S. M. impériale et royale a rapporté le décret du 16 septembre,
  car avec la meilleure volonté, il est très difficile aux consuls de
  n'être pas souvent trompés sur l'origine des articles qui leur sont
  présentés, et en outre, ces derniers objets étant autorisés par le
  roi, il leur sera impossible de les refuser. C'est pour couper court
  à ces inconvénients que je me suis décidé à enjoindre aux consuls de
  n'autoriser l'entrée en France d'aucun des objets qui me paraissent
  en entière opposition avec les intentions de l'empereur, et qui le
  sont avec mes anciennes instructions qui m'enjoignent d'empêcher
  l'entrée en Hollande de navires américains chargés de denrées
  coloniales, et même de déclarer que je quitterais le royaume si le
  gouvernement hollandais persistait dans cette conduite.

  Si S. M. impériale et royale eût été à Paris, je ne me serais pas
  porté à cette mesure, qui a quelque chose de désagréable pour le
  roi, mais d'un autre côté j'ignore ce qui s'est passé en Autriche
  depuis dix jours. L'empereur est peut-être encore plus éloigné de
  nous, et avant que je ne puisse recevoir les ordres de V.
  Excellence, les magasins d'Anvers seront remplis de denrées
  coloniales. Il me paraît difficile ensuite de remédier à cet
  inconvénient, tandis qu'en conservant les choses en _statu quo_,
  l'empereur peut décider, et si je n'ai pas agi conformément à ses
  instructions, le tort ne retombe que sur moi, et les affaires
  reprennent leur marche ordinaire. J'envoie cette dépêche par
  estafette à M. le comte Beugnot, afin qu'elle parvienne plus
  promptement à V. Excellence.

  La bourse d'Amsterdam est dans une grande agitation. Ces nouvelles
  résolutions donnent beaucoup d'inquiétude. Quelques propriétaires ou
  consignataires des bâtiments américains sont contents, mais la
  grande majorité des négociants fera de grandes pertes si l'admission
  des Américains est maintenue. Hier on ne pouvait rien vendre; les
  denrées sont à vil prix.

  Quant à la contrebande, V. Excellence verra par un rapport de M.
  Sadet, que le gouvernement hollandais ne la surveille que très
  faiblement. En tout les affaires prennent une marche bien
  désagréable et qui, je vous assure, m'afflige beaucoup. Le roi est
  parti de Loo le 3 de ce mois, il a été à Harlem, a dîné chez le
  préfet, a acheté à la foire de cette ville une quantité de
  marchandises, a paru à un bal qu'une des personnes les plus riches
  de la ville donnait, et est reparti le lendemain matin pour Loo. Je
  devais être à ce bal; mais des affaires m'ayant appelé ici, je n'ai
  pu y assister. Pour me résumer, j'ai donc l'honneur de prévenir V.
  Excellence que si j'apprends que l'empereur n'a aucune connaissance
  des dernières résolutions du roi, je ferai suspendre la délivrance
  des certificats d'origine pour les articles compris dans la dernière
  décision, jusqu'à ce que je reçoive les ordres de S. M. impériale et
  royale, et j'en informerai M. Roëll.


  CADORE À LAROCHEFOUCAULD.

                                                   Vienne, 17 juillet.

  Monsieur l'ambassadeur, le décret par lequel le roi de Hollande a
  ouvert les ports de son royaume aux navires et aux productions des
  États-Unis a causé à S. M. l'empereur un vif déplaisir.

  C'est pour ainsi dire au moment même où la Hollande obtenait de Sa
  Majesté une faveur qu'elle avait ardemment désirée, qu'elle a pris
  elle-même une mesure contraire aux vues et aux intérêts de la
  France, autant qu'elle est favorable aux desseins de l'ennemi.

  Sa Majesté vous charge de demander la révocation instante, immédiate
  de ce décret. Elle vous charge de faire connaître que la Hollande ne
  doit pas se flatter de pouvoir tenir en fait de commerce maritime
  une ligne de conduite qui ne soit pas entièrement conforme à celle
  de la France et du reste du continent; qu'elle doit être
  indissolublement unie à la France, partager son sort, sa bonne et sa
  mauvaise fortune, n'avoir d'autre système que celui de la France, le
  suivre sans déviation; qu'autrement, si elle veut séparer sa cause
  du continent, l'empereur, à son tour, se séparera d'elle.

  Sa Majesté veut que vous mettiez la plus grande énergie dans votre
  langage, ce que vous saurez faire en gardant tous les égards que
  vous avez pour le roi et que vous lui devez. Mais il faut que tous
  les ministres et tous ceux qui ont la confiance du roi sentent que
  non seulement un refus, mais de simples hésitations, pourraient
  avoir les conséquences les plus sérieuses. Vous iriez même s'il le
  fallait (mais je suppose que cela ne sera pas nécessaire), vous
  iriez, dis-je, jusqu'à déclarer que si la Hollande ne se remet pas
  sur le champ sur le même pied que la France, et ne rentre pas dans
  son système pleinement et sans réserve, vous ne pouvez pas garantir
  qu'elle ne cessera pas d'être considérée comme alliée et comme amie,
  ni répondre de la continuation de l'état de paix.

  _P. S._--Cette lettre écrite, j'ai reçu celle que vous m'avez
  adressée le 6 de ce mois. J'en ai rendu compte à Sa Majesté, qui
  approuve la mesure que vous avez prise de défendre aux consuls
  français de donner des certificats d'origine pour les objets dont le
  roi de Hollande vient de permettre l'introduction.


  ROËLL À LAROCHEFOUCAULD.

                                                    Amsterdam, 8 août.

  Je me suis fait un devoir de mettre sous les yeux du roi les
  différentes réclamations que V. Excellence m'a fait l'honneur de
  m'adresser au sujet de plusieurs navires capturés par des corsaires
  français; je me suis également empressé de soumettre à Sa Majesté
  les observations contenues dans la lettre de V. Excellence du 31
  juillet, relativement à la marche adoptée depuis quelque temps en
  Hollande de renvoyer sur un simple ordre du roi l'équipage français
  des prises qu'on regarde comme irrégulières.

  La mesure contre laquelle V. Excellence a cru devoir réclamer a été
  provoquée par les excès des corsaires qui, se comportant en vrais
  pirates, s'arrogent le droit de s'emparer de tous les navires sans
  distinction, à l'embouchure de nos rivières et dans les eaux mêmes
  de la Hollande, sans aucun respect pour la souveraineté
  territoriale. C'est ainsi que le 1er du mois passé, le corsaire _le
  Furet_ s'est emparé d'un navire popembourgeois, de _Trree
  Gebroeders_, capitaine _Jennis Pieters_, chargé de sel, venant de la
  Norvège; les déclarations unanimes des gardes-signaux des côtes ne
  laissent aucun doute que cette prise n'ait été faite dans les
  limites du royaume. Le lendemain, les corsaires _l'Hébé et la
  Revanche_ ont conduit au Texel cinq autres bâtiments sous pavillon
  neutre, chargés de sel et destinés pour des ports hollandais. Les
  prises ont été également faites à l'embouchure de nos rivières.

  Quelque extension que l'on veuille donner aux droits de la guerre,
  ils ne pourront jamais servir à justifier la violation des droits
  sacrés d'une puissance amie et alliée, et toutes les fois que des
  armateurs se permettent des voies de fait dans l'enceinte de la
  juridiction maritime d'un état, le souverain territorial a le droit
  de punir et de réprimer leurs excès.

  Leurs prises étant par elles-mêmes des actes d'hostilité, ils ne
  peuvent plus invoquer la protection des formes légales, mais ils
  doivent être soumis à l'action immédiate du gouvernement qui peut
  sans aucune forme de procédure leur faire lâcher prise. De même
  lorsque les corsaires s'avisent de surprendre des bâtiments sortants
  ou entrants avec permission, le pouvoir exécutif a également le
  droit de connaître administrativement de ces prises.

  D'après ces principes avérés par les publicistes les plus éclairés,
  c'est donc à tort que les corsaires français se plaignent d'une
  mesure que leurs propres désordres ont provoquée. Aussi Sa Majesté
  a-t-elle décidé qu'il n'y a pas lieu de revenir sur le passé ni de
  soumettre les affaires déjà terminées à un nouvel examen.

  Cependant, pour donner une nouvelle preuve de se rendre autant que
  dépendra d'elle aux voeux de V. Excellence, Sa Majesté a bien voulu
  ordonner qu'à l'avenir la discussion sur la validité des prises
  conduites dans les ports de Hollande sera portée au Conseil pour les
  affaires maritimes et de commerce (Raad van Indication), et que même
  dans le cas où les corsaires viendront à être accusés d'avoir violé
  le territoire du royaume, la prise ne sera adjugée que sur une
  décision motivée du dit Conseil, qui déclare la prise bonne et
  légitime, ou qui condamne le corsaire, après avoir mis les
  intéressés à même de faire valoir leurs droits.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                   Amsterdam, 23 août.

  Par ma lettre particulière du 19 de ce mois, j'ai eu l'honneur de
  prévenir V. Excellence que Sa Majesté est arrivée le 17 ici. Depuis
  cette époque le roi n'a vu personne. On dit que la santé de Sa
  Majesté est un peu altérée. Elle s'occupe journellement de la
  défense du pays. Quinze cents soldats de la garde, après être restés
  vingt-quatre heures à Amsterdam, sont retournés au camp où ils
  étaient lorsqu'ils furent envoyés à Berg-op-Zoom. On attend au même
  camp la division du général Gratien qui doit maintenant être entrée
  en Hollande, en revenant d'Hanovre.

  Les gardes nationales s'organisent ainsi que quelques corps de
  volontaires; mais les bourgeois hollandais ont de la peine à devenir
  soldats. Demain douze compagnies de 100 hommes chacune doivent
  sortir de la ville pour aller aux lignes. Cet essai donnera une idée
  de la possibilité d'utiliser cette milice. On se plaint de la
  manière dont ces compagnies ont été formées. Les officiers ont
  choisi les hommes sans aucun égard pour leur famille ni pour leur
  âge, mais uniquement en consultant leur passion. Il y a donc une
  foule de réclamations dont plusieurs ont été écoutées.

  On parle d'un décret que le roi doit prendre, par lequel Sa Majesté
  recevra tous les navires américains en faisant recharger les
  marchandises déposées dans les magasins royaux. Mais V. Excellence
  sera surprise d'apprendre que les magasins sont vides, que tout a
  été rendu aux propriétaires ou consignataires; qu'ainsi cette
  décision, qui paraît être très forte, n'aura aucun but réel. Les
  cafés et les sucres qui ont été apportés par des bâtiments
  américains ont probablement été tous reconnus production de l'île de
  Java. La ligne de douaniers français qui cerne dans ce moment la
  Hollande a fait un grand effet en bourse. Les marchandises ont
  beaucoup baissé. Les premières qualités de café de 3 et 4 sont
  tombées à 50 c. Les cotons ont éprouvé la même baisse. Il devient
  impossible d'exporter aucune denrée coloniale, même en Allemagne, et
  le commerce est dans une crise fâcheuse.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                              Amsterdam, 17 septembre.

  Rien ne finit, et malgré les demandes que j'ai faites au ministre de
  me donner une réponse, je ne puis en obtenir. Le roi a, dit-on,
  envoyé un courrier à l'empereur. J'ignore si la lettre de Sa Majesté
  est relative aux objets dont je suis chargé, car cette démarche du
  roi ne m'a pas été annoncée officiellement. Je ne puis donc avoir
  rien de nouveau à transmettre à V. Excellence; il m'est pénible de
  ne pas pouvoir exécuter les ordres de l'empereur. Il est vrai que
  dans les circonstances présentes qui servent de prétexte à la
  mauvaise volonté du gouvernement hollandais, je ne le presse pas
  autant que je l'eusse fait dans un autre moment. Cependant la
  Hollande paraît ne plus rien avoir à craindre, et les nombreux
  changements qui se font dans l'organisation militaire ne tiennent
  pas à la défense du pays, mais à la volonté du roi. Depuis la
  descente des Anglais, l'on a formé la garde nationale dans les
  principales villes du royaume. La levée des deux régiments a été
  décrétée, mais les moyens de défense sont bien peu de chose et la
  volonté bien faible. En tout je ne vois pas de possibilité que la
  Hollande reste comme elle est maintenant. Il n'y a aucun ensemble
  dans le gouvernement et aucune tenue dans aucun système suivi. Il
  n'existe donc qu'un amour-propre mal placé qui l'empêche de devenir
  français.

  Dans une des dernières conférences que j'eus avec M. Roëll, lorsque
  je lui parlais du système du gouvernement hollandais, je lui dis que
  je voyais d'autant moins d'espoir de le ramener à une marche plus
  raisonnable, que jusqu'à présent je ne pouvais pas deviner la base
  du principe qui le faisait agir avec aussi peu de mesure, puisque
  continuellement il nuisait à ses plus chers intérêts. Pressé de
  s'expliquer, ce ministre me répondit qu'étant ministre, il ne lui
  était pas permis de satisfaire à ma demande, mais que le jour où il
  ne le serait plus il me dirait le mot de l'énigme. Je désirerais
  donc que M. Roëll quittât le ministère, car il me semble que ce
  changement procurerait plus de lumières que nous n'en avons obtenu
  pendant tout le temps de son administration.

  M. le comte d'Hunebourg vient d'envoyer au roi le chef de bataillon
  Leclerc. Il est encore à Harlem et il se chargera de cette dépêche.
  Je ne doute pas qu'il ne rapporte des assurances faites pour plaire.
  Mais les faits jusqu'à présent répondent bien faiblement aux
  paroles.

  M. le baron de Gilsa, récemment nommé envoyé extraordinaire de S. M.
  le roi de Westphalie, a eu l'honneur de remettre au roi ses lettres
  de créance. C'est un homme entièrement nouveau dans la carrière
  diplomatique.

  Espérons que je serai dans quelque temps assez heureux pour pouvoir
  adresser à V. Excellence un rapport satisfaisant. Croyez, je vous
  prie, que je le désire vivement, mais que je doute d'en venir à ce
  point avant que l'empereur n'ait jeté un regard sur la Hollande, et
  que S. M. impériale et royale n'ait trouvé un moyen de tarir la
  source du mal.

  Il paraît que Sa Majesté rappelle le maréchal Dumonceau et que le
  général Brune commandera les troupes hollandaises en Zélande. On
  assure que le roi ne veut pas que ce maréchal serve sous les ordres
  du prince de Ponte-Corvo. Il doit y avoir en Zélande environ 10,000
  hommes. Dans le reste du royaume il y a peut-être de 3 à 4,000
  hommes. Mais depuis que le général Krayenhoff est ministre, Sa
  Majesté fait de nombreuses promotions. L'état-major de l'armée et le
  corps d'officiers ne sont pas en proportion des hommes. Je crois que
  l'on pourrait cependant porter l'armée à 20,000 hommes; mais il
  serait difficile d'aller plus loin, le recrutement se faisant avec
  beaucoup de peine.

  Le ministre de la marine est dans une position moins bonne, car à
  l'exception des chaloupes canonnières il n'y a pas d'armement. Les
  équipages ont été licenciés. Cependant la Hollande pourrait en trois
  mois armer neuf ou dix vaisseaux de ligne, mais il n'y a pas
  d'argent. Enfin, soit par une cause, soit par une autre, il en
  résulte que la Hollande n'a sous les armes qu'environ 14,000 hommes,
  quelques gardes nationales non exercées, deux vaisseaux de ligne ou
  trois, en comptant le _Chatam_, qui est en rivière de Meuse,
  quelques bricks, goëlettes et des chaloupes canonnières. Il en reste
  en outre les douaniers et gardes-chasse.

  Je reçois à l'instant la lettre que V. Excellence m'a fait l'honneur
  de m'écrire d'Altenbourg le 4 de ce mois.

  Je vais notifier à M. de l'Angle le décret de S. M. Impériale et
  royale.


  LAROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                Amsterdam, 28 octobre.

  J'arrive de Loo où je devais aller parler au roi, comme j'ai eu
  l'honneur d'en prévenir V. Excellence. J'ai communiqué à Sa Majesté
  les intentions formelles de l'empereur. J'ai dit au roi que son
  auguste frère demandait que la division hollandaise fût portée dans
  l'île de Sud-Beveland à 16,000 hommes, et que 200 chaloupes
  canonnières, péniches, etc., fussent dirigées vers le même point
  pour employer ces forces à agir dans l'île de Walkeren et en chasser
  les Anglais. Sa Majesté m'a répondu que le corps de troupes
  hollandaises, maintenant sous les ordres de M. le maréchal
  Dumonceau, était sur le papier de beaucoup de plus de 16,000 hommes,
  mais que les maladies régnaient tellement dans l'armée, que presque
  la moitié des régiments se trouvait dans les hôpitaux; que toutes
  ses troupes étaient aux ordres de l'empereur, qu'il n'avait par
  conséquent qu'à indiquer les postes qu'elles devaient occuper: que
  si dans l'île de Sud-Beveland il ne se trouvait que 3,000 hommes,
  cela venait uniquement de l'intention du roi de diminuer, par ce
  moyen, le nombre des maladies, mais que les troupes étaient si près
  de ce point, qu'en peu de jours elles pouvaient y être portées. Le
  roi ajoute que les deux seuls régiments qui avaient été distraits de
  ce corps d'armée avaient été envoyés, l'un en Ost-Frise pour y
  réprimer la contrebande, et l'autre en Nord-Hollande pour que ce
  point intéressant ne fût pas entièrement dégarni; qu'ainsi Sa
  Majesté allait donner ses ordres pour que 10,000 hommes effectifs,
  commandés par M. le maréchal Dumonceau, se dirigeassent et agissent
  conformément aux ordres qu'ils recevraient de M. le maréchal duc
  d'Istrie.

  Que, quant aux chaloupes canonnières, etc., ce n'étaient pas autant
  les bâtiments qui manquaient que les marins qui étaient impossibles
  à trouver; que le roi ne pouvait donc porter en Zélande que 100
  petits bâtiments qui y seraient rendus sous peu de jours, Sa Majesté
  venant de donner des ordres positifs pour remplir à cet égard les
  intentions de l'empereur.

  Nous en vînmes ensuite à la seconde dépêche de V. Excellence, dont
  je dis le contenu au roi, en observant à Sa Majesté que j'étais
  chargé d'insister formellement sur la demande que la question des
  eaux ne fût plus mise en avant, que tous les navires capturés par
  des corsaires français fussent jugés par les tribunaux français; que
  toutes les prises trouvées en contravention aux décrets de
  l'empereur fussent reconnues bonnes et valables; enfin j'ajoutai que
  la contrebande était portée à un point qui avait fixé les regards
  de S. M. impériale et royale, que l'empereur prétendait qu'elle fût
  réprimée par des moyens efficaces, et qu'il avertissait que si les
  choses ne changeaient pas, il se verrait forcé non seulement de
  faire occuper les passes par ses troupes, mais même de faire saisir
  par elles les denrées coloniales qui, entrées en contrebande, se
  trouvaient déposées dans les magasins d'Amsterdam.

  Je passai ensuite au système général, à la conduite des ministres du
  roi, à l'inexécution des décrets de Sa Majesté, enfin à la manière
  extrêmement opposée à la France dont toutes les affaires se
  traitaient en Hollande; j'observai au roi la nécessité de changer
  entièrement de marche et de revenir à des principes qui seuls
  pouvaient sauver la Hollande. Pour donner plus de force à ce que je
  venais de dire, je crus devoir lire à Sa Majesté une partie de la
  dépêche de V. Excellence; alors elle sentit que loin d'ajouter aux
  ordres de l'empereur, je cherchais toujours les moyens de les lui
  rendre moins sévèrement.

  Le roi me répondit que quant à la question du territoire, il serait
  perdu aux yeux de son peuple s'il l'admettait; que l'empereur
  n'aurait pas dû lui faire une demande à laquelle il ne pouvait pas
  accéder, et que celle-ci était de ce nombre. Je répondis au roi que
  Sa Majesté ne devait pas perdre de vue que les demandes de
  l'empereur n'étaient que le résultat de tout ce qui avait été fait à
  l'égard de nos corsaires et de leurs prises; qu'ainsi ce n'était pas
  seulement comme question de droit qu'il fallait l'envisager, mais
  encore comme question de fait, et que, sous ce dernier point de vue,
  Sa Majesté ne pouvait pas se dissimuler, et m'avait avoué elle-même,
  que l'on avait ici commis de grandes fautes. Le roi ne put nier ce
  point, mais il revenait toujours sur l'impossibilité d'accéder au
  désir de l'empereur, sur la manière dont ce serait trahir ses
  devoirs que d'abandonner une partie des droits de son peuple, enfin
  sur la décision récente du Conseil d'État.

  Quant à la contrebande, Sa Majesté me dit qu'elle espérait beaucoup
  des nouveaux ordres donnés par elle à ce sujet, et qu'elle prendrait
  encore de nouvelles mesures si celles-ci n'étaient pas suffisantes;
  qu'elle exigerait des certificats d'origine pour les denrées
  coloniales venant d'Ost-Frise, et qu'elle tirerait même une ligne de
  douanes qui séparerait l'Ost-Frise du reste de la Hollande, si la
  chose devenait indispensable. Sa Majesté se récria fortement contre
  l'idée de faire exécuter en Hollande les décrets de l'empereur,
  contre celle de voir des troupes françaises venir faire la police à
  Amsterdam, enfin contre la volonté d'influencer et de diriger même
  la conduite de ses ministres. Elle me dit qu'elle voyait bien que
  tout ceci lui était personnellement adressé, que ses ministres
  n'étaient que ses agents et qu'ils ne faisaient que ce qu'elle
  voulait (je citai à cette occasion quelques exemples du contraire
  qui embarrassèrent le roi), qu'ainsi c'était l'attaquer directement
  que de parler d'eux; que si l'empereur voulait réunir la Hollande,
  il n'avait qu'à le dire sur le champ, parce qu'il voyait
  parfaitement bien que c'était là le but de toutes les demandes qui
  lui étaient faites. Enfin, dans la chaleur de la discussion, le mot
  d'abdication sortit de la bouche du roi. J'observai à Sa Majesté que
  dans tout ce que j'avais eu l'honneur de lui dire, il n'avait été
  nullement question de réunion, mais seulement de précaution pour
  empêcher les abus qui s'étaient trop souvent reproduits. La
  conférence fut longue, mais à la fin le roi sentant, je crois, la
  force de mes observations et l'impossibilité de m'éloigner du
  véritable but de la question, me pria simplement de ne pas exiger
  une réponse officielle et positive avant qu'il eût écrit à
  l'empereur. Je crus devoir consentir à la demande de Sa Majesté, et
  la priai simplement de me remettre sa lettre qui servirait de preuve
  que j'avais exécuté les ordres qui m'avaient été donnés. J'ai donc
  l'honneur, Monsieur le comte, de vous expédier en courrier M.
  Amelin, attaché à mon ambassade, qui rapportera la réponse de
  l'empereur et les ordres de V. Excellence.

  Dans cette conversation, ce que j'ai observé plus particulièrement,
  et ce que le roi ne m'a pas caché, est sa crainte qu'en Hollande on
  le croie Français, et qu'on le regarde uniquement comme un agent de
  l'empereur. J'ai cherché à en venir à persuader à Sa Majesté que
  c'était sa qualité de frère de l'empereur d'où dépendait le maintien
  de sa couronne et l'obéissance de ses peuples; que toute sa force ne
  venait que de son auguste frère; que le bonheur de la Hollande était
  attaché à la manière dont il était personnellement avec l'empereur,
  de qui seul elle pouvait attendre son existence; que j'étais si loin
  d'admettre la crainte d'être accusé de partialité envers la France,
  que je savais au contraire que la saine partie de ses entours, de
  ses ministres et de son peuple voyait avec peine tout ce qui se
  faisait contre les intentions de l'empereur, calculant que la
  Hollande marchait ainsi à sa ruine; et que Sa Majesté se tromperait
  fortement si elle voulait juger de l'opinion publique sur celle de
  quelques personnes placées près d'elle, dont la seule idée et le
  seul désir étaient de lui plaire, et qui, par cette raison,
  abondaient dans les assertions qu'elles croyaient lui être
  agréables. Je finis par dire au roi que je croyais bien connaître la
  Hollande et l'esprit de ses habitants, et que j'étais certain que
  les mêmes personnes qui le flattaient aujourd'hui, seraient demain
  contre lui, si l'empereur n'était pas aussi puissant. Le roi ne me
  répondit rien, mais son système m'a paru enraciné et difficile à
  détruire. V. Excellence en sentira facilement toutes les
  conséquences. Au surplus, je désirerais que cette dernière partie de
  ma dépêche ne fût pas regardée comme officielle, le roi m'ayant
  parlé confidentiellement de ses idées et de son système. J'ai
  l'honneur d'en rendre compte à Votre Excellence, comme le croyant
  nécessaire au bien de la mission dont je suis chargé.

  Au reste, j'ai parlé aux différents ministres, que j'ai trouvés tous
  au Loo; mais, en abondant dans le système français, ils m'ont fait
  observer qu'ils ne pouvaient qu'obéir aux ordres et aux décrets du
  roi, dont ils exécutaient la teneur avec toute l'exactitude
  possible, et il fut répondu à toutes mes observations et à mes
  avertissements par des assurances de redoubler de zèle. J'ai parlé
  fortement et ne leur ai rien caché.

  Le ministre de la marine m'a dit que les contrôles de son ministère
  ne montaient qu'à 5,000 hommes employés à la marine, et qui, par
  conséquent, ne formaient même pas les équipages de 200 petits
  bâtiments demandés par l'empereur, dont chacun devait être monté par
  28 hommes, car il faut déduire des contrôles les malades, les
  employés aux chantiers, etc. Maintenant, il n'existe pas, en
  Hollande, un seul vaisseau de ligne en armement, et les magasins
  sont dépourvus de fer et de goudron. Votre Excellence a vu, dans une
  dépêche précédente, l'état du ministère de la guerre. L'intérieur
  souffre beaucoup, puisque les finances sont au-dessous de zéro. Il
  est sûr que les lignes de douanes nuisent au commerce et aux
  ressources du gouvernement, mais je croirais que le rapport des
  décrets de l'empereur ne doit pas être un encouragement, mais une
  récompense.

  Lorsque je pris congé du roi, Sa Majesté ne me cacha pas sa grande
  inquiétude et son impatience de recevoir la réponse de l'empereur;
  elle me pria même de la lui porter au Loo, pour en causer avec elle.
  J'ai donc l'honneur de vous prier, monsieur le comte, de me
  réexpédier M. Amelin le plus tôt possible.

  J'ai laissé le roi encore un peu faible, mais bien rétabli. La
  fièvre a quitté Sa Majesté depuis cinq jours.


L'empereur n'accepta pas le compromis offert par l'ambassadeur au
sujet de la juridiction des prises, et fit donner l'ordre à
Larochefoucauld de revenir à sa première proposition.

La lettre de Cadore en date du 12 octobre se termine ainsi:


  Vous déclarerez que la volonté de Sa Majesté est que tout bâtiment
  qui sera trouvé avoir contrevenu à ses décrets soit déclaré de bonne
  prise, et que si l'on ne pourvoit pas efficacement, en Hollande, à
  la répression de la contrebande, non seulement elle fera occuper les
  passages des troupes, mais encore, elle enverra des colonnes mobiles
  saisir jusque dans Amsterdam les marchandises anglaises.

  Sa Majesté y est, en effet, bien déterminée. Elle est décidée à ne
  point souffrir que la Hollande trahisse la cause commune. Il
  serait, m'écrit-elle, préférable de voir la Hollande en alliance
  ouverte avec l'Angleterre que de la voir favoriser sourdement son
  commerce et la guerre qu'elle fait contre nous.

  Sa Majesté rend toute justice aux intentions du roi son frère. Elle
  sait que ses intentions sont droites; mais elle reproche à ceux qui
  devraient les seconder de tout leur pouvoir de n'être occupés qu'à
  les rendre vaines, de la sorte que si elle devait en juger par la
  marche du gouvernement, elle en prendrait une idée tout opposée. Les
  ministres ne lui semblent pas prévoir quel doit être le résultat
  final de leur conduite. Elle veut que vous les avertissiez et que
  vous leur fassiez comprendre que ce résultat sera la perte de leur
  existence.


  LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                               Amsterdam, 23 novembre.

  Hier, il y eut cercle diplomatique au palais. Le roi m'y parla de
  quelques affaires particulières, et Sa Majesté m'engagea à revenir
  le soir pour causer avec elle sur des objets plus importants. Elle
  me prévint en même temps qu'elle venait de recevoir des lettres de
  M. le duc de Feltre.

  En sortant de l'audience, je rencontrai M. le colonel Leclerc,
  aide-de-camp de M. le ministre de la guerre, et c'est par lui que
  j'ai l'honneur d'envoyer cette lettre à Votre Excellence.

  Je me rendis chez le roi à sept heures, et fus, sur-le-champ,
  introduit dans le cabinet de Sa Majesté, avec laquelle je restai
  près de trois heures. Le roi me dit qu'on lui demandait une
  augmentation de troupes et de bâtiments pour l'expédition de
  Walcheren, mais qu'il lui était impossible de fournir un contingent
  plus considérable; que, d'après l'état des situations reçu le matin
  de Mauchaunu, Dumonceau et Dewinter, les forces de terre sous les
  ordres du premier étaient de 10,000 hommes, en y comprenant les
  corps et les renforts qui sont en marche, et que le second mandait
  avoir sous les yeux 100 chaloupes ou bateaux canonniers, qu'il en
  attendait encore quelques-uns, indépendamment des 300 petits
  bâtiments armés dont il est question dans la réponse de M. Roëll. Le
  roi m'assura qu'il lui était impossible de faire davantage; que,
  sans de graves inconvénients, il ne pouvait dégarnir la côte, qui
  était à peine défendue, et que, quant à sa garde, elle était
  nécessaire à Amsterdam, dont elle composait la garnison; que Sa
  Majesté se trouvait dans une position bien fâcheuse, sa capitale
  étant remplie de gens sans emploi et sans pain, l'hiver étant au
  moment d'augmenter la misère, et le roi obligé de doubler les impôts
  pour combler le déficit; qu'à ce tableau alarmant, il fallait
  ajouter que les rentiers n'étaient pas payés, et qu'il n'avait pas
  le premier sou pour faire face aux dépenses courantes; que je devais
  donc en sentir que s'il dégarnissait Amsterdam du peu de troupes qui
  y étaient maintenant, sa personne ne serait pas en sûreté, qu'il
  existait un grand mécontentement dont il était fort inquiet.

  Je répondis au roi que ce n'était pas le moment de revenir sur les
  causes de son malheur, mais plutôt de chercher les moyens d'y
  remédier; que l'empereur était mécontent du système général de la
  Hollande, du peu de ressources qu'elle offrait, et de la mauvaise
  volonté que l'on mettait à coopérer à l'expédition projetée; que le
  maréchal Dumonceau, sous prétexte d'être obligé de demander des
  ordres, ajournait l'exécution de ceux qu'il recevait; qu'il
  annonçait souvent avoir fait ce que, deux jours après, il écrivait
  n'avoir pu exécuter, et que Sa Majesté devait sentir combien il
  était indispensable de donner à ce maréchal des ordres assez
  illimités pour qu'il fût autorisé à obéir sur-le-champ à M. le
  maréchal duc d'Istrie. Après une longue discussion, le roi m'assura
  qu'il allait donner de nouveaux ordres et que j'y pouvais compter.

  Nous en vînmes ensuite à une augmentation de troupes, et, tout en
  entrant dans les inquiétudes du roi, je lui dis cependant qu'il
  fallait faire quelque chose, et qu'il ne pouvait pas renvoyer
  l'aide-de-camp du ministre de la guerre avec un refus. Nous
  entrâmes, à ce sujet, dans des discussions trop longues pour être
  répétées à Votre Excellence, et, après de grands efforts, je parvins
  à décider le roi à mettre aux ordres de l'empereur, si Sa Majesté
  l'exigeait, un bataillon qui gardera la côte. Le roi me dit qu'il
  ferait remplacer ce bataillon par une partie de sa garde; que, quant
  au corps d'élite, il ne consentirait jamais à le diviser, et que je
  devais sentir l'impossibilité que Sa Majesté restât à Amsterdam à la
  merci de la populace. Enfin, le roi me témoigna le désir de voir
  l'empereur et l'empressement qu'il aurait eu d'aller à Anvers si Sa
  Majesté Impériale et Royale y était venue, mais qu'il craignait de
  se trouver dans la même ville que la reine. Autorisé par cette
  phrase, je crus pouvoir revenir sur ce sujet, dont j'avais déjà
  parlé au roi l'année dernière, et je cherchai à le ramener à une
  conduite plus convenable pour lui et plus avantageuse pour la
  Hollande; mais je perdis mon temps et mes paroles. Sans répondre aux
  vérités que je lui disais, Sa Majesté se contenta de me répondre
  qu'elle irait plutôt au bout du monde que de se rapprocher de la
  reine, que jamais il ne voulait en entendre parler, qu'il ferait à
  la Hollande tous les sacrifices excepté celui-là, etc., etc. Enfin,
  après avoir parlé longtemps sur ce sujet, le roi persista dans son
  désir de voir l'empereur, désir que Sa Majesté doit exprimer dans la
  lettre qu'elle écrit à son auguste frère.

  Le reste de la conférence fut employé en plaintes de Sa Majesté sur
  son affreuse position, sur son désir de quitter la Hollande, s'il ne
  parvenait pas à regagner l'amitié de l'empereur; sur son opinion
  prononcée qu'il devait être Hollandais, et que, tant qu'il serait
  roi, il devrait défendre ses sujets; sur l'idée qu'on l'accusait
  d'être Français, et qu'il devait ne pas le paraître; enfin, sur
  l'échafaudage d'un système faux et désastreux, mais tellement
  enraciné dans la tête de Sa Majesté que je crois qu'il n'existe,
  peut-être, que l'empereur qui puisse l'en faire revenir. À cette
  malheureuse opinion, j'ai trouvé mêlé un grand attachement à
  l'empereur; l'intention, si Sa Majesté quittait la Hollande, d'aller
  trouver son auguste frère, de faire tout ce qu'il voudrait et de
  demeurer le plus fidèle de ses sujets. J'ai pu facilement pénétrer
  que le roi exprimait ce qu'il pensait, et que Sa Majesté était
  vraiment malheureuse. J'ai cherché à détruire le système du roi; je
  lui ai représenté ses entours comme autant d'intrigants qui avaient
  surpris sa religion; qui, n'osant pas lui dire d'être anti-Français,
  avaient su lui persuader qu'il devait être Hollandais, pour parvenir
  au même but. J'ai répété au roi que, couronné par l'empereur, il
  devait suivre le système politique et commercial de la France; que,
  sans les bontés de Sa Majesté Impériale et Royale, la Hollande
  périssait au milieu de son opulence et de ses richesses; que jamais
  gouvernement n'avait été dans une position plus alarmante par le
  tableau même que Sa Majesté venait de me faire, et que, d'après son
  opinion, l'empereur ne pourrait sauver la Hollande que lorsqu'il
  serait assuré que ce gouvernement lui serait utile au lieu de
  contrecarrer continuellement toutes ses dispositions. Le roi
  m'écouta avec bonté, et j'oserai même dire avec amitié. Il ne nia
  pas les faits que j'avançais ni les accusations que je portais; mais
  il en revenait à son premier principe: qu'il serait perdu s'il avait
  l'air d'être l'agent et l'instrument de l'empereur.

  Sa Majesté me témoigna une grande peine de ne pas recevoir de
  réponse de l'empereur, une grande inquiétude sur sa position et une
  grande peine de la suite des événements qui se préparaient.

  Maintenant, Votre Excellence est bien au fait de la cause de tout ce
  qui arrive dans ce pays-ci. Depuis longtemps, j'ai eu l'honneur de
  vous les faire pressentir. Il fallait la position présente et l'aveu
  du roi pour que j'osasse vous le dire plus clairement. Quant au
  remède, l'empereur peut seul le trouver, et il ne m'appartient pas
  d'émettre mon opinion à cet égard. Dans le cas où le roi irait à
  Paris et où Sa Majesté me demanderait de l'accompagner, je prierais
  Votre Excellence de me mander ce que je dois faire.

  Lorsque la conférence fut terminée, le roi me prévint qu'il avait
  été informé que l'empereur admettait en France les bâtiments
  américains chargés de coton; qu'ainsi, il avait annoncé au commerce
  que, lorsqu'il lui serait prouvé que l'empereur avait donné une
  telle permission, il en permettrait l'entrée en Hollande, pourvu que
  les marins prouvassent qu'ils n'ont pas été en Angleterre, et
  l'origine des cotons. Je prie Votre Excellence de me donner des
  nouvelles à cet égard.

  Le roi m'a demandé plusieurs fois si M. Amelin était de retour, et
  m'a paru très inquiet de ce retard.


  LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                          25 novembre.

  Le maréchal Werhuell, arrivé à Amsterdam depuis trois jours, a eu
  avec le roi une longue conférence, dans laquelle rien n'a été
  décidé.--Son but était de rendre compte de l'audience particulière
  que l'empereur lui avait accordée, et d'engager le roi à venir à
  Paris.--L'ambassadeur l'a mis au courant de la situation des
  choses.--On prépare les voitures de voyage du roi.--La contrebande
  diminue un peu, depuis que le roi a défendu que l'on délivrât des
  passeports d'intérieur pour toutes les marchandises qui viennent
  d'Ost-Frise; mais les magasins d'Amsterdam sont pleins de denrées
  coloniales et de marchandises anglaises. La communication avec
  l'Angleterre est très fréquente, et des passagers viennent
  habituellement de l'autre côté du Rhin. Les derniers arrivés disent
  que l'on peut compter sur l'évacuation de l'île de Walcherem, les
  Anglais n'ayant pas 2,000 hommes en état de se battre.

  Le roi se plaint de la conduite des corsaires français, qui ont pris
  deux bûcherons en dedans des limites.

  Je n'ai rien pu répondre à Sa Majesté, mais je n'ai pas blâmé les
  corsaires, les dernières instructions de Votre Excellence
  m'enjoignant de ne plus reconnaître de limites en dedans desquelles
  les corsaires ne devaient pas exercer une police sévère contre les
  navires chargés de marchandises prohibées.


  LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                                          27 novembre.

  Le roi est revenu hier d'Harlem, a reçu le Corps législatif, a
  annoncé officiellement son départ pour Paris.

  Il a eu une dernière entrevue avec le roi, qui lui a dit qu'il
  s'était décidé à partir sur ce que le maréchal Werhuell lui avait
  annoncé le désir que l'empereur avait témoigné de le voir; qu'il
  n'avait été arrêté dans ce voyage que par la peine de se rendre dans
  la ville que la reine habitait, et que son intention première était
  d'aller loger chez Madame-Mère.

  J'observai au roi combien cette démarche me paraissait
  précipitamment adoptée, et je pris la liberté d'en dire les
  inconvénients à Sa Majesté, qui me parut décidée à aller à
  Saint-Leu.

  Le roi trouve qu'il ne peut revenir sans apporter une preuve
  éclatante de son rapprochement avec l'empereur.

  --Il emmène M. Roëll, qui se dit malade d'avance.

  --M. Mollerus, homme d'esprit, très prononcé dans un système opposé
  à la France, ce qui est connu depuis longtemps. M. Roëll est nommé
  président du conseil des ministres, et chargé du portefeuille des
  affaires étrangères.

  On est généralement fâché, dans le gouvernement, du départ du roi.
  On craint que Sa Majesté ne change de marche; mais la généralité des
  habitants d'Amsterdam espère beaucoup des résultats de ce voyage.

  Le roi lui-même est parti tourmenté. La position de Sa Majesté est
  certainement pénible. La Hollande souffre, et l'esprit public n'est
  pas aussi bon qu'il pourrait l'être. Je vois cependant de grandes
  ressources si la cause est complète, mais de nouveaux malheurs si
  elle n'était pas entière.

  Le 5 décembre 1809, le ministre duc de Cadore écrit à La
  Rochefoucauld en lui envoyant le discours de l'empereur au Corps
  législatif, annonçant d'autres destinées pour la Hollande.--Il
  prescrit à l'ambassadeur d'observer l'effet produit sur les diverses
  classes de la population, et d'en rendre un compte impartial à
  l'empereur, en indiquant les mesures à prendre pour satisfaire aux
  voeux légitimes des Hollandais.

  --Quels avantages ils désirent voir assurer à leur pays; de quels
  maux ils souhaitent d'être garantis? Quel est enfin l'arrangement
  auquel ils sont prêts à souscrire?


    RAPPORT DU DUC DE CADORE À S. M. L'EMPEREUR ET ROI.

                                                      6 décembre 1809.

  Le roi de Hollande a fait appeler ce matin le ministre des
  relations. Il lui a témoigné sa profonde douleur de la communication
  que venait de lui faire Sa Majesté l'empereur de ses vues sur la
  Hollande et de l'ordre déjà donné à 40,000 hommes de troupes
  françaises d'y entrer pour en opérer la réunion avec le grand
  empire. Sa Majesté le roi paraissait, en effet, dans un abattement
  voisin du désespoir. Ce n'était pas son propre sort qu'elle
  déplorait. Elle avait éprouvé sur le trône tous les soucis et les
  inquiétudes de la royauté, et le mal non moindre de son isolement
  loin de son auguste frère, de sa famille, de la France, et dans un
  pays contraire à sa santé. À la voix de son frère, elle descendrait
  volontiers du trône, et elle demandait même avec instance que
  l'empereur y plaçât ou la reine ou toute autre personne investie de
  sa confiance. Ce n'était donc que pour l'intérêt de la France, pour
  l'intérêt de l'empereur, que le roi de Hollande réclamait la
  conservation de l'indépendance nominale qui avait été laissée
  jusqu'à ce jour à ce pays. Elle est l'objet de tous les voeux des
  Hollandais; pour la conserver, ils feraient les plus grands
  sacrifices, et c'est pour elle qu'ils paient, en imposition, les
  trois quarts de leurs revenus. La réunion, opérée contre leur voeu,
  excitera un mécontentement général. Sans doute, les Hollandais se
  soumettront à la force; mais l'action de cette force sera
  continuellement nécessaire pour les maintenir dans la soumission. Il
  faudra, désormais, qu'une armée française réside dans le pays. La
  confiance perdue éloignera les capitaux, anéantira l'esprit
  d'industrie qui a donné à ce pays une existence presque miraculeuse.
  Il deviendra à la charge de la France, loin de lui être utile, et
  l'Angleterre profitera de toutes les pertes que fera la Hollande.

  Le roi voudrait, au prix de tout son sang, détourner tant de maux.
  Il accédera, si l'intention de l'empereur est qu'il règne encore, à
  un arrangement propre à donner à son auguste frère l'assurance que
  la Hollande marchera désormais dans le système de la France. Il
  propose de céder à la France tout ce qui est sur la rive gauche de
  la Meuse, espérant que l'empereur voudrait le dédommager par
  quelques concessions en Allemagne, et il indique le grand duché de
  Berg. Il consentirait à avoir auprès de lui un agent de l'empereur,
  sans caractère ou revêtu d'un titre propre à déguiser ses véritables
  fonctions, lequel agent serait chargé de l'avertir des actes de son
  administration qui pourraient être contraires aux intentions de
  l'empereur, et il se conformerait aux indications de cet agent.
  Enfin, il offre d'annuler, dès ce moment, les modifications
  apportées au tarif de ses douanes, de rapporter ses décrets sur la
  noblesse; enfin, de révoquer d'autres actes de son administration
  qui auraient pu blesser l'empereur. Mais il croit ne pouvoir étendre
  sa condescendance jusqu'à _prononcer la banqueroute et
  l'établissement de la conscription_. Il offre de faire faire par la
  Hollande les recrutements qui pourront lui être demandés.

  Ces propositions doivent être faites au ministre des relations par
  le ministre et l'ambassadeur du roi de Hollande; elles seraient même
  rédigées par écrit. Les idées énoncées dans ce rapport ne sont qu'un
  premier jet; il est possible que quelques heures de méditation les
  étendent ou les modifient.


  LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                               Amsterdam, 12 décembre.

  J'ai eu l'honneur d'expédier hier à Votre Excellence le courrier
  Lourdet avec la réponse aux demandes qu'elle m'a adressées. Le peu
  de temps que j'ai eu pour la rédiger ne m'a pas donné la possibilité
  d'entrer dans le détail des moyens d'exécution qui n'ont pu qu'être
  indiqués, ni de parler des ressources immenses que présente ce pays;
  elles sont tellement considérables que, la confiance une fois
  rétablie, et malgré la dette, il peut encore offrir à la France de
  grands avantages, et lui fournir même du numéraire si l'empereur le
  désirait; mais je crois qu'il faut le rassurer, principalement sur
  son incorporation, car les fonds que l'on réalise iront en
  Angleterre; le change est déjà monté de 3% et le papier anglais est
  recherché.

  Votre Excellence sait peut-être déjà que quelques feuilles
  hollandaises ont osé retrancher du discours de l'empereur l'article
  qui regarde ce pays, et que celles qui ont rendu compte fidèlement
  de tout le discours sont défendues. Cet ordre a été donné par le
  ministre de la justice et de la police. M. de Styrum, préfet du
  département, a ordonné que la _Gazette de Harlem_ laissât l'article
  en blanc.

  L'inquiétude est grande; les fonds de tous les pays baissent. Tous
  les yeux sont tournés vers moi, et tous les esprits se livrent à des
  conjectures qui sont loin de les rassurer.

  Le 15 décembre 1809, l'amiral Werhuell écrit au duc de Cadore que
  c'est avec une véritable douleur que le roi a vu l'empereur et son
  ministre parler au Corps législatif de changements prochains en
  Hollande. Sa Majesté espère que l'empereur n'a en vue que des
  changements propres à consolider un trône qui est son ouvrage.--Il
  aime à croire, d'ailleurs, que l'empereur fera connaître promptement
  tous les changements projetés.


Le 16 décembre, Larochefoucauld résume en quatre questions et
réponses la lettre du ministre en date du 5 décembre:

1º Quels sont les voeux des Hollandais?

Maintenir leur nationalité; éviter les banqueroutes des deux tiers,
la conscription et l'occupation française.

2º Quels avantages désirent-ils?

Le duché de Berg en échange de la Zélande et du Brabant.

3º Quels maux veulent-ils éviter?

Tout système qui serait en opposition avec celui de la France.

4º À quel arrangement souscriraient-ils?

À voir différer un tiers et plus de la dette, et à tous ceux qui
conviendraient à l'empereur s'ils obtenaient les trois points
indiqués plus haut.


ANNÉE 1810.


  NAPOLÉON À CLARKE.

                                                     Paris, 5 janvier.

  Donnez l'ordre au maréchal Oudinot de se rendre à Anvers, pour
  prendre le commandement de l'armée du Nord.


  CLARKE À OUDINOT.

                                                    Paris, 20 janvier.

  Monsieur le maréchal, j'ai mis sous les yeux de l'empereur la lettre
  que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 16 courant,
  et Sa Majesté m'a chargé de vous témoigner qu'elle n'était pas
  satisfaite d'apprendre que vous eussiez fait revenir sur territoire
  français les troupes que vous aviez envoyées à Bréda et à
  Berg-op-Zoom. L'empereur me charge, à cette occasion, de vous
  réitérer les observations que je vous ai faites, par ma lettre du
  11, sur les mesures que vous aviez prises, relativement à ces deux
  places. Sa Majesté pense que Votre Excellence aurait dû commencer
  par y faire entrer ses troupes et en prendre possession après;
  c'était la meilleure manière de parvenir à votre but. Quant aux
  moyens à employer pour réussir, Votre Excellence doit comprendre que
  c'est au général en chef, qui est sur les lieux, à faire les
  dispositions convenables pour bien remplir les vues du gouvernement,
  et qu'on ne peut lui prescrire des mesures de détail qu'il est dans
  ses attributions de combiner et de faire exécuter de la manière la
  plus propre à en assurer le succès.

  Relativement aux gardes nationales, je vois, par la lettre de Votre
  Excellence, qu'elle n'a fait revenir que la division Gouvion, et que
  deux bataillons ont été placés à Malines et à Bruxelles. L'intention
  de l'empereur est que Votre Excellence dispose de toutes les gardes
  nationales de l'armée du Nord, même de celles qui sont à Bruxelles,
  pour les placer en entier sur le territoire hollandais, où vous
  devez aussi porter votre quartier général. Vous voudrez donc bien
  donner vos ordres en conséquence, et vous occuper de remplir avec
  activité les intentions de l'empereur. Votre Excellence verra,
  d'ailleurs, que ces dispositions ne changent rien aux mesures
  prescrites par ma lettre du 18, dont je vous confirme le contenu en
  son entier, en vous invitant à ne rien négliger pour en assurer
  l'exécution.


  CLARKE AU ROI DE HOLLANDE.

                                                    Paris, 20 janvier.

  Sire, Sa Majesté l'empereur et roi m'a chargé de faire connaître de
  nouveau à Votre Majesté la peine que lui a causée la manière dont
  les choses se sont passées en Hollande, relativement à l'entrée
  demandée pour ses troupes dans les places de Bréda et de
  Berg-op-Zoom. Le mauvais effet que produit en Hollande et en France
  un pareil éclat ne peut échapper à Votre Majesté, et je dois croire
  qu'elle en souffre autant que l'empereur. Il est malheureusement
  devenu le résultat inévitable des ordres de Votre Majesté aux
  commandants de place, et cette mesure ne pouvait produire, dans
  aucun cas, un bon effet.--La lettre close qui a été présentée à
  Berg-op-Zoom, au général Maison, contenant un ordre particulier de
  Votre Majesté de ne remettre la place à qui que ce fût sans un ordre
  du ministre de la guerre ou du roi lui-même, a dû nécessairement
  frapper l'empereur, en annonçant que Votre Majesté s'était depuis
  longtemps décidée à opposer de la résistance à l'exécution des
  mesures que Sa Majesté Impériale pourrait avoir à prendre au sujet
  de ces villes. J'espère, toutefois, que Votre Majesté aura pris
  enfin le parti que la sagesse et la réflexion ont dû lui dicter, en
  révoquant les ordres qu'elle avait donnés, pour éviter une
  résistance inutile. Elle sentira que l'empereur ne peut revenir sur
  des dispositions arrêtées après mûres réflexions, et fondées sur de
  grandes vues politiques, dont l'accomplissement est nécessaire au
  repos de l'Europe. Les maux qu'une résistance plus longtemps
  prononcée causerait à la Hollande elle-même doivent être, aux yeux
  de Votre Majesté, un motif déterminant pour l'engager à fléchir en
  cette matière. Le seul parti, aujourd'hui, est de prendre les
  mesures les plus précises pour éviter les fâcheux résultats que ses
  premiers ordres ont dû produire, et terminer promptement une lutte
  aussi inégale qu'elle serait nécessairement désastreuse pour les
  États de Votre Majesté.


  CLARKE À NAPOLÉON.

                                                    Paris, 25 janvier.

  Votre Majesté trouvera ci-joint, en original, la dépêche que je
  reçois à l'instant du maréchal duc de Reggio, en date du 28. Elle
  répond à la mienne du 20, qui lui avait transmis les derniers ordres
  de Votre Majesté. Le maréchal a pris toutes les mesures nécessaires
  pour les exécuter, et a dû se rendre, le 24, de sa personne à
  Berg-op-Zoom. Il envoie une copie de l'ordre du roi de Hollande,
  adressé au gouverneur de Berg-op-Zoom, dont il résulte que l'entrée
  de nos troupes ne souffrira pas de difficultés, mais que les
  dispositions ultérieures ordonnées par Votre Majesté pourront
  éprouver des obstacles. Le duc de Reggio assure, d'ailleurs, qu'il
  les lèvera tous. Cependant, il attendra de nouveaux ordres pour la
  prise de possession et le serment à exiger des autorités. Il doit
  les attendre à Breda, où il se rendra en sortant de Berg-op-Zoom;
  mais il pense qu'il devrait revenir ensuite à Anvers, dont la
  position est la plus centrale pour pouvoir diriger les opérations le
  long de la Meuse. Votre Majesté remarquera, parmi les dispositions
  prises par le duc de Reggio pour la répartition de ses troupes,
  qu'il a disposé de la division Lamarque en entier et d'un bataillon
  de la division Chambarland, quoique ces sept bataillons fussent
  compris dans le décret du 22, qui ordonne leur licenciement. Je
  supplie Votre Majesté de vouloir bien me faire connaître ses
  intentions à cet égard, de même que sur les autres objets de la
  lettre du maréchal duc de Reggio qui exigent une décision.


  CLARKE À NAPOLÉON.

                                                           27 janvier.

  J'ai l'honneur de transmettre à Votre Majesté, en original, la
  dépêche que je reçois à l'instant du maréchal duc de Reggio, datée
  de Berg-op-Zoom, le 24 courant, par laquelle il annonce son arrivée
  dans cette ville de même que l'entrée du général du Roure à Breda.
  Votre Majesté remarquera que le général hollandais qui commande à
  Berg-op-Zoom a refusé de laisser prendre possession de la place, en
  alléguant les ordres du roi. Le duc de Reggio n'en a pas moins fait
  toutes ses dispositions pour exécuter les premiers ordres de Votre
  Majesté; mais il en attend encore avant d'effectuer la prise
  définitive de possession, et, d'ici à l'époque où il pourra les
  recevoir, il aura réuni les troupes dont il a besoin pour consommer
  cette entreprise.


  CLARKE À OUDINOT.

                                                           28 janvier.

  Monsieur le maréchal. Vous trouverez ci-joint une copie du décret de
  Sa Majesté l'empereur, daté des Tuileries, le 20 janvier, et que Sa
  Majesté vient de me faire connaître. L'intention de l'empereur est
  que vous fassiez une proclamation, pour faire connaître que vous
  prenez possession militaire des pays situés entre la Meuse et
  l'Escaut; que les troupes hollandaises, de même que les troupes
  françaises, ne devront obéir qu'à vos ordres, et que telle est la
  volonté de l'empereur.

  Vous devez parler très haut aux militaires hollandais et savoir ce
  qu'ils prétendent faire. La mise des places en état de siège
  annulera, par le fait, la possibilité de tout acte inconsidéré de la
  part des autorités civiles. L'empereur veut que vous vous empariez
  des magasins à poudre et des munitions de guerre et de bouche. Votre
  Excellence annoncera l'arrivée prochaine de 60,000 Français et fera
  former des magasins pour leur subsistance.

  Sans rien écrire à ce sujet, Votre Excellence fera entendre que la
  sûreté des frontières de France obligera peut-être l'empereur à
  réunir définitivement à la France la partie de la Hollande située
  entre la Meuse et l'Escaut, et qu'en attendant, il est de l'intérêt
  des habitants de bien se comporter.

  L'empereur permet, monsieur le maréchal, que je vous confie, sous le
  secret, qu'en réalité, son intention est de faire prendre d'abord
  _possession militaire_ des pays en question, et d'en faire prendre
  après _possession civile_, ce qui, toutefois, ne pourra avoir lieu
  avant que vous receviez de nouveaux ordres. Sa Majesté a arrêté
  irrévocablement dans sa pensée _la réunion à la France des pays
  compris entre la Meuse et l'Escaut_; mais, en ce moment, elle veut
  que vous vous borniez à en prendre la possession militaire entière
  et absolue.

  Vous devez avoir l'oeil sur les magasins de marchandises anglaises
  et de denrées coloniales, afin que la saisie puisse s'en effectuer
  au premier ordre et à la fois; il faudra marcher contre les
  rassemblements de contrebandiers hollandais et leur donner des coups
  de fusil, s'il en est besoin.

  Le 7 février, une division française du 4e corps de l'armée
  d'Allemagne doit arriver à Dusseldorf et doit continuer
  immédiatement sa route pour être sous vos ordres. Vous devez laisser
  peu de monde à Anvers et sur la rive gauche de l'Escaut, et, dès que
  les chaloupes et bateaux canonniers français qui sont dans nos
  canaux pourront servir, vous les ferez venir et vous vous en
  servirez. Enfin vous ferez, monsieur le maréchal, des règlements
  sévères pour tous les objets qui en sont susceptibles. Vous ne
  parlerez jamais de réunion d'une manière absolue, mais seulement de
  possession militaire. Vous ferez publier et afficher partout le
  décret ci-joint.

  Un de vos premiers soins sera de mettre garnison dans toutes les
  places où il doit y en avoir. Vous notifierez aux généraux
  hollandais que leurs troupes font partie de l'armée de l'empereur,
  et vous donnerez la plus grande attention à les placer dans des
  endroits où elles ne puissent pas nuire. Vous veillerez surtout à ce
  qu'elles ne repassent pas en Hollande, et, au moindre soupçon, vous
  les ferez désarmer. Vous ferez ces notifications aux maréchaux
  hollandais, que vous appellerez à votre quartier général.

  L'intention de l'empereur est que toutes les gardes nationales de
  l'armée du Nord et les autres troupes qui en dépendent se dirigent
  sur votre quartier général. L'empereur m'ordonne de vous réitérer
  l'ordre de tenir toutes vos troupes réunies, en vous conformant,
  d'ailleurs, à ce qui vous est prescrit par mes dépêches de ce jour.

  Le général Vandamme reçoit l'ordre de se rendre sans délai à
  Berg-op-Zoom, pour servir sous vos ordres dans l'armée du Brabant.

  _P.-S._--M. le capitaine Markey, mon aide-de-camp, est chargé de
  remettre mes dépêches à Votre Altesse.


                                Palais des Tuileries, 20 janvier 1810.

    DÉCRET.

  Voulant pourvoir à la sûreté des frontières du nord de notre empire,
  et mettre à l'abri de tout événement nos chantiers et arsenaux
  d'Anvers;

  Nous avons décrété et décrétons ce qui suit:

    Article 1er.

  Il sera formé une armée sous le nom d'_Armée de Brabant_.

    Art. 2.

  Tous les pays situés entre la Meuse, l'Escaut et l'Océan formeront
  le territoire de la dite armée.

    Art. 3.

  Toutes les troupes françaises et alliées, de terre et de mer, qui se
  trouvent dans cet arrondissement, feront partie de l'armée de
  Brabant.

    Art. 4.

  Les places de guerre situées entre la Meuse et l'Escaut seront mises
  en état de siège.

    Art. 5.

  Les commandants militaires et les autorités françaises et
  hollandaises se conformeront aux présentes dispositions.

    Art. 6.

  Notre ministre de la guerre est chargé de l'exécution du présent
  décret.

  NAPOLÉON, etc., etc.

    Article 1er.

  Toutes les marchandises anglaises existant dans les villes et places
  situées entre la Meuse et l'Escaut sont confisquées.

    Art. 2.

  Le produit de la vente de ces marchandises sera employé moitié à
  réparer les dégâts faits à Flessingue, et moitié à indemniser les
  habitants des pertes qu'ils ont essuyées par le bombardement.

    Art. 3.

  Toutes les marchandises coloniales seront mises sous séquestre.

    Art. 4.

  Nos ministres de la police et des finances sont chargés de
  l'exécution du présent décret.


  CLARKE À NAPOLÉON.

                                                           29 janvier.

  Votre Majesté trouvera ci-joint une lettre du maréchal duc de
  Reggio, du 26 courant, datée de Berg-op-Zoom, par laquelle il rend
  compte de l'opposition toujours soutenue du gouvernement hollandais,
  qui a refusé de laisser prendre connaissance des magasins de la
  place: le duc de Reggio, après avoir fait sortir les troupes qui
  appartenaient au corps du maréchal Dumonceau, a dû, dès le
  lendemain, déposséder le gouverneur et s'emparer des magasins.

  En attendant que cette opération fût consommée, le maréchal duc de
  Reggio a fait faire une reconnaissance de la place qui lui a procuré
  quelques renseignements. 240 bouches à feu se trouvent dans la
  place, et, en approvisionnements de siège, de quoi nourrir 2,000
  hommes pendant six semaines. Du reste, il n'y a ni manutention, ni
  hôpitaux, ni casernes, ni fournitures, et le duc de Reggio pense
  qu'il est instant de régler sans délai tout ce qui tient aux
  administrations, ainsi que d'assurer tous les services de l'armée
  qui sera en Hollande.

  À cette lettre est joint un croquis de la place de Berg-op-Zoom,
  avec un précis de ce qu'on a pu voir de cette place, les ingénieurs
  hollandais ayant refusé toute espèce de renseignements.


  CLARKE À NAPOLÉON.

                                                           31 janvier.

  J'ai l'honneur d'adresser à Votre Majesté une lettre du duc de
  Reggio, datée de Breda, le 28 janvier. Il rend compte qu'à
  Berg-op-Zoom comme à Breda, la prise de possession des magasins
  d'artillerie, du génie et des subsistances a eu lieu le 27, comme
  il l'avait annoncé. Les gouverneurs de ces places ont persisté dans
  leur opposition jusqu'au dernier moment; ils n'ont cédé qu'à la
  force. Ils ont ensuite refusé tous deux de remplir aucune fonction
  et attendent une nouvelle destination de la part de leur souverain.

  Le duc de Reggio demande maintenant des instructions positives,
  relativement aux autorités du pays et aux habitants; le décret que
  je lui ai envoyé le 28 lèvera les obstacles qu'il craint de
  rencontrer de leur part.

  Le maréchal fait observer que les bataillons de gardes nationales
  qui font sa principale force sont diminués par la désertion et fort
  éloignés de l'instruction et de la discipline que la circonstance
  exigerait. En outre, ils sont presque nus, ce qui contribue à les
  décourager. Les démarches faites à ce sujet au ministre directeur
  n'ont pas même obtenu de réponse. Le duc de Reggio insiste avec
  force sur la nécessité d'apporter un prompt remède à cet état de
  choses, dont la fâcheuse influence ne saurait échapper à la sagesse
  de Votre Majesté.

  Une autre lettre du même, en date du 26, rend compte de la désertion
  qui a eu lieu à Namur dans les bataillons de la Meurthe et de la
  Moselle, dont il a été déjà rendu compte à Votre Majesté. Le
  maréchal ajoute que le départ pour Lille de la majeure partie des
  officiers a désorganisé ces bataillons, et qu'on doit peu compter
  sur eux dans une circonstance difficile.


  CLARKE À OUDINOT.

                                                          1er février.

  Monsieur le maréchal, j'ai eu l'honneur de faire connaître à Votre
  Excellence, par une dépêche du 28 janvier, dont le capitaine Markey,
  mon aide-de-camp, a été porteur, les intentions de l'empereur
  relativement à la prise de possession des places hollandaises
  situées entre la Meuse et l'Escaut. Aujourd'hui, je suis chargé par
  Sa Majesté de vous envoyer l'ordre de prendre possession militaire
  de toutes les places situées entre le Rhin et l'Escaut. Pour cet
  effet, il sera nécessaire que Votre Excellence commence par
  s'assurer des points qui couvrent sa gauche: ce sont les forts de
  Steenbergen, de Wilehelmstadt, de Klundoert et les villes de
  Gertruydenberg et Heusden, qu'il faudra faire occuper par des
  détachements. Bois-le-Duc et le fort de Crèvecoeur doivent être pris
  en même temps, et cette mesure préliminaire étant consommée,
  l'arrivée prochaine de la division du 4e corps destinée à passer
  sous vos ordres vous permettra de suivre votre opération par la
  droite. Cette division, qui sera à Dusseldorf, doit être dirigée de
  Dusseldorf sur Venloo, d'où elle marchera directement sur Grave et
  de là sur Nimègue, qui doivent être pareillement occupés, de même
  que le fort de Schenk. Quand vous aurez, par là, votre droite et
  votre, gauche assurées, vous pourrez continuer votre marche en
  avant, pour aller occuper, sur votre gauche, la Zeelande ainsi que
  les îles de Josée et de Worms, ce qui vous conduira à prendre
  possession de Zérickée, de la Brille, d'Helvoest-Lyns et de
  Dordrecht. Vous aurez alors, en avant de votre route, le
  Bommel-Waard et la place de Garcum à occuper, au moyen de quoi votre
  grand mouvement se trouvera terminé, et vous aurez votre droite au
  fort de Schenk près du Rhin et votre gauche à l'île de Gorée. Il
  sera nécessaire de procéder, dans ces différentes places, de la même
  manière qu'à Breda et à Berg-op-Zoom, en y nommant un commandant
  militaire français et en renvoyant les troupes hollandaises qui
  pourraient s'y trouver en garnison dans des endroits où elles ne
  puissent pas nuire. Il faudra aussi s'emparer des magasins
  d'artillerie et des subsistances, et déclarer les places en état de
  siège pour annuler entièrement l'action des autorités civiles.
  Toutes ces opérations doivent être consommées successivement, mais
  avec beaucoup d'ensemble et de célérité pour en faciliter
  l'exécution, et je prie Votre Excellence de vouloir bien m'informer
  sans délai des mesures que vous aurez prises pour remplir, à cet
  égard, les intentions de l'empereur.


Le 2 février 1810, en présence des exigences du duc de Reggio
exécutant les ordres de l'empereur, un conseiller d'État du roi
Louis, le chevalier Elout, adressa au maréchal la lettre ci-dessous:


                                                     Breda, 2 février.

  Monsieur le duc, chargé d'une mission auprès de Votre Excellence,
  j'ai appris avec regret que Votre Excellence se trouvait à Anvers.
  Privé d'un entretien que j'avais désiré vivement, il est toutefois
  de mon devoir de faire connaître à Votre Excellence l'objet spécial
  de la mission qui m'a été confiée, et dont j'ai l'honneur de
  m'acquitter par celle-ci.

  Je n'ai pas besoin d'entrer en beaucoup de détails; mais je dois,
  cependant, prendre la liberté de rappeler à Votre Excellence que,
  quoique l'on n'a pas cru pouvoir accorder à sa demande d'être mise
  en possession d'une partie du territoire hollandais, on n'a pas
  hésité un moment, lorsque Votre Excellence a témoigné le désir d'y
  mettre les troupes de Sa Majesté l'empereur et roi en cantonnement,
  à recevoir ces troupes dans les places fortes de Breda et de
  Berg-op-Zoom, comme celles d'une puissance amie et alliée, ainsi que
  le dictaient les ordres du roi, mon maître, qui étaient connus
  d'avance à Votre Excellence et qui doivent être la seule règle de
  conduite pour tout fonctionnaire hollandais. Le gouvernement
  hollandais se reposait ainsi, avec toute la confiance possible, sur
  les assurances données par Votre Excellence, qu'elle désirait d'être
  admise sur ce point que les places resteraient sous les ordres de
  leurs gouverneurs respectifs, et que l'administration civile serait
  intacte.

  Il vous sera donc facile, monsieur le maréchal, de sentir la vive
  douleur qu'a dû éprouver mon gouvernement lorsqu'il a été informé
  qu'on avait pris possession de la ville et du territoire de
  Berg-op-Zoom au nom de Sa Majesté l'empereur Napoléon; qu'il avait
  été exigé des autorités constitutives de se considérer comme sujets
  de ce monarque; qu'il avait été interdit d'administrer la justice au
  nom du roi, leur souverain légitime; qu'on avait enfin donné les
  ordres les plus précis aux receveurs de ne pas disposer des deniers
  publics sans un ordre du gouvernement français, douleur qui est
  accrue par ce qui est arrivé à Bréda.

  La gloire de bien servir son maître est si naturelle, et tellement
  inhérente à tout Français, que je croirais manquer à Votre
  Excellence d'en presser le devoir; que Votre Excellence juge donc si
  les sentiments de tout homme d'honneur ne doivent pas s'accorder
  avec ce devoir même! Qu'ainsi, il lui est impossible de se départir
  de la fidélité qu'il doit à son souverain, et dont ce souverain peut
  seul le dégager.

  Votre Excellence sent profondément (j'en ai la conviction intime)
  l'état cruel et pénible où se trouvent les bons et fidèles
  serviteurs du roi, en se voyant pressés de violer leurs serments et
  de manquer ainsi à leurs devoirs les plus chers et les plus sacrés
  et se rendre par là méprisables aux yeux de tout homme de bien,
  sentiment de mépris que partagerait Votre Excellence elle-même qui
  est trop pénétrée, sans doute, de la noblesse des sentiments d'amour
  et de fidélité que je viens de professer pour vouloir attribuer les
  difficultés qu'elle aurait pu avoir rencontrées de la part de ces
  individus à d'autre cause qu'à ses sentiments.

  «Je crois pouvoir ajouter encore avec confiance, que d'après les
  intentions manifestées par l'empereur lui-même et les ordres les
  plus positifs du roi, que Votre Excellence a prouvé, par sa conduite
  antérieure, connaître à fond que l'entrée des troupes françaises sur
  le territoire hollandais ne peut être considérée que sous un point
  de vue militaire, mais jamais comme devant signifier la prise de
  possession au nom de Sa Majesté l'empereur et roi, et qu'encore pour
  cette raison aucun habitant ne doit ni ne peut se considérer comme
  sujet de Sa Majesté l'empereur Napoléon, mais que tous sans
  exception ne désirent respecter que les ordres qui leur seront
  donnés de la part de Sa Majesté le roi de Hollande dans les formes
  usitées et légitimes.

  «Je dois insister plus spécialement encore sur ce qui regarde
  l'administration des finances. Votre Excellence doit sentir le grand
  embarras et la stagnation funeste que doivent faire naître les
  ordres donnés à ce sujet, ce dont les suites sont incalculables dans
  ce royaume.

  «J'ose donc prier Votre Excellence qu'elle veuille se rendre aux
  représentations que j'ai l'honneur de lui faire d'après mes
  instructions et de donner les ordres pour que les conditions posées
  en principe par Votre Excellence elle-même soient respectées, et
  qu'il ne soit rien exigé d'un sujet hollandais qui serait contraire
  à son devoir, mais qu'il lui soit permis d'attendre sur toutes
  choses les ordres de son roi, et que Votre Excellence veuille faire
  révoquer le plus tôt possible les ordres donnés aux receveurs
  généraux, en un mot que tout ordre qui n'émane pas des principes
  militaires relativement au cantonnement, soit révoqué et mis hors
  d'effet.

  «Je viens d'exposer l'objet de ma mission, Monsieur le duc, et me
  fondant sur votre caractère personnel autant que sur la haute
  qualité dont Votre Excellence est investie, j'ose espérer que le
  gouvernement hollandais ne se sera pas flatté en vain que Votre
  Excellence se rendrait à une demande juste dans sa nature,
  intéressante dans ses conséquences et peu faite sans doute pour
  inspirer les moindres appréhensions.

  «Je prie Votre Excellence de m'en donner l'assurance afin que je
  puisse communiquer à mon gouvernement un résultat qu'il attend avec
  confiance et qui sera propre à conserver et à augmenter la bonne
  harmonie entre les individus des deux nations intimement liées.

  «J'ai chargé Monsieur Siberg, auditeur du roi, de remettre cette
  dépêche à Votre Excellence et de me rapporter la réponse qu'elle
  voudra me faire parvenir. Agréez, Monsieur le duc, l'assurance de ma
  haute considération.»


  LE MINISTRE DE LA GUERRE DE HOLLANDE À OUDINOT.

                                                 Amsterdam, 3 février.

  «Monsieur le duc, les ordres que j'ai reçus du roi mon maître et que
  M. de Byland, son aide de camp, m'a apportés, ont fait cesser en
  effet l'obligation pénible où j'étais de lutter contre les mesures
  de Votre Excellence, et maintenant que je me trouve autorisé à vivre
  en harmonie avec elle, je n'aurai rien de plus à coeur que de faire
  de mon côté tout ce qui peut tendre à la maintenir.

  «Je sens que les troupes françaises qui vont occuper la partie du
  royaume située entre la Meuse et l'Escaut auront besoin d'y trouver
  des moyens de subsistance. Ce service est assuré, pour les troupes
  hollandaises, par l'entrepreneur général des vivres, qui fournit à
  tous leurs besoins. J'ai proposé à Sa Majesté de le charger aussi de
  la nourriture des troupes françaises, et j'attends les ordres
  qu'elle voudra bien me donner à cet égard. Si, dans l'intervalle,
  Votre Excellence juge à propos de requérir l'intervention des
  autorités locales, j'ai l'honneur de la prévenir que cette mesure
  serait étrangère à mon département et ressortirait entièrement du
  ministère de l'intérieur.»


  DE LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                           Amsterdam, 15 février 1810.

  «Croyant qu'il peut être agréable à Votre Excellence d'avoir
  quelques détails sur l'opinion générale et sur la situation des
  esprits en Hollande, je vais avoir l'honneur de vous faire part de
  mes observations.

  «L'esprit public est généralement bon, c'est-à-dire que la masse de
  la nation est susceptible de prendre telle direction qu'il plaira à
  son gouvernement de lui donner. Le Hollandais aime sa patrie et fera
  de grands sacrifices pour elle. Il prend donc une part très réelle à
  ce qui intéresse la chose politique et l'honneur national.

  «Le grand penchant qui existe pour l'Angleterre ne tient qu'au
  besoin de commerce et aux ressources avantageuses que l'on retire
  des relations avec ces insulaires. Mais favorisez le commerce,
  montrez de l'intérêt pour la Hollande, faites-lui entrevoir une
  prospérité future et une protection présente, dès lors vous verrez
  la Hollande devenir Française, car elle ne tient à l'Angleterre ni
  de cour, ni de goût, mais uniquement d'intérêt, et parce que,
  n'étant pas heureuse sous la direction française, elle croit que ce
  qui lui est opposé doit être pour elle un bien. Il existe ici trois
  opinions plus ou moins opposées les unes aux autres. Celle du
  commerce et des gens à argent qui n'admettent et qui n'aiment que ce
  qui leur procure un avantage; celle des propriétaires fonciers, de
  l'ancienne noblesse et de leurs agents, qui furent attachés à la
  maison d'Orange, qui en conservent des souvenirs, qui jusqu'à
  présent penchaient pour l'Angleterre, en éloignant tout ce qui était
  Français, mais que l'on peut faire revenir à des sentiments plus
  raisonnables avec de la douceur et avec de la fermeté; enfin, celle
  des Patriciens et de la masse du public qui suit ordinairement la
  direction du gouvernement et dont l'on peut facilement disposer en
  se rendant maître de leurs chefs. Le gouvernement est composé de la
  seconde classe, d'une partie de la troisième et de quelques
  individus de la première qui, pour obtenir des avantages personnels,
  ont quitté la droite ligne du commerce pour devenir courtisans.
  Cette seconde classe s'était tellement emparée de l'esprit du roi
  que Sa Majesté croyait en avoir besoin et qu'ils avaient su se
  rendre indispensables. Ils avaient travaillé l'esprit public, et
  soit par séduction, soit par peur ou par désir d'obtenir des
  emplois, soit enfin par des grâces, des décorations, ils étaient
  parvenus à rendre la Hollande anti-française. Les honnêtes gens
  souffraient et même quelques voix ont osé se faire entendre, mais
  elles ont été étouffées, et l'homme qui voulait se prononcer était
  si maltraité qu'il ôtait à tous les autres le désir et même la
  pensée de suivre un exemple qui le ruinait lui et les siens. Enfin,
  l'opinion publique était altérée; on gémissait en secret des fautes
  du gouvernement, mais il avait soin de rejeter le mal sur
  l'empereur. Le roi passait pour une victime de son dévouement à sa
  nouvelle patrie et pour n'être traité froidement par son auguste
  frère que parce qu'il défendait la Hollande[157]. Enfin, toutes les
  apparences étaient contre ce pays-ci, et il fallait se donner la
  peine d'examiner le mal de bien près et avec soin pour découvrir
  qu'il était uniquement au gouvernement, ou plutôt à quelques
  personnes qui avaient dû faire prendre la marche qui favorisait
  leurs intérêts particuliers. Ces vérités sont connues de tout le
  monde, elles sont même avouées des agents du gouvernement qui ne
  nient pas le mal, mais qui prétendent n'en être pas la cause et qui
  la rejettent sur tel ou tel autre individu.

         [Note 157: De fait, l'opinion publique était dans le vrai.]

  «L'empereur a donc atteint un premier but bien intéressant qui est
  celui d'avoir ouvert les yeux à tous les partis; et chacun voit à
  présent que le mal qui les accable vient de la marche vicieuse du
  gouvernement. On rend toute la justice qui est due aux intentions du
  roi; mais ceux mêmes qui ont conseillé Sa Majesté sentent la faute
  qu'ils ont commise ou plutôt ils en craignent les effets. Mais que
  Votre Excellence me permette de lui observer combien il serait
  dangereux de se fier trop vite à un pareil repentir. Sûrement, il ne
  faut punir personne; mais il faut éloigner des gens trop marquants,
  qui ne peuvent prêcher sans honte un système opposé à celui qu'ils
  ont professé publiquement. L'éloignement peut n'être que momentané;
  mais il est indispensable pour asseoir le gouvernement dans de bons
  principes et pour lui faire prendre une marche dont il ne doit plus
  s'écarter. C'est un point très intéressant; mais, je le répète, il
  faut une certitude de stabilité. Sans cela, il n'y a plus de
  Hollande et je prie Votre Excellence de vouloir bien en être
  persuadée. Mais ici nous avons atteint ce point si le roi est bien
  convaincu de l'indispensable nécessité de suivre une marche
  invariable; si Sa Majesté s'entoure de gens de talent et de
  conduite, qu'elle daigne accueillir avec sa bonté ordinaire toutes
  les opinions, mais en laissant le temps à ceux qui ont professé
  l'ancienne doctrine de se reconnaître et d'ouvrir les yeux. Enfin
  si, à son retour, le roi se prononce comme celui de Westphalie
  paraît l'avoir fait; si l'empereur est sûr que Sa Majesté réunira à
  une pensée ferme un plan de conduite fixe; si enfin le système de la
  France est suivi, et qu'en Hollande le plus grand malheur et le plus
  grand désavantage ne soit plus d'être français, alors ce pays peut
  se rétablir. L'esprit public qui est bon et qui n'a été gâté que par
  quelques individus se remettra. Le commerce et les capitalistes,
  voyant qu'ils ne sont plus maltraités, mais que l'on assimile les
  premiers aux négociants français, tandis que l'on protège les
  seconds dans leurs rapports avec les cours étrangères, verront leurs
  intérêts se rapprocher de S. M. impériale et royale et la béniront.
  La noblesse bien traitée, favorisée de quelques ordres et titres,
  employée selon les preuves qu'elle donnera de son zèle et de son
  attachement à la nouvelle direction, se verra forcée, pour obtenir
  des avantages de la cour, de prêcher la seule doctrine qui y sera
  admise. Enfin, les Patriciens, amis de leur pays, qui ne désirent
  que son bien, et qui sont à présent malheureux, se rallieront
  facilement au gouvernement quand ils verront une certitude de
  stabilité, et ils attireront après eux la masse du public qui sent
  son mal et qui a besoin de le voir finir. Mais que Votre Excellence
  ne se dissimule pas à quel point ce mal est porté. Chacun gémit et
  se plaint. Le commerce est au moment d'éprouver des pertes
  considérables. Les propriétaires qui ont tous des rentes sur l'État
  sont ruinés par la chute des effets publics. La saisie des
  marchandises a jeté l'alarme dans la seconde et la troisième classe
  du peuple. Tout ce qui tient à la cour et au gouvernement craint
  pour son existence personnelle. Enfin, les auteurs du mal
  s'enveloppent de la misère publique. Ils ne parlent que de la nation
  en général, que de son affreuse position, et ils se sauvent sous le
  nom de la Hollande, tandis qu'eux seuls sont auteurs du mal dont
  tout le monde est puni. Je ne voudrais pas, Monsieur le duc, que
  Votre Excellence crût qu'il entre aucune personnalité dans ce que
  j'ai l'honneur de lui mander. Ce ne serait même pas mon opinion de
  faire une réaction. Je la croirais nuisible, et la Hollande a besoin
  d'être tenue, mais en même temps d'être menée doucement et sans
  secousse. Toute inquiétude trop forte lui ôte la confiance et nuit
  au bien général; mais il faut lui inspirer cette confiance, la bien
  convaincre que ce qui sera établi durera, que les lois qu'on lui
  donnera seront stables et que son gouvernement ne variera plus.
  Enfin, il faut, pour la lui inspirer, commencer par lui en faire
  sentir la possibilité; et jamais avec les mêmes agents on ne croira
  à une pareille marche. On regardera toute condescendance comme une
  feinte, et l'on sera sûr d'être en butte à de nouveaux tiraillements
  si nuisibles à l'intérêt général. Je le répète donc, la difficulté
  n'est pas d'obtenir tout ce que l'empereur voudra, et même de voir
  tout le monde l'adopter avec empressement, mais le but à atteindre
  est de s'assurer que cela durera et que l'esprit du gouvernement est
  changé, car sans cela la confiance ne se rétablira pas, et alors les
  finances, objet si essentiel et question si délicate à traiter, ne
  pourront être réglées de manière à sauver la Hollande d'une
  banqueroute complète. Je regarde donc que l'esprit est bon, qu'il
  est prêt à tout, que le ministère même verra son éloignement sans
  peine, croyant la chose nécessaire, et que l'empereur gagnera tous
  les cours et attirera la Hollande à lui, si, en la traitant comme la
  France, il oblige son gouvernement à devenir et à rester français.

  «Quant à l'opinion des individus qui composent le gouvernement, elle
  est dans ce moment-ci toute française en apparence. Tout le monde
  avoue qu'il n'y a pas un autre système à suivre. Tout le monde a
  peur et est devenu souple. On ne prononce plus le nom de l'empereur
  qu'avec respect, et chacun craint son juge; mais cet esprit du
  gouvernement est l'effet du moment. C'est le même individu qui tient
  publiquement un langage raisonnable et qui, comme homme public,
  professe cette religion, parle tout différemment quand, revenu dans
  les cercles particuliers, dans sa famille ou chez ses amis, il peut
  émettre sa véritable opinion. Le ministère est composé de Messieurs
  Roëll, Mollerus, Van der Heim, Cambier, Hugenpoth, Van Capellen,
  Krayenkoff et Apellius. Le premier, Votre Excellence le connaît;
  elle peut le juger; mais cependant je dois lui observer qu'il est
  haineux et vindicatif, qu'il a toujours tourné en dérision tout ce
  qui était français, et que, sans avoir une mauvaise opinion
  prononcée, il est un de ceux qui ont nui à un changement de système.
  Le second est fin, adroit, instruit. Il a toujours été attaché à
  l'Angleterre, où ses enfants étaient encore employés il y a peu de
  temps. Il se met rarement en avant, mais il fait mouvoir d'autres
  personnes et d'autres ministres, notamment M. Roëll. Sa conversation
  est à présent dans une bonne direction. Il regrette, je crois,
  d'avoir peut-être contribué à la perte de son pays. C'est un chef à
  caresser, à bien traiter, mais à éloigner du timon des affaires,
  parce que tout le monde le regarde comme une des personnes qui a le
  plus dirigé le roi en sachant adroitement obtenir la confiance de Sa
  Majesté et en faire un mauvais usage. M. Van der Heim,
  officiellement, paraît être Français; mais c'est un homme réservé,
  ne manquant pas de moyens, n'énonçant jamais une opinion et sachant
  obtenir par des voies indirectes ce qu'il n'oserait pas demander
  d'une manière positive. Il fait tout en dessous et l'on ne peut s'y
  fier. Son ministère est celui où il règne le plus mauvais esprit, et
  je crois qu'il en est cause. Cependant on pourrait tirer parti de
  ses talents. Il se rallierait à un gouvernement dont il se verrait
  forcé de suivre la marche. Monsieur Cambier est un honnête homme,
  attaché à son pays, loyal dans son système modéré, sur qui l'on
  pourrait compter s'il avait pris un engagement. Il n'est pas
  Français de goût, parce qu'il est malheureux de la crise où se
  trouve sa patrie, et qu'en convenant des torts que l'on a eus, il
  trouve la punition forte, et, si j'ose le dire, il se plaint qu'une
  nation tout entière souffre d'une mauvaise direction à laquelle elle
  ne pouvait rien. Je connais peu M. Cambier, mais je le regarde comme
  un homme estimable et bon à employer.

  «M. Hugenpoth, ministre de la police, est un jeune homme qui était
  petit avocat à Arnheim, sortant de finir de bonnes études. Il n'est
  donc rien en politique et étonné d'occuper un poste auquel il aurait
  pu peut-être convenir plus tard, mais qui dans ce moment-ci est
  au-dessus de ses moyens. Le ministre de l'intérieur, Van Capellen,
  était préfet de l'Ost-Frize, et, en cette qualité, a protégé
  ouvertement la fraude, la contrebande. Les plaintes devinrent si
  fortes qu'il fut rappelé et nommé successivement aux places de
  conseiller d'État et de ministre. Il est allié à de bonnes familles.
  Il a des opinions peu prononcées, mais mauvaises. C'est au reste un
  jeune homme qui est conduit et qui suit l'impulsion du reste du
  gouvernement. M. le général Krayenkoff est un topographe instruit et
  voilà tout. Il paraît certain qu'il a été choisi par le roi, faute
  d'autres personnes qui professent la même opinion et qui fussent
  propres à être ministre de la guerre. Enfin M. Appelius, qui était
  secrétaire du cabinet, est bon financier sans avoir peut-être les
  qualités nécessaires pour être ministre; c'est un homme à employer;
  il avait une opinion très prononcée contre la France; mais je dois
  dire que dans plusieurs circonstances il s'est bien conduit et
  notamment dans l'affaire de l'emprunt de Prusse.

  «Par les détails que je viens d'avoir l'honneur de donner à Votre
  Excellence, elle voit que le ministère est faible, et que deux ou
  trois hommes mènent le gouvernement. Quant au conseil d'État, il est
  composé de gens instruits et propres à remplir les places qu'ils
  occupent. Ils sont décidés presque généralement à suivre une bonne
  ligne, et, à quelques individus près, on peut y compter. Le Corps
  législatif, composé de propriétaires et de nobles, est absolument de
  l'opinion du gouvernement et du roi dont il attend honneur et
  faveur. Ainsi, il sera ce que Sa Majesté voudra. Quant à la cour,
  qui contribue beaucoup à établir l'opinion des sociétés, elle est
  généralement dans le plus mauvais esprit. C'est des antichambres du
  roi que partaient les propos les plus ridicules contre la famille de
  leur souverain. C'était la mode de critiquer l'empereur et son
  gouvernement, de répandre les plus mauvaises nouvelles et de s'en
  réjouir, de tourmenter tous les Français sans exception: et encore
  depuis le départ du roi, le même esprit a régné et il perce dans
  toutes les occasions, mais cette classe de la société a cru plaire.
  Elle a tenu cette conduite par ton et d'un seul mot, elle changera
  si elle est sûre de flatter en prenant un autre système.

  «Votre Excellence voit donc que l'on peut réparer facilement tout le
  mal, que l'on peut faire marcher le gouvernement et rétablir les
  finances, parce que le Hollandais viendra volontairement au secours
  de son gouvernement quand il reprendra confiance. Elle voit que
  l'opposition tient à l'ancienne marche, qu'il n'existe pas de
  résistance, que l'éloignement que l'on manifeste contre la France
  tient au malaise où l'on se trouve, enfin que la Hollande est dans
  la main de l'empereur et que Sa Majesté Impériale et Royale peut en
  faire ce qu'elle voudra et même s'attirer l'affection d'un peuple
  qui attend tout de sa justice et de sa bonté.

  «Avant-hier, plusieurs courriers de Paris ont ranimé la confiance.
  On a répandu que le roi s'était promené avec l'empereur, que tout
  était arrangé, que la Hollande restait indépendante et que le roi
  arriverait incessamment. Les fonds ont monté en deux heures de 20 à
  50 p. 100; hier ils sont retombés presque au point où ils étaient
  avant cette hausse subite. On est cependant inquiet de ce qui se
  passe dans le Brabant où l'on se plaint de nos troupes, surtout à
  Dorp, où l'on accuse le général français d'une sévérité qui
  indispose, et contre lequel on m'a porté des plaintes dont je n'ai
  pas voulu me charger. Ce qui console un peu le commerce, c'est la
  quantité d'argent qui arrive d'Angleterre. C'est, je crois, une des
  guerres les plus avantageuses que nous puissions faire, et je serais
  d'avis de fermer les yeux sur l'entrée des bâtiments qui ne
  rapportent que des guinées de Londres.»


  LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                           Amsterdam, 28 février 1810.

  «Lorsque j'ai eu l'honneur de rendre compte à Votre Excellence, dans
  mes derniers rapports, que l'on travaillait l'esprit public, que
  l'on cherchait à gagner les troupes, que l'on discutait dans le
  conseil des ministres les projets les plus absurdes; quand enfin je
  me plaignais des membres du gouvernement et surtout du ministre de
  la guerre, j'avais déjà de forts indices du projet insensé qui avait
  été arrêté de défendre Amsterdam contre les troupes de l'empereur.
  Je ne pouvais cependant avancer un fait aussi extravagant avant
  d'avoir acquis la certitude que ce n'était ni la peur ni l'esprit de
  parti qui faisaient circuler ces bruits, mais qu'ils étaient
  réellement fondés. Je cherchai donc à acquérir des preuves, et,
  occupé depuis trois semaines de cet objet, ce n'est qu'hier que j'ai
  obtenu le dernier renseignement qui m'était nécessaire. Tous les
  ministres sont liés par serment de ne rien dire de ce qui se passe
  dans les conférences. Les ministères sont composés de gens discrets
  et qui craignent de perdre leur emploi; enfin, je n'ai aucun des
  moyens d'argent qui m'eussent été si utiles pour lutter contre des
  gens si mal intentionnés, et je ne pouvais me fier aux propos d'un
  public qui adopte sans discernement tout ce qui flatte ou tout ce
  qui est opposé à son désir ou à son intérêt. Je me contentais donc
  de garder le plus grand secret sur mes premiers renseignements, de
  rire d'une pareille folie sans avoir l'air de là croire possible, de
  voir peu les ministres, de ne pas leur parler d'affaires, mais de
  faire suivre leurs moindres démarches et d'avoir un compte exact des
  propos qu'ils tenaient. J'appris successivement les discussions qui
  eurent lieu, les marchés faits par les ministères de la guerre et de
  la marine, la raison qui avait déterminé l'arrivée des troupes dans
  la capitale; enfin, je m'assurai que l'on travaillait la nuit aux
  fortifications des lignes et ouvrages avancés, qu'avant-hier on
  avait encore fait venir de l'artillerie et des munitions et qu'une
  grande quantité d'ouvriers avaient été enrôlés. Alors, sûr de mon
  fait, je fis demander une conférence à M. Mollerus, et, après lui
  avoir énuméré tous les ordres qui avaient été donnés et lui avoir
  montré que j'étais au fait de tout, je lui remis la lettre dont j'ai
  l'honneur d'envoyer copie à Votre Excellence.

  «Le ministre fut visiblement déconcerté. Je lui parlai avec force,
  je lui reprochai une conduite aussi monstrueuse, tant par son
  inconséquence que par ses résultats; enfin je lui signifiai la
  responsabilité du conseil des ministres et de tous ses membres, si
  tous les préparatifs n'étaient pas sur le champ détruits et annulés.
  Je finis par obliger M. Mollerus à me dire la vérité, et il m'avoua
  tout ce que j'avançais en me disant qu'il ne pouvait pas me répondre
  sans avoir assemblé ses collègues et pris leur avis. Son embarras et
  son inquiétude prouvaient assez combien la position où il se
  trouvait lui paraissait pénible. Il ne me cacha donc rien; mais,
  dans ses réponses, il chercha à me faire entendre que le conseil
  n'agissait que par des _ordres supérieurs_. Je repoussai une
  pareille idée et je lui dis même que quand il me montrerait l'ordre
  du roi, je croirais encore que l'on a surpris et imité la signature
  de Sa Majesté; que la chose n'était pas possible et que je ne
  regardais cette défense de leur conduite que comme un moyen de
  sortir d'embarras. Alors le ministre, voyant que je le prenais sur
  ce ton, m'assura que ce n'était pas cela qu'il voulait dire et se
  tira de cette conférence en m'assurant qu'il allait assembler ses
  collègues et qu'il me donnerait ce matin la réponse à la lettre que
  je venais de lui remettre. J'aurai donc l'honneur de la joindre à
  cette dépêche.

  «Je viens d'envoyer M. de Caraman porter la lettre ci-jointe à M. le
  duc de Reggio, et j'expédie à Paris M. Hamelin qui aura l'honneur de
  vous remettre ce paquet. Je le recommande ainsi que M. de Caraman
  aux bontés de l'empereur pour les places d'auditeurs que j'ai
  sollicitées pour eux et auxquelles ils ont quelques droits pour les
  services qu'ils ont déjà rendus.

  «Au reste, la plus grande tranquillité règne ici. On ne se doute pas
  du projet de défense. Quand j'aurai la réponse des ministres, je
  ferai circuler adroitement quelques bruits qui paralyseront les
  projets du ministère. Mais il serait intéressant qu'au moins
  provisoirement nous eussions un ou deux hommes sûrs qui pussent
  combattre le mauvais esprit et qui me missent au courant de ce qui
  se passe. Le Moniteur du 22 a été donné dans toutes les mains. Il a
  jeté l'alarme, et le premier jour les fonds publics ont baissé, mais
  24 heures après on s'est rassuré, et les papiers de l'État que je
  regarde comme le thermomètre de l'opinion publique sont maintenant
  plus hauts qu'ils n'étaient avant cette crise.

  «Depuis que j'ai commencé cette dépêche, j'ai reçu encore une foule
  de renseignements. On parle déjà du projet extravagant du ministre
  de la guerre. J'attends la réponse du Conseil pour arrêter la
  conduite que j'aurai à tenir. Peut-être si les choses vont trop loin
  et si les préparatifs ne cessent pas malgré la promesse que l'on
  doit m'en donner, peut-être, dis-je, sera-t-on obligé d'ôter au
  général Krayenkoff tout moyen d'exécuter son indigne projet. Il
  n'est pas douteux que l'on fabrique des cartouches de calibres, que
  toute la nuit des caissons ont passé dans la ville. Mais les
  honnêtes gens commencent à prendre une couleur et j'espère arrêter
  le mal. Votre Excellence peut être bien sûre que je ne me laisserai
  pas intimider. Rien ne peut me coûter, quand il s'agit de bien
  remplir le poste qui m'est confié par l'empereur.

  «J'attends le bourgmestre et le commandant supérieur de la garde
  nationale. Je vais les engager à s'assurer de l'esprit public et à
  maintenir les mauvais sujets. Je voudrais qu'une députation partît
  pour Paris, chargée de prévenir le roi de l'abus qu'on fait de sa
  confiance et du crime que l'on commet en se servant de son nom pour
  agir d'une manière aussi coupable.

  «Je viens de voir le bourgmestre d'Amsterdam. Il m'a dit ne rien
  savoir officiellement du projet de défense; mais il m'a assuré avoir
  fait de nombreuses réclamations contre la quantité de poudre qui
  entre dans la ville et contre le nombre de troupes que l'on y
  réunissait. Il porte la garnison à 3,200 hommes, dont une partie
  logée chez les bourgeois. Le commandant supérieur de la garde
  nationale ainsi que le bourgmestre m'ont assuré de leur dévouement à
  leur pays et se sont engagés à calmer les esprits et à prévenir le
  mal.

  «Voici la réponse du ministère hollandais dont vous trouverez,
  Monsieur le duc, une copie cotée nº 3. Ils déclarent leur projet de
  défense, mais s'engagent à suspendre tous les travaux. Je
  surveillerai avec soin la conduite des ministres et j'aurai
  l'honneur de vous faire connaître la suite de cette affaire. Je vais
  redoubler d'activité et crois pouvoir vous répondre de rendre
  inutiles les projets de ces malveillants.»


  DE LA ROCHEFOUCAULD AU DUC DE CADORE.

                                             Amsterdam, 1er mars 1810.

  «Les travaux paraissent suspendus et les ordres ont été donnés
  d'arrêter ceux qui allaient commencer; on avait fait abattre la nuit
  des arbres qui gênaient la défense; les cartouches se fabriquaient
  dans l'intérieur du palais, et il était temps d'arrêter les excès où
  l'on paraissait vouloir se porter. Le principal instrument que l'on
  a employé est le ministre de la guerre qui prétendait se faire un
  nom en défendant la ville et en prenant l'Angleterre pour retraite.
  Ses deux collègues les ministres des finances et de la police
  appuyaient ses opinions exagérées. Il y eut dans le Conseil
  plusieurs scènes scandaleuses où le général Krayenkoff déclara avoir
  des ordres supérieurs et ne vouloir rien discuter avec les autres
  ministres. Il s'absenta même pendant plusieurs jours du Conseil. M.
  Tovent (dont j'ai oublié de parler à Votre Excellence dans mon
  numéro 120) soutint fortement son opinion contre celle du ministre
  de la guerre; il fut appuyé par M. Mollerus. Quant au ministre de la
  marine, il déclara ne vouloir rien faire sans un ordre écrit de ses
  collègues. Le ministre de la police proposa de m'inviter à sortir
  d'Amsterdam, mais cette sotte motion fut étouffée. Enfin, on me fit
  parvenir des avis qui devaient, d'après ces Messieurs, m'effrayer et
  me faire partir. On parla dans le public de venir casser mes vitres
  et mille sottises de ce genre. Je n'y ai pas pris garde; je ne
  changeai pas de marche ni de conduite, et maintenant ces bruits sont
  presque apaisés. Je dois dire à Votre Excellence que j'ai été fort
  content de toutes les personnes que j'ai avec moi. J'ai trouvé du
  zèle, du dévouement pour le service de l'empereur et de
  l'attachement pour moi. Je désirerais que Votre Excellence voulût
  bien saisir une occasion favorable de parler à l'empereur de M.
  Serrurier qu'une place de maître des requêtes rendrait heureux, si
  un avancement dans la carrière diplomatique n'était pas possible. Le
  consul général a mis une activité au-dessus de son âge; enfin tous
  les Français qui sont ici se sont bien conduits. J'ai trouvé aussi
  dans les négociants et les capitalistes une masse de bonne volonté à
  laquelle je ne m'attendais pas. Des personnes du gouvernement que je
  ne puis nommer en ce moment se sont bien montrées. Enfin j'ai été
  content de l'ensemble d'Amsterdam et de la Hollande, et j'ai acquis
  la certitude que le mal ne tient qu'à quelques individus et qu'en
  établissant ici un gouvernement sage et ferme, l'empereur sera
  promptement convaincu des ressources que Sa Majesté Impériale et
  Royale peut tirer de ce pays.»


  CLARKE AU ROI DE HOLLANDE.

                                                      Paris, 28 avril.

  «Sire, S. M. Impériale m'a renvoyé la lettre que Votre Majesté lui a
  adressée relativement à l'exécution du traité, et m'a chargé d'avoir
  l'honneur de répondre aux différentes observations qu'elle contient.

  «L'empereur m'a fait connaître ses intentions d'une manière qui ne
  peut laisser aucune incertitude. L'intention de Sa Majesté est que
  toutes les conditions du traité soient ponctuellement exécutées, et
  d'après cela, Votre Majesté jugera elle-même que plusieurs de ses
  demandes ne pourront être admises.--Les embouchures des rivières
  devant être occupées par les troupes, il en résulte nécessairement
  qu'elles peuvent être cantonnées dans les villes de l'intérieur, à
  portée des ports, puisque ceux-ci seraient insuffisants pour loger
  le nombre de troupes mentionnées et qu'elles deviendraient beaucoup
  plus à charge au pays et à ces ports même s'il fallait les réunir
  dans un petit nombre d'endroits. Cette mesure tend donc au
  soulagement des habitants comme à celui des troupes. Elle ne paraît
  ne devoir contrarier en rien les vues de Votre Majesté. Quant au
  nombre de troupes hollandaises à employer à la garde des ports de la
  Hollande, il est hors de doute que celles qui sont en Espagne ne
  sauraient y être comprises sans changer tout à fait l'une des
  stipulations du traité; mais ces troupes n'en serviront pas moins à
  assurer l'exécution des lois et la police intérieure, but pour
  lequel elles ont été principalement créées. Les fonctions dont elles
  sont chargées, en exécution du traité, ne peuvent préjudicier à leur
  utilité pour l'intérieur du pays.

  «Quant à ce qui est relatif au quartier général du corps
  d'observation de la Hollande, l'empereur permet que la désignation
  en soit faite d'accord avec Votre Majesté, et, pourvu qu'il soit
  placé dans un point central, c'est tout ce que le bien du service
  exige. Ainsi l'on n'insistera nullement pour qu'il soit établi dans
  l'un des deux lieux de la résidence de Votre Majesté, et le duc de
  Reggio a reçu à cet égard les instructions nécessaires. Il
  s'entendra facilement pour cela avec le ministre de la guerre de
  Votre Majesté.»


  CADORE À LA ROCHEFOUCAULD.

                                                    Paris, 7 mai 1810.

  «Monsieur l'ambassadeur, j'ai mis sous les yeux de l'empereur la
  dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 27 avril et
  dont M. de Caraman était porteur. Sa Majesté, d'autant plus sensible
  aux désagréments de votre position qu'ils paraissent être une suite
  de votre zèle même pour son service, a voulu les faire cesser en
  vous accordant le congé que vous avez vous-même désiré. Vous pouvez
  donc profiter de ce congé aussitôt que vous aurez fait les
  arrangements que vos intérêts particuliers peuvent nécessiter; car
  je dois vous prévenir que l'intention de S. M. est de ne point vous
  faire retourner en Hollande et de ne point vous y donner de
  successeur. Mais cela ne doit y être connu qu'après votre retour à
  Paris. M. Serrurier restera comme chargé d'affaires, et vous voudrez
  bien le présenter en cette qualité.»


  LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                             Amsterdam, 16 avril 1810.

  «Par la dépêche que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire
  le 6 de ce mois, elle m'invite à lui rendre compte de l'effet que le
  traité du 16 du mois dernier a produit ici. Tout le monde, M. le
  duc, en a été attéré. Chacun reconnaît l'impossibilité de son
  exécution et l'on regarde que l'on a voulu terminer la crise pénible
  où l'on se trouvait sans calculer la suite des événements; enfin,
  les bons Hollandais sont découragés, les faibles se taisent et les
  intrigants se soutiennent. On avait répandu très imprudemment que le
  traité était effectivement fort désavantageux à la Hollande, mais
  qu'il existait des articles secrets qui atténuaient en grande partie
  ceux rendus publics et que le roi apportait ces heureux changements
  ainsi que l'indemnité accordée par l'empereur. Cette espérance
  trompeuse a contribué puissamment à empêcher tout l'effet que l'on
  pouvait espérer du retour du roi. Sa Majesté a été reçue sans aucune
  preuve de satisfaction de la part d'aucune classe des habitants de
  sa résidence, et le même souverain que l'on aurait regardé, il y a
  deux mois, comme le sauveur de la patrie, a maintenant perdu cette
  popularité qui lui serait si nécessaire. La confiance, au lieu de
  renaître, s'éloigne du gouvernement. Les fonds publics ont baissé de
  15 p. 100, et le change sur l'Angleterre a éprouvé une hausse qui
  effraie les gens sensés. On croit généralement que l'État présent
  est un provisoire, et, comme j'ai eu souvent l'honneur de l'observer
  à Votre Excellence, dès que l'on ne voit pas de salut, le
  découragement augmente le mal et le gouvernement se trouve paralysé.
  Je crois juger avec la plus grande impartialité; je fais tous mes
  efforts pour oublier deux ans de désagréments et de dégoûts, mais je
  ne vois rien de changé. Je n'aperçois point la moindre petite chose
  qui dénote un retour sincère à une autre marche. Les mêmes hommes
  entourent le roi, et c'est avec eux et par eux que Sa Majesté
  emploie tous ses moments et tous ses moyens à chercher le bien de
  son peuple. Je ne doute pas que l'envie de plaire à l'empereur ne
  soit sincère; je veux même bien croire que la nécessité est sentie;
  mais ce n'est pas assez, il faut réorganiser pour rendre cette
  Hollande utile à la France ou, sans cela, elle est nuisible. Un
  traité n'est rien s'il n'est pas exécuté, et, pour se mettre dans le
  cas de remplir ses engagements, il faut que le gouvernement puisse
  marcher. Peut-être mes moyens sont-ils mauvais; mais je les
  abandonnerais sans regret si je voyais qu'ils fussent remplacés par
  d'autres plus efficaces; mais si l'ancienne routine recommence, tout
  est fini, et ce pays malheureux ne peut plus supporter une nouvelle
  crise. Je connais trop la Hollande pour n'être pas sûr que les
  agents qui ont négocié ou signé le traité savaient très bien que
  leur patrie ne pouvait pas remplir les engagements qu'ils
  contractaient.»


  LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                             Amsterdam, 21 avril 1810.

  «Votre Excellence aurait de la peine à se faire une idée de la
  manière dont les opinions changent en Hollande, depuis que l'on voit
  ce qui se passe; chacun est intimidé du présent et effrayé de
  l'avenir; et les mêmes hommes qui ne voulaient pas entendre parler
  de réunion en parlent aujourd'hui comme d'une chose désirable. Je
  suis étonné moi-même de tout ce que l'on vient de me dire, et,
  lorsque j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Excellence que le dégoût
  et le découragement s'empareraient promptement des Hollandais si
  dans les premiers moments ils n'entrevoyaient pas un but
  tranquillisant, je n'ai fait que lui prédire une vérité qui se
  vérifie tous les jours. Les honnêtes gens sans fortune se taisent,
  font leur devoir sans âme et sans zèle; ceux qui ont une existence
  indépendante du gouvernement se retirent ou cherchent à obtenir leur
  démission, et l'on se dit tout bas que cette réunion, si effrayante
  il y a quatre mois, peut seule sauver les débris de ce pays. J'ai eu
  l'honneur de vous prévenir, Monsieur le duc, qu'un associé de la
  maison Hope était parti pour l'Angleterre avec toute sa famille.
  Hier j'ai signé les passeports de la famille Hope, dont le père est
  déjà à Londres, et qui, sous prétexte d'aller en Suisse, est assurée
  vouloir le rejoindre. Enfin, M. Labouchère, troisième associé de
  cette maison, dont la femme et les enfants sont chez nos ennemis,
  s'y rendra sûrement incessamment. Beaucoup d'argent passe en
  Angleterre, l'on cache le reste.»


  LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                             Amsterdam, 27 avril 1810.

  «J'envoie M. de Caraman à Paris. Je le charge de remettre cette
  dépêche à Votre Excellence et de rester à sa disposition aussi
  longtemps, Monsieur le duc, que vous le jugerez convenable. J'ai
  donc l'honneur de prier Votre Excellence de lui donner ses ordres.

  «M. de Caraman est chargé de prévenir sa famille que le roi vient de
  refuser à son frère, capitaine d'artillerie au service de la
  Hollande (qui se trouve à Paris par congé uniquement pour épouser sa
  cousine), la permission de conclure ce mariage. Sa Majesté avait
  cependant eu à Paris la bonté de le permettre, et ce n'était que
  d'après cette assurance verbale que les choses avaient été aussi
  loin. Maintenant ce jeune homme se trouve obligé, ou de perdre son
  emploi, ou de renoncer à une alliance aussi convenable
  qu'avantageuse. Je ne cacherai pas à Votre Excellence que la peine
  que j'en éprouve se trouve doublée par la persuasion où je suis que
  les soins que j'ai toujours pris de M. de Caraman contribuent à lui
  procurer ce désagrément.

  «Ma position empire puisqu'elle se prolonge. Je n'ai pas encore vu
  le roi ni la reine à qui cependant j'ai eu l'honneur d'écrire et qui
  sûrement n'a pu me recevoir. Tout le corps diplomatique dit
  hautement qu'il n'est pas admis chez le roi à cause de moi. Depuis
  le retour du roi, aucun ministre, sans en excepter M. Roëll, n'est
  venu chez moi et aucune personne attachée à la cour n'a osé s'y
  présenter. Chacun assure qu'il serait disgracié s'il me voyait et
  l'on me fuit pour ne pas en courir le risque. On répand à plaisir
  que tout le mal de la Hollande vient de moi et l'on cherche à
  rejeter sur mes rapports la position de ce pays, mais l'on commence
  à voir trop clair pour que je craigne cette accusation. Je puis même
  dire que je suis estimé ici et que l'on rend justice à ma
  modération. Enfin, Monsieur le duc, tout le monde sait que je n'ai
  pas été reçu chez LL. MM. Je suis l'objet de toutes les
  conversations et l'on en tire la triste conséquence que l'empereur
  est mal avec le roi. Je puis cependant affirmer que je n'ai pas eu
  un tort, que j'ai une patience qui ne tient qu'à mon profond respect
  pour l'empereur et au sentiment de mon devoir; enfin je n'ai rien
  fait pour mériter cet étrange traitement; mais que Votre Excellence
  ne pense pas que je ne puisse supporter ces dégoûts; j'ai un
  caractère trop prononcé pour rien craindre tant que j'ai les bontés
  de l'empereur; je suis donc prêt à tout et j'exécuterai dans tous
  les temps et dans toutes les positions ce que Sa Majesté l'empereur
  et roi m'ordonnera.

  «J'ai reçu ce matin la dépêche chiffrée de Votre Excellence
  relativement à l'emprunt de Prusse; j'entends parfaitement le point
  que je ne dois point dépasser, mais je voudrais que Votre Excellence
  voulût bien me mander si je puis écrire soit au ministre de Prusse,
  soit à la maison de commerce, que je suis autorisé à déclarer que
  l'empereur approuvera l'emprunt, etc., etc., et aller jusqu'à dire
  que Sa Majesté l'empereur et roi, dans aucun cas, ne priverait les
  bailleurs de fonds de leurs hypothèques. On a ici la plus grande
  confiance dans l'empereur, et, pour verser des fonds, on n'attend
  qu'une déclaration de ce genre que je pourrais, je crois, tourner de
  manière à rassurer sans engager ma cour. Si Votre Excellence veut
  m'honorer d'une prompte réponse, je terminerai cet objet, car le
  temps presse et je craindrais que cette affaire ne réussît pas si
  elle traîne encore quinze jours. La reine a reçu le 24 les
  différents corps de l'État. Depuis ce temps, Sa Majesté a de la
  fièvre et n'avait vu presque personne. Au reste, tout se passe au
  palais de la manière la plus convenable. Ce matin, M. le chevalier
  de Téran, ministre d'Espagne, a remis au roi ses lettres de créance.

  «Le général Desaix est arrivé à la Haye avec une partie de sa
  division.

  «On m'assure que l'amiral de Winter, un des hommes les mieux
  pensants et que l'on aurait pu employer avec le plus de succès pour
  l'armement de la marine, va partir pour l'Espagne.

  «Le général Vichery, le seul Français qui soit encore à la cour,
  vient de perdre le gouvernement de la cour.

  «Les fonds baissent et sont à 23 1/2.»


  WERHUELL À CADORE.

                                                    Paris, 7 mai 1810.

  «Votre Excellence sait à combien de plaintes amères la conduite que
  tiennent les corsaires français dans les ports de la Hollande a
  donné lieu depuis quelque temps.

  «Le roi, mon maître, ne pouvait certainement fournir une preuve plus
  convaincante de son intérêt qu'en donnant à ces corsaires asile et
  protection, et en déférant, comme il l'a fait, à la seule décision
  de son très illustre frère le jugement de toutes les difficultés
  qui, en cas de doute, naîtraient au sujet de la validité des prises
  faites par ces corsaires sur les côtes de la Hollande.

  «Mais si le roi a donné dans cette occasion une nouvelle preuve de
  sa déférence pour son très illustre frère, il se tient aussi
  persuadé que Sa Majesté Impériale et Royale ne permettra pas que ces
  corsaires outrepassent les bornes du respect qu'ils doivent au
  souverain chez lequel ils reçoivent asile et protection, en
  commettant des faits aussi révoltants que ceux que je suis chargé
  de dénoncer à Votre Excellence.

  «J'ai déjà eu l'honneur de vous observer dans une note antérieure
  que ce n'est point en haute mer que ces corsaires s'emparent des
  bâtiments qu'ils conduisent dans les ports de la Hollande, mais que
  c'est à l'entrée des mêmes ports, dans les passes de nos rivières,
  et quand, pour la plupart du temps, ils ont déjà les pilotes à leur
  bord. Ils ont aujourd'hui inventé un nouveau moyen de prendre ces
  navires sans aucun risque; ils établissent les canots de leurs
  bâtiments le long des côtes pour mettre en mer quand un navire
  marchand approche de nos ports, dont alors ils s'emparent et le font
  échouer. Cette manoeuvre ne peut manquer d'attirer une plus grande
  attention de l'ennemi sur nos côtes, et, si cela continue, nos
  pauvres pêcheurs et les villages qui avoisinent la mer en
  éprouveront les suites les plus fâcheuses.

  «D'autres se placent à l'embouchure de nos rivières comme vaisseaux
  de garde et se permettent de visiter tous les navires qui entrent.
  Ce ne sont donc plus des gens qui remplissent le but de la course,
  mais qui exercent pour ainsi dire une police des côtes et des
  postes, fonctions qui ne sont dans aucun cas de leur compétence et
  ne peuvent certainement l'être aujourd'hui où les employés de Sa
  Majesté Impériale et Royale concourent avec ceux du roi mon maître à
  surveiller les mesures de blocus et l'exécution des lois
  prohibitives. Ce qui ajoute à l'inconvenance de la conduite de ces
  corsaires, ce sont les violences répréhensibles qui, très souvent,
  accompagnent la visite des bâtiments. C'est ainsi que tout récemment
  deux de ces corsaires qui s'étaient mis en station tout près de la
  Brielle, ayant visité un navire qui entrait et n'ayant rien trouvé à
  son bord qui pût donner lieu à la confiscation, ont extorqué au
  capitaine tout son numéraire, au point qu'étant venu au bureau de la
  douane, il ne put acquitter les droits ordinaires d'entrée, quoique
  très modiques.

  «Le roi mon maître croirait faire tort aux principes justes,
  généreux et bienveillants de son très illustre frère s'il admettait
  les moindres doutes sur l'attente que S. M. Impériale mettra à
  réprimer des excès qui ne peuvent jamais avoir son approbation. Je
  prie Votre Excellence de mettre cet exposé sous les yeux de Sa
  Majesté et de contribuer par ses bons offices à obtenir qu'il soit
  prescrit à ces corsaires une manière de se conduire plus analogue à
  leur mission et plus compatible avec ce qu'ils doivent à un
  souverain qui leur accorde asile et protection.»


  LE MAJOR GÉNÉRAL AU MINISTRE DE LA GUERRE.

                                              Middelburg, 12 mai 1810.

  «L'empereur, Monsieur le duc, expédiant un officier en Hollande,
  m'a ordonné d'adresser moi-même, directement pour plus de célérité,
  des instructions à M. le maréchal duc de Reggio. Je prie Votre
  Excellence de prendre connaissance de ces instructions dont je joins
  ici copie.»


    INSTRUCTIONS DONNÉES À MONSIEUR LE MARÉCHAL DUC DE REGGIO.

                                              Middelburg, 12 mai 1810.

  «L'empereur m'ordonne, Monsieur le duc, de vous faire connaître que
  vous ne devez rendre aucun compte de ses troupes à S. M. le roi de
  Hollande ni au ministère hollandais; que les corsaires doivent vous
  faire des rapports de tout ce qui vient à leur connaissance; que les
  marchandises anglaises doivent être poursuivies et saisies partout,
  même _dans les rades_; enfin, que Sa Majesté ne veut souffrir aucun
  commerce de la Hollande avec l'Angleterre. L'intention de Sa Majesté
  est que, dans toutes les occasions, vous vous en expliquiez dans ce
  sens et que vous répétiez dans la conversation que, si la Hollande
  n'arme pas au plus tôt les neuf vaisseaux qu'elle doit fournir
  d'après le traité, elle rendra le traité nul.

  «L'empereur vous recommande, Monsieur le duc, d'écrire au ministre
  de la guerre tous les jours sur tout ce qui parviendra à votre
  connaissance.

  «Toute prise qui serait faite par les corsaires ou les douanes de
  l'empereur ne doit être relâchée que par son ordre et la décision
  doit en être soumise au jugement de Sa Majesté; l'expérience donne
  lieu de penser à l'empereur que les bons procédés sont insuffisants
  envers le gouvernement hollandais et qu'il est indispensable d'avoir
  recours aux menaces pour le faire marcher.

  «Telles sont, Monsieur le maréchal, les instructions que Sa Majesté
  m'a ordonné de vous adresser directement. J'en donne connaissance à
  Son Excellence le ministre de la guerre.»


M. de La Rochefoucauld s'était rendu à Anvers lors du passage de
l'empereur dans cette ville. Le 12 mai, une dépêche du duc de
Bassano lui enjoignit de partir pour Amsterdam et de laisser au
gouvernement hollandais une note pour demander: 1º La remise des
vingt-un bâtiments américains avec leurs cargaisons, qui en
exécution du traité appartenaient à la France; 2º L'armement
immédiat des vaisseaux que la Hollande s'était engagée à fournir; 3º
La cessation de son commerce avec l'Angleterre; 4º Le paiement
capital et intérêts de la dette de la Zélande comme dette
hollandaise.

L'ambassadeur français avait ordre en outre de déclarer son départ
(en vertu d'un congé) huit jours après son retour, de présenter M.
Serrurier comme chargé d'affaires, et de prévenir les consuls que
toutes les prises, même celles faites dans les rades, devaient être
jugées à Paris.

La tendance du gouvernement de l'empereur ressort assez clairement
des dépêches qui précèdent. Il est impossible de ne pas voir que
Napoléon est prêt à saisir le premier prétexte, ou même à en faire
naître un, pour briser le royaume de Hollande et réunir ce pays à la
France.


  SERRURIER À ROËLL.

                                               Amsterdam, 13 mai 1810.

  «Une nouvelle insulte plus grave que toutes les précédentes vient
  d'être faite à la livrée de l'ambassadeur de l'empereur.

  «Aujourd'hui, vers deux heures, le cocher de l'ambassadeur, en
  livrée, revenant d'entendre la messe, traversait la place du Palais;
  à l'endroit où cette place se resserre entre le palais et l'église,
  il fut assailli par une foule de gens du peuple qui insultèrent avec
  de fortes injures sa livrée, qu'ils déclarèrent reconnaître pour
  celle de l'ambassadeur de France, et voulurent l'en dépouiller avec
  force. Cette insulte n'avait été provoquée par aucune querelle, et
  le cocher ne connaissait aucun des assaillants. Au moment où il se
  défendait de l'attaque de l'un d'eux, il reçut d'un autre un violent
  coup à la tête, et comme leur nombre grossissait à chaque instant,
  dans l'impossibilité de se défendre contre tant d'assassins, cet
  homme courut vers la sentinelle du palais, et lui demanda
  protection; mais celle-ci, fidèle à sa consigne qui ne lui
  permettait pas de se mêler de choses étrangères à la garde du
  château, lui tourna le dos et refusa de l'entendre. Il s'adressa
  alors au sergent de garde qui, sur le récit qu'il lui fit, se prêta
  à l'accompagner jusqu'à ce que sa présence eut dissipé
  l'attroupement.

  «Voilà, monsieur, le fait tel qu'il s'est passé, en plein jour,
  devant le palais, et à la vue de deux cents témoins et de la garde.
  Je m'abstiens de réflexions; elles sont assurément bien inutiles.
  Sur un pareil événement, je ne doute pas que Votre Excellence ne
  partage l'indignation qu'il excitera dans tous les esprits honnêtes.
  Le droit des gens et les usages reçus dans toutes les cours vous
  dicteront ce que vous avez à proposer à votre gouvernement dans
  cette circonstance. Pour moi, je me borne à informer Votre
  Excellence et à lui demander une satisfaction éclatante et telle
  qu'elle mette fin pour jamais à de pareilles indignités.

  «Je ne ferai partir qu'après-demain la dépêche par laquelle je dois
  instruire ma cour de ce fait; et j'attacherai, Monsieur, j'aime à
  vous le déclarer, une satisfaction toute particulière à pouvoir lui
  dire que la punition n'a été ni moins prompte ni moins éclatante que
  l'insulte, et que cette affaire est terminée comme il convient à nos
  deux gouvernements.»


  LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                               Amsterdam, 15 mai 1810.

  «J'ai eu l'honneur d'écrire d'Anvers à Votre Excellence, et de la
  prévenir que Sa Majesté impériale et royale, après m'avoir permis
  d'aller lui faire ma cour, m'avait donné ordre de la suivre à
  Berg-op-Zoom. L'empereur n'ayant pas eu le temps de me parler
  m'emmena dans la Zélande, d'où je suis revenu avant-hier soir. J'ai
  rendu compte à Sa Majesté de tout ce qui se passe en Hollande, et je
  n'ai rien caché à l'empereur sur la position où se trouve ce
  royaume. J'ai eu la satisfaction de voir Sa Majesté impériale et
  royale approuver ma conduite, et elle m'a donné les ordres qui ont
  été communiqués à Votre Excellence par M. le duc de Bassano. J'ai
  rempli dès hier les intentions de l'empereur, en demandant que la
  totalité des cargaisons des vingt-un américains fût remise à M. le
  directeur des douanes impériales nommé pour les recevoir.

  «J'ai porté plainte de la lenteur des armements.

  «Hier, j'ai reçu une lettre de M. Roëll qui, en m'assurant de
  l'indignation que le roi a éprouvée en apprenant l'insulte faite à
  ma livrée, me prévient des ordres sévères donnés par Sa Majesté pour
  punir les coupables. Je ne donnerai plus de suite à cette affaire
  qui, bien certainement, en restera là.

  «J'ai eu l'honneur de remettre hier au roi la lettre de l'empereur
  que Votre Excellence m'avait envoyée. Mon audience a été très
  courte. De là je passai dans les appartements de la reine que je
  trouvai bien souffrante. Sa Majesté a une fièvre continue qui
  l'affaiblit de jour en jour. Je l'ai trouvée extrêmement changée,
  quoiqu'il n'y eût qu'un an que j'ai eu l'honneur de la voir. La
  reine ne m'a rien dit de particulier, mais il circule dans les
  entours de la cour des bruits qui feraient croire que Sa Majesté est
  loin d'être heureuse.

  «Malgré les immenses ressources qui existent dans ce pays-ci,
  l'embarras du gouvernement ne diminue pas. La commission chargée
  depuis six semaines d'un rapport général sur la position de la
  Hollande et sur les moyens d'y remédier n'a pas encore terminé ce
  pénible travail. On s'attend à une réduction de moitié sur la rente.
  Ce sera, à mon opinion, une mesure indispensable; mais dans l'état
  de choses, elle n'atteindra pas le grand but que l'on s'en propose.
  Je persiste à croire que si cette réduction est suffisante sur le
  papier, elle ne peut sauver la Hollande qu'autant qu'elle serait
  jointe à un système opposé à celui que l'on suit ici. Au reste le
  malheur agit en raison inverse du gouvernement, et chacun commence à
  se convaincre qu'il n'y a de salut que dans l'empereur, et que
  d'être gouverné par Sa Majesté serait le plus grand bonheur.»


Il est permis de supposer que l'ambassadeur avait deviné l'intention
de l'empereur, de réunir la Hollande à la France.


  LOUIS À NAPOLÉON.

                                                    Amsterdam, 16 mai.

  Sire,

  La situation de ce pays s'aggrave de jour en jour; le traité n'est
  plus suivi. Dans cette position malheureuse, je viens demander à
  Votre Majesté impériale sa dernière volonté. Ma soumission lors du
  traité du 16 mars lui a prouvé combien je m'en rapportais
  entièrement à elle. Actuellement, je la supplie de croire que si je
  ne demande qu'à voir ce pays hors des tourments et des souffrances
  de sa position actuelle, c'est par la fin de la défaveur de Votre
  Majesté impériale, et en connaissant précisément la volonté de Votre
  Majesté, que j'ai dû et voulu seulement atteindre ce but. Je supplie
  donc instamment Votre Majesté de me faire savoir ses intentions. Si,
  au contraire, je le croyais hors d'état de pouvoir supporter les
  conditions nouvelles qu'on exige de lui, je le dirai franchement à
  Votre Majesté et me soumettrai sans hésitation à tout ce qu'il
  plaira à Votre Majesté d'ordonner.

  «Je supplie Votre Majesté impériale de recevoir cette lettre; et,
  puisqu'un accident malheureux est cause du malheur dont je suis
  menacé de ne plus recevoir de lettres de Votre Majesté, de ne pas
  m'ôter à moi tout moyen de faire parvenir mes plaintes à Votre
  Majesté, et à elle-même le seul moyen d'écouter ma justification.»


L'empereur répondit le 20 mai; sa lettre, omise dans la
correspondance publiée sous le second empire, est au texte de ce
livre.

Le lendemain du jour où l'ambassadeur de France en Hollande écrivait
sa lettre du 18 mai à Cadore, ce dernier lui mandait: que l'empereur
ayant appris l'insulte faite à sa livrée lui ordonnait de partir
immédiatement sans même présenter le chargé d'affaires, lui
annonçant que Werhuell recevait l'ordre de quitter Paris, regrettant
que ce renvoi tombât sur l'amiral dont l'empereur appréciait les
bons services.

Ainsi, il devint de la dernière évidence que l'empereur saisit le
premier prétexte pour arriver à ses fins; que ni la soumission de
son frère, ni les concessions du gouvernement hollandais n'ont pu
détourner, lui faire abandonner ses projets de réunion du pays à la
France. Depuis longtemps, Napoléon cherche à son frère Louis une
querelle d'Allemand, et il est permis de se demander si Lucien n'a
pas été le mieux inspiré des frères Bonaparte, en se faisant une
existence en dehors de celle imposée par l'empereur aux membres de
sa famille. Il nous paraît très positif que l'insulte faite à la
livrée de l'ambassadeur de France par un homme du peuple ne saurait
entrer en ligne de compte pour la retraite d'un ambassadeur, surtout
lorsque toute satisfaction est offerte.


  BERTHIER À OUDINOT.

                                                   Lille, 23 mai 1810.

  «L'empereur m'ordonne de vous faire connaître, Monsieur le maréchal,
  qu'il est fort mécontent de la conduite des habitants d'Amsterdam et
  qu'il se verra forcé, d'ici à fort peu de temps, de faire entrer de
  nouvelles troupes en Hollande. Sa Majesté vous recommande d'avoir
  les yeux sur tout ce qui se passe à Amsterdam et dans le pays; son
  intention est que vous n'ayez aucune relation avec le peuple et que
  vous ne souffriez pas qu'aucun officier de votre armée en ait.»


  LA ROCHEFOUCAULD À CADORE.

                                               Amsterdam, 25 mai 1810.

  «Votre Excellence sera sûrement étonnée que ce soit encore moi qui
  lui écrive, mais depuis quatre jours j'attends une réponse du
  ministre pour savoir si le roi me recevra à Harlem, où Sa Majesté
  est maintenant. J'ai cru que, dans les circonstances présentes, plus
  peut-être que dans toute autre, je devais ne pas partir sans avoir
  pris les ordres du roi, qu'une irrégularité de formes aurait un air
  de légèreté qui ne conviendrait pas; mais si la journée
  d'aujourd'hui se passe dans le même silence, je préviendrai M. Roëll
  que devant me trouver à Paris à l'époque où S. M. impériale et
  royale y arrivera, je me vois forcé de quitter la Hollande sans
  avoir eu l'honneur de faire ma cour au roi. Il est donc plus que
  probable que je partirai après-demain. Je verrai en passant M. le
  duc de Reggio qui est à Utrech.

  «D'après un rapport que je reçois de M. Gohier, il paraît qu'un de
  nos corsaires vient de faire une prise importante, par la nature des
  papiers trouvés à bord, qui prouvent les intelligences suivies qui
  existent entre les côtes et les Anglais. Je ne doute pas que ce ne
  soit à l'insu de la police. Le seul reproche à lui faire est de
  l'avoir ignoré depuis si longtemps qu'elle en est avertie. M.
  Serrurier vous rendra compte de la suite de cette affaire.

  «_P.-S._ J'apprends à l'instant qu'il y a eu du bruit à Rotterdam,
  que nos troupes ont été insultées, mais qu'elles se sont conduites
  avec la plus grande sagesse. J'envoie à Votre Excellence la
  proclamation du bourgmestre. Ceci est, comme le reste, l'effet des
  mauvais propos que l'on souffre, et même que l'on protège. Cet
  esprit du gouvernement se cache sous des notes et des paroles, mais
  agit en dessous, car je réponds que le pays n'est pas mauvais, et
  que, bien dirigé, l'empereur en serait parfaitement content.

  «Je suis aussi informé par M. le consul général que cette prise, si
  intéressante par les renseignements qu'elle donnera, est retenue au
  Texel, malgré les demandes formelles qui ont été faites. Je vais
  écrire à M. Roëll pour l'engager à prier le roi d'ordonner que sous
  aucun prétexte l'on arrête les prises faites par les corsaires
  français.»


  OUDINOT À CLARKE.

                                                 Utrecht, 26 mai 1810.

  «Monseigneur, j'ai eu l'honneur d'instruire Votre Excellence de tout
  ce qui s'est passé en Hollande depuis que j'y suis; mais ma position
  devient tous les jours plus délicate, tant vis-à-vis du roi que
  vis-à-vis du pays, si Votre Excellence ne me donne pas très
  promptement une règle de conduite fixe pour ce qui concerne les
  marchandises anglaises ou denrées coloniales existant chez le
  particulier.

  «Je ne suis point embarrassé pour celles qui seront arrêtées
  cherchant à s'introduire dans le pays.

  «Plusieurs bâtiments hollandais, chargés de marchandises anglaises
  ou denrées coloniales, ont été arrêtés par les douaniers français à
  Harting, en Frise; mais les douanes hollandaises ont de suite
  réclamé ces marchandises comme ayant été saisies, il y a plusieurs
  mois, par les douaniers hollandais et qu'on dit appartenir au roi.

  «Des négociants d'Amsterdam se présentent journellement à ces
  magasins pour y acheter ces marchandises, d'après les règlements du
  royaume.

  «Enfin, les marchandises anglaises ou denrées coloniales, vendues
  précédemment et légalement, circulent dans l'intérieur de la
  Hollande, et comme rien ne les signale des marchandises achetées
  par contrebande, il doit en résulter beaucoup d'abus qu'il n'est pas
  facile de distinguer.

  «Les rapports que je reçois journellement me font connaître que la
  contrebande se faisait dans ce pays avec la plus grande facilité, et
  je suis même porté à croire (sans cependant l'assurer) que les
  douaniers hollandais ne sont point étrangers à ce brigandage; aussi
  j'exerce une grande surveillance sur leur conduite.»


  WERHUELL À CADORE.

                                                   Paris, 27 mai 1810.

  «J'ai été profondément affligé de la communication que Votre
  Excellence a bien voulu me faire par son office du 26 de ce mois. Je
  ne tâcherai pas d'excuser un fait qui, s'il a eu lieu, mérite la
  plus sévère punition, et j'ose d'avance assurer Votre Excellence que
  le roi, mon maître, ne reposera pas jusqu'à ce qu'on ait trouvé les
  moteurs de cette fâcheuse affaire, pour leur faire éprouver tout ce
  que la sévérité des lois inflige en pareil cas, afin de montrer à
  tout l'univers combien Sa Majesté est éloignée de souffrir qu'on
  fasse les moindres insultes, dans ses États, aux sujets de son
  auguste frère et surtout aux personnes attachées à son ambassadeur.

  «Il me paraît cependant que le récit que l'on a fait à Sa Majesté
  impériale est considérablement exagéré. Je prie Votre Excellence de
  permettre que je lui communique les renseignements qui me sont venus
  de la Hollande, par voie directe, relativement à cette affaire.

  «Un des domestiques de S. E. Monsieur l'ambassadeur de France se
  trouvait devant l'église catholique. Sa grande livrée attira
  l'attention de quelques jeunes gens de la plus basse classe du
  peuple qui, peu habitués à une pareille magnificence, en
  témoignèrent leur étonnement et ajoutèrent peut-être quelques
  observations de leur genre. Le domestique se crut offensé, leur
  imposa silence et les menaça même de les frapper; ces menaces furent
  bientôt suivies de voies de fait auxquelles les autres ripostèrent.
  La foule s'étant insensiblement augmentée, le domestique crut
  prudent de se retirer; il s'adressa alors à un factionnaire pour
  qu'il le conduisît chez lui; mais celui-ci, ne pouvant s'éloigner de
  son poste, lui indiqua la garde qui était tout près, où il s'est
  rendu et a trouvé tout le secours qu'il demandait, l'officier
  commandant lui ayant donné un sous-officier pour l'accompagner à
  l'hôtel.

  «Ces détails présentent l'affaire sous un tout autre jour; j'ai cru
  devoir le faire connaître à Votre Excellence, et j'espère qu'elle
  aura bientôt elle-même la conviction que ce fait ne mérite pas
  l'importance que l'on semble vouloir y attacher.

  «Je supplie, en attendant, Votre Excellence d'employer ses bons
  offices auprès de Sa Majesté impériale pour que cette affaire n'ait
  pas de suites fâcheuses, et pour que Sa Majesté suspende toute
  mesure précipitée de vengeance qui ne pourra que jeter les plus
  vives alarmes en Hollande, et aggraver infiniment la fâcheuse
  position où se trouve déjà le roi, de voir attirer de nouveau, sur
  son pays, le mécontentement de son auguste frère pour une affaire
  qui est si loin d'être approuvée par aucune classe de la nation
  hollandaise.»


  SERRURIER À CADORE.

                                               Amsterdam, 28 mai 1810.

  «Le courrier que Votre Excellence a dépêché à M. le comte de La
  Rochefoucauld, le 25 de ce mois, est arrivé ce matin au moment où
  l'ambassadeur venait de monter en voiture. Après avoir pris lecture
  de ses dépêches et m'avoir donné ses dernières instructions sur leur
  contenu, l'ambassadeur, n'y voyant qu'un motif de plus pour
  accélérer son départ, s'est aussitôt mis en route. Il doit être en
  ce moment à Utrecht, chez le maréchal duc de Reggio, avec qui il
  avait à s'aboucher; et, si ses calculs ne sont pas dérangés par des
  accidents, il se flatte d'avoir l'honneur de saluer Votre Excellence
  dans la journée du 2 juin.

  «En conséquence de vos ordres, Monseigneur, également en date du 25
  de ce mois, je me suis rendu chez le ministre des affaires
  étrangères et lui ai remis la lettre de Votre Excellence, qui
  m'accrédite auprès du gouvernement hollandais comme chargé
  d'affaires de S. M. impériale et royale. J'ai dit à M. Roëll que,
  sur le compte que j'avais eu l'honneur de rendre à Votre Excellence,
  de l'outrage fait à l'ambassadeur de l'empereur dans la personne
  d'un de ses gens, et, d'après le retard apporté à la satisfaction
  demandée par l'ambassade, satisfaction qui n'a été accordée dans
  aucune circonstance analogue de cet hiver, Sa Majesté, justement
  irritée, avait ordonné à M. le comte de La Rochefoucauld de quitter
  sur le champ Amsterdam; que, de plus, elle avait décidé de
  n'entretenir désormais qu'un chargé d'affaires de France en
  Hollande, comme de n'admettre qu'un chargé d'affaires d'Hollande en
  France. Je lui ai également fait connaître que Sa Majesté avait
  résolu de prendre des mesures pour que les malveillants d'Amsterdam
  ne pussent pas se flatter de l'offenser impunément; enfin, j'ai
  demandé que l'ancien bourgmestre fût rétabli dans sa place, et que
  tous ceux qui ont fait partie du rassemblement qui a insulté les
  gens de l'ambassadeur fussent remis au pouvoir de Sa Majesté.

  «À cet énoncé des instructions de l'empereur, M. Roëll a paru
  attéré. Il a cherché à disculper son gouvernement, en me rappelant
  la note qu'il m'avait adressée le 14 à l'ambassade, en réponse à mon
  office du 13 à ce sujet, note, m'a-t-il dit, où il n'avait pu
  retracer que bien faiblement la vive indignation que le roi avait
  ressentie, et où il annonçait que la police allait faire les
  enquêtes nécessaires. Je répondis au ministre qu'il ne m'appartenait
  pas d'élever des doutes sur les sentiments du roi dans cette
  circonstance; que ce n'était pas de cela qu'il s'agissait, mais du
  fait en lui-même, et que l'expression stérile de l'indignation était
  insuffisante après tout ce que l'ambassadeur avait éprouvé, dans ce
  genre, depuis plusieurs mois; que dans les usages de toutes les
  cours, une injure publique, à laquelle la considération du
  gouvernement était attachée; que l'honneur français avait toujours
  été, sur ce point, d'une sensibilité extrême, et que l'on ne pouvait
  pas se croire autorisé, sans doute, à redouter moins à cet égard du
  souverain actuel de la France que de ses prédécesseurs; que si la
  bonne volonté eût été ce qu'il annonçait, le gouvernement aurait
  autorisé le ministre des affaires étrangères à se rendre chez
  l'ambassadeur et à lui déclarer qu'il avait ordre de s'entendre avec
  lui sur le genre de satisfaction qu'il pourrait désirer. Je lui fis
  observer que, cependant, rien de semblable n'avait été fait, que pas
  un individu n'était arrêté, pas une enquête ordonnée, et que le
  gouvernement, qui se plaint toujours d'avoir des ennemis, lui avait
  donné cette occasion de plus de l'accuser de n'avoir de complaisance
  que pour les ennemis de l'empereur.

  «M. Roëll m'ayant demandé mon sentiment sur ce qu'il y avait à faire
  dans cette occasion pour apaiser l'empereur, je lui dis qu'il ne me
  convenait pas de donner des conseils, que ce n'était point là ma
  mission, que cette affaire avait été trop négligée pour pouvoir être
  arrangée par la voie des négociations, et qu'il me paraissait
  qu'elle devait désormais être traitée directement entre le roi et
  l'empereur; que pour moi, je me bornais à lui transmettre mes
  ordres. Toute cette discussion fut très vive; contre son ordinaire,
  M. Roëll était extrêmement ému; je vis même un moment des larmes
  dans ses yeux. Il me recommanda les intérêts de sa malheureuse
  patrie, me dit que son système personnel avait toujours été de
  s'attacher à l'empereur, et de tout placer en lui comme de tout
  attendre de lui; mais il avoua que cette manière de voir n'était pas
  générale dans tous les ministères, et en défendant son département,
  il laissa fort à découvert celui de la police dont la conduite lui
  parut à lui-même si mauvaise qu'il n'essaya pas même de la défendre.

  «M. Roëll me demanda de lui remettre mes demandes par écrit afin
  qu'il pût les soumettre au roi. Je le fis; je le prévins que je
  faisais repartir demain, dans la matinée, le courrier de Votre
  Excellence, et je le priai de me mettre à même de lui transmettre
  les déterminations où le gouvernement hollandais s'arrêterait dans
  cette circonstance.

  «Je dois à la nation hollandaise de dire que, dans cette occasion,
  elle a manifesté un sentiment général de révolte contre une pareille
  infamie et que tous les honnêtes gens d'Amsterdam ont vu cet
  événement comme on l'a pu voir à Paris. M. Roëll est revenu
  plusieurs fois sur ce que son caractère personnel et l'esprit de son
  département ne permettaient pas de douter sur la manière dont il
  voyait cette affaire; et il me semblait attacher un fort grand prix
  à ce que Votre Excellence en prit cette opinion.

  «Je crois assurément ce ministre incapable d'avoir aucune part à
  tout ceci; le grand tort de M. Roëll, et peut-être le seul, est
  d'être faible et de ne savoir pas s'exposer à déplaire et à perdre
  même sa place pour servir son souverain.

  «Il est certain, Monseigneur, que M. de La Rochefoucauld ne vous a
  rien dit de trop à cet égard, que depuis trois mois plus
  particulièrement, l'erreur et l'inexactitude semblent présider à
  toutes les délibérations du gouvernement hollandais; qu'il est sans
  armée, sans marine, sans argent et sans crédit; qu'aucune
  stipulation importante du traité ne s'exécute; que la confiance et
  le respect des peuples s'aliènent tous les jours, et que tous les
  espoirs se tournent vers l'heureuse France et vers son monarque; que
  ces provinces si prospères autrefois, et maintenant si déchues,
  n'attendent désormais que de lui seul leur salut; que le parti
  français s'accroît de tous les hommes éclairés qui ne voient pas
  suivant leurs passions, mais suivant leurs intérêts, et que les plus
  opposés à la France d'inclination y sont revenus par conviction et
  par système.

  «M. Roëll m'écrit à l'instant pour me demander de venir le voir
  demain, à 11 heures, et pour me prier de ne point faire partir mon
  courrier avant cette entrevue. Je ne fermerai donc ma dépêche qu'en
  sortant de chez M. Roëll.


                                                    Ce 29 mai, à midi.

  «Je quitte M. Roëll. Ce ministre m'a dit qu'il avait fait part au
  roi de la lettre que Votre Excellence lui avait fait l'honneur de
  lui adresser, des communications que je lui avais faites et de mes
  demandes. M. Roëll m'a annoncé que le roi avait appris avec une
  extrême douleur la manière dont Sa Majesté l'empereur, son auguste
  frère, avait ressenti l'insulte faite à son ambassadeur; que son
  intention avait toujours été de faire punir les coupables que toutes
  les recherches n'avaient pu faire découvrir. L'intention du roi, m'a
  dit le ministre, est que cette affaire soit entamée dès ce moment
  devant le tribunal des échevins de cette ville, et poursuivie par le
  grand bailli comme accusateur public. Demain ou après, le
  gouvernement publiera une déclaration solennelle de son désir de
  donner une satisfaction éclatante à l'empereur et de punir
  exemplairement les coupables. Sa Majesté, a ajouté M. Roëll, ne
  serait pas même éloignée d'accorder une récompense à celui qui
  découvrirait les coupables.»


  ROËLL À CADORE.

                                               Amsterdam, 29 mai 1810.

  «Ce n'est qu'avec un sentiment de profonde douleur que le roi, mon
  maître, a appris les motifs qui ont déterminé Sa Majesté impériale
  et royale à rappeler auprès d'elle son ambassadeur en Hollande et à
  déclarer qu'il n'y aurait plus d'ambassadeur de Hollande à Paris,
  mais que les affaires seraient désormais traitées réciproquement par
  des chargés d'affaires dans les deux pays.

  «Le roi était si éloigné de pouvoir s'imaginer que l'insulte qu'on
  se plaint avoir été faite à un des domestiques de M. le comte de La
  Rochefoucauld aurait pu provoquer une pareille mesure, que Sa
  Majesté s'était au contraire flattée que le gouvernement français
  aurait vu dans la conduite de celui de Hollande une preuve non
  équivoque de son désir de donner toute la satisfaction que l'insulte
  exigeait. Si l'on eût fait envisager ce qui a eu lieu sous son
  véritable point de vue, je me tiens persuadé que Sa Majesté
  impériale et royale, tout en insistant sur la recherche et la
  punition des coupables, n'aurait vu dans le retard qui a eu lieu à
  cet égard qu'une suite naturelle des circonstances et nullement un
  manque de zèle à donner la satisfaction demandée, à laquelle au
  contraire le gouvernement hollandais devait être porté aussi bien
  par intérêt que par conviction.

  «Voici le cas, et que maintenant Votre Excellence juge. Dimanche 13
  de ce mois, un des gens de l'ambassadeur passe, ce qui est dit, dans
  le voisinage du palais. On lui demande s'il appartient à l'ambassade
  de France, et, sur sa réponse affirmative, on lui applique des
  coups. Un attroupement se forme aussitôt; la personne en question
  s'adresse à la sentinelle voisine: celle-ci ne se croyant pas
  autorisée à se mêler de l'affaire, il rentre dans le corps de garde,
  demande du secours et l'obtient, de manière que l'attroupement se
  disperse aussitôt.

  «Tel est, Monsieur le Duc, en peu de mots, le récit du fait tel
  qu'il se trouve dans l'office, qui m'a été adressé le même soir par
  M. le secrétaire de l'ambassade, en l'absence de l'ambassadeur.
  Votre Excellence sentira que je n'ai rien de plus empressé que de
  demander aussitôt des renseignements au ministre de la police qui,
  n'ayant reçu aucune information sur ce qui venait de se passer,
  selon l'office de M. Serrurier, prit sans délai toutes les mesures
  pour avoir des renseignements nécessaires et pour atteindre,
  d'après cela, ceux qui se seraient trouvés suspects de l'attentat.

  «Je fis part de tout ceci à M. Serrurier, le lendemain matin,
  lorsqu'il me fit l'honneur de passer chez moi, en lui faisant sentir
  en même temps la difficulté qu'il y aurait à trouver aussitôt qu'il
  serait à désirer les coupables que la personne insultée elle-même
  disait ne point connaître. Je lui observai cependant que, par le
  concours de la légation avec le ministère de la police, je me
  flattais qu'on finirait par en venir à bout.

  «Le même jour, j'adressai à l'ambassadeur l'office suivant que sans
  doute il aura eu soin de porter à la connaissance de Votre
  Excellence, et dont le contenu lui aura pu faire voir l'indignation
  qu'éprouva le roi à la nouvelle de ce qui venait d'arriver et le
  désir de Sa Majesté de donner aussi promptement que possible la
  satisfaction demandée, qui était la punition des coupables. Mais
  pour parvenir à cette punition, il fallait d'abord les atteindre;
  pour les atteindre, il fallait les connaître, et pour les connaître,
  il fallait l'assistance de celui qui se disait la personne lésée. À
  cet effet, le grand bailli de la capitale, dans les attributions de
  qui seul, et non dans celles du bourgmestre (dont les fonctions sont
  simplement et purement administratives), est compris tout ce qui
  regarde le maintien du bon ordre, a fait demander dès les premiers
  jours, chez lui, la personne en question, afin d'avoir d'elle-même
  quelques notions précises sur l'endroit et l'heure où le fait devait
  avoir eu lieu, ainsi que sur les circonstances qui devaient l'avoir
  accompagné. Ses instances, à cet effet, ayant été vaines, j'ai été
  prié d'en entretenir l'ambassadeur et de demander à Son Excellence
  s'il y avait des difficultés, de sa part, à ce que cet homme se
  rendît chez le grand bailli à l'effet indiqué. Son Excellence
  m'ayant assuré qu'elle ne s'y opposerait en aucune manière, et
  connaissance de ceci ayant été donnée de ma part au grand baillif,
  celui-ci a fait demander depuis, à différentes reprises, que la
  personne indiquée voulût se rendre auprès de lui, mais jusqu'ici,
  sans le moindre succès, ayant été répondu de sa part, encore hier
  matin, qu'il se trouvait trop occupé ce jour-là pour venir, ainsi
  qu'il constate par le procès-verbal de la personne chargée de lui
  parler.

  «Voilà donc plus de quinze jours d'écoulés que l'ambassadeur de
  France se plaint d'un attentat commis envers un de ses gens et dont
  elle demande avec raison une satisfaction éclatante, sans qu'on ait
  pu parvenir encore à obtenir que cette personne veuille fournir à
  l'autorité compétente les notions si nécessaires pour réussir dans
  les perquisitions.

  «Que faut-il penser, Monsieur le duc, d'une pareille conduite? Elle
  a causé au roi un sentiment d'autant plus pénible que le retard de
  la satisfaction demandée devait naturellement donner lieu à
  l'opinion qu'on n'attachait point de prix à la découverte du
  coupable, dont cependant le contraire est prouvé par tout ce qui a
  déjà été mis en oeuvre pour y parvenir.

  «Je n'occuperai pas davantage pour le moment l'attention de Votre
  Excellence sur cette malheureuse affaire. Je me bornerai à l'inviter
  de mettre ce que j'ai eu l'honneur de lui communiquer sous les yeux
  de S. M. impériale et royale, dont le roi se flatte que la religion,
  éclairée par le vrai exposé de ce qui a eu lieu, ne voudra pas faire
  exécuter une détermination qui ne saurait être attribuée qu'à des
  informations moins exactes sur l'affaire dont il s'agit et à l'égard
  de laquelle le roi se flatte que son auguste frère finira par lui
  rendre la justice que les expressions contenues dans mon office, du
  15 de ce mois, à l'ambassadeur de France ne sont point de vaines
  paroles, mais extrêmement conformes à ses sentiments.

  «En conséquence, je prie Votre Excellence de vouloir engager
  l'empereur et roi à consentir que non seulement la légation
  française en Hollande soit remplie de nouveau par un ministre de
  premier rang, mais aussi que l'ambassadeur de Hollande à Paris
  puisse continuer à y exercer provisoirement ses fonctions actuelles,
  dans lesquelles il a eu le bonheur de se rendre, en même temps,
  utile à son souverain et agréable à celui auprès duquel il est
  accrédité.

  «En attendant, je me fais un plaisir d'assurer Votre Excellence que
  la personne à laquelle Sa Majesté daignera confier les fonctions de
  chargé d'affaires en Hollande sera toujours agréable au gouvernement
  hollandais qui ne manquera pas d'ajouter foi et créance entière à
  tout ce qu'elle sera dans le cas de lui dire de la part de son
  souverain. Quant à moi, en particulier, Votre Excellence peut se
  tenir persuadée que M. Serrurier rencontrera dans la question des
  affaires qui lui seront demandées toutes les prévenances auxquelles
  a droit de s'attendre l'agent d'une puissance aux intérêts de
  laquelle ceux de ma patrie sont si intimement liés, et dont la
  bienveillance est sans doute le plus ferme fondement de notre
  prospérité.

  «Avant de finir cette lettre, je suis chargé de relever un passage
  qui se trouve dans la note par laquelle Votre Excellence a fait
  connaître à l'ambassadeur Werhuell les intentions de Sa Majesté
  impériale, savoir, celui où il est dit que si l'on n'eût pas renvoyé
  l'ancien bourgmestre, qui était un homme sage, l'affaire en question
  n'aurait pas eu lieu. Sans doute, Monsieur le duc, le bourgmestre
  Van-de-Poll est un homme éclairé et sage, dont le roi a toujours su
  apprécier les mérites, mais ses fonctions, comme je l'ai déjà
  observé plus haut, n'étant que purement administratives et n'ayant
  rien de commun avec la police, il est difficile de se persuader que,
  s'il fût resté en place, il aurait été en état de prévenir des
  injures quelconques que des malintentionnés se seraient avisés de
  faire. Et quant à la démission de ce magistrat, qui paraît avoir été
  représentée à Votre Excellence comme un renvoi, il suffira
  d'entendre le bourgmestre même pour être convaincu que, bien loin de
  pouvoir être considérée comme telle, cette démission n'a été que la
  suite d'instances réitérées de sa part, faites déjà avant le départ
  du roi pour Paris, mais auxquelles le bourgmestre a renoncé alors
  sous la condition expresse que Sa Majesté ne se refuserait pas à lui
  accorder sa démission et son repos aussitôt qu'elle pourrait
  entrevoir le terme de son absence, de sorte que le roi, en la lui
  accordant à cette époque, n'a fait que remplir les engagements
  contractés avant son départ, et je doute si aucun moyen pour engager
  M. Van-de-Poll à reprendre ses fonctions de bourgmestre serait
  capable de l'y déterminer.»


  LE ROI LOUIS À L'EMPEREUR.

                                               Amsterdam, 31 mai 1810.

  Sire,

  Je supplie Votre Majesté de vouloir ordonner qu'on s'en tienne au
  traité. Ce pays, exaspéré de toutes les manières, est poussé au
  désespoir chaque jour davantage. On veut aujourd'hui que je reçoive
  des douaniers à Diemer, à Ruysdaal et à Menden, au centre du pays,
  et j'invoque l'assurance, que Votre Majesté m'a réitérée plusieurs
  fois, qu'elle ne voulait pas dépasser le traité ni entraver le
  commerce intérieur à ce point. Sous le prétexte d'ordres supérieurs,
  enfreindre un traité si nouvellement conclu, ce n'est point servir
  Votre Majesté impériale, quels que soient ses projets; c'est perdre
  gratuitement un peuple au désespoir. J'ai reçu et ordonné que l'on
  facilitât toutes les mesures de surveillance des douaniers, au
  Helder, au Texel, sur toute la côte de Frise, comme à Katuyk, à
  Schevelingen, l'île de Voorne, la Brille, Helvact, en un mot, toute
  la côte sans exception; mais les villes intérieures et les canaux ne
  peuvent y être sujets en aucune manière. Je prie instamment Votre
  Majesté de contremander des mesures qui sont trop contraires au
  traité qu'elle a prescrit elle-même, comme à tout motif raisonnable
  pour pouvoir être exécuté sans les plus fâcheuses conséquences pour
  ce pays. Votre Majesté n'a pas l'intention que ses agents soient
  cause des plus grands malheurs, elle ne veut pas qu'un pays qui lui
  doit l'existence soit perdu à jamais pour s'être sacrifié aux
  conditions prescrites par le traité. Je supplie donc Votre Majesté
  impériale d'ordonner qu'on ne cherche pas à dissoudre de force un
  gouvernement qui est son ouvrage, qu'on ne lui enlève pas tout moyen
  d'exister au moment où l'on exige qu'il fasse des dépenses énormes
  et qu'il supporte patiemment un état de guerre qui le ruine; mais,
  au contraire, Sire, veuillez calmer des esprits vivement agités et
  leur prouver que le traité que j'ai ratifié pour eux, en me confiant
  entièrement à la parole et à la volonté de Votre Majesté impériale,
  ne pouvait tromper leur espoir et leur résignation absolue. Quelle
  que soit l'indisposition de Votre Majesté contre son frère, je la
  prie de répondre au roi de Hollande et de considérer que c'est dans
  la plus grande anxiété que le pays et moi attendons la réponse de
  Votre Majesté.


  SERRURIER À CADORE.

                                               Amsterdam, 2 juin 1810.

  «Mes craintes se confirment: de funestes conseils prévalent dans
  l'esprit du gouvernement et semblent prêts à l'égarer. On a déclaré
  à gens sûrs, de qui je le tiens, qu'on se battrait si on voulait
  mettre garnison à Amsterdam. Peut-être n'est-ce qu'un premier
  mouvement. Les projets du général Krakuhoff sont remis sur le tapis;
  on assure même qu'ils ont été proposés en conseil et que la majorité
  des ministres a fait la plus forte opposition. Heureusement, ces
  projets extravagants ne s'appuient que sur 3,000 hommes de garde mal
  sûrs et dont les chefs y regarderont à deux fois avant de tirer
  l'épée.»


  SERRURIER À CADORE.

                                               Amsterdam, 3 juin 1810.

  «Le gouvernement hollandais paraît arrêté au projet de s'opposer à
  l'occupation d'Amsterdam; en vain les ministres ont-ils supplié le
  roi de ne pas livrer sa personne, sa ville et tout son peuple à une
  perte certaine, pour satisfaire la passion de quelques furibonds,
  ennemis de sa gloire, et qui seront les premiers à l'abandonner
  quand ils l'auront compromis. Ces représentations sages n'ont pas
  été écoutées, et les conseils violents ont prévalu. Heureusement,
  cette lutte scandaleuse, s'il est impossible de l'éviter, ne peut
  être longue, ni douteuse, ni sanglante. Le gouvernement hollandais
  dispose au plus de 3,000 hommes de garde. Il a fait venir hier, de
  La Haye, un bataillon du 5e régiment; voilà, avec deux escadrons de
  cavalerie, toute son armée. Une partie couvre Harlem et l'autre
  Naërdem et les points d'attaque du côté d'Utrecht. Il n'y a pas un
  officier habile qui voudra prendre sur lui la responsabilité
  horrible de couvrir sa patrie de sang et de la ruiner pour un but
  aussi monstrueux et sans aucune espérance de succès. Le général
  Travers commande la garde. C'est un homme plein d'honneur, attaché
  à son prince par reconnaissance, mais Français avant tout. Il ne
  peut se prononcer qu'au moment; mais sa conduite n'est pas douteuse,
  si on lui montre des Français au bout de ses baïonnettes. Le général
  Brunot pense de même, et je crois pouvoir répondre de ces deux
  officiers. Le maréchal duc de Reggio se croit sûr du général
  Dumonceau. Ainsi, point de chef capable pour cette petite troupe
  d'enfants perdus que l'on prétend opposer à l'armée française.

  «La seule chose à craindre est qu'on ne cherche parmi ce désordre à
  remuer l'horrible populace d'Amsterdam, et qu'on ne la porte à des
  excès qu'il serait sans doute aisé de punir, mais qui pourraient
  entraîner de fort grands inconvénients dans une aussi grande ville.
  Le moyen le plus sûr de les éviter paraîtrait être que la marche des
  corps destinés à occuper Amsterdam fût tellement rapide qu'on n'eût
  ni le temps de délibérer ni celui de remuer le peuple. Cette manière
  aurait encore l'avantage de fixer les irrésolutions et d'aider aux
  gens de cour, retenus par les austérités de la discipline,
  incertains encore de ce que l'on veut d'eux et qui se prononceraient
  dans un mouvement rapide et décidé.

  «Mais, le premier avantage sans doute de cette rapidité serait
  d'arracher l'auguste personne qui se trouve jetée si déplorablement
  au milieu des rebelles, aux fureurs de ces conseils, à ses propres
  emportements, et de diminuer pour elle les dangers auxquels, dans
  son funeste égarement, elle croirait de sa gloire de s'exposer.

  «Ce n'est pas, Monseigneur, sans un profond sentiment de douleur que
  je traite une pareille matière, si éloignée de tout ce dont se
  devrait composer une correspondance de famille; mais mes premiers
  devoirs sont envers l'empereur, et quelque pénibles qu'ils soient,
  j'ai juré de les remplir.

  «Votre Excellence concevra que je ne lui écris, comme je le fais,
  que sur les avis positifs qui me sont venus d'Utrecht.

  «Les renseignements que je reçois à l'instant par une voie secrète
  et sûre, du ministère de la guerre, s'accordent sur les ordres
  donnés de défendre les lignes.»


  SERRURIER À CADORE.

                                               Amsterdam, 5 juin 1810.

  «Je me suis rendu hier soir chez le roi, d'après l'invitation que
  j'en avais reçue. J'ai trouvé Sa Majesté seule. «Je vous ai fait
  appeler, Monsieur, me dit le roi, pour m'entretenir sur l'état
  général de nos affaires, sur ma position, sur celle du pays que je
  gouverne, et sur les moyens d'y porter remède, s'il en est temps
  encore. Votre mission sera belle, Monsieur, si vous voulez et si
  vous pouvez concourir à ce but.» J'ai répondu au roi que j'étais
  sans instructions sur les objets de discussion que Sa Majesté
  pouvait vouloir traiter avec moi; que cette audience, où elle
  daignait m'appeler, n'ayant pas été prévue, Sa Majesté ne devait pas
  être étonnée de me trouver entièrement au dépourvu sur les
  ouvertures qu'elle aurait à me faire; que jusqu'ici je n'avais été
  autorisé qu'à transmettre des demandes que Votre Excellence m'avait
  chargé d'adresser au ministre des affaires étrangères, et que
  j'étais sans pouvoirs et sans direction pour tout ce qui aurait le
  caractère d'une négociation ou même d'une discussion; mais que
  j'écouterais avec respect et que je transmettrais avec fidélité à
  Votre Excellence tout ce que Sa Majesté me ferait l'honneur de me
  dire. Ces bases posées, le roi entra en matière.

  «Sa Majesté me retraça d'abord l'état dans lequel elle avait trouvé
  le royaume à son avènement à la couronne, les sacrifices immenses
  que ce petit pays avait faits à la cause commune, la ruine de son
  commerce, l'épuisement de ses finances, les malheurs successifs qui
  l'avaient frappé dans ces trois dernières années plus
  particulièrement, les efforts qu'il avait faits pour la guerre de
  Prusse, le dévouement de ses troupes en Poméranie et en Espagne, les
  cessions considérables du dernier traité, et enfin la remise de
  toute l'étendue de ses côtes et de la meilleure partie de son
  territoire au pouvoir et à la garde de l'armée française.

  «Voilà pour mon pays, me dit le roi, et quant à moi, que veut-on de
  plus que de remplir avec fidélité tous mes engagements envers la
  France? Sans doute, ils sont grands ces engagements: frère de
  l'empereur et son ouvrage, comment a-t-on pu s'imaginer que je
  pensasse à m'en séparer par un système d'isolement impossible à
  réaliser? et qu'aurais-je donc à attendre des ennemis de mon frère
  que mépris et abandon? Je dois tout à ce titre; je lui dois les
  respects de mon peuple et la considération de l'Europe, et je sais
  que je ne puis rien que par lui. Par quelle fatalité prétend-on donc
  toujours me classer parmi les ennemis de sa puissance; puis, que me
  veut-on? s'écria brusquement le roi. Je n'ai pas sans doute la
  prétention d'avoir signé un traité avec l'empereur, mais, enfin,
  j'ai ratifié une convention qui cède à mon frère une partie de mon
  territoire déjà si borné et remet à ses troupes la meilleure partie
  de l'autre. Est-ce la conduite d'un rebelle? J'ai rempli, de mon
  côté, autant que j'ai pu, toutes les conditions du traité, mais
  quelle extension la France ne donne-t-elle pas à cette convention?
  Un article porte que les douanes seront placées à toutes les
  embouchures des rivières. J'ai donné l'ordre de les y recevoir; mais
  aujourd'hui on m'annonce des douaniers à Maarchen, Muyden et jusqu'à
  Diemen, espèce de faubourg d'Amsterdam, et l'on veut en établir,
  aussi bien que des troupes, dans ma capitale. J'ai répondu au
  maréchal duc de Reggio qu'il était assurément bien le maître de
  donner de pareils ordres et d'envoyer ses douaniers, mais que je ne
  les recevrais pas, puisque cela était contraire aux stipulations de
  mon dernier traité. Si l'on veut plus de moi, pourquoi ne pas le
  faire connaître par la voie des ambassadeurs respectifs? C'est pour
  cet objet plus particulièrement, continua le roi, que j'ai désiré
  m'entretenir avec vous, Monsieur; si mes sacrifices ne suffisent pas
  encore, qu'on me le dise: je suis prêt à signer une nouvelle
  convention, et l'empereur pourra en dicter les conditions. Je n'ai
  pas la chimère de traiter d'égal à égal avec mon frère; il me
  permettra seulement que je plaide pour mon peuple. Je souscrirai
  tout ce qu'il voudra, mais qu'il daigne faire connaître ses
  intentions. Une occupation militaire n'est guère compatible avec la
  marche d'une bonne administration; l'empereur en jugera. Veut-il que
  je montre à l'Europe que je ne rougis pas d'attacher ma couronne à
  la sienne par un lien vassalitique ou par un tribut? Je suis prêt à
  y souscrire pourvu que l'on conserve à cette bonne nation, que je
  chéris, non pas son indépendance, chimère depuis longtemps
  abandonnée, mais son administration séparée. Je ferai tout, je
  consentirai à tout pour remettre mon peuple et moi dans les bonnes
  grâces de l'empereur.»

  «Telle a été, Monseigneur, la substance, et autant que ma mémoire
  est fidèle, les expressions du discours du roi. Une extrême
  agitation se lisait sur la figure de Sa Majesté, dans ses gestes et
  sur toute sa personne. J'écoutai le roi dans le plus profond
  silence, et quand Sa Majesté eut cessé de parler, je lui dis que
  j'aurais l'honneur de transmettre à Votre Excellence, avec
  exactitude et dès ce matin, tout ce que Sa Majesté m'avait fait
  l'honneur de me dire, que je prierais Votre Excellence de prendre à
  cet égard les ordres de l'empereur et de me les faire connaître, et
  que j'aurais tout l'empressement possible à lui faire part de la
  réponse que je recevrais.

  «Je croyais mon audience finie et pensais à me retirer; mais le roi
  voulut avoir mon opinion et mes conseils. Je répondis qu'il n'était
  pas dans ma position de pouvoir lui offrir rien de semblable et lui
  répétai que j'étais sans instructions. «Eh bien, me dit le roi, je
  ne parle plus au chargé d'affaires, et je cause avec M. Serrurier
  confidentiellement. Que pensez-vous et que croyez-vous que je doive
  faire?» Pressé dans mon dernier retranchement, il fallut bien
  répondre. Je dis au roi que, puisqu'il lui fallait mon opinion
  personnelle dégagée de tout caractère officiel, je ne me refusais
  pas à la lui donner, puisque aussi bien ce que je lui dirais,
  n'étant pas avoué de mon gouvernement ni inspiré par lui, n'avait
  dès lors aucune importance politique.

  «Je rappelai donc au roi que j'étais déjà en Hollande à l'époque où
  Sa Majesté fut appelée à y régner, et que j'avais été témoin des
  fausses routes dans lesquelles Sa Majesté avait été jetée dès les
  premiers jours de son règne; que, dans mon opinion, Sa Majesté
  aurait dû asseoir son trône sur le parti français et ensuite
  admettre à résipiscence et à pardon tous les gens d'honneur du parti
  opposé, mais avec un sage tempérament, de manière à fondre tous les
  partis dans celui qui l'avait demandé à l'empereur et lui était
  dévoué par système et par besoin; qu'au lieu de cela, Sa Majesté
  avait accueilli, caressé le parti opposé aux sentiments secrets de
  son cour, aux intérêts de la France et conséquemment aux siens,
  puisque son premier besoin est d'être bien avec elle; que de là
  était né un système d'opposition à l'empereur, que chaque jour avait
  développé davantage, et qu'il avait fait perdre à la Hollande toute
  la grâce et tout le prix de ses efforts que l'on n'avait plus, dès
  lors, dû attribuer qu'à sa position obligée; que c'était à ce
  malheureux système d'opposition, longtemps sourde et depuis à peu
  près ouverte, qu'il fallait attribuer le mécontentement de
  l'empereur, la perte de ses bonnes grâces et d'une protection sans
  laquelle il n'existe pas de Hollande; que de là étaient sorties
  toutes les mesures de défiance et de précaution que Sa Majesté avait
  cru devoir à la sûreté de son empire, et peut-être cette aliénation
  des sentiments de Sa Majesté impériale pour un frère que ce titre
  avait élevé si haut et qu'une reconnaissance éternelle devait lui
  attacher; que jamais dans son esprit (puisque S. M. exigeait que je
  lui exprimasse franchement mes opinions) les titres de frère de
  l'empereur et de connétable de France n'auraient dû être séparés de
  celui de roi de Hollande, et que c'était dans leur accord qu'il
  aurait dû chercher le bonheur de ses sujets. Je lui rappelai toutes
  les fausses mesures sur lesquelles l'ambassade avait eu sans cesse à
  réclamer, l'affaire des Américains, si dommageable à ceux-là mêmes
  qui l'avaient inspirée, la mauvaise impulsion donnée à l'esprit
  public, et tant d'autres fautes enfin accumulées sans mesure. Je dis
  encore à Sa Majesté que ce dernier traité, sur lequel elle
  prétendait s'appuyer, ne s'exécutait pas dans ses stipulations les
  plus intéressantes pour la France, la remise des cargaisons
  américaines et l'armement des forces maritimes du royaume. Puis,
  venant à l'état présent des affaires, je dis au roi que mon opinion
  personnelle était qu'il ne restait plus à Sa Majesté, dans la
  position où elle s'était placée, que de s'adresser directement à
  l'empereur et de se jeter dans ses bras, et de remettre à sa grande
  âme ses destinées et celles de son peuple. Le roi m'interrompit ici
  pour me protester que c'était son voeu le plus ardent, mais qu'il
  n'avait plus la confiance d'écrire à Sa Majesté impériale, de qui
  ses lettres n'étaient plus reçues, et qu'il me demandait de faire
  parvenir à Votre Excellence, et par elle à l'empereur, cette
  expression de ses sentiments et de ses voeux.

  «Le roi m'ayant parlé avec exaspération des douaniers qu'on lui
  envoyait chaque jour, sans qu'il en fût prévenu, et de tous les
  désordres qu'il prétendait être commis par eux, je demandai à Sa
  Majesté si elle faisait entrer en comparaison ces dommages
  particuliers et accidentels avec l'effroyable terreur que jetait
  dans le public le bruit qui s'y répandait que des ordres de
  s'opposer aux mouvements des troupes françaises fussent donnés sur
  toute la ligne et avec les suites qu'ils pourraient entraîner. Le
  roi nia qu'il eût donné l'ordre de tirer sur les Français dont il
  n'oublierait jamais, me dit-il, qu'il était le connétable; mais il
  insista cependant sur ce point qu'il ne pourrait permettre que des
  troupes françaises entrassent dans sa capitale. Il ne pouvait pas
  sans doute l'empêcher, mais il regarderait, par ce seul fait, le
  gouvernement comme dissous. Sa Majesté demandait que l'empereur
  daignât, du moins, comme déjà elle me l'avait demandé, lui faire
  connaître ses intentions avant de les faire exécuter.

  «Enfin, le roi me dit qu'il sentait qu'il avait peu à vivre, mais
  qu'il désirait assurer l'existence de ses enfants; que, déjà, ils
  avaient perdu de bien beaux droits en France, et que, du moins, il
  souhaitait leur laisser un héritage quelconque qui leur rappelât la
  sollicitude de leur père pour eux.»


  SERRURIER À CADORE.

                                               Amsterdam, 8 juin 1810.

  «Prévenu hier par le chambellan de service que le roi me recevrait
  ce matin, à 9 heures, je me suis empressé de me rendre aux ordres de
  Sa Majesté. Le roi m'a d'abord répété tout ce qu'il m'avait fait
  l'honneur de me dire, quatre jours avant, sur la position de son
  pays, sur ses sentiments personnels pour l'empereur, et sur le désir
  qu'il avait de mettre sa personne, ses enfants et son pays entre les
  mains de son auguste frère. Le fond des choses était à peu près le
  même; mais la manière était beaucoup meilleure; toute trace de dépit
  et de rigueur avait disparu; l'âme du roi, frappée des calamités
  qu'entraînerait un système d'opposition ouverte, ébranlée par les
  représentations que ses ministres et ses principaux sujets lui ont
  faites, et revenue à ses sentiments naturels pour l'empereur et pour
  la France, ne semblait occupée que du besoin de se livrer à ce
  retour des premières affections des hommes si fortes sur les cours
  bien nés. Le ton du roi, je le répète, disait plus encore que ses
  paroles, et je dois déclarer avec la même franchise que j'ai mise
  dans mes accusations, qu'il est impossible de montrer une résolution
  plus absolue aux volontés de l'empereur que Sa Majesté n'en a fait
  éclater devant moi dans cette circonstance.

  «Ma position était extrêmement difficile. Je savais bien ce dont il
  était désirable, que le roi me chargeât pour Votre Excellence, pour
  éviter des malheurs; mais je ne pouvais rien provoquer, n'ayant ni
  pouvoirs ni instructions de l'empereur. Heureusement, le roi, me
  parlant des bruits que l'on avait répandus sur un prétendu projet de
  défense, fut naturellement amené à se prononcer à cet égard; quant à
  ses déterminations, Sa Majesté me dit donc: «Il m'est à peu près
  évident que la réunion sera le résultat de tout ceci. Il n'est ni
  dans mes devoirs, ni dans mes intérêts, ni dans ma position,
  assurément, de m'y prêter, et l'on ne peut me blâmer de désirer tout
  autre arrangement; mais voici, Monsieur, ma résolution que je vous
  communique officiellement pour le cas possible, et que la
  correspondance du duc de Reggio me fait prévoir. Si des patrouilles
  se présentent à mes lignes, on leur dira de s'éloigner, puisque le
  traité ne porte pas qu'il n'y aura jamais de garnison française dans
  ma capitale. Si un corps de troupes se présente hostilement, et sans
  que j'aie rien reçu de l'empereur mon frère, on fermera les portes
  et les barrières; mais on ne tirera pas et on se laissera forcer. Je
  ne puis faire qu'une résistance passive et protester contre ce qui
  aurait lieu en pareil cas sans un arrangement convenu avec mon
  frère.» Je tenais beaucoup, Monseigneur, à avoir cette déclaration
  du roi, que je ne pouvais demander, mais que je désirais vivement
  avoir à transmettre à Votre Excellence.

  «Le roi revint à me dire que l'empereur ne voulant plus recevoir ses
  lettres, il n'osait plus s'adresser directement à Sa Majesté
  impériale; mais que la connaissance qu'il avait du caractère de
  Votre Excellence le portait à mettre toute sa confiance en elle;
  qu'il me priait, en conséquence, de lui expédier un courrier porteur
  de ses déterminations dans ces circonstances. «Je suis, m'a dit le
  roi, attaché à la Hollande comme on peut l'être à sa famille, et
  plus ses malheurs sont grands, plus je crois me devoir tout entier à
  elle. Elle n'a que moi pour intercesseur auprès de l'empereur. Je ne
  déserterai point un pareil devoir. Je désire donc rester au milieu
  de ce peuple; mais, comme je vous l'ai déjà dit, je suis prêt à
  souscrire à toute espèce d'arrangement qui me rattacherait plus
  fortement à l'empereur. Je livre les côtes du royaume à la garde de
  l'armée française et à ses douanes, non que ce système ne me
  paraisse insoutenable à la longue et qu'un tribut ne me parût
  préférable, mais parce que mon frère le veut ainsi. Je ne demande
  qu'à vivre tranquille dans ma capitale, à conserver à mon peuple ce
  qui lui reste d'existence et à transmettre à mes enfants l'héritage
  qu'ils doivent aux bienfaits de l'empereur. On ne peut pas en
  conscience me demander la réunion. Tout ce que je puis est de n'y
  apporter qu'une résistance morale, et je le promets.»

  «J'ai encore, Monseigneur, une bien faible connaissance des hommes
  et il ne m'appartient pas de prétendre lire dans le coeur des rois;
  mais ce que je puis assurer, c'est que si jamais la vérité a un
  caractère auquel il soit possible de la distinguer, j'ai cru la
  reconnaître aux paroles, au ton et à toute l'expression de la
  personne de Sa Majesté au moment où elle me parlait ainsi.

  «Le roi se mit ensuite à parcourir les différends, griefs ou
  malentendus qui existaient entre nous. Il me dit, sur l'affaire des
  gens de M. le comte de La Rochefoucauld, qu'il avait donné les
  ordres les plus sévères, mais que le cocher avait toujours refusé de
  comparaître et qu'enfin il était parti pour Paris avec les voitures
  de son maître; que cependant il était impossible de commencer une
  affaire de ce genre sans la présence de la partie principale et
  lésée; qu'il désirait qu'on renvoyât cet homme et qu'aussitôt son
  retour cette procédure serait entamée avec éclat et de façon à
  satisfaire l'empereur.

  «On accusait, m'a-t-il dit encore, le contre-amiral Lemmers d'avoir
  laissé prendre les quatre corsaires français; mais ils l'ont été en
  rade ouverte et par négligence, et quand l'escadre s'est avancée au
  secours il n'était plus temps. M. Gohier m'a confirmé le fait de la
  négligence des corsaires.

  «Quant aux douanes, Sa Majesté désirait que leurs excès fussent
  réprimés et qu'elles fussent placées dans les ports et embouchures
  des rivières, mais non pas dans l'intérieur où, selon Sa Majesté,
  elles ne causent du mal à personne du pays. Elle ne demandait pas
  mieux que d'admettre à Amsterdam une espèce d'_inspecteur du blocus_
  qui connaîtrait tout ce qui entre et sort des ports et à la
  disposition de qui le roi remettrait ses propres douaniers.

  «Le roi me parlant de la patrouille française arrêtée à Harlem a
  prétendu n'avoir fait que ce qu'un général d'une division militaire
  fait à l'égard des troupes de sa nation qui, n'étant pas munies
  d'ordres à sa connaissance, se présenteraient devant une de ses
  places. Sa Majesté a saisi cette occasion pour me manifester toute
  l'horreur que lui inspirait la pensée qu'on pût se croire autorisé
  de ses ordres pour tirer sur un des Français. Sa Majesté s'exprima à
  cet égard très convenablement et comme on pouvait s'attendre du
  connétable de France.

  «Je me suis, Monseigneur, dans ce second entretien comme dans le
  premier, borné à écouter ce que Sa Majesté m'a dit sans y prendre
  une part que mon manque d'instructions m'interdisait. Je me permis
  seulement d'engager le roi à envoyer lui-même un agent muni de ses
  pleins pouvoirs à Paris; mais Sa Majesté prétendit préférer que je
  me chargeasse de ses intérêts auprès de Votre Excellence, et,
  d'après ses instances plusieurs fois répétées, j'ai promis au roi
  que j'allais expédier à Votre Excellence M. de Caraman. Ce sera donc
  lui, Monseigneur, qui aura l'honneur de vous porter cette dépêche et
  que je prie Votre Excellence de vouloir charger de la réponse
  qu'elle sera autorisée à y faire. J'ai promis au roi que M. de
  Caraman serait parti dans quatre heures. L'impatience de Sa Majesté
  est extrême et elle m'a répété plusieurs fois qu'elle ne pouvait
  pas exister dans l'insoutenable pensée de la disgrâce de l'empereur
  et dans la position où son pays et elle-même se trouvaient placés.

  «J'écris par M. de Caraman un mot au duc de Reggio pour l'informer
  de ce que je juge nécessaire qu'il sache de ce nouvel état de choses
  et j'attends, Monseigneur, les ordres de l'empereur et vos
  instructions.

  «P.-S. J'ai rempli, Monseigneur, dans cette dépêche, le devoir d'un
  historien fidèle. Je suis garant que tout ce qu'elle renferme a été
  dit; mais Votre Excellence concevra que ma garantie ne peut aller
  plus loin. L'opinion continue de se prononcer et d'appeler à haute
  voix sur ce peuple les regards et la protection de l'empereur.

  «Je ne serais pas étonné que M. Walkenaër, homme d'une grande
  capacité, chargé de l'emprunt de Prusse et qui a joué dans le temps
  un grand rôle en Espagne que votre ministère a cru devoir faire
  cesser, fût envoyé demain à Paris, chargé d'une mission du roi
  auprès de Votre Excellence.»


  CLARKE À L'EMPEREUR.

                                                   Paris, 8 juin 1810.

  «Votre Majesté trouvera ci-joint sous le nº 1 une lettre du maréchal
  duc de Reggio, du 1er juin, où il rend compte que les lignes qui
  environnent Amsterdam sont pourvues de grosse artillerie avec les
  munitions et les canonniers nécessaires tandis que les côtes ne sont
  point armées sous prétexte que toute l'artillerie est au pouvoir des
  Français. Il paraît qu'on n'a pas abandonné les anciens projets de
  défense et que si nos troupes voulaient entrer à Amsterdam il
  pourrait y avoir quelque soulèvement. Le duc de Reggio annonce aussi
  l'arrestation faite sur la côte de deux individus venant
  d'Angleterre dont il m'a envoyé l'interrogatoire; je l'ai fait
  passer au ministre de la police générale.

  «Sous le nº 2 est une seconde lettre du duc de Reggio, du 2 juin,
  dans laquelle il donne des détails sur l'émeute qui a eu lieu à
  Rotterdam le 23 mai. Il paraît qu'elle a été préméditée et qu'elle
  pourrait facilement se renouveler si quelque circonstance y donnait
  lieu. Votre Majesté remarquera ce que mande le duc de Reggio au
  sujet de la gendarmerie et le grand besoin qu'il en aurait. Il
  sollicite fortement à cette occasion l'avancement du capitaine de
  gendarmerie Linas qui est auprès de lui.

  «Enfin, sous le nº 3, Votre Majesté trouvera un rapport et résumé
  général de la reconnaissance militaire des côtes du département
  d'Amsterland et de partie de celles de Zélande, faite par le
  capitaine Daupias, adjoint à l'état-major général, avec une analyse
  des observations qu'il a faites sur ces pays-là. Cette pièce mérite
  attention par l'importance des objets qu'elle traite et je supplie
  Votre Majesté de vouloir bien en prendre lecture d'autant plus
  qu'elle est peu susceptible d'analyse.»


  CADORE À SERRURIER.

                                                   Paris, 9 juin 1810.

  «Monsieur, Sa Majesté me charge de vous faire savoir qu'elle ne
  songe point à faire occuper Amsterdam[158] par ses troupes et que ce
  n'est pas son intention, qu'il ne faut donc pas le faire ni même le
  laisser craindre aux Hollandais. Mais en même temps elle nous charge
  de déclarer que si l'on faisait en Hollande les moindres préparatifs
  guerriers, ces préparatifs ne pourraient être regardés que comme une
  insulte à la France, que vous avez pour ce cas l'ordre éventuel de
  demander vos passeports et de quitter la Hollande, et que toute
  attitude hostile attentatoire à la France sera considérée par Sa
  Majesté comme une déclaration de guerre.

         [Note 158: Voir les lettres des 23 et 25 du même mois.]

  «Sa Majesté vous prescrit encore d'insister sur la réparation due
  pour l'outrage fait à son ambassadeur, de dire qu'une satisfaction
  incomplète ne peut lui suffire, qu'il la lui faut entière et que
  sans cela le roi doit renoncer pour toujours à sa protection et à
  son amitié.»


  CADORE À SERRURIER.

                                                   Paris, 9 juin 1810.

  «Monsieur, Sa Majesté m'ordonne de vous faire connaître que vous
  pouvez aller chez S. M. le roi de Hollande ou chez ses ministres
  toutes les fois que vous y êtes appelé pour affaires. Mais vous
  devez vous abstenir de toute audience diplomatique, prétendant les
  jours d'audience, une indisposition et vous abstenant effectivement
  de sortir de chez vous de tout le jour.»


  CADORE À SERRURIER.

                                                   Paris, 9 juin 1810.

  «Monsieur, Sa Majesté est persuadée que vous ne rendez compte à
  personne de ce qui se passe en Hollande et que vous n'en écrivez
  qu'à moi seul. Vous savez trop bien que vous permettre à ce sujet la
  moindre correspondance avec tout autre serait une faute capitale.
  Mais sans croire que vous puissiez vous écarter de l'une des règles
  les plus essentielles que vous ayez à suivre dans la carrière où sa
  confiance vous a placé, elle veut que je vous fasse connaître
  qu'elle met le plus grand prix à ce que cette règle soit
  religieusement observée.»


    NOTE POUR LE MARÉCHAL OUDINOT.

                                                              12 juin.

  «Il semble qu'on ait déjà cherché à répandre des bruits à Amsterdam
  qui puissent déplaire au bas peuple de cette ville et le préparer à
  un soulèvement; cette partie de la population, composée de matelots,
  de porte-faix, etc., etc., est déjà indisposée et serait furieuse si
  l'on parvenait à les tromper assez pour les décider à se soulever.
  Les autres habitants d'Amsterdam, qui ont des propriétés, voient
  avec chagrin et effroi les dispositions du roi qui paraissent être
  d'opposer de la résistance à l'occupation de cette ville par les
  troupes françaises. Le roi, qui d'abord avait intéressé par ce qu'on
  appelait ses malheurs, éloigne de sa personne celles qui semblaient
  lui être les plus dévouées par ses caprices continuels et la folie
  de sa conduite. Une grande quantité de personnes sont prêtes à se
  dévouer à l'empereur et à s'opposer à des démarches qui n'ont jamais
  eu leur approbation, mais elles voudraient être avouées et n'avoir
  pas à redouter un retour de faveur du roi près l'empereur qui pût
  les perdre pour toujours. Une grande partie des ministres seraient
  de ce parti. Les généraux Bruneau et Travers, le premier grand
  écuyer, le deuxième colonel général des gardes, ne peuvent oublier
  qu'ils sont Français et que leur premier devoir est envers leur
  patrie. Tous deux d'ailleurs sont mécontents; il y a trois jours que
  le général Travers offrit sa démission au roi parce qu'il en avait
  été publiquement maltraité à la manoeuvre.

  «Un homme intéressant par son nom et son caractère, sensible à la
  malheureuse position de son pays, offre, _toujours sous condition
  d'être avoué_, de se mettre à la tête des gens honnêtes et de coeur
  et de contenir la populace dans un cas pressant; c'est M. de
  Hogendorp. L'amiral de Winter, français de coeur, estimé et chéri de
  tous les marins, les empêcherait de se livrer aux excès qu'on en
  pourrait redouter, et les ramènerait à des sentiments honnêtes. Son
  caractère trop connu paraît l'avoir fait éloigner _avant-hier_
  d'Amsterdam. Il existe fort peu d'enthousiasme pour le roi. Le
  peuple ne le salue point et semble n'éprouver aucune satisfaction à
  le voir. Il paraît certain qu'il y a trois jours des ordres furent
  donnés pour s'opposer militairement à l'entrée de troupes françaises
  sur le territoire d'Amsterdam. On désire que les douaniers ne
  viennent dans cette ville que lorsque nous l'occuperons; on craint
  que leur arrivée ne donne occasion, _saisie avec empressement_,
  d'animer le peuple.

  «Les bâtiments américains doivent être escortés jusqu'à leur remise.

  «La garde du roi, toute à Amsterdam, est de 3,000 hommes.»


  LE ROI LOUIS À CADORE.

                                              Amsterdam, 14 juin 1810.

  «Monsieur le duc, l'empereur ne veut point que je corresponde avec
  lui. Je n'ai plus d'ambassadeur à Paris; il faut donc que je
  m'adresse directement à vous lorsqu'il y a des affaires aussi
  importantes qu'en ce moment. Je ne vous parlerai point de la
  situation du pays, vous la connaissez sans doute assez. J'espérais
  que l'exécution serait adoucie et, loin de là, elle s'est aggravée
  et s'aggrave tous les jours davantage. Je ne puis me dissimuler
  actuellement que le traité n'empêche point que l'existence de la
  Hollande ne soit fortement menacée. L'empereur s'en prend à moi de
  toutes les disputes et rixes qui arrivent; le nombre des troupes
  dans le royaume augmente sans cesse; il faut pourvoir à leurs
  besoins dans un moment où les _habitants_ n'ont presque aucun moyen
  de pourvoir à leur existence. J'ignore complètement les intentions
  de l'empereur. Dans cette position je dois me résigner et chercher
  seulement à éviter de nombreux malheurs dans ce pays. Veuillez me
  dire, Monsieur le duc, s'il est un moyen de finir complètement et à
  jamais tous les démêlés et tracasseries; s'il existe quelque chose
  que je puisse faire pour cela, il n'y a rien que je ne fasse, si
  j'ai la certitude que tous ces démêlés seront finis à jamais et que
  le pays en tirera quelque avantage.

  «Le porteur est reconnu pour être ami et aimé des membres de la
  légation française à Amsterdam; je l'ai choisi pour cette raison
  pour vous porter cette lettre et vous demander s'il n'y aurait pas
  quelque moyen de finir à jamais tous les démêlés et les contrariétés
  qui semblent s'augmenter même depuis le traité.

  «Veuillez, Monsieur le duc, prendre intérêt à ma position, à celle
  de mon fils et surtout à celle du pays, et croire que si vous pouvez
  me faire connaître ce qui peut la rendre supportable ou la terminer
  entièrement, ce sera le plus grand service que vous puissiez me
  rendre. Dites-moi des choses précises à faire, et non, je vous prie,
  des choses générales comme on l'a fait toujours. Croyez que tous les
  différents naissent de la difficulté de ma position, et que mon
  frère reconnaîtra, trop tard peut-être, combien on est injuste
  envers ce pays. Je le répète, Monsieur le duc, je suis prêt à tous
  les sacrifices que l'empereur désire, s'ils peuvent être utiles à ce
  pays et éviter les maux qui le menacent encore.»


    AVIS DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE ET DE LA POLICE.

                                              Amsterdam, 17 juin 1810.

  «Comme tous les efforts mis en oeuvre pour découvrir celui ou ceux
  qui se sont rendus coupables d'une grave insulte faite, d'après la
  communication officielle de la légation française, à un des
  domestiques en livrée de Son Excellence l'ambassadeur, dans les
  environs de l'église neuve, le 13 mai de cette année, vers les deux
  heures après-midi, ont été jusqu'ici entièrement infructueux, et
  qu'il est hors de doute que toutes insultes commises envers des
  personnes appartenant à des missions étrangères sont d'autant plus
  coupables que, non seulement elles peuvent compromettre comme toutes
  les autres le repos public de l'endroit où elles se commettent, mais
  qu'elles pourraient être aussi considérées comme (lésives) pour la
  puissance à la légation de laquelle ces personnes appartiennent, et
  avoir encore par là les suites les plus désagréables;

  «À ces causes, le ministre de la justice et de la police, à ce
  spécialement autorisé par le roi, offre une récompense de mille
  ducatons à celui qui fera connaître l'auteur ou les auteurs du fait
  susdit, de manière qu'ils soient remis entre les mains de la justice
  et convaincus du délit, le nom du délateur pouvant rester secret, au
  cas que celui-ci le désire.

  «Le ministre susdit fait connaître en sus, par ordre exprès du roi,
  le grand mécontentement et indignation de Sa Majesté de ce qui a eu
  lieu, sentiments d'autant plus profonds, qu'elle attache un plus
  grand prix à l'amitié et à la bienveillance de son auguste frère, et
  par conséquent à prévenir tout ce qui pourrait être désagréable à Sa
  Majesté impériale et royale. Le ministre saisit en même temps cette
  occasion pour avertir et exhorter un chacun de s'abstenir
  particulièrement de faire, soit par des paroles soit par des voies
  de fait, la moindre chose qui pourrait être lésive à quelque
  personne ou personnes appartenant à des missions étrangères, sous
  peine d'être puni, selon l'exigence du cas d'après toute la sévérité
  des lois.»

                          _Le ministre de la justice et de la police_,

                                                        VAN HUGENPOTH.


  CADORE À SERRURIER.

                                                  Paris, 18 juin 1810.

  «Monsieur, S. M. impériale et royale a eu sous les yeux les dépêches
  que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser du 5 au 10 de ce mois,
  et par lesquelles vous rendez principalement compte des entretiens
  que le roi a eus avec vous, des explications dans lesquelles il est
  entré, des sentiments qu'il a manifestés et des questions qu'il vous
  a faites.

  «Sa Majesté me charge de vous faire connaître que vous devez vous
  borner à déclarer qu'une satisfaction suffisante, c'est-à-dire
  complète et telle que Sa Majesté l'a demandée pour l'outrage fait à
  son ambassadeur, doit nécessairement précéder toute discussion
  d'affaires entre les deux gouvernements; c'est aussi la réponse que
  je ferai à M. le chargé d'affaires de Hollande.»


  CLARKE À OUDINOT.

                                                       Paris, 23 juin.

  «Monsieur le maréchal, en conformité des ordres de l'empereur, j'ai
  l'honneur de prévenir Votre Excellence que l'intention de Sa Majesté
  est que vous fassiez sans perte de temps vos dispositions pour
  former un camp à Utrecht, et que vous vous teniez prêt à marcher,
  avec le 1er régiment de chasseurs et les deux autres régiments de
  cavalerie à vos ordres (16e de chasseurs et 8e de hussards) le 56e,
  le 93e, le 24e léger et le 18e de ligne et avec 12 pièces de canons,
  sur Amsterdam, que l'empereur trouve nécessaire d'occuper. Vous
  voudrez bien me faire connaître, par le retour de l'officier chargé
  de la présente, quand vous serez prêt pour cette expédition, S. M.
  se proposant de vous envoyer des ordres sur la conduite que vous
  devez tenir.»


  SERRURIER À CADORE.

                                              Amsterdam, 23 juin 1810.

  «Votre Excellence pourra voir, par l'office ci-joint de M. Roëll
  dont je lui remets copie, l'inquiétude que donne au gouvernement
  hollandais l'arrivée de nouveau corps français dans le royaume. J'ai
  répondu à ce ministre que j'allais transmettre à Votre Excellence
  les observations qu'il m'adressait à cet égard et que je
  m'empresserais de lui faire connaître la réponse que je recevrais.

  «M. Roëll est venu me faire ses adieux. Il m'a dit sur la situation
  de son pays et les déterminations du roi des choses fort touchantes
  que je ne répartirai point à Votre Excellence, parce que je suppose
  qu'elle les aura entendues de sa propre bouche au moment où cette
  dépêche lui parviendra, le projet de M. Roëll étant de traverser
  Paris pour se rendre aux eaux et de faire une visite à son passage
  à Votre Excellence. M. Roëll n'est pas sans doute chaudement dans le
  système français et il a des torts en arrière; mais je lui dois
  cette justice que, depuis un mois, et particulièrement dans les
  affaires de l'insulte faite à l'ambassadeur et des cargaisons
  américaines, il a montré beaucoup de rondeur et les obstacles qui
  les ont retardées ne sont pas venus de lui. Les affections ne seront
  pas, de longtemps peut-être, françaises en Hollande, mais la
  conviction et la raison nous ramènent tous les jours quelques
  esprits.

  «Le portefeuille des affaires étrangères, dans l'absence de M.
  Roëll, est confié à M. Van der Heim, ministre de la marine et des
  colonies, déjà connu de Votre Excellence par la correspondance de M.
  le comte de La Rochefoucauld. C'est un homme d'une grande
  expérience, de beaucoup de droiture et d'honnêteté, mais chez qui
  les inclinations, les vues et les idées sont bien anciennement
  anglaises, et par là difficiles à déraciner. Son département a été
  jusqu'à ce moment le plus mauvais de tous par l'esprit qui y règne.
  Votre Excellence va pouvoir bientôt juger de ce que pourra sur son
  esprit l'empire des circonstances. J'ai eu hier ma première
  conversation avec M. Van der Heim. M'abandonnant à peu près le
  passé, il s'est arrêté à l'état présent des affaires et m'a fait sa
  profession de foi. Il ne conçoit plus qu'un système et qu'une voie
  de salut pour la Hollande, c'est de s'abandonner sans réserve à
  l'empereur. M. Van der Heim prétend que le roi lui paraît
  entièrement arrêté dans cette résolution, et si je dois l'en croire,
  la conviction du ministère à cet égard est tellement unanime, que
  l'on ne doit plus craindre la déviation de ce nouveau système. Le
  temps apprendra quelle confiance on peut placer dans ces
  protestations.

  «Dans une dernière conférence avec M. Roëll, je lui avais dit qu'il
  m'était revenu que l'on continuait à Haarlem de visiter les barques
  pour s'assurer s'il ne s'y trouvait pas de Français. Je lui avais
  fait sentir tout ce que ces précautions ont de ridicule et
  d'injurieux pour Sa Majesté l'empereur, qui, s'il eût été dans ses
  desseins d'occuper Amsterdam, y aurait fait entrer ses troupes, non
  pas furtivement et dans des barques, mais en plein jour et par les
  portes, et combien ces mesures étaient peu d'accord avec ce que l'on
  m'avait chargé de transmettre. J'avais ajouté à M. Roëll que, s'il
  devait me revenir plusieurs faits de ce genre, je serais obligé d'y
  voir cette intention d'insulte et cette attitude hostile prévues par
  mes instructions. Le roi, m'a dit M. Van der Heim, informé de mes
  plaintes, a sévèrement réprimandé les ordonnateurs des visites et
  expressément défendu qu'elles eussent lieu à l'avenir. Je
  m'assurerai si les intentions du roi sont remplies.

  «M. Van der Heim m'a aussi parlé de son département et des efforts
  qu'il faisait pour armer ses trois escadres, dont deux étaient à peu
  près disponibles. Il me cita particulièrement celle de M. l'amiral
  de Winter, à Helvoët, composée du _Royal hollandais_ et du _Chatam_.
  Je lui demandai s'il regardait comme en effet disponibles deux
  vaisseaux à trois ponts qui n'avaient pas 200 hommes d'équipage,
  quand il en faudrait plus de 600 pour les faire manoeuvrer. Je
  venais d'apprendre ce fait d'un officier attaché à l'état-major de
  l'amiral. Le ministre parut frappé de l'exactitude de mes
  renseignements et se rejeta sur le manque d'argent et la difficulté
  des enrôlements, à quoi j'eus encore bien des observations à lui
  faire, et il ajouta enfin, qu'au besoin on n'y mettrait des soldats.

  «M. Van der Heim me témoigna qu'il croyait au roi le désir de
  m'entretenir sur les affaires, et m'assura que je serais reçu par Sa
  Majesté, toutes les fois que je le souhaiterais, à Haarlem comme à
  Amsterdam. Je me montrai extrêmement sensible à cette honorable
  facilité qui m'était donnée. Je répétai à M. Van der Heim ce que
  j'avais dit à M. Roëll de mon empressement à me rendre aux ordres du
  roi, toutes les fois que Sa Majesté me ferait l'honneur de
  m'appeler, mais je lui fis sentir qu'il y aurait de l'inconvenance à
  ce que j'allasse déranger le roi pour les moindres affaires, et,
  j'ajoutai que, pour l'instant, je n'avais de mon côté, rien d'assez
  intéressant à communiquer à Sa Majesté pour m'autoriser à profiter
  du privilège qu'elle daignait m'accorder. Je me flatte que Votre
  Excellence approuvera ma réserve.

  «Je reçois du département des affaires étrangères des plaintes
  continuelles contre les douanes françaises. J'ai déjà répondu, et je
  vais insister sur ce point, que les douanes n'étant point, comme les
  Consulats, placées sous ma surveillance, mais bien sous celle de M.
  le Maréchal, duc de Reggio, c'est multiplier très inutilement les
  écritures que de m'adresser des réclamations que je ne peux que
  transmettre sans prendre aucune part aux décisions qu'elles
  provoquent. Mais je dirai en même temps au ministère des affaires
  étrangères, que dans les cas où l'on ne pourrait pas s'entendre
  entre Utrecht et Amsterdam, et où l'on voudrait s'adresser
  officiellement à Sa Majesté impériale et royale, je serai prêt à
  transmettre ce qui me serait écrit par le gouvernement hollandais.

  «J'ai reçu hier une lettre de M. Roëll par laquelle il m'annonce
  l'envoi d'un mandat de 2,000 florins, pour mon droit aux indemnités
  des ministres étrangers dans cette cour, en vertu de l'article 5 du
  règlement sur cet objet. Cette indemnité remplace les franchises
  dont les ambassadeurs jouissent dans les autres cours, mais qui sont
  incompatibles avec le système financier de ce pays. Le règlement
  fixe cette indemnité à une somme une fois payée de 4,000 florins
  pour les ambassadeurs, 2,000 pour les ministres et 1,000 pour les
  chargés d'affaires. On s'était donc trompé en doublant cette somme
  pour moi, et plus encore en oubliant que je l'ai déjà reçue, il y a
  deux ans, à l'époque du premier intérim qui suivit le règlement. Je
  viens donc de renvoyer au ministre son mandat, en me bornant à lui
  rappeler les dispositions de ce même règlement dont on s'autorise
  pour me l'offrir. J'ignore s'il y a eu, dans cette libérale
  négligence de la caisse des affaires étrangères, des intentions dont
  je pourrais me blesser; mais dans tous les cas, j'ai trouvé plus de
  dignité à ne pas en montrer le soupçon.»


  CLARKE À OUDINOT.

                                                       Paris, 25 juin.

  «M. le Maréchal, j'ai eu l'honneur de faire connaître à Votre
  Excellence, par ma lettre du 23 courant, les intentions de
  l'empereur, relativement aux forces que vous devez réunir à Utrecht
  et je vous ai prévenu que Sa Majesté se proposait de vous envoyer
  des ordres sur la conduite que vous auriez à tenir; je viens
  aujourd'hui vous les transmettre.

  «Aussitôt que vous aurez réuni à Utrecht assez de troupes pour
  marcher sur Amsterdam, vous voudrez bien écrire au chargé d'affaires
  de Sa Majesté l'empereur, que les troupes françaises ayant été
  insultées, et les portes d'Harlem leur ayant été fermées, vous
  demandez réparation de cette offense.

  «Que les Aigles françaises peuvent aller dans tous les pays amis et
  alliés;

  «Que, depuis 15 ans, les troupes françaises ont constamment pu
  parcourir toutes les parties de la Hollande;

  «Que le traité ne fait exception d'aucun point; que c'est donc un
  outrage gratuit que les Hollandais ont fait aux troupes françaises;

  «Que l'empereur y a été très sensible et a ordonné que de nouvelles
  forces entrassent en Hollande.

  «Vous ferez observer en outre que vos instructions ne vous
  prescrivaient point d'occuper Amsterdam, où vous n'aviez rien à
  faire, mais, que le défi porté aux troupes françaises, en leur
  fermant les portes, les intrigues anglaises, tendant à armer les
  Hollandais contre les Français, ont provoqué l'ordre que vous avez
  reçu de vous présenter devant les portes d'Amsterdam; que c'est aux
  Hollandais à voir s'ils veulent nous traiter en amis et alliés, ou
  en ennemis; s'ils veulent se livrer aux conseillers perfides qui
  s'agitent autour du roi pour perdre leur pays.

  «L'empereur veut que vous vous arrangiez de manière à être devant
  Amsterdam deux jours après l'envoi de votre lettre au chargé
  d'affaires de France.

  «Sa Majesté me charge encore de vous dire, qu'il n'y a qu'un moyen
  pour la ville d'Amsterdam de prévenir tout embarras; c'est de
  recevoir les troupes françaises en triomphe et de leur donner une
  fête qui fasse disparaître toutes les acrimonies; l'empereur ne
  voulant souffrir dans aucun pays, qu'on ait l'air de repousser et
  d'insulter les troupes françaises.

  «Vous voudrez bien me faire connaître, en réponse, les dispositions
  que vous aurez prises pour l'exécution des ordres de Sa Majesté.»


  CADORE À SERRURIER.

                                                  Paris, 25 juin 1810.

  «Monsieur, ainsi que j'eus l'honneur de vous l'écrire le 9 de ce
  mois, Sa Majesté n'avait point l'intention de faire occuper
  Amsterdam et n'y avait pas même songé. Mais, une mesure qu'elle
  avait jugée inutile, si le gouvernement de Hollande n'eût pas montré
  un dessein formel de s'y opposer et n'eût pas fait dans cette vue
  des préparatifs, a été rendue nécessaire par ces préparatifs
  mêmes[159]. Comme chef de la ligue continentale, Sa Majesté doit
  constater et maintenir son droit de porter des forces partout où le
  bien de la cause commune l'exige. Elle avait d'ailleurs à venger,
  outre l'offense faite dans Amsterdam à son ambassadeur et qui n'a
  point été réparée, l'outrage que l'on a fait à Haarlem aux Aigles
  Impériales, en leur refusant le passage et en menaçant de tirer sur
  elles. L'ordre a été en conséquence donné à M. le Maréchal, duc de
  Reggio, de se porter sur Amsterdam et d'occuper cette ville. En
  l'annonçant au ministre du roi, vous vous attacherez bien moins à
  combattre ou à prévenir des idées de résistance, car je ne puis
  supposer que l'on en ait aucune de cette espèce, qu'à faire sentir
  que le gouvernement de Hollande peut profiter de cette circonstance
  pour réparer ses torts et recouvrer les bonnes grâces de Sa Majesté
  impériale et royale. Si les troupes françaises arrivent à Amsterdam,
  y sont reçues en triomphe, si la ville donne un grand repas aux
  soldats, si le roi et la cour donnent l'exemple des prévenances et
  des égards envers la France, nul doute que la meilleure intelligence
  ne règne aussitôt entre les deux nations, et que l'empereur n'oublie
  volontiers des torts ainsi réparés. Mais, c'est là le seul moyen de
  les lui faire oublier, et vous aurez soin de l'insinuer aux
  ministres du roi.

         [Note 159: Après cette lettre le doute n'est plus permis sur
         les intentions de l'empereur d'occuper Amsterdam, d'annexer
         la Hollande, de forcer son frère à abandonner la partie.
         Napoléon, on le voit, profite des moindres causes pour en
         faire des prétextes à envahissements. En vain le roi en passe
         par toutes ses volontés. Une exigence satisfaite en amène une
         autre et le gouvernement français ne craint pas, pour envahir
         la Hollande, de s'appuyer sur la ridicule affaire du cocher
         de l'ambassadeur.]

  «Après que l'expédition de M. le Maréchal, duc de Reggio, sera
  consommée, vous demanderez que tous les canons soit transportés sur
  les côtes et qu'on cesse de s'occuper des lignes.

  «Tels sont, Monsieur, les ordres que Sa Majesté me charge de vous
  transmettre.»


  AU ROI DE HOLLANDE.

  «D'autres troupes entrent par Nimègue. L'empereur qui, par
  ménagement pour Votre Majesté, n'avait pas voulu occuper Amsterdam,
  s'est maintenant décidé à y faire entrer ses troupes. Il a regardé
  comme un défi le projet de défendre cette ville et les lignes qu'on
  a fortifiées autour de son enceinte. Rien ne l'indigne comme ce
  projet; en vain on essaye actuellement de le désavouer. L'empereur
  en trouve la preuve dans ce que Votre Majesté a dit au chargé
  d'affaires de France, qu'elle ferait fermer les portes d'Amsterdam,
  afin que les Français ne puissent y entrer que par force, quoiqu'on
  ne pût leur opposer que cette résistance passive, qui servirait au
  moins à constater la violence dont ils useraient; et ici, que Votre
  Majesté me pardonne encore de lui dire des choses si pénibles.
  L'empereur se récrie sur cette conduite inconvenable, «dit-il, de la
  part de mon frère, d'un prince français, de celui qui devrait
  regarder comme son premier titre de français, que j'ai élevé, que
  j'ai fait roi. Insulter mes Aigles! fermer les barrières devant
  elles! Dans toute l'Europe continentale, depuis le golfe de Finlande
  jusqu'au Tage, depuis la Vistule jusqu'à la Sarre, l'Aigle Impériale
  est accueillie et honorée, et une telle injure lui serait faite par
  la Hollande, conquise par les armes françaises, et dont
  l'indépendance est un bienfait de la France!

  «Si cette menace, ajoutait l'empereur, avait été faite par
  l'Autriche ou la Russie, la guerre en aurait été la suite. Si
  c'était le roi de Prusse, ou de Bavière, ou de Wurtemberg, qui se
  fût porté à cette indignité, la perte de son trône en aurait été le
  résultat. C'est pour la repousser que j'occupe Amsterdam. Je n'ai
  aucun intérêt à augmenter le nombre de mes troupes dans la Hollande,
  pays malsain, mais il faut punir la folie de ceux qui ont poussé la
  témérité jusqu'à calculer le petit nombre de troupes que j'avais
  dans ce pays.»

  «Sire, je vous exprime d'une manière vive mais vraie l'indignation
  de l'empereur. Je crois qu'il est encore au pouvoir de Votre Majesté
  de l'apaiser. Que les troupes françaises soient reçues en triomphe à
  Amsterdam; que Votre Majesté soit la première à donner l'exemple
  d'un accueil honorable et amical; que cet exemple soit suivi; que
  les Hollandais traitent les soldats français comme des frères; ils
  trouveront en eux des amis.

  «Les insultes faites à Rotterdam à des officiers français n'ont pas
  moins irrité l'empereur. Il a donné des ordres sévères à l'égard de
  cette ville qu'il sait être habitée par des partisans des Anglais.
  Le premier écart qu'ils se permettraient serait puni avec rigueur.

  «Tels sont, Sire, les motifs de courroux de l'empereur. Il ne
  s'apaisera, et Sa Majesté ne recevra quelque ouverture de la
  Hollande, que lorsque les fortifications élevées autour d'Amsterdam
  auront été détruites, les canons transportés sur les côtes, les
  coupables de l'insulte faite à la livrée de l'empereur punis de
  mort, le ministre de la police renvoyé, l'ancien bourgmestre
  rappelé. Tel est, Sire, le résumé de ce que m'a dit l'empereur.
  J'exprime de nouveau à Votre Majesté l'extrême regret que j'éprouve
  à lui communiquer ces douloureux détails.

  «Je dois actuellement lui parler de la mission de M. Valkenaer.

  «Il m'a dit que Votre Majesté offrait de prêter à l'empereur foi et
  hommage, comme à son souverain. Sire, cette forme n'est plus de nos
  jours, et quant à la dépendance qu'elle exprime, l'empereur, qui la
  regarde comme déjà existante de droit et de fait, ne pourrait y voir
  une concession. L'empereur, souverain du grand empire, chef de la
  ligue continentale, et devenu par la force de ses armes et de son
  génie l'arbitre de l'Europe, peut se regarder comme le suzerain de
  plusieurs princes, mais il a surtout cette opinion à l'égard du roi
  de Hollande, conquête de la France, et il croit devoir exercer des
  droits bien plus étendus sur ce pays, que sa position entre la
  France et l'Angleterre rend si intéressant pour lui. L'empereur a
  même vu dans cette offre la suite de ces fausses idées par
  lesquelles il prétend qu'on séduit et qu'on entraîne Votre Majesté,
  et qui tendent toutes à isoler la Hollande de la France et à lui
  attribuer une indépendance incompatible avec ses devoirs et sa
  position.

  «M. Valkenaer m'a aussi parlé du tribut auquel se soumettait Votre
  Majesté. Sans doute, M. Valkenaer s'est trompé d'époque; il s'est
  cru encore au temps du Directoire. L'empereur, fort d'un revenu de
  800 millions et d'une réserve de 600 millions, n'a besoin ni
  d'argent, ni de crédit, ni de papier. Ce n'est point de l'argent
  qu'il demande à la Hollande, ce sont des vaisseaux et des soldats,
  conformément au traité. On m'a dit que Votre. Majesté réclamait à ce
  prix le commandement des troupes. Que Votre Majesté me pardonne si,
  connaissant le profond mécontentement de l'empereur, je n'ai pas osé
  placer cette demande sous ses yeux. L'empereur se plaint de ce
  qu'aucune condition du traité n'est remplie. Lorsque je lui ai
  rendu compte des progrès de vos armements, que me faisait connaître
  votre chargé d'affaires, il m'objecta qu'il n'y avait pas un
  équipage formé. Lorsque je lui ai soumis la liste des bâtiments
  américains dont les cargaisons devaient être mises à sa disposition,
  il a observé que ces cargaisons n'étaient pas complètes, que la plus
  grande partie en avait été détournée, qu'on avait grossi la liste
  des prises faites par nos corsaires, comme si la Hollande voulait
  s'acquitter à leurs dépens. L'empereur exige que tout soit rendu.
  L'empereur reproche au gouvernement hollandais d'avoir donné des
  licences et autorisé par là un commerce interlope blâmable en
  lui-même et contraire au traité. Tels sont les motifs des nouvelles
  dispositions de l'empereur et de l'entrée en Hollande d'une plus
  grande masse de troupes françaises. L'empereur dit qu'il n'a pas
  voulu laisser égorger les 6,000 Français qu'il y avait placés. Il
  dit encore que dans cette occasion il a dû faire taire la voix de la
  nature et tous les sentiments de son coeur pour n'écouter que les
  intérêts de son peuple en maintenant tous les droits de son trône.

  «Sire, je viens de remplir une tâche pénible, la justice de Votre
  Majesté me répond qu'elle ne méconnaîtra pas ce qu'il m'en a coûté.
  J'aurais trahi sa confiance et celle de l'empereur si j'avais tenu
  un autre langage; mais il m'est consolant de pouvoir ajouter qu'en
  donnant à l'empereur la satisfaction qu'il désire, en éloignant les
  conseils auxquels il aime encore à attribuer les erreurs et les
  torts dont il se plaint, en soumettant à son influence
  l'administration de la Hollande, enfin en gouvernant d'après ses
  principes et ses voeux, et en restant fermement attachée à son
  système, Votre Majesté peut encore reconquérir la bienveillance de
  son auguste frère et régner heureux et tranquille en faisant le
  bonheur de son peuple, regardé alors comme l'ami et l'allié de la
  nation française dont il partagerait les destinées.»


  OUDINOT À CLARKE.

                                                Utrecht, 26 juin 1810.

  «Monseigneur, si, comme S. M. l'empereur paraît l'avoir décidé, je
  suis destiné à entrer à Amsterdam, je vous conjure de me mettre à
  mon aise pour ma conduite envers le roi de Hollande.

  «Jusqu'alors j'ai, _sans m'écarter de mes devoirs et de ma
  fidélité_, su respecter le sang, et je continuerai dans ces
  principes, à moins que je n'aie un ordre contraire de la part de mon
  souverain: enfin, désignez-moi dans cette circonstance, si
  l'empereur lui-même ne me dicte pas ma règle de conduite.


  SERRURIER À CADORE.

                                              Amsterdam, 26 juin 1810.

  «Le roi est toujours à Haarlem, attendant le retour de mon courrier
  et le résultat du double voyage de M. Valkenaer et de M. Roëll. On
  dit que Sa Majesté viendra demain à Amsterdam. J'apprends que l'on
  se flatte ici d'une prochaine dislocation des troupes destinées pour
  la Hollande. Je désire sans doute, Monseigneur, que S. M. Impériale
  juge pouvoir accorder les voeux de ce pays avec les grands intérêts
  de son empire, mais ce que j'ai pu acquérir de connaissance des
  hommes et des choses, en Hollande, me fait souhaiter que la
  distribution des troupes françaises dans ce royaume, et surtout dans
  le rayon de sa frontière, n'éprouve pas de changement, jusqu'au
  moment où les déterminations de Sa Majesté auront été arrêtées par
  elle, mises à exécution, et les garanties données, s'il y a lieu,
  car l'esprit du gouvernement est encore, malgré ses protestations,
  bien loin de ce que l'on doit désirer.

  «Le roi vient de faire de grandes réformes et qui sont, suivant le
  vieux système, tombées presque en entier sur les Français à son
  service. On les renvoie avec toutes sortes de dégoûts. Je
  maintiendrai en leur faveur l'article du décret par lequel S. M.
  l'empereur, en autorisant ses sujets à rester au service de cette
  couronne, stipule qu'ils ne pourront être renvoyés sans pension ou
  retraite.

  «Le gouvernement est fort occupé de la formation de son budget. Ses
  embarras sont excessifs. Le roi a diminué assez considérablement sa
  maison, mais cette économie est peu sensible parmi les besoins
  extrêmes du moment. L'état des finances du royaume est déplorable au
  delà de ce qui peut se concevoir. La ressource ruineuse des arriérés
  et des anticipations est épuisée, et l'on ne trouverait pas dix
  millions à emprunter. Qu'est-ce, en effet, qu'un État qui n'a pas de
  revenu et qui n'a point de crédit pour s'en procurer un artificiel?
  ou qui l'a perdu, ce qui est pis encore. Je dis qui n'a point de
  revenu, puisqu'il est absorbé en entier par l'intérêt de sa dette.
  Je me réserve, Monseigneur, de développer mes opinions à cet égard à
  Votre Excellence, lors du rapport que j'aurai l'honneur de lui faire
  dans quelques jours sur le budget qui aura été arrêté.

  «On ne parle plus de la défense. Cependant les lignes restent
  toujours gardées comme on pourrait faire en présence de l'ennemi. Je
  souhaiterais des ordres à cet égard.

  «On annonce un cercle pour demain. J'aurai soin d'être indisposé.

  «_P.-S._--M. de Caraman arrive. Il m'a redit, Monseigneur, les
  instructions verbales dont Votre Excellence l'a chargé pour moi.
  Votre Excellence peut être assurée que je les suivrai à la lettre.
  J'attends demain des visites d'affaires. J'aurai l'honneur d'écrire
  à Votre Excellence.»


  M. VAN-DER-HEIM À SERRURIER.

                                              Amsterdam, 28 juin 1810.

  «Sa Majesté me charge, Monsieur, de vous faire connaître que,
  d'après la conversation qu'elle a eue avec vous, elle a ordonné à
  son ministre de la police et justice de vous donner connaissance de
  l'état de la procédure contre le malheureux qui, excité par l'appât
  de gagner la prime promise pour la découverte de l'individu qui a
  insulté le cocher de M. l'ambassadeur, s'est dénoncé être le
  coupable, afin que vous puissiez être assuré de l'activité avec
  laquelle elle se poursuit et laquelle sera encore accélérée aussitôt
  le retour dudit cocher.

  «Sa Majesté a dû même forcer l'ancien bourgmestre à rentrer dans la
  place qu'il n'avait quittée que sur ses instances réitérées. Elle
  désire vivement que vous fassiez parvenir le plus promptement
  possible à Sa Majesté impériale et royale la nouvelle assurance que,
  se reposant entièrement sur l'équité de Sa Majesté impériale et
  royale, le roi n'a été et n'est occupé qu'à chercher tous les moyens
  possibles d'exécuter le traité et même de faire de plus tout ce qui
  est en son pouvoir, qui soit agréable à l'empereur.

  «C'est dans cette intention que, malgré les difficultés des
  finances, il a conservé toutes les troupes sous les ordres du duc de
  Reggio et complété les 12,000 hommes. Les marchandises américaines
  sont à la disposition des douaniers français.

  «On a mis toute l'activité possible à l'armement de l'escadre, de
  sorte qu'à la fin de juillet six vaisseaux de ligne seront en rade;
  les trois autres ne pourront l'être qu'au mois d'octobre; tous les
  autres bâtiments sont prêts.

  «Le roi vous prie d'engager Mgr le duc de Cadore à faire valoir les
  bonnes intentions et les efforts du roi et de le bien assurer que
  son unique but est et sera à jamais d'obtenir l'amitié de Sa Majesté
  impériale et royale.»


  SERRURIER À CADORE.

                                              Amsterdam, 29 juin 1810.

  «On s'était trompé en m'annonçant qu'il y aurait aujourd'hui grand
  cercle à la cour. Sa Majesté recevra, à la vérité, mais un petit
  nombre de nationaux et point d'étrangers.

  «J'avais depuis longtemps le désir d'aller rendre ma visite de
  voisinage à M. le maréchal duc de Reggio. J'ai réalisé hier matin ce
  projet. Après avoir déjeuné avec M. le maréchal et passé quelques
  moments encore avec Son Excellence, je suis monté en voiture et suis
  revenu dîner à Amsterdam.

  «Le soir, il y eut cercle chez le grand-chambellan. J'y rencontrai
  M. Van-der-Heim qui, apprenant que M. Caraman était arrivé la
  veille, vint me demander s'il m'avait rapporté une réponse de
  l'empereur aux ouvertures que le roi m'avait chargé de transmettre à
  Sa Majesté impériale et royale. Je dis à M. Van-der-Heim que M. de
  Caraman ne m'avait rien rapporté, que seulement j'étais instruit que
  Sa Majesté impériale et royale gardait un sentiment profond de
  l'insulte faite à son ambassadeur et du retard apporté à la
  satisfaction que j'avais été chargé de demander, comme aussi de
  l'accueil hostile fait à la patrouille française devant Haarlem, et
  que Sa Majesté attendait la satisfaction qui lui était due pour ces
  graves outrages. M. Van-der-Heim me mit alors en avant la
  proclamation publiée au sujet de l'insulte faite aux gens de M. de
  La Rochefoucauld et de l'intention où l'on était de suivre cette
  affaire aussitôt l'arrivée du cocher. Je répondis que la
  proclamation était à la vérité une mesure convenable mais tardive et
  surtout insuffisante, que les demandes que j'avais formées de la
  remise des coupables et de la réintégration de l'ancien bourgmestre
  n'avaient pas eu d'effet jusqu'ici, et que Sa Majesté impériale et
  royale n'était satisfaite sur aucun point; comme il m'alléguait que
  l'on avait abandonné ici toute espèce d'attitude hostile, je lui
  demandai comment je devais donc considérer ce cercle tracé en avant
  de l'armée française, ces redoutes, ces canons et tout cet appareil
  qui semble annoncer qu'on est en présence d'ennemis. Je lui demandai
  si on ferait autre chose en Hollande dans le cas d'une descente des
  Anglais. M. Van-der-Heim me répéta ses protestations de l'intention
  où est le gouvernement de s'en remettre entièrement à la générosité
  de l'empereur et de renoncer à toute attitude qui pourrait offenser
  Sa Majesté impériale et royale. Je répondis que dans ces sortes de
  choses les paroles ne suffisaient pas et que les faits continuaient
  d'être contre le gouvernement.

  «M. Van-der-Heim me parla sur un ton très amer de la conduite de nos
  corsaires qui, selon lui, ne respectaient rien, et me dit que si
  cela devait continuer, il serait impossible d'empêcher les paysans
  de jeter ces gens à la mer. Je répondis avec hauteur que le jour où
  un pareil attentat serait commis serait un jour bien funeste pour la
  Hollande et surtout pour les hommes qui, loin de chercher à adoucir
  les aigreurs, se seraient montrés zélés à les développer; que pour
  moi j'étais tranquille sur le sort des Français en Hollande; que Sa
  Majesté impériale et royale trouverait le moyen de faire respecter
  ses sujets ou de les venger, s'ils étaient insultés, et, pour
  montrer que je ne souffrirais pas que l'on me parlât, en Hollande,
  sur ce ton de menaces, je quittai brusquement M. Van-der-Heim et
  allai m'asseoir à la partie qui m'était destinée. M. Van-der-Heim a
  de la raideur, mais j'espère lui prouver que j'en sais trouver
  aussi, quand les formes de la politesse et de la modération ne
  suffisent pas.

  «Plusieurs personnes, parmi lesquelles des ministres étrangers, sont
  venues hier à moi pour me demander s'il était vrai que Sa Majesté
  l'empereur et roi demandât à la Hollande un emprunt de cinquante
  millions. Je vis l'intention et me hâtai de répondre que ce fait
  n'était pas à ma connaissance et que j'avais toute raison de ne pas
  y croire, que je savais parfaitement que ce que mon souverain avait
  toujours demandé à la Hollande n'avait pas été de l'argent, dont Sa
  Majesté impériale et royale n'avait assurément pas besoin, mais une
  conduite et un système franchement français, et que jamais jusqu'ici
  un voeu aussi raisonnable n'avait pu être rempli.

  «M. Van-der-Heim vient de répondre à la lettre par laquelle je lui
  avais renvoyé son mandat. Il prétend qu'il ne me l'a envoyé que
  parce que la chambre des comptes avait jugé que cette somme m'était
  due, comme étant de nouveau chargé d'affaires. Telle n'est point
  certainement l'intention du règlement. Cependant, il est possible
  qu'il n'y ait pas eu en ceci d'arrière-pensée. Mais en tout état de
  choses, je ne regrette point le refus que j'en ai fait.

  «On me demande à l'instant chez le roi. Demain matin j'aurai
  l'honneur de rendre compte à Votre Excellence de cette nouvelle
  audience.»


  SERRURIER À CADORE.

                                              Amsterdam, 29 juin 1810.

  «Je me suis rendu hier à quatre heures chez le roi, d'après
  l'invitation que j'en avais reçue du chambellan de service. Sa
  Majesté m'a témoigné la douleur qu'elle avait ressentie d'apprendre
  que M. de Caraman n'eût point apporté de réponse aux ouvertures
  qu'elle m'avait chargé de transmettre de sa part à Votre Excellence.
  Le roi me dit que s'étant jeté dans les bras de l'empereur et lui
  ayant remis son sort, celui de ses enfants et de son pays, il avait
  attendu avec confiance les résultats de sa démarche, et qu'elle
  était profondément affligée qu'elle n'ait rien obtenu sur le coeur
  de son auguste frère. Je répondis au roi qu'en effet je n'avais
  point reçu de réponse à la lettre dont j'avais chargé M. de Caraman.
  Je répétai à Sa Majesté ce que j'avais dit à son ministre, que
  seulement il était à ma connaissance que S. M. l'empereur était
  toujours profondément blessé de l'outrage fait à son ambassadeur,
  outrage qui n'était point encore réparé, et de l'insulte plus
  récente faite à ses aigles en avant de Haarlem; que les
  protestations étaient nécessairement insuffisantes dans des choses
  qui touchaient d'aussi près à l'honneur des gouvernements et que des
  faits seuls et des réparations éclatantes pouvaient satisfaire des
  souverains. Le roi me demanda quelle était donc cette satisfaction
  éclatante que désirait l'empereur, ajoutant qu'il la donnerait,
  quelle qu'elle pût être, étant déterminé à faire tout pour apaiser
  son auguste frère. Je répondis à Sa Majesté qu'elle trouverait ce
  moyen de satisfaire S. M. impériale dans les deux demandes que
  j'avais eu précédemment l'honneur de lui faire, savoir: la
  réintégration de M. Van-der-Poll et la remise des coupables, dans
  l'affaire des gens de l'ambassadeur, entre les mains des autorités
  françaises. Ici, le roi montra une profonde répugnance à la
  réinstallation de M. Van-der-Poll, que Sa Majesté prétendit avoir
  demandé sa démission et s'être refusé à rentrer dans sa place. Elle
  me déclara que toute autre satisfaction lui serait moins pénible et
  serait, dans son opinion, moins avilissante pour son autorité. Sa
  Majesté ajouta cependant de suite que si l'empereur l'exigeait, elle
  forcerait ce magistrat à reprendre sa place.

  «Le roi vint ensuite à l'affaire de l'ambassadeur. Sa Majesté
  m'annonça que la procédure était entamée, que déjà un homme était
  venu se déclarer le coupable, que c'était un malheureux dont la
  famille était ruinée et que l'on supposait avoir fait cette démarche
  pour avoir les mille ducatons promis; que, cependant, on allait
  l'examiner, et qu'il serait confronté de suite avec le cocher de
  l'ambassadeur aussitôt son arrivée; mais que la présence de cet
  homme était indispensable pour les confrontations. Sa Majesté me
  pria de l'envoyer au grand bailli aussitôt son retour.

  «Le roi me montra aussi le dessein de renvoyer à Paris M. l'amiral
  Verhuell, comme simple particulier, pour porter aux pieds du trône
  impérial l'expression de ses sentiments et de ses voeux.

  «Le roi m'ayant parlé de ses lignes, je lui représentai combien
  cette attitude était injurieuse pour les armes impériales et le
  scandale qu'elle présentait à l'Europe. Sa Majesté me représenta
  qu'elle avait renvoyé tous les canonniers qui les occupaient aux
  batteries des côtes et qu'elles avaient entièrement perdu de vue ce
  qu'on avait pu y voir de menaçant. Elle ajouta qu'elle n'avait
  jamais eu la pensée d'arrêter les mouvements des troupes françaises,
  mais que le dernier traité, ne portant pas qu'elles occuperaient
  Amsterdam, elle se croyait obligée à ne point y donner son
  consentement. Que, du reste, l'empereur était assurément bien le
  maître d'en user comme Sa Majesté le jugerait convenable. Je
  répliquai au roi qu'il était à ma connaissance que Sa Majesté
  impériale n'avait aucunement pensé à mettre garnison dans Amsterdam
  à l'époque où l'on prit occasion de cette supposition pour prendre
  l'attitude hostile où l'on se trouvait placé vis-à-vis d'elle.

  «À la suite de cette explication, je quittai le roi, qui me
  renouvela la demande instante de transmettre tout de suite à Votre
  Excellence le résultat de cette audience et de la prier d'être
  encore une fois, auprès de Sa Majesté impériale, l'interprète de ses
  déterminations dans ces circonstances. Sa Majesté désire que Votre
  Excellence veuille répéter à S. M. l'empereur qu'elle est prête à
  souscrire à tous les engagements qu'elle voudra lui prescrire pour
  rentrer dans ses bonnes grâces.

  «Je me sers, Monseigneur, autant que je le puis, comme Votre
  Excellence peut le concevoir, des expressions mêmes du roi, sans
  vouloir y ajouter ou y retrancher, pareilles communications ne
  pouvant être rendues avec trop de fidélité. Je ne cacherai point à
  Votre Excellence que ces audiences du roi me gênent extrêmement et
  que j'aurais souhaité que mon ordre d'être indisposé se fût étendu
  jusqu'aux jours où je suis demandé chez Sa Majesté, je sens que je
  serais fort à l'aise et traiterais facilement avec un prince de
  naissance et de toutes les plus puissantes maisons de l'univers;
  mais ce titre si grand, si imposant pour un Français, de frère de
  l'empereur, se présente toujours à ma pensée au moment où je discute
  avec le roi de Hollande. Il détermine ces ménagements et ces égards
  sur lesquels je sais bien que Votre Excellence ne se trompe pas,
  mais que S. M. impériale pourrait attribuer à de la faiblesse, et si
  je n'avais pas déjà le bonheur de pouvoir montrer à mon souverain
  que je ne connais pas ce sentiment quand il y va de son service.

  «Le roi me fait annoncer à l'instant que, par suite de notre
  conversation, Sa Majesté vient d'obliger l'ancien bourgmestre à
  rentrer dans ses fonctions.»


  SERRURIER À CADORE.

                           Amsterdam, 30 juin 1810, 7 heures du matin.

  «La journée d'hier s'est passée sans communication du gouvernement.
  M. Van-der-Heim est parti de grand matin pour Haarlem où j'ai su que
  tous les ministres avaient été convoqués en grand conseil. Dans la
  journée, il m'est venu de la Bourse beaucoup de gens alarmés que
  j'ai rassurés en leur disant qu'à la vérité il se préparait des
  événements intéressants pour leur ville, mais que l'on devait tout
  attendre de la clémence de S. M. l'empereur, si l'on se conduisait
  dans ces circonstances d'une manière convenable envers la France. Je
  suis persuadé que le commerce se montrera bien et que le maréchal en
  sera content.

  «À quatre heures m'est arrivé un aide de camp de M. le maréchal duc
  de Reggio qui m'apportait la demande que fait le maréchal d'une
  satisfaction éclatante pour l'insulte faite devant Haarlem à ses
  aigles, et m'annonçait son arrivée devant les portes d'Amsterdam
  pour le 4. J'ai envoyé aussitôt chez M. Van-der-Heim, qui n'était
  pas encore de retour. Craignant qu'on ne voulût gagner du temps et
  m'échapper, j'écrivis à huit heures à M. Van-der-Heim que je devais
  absolument le voir le soir même ou aujourd'hui de très bonne heure,
  et que l'importance des communications que j'avais à lui faire était
  telle que, s'il devait être retenu à Haarlem, j'irais l'y trouver.
  Je reçus à minuit une réponse. Il m'annonçait son retour et
  m'offrait de me recevoir le lendemain à neuf heures; j'acceptai. Je
  ne réexpédierai l'aide de camp du maréchal qu'après avoir vu M.
  Van-der-Heim et être convenu de tout avec lui.

  «L'inquiétude pour les fonds a dû s'augmenter parmi ces
  circonstances, surtout dans l'ignorance où l'on était des
  déterminations de la cour, et je n'y vois pas un très grand mal. Ils
  sont tombés à 18, mais en général l'esprit est bon, et tout le monde
  désire voir la fin de toutes ces mésintelligences. On demande et
  l'on souhaite universellement que les Français soient bien reçus, et
  chacun s'y prêtera.

  «J'ai vu hier chez moi le brave de Winter. Il allait partir pour les
  eaux, mais sur le bruit de ce qui se préparait, il s'est décidé à
  rester. Ce n'est pas un homme à éloigner dans un moment de crise. Je
  l'ai engagé à se rendre à Haarlem et à aller y donner de bons
  conseils. Il sort à l'instant de chez moi et sera chez le roi dans
  deux heures. J'ai été on ne peut plus content de sa conversation, et
  son noble caractère ne se dément pas. Voilà les loyales et dignes
  inspirations auxquelles je voudrais voir l'esprit du roi livré. Je
  ne rencontre pas depuis hier un honnête homme, un homme d'autorité
  et de lumières, que je ne l'envoie à Haarlem combattre les mauvais
  conseils qui pourraient être donnés au roi.

  «L'amiral souhaite que Sa Majesté l'envoie à Utrecht pour arranger
  toutes choses avec le maréchal duc de Reggio, et je le désire avec
  lui, car alors je suis bien sûr que les choses se feraient
  convenablement. Je témoignerai tout à l'heure à M. Van-der-Heim que
  ce choix me serait agréable, et je ne doute pas qu'il ne le fût à
  Utrecht.

  «J'ai fait prévenir tous les Français militaires et civils,
  autorisés ou non autorisés, de se bien conduire, et j'ai toute
  raison de compter sur eux.

  «Je vais suspendre ma dépêche jusqu'au moment de ma conférence avec
  M. Van-der-Heim.»


                                                        À onze heures.

  «Je sors, Monseigneur, de chez le ministre des affaires étrangères.
  Je lui ai fait les communications dont M. le maréchal duc de Reggio
  m'a chargé pour lui. M. Van-der-Heim m'a répondu que l'occupation
  d'Amsterdam répondait à toutes les satisfactions que je pouvais
  exiger. J'ai demandé au ministre quelles étaient les intentions du
  roi pour la réception des troupes. Il m'a annoncé qu'elles étaient
  toujours telles qu'il avait été autorisé à me les annoncer; que le
  roi recevrait les troupes françaises en connétable. Je dis à M.
  Van-der-Heim que je désirais savoir en détail ce que Sa Majesté
  comptait faire dans cette circonstance, et je le priai de me le
  faire connaître. Il m'annonça alors que le roi avait chargé M. le
  ministre de la guerre, homme parfaitement bien intentionné, de
  régler avec M. le maréchal duc de Reggio tout ce qui concerne
  l'entrée des troupes et leur réception. J'applaudis à cette
  décision, mais n'en insistai pas moins pour avoir ce soir
  communication des déterminations du roi dans cette circonstance si
  décisive. J'excitai le zèle de M. Van-der-Heim, en lui disant que
  j'attendais beaucoup pour le roi et pour le pays de ses conseils;
  qu'il dépendait de lui que j'eusse un bon rapport à faire à S. M.
  impériale et les moyens de rendre la nation et le gouvernement
  intéressants à l'empereur. M. Van-der-Heim m'a promis de me
  rapporter ce soir une réponse positive.

  «J'ai dit à ce ministre que j'apprenais que les canonniers étaient
  encore aux pièces hier, malgré l'annonce que le roi m'avait faite de
  l'ordre donné de les envoyer sur les côtes. M. Van-der-Heim me
  répliqua qu'à la vérité Sa Majesté avait donné cet ordre, mais que
  le ministre de la guerre lui avait observé que l'on ne pouvait
  renvoyer les canonniers sans emmener le matériel et qu'il craignait
  que ce mouvement ne donnât de l'ombrage au maréchal et n'inquiétât
  le peuple; qu'on les avait laissés pour cette raison, mais que
  toutes les sentinelles avaient été retirées, et l'ordre donné de
  laisser tout passer; qu'hier une patrouille française avait
  librement traversé les lignes.

  «J'ai dit à M. Van-der-Heim que si l'on jugeait ne pas devoir
  déplacer les pièces d'artillerie, je croyais qu'il convenait au
  moins de rappeler les canonniers en arrière et de laisser
  provisoirement la garde des pièces au peu d'hommes d'infanterie que
  l'on jugerait nécessaires pour cela. Il m'a promis d'en faire la
  proposition au roi.

  «Demain matin j'espère pouvoir annoncer à Votre Excellence que tout
  est arrangé selon les voeux du maréchal et à mon contentement.»


  CADORE AU ROI LOUIS.

                                                       2 juillet 1810.

  «Sire,

  «M. Vekenaer m'a remis la lettre que Votre Majesté m'a fait
  l'honneur de m'adresser. Il a aussi laissé entre mes mains celle qui
  était destinée à S. M. l'empereur. Je la lui ai présentée.
  L'empereur m'a dit qu'il ne pouvait en prendre connaissance que
  lorsque les outrages dont il se plaint auraient été entièrement
  réparés. Cela me donne, Sire, une tâche pénible à remplir. Je dois,
  pour répondre à la lettre de Votre Majesté et à la confiance dont
  elle m'honore, lui faire connaître les sujets de plaintes de
  l'empereur son frère. Je ne puis mieux le faire qu'en empruntant ses
  propres expressions. Votre Majesté voudra bien se souvenir que dans
  ce que j'aurai l'honneur de lui dire, c'est l'empereur bien plus que
  moi qui lui parle.

  «L'empereur est profondément mécontent; il se regarde comme outragé
  et ne veut entendre à aucun arrangement avec la Hollande et même à
  aucun pourparler avant d'avoir eu satisfaction:

  «1º Sur l'offense faite par la populace d'Amsterdam à la livrée de
  son ambassadeur, sans qu'aucune punition ait été infligée.
  L'empereur regarde même comme aggravant l'insulte cette proclamation
  tardive qui annonçait à toute l'Europe l'impunité dont avait été
  accompagnée cette insulte publiquement faite à un souverain. Elle ne
  peut être lavée que par le sang.

  «2º Sur le traitement fait à son chargé d'affaires la première fois
  qu'il a paru en cette qualité à l'audience de Votre Majesté, et sur
  le silence injurieux gardé envers lui, et cela en présence des
  ministres de Russie, d'Autriche et de toute l'Europe que l'on
  rendait témoin de l'humiliation du représentant de l'empereur;
  aussi, et je dois le faire connaître à Votre Majesté, le chargé
  d'affaires a reçu la défense de paraître désormais à l'audience de
  Votre Majesté.

  «3º Le refus fait à une patrouille française de la laisser entrer
  dans la ville de _Haarlem_. Du moment où l'empereur en a été
  instruit, il a ordonné au général Molitor de se rendre avec sa
  division de Hambourg en Hollande.»


  SERRURIER À CADORE.

                                            Amsterdam, 2 juillet 1810.

  «L'amiral de Winter est descendu hier chez moi deux heures après
  l'expédition de ma dépêche. Il arrivait d'Haarlem. Il avait trouvé
  le roi en conseil délibérant sur les circonstances. L'âme du roi
  paraissait livrée à la plus profonde amertume, et l'amiral entra
  dans sa douleur pour l'adoucir et donner plus d'autorité aux
  conseils qu'il venait offrir. Il dit donc au roi qu'il croyait que
  l'on devait attribuer le malheur des circonstances au mauvais
  système où le gouvernement s'était jeté dès l'origine, et qu'il s'en
  était toujours franchement exprimé, mais qu'il ne s'agissait plus
  du passé, dont on n'était plus le maître, mais de l'avenir qui nous
  appartenait encore; qu'en fidèle sujet il venait offrir au roi sa
  personne, sa vie et ses loyales opinions; que, soit que le
  gouvernement eût des torts envers l'empereur ou qu'il se crût
  calomnié auprès de Sa Majesté, ce moment pouvait redresser toutes
  les opinions et prouver que le roi était toujours ce qu'il devait
  être pour son auguste frère et pour la France, que le roi devait
  recevoir les troupes françaises en connétable, les fêter, les
  accueillir à la tête de son peuple, de ses troupes et de toutes les
  autorités, et que ce jour du 4, qui paraissait à quelques-uns si
  calamiteux, pouvait de cette façon devenir un jour de réconciliation
  entre les deux souverains et fixer sur la nation hollandaise les
  regards bienveillants de l'empereur. L'amiral fut soutenu, à ce
  qu'il m'a dit, avec beaucoup de force, par le général Dumonceau, que
  le maréchal duc de Reggio venait d'envoyer au roi et dont, depuis
  quelque temps, l'ambassade n'avait pas eu à se louer. Il paraît
  qu'il s'est bien montré dans ce moment. Les ministres de la guerre
  et de la marine, quoiqu'avec moins d'énergie, exprimèrent des
  opinions raisonnables, et il n'y eut pas un conseil décidément
  mauvais.

  «Le roi déclara à ses ministres et à ses grands officiers ce que
  déjà il m'avait fait annoncer par le ministre de la marine, qu'il en
  userait dans cette journée en prince français et en connétable, mais
  quand on lui demanda le détail de ses intentions, il dit qu'il
  prescrirait de faire les choses pour le mieux et de façon à donner à
  l'empereur l'opinion qu'il désirait que Sa Majesté prît de son
  peuple; et comme on lui demandait encore quelles dispositions il
  prescrirait pour son palais et pour sa personne, il montra la
  résolution inébranlable de rester dans son pavillon de Haarlem
  jusqu'au retour du courrier qu'il venait d'expédier à l'empereur.
  L'amiral fit les plus grands efforts pour ébranler cette résolution'
  dont il prévoyait tout le mauvais effet. Le roi lui dit que la
  fatalité l'entraînait, que rien ne pouvait désormais lui regagner le
  coeur de son frère, qu'il était décidé à céder à la destinée et
  qu'il resterait à son pavillon de Haarlem jusqu'au retour de son
  courrier. L'amiral m'ajouta que Sa Majesté s'était exprimée
  confidentiellement sur les déterminations graves que ce courrier
  avait dû porter au pied du trône impérial. Il fut impossible
  d'amener le roi à se trouver à Amsterdam le jour de l'entrée des
  troupes. Du reste, il fut décidé par le roi que le général Bruno
  prendrait le commandement des gardes et recevrait le maréchal à leur
  tête; que toutes les autorités seraient présentes, que le
  bourgmestre, M. Van-der-Poll, qui venait enfin de consentir à
  reprendre son poste, ferait toutes les dispositions pour que la
  ville eût dans cette grande circonstance l'attitude qu'elle devait
  avoir, et qu'enfin une fête serait donnée aux soldats par la garde
  et par les citoyens. L'amiral se proposait en me quittant de se
  répandre dans la ville où il est fort connu et d'inspirer aux
  citoyens de toutes les classes les sentiments que l'on devait avoir
  et montrer dans cette occasion si intéressante. Cet avis de l'amiral
  me fut fort utile et le soir, aussitôt que j'eus appris le retour de
  M. Van-der-Heim, je me hâtai de me rendre chez lui. Je lui dis qu'il
  m'était revenu que le projet du roi était de rester le 4 à son
  pavillon de Haarlem, et que je ne pouvais croire à une détermination
  qui ôterait à la fête projetée toute la grâce qu'il était si
  désirable pour tout le monde de lui donner. M. Van-der-Heim me
  répondit que personne autour du roi n'en avait pensé ainsi et que
  dans l'état de brisement où était son âme on n'avait pas cru devoir
  lui demander encore ce sacrifice qui ne semblait pas nécessaire pour
  le bon accueil des troupes; que sûrement le roi s'y serait déterminé
  s'il l'eût cru aussi convenable que je le pensais. Il m'objecta
  d'ailleurs que le roi, frère de l'empereur et connétable de France,
  ne pouvait habiter une ville où il ne commanderait pas, qu'il y
  aurait à tout moment conflit d'autorité, et que Sa Majesté, qui ne
  serait pas maîtresse de la ville, ne pourrait répondre des
  mouvements que la malveillance pourrait chercher à y faire naître.
  Je répondis à M. Van-der-Heim que, comme déjà je le lui avais dit,
  l'affaire du commandement et du mot d'ordre était une affaire que je
  croyais facile à régler entre le roi et le maréchal, et
  qu'assurément le roi pouvait, de la part du maréchal, compter sur
  les respects et les égards qu'il était à tant de titres en droit
  d'en attendre; qu'à la rigueur, si cet objet présentait des
  difficultés que je ne prévoyais pas, le roi serait toujours le
  maître, après avoir reçu le maréchal et les troupes dont il est le
  connétable, de retourner à son pavillon pour y suivre ses desseins
  et attendre le retour de son courrier. Je priai M. Van-der-Heim de
  retourner cette nuit même à Haarlem ou d'y envoyer quelqu'un de ses
  collègues pour représenter toutes ces choses au roi, représentations
  qui, à la vérité, venaient de moi, puisque ce cas n'avait pas été
  prévu par mes instructions, mais qui m'étaient inspirées par le
  désir de voir les choses s'arranger au contentement général et de la
  manière qui pourrait rapprocher davantage Sa Majesté du coeur de son
  auguste frère. M. Van-der-Heim m'a promis d'envoyer un courrier
  cette nuit. J'aurai la réponse dans la journée. Je vais expédier M.
  de Caraman à Utrecht pour informer M. le maréchal. Voici donc,
  Monseigneur, en résumé l'état des choses:

  «Il n'y aura point de résistance.

  «Les troupes seront reçues en triomphe par la garde, ayant le
  général Bruno (Français) à sa tête, et par la bourgeoisie ayant à la
  sienne son ancien bourgmestre.

  «Toutes les autorités seront présentes et en grand gala. Une fête
  sera donnée aux troupes par la ville.

  «Je tâcherai d'obtenir plus, et surtout la présence du roi. Votre
  Excellence peut être assurée que j'en sens l'extrême inconvenance
  et que je ferai tout ce qui pourra dépendre de moi pour y déterminer
  Sa Majesté.

  «J'ai, Monseigneur, des excuses à faire à Votre Excellence pour
  l'extrême désordre de mes dépêches, depuis ces quinze derniers jours
  plus particulièrement, mais je suis obligé d'écrire beaucoup et en
  courant, de sortir et de recevoir beaucoup de monde, et c'est à
  peine si j'ai le temps de mettre quelque ordre dans mes idées. J'ai
  besoin de toute votre indulgence et j'ose la réclamer.

  «_P.-S._--J'apprends à l'instant un fait que l'amiral de Winter n'a
  pas voulu me dire, c'est que la cour a d'abord fort mal accueilli la
  chaleur de ses conseils et l'a même assez maltraité, mais que ce
  brave homme n'en a pas moins soutenu son noble rôle et ses efforts
  pour sauver son pays et son roi du danger des premiers mouvements et
  des résolutions irréfléchies. J'ai aussi beaucoup à me louer de M.
  de Lagendorp, ancien ministre de la guerre.

  «Je n'ai pas encore de certitude sur ce que feront les
  fonctionnaires publics, mais je crois à ce que j'ai annoncé. Je
  verrai ce soir le bourgmestre. Je joins ici la pièce oubliée de
  l'avant-dernier numéro.»


  SERRURIER À CADORE.

                                            Amsterdam, 3 juillet 1810.

  «M. Van-der-Heim, ministre de la marine et des colonies, chargé du
  portefeuille des affaires étrangères, sort à l'instant de chez moi.
  Il était en grand costume et couvert de tous ses ordres. Ce ministre
  est venu m'annoncer que le roi avait abdiqué en faveur de son fils
  aîné, et que l'acte de son abdication avait été adressé par Sa
  Majesté au Corps législatif; que par cet acte la reine était nommée
  régente, qu'un conseil provisoire de régence était nommé, qu'il
  était composé en grande partie du ministère et des grands officiers;
  que deux personnes de marque avaient été dépêchées en courrier, le
  premier pour porter cette communication à Sa Majesté l'empereur, et
  le second à la reine.

  «M. Van-der-Heim m'assura que tout ce qui approche la personne du
  roi avait tout tenté pour le détourner de cette détermination et
  pour l'engager à paraître demain à Amsterdam et à remettre son
  projet à un moment plus convenable; mais le roi était demeuré
  inébranlable.

  «M. Van-der-Heim m'annonça encore que le roi était parti cette nuit
  sans prendre congé de personne, qu'on croyait qu'il avait traversé
  Amsterdam et qu'il était allé se jeter aux pieds de l'empereur. Ce
  ministre finit en me disant qu'il était chargé par la régence
  provisoire de me faire part de ce grand événement et de me déclarer
  officiellement que le gouvernement et la nation se remettaient
  entièrement et avec un abandon absolu à Sa Majesté l'empereur et roi
  des destinées de la patrie.

  «J'ai répondu au ministre que je ne pouvais admettre la
  communication qu'il voulait me faire sur une détermination qui, par
  sa nature, était aussi grave et aurait exigé, à mes yeux, le
  concours et l'assentiment de Sa Majesté l'empereur et roi, comme
  chef de la famille impériale. M. Van-der-Heim me quitta en
  protestant du profond respect et du dévouement de tous les membres
  du conseil pour Sa Majesté impériale et royale, comme de leur
  intention de se conformer à tout ce qu'elle jugerait propre à
  assurer la tranquillité et le bien-être du pays.

  «J'apprends à l'instant qu'une triple proclamation vient d'avoir
  lieu. La première est l'acte même d'abdication. On m'assure qu'elle
  est conçue dans des termes tout à fait inconvenants; mais je ne puis
  rien affirmer jusqu'à ce que j'aie la traduction. Je ne pourrai
  peut-être pas me la procurer avant le départ de monsieur de Caraman
  que je vais expédier à Votre Excellence en courrier; mais je viens
  de l'engager à sortir une seconde fois pour la relire et en prendre
  des notes qu'il portera à Votre Excellence; demain je lui en
  enverrai le texte. La seconde renferme les adieux du Roi à son
  peuple et l'invite à bien recevoir les Français. La troisième est du
  conseil de Régence provisoire et prévient de son installation.

  «Depuis cet état de choses, Monseigneur, je ne me considère plus
  comme accrédité auprès du gouvernement hollandais, et j'interromps,
  dès ce moment, toutes mes communications avec lui.

  «J'informe par monsieur de Caraman le maréchal duc de Reggio de tout
  ceci, et le préviens d'être prêt à tout événement, à arriver ici
  avec sa cavalerie, si les circonstances exigeaient qu'il brusquât
  son entrée. J'apprends que le peuple se précipite en foule pour lire
  la triple proclamation. Je vais faire venir le bourgmestre,
  l'inviter à veiller sur la ville et le rendre responsable des
  désordres qui pourraient arriver cette nuit si la malveillance
  pouvait chercher à tirer parti de cet état de choses.

  «Demain l'autorité militaire commencera; je recevrai monsieur le
  maréchal et vais attendre en particulier les ordres de l'empereur.»


  SERRURIER À CADORE.

                                            Amsterdam, 4 juillet 1810.

  «L'armée impériale a fait aujourd'hui à trois heures son entrée
  triomphale à Amsterdam, ayant son maréchal à sa tête. Les choses se
  sont passées très convenablement. Le maréchal fait partir ce soir
  un de ses aides-de-camp porteur de cette bonne nouvelle pour le
  ministre de la guerre, et j'en profite pour informer également Votre
  Excellence. Demain j'aurai l'honneur de lui donner des détails.

  «J'ai reçu ce matin de M. Van-der-Heim la communication dont copie
  ci-jointe. Je n'ai pas cru pouvoir en accuser réception, non plus y
  répondre. Je joins également ici le numéro du courant qui renferme
  les différentes proclamations du gouvernement. Je n'ai point le
  temps de les faire traduire, mais je suppose qu'on le pourra faire
  dans les bureaux de Votre Excellence, et au besoin M. de Caraman en
  pourrait donner la traduction.

  «La cour, la ville, le gouvernement, la nation entière, tout est aux
  pieds de Sa Majesté l'empereur et roi, et implore sa clémence et sa
  protection; j'attends les ordres de Sa Majesté impériale et les
  directions de Votre Excellence.»


  LE DUC DE REGGIO AU DUC DE FELTRE.

                                  Amsterdam, 5 juillet 1810 (au soir).

  «Monseigneur, le roi étant parti sans dire à personne où il allait,
  il circule dans le public de cette capitale les bruits les plus
  étranges sur le lieu qu'il doit avoir choisi pour sa retraite. Les
  agioteurs et les malveillants ont voulu accréditer l'absurde
  nouvelle que Sa Majesté était passée en Angleterre, et les moins
  déraisonnables en Amérique; mais je suis, de concert avec le
  ministre de la police, occupé à détruire cette calomnie et même à la
  recherche de ceux qui ont répandu de tels bruits.

  «Je viens d'écrire au ministre de la police que je désirerais
  absolument savoir où le roi s'était retiré, avoir des détails sur la
  santé de Sa Majesté, enfin des renseignements détaillés sur tout ce
  qui s'est passé dans cette singulière circonstance.»


  SERRURIER À CADORE.

                                            Amsterdam, 6 juillet 1810.

  «Sa Majesté impériale et royale a dû recevoir par M. le maréchal duc
  de Reggio le détail de son entrée à Amsterdam, des honneurs civils
  et militaires qui lui ont été rendus, des discours qui lui ont été
  adressés et des dispositions généralement bonnes qui lui ont été
  montrées. Cette circonstance vient à l'appui de ce que j'ai souvent
  eu l'occasion de dire à Votre Excellence, que la nation est bien
  disposée et facile à conduire, et que la direction seule des
  affaires a été très mauvaise. La ville n'a jamais été plus
  tranquille. À la première stupeur succède l'espoir que Sa Majesté
  impériale et royale n'abandonnera plus une si bonne nation à
  elle-même et qu'elle daignera la placer désormais sous sa protection
  et sa direction la plus immédiate que possible. C'est le cri général
  de toutes les classes et surtout du commerce. Si l'on rencontre
  encore une crainte, c'est de ne pas obtenir à cet égard des
  déterminations tout à fait définitives.

  «Le maréchal m'avait fait prévenir par son chef d'état-major de
  l'heure où il se présenterait devant les portes. Je suis allé une
  demi-lieue au-devant de Son Excellence, que je n'ai pas tardé à
  apercevoir à la tête de son état-major et de sa cavalerie. Je suis
  alors descendu de voiture, le maréchal a mis pied à terre et nous
  sommes entrés dans une cabane de pêcheurs, au pied de la digue, où
  nous nous sommes entretenus assez longuement sur l'état où j'avais
  laissé la ville et celui où probablement le maréchal allait la
  trouver, sur l'abdication et le départ du roi et l'impression que
  cet événement avait produit, et enfin sur l'ensemble des affaires.
  L'armée avait suspendu sa marche. Après avoir tout concerté pour le
  mieux, le maréchal est remonté à cheval, je suis remonté en voiture,
  et les troupes françaises ont fait leur entrée comme le portait le
  programme. Le maréchal s'est montré particulièrement satisfait de la
  conduite du lieutenant général Bruno et du bourgmestre.

  «L'avant-veille de son départ j'avais été averti que Sa Majesté
  avait fait des questions sur ses voitures et que le grand écuyer lui
  avait répondu dans une bonne intention qu'aucune n'était en état. Je
  prévins le jour même le maréchal de cette circonstance par M. de
  Caraman, quoique je susse que cet avis ne pouvait rien empêcher,
  mais c'était tout ce que je pouvais. Le roi fit acheter une voiture
  qu'il alla joindre vers une heure du matin à pied avec le général
  Travers. La princesse Dolgorouki, qui habite une maison près du
  château, ayant remarqué différents transports de portefeuilles, eut
  l'éveil et vit le roi au moment où il traversait un petit fossé pour
  aller gagner sa voiture. Personne ne sait positivement quelle route
  a suivie Sa Majesté. On assure l'avoir vue au Gueldre, du côté
  d'Arnheim; d'autres personnes parlent d'embarquement et d'Amérique.

  «Avant-hier une députation de la régence est allée complimenter le
  jeune prince. Mme de Boubers, sa gouvernante, dit à Son Altesse
  royale qu'elle devait saluer, mais ne faire aucune réponse, et
  défendit aux officiers attachés à sa personne de l'appeler autrement
  que Monseigneur et Votre Altesse royale, jusqu'au moment où elle
  aurait reçu des ordres de l'empereur.

  «Je prévoyais depuis quelques jours que quelque grande faute allait
  être faite, et c'est pour la détourner qu'outre ce que je pouvais
  faire de démarches officielles, j'avais envoyé à Harlem l'amiral de
  Winter et quelques autres braves gens pour combattre les mauvaises
  résolutions et donner de bons conseils. J'avais fait plus; j'avais
  dit à M. Van-der-Heim, pour l'ébranler et après avoir épuisé tous
  les moyens de persuasion, qu'il ne fallait pas qu'il se fît illusion
  et que si des déterminations contraires à la gloire du roi pouvaient
  prévaloir, jamais Sa Majesté l'Empereur ne pourrait croire qu'elles
  eussent eu leur source dans le coeur de son frère et du connétable
  de France, et que Sa Majesté en attribuerait très naturellement le
  blâme à ses mauvais conseillers. M. Van-der-Heim me répondit qu'il
  voyait où allait ce langage, qu'il avait tout tenté pour amener le
  Roi à recevoir le maréchal et à faire les choses comme il convenait,
  mais que cela fait, il obéissait à son souverain en honnête homme et
  sans examiner s'il y avait du danger attaché à l'exercice de ses
  devoirs. C'est, je crois, le 30 juin ou le 1er juillet que M.
  Van-der-Heim me répondit ainsi, et le Roi partit dans la nuit du 2
  au 3 juillet.

  «Le secret de sa proclamation a été gardé par les ministres, et je
  n'en ai pu avoir connaissance que lorsque déjà elle était affichée à
  tous les coins de rue.

  «La lettre du Roi au Corps législatif est de sept pages et renferme,
  dit-on, des choses très fortes. Ses membres se sont engagés par
  serment à n'en donner aucune communication. On me l'a promise pour
  ce soir ou demain matin: je l'enverrai tout de suite à Votre
  Excellence.

  «Je vais dîner aujourd'hui avec le maréchal chez les magistrats de
  la ville. J'ai déclaré que j'y paraîtrais comme Français et comme
  particulier, mais sans caractère diplomatique.

  «Quelqu'un qui arrive à l'instant de Harlem m'assure que le Roi a
  nommé un conseil d'administration avec pouvoir illimité pour vendre
  et aliéner le mobilier de la couronne à Utrecht, Soesdyck,
  Harlem-le-Loo, etc. Sa Majesté a rendu aussi un décret pour liquider
  les deux millions qu'elle a empruntés sur ses domaines de
  l'Ost-Frise. Le décret doit être communiqué demain et daté du 30
  juin. Je vais en prévenir M. le maréchal duc de Reggio pour que l'on
  fasse suspendre jusqu'au retour des courriers.

  «_P.-S._--Je joins ici le numéro du courant qui renferme le détail
  de l'entrée de nos troupes et de l'accueil qui leur a été fait. On
  me fait craindre de ne pouvoir me procurer la copie promise de la
  lettre du Roi. J'ai promis au maréchal de lui en donner un double si
  je l'obtiens. On y remarque, m'assure-t-on, cette phrase: Je vais
  mener le reste de mes jours une vie errante et fugitive. On croit
  que Sa Majesté s'est dirigée du côté de Farmurigue. Il y a sur cette
  côte beaucoup de navires américains.»


Dès que l'empereur connut l'abdication et le départ de son frère, il
ordonna au duc de Cadore de lui préparer un projet de note à
adresser au ministre des affaires étrangères de Hollande, le baron
de Roëll.

Le duc de Cadore envoya le 5 juillet à Napoléon le projet
ci-dessous:


  «Dans ma note du... j'ai eu l'honneur de vous exposer quelle avait
  été la conduite de la Hollande et combien elle avait nui à la cause
  commune en se livrant à un commerce interlope contraire à ses
  engagements avec la France, contraire au système que les ordres du
  conseil d'Angleterre de novembre 1807 avaient forcé l'empereur
  d'adopter, et je montrais à Votre Excellence comment cette suite
  d'erreurs où la Hollande a été précipitée par l'Angleterre
  nécessitait sa réunion à l'empire.

  «Cependant l'empereur, quoique bien convaincu que tel était l'unique
  remède aux maux dont il se plaignait, a cédé aux voeux de son
  auguste frère en concluant avec lui le traité du 16 mars qui
  conservait l'indépendance de la Hollande et ne lui occasionnait que
  les sacrifices indispensables pour le maintien du système et
  l'intérêt de la cause continentale. Ce traité aurait pu atteindre
  son but si ses clauses avaient été fidèlement observées. Mais aucune
  condition n'a été remplie, excepté celles auxquelles le gouvernement
  hollandais ne pouvait s'opposer, comme la cession de quelques
  provinces qu'occupaient déjà les troupes françaises. De faibles
  efforts ont été faits pour armer l'escadre promise et elle n'a pas
  encore d'équipage: les cargaisons américaines n'ont été livrées qu'à
  moitié et l'on a donné à leur place les prises des corsaires
  français. Le commerce interlope a continué; des licences ont été
  données pour le favoriser. Le gouvernement a montré le même esprit
  de haine et d'opposition à la France. Il a cherché à rendre cette
  disposition populaire; la populace de quelques villes a insulté les
  soldats français, celle d'Amsterdam a insulté l'empereur, dans sa
  livrée portée par le cocher de son ambassadeur, et cet attentat
  commis en plein jour est resté impuni. Le chargé d'affaires de
  France a été l'objet d'une modification offensante pour le souverain
  qu'il représentait. L'aigle impériale, qui dans toute l'Europe est
  reçue en triomphe, a été repoussée d'Harlem, insulte qu'aucun
  souverain de la terre n'aurait pu faire impunément. Si ces griefs
  multipliés ont justement indigné l'empereur, il a encore été plus
  touché de la déplorable situation où se trouve la Hollande. Les
  douaniers français y sont établis et les douanes françaises sont
  fermées au commerce hollandais. Les uns éloignent toutes les
  importations du dehors; celles-ci repoussent toute exportation de la
  Hollande. La misère la plus profonde doit être le résultat de cet
  état de choses, et cet état ne peut être changé. Pour l'intérêt de
  la Hollande, on ne peut sacrifier la cause du continent. La
  révocation des ordres du conseil d'Angleterre aurait pu seule rendre
  l'indépendance de la Hollande compatible avec l'intérêt de la France
  et de l'Europe.

  «L'empereur, lorsque cet intérêt est si violemment blessé, lorsque
  les peuples de Hollande éprouvent par leur isolement nécessaire une
  si grande misère, ne peut donc tarder de prendre un parti. On
  satisfait à toutes les convenances, remédie à tous les maux, celui
  de la réunion de la Hollande à l'empire français. Une absolue
  nécessité en impose l'obligation. Je dois donc faire connaître à
  Votre Excellence que Sa Majesté s'est décidée à _rappeler auprès
  d'elle son auguste frère_ à qui les circonstances ont ôté la
  possibilité de remplir l'objet pour lequel l'empereur l'avait élevé
  sur le trône de Hollande et qui était si bien dans son coeur, celui
  de faire le bonheur de la nation hollandaise, en servant les
  intérêts de la France.»


Cette note résume tous les _prétextes_ saisis par l'empereur pour
expliquer l'annexion de la Hollande. Une des dernières phrases
explique pourquoi Napoléon fit tant d'efforts pour obtenir de son
frère qu'il revînt près de lui en France.


  OUDINOT À CLURKE.

                                            Amsterdam, 7 juillet 1810.

  «Monseigneur, le général Piré que j'ai envoyé ce matin à Harlem pour
  présenter mes hommages au prince royal et me rapporter des nouvelles
  de sa santé me rend compte que Son Altesse impériale jouit d'une
  très bonne santé. Elle a beaucoup pleuré en apprenant le départ du
  Roi, mais elle est tranquille maintenant et ne fait plus de
  question.

  «On paraît croire à Harlem que le Roi a pris la route de Brême et
  que son intention est de s'embarquer pour l'Amérique avec un
  passeport anglais que Sa Majesté s'est procuré en envoyant il y a
  quelque temps un officier à Londres.

  «Le général Travers accompagne Sa Majesté ainsi que le contre-amiral
  Bloys avec un seul valet de chambre. On assure que le Roi a trompé
  ces deux officiers, qu'ils ne savaient rien de ses projets avant son
  départ.

  «Le Roi a emporté avec lui tout l'argent qu'il a trouvé dans les
  caisses des différents services; on évalue la somme, tant en or
  qu'en bijoux, à 600,000 florins, dont 250,000 florins en lettres de
  changes[160].

         [Note 160: Ceci était faux; Louis n'avait emporté que mille
         florins lui appartenant.]

  «Sa Majesté voyage dans une mauvaise voiture de poste du pays.

  «Elle doit avoir fait, la veille de son départ, de fausses
  confidences à presque tous les officiers de sa maison pour les
  tromper sur les motifs de son absence, particulièrement à son grand
  maréchal à qui elle a prescrit quelques dispositions pour sa
  réception au palais de Loo, en lui faisant donner sa parole
  d'honneur de n'en rien dire à personne.

  «On a reçu au palais de Loo un billet du général Travers qui
  annonçait que Sa Majesté faisait un petit voyage et qu'elle
  arriverait incessamment, et qu'on ne fût point inquiet. Ce billet
  était sans date et sans désignation du lieu où il avait été écrit.

  «Le grand maréchal du palais et le grand écuyer assurent que les
  ministres doivent avoir été prévenus la veille du départ du Roi,
  attendu qu'un officier appelé Goty ou des Goty a remis dans la nuit
  du 2 au 3 au ministre de la guerre et dans le conseil des ministres
  qui était assemblé un mot du Roi ainsi conçu: «_Je pars, et au
  moment où vous lisez ce billet je traverse Amsterdam._» Sa Majesté
  n'est point entrée en ville comme elle l'écrivait, mais l'a
  seulement tournée.

  «Le Roi a été reconnu par un Juif à Naarden au moment où le général
  Travers menaçait un postillon de le tuer s'il ne voulait doubler.

  «Il paraît que le Roi craignait d'être reconnu en relayant.

  «Un courrier venu d'Aix-la-Chapelle doit avoir été chargé par Son
  Altesse impériale Madame Mère de dire au Roi: «_Dites à mon fils que
  je ne lui écris pas parce que j'ai peur que vous ne soyez arrêté en
  route_, mais que tout est prêt ici pour le recevoir et que j'espère
  l'embrasser bientôt.»

  «Le Roi a donné ordre de vendre les propriétés qui lui appartiennent
  et même quelques propriétés de la couronne pour payer ses dettes.
  L'intendant de la couronne a déjà commencé ses opérations à cet
  égard en vertu d'un décret antidaté.

  «Votre Excellence trouvera ci-joint copie de la lettre écrite par le
  Roi au Corps législatif avant son départ.

  «_P.-S._--À l'instant où je fermais ma lettre, je reçois celle
  incluse de Mme de Boubers. Je vous prie d'assurer Sa Majesté de tout
  mon zèle et de mes précautions en pareille circonstance. Je vais
  même monter en voiture pour Harlem d'où j'aurai l'honneur de ramener
  le Roi pour peu que cela me semble nécessaire. Quant à ses besoins,
  j'y aurai pourvu de la manière qu'on doit attendre de mon
  dévouement. Ci-joint une autre lettre du ministre de la police du
  royaume de Hollande; c'est un Orangiste dont j'ai peine à obtenir
  les renseignements qui me sont nécessaires.»


  MME DE BOUBERS À OUDINOT.

                                               Harlem, 6 juillet 1810.

  «Monseigneur, la situation dans laquelle je me trouve est très
  embarrassante. J'attends avec la plus grande impatience les ordres
  de Sa Majesté l'Empereur, auquel je vous prie de vouloir faire
  connaître la position du prince.

  «Le palais de Harlem, dans lequel il demeure, doit être vendu, ainsi
  que toutes les maisons que le Roi son père avait. Tous les mobiliers
  d'Amsterdam, de Loo, d'Utrecht, etc., dans peu de jours; le prince
  peut être sans asile; je ne pense pas que l'empereur souffre cela,
  il est très nécessaire que Sa Majesté en soit informé le plus tôt
  possible.

  «On me laisse avec le prince, sans le moindre argent pour lui,
  n'ayant pas de quoi envoyer un courrier si la nécessité l'exigeait.
  On dit les coffres vides, le Roi ayant emporté tout ce qu'il a pu.
  Personne n'est payé ici depuis trois mois, et je ne serai pas
  étonnée que d'un moment à l'autre on refuse de fournir la maison du
  prince.

  «Dans le cas où Sa Majesté l'Empereur ordonnerait que le prince
  revînt en France, il me serait de toute impossibilité de faire le
  voyage. Je vous prie, Monseigneur, de vouloir m'indiquer le moyen de
  me procurer les fonds qui me seront nécessaires ou de demander à Sa
  Majesté l'Empereur ses ordres à ce sujet.

  «Je n'ai pu entrer dans ces détails avec M. Pirée[161] que vous avez
  envoyé au prince. Il était entouré de plusieurs personnes de la
  cour; ne pouvant lui parler en particulier, j'ai pris le parti de
  vous écrire pour vous informer de la situation du prince.

         [Note 161: Le général Pirée.]

  «Quant aux précautions pour sa sûreté, le général de Bruno, mon
  beau-frère, a pris toutes celles qu'il jugeait convenables; mais
  dans ce moment c'est une grande responsabilité dont je sens toute
  l'importance.»


  OUDINOT À CLURKE.

                                            Amsterdam, 7 juillet 1810.

  «Monseigneur, j'ai déjà eu l'honneur de rendre compte à Votre
  Excellence des différentes versions qui circulaient ici sur la
  retraite du Roi. Celle qui s'accrédite le plus en ce moment est que
  Sa Majesté se rend en Amérique; je n'ai point encore de certitude à
  ce sujet, mais je fais faire toutes les diligences nécessaires pour
  être bientôt à même de pouvoir faire connaître à Votre Excellence
  le lieu où Sa Majesté s'est retirée.

  «Je viens d'avoir des nouvelles du Prince Royal; Son Altesse se
  porte très bien; j'aurai l'honneur d'adresser tous les jours à Votre
  Excellence le bulletin de sa santé.

  «L'esprit public de la ville d'Amsterdam est bon et la meilleure
  harmonie continue à régner entre les troupes françaises et les
  habitants.»


  OUDINOT À CLURKE.

                                                 Amsterdam, 7 juillet.

  «Monseigneur, au reçu de la lettre par laquelle Votre Excellence me
  fait connaître l'intention de l'Empereur pour le désarmement des
  lignes d'Amsterdam, j'ai de suite donné l'ordre au commandant de
  l'artillerie de faire les dispositions nécessaires pour enlever les
  pièces qui s'y trouvent et les conduire à Anvers.

  «D'après un état d'armement que je me suis procuré de ces lignes, il
  se trouvait au 6 de ce mois 215 pièces de différents calibres en
  batteries, tant en bronze qu'en fonte. Des officiers sont occupés en
  ce moment à en faire le relevé, que j'aurai l'honneur d'adresser à
  Votre Excellence aussitôt qu'il me sera parvenu.

  «J'ai également donné l'ordre de faire démolir tous les ouvrages qui
  ont été élevés contre nous.»


  OUDINOT À CLURKE.

                                                            7 juillet.

  «Monseigneur, par le rapport que j'ai eu l'honneur d'adresser à
  Votre Excellence pour lui annoncer mon arrivée à Amsterdam, je l'ai
  prévenu que j'avais accepté un dîner qui m'était offert par les
  magistrats de cette ville. Ce dîner a eu lieu hier; je me suis rendu
  avec tous les généraux, les colonels et officiers supérieurs des
  corps et d'état-major. Les ministres, le corps diplomatique et les
  chefs des diverses autorités civiles et militaires y avaient été
  invités. Le bourgmestre Van-der-Poll qui le présidait en a fait les
  honneurs aux Français avec les égards qu'il se plaît à leur marquer
  dans toutes les circonstances. Il a été porté un toast à Leurs
  Majestés Impériales et Royales qui a été accueilli avec enthousiasme
  ainsi que celui de l'armée française. J'ai cru devoir en porter un à
  la prospérité de la ville d'Amsterdam.

  «Cette réunion où une apparente cordialité a régné ne peut
  qu'ajouter à la bonne opinion que j'ai déjà des magistrats qui
  administrent cette ville seulement.»


  OUDINOT À CLURKE.

                                            Amsterdam, 7 juillet 1810.

  «Monseigneur, Votre Excellence a dû voir par toutes les lettres que
  j'ai eu l'honneur de lui écrire depuis mon entrée à Amsterdam, que
  je n'ai qu'à me louer, jusqu'à présent, des magistrats de cette
  ville et du bon esprit qui anime ses habitants. J'ai donc cru
  convenable d'adopter envers eux un système de conciliation que je
  crois dans le sens des volontés de l'Empereur; si cependant il en
  était autrement, je prie Votre Excellence de me tracer la règle de
  conduite que je dois suivre pour remplir les intentions de Sa
  Majesté.»


Le 9 juillet, un décret impérial en douze articles ordonne la
réunion de la Hollande à la France et nomme le duc de Plaisance
lieutenant général de ce pays. Une circulaire dans ce sens est
envoyée aux divers représentants à Paris des puissances étrangères
pour leur expliquer les motifs qui ont nécessité l'annexion. Le
surlendemain, 11 juillet, M. de Hauterive reçoit l'ordre de partir
pour Amsterdam afin d'y prendre les papiers des relations
extérieures, les archives, et de les rapporter à Paris.


  OUDINOT À CLURKE.

                                            Amsterdam, 9 juillet 1810.

  «Monseigneur, n'ayant pu jusqu'à présent avoir aucune communication
  officielle avec le gouvernement provisoire institué par le Roi et
  que je n'ai pas cru devoir reconnaître avant d'avoir reçu les ordres
  de l'Empereur, j'ai pensé que l'état de crise dans lequel cet état
  de choses pouvait jeter la capitale exigeait que je prisse la haute
  main sur tous les militaires de ce pays et qu'aucun mouvement de
  troupes hollandaises ne pût avoir lieu sans mon consentement; j'ai
  écrit dans ce sens au ministre de la guerre et au gouvernement
  d'Amsterdam pour leur faire connaître mes intentions à cet égard, de
  manière que je devienne responsable moi-même des événements qui
  arriveraient en attendant la décision ultérieure de l'Empereur, que
  j'attends ainsi que le pays avec une grande impatience. Du reste
  tout est calme et les fonds gagnent tous les jours.»


  OUDINOT À CLURKE.

                                                      10 juillet 1810.

  «Monseigneur, la Hollande est toujours dans le calme dont j'ai eu
  l'honneur d'entretenir Votre Excellence dans mes précédents
  rapports. Ce pays attend avec une grande impatience la décision de
  son sort. La majeure partie des habitants croit à la réunion et à
  voir consolider la dette au taux où elle est baissée. Les autres
  demandent le maintien du gouvernement royal et la confirmation d'une
  régence, mais non de celle qui existe; car les personnages qui la
  composent sont pour la plupart accusés d'avoir contribué à la
  situation actuelle des choses.

  «J'ai eu l'honneur d'aller hier saluer le Prince Royal; je l'ai
  laissé bien portant. J'ai consenti à ne point faire transporter Son
  Altesse royale à Amsterdam, tant à cause des justes observations que
  m'a faites Mme de Roubers sur la santé de Son Altesse royale que sur
  ce que je me suis assuré qu'elle est convenablement à Harlem et en
  sûreté. J'ai de Son Altesse royale une garde d'honneur française qui
  a son poste au palais et un de mes aides de camp qui fait le service
  de concert avec les officiers de la maison. Enfin cela se passe avec
  les mesures qu'il fallait apporter en pareille circonstance.

  «Les fonds n'ont pas varié depuis avant-hier, quoiqu'on ait fait
  courir plusieurs bruits plus ridicules les uns que les autres.

  «Par ma dernière dépêche, j'ai mandé à Votre Excellence que je
  mettais un régiment à Harlem, celui qui y était destiné viendra
  occuper les trois villes les plus près d'Amsterdam, afin d'y être en
  masse et comme réserve pour cette ville qui, quoique tranquille, a
  besoin de savoir que nous sommes là.

  «Quand Sa Majesté l'Empereur voudra connaître les principaux
  contrebandiers de ce pays, il me sera facile de les signaler, car
  outre les renseignements que je m'étais déjà procurés tant sur leur
  nom que sur la nature et la valeur approximative des affaires qu'ils
  ont faites, c'est à qui des bons négociants viendra les dénoncer. Je
  crois alors qu'une bonne contribution particulière frappée sur eux
  ne serait pas une injustice.

  «Je pense que Votre Excellence n'aura pas manqué de faire connaître
  à l'Empereur que l'abdication, les proclamations placardées et le
  départ du Roi ont eu lieu avant mon entrée à Amsterdam, et que Sa
  Majesté me rend assez de justice pour penser que si je fusse arrivé
  à temps j'aurais intervenu et peut-être empêché l'exécution de cet
  événement extraordinaire.»


  CLURKE À OUDINOT.

                                                      10 juillet 1810.

  «Monsieur le Maréchal, j'ai déjà eu l'honneur d'informer Votre
  Excellence par une dépêche que je lui ai adressée aujourd'hui par
  courrier extraordinaire que, d'après un décret impérial rendu à
  Rambouillet le 9 juillet, la Hollande se trouve dès ce moment réunie
  à la France.

  «Je joins ici, Monsieur le Maréchal, ampliation de ce décret
  impérial, afin de mettre Votre Excellence à portée de connaître les
  dispositions que Sa Majesté impériale et royale a déterminées
  provisoirement relativement à l'administration de cette portion de
  l'empire.

  «Votre Excellence verra par l'article 5 que l'Empereur a nommé M. le
  duc de Plaisance, architrésorier de l'empire, son lieutenant
  général, et que Son Altesse impériale doit se rendre en cette
  qualité à Amsterdam. Vous voudrez bien, en conséquence, Monsieur le
  Maréchal, prendre les ordres de Son Altesse seigneuriale le prince
  architrésorier, en sa qualité de lieutenant général de l'Empereur,
  pour tout ce qui aura rapport au service de Sa Majesté dans
  l'étendue de votre commandement.»


  ZAPFFEL, CHEF DE BATAILLON, AIDE DE CAMP DE CLURKE.

                                           Amsterdam, 11 juillet 1810.

  «Monseigneur, j'ai remis hier à dix heures du soir au maréchal duc
  de Reggio les dépêches que Votre Excellence m'avait données pour
  lui. Je profite du départ d'un aide de camp du maréchal pour vous
  donner le peu de renseignements que j'ai pu me procurer jusqu'à
  présent. Tout est tranquille en Hollande et principalement à
  Amsterdam. Le Prince Royal est à Harlem avec une garde d'honneur
  composée d'une compagnie d'élite du 16e de chasseurs, sous le
  commandement d'un aide de camp du maréchal qui ne perd pas de vue
  Son Altesse royale.

  «Le lieu de la retraite du Roi est encore inconnu. Les uns disent
  qu'il est parti pour l'Amérique et qu'il s'est embarqué à
  Bremen-Lech, les autres assurent qu'il est en Westphalie. Le
  ministre de la police dit que Sa Majesté a été vue le 6 à Hanovre.
  Le bruit court aussi que le Roi doit avoir une entrevue avec Madame
  Mère. Il a emporté tout l'argent qui se trouvait dans les caisses
  publiques et pour une très forte somme de lettres de change. Le
  ministre de Krayendorf a disparu; on dit qu'il s'est embarqué pour
  l'Angleterre. M. le Maréchal s'occupe de le trouver. Il paraît que
  l'opinion générale de Hollande n'est pas contraire à la réunion.

  «Ce qui leur déplaît, c'est l'incertitude où ils sont sur leur sort
  futur. Ils paraissent aussi craindre le système de la conscription;
  ils demandent également si l'Angleterre continuera à leur payer les
  intérêts des fonds qu'ils y ont placés et les intérêts se montent,
  dit-on, à 40 millions de florins par an.

  «Je n'ai pas encore vu M. Serrurier. L'aide de camp du maréchal
  part à l'instant et je n'ai que le temps de vous renouveler
  l'assurance de mon respectueux et bien sincère attachement.»


  OUDINOT À CLURKE.

                                           Amsterdam, 11 juillet 1810.

  «Monseigneur, la surveillance sur la côte a été observée avec autant
  de scrupule que Sa Majesté peut l'avoir désiré, et qui que ce soit
  n'est allé en mer, à ma connaissance, depuis le départ du Roi, à
  moins que ce ne soit l'ex-ministre de la guerre, Krayenhof, que je
  cherche partout et que je ne puis découvrir, mais sur lequel je n'ai
  d'autres indices, sinon qu'il serait depuis plusieurs semaines sur
  les côtes pour y travailler à sa carte qu'on sait qu'il levait au
  nom du Roi. Je n'ai tant cherché ce fonctionnaire que parce qu'il
  passe pour un homme perfide et ennemi de la France, qu'enfin j'ai
  toujours supposé que l'Empereur le poursuivrait un jour pour sa
  conduite pendant son ministère; au reste, s'il est encore en
  Hollande, je ne puis manquer de le découvrir, car j'y ai des
  intelligences partout.

  «Ainsi que j'ai eu l'honneur de le mander à Votre Excellence par mes
  dépêches successives, le Prince Royal est en sûreté et se porte
  bien; Son Altesse royale est traitée en prince de sa maison et à la
  disposition exclusive de l'Empereur.

  «Je n'ai pas manqué de rassurer le pays par tous les moyens qui sont
  en moi et qui peuvent l'amener à voir la réunion d'un oeil
  tranquille. J'ai constamment parlé dans ce sens, par conséquent dans
  celui que vous m'ordonnez au nom de l'Empereur, j'ose même assurer
  que ces précautions ont eu leur utilité et que _si ce n'est chez les
  personnages en places, qui ont peur de les perdre, on trouvera des
  applaudissements_.

  «Sa Majesté sait sûrement qu'il n'a pas dépendu de moi d'empêcher
  que les proclamations du Roi, qui exprimaient si singulièrement ses
  dernières volontés, ne fussent rendues publiques, puisque c'est le 3
  qu'il les a fait lui-même placarder dans Amsterdam et mettre dans
  les journaux, tandis que je ne suis entré que le 4, mais aussitôt
  entré, je me suis occupé à faire arracher ce qui ne l'était pas
  encore.

  «Les derniers renseignements que j'ai obtenus sur la marche du Roi,
  c'est qu'il aurait traversé le 6 la ville de Hanovre, ce qui me fait
  espérer qu'il se retire à Cassel où certains personnages d'ici
  assurent qu'il était attendu.

  «L'embargo existe en Hollande depuis que j'y commande, je pense que
  celui que vous m'ordonnez ne s'étend pas aux pêcheurs qui, au reste,
  sont surveillés, mais qu'on ne pourrait, ce me semble, empêcher de
  faire ce métier, sans un grand préjudice, à cette classe nombreuse
  qui n'existe que par ce moyen, cependant je désire à cet égard une
  explication de Votre Excellence. On est occupé du désarmement et de
  l'importation des pièces; le pays n'a point donné des signes de
  mécontentement à cet égard, seulement le ministre de la guerre a
  réclamé, et je n'ai, bien entendu, tenu aucun compte de sa
  protestation, qu'il ne faisait, au reste, que parce qu'il pense, que
  la mesure est de mon invention.

  «Les fonds ont haussé d'une manière sensible à la bourse d'hier.»


  OUDINOT À CLURKE.

                                                Amsterdam, 12 juillet.

  «Monseigneur, je n'ai reçu qu'aujourd'hui, à midi seulement, la
  lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'adresser pour
  m'annoncer que Sa Majesté l'Empereur avait nommé Son Altesse
  seigneuriale le prince architrésorier son lieutenant général en
  Hollande, et que l'intention de l'Empereur était que le prince
  trouvât partout sur son passage des escortes de cavalerie, depuis
  Nimègue jusqu'à Amsterdam. À la réception de la lettre de Votre
  Excellence, je me suis empressé de donner des ordres pour
  l'exécution des dispositions qu'elle m'a transmises. Comme je n'ai
  pas de cavalerie au-delà d'Utrecht, je crains fort que les
  détachements que j'ai fait commander ne puissent arriver à temps
  pour escorter Son Altesse à son départ de Nimègue; cependant j'ai
  ordonné que la troupe mît la plus grande diligence dans sa marche,
  afin de se conformer aux désirs de Sa Majesté.

  «Votre Excellence peut être persuadée que tout sera disposé au delà
  d'Utrecht pour rendre au prince les honneurs dus à son rang.»


  SERRURIER À CADORE.

                                                      12 juillet 1810.

  «Si l'on en doit croire les entours du Roi, personne autre que les
  compagnons de sa fuite n'a été dans la confidence de Sa Majesté, et
  tout le monde prétend y avoir été trompé. Beaucoup de MM. les gens
  de la cour qui caressaient lâchement les faibles et les erreurs du
  Roi l'accusent aujourd'hui avec la même lâcheté, et c'est à qui
  renchérira de détails et de chefs d'accusation: ces messieurs sont
  fidèles à leur caractère.

  «Il est certain que le Roi avait fait de fausses confidences à ses
  officiers, telles que son projet d'aller au Lao, où il avait fait
  tout disposer pour le recevoir, et à Aix-la-Chapelle où il s'était
  fait annoncer et qu'il a exécuté son dessein avec une profondeur de
  secret dont on n'eût pas cru Sa Majesté capable. On assure que deux
  ou trois de ses ministres au plus ont été dans la confidence; cela
  me paraît difficile. Mais au moins aucun fonctionnaire, douteux pour
  la cour et surtout du parti français, n'a été admis au secret.
  J'aurais pu être informé par eux seuls, car pour les moyens
  d'argent, cet agent excellent pour arracher les secrets de bureau
  n'aurait pu prendre sur des hommes de parti et sur des ministres,
  sans doute égarés au moins, mais honnêtes gens hors de là et
  supérieurs à de pareilles séductions. Puis la cour était à Harlem,
  et l'on avait su, par autorité ou par peur, éloigner encore une fois
  de moi tout ce qui aurait pu m'instruire. Cet extravagant projet
  d'abdication sans le concours de Sa Majesté impériale et royale et
  le scandale de la proclamation n'avaient dû ni pu entrer dans la
  pensée de personne, et avec tous j'y ai été pris au dépourvu. J'ose
  penser que de beaucoup plus habiles ministres l'auraient été
  également, et je crois avoir fait dans cette circonstance tout ce
  qui était humainement possible pour détourner le Roi de mauvaises
  résolutions et pour lui faire inspirer celles que je croyais
  conformes à sa gloire et à son intérêt. J'ai eu le bonheur d'obtenir
  du reste tout ce que j'avais été chargé de demander, mais l'esprit
  du Roi était hors de ma portée et de mon pouvoir.

  «Quand j'ai été instruit, il était trop tard pour rien empêcher. Le
  mal était fait. J'aurais inutilement montré du ressentiment et mes
  cris d'effroi, et j'aurais compromis mon autorité sans rien arrêter.
  J'ai préféré en laisser l'odieux à la cour, la responsabilité aux
  ministres et me borner à déclarer froidement que mes fonctions
  avaient cessé jusqu'au retour de mon courrier.

  «Le résultat de tant de fautes est que le mot de réunion s'articule
  enfin tout haut à Amsterdam. C'est par le commerce que ce voeu
  commence à se prononcer. Longtemps comprimée par le respect
  qu'inspirait une autorité émanée du trône impérial, l'autorité
  affranchie par le départ du Roi commence à s'énoncer avec force et
  liberté, et, pour peu qu'elle reçoive d'encouragement, elle
  deviendra un cri général. Ce n'est pas qu'il n'y ait en Hollande un
  sentiment profond de la patrie et un regret amer de ne pouvoir plus
  former une nation, mais les gens raisonnables se demandent où est
  cette patrie? et ils ne la trouvent ni dans cette marine
  hollandaise, jadis si puissante, aujourd'hui nulle, ni dans l'armée
  réduite à 10,000 hommes et bientôt sans recrutement, ni dans ses
  institutions dégénérées, ni dans ses moeurs si différentes de celles
  des premiers confédérés d'Utrecht, ni surtout dans aucune des
  circonstances intérieures et extérieures de cet État, et qui lui ont
  valu, dans le passé, une épisode brillante, mais passagère, de
  prospérité. C'est l'intérêt qui forme les sociétés politiques, et
  c'est lui qui les dissout; et c'est parce que les Hollandais ne
  trouvent plus dans leur parti social la sûreté, la protection et
  les grands avantages qu'il leur garantissait autrefois qu'ils sont
  amenés à en désirer la dissolution et à souhaiter d'entrer dans
  cette grande famille qui présente aujourd'hui, par-dessus toutes les
  autres, cet attrait et cette garantie à ses voisins. Beaucoup de
  négociants sont venus me parler dans cet esprit. J'ai applaudi à
  leur zèle et au sentiment juste qu'ils me montraient de l'état réel
  de leur patrie. Je leur ai répondu que j'ignorais l'accueil qu'un
  pareil voeu recevrait de mon souverain, mais que j'étais assuré que,
  quelque décision qui lui fût à cet égard inspirée par l'intérêt de
  son empire, Sa Majesté impériale n'apprendrait jamais sans
  satisfaction le nom des étrangers qui plaçaient leurs espérances
  dans sa protection. J'attendrai pour répondre plus positivement les
  instructions de Votre Excellence, et sur toutes choses j'aurai
  l'honneur de me concerter avec M. le maréchal duc de Reggio.

  «Je viens de dire, Monseigneur, que l'intérêt bien entendu était le
  principe qui déterminait le sentiment d'une nation sur son
  institution, et j'ai expliqué par là comment c'est aujourd'hui le
  commerce qui exprime le premier ce voeu de réunion. Je n'ai pas pour
  cela prétendu dire qu'il n'y eût pas de nobles exceptions à cette
  loi de l'intérêt, et je n'en avais pas besoin, puisque les
  exceptions n'ont jamais détruit un principe. Oui, sans doute, il est
  partout des âmes privilégiées parmi les hommes qui, indépendamment
  de tout calcul, tiennent à leur patrie par un aveugle, mais noble
  instinct, et la Hollande, malgré son esprit mercantile, renferme
  encore de nobles citoyens. Mon avis est qu'il faut les admirer et
  les acquérir, mais qu'ils ne changent rien aux calculs généraux que
  l'on doit faire sur une nation.

  «Le nivellement des lignes et l'évacuation du matériel de
  l'artillerie sur Anvers ne rencontrent aucune difficulté. Le
  ministre de la guerre a d'abord fait quelques représentations, mais
  le maréchal n'a pas tardé à lui faire expédier les ordres
  nécessaires à cette opération. Tout le monde voit avec plaisir la
  destruction de ces lignes, source de tant de chagrins et de fautes.
  Elles furent commencées en 1787, à l'occasion des Prussiens qu'elles
  n'arrêtèrent pas, et il a fallu la démence de don Quichotte
  Krayenhoff pour imaginer qu'elles dussent arrêter les aigles
  impériales. Amsterdam ne demande qu'à rester la première banque de
  l'Europe et à se livrer tout entière, à l'ombre d'une grande
  puissance, à son industrie et à son commerce.

  «Les ministres s'abstiennent de tout acte de régence, et le maréchal
  les tient en respect.

  «_P.-S._--Le ministère de la police se prétend instruit que le Roi a
  passé à Hanovre le 6. Depuis là, la trace de Sa Majesté est
  incertaine. Quelques-uns prétendent qu'il se rend par Lumbourg à
  Altona où les embarquements pour l'Amérique sont faciles. Peut-être
  en saurai-je plus demain.»


  SERRURIER À CADORE.

                                                      13 juillet 1810.

  «J'ai reçu hier à midi le courrier que Votre Excellence m'a fait
  l'honneur de m'expédier de Rambouillet le 9 de ce mois. J'ai fait
  part aussitôt à M. le maréchal duc de Reggio des grandes
  dispositions que votre dépêche renferme.

  «De concert nous avons vu les principaux fonctionnaires et nous
  sommes satisfaits de la disposition d'esprit dans laquelle le décret
  de réunion a été reçu. Déjà comme Votre Excellence le verra par mon
  numéro d'hier, le voeu commençait à s'exprimer hautement pour la
  réunion, et la nouvelle en a été fort bien accueillie. La réunion
  est aujourd'hui considérée par les esprits froids comme le port de
  salut de la Hollande, et si l'on a un regret, c'est qu'elle n'ait
  pas eu lieu quelques années plus tôt, mais alors les événements
  n'étaient pas encore mûrs.

  «Je me suis présenté hier soir chez M. Van-der-Heim; j'y retournerai
  ce matin pour concerter tout ce qui a rapport à l'arrivée de
  monseigneur l'architrésorier. Le maréchal a donné des ordres pour la
  réception de Son Altesse, et nous irons dans sa voiture à une
  demi-lieue au-devant d'Elle.

  «Le bourgmestre continue de se conduire fort bien. Il a mieux reçu
  que je ne m'y attendais la nouvelle de la réunion. Je savais qu'il
  craignait d'en être considéré par ses compatriotes comme
  l'instrument. Le maréchal a été également fort content de lui à
  cette occasion. M. Van-der-Poll fait toutes ses dispositions pour
  bien recevoir le prince. Son exemple a de l'autorité dans Amsterdam
  et entraînera toute la magistrature. Je croirais d'un bon effet que
  Sa Majesté impériale et royale jugeât devoir faire quelque chose
  pour ce magistrat.

  «Le commerce est satisfait. L'article 2, qui déclare Amsterdam la
  troisième ville de l'empire, flatte l'orgueil national et adoucit le
  chagrin de cesser de former une nation. La mesure de 50 % sur les
  denrées coloniales en les laissant aux propriétaires a beaucoup
  tranquillisé le commerce et contente tout le monde. Elle donnera
  beaucoup au fisc et personne ne s'en plaindra.

  «L'article de la rédaction blesse cruellement les propriétaires de
  rentes, mais cette mesure était devenue inévitable. On en gémit plus
  qu'on ne s'en plaint, et la certitude de payements réguliers aidera
  à adoucir cette plaie. Il faut s'attendre qu'elle produira un vide
  sensible dans les contributions à venir, mais l'intention de
  l'Empereur étant de les réduire, cet inconvénient sera moins
  sensible.

  «Les Hollandais sont également très frappés de la magnifique
  représentation que Sa Majesté impériale leur accorde dans les trois
  grands corps de l'État; ils ne s'attendaient pas à plus de moitié.
  Cette disposition fait plus de bien encore qu'on n'en avoue. Elle
  ouvre la porte à bien des ambitions et à bien des espérances qui
  n'osent pas encore éclater parmi les regrets de la patrie, mais qui
  germent déjà profondément.

  «En général, tout le monde s'accorde à admirer les sages
  dispositions de ce décret de la réunion si promptement conçu et
  arrêté.

  «Votre Excellence peut compter sur mon empressement à aider Son
  Altesse l'architrésorier de l'empire de ce que je puis avoir acquis
  de connaissance du pays et des personnes.

  «Je rendrai un compte journalier à Votre Excellence, comme elle le
  demande. Je suis fort aise d'apprendre qu'une estafette va être
  établie de Paris à Amsterdam. Elle portera à Votre Excellence un
  bulletin de tous les jours. Jusque-là, il n'a pas dépendu de moi que
  mes dépêches parvinssent rapidement à Votre Excellence, je ne
  pouvais que les envoyer au quartier général et les recommander
  fortement.

  «Le coeur de l'amiral de Winter saigne. Ce brave homme regrette que
  les fautes de son gouvernement aient amené la réunion de son pays,
  et il croyait encore à la possibilité de lui conserver une
  administration séparée et de la rattacher inséparablement à la
  France. Du reste, c'est un intrépide soldat, un Français de système
  déjà depuis quinze ans, admirateur enthousiaste de l'Empereur, et
  qui sera consolé quand il verra son pays heureux sous les lois d'un
  si grand prince. C'est un de ces hommes dont je parlais hier à Votre
  Excellence. Le maréchal le juge comme moi.

  «Je ne réexpédierai mon courrier que ce soir à Votre Excellence. Je
  désire pouvoir lui faire connaître les dispositions que le ministère
  m'aura montrées, mais je ne doute pas que tant de clémence ne les
  touche profondément.

  «J'interromps ma dépêche.

  «M. Van-der-Heim sort de chez moi. Il était fort ému; il m'a dit
  qu'il n'attendait que sévérité de la part de Sa Majesté impériale,
  et que le ministère n'en éprouvait, au contraire, dans ces
  circonstances si pénibles pour tous, que des marques de grandeur et
  de générosité. Il n'avait pas d'expression pour me rendre combien il
  était frappé et touché de la grandeur d'un pareil traitement. Tous
  ses collègues partageaient ses sentiments et sa reconnaissance. Ils
  feront tout, m'a dit M. Van-der-Heim, pour justifier l'estime que Sa
  Majesté impériale daigne leur montrer. Tout le monde interroge M.
  Janssens et sort charmé de ses réponses.

  «Le palais est préparé pour recevoir le prince architrésorier, et M.
  Van-der-Heim m'a dit que le conseil avait décidé de faire rendre à
  Son Altesse seigneuriale les plus grands honneurs qui soient à
  accorder.

  «Un courrier du prince, descendu chez le maréchal, lui annonce sa
  prochaine arrivée. Je dîne chez M. le duc, et, aussitôt que nous
  serons avertis de l'approche de Son Altesse seigneuriale, nous
  monterons en voiture pour aller au-devant d'elle.

  «M. Van-der-Heim m'a dit qu'il avait eu ici des nouvelles de Hanovre
  du Roi; que sa santé était à cette époque bonne; qu'on le supposait
  dans le voisinage; que le Roi témoignait le désir d'apprendre si les
  Français avaient été bien reçus et si ses ordres à cet égard avaient
  été remplis; qu'il ne croyait pas, lui ministre, à un embarquement,
  et que Sa Majesté avait, lors de l'abdication, montré à la vérité le
  désir d'être en Amérique, mais une juste répugnance à courir la
  chance d'être amené en Angleterre. M. Van-der-Heim ajouta avec
  sensibilité que le dernier voeu, mais bien ardent de ses anciens
  sujets, était que Sa Majesté impériale pût lui pardonner et le
  rapprocher d'elle. Il persista dans l'opinion que le Roi n'était
  point embarqué; mais je ne pus en obtenir l'aveu qu'il connût le
  lieu de sa retraite.

  «Je verrai ce soir et demain beaucoup de fonctionnaires, de
  militaires et de négociants, et je remplirai les intentions de Sa
  Majesté impériale et royale. La garde est enchantée.

  «_P.-S._--On a répandu ici le bruit que Sa Majesté l'Empereur,
  indigné des faux rapports qui lui avaient été faits par M. de
  Larochefoucauld sur la Hollande, l'avait fait arrêter et conduire au
  Temple. Je ne rends compte à Votre Excellence de ce bruit ridicule
  que parce qu'il a occupé hier et avant-hier tout Amsterdam.»


  SERRURIER À CADORE.

                                                      14 juillet 1810.

  «Monseigneur, l'architrésorier de l'empire est arrivé ce matin; le
  maréchal duc de Reggio a fait rendre à Son Altesse seigneuriale tous
  les honneurs dus au lieutenant général de Sa Majesté l'Empereur et
  Roi, et le gouvernement provisoire avait de son côté fait les
  dispositions pour bien recevoir Son Altesse. Le bourgmestre et le
  président des ministres l'ont complimentée. Son Altesse a paru
  satisfaite de sa réception. Elle est descendue au palais.

  «J'ai reçu ce matin, par un courrier extraordinaire de M. le comte
  de Lavalette, l'annonce du décret impérial du 10 de ce mois, qui
  ordonne l'établissement d'un service journalier en estafette de
  Paris à Amsterdam et d'Amsterdam à Paris. Ce courrier était la
  première expédition, et désormais ce service ne souffrira plus
  d'interruption. J'ai fait parvenir sur-le-champ au prince
  architrésorier les dépêches qu'elle m'a apportées pour lui. J'ai
  aussi fait remettre celle qui était à l'adresse de M. le maréchal
  duc de Reggio. L'expédition de l'estafette se fera désormais de chez
  le prince.

  «Parmi le tumulte des premières présentations je n'ai pu encore
  entretenir bien sérieusement le prince. Je dois ce soir me rendre
  chez Son Altesse, après l'expédition de l'estafette, pour parler
  affaire avec un peu plus de suite.

  «J'ai annoncé à Son Altesse l'arrivée de M. d'Auterive, chargé d'une
  mission spéciale de Sa Majesté impériale. Je proposerai ce soir au
  prince les moyens les plus propres à assurer le succès de son
  opération. Si des papiers ont dû être soustraits, l'enlèvement en
  aura été fait dans ces huit premiers jours, mais ce qui existe sera
  conservé, et peut-être sera-t-il possible de retrouver la trace de
  ce qui a été enlevé. Je ne puis encore rien garantir à cet égard.

  «La seule affaire importante dont j'ai trouvé le moment de parler au
  prince a été le moyen que j'imagine le meilleur pour arriver à la
  trace du Roi. M. de La Tour, son médecin, a reçu de M. Van-der-Heim
  l'ordre de joindre Sa Majesté. Mais, soit scrupule envers la France,
  soit timidité ou tout autre motif, il a refusé jusqu'ici de partir.
  M. de La Tour a l'ordre de se rendre à un point quelconque où il
  recevra de nouveaux ordres qui le conduisent jusqu'au roi. En
  faisant partir le médecin et en le faisant suivre, on trouverait
  sûrement la trace de Sa Majesté, à moins que la défiance ne l'ait
  fait renoncer à son docteur et changer les indications données. Le
  prince archichancelier est entré dans cette idée. Son Altesse a dit
  à M. de La Tour que son opinion était que Sa Majesté l'empereur ne
  trouverait pas mauvais que le médecin du roi l'attachât à ses pas,
  et son projet est de le faire suivre.

  «J'ai causé ce matin avec les principaux personnages et les
  ministres. Tout le monde a plus ou moins pris son parti, et toutes
  les espérances se trouvent du côté du nouvel ordre de choses. Les
  ministres m'ont dit que tout était facile à arranger, excepté les
  finances. Leur opinion était que le service de ces six derniers mois
  d'exercice provisoire présenterait les plus extrêmes embarras. Ils
  se proposaient d'en rendre immédiatement compte au prince
  architrésorier.

  «La ville est parfaitement tranquille, et c'est à peine si l'on
  s'aperçoit que le pays a changé de domination. Le maréchal a donné
  les ordres pour l'embargo et pour empêcher l'émigration.»


  OUDINOT À CLARKE.

                                                      14 juillet 1810.

  «Monseigneur, le ministre de la marine, président du Conseil des
  ministres, questionné par quelqu'un sur la retraite du roi, a
  déclaré qu'il croyait Sa Majesté à Hanovre; sur l'observation qui
  lui fut faite que le bruit était généralement répandu dans le public
  que Sa Majesté s'était embarquée pour l'Amérique, il répondit qu'au
  moment de l'abdication on avait agité dans le Conseil des ministres
  la question de savoir où il serait convenable que Sa Majesté se
  retirât et, qu'entre autres opinions émises à cet égard, quelqu'un
  avait parlé de l'Amérique. Sur quoi le roi avait dit: «_Ah! oui, je
  voudrais bien être en Amérique._» Mais que l'idée de la possibilité
  d'être pris en mer par les Anglais et conduit à Londres l'avait
  empêché de s'embarquer et décidé à se retirer à Loo. Un courrier,
  expédié au roi par le président de la Régence, s'étant rendu dans ce
  château et n'ayant point trouvé Sa Majesté, a si bien suivi la trace
  de sa route qu'il l'a atteint à Hanovre où il lui avait remis ses
  dépêches. Ce courrier a rapporté que Sa Majesté se portait bien,
  qu'elle avait demandé avec beaucoup d'intérêt des nouvelles de la
  Hollande et des détails sur la réception des Français à Amsterdam.

  «Le ministre de la marine a déclaré qu'il n'avait pas de raison de
  croire que Sa Majesté avait quitté Hanovre.»


  LE DUC DE REGGIO AU DUC DE FELTRE.

                                           Amsterdam, 14 juillet 1810.

  «Monseigneur, S. A. le prince architrésorier de l'empire est arrivé
  ce matin en bonne santé. Elle a reçu partout les honneurs dus à son
  rang. Elle n'a point tenu la route de Nimègue, ainsi que Votre
  Excellence me le mandait, mais bien celle de Mardick et par Gauda.

  «On a remarqué avec satisfaction la garde nationale sous les armes
  mêler ses témoignages à ceux des troupes françaises et
  ex-hollandaises, ce qui signifie, ainsi que je l'ai prédit, que le
  pays sera bientôt à l'unisson des Français. Le bourgmestre, M. Van
  der Poll, homme essentiel dans son poste, qui n'a cessé de donner
  des garanties sur ses sentiments pour l'empereur, n'a réaccepté son
  emploi qu'ensuite de la promesse qu'il pourrait obtenir sa démission
  après quinzaine. Il demande qu'on lui tienne parole, mais je compte
  insister près du prince pour que ce magistrat respectable soit de
  nouveau invité à continuer ses fonctions. Il établit sa demande sur
  sa mauvaise santé. Le véritable motif est qu'il n'est pas assez
  courageux pour résister aux apostrophes que lui font les Orangistes
  de s'être abandonné au système français, qu'enfin il voudrait en se
  retirant à la campagne y jouir du repos qu'il réclame.

  «Si l'empereur, dont on apprécie tous les bienfaits de son décret en
  faveur de la Hollande, pouvait donner l'espoir d'une visite dans
  cette nouvelle partie de son empire, cela donnerait l'élan qu'il
  faut pour le napoléoniser entièrement. Au reste, la tranquillité
  règne et personne, je pense, n'osera la troubler.

  «M. le duc de Plaisance étant chargé de l'organisation du pays et
  des finances, je crois qu'il serait désormais superflu de m'en
  occuper et d'entretenir Votre Excellence d'autres choses que du
  militaire.

  «M. le général comte de Lauriston, aide de camp de l'empereur,
  recevra, ce matin, Son Altesse le grand-duc, qui sera ensuite
  conduit à Amsterdam. Ce prince trouvera ici les mêmes honneurs qu'à
  Harlem.

  «Je ne puis m'empêcher de réitérer à Votre Excellence une demande de
  quatre généraux de brigade et deux ou trois adjudants-commandants,
  de quelques officiers d'état-major et du génie, et enfin d'un
  service en chef de santé, et de demander M. le général Maison pour
  une de mes deux brigades vacantes et les adjudants-commandants
  désignés par mes précédentes; tous sont dans leurs foyers, quand je
  pourrais les employer ici utilement.

  «On est occupé à faire la reconnaissance des îles désignées par la
  lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 9 de
  ce mois. Ci-joint un mémoire sur celle de Schouren dont je vous ai
  adressé un exemplaire dans les temps; l'auteur mérite un certain
  crédit.

  «Demain je passe en revue la garde et le jour suivant celle de deux
  régiments de ligne. Cette troupe prêtera le serment et d'avance je
  garantis de l'enthousiasme.

  «Maintenant, mon cher duc, que les intentions de l'empereur seront
  remplies relativement à ce pays, ne pourriez-vous pas solliciter en
  ma faveur un congé de vingt à vingt-cinq jours? il m'en faudrait 10
  pour l'aller et le retour et le reste pour arranger mes affaires qui
  sont en si mauvais état, faire lever les scellés et enfin prendre de
  nouveaux termes avec mes créanciers qui me persécutent et troublent
  mon repos. Voyez, je vous prie, si vous voulez me rendre ce
  service.»


  OUDINOT À CLARKE.

                                                      14 juillet 1810.

  «Monseigneur, M. le général Lauriston s'est rendu ce matin à Harlem,
  près de S. A. S. le grand-duc de Berg, qui lui a été remis par M. le
  général Bruno. Toutes les dispositions prescrites par la lettre que
  Votre Excellence m'a fait l'honneur de vous écrire le 10 de ce mois,
  pour faire escorter le prince jusque sur le territoire français, ont
  été exécutées. J'ai également prévenu l'intendant-général du roi que
  les domaines appartenant à la couronne ne devaient pas être vendus
  et que toute disposition faite à cet égard par ordre de Sa Majesté,
  avant l'arrivée du prince architrésorier, serait déclarée nulle, et
  je l'ai invité à suspendre l'effet de toutes les ventes qui auraient
  pu être faites avant cette époque.»


  LE DUC DE REGGIO AU DUC DE FELTRE.

                                           Amsterdam, 24 juillet 1810.

  «Monseigneur, je reçois à l'instant de Hambourg les renseignements
  suivants sur la route qu'aurait tenue le roi de Hollande. Sa Majesté
  doit avoir passé le 5 de ce mois à Osnabruck et le 12 à Dresde, se
  rendant aux bains de Toeplitz et de Carlsbaden en Bohême.»




TABLE DES MATIÈRES


                                                  Pages

     PRÉFACE                                          I

       I. LE ROI JOSEPH                               1

      II. LE ROI LOUIS                               86

     III. LE ROI JÉRÔME                             164


     APPENDICE. Correspondance diplomatique relative
       à la Hollande pendant le règne du roi Louis,
      de juin 1806 à juillet 1810                     i






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