Le diable boiteux, tome II

By Alain René Le Sage

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Title: Le diable boiteux, tome II

Author: Alain René Le Sage

Editor: Pierre Jannet

Release Date: November 10, 2013 [EBook #44142]

Language: French


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LE

DIABLE BOITEUX

PAR LE SAGE

SUIVI DE L'ENTRETIEN DES CHEMINÉES DE MADRID

ET D'UNE JOURNÉE DES PARQUES

PAR LE MÊME AUTEUR

ET PRÉCÉDÉ D'UNE NOTICE

PAR M. PIERRE JANNET

TOME II

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

27, PASSAGE CHOISEUL, 27

M DCCC LXXVI




_Tous droits réservés._

E. PICARD.

IMP. EUGÈNE HEUTTE ET Cie, A SAINT-GERMAIN.



LE DIABLE BOITEUX



CHAPITRE XIII

_La force de l'amitié._

HISTOIRE.


Un jeune cavalier de Tolède, suivi de son valet de chambre, s'éloignait
à grandes journées du lieu de sa naissance, pour éviter les suites d'une
tragique aventure. Il était à deux petites lieues de la ville de
Valence, lorsqu'à l'entrée d'un bois il rencontra une dame qui
descendait d'un carrosse avec précipitation: aucun voile ne couvrait son
visage, qui était d'une éclatante beauté, et cette charmante personne
paraissait si troublée, que le cavalier, jugeant qu'elle avait besoin de
secours, ne manqua pas de lui offrir celui de sa valeur.

«Généreux inconnu, lui dit la dame, je ne refuserai point l'offre que
vous me faites: il semble que le ciel vous ait envoyé ici pour détourner
le malheur que je crains. Deux cavaliers se sont donné rendez-vous dans
ce bois; je viens de les y voir entrer tout à l'heure; ils vont se
battre; suivez-moi, s'il vous plaît: venez m'aider à les séparer.» En
achevant ces mots, elle s'avança dans le bois, et le Tolédan, après
avoir laissé son cheval à son valet, se hâta de la joindre.

«A peine eurent-ils fait cent pas, qu'ils entendirent un bruit d'épées,
et bientôt ils découvrirent entre les arbres deux hommes qui se
battaient avec fureur. Le Tolédan courut à eux pour les séparer, et, en
étant venu à bout par ses prières et par ses efforts, il leur demanda le
sujet de leur différend.

«Brave inconnu, lui dit un des deux cavaliers, je m'appelle don Fadrique
de Mendoce, et mon ennemi se nomme don Alvaro Ponce. Nous aimons dona
Théodora, cette dame que vous accompagnez; elle a toujours fait peu
d'attention à nos soins, et quelques galanteries que nous ayons pu
imaginer pour lui plaire, la cruelle ne nous en a pas mieux traités.
Pour moi, j'avais dessein de continuer à la servir malgré son
indifférence; mais mon rival, au lieu de prendre le même parti, s'est
avisé de me faire un appel.

«--Il est vrai, interrompit don Alvar, que j'ai jugé à propos d'en user
ainsi: je crois que si je n'avais point de rival, dona Théodora pourrait
m'écouter: je veux donc tâcher d'ôter la vie à don Fadrique, pour me
défaire d'un homme qui s'oppose à mon bonheur.

«--Seigneurs cavaliers, dit alors le Tolédan, je n'approuve point votre
combat; il offense dona Théodora: on saura bientôt dans le royaume de
Valence que vous vous serez battus pour elle: l'honneur de votre dame
vous doit être plus cher que votre repos et que vos vies. D'ailleurs,
quel fruit le vainqueur peut-il attendre de sa victoire? Après avoir
exposé la réputation de sa maîtresse, pense-t-il qu'elle le verra d'un
oeil plus favorable? Quel aveuglement! Croyez-moi, faites plutôt sur
vous, l'un et l'autre, un effort plus digne des noms que vous portez:
rendez-vous maîtres de vos transports furieux, et, par un serment
inviolable, engagez-vous tous deux à souscrire à l'accommodement que
j'ai à vous proposer; votre querelle peut se terminer sans qu'il en
coûte du sang.

«--Eh! de quelle manière? s'écria don Alvar.--Il faut que cette dame se
déclare, répliqua le Tolédan; qu'elle fasse choix de don Fadrique ou de
vous, et que l'amant sacrifié, loin de s'armer contre son rival, lui
laisse le champ libre.--J'y consens, dit don Alvar, et j'en jure par
tout ce qu'il y a de plus sacré; que dona Théodora se détermine: qu'elle
me préfère, si elle veut, mon rival; cette préférence me sera moins
insupportable que l'affreuse incertitude où je suis.--Et moi, dit à son
tour don Fadrique, j'en atteste le ciel: si ce divin objet que j'adore
ne prononce point en ma faveur, je vais m'éloigner de ses charmes; et si
je ne puis les oublier, du moins je ne les verrai plus.»

«Alors le Tolédan, se tournant vers dona Théodora: «Madame, lui dit-il,
c'est à vous de parler: vous pouvez d'un seul mot désarmer ces deux
rivaux; vous n'avez qu'à nommer celui dont vous voulez récompenser la
constance.--Seigneur cavalier, répondit la dame, cherchez un autre
tempérament pour les accorder. Pourquoi me rendre la victime de leur
accommodement? J'estime, à la vérité, don Fadrique et don Alvar, mais je
ne les aime point; et il n'est pas juste que, pour prévenir l'atteinte
que leur combat pourrait porter à ma gloire, je donne des espérances que
mon coeur ne saurait avouer.

«--La feinte n'est plus de saison, Madame, reprit le Tolédan; il faut,
s'il vous plaît, vous déclarer. Quoique ces cavaliers soient également
bien faits, je suis assuré que vous avez plus d'inclination pour l'un
que pour l'autre: je m'en fie à la frayeur mortelle dont je vous ai vue
agitée.

«--Vous expliquez mal cette frayeur, répartit dona Théodora: la perte de
l'un ou de l'autre de ces cavaliers me toucherait sans doute, et je me
la reprocherais sans cesse, quoique je n'en fusse que la cause
innocente; mais si je vous ai paru alarmée, sachez que le péril qui
menace ma réputation a fait toute ma crainte.»

«Don Alvaro Ponce, qui était naturellement brutal, perdit enfin
patience. «C'en est trop, dit-il d'un ton brusque; puisque Madame refuse
de terminer la chose à l'amiable, le sort des armes en va donc décider.»
En parlant de cette sorte, il se mit en devoir de pousser don Fadrique,
qui, de son côté, se disposa à le bien recevoir.

«Alors la dame, plus effrayée par cette action que déterminée par son
penchant, s'écria toute éperdue: «Arrêtez, seigneurs cavaliers; je vais
vous satisfaire. S'il n'y a pas d'autre moyen d'empêcher un combat qui
intéresse mon honneur, je déclare que c'est à don Fadrique de Mendoce
que je donne la préférence.»

«Elle n'eut pas achevé ces paroles, que le disgracié Ponce, sans dire un
seul mot, courut délier son cheval, qu'il avait attaché à un arbre, et
disparut en jetant des regards furieux sur son rival et sur sa
maîtresse. L'heureux Mendoce, au contraire, était au comble de sa joie:
tantôt il se mettait à genoux devant dona Théodora, tantôt il embrassait
le Tolédan, et ne pouvait trouver d'expressions assez vives pour leur
marquer toute la reconnaissance dont il se sentait pénétré.

«Cependant la dame, devenue plus tranquille après l'éloignement de don
Alvar, songeait avec quelque douleur qu'elle venait de s'engager à
souffrir les soins d'un amant dont à la vérité elle estimait le mérite,
mais pour qui son coeur n'était point prévenu.

«Seigneur don Fadrique, lui dit-elle, j'espère que vous n'abuserez pas
de la préférence que je vous ai donnée; vous la devez à la nécessité où
je me suis trouvée de prononcer entre vous et don Alvar; ce n'est pas
que je n'aie toujours fait beaucoup plus de cas de vous que de lui: je
sais bien qu'il n'a pas toutes les bonnes qualités que vous avez: vous
êtes le cavalier de Valence le plus parfait, c'est une justice que je
vous rends; je dirai même que la recherche d'un homme tel que vous peut
flatter la vanité d'une femme; mais, quelque glorieuse qu'elle soit pour
moi, je vous avouerai que je la vois avec si peu de goût, que vous êtes
à plaindre de m'aimer aussi tendrement que vous le faites paraître. Je
ne veux pourtant pas vous ôter toute espérance de toucher mon coeur: mon
indifférence n'est peut-être qu'un effet de la douleur qui me reste
encore de la perte que j'ai faite depuis un an de don André de
Cifuentes, mon mari. Quoique nous n'ayons pas été longtemps ensemble, et
qu'il fût dans un âge avancé lorsque mes parents, éblouis de ses
richesses, m'obligèrent à l'épouser, j'ai été fort affligée de sa mort:
je le regrette encore tous les jours.

«Eh! n'est-il pas digne de mes regrets? ajouta-t-elle; il ne ressemblait
nullement à ces vieillards chagrins et jaloux qui, ne pouvant se
persuader qu'une jeune femme soit assez sage pour leur pardonner leur
faiblesse, sont eux-mêmes des témoins assidus de tous ses pas, ou la
font observer par une duègne dévouée à leur tyrannie. Hélas! il avait en
ma vertu une confiance dont un jeune mari adoré serait à peine capable.
D'ailleurs, sa complaisance était infinie, et j'ose dire qu'il faisait
son unique étude d'aller au-devant de tout ce que je paraissais
souhaiter. Tel était don André de Cifuentes. Vous jugez bien, Mendoce,
que l'on n'oublie pas aisément un homme d'un caractère si aimable: il
est toujours présent à ma pensée, et cela ne contribue pas peu, sans
doute, à détourner mon attention de tout ce que l'on fait pour me
plaire.»

«Don Fadrique ne put s'empêcher d'interrompre en cet endroit dona
Théodora: «Ah! Madame, s'écria-t-il, que j'ai de joie d'apprendre de
votre propre bouche que ce n'est pas par aversion pour ma personne que
vous avez méprisé mes soins: j'espère que vous vous rendrez un jour à ma
constance.--Il ne tiendra point à moi que cela n'arrive, reprit la dame,
puisque je vous permets de me venir voir et de me parler quelquefois de
votre amour: tâchez de me donner du goût pour vos galanteries; faites en
sorte que je vous aime: je ne vous cacherai point les sentiments
favorables que j'aurai pris pour vous; mais si malgré tous vos efforts
vous n'en pouvez venir à bout, souvenez-vous, Mendoce, que vous ne serez
pas en droit de me faire des reproches.»

«Don Fadrique voulut répliquer; mais il n'en eut pas le temps, parce que
la dame prit la main du Tolédan et tourna brusquement ses pas du côté de
son équipage. Il alla détacher son cheval qui était attaché à un arbre,
et, le tirant après lui par la bride, il suivit dona Théodora, qui monta
dans son carrosse avec autant d'agitation qu'elle en était descendue; la
cause toutefois en était bien différente. Le Tolédan et lui
l'accompagnèrent à cheval jusqu'aux portes de Valence, où ils se
séparèrent. Elle prit le chemin de sa maison, et don Fadrique emmena
dans la sienne le Tolédan.

«Il le fit reposer, et, après l'avoir bien régalé, il lui demanda en
particulier ce qui l'amenait à Valence, et s'il se proposait d'y faire
un long séjour. «J'y serai le moins de temps qu'il me sera possible, lui
répondit le Tolédan: j'y passe seulement pour aller gagner la mer, et
m'embarquer dans le premier vaisseau qui s'éloignera des côtes
d'Espagne; car je me mets peu en peine dans quel lieu du monde
j'acheverai le cours d'une vie infortunée, pourvu que ce soit loin de
ces funestes climats.--Que dites-vous? répliqua don Fadrique avec
surprise; qui peut vous révolter contre votre patrie, et vous faire haïr
ce que tous les hommes aiment naturellement?--Après ce qui m'est arrivé,
répartit le Tolédan, mon pays m'est odieux, et je n'aspire qu'à le
quitter pour jamais.--Ah! seigneur cavalier, s'écria Mendoce attendri de
compassion, que j'ai d'impatience de savoir vos malheurs! si je ne puis
soulager vos peines, je suis du moins disposé à les partager. Votre
physionomie m'a d'abord prévenu pour vous; vos manières me charment, et
je sens que je m'intéresse déjà vivement à votre sort.

«--C'est la plus grande consolation que je puisse recevoir, seigneur don
Fadrique, répondit le Tolédan; et pour reconnaître en quelque sorte les
bontés que vous me témoignez, je vous dirai aussi qu'en vous voyant
tantôt avec Alvaro Ponce, j'ai penché de votre côté. Un mouvement
d'inclination, que je n'ai jamais senti à la première vue de personne,
me fit craindre que dona Théodora ne vous préférât votre rival, et j'eus
de la joie lorsqu'elle se fut déterminée en votre faveur. Vous avez
depuis si bien fortifié cette première impression, qu'au lieu de vouloir
vous cacher mes ennuis, je cherche à m'épancher, et trouve une douceur
secrète à vous découvrir mon âme; apprenez donc mes malheurs.

«Tolède m'a vu naître, et don Juan de Zarate est mon nom. J'ai perdu
presque dès mon enfance ceux qui m'ont donné le jour, de manière que je
commençai de bonne heure à jouir de quatre mille ducats de rente qu'ils
m'ont laissés. Comme je pouvais disposer de ma main, et que je me
croyais assez riche pour ne devoir consulter que mon coeur dans le choix
que je ferais d'une femme, j'épousai une fille d'une beauté parfaite,
sans m'arrêter au peu de bien qu'elle avait, ni à l'inégalité de nos
conditions. J'étais charmé de mon bonheur, et, pour mieux goûter le
plaisir de posséder une personne que j'aimais, je la menai, peu de jours
après mon mariage, à une terre que j'ai à quelques lieues de Tolède.

«Nous y vivions tous deux dans une union charmante, lorsque le duc de
Naxera, dont le château est dans le voisinage de ma terre, vint, un jour
qu'il chassait, se rafraîchir chez moi. Il vit ma femme et en devint
amoureux; je le crus du moins, et ce qui acheva de me le persuader,
c'est qu'il rechercha bientôt mon amitié avec empressement, ce qu'il
avait jusque-là fort négligé; il me mit de ses parties de chasse, me fit
force présents, et encore plus d'offres de services.

«Je fus d'abord alarmé de sa passion; je pensai retourner à Tolède avec
mon épouse, et le ciel, sans doute, m'inspirait cette pensée;
effectivement, si j'eusse ôté au duc toutes les occasions de voir ma
femme, j'aurais évité les malheurs qui me sont arrivés; mais la
confiance que j'avais en elle me rassura. Il me parut qu'il n'était pas
possible qu'une personne que j'avais épousée sans dot et tirée d'un état
obscur fût assez ingrate pour oublier mes bontés. Hélas! je la
connaissais mal. L'ambition et la vanité, qui sont deux choses si
naturelles aux femmes, étaient les plus grands défauts de la mienne.

«Dès que le duc eut trouvé moyen de lui apprendre ses sentiments, elle
se sut bon gré d'avoir fait une conquête si importante. L'attachement
d'un homme que l'on traitait d'_Excellence_ chatouilla son orgueil et
remplit son esprit de fastueuses chimères; elle s'en estima davantage et
m'en aima moins. Ce que j'avais fait pour elle, au lieu d'exciter sa
reconnaissance, ne fit plus que m'attirer ses mépris: elle me regarda
comme un mari indigne de sa beauté, et il lui sembla que, si ce grand
seigneur qui était épris de ses charmes l'eût vue avant son mariage, il
n'aurait pas manqué de l'épouser. Enivrée de ces folles idées, et
séduite par quelques présents qui la flattaient, elle se rendit aux
secrets empressements du duc.

«Ils s'écrivaient assez souvent, et je n'avais pas le moindre soupçon de
leur intelligence; mais enfin je fus assez malheureux pour sortir de mon
aveuglement. Un jour je revins de la chasse de meilleure heure qu'à
l'ordinaire: j'entrai dans l'appartement de ma femme; elle ne
m'attendait pas sitôt: elle venait de recevoir une lettre du duc, et se
préparait à lui faire réponse. Elle ne put cacher son trouble à ma vue;
j'en frémis, et, voyant sur une table du papier et de l'encre, je jugeai
qu'elle me trahissait. Je la pressai de me montrer ce qu'elle écrivait;
mais elle s'en défendit, de sorte que je fus obligé d'employer jusqu'à
la violence pour satisfaire ma jalouse curiosité; je tirai de son sein,
malgré toute sa résistance, une lettre qui contenait ces paroles:

  _Languirai-je toujours dans l'attente d'une seconde entrevue? Que vous
  êtes cruelle, de me donner les plus douces espérances et de tant
  tarder à les remplir! Don Juan va tous les jours à la chasse, ou à
  Tolède: ne devrions-nous pas profiter de ces occasions? Ayez plus
  d'égard à la vive ardeur qui me consume. Plaignez-moi, Madame: songez
  que si c'est un plaisir d'obtenir ce qu'on désire, c'est un tourment
  d'en attendre longtemps la possession._

«Je ne pus achever de lire ce billet sans être transporté de rage; je
mis la main sur ma dague, et dans mon premier mouvement je fus tenté
d'ôter la vie à l'infidèle épouse qui m'ôtait l'honneur; mais, faisant
réflexion que c'était me venger à demi, et que mon ressentiment
demandait encore une autre victime, je me rendis maître de ma fureur. Je
dissimulai; je dis à ma femme, avec le moins d'agitation qu'il me fut
possible: «Madame, vous avez eu tort d'écouter le duc: l'éclat de son
rang ne devait point vous éblouir; mais les jeunes personnes aiment le
faste: je veux croire que c'est là tout votre crime, et que vous ne
m'avez point fait le dernier outrage: c'est pourquoi j'excuse votre
indiscrétion, pourvu que vous rentriez dans votre devoir, et que
désormais, sensible à ma seule tendresse, vous ne songiez qu'à la
mériter.»

«Après lui avoir tenu ce discours, je sortis de son appartement, autant
pour la laisser se remettre du trouble où étaient ses esprits, que pour
chercher la solitude dont j'avais besoin moi-même pour calmer la colère
qui m'enflammait. Si je ne pus reprendre ma tranquillité, j'affectai du
moins un air tranquille pendant deux jours; et le troisième, feignant
d'avoir à Tolède une affaire de la dernière conséquence, je dis à ma
femme que j'étais obligé de la quitter pour quelque temps, et que je la
priais d'avoir soin de sa gloire pendant mon absence.

«Je partis; mais, au lieu de continuer mon chemin vers Tolède, je revins
secrètement chez moi à l'entrée de la nuit, et me cachai dans la chambre
d'un domestique fidèle, d'où je pouvais voir tout ce qui entrait dans ma
maison. Je ne doutais point que le duc n'eût été informé de mon départ,
et je m'imaginais qu'il ne manquerait pas de vouloir profiter de la
conjoncture: j'espérais les surprendre ensemble; je me promettais une
entière vengeance.

«Néanmoins je fus trompé dans mon attente: loin de remarquer qu'on se
disposât au logis à recevoir un galant, je m'aperçus au contraire que
l'on fermait les portes avec exactitude, et trois jours s'étant écoulés
sans que le duc eût paru, ni même aucun de ses gens, je me persuadai que
mon épouse s'était repentie de sa faute, et qu'elle avait enfin rompu
tout commerce avec son amant.

«Prévenu de cette opinion, je perdis le désir de me venger, et, me
livrant aux mouvements d'un amour que la colère avait suspendu, je
courus à l'appartement de ma femme: je l'embrassai avec transport, et
lui dis: «Madame, je vous rends mon estime et mon amitié. Je vous avoue
que je n'ai point été à Tolède: j'ai feint ce voyage pour vous éprouver.
Vous devez pardonner ce piége à un mari dont la jalousie n'était pas
sans fondement: je craignais que votre esprit, séduit par de superbes
illusions, ne fût pas capable de se détromper; mais, grâces au ciel,
vous avez reconnu votre erreur, et j'espère que rien ne troublera plus
notre union.»

«Ma femme me parut touchée de ces paroles, et, laissant couler quelques
pleurs: «Que je suis malheureuse, s'écria-t-elle, de vous avoir donné
sujet de soupçonner ma fidélité! J'ai beau détester ce qui vous a si
justement irrité contre moi; mes yeux depuis deux jours sont vainement
ouverts aux larmes, toute ma douleur, tous mes remords seront inutiles:
je ne regagnerai jamais votre confiance.--Je vous la redonne, Madame,
interrompis-je tout attendri de l'affliction qu'elle faisait paraître,
je ne veux plus me souvenir du passé, puisque vous vous en repentez.»

«En effet, dès ce moment j'eus pour elle les mêmes égards que j'avais
eus auparavant, et je recommençai à goûter des plaisirs qui avaient été
si cruellement troublés: ils devinrent même plus piquants; car ma femme,
comme si elle eût voulu effacer de mon esprit toutes les traces de
l'offense qu'elle m'avait faite, prenait plus de soin de me plaire
qu'elle n'en avait jamais pris: je trouvais plus de vivacité dans ses
caresses, et peu s'en fallait que je ne fusse bien aise du chagrin
qu'elle m'avait causé.

«Je tombai malade en ce temps-là. Quoique ma maladie ne fût point
mortelle, il n'est pas concevable combien ma femme en parut alarmée:
elle passait le jour auprès de moi; et la nuit, comme j'étais dans un
appartement séparé, elle me venait voir deux ou trois fois, pour
apprendre par elle-même de mes nouvelles: enfin, elle montrait une
extrême attention à courir au-devant de tous les secours dont j'avais
besoin; il semblait que sa vie fût attachée à la mienne. De mon côté,
j'étais si sensible à toutes les marques de tendresse qu'elle me
donnait, que je ne pouvais me lasser de le lui témoigner. Cependant,
seigneur Mendoce, elles n'étaient pas aussi sincères que je me
l'imaginais.

«Une nuit, ma santé commençait alors à se rétablir, mon valet de chambre
vint me réveiller: «Seigneur, me dit-il tout ému, je suis fâché
d'interrompre votre repos; mais je vous suis trop fidèle pour vouloir
vous cacher ce qui se passe en ce moment chez vous: le duc de Naxera est
avec madame.»

«Je fus si étourdi de cette nouvelle, que je regardai quelque temps mon
valet sans pouvoir lui parler: plus je pensais au rapport qu'il me
faisait, plus j'avais de peine à le croire véritable. «Non, Fabio,
m'écriai-je, il n'est pas possible que ma femme soit capable d'une si
grande perfidie! Tu n'es point assuré de ce que tu dis.--Seigneur,
reprit Fabio, plût au ciel que j'en pusse encore douter; mais de fausses
apparences ne m'ont point trompé. Depuis que vous êtes malade, je
soupçonne qu'on introduit presque toutes les nuits le duc dans
l'appartement de madame: je me suis caché pour éclaircir mes soupçons,
et je ne suis que trop persuadé qu'ils sont justes.»

«A ce discours, je me levai tout furieux; je pris ma robe de chambre et
mon épée, et marchai vers l'appartement de ma femme, accompagné de
Fabio, qui portait de la lumière. Au bruit que nous fîmes en entrant, le
duc, qui était assis sur son lit, se leva, et, prenant un pistolet qu'il
avait à sa ceinture, il vint au-devant de moi et me tira: mais ce fut
avec tant de trouble et de précipitation, qu'il me manqua. Alors je
m'avançai sur lui brusquement et lui enfonçai mon épée dans le coeur. Je
m'adressai ensuite à ma femme, qui était plus morte que vive: «Et toi,
lui dis-je, infâme, reçois le prix de toutes tes perfidies.» En disant
cela, je lui plongeai dans le sein mon épée toute fumante du sang de son
amant.

«Je condamne mon emportement, seigneur don Fadrique, et j'avoue que
j'aurais pu assez punir une épouse infidèle sans lui ôter la vie; mais
quel homme pourrait conserver sa raison dans une pareille conjoncture?
Peignez-vous cette perfide femme attentive à ma maladie;
représentez-vous toutes ses démonstrations d'amitié, toutes les
circonstances, toute l'énormité de sa trahison, et jugez si l'on ne doit
point pardonner sa mort à un mari qu'une si juste fureur animait.

«Pour achever cette tragique histoire en deux mots: après avoir
pleinement assouvi ma vengeance, je m'habillai à la hâte; je jugeai bien
que je n'avais pas de temps à perdre; que les parents du duc me feraient
chercher par toute l'Espagne, et que, le crédit de ma famille ne pouvant
balancer le leur, je ne serais en sûreté que dans un pays étranger:
c'est pourquoi je choisis deux de mes meilleurs chevaux, et avec tout ce
que j'avais d'argent et de pierreries, je sortis de ma maison avant le
jour, suivi du valet qui m'avait si bien prouvé sa fidélité: je pris la
route de Valence, dans le dessein de me jeter dans le premier vaisseau
qui ferait voile vers l'Italie. Comme je passais aujourd'hui près du
bois où vous étiez, j'ai rencontré dona Théodora, qui m'a prié de la
suivre et de l'aider à vous séparer.»

«Après que le Tolédan eût achevé de parler, don Fadrique lui dit:
«Seigneur don Juan, vous vous êtes justement vengé du duc de Naxera;
soyez sans inquiétude sur les poursuites que ses parents pourront faire:
vous demeurerez, s'il vous plaît, chez moi, en attendant l'occasion de
passer en Italie. Mon oncle est gouverneur de Valence; vous serez plus
en sûreté ici qu'ailleurs, et vous y serez avec un homme qui veut être
uni désormais avec vous d'une étroite amitié.»

«Zarate répondit à Mendoce dans des termes pleins de reconnaissance, et
accepta l'asile qu'il lui présentait. Admirez la force de la sympathie,
seigneur don Cléofas, poursuivit Asmodée: ces deux jeunes cavaliers se
sentirent tant d'inclination l'un pour l'autre, qu'en peu de jours il se
forma entr'eux une amitié comparable à celle d'Oreste et de Pylade. Avec
un mérite égal, ils avaient ensemble un tel rapport d'humeur, que ce qui
plaisait à don Fadrique ne manquait pas de plaire à don Juan; c'était le
même caractère: enfin ils étaient faits pour s'aimer. Don Fadrique,
surtout, était enchanté des manières de son ami: il ne pouvait même
s'empêcher de les vanter à tout moment à dona Théodora.

«Ils allaient souvent tous deux chez cette dame, qui voyait toujours
avec indifférence les soins et les assiduités de Mendoce. Il en était
très-mortifié, et s'en plaignait quelquefois à son ami, qui, pour le
consoler, lui disait que les femmes les plus insensibles se laissaient
enfin toucher; qu'il ne manquait aux amants que la patience d'attendre
ce temps favorable; qu'il ne perdît point courage; que sa dame, tôt ou
tard, récompenserait ses services. Ce discours, quoique fondé sur
l'expérience, ne rassurait point le timide Mendoce, qui craignait de ne
pouvoir jamais plaire à la veuve de Cifuentes. Cette crainte le jeta
dans une langueur qui faisait pitié à don Juan; mais don Juan fut
bientôt plus à plaindre que lui.

«Quelque sujet qu'eût ce Tolédan d'être révolté contre les femmes, après
l'horrible trahison de la sienne, il ne put se défendre d'aimer dona
Théodora; cependant, loin de s'abandonner à une passion qui offensait
son ami, il ne songea qu'à la combattre; et, persuadé qu'il ne la
pouvait vaincre qu'en s'éloignant des yeux qui l'avaient fait naître, il
résolut de ne plus voir la veuve de Cifuentes. Ainsi, lorsque Mendoce le
voulait mener chez elle, il trouvait toujours quelque prétexte pour s'en
excuser.

«D'une autre part, don Fadrique n'allait pas une fois chez la dame,
qu'elle ne lui demandât pourquoi don Juan ne la venait plus voir. Un
jour qu'elle lui faisait cette question il lui répondit en souriant que
son ami avait ses raisons. «Et quelles raisons peut-il avoir de me fuir?
dit dona Théodora.--Madame, répartit Mendoce, comme je voulais
aujourd'hui vous l'amener, et que je lui marquais quelque surprise sur
ce qu'il refusait de m'accompagner, il m'a fait une confidence qu'il
faut que je vous révèle pour le justifier. Il m'a dit qu'il avait fait
une maîtresse, et que, n'ayant pas beaucoup de temps à demeurer dans
cette ville, les moments lui étaient chers.

«--Je ne suis point satisfaite de cette excuse, reprit en rougissant la
veuve de Cifuentes: il n'est pas permis aux amants d'abandonner leurs
amis.» Don Fadrique remarqua la rougeur de dona Théodora; il crut que la
vanité seule en était la cause, et que ce qui faisait rougir la dame
n'était qu'un simple dépit de se voir négligée. Il se trompait dans sa
conjecture: un mouvement plus vif que la vanité excitait l'émotion
qu'elle laissait paraître; mais de peur qu'il ne démêlât ses sentiments,
elle changea de discours, et affecta, pendant le reste de l'entretien,
un enjouement qui aurait mis en défaut la pénétration de Mendoce, quand
il n'aurait pas d'abord pris le change.

«Aussitôt que la veuve de Cifuentes se trouva seule, elle tomba dans une
profonde rêverie: elle sentit alors toute la force de l'inclination
qu'elle avait conçue pour don Juan, et, la croyant plus mal récompensée
qu'elle ne l'était: «Quelle injuste et barbare puissance, dit-elle en
soupirant, se plaît à enflammer des coeurs qui ne s'accordent pas? Je
n'aime pas don Fadrique qui m'adore, et je brûle pour don Juan, dont une
autre que moi occupe la pensée! Ah! Mendoce, cesse de me reprocher mon
indifférence: ton ami t'en venge assez.»

«A ces mots, un vif sentiment de douleur et de jalousie lui fit répandre
quelques larmes; mais l'espérance, qui sait adoucir les peines des
amants, vint bientôt présenter à son esprit de flatteuses images. Elle
se représenta que sa rivale pouvait n'être pas fort dangereuse: que don
Juan était peut-être moins arrêté par ses charmes qu'amusé par ses
bontés, et que de si faibles liens n'étaient pas difficiles à rompre.
Pour juger elle-même de ce qu'elle en devait croire, elle résolut
d'entretenir en particulier le Tolédan. Elle le fit avertir de se
trouver chez elle; il s'y rendit, et, quand ils furent tous deux seuls,
dona Théodora prit ainsi la parole:

«Je n'aurais jamais pensé que l'amour pût faire oublier à un galant
homme ce qu'il doit aux dames; néanmoins, don Juan, vous ne venez plus
chez moi depuis que vous êtes amoureux. J'ai sujet, ce me semble, de me
plaindre de vous. Je veux croire toutefois que ce n'est point de votre
propre mouvement que vous me fuyez: votre dame vous aura sans doute
défendu de me voir. Avouez-le-moi, don Juan, et je vous excuse: je sais
que les amants ne sont pas libres dans leurs actions, et qu'ils
n'oseraient désobéir à leurs maîtresses.

«--Madame, répondit le Tolédan, je conviens que ma conduite doit vous
étonner; mais, de grâce, ne souhaitez pas que je me justifie:
contentez-vous d'apprendre que j'ai raison de vous éviter.--Quelle que
puisse être cette raison, reprit dona Théodora toute émue, je veux que
vous me la disiez.--Hé bien, Madame, répartit don Juan, il faut vous
obéir; mais ne vous plaignez pas si vous en entendez plus que vous n'en
voulez savoir.

«Don Fadrique, poursuivit-il, vous a raconté l'aventure qui m'a fait
quitter la Castille. En m'éloignant de Tolède, le coeur plein de
ressentiment contre les femmes, je les défiais toutes de me jamais
surprendre. Dans cette fière disposition, je m'approchai de Valence; je
vous rencontrai, et, ce que personne encore n'a pu faire peut-être, je
soutins vos premiers regards sans en être troublé: je vous ai revue même
depuis impunément; mais, hélas! que j'ai payé cher quelques jours de
fierté! Vous avez enfin vaincu ma résistance; votre beauté, votre
esprit, tous vos charmes se sont exercés sur un rebelle; en un mot, j'ai
pour vous tout l'amour que vous êtes capable d'inspirer.

«Voilà, Madame, ce qui m'écarte de vous. La personne dont on vous a dit
que j'étais occupé n'est qu'une dame imaginaire: c'est une fausse
confidence que j'ai faite à Mendoce, pour prévenir les soupçons que
j'aurais pu lui donner en refusant toujours de vous venir voir avec
lui.»

«Ce discours, à quoi dona Théodora ne s'était point attendue, lui causa
une si grande joie, qu'elle ne put l'empêcher de paraître. Il est vrai
qu'elle ne se mit point en peine de la cacher; et qu'au lieu d'armer ses
yeux de quelque rigueur, elle regarda le Tolédan d'un air assez tendre,
et lui dit: «Vous m'avez appris votre secret, don Juan; je veux aussi
vous découvrir le mien: écoutez-moi.

«Insensible aux soupirs d'Alvaro Ponce, peu touchée de l'attachement de
Mendoce, je menais une vie douce et tranquille, lorsque le hasard vous
fit passer près du bois où nous nous rencontrâmes. Malgré l'agitation où
j'étais alors, je ne laissai pas de remarquer que vous m'offriez votre
secours de très-bonne grâce, et la manière avec laquelle vous sûtes
séparer deux rivaux furieux me fit concevoir une opinion fort
avantageuse de votre adresse et de votre valeur. Le moyen que vous
proposâtes pour les accorder me déplut: je ne pouvais sans beaucoup de
peine me résoudre à choisir l'un ou l'autre; mais, pour ne vous rien
déguiser, je crois que vous aviez déjà un peu de part à ma répugnance:
car dans le même moment que, forcée par la nécessité, ma bouche nomma
don Fadrique, je sentis que mon coeur se déclarait pour l'inconnu.
Depuis ce jour, que je dois appeler heureux, après l'aveu que vous
m'avez fait, votre mérite a augmenté l'estime que j'avais pour vous.

«Je ne vous fais pas, continua-t-elle, un mystère de mes sentiments: je
vous les déclare avec la même franchise que j'ai dit à Mendoce que je ne
l'aimais point. Une femme qui a le malheur de se sentir du penchant pour
un amant qui ne saurait être à elle a raison de se contraindre, et de se
venger du moins de sa faiblesse par un silence éternel; mais je crois
que l'on peut sans scrupule découvrir une tendresse innocente à un homme
qui n'a que des vues légitimes. Oui, je suis ravie que vous m'aimiez, et
j'en rends grâces au ciel, qui nous a sans doute destinés l'un pour
l'autre.»

«Après ce discours, la dame se tut pour laisser parler don Juan, et lui
donner lieu de faire éclater les transports de joie et de reconnaissance
qu'elle croyait lui avoir inspirés; mais au lieu de paraître enchanté
des choses qu'il venait d'entendre, il demeura triste et rêveur.

«Que vois-je, don Juan! lui dit-elle; quand, pour vous faire un sort
qu'un autre que vous pourrait trouver digne d'envie, j'oublie la fierté
de mon sexe, et vous montre une âme charmée, vous résistez à la joie que
doit vous causer une déclaration si obligeante! vous gardez un silence
glacé! je vois même de la douleur dans vos yeux. Ah! don Juan, quel
étrange effet produisent en vous mes bontés!

«--Eh! quel autre effet, Madame, répondit tristement le Tolédan,
peuvent-elles faire sur un coeur comme le mien? Je suis d'autant plus
misérable que vous me témoignez plus d'inclination. Vous n'ignorez pas
ce que Mendoce fait pour moi: vous savez quelle tendre amitié nous lie:
pourrais-je établir mon bonheur sur la ruine de ses plus douces
espérances?--Vous avez trop de délicatesse, dit dona Théodora: je n'ai
rien promis à don Fadrique; je puis vous offrir ma foi sans mériter ses
reproches, et vous pouvez la recevoir sans lui faire un larcin. J'avoue
que l'idée d'un ami malheureux doit vous causer quelque peine; mais, don
Juan, est-elle capable de balancer l'heureux destin qui vous attend?

«--Oui, Madame, répliqua-t-il d'un ton ferme: un ami tel que Mendoce a
plus de pouvoir sur moi que vous ne pensez. S'il vous était possible de
concevoir toute la tendresse, toute la force de notre amitié, que vous
me trouveriez à plaindre! Don Fadrique n'a rien de caché pour moi; mes
intérêts sont devenus les siens: les moindres choses qui me regardent ne
sauraient échapper à son attention, ou, pour tout dire en un mot, je
partage son âme avec vous.

«Ah! si vous vouliez que je profitasse de vos bontés, il fallait me les
laisser voir avant que j'eusse formé les noeuds d'une amitié si forte.
Charmé du bonheur de vous plaire, je n'aurais alors regardé Mendoce que
comme un rival: mon coeur, en garde contre l'affection qu'il me
marquait, n'y aurait pas répondu, et je ne lui devrais pas aujourd'hui
tout ce que je lui dois; mais, Madame, il n'est plus temps; j'ai reçu
tous les services qu'il a voulu me rendre; j'ai suivi le penchant que
j'avais pour lui: la reconnaissance et l'inclination me lient et me
réduisent enfin à la cruelle nécessité de renoncer au sort glorieux que
vous me présentez.»

«En cet endroit, dona Théodora, qui avait les yeux couverts de larmes,
prit son mouchoir pour s'essuyer. Cette action troubla le Tolédan; il
sentit chanceler sa constance: il commençait à ne répondre plus de rien.
«Adieu, Madame, continua-t-il d'une voix entrecoupée de soupirs, adieu,
il faut vous fuir pour sauver ma vertu; je ne puis soutenir vos pleurs,
ils vous rendent trop redoutable. Je vais m'éloigner de vous pour
jamais, et pleurer la perte de tant de charmes que mon inexorable amitié
veut que je lui sacrifie.» En achevant ces paroles il se retira avec un
reste de fermeté qu'il n'avait pas peu de peine à conserver.

«Après son départ, la veuve de Cifuentes fut agitée de mille mouvements
confus: elle eut honte de s'être déclarée à un homme qu'elle n'avait pu
retenir; mais, ne pouvant douter qu'il ne fût fortement épris, et que le
seul intérêt d'un ami ne lui fît refuser la main qu'elle lui offrait,
elle fut assez raisonnable pour admirer un si rare effort d'amitié, au
lieu de s'en offenser. Néanmoins, comme on ne saurait s'empêcher de
s'affliger quand les choses n'ont pas le succès que l'on désire, elle
résolut d'aller dès le lendemain à la campagne pour dissiper ses
chagrins, ou plutôt pour les augmenter, car la solitude est plus propre
à fortifier l'amour qu'à l'affaiblir.

«Don Juan, de son côté, n'ayant pas trouvé Mendoce au logis, s'était
enfermé dans son appartement pour s'abandonner en liberté à sa douleur.
Après ce qu'il avait fait en faveur d'un ami, il crut qu'il lui était
permis du moins d'en soupirer; mais don Fadrique vint bientôt
interrompre sa rêverie, et, jugeant à son visage qu'il était indisposé,
il en témoigna tant d'inquiétude que don Juan, pour le rassurer, fut
obligé de lui dire qu'il n'avait besoin que de repos. Mendoce sortit
aussitôt pour le laisser reposer; mais il sortit d'un air si triste, que
le Tolédan en sentit plus vivement son infortune. «O ciel, dit il en
lui-même, pourquoi faut-il que la plus tendre amitié du monde fasse tout
le malheur de ma vie?»

«Le jour suivant, don Fadrique n'était pas encore levé qu'on le vint
avertir que dona Théodora était partie avec tout son domestique pour son
château de Villaréal, et qu'il y avait apparence qu'elle n'en
reviendrait pas sitôt. Cette nouvelle le chagrina, moins à cause des
peines que fait souffrir l'éloignement d'un objet aimé, que parce qu'on
lui avait fait mystère de ce départ. Sans savoir ce qu'il en devait
penser, il en conçut un funeste présage.

«Il se leva pour aller voir son ami, tant pour l'entretenir là-dessus
que pour apprendre l'état de sa santé. Mais comme il achevait de
s'habiller, don Juan entra dans sa chambre, en lui disant: «Je viens
dissiper l'inquiétude que je vous cause: je me porte assez bien
aujourd'hui.--Cette bonne nouvelle, répondit Mendoce, me console un peu
de la mauvaise que j'ai reçue.» Le Tolédan demanda quelle était cette
mauvaise nouvelle; et don Fadrique, après avoir fait sortir ses gens,
lui dit: «Dona Théodora est partie ce matin pour la campagne, où l'on
croit qu'elle sera longtemps. Ce départ m'étonne. Pourquoi me l'a-t-on
caché? Qu'en pensez-vous, don Juan? N'ai-je pas raison d'être alarmé?»

«Zarate se garda bien de lui dire sur cela sa pensée, et tâcha de lui
persuader que dona Théodora pouvait être allée à la campagne sans qu'il
eût sujet de s'en effrayer. Mais Mendoce, peu content des raisons que
son ami employait pour le rassurer, l'interrompit: «Tous ces discours,
dit-il, ne sauraient dissiper le soupçon que j'ai conçu; j'aurai fait
peut-être imprudemment quelque chose qui aura déplu à dona Théodora.
Pour m'en punir, elle me quitte, sans daigner seulement m'apprendre mon
crime.

«Quoi qu'il en soit, je ne puis demeurer plus longtemps dans
l'incertitude. Allons, don Juan, allons la trouver; je vais faire
préparer des chevaux.--Je vous conseille, lui dit le Tolédan, de ne
mener personne avec vous: cet éclaircissement se doit faire sans
témoins.--Don Juan ne saurait être de trop, reprit don Fadrique; dona
Théodora n'ignore point que vous savez tout ce qui se passe dans mon
coeur: elle vous estime; et, loin de m'embarrasser, vous m'aiderez à
l'apaiser en ma faveur.

«--Non, don Fadrique, répliqua-t-il, ma présence ne peut vous être
utile. Partez tout seul, je vous en conjure.--Non, mon cher don Juan,
répartit Mendoce, nous irons ensemble: j'attends cette complaisance de
votre amitié.--Quelle tyrannie! s'écria le Tolédan d'un air chagrin.
Pourquoi exigez-vous de mon amitié ce qu'elle ne doit pas vous
accorder?»

«Ces paroles, que don Fadrique ne comprenait pas, et le ton brusque dont
elles avaient été prononcées, le surprirent étrangement. Il regarda son
ami avec attention. «Don Juan, lui dit-il, que signifie ce que je viens
d'entendre? Quel affreux soupçon naît dans mon esprit! Ah! c'est trop
vous contraindre et me gêner; parlez. Qui cause la répugnance que vous
marquez à m'accompagner?

«--Je voulais vous la cacher, répondit le Tolédan; mais puisque vous
m'avez forcé vous-même à la laisser paraître, il ne faut plus que je
dissimule: cessons, mon cher don Fadrique, de nous applaudir de la
conformité de nos affections; elle n'est que trop parfaite: les traits
qui vous ont blessé n'ont point épargné votre ami. Dona
Théodora...--Vous seriez mon rival, interrompit Mendoce en
pâlissant!--Dès que j'ai connu mon amour, répartit don Juan, je l'ai
combattu. J'ai fui constamment la veuve de Cifuentes; vous le savez:
vous m'en avez vous-même fait des reproches; je triomphais du moins de
ma passion, si je ne pouvais la détruire.

«Mais hier cette dame me fit dire qu'elle souhaitait de me parler chez
elle. Je m'y rendis. Elle me demanda pourquoi je semblais vouloir
l'éviter. J'inventai des excuses; elle les rejeta. Enfin je fus obligé
de lui en découvrir la véritable cause. Je crus qu'après cette
déclaration elle approuverait le dessein que j'avais de la fuir; mais,
par un bizarre effet de mon étoile, vous le dirai-je? Oui, Mendoce, je
dois vous le dire, je trouvai Théodora prévenue pour moi.»

«Quoique don Fadrique eût l'esprit du monde le plus doux et le plus
raisonnable, il fut saisi d'un mouvement de fureur à ce discours, et
interrompant encore son ami en cet endroit: «Arrêtez, don Juan, lui
dit-il, percez-moi plutôt le sein que de poursuivre ce fatal récit. Vous
ne vous contentez pas de m'avouer que vous êtes mon rival, vous
m'apprenez encore qu'on vous aime! Juste ciel! Quelle confidence vous
m'osez faire! Vous mettez notre amitié à une épreuve trop rude. Mais que
dis-je, notre amitié? vous l'avez violée en conservant les sentiments
perfides que vous me déclarez.

«Quelle était mon erreur! Je vous croyais généreux, magnanime, et vous
n'êtes qu'un faux ami, puisque vous avez été capable de concevoir un
amour qui m'outrage. Je suis accablé de ce coup imprévu: je le sens
d'autant plus vivement, qu'il m'est porté par une main...--Rendez-moi
plus de justice, interrompit à son tour le Tolédan; donnez-vous un
moment de patience; je ne suis rien moins qu'un faux ami. Ecoutez-moi,
et vous vous repentirez de m'avoir appelé de ce nom odieux.»

«Alors il lui raconta ce qui s'était passé entre la veuve de Cifuentes
et lui, le tendre aveu qu'elle lui avait fait, et les discours qu'elle
lui avait tenus pour l'engager à se livrer sans scrupule à sa passion.
Il lui répéta ce qu'il avait répondu à ce discours; et à mesure qu'il
parlait de la fermeté qu'il avait fait paraître, don Fadrique sentait
évanouir sa fureur. «Enfin, ajouta don Juan, l'amitié l'emporta sur
l'amour; je refusai la foi de dona Théodora. Elle en pleura de dépit;
mais, grand Dieu, que ses pleurs excitèrent de trouble dans mon âme! Je
ne puis m'en ressouvenir sans trembler encore du péril que j'ai couru.
Je commençais à me trouver barbare, et pendant quelques instants,
Mendoce, mon coeur vous devint infidèle. Je ne cédai pas pourtant à ma
faiblesse, et je me dérobai par une prompte fuite à des larmes si
dangereuses. Mais ce n'est pas assez d'avoir évité ce danger; il faut
craindre pour l'avenir. Il faut hâter mon départ: je ne veux plus
m'exposer aux regards de Théodora. Après cela, don Fadrique
m'accusera-t-il encore d'ingratitude et de perfidie?

«--Non, lui répondit Mendoce en l'embrassant, je vous rends toute votre
innocence. J'ouvre les yeux; pardonnez un injuste reproche au premier
transport d'un amant qui se voit ravir toutes ses espérances. Hélas!
devais-je croire que dona Théodora pourrait vous voir longtemps sans
vous aimer, sans se rendre à ces charmes dont j'ai moi-même éprouvé le
pouvoir? Vous êtes un véritable ami. Je n'impute plus mon malheur qu'à
la Fortune, et, loin de vous haïr, je sens augmenter pour vous ma
tendresse. Hé! quoi! vous renoncez pour moi à la possession de dona
Théodora, vous faites à notre amitié un si grand sacrifice, et je n'en
serais pas touché! Vous pouvez dompter votre amour, et je ne ferais pas
un effort pour vaincre le mien! Je dois répondre à votre générosité, don
Juan; suivez le penchant qui vous entraîne: épousez la veuve de
Cifuentes; que mon coeur, s'il veut, en gémisse, Mendoce vous en presse.

«--Vous m'en pressez en vain, répliqua Zarate. J'ai pour elle, je le
confesse, une passion violente; mais votre repos m'est plus cher que mon
bonheur.--Et le repos de Théodora, reprit don Fadrique, vous doit-il
être indifférent? Ne nous flattons point: le penchant qu'elle a pour
vous décide de mon sort. Quand vous vous éloigneriez d'elle, quand, pour
me la céder, vous iriez loin de ses yeux traîner une vie déplorable, je
n'en serais pas mieux: puisque je n'ai pu lui plaire jusqu'ici, je ne
lui plairai jamais: le ciel n'a réservé cette gloire qu'à vous seul.
Elle vous a aimé dès le premier moment qu'elle vous a vu: elle a pour
vous une inclination naturelle; en un mot, elle ne saurait être heureuse
qu'avec vous. Recevez donc la main qu'elle vous présente: comblez ses
désirs et les vôtres: abandonnez-moi à mon infortune, et ne faites pas
trois misérables, lorsqu'un seul peut épuiser toute la rigueur du
destin.»

Asmodée, en cet endroit, fut obligé d'interrompre son récit pour écouter
l'écolier, qui lui dit: «Ce que vous me racontez est surprenant. Y
a-t-il en effet des gens d'un si beau caractère? Je ne vois dans le
monde que des amis qui se brouillent, je ne dis pas pour des maîtresses
comme dona Théodora, mais pour des coquettes fieffées. Un amant peut-il
renoncer à un objet qu'il adore et dont il est aimé, de peur de rendre
un ami malheureux? Je ne croyais cela possible que dans la nature du
roman, où l'on peint les hommes tels qu'ils devraient être, plutôt que
tels qu'ils sont.--Je demeure d'accord, répondit le diable, que ce n'est
pas une chose fort ordinaire; mais elle est non-seulement dans la nature
du roman, elle est aussi dans la belle nature de l'homme. Cela est si
vrai, que depuis le déluge j'en ai vu deux exemples, y compris celui-ci.
Revenons à mon histoire.

«Les deux amis continuèrent à se faire un sacrifice de leur passion, et
l'un ne voulant point céder à la générosité de l'autre, leurs sentiments
amoureux demeurèrent suspendus pendant quelques jours. Ils cessèrent de
s'entretenir de Théodora: ils n'osaient plus même prononcer son nom.
Mais tandis que l'amitié triomphait ainsi de l'amour dans la ville de
Valence, l'amour, comme pour s'en venger, régnait ailleurs avec
tyrannie, et se faisait obéir sans résistance.

«Dona Théodora s'abandonnait à sa tendresse dans son château de
Villaréal, situé près de la mer. Elle pensait sans cesse à don Juan, et
ne pouvait perdre l'espérance de l'épouser, quoiqu'elle ne dût pas s'y
attendre, après les sentiments d'amitié qu'il avait fait éclater pour
don Fadrique.

«Un jour, après le coucher du soleil, comme elle prenait sur le bord de
la mer le plaisir de la promenade avec une de ses femmes, elle aperçut
une petite chaloupe qui venait gagner le rivage. Il lui sembla d'abord
qu'il y avait dedans sept à huit hommes de fort mauvaise mine; mais
après les avoir vus de plus près, et considérés avec plus d'attention,
elle jugea qu'elle avait pris des masques pour des visages. En effet,
c'étaient des gens masqués, et tous armés d'épées et de bayonnettes.

«Elle frémit à leur aspect, et, ne tirant pas bon augure de la descente
qu'ils se préparaient à faire, elle tourna brusquement ses pas vers le
château. Elle regardait de temps en temps derrière elle pour les
observer; et remarquant qu'ils avaient pris terre, et qu'ils
commençaient à la poursuivre, elle se mit à courir de toute sa force;
mais, comme elle ne courait pas si bien qu'Atalante, et que les masques
étaient légers et vigoureux, ils la joignirent à la porte du château et
l'arrêtèrent.

«La dame et la fille qui l'accompagnait poussèrent de grands cris qui
attirèrent aussitôt quelques domestiques; et ceux-ci donnant l'alarme au
château, tous les valets de dona Théodora accoururent bientôt armés de
fourches et de bâtons. Cependant deux hommes des plus robustes de la
troupe masquée, après avoir pris entre leurs bras la maîtresse et la
suivante, les emportaient vers la chaloupe, malgré leur résistance,
pendant que les autres faisaient tête aux gens du château, qui
commencèrent à les presser vivement. Le combat fut long; mais enfin les
hommes masqués exécutèrent heureusement leur entreprise, et regagnèrent
leur chaloupe en se battant en retraite. Il était temps qu'ils se
retirassent; car ils n'étaient pas encore tous embarqués qu'ils virent
paraître du côté de Valence quatre ou cinq cavaliers qui piquaient à
outrance, et semblaient vouloir venir au secours de Théodora. A cette
vue, les ravisseurs se hâtèrent si bien de prendre le large, que
l'empressement des cavaliers fut inutile.

«Ces cavaliers étaient don Fadrique et don Juan. Le premier avait reçu
ce jour-là une lettre par laquelle on lui mandait que l'on avait appris
de bonne part qu'Alvaro Ponce était dans l'île de Majorque, qu'il avait
équipé une espèce de tartane, et qu'avec une vingtaine de gens qui
n'avaient rien à perdre, il se proposait d'enlever la veuve de Cifuentes
la première fois qu'elle serait dans son château. Sur cet avis, le
Tolédan et lui, avec leurs valets de chambre, étaient partis de Valence
sur-le-champ, pour venir apprendre cet attentat à dona Théodora. Ils
avaient découvert de loin, sur le bord de la mer, un assez grand nombre
de personnes qui paraissaient combattre les unes contre les autres, et
soupçonnant que ce pouvait être ce qu'ils craignaient, ils poussaient
leurs chevaux à toute bride, pour s'opposer au projet de don Alvar.
Mais, quelque diligence qu'ils pussent faire, ils n'arrivèrent que pour
être témoins de l'enlèvement qu'ils voulaient prévenir.

«Pendant ce temps-là, Alvaro Ponce, fier du succès de son audace,
s'éloignait de la côte avec sa proie, et sa chaloupe allait joindre un
petit vaisseau armé qui l'attendait en pleine mer. Il n'est pas possible
de sentir une plus vive douleur que celle qu'eurent Mendoce et don Juan.
Ils firent mille imprécations contre don Alvar, et remplirent l'air de
plaintes aussi pitoyables que vaines. Tous les domestiques de Théodora,
animés par un si bel exemple, n'épargnèrent point les lamentations: tout
le rivage retentissait de cris: la fureur, le désespoir, la désolation
régnaient sur ces tristes bords. Le ravissement d'Hélène ne causa point,
dans la cour de Sparte, une si grande consternation.»




CHAPITRE XIV

_Du démêlé d'un poëte tragique avec un auteur comique._


L'écolier ne put s'empêcher d'interrompre le diable en cet endroit:
«Seigneur Asmodée, lui dit-il, il n'y a pas moyen de résister à la
curiosité que j'ai de savoir ce que signifie une chose qui attire mon
attention, malgré le plaisir que je prends à vous écouter. Je remarque
dans une chambre deux hommes en chemise qui se tiennent à la gorge et
aux cheveux, et plusieurs personnes en robe de chambre qui s'empressent
à les séparer. Apprenez-moi, je vous prie, ce que cela veut dire.» Le
démon, qui ne cherchait qu'à le contenter, lui donna sur-le-champ cette
satisfaction de la manière suivante.

«Les personnages que vous voyez en chemise et qui se battent, lui
dit-il, sont deux auteurs Français; et les gens qui les séparent sont
deux Allemands, un Flamand et un Italien. Ils demeurent tous dans la
même maison, qui est un hôtel garni où il ne loge guère que des
étrangers. L'un de ces auteurs fait des tragédies, et l'autre des
comédies. Le premier, pour quelque désagrément qu'il a essuyé en France,
est venu en Espagne; et le dernier, peu content de sa condition à Paris,
a fait le même voyage, dans l'espérance de trouver à Madrid une
meilleure fortune.

«Le poëte tragique est un esprit vain et présomptueux, qui s'est fait,
en dépit de la plus saine partie du public, une assez grande réputation
dans son pays. Pour tenir sa muse en haleine, il compose tous les jours;
ne pouvant dormir cette nuit, il a commencé une pièce dont il a tiré le
sujet de l'Iliade. Il en a fait une scène; et comme son moindre défaut
est d'avoir, ainsi que ses confrères, une démangeaison continuelle
d'assassiner les gens du récit de ses ouvrages, il s'est levé, a pris sa
chandelle, et, tout en chemise, est venu frapper rudement à la porte de
l'auteur comique, qui, faisant un meilleur usage de son temps, dormait
d'un profond sommeil.

«Celui-ci s'est réveillé au bruit, et est allé ouvrir à l'autre, qui,
d'un air de possédé, lui a dit en entrant: «Tombez, mon ami, tombez à
mes genoux: adorez un génie que Melpomène favorise. Je viens d'enfanter
des vers... Mais, que dis-je, je viens? c'est Apollon lui-même qui me
les a dictés: si j'étais à Paris, j'irais les lire aujourd'hui de maison
en maison; j'attends qu'il soit jour pour en aller charmer monsieur
notre ambassadeur, aussi bien que tous les Français qui sont à Madrid.
Avant que je les montre à personne, je veux vous les réciter.

«--Je vous remercie de la préférence, a répondu l'auteur comique en
baillant de toute sa force: ce qu'il y a de fâcheux, c'est que vous
prenez un peu mal votre temps; je me suis couché fort tard, le sommeil
m'accable, et je ne réponds pas que j'entende sans me rendormir tous les
vers que vous avez à me dire.--Oh! j'en réponds bien, moi, a repris le
poëte tragique: quand vous seriez mort, la scène que je viens de
composer serait capable de vous rappeler à la vie. Ma versification
n'est point un assemblage de sentiments communs et d'expressions
triviales que la rime seule soutienne; c'est une poésie mâle qui émeut
le coeur et frappe l'esprit. Je ne suis pas de ces poëtreaux dont les
pitoyables nouveautés ne font que passer sur la scène comme des ombres,
et vont à Utique divertir les Africains: mes pièces, dignes d'être
consacrées avec ma statue dans la bibliothèque palatine, ont encore la
foule après trente représentations; mais venons, ajouta ce poëte
modeste, venons aux vers dont je veux vous donner l'étrenne.

«Voici ma tragédie: _La mort de Patrocle_. Scène première. Briseïde et
les autres captives d'Achille paraissent: elles s'arrachent les cheveux
et se frappent le sein, pour témoigner la douleur qu'elles ont de la
perte de Patrocle. Elles ne peuvent pas même se soutenir; abattues par
leur désespoir, elles se laissent tomber sur le théâtre. Vous me direz
que cela est un peu hasardé: mais c'est ce que je cherche. Que les
petits génies se tiennent dans les bornes étroites de l'imitation, sans
oser les franchir, à la bonne heure! Il y a de la prudence dans leur
timidité. Pour moi, j'aime le nouveau, et je tiens que, pour émouvoir et
ravir les spectateurs, il faut leur présenter des images auxquelles ils
ne s'attendent point.

«Les captives sont donc couchées par terre. Phoenix, gouverneur
d'Achille, est avec elles: il les aide à se relever l'une après l'autre.
Ensuite il commence la protase par ces vers:

    Priam va perdre Hector et sa superbe ville;
    Les Grecs veulent venger le compagnon d'Achille
    Le fier Agamemnon, le Divin Camelus,
    Nestor pareil aux dieux, le vaillant Eumelus,
    Léonte de la pique adroit à l'exercice,
    Le nerveux Diomède et l'éloquent Ulysse;
    Achille s'y prépare, et déjà ce héros
    Pousse vers Ilium ses immortels chevaux[1].
    Pour arriver plus tôt où sa fureur l'entraîne,
    Quoique l'oeil qui les voit ne les suive qu'à peine,
    Il leur dit: Cher Xantus, Balius, avancez:
    Et lorsque vous serez de carnage lassés,
    Quand les Troyens fuyant rentreront dans leur ville,
    Regagnez notre camp, mais non pas sans Achille.
    Xantus baisse la tête et répond par ces mots:
    Achille, vous serez content de vos chevaux:
    Ils vont aller au gré de votre impatience;
    Mais de votre trépas l'instant fatal s'avance.
    Junon aux yeux de boeuf ainsi le fait parler,
    Et d'Achille aussitôt le char semble voler.
    Les Grecs, en le voyant, de mille cris de joie
    Soudain font retentir le rivage de Troie.
    Ce prince, revêtu des armes de Vulcain,
    Paraît plus éclatant que l'astre du matin,
    Ou tel que le soleil commençant sa carrière
    S'élève pour donner au monde la lumière,
    Ou brillant comme un feu que les villageois font
    Pendant l'obscure nuit sur le sommet du mont.

  [1] _Hom. Lib. XIX._

«Je m'arrête, a poursuivi l'auteur tragique, pour vous laisser respirer
un moment; car si je vous récitais toute ma scène de suite, la beauté de
ma versification et le grand nombre de traits brillants et de pensées
sublimes qu'elle contient vous suffoqueraient. Remarquez la justesse de
cette comparaison: _Plus éclatant qu'un feu que les villageois font..._
Tout le monde ne sent point cela; mais vous, qui avez de l'esprit, et du
véritable, vous en devez être enchanté.--Je le suis sans doute, a
répondu l'auteur comique en souriant d'un air malin; rien n'est si beau,
et je suis persuadé que vous ne manquerez pas de parler aussi dans votre
tragédie du soin que Thétis prenait de chasser les mouches troyennes qui
s'approchaient du corps de Patrocle.--Ne pensez pas vous en moquer, a
répliqué le tragique. Un poëte qui a de l'habileté peut tout risquer:
cet endroit-là est peut-être celui de ma pièce le plus propre à me
fournir des vers pompeux: je ne le raterai pas, sur ma parole.

«Tous mes ouvrages, a-t-il continué sans façon, sont marqués au bon
coin; aussi; quand je les lis, il faut voir comme on les applaudit! je
m'arrête à chaque vers pour recevoir des louanges. Je me souviens qu'un
jour je lisais à Paris une tragédie dans une maison où il va tous les
jours de beaux esprits à l'heure du dîner, et dans laquelle, sans
vanité, je ne passe pas pour un Pradon: la grande comtesse de
Vieille-Brune y était; elle a le goût fin et délicat; je suis son poëte
favori. Elle pleurait à chaudes larmes dès la première scène; elle fut
obligée de changer de mouchoir au second acte; elle ne fit que
sanglotter au troisième; elle se trouva mal au quatrième, et je crus, à
la catastrophe, qu'elle allait mourir avec le héros de ma pièce.»

«A ces mots, quelque envie qu'eût l'auteur comique de garder son
sérieux, il lui est échappé un éclat de rire. «Ah! que je reconnais
bien, dit-il, cette bonne comtesse à ce trait-là: c'est une femme qui ne
peut souffrir la comédie; elle a tant d'aversion pour le comique,
qu'elle sort ordinairement de sa loge après la grande pièce, pour
emporter toute sa douleur. La tragédie est sa belle passion: que
l'ouvrage soit bon ou mauvais, pourvu que vous y fassiez parler des
amants malheureux, vous êtes sûr d'attendrir la dame. Franchement, si je
composais des poëmes sérieux, je voudrais avoir d'autres approbateurs
qu'elle.

«--Oh! j'en ai d'autres aussi, dit le poëte tragique; j'ai l'approbation
de mille personnes de qualité, tant mâles que femelles...--Je me
défierais encore du suffrage de ces personnes-là, interrompit l'auteur
comique: je serais en garde contre leurs jugements. Savez-vous bien
pourquoi? C'est que ces sortes d'auditeurs sont distraits, pour la
plupart, pendant une lecture, et qu'ils se laissent prendre à la beauté
d'un vers, ou à la délicatesse d'un sentiment: cela suffit pour leur
faire louer tout un ouvrage, quelque imparfait qu'il puisse être
d'ailleurs. Tout au contraire, entendent-ils quelques vers dont la
platitude ou la dureté leur blesse l'oreille, il ne leur en faut pas
davantage pour décrier une bonne pièce.

«--Hé bien! a repris l'auteur sérieux, puisque vous voulez que ces
juges-là me soient suspects, je m'en fie donc aux applaudissements du
parterre.--Hé! ne me vantez pas, s'il vous plaît, votre parterre, a
répliqué l'autre: il fait paraître trop de caprice dans ses décisions.
Il se trompe quelquefois si lourdement aux représentations des pièces
nouvelles, qu'il sera des deux mois entiers sottement enchanté d'un
mauvais ouvrage. Il est vrai que dans la suite l'impression le désabuse,
et que l'auteur demeure déshonoré après un heureux succès.

«--C'est un malheur qui n'est pas à craindre pour moi, a dit le
tragique; on réimprime mes pièces aussi souvent qu'elles sont
représentées. J'avoue qu'il n'en est pas de même des comédies;
l'impression découvre leur faiblesse: les comédies n'étant que des
bagatelles, que de petites productions d'esprit...--Tout beau, monsieur
l'auteur tragique, interrompit l'autre, tout beau! vous ne songez pas
que vous vous échauffez; parlez, de grâce, devant moi, de la comédie
avec un peu moins d'irrévérence. Pensez-vous qu'une pièce comique soit
moins difficile à composer qu'une tragédie? Détrompez-vous: il n'est pas
plus aisé de faire rire les honnêtes gens que de les faire pleurer.
Sachez qu'un sujet ingénieux dans les moeurs de la vie ordinaire ne
coûte pas moins à traiter que le plus beau sujet héroïque.

«--Ah! parbleu, s'écrie le poëte sérieux d'un ton railleur, je suis ravi
de vous entendre parler dans ces termes. Hé bien, monsieur Calidas, pour
éviter la dispute, je veux désormais autant estimer vos ouvrages que je
les ai méprisés jusqu'ici.--Je me soucie fort peu de vos mépris,
monsieur Giblet, reprend avec précipitation l'auteur comique; et pour
répondre à vos airs insolents, je vais vous dire nettement ce que je
pense des vers que vous venez de me réciter: ils sont ridicules, et les
pensées, quoique tirées d'Homère, n'en sont pas moins plates. Achille
parle à ses chevaux; ses chevaux lui répondent: il y a là-dedans une
image basse, de même que dans la comparaison du feu que les villageois
font sur une montagne. Ce n'est pas faire honneur aux anciens que de les
piller de cette sorte: ils sont, à la vérité, remplis de choses
admirables; mais il faut avoir plus de goût que vous n'en avez, pour
faire un heureux choix de celles qu'on doit emprunter d'eux.

«--Puisque vous n'avez pas assez d'élévation de génie, a répliqué
Giblet, pour apercevoir les beautés de ma poésie, et pour vous punir
d'avoir osé critiquer ma scène, je ne vous en lirai pas la suite.--Je ne
suis que trop puni d'avoir entendu le commencement, a réparti Calidas:
il vous sied bien, à vous, de mépriser mes comédies! Apprenez que la
plus mauvaise que je puisse faire sera toujours fort au-dessus de vos
tragédies, et qu'il est plus facile de prendre l'essor et de se guinder
sur de grands sentiments, que d'attraper une plaisanterie fine et
délicate.

«--Grâce au ciel, dit le tragique d'un air dédaigneux, si j'ai le
malheur de n'avoir pas votre estime, je crois devoir m'en consoler. La
cour juge plus favorablement de moi que vous ne faites, et la pension
dont elle m'a bien voulu...--Eh! ne croyez pas m'éblouir avec vos
pensions de cour, interrompt Calidas: je sais trop de quelle manière on
les obtient, pour en faire plus de cas de vos ouvrages. Encore une fois,
ne vous imaginez pas mieux valoir que les auteurs comiques. Et pour vous
prouver même que je suis convaincu qu'il est plus aisé de composer des
poëmes dramatiques sérieux que d'autres, c'est que si je retourne en
France, et que je n'y réussisse pas dans le comique, je m'abaisserai à
faire des tragédies.

«--Pour un composeur de farces, dit là dessus le poëte tragique, vous
avez bien de la vanité.--Pour un versificateur qui ne doit sa réputation
qu'à de faux brillants, dit l'auteur comique, vous vous en faites bien
accroire.--Vous êtes un insolent, a répliqué l'autre. Si je n'étais pas
chez vous, mon petit monsieur Calidas, la péripétie de cette aventure
vous apprendrait à respecter le cothurne.--Que cette considération ne
vous retienne point, mon grand monsieur Giblet, a répondu Calidas. Si
vous avez envie de vous faire battre, je vous battrai aussi bien chez
moi qu'ailleurs.»

«En même temps ils se sont tous deux pris à la gorge et aux cheveux, et
les coups de poing et de pied n'ont pas été épargnés de part et d'autre.
Un Italien, couché dans la chambre voisine, a entendu tout ce dialogue,
et au bruit que les auteurs faisaient en se battant, il a jugé qu'ils
étaient aux prises. Il s'est levé, et, par compassion pour ces Français,
quoiqu'Italien, il a appelé du monde. Un Flamand et deux Allemands, qui
sont ces personnes que vous voyez en robe de chambre, viennent avec
l'Italien séparer les combattants.

--Ce démêlé me paraît plaisant, dit don Cléofas. Mais, à ce que je vois,
les auteurs tragiques, en France, s'imaginent être des personnages plus
importants que ceux qui ne font que des comédies.--Sans doute, répondit
Asmodée. Les premiers se croient autant au-dessus des autres, que les
héros des tragédies sont au-dessus des valets des pièces comiques.--Eh,
sur quoi fondent-ils leur orgueil? répliqua l'écolier; est-ce qu'il
serait en effet plus difficile de faire une tragédie qu'une comédie?--La
question que vous me faites, répartit le diable, a cent fois été agitée,
et l'est encore tous les jours. Pour moi, voici comme je la décide, n'en
déplaise aux hommes qui ne sont pas de mon sentiment: je dis qu'il n'est
pas plus facile de composer une pièce comique qu'une tragique; car si la
dernière était plus difficile que l'autre, il faudrait conclure de là
qu'un faiseur de tragédies serait plus capable de faire une comédie que
le meilleur auteur comique, ce qui ne s'accorderait pas avec
l'expérience. Ces deux sortes de poëmes demandent donc deux génies d'un
caractère différent, mais d'une égale habileté.

«Il est temps, ajouta le boiteux, de finir la digression: je vais
reprendre le fil de l'histoire que vous avez interrompue.




CHAPITRE XV

_Suite et conclusion de l'histoire de la force de l'amitié._


«Si les valets de dona Théodora n'avaient pu empêcher son enlèvement,
ils s'y étaient du moins opposés avec courage, et leur résistance avait
été fatale à une partie des gens d'Alvaro Ponce. Ils en avaient entre
autres blessé un si dangereusement, que, ses blessures ne lui ayant pas
permis de suivre ses camarades, il était demeuré presque sans vie étendu
sur le sable.

«On reconnut ce malheureux pour un valet de don Alvar; et comme on
s'aperçut qu'il respirait encore, on le porta au château, où l'on
n'épargna rien pour lui faire reprendre ses esprits: on en vint à bout,
quoique le sang qu'il avait perdu l'eût laissé dans une extrême
faiblesse. Pour l'engager à parler, on lui promit d'avoir soin de ses
jours, et de ne le pas livrer à la rigueur de la justice, pourvu qu'il
voulût dire où son maître emmenait dona Théodora.

«Il fut flatté de cette promesse, bien qu'en l'état où il était il dût
avoir peu d'espérance d'en profiter: il rappela le peu de force qui lui
restait, et, d'une voix faible, confirma l'avis que don Fadrique avait
reçu. Il ajouta ensuite que don Alvar avait dessein de conduire la veuve
de Cifuentes à Sassari, dans l'île de Sardaigne, où il avait un parent
dont la protection et l'autorité lui promettaient un sûr asile.

«Cette déposition soulagea le désespoir de Mendoce et du Tolédan: ils
laissèrent le blessé dans le château, où il mourut quelques heures
après, et ils s'en retournèrent à Valence, en songeant au parti qu'ils
avaient à prendre. Ils résolurent d'aller chercher leur ennemi commun
dans sa retraite: ils s'embarquèrent bientôt tous deux, sans suite, à
Dénia, pour passer au Port-Mahon, ne doutant pas qu'ils n'y trouvassent
une commodité pour aller à l'île de Sardaigne. Effectivement, ils ne
furent pas plutôt arrivés au Port-Mahon, qu'ils apprirent qu'un vaisseau
freté pour Cagliari devait incessamment mettre à la voile: ils
profitèrent de l'occasion.

«Le vaisseau partit avec un vent tel qu'ils le pouvaient souhaiter; mais
cinq ou six heures après leur départ, il survint un calme; et la nuit,
le vent étant devenu contraire, ils furent obligés de louvoyer, dans
l'espérance qu'il changerait. Ils naviguèrent de cette sorte pendant
trois jours; le quatrième, sur les deux heures après midi, ils
découvrirent un vaisseau qui venait droit à eux les voiles tendues. Ils
le prirent d'abord pour un vaisseau marchand; mais voyant qu'il
s'avançait presque sous leur canon sans arborer aucun pavillon, ils ne
doutèrent plus que ce ne fût un corsaire.

«Ils ne se trompaient pas: c'était un pirate de Tunis, qui croyait que
les chrétiens allaient se rendre sans combattre; mais lorsqu'il
s'aperçut qu'ils brouillaient les voiles et préparaient leur canon, il
jugea que l'affaire serait plus sérieuse qu'il n'avait pensé: c'est
pourquoi il s'arrêta, brouilla aussi ses voiles et se disposa au combat.

«Ils commençaient de part et d'autre à se canonner, et les chrétiens
semblaient avoir quelque avantage; mais un corsaire d'Alger, avec un
vaisseau plus grand et mieux armé que les deux autres, arrivant au
milieu de l'action, prit le parti du pirate de Tunis. Il s'approcha du
bâtiment espagnol à pleines voiles, et le mit entre deux feux.

«Les chrétiens perdirent courage à cette vue, et, ne voulant pas
continuer un combat qui devenait trop inégal, ils cessèrent de tirer.
Alors il parut sur la poupe du navire d'Alger un esclave qui se mit à
crier, en espagnol, aux gens du vaisseau chrétien qu'ils eussent à se
rendre pour Alger, s'ils voulaient qu'on leur fît quartier. Après ce
cri, un Turc qui tenait une banderole de taffetas vert parsemée de
demi-lunes d'argent entrelacées la fit flotter dans l'air. Les
chrétiens, considérant que toute leur résistance ne pouvait être
qu'inutile, ne songèrent plus à se défendre: ils se livrèrent à toute la
douleur que l'idée de l'esclavage peut causer à des hommes libres, et le
maître, craignant qu'un plus long retardement n'irritât des vainqueurs
barbares, ôta la banderole de la poupe, se jeta dans l'esquif avec
quelques-uns de ses matelots, et alla se rendre au corsaire d'Alger.

«Ce pirate envoya une partie de ses soldats visiter le bâtiment
espagnol, c'est-à-dire piller tout ce qu'il y avait dedans. Le corsaire
de Tunis, de son côté, donna le même ordre à quelques-uns de ses gens;
de sorte que tous les passagers de ce malheureux navire furent en un
instant désarmés et fouillés, et on les fit passer ensuite dans le
vaisseau algérien, où les deux pirates en firent un partage qui fut
réglé par le sort.

«C'eût été du moins une consolation pour Mendoce et pour son ami de
tomber tous deux au pouvoir du même corsaire: ils auraient trouvé leurs
chaînes moins pesantes s'ils avaient pu les porter ensemble; mais la
Fortune, qui voulait leur faire éprouver toute sa rigueur, soumit don
Fadrique au corsaire de Tunis, et don Juan à celui d'Alger. Peignez-vous
le désespoir de ces amis, quand il leur fallut se quitter: ils se
jetèrent aux pieds des pirates, pour les conjurer de ne les point
séparer. Mais ces corsaires, dont la barbarie était à l'épreuve des
spectacles les plus touchants, ne se laissèrent point fléchir: au
contraire, jugeant que ces deux captifs étaient des personnes
considérables, et qu'ils pourraient payer une grosse rançon, ils
résolurent de les partager.

«Mendoce et Zarate, voyant qu'ils avaient affaire à des coeurs
impitoyables, se regardaient l'un l'autre, et s'exprimaient par leurs
regards l'excès de leur affliction. Mais lorsque l'on eut achevé le
partage du butin, et que le pirate de Tunis voulut regagner son bord
avec les esclaves qui lui étaient échus, ces deux amis pensèrent expirer
de douleur. Mendoce s'approcha du Tolédan, et le serrant entre ses bras:
«Il faut donc, lui dit-il, que nous nous séparions? Quelle affreuse
nécessité! Ce n'est pas assez que l'audace d'un ravisseur demeure
impunie, on nous défend même d'unir nos plaintes et nos regrets. Ah! don
Juan, qu'avons-nous fait au ciel, pour éprouver si cruellement sa
colère?--Ne cherchez point ailleurs la cause de nos disgrâces, répondit
don Juan: il ne les faut imputer qu'à moi. La mort des deux personnes
que je me suis immolées, quoiqu'excusable aux yeux des hommes, aura sans
doute irrité le ciel, qui vous punit aussi d'avoir pris de l'amitié pour
un misérable que poursuit sa justice.»

«En parlant ainsi, ils répandaient tous deux des larmes si abondamment,
et soupiraient avec tant de violence, que les autres esclaves n'en
étaient pas moins touchés que de leur propre infortune. Mais les soldats
de Tunis, encore plus barbares que leur maître, remarquant que Mendoce
tardait à sortir du vaisseau, l'arrachèrent brutalement des bras du
Tolédan, et l'entraînèrent avec eux en le chargeant de coups. «Adieu,
cher ami, s'écria-t-il, je ne vous reverrai plus: dona Théodora n'est
point vengée; les maux que ces cruels m'apprêtent feront les moindres
peines de mon esclavage.»

«Don Juan ne put répondre à ces paroles: le traitement qu'il voyait
faire à son ami lui causa un saisissement qui lui ôta l'usage de la
voix. Comme l'ordre de cette histoire demande que nous suivions le
Tolédan, nous laisserons don Fabrique dans le navire de Tunis.

«Le corsaire d'Alger retourna vers son port, où étant arrivé, il mena
ses nouveaux esclaves chez le Pacha, et de là au marché où l'on a
coutume de les vendre. Un officier du dey Mezomorto acheta don Juan pour
son maître, chez qui l'on employa ce nouvel esclave à travailler dans
les jardins du harem[2]. Cette occupation, quoique pénible pour un
gentilhomme, ne laissa pas de lui être agréable, à cause de la solitude
qu'elle demandait. Dans la situation où il se trouvait, rien ne pouvait
le flatter davantage que la liberté de s'occuper de ses malheurs. Il y
pensait sans cesse, et son esprit, loin de faire quelque effort pour se
détacher des images les plus affligeantes, semblait prendre plaisir à se
les retracer.

  [2] C'est le nom que l'on donne à tous les sérails des particuliers;
    il n'y a que le sérail du grand seigneur qui soit appelé sérail.

«Un jour que, sans apercevoir le dey qui se promenait dans le jardin, il
chantait une chanson triste en travaillant, Mezomorto s'arrêta pour
l'écouter: il fut assez content de sa voix, et, s'approchant de lui par
curiosité, il lui demanda comme il se nommait: le Tolédan lui répondit
qu'il s'appelait Alvaro. En entrant chez le dey, il avait jugé à propos
de changer de nom, suivant la coutume des esclaves, et il avait pris
celui-là parce qu'ayant continuellement dans l'esprit l'enlèvement de
Théodora par Alvaro Ponce, il lui était venu à la bouche plutôt qu'un
autre. Mezomorto, qui savait passablement l'espagnol, lui fit plusieurs
questions sur les coutumes d'Espagne, et particulièrement sur la
conduite que les hommes y tiennent pour se rendre agréables aux femmes,
à quoi don Juan répondit d'une manière dont le dey fut très-satisfait.

«Alvaro, lui dit-il, tu me parais avoir de l'esprit, et je ne te crois
pas un homme du commun; mais, qui que tu puisses être, tu as le bonheur
de me plaire, et je veux t'honorer de ma confiance.» Don Juan, à ces
mots, se prosterna aux pieds du dey, et se leva après avoir porté le bas
de sa robe à sa bouche, à ses yeux, et ensuite sur sa tête.

«Pour commencer à t'en donner des marques, reprit Mezomorto, je te dirai
que j'ai dans mon sérail les plus belles femmes de l'Europe. J'en ai une
entr'autres à qui rien n'est comparable; je ne crois pas que le grand
seigneur même en possède une si parfaite, quoique ses vaisseaux lui en
apportent tous les jours de tous les endroits du monde. Il semble que
son visage soit le soleil réfléchi, et sa taille paraît être la tige du
rosier planté dans le jardin d'Eram. Tu m'en vois enchanté.

«Mais ce miracle de la nature, avec une beauté si rare, conserve une
tristesse mortelle, que le temps et mon amour ne sauraient dissiper.
Bien que la fortune l'ait soumise à mes désirs, je ne les ai point
encore satisfaits; je les ai toujours domptés, et, contre l'usage
ordinaire de mes pareils, qui ne recherchent que le plaisir des sens, je
me suis attaché à gagner son coeur par une complaisance et par des
respects que le dernier des Musulmans aurait honte d'avoir pour une
esclave chrétienne.

«Cependant tous mes soins ne font qu'aigrir sa mélancolie, dont
l'opiniâtreté commence enfin à me lasser. L'idée de l'esclavage n'est
point gravée dans l'esprit des autres avec des traits si profonds: mes
regards favorables l'ont bientôt effacée; cette longue douleur fatigue
ma patience. Toutefois, avant que je cède à mes transports, il faut que
je fasse un effort encore: je veux me servir de ton entremise. Comme
l'esclave est chrétienne, et même de ta nation, elle pourra prendre de
la confiance en toi, et tu la persuaderas mieux qu'un autre. Vante-lui
mon rang et mes richesses; représente-lui que je la distinguerai de
toutes mes esclaves; fais-lui même envisager, s'il le faut, qu'elle peut
aspirer à l'honneur d'être un jour la femme de Mezomorto, et dis-lui que
j'aurai pour elle plus de considération que je n'en aurais pour une
sultane dont Sa Hautesse voudrait m'offrir la main.»

«Don Juan se prosterna une seconde fois devant le dey, et, quoique peu
satisfait de cette commission, l'assura qu'il ferait tout son possible
pour s'en bien acquitter. «C'est assez, répliqua Mezomorto; abandonne
ton ouvrage et me suis: je vais, contre nos usages, te faire parler en
particulier à cette belle esclave. Mais crains d'abuser de ma confiance:
des supplices inconnus aux Turcs mêmes puniraient ta témérité. Tâche de
vaincre sa tristesse, et songe que ta liberté est attachée à la fin de
mes souffrances.» Don Juan quitta son travail et suivit le dey, qui
avait pris les devants pour aller disposer la captive affligée à
recevoir son agent.

«Elle était avec deux vieilles esclaves, qui se retirèrent d'abord
qu'elles virent paraître Mezomorto. La belle esclave le salua avec
beaucoup de respect; mais elle ne put s'empêcher de frémir, ce qui lui
arrivait toutes les fois qu'il s'offrait à sa vue. Il s'en aperçut, et
pour la rassurer: «Aimable captive, lui dit-il, je ne viens ici que pour
vous avertir qu'il y a parmi mes esclaves un Espagnol que vous serez
peut-être bien aise d'entretenir: si vous souhaitez de le voir, je lui
accorderai la permission de vous parler, et même sans témoins.»

«La belle esclave témoigna qu'elle le voulait bien. «Je vais vous
l'envoyer, reprit le dey: puisse-t-il par ses discours soulager vos
ennuis!» En achevant ces paroles, il sortit, et, rencontrant le Tolédan
qui arrivait, il lui dit tout bas: «Tu peux entrer; et après que tu
auras entretenu la captive, tu viendras dans mon appartement me rendre
compte de cet entretien.»

«Zarate entra aussitôt dans la chambre, poussa la porte, salua l'esclave
sans attacher ses yeux sur elle, et l'esclave reçut son salut sans le
regarder fixement; mais venant tout à coup à s'envisager l'un l'autre
avec attention, ils firent un cri de surprise et de joie. «O ciel! dit
le Tolédan en s'approchant d'elle, n'est-ce point une image vaine qui me
séduit? Est-ce en effet dona Théodora que je vois?--Ah! don Juan,
s'écria la belle esclave, est-ce vous qui me parlez?--Oui, Madame,
répondit-il en baisant tendrement une de ses mains, c'est don Juan
lui-même. Reconnaissez-moi à ces pleurs que mes yeux, charmés de vous
revoir, ne sauraient retenir, à ces transports que votre présence seule
est capable d'exciter; je ne murmure plus contre la Fortune, puisqu'elle
vous rend à mes voeux... Mais où m'emporte une joie immodérée? J'oublie
que vous êtes dans les fers. Par quel nouveau caprice du sort y
êtes-vous tombée? Comment avez-vous pu vous sauver de la téméraire
ardeur de don Alvar? Ah! qu'elle m'a causé d'alarmes, et que je crains
d'apprendre que le ciel n'ait pas assez protégé la vertu!

«--Le ciel, dit dona Théodora, m'a vengée d'Alvaro Ponce. Si j'avais le
temps de vous raconter...--Vous en avez tout le loisir, interrompit don
Juan: le dey me permet d'être avec vous, et, ce qui doit vous
surprendre, de vous entretenir sans témoins. Profitons de ces heureux
moments: instruisez-moi de tout ce qui vous est arrivé depuis votre
enlèvement jusqu'ici.--Eh! qui vous a dit, reprit-elle, que c'est par
don Alvar que j'ai été enlevée?--Je ne le sais que trop bien, répartit
don Juan.» Alors il lui conta succinctement de quelle manière il l'avait
appris, et comme, Mendoce et lui s'étant embarqués pour aller chercher
son ravisseur, ils avaient été pris par des corsaires. Dès qu'il eût
achevé son récit, Théodora commença le sien dans ces termes:

«Il n'est pas besoin de vous dire que je fus fort étonnée de me voir
saisie par une troupe de gens masqués: je m'évanouis entre les bras de
celui qui me portait, et quand je revins de mon évanouissement, qui fut
sans doute très-long, je me trouvai seule avec Inès, une de mes femmes,
en pleine mer, dans la chambre de poupe d'un vaisseau qui avait les
voiles au vent.

«La malheureuse Inès se mit à m'exhorter à prendre patience, et j'eus
lieu de juger par ses discours qu'elle était d'intelligence avec mon
ravisseur. Il osa se montrer devant moi, et, venant se jeter à mes
pieds: Madame, me dit-il, pardonnez à don Alvar le moyen dont il se sert
pour vous posséder: vous savez quels soins je vous ai rendus, et par
quel attachement j'ai disputé votre coeur à don Fadrique jusqu'au jour
que vous lui avez donné la préférence. Si je n'avais eu pour vous qu'une
passion ordinaire, je l'aurais vaincue, et je me serais consolé de mon
malheur; mais mon sort est d'adorer vos charmes: tout méprisé que je
suis, je ne saurais m'affranchir de leur pouvoir. Ne craignez rien
pourtant de la violence de mon amour: je n'ai point attenté à votre
liberté pour effrayer votre vertu par d'indignes efforts, et je prétends
que, dans la retraite où je vous conduis, un noeud éternel et sacré
unisse nos coeurs.

«Il me tint encore d'autres discours dont je ne puis bien me
ressouvenir; mais, à l'entendre, il semblait qu'en me forçant à
l'épouser il ne me tyrannisait pas, et que je devais moins le regarder
comme un ravisseur insolent que comme un amant passionné. Pendant qu'il
parla, je ne fis que pleurer et me désespérer; c'est pourquoi il me
quitta sans perdre le temps à me persuader; mais en se retirant il fit
un signe à Inès, et je compris que c'était pour qu'elle appuyât
adroitement les raisons dont il avait voulu m'éblouir.

«Elle n'y manqua point; elle me représenta même qu'après l'éclat d'un
enlèvement je ne pourrais guère me dispenser d'accepter la main d'Alvaro
Ponce, quelque aversion que j'eusse pour lui: que ma réputation
ordonnait ce sacrifice à mon coeur. Ce n'était pas le moyen d'essuyer
mes larmes, que de me faire voir la nécessité de ce mariage affreux:
aussi étais-je inconsolable. Inès ne savait plus que me dire, lorsque
tout à coup nous entendîmes sur le tillac un grand bruit qui attira
toute notre attention.

«Ce bruit que faisaient les gens de don Alvar était causé par la vue
d'un gros vaisseau qui venait fondre sur nous à voiles déployées: comme
le nôtre n'était pas si bon voilier que celui-là, il nous fut impossible
de l'éviter. Il s'approcha de nous, et bientôt nous entendîmes crier:
_Arrive, arrive!_ Mais Alvaro Ponce et ses gens, aimant mieux mourir que
de se rendre, furent assez hardis pour vouloir combattre. L'action fut
très-vive: je ne vous en ferai point le détail; je vous dirai seulement
que don Alvar et tous les siens y périrent, après s'être battus comme
des désespérés. Pour nous, l'on nous fit passer dans le gros vaisseau,
qui appartenait à Mezomorto, et que commandait Aby Aly Osman, un de ses
officiers.

«Aby Aly me regarda longtemps avec quelque surprise, et, connaissant à
mes habits que j'étais Espagnole, il me dit en langue castillane:
Modérez votre affliction; consolez-vous d'être tombée dans l'esclavage;
ce malheur était inévitable pour vous; mais, que dis-je, ce malheur!
C'est un avantage dont vous devez vous applaudir. Vous êtes trop belle
pour vous borner aux hommages des chrétiens. Le ciel ne vous a point
fait naître pour ces misérables mortels; vous méritez les voeux des
premiers hommes du monde: les seuls Musulmans sont dignes de vous
posséder. Je vais, ajouta-t-il, reprendre la route d'Alger: quoique je
n'aie point fait d'autre prise, je suis persuadé que le dey, mon maître,
sera satisfait de ma course. Je ne crains pas qu'il condamne
l'impatience que j'aurai eue de remettre entre ses mains une beauté qui
va faire ses délices et tout l'ornement de son sérail.

«A ce discours qui me faisait connaître ce que j'avais à redouter, je
redoublai mes pleurs. Aby Aly, qui voyait d'un autre oeil que moi le
sujet de ma frayeur, n'en fit que rire, et cingla vers Alger, tandis que
je m'affligeais sans modération. Tantôt j'adressais mes soupirs au ciel,
et j'implorais son secours; tantôt je souhaitais que quelques vaisseaux
chrétiens vinssent nous attaquer, ou que les flots nous engloutissent.
Après cela, je souhaitais que mes larmes et ma douleur me rendissent si
effroyable, que ma vue pût faire horreur au dey. Vains souhaits que ma
pudeur alarmée me faisait former! Nous arrivâmes au port: on me
conduisit dans ce palais; je parus devant Mezomorto.

«Je ne sais point ce que dit Aby Aly en me présentant à son maître, ni
ce que son maître lui répondit, parce qu'ils se parlèrent en turc; mais
je crus m'apercevoir aux gestes et aux regards du dey que j'avais le
malheur de lui plaire, et les choses qu'il me dit ensuite en espagnol
achevèrent de me mettre au désespoir, en me confirmant dans cette
opinion.

«Je me jetai vainement à ses pieds, et lui promis tout ce qu'il voudrait
pour ma rançon; j'eus beau tenter son avarice par l'offre de tous mes
biens, il me dit qu'il m'estimait plus que toutes les richesses du
monde. Il me fit préparer cet appartement, qui est le plus magnifique de
son palais, et depuis ce temps-là il n'a rien épargné pour bannir la
tristesse dont il me voit accablée. Il m'amène tous les esclaves de l'un
et de l'autre sexe qui savent chanter ou jouer de quelque instrument. Il
m'a ôté Inès, dans la pensée qu'elle ne faisait que nourrir mes
chagrins, et je suis servie par de vieilles esclaves qui m'entretiennent
sans cesse de l'amour de leur maître et de tous les différents plaisirs
qui me sont réservés.

«Mais tout ce qu'on met en usage pour me divertir produit un effet tout
contraire: rien ne peut me consoler. Captive dans ce détestable palais
qui retentit tous les jours des cris de l'innocence opprimée, je souffre
encore moins de la perte de ma liberté que de la terreur que m'inspire
l'odieuse tendresse du dey. Quoique je n'aie trouvé en lui, jusqu'à ce
jour, qu'un amant complaisant et respectueux, je n'en ai pas moins
d'effroi, et je crains que, lassé d'un respect qui le gêne déjà
peut-être, il n'abuse enfin de son pouvoir: je suis agitée sans relâche
de cette affreuse crainte, et chaque instant de ma vie m'est un supplice
nouveau.»

«Dona Théodora ne put achever ces paroles sans verser des pleurs. Don
Juan en fut pénétré. «Ce n'est pas sans raison, Madame, lui dit-il, que
vous vous faites de l'avenir une si horrible image; j'en suis autant
épouvanté que vous. Le respect du dey est plus prêt à se démentir que
vous ne pensez; cet amant soumis dépouillera bientôt sa feinte douceur;
je ne le sais que trop, et je vois tout le danger que vous courez.

«Mais, continua-t-il, en changeant de ton, je n'en serai point un témoin
tranquille. Tout esclave que je suis, mon désespoir est à craindre:
avant que Mezomorto vous outrage, je veux enfoncer dans son sein...--Ah!
don Juan, interrompit la veuve de Cifuentes, quel projet osez-vous
concevoir? Gardez-vous bien de l'exécuter. De quelles cruautés cette
mort serait suivie! Les Turcs ne la vengeraient-ils pas? Les tourments
les plus effroyables... Je ne puis y penser sans frémir! D'ailleurs,
n'est-ce pas vous exposer à un péril superflu? En ôtant la vie au dey,
me rendriez-vous la liberté? Hélas! je serais vendue à quelque scélérat,
peut-être, qui aurait moins de respect pour moi que Mezomorto. C'est à
toi, ciel, à montrer ta justice! tu connais la brutale envie du dey: tu
me défends le fer et le poison: c'est donc à toi de prévenir un crime
qui t'offense.

«--Oui, Madame, reprit Zarate, le ciel le préviendra; je sens déjà qu'il
m'inspire: ce qui me vient dans l'esprit en ce moment est sans doute un
avis secret qu'il me donne. Le dey ne m'a permis de vous voir que pour
vous porter à répondre à son amour. Je dois aller lui rendre compte de
notre conversation: il faut le tromper. Je vais lui dire que vous n'êtes
pas inconsolable; que la conduite qu'il tient avec vous commence à
soulager vos peines, et que s'il continue, il doit tout espérer;
secondez-moi de votre côté. Quand il vous reverra, qu'il vous trouve
moins triste qu'à l'ordinaire: feignez de prendre quelque sorte de
plaisir à ses discours.

«--Quelle contrainte! interrompit dona Théodora; comment une âme franche
et sincère pourra-t-elle se trahir jusque-là, et quel sera le fruit
d'une feinte si pénible?--Le dey, répondit-il, s'applaudira de ce
changement, et voudra, par sa complaisance, achever de vous gagner:
pendant ce temps-là je travaillerai à votre liberté. L'ouvrage, j'en
conviens, est difficile; mais je connais un esclave adroit dont j'espère
que l'industrie ne nous sera pas inutile.

«Je vous laisse, poursuivit-il: l'affaire veut de la diligence; nous
nous reverrons. Je vais trouver le dey, et tâcher d'amuser par des
fables son impétueuse ardeur. Vous, Madame, préparez-vous à le recevoir:
dissimulez, efforcez-vous: que vos regards, que sa présence blesse,
soient désarmés de haine et de rigueur: que votre bouche, qui ne s'ouvre
tous les jours que pour déplorer votre infortune, tienne un langage qui
le flatte: ne craignez point de lui paraître trop favorable; il faut
tout promettre pour ne rien accorder.--C'est assez, répartit Théodora,
je ferai tout ce que vous me dites, puisque le malheur qui me menace
m'impose cette cruelle nécessité. Allez, don Juan, employez tous vos
soins à finir mon esclavage; ce sera un surcroît de joie pour moi si je
tiens de vous ma liberté.»

«Le Tolédan, suivant l'ordre de Mezomorto, se rendit auprès de lui: «Hé
bien, Alvaro, lui dit ce dey avec beaucoup d'émotion, quelles nouvelles
m'apportes-tu de la belle esclave? L'as-tu disposée à m'écouter? Si
tu m'apprends que je ne dois pas me flatter de vaincre sa farouche
douleur, je jure par la tête du Grand Seigneur mon maître que
j'obtiendrai dès aujourd'hui par la force ce que l'on refuse à ma
complaisance.--Seigneur, lui répondit don Juan, il n'est pas besoin de
faire ce serment inviolable; vous ne serez point obligé d'avoir recours
à la violence pour satisfaire votre amour. L'esclave est une jeune dame
qui n'a point encore aimé; elle est si fière qu'elle a rejeté les voeux
des premiers seigneurs d'Espagne: elle vivait en souveraine dans son
pays: elle se voit captive ici; une âme orgueilleuse doit sentir
longtemps la différence de ces conditions. Cependant cette superbe
Espagnole s'accoutumera comme les autres à l'esclavage; j'ose même vous
dire que déjà ses fers commencent à lui moins peser: ces déférences
attentives que vous avez pour elle, ces soins respectueux qu'elle
n'attendait pas de vous, adoucissent ses déplaisirs et triomphent peu à
peu de sa fierté. Ménagez, seigneur, cette favorable disposition;
continuez, achevez de charmer cette belle esclave par de nouveaux
respects, et vous la verrez bientôt, rendue à vos désirs, perdre dans
vos bras l'amour de la liberté.

«--Tu me ravis par ce discours, s'écria le dey: l'espoir que tu me
donnes peut tout sur moi. Oui, je retiendrai mon impatiente ardeur, pour
mieux la satisfaire; mais ne me trompes-tu point, ou ne t'es-tu pas
trompé toi-même? Je vais tout à l'heure entretenir l'esclave: je veux
voir si je démêlerai dans ses yeux ces flatteuses espérances que tu y as
remarquées.» En disant ces paroles, il alla trouver Théodora, et le
Tolédan retourna dans le jardin, où il rencontra le jardinier, qui était
cet esclave adroit dont il prétendait employer l'industrie pour tirer
d'esclavage la veuve de Cifuentes.

«Le jardinier, nommé Francisque, était Navarrais: il connaissait
parfaitement Alger, pour y avoir servi plusieurs patrons avant que
d'être au dey. «Francisque, mon ami, lui dit don Juan, vous me voyez
très-affligé: il y a dans ce palais une jeune dame des plus
considérables de Valence: elle a prié Mezomorto de taxer lui-même sa
rançon; mais il ne veut pas qu'on la rachète, parce qu'il en est
amoureux.--Et pourquoi cela vous chagrine-t-il si fort? lui dit
Francisque.--C'est que je suis de la même ville, répartit le Tolédan:
ses parents et les miens sont intimes amis: il n'est rien que je ne
fusse capable de faire pour contribuer à la mettre en liberté.

«--Quoique ce ne soit pas une chose aisée, répliqua Francisque, j'ose
vous assurer que j'en viendrais à bout, si les parents de la dame
étaient d'humeur à bien payer ce service.--N'en doutez pas, répartit don
Juan; je réponds de leur reconnaissance, et surtout de la sienne. On la
nomme dona Théodora: elle est veuve d'un homme qui lui a laissé de
grands biens, et elle est aussi généreuse que riche: en un mot, je suis
Espagnol et noble, ma parole doit vous suffire.

«--Hé bien, reprit le jardinier, sur la foi de votre promesse, je vais
chercher un renégat catalan que je connais, et lui proposer...--Que
dites-vous! interrompit le Tolédan tout surpris; vous pourriez vous fier
à un misérable qui n'a pas eu honte d'abandonner sa religion
pour...?--Quoique renégat, interrompit à son tour Francisque, il ne
laisse pas d'être honnête homme; il me paraît plus digne de pitié que de
haine, et je le trouverais excusable si son crime pouvait recevoir
quelque excuse. Voici son histoire en deux mots.

«Il est natif de Barcelone, et chirurgien de profession. Voyant qu'il ne
faisait pas trop bien ses affaires à Barcelone, il résolut d'aller
s'établir à Carthagène, dans la pensée qu'en changeant de lieu il
deviendrait plus heureux qu'il n'était. Il s'embarqua donc pour
Carthagène avec sa mère; mais ils rencontrèrent un pirate d'Alger qui
les prit et les amena dans cette ville. Ils furent vendus, sa mère à un
More et lui à un Turc, qui le maltraita si fort qu'il embrassa le
mahométisme pour finir son cruel esclavage, comme aussi pour procurer la
liberté à sa mère, qu'il voyait traitée avec beaucoup de rigueur chez le
More son patron. En effet, s'étant mis à la solde du bacha, il alla
plusieurs fois en course, et amassa quatre cents patagons: il en employa
une partie au rachat de sa mère; et pour faire valoir le reste, il se
mit en tête d'écumer la mer pour son compte.

«Il se fit capitaine. Il acheta un petit vaisseau sans pont, et avec
quelques soldats turcs qui voulurent bien se joindre à lui, il alla
croiser entre Alicante et Carthagène; il revint chargé de butin. Il
retourna encore, et ses courses lui réussirent si bien, qu'il se vit
enfin en état d'armer un gros vaisseau, avec lequel il fit des prises
considérables; mais il cessa d'être heureux. Un jour il attaqua une
frégate française, qui maltraita tellement son vaisseau qu'il eut de la
peine à regagner le port d'Alger. Comme on juge en ce pays-ci du mérite
des pirates par le succès de leurs entreprises, le renégat tomba par ses
disgrâces dans le mépris des Turcs. Il en eut du dépit et du chagrin. Il
vendit son vaisseau et se retira dans une maison hors de la ville, où,
depuis ce temps-là, il vit du bien qui lui reste, avec sa mère et
plusieurs esclaves qui les servent.

«Je le vais voir souvent: nous avons demeuré ensemble chez le même
patron: nous sommes fort amis; il me découvre ses plus secrètes pensées,
et il n'y a pas trois jours qu'il me disait, les larmes aux yeux, qu'il
ne pouvait être tranquille depuis qu'il avait eu le malheur de renier sa
foi; que, pour apaiser les remords qui le déchiraient sans relâche, il
était quelquefois tenté de fouler aux pieds le turban, et, au hasard
d'être brûlé tout vif, de réparer, par un aveu public de son repentir,
le scandale qu'il avait causé aux chrétiens.

«Tel est le renégat à qui je veux m'adresser, continua Francisque: un
homme de cette sorte ne vous doit pas être suspect. Je vais sortir sous
prétexte d'aller au bagne[3]: je me rendrai chez lui; je lui
représenterai qu'au lieu de se laisser consumer de regret de s'être
éloigné du sein de l'Église, il doit songer aux moyens d'y rentrer:
qu'il n'a pour cet effet qu'à équiper un vaisseau, comme si, ennuyé de
sa vie oisive, il voulait retourner en course, et qu'avec ce bâtiment
nous gagnerons la côte de Valence, où dona Théodora lui donnera de quoi
passer agréablement le reste de ses jours à Barcelone.

  [3] Lieu où s'assemblent les esclaves.

«--Oui, mon cher Francisque, s'écria don Juan, transporté de l'espérance
que l'esclave Navarrais lui donnait, vous pouvez tout promettre à ce
renégat: vous et lui, soyez sûrs d'être bien récompensés. Mais
croyez-vous que ce projet s'exécute de la manière que vous le
concevez?--Il peut y avoir des difficultés qui ne s'offrent point à mon
esprit, répartit Francisque; mais nous les lèverons, le renégat et moi,
Alvaro, ajouta-t-il en le quittant, j'augure bien de notre entreprise,
et j'espère qu'à mon retour j'aurai de bonnes nouvelles à vous
annoncer.»

«Ce ne fut pas sans inquiétude que le Tolédan attendit Francisque, qui
revint trois ou quatre heures après, et qui lui dit: «J'ai parlé au
renégat: je lui ai proposé notre dessein, et, après une longue
délibération, nous sommes convenus qu'il achètera un petit vaisseau tout
équipé; que, comme il est permis de prendre pour matelots des esclaves,
il se servira de tous les siens; que, de peur de se rendre suspect, il
engagera douze soldats Turcs, de même que s'il avait effectivement envie
d'aller en course; mais que, deux jours avant celui qu'il leur assignera
pour le départ, il s'embarquera la nuit avec ses esclaves, lèvera
l'ancre sans bruit, et viendra nous prendre, avec son esquif, à une
petite porte de ce jardin, qui n'est pas éloignée de la mer. Voilà le
plan de notre entreprise: vous pouvez en instruire la dame esclave, et
l'assurer que dans quinze jours, au plus tard, elle sera hors de
captivité.»

«Quelle joie pour Zarate d'avoir une si agréable assurance à donner à
dona Théodora! Pour obtenir la permission de la voir, il chercha le jour
suivant Mezomorto, et l'ayant rencontré: «Pardonnez-moi, seigneur, lui
dit-il, si j'ose vous demander comment vous avez trouvé la belle
esclave: êtes-vous plus satisfait?...--J'en suis charmé, interrompit le
dey: ses yeux n'ont point évité hier mes plus tendres regards; ses
discours, qui n'étaient auparavant que des réflexions éternelles sur son
état, n'ont été mêlés d'aucune plainte, et même elle a paru prêter aux
miens une attention obligeante.

«C'est à tes soins, Alvaro, que je dois ce changement: je vois que tu
connais bien les femmes de ton pays. Je veux que tu l'entretiennes
encore, pour achever ce que tu as si heureusement commencé. Épuise ton
esprit et ton adresse pour hâter mon bonheur; je romprai aussitôt tes
chaînes, et je jure par l'âme de notre grand prophète que je te
renverrai dans ta patrie chargé de tant de bienfaits, que les chrétiens,
en te revoyant, ne pourront croire que tu reviennes de l'esclavage.»

«Le Tolédan ne manqua pas de flatter l'erreur de Mezomorto: il feignit
d'être très-sensible à ses promesses, et, sous prétexte d'en vouloir
avancer l'accomplissement, il s'empressa d'aller voir la belle esclave.
Il la trouva seule dans son appartement; les vieilles qui la servaient
étaient occupées ailleurs. Il lui apprit ce que le Navarrais et le
renégat avaient comploté ensemble, sur la foi des promesses qui leur
avaient été faites.

«Ce fut une grande consolation pour la dame d'entendre qu'on avait pris
de si bonnes mesures pour sa délivrance. «Est-il possible,
s'écria-t-elle dans l'excès de la joie, qu'il me soit permis d'espérer
de revoir encore Valence, ma chère patrie? Quel bonheur, après tant de
périls et d'alarmes, d'y vivre en repos avec vous! Ah! don Juan, que
cette pensée m'est agréable! En partagez-vous le plaisir avec moi?
Songez-vous qu'en m'arrachant au dey, c'est votre femme que vous lui
enlevez?

«--Hélas! répondit Zarate en poussant un profond soupir, que ces paroles
flatteuses auraient de charmes pour moi, si le souvenir d'un amant
malheureux n'y venait point mêler une amertume qui en corrompt toute la
douceur! Pardonnez-moi, Madame, cette délicatesse; avouez même que
Mendoce est digne de votre pitié. C'est pour vous qu'il est sorti de
Valence, qu'il a perdu la liberté, et je ne doute point qu'à Tunis il ne
soit moins accablé du poids de ses chaînes que du désespoir de ne vous
avoir pas vengée.

«--Il méritait sans doute un meilleur sort, dit dona Théodora: je prends
le ciel à témoin que je suis pénétrée de tout ce qu'il a fait pour moi;
je ressens vivement les peines que je lui cause; mais, par un cruel
effet de la malignité des astres, mon coeur ne saurait être le prix de
ses services.»

«Cette conversation fut interrompue par l'arrivée des deux vieilles qui
servaient la veuve de Cifuentes. Don Juan changea de discours, et,
faisant le personnage du confident du dey: «Oui, charmante esclave,
dit-il à Théodora, vous avez enchaîné celui qui vous retient dans les
fers. Mezomorto, votre maître et le mien, le plus amoureux et le plus
aimable de tous les Turcs, est très-content de vous: continuez à le
traiter favorablement, et vous verrez bientôt la fin de vos déplaisirs.»
Il sortit en prononçant ces derniers mots, dont le vrai sens ne fut
compris que par cette dame.

«Les choses demeurèrent huit jours dans cette disposition au palais du
dey. Cependant le renégat catalan avait acheté un petit vaisseau presque
tout équipé, et il faisait les préparatifs du départ; mais six jours
avant qu'il fût en état de se mettre en mer, don Juan eut de nouvelles
alarmes.

«Mezomorto l'envoya chercher, et l'ayant fait entrer dans son cabinet:
«Alvaro, lui dit-il, tu es libre; tu partiras quand tu voudras pour t'en
retourner en Espagne: les présents que je t'ai promis sont prêts. J'ai
vu la belle esclave aujourd'hui: qu'elle m'a paru différente de cette
personne dont la tristesse me faisait tant de peine! Chaque jour le
sentiment de sa captivité s'affaiblit: je l'ai trouvée si charmante, que
je viens de prendre la résolution de l'épouser: elle sera ma femme dans
deux jours.»

«Don Juan changea de couleur à ces paroles, et quelque effort qu'il fît
pour se contraindre, il ne put cacher son trouble et sa surprise au dey,
qui lui en demanda la cause.

«Seigneur, lui répondit le Tolédan dans son embarras, je suis sans doute
fort étonné qu'un des plus considérables personnages de l'empire ottoman
veuille s'abaisser jusqu'à épouser une esclave: je sais bien que cela
n'est pas sans exemple parmi vous; mais, enfin, l'illustre Mezomorto,
qui peut prétendre aux filles des premiers officiers de la
Porte...--J'en demeure d'accord, interrompit le dey; je pourrais même
aspirer à la fille du grand-visir, et me flatter de succéder à l'emploi
de mon beau-père; mais j'ai des richesses immenses et peu d'ambition. Je
préfère le repos et les plaisirs dont je jouis ici au vizirat, à ce
dangereux honneur où nous ne sommes pas plus tôt montés, que la crainte
des sultans, ou la jalousie des envieux qui les approchent, nous en
précipite. D'ailleurs, j'aime mon esclave, et sa beauté la rend assez
digne du rang où ma tendresse l'appelle.

«Mais il faut, ajouta-t-il, qu'elle change aujourd'hui de religion, pour
mériter l'honneur que je veux lui faire. Crois-tu que des préjugés
ridicules le lui fassent mépriser?--Non, seigneur, répartit don Juan; je
suis persuadé qu'elle sacrifiera tout à un rang si beau. Permettez-moi
pourtant de vous dire que vous ne devez point l'épouser brusquement: ne
précipitez rien. Il ne faut pas douter que l'idée de quitter une
religion qu'elle a sucée avec le lait ne la révolte d'abord: donnez-lui
le temps de faire des réflexions. Quand elle se représentera qu'au lieu
de la déshonorer et de la laisser tristement vieillir parmi le reste de
vos captives, vous l'attachez à vous par un mariage qui la comble de
gloire, sa reconnaissance et sa vanité vaincront peu à peu ses
scrupules. Différez de huit jours seulement l'exécution de votre
dessein.»

«Le dey demeura quelque temps rêveur: le délai que son confident lui
proposait n'était guère de son goût; néanmoins le conseil lui parut fort
judicieux. «Je cède à tes raisons, Alvaro, lui dit-il, quelque
impatience que j'aie de posséder l'esclave; j'attendrai donc encore huit
jours: va la voir tout à l'heure, et la dispose à remplir mes désirs
après ce temps-là. Je veux que ce même Alvaro qui m'a si bien servi
auprès d'elle ait l'honneur de lui offrir ma main.»

«Don Juan courut à l'appartement de Théodora, et l'instruisit de ce qui
venait de se passer entre Mezomorto et lui, afin qu'elle se réglât
là-dessus. Il lui apprit aussi que dans six jours le vaisseau du renégat
serait prêt; et comme elle témoignait être fort en peine de savoir de
quelle manière elle pourrait sortir de son appartement, attendu que
toutes les portes des chambres qu'il fallait traverser pour gagner
l'escalier étaient bien fermées: «C'est ce qui doit peu vous
embarrasser, Madame, lui dit-il; une fenêtre de votre cabinet donne sur
le jardin; c'est par là que vous descendrez, avec une échelle que
j'aurai soin de vous fournir.»

«En effet, les six jours s'étant écoulés, Francisque avertit le Tolédan
que le renégat se préparait à partir la nuit prochaine. Vous jugez bien
qu'elle fut attendue avec beaucoup d'impatience. Elle arriva enfin, et,
pour comble de bonheur, elle devint très-obscure. Dès que le moment
d'exécuter l'entreprise fut venu, don Juan alla poser l'échelle sous la
fenêtre du cabinet de la belle esclave, qui l'observait, et qui
descendit aussitôt avec beaucoup d'empressement et d'agitation: ensuite
elle s'appuya sur le Tolédan, qui la conduisit vers la petite porte du
jardin qui ouvrait sur la mer.

«Ils marchaient tous deux à pas précipités, et goûtaient déjà par avance
le plaisir de se voir hors d'esclavage: mais la Fortune, avec qui ces
amants n'étaient pas encore bien réconciliés, leur suscita un malheur
plus cruel que tous ceux qu'ils avaient éprouvés jusqu'alors, et celui
qu'ils auraient le moins prévu.

«Ils étaient déjà hors du jardin, et ils s'avançaient sur le rivage pour
s'approcher de l'esquif qui les attendait, lorsqu'un homme qu'ils
prirent pour un compagnon de leur fuite, et dont ils n'avaient aucune
défiance, vint tout droit à don Juan l'épée nue, et la lui enfonçant
dans le sein: «Perfide Alvaro Ponce, s'écria-t-il, c'est ainsi que don
Fadrique de Mendoce doit punir un lâche ravisseur: tu ne mérites point
que je t'attaque en brave homme.»

«Le Tolédan ne put résister à la force du coup, qui le porta par terre:
et en même temps, dona Théodora, qu'il soutenait, saisie à la fois
d'étonnement, de douleur et d'effroi, tomba évanouie d'un autre côté.
«Ah! Mendoce, dit don Juan, qu'avez-vous fait? C'est votre ami que vous
venez de percer.--Juste ciel, reprit don Fadrique, serait-il bien
possible que j'eusse assassiné!...--Je vous pardonne ma mort,
interrompit Zarate; le destin seul en est coupable, ou plutôt il a voulu
par là finir nos malheurs. Oui, mon cher Mendoce, je meurs content,
puisque je remets entre vos mains dona Théodora, qui peut vous assurer
que mon amitié pour vous ne s'est jamais démentie.

«--Trop généreux ami, dit don Fadrique emporté par un mouvement de
désespoir, vous ne mourrez point seul; le même fer qui vous a frappé va
punir votre assassin: si mon erreur peut faire excuser mon crime, elle
ne saurait m'en consoler.» A ces mots, il tourna la pointe de son épée
contre son estomac, la plongea jusqu'à la garde, et tomba sur le corps
de don Juan, qui s'évanouit, moins affaibli par le sang qu'il perdait
que surpris de la fureur de son ami.

«Francisque et le renégat, qui étaient à dix pas de là, et qui avaient
eu leurs raisons pour n'aller pas secourir l'esclave Alvaro, furent fort
étonnés d'entendre les dernières paroles de don Fadrique, et de voir sa
dernière action. Ils connurent qu'il s'était mépris, et que les blessés
étaient deux amis, et non de mortels ennemis, comme ils l'avaient cru;
alors ils s'empressèrent à les secourir; mais, les trouvant sans
sentiment, aussi bien que Théodora, qui était toujours évanouie, ils ne
savaient quel parti prendre. Francisque était d'avis que l'on se
contentât d'emporter la dame, et qu'on laissât les cavaliers sur le
rivage, où, selon toutes les apparences, ils mourraient bientôt, s'ils
n'étaient déjà morts. Le renégat ne fut pas de cette opinion: il dit
qu'il ne fallait point abandonner les blessés, dont les blessures
n'étaient peut-être pas mortelles, et qu'il les panserait dans son
vaisseau, où il avait tous les instruments de son premier métier, qu'il
n'avait point oublié. Francisque se rendit à ce sentiment.

«Comme ils n'ignoraient pas de quelle importance il était de se hâter,
le renégat et le Navarrais, à l'aide de quelques esclaves, portèrent
dans l'esquif la malheureuse veuve de Cifuentes avec ses deux amants,
encore plus infortunés qu'elle. Ils joignirent en peu de moments leur
vaisseau, où, d'abord qu'ils furent tous entrés, les uns tendirent les
voiles, pendant que les autres, à genoux sur le tillac, imploraient la
faveur du ciel par les plus ferventes prières que leur pouvait suggérer
la crainte d'être poursuivis par les navires de Mezomorto.

«Pour le renégat, après avoir chargé du soin de la manoeuvre un esclave
français, qui l'entendait parfaitement, il donna sa première attention à
dona Théodora: il lui rendit l'usage de ses sens, et fit si bien par ses
remèdes que don Fadrique et le Tolédan reprirent aussi leurs esprits. La
veuve de Cifuentes, qui s'était évanouie lorsqu'elle avait vu frapper
don Juan, fut fort étonnée de trouver là Mendoce; et quoiqu'à le voir
elle jugeât bien qu'il s'était blessé lui-même de douleur d'avoir percé
son ami, elle ne pouvait le regarder que comme l'assassin d'un homme
qu'elle aimait.

«C'était la chose du monde la plus touchante, que de voir ces trois
personnes revenues à elles-mêmes: l'état d'où l'on venait de les tirer,
quoique semblable à la mort, n'était pas si digne de pitié. Dona
Théodora envisageait don Juan avec des yeux où étaient peints tous les
mouvements d'une âme que possèdent la douleur et le désespoir, et les
deux amis attachaient sur elle leurs regards mourants, en poussant de
profonds soupirs.

«Après avoir gardé quelque temps un silence aussi tendre que funeste,
don Fadrique le rompit; il adressa la parole à la veuve de Cifuentes:
«Madame, lui dit-il, avant que de mourir, j'ai la satisfaction de vous
voir hors d'esclavage: plût au ciel que vous me dussiez la liberté; mais
il a voulu que vous eussiez cette obligation à l'amant que vous
chérissez. J'aime trop ce rival pour en murmurer, et je souhaite que le
coup que j'ai eu le malheur de lui porter ne l'empêche pas de jouir de
votre reconnaissance.» La dame ne répondit rien à ce discours. Loin
d'être sensible en ce moment au triste sort de don Fadrique, elle
sentait pour lui des mouvements d'aversion que lui inspirait l'état où
était le Tolédan.

«Cependant le chirurgien se préparait à visiter et à sonder les plaies.
Il commença par celle de Zarate; il ne la trouva pas dangereuse, parce
que le coup n'avait fait que glisser au-dessous de la mamelle gauche, et
n'offensait aucune des parties nobles. Le rapport du chirurgien diminua
l'affliction de Théodora, et causa beaucoup de joie à don Fadrique, qui
tourna la tête vers cette dame: «Je suis content, lui dit-il;
j'abandonne sans regret la vie, puisque mon ami est hors de péril: je ne
mourrai point chargé de votre haine.»

«Il prononça ces paroles d'un air si touchant, que la veuve de Cifuentes
en fut pénétrée. Comme elle cessa de craindre pour don Juan, elle cessa
de haïr don Fadrique; et ne voyant plus en lui qu'un homme qui méritait
toute sa pitié: «Ah! Mendoce, lui répondit-elle emportée par un
transport généreux, souffrez que l'on panse votre blessure; elle n'est
peut-être pas plus considérable que celle de votre ami. Prêtez-vous au
soin que l'on veut avoir de vos jours: vivez; si je ne puis vous rendre
heureux, du moins je ne ferai pas le bonheur d'un autre. Par compassion
et par amitié pour vous, je retiendrai la main que je voulais donner à
don Juan; je vous fais le même sacrifice qu'il vous a fait.»

«Don Fadrique allait répliquer; mais le chirurgien, qui craignait qu'en
parlant il n'irritât son mal, l'obligea de se taire, et visita sa plaie:
elle lui parut mortelle, attendu que l'épée avait pénétré dans la partie
supérieure du poumon, ce qu'il jugeait par une hémorragie ou perte de
sang dont la suite était à craindre. D'abord qu'il eût mis le premier
appareil, il laissa reposer les cavaliers dans la chambre de poupe, sur
deux petits lits l'un auprès de l'autre, et emmena ailleurs dona
Théodora, dont il jugea que la présence leur pouvait être nuisible.

«Malgré toutes ces précautions, la fièvre prit à Mendoce, et sur la fin
de la journée l'hémorragie augmenta. Le chirurgien lui déclara alors que
le mal était sans remède, et l'avertit que s'il avait quelque chose à
dire à son ami ou à dona Théodora, il n'avait point de temps à perdre.
Cette nouvelle causa une étrange émotion au Tolédan: pour don Fadrique,
il la reçut avec indifférence. Il fit appeler la veuve de Cifuentes, qui
se rendit auprès de lui dans un état plus aisé à concevoir qu'à
représenter.

«Elle avait le visage couvert de pleurs, et elle sanglotait avec tant de
violence, que Mendoce en fut fort agité: «Madame, lui dit-il, je ne vaux
pas ces précieuses larmes que vous répandez: arrêtez-les, de grâce, pour
m'écouter un moment. Je vous fais la même prière, mon cher Zarate,
ajouta-t-il en remarquant la vive douleur que son ami faisait éclater;
je sais bien que cette séparation vous doit être rude; votre amitié
m'est trop connue pour en douter: mais attendez l'un et l'autre que ma
mort soit arrivée, pour l'honorer de tant de marques de tendresse et de
pitié.

«Suspendez jusque-là votre affliction: je la sens plus que la perte de
ma vie. Apprenez par quels chemins le sort qui me poursuit a su cette
nuit me conduire sur le fatal rivage que j'ai teint du sang de mon ami
et du mien. Vous devez être en peine de savoir comment j'ai pu prendre
don Juan pour don Alvar: je vais vous en instruire, si le peu de temps
qui me reste encore à vivre me permet de vous donner ce triste
éclaircissement.

«Quelques heures après que le vaisseau où j'étais eût quitté celui où
j'avais laissé don Juan, nous rencontrâmes un corsaire français qui nous
attaqua: il se rendit maître du vaisseau de Tunis, et nous mit à terre
auprès d'Alicante. Je ne fus pas sitôt libre, que je songeai à racheter
mon ami. Pour cet effet, je me rendis à Valence, où je fis de l'argent
comptant; et sur l'avis qu'on me donna qu'à Barcelone il y avait des
Pères de la Rédemption qui se préparaient à faire voile vers Alger, je
m'y rendis; mais avant que de sortir de Valence, je priai le gouverneur
don Francisco de Mendoce, mon oncle, d'employer tout le crédit qu'il
peut avoir à la cour d'Espagne pour obtenir la grâce de Zarate, que
j'avais dessein de ramener avec moi et de faire rentrer dans ses biens,
qui ont été confisqués depuis la mort du duc de Naxera.

«Sitôt que nous fûmes arrivés à Alger, j'allai dans les lieux que
fréquentent les esclaves; mais j'avais beau les parcourir tous, je n'y
trouvais point ce que je cherchais. Je rencontrai le renégat catalan à
qui ce navire appartient: je le reconnus pour un homme qui avait
autrefois servi mon oncle. Je lui dis le motif de mon voyage, et le
priai de vouloir faire une exacte recherche de mon ami. «Je suis fâché,
me répondit-il, de ne pouvoir vous être utile: je dois partir d'Alger
cette nuit avec une dame de Valence qui est l'esclave du dey.--Et
comment appelez-vous cette dame, lui dis-je?» Il répartit qu'elle se
nommait Théodora.

«La surprise que je fis paraître à cette nouvelle apprit par avance au
renégat que je m'intéressais pour cette dame. Il me découvrit le dessein
qu'il avait formé pour la tirer d'esclavage; et comme en son récit il
fit mention de l'esclave Alvaro, je ne doutai point que ce ne fût Alvaro
Ponce lui-même. «Servez mon ressentiment, dis-je avec transport au
renégat: donnez-moi les moyens de me venger de mon ennemi.--Vous serez
bientôt satisfait, me répondit-il; mais contez-moi auparavant le sujet
que vous avez de vous plaindre de cet Alvaro.» Je lui appris toute notre
histoire, et lorsqu'il l'eût entendue; «C'est assez, reprit-il; vous
n'aurez cette nuit qu'à m'accompagner: on vous montrera votre rival, et
après que vous l'aurez puni, vous prendrez sa place, et viendrez avec
nous à Valence conduire dona Théodora.»

«Néanmoins mon impatience ne me fit point oublier don Juan: je laissai
de l'argent pour sa rançon entre les mains d'un marchand italien, nommé
Francisco Capati, qui réside à Alger, et qui me promit de le racheter
s'il venait à le découvrir. Enfin la nuit arriva; je me rendis chez le
renégat, qui me mena sur le bord de la mer. Nous nous arrêtâmes devant
une petite porte, d'où il sortit un homme qui vint droit à nous, et qui
nous dit, en nous montrant du doigt un homme et une femme qui marchaient
sur ses pas: «Voilà Alvaro et dona Théodora qui me suivent.»

«A cette vue je deviens furieux; je mets l'épée à la main, je cours au
malheureux Alvaro, et, persuadé que c'est un rival odieux que je vais
frapper, je perce cet ami fidèle que j'étais venu chercher. Mais, grâces
au ciel, continua-t-il en s'attendrissant, mon erreur ne lui coûtera
point la vie, ni d'éternelles larmes à dona Théodora.

«--Ah! Mendoce, interrompit la dame, vous faites injure à mon
affliction; je ne me consolerai jamais de vous avoir perdu; quand même
j'épouserais votre ami, ce ne serait que pour unir nos douleurs; votre
amour, votre amitié, vos infortunes, feraient tout notre
entretien.--C'en est trop, Madame, répliqua don Fadrique; je ne mérite
pas que vous me regrettiez si longtemps: souffrez, je vous en conjure,
que Zarate vous épouse, après qu'il vous aura vengée d'Alvaro
Ponce.--Don Alvar n'est plus, dit la veuve de Cifuentes; le même jour
qu'il m'enleva, il fut tué par le corsaire qui me prit.

«--Madame, reprit Mendoce, cette nouvelle me fait plaisir; mon ami en
sera plus tôt heureux: suivez sans contrainte votre penchant l'un et
l'autre. Je vois avec joie approcher le moment qui va lever l'obstacle
que votre compassion et sa générosité mettent à votre commun bonheur.
Puissent tous vos jours couler dans un repos, dans une union que la
jalousie de la Fortune n'ose troubler! Adieu, Madame, adieu, don Juan;
souvenez-vous quelquefois tous deux d'un homme qui n'a rien tant aimé
que vous.»

«Comme la dame et le Tolédan, au lieu de lui répondre, redoublaient
leurs pleurs, don Fadrique, qui s'en aperçut et qui se sentait très-mal,
poursuivit ainsi: «Je me laisse trop attendrir: déjà la mort
m'environne, et je ne songe pas à supplier la bonté divine de me
pardonner d'avoir moi-même borné le cours d'une vie dont elle seule
devait disposer.» Après avoir achevé ces paroles, il leva les yeux au
ciel avec toutes les apparences d'un véritable repentir, et bientôt
l'hémorragie causa une suffocation qui l'emporta.

«Alors don Juan, possédé de son désespoir, porte la main sur sa plaie:
il arrache l'appareil; il veut la rendre incurable; mais Francisque et
le renégat se jettent sur lui et s'opposent à sa rage. Théodora est
effrayée de ce transport: elle se joint au renégat et au Navarrais pour
détourner don Juan de son dessein. Elle lui parle d'un air si touchant,
qu'il rentre en lui-même; il souffre que l'on rebande sa plaie, et enfin
l'intérêt de l'amant calme peu à peu la fureur de l'ami. Mais s'il
reprit sa raison, il ne s'en servit que pour prévenir les effets
insensés de sa douleur, et non pour en affaiblir le sentiment.

«Le renégat, qui, parmi plusieurs choses qu'il emportait en Espagne,
avait d'excellent baume d'Arabie et de précieux parfums, embauma le
corps de Mendoce, à la prière de la dame et de don Juan, qui
témoignèrent qu'ils souhaitaient de lui rendre à Valence les honneurs de
la sépulture. Ils ne cessèrent tous deux de gémir et de soupirer pendant
toute la navigation. Il n'en fut pas de même du reste de l'équipage:
comme le vent était toujours favorable, il ne tarda guère à découvrir
les côtes d'Espagne.

«A cette vue, tous les esclaves se livrèrent à la joie, et quand le
vaisseau fut heureusement arrivé au port de Dénia, chacun prit son
parti. La veuve de Cifuentes et le Tolédan envoyèrent un courrier à
Valence, avec des lettres pour le gouverneur et pour la famille de dona
Théodora. La nouvelle du retour de cette dame fut reçue de tous ses
parents avec beaucoup de joie. Pour don Francisco de Mendoce, il sentit
une vive affliction quand il apprit la mort de son neveu.

«Il le fit bien paraître lorsque, accompagné des parents de la veuve de
Cifuentes, il se rendit à Dénia, et qu'il voulut voir le corps du
malheureux don Fadrique: ce bon vieillard le mouilla de ses pleurs, en
faisant des plaintes si pitoyables, que tous les spectateurs en furent
attendris. Il demanda par quelle aventure son neveu se trouvait dans cet
état.

«Je vais vous la conter, seigneur, lui dit le Tolédan; loin de chercher
à l'effacer de ma mémoire, je prends un funeste plaisir à me la rappeler
sans cesse et à nourrir ma douleur.» Il lui dit alors comment était
arrivé ce triste accident, et ce récit, en lui arrachant de nouvelles
larmes, redoubla celles de don Francisco. A l'égard de Théodora, ses
parents lui marquèrent la joie qu'ils avaient de la revoir, et la
félicitèrent sur la manière miraculeuse dont elle avait été délivrée de
la tyrannie de Mezomorto.

«Après un entier éclaircissement de toutes choses, on mit le corps de
don Fadrique dans un carrosse, et on le conduisit à Valence; mais il n'y
fut point enterré, parce que, le temps de la vice-royauté de don
Francisco étant près d'expirer, ce seigneur se préparait à s'en
retourner à Madrid, où il résolut de faire transporter son neveu.

«Pendant que l'on faisait les préparatifs du convoi, la veuve de
Cifuentes combla de biens Francisque et le renégat. Le Navarrais se
retira dans sa province, et le renégat retourna avec sa mère à
Barcelone, où il rentra dans le christianisme, et où il vit encore
aujourd'hui fort commodément.

«Dans ce temps-là, don Francisco reçut un paquet de la cour, dans lequel
était la grâce de don Juan, que le roi, malgré la considération qu'il
avait pour la maison de Naxera, n'avait pu refuser à tous les Mendoce
qui s'étaient joints pour la lui demander. Cette nouvelle fut d'autant
plus agréable au Tolédan, qu'elle lui procurait la liberté d'accompagner
le corps de son ami, ce qu'il n'aurait osé faire sans cela.

«Enfin le convoi partit, suivi d'un grand nombre de personnes de
qualité; et sitôt qu'il fut arrivé à Madrid, on enterra le corps de don
Fadrique dans une église, où Zarate et dona Théodora, avec la permission
des Mendoce, lui firent élever un magnifique tombeau. Ils n'en
demeurèrent point là; ils portèrent le deuil de leur ami durant une
année entière, pour éterniser leur douleur et leur amitié.

«Après avoir donné des marques si célèbres de leur tendresse pour
Mendoce, ils se marièrent; mais, par un inconcevable effet du pouvoir de
l'amitié, don Juan ne laissa pas de conserver longtemps une mélancolie
que rien ne pouvait bannir. Don Fadrique, son cher don Fadrique, était
toujours présent à sa pensée: il le voyait toutes les nuits en songe, et
le plus souvent tel qu'il l'avait vu rendant les derniers soupirs. Son
esprit pourtant commençait à se distraire de ces tristes images: les
charmes de dona Théodora, dont il était toujours épris, triomphaient peu
à peu d'un souvenir funeste; enfin don Juan allait vivre heureux et
content: mais ces jours passés il tomba de cheval en chassant; il se
blessa à la tête; il s'y est formé un abcès. Les médecins ne l'ont pu
sauver; il vient de mourir, et Théodora, qui est cette dame que vous
voyez entre les bras de deux femmes qui veillent sur son désespoir,
pourra le suivre bientôt.»




CHAPITRE XVI

_Des songes._


Lorsque Asmodée eut fini le récit de cette histoire, don Cléofas lui
dit: «Voilà un très-beau tableau de l'amitié; mais s'il est rare de voir
deux hommes s'aimer autant que don Juan et don Fadrique, je crois que
l'on aurait encore plus de peine à trouver deux amies rivales qui
puissent se faire si généreusement un sacrifice réciproque d'un amant
aimé.

--Sans doute, répondit le diable, c'est ce que l'on n'a point encore vu,
et ce que l'on ne verra peut-être jamais. Les femmes ne s'aiment point.
J'en suppose deux parfaitement unies: je veux même qu'elles ne disent
pas le moindre mal l'une de l'autre en leur absence, tant elles sont
amies. Vous les voyez toutes deux: vous penchez d'un côté, la rage se
met de l'autre; ce n'est pas que l'enragée vous aime; mais elle voulait
la préférence. Tel est le caractère des femmes: elles sont trop jalouses
les unes des autres pour être capables d'amitié.

--L'histoire de ces deux amis sans pairs, reprit Léandro Perez, est un
peu romanesque et nous a menés bien loin. La nuit est fort avancée: nous
allons voir dans un moment paraître les premiers rayons du jour:
j'attends de vous un nouveau plaisir. J'aperçois un grand nombre de
personnes endormies: je voudrais, par curiosité, que vous me dissiez les
divers songes qu'elles peuvent faire.--Très volontiers, répartit le
démon: vous aimez les tableaux changeants; je veux vous contenter.

--Je crois, dit Zambullo, que je vais entendre des songes bien
ridicules.--Pourquoi? répondit le boiteux; vous qui possédez votre
Ovide, ne savez-vous pas que ce poëte dit que c'est vers la pointe du
jour que les songes sont plus vrais, parce que dans ce temps-là l'âme
est dégagée des vapeurs des aliments?--Pour moi, répliqua don Cléofas,
quoi qu'en puisse dire Ovide, je n'ajoute aucune foi aux songes.--Vous
avez tort, reprit Asmodée; il ne faut ni les traiter de chimères, ni les
croire tous: ce sont des menteurs qui disent quelquefois la vérité.
L'empereur Auguste, dont la tête valait bien celle d'un écolier, ne
méprisait pas les songes dans lesquels il était intéressé; et bien lui
en prit, à la bataille de Philippe, de quitter sa tente, sur le récit
qu'on lui fit d'un rêve qui le regardait. Je pourrais vous citer mille
autres exemples qui vous feraient connaître votre témérité; mais je les
passe sous silence pour satisfaire le nouveau désir qui vous presse.

«Commençons par ce bel hôtel à main droite. Le maître du logis, que vous
voyez couché dans ce riche appartement, est un comte libéral et galant.
Il rêve qu'il est à un spectacle où il entend chanter une jeune actrice,
et qu'il se rend à la voix de cette sirène.

«Dans l'appartement parallèle repose la comtesse sa femme, qui aime le
jeu à la fureur. Elle rêve qu'elle n'a point d'argent, et qu'elle met en
gage des pierreries chez un joaillier qui lui prête trois cents
pistoles, moyennant un très-honnête profit.

«Dans l'hôtel le plus proche, du même côté, demeure un marquis, du même
caractère que le comte, et qui est amoureux d'une fameuse coquette. Il
rêve qu'il emprunte une somme considérable pour lui en faire présent; et
son intendant, couché tout au haut de l'hôtel, songe qu'il s'enrichit à
mesure que son maître se ruine. Hé bien! que pensez-vous de ces
songes-là? Vous paraissent-ils extravagants?--Non, ma foi, répondit don
Cléofas; je vois bien qu'Ovide a raison; mais je suis curieux de savoir
qui est cet homme que je remarque; il a la moustache en papillottes, et
conserve en dormant un air de gravité qui me fait juger que ce ne doit
pas être un cavalier du commun.--C'est un gentilhomme de province,
répondit le démon, un vicomte Aragonais, un esprit vain et fier: son âme
en ce moment nage dans la joie. Il rêve qu'il est avec un grand qui lui
cède le pas dans une cérémonie publique.

«Mais je découvre dans la même maison deux frères médecins qui font des
songes bien mortifiants. L'un rêve que l'on publie une ordonnance qui
défend de payer les médecins quand ils n'auront pas guéri leurs malades;
et son frère songe qu'il est ordonné que les médecins mèneront le deuil
à l'enterrement de tous les malades qui mourront entre leurs mains.--Je
souhaiterais, dit Zambullo, que cette dernière ordonnance fût réelle, et
qu'un médecin se trouvât aux funérailles de son malade, comme un
lieutenant criminel assiste en France au supplice d'un coupable qu'il a
condamné.--J'aime la comparaison, dit le diable: on pourrait dire, en ce
cas-là, que l'un va faire exécuter sa sentence, et que l'autre a déjà
fait exécuter la sienne.

--Oh! oh! s'écria l'écolier, qui est ce personnage qui se frotte les
yeux en se levant avec précipitation?--C'est un homme de qualité qui
sollicite un gouvernement dans la Nouvelle-Espagne. Un rêve effrayant
vient de le réveiller: il songeait que le premier ministre le regardait
de travers. Je vois aussi une jeune dame qui se réveille, et qui n'est
pas contente d'un songe qu'elle vient d'avoir. C'est une fille de
condition, une personne aussi sage que belle, qui a deux amants dont
elle est obsédée. Elle en chérit un tendrement, et a pour l'autre une
aversion qui va jusqu'à l'horreur. Elle voyait tout à l'heure en songe à
ses genoux le galant qu'elle déteste; il était si passionné, si
pressant, que, si elle ne se fût réveillée, elle allait le traiter plus
favorablement qu'elle n'a jamais fait celui qu'elle aime. La nature
pendant le sommeil secoue le joug de la raison et de la vertu.

«Arrêtez les yeux sur la maison qui fait le coin de cette rue; c'est le
domicile d'un procureur. Le voilà couché avec sa femme dans la chambre
où il y a une vieille tenture de tapisserie à personnages et deux lits
jumeaux. Il rêve qu'il va visiter un de ses clients à l'hôpital, pour
l'assister de ses propres deniers; et la procureuse songe que son mari
chasse un grand clerc dont il est devenu jaloux.

--J'entends ronfler autour de nous, dit Léandro Perez, et je crois que
c'est ce gros homme que je démêle dans un petit corps de logis attenant
à la demeure du procureur.--Justement, répondit Asmodée; c'est un
chanoine qui rêve qu'il dit son _benedicite_.

«Il a pour voisin un marchand d'étoffe de soie, qui vend sa marchandise
fort cher, mais à crédit, aux personnes de qualité. Il est dû à ce
marchand plus de cent mille ducats. Il rêve que tous ses débiteurs lui
apportent de l'argent; et ses correspondants, de leur côté, songent
qu'il est sur le point de faire banqueroute.--Ces deux songes, dit
l'écolier, ne sont pas sortis du temple du sommeil par la même
porte.--Non, je vous assure, répondit le démon; le premier, à coup sûr,
est sorti par la porte d'ivoire, et le second par la porte de corne.

«La maison qui joint celle de ce marchand est occupée par un fameux
libraire. Il a depuis peu imprimé un livre qui a eu beaucoup de succès.
En le mettant au jour, il promit à l'auteur de lui donner cinquante
pistoles s'il réimprimait son ouvrage; et il rêve actuellement qu'il en
fait une seconde édition sans l'en avertir.

--Oh! pour ce songe-là, dit Zambullo, il n'est pas besoin de demander
par quelle porte il est sorti; je ne doute pas qu'il n'ait son plein et
entier effet. Je connais messieurs les libraires: ils ne se font pas un
scrupule de tromper les auteurs.--Rien n'est plus véritable, reprit le
boiteux; mais apprenez à connaître aussi messieurs les auteurs: ils ne
sont pas plus scrupuleux que les libraires. Une petite aventure arrivée
il n'y a pas cent ans à Madrid va vous le prouver.

«Trois libraires soupaient ensemble au cabaret: la conversation tomba
sur la rareté des bons livres nouveaux. «Mes amis, dit là-dessus un des
convives, je vous dirai confidemment que j'ai fait un beau coup ces
jours passés: j'ai acheté une copie qui me coûte un peu cher, à la
vérité, mais elle est d'un auteur!... C'est de l'or en barre.» Un autre
libraire prit alors la parole et se vanta pareillement d'avoir fait une
emplette excellente le jour précédent. «Et moi, Messieurs, s'écria le
troisième à son tour, je ne veux pas demeurer en reste de confiance avec
vous: je vais vous montrer la perle des manuscrits; j'en ai fait
aujourd'hui l'heureuse acquisition.» En même temps, chacun tira de sa
poche la précieuse copie qu'il disait avoir achetée; et comme il se
trouva que c'était une nouvelle pièce de théâtre intitulée _le Juif
errant_, ils furent fort étonnés quand ils virent que c'était le même
ouvrage qui leur avait été vendu à tous trois séparément.

«Je découvre dans une autre maison, poursuivit le diable, un amant
timide et respectueux qui vient de se réveiller. Il aime une veuve toute
des plus vives; il rêvait qu'il était avec elle au fond d'un bois, où il
lui tenait des discours tendres, et qu'elle lui a répondu: «Ah! que vous
êtes séduisant! vous me persuaderiez, si je n'étais pas en garde contre
les hommes; mais ce sont des trompeurs: je ne me fie point à leurs
paroles: je veux des actions.--Hé! quelles actions, Madame, exigez-vous
de moi? a repris l'amant. Faut-il, pour vous prouver la violence de mon
amour, entreprendre les douze travaux d'Hercule?--Hé non! don Nicaise,
non, a réparti la dame, je ne vous en demande pas tant.» Là-dessus il
s'est réveillé.

--Apprenez-moi, de grâce, dit l'écolier, pourquoi cet homme couché dans
ce lit brun se débat comme un possédé.--C'est, répondit le boiteux, un
habile licencié qui fait un songe dont il est terriblement agité! il
rêve qu'il dispute et soutient l'immortalité de l'âme contre un petit
docteur en médecine, qui est aussi bon catholique qu'il est bon médecin.
Au second étage, chez le licencié, loge un gentilhomme d'Estramadure,
nommé don Baltazar Fanfarronico, qui est venu en poste à la cour
demander une récompense pour avoir tué un Portugais d'un coup
d'escopette. Savez-vous quel songe il fait? Il rêve qu'on lui donne le
gouvernement d'Antequere, et encore n'est-il pas content: il croit
mériter une vice-royauté.

«Je découvre dans un hôtel garni deux personnes de conséquence qui
rêvent bien désagréablement. L'un, qui est gouverneur d'une place forte,
songe qu'il est assiégé dans sa forteresse, et qu'après une légère
résistance il est obligé de se rendre prisonnier de guerre avec la
garnison. L'autre est l'évêque de Murcie; la cour a chargé ce prélat
éloquent de faire l'éloge funèbre d'une princesse, et il doit le
prononcer dans deux jours. Il rêve qu'il est en chaire, et qu'il demeure
court après l'exorde de son discours.--Il n'est pas impossible, dit don
Cléofas, que ce malheur lui arrive en effet.--Non vraiment, répondit le
diable, et il n'y a pas même longtemps que cela est arrivé à Sa Grandeur
en pareille occasion.

«Voulez-vous que je vous montre un somnambule? vous n'avez qu'à regarder
dans les écuries de cet hôtel: qu'y voyez-vous?--J'aperçois, dit Léandro
Perez, un homme en chemise qui marche, et tient, ce me semble, une
étrille à la main.--Hé bien, reprit le démon, c'est un palefrenier qui
dort. Il a coutume toutes les nuits de se lever de son lit, et, tout en
dormant, d'étriller ses chevaux; après quoi il se recouche. On s'imagine
dans l'hôtel que c'est l'ouvrage d'un esprit follet, et le palefrenier
lui-même le croit comme les autres.

«Dans une grande maison, vis-à-vis l'hôtel garni, demeure un vieux
chevalier de la Toison, lequel a jadis été vice-roi du Mexique. Il est
tombé malade; et comme il craint de mourir, sa vice-royauté commence à
l'inquiéter: il est vrai qu'il l'a exercée d'une manière qui justifie
son inquiétude. Les chroniques de la Nouvelle-Espagne ne font pas une
mention honorable de lui. Il vient de faire un songe dont toute
l'horreur n'est point encore dissipée, et qui sera peut-être cause de sa
mort.--Il faut donc, dit Zambullo, que ce songe soit bien
extraordinaire.--Vous allez l'entendre, reprit Asmodée; il a quelque
chose en effet de singulier. Ce seigneur rêvait tout à l'heure qu'il
était dans la vallée des morts, où tous les Mexicains qui ont été les
victimes de son injustice et de sa cruauté sont venus fondre sur lui, en
l'accablant de reproches et d'injures: ils ont même voulu le mettre en
pièces; mais il a pris la fuite et s'est dérobé à leur fureur. Après
quoi, il s'est trouvé dans une grande salle toute tendue de drap noir,
où il a vu son père et son aïeul assis à une table sur laquelle il y
avait trois couverts. Ces deux tristes convives lui ont fait signe de
s'approcher d'eux, et son père lui a dit, avec la gravité qu'ont tous
les défunts: «Il y a longtemps que nous t'attendons; viens prendre ta
place auprès de nous.»

--Le vilain rêve! s'écria l'écolier; je pardonne au malade d'en avoir
l'imagination blessée.--En récompense, dit le boiteux, sa nièce, qui est
couchée dans un appartement au-dessus du sien, passe la nuit
délicieusement: le sommeil lui présente les plus agréables idées. C'est
une fille de vingt-cinq à trente ans, laide et mal faite. Elle rêve que
son oncle, dont elle est l'unique héritière, ne vit plus, et qu'elle
voit autour d'elle une foule d'aimables seigneurs qui se disputent la
gloire de lui plaire.

--Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'entends rire derrière
nous.--Vous ne vous trompez point, reprit le diable; c'est une femme qui
rit en dormant à deux pas d'ici, une veuve qui fait la prude et qui
n'aime rien tant que la médisance. Elle songe qu'elle s'entretient avec
une vieille dévote dont la conversation lui fait beaucoup de plaisir.

«Je ris à mon tour en voyant dans une chambre au-dessous de cette femme
un bourgeois qui a de la peine à vivre honnêtement du peu de bien qu'il
possède. Il rêve qu'il ramasse des pièces d'or et d'argent, et que plus
il en ramasse, plus il en trouve à ramasser; il en a déjà rempli un
grand coffre.--Le pauvre garçon! dit Léandro; il ne jouira pas longtemps
de son trésor.--A son réveil, reprit le boiteux, il sera comme un vrai
riche qui se meurt, il verra disparaître ses richesses.

«Si vous êtes curieux de savoir les songes de deux comédiennes qui sont
voisines, je vais vous les dire. L'une rêve qu'elle prend des oiseaux à
la pipée, qu'elle les plume à mesure qu'elle les prend, mais qu'elle les
donne à dévorer à un beau matou dont elle est folle, et qui en a tout le
profit. L'autre songe qu'elle chasse de sa maison des lévriers et des
chiens danois dont elle a fait longtemps ses délices, et qu'elle ne veut
plus avoir qu'un petit roquet des plus gentils qu'elle a pris en amitié.

--Voilà deux songes bien fous, s'écria l'écolier; je crois que s'il y
avait à Madrid, comme autrefois à Rome, des interprètes des songes, ils
seraient fort embarrassés à expliquer ceux-là.--Pas trop, répondit le
diable: pour peu qu'ils fussent au fait de ce qui se passe aujourd'hui
chez la gent comique, ils y trouveraient bientôt un sens clair et net.

--Pour moi, je n'y comprends rien, répliqua don Cléofas, et je ne m'en
soucie guère; j'aime mieux apprendre qui est cette dame endormie dans un
superbe lit de velours jaune, garni de franges d'argent, et auprès de
laquelle il y a, sur un guéridon, un livre et un flambeau.--C'est une
femme titrée, répartit le démon; une dame qui a un équipage très-galant,
et qui se plaît à faire porter sa livrée par des jeunes hommes de bonne
mine. Une de ses habitudes est de lire en se couchant; sans cela elle ne
pourrait fermer l'oeil de toute la nuit. Hier au soir, elle lisait les
Métamorphoses d'Ovide, et cette lecture est cause qu'elle fait en cet
instant un songe où il y a bien de l'extravagance: elle rêve que Jupiter
est devenu amoureux d'elle, et qu'il se met à son service sous la forme
d'un grand page des mieux bâtis.

«A propos de cette métamorphose, en voici une autre qui me paraît plus
plaisante. J'aperçois un histrion qui goûte dans un profond sommeil la
douceur d'un songe qui le flatte agréablement. Cet acteur est si vieux,
qu'il n'y a tête d'homme à Madrid qui puisse dire l'avoir vu débuter. Il
y a si longtemps qu'il paraît sur le théâtre, qu'il est, pour ainsi
dire, théâtrifié. Il a du talent, et il en est si fier et si vain, qu'il
s'imagine qu'un personnage tel que lui est au-dessus d'un homme.
Savez-vous le songe que fait ce superbe héros de coulisse? Il rêve qu'il
se meurt, et qu'il voit toutes les divinités de l'Olympe assemblées pour
décider de ce qu'elles doivent faire d'un mortel de son importance. Il
entend Mercure qui expose au conseil des dieux que ce fameux comédien,
après avoir eu l'honneur de représenter si souvent sur la scène Jupiter
et les autres principaux immortels, ne doit pas être assujetti au sort
commun à tous les humains, et qu'il mérite d'être reçu dans la troupe
céleste. Momus applaudit au sentiment de Mercure; mais quelques autres
dieux et quelques déesses se révoltent contre la proposition d'une
apothéose si nouvelle, et Jupiter, pour les mettre d'accord, change le
vieux comédien en une figure de décoration.»

Le diable allait continuer; mais Zambullo l'interrompit, en lui disant:
«Halte-là, seigneur Asmodée; vous ne prenez pas garde qu'il est jour:
j'ai peur qu'on ne nous aperçoive sur le haut de cette maison. Si la
populace vient une fois à remarquer votre Seigneurie, nous entendrons
des huées qui ne finiront pas si tôt.

--On ne nous verra point, lui répondit le démon; j'ai le même pouvoir
que ces divinités fabuleuses dont je viens de parler, et, tout ainsi que
sur le mont Ida l'amoureux fils de Saturne se couvrit d'un nuage, pour
cacher à l'univers les caresses qu'il voulait faire à Junon, je vais
former autour de nous une épaisse vapeur que la vue des hommes ne pourra
percer, et qui ne vous empêchera pas de voir les choses que je voudrai
vous faire observer.» En effet, ils furent tout à coup environnés d'une
fumée qui, bien que des plus opaques, ne dérobait rien aux yeux de
l'écolier.

«Retournons aux songes, poursuivit le boiteux... Mais je ne fais pas
réflexion, ajouta-t-il, que la manière dont je vous ai fait passer la
nuit doit vous avoir fatigué. Je suis d'avis de vous transporter chez
vous, et de vous y laisser reposer quelques heures: pendant ce temps-là,
je vais parcourir les quatre parties du monde, et faire quelques tours
de mon métier: après cela je vous rejoindrai, pour m'égayer avec vous
sur nouveaux frais.--Je n'ai nulle envie de dormir et je ne suis point
las, répondit don Cléofas; au lieu de me quitter, faites-moi le plaisir
de m'apprendre les divers desseins qu'ont ces personnes que je vois déjà
levées, et qui se disposent, ce me semble, à sortir. Que vont-elles
faire de si grand matin?--Ce que vous souhaitez de savoir, reprit le
démon, est une chose digne d'être observée. Vous allez voir un tableau
des soins, des mouvements, des peines que les pauvres mortels se donnent
pendant cette vie, pour remplir le plus agréablement qu'il leur est
possible ce petit espace qui est entre leur naissance et leur mort.




CHAPITRE XVII

_Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans copies._


Observons d'abord cette troupe de gueux que vous voyez déjà dans la rue.
Ce sont des libertins, la plupart de bonne famille, qui vivent en
communauté comme des moines, et passent presque toutes les nuits à faire
la débauche dans leur maison, où il y a toujours une ample provision de
pain, de viande et de vin. Les voilà qui vont se séparer pour aller
jouer leurs rôles dans les églises; et ce soir, ils se rassembleront
pour boire à la santé des personnes charitables qui contribuent
pieusement à leur dépense. Admirez, je vous prie, comme ces fripons
savent se mettre et se travestir pour inspirer de la pitié: les
coquettes ne savent pas mieux s'ajuster pour donner de l'amour.

«Regardez attentivement les trois qui vont ensemble du même côté. Celui
qui s'appuie sur des béquilles, qui fait trembler tout son corps, et
semble marcher avec tant de peine qu'à chaque pas vous diriez qu'il va
tomber sur le nez, quoiqu'il ait une longue barbe blanche et un air
décrépit, est un jeune homme si alerte et si léger, qu'il passerait un
daim à la course. L'autre, qui fait le teigneux, est un bel adolescent,
dont la tête est couverte d'une peau qui cache une chevelure de page de
cour. Et l'autre, qui paraît en cul-de-jatte, est un drôle qui a l'art
de tirer de sa poitrine des sons si lamentables, qu'à ses tristes
accents il n'y a point de vieille qui ne descende d'un quatrième étage
pour lui apporter un maravedi.

«Tandis que ces fainéants vont, sous le masque de la pauvreté, attraper
l'argent du public, je remarque bien des artisans laborieux, quoique
Espagnols, qui s'apprêtent à gagner leur vie à la sueur de leur corps.
J'aperçois de toutes parts des hommes qui se lèvent et s'habillent pour
aller remplir leurs différents emplois. Combien de projets formés cette
nuit vont s'exécuter ou s'évanouir en ce jour! Que de démarches
l'intérêt, l'amour et l'ambition vont faire faire!

--Que vois-je dans la rue? interrompit don Cléofas. Qui est cette femme
chargée de médailles, que conduit un laquais, et qui marche avec
précipitation? Elle a sans doute quelque affaire fort pressante.--Oui,
certainement, répondit le diable: c'est une vénérable matrone qui court
à une maison où l'on a besoin de son ministère. Elle y va trouver une
comédienne qui pousse des cris, et auprès d'elle deux cavaliers bien
embarrassés. L'un est le mari, et l'autre un homme de condition qui
s'intéresse à ce qui va se passer; car les couches des femmes de théâtre
ressemblent à celles d'Alcmène: il y a toujours un Jupiter et un
Amphitryon qui sont auteurs du parti.

«Ne dirait-on pas, à voir ce cavalier à cheval avec sa carabine, que
c'est un chasseur qui va faire la guerre aux lièvres et aux perdreaux
des environs de Madrid? Cependant il n'a aucune envie de prendre le
divertissement de la chasse: il est occupé d'un autre dessein; il va
gagner un village où il se déguisera en paysan, pour s'introduire sous
cet habit dans une ferme où est sa maîtresse sous la conduite d'une mère
sévère et vigilante.

«Ce jeune bachelier qui passe et marche à pas précipités a coutume
d'aller tous les matins faire sa cour à un vieux chanoine qui est son
oncle, et dont il couche en joue la prébende. Regardez dans cette
maison, vis-à-vis de nous, un homme qui prend son manteau et se dispose
à sortir. C'est un honnête et riche bourgeois qu'une affaire assez
sérieuse inquiète. Il a une fille unique à marier; il ne sait s'il doit
la donner à un jeune procureur qui la recherche, ou bien à un fier
_hidalgo_ qui la demande. Il va consulter ses amis là-dessus; et dans le
fond, rien n'est plus embarrassant. Il craint, en choisissant le
gentilhomme, d'avoir un gendre qui le méprise; et il a peur, s'il s'en
tient au procureur, de mettre dans sa maison un ver qui en ronge tous
les meubles.

«Considérez un voisin de ce père embarrassé, et démêlez, dans ce corps
de logis où il y a de superbes ameublements, un homme en robe de chambre
de brocard rouge à fleurs d'or: c'est un bel esprit qui fait le seigneur
en dépit de sa basse origine. Il y a dix ans qu'il n'avait pas vingt
maravedis, et il jouit à présent de dix mille ducats de rente. Il a un
équipage très-joli; mais il en rabat l'entretien sur sa table, dont la
frugalité est telle, qu'il mange ordinairement le petit poulet en son
particulier. Il ne laisse pas pourtant de régaler quelquefois, par
ostentation, des personnes de qualité. Il donne aujourd'hui à dîner à
des conseillers d'État; et pour cet effet, il vient d'envoyer chercher
un pâtissier et un rôtisseur; il va marchander avec eux sou à sou; après
quoi il écrira sur des cartes les services dont ils seront
convenus.--Vous me parlez d'un grand crasseux, dit Zambullo.--Hé mais!
répondit Asmodée, tous les gueux que la fortune enrichit brusquement
deviennent avares ou prodigues: c'est la règle.

--Apprenez-moi, dit l'écolier, qui est une belle dame que je vois à sa
toilette, et qui s'entretient avec un cavalier fort bien fait.--Ah!
vraiment, s'écria le boiteux, ce que vous remarquez là mérite bien votre
attention. Cette femme est une veuve allemande qui vit à Madrid de son
douaire, et voit très-bonne compagnie; et le jeune homme qui est avec
elle est un seigneur nommé don Antoine de Monsalve.

«Quoique ce cavalier soit d'une des premières maisons d'Espagne, il a
promis à la veuve de l'épouser: il lui a même fait un dédit de trois
mille pistoles; mais il est traversé dans ses amours par ses parents,
qui menacent de le faire enfermer s'il ne rompt tout commerce avec
l'Allemande, qu'ils regardent comme une aventurière. Le galant, mortifié
de les voir tous révoltés contre son penchant, vint hier au soir chez sa
maîtresse, qui, s'apercevant qu'il avait quelque chagrin, lui en demanda
la cause; il la lui apprit, en l'assurant que toutes les contradictions
qu'il aurait à essuyer de la part de sa famille ne pourraient jamais
ébranler sa constance. La veuve parut charmée de sa fermeté, et ils se
séparèrent tous deux à minuit, très-contents l'un de l'autre.

«Monsalve est revenu ce matin: il a trouvé la dame à sa toilette, et il
s'est mis sur nouveaux frais à l'entretenir de son amour. Pendant la
conversation, l'Allemande a ôté ses papillotes: le cavalier en a pris
une sans réflexion, l'a dépliée, et, y voyant de son écriture: «Comment
donc, Madame, a-t-il dit en riant, est-ce là l'usage que vous faites des
billets doux qu'on vous envoie?--Oui, Monsalve, a-t-elle répondu; vous
voyez à quoi me servent les promesses des amants qui veulent m'épouser
en dépit de leurs familles; j'en fais des papillotes.» Quand le cavalier
a reconnu que c'était effectivement son dédit que la dame avait déchiré,
il n'a pu s'empêcher d'admirer le désintéressement de sa veuve, et il
lui jure de nouveau une éternelle fidélité.

«Jetez les yeux, poursuivit le diable, sur ce grand homme sec qui passe
au-dessous de nous: il a un grand registre sous son bras, une écritoire
pendue à sa ceinture, et une guitare sur le dos.--Ce personnage, dit
l'écolier, a un air ridicule; je gagerais que c'est un original.--Il est
certain, reprit le démon, que c'est un mortel assez singulier. Il y a
des philosophes cyniques en Espagne: en voilà un. Il va vers le
Buen-Retiro se mettre dans une prairie où il y a une claire fontaine
dont l'eau pure forme un ruisseau qui serpente parmi les fleurs. Il
demeurera là toute la journée à contempler les richesses de la nature, à
jouer de la guitare, et à faire des réflexions qu'il écrira sur son
registre. Il a dans ses poches sa nourriture ordinaire, c'est-à-dire
quelques oignons avec un morceau de pain: telle est la vie sobre qu'il
mène depuis dix ans; et si quelque Aristippe lui disait comme à Diogène:
«Si tu savais faire ta cour aux grands, tu ne mangerais pas des
oignons,» ce philosophe moderne lui répondrait: «Je ferais ma cour aux
grands aussi bien que toi, si je voulais abaisser un homme jusqu'à le
faire ramper sous un autre homme.»

«En effet, ce philosophe a autrefois été attaché aux grands seigneurs;
ils lui firent même sa fortune: mais ayant senti que leur amitié n'était
pour lui qu'une honorable servitude, il rompit tout commerce avec eux.
Il avait un carrosse qu'il quitta, parce qu'il fit réflexion qu'il
éclaboussait des gens qui valaient mieux que lui: il a même donné
presque tous ses biens à ses amis indigents; il s'est seulement réservé
de quoi vivre de la manière qu'il vit; car il ne lui paraît pas moins
honteux pour un philosophe d'aller mendier son pain parmi le peuple que
chez les grands seigneurs.

«Plaignez le cavalier qui suit ce philosophe, et que vous voyez
accompagné d'un chien: il peut se vanter d'être d'une des meilleures
maisons de Castille. Il a été riche; mais il s'est ruiné, comme le Timon
de Lucien, en régalant tous les jours ses amis, et surtout en faisant
des fêtes superbes aux naissances, aux mariages des princes et
princesses, en un mot, à chaque occasion qu'a eu l'Espagne de faire des
réjouissances. Dès que les parasites ont vu sa marmite renversée, ils
ont disparu de chez lui; tous ses amis l'ont abandonné; un seul lui est
resté fidèle: c'est son chien.

--Dites-moi, seigneur diable, s'écria Léandro Perez, à qui appartient
cet équipage que je vois arrêté devant une maison.--C'est, répondit le
démon, le carrosse d'un riche contador, qui va tous les matins dans
cette maison, où demeure une beauté galicienne dont ce vieux pécheur de
race more a soin, et qu'il aime éperdument. Il apprit hier au soir
qu'elle lui avait fait une infidélité: dans la fureur que lui causa
cette nouvelle, il lui écrivit une lettre pleine de reproches et de
menaces. Vous ne devineriez pas quel parti la coquette s'est avisée de
prendre: au lieu d'avoir l'impudence de nier le fait, elle a mandé ce
matin au trésorier qu'il est justement irrité contre elle; qu'il ne doit
plus la regarder qu'avec mépris, puisqu'elle a été capable de trahir un
si galant homme; qu'elle reconnaît sa faute, qu'elle la déteste, et que,
pour s'en punir, elle a déjà coupé ses beaux cheveux, dont il sait bien
qu'elle est idolâtre: enfin, qu'elle est dans la résolution d'aller dans
une retraite consacrer le reste de ses jours à la pénitence.

«Le vieux soupirant n'a pu tenir contre les prétendus remords de sa
maîtresse; il s'est levé aussitôt pour se rendre chez elle: il l'a
trouvée dans les pleurs, et cette bonne comédienne a si bien joué son
rôle, qu'il vient de lui pardonner le passé; il fera plus: pour la
consoler du sacrifice de sa chevelure, il lui promet, en ce moment, de
la faire dame de paroisse, en lui achetant une belle maison de campagne,
qui est actuellement à vendre auprès de l'Escurial.

--Toutes les boutiques sont ouvertes, dit l'écolier, et j'aperçois déjà
un cavalier qui entre chez un traiteur.--Ce cavalier, reprit Asmodée,
est un garçon de famille qui a la rage d'écrire et de vouloir absolument
passer pour auteur: il ne manque pas d'esprit; il en a même assez pour
critiquer tous les ouvrages qui paraissent sur la scène; mais il n'en a
point assez pour en composer un raisonnable. Il entre chez le traiteur
pour ordonner un grand repas; il donne à dîner aujourd'hui à quatre
comédiens, qu'il veut engager à protéger une mauvaise pièce de sa façon
qu'il est sur le point de présenter à leur compagnie.

«A propos d'auteurs, continua-t-il, en voilà deux qui se rencontrent
dans la rue. Remarquez qu'ils se saluent avec un ris moqueur; ils se
méprisent mutuellement, et ils ont raison. L'un écrit aussi facilement
que le poëte Crispinus, qu'Horace compare aux soufflets des forges; et
l'autre emploie bien du temps à faire des ouvrages froids et insipides.

--Qui est ce petit homme qui descend de carrosse à la porte de cette
église? dit Zambullo.--C'est, répondit le boiteux, un personnage digne
d'être remarqué. Il n'y a pas dix ans qu'il abandonna l'étude d'un
notaire où il était maître-clerc, pour s'aller jeter dans la chartreuse
de Saragosse. Au bout de six mois de noviciat, il sortit de son couvent,
reparut à Madrid; mais ceux qui le connaissaient furent étonnés de le
voir devenir tout à coup un des principaux membres du conseil des Indes.
On parle encore aujourd'hui d'une fortune si subite. Quelques-uns disent
qu'il s'est donné au diable; d'autres veulent qu'il ait été aimé d'une
riche douairière, et d'autres enfin qu'il ait trouvé un trésor.--Vous
savez ce qui en est, interrompit don Cléofas.--Oh! pour cela oui,
répartit le démon, et je vais vous révéler le mystère.

«Pendant que notre moine était novice, il arriva qu'un jour, en faisant
dans son jardin une profonde fosse pour y planter un arbre, il aperçut
une cassette de cuivre qu'il ouvrit: il y avait dedans une boîte d'or
qui contenait une trentaine de diamants d'une grande beauté. Quoique le
religieux ne se connût pas autrement en pierreries, il ne laissa pas de
juger qu'il venait de faire un bon coup de filet; et prenant aussitôt le
parti que prend dans une comédie de Plaute ce Gripus qui renonce à la
pêche après avoir trouvé un trésor, il quitta le froc et revint à
Madrid, où, par l'entremise d'un joaillier de ses amis, il changea ses
pierres précieuses en pièces d'or, et ses pièces d'or en une charge qui
lui donne un beau rang dans la société civile.




CHAPITRE XVIII

_Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas._


Il faut, poursuivit Asmodée, que je vous fasse rire en vous apprenant un
trait de cet homme qui entre chez un marchand de liqueurs. C'est un
médecin biscayen; il va prendre une tasse de chocolat, après quoi il
passera toute la journée à jouer aux échecs.

«Pendant ce temps-là, ne craignez pas pour ses malades; il n'en a point,
et quand il en aurait, les moments qu'il emploie à jouer ne seraient pas
les plus mauvais pour eux. Il ne manque pas d'aller tous les soirs chez
une belle et riche veuve qu'il voudrait épouser, et dont il fait
semblant d'être fort amoureux. Quand il est avec elle, un fripon de
valet qu'il a pour tout domestique, et avec lequel il s'entend, lui
apporte une fausse liste qui contient les noms de plusieurs personnes de
qualité de la part desquelles on est venu chercher ce docteur. La veuve
prend tout cela au pied de la lettre, et notre joueur d'échecs est sur
le point de gagner la partie.

«Arrêtons-nous devant cet hôtel auprès duquel nous sommes; je
ne veux point passer outre sans vous faire remarquer les personnes
qui l'habitent. Parcourez des yeux les appartements: qu'y
découvrez-vous?--J'y démêle des dames dont la beauté m'éblouit, répondit
l'écolier. J'en vois quelques-unes qui se lèvent, et d'autres qui sont
déjà levées. Que de charmes elles offrent à mes regards! je m'imagine
voir les nymphes de Diane, telles que les poëtes nous les représentent.

--Si ces femmes que vous admirez, reprit le boiteux, ont les attraits
des nymphes de Diane, elles n'en ont assurément pas la chasteté. Ce sont
quatre ou cinq aventurières qui vivent ensemble à frais communs. Aussi
dangereuses que ces belles demoiselles de chevalerie qui arrêtaient par
leurs appas les chevaliers qui passaient devant leurs châteaux, elles
attirent les jeunes gens chez elles. Malheur à ceux qui s'en laissent
charmer! Pour avertir du péril que courent les passants, il faudrait
faire mettre devant cette maison des balises, comme on en met dans les
rivières pour marquer les endroits dont il ne faut pas s'approcher.

--Je ne vous demande pas, dit Léandro Perez, où vont ces seigneurs que
je vois dans leurs carrosses: ils vont sans doute au lever du roi.--Vous
l'avez dit, reprit le diable; et si vous voulez y aller aussi, je vous y
conduirai; nous ferons là quelques remarques réjouissantes.--Vous ne
pouvez rien me proposer qui me soit plus agréable, répliqua Zambullo; je
m'en fais par avance un grand plaisir.»

Alors le démon, prompt à satisfaire don Cléofas, l'emporta vers le
palais du roi; mais avant que d'y arriver, l'écolier, apercevant des
manoeuvres qui travaillaient à une porte fort haute, demanda si c'était
un portail d'église qu'ils faisaient. «Non, lui répondit Asmodée, c'est
la porte d'un nouveau marché; elle est magnifique, comme vous voyez;
cependant, quand ils l'élèveraient jusqu'aux nues, jamais elle ne sera
digne des deux vers latins qu'on doit mettre dessus.

--Que me dites-vous? s'écria Léandro; quelle idée vous me donnez de ces
deux vers! Je meurs d'envie de les savoir.--Les voici, reprit le démon;
préparez-vous à les admirer.

    Quam bene Mercurius nunc merces vendit opimas,
      Momus ubi fatuos vendidit ante sales!

«Il y a dans ces deux vers un jeu de mots le plus joli du monde.--Je
n'en sens point encore toute la beauté, dit l'écolier; je ne sais pas
bien ce que signifient ces _fatuos sales_.--Vous ignorez donc, répartit
le diable, que la place où l'on bâtit ce marché pour y vendre des
denrées fut autrefois un collége de moines qui enseignaient à la
jeunesse les humanités? Les régents de ce collége y faisaient
représenter par leur écoliers des drames, des pièces de théâtre fades,
et entremêlées de ballets si extravagants, qu'on y voyait danser
jusqu'aux _prétérits_ et aux _supins_.--Oh! ne m'en dites pas davantage,
interrompit Zambullo; je sais bien quelle drogue c'est que les pièces de
collége. L'inscription me paraît admirable.»

A peine Asmodée et don Cléofas furent-ils sur l'escalier du palais du
roi, qu'ils virent plusieurs courtisans qui montaient les degrés. A
mesure que ces seigneurs passaient auprès d'eux, le diable faisait le
nomenclateur: «Voilà, disait-il à Léandro Perez, en les lui montrant du
doigt l'un après l'autre, voilà le comte de Villalonso, de la maison de
la Puebla d'Ellerena; voici le marquis de Castro Fueste; celui-là c'est
don Lopez de Los Rios, président du conseil des finances; celui-ci, le
comte de Villa Hombrosa.» Il ne se contentait pas de les nommer, il
faisait leur éloge; mais ce malin esprit y ajoutait toujours quelque
trait satirique: il leur donnait à chacun son lardon.

«Ce seigneur, disait-il de l'un, est affable et obligeant; il vous
écoute avec un air de bonté. Implorez-vous sa protection, il vous
l'accorde généreusement et vous offre son crédit. C'est dommage qu'un
homme qui aime tant à faire plaisir ait la mémoire si courte, qu'un
quart d'heure après que vous lui avez parlé, il oublie ce que vous lui
avez dit.

«Ce duc, disait-il en parlant d'un autre, est un des seigneurs de la
cour du meilleur caractère: il n'est pas, comme la plupart de ses
pareils, différent de lui-même d'un moment à un autre: il n'y a point de
caprice, point d'inégalité dans son humeur. Ajoutez à cela qu'il ne paye
pas d'ingratitude l'attachement qu'on a pour sa personne ni les services
qu'on lui rend; mais par malheur il est trop lent à les reconnaître. Il
laisse désirer si longtemps ce qu'on attend de lui, qu'on croit l'avoir
bien acheté lorsqu'on l'a obtenu.»

Après que le démon eût fait connaître à l'écolier les bonnes et les
mauvaises qualités d'un grand nombre de seigneurs, il l'emmena dans une
salle où il y avait des hommes de toute sorte de conditions, et
particulièrement tant de chevaliers, que don Cléofas s'écria: «Que de
chevaliers! parbleu! il faut qu'il y en ait bien en Espagne!--Je vous en
réponds, dit le boiteux, et cela n'est pas surprenant, puisque pour être
chevalier de saint-Jacques ou de Calatrave il n'est pas nécessaire,
comme autrefois pour devenir chevalier romain, d'avoir vingt-cinq mille
écus de patrimoine: aussi s'aperçoit-on que c'est une marchandise bien
mêlée.

«Envisagez, continua-t-il, la mine plate qui est derrière vous.--Parlez
plus bas, interrompit Zambullo, cet homme vous entend.--Non, non,
répondit le diable; le même charme qui nous rend invisibles ne permet
pas qu'on nous entende. Regardez cette figure-là: c'est un Catalan qui
revient des îles Philippines, où il était flibustier. Diriez-vous à le
voir que c'est un foudre de guerre? Il a pourtant fait des actions
prodigieuses de valeur. Il va ce matin présenter au roi un placet par
lequel il demande certain poste pour récompense de ses services; mais je
doute fort qu'il l'obtienne, puisqu'il ne s'adresse pas auparavant au
premier ministre.

--Je vois à la main droite de ce flibustier, dit Léandro Perez, un gros
et grand homme qui paraît faire l'important: à juger de sa condition par
l'orgueil qu'il y a dans son maintien, il faut que ce soit quelque riche
seigneur.--Ce n'est rien moins que cela, répartit Asmodée: c'est un
_hidalgo_ des plus pauvres, qui, pour subsister, donne à jouer sous la
protection d'un grand.

«Mais je remarque un licencié qui mérite bien que je vous le fasse
observer. C'est celui que vous voyez qui s'entretient auprès de la
première fenêtre avec un cavalier vêtu de velours gris-blanc. Ils
parlent tous deux d'une affaire qui fut hier jugée par le roi: je vais
vous en faire le détail.

«Il y a deux mois que ce licencié, qui est académicien de l'académie de
Tolède, donna au public un livre de morale qui révolta tous les vieux
auteurs castillans; ils le trouvèrent plein d'expressions trop hardies
et de mots trop nouveaux. Les voilà qui se liguent contre cette
production singulière: ils s'assemblent et dressent un placet qu'ils
présentent au roi, pour le supplier de condamner ce livre comme
contraire à la pureté et à la netteté de la langue espagnole.

«Le placet parut digne d'attention à Sa Majesté, qui nomma trois
commissaires pour examiner l'ouvrage. Ils estimèrent que le style en
était effectivement répréhensible, et d'autant plus dangereux qu'il
était plus brillant. Sur leur rapport, voici de quelle manière le roi a
décidé: il a ordonné, sous peine de désobéissance, que ceux des
académiciens de Tolède qui écrivent dans le goût de ce licencié ne
composeront plus de livres à l'avenir; et que même, pour mieux conserver
la pureté de la langue castillane, ces académiciens ne pourront être
remplacés, après leur mort, que par des personnes de la première
qualité.

--Cette décision est merveilleuse, s'écria Zambullo en
riant: les partisans du langage ordinaire n'ont plus rien à
craindre.--Pardonnez-moi, répartit le démon: les auteurs ennemis de
cette noble simplicité qui fait le charme des lecteurs sensés ne sont
pas tous de l'académie de Tolède.»

Don Cléofas fut curieux d'apprendre qui était le cavalier habillé de
velours gris-blanc qu'il voyait en conversation avec le licencié.
«C'est, lui dit le boiteux, un cadet catalan, officier de la garde
espagnole: je vous assure que c'est un garçon très-spirituel. Je veux,
pour vous faire juger de son esprit, vous citer une répartie qu'il fit
hier à une dame en fort bonne compagnie; mais pour l'intelligence de ce
bon mot, il faut savoir qu'il a un frère, nommé don André de Prada, qui
était il y a quelques années officier comme lui dans le même corps.

«Il arriva qu'un jour un gros fermier des domaines du roi aborda ce don
André, et lui dit: «Seigneur de Prada, je porte même nom que vous; mais
nos familles sont différentes. Je sais que vous êtes d'une des
meilleures maisons de Catalogne, et en même temps que vous n'êtes pas
riche. Moi, je suis riche et d'une naissance peu illustre. N'y aurait-il
pas moyen de nous faire part mutuellement de ce que nous avons de bon
l'un et l'autre? Avez-vous vos titres de noblesse?» Don André répondit
qu'oui. «Cela étant, répliqua le fermier, si vous voulez me les
communiquer, je les mettrai entre les mains d'un habile généalogiste qui
travaillera là-dessus, et nous rendra parents en dépit de nos aïeux. De
mon côté, par reconnaissance, je vous ferai présent de trente mille
pistoles. Sommes-nous d'accord?» Don André fut ébloui de la somme: il
accepta la proposition, confia ses pancartes au fermier, et, de l'argent
qu'il en reçut, acheta une terre considérable en Catalogne, où il vit
depuis ce temps-là.

«Or, son cadet, qui n'a rien gagné à ce marché, était hier à une table
où l'on parla par hasard du seigneur de Prada, fermier des domaines du
roi; et là-dessus une dame de la compagnie, adressant la parole à ce
jeune officier, lui demanda s'il n'était pas parent de ce fermier? «Non,
Madame, lui répondit-il, je n'ai pas cet honneur-là: c'est mon frère.»

L'écolier fit un éclat de rire à cette répartie, qui lui parut des plus
plaisantes. Puis apercevant tout à coup un petit homme qui suivait un
courtisan, il s'écria: «Hé, bon Dieu! que ce petit homme qui suit ce
seigneur lui fait de révérences! il a sans doute quelque grâce à lui
demander.--Ce que vous remarquez là, reprit le diable, vaut bien la
peine que je vous dise la cause de ces civilités. Ce petit homme est un
honnête bourgeois qui a une assez belle maison de campagne aux environs
de Madrid, dans un endroit où il y a des eaux minérales qui sont en
réputation. Il a prêté sans intérêt cette maison pour trois mois à ce
seigneur, qui y a été prendre les eaux. Le bourgeois en ce moment prie
très-affectueusement ledit seigneur de le servir dans une occasion qui
s'en présente, et le seigneur refuse fort poliment de lui rendre
service.

«Il ne faut pas que je laisse échapper ce cavalier de race plébéienne,
lequel fend la presse en tranchant de l'homme de condition. Il est
devenu excessivement riche en peu de temps par la science des nombres.
Il y a dans sa maison autant de domestiques que dans l'hôtel d'un grand,
et sa table l'emporte sur celle d'un ministre pour la délicatesse et
l'abondance. Il a un équipage pour lui, un autre pour sa femme et un
autre pour ses enfants. On voit dans ses écuries les plus belles mules
et les plus beaux chevaux du monde. Il acheta même ces jours passés, et
paya argent comptant, un superbe attelage que le prince d'Espagne avait
marchandé et trouvé trop cher.--Quelle insolence! dit Léandro; un Turc
qui verrait ce drôle-là dans un état si florissant ne manquerait pas de
le croire à la veille d'essuyer quelque fâcheux revers de
fortune.--J'ignore l'avenir, dit Asmodée, mais je ne puis m'empêcher de
penser comme un Turc.

«Ah! qu'est-ce que je vois? continua le démon avec surprise; peu s'en
faut que je ne doute du rapport de mes yeux! je démêle dans cette salle
un poëte qui n'y devrait pas être. Comment ose-t-il se montrer ici,
après avoir fait des vers qui offensent de grands seigneurs espagnols?
il faut qu'il compte bien sur le mépris qu'ils ont pour lui.

«Considérez attentivement ce respectable personnage qui entre appuyé sur
un écuyer. Remarquez comme, par considération, tout le monde se range
pour lui faire place. C'est le seigneur don Joseph de Reynaste et Ayala,
grand juge de police: il vient rendre compte au roi de ce qui est arrivé
cette nuit dans Madrid. Regardez ce bon vieillard avec admiration.

--Véritablement, dit Zambullo, il a l'air d'être un homme de bien.--Il
serait à souhaiter, reprit le boiteux, que tous les corrégidors le
prissent pour modèle. Ce n'est pas un de ces esprits violents qui
n'agissent que par humeur et par impétuosité; il ne fera point arrêter
un homme sur le simple rapport d'un alguazil, d'un secrétaire ou d'un
commis. Il sait trop bien que ces sortes de gens, pour la plupart, ont
l'âme vénale, et sont capables de faire un honteux trafic de son
autorité. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'enfermer un accusé,
il approfondit l'accusation jusqu'à ce qu'il ait démêlé la vérité; aussi
n'envoie-t-il jamais des innocents dans les prisons; il n'y fait mettre
que des coupables, encore n'abandonne-t-il pas ceux-ci à la barbarie qui
règne dans les cachots. Il va voir lui-même ces misérables, et a soin
d'empêcher qu'on n'ajoute l'inhumanité aux justes rigueurs des lois.

--Le beau caractère! s'écria Léandro; l'aimable mortel! je serais
curieux de l'entendre parler au roi.--Je suis bien mortifié, répondit le
diable, d'être obligé de vous dire que je ne puis contenter ce nouveau
désir sans m'exposer à recevoir une insulte. Il ne m'est pas permis de
m'introduire auprès des souverains; ce serait empiéter sur les droits de
Léviatan, de Belfégor et d'Astarot. Je vous l'ai déjà dit, ces trois
esprits sont en possession d'obséder les princes. Il est défendu aux
autres démons de paraître dans les cours, et je ne sais à quoi je
pensais lorsque je me suis avisé de vous amener ici: c'est avoir fait,
je l'avoue, une démarche bien téméraire. Si ces trois diables
m'apercevaient, ils viendraient avec fureur fondre sur moi, et, entre
nous, je ne serais pas le plus fort.

--Puisque cela est, répliqua l'écolier, éloignons-nous promptement de ce
palais: j'aurais une mortelle douleur de vous voir houspiller par vos
confrères sans pouvoir vous secourir; car si je me mettais de la partie,
je crois que vous n'en seriez guère mieux.--Non, sans doute, répondit
Asmodée; ils ne sentiraient point vos coups, et vous péririez sous les
leurs.

«Mais, ajouta-t-il, pour vous consoler de ce que je ne vous fais pas
entrer dans le cabinet de votre grand monarque, je vais vous procurer un
plaisir qui vaudra bien celui que vous perdez.» En achevant ces paroles,
il prit par la main don Cléofas, et fendit avec lui les airs du côté de
la Merci.




CHAPITRE XIX

_Des Captifs._


Ils s'arrêtèrent tous deux sur une maison voisine de ce monastère, à la
porte duquel il y avait un grand concours de personnes de l'un et de
l'autre sexe. «Que de monde! dit Léandro Perez; quelle cérémonie
assemble ici tout ce peuple?--C'est, répondit le démon, une cérémonie
que vous n'avez jamais vue, quoiqu'elle se fasse à Madrid de temps en
temps. Trois cents esclaves, tous sujets du roi d'Espagne, vont arriver
dans un moment; ils reviennent d'Alger, où les Pères de la Rédemption
les ont été racheter. Toutes les rues par où ils doivent passer vont se
remplir de spectateurs.

--Il est vrai, répliqua Zambullo, que je n'ai pas été jusqu'ici fort
curieux de voir un semblable spectacle, et si c'est là celui que votre
Seigneurie me réserve, je vous dirai franchement que vous ne deviez pas
tant m'en faire fête.--Je vous connais trop bien, répartit le diable,
pour ignorer que ce n'est pas pour vous un agréable passe-temps que
d'observer des misérables; mais quand vous saurez qu'en vous les faisant
considérer j'ai dessein de vous révéler les particularités remarquables
qu'il y a dans la captivité des uns, et les embarras où vont se trouver
quelques autres à leur retour chez-eux, je suis persuadé que vous ne
serez pas fâché que je vous donne ce divertissement.--Oh! pour cela non,
reprit l'écolier; ce que vous dites là change la thèse, et vous me ferez
un vrai plaisir de tenir votre promesse.»

Pendant qu'ils s'entretenaient de cette sorte, ils entendirent tout à
coup de grands cris que poussa la populace à la vue des captifs, qui
marchaient en cet ordre: ils allaient à pied deux à deux, sous leurs
habits d'esclaves, et chacun ayant sa chaîne sur ses épaules. Un assez
grand nombre de religieux de la Merci qui avaient été au-devant d'eux
les précédaient, montés sur des mules caparaçonnées d'étamine noire,
comme s'ils eussent mené un deuil, et un de ces bons pères portait
l'étendard de la Rédemption. Les plus jeunes captifs étaient à la tête;
les vieux les suivaient, et derrière ceux-ci paraissait, sur un petit
cheval, un religieux du même ordre que les premiers, lequel avait tout
l'air d'un prophète: aussi était-ce le chef de la mission. Il s'attirait
les yeux des assistants par sa gravité, ainsi que par une longue barbe
grise qui le rendait vénérable; et on lisait sur le visage de ce Moïse
espagnol la joie inexprimable qu'il ressentait de ramener tant de
chrétiens dans leur patrie.

«Ces captifs, dit le boiteux, ne sont pas tous également ravis d'avoir
recouvré la liberté. S'il y en a qui se réjouissent d'être sur le point
de revoir leurs parents, il en est d'autres qui craignent d'apprendre
que, pendant leur absence, il ne soit arrivé dans leurs familles des
événements plus cruels pour eux que l'esclavage.

«Par exemple, les deux qui marchent les premiers sont dans le dernier
cas. L'un, natif de la petite ville de Velilla en Aragon, après avoir
été dix ans dans la servitude des Turcs sans recevoir aucunes nouvelles
de sa femme, va la retrouver mariée en secondes noces, et mère de cinq
enfants qui ne sont pas de son bail. L'autre, fils d'un marchand de
laine de Ségovie, fut enlevé par un corsaire il y a près de quatre
lustres. Il appréhende que depuis tant d'années sa famille n'ait changé
de face, et sa crainte n'est pas sans fondement: son père et sa mère
sont morts, et ses frères, qui ont partagé tout le bien, l'ont dissipé
par leur mauvaise conduite.

--J'envisage avec attention un esclave, dit l'écolier, et je juge à son
air qu'il est charmé de n'être plus exposé à la bastonnade.--Le captif
que vous regardez, répondit le diable, a grand sujet d'être joyeux de sa
délivrance; il sait qu'une tante dont il est unique héritier vient de
mourir, et qu'il va jouir d'une fortune brillante: cela l'occupe bien
agréablement, et lui donne cet air de satisfaction que vous lui
remarquez.

«Il n'en est pas de même du malheureux cavalier qui marche à son côté:
une cruelle inquiétude l'agite sans relâche, et en voici la cause.
Lorsqu'il fut pris par un pirate d'Alger, en voulant passer d'Espagne en
Italie, il aimait une dame et en était aimé; il a peur que, pendant
qu'il était dans les fers, la fidélité de la belle n'ait pas été
inébranlable.--Et a-t-il été longtemps esclave? dit Zambullo.--Dix-huit
mois, répondit Asmodée.--Oh! parbleu, répliqua Léandro Perez, je crois
que ce galant se livre à une vaine terreur; il n'a pas mis la constance
de sa dame à une assez forte épreuve pour devoir tant s'alarmer.--C'est
ce qui vous trompe, répartit le boiteux; sa princesse n'a pas sitôt su
qu'il était captif en Barbarie, qu'elle s'est pourvue d'un autre amant.

«Diriez-vous, continua le démon, que ce personnage qui suit
immédiatement les deux que nous venons d'observer, et qu'une épaisse
barbe rousse rend effroyable à voir, fut un fort joli homme? Rien
pourtant n'est plus véritable, et vous voyez dans cette figure hideuse
le héros d'une histoire assez singulière, que je vais vous conter.

«Ce grand garçon se nomme Fabricio. Il avait à peine quinze ans lorsque
son père, riche laboureur de Cinquello, gros bourg du royaume de Léon,
mourut, et il perdit aussi sa mère peu de temps après; de sorte qu'étant
fils unique, il demeura maître d'un bien considérable, dont
l'administration fut confiée à un de ses oncles qui avait de la probité.
Fabricio acheva ses études, déjà commencées à Salamanque: il y apprit
ensuite à monter à cheval, à faire des armes; en un mot, il ne négligea
rien de tout ce qui pouvait concourir à le rendre digne d'être regardé
favorablement de dona Hipolita, soeur d'un petit gentilhomme qui avait
sa chaumière à deux portées d'escopette de Cinquello.

«Cette dame était parfaitement belle, et à peu près de l'âge de Fabrice,
qui, l'ayant vue dès son enfance, avait sucé pour ainsi dire avec le
lait l'amour dont il brûlait pour elle. Hipolite, de son côté, s'était
bien aperçue qu'il n'était pas mal fait; mais, le connaissant pour le
fils d'un laboureur, elle ne daignait pas le considérer avec beaucoup
d'attention: elle était d'une fierté insupportable, aussi bien que son
frère don Thomas de Xaral, qui n'avait peut-être pas son pareil en
Espagne pour être gueux et entêté de sa noblesse.

«Cet orgueilleux gentilhomme de campagne habitait une maison qu'il
appelait son château, et qui n'était, à parler proprement, qu'une
masure, tant elle menaçait ruine de toutes parts. Cependant, quoique ses
facultés ne lui permissent pas de la faire réparer, quoiqu'il eût de la
peine à vivre, il ne laissait pas d'avoir un valet pour le servir, et,
de plus, il y avait une femme maure auprès de sa soeur.

«C'était une chose réjouissante que de voir paraître don Thomas dans le
bourg les fêtes et les dimanches, avec un habit de velours cramoisi tout
pelé, et un petit chapeau garni d'un vieux plumet jaune, qu'il
conservait chez lui comme des reliques pendant les autres jours de la
semaine. Paré de ces guenilles, qui lui semblaient autant de preuves de
sa noble origine, il tranchait du seigneur, et croyait assez payer les
profondes révérences qu'on lui faisait lorsqu'il voulait bien y répondre
par un regard. Sa soeur n'était pas moins folle que lui de l'antiquité
de sa race; et elle joignait à ce ridicule celui d'être si vaine de sa
beauté, qu'elle vivait dans la glorieuse espérance que quelque grand
viendrait la demander en mariage.

«Tels étaient les caractères de don Thomas et d'Hipolite. Fabricio le
savait bien; et pour s'insinuer auprès de deux personnes si altières, il
prit le parti de flatter leur vanité par de faux respects; ce qu'il fit
avec tant d'adresse, que le frère et la soeur enfin trouvèrent bon qu'il
eut l'honneur de leur aller souvent rendre ses hommages. Comme il ne
connaissait pas moins leur misère que leur orgueil, il avait envie tous
les jours de leur offrir sa bourse; mais la crainte de révolter contre
lui leur fierté l'en empêchait: néanmoins son ingénieuse générosité
trouva moyen de les aider sans les exposer à rougir. «Seigneur, dit-il
un jour en particulier au gentilhomme, j'ai deux mille ducats à mettre
en dépôt; ayez la bonté de me les garder; que je vous aie cette
obligation-là.»

«Il n'est pas besoin de demander si Xaral y consentit: outre qu'il était
mal en argent, il avait la conscience d'un dépositaire. Il se chargea
volontiers de cette somme, et il ne l'eut pas sitôt entre les mains
qu'il en employa sans façon une bonne partie à faire réparer sa
chaumière, et à se donner toutes ses petites commodités: un habit neuf
d'un très-beau velours bleu fut levé et fait à Salamanque, et une plume
verte qu'on y acheta vint ravir au vieux plumet jaune la gloire dont il
était en possession immémoriale d'orner le noble chef de don Thomas. La
belle Hipolite eut aussi sa paraguante, et fut parfaitement bien nippée.
C'est ainsi que Xaral dissipait les ducats qui lui avaient été confiés,
sans penser qu'ils ne lui appartenaient point, et que jamais il ne
pourrait les restituer. Il ne se fit pas le moindre scrupule d'en user
ainsi: il crut même qu'il était juste qu'un roturier payât l'honneur
d'être en commerce avec un gentilhomme.

«Fabricio avait bien prévu cela; mais en même temps il s'était flatté
qu'en faveur de ses espèces don Thomas vivrait avec lui familièrement,
qu'Hipolite peu à peu s'accoutumerait à souffrir ses soins, et lui
pardonnerait enfin l'audace d'avoir élevé sa pensée jusqu'à elle.
Véritablement, il en eut auprès d'eux un accès plus libre; ils lui
firent plus d'amitiés qu'ils ne lui en avaient fait auparavant. Un homme
riche est toujours gracieusé des grands, quand il se rend leur vache à
lait. Xaral et sa soeur, qui jusqu'alors n'avaient connu les richesses
que de nom, n'eurent pas plus tôt senti leur utilité, qu'ils jugèrent
que Fabricio méritait d'être ménagé: ils eurent pour lui des égards et
des attentions qui le charmèrent. Il crut que sa personne ne leur
déplaisait pas, et qu'assurément ils avaient fait réflexion que tous les
jours des gentilshommes, pour soutenir leur noblesse, étaient obligés
d'avoir recours à des alliances roturières. Dans cette opinion qui
flattait son amour, il se résolut à demander Hipolite en mariage.

«Dès la première occasion favorable qu'il put trouver de parler à don
Thomas, il lui dit qu'il souhaitait passionnément d'être son beau-frère;
et que pour avoir cet honneur, non-seulement il lui abandonnerait le
dépôt, mais qu'il lui ferait encore présent d'un millier de pistoles. Le
superbe Xaral rougit à cette proposition, qui réveilla son orgueil; et
dans son premier mouvement, peu s'en fallut qu'il ne fît éclater tout le
mépris qu'il avait pour le fils d'un laboureur. Néanmoins, quelque
indigné qu'il fût de la témérité de Fabrice, il se contraignit, et, sans
témoigner aucun dédain, il lui répondit qu'il ne pouvait sur-le-champ se
déterminer dans une pareille affaire; qu'il était à propos de consulter
là-dessus Hipolite, et de faire même une assemblée de parents.

«Il renvoya le galant avec cette réponse, et convoqua effectivement une
diète composée de quelques _hidalgos_ de son voisinage, lesquels étaient
de ses parents, et qui tous avaient, comme lui, la rage de la
_Hidalguia_. Il tint conseil avec eux, non pour leur demander s'ils
étaient d'avis qu'il accordât sa soeur à Fabricio, mais pour délibérer
de quelle façon il fallait punir ce jeune insolent, qui, malgré la
bassesse de sa naissance, osait aspirer à la possession d'une fille de
la qualité d'Hipolite.

«Dès qu'il eut exposé cette audace à l'assemblée, au seul nom de Fabrice
et de fils de laboureur, vous eussiez vu les yeux de tous ces nobles
s'allumer de fureur: chacun vomit feu et flammes contre l'audacieux: les
uns ainsi que les autres veulent qu'il expire sous le bâton, pour expier
l'outrage qu'il a fait à leur famille par la proposition d'un si honteux
hyménée. Cependant, après qu'on eût considéré la chose plus mûrement, le
résultat de la diète fut qu'on laisserait vivre le coupable; mais que,
pour lui apprendre à ne se plus méconnaître, on lui ferait un tour dont
il aurait sujet de se souvenir longtemps.

«On proposa diverses fourberies, et celle-ci prévalut. On décida
qu'Hipolite feindrait d'être sensible à l'attachement de Fabricio, et
que, sous prétexte de vouloir consoler ce malheureux amant du refus que
don Thomas ferait de le prendre pour beau-frère, elle lui donnerait une
nuit rendez-vous au château, où, dans le temps qu'il serait introduit
par la femme maure, des gens apostés le surprendraient avec cette
soubrette, qu'on lui ferait épouser par force.

«La soeur de Xaral se prêta d'abord sans répugnance à cette supercherie;
il lui sembla qu'il y allait de sa gloire de regarder comme une injure
la recherche d'un homme d'une condition si inférieure à la sienne. Mais
cette orgueilleuse disposition fit bientôt place à des mouvements de
pitié, ou plutôt l'amour se rendit tout à coup maître de la fière
Hipolite.

«Dès ce moment elle vit les choses d'un autre oeil; elle trouva
l'obscure origine de Fabricio compensée par les belles qualités qu'il
avait, et n'aperçut plus en lui qu'un cavalier digne de toute son
affection. Admirez, seigneur écolier, admirez le prodigieux changement
que cette passion est capable de produire: cette même fille qui
s'imaginait qu'un prince à peine méritait de la posséder s'entête en un
instant d'un fils de laboureur, et s'applaudit de ses prétentions, après
les avoir envisagées comme une ignominie.

«Elle s'abandonna au penchant qui l'entraînait, et, bien loin de servir
le ressentiment de son frère, elle entretint avec Fabrice une secrète
intelligence, par l'entremise de la femme maure, qui le faisait entrer
quelquefois la nuit dans la chaumière. Mais don Thomas eut quelque
soupçon de ce qui se passait: sa soeur lui devint suspecte; il observa,
et fut convaincu par ses propres yeux qu'au lieu de répondre aux
intentions de la famille, elle les trahissait. Il en avertit promptement
deux de ses cousins, qui, prenant feu à cette nouvelle, commencèrent à
crier: _Vengeance, don Thomas! vengeance!_ Xaral, qui n'avait pas besoin
d'être excité à tirer raison d'une offense de cette nature, leur dit,
avec une modestie espagnole, qu'ils verraient l'usage qu'il savait faire
de son épée, quand il s'agissait de l'employer à venger son honneur;
ensuite il les pria de se rendre chez lui à l'entrée d'une nuit qu'il
leur marqua.

«Ils furent très-exacts à s'y trouver. Il les introduisit et les cacha
dans une petite chambre sans que personne de la maison s'en aperçut;
puis il les quitta en leur disant qu'il reviendrait les joindre aussitôt
que le galant serait entré dans le château, supposé qu'il s'avisât d'y
venir cette nuit-là; ce qui ne manqua pas d'arriver, la mauvaise étoile
de nos amants ayant voulu qu'ils choisissent cette même nuit pour
s'entretenir.

«Don Fabricio était avec sa chère Hipolite. Ils commençaient à se tenir
des discours qu'ils s'étaient déjà tenus cent fois, mais qui, bien que
répétés sans cesse, ont toujours le charme de la nouveauté, lorsqu'ils
furent désagréablement interrompus par les cavaliers qui veillaient pour
les surprendre. Don Thomas et ses cousins vinrent fondre tous trois
courageusement sur Fabrice, qui n'eut que le temps de se mettre en
défense, et qui, jugeant à leur action qu'ils voulaient l'assassiner, se
battit en désespéré. Il les blessa tous les trois; et, leur présentant
toujours la pointe de son épée, il eut le bonheur de gagner la porte et
de se sauver.

«Alors Xaral, voyant que son ennemi lui échappait après avoir impunément
déshonoré sa maison, tourna sa fureur contre la malheureuse Hipolite, et
lui plongea son épée dans le coeur; et ses deux parents, très-mortifiés
du mauvais succès de leur complot, se retirèrent chez eux avec leurs
blessures.

«Demeurons-en là, poursuivit Asmodée; quand nous aurons vu passer tous
les captifs, j'achèverai l'histoire de celui-ci. Je vous raconterai de
quelle sorte, après que la justice se fût emparée de tous ses biens à
l'occasion de ce funeste événement, il eut le malheur d'être fait
esclave en voyageant sur mer.

--Pendant que vous me faisiez le récit que vous avez fait, dit don
Cléofas, j'ai remarqué parmi ces infortunés un jeune homme qui avait
l'air si triste, si languissant, qu'il s'en est peu fallu que je ne vous
aie interrompu pour vous en demander la cause.--Vous n'y perdrez rien,
répondit le démon: je puis vous apprendre ce que vous souhaitez de
savoir. Ce captif dont l'abattement vous a frappé est un enfant de
famille de Valladolid. Il était en esclavage depuis deux ans chez un
patron qui a une femme très-jolie: elle aimait violemment cet esclave,
qui payait son amour du plus vif attachement. Le patron, s'en étant
douté, s'est hâté de vendre le chrétien, de peur qu'il ne travaillât
chez lui à la propagation des Turcs. Le tendre Castillan, depuis ce
temps-là, pleure sans cesse la perte de sa patronne; la liberté ne peut
l'en consoler.

--Un vieillard de bonne mine attire mes regards, dit Léandro Perez. Qui
est cet homme-là?» Le diable répondit: «C'est un barbier natif de
Guipuscoa, qui va s'en retourner en Biscaye après quarante ans de
captivité. Lorsqu'il tomba au pouvoir d'un corsaire, en allant de
Valence à l'île de Sardaigne, il avait une femme, deux garçons et une
fille: il ne lui reste plus de tout cela qu'un fils qui, plus heureux
que lui, a été au Pérou, d'où il est revenu avec des biens immenses dans
son pays, où il a fait l'acquisition de deux belles terres.--Quelle
satisfaction! reprit l'écolier. Quel ravissement pour ce fils de revoir
son père et d'être en état de rendre ses derniers jours agréables et
tranquilles!

--Vous parlez, répartit le boiteux, en enfant plein de tendresse et de
sentiment: le fils du barbier biscayen est d'un naturel plus coriace.
L'arrivée imprévue de son père lui causera plus de chagrin que de joie:
au lieu de le retenir dans sa maison à Guipuscoa, et de ne rien épargner
pour lui marquer qu'il est ravi de le posséder, il pourra bien le faire
concierge d'une de ses terres.

«Derrière ce captif qui vous paraît de si bonne mine, il y en a un autre
qui ressemble comme deux gouttes d'eau à un vieux singe: c'est un petit
médecin aragonais; il n'a pas été quinze jours à Alger. Dès que les
Turcs ont su de quelle profession il était, ils n'ont pas voulu le
garder parmi eux: ils ont mieux aimé le remettre sans rançon aux pères
de la Merci, qui ne l'auraient assurément pas racheté, et qui ne l'ont
ramené qu'à regret en Espagne.

«Vous qui êtes si compatissant aux peines d'autrui, ah! que vous
plaindriez cet autre esclave qui a sur sa tête chauve une calotte de
drap brun, si vous saviez tous les maux qu'il a soufferts à Alger
pendant douze ans chez un renégat anglais son patron.--Et qui est ce
pauvre captif? dit Zambullo.--C'est un cordelier de Navarre, répondit le
démon: je vous avoue que je suis bien aise qu'il ait pâti comme un
misérable, puisqu'il a, par ses discours de morale, empêché plus de cent
esclaves chrétiens de prendre le turban.

--Je vous dirai avec la même franchise, répliqua don Cléofas, que je
suis fâché que ce bon père ait été si longtemps à la merci d'un
barbare.--Vous avez tort de vous en affliger, et moi de m'en réjouir,
répartit Asmodée: ce bon religieux a si bien mis à profit ses douze
années de souffrances, qu'il est plus avantageux pour lui d'avoir passé
tout ce temps-là dans les tourments que dans sa cellule, à combattre des
tentations qu'il n'aurait pas toujours vaincues.

--Le premier captif après ce cordelier, dit Léandro Perez, a l'air bien
tranquille pour un homme qui revient de l'esclavage: il excite ma
curiosité à vous demander ce que c'est que ce personnage.--Vous me
prévenez, répondit le boiteux, j'allais vous le faire remarquer. Vous
voyez en lui un bourgeois de Salamanque, un père infortuné, un mortel
devenu insensible aux malheurs à force d'en avoir éprouvé. Je suis tenté
de vous apprendre sa pitoyable histoire, et de laisser là le reste des
captifs; aussi bien, après celui-ci, il y en a peu dont les aventures
méritent de vous être racontées.»

L'écolier, qui déjà commençait à s'ennuyer de voir passer tant de
tristes figures, témoigna qu'il ne demandait pas mieux. Aussitôt le
diable lui fit le récit contenu dans le chapitre suivant.




CHAPITRE XX

_De la dernière histoire qu'Asmodée raconta: comment, en la finissant,
il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière désagréable pour ce
démon don Cléofas et lui furent séparés._


Pablos de Bahabon, fils d'un alcalde de village de la Castille Vieille,
après avoir partagé avec un frère et une soeur la modique succession que
leur père, quoique des plus avares, leur avait laissée, partit pour
Salamanque, dans le dessein d'aller grossir le nombre des écoliers de
l'université. Il était bien fait; il avait de l'esprit, et il entrait
alors dans sa vingt-troisième année.

«Avec un millier de ducats qu'il possédait, et une disposition prochaine
à les manger, il ne tarda guère à faire parler de lui dans la ville.
Tous les jeunes gens recherchèrent à l'envi son amitié: c'était à qui
serait des parties de plaisir que don Pablos faisait tous les jours. Je
dis don Pablos, parce qu'il avait pris le _Don_, pour être en droit de
vivre plus familièrement avec des écoliers dont la noblesse aurait pu
l'obliger à se contraindre. Il aimait tant la joie et la bonne chère, et
il ménagea si peu sa bourse, qu'au bout de quinze mois l'argent lui
manqua. Il ne laissa pas toutefois de rouler encore, tant par le crédit
qu'on lui fit que par quelques pistoles qu'il emprunta; mais cela ne put
le mener loin, et il demeura bientôt sans ressource.

«Alors ses amis, le voyant hors d'état de faire de la dépense, cessèrent
de le voir, et ses créanciers commencèrent à le tourmenter. Quoiqu'il
assurât ceux-ci qu'il allait incessamment recevoir des lettres de change
de son pays, quelques-uns s'impatientèrent, et le poursuivirent même si
vivement en justice, qu'ils étaient sur le point de le faire
emprisonner, lorsqu'en se promenant sur les bords de la rivière de
Tormés il rencontra une personne de sa connaissance, qui lui dit:
«Seigneur don Pablos, prenez garde à vous; je vous avertis qu'il y a un
alguazil et des archers à vos trousses: ils prétendent vous mettre la
main sur le collet quand vous rentrerez dans la ville.»

«Bahabon, effrayé d'un avis qui ne s'accordait que trop avec l'état de
ses affaires, prit sur-le-champ la fuite et le chemin de Corita; mais il
quitta la route de ce bourg pour gagner un bois qu'il aperçut dans la
campagne, et dans lequel il s'enfonça, résolu de s'y tenir caché jusqu'à
ce que la nuit vînt lui prêter ses ombres pour continuer sa marche plus
sûrement. C'était dans la saison où les arbres sont parés de toutes
leurs feuilles: il choisit le plus touffu pour y monter, et s'y assit
sur des branches qui l'enveloppaient de leur feuillage.

«Se croyant en sûreté dans cet endroit, il perdit peu à peu la crainte
de l'alguazil; et comme les hommes font ordinairement les plus belles
réflexions du monde quand les fautes sont commises, il se représenta
toute sa mauvaise conduite, et se promit bien à lui-même, si jamais il
se revoyait en fonds, de faire un meilleur usage de son argent. Il jura
surtout qu'il ne serait jamais la dupe de ces faux amis qui entraînent
un jeune homme dans la débauche et dont l'amitié se dissipe avec les
fumées du vin.

«Tandis qu'il s'occupait des différentes pensées qui se succédaient les
unes aux autres dans son esprit, la nuit survint. Alors, se démêlant
d'entre les branches et les feuilles qui le couvraient, il était prêt à
se couler en bas, lorsqu'à la faible clarté d'une nouvelle lune il crut
discerner une figure d'homme. A cette vue, qui lui rendit sa première
peur, il s'imagina que c'était l'alguazil qui, l'ayant suivi à la piste,
le cherchait dans ce bois, et sa frayeur redoubla quand il vit qu'au
pied du même arbre sur lequel il était cet homme s'assit, après en avoir
fait le tour deux ou trois fois.»

Le diable boiteux s'interrompit lui-même en cet endroit de son récit:
«Seigneur Zambullo, dit-il à don Cléofas, permettez-moi de jouir un peu
de l'embarras où je mets votre esprit en ce moment. Vous êtes fort en
peine de savoir qui pouvait être ce mortel qui se trouvait là si mal à
propos, et ce qui l'y amenait; c'est ce que vous apprendrez bientôt; je
n'abuserai point de votre patience.

«Cet homme, après s'être assis au pied de l'arbre dont l'épais feuillage
dérobait à ses yeux don Pablos, s'y reposa quelques instants; puis il se
mit à creuser la terre avec un poignard, et fit une profonde fosse, où
il enterra un sac de buffle: ensuite il combla la fosse, la recouvrit
proprement de gazon et se retira. Bahabon, qui avait observé tout avec
une extrême attention, et dont les alarmes s'étaient changées en
transports de joie, attendit que l'homme se fût éloigné pour descendre
de son arbre et aller déterrer le sac, où il ne doutait pas qu'il n'y
eut de l'or ou de l'argent. Il se servit pour cela de son couteau; mais
quand il n'en aurait pas eu, il se sentait tant d'ardeur pour ce
travail, qu'avec ses seules mains il aurait pénétré jusqu'aux entrailles
de la terre.

«D'abord qu'il eut le sac en sa puissance, il se mit à le tâter, et,
persuadé qu'il y avait dedans des espèces, il se hâta de sortir du bois
avec sa proie, craignant alors beaucoup moins la rencontre de
l'alguazil, que celle de l'homme à qui le sac appartenait. Dans le
ravissement où cet écolier était d'avoir fait un si bon coup, il marcha
légèrement toute la nuit sans tenir de route assurée, sans se sentir
fatigué ni incommodé du fardeau qu'il portait. Mais à la pointe du jour
il s'arrêta sous des arbres, assez près du bourg de Molorido, moins à la
vérité pour se reposer que pour satisfaire enfin la curiosité qu'il
avait de savoir ce que son sac renfermait. Il le délia donc avec ce
frémissement agréable qui vous saisit au moment que vous allez prendre
un grand plaisir: il y trouva de bonnes doubles pistoles, et, pour
comble de joie, il en compta jusqu'à deux cent cinquante.

«Après les avoir contemplées avec volupté, il rêva fort sérieusement à
ce qu'il devait faire; et lorsqu'il eut formé sa résolution, il serra
ses doublons dans ses poches, jeta le sac de buffle et se rendit à
Molorido. Il s'y fit enseigner une hôtellerie, où, tandis qu'on lui
préparait à déjeuner, il loua une mule sur laquelle il retourna, dès ce
jour-là même, à Salamanque.

«Il s'aperçut bien, à la surprise qu'on y fit paraître en le revoyant,
que l'on n'ignorait pas pourquoi il s'était éclipsé; mais il avait sa
fable toute prête: il dit qu'ayant besoin d'argent, et que n'en recevant
point de son pays, quoiqu'il y eût écrit vingt fois pour qu'on lui en
envoyât, il s'était déterminé à y faire un tour; et que le soir
précédent, comme il arrivait à Molorido, il avait rencontré son fermier
qui lui apportait des espèces, de manière qu'il se trouvait dans une
situation à détromper tous ceux qui le croyaient un homme sans bien. Il
ajouta qu'il prétendait faire connaître à ses créanciers qu'ils avaient
eu tort de pousser à bout un honnête homme, qui les aurait depuis
longtemps contentés s'il eût eu des fermiers exacts à lui faire toucher
ses revenus.

«Il ne manqua pas effectivement d'assembler chez lui, dès le lendemain,
tous ses créanciers, et de les payer jusqu'au dernier sou. Les mêmes
amis qui l'avaient abandonné dans sa misère ne surent pas plus tôt qu'il
avait de l'argent frais, qu'ils revinrent à la charge; ils
recommencèrent à le flatter, dans l'espérance de se divertir encore à
ses dépens; mais il se moqua d'eux à son tour. Fidèle au serment qu'il
avait fait dans le bois, il leur rompit en visière: au lieu de reprendre
son premier train, il ne songea plus qu'à faire des progrès dans la
science des lois, et l'étude devint son unique occupation.

«Cependant, me direz-vous, il dépensait toujours à bon compte des
doubles pistoles qui n'étaient point à lui. J'en demeure d'accord; il
faisait ce que les trois quarts et demi des humains feraient aujourd'hui
en pareil cas. Il avait pourtant dessein de les restituer quelque jour,
si par hasard il découvrait à qui elles appartenaient. Mais, se reposant
sur sa bonne intention, il les dissipait sans scrupule, en attendant
patiemment cette découverte, qu'il fit néanmoins une année après.

«Le bruit courut dans Salamanque qu'un bourgeois de cette ville, nommé
Ambrosio Piquillo, ayant été dans un bois pour chercher un sac rempli de
pièces d'or qu'il y avait enterré, n'avait trouvé que la fosse où il
s'était avisé de le cacher, et que ce malheur réduisait enfin ce pauvre
homme à la mendicité.

«Je dirai à la louange de Bahabon que les reproches secrets que sa
conscience lui fit à cette nouvelle ne furent pas inutiles. Il s'informa
où demeurait Ambrosio, et l'alla voir dans une petite salle basse, où il
y avait pour tous meubles une chaise et un grabat. «Mon ami, lui dit-il
d'un air hypocrite, j'ai appris par la voix publique le fâcheux accident
qui vous est arrivé, et la charité nous obligeant à nous aider les uns
les autres à proportion de notre pouvoir, je viens vous apporter un
petit secours; mais je voudrais savoir de vous-même votre triste
aventure.

«--Seigneur cavalier, répondit Piquillo, je vais vous la conter en deux
mots. J'avais un fils qui me volait; je m'en aperçus, et, craignant
qu'il ne mît la main sur un sac de buffle dans lequel il y avait deux
cent cinquante doublons bien comptés, je crus ne pouvoir mieux faire que
de les aller enterrer dans le bois, où j'ai eu l'imprudence de les
porter. Depuis ce jour malheureux, mon fils m'a pris tout ce que
j'avais, et a disparu avec une femme qu'il a enlevée. Me voyant dans un
déplorable état par le libertinage de ce mauvais enfant, ou plutôt par
ma sotte bonté pour lui, j'ai voulu recourir à mon sac de buffle; mais,
hélas! cette seule ressource qui me restait pour subsister m'a
cruellement été ravie.»

«Cet homme ne put achever ces paroles sans sentir renouveler son
affliction, et il répandit des pleurs en abondance. Don Pablos en fut
attendri, et lui dit: «Mon cher Ambrosio, il faut se consoler de toutes
les traverses qui arrivent dans la vie; vos larmes sont inutiles: elles
ne vous feront point retrouver vos doubles pistoles, qui véritablement
sont perdues pour vous si quelque fripon les possède. Mais que sait-on?
Elles peuvent être tombées entre les mains d'un homme de bien, qui ne
manquera pas de vous les rapporter dès qu'il apprendra qu'elles sont à
vous. Elles vous seront donc peut-être rendues; vivez dans cette
espérance, et en attendant une restitution si juste, ajouta-t-il en lui
donnant dix doublons de ceux mêmes qui avaient été dans le sac de
buffle, prenez ceci et me venez voir dans huit jours.» Après lui avoir
parlé de cette sorte, il lui dit son nom et sa demeure, et sortit tout
confus des remercîments que lui faisait Ambroise, et des bénédictions
qu'il en recevait. Telles sont, pour la plupart, les actions généreuses;
on se garderait bien de les admirer si l'on en pénétrait les motifs.

«Au bout de huit jours, Piquillo, qui n'avait pas oublié ce que don
Pablos lui avait dit, alla chez lui. Bahabon lui fit un très-bon
accueil, et lui dit affectueusement: «Mon ami, sur les bons témoignages
qui m'ont été rendus de vous, j'ai résolu de contribuer autant qu'il me
serait possible à vous remettre sur pied: j'y veux employer mon crédit
et ma bourse.

«Pour commencer à rétablir vos affaires, continua-t-il, savez-vous ce
que j'ai déjà fait? Je connais quelques personnes de distinction qui
sont très-charitables; j'ai été les trouver, et j'ai si bien su leur
inspirer de la compassion pour vous, que j'en ai tiré deux cents écus
que je vais vous donner.» En même temps il entra dans son cabinet, d'où
il sortit un moment après avec un sac de toile où il avait mis cette
somme en argent, et non en doublons, de peur que le bourgeois, en
recevant de lui tant de doubles pistoles, ne s'avisât de soupçonner la
vérité; au lieu que par cette adresse il parvenait plus sûrement à son
but, qui était de faire la restitution d'une manière qui conciliât sa
réputation avec sa conscience.

«Aussi Ambroise était-il bien éloigné de penser que ces écus fussent de
l'argent restitué: il les prit de bonne foi pour le produit d'une quête
faite en sa faveur, et après avoir remercié de nouveau don Pablos, il
regagna sa petite salle basse, en bénissant le ciel d'avoir trouvé un
cavalier qui s'intéressait pour lui si vivement.

«Il rencontra le lendemain dans la rue un de ses amis, qui n'était guère
mieux que lui dans ses affaires, et qui lui dit: «Je pars dans deux
jours pour aller m'embarquer à Cadix, où bientôt un vaisseau doit mettre
à la voile pour la nouvelle Espagne: je ne suis pas content de ma
condition dans ce pays-ci, et le coeur me dit que je serai plus heureux
au Mexique. Je vous conseillerais de m'accompagner, si vous aviez devant
vous cent écus seulement.

«--Je ne serais pas en peine d'en avoir deux cents, répondit Piquillo;
j'entreprendrais volontiers ce voyage si j'étais sûr de gagner ma vie
aux Indes.» Là-dessus son ami lui vanta la fertilité de la nouvelle
Espagne, et lui fit envisager tant de moyens de s'y enrichir,
qu'Ambrosio, se laissant persuader, ne pensa plus qu'à se préparer à
partir avec lui pour Cadix. Mais avant que de quitter Salamanque, il eut
soin de faire tenir une lettre à Bahabon, par laquelle il lui mandait
que, trouvant une belle occasion de passer aux Indes, il voulait en
profiter, pour voir si la fortune lui serait plus favorable ailleurs que
dans son pays; qu'il prenait la liberté de lui donner cet avis, en
l'assurant qu'il conserverait éternellement le souvenir de ses bontés.

«Le départ d'Ambrosio causa quelque chagrin à don Pablos, qui voyait par
là déconcerter le dessein qu'il avait de s'acquitter peu à peu; mais,
considérant que dans quelques années ce bourgeois pourrait revenir à
Salamanque, il se consola insensiblement, et s'attacha plus que jamais à
l'étude du droit civil et du droit canon. Il y fit de si grands progrès,
tant par son application que par la vivacité de son esprit, qu'il devint
le plus brillant sujet de l'université, qui le choisit enfin pour son
recteur. Il ne se contenta pas de soutenir cette dignité par une
profonde science: il travailla si fort sur lui, qu'il acquit toutes les
vertus d'un homme de bien.

«Pendant son rectorat, il apprit qu'il y avait dans les prisons de
Salamanque un jeune garçon accusé de rapt et prêt à perdre la vie.
Alors, se ressouvenant que le fils de Piquillo avait enlevé une femme,
il s'informa qui était le prisonnier, et, ayant découvert que c'était le
fils d'Ambrosio lui-même, il entreprit sa défense. Ce qu'il y a
d'admirable dans la science des lois, c'est qu'elle fournit des armes
pour et contre; et comme notre recteur la possédait à fond, il s'en
servit fort utilement pour l'accusé; il est bien vrai qu'il joignit à
cela le crédit de ses amis et les plus fortes sollicitations, ce qui
opéra plus que tout le reste.

«Le coupable sortit donc de cette affaire plus blanc que neige. Il alla
remercier son libérateur, qui lui dit: «C'est à la considération de
votre père que je vous ai rendu service. Je l'aime, et pour vous en
donner une nouvelle marque, si vous voulez demeurer dans cette ville et
y mener une vie d'honnête homme, j'aurai soin de votre fortune; si, à
l'exemple d'Ambrosio, vous souhaitez de faire le voyage des Indes, vous
pouvez compter sur cinquante pistoles; je vous en fais don.» Le jeune
Piquillo lui répondit: «Puisque j'ai le bonheur d'être protégé de votre
Seigneurie, j'aurais tort de m'éloigner d'un séjour où je jouis d'un si
grand avantage; je ne sortirai point de Salamanque, et je vous proteste
d'y tenir une conduite dont vous serez satisfait.» Sur cette assurance,
le recteur lui mit dans la main une vingtaine de pistoles, en lui
disant: «Tenez, mon ami, attachez-vous à quelque honnête profession;
employez bien votre temps, et soyez sûr que je ne vous abandonnerai
point.»

«Deux mois après cette aventure, il arriva que le jeune Piquillo, qui de
temps en temps venait faire sa cour à don Pablos, parut un jour tout en
pleurs devant lui. «Qu'avez-vous? lui dit Bahabon.--«Seigneur, répondit
le fils d'Ambrosio, je viens d'apprendre une nouvelle qui me déchire le
coeur. Mon père a été pris par un corsaire algérien, et il est
actuellement dans les fers: un vieillard de Salamanque, qui revient
d'Alger où il a été dix ans captif, et que les pères de la Merci ont
racheté depuis peu, m'a dit tout à l'heure l'avoir laissé dans
l'esclavage. Hélas, ajouta-t-il en se frappant la poitrine et
s'arrachant les cheveux, misérable que je suis! c'est moi dont le
libertinage a réduit mon père à cacher son argent et à se bannir de sa
patrie! c'est moi qui l'ai livré au barbare qui l'accable de chaînes!
Ah! seigneur don Pablos, pourquoi m'avez-vous tiré des mains de la
justice? Puisque vous aimez mon père, il fallait être son vengeur, et me
laisser expier par ma mort le crime d'avoir causé tous ses malheurs.»

«A ce discours, qui marquait un fripon de fils converti, le recteur fut
touché de la douleur que le jeune Piquillo faisait paraître. «Mon
enfant, lui dit-il, je vois avec plaisir que vous vous repentez de vos
fautes passées: essuyez vos larmes; il suffit que je sache ce
qu'Ambrosio est devenu, pour vous assurer que vous le reverrez; sa
délivrance ne dépend que d'une rançon dont je me charge; quelques maux
qu'il puisse avoir soufferts, je suis persuadé qu'à son retour, trouvant
en vous un fils sage et plein de tendresse pour lui, il ne se plaindra
plus de son mauvais sort.»

«Don Pablos, par cette promesse, renvoya le fils d'Ambroise tout
consolé, et trois ou quatre jours après il partit pour Madrid, où étant
arrivé, il remit aux religieux de la Merci une bourse où il y avait cent
pistoles, avec un petit papier sur lequel ces paroles étaient écrites:
_Cette somme est donnée aux pères de la Rédemption pour le rachat d'un
pauvre bourgeois de Salamanque, appelé Ambrosio Piquillo, captif à
Alger._ Ces bons religieux, dans ce voyage qu'ils viennent de faire à
Alger, n'ont pas manqué de suivre l'intention du recteur; ils ont
racheté Ambrosio, qui est cet esclave dont vous avez admiré l'air
tranquille.

--Mais il me semble, dit don Cléofas, que Bahabon n'en doit plus guère
de reste à ce bourgeois.--Don Pablos pense autrement que vous, répondit
Asmodée; il restituera le principal et les intérêts: la délicatesse de
sa conscience va jusqu'à se faire un scrupule de posséder le bien qu'il
a gagné depuis qu'il est recteur; et quand il reverra Piquillo, il a
dessein de lui dire: «Ambrosio, mon ami, ne me regardez plus comme votre
bienfaiteur; vous ne voyez en moi que le fripon qui a déterré l'argent
que vous aviez caché dans un bois: ce n'est point assez que je vous
rende vos deux cent cinquante doublons: puisque je m'en suis servi pour
parvenir au rang que je tiens dans le monde, tous mes effets vous
appartiennent; je n'en veux retenir que ce qu'il vous plaira que...» Le
diable boiteux s'arrêta tout court en cet endroit; il lui prit un
frisson et il changea de visage.

«Qu'avez-vous? lui dit l'écolier. Quel mouvement extraordinaire vous
agite et vous coupe subitement la parole?--Ah! seigneur Léandro, s'écria
le démon d'une voix tremblante, quel malheur pour moi! le magicien qui
me tenait prisonnier dans une bouteille vient de s'apercevoir que je ne
suis plus dans son laboratoire: il va me rappeler par des conjurations
si fortes, que je n'y pourrai résister.--Que j'en suis mortifié! dit don
Cléofas tout attendri; Quelle perte je vais faire! Hélas! nous allons
nous séparer pour jamais.--Je ne le crois pas, répondit Asmodée: le
magicien peut avoir besoin de mon ministère, et si j'ai le bonheur de
lui rendre quelque service, peut-être par reconnaissance me
remettra-t-il en liberté: si cela arrive, comme je l'espère, comptez que
je vous rejoindrai aussitôt, à condition que vous ne révélerez à
personne ce qui s'est passé cette nuit entre nous; car si vous aviez
l'indiscrétion d'en faire confidence à quelqu'un, je vous avertis que
vous ne me reverriez plus.

«Ce qui me console un peu d'être obligé de vous quitter, poursuivit-il,
c'est que du moins j'ai fait votre fortune. Vous épouserez la belle
Séraphine, que j'ai rendue folle de vous: le seigneur don Pedro de
Escolano, son père, est dans la résolution de vous la donner en mariage;
ne laissez point échapper un si bel établissement. Mais, miséricorde!
ajouta-t-il, j'entends déjà le magicien qui me conjure: tout l'enfer est
effrayé des paroles terribles que prononce ce redoutable cabaliste. Je
ne puis demeurer plus longtemps avec votre Seigneurie: jusqu'au revoir,
cher Zambullo.» En achevant ces mots, il embrassa don Cléofas, et
disparut après l'avoir transporté dans son appartement.




CHAPITRE XXI ET DERNIER

_De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux se fut éloigné de
lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé à propos de le
finir._


Un moment après la retraite d'Asmodée, l'écolier, se sentant fatigué
d'avoir été toute la nuit sur ses jambes et de s'être donné beaucoup de
mouvement, se déshabilla et se mit au lit pour prendre quelque repos.
Dans l'agitation où étaient ses esprits, il eut bien de la peine à
s'endormir; mais enfin, payant avec usure à Morphée le tribut que lui
doivent tous les mortels, il tomba dans un assoupissement léthargique où
il passa la journée et la nuit suivante.

Il y avait déjà vingt-quatre heures qu'il était dans cet état, quand don
Luis de Lujan, jeune cavalier de ses amis, entra dans sa chambre en
criant de toute sa force: «Holà, ho! seigneur don Cléofas, debout!» Au
bruit, Zambullo se réveilla, «Savez-vous, lui dit don Luis, que vous
êtes couché depuis hier matin?--Cela n'est pas possible! répondit
Léandro.--Rien n'est plus vrai, répliqua son ami; vous avez fait deux
fois le tour du cadran. Toutes les personnes de cette maison me l'ont
assuré.»

L'écolier, étonné d'un si long sommeil, craignit d'abord que son
aventure avec le diable boiteux ne fût qu'une illusion; mais il ne
pouvait le croire, et lorsqu'il se rappelait certaines circonstances, il
ne doutait plus de la réalité de ce qu'il avait vu; cependant, pour en
être plus certain, il se leva, s'habilla promptement, et sortit avec don
Luis, qu'il mena vers la porte du Soleil, sans lui dire pourquoi. Quand
ils furent arrivés là, et que don Cléofas aperçut l'hôtel de don Pèdre
presque tout réduit en cendre, il feignit d'en être surpris. «Que
vois-je? dit-il; quel ravage le feu a fait ici! A qui appartient cette
malheureuse maison? Y a-t-il longtemps qu'elle est brûlée?»

Don Luis de Lujan répondit à ses deux questions, et lui dit ensuite:
«Cet incendie fait moins de bruit dans la ville par le dommage
considérable qu'il a causé, que par une particularité que je vais vous
apprendre. Le seigneur don Pedro de Escolano a une fille unique qui est
belle comme le jour; on dit qu'elle était dans une chambre remplie de
flammes et de fumée, où elle devait périr nécessairement, et que
néanmoins elle a été sauvée par un jeune cavalier dont je ne sais point
encore le nom; cela fait le sujet de tous les entretiens de Madrid. On
élève jusqu'aux nues la valeur de ce cavalier, et l'on croit que, pour
prix d'une action si hardie, quoiqu'il ne soit qu'un simple gentilhomme,
il pourra bien obtenir la fille du seigneur don Pèdre.»

Léandro Perez écouta don Luis sans faire semblant de prendre le moindre
intérêt à ce qu'il disait; puis, se débarrassant bientôt de lui sous un
prétexte spécieux, il gagna le Prado, où s'étant assis sous des arbres,
il se plongea dans une profonde rêverie. Le diable boiteux vint d'abord
occuper sa pensée. «Je ne puis, disait-il, trop regretter mon cher
Asmodée; il m'aurait fait faire le tour du monde en peu de temps, et
j'aurais voyagé sans éprouver les incommodités des voyages: je fais sans
doute une grande perte; mais, ajoutait-il un moment après, elle n'est
peut-être pas irréparable: pourquoi désespérer de revoir ce démon? Il
peut arriver, comme il me l'a dit lui-même, que le magicien lui rende
incessamment la liberté.» Pensant ensuite à don Pèdre et à sa fille, il
prit la résolution d'aller chez eux, poussé par la seule curiosité de
voir la belle Séraphine.

Dès qu'il parut devant don Pedro, ce seigneur courut à lui les bras
ouverts, en disant: «Soyez le bien venu, généreux cavalier; je
commençais à me plaindre de vous. Hé quoi! disais-je, don Cléofas, après
les instances que je lui ai faites de me venir voir, est encore à
s'offrir à mes yeux? Qu'il répond mal à l'impatience que j'ai de lui
témoigner l'estime et l'amitié que je sens pour lui!»

Zambullo baissa respectueusement la tête à ce reproche obligeant, et dit
au vieillard, pour s'excuser, qu'il avait craint de l'incommoder dans
l'embarras où il avait jugé qu'il devait être le jour précédent. «Je ne
suis pas satisfait de cette excuse, répliqua don Pedro; vous ne sauriez
être incommode dans une maison où l'on serait, sans votre secours, dans
une plus grande tristesse. Mais, ajouta-t-il, suivez-moi, s'il vous
plaît: vous avez d'autres remercîments que les miens à recevoir.» En
parlant de cette sorte, il le prit par la main et le conduisit à
l'appartement de Séraphine.

Cette dame venait de faire la _sieste_: «Ma fille, lui dit son père, je
viens vous présenter le gentilhomme qui vous a si courageusement sauvé
la vie: marquez-lui jusqu'à quel point vous êtes pénétrée de ce qu'il a
fait pour vous, puisque l'état où vous étiez avant-hier ne vous le
permit pas.» Alors la señora Séraphina, ouvrant une bouche de rose,
adressa la parole à Léandro Perez, et lui fit un compliment qui
charmerait tous mes lecteurs, si je pouvais le rapporter mot pour mot;
mais comme il ne m'a point été rendu fidèlement, j'aime mieux le passer
sous silence que de le défigurer.

Je dirai seulement que don Cléofas crut voir et entendre une divinité;
qu'il fut pris en même temps par les yeux et par les oreilles: il conçut
aussitôt pour elle un amour violent; mais, bien loin de la regarder
comme une personne qu'il ne pouvait manquer d'épouser, il douta, malgré
tout ce que le démon lui avait dit, que l'on voulût payer d'un si beau
prix le service qu'on s'imaginait qu'il avait rendu. Plus il la trouvait
charmante, moins il osait se flatter de l'obtenir.

Ce qui acheva de le rendre tout à fait incertain d'un si grand avantage,
c'est que don Pedro, dans la longue conversation qu'ils eurent ensemble,
ne toucha point cette corde-là, et ne fit que l'accabler d'honnêtetés,
sans lui laisser entrevoir qu'il eût la moindre envie d'être son
beau-père. De son côté, Séraphine, aussi polie que le papa, tint des
discours pleins de reconnaissance, sans se servir d'aucune expression
qui pût donner sujet à Zambullo de penser qu'elle fût amoureuse de lui;
de sorte qu'il sortit de chez le seigneur Escolano avec beaucoup d'amour
et fort peu d'espérance.

«Asmodée, mon ami! disait-il en s'en retournant au logis, comme s'il eût
été encore avec ce diable, quand vous m'avez assuré que don Pedro était
dans la disposition de me faire son gendre, et que Séraphine brûlait
d'une vive ardeur que vous lui avez inspirée pour moi, il faut que vous
ayez voulu vous égayer à mes dépens, ou bien vous m'avouerez que vous ne
savez pas mieux le présent que l'avenir.»

Notre écolier fut fâché d'avoir été chez cette dame; et regardant la
passion qu'il sentait pour elle comme un amour malheureux qu'il fallait
vaincre, il résolut de ne rien épargner pour cela: il fit plus: il se
reprocha le désir qu'il avait eu de pousser sa pointe, supposé qu'il eût
trouvé le père disposé à lui accorder sa fille, et il se représenta
qu'il était honteux de devoir son bonheur à un artifice.

Il était encore plein de ces réflexions lorsque don Pedro, l'ayant
envoyé chercher le jour suivant, lui dit: «Seigneur Léandro Perez, il
est temps que je vous prouve par des actions qu'en m'obligeant vous
n'avez pas fait plaisir à un de ces courtisans qui se contenteraient, à
ma place, de vous donner de l'eau bénite de cour; je veux que Séraphine
soit elle-même la récompense du péril que vous avez couru pour elle; je
l'ai consultée là-dessus, et je la vois prête à m'obéir sans répugnance.
Je vous dirai même que j'ai reconnu mon sang quand je lui ai proposé
pour époux son libérateur: elle en a marqué sa joie par un transport qui
m'a fait connaître que sa générosité répondait à la mienne. C'est donc
une chose résolue, vous épouserez ma fille.»

Après avoir ainsi parlé, le bon seigneur de Escolano, qui s'attendait
avec raison que don Cléofas lui rendrait de très-humbles grâces d'une si
grande faveur, fut assez surpris de le trouver interdit et embarrassé.
«Parlez, Zambullo, lui dit-il: que faut-il que je pense du désordre où
vous met la proposition que je vous fais? Qui peut vous révolter contre
elle? Un simple gentilhomme doit-il se refuser à une alliance dont un
grand se tiendrait honoré? La noblesse de ma maison a-t-elle quelque
tache que j'ignore?

--Seigneur, répondit Léandro, je ne sais que trop la distance que le
ciel a mise entre nous.--Pourquoi donc, reprit don Pèdre, paraissez-vous
si peu content d'un mariage qui vous fait tant d'honneur? Avouez-le-moi,
don Cléofas, vous aimez quelque dame qui a reçu votre foi, et son
intérêt s'oppose en ce moment à votre fortune.--Si j'avais une maîtresse
à qui je fusse lié par des serments, répondit l'écolier, rien sans doute
ne serait capable de me les faire trahir. Mais ce n'est point cette
raison qui m'empêche de profiter de vos bontés: un sentiment de
délicatesse veut que je renonce au glorieux établissement que vous me
proposez; et, loin de vouloir abuser de votre erreur, je vais vous
détromper: je ne suis point le libérateur de Séraphine.

--Qu'entends-je! s'écria le vieillard fort étonné; ce n'est pas vous qui
l'avez délivrée des flammes qui l'allaient consumer? Ce n'est point vous
qui avez fait une action si hardie?--Non, Seigneur, répondit Zambullo:
tout mortel l'aurait vainement entrepris, et je veux bien vous apprendre
que c'est un diable qui a sauvé votre fille.»

Ces paroles augmentèrent la surprise de don Pedro, qui, ne croyant pas
les devoir prendre au pied de la lettre, pria l'écolier de parler plus
clairement. Alors Léandro, sans se soucier de perdre l'amitié d'Asmodée,
raconta tout ce qui s'était passé entre ce démon et lui. Après quoi le
vieillard reprit la parole, et dit à don Cléofas: «La confidence que
vous venez de me faire me confirme dans le dessein de vous donner ma
fille: vous êtes son premier libérateur. Si vous n'eussiez pas prié le
diable boiteux de l'arracher à la mort qui la menaçait, il n'aurait pas
manqué de la laisser périr. C'est donc vous qui avez conservé les jours
de Séraphine; en un mot, vous la méritez, et je vous l'offre avec la
moitié de mon bien.»

Léandro Perez, à ces mots qui levaient tous ses scrupules, se jeta aux
pieds de don Pèdre pour le remercier de ses bontés. Peu de temps après,
ce mariage se fit avec une magnificence convenable à l'héritière du
seigneur de Escolano, et à la grande satisfaction des parents de notre
écolier, lequel demeura par là bien payé de quelques heures de liberté
qu'il avait procurées au diable boiteux.


FIN DU DIABLE BOITEUX.




APPENDICE AU DIABLE BOITEUX


I. PASSAGES DE LA PREMIÈRE ÉDITION SUPPRIMÉS DANS CELLE DE 1726.

_Chapitre III, après le récit de la querelle d'Asmodée avec un autre
démon:_

Laissons là cette belle assemblée, dit D. Cléofas, et continuons
d'examiner ce qui se passe en cette ville.--J'y consens, reprit le
diable; rions un peu de ce vieux musicien qui chante une chanson
passionnée à sa jeune femme. Il veut qu'elle en admire l'air, qu'il
vient de composer; mais elle en aime mieux les paroles, parce qu'elles
sont d'un beau cavalier dont elle est aimée, et qui les a données à son
mari pour les mettre en chant.

_Même chapitre, après l'article du souffleur:_

Et qui sont, reprit l'écolier, ces femmes que je vois à table dans la
maison voisine?--Ce sont deux fameuses courtisanes, répartit le diable;
et ces deux cavaliers qui font la débauche avec elles sont deux des plus
grands seigneurs de la cour.--Ah! qu'elles me paraissent jolies et
amusantes! dit don Cléofas; je ne m'étonne pas si les gens de qualité
les courent. (_La suite à peu près comme dans l'histoire des trois
Galiciennes, t. I, p. 33 de notre édition._)

_Chapitre VI, après l'histoire du palefrenier somnambule (T. II, p. 117
de notre édition):_

Qui sont ces dames, dit D. Cléofas, que je vois prêtes à se coucher?--Ce
sont deux soeurs coquettes qui logent ensemble. Elles s'entretiennent
depuis sept heures du matin jusqu'à ce moment d'habits et d'ameublements
qu'elles ont envie d'acheter, et elles ont pris tant de plaisir à cet
entretien que, pour n'être pas interrompues, elles n'ont pas même voulu
voir d'aujourd'hui leurs amants.

_Même chapitre, après l'histoire du charivari (T. I, p. 32 de notre
édition):_

Malgré le bruit de cette sérénade, dit D. Cléofas, j'en entends, ce me
semble, un autre.--Oui, dit le démon. Ce bruit part d'un café où il y a
quelques beaux-esprits qui disputent depuis cinq heures, et que le
maître ne saurait chasser. Ils parlent d'une comédie qui a été
représentée aujourd'hui pour la première fois, et dont la représentation
a été troublée par des huées et des sifflets. Les uns disent qu'elle est
bonne, les autres soutiennent qu'elle est mauvaise. Ils en vont venir
tout à l'heure aux gourmades, fin ordinaire de ces disputes.

_Chapitre VIII, après l'histoire du cabaretier accusé d'avoir empoisonné
un Allemand (T. I, p. 110 de notre édition):_

Le second est un bourgeois emprisonné pour avoir servi de caution à un
licencié qui voulait emprunter deux cents pistoles pour marier
brusquement sa servante.

_Même chapitre, après l'histoire du maître à danser (T. I, p. 111):_

Le plus jeune a été découvert déguisé en fille dans un couvent de
religieuses.

_Même chapitre, après l'histoire de la sorcière (T. I, p. 111):_

Considérez dans la chambre prochaine ces deux prisonniers qui
s'entretiennent au lieu de se reposer. Ils ne sauraient dormir. Leurs
affaires les inquiètent, et, franchement, elles sont assez délicates. Le
premier est un joaillier accusé d'avoir recélé des pierreries dérobées.
L'autre est un polygame. Il y a six mois qu'il se maria par intérêt avec
une vieille veuve du royaume de Valence. Il a épousé par inclination,
peu de temps après, une jeune personne de Madrid, et lui a donné tout le
bien qu'il a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont déclarés.
Ses deux femmes le poursuivent en justice. Celle qu'il a épousée par
inclination demande sa mort par intérêt, et celle qu'il a épousée par
intérêt le poursuit par inclination.

_Chapitre IX, après l'histoire de la marquise qui lit Hippocrate (T. I,
p. 153):_

Apprenez-moi, je vous prie, dit l'écolier, ce qu'a fait aujourd'hui
certain homme que je vois, ce grand personnage sec et décharné qui se
promène dans une petite chambre, les bras croisés; je juge qu'il a la
tête embarrassée.--Vous n'en jugez point mal, répondit le démon. C'est
un auteur dramatique. Comme il entend la langue française, il s'est
donné la peine de traduire le _Misanthrope_, l'une des meilleures
comédies de Molière, fameux auteur français. Il l'a fait représenter
aujourd'hui sur le théâtre de Madrid, et elle a été très-mal reçue. Les
Espagnols l'ont trouvée plate et ennuyeuse. C'est cette pièce qui fait
dans le café le sujet de la dispute dont vous avez entendu le bruit.

--Eh pourquoi, reprit don Cléofas, cette comédie a-t-elle eu en Espagne
ce malheureux sort?--C'est, répondit le diable, que les Espagnols
n'aiment que les pièces d'intrigues, de même que les Français ne veulent
que des comédies de caractère.--Sur ce pied-là, répliqua l'écolier, si
l'on jouait présentement en France nos plus belles pièces, elles n'y
réussiraient pas.--Sans doute, dit Asmodée. Comme les Espagnols sont
capables d'une extrême attention, ils sont bien aises qu'on les jette
dans un embarras agréable. Ils suivent sans peine l'action la plus
composée. Les Français, au contraire, n'aiment pas qu'on les occupe.
Leur esprit se plaît à se détacher, et ils prennent plaisir à voir
tourner leur prochain en ridicule, parce que cela flatte leur humeur
satirique. Enfin, le goût des nations est différent.--Mais quelle sorte
de comédie est la meilleure, répliqua don Cléofas, d'une pièce
d'intrigue ou de caractère?--C'est une chose fort problématique,
répartit le diable. Il n'en faut pas croire là-dessus les Espagnols ni
les Français. Puisqu'ils sont parties en cette affaire, ils n'en
sauraient être juges. Je ne la dois pas juger non plus, moi, parce
qu'étant le démon de la luxure, je protége également tous les théâtres.

_Même chapitre, le passage relatif aux deux entremetteuses (T. I, p.
101) est plus long dans la première édition, et se termine ainsi:_

Bon! s'il y en a! répondit le diable; il y en a partout, et
principalement en France; mais il faut avoir un mérite reconnu pour y en
trouver, et je vous dirai à ce sujet qu'à Paris, ces jours passez, un
chevalier d'industrie s'entretenant là-dessus avec un de ses amis, lui
disait: «Parbleu, mon cher, il faut que je sois bien malheureux! Il y a
quinze jours entiers que je cherche une femme tributaire. Je parcours
tous les matins les églises. L'après-dînée, j'épluche toutes les beautés
des Tuileries. Je me montre à l'Opéra. Je parais tout débraillé à la
Comédie, où tantôt je me couche sur les bancs du théâtre, et tantôt je
me tiens debout derrière les acteurs. Cependant tout cela ne me mène à
rien. Je n'ai pas même encore trouvé une bonne fortune sexagénaire,
tandis que les plus jeunes et les plus aimables personnes de Paris sont
en proie au chevalier de Tiremailles, qui n'a, sans vanité, ni ma taille
ni ma jeunesse.--Oh! ne t'y trompe pas! interrompit son ami; le
chevalier de Tiremailles est un fameux libertin. Il a ruiné deux femmes.
Il a eu des affaires d'éclat. Il a la meilleure réputation du monde.»

_Chapitre X, après l'histoire de Zanubio (T. I, p. 162):_

Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est un marchand que la
nouvelle d'un naufrage a rendu fou. Dans la loge suivante est renfermé
un soldat qui n'a pu résister à la douleur d'avoir perdu sa
grand'mère.--Et le jeune homme qui suit ce bon soldat, dit don Cléofas,
quel est le genre de sa folie?--Oh! pour celui-là, répondit Asmodée,
c'est un pauvre garçon né imbécile. C'est le fils d'une Hollandaise et
d'un gros commis de la douane.

_Plus loin, dans le même chapitre, l'histoire des folles commence
ainsi:_

La première, reprit Asmodée, est une vieille marquise qui aimait un
jeune officier qui servait en Flandres. Elle lui avait donné une grosse
somme pour faire sa campagne. Elle s'avisa de consulter une devineresse
pour savoir ce qu'il faisait. La devineresse le lui montra dans un
verre. La marquise le vit aux genoux d'une jeune Flamande, et elle en a
perdu l'esprit.

_Plus loin, même chapitre, après l'histoire de la femme du corrégidor:_

La troisième est une procureuse qui pressait son mari de lui acheter une
croix de diamants de dix mille ducats. Il n'en a voulu rien faire. Elle
en est devenue folle. Après la procureuse est une coquette à qui la tête
a tourné de dépit d'avoir manqué un grand seigneur dont elle avait
médité la ruine.--Dans ces deux petites loges au-dessous de ces dames,
il y a deux servantes qui ont perdu l'esprit, l'une de douleur de n'être
pas sur le testament d'un vieux garçon qu'elle a servi, et l'autre de
joie en apprenant la mort d'un riche trésorier dont elle est unique
héritière.

_Chapitre XI, après l'histoire des deux femmes qui se rajeunissent (T.
I, p. 196):_

Je remarque dans une même maison, poursuivit Asmodée, deux hommes qui ne
sont pas trop raisonnables. L'un est un aventurier qui va tous les jours
aux audiences des grands seigneurs. Il est assez fou pour croire qu'un
quart d'heure après qu'il leur a parlé ils se souviennent encore de ce
qu'il leur a dit.

_Même chapitre, après l'histoire du licencié qui fait imprimer ses
oeuvres de jeunesse (T. I, p. 200):_

Je découvre dans le voisinage de ce licencié un des meilleurs auteurs
que vous ayez. C'est un excellent esprit. Ses ouvrages sont pleins de
sel attique. Ils sont parsemés de pensées fines et brillantes. Il a des
tours neufs, des expressions hardies et toujours heureuses. Passons à
son voisin: c'est un homme...--Eh! n'allez pas si vite! interrompit avec
précipitation don Cléofas; vous ne dites que du bien de cet auteur, et
vous me le montrez avec des fous.--Ah! il est vrai, reprit le diable;
j'oubliais son défaut. Quand il lit ses pièces, il s'arrête à tous les
endroits qui lui paraissent mériter des applaudissements, pour laisser à
ses auditeurs le temps de lui en donner, et pour en savourer lui-même
toute la douceur.

_Même chapitre, après l'histoire du bachelier qui achète pour enrichir
son inventaire (T. I, p. 201):_

Il demeure chez ce bachelier un auteur qui réussit dans un genre
d'écrire fort sérieux. Il n'est propre qu'à ce qu'il fait. Cependant il
se croit propre à tout, et il ne veut point faire de comédies, parce que
son comique serait, dit-il, trop fin pour affecter le parterre. S'il
disait trop froid, je me garderais bien de mettre parmi les fous un
homme si raisonnable.

_Et quelques lignes plus loin:_

Mais avant que de quitter le lieu où nous sommes, il faut que je vous
parle encore d'un certain auteur que je viens d'apercevoir. C'est un
homme qui possède les auteurs grecs et latins. Il emprunte d'eux toutes
les pensées qu'il met dans ses ouvrages. Cependant il se croit original,
et il ne traite de plagiaires que les auteurs qui pillent Lope ou
Calderon.

_Le chapitre XII, _Des Tombeaux_, débute par plusieurs histoires
supprimées en 1726:_

Le premier de ces huit tombeaux que vous apercevez à main droite
renferme le corps d'un jeune amant mort de chagrin de n'avoir pas
remporté le prix d'une course de bagues. Dans le second est un avare qui
s'est laissé mourir de faim, et dans le troisième son héritier, mort
deux ans après lui pour avoir fait trop bonne chère. Il y a dans le
quatrième un père qui n'a pu survivre à l'enlèvement de sa fille unique.
Dans le suivant est un jeune homme emporté par une pleurésie pour avoir
pris des remèdes rafraîchissants.

_Puis vient l'histoire de l'officier que sa femme trompait, et ensuite:_

Le septième cache une vieille fille de qualité, laide et peu riche, que
la tristesse et l'ennui ont consumée; et dans le dernier repose la femme
d'un trésorier, morte de dépit d'avoir été obligée, dans une rue
étroite, de faire reculer son carrosse pour laisser passer celui d'une
duchesse. (V. t. I, p. 175.)

_Ensuite viennent l'histoire du vieux mari et de sa jeune femme (T. I,
p. 223), et celle du chanoine mort pour avoir fait son testament, après
quoi on lit:_

Auprès de cet imprudent chanoine est une belle dame immolée aux soupçons
de son mari jaloux. Dans le quatrième est un dévot qui a perdu la vie
pour s'être promené dans son jardin une demi-heure sans parasol, et dans
le dernier une dévote pour s'être fait saigner trop souvent par
précaution.

_Après l'histoire du Français assassiné pour avoir donné de l'eau bénite
à une dame:_

Ici gît un comédien que le déplaisir d'aller à pied, pendant qu'il
voyait la plupart de ses camarades en équipage, a consumé peu à peu.

_Après l'histoire de la vestale morte en couches:_

Et près d'elle repose un auteur dramatique qui mourut subitement d'envie
au bruit des applaudissements du parterre, à la première représentation
d'une pièce d'un de ses amis.

_Chapitre XVI, des Songes. Immédiatement après les réflexions sur la
jalousie des femmes, on trouve:_

A l'égard de dona Théodora, dit l'écolier, son caractère me charme. Une
femme mourir de regret d'avoir perdu son mari! O merveille de nos
jours!--Cela est admirable, assurément, interrompit le démon. L'on
enterra, il y a deux mois, un avocat dont la veuve ne ressemble point à
celle-ci. L'avocat étant à l'agonie, sa femme en pleurs céda aux
empressements de sa famille, qui, pour lui épargner la vue d'un si
triste spectacle, l'enleva de sa maison. Mais avant que de sortir,
l'avocate affligée appelle sa femme de chambre: «Béatrix, lui dit-elle,
aussitôt que mon cher mari sera mort, va porter cette fâcheuse nouvelle
à don Carlos, et dis-lui que j'en suis si touchée que je ne le veux voir
de deux jours.»

_L'histoire de la comtesse femme du comte galant et libéral est racontée
ainsi:_

C'est une liseuse de romans, une tête pleine d'idées de chevalerie. Elle
fait un songe assez plaisant: elle rêve qu'elle est impératrice de
Trébisonde, qu'on l'accuse d'adultère, et que tous les chevaliers qui se
présentent pour soutenir son innocence sont vaincus par ses accusateurs.

_Après l'histoire du vicomte Aragonais:_

Si je ne me trompe, dit don Cléofas, j'aperçois dans la même maison un
jeune homme qui rit en dormant.--Vous ne vous trompez pas, répartit le
diable; c'est un bachelier qui fait un songe fort agréable: il rêve
qu'un vieillard de ses amis épouse une belle et jeune personne; mais je
remarque à deux pas de là trois hommes qui font des songes bien
mortifiants.

Le premier est un souffleur qui rêve qu'on donne un curateur à un
marquis dont il commence à souffler le patrimoine.

_Puis viennent l'histoire des deux frères médecins et celle d'un
courtisan qui rêve que le ministre le regarde de travers, et ensuite:_

Je vois encore un courtisan qui vient de se réveiller en sursaut. Il
rêvait tout à l'heure qu'il était sur le sommet d'une montagne, avec
deux autres personnes de la cour, qui l'ont poussé sans qu'il y ait pris
garde et l'ont fait tomber de haut en bas.

_Après l'histoire du licencié qui défend l'immortalité de l'âme:_

Auprès du licencié demeure un comédien qui songe qu'il répond des
duretés à un auteur qui lui fait des compliments.

Je remarque dans un hôtel garni deux hommes qui font des songes que je
ne veux point passer sous silence. L'un est un Italien de l'Académie de
la Crusca. Il rêve qu'il lit à quelques-uns de ses confrères un mauvais
poëme de sa façon, qu'ils applaudissent à charge d'autant.

_Suit l'histoire de Fanfarronico, après laquelle on lit:_

Vis-à-vis de l'hôtel garni, un notaire fait sa résidence. Vous voyez sa
femme et lui couchés dans deux petits lits jumeaux. Ils font tous deux
en ce moment des songes bien différents: le mari rêve qu'il rafraîchit
une vieille écriture, et madame sa femme songe qu'elle est chez un
marchand, où elle achète et paye argent comptant une riche étoffe, au
même prix qu'une duchesse l'a refusée à crédit.

_Cette histoire est la dernière de l'édition originale. Immédiatement
après vient le dénouement:_

Asmodée allait continuer, mais il lui prit tout à coup un frisson qui
l'en empêcha. L'écolier lui demanda pourquoi il tremblait: «Ah! seigneur
don Cléofas, répondit le démon, je suis perdu. Le magicien qui me tenait
en bouteille vient de s'apercevoir de ma fuite. Il m'appelle; il me
menace. Il fait des conjurations si fortes que tout l'enfer en retentit.
Il faut que j'obéisse à sa voix. Je vais vous porter dans votre
appartement, et puis je vole au galetas funeste d'où vous m'avez tiré.»
En achevant ces mots, il embrassa l'écolier, l'enleva et disparut à ses
yeux, après l'avoir transporté dans sa chambre.


II. _Dédicace de la première édition._

AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.

Souffrez, seigneur de GUEVARA, que je vous adresse cet ouvrage. Il n'est
pas moins de vous que de moi. Votre _Diablo Cojuelo_ m'en a fourni le
titre et l'idée. J'en fais un aveu public. Je vous cède la gloire de
l'invention, sans approfondir si quelque auteur grec, latin ou italien
ne pourrait pas justement vous la disputer.

Je dirai même qu'en y regardant de près, on reconnaîtra dans le corps de
ce livre quelques-unes de vos pensées; car je vous ai copié autant que
me l'a pu permettre la nécessité de m'accommoder au goût de ma nation.

Cela ne m'empêche pas de rendre justice à votre _Cojuelo_. Je le crois
digne des applaudissements qu'il a reçus en Espagne et du bruit qu'il a
fait particulièrement en Aragon, où vous l'avez mis en lumière. Je
conçois bien que vos façons de parler figurées, vos images bizarres et
vos pensées extraordinaires ont pu trouver chez vous des approbateurs;
mais vous devez concevoir aussi que des hommes nés sous un autre climat
en peuvent juger autrement. Les Français surtout, eux qui ont la
justesse et le naturel en partage, ne les goûteraient pas. Je me suis
donc souvent écarté du texte, ou, pour mieux dire, j'ai fait un nouveau
livre sur le même fonds.

C'est ainsi que j'ai traité le seigneur Alonso Fernandez de Avellaneda.
Je n'ai pas traduit plus fidèlement son _D. Quichotte_ que votre
_Cojuelo_. Cependant cet Avellaneda, qui avait déjà subi le sort des
écrivains abandonnés des lecteurs, est présentement en quelque
réputation parmi nous, au lieu que si je l'avais suivi littéralement, on
me saurait mauvais gré de l'avoir tiré de l'oubli.

J'espère que vous aurez la même destinée. Si je n'ai pu prêter à votre
_Cojuelo_ tous les agréments dont il a besoin pour plaire à nos
Français, je crois du moins ne lui avoir rien laissé qui doive le
rebuter. Après tout, vous ne risquez rien. Si le livre n'a point de
succès, vous êtes en droit de dire que je l'ai tellement défiguré qu'il
n'est pas reconnaissable. Et s'il réussit, vous m'aurez obligation de
vous avoir procuré l'estime de gens dont peut-être sans moi vous
n'auriez jamais été connu.


III. _Dédicace de 1726._

AU TRÈS-ILLUSTRE AUTEUR LOUIS VELEZ DE GUEVARA.

C'est à vous, _seigneur de Guevara_, que j'ai dédié cet ouvrage dans sa
nouveauté. Si je me fis un devoir alors de vous rendre cet hommage, rien
ne doit me dispenser aujourd'hui de vous le renouveler. J'ai déjà
déclaré et je déclare encore publiquement que votre _Diablo Cojuelo_
m'en a fourni le titre et l'idée. Ainsi je vous cède l'honneur de
l'invention, sans vouloir, comme je vous l'ai dit, approfondir si
quelque auteur grec, latin ou italien ne pourrait pas justement vous le
disputer.

J'avouerai même encore qu'en y regardant de près, on reconnaîtrait dans
le corps de ce livre quelques-unes de vos pensées. Plût au ciel qu'il y
en eût davantage, et que la nécessité de m'accommoder au génie de ma
nation m'eût permis de vous copier exactement! J'aurais fait gloire
d'être votre traducteur; mais j'ai été obligé de m'écarter du texte, ou,
pour mieux dire, j'ai fait un ouvrage nouveau sur le même plan.

Sous la forme que je lui ai prêtée d'abord, il a été réimprimé en
France, je ne sais combien de fois. Nous avons partagé tous deux
l'honneur du succès qu'il a eu; mais, que dis-je, partagé? J'ai passé, à
Paris, pour votre copiste, et je n'ai été loué qu'en second. Il est
vrai, en récompense, qu'à Madrid la copie a été traduite en espagnol et
qu'elle y est devenue un ouvrage original.

J'en donne aujourd'hui une nouvelle édition que je vous adresse encore,
_Seigneur Louis Velez_; mais, pour la rendre plus digne de revoir le
jour après dix-neuf années, il a fallu le retoucher et le remettre, pour
ainsi dire, à la mode. Quoique le monde soit toujours le même, il s'y
fait une succession continuelle d'originaux qui semble y apporter
quelque changement.

Je n'ai pas seulement corrigé l'ouvrage; je l'ai refondu et augmenté
d'un volume, que les sottises humaines m'ont aisément fourni. C'est une
source de tomes inépuisable; mais je n'ai point entrepris de l'épuiser.
J'abandonne ce travail immense à quelqu'un de ces auteurs laborieux qui
veulent bien employer une longue vie à mériter d'occuper une toise de
place dans les bibliothèques. Pour moi, qui borne mon ambition à égayer
pendant quelques heures mes lecteurs, je me contente de leur offrir en
petit un tableau des moeurs du siècle.

Après avoir reconnu, _Seigneur de Guevara_, que votre Diable a toujours
hypothèque sur le mien, il faut encore confesser, pour la décharge de ma
conscience, que j'ai emprunté des vers et quelques images de Francisco
Santos, auteur du livre intitulé: _Dia y noche de Madrid_. Quoique le
larcin ne soit pas de grande importance, je déclare que je l'ai fait,
afin que quelque mauvais plaisant ne vienne pas me comparer aux voleurs
qui, pour vendre impunément une vaisselle qu'ils ont volée, en ôtent les
armoiries.

Puisse le public recevoir aussi favorablement cette dernière édition
qu'il a reçu la première. Je n'oserais me flatter de ce bonheur, quoique
l'ouvrage soit plus nouveau qu'il n'était et que j'aie fait de mon mieux
pour engager ceux qui le liront à y prendre un nouveau goût.


IV. TABLE ANALYTIQUE.

_La lettre A désigne l'ouvrage espagnol de Louis Velez de Guevara, _El
Diablo cojuelo_; la lettre B, l'édition originale du _Diable boiteux_._

_L'astérisque (*) indique les passages ajoutés en 1726._


TOME I

CHAPITRE I. _Quel diable c'est que le Diable boiteux. Où et par quel
hasard Don Cléofas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui (A,
tranco I; B, chap. I.)_

On est à Madrid. Il est minuit. Léandro Perez, surpris chez Dona Tomasa
et poursuivi par quatre spadassins, se sauve sur les toits. P. 1. (_Dans
Guevara, il est poursuivi par la justice, à l'instigation de la dame,
qui veut se faire épouser._)--Guidé par une lumière qu'il aperçoit, il
se réfugie dans un grenier qui sert de laboratoire à un magicien. P.
2.--Il entend les soupirs du Diable boiteux, que le magicien tient
enfermé dans une bouteille. Ce que c'est que le Diable boiteux. Quelles
sont ses fonctions et celles de Lucifer, Uriel, etc. P. 3.--Promesses
que fait le Diable boiteux. Cléofas le délivre. Portrait du démon. P. 7.

CHAPITRE II. _Suite de la délivrance d'Asmodée (A, tranco I; B, chap.
II.), 11._

Pourquoi Asmodée est boiteux, 12 (_Ceci est autrement expliqué dans
Guevara_).--Terreur qu'inspire le magicien au Diable boiteux. Comment
celui-ci s'est attiré sa haine, 13.

CHAPITRE III. _Dans quel endroit le Diable boiteux transporta l'écolier,
et des premières choses qu'il lui fit voir, 16._

Asmodée emporte Léandro sur la tour de San Salvador. Il lui propose de
lui faire voir tout ce qui se passe dans Madrid, en enlevant les toits
des maisons (A, tranco I, 16).--L'avare et ses héritiers, 18.--La
vieille coquette et ses charmes d'emprunt, 18.--Le vieux galant, 19 (A,
tr. II).--La vieille qui se rajeunit, 19 (B, chap. VI).--Le concert
ridicule, 19 (B, ch. XVI).--Le seigneur aux billets doux, 20.--Doña
Fabula en mal d'enfant, 20 (A, tr. II).--Le vieux qui va au sabbat, 21
(A, tr. II).--Quel fut le démêlé qu'eut Asmodée avec un de ses
confrères, 21 (autrement raconté dans A, tr. II).--Le souffleur, 22 (A,
II).--L'apothicaire, sa femme et son garçon, 22.--Le prélat qui tousse,
23.--Le poëte tragique, 23.--* L'épître dédicatoire, 25.--Les voleurs
chez le banquier, 25 (A, II).--Le marquis à l'échelle de soie, 25 (A,
II).--Le greffier et son démon, 26.--Etrange pudeur d'une veuve (B, ch.
VI).--* Le bachelier Donoso, 27.--* L'amoureux transi, 28.--Le contador
qui veut fonder un monastère, 29 (B, ch. VI).--* La veuve et les deux
conseillers, 29.--* Les deux joueurs qui s'entretuent, 29.--Le chanoine
frappé d'apoplexie, 31 (B, ch. VI).--Les deux frères morts de la même
maladie, 31, (B, ch. VI).--Le charivari, 32 (B, ch. VI).--* Le trio
ridicule, 32.--* Les trois Galiciennes, 33.

CHAPITRE IV. _Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de
Cespedes, 34._

La femme, le jeune mari et le vieil amant, 69 (B, ch. VI).

CHAPITRE V. _Suite et conclusion des amours du comte de Belflor (B,
chap. V), 70._

CHAPITRE VI. _Des nouvelles choses que vit Don Cléofas, et de quelle
manière il fut vengé de Dona Tomasa, 99._

Le grand seigneur endetté, 99.--* Le président qui va chez l'Asturienne,
100.--Le compilateur, 100.--Les deux entremetteuses, 101 (B, chap.
IX).--L'impression clandestine, 103.--L'inquisiteur malade, 104 (B, ch.
IV).--Combat des rivaux de Don Cléofas, 108 (B, chap. VII).

CHAPITRE VII. _Des prisonniers (B, chap. VIII), 109._

Le cabaretier empoisonneur, 110.--L'assassin de profession, 110.--Le
maître à danser, 111.--L'amoureux arrêté comme voleur, 111.--La feinte
sorcière, 111. Le cabaretier et le sergent, 112.--Le valet de chambre
accusé de viol, 118.--L'écuyer de la duchesse, 119.--Le chirurgien qui a
saigné sa femme, 120.--* Le gentilhomme qui a tué son frère, 121.--*
Domingo et le maître d'hôtel, 122.--* Le Castillan qui a souffleté son
père, 137--* Les voleurs de grand chemin qui s'évadent, 137.--Les vingt
ou trente filous, 138.

CHAPITRE VIII. _Asmodée montre à Don Cléofas plusieurs personnes, et lui
révèle les actions qu'elles ont faites dans la journée (B, chap. IX),
136._

Le capitaine et l'usurier, 139.--Les deux filles qui ont perdu leur
père, 142.--L'aventurière aragonaise, 143.--Le cavalier qui a écrit des
lettres, 143.--* Le mari qui s'endort aux reproches de sa femme,
145.--La comtesse qui lit Hippocrate, 153.--* Le mendiant manchot,
154.--* Le poëte et le peintre, 155.--Le banquier et son père le
savetier, 156.

CHAPITRE IX. _Des fous enfermés (B, chap. X), 161._

Le nouvelliste castillan, 161.--* Le licencié qui se croit archevêque,
161.--* Le pupille enfermé par son tuteur, 162.--Le grammairien, 162 (A,
tr. III).--Le marchand ruiné, 162.--Le capitaine Zanubio, 162.--* Le
mari fou de la mort de sa femme, 170.--Le portier enrichi,
171.--L'amoureux fou, 171.--Sa chanson, 172.--Chanson française, 172.--*
L'envieux, 173.--* Le vieux secrétaire, 173.--Le Mécène ruiné, 174.--La
femme du corrégidor, 175.--La femme du conseiller, 175.--La bourgeoise
qui voulait épouser un grand seigneur, 175.--* Doña Béatrix et Doña
Mencia, 175.--* L'ayeule de l'avocat, 177.--* La vieille folle de
regret, 177.--* Doña Emerenciana, 178.

CHAPITRE X. _Dont la matière est inépuisable (B, ch. XI), 195._

Le mari de l'aventurière, 195.--L'homme aisé qui se fait domestique, 195
(A, tr. III).--La veuve du jurisconsulte, 196.--Les deux filles de
cinquante ans, 196.--Les femmes qui se rajeunissent, 196.--* Prudent
emploi de l'argent, 199.--Le peintre de portraits, 199.--La veuve et son
testament, 200.--Le vieux licencié qui imprime ses gaudrioles, 200.--La
coquette qui se croit aimée de tous les hommes, 201.--Le chanoine qui
achète pour enrichir son inventaire, 201.--* Le courtisan par vanité,
202.--* Ceux qui font de la nuit le jour, 203.--* L'amoureux de la
pantoufle, 203.--* L'homme à équipage qui rougit d'aller en carrosse de
louage, 204.--* Celui qui va toujours en carrosse de louage pour ménager
ses mules, 204.--* Le vieil amoureux qui raconte ses prouesses
d'autrefois, 205.--* Le comte vêtu à l'ancienne mode, 205.--* La vieille
veuve qui a donné son bien à ses enfants, 205.--* Le vieux garçon qui
épouse sa blanchisseuse, 206.--Le comte, son frère et le bel esprit,
207.--* L'amateur de fleurs, 207.--* L'histrion modeste, 207.--* Le
chevalier aimé de la fille d'un grand, 207.--* Portraits vivants de
Bollanus, de Fufidius et de Marsæus, 208.--* La sérénade, 208.

* CHAPITRE XI. _De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette
occasion par amitié pour Don Cléofas, 213._

CHAPITRE XII. _Des tombeaux, des ombres et de la mort, 218._

L'officier trompé par sa femme, 219.--Jeune cavalier tué par un taureau,
219.--Le prélat mort pour avoir fait son testament, 219.--* Le courtisan
assidu, 219.--* L'ambassadeur ruiné, 220.--* Le négociant et son
épitaphe, 220.--* Le grand sommelier, 221.--* La duchesse qui change de
directeur, 221.--Le vieux mari et sa jeune femme. 223.--* Le premier
ministre, 224.--* La belle bourgeoise, 224.--* Le tombeau d'un auteur de
comédies, 225.

* Des ombres: Le bourgeois fier; les amis buveurs, 226.--L'Allemand qui
mettait du tabac dans son vin, 228.--Le Français qui offrait l'eau
bénite aux dames, 228.--* Les comédiennes mortes, l'une d'envie et
l'autre de débauche, 229.--La vestale morte en couches, 229.

* De la mort: le bourgeois regretté des siens; le conseiller et ses
trois neveux; le jeune seigneur qui a la petite vérole; le vieux
religieux; l'évêque d'Albarazin; la vieille courtisane malade de dépit,
229 à 234.


TOME II

CHAPITRE XIII. _La force de l'amitié, histoire, 5._

CHAPITRE XIV. _Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur comique,
47._

CHAPITRE XV. _Suite et conclusion de l'Histoire de l'amitié, 59._

CHAPITRE XVI. _Des songes, 109._

Le comte galant et libéral, 111.--La comtesse joueuse, 111.--Le marquis
et son intendant, 111.--Le vicomte aragonais, 111 (A, tr. II).--Les deux
frères médecins, 112.--Le courtisan regardé de travers, 112.--La jeune
dame qui allait succomber, 113.--Le procureur et sa femme, 113.--Le gros
chanoine, 114.--Le marchand de soie et ses créanciers, 114.--Le libraire
qui rêve, 114.--* Les libraires dupés, 115.--L'amant trop respectueux,
116.--Le licencié qui défend l'immortalité de l'âme, 116.--Don Baltazar
Fanfarronico, 117.--* Le gouverneur qui se rend, 117.--* L'orateur qui
reste court, 117.--Le palefrenier somnambule (B, chap. VI), 117.--* Le
vice-roi du Mexique et sa nièce, 118.--* La médisante, 119.--* Le
bourgeois qui ramasse de l'or, 120.--* Les deux comédiennes, 120.--* La
métamorphose, 121.--* Le comédien dans l'Olympe, 122.

* CHAPITRE XVII, _où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont pas sans
copies, 124._

Les gueux: le boiteux; le teigneux; le cul-de-jatte, 124.--La comédienne
en couches, 126.--Le chasseur amoureux, 126.--Le jeune bachelier et son
oncle, 127.--Le bourgeois qui veut marier sa fille, 127.--L'auteur avare
et vaniteux, 128.--La veuve allemande et son amoureux, 128.--Le
philosophe cynique, 130.--Le gentilhomme ruiné et son dernier ami,
131.--Le Contador et la Galicienne, 132.--Le gentilhomme auteur,
133.--Les deux auteurs, 134.--Le novice qui a trouvé un trésor, 134.

* CHAPITRE XVIII. _Ce que le diable fit encore remarquer à don Cléofas,
135._

Le médecin qui joue aux échecs, 135.--Les aventurières qui vivent à
frais communs, 136.--La porte du marché, 138.--Le lever du roi; les
éloges satiriques; les chevaliers; l'ancien flibustier; le hidalgo
pauvre, 139.--Le livre censuré, 142.--Le cadet catalan, 143.--Le
bourgeois obligeant et le seigneur ingrat, 145.--Le bourgeois parvenu,
145.--Le poëte satirique, 146.--Le grand juge de police, 146.

* CHAPITRE XIX. _Des Captifs, 149_

Le captif dont la femme est remariée, 151.--Celui dont le bien a été
dissipé par ses frères, 151.--Celui qui trouve un riche héritage à
recueillir, 151.--Le captif amoureux et son infidèle, 152.--Le paysan et
la soeur du gentillâtre, 152.--Le captif aimé de la femme de son maître,
162.--Le barbier et son fils enrichi, 162.--Le médecin aragonais,
163.--Le cordelier, 164.

* CHAPITRE XX. _De la dernière histoire qu'Asmodée raconta; comment, en
la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de quelle manière
désagréable pour ce démon don Cléofas et lui furent séparés, 165._

Histoire d'un trésor, de celui qui le trouva et de celui qui l'avait
caché, 163.--Asmodée est contraint de retourner auprès du magicien, 181.

* CHAPITRE XXI. _De ce que fit don Cléofas après que le diable boiteux
se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de cet ouvrage a jugé
à propos de le finir, 182._

Cléofas épouse doña Séraphina, que le Diable boiteux, sous les traits de
l'écolier, avait sauvée de l'incendie, 190.


APPENDICE.

Le vieux musicien et sa jeune femme, 193.--Les deux courtisanes,
193.--Les deux soeurs coquettes, 193.--Dispute littéraire dans un café,
194.--Le bourgeois caution d'un licencié, 194.--Le jeune homme déguisé
en fille, 194.--Le joaillier accusé de recel, 194.--Le polygame,
194.--Le traducteur du _Misanthrope_, 195.--L'amoureux à gages sans
emploi, 196.--Le marchand devenu fou (_V._ t. I, 162), 196.--Le soldat
qui a perdu sa grand'mère, 196.--L'imbécile, 196.--La vieille marquise
et le jeune officier, 197.--La procureuse, 197.--La coquette qui a
manqué un grand seigneur, 197.--Les deux servantes, 197.--Le courtisan,
197.--L'auteur de mérite, 197.--L'auteur sérieux, 198.--L'auteur qui
copie les anciens et se croit original, 198.--L'amant mort de chagrin,
198.--L'avare mort de faim et son héritier mort d'excès, 198.--Le père
dont la fille a été enlevée, 198.--Le jeune homme mort de pleurésie,
199.--La vieille fille morte d'ennui, 199.--La femme du trésorier,
199.--La femme du mari jaloux, 199.--Mort d'un dévot et d'une dévote,
199.--Le comédien qui allait à pied, 199.--L'auteur dramatique mort
d'envie, 199.--La veuve inconsolable... pendant deux jours, 199.--La
comtesse qui lit des romans, 200.--Le jeune homme qui rit en dormant,
200.--Le souffleur désappointé, 200.--Le courtisan qui rêve, 200.--Le
comédien qui rudoie un auteur, 200.--L'académicien de la Crusca,
201.--Le notaire et sa femme, 201.--Séparation de l'écolier et du Diable
boiteux, 201.




ENTRETIENS SÉRIEUX ET COMIQUES DES CHEMINÉES DE MADRID


ENTRETIEN I

LA CHEMINÉE _A_ ET LA CHEMINÉE _B_.

LA CHEMINÉE A. C'en est fait, ma chère voisine, tout est perdu; les
dieux Lares se glacent à mon foyer, et je sens le même froid me saisir
depuis les pieds jusqu'à la tête.

LA CHEMINÉE B. Vous m'alarmez; d'où vient cette affreuse maladie?
Comment pouvez-vous passer subitement du chaud au froid? Je vous ai
toujours vue toute en feu.

LA CHEMINÉE A. Hélas! il faut bien que je suive la bonne et la mauvaise
fortune de mon savant, et le pauvre homme...

LA CHEMINÉE B. Que lui est-il donc arrivé?

LA CHEMINÉE A. Le plus grand des malheurs. Ses revenus, c'est-à-dire
ceux de sa plume (car il n'en a pas d'autres), sont arrêtés.

LA CHEMINÉE B. Je ne vous entends point encore.

LA CHEMINÉE A. Hé bien, écoutez-moi donc; je vous parle d'un auteur; son
revenu était établi sur le produit certain des brochures amusantes qu'il
composait, et l'on a proscrit ce genre.

LA CHEMINÉE B. Comment! ses brochures le faisaient vivre?

LA CHEMINÉE A. Et même fort à son aise; il ne perdait pas son temps à
limer un volume, il en donnait sept ou huit au moins par an.

LA CHEMINÉE B. C'est grand dommage de lier les mains à un si bon
ouvrier: et comment peut-on défendre l'amusement, qui est la meilleure
chose du monde? Le public aime à être amusé, et il doit avoir la liberté
d'acheter ce qui l'amuse.

LA CHEMINÉE A. Vous avez raison, et ce goût du public fait les intérêts
des auteurs et le profit des libraires; mais voilà ce qui excite
l'envie: on crie qu'on ne s'occupe aujourd'hui qu'à écrire des folies,
des riens, et qu'on appellera notre siècle le _siècle des romans et de
la futilité_. On dit que le bon goût se corrompt, que les brochures à
parties sont une vraie exaction; qu'on allonge un roman à l'infini;
enfin, qu'actuellement un homme projette d'en composer un à trois cent
soixante et cinq parties, pour tous les jours de l'année.

LA CHEMINÉE B. Après les Mille et une nuits, les Mille et un jours, les
Mille et un quarts d'heure, et tant de mille et une autres choses, un
roman à trois cent soixante-cinq parties ne devrait pas révolter les
esprits.

LA CHEMINÉE A. Jugez donc si on devrait chicaner mon auteur, qui n'est
jamais allé, dans ses ouvrages, au delà de la huitième partie.

LA CHEMINÉE B. Je vous plains, ma chère amie, et toutes les cheminées
des auteurs et des libraires qui vont se glacer comme vous.

LA CHEMINÉE A. C'est une faible consolation pour les malheureux, que
d'avoir des compagnons de leur misère.

LA CHEMINÉE B. Vous êtes à plaindre, je vous plains. Que puis-je faire
autre chose? D'ailleurs, je vous parle franchement: j'ai ouï dire, il y
a longtemps, qu'on devrait réformer le goût du siècle pour la bagatelle,
et arrêter le progrès du genre romancier.

LA CHEMINÉE A. Que me dites-vous?

LA CHEMINÉE B. Oui: et des gens d'esprit, et sans partialité, disent à
présent que cette réforme est un grand bien pour la littérature. Qu'on
écrive utilement, ou qu'on n'écrive point: voilà la décision; tout le
monde l'approuve.

LA CHEMINÉE A. Mais ce qui plaît n'est-il pas utile?

LA CHEMINÉE B. Oui, ce qui plaît est nécessairement utile; mais outre
cette utilité de plaisir, on veut quelque solidité, de l'instruction,
des moeurs, du vrai. Par exemple, le Diable boiteux est un roman; mais
il vaut mieux qu'un traité de morale. Voilà un roman agréable et utile;
c'est-à-dire, utile par l'agréable et le solide. Que votre savant en
fasse autant, et on lui donnera la permission de le faire imprimer,
pourvu cependant qu'il ne le donne pas en huit parties; car vous sentez
bien que ce serait voler le public pour enrichir l'imprimeur.

LA CHEMINÉE A. Finissons notre conversation; on voit bien que vous êtes
la cheminée d'un homme de finances; vous êtes ignorante et
ignorantissime sur les choses de littérature, et votre petit génie ne
passe pas le calcul. Je suis au désespoir de vous avoir confié mes
douleurs.

LA CHEMINÉE B. Vous m'insultez, tandis que je compatis sincèrement à
votre malheur.

LA CHEMINÉE A. Est-ce y compatir que de louer ceux qui en sont cause?
Allez, encore une fois, vous êtes aussi insolente que celui à qui vous
appartenez.

LA CHEMINÉE B. Pour être glacée, la fumée vous monte bien vivement à la
tête. Laissez là, je vous prie, mon financier: un billet de sa main vaut
mieux que tous les volumes du Parnasse; tout ce qu'il écrit est solide,
admirable et d'un goût universel. Tant que ses livres seront en règle,
je ne crains pas le froid; mon feu sera mieux entretenu que celui des
vestales, et votre pauvre auteur sera fort heureux de s'y venir
chauffer. Pour vous, malgré vos injures, je vous souhaite, pour vous
réchauffer, un financier comme le mien.


ENTRETIEN II

LA CHEMINÉE _C_ ET LA CHEMINÉE _D_.

LA CHEMINÉE C. Quel prodige! quel miracle! savez-vous, ma bonne amie, ce
qui vient de m'arriver?

LA CHEMINÉE D. Y a-t-il longtemps?

LA CHEMINÉE C. Environ une heure.

LA CHEMINÉE D. Non, ma chère voisine; j'assistais à un mariage qui se
faisait sous mon manteau.

LA CHEMINÉE C. Un mariage!

LA CHEMINÉE D. Oui, et le mieux assorti qu'il soit possible. Lisandre et
Célimène m'ont pris pour témoin de leurs serments, et mes dieux pénates
seuls sont garants de la foi qu'ils se sont donnée; aucun mortel n'a été
admis à cette cérémonie que Lisette, suivante fidèle de Célimène. Ils
goûtent à présent les douceurs de cette union mystérieuse.

LA CHEMINÉE C. Voilà un mariage bien solide.

LA CHEMINÉE D. Je sais qu'il y manque certaines petites formalités, mais
l'amour y suppléera; ils s'aiment, et je suis sûre que, malgré leurs
parents, ils s'aimeront toujours. Trouve-t-on cela dans les mariages les
plus réguliers?

LA CHEMINÉE C. Non sans doute: le mariage est communément un contrat
politique, qui lie éternellement deux personnes qui ne s'aiment point,
et qui se haïront toute leur vie.

LA CHEMINÉE D. Hé bien, je vous réponds que les noeuds qui viennent
d'unir Lisandre à Célimène sont plus respectables; ce sont les chaînes
mêmes de l'amour.

LA CHEMINÉE C. Je vous félicite, ma chère voisine; je vous sais bon gré
de vous intéresser au bonheur des amants: nous leur devons cela, comme
leurs confidentes; pour moi, je ferais tout au monde pour eux. Ecoutez
donc ce qui m'est arrivé: mon aventure ressemble assez à la vôtre: vous
savez que la chambre à laquelle j'appartiens est une vraie cellule.

LA CHEMINÉE D. Et que c'est la cellule d'une petite personne charmante,
de Julie.

LA CHEMINÉE C. Julie était aimée d'un jeune officier fort aimable, nommé
Trason, et Trason n'aimait point une ingrate.

LA CHEMINÉE D. Voilà ce que je ne savais pas.

LA CHEMINÉE C. Il ne manquait à leur bonheur que l'occasion d'être
heureux; mais la mère de Julie avait plus d'yeux qu'Argus, et la chambre
de cette fille malheureuse était plus inaccessible que la tour de Danaé.

LA CHEMINÉE D. Que vous êtes savante! vous possédez à merveille la
fable; je crois qu'avant Julie vous aviez eu un poëte à votre foyer;
mais la tour de Danaé, puisque vous me la citez, ne fut pas impénétrable
à une pluie d'or.

LA CHEMINÉE C. Cela est vrai; vous savez aussi que Danaé avait pour
amant un dieu, et un dieu qui pouvait convertir la pluie et les pierres
en or; au lieu que Trason, après trois campagnes, ne doit pas être bien
en espèces; ainsi il n'était pas question de recourir à la pluie d'or.

LA CHEMINÉE D. De quel autre expédient s'est-il donc servi?

LA CHEMINÉE C. Du plus simple qu'il fût possible. Trason demeure fort
près d'ici; sans autre magie que celle de l'amour, il a monté par la
cheminée, il est venu sur les toits jusqu'à mon chapiteau, qu'il a
enlevé sans peine (car je n'avais pas la moindre envie de lui résister);
ensuite il est descendu par mon tuyau dans la chambre de Julie, en se
soutenant avec le dos et les genoux.

LA CHEMINÉE D. L'attendait-elle?

LA CHEMINÉE C. Non: elle le souhaitait seulement; et loin de recevoir
entre ses bras son amant, elle en a eu une frayeur étonnante, en le
voyant descendre.

LA CHEMINÉE D. Je gage qu'elle s'est évanouie.

LA CHEMINÉE C. On s'évanouirait à moins. Point de plaisanterie, s'il
vous plaît! Le beau ramoneur s'est jeté aux pieds de Julie, et s'est
bientôt fait reconnaître pour Trason. Jamais on n'a vu de situation si
tendre. Voilà l'avantage que nous avons, nous autres cheminées; nous
sommes témoins de mille jolies choses, que les hommes voudraient voir à
quelque prix que ce fût. La peur de Julie est dissipée à présent, et son
coeur est animé de sentiments bien différents.

LA CHEMINÉE D. Voilà, ma chère voisine, dans la même nuit deux mariages
assez ressemblants.

LA CHEMINÉE C. A peu près: cependant mes amoureux n'ont pas seulement
prononcé le voeu vénérable; mais les événements obligeront peut-être la
mère de Julie à recevoir Trason pour gendre. Je me réjouis d'avance de
la déconsolation de cette pauvre femme.

LA CHEMINÉE D. Et moi des plaisirs que goûte à présent sa chère fille.


ENTRETIEN III

LA CHEMINÉE _E_ ET LA CHEMINÉE _F_.

LA CHEMINÉE E. Dites-moi, s'il vous plaît, comment faites-vous pour ne
pas vous ennuyer avec vos vieilles filles? Du matin jusqu'au soir il n'y
a qu'elles à votre foyer; toujours mêmes visages, mêmes discours. Je
gage que vous en êtes bien lasse.

LA CHEMINÉE F. Je vous avoue que je souhaite souvent de les voir
déloger; cependant je risquerais peut-être de ne pas respirer,
lorsqu'elles n'y seraient plus, une si bonne fumée: elles sont dévotes,
par conséquent n'ont pas moins de soin de leur corps que de leur âme:
surtout quand certain grand chapeau vient les visiter, elles n'épargnent
rien; leur cuisine vaut celle d'un fermier général, et la fumée que
j'exhale alors est un vrai parfum.

LA CHEMINÉE E. Vous aimez la fumée, à ce que je vois; chacun a son goût,
et le mien est uniquement pour la variété. Les visages nouveaux et les
aventures me plaisent; c'est ma folie. Je suis, comme vous savez,
cheminée de chambre garnie.

LA CHEMINÉE F. Et comme telle, il faut bien vous faire à la nouveauté.

LA CHEMINÉE E. J'y suis si bien faite, que je serais fâchée d'y voir six
mois de suite les mêmes personnes. Aussi cela ne m'est-il guère arrivé
depuis que j'existe.

LA CHEMINÉE F. C'est que vous n'êtes pas des anciennes du quartier.

LA CHEMINÉE E. Il s'en faut de beaucoup; mais je suis peut-être des plus
instruites.

LA CHEMINÉE F. Racontez-moi donc quelques-unes de vos aventures, je vous
en prie par notre voisinage.

LA CHEMINÉE E. Très-volontiers, si cela ne vous ennuie pas. Commençons
dès mon existence, dont la date est encore nouvelle. Le premier humain
qui s'est chauffé à mon feu était un cadet d'une province où les cadets
n'ont d'autre patrimoine que leur épée et l'heureuse effronterie de
vanter sans cesse leur noblesse. A ce talent, qu'il possédait au premier
degré, mon chevalier de Mondonis en joignait un autre beaucoup plus
lucratif; il jouait le plus heureusement du monde, et son bonheur était
la force d'une étude très-assidue: tout le jour, à mon foyer, il
s'occupait à chercher des combinaisons avantageuses dans les cartes, et
il passait les nuits à les mettre en pratique.

LA CHEMINÉE F. Ainsi il ne manquait pas d'argent.

LA CHEMINÉE E. Vous vous trompez; il dissipait à proportion de son gain,
de sorte qu'il était toujours au même point: il brillait; c'était sa
manie, ou plutôt celle de sa nation; mais son fracas ne dura pas
longtemps. Sa bonne fortune révolta contre lui toutes les académies de
jeu, on lui fit de mauvaises affaires, et je le perdis au bout de quatre
mois. Il était joli homme; je le regrette encore.

LA CHEMINÉE F. Par qui fut-il remplacé?

LA CHEMINÉE E. Par le plus singulier personnage qu'on puisse voir.
C'était un mari fidèle au-delà du tombeau, inconsolable de la perte de
sa chère moitié, insensible à tout autre plaisir qu'à celui des larmes;
enfin un mari unique. Il fit d'abord tendre en noir toute la chambre, et
fermer les fenêtres à la lumière du soleil; il ne conserva que la sombre
lueur d'une lampe. Dans cette affreuse obscurité, il ne faisait que
sangloter et verser des larmes: souvent il parlait tout haut, comme un
fou, à une boîte qu'il semblait adorer, sur un tapis noir; il
s'entretenait avec cette précieuse relique, et lui parlait comme si elle
eût répondu à ses discours passionnés.

LA CHEMINÉE F. Il y avait peut-être un esprit enfermé dans cette boîte.

LA CHEMINÉE E. Un esprit enfermé! Quelle simplicité! Non, elle contenait
le coeur de son épouse: c'était là l'objet de ses hommages et de son
idolâtrie.

LA CHEMINÉE F. Quel excès de tendresse! Ce que vous me dites me paraît
incroyable.

LA CHEMINÉE E. Je ne le croirais pas moi-même si je ne l'avais vu. J'ai
entendu lire, il y a quelque temps, un livre qui rapporte un trait de
fidélité ou de folie pareille dans un philosophe anglais, et je n'ose y
ajouter foi, malgré ce que je viens de vous dire. Un exemple de cette
nature doit être unique.

LA CHEMINÉE F. Mais combien de temps ce bon mari demeura-t-il dans sa
folie?

LA CHEMINÉE E. Trois grands mois. Il est vrai que ses yeux commençaient
à lui refuser ses larmes délicieuses, et il ne pouvait plus retrouver
ses premières douleurs. Il ne continuait presque plus sa pénitence que
par honneur. Heureusement pour lui, ses amis le découvrirent et le
tirèrent d'affaire. Je crois qu'il leur sut bon gré de lui faire
violence. Ils l'emmenèrent, et je perdis ainsi ce lugubre personnage.

LA CHEMINÉE F. Vous n'en fûtes pas, je crois, bien fâchée.

LA CHEMINÉE E. Nullement. La chambre, après lui, fut donnée à une femme;
j'en fus charmée, parce que je n'avais encore connu que des hommes. Une
parure, et quarante ans écrits sur son front, lui donnaient un air de
gravité qui me frappa d'abord, et sur le portrait qu'on m'avait fait des
dévotes, je crus que c'en était une.

LA CHEMINÉE F. Vous vous trompiez peut-être.

LA CHEMINÉE E. Je fus bientôt détrompée. C'était une femme prudente qui
aimait son plaisir et chérissait sa réputation; et pour les concilier
ensemble, elle venait du fond de sa province chercher à Madrid un asile
contre la médisance: elle fut bientôt suivie de celui en faveur de qui
elle faisait le voyage. Que je fus étonnée à la première visite que lui
rendit son amant! Elle vola entre ses bras: sa gravité se changea en une
folle vivacité, et le feu de son visage en effaça sur-le-champ la trace
des années.

LA CHEMINÉE F. La plaisante dévote!

LA CHEMINÉE E. Elle aimait avec tout l'emportement imaginable; aussi ne
négligeait-elle rien pour conserver sa conquête; elle savait
parfaitement qu'à son âge il est permis d'orner la nature et d'employer
quelques artifices.

LA CHEMINÉE F. De quels artifices pouvait-elle se servir?

LA CHEMINÉE E. Je veux dire qu'avec du blanc et du rouge elle se donnait
la couleur qu'elle souhaitait; que les parfums, les bains, l'ajustement,
tout était employé: sa toilette durait ordinairement jusqu'à ce que son
amant fût venu, et recommençait dès qu'il était sorti: elle étudiait
sans cesse devant son miroir les différents airs de langueur et de
vivacité qu'elle devait prendre avec son amant; pour les caresses et les
complaisances, elle en possédait l'art à merveille.

LA CHEMINÉE F. Avec tout cela il n'était pas possible qu'elle ne se fît
point aimer.

LA CHEMINÉE E. Elle avait encore d'autres charmes infiniment plus
puissants sur le coeur d'un jeune homme: elle était riche et donnait
largement. Or il faudrait avoir l'âme bien dure pour ne pas aimer une
femme généreuse; mais les jours de l'homme sont comptés. Lorsque ces
deux amants étaient au comble de leurs plaisir, le cavalier tomba
malade, et mourut en peu de temps, malgré tous les secours que les plus
expérimentés médecins purent apporter.

LA CHEMINÉE F. Son amante en fut extrêmement touchée, sans doute?

LA CHEMINÉE E. Oui, elle pleura, reprit un air composé, et retourna
édifier sa province par ses exemples. Ma chambre ne fut pas vide
longtemps; elle fut aussitôt habitée par une autre femme, dont la
profession était de faire des mariages.

LA CHEMINÉE F. Voilà un plaisant métier.

LA CHEMINÉE E. C'est un métier très-commun. Ces sortes de négociations
demandent de l'adresse, et la bonne dame n'en manquait pas; elle faisait
les propositions, facilitait les entrevues, et souvent menait à fin
l'aventure. Combien de contrats se sont fabriqués sous mon manteau! Elle
avait le talent de faire passer pour très-riche le plus mince gascon, et
donnait du lustre à la vertu la plus équivoque.

LA CHEMINÉE F. L'admirable femme!

LA CHEMINÉE E. Tout cela n'était pour elle qu'un jeu: elle aurait trompé
toutes les expertes. Aussi fit-elle fortune dans cette adroite
profession; mais elle s'avisa d'avoir des scrupules, et les poussa si
loin, qu'elle crut devoir aller cacher dans un cloître la honte de sa
vie passée; c'est ainsi que la dévotion me fit perdre cette habile
négociatrice.

LA CHEMINÉE F. Heureusement votre indifférence naturelle vous empêcha de
la regretter.

LA CHEMINÉE E. Cela est vrai: cependant, après elle, j'eus longtemps des
personnages très-communs, comme des plaideurs, des plaideuses, gens fort
ennuyeux, ou des provinciaux que la curiosité seule amenait à Madrid, et
qui s'en retournaient chez eux sans avoir rien vu qu'en perspective.
Mais il est tard, ma voisine; je vous souhaite le bon soir; je vous
achèverai une autre fois les portraits des originaux que j'ai vus à mon
foyer.

LA CHEMINÉE F. Adieu, ma chère voisine; je vous ferai souvenir de la
parole que vous me donnez.


FIN DES CHEMINÉES DE MADRID.




UNE JOURNÉE DES PARQUES

SONGE.


AVANT-PROPOS

Un après souper, je m'amusai à lire les remarques de monsieur Dacier sur
les odes d'Horace, et je lus surtout avec attention un endroit où ce
savant commentateur parle ainsi des Parques: «Suivant l'opinion des
anciens, Clotho, Lachesis et Atropos étaient trois soeurs, filles de
Jupiter et de Thémis. Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de
la Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil; Lachesis tourne
le fuseau et Atropos coupe. Elles sont maîtresses de la vie des hommes,
depuis qu'ils sont nés jusqu'à ce qu'ils meurent: elles n'épargnent
personne, et le fil tranché par Atropos est l'heure fatale de la mort.»

Dans un autre endroit, monsieur Dacier dit: «Les Parques se servaient de
deux sortes de laines, de blanche et de noire. Elles employaient la
blanche pour filer une vie longue et heureuse, et l'autre pour filer des
jours malheureux et de peu de durée: ou plutôt (ajoute-t-il) elles
filaient des laines qu'elles tiraient des paniers qui étaient à leurs
pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires et des fusées
blanches. Elles mêlaient ces laines en filant lorsque la vie des hommes
était mêlée, c'est-à-dire que, pour marquer un malheur qui devoit
arriver, elles prenaient de la laine noire, qu'elles quittaient pour se
servir de la blanche lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un
mortel touchait à son dernier moment, et qu'Atropos se préparait à
donner le coup de ciseau, le fil devenait tout noir.»

En lisant ce que je viens de rapporter, je m'arrêtais de moment en
moment, et tâchais de me faire une image du travail des Parques; mais la
confusion des idées qui s'offraient là-dessus à mon esprit m'assoupit
peu à peu, et donna la nuit occasion à un songe fort singulier. Je rêvai
que j'étais au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait au magasin
d'un marchand de draps: j'y voyais tout autour des rayons sur lesquels
il y avait une infinité de paquets de filasse et d'écheveaux de fils et
au bas une grande quantité de vases de différentes grandeurs et qui me
paraissaient d'une matière transparente, et semblable à celle de ces
boules de savon que les enfans font pour s'amuser. La salle était vaste
et bien éclairée; les étoiles du firmament lui servaient de plafond.

Tandis que je regardais de tous mes yeux cette salle céleste, les trois
Parques y parurent subitement, sans que je visse par où elles y étaient
entrées. Elles avaient la forme de trois petites vieilles, sèches et
laides à faire peur. Elles ne firent pas semblant de m'apercevoir, et
commencèrent à s'entretenir, sans prendre garde à moi, qui entendis leur
conversation.

A mon réveil, trouvant mon songe assez plaisant, j'entrepris de l'écrire
pendant que les images en étaient récentes. Voici à peu près quel fut
l'entretien des Parques.




UNE JOURNÉE DES PARQUES

DIVISÉE EN DEUX SÉANCES


SÉANCE PREMIÈRE

CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.

LACHESIS. Holà! filles de Jupiter et de Thémis, Atropos, Clotho, venez,
mes soeurs; mettons-nous à l'ouvrage: il est temps, ce me semble, de
commencer la journée.

CLOTHO. Oh, pour cela, oui! Le nectar que nous venons de boire à la
table des immortels nous a un peu amusées; mais nous en reprendrons
notre travail avec plus d'ardeur.

LACHESIS. Vous avez raison. Ça, Clotho, préparez la quenouille; mes
doigts ne demandent qu'à tourner le fuseau. Filons, filons!

ATROPOS. Coupons, coupons! Vulcain m'a fait un ciseau neuf, je veux
l'essayer: voyons qui en aura l'étrenne.

CLOTHO. Faisons d'abord descendre aux royaumes sombres quelques milliers
d'hommes; nous filerons et réglerons ensuite les destinées des humains
qui naîtront aujourd'hui.

LACHESIS. C'est bien dit. Que nous allons passer agréablement la
journée!

CLOTHO, _à Atropos, en lui présentant un paquet de fils_. Tenez,
Atropos, je ne puis offrir un plus beau coup d'essai à votre ciseau,
qu'en lui donnant à couper une partie de ce gros paquet de fils: ce sont
les vies de deux cent mille combattants qui vont en découdre sur les
frontières de Perse.

ATROPOS. Que j'en vais coucher par terre! (_Elle coupe._)

En voilà pour le moins trente mille à bas.

CLOTHO. Laissons vivre le reste, jusqu'à ce qu'il nous prenne envie d'en
faire un nouveau carnage. Il faut avouer que depuis quelques années nous
avons envoyé bien des Turcs et bien des Persans aux enfers.

ATROPOS. Nous n'avons pas moins expédié de Maures, tant blancs que
noirs. Quel plaisir pour nous d'avoir une autorité despotique sur tous
les mortels, et de faire sentir, quand il nous plaît, à ces petites
créatures qu'il dépend de nous d'abréger ou de prolonger leurs jours!
Allons, mes soeurs, secondez-moi; je suis en train de faire de la
besogne. Je vous vois toutes deux dans la même disposition.

LACHESIS. Vous auriez tort d'en douter.

ATROPOS. Que de gens vont passer le pas après ces mahométans!

CLOTHO, _apportant un autre paquet de fils_. Autre paquet de guerriers
que je vous livre. Ce sont deux autres armées qui s'observent sur les
bords du Pô avec une vigilance infatigable, qu'une fureur égale anime,
et qui brûlent d'impatience d'en venir aux mains.

LACHESIS. Il faut qu'elles se satisfassent.

ATROPOS, _coupant_. J'en vais exterminer un grand nombre de part et
d'autre.

CLOTHO. Vous venez d'abattre bien des Français et des Piémontais.

ATROPOS. Et encore plus d'Allemands.

LACHESIS, _présentant deux écheveaux_. On assiége en Allemagne une place
importante: outre une nombreuse garnison qui la défend, le Rhin, pour la
rendre inaccessible, enfle ses eaux, et par des débordements affreux
semble vouloir noyer les assiégeants: mais plus ceux-ci trouvent
d'obstacles, plus ils s'opiniâtrent à les surmonter: ils vont attaquer
l'ouvrage-à-corne, et les assiégés se préparent à les repousser.

ATROPOS, _coupant une partie des deux écheveaux_. Détruisons plus
d'assiégeants que d'assiégés; mais cela n'empêchera pas que la place ne
se rende au premier jour: c'est un de nos arrêts.

LACHESIS. Oui, mais ajoutons, s'il vous plaît, que les assiégeants
perdront une tête dont la perte sera plus grande pour eux que celle de
la ville pour les assiégés.

CLOTHO, _montrant un autre écheveau_. Tranchez cet écheveau, vous ferez
périr d'un seul coup cent cinquante tant matelots que soldats et
passagers qui sont dans un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. Une
horrible tempête vient de s'élever: les vents qui sifflent et les flots
qui mugissent font trembler les rivages voisins. Le bâtiment est déjà
démâté, fracassé; il va couler à fond, si nous n'en ordonnons autrement.

ATROPOS. Qu'il s'abîme, qu'il s'abîme! aussi bien les hommes qu'il porte
ne sont bons qu'à noyer.

LACHESIS. Je demande grâce pour un jeune bel esprit Français qui se
trouve parmi les passagers: qu'il se sauve sur une planche, et gagne les
côtes d'Albanie.

CLOTHO. Soit.

ATROPOS. Hé bien, il se sauvera, puisque vous le souhaitez; il ira se
faire circoncire à Constantinople, où six mois après il sera empalé,
pour avoir parlé avec irrévérence du grand prophète des musulmans.

LACHESIS. Je n'ai voulu le sauver du naufrage que pour le faire traiter
ainsi par les Turcs.

CLOTHO. Puisque vous êtes si bien intentionnée pour ce bel esprit, qu'il
échappe donc à la fureur des eaux, et que tous les autres deviennent la
pâture du poisson. Nous régalons si souvent de semblables mets les
habitants aquatiques, que je ne sais si les hommes mangent plus de
poissons que les poissons ne mangent d'hommes.

ATROPOS, _coupant tout l'écheveau à un fil près_. Les monstres marins
vont faire bonne chère.

LACHESIS, _apportant un autre écheveau_. Nouveau paquet de fils à
couper. Un effroyable tremblement de terre se fait sentir dans ce moment
dans une ville d'Italie; toutes les maisons s'ébranlent, et la terre
s'ouvre pour les engloutir avec les malheureux mortels qui les habitent.
Combien ferons-nous périr de citoyens?

CLOTHO. Deux mille seulement. Quelque plaisir que nous prenions à
massacrer les hommes, nous devons mettre des bornes à notre fureur;
autrement le genre humain finirait bientôt.

ATROPOS. Vous ne pensez pas à ce que vous dites, Clotho. Quand nous
donnerions aujourd'hui la mort à deux cent mille personnes, ce ne serait
pas une nuit de Londres, de Paris et de Pékin.

LACHESIS. Atropos dit la vérité. Exerçons hardiment la puissance que
nous avons sur les humains. Malgré la vaste étendue des mers et les
espaces immenses de terre qui séparent les peuples, nous allons des uns
aux autres en un clin-d'oeil: en un mot, nous avons l'univers sous nos
yeux; nous voyons tout ce qui s'y passe; immolons sans miséricorde ceux
que nous voudrons ôter du monde.

CLOTHO, _apportant un gros paquet de fils_. Voici les fils des habitants
de la ville de Mexique, où règne une maladie contagieuse: nous
retranchâmes hier du nombre des vivants mille de ces malheureux;
faisons-en mourir aujourd'hui quinze cents, non compris quelques
Espagnols qui, par nécessité, ont épousé des Mexicaines, et qui aiment
mieux vivre misérablement dans la nouvelle Espagne, que de s'en
retourner dans l'ancienne sans avoir fait fortune.

ATROPOS, _coupant une partie des fils_. Que ces Espagnols sont glorieux!

LACHESIS, _présentant un nouvel écheveau_. Ce petit écheveau contient
les fils de cinquante Indiens du Pérou qui se sont assemblés sur une
montagne haute et pointue, pour y célébrer la mémoire de leur Inca le
bon Atabalippa. Ne nous opposons point à leur courageuse résolution: ils
ont pour témoins de l'action immortelle qu'ils vont faire plus de dix
mille spectateurs qui sont accourus là pour les voir et les admirer. Ces
cinquante victimes ont déjà chanté des vers à la louange de leur Inca:
ils ont fait entendre les tristes sons de leurs flûtes; les voilà qui
tombent dans une humeur noire; ils vont se dévouer à la mort, et se
précipiter du haut en bas, pour aller dans l'autre monde rendre service
à leur prince.

ATROPOS, _après avoir coupé l'écheveau_. Ces Indiens du Pérou sont de
bonnes gens; en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, en
faisant la conquête de leur pays, les traitassent un peu plus
humainement qu'ils n'ont fait.

CLOTHO, _donnant un petit paquet de fils_. Jupiter va lancer sa foudre
auprès de Saint-Domingue sur le vaisseau d'un corsaire anglais. Tout
l'équipage, par des actions impies et barbares, s'est attiré la colère
des dieux: le tonnerre tombe en cet instant sur l'endroit du navire où
sont les poudres; le bâtiment saute en l'air avec tous les hommes qui
sont dessus.

ATROPOS, _coupant_. Qu'ils aillent joindre Ajax dans les enfers.

LACHESIS, _présentant un écheveau_. Vous voyez soixante-quinze religieux
mendiants assemblés dans un chapitre général qui se tient actuellement
dans un coin de la Basse-Bretagne: ceux qui sont nobles d'origine disent
que les premières dignités de leur ordre appartiennent de droit aux
moines gentilshommes: les roturiers prétendent y avoir part, et
proposent qu'on rende les dignités alternatives. C'est la querelle des
patriciens et des plébéiens. Les révérends pères, de part et d'autre,
s'échauffent là-dessus, et vont finir leurs débats à coups de bâton: ils
tirent de dessous leurs robes des gourdins dont ils sont armés, et les
voilà qui s'assomment. Combien souhaitez-vous qu'il en demeure sur le
carreau?

CLOTHO. Quinze: savoir, dix simples religieux, trois gardiens, un
provincial et un définiteur.

ATROPOS, _après avoir coupé_. L'affaire en est faite; il y a quinze
morts et vingt blessés.

LACHESIS. Ce n'est pas trop pour un combat capitulaire de moines
bas-bretons.

CLOTHO, _tenant plusieurs fils_. Nouvelle opération pour nous.

ATROPOS. De qui sont ces fils que vous tenez?

CLOTHO. De quatre Allemands qui font la débauche à Strasbourg avec deux
comédiennes françaises; depuis vingt-quatre heures qu'ils sont à table,
ils ont bu deux cents bouteilles de vin; ils ne peuvent plus se soutenir
sur leurs chaises. Les ferons-nous crever tous?

LACHESIS. Non pas, s'il vous plaît: passe pour les hommes: à l'égard des
femmes, qu'elles n'en soient pas même incommodées, car elles doivent
recommencer demain sur nouveaux frais, avec deux officiers de la
garnison qui leur donnent à souper; je suis bien aise que cette partie
se fasse. Vous souvient-il, mes soeurs, que nous avons filé à ces deux
demoiselles des jours bien agréables.

ATROPOS. Oh qu'oui, je m'en souviens.

CLOTHO. Et moi pareillement: à telle enseigne que nous avons décidé
qu'elles iront toutes deux à Paris, où elles feront différemment leur
fortune: l'une abandonnera sa profession, pour se rendre esclave d'un
riche galant qui la traitera à la turque, la tiendra prisonnière dans un
appartement magnifique, où elle ne verra que son geôlier et ses
guichetiers.

LACHESIS. Effectivement, tel a été notre décret.

ATROPOS. J'ai oublié ce que nous avons ordonné de sa compagne.

CLOTHO. Sa compagne, plus heureuse, jouira d'une entière liberté,
brillera sur la scène, se nippera suivant le goût de quelques seigneurs
généreux, et amassera beaucoup d'espèces; mais une vie si délicieuse ne
sera pas de longue durée. Cette actrice, à la fleur de son âge,
disparaîtra subitement: nous la déroberons d'un coup de ciseau aux
applaudissements du public; et malgré tout son bien, ses funérailles
seront aussi modestes que celles d'une de ses pareilles seront superbes,
presque dans le même temps, chez un peuple voisin.

LACHESIS. Ce peuple-là fait trop d'honneur au talent dramatique, et les
Français n'en font point assez. Les génies des nations sont différents,
comme vous voyez.

CLOTHO, _apportant un écheveau_. Cette petite botte de fils parisiens va
nous amuser quelques moments.

ATROPOS. Que vous me faites du plaisir, ma chère Clotho, en m'apportant
ces fils! Je suis charmée quand j'expédie des habitants de Paris.

LACHESIS. Et c'est ce qui nous arrive tous les jours.

CLOTHO. Je vous livre d'abord ce philosophe chimiste, qui, se voyant
parvenu à son quatorzième lustre, a rompu tout commerce avec ses amis,
et s'est renfermé dans son laboratoire pour n'en plus sortir: il ne veut
plus voir personne qu'une gouvernante qui a soin de lui depuis trente
ans: il s'ennuie, dit-il, de vivre; et quoiqu'il se porte à merveille,
il se tient toujours au lit comme un malade qui se croit près de sa fin.

LACHESIS. Ce pauvre philosophe s'est brûlé le cerveau en faisant ses
opérations chimiques.

ATROPOS, _coupant le fil_. Puisque la vie n'est plus qu'un fardeau pour
lui, je veux bien par pitié l'en délivrer.

CLOTHO, _tirant un autre fil de l'écheveau_. Tandis que vous êtes si
pitoyable, tirez de peine ce malheureux bourgeois, qui, s'étant toujours
trouvé dans l'indigence, a depuis peu enterré son frère qui lui a laissé
deux cent mille francs en bonnes espèces. Peu s'en est fallu que la joie
de recueillir une si riche succession ne lui ait troublé l'esprit, et il
serait moins à plaindre qu'il n'est si ce malheur lui était arrivé.

LACHESIS. D'où vient donc...?

CLOTHO. C'est qu'il ne sait ce qu'il doit faire de son argent: la
crainte de le mal placer l'agite sans cesse; il n'a pas un moment de
repos, rien ne lui paraît sûr: c'est un garçon bien embarrassé.

ATROPOS, _coupant_. Je vais par charité mettre fin à son embarras.

CLOTHO, _souriant et tirant un fil du même écheveau_. Quelle bonté! il
faut que je vous fournisse encore une occasion de faire une action
charitable.

ATROPOS. Je ne la laisserai pas échapper.

CLOTHO. C'est trop laisser languir ce bon chanoine octogénaire qui, sans
compter l'asthme qui l'étouffe, a une ankylose au genou droit, et une
sciatique à la cuisse gauche. Guérissons-le radicalement de tous ces
maux; aussi bien n'est-il plus d'aucune utilité sur la terre. Il y a au
moins dix ans que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.

LACHESIS. Véritablement, on voit comme cela dans le monde d'antiques
figures dont on n'a pas tort de nous reprocher la trop longue existence.
C'est un défaut d'attention dont nous devons nous corriger.

ATROPOS. Corrigeons-nous-en donc, ne faisons point de quartier à la
décrépitude.

CLOTHO, _montrant un autre fil_. Faites donc main-basse sur ce vieux
professeur de l'université qui, depuis plus de soixante ans, ne fait
point nettoyer ses habits de peur de les user. C'est un pédant entêté
des anciens. Il est tombé malade; et comme il croit qu'il ne reviendra
pas de sa maladie, il disait ce matin à un de ses amis: Ce qui me
console en mourant, c'est de n'avoir jamais lu aucun auteur moderne.

LACHESIS, _riant_. La plaisante consolation.

ATROPOS, _coupant_. Qu'il meure donc content, ce fidèle partisan de
l'antiquité.

CLOTHO, _présentant trois fils à la fois_. Voici encore trois mortels
qui sont cause qu'on crie après nous tous les jours, et que nous
semblons en effet avoir entièrement mis en oubli. Ce sont trois
vieillards qui ne sauraient plus s'acquitter de leurs fonctions
ordinaires: un avocat qui ne peut plus employer son éloquence à soutenir
l'injustice; un médecin célèbre qui ne tue plus de malades; et un bon
père capucin qui ne peut plus sortir de son couvent pour aller dîner en
ville.

LACHESIS. Faisons promptement disparaître ces vénérables personnages.

ATROPOS, _tranchant les trois fils_. C'est leur faire plaisir que
d'abréger une vie triste.

CLOTHO, _montrant un autre fil_. Ce fil délié attend de nous la même
grâce: c'est le tissu des jours d'une belle et vertueuse comtesse, fort
avancée dans sa carrière. Nous lui avons filé une vie longue et sans
traverses; mais la bonne dame est une dévote qui s'aime et qui vieillit
de mauvaise grâce. Au lieu de laisser tranquillement ses charmes tomber
en ruine, elle en pleure tous les matins la perte à sa toilette, en se
regardant dans son miroir. Je suis d'avis que nous terminions le cours
de sa vie, pour prévenir le désespoir où elle serait bientôt de se voir
décrépite.

ATROPOS, _coupant_. J'y consens; épargnons-lui ce chagrin.

LACHESIS, J'opine aussi pour qu'on lui rende ce service. Il faut avouer
qu'il y a des moments où nous sommes tout à fait obligeantes.

CLOTHO, _présentant deux fils_. Ces deux fils féminins méritent aussi un
coup de ciseau. Ce sont deux vieilles extravagantes; l'une est veuve, et
l'autre fille. La première a fait la folie de se dépouiller de tous ses
biens pour établir avantageusement ses enfants, qui, par reconnaissance,
la laissent manquer de tout. La dernière, née tendre et généreuse, se
trouve sans biens et sans adorateurs, après avoir pendant cinquante ans
soudoyé des cadets.

LACHESIS, _d'un air railleur_. Je plains ces deux pauvres créatures.

ATROPOS, _coupant les deux fils_. Cessez de les plaindre, elles ne
vivent plus.

CLOTHO, _donnant un autre fil_. Donnez promptement un passe-port pour
les enfers à ce vieux goutteux de banquier en cour de Rome: vous
comblerez par-là les voeux de sa jeune épouse, qui brûle d'impatience de
se voir en état de faire remplir sa place par un gros chantre dont elle
apprend la musique.

ATROPOS, _coupant_. Il faut la satisfaire; mais je crois qu'elle aurait
un peu moins d'empressement à convoler en secondes noces, si elle savait
que son maître à chanter doit changer de note dès qu'il sera devenu son
mari.

LACHESIS, _apportant un fil_. Purgeons la terre de ce vieux prêtre qui a
passé les deux tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède à
présent vingt bonnes mille livres de rente en bénéfices, qu'il doit
moins à sa vertu qu'à l'esprit intrigant dont nous l'avons doué le jour
de sa naissance. Bien loin de faire part de ses richesses aux pauvres,
il se plaît à thésauriser. Il est si attaché à ses louis d'or, qu'il se
fait un plaisir de les compter tous les soirs et de les baiser l'un
après l'autre en les remettant dans son coffre. Enfin il ne vit plus,
comme autrefois, du produit de ses messes; et il est si las d'en avoir
dit, qu'il ne veut plus même en entendre.

ATROPOS, _coupant_. Voilà qui est fini, il ne baisera plus ses louis
d'or, qui vont être partagés entre deux ou trois héritiers que, par
avarice et par orgueil, il n'a pas voulu voir pendant sa vie.

CLOTHO _va prendre un nouveau fil qu'elle apporte_. Parmi les vieillards
qui vivent encore par notre négligence, j'en aperçois un qui s'attire ma
compassion. C'est un religieux que ses confrères tiennent depuis trente
années enfermé dans un cachot noir, où ils le nourrissent si sobrement,
qu'il n'a plus que la peau et les os.

LACHESIS. Une pénitence si rude suppose qu'il a commis quelque grand
crime.

CLOTHO. Quelque grande que soit sa faute, il l'a bien expiée par les
maux qu'il a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans qu'il s'efforce en
vain tous les jours de fléchir sa communauté par des prières et par des
larmes. Il n'implore plus que notre secours: faisons voir que nous avons
moins de dureté que les moines.

ATROPOS _coupe le fil_. Prêtons-lui donc notre assistance.

LACHESIS, _présentant un autre fil_. Payons en même temps les dettes
d'un vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté par une foule importune
de créanciers. Comme sa grandeur n'a point d'autres revenus que ceux de
son évêché, qui ne lui rapporte que cinquante mille livres par an, elle
a été obligée d'emprunter de toutes parts pour mieux soutenir la dignité
de prince de l'Église. On veut aujourd'hui qu'il fasse à ses créanciers
des délégations qui le réduiraient à vivre bourgeoisement.

ATROPOS. Bourgeoisement! ah, quel affront on veut faire à un prélat! Il
faut le lui épargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu'habitent
les ombres heureuses. (_Elle coupe le fil._)

CLOTHO. Bon; qu'il aille dans ce charmant séjour, pourvu que messieurs
les juges ne lui fassent pas prendre la route du Tartare pour venger ses
créanciers.

LACHESIS, _apportant un nouveau fil_. Il me vient une maligne envie que
je veux satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a deux enfants mâles. Il
a revêtu l'aîné, dont il est idolâtre, d'une charge fort honorable; et
pour faire tomber sur lui tout son bien, il a forcé son second fils,
qu'il n'aime point, à se jeter dans un couvent. Ce cadet, pour obéir à
son père, a pris le froc sans vocation; et après avoir fait des voeux
qui le lient, il vient d'apostasier. Pour punir le vieillard d'avoir
fait un mauvais moine, tranchons les jours de son fils aîné, qui n'a
point d'enfants.

ATROPOS, _coupant_. Cela n'est pas mal imaginé: c'est en effet le moyen
de mortifier le père; il aura le chagrin d'avoir, pour enrichir un de
ses fils, causé inutilement le malheur de l'autre.

LACHESIS. Et de penser que ses collatéraux, qu'il hait et ne voit point,
vont devenir ses héritiers. _Lachesis et Clotho prennent chacune
plusieurs fils qu'Atropos coupe à mesure qu'ils lui sont présentés._

CLOTHO. J'ai aussi mes fantaisies, moi.

ATROPOS. Qui vous empêche de les contenter?

CLOTHO, _présentant trois fils à la fois_. Point de miséricorde pour ces
trois fils retors que j'abandonne à votre ciseau. Ce sont deux Normands
et une aventurière de Gascogne: ils ont quitté leur pays pour aller
chercher fortune à la bonne ville de Paris, mère nourrice des cadets de
ces deux nations. Un de ces Normands, après avoir pris la livrée d'un
fermier général, et passé par les emplois qui y sont attachés, est
devenu le seigneur du village où il est né. L'autre, qui a fait ses
études dans la ville de Caen, a mis son latin à profit, en se glissant
chez un gros collateur, dont il a trouvé le moyen de gagner l'amitié, et
d'attraper deux bénéfices considérables; et la Gasconne, aussi prudente
que jolie, s'est fait un petit fonds de cinquante mille écus des deniers
des trois états.

ATROPOS, _tranchant les trois fils_. Puisque vous le voulez, le seigneur
de village, l'aventurière et le bénéficier vont se rendre dans un
instant à la redoutable prairie[4] où Æacus les attend pour les
interroger. Je crois que ce juge n'aura pas besoin de Minos pour savoir
s'il doit les condamner à prendre le chemin du Tartare.

  [4] Platon, dans le _Gorgias_, dit qu'Æacus et Rhadamante rendaient
    leurs arrêts dans une prairie où il y avait deux routes, qui
    conduisaient, l'une au Tartare, et l'autre aux Champs Elysées; que
    la juridiction d'Æacus s'étendait sur l'Europe, celle de Rhadamante
    sur l'Asie, et que quand il se trouvait des difficultés que ces deux
    juges ne pouvaient résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le
    sceptre d'or à la main, se tenait assis et prononçait
    souverainement.

    Du temps de Platon, la terre n'était divisée qu'en deux parties.

LACHESIS, _donnant un fil à couper_. Délivrons le genre humain de cet
abbé prodigue qui ne peut vivre avec soixante mille livres de rente, qui
s'endette de tous côtés, qui friponne le tiers et le quart, et qu'enfin
la nécessité d'avoir de l'argent rend capable de tout. Sa bourse, comme
le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt qu'elle est remplie. Si tous les
rois de la terre lui voulaient envoyer leurs revenus, il viendrait à
bout de les dépenser.

ATROPOS, _se hâtant de couper_. Ah, quel bourreau d'argent! il ne mérite
pas de voir le jour.

CLOTHO, _présentant un nouveau fil_. Point de pardon pour ce plaideur
extravagant. Sa partie est une femme qui a été sa maîtresse pendant
vingt années pour le moins; il l'a depuis peu épousée, et il plaide en
séparation.

ATROPOS, _coupant_. Quel fou!

LACHESIS, _donnant un autre fil_. Finissons les divisions qui règnent
dans la famille d'un marchand injuste et capricieux; quoiqu'il ait
soixante-quinze ans passés, il ne veut pas que ses deux fils se mêlent
de ses affaires, qu'ils conduiraient pourtant bien mieux que lui.

ATROPOS, _tranchant le fil du père_. Je vais mettre d'accord le père et
les enfants.

CLOTHO, _offrant un autre fil_. Coupez ce fil; c'est celui d'un
ecclésiastique des plus patelins qu'il y ait dans le séminaire:
l'hypocrite a si bien fait qu'on l'a nommé à une abbaye considérable; il
a déjà envoyé son argent à Rome pour payer ses bulles; elles sont en
chemin; faisons disparaître monsieur l'abbé avant qu'elles arrivent.

ATROPOS, _tranchant le fil_. Il n'aura pas le plaisir de les voir.

LACHESIS, _donnant un autre fil et riant_. Un gros cochon d'homme
gourmand rêve qu'il est à table, et se réveille en sursaut; il sonne une
clochette pour appeler son cuisinier, et lui ordonner de lui préparer
pour son dîner les mets qu'il vient de voir en dormant: ayons la malice
de priver ce gourmand du plaisir de faire ce repas.

ATROPOS, _coupant_. Vous voilà satisfaite.

CLOTHO, _apportant un écheveau_. Ces fils sont ceux de vingt voleurs et
d'autres pareils honnêtes gens, qui sortent des prisons de Londres pour
aller subir le châtiment auquel ils ont été condamnés par la justice.
L'étonnante nation! Ces criminels se rendent d'un air tranquille au lieu
de leur supplice.

ATROPOS, _coupant l'écheveau_. Oh! les Anglais sont des hommes bien
résolus; ils quittent pour la plupart sans regrets la vie, et ne
craignent pas la maison de Pluton, soit qu'ils croient qu'il n'y en a
point, soit que, persuadés qu'il faut tôt ou tard cesser de vivre, il
leur soit indifférent de mourir aujourd'hui ou demain.

LACHESIS. Attendez, mes chères soeurs: je fais une réflexion. Nous
sommes trop bonnes aujourd'hui; nous ne détruisons que des sujets
insensés, inutiles ou incommodes dans la société civile: à quoi
pensons-nous donc? Est-ce ainsi que les Parques, qui ne sont pas moins
cruelles que les Euménides, doivent s'occuper? On dirait, à voir le
choix que nous faisons de nos victimes, que nous cherchons à paraître
équitables aux yeux des hommes; il semble que nous ayons peur qu'ils
désapprouvent nos actions, comme si nous nous mettions en peine de leurs
plaintes et de leurs murmures.

CLOTHO. Le reproche est juste. Nous faisons des destinées une espèce de
chambre de justice; nous n'y songeons pas effectivement: frappons des
coups moins mesurés; baignons-nous dans le sang humain; que l'on nous
reconnaisse à la malice et à la barbarie de nos opérations.

ATROPOS. Ces sentiments me charment. Apportez-moi, mes mignonnes, les
fils des mortels les plus respectés sur la terre, et soyons insensibles
à la douleur que nous allons causer.

LACHESIS. Vous pouvez compter sur notre fermeté.

CLOTHO, _tirant un fil d'un nouvel écheveau_. Le beau coup à faire, ma
chère Atropos! remplissons d'étonnement l'Europe et l'Asie. Tranchez ce
fil; c'est un meurtre digne de nous: ôtons la vie et la couronne à ce
jeune Empereur, qui fait concevoir à ses peuples de si belles
espérances: il a jeté les yeux sur une princesse de sa cour, et il se
dispose à la faire monter sur le trône: tout est prêt pour son mariage,
dont la cérémonie se fera demain si nous l'avons pour agréable; mais
prenons plaisir à tromper l'attente de ce jeune monarque: changeons
l'appareil de ses noces en funérailles; répandons la consternation dans
son palais, et divertissons-nous de la tristesse de ses plus chers
courtisans.

ATROPOS, _coupant_. L'affaire en sera bientôt faite: le fil de la vie
d'un souverain n'est pas plus difficile à couper qu'un autre.

LACHESIS, _apportant un fil_. Une jeune et charmante princesse, qui fait
l'ornement d'une des plus belles cours de l'univers, est malade: elle
est environnée de médecins qui se flattent qu'ils la guériront; mais
rendons leurs espérances vaines, comme nous faisons le plus souvent dans
les maladies aiguës.

ATROPOS, _coupant_. Je vais lui porter le coup mortel, sans être touchée
des larmes du prince son époux, qui se désespère au pied de son lit, ni
des lamentations des femmes qui sont autour d'elle.

CLOTHO. A cette inhumaine et noble fermeté, je reconnais ma soeur.
Courage, Atropos; après les deux expéditions que vous venez de faire, je
ne crains pas que vous refusiez de prêter la main à celle-ci. (_Elle lui
présente un fil._)

ATROPOS. Qu'est-ce que ce fil?

CLOTHO. C'est celui d'un général d'armée, d'un grand capitaine, qui
réunit en lui toutes les qualités des héros: faites-lui sentir votre
ciseau au milieu de ses troupes; vous trancherez une vie que le fer et
le feu respectent depuis soixante-dix ans.

ATROPOS, _coupant_. Nous lui avons filé tant de jours glorieux, qu'il
doit mourir content.

LACHESIS, _donnant un autre fil_. Main basse, main basse sur cet
illustre magistrat, qui aime l'éclat et la dépense, juge fort aimé, fort
estimé et des plus éclairés.

ATROPOS, _d'un air étonné_. Vous n'y faites pas réflexion, Lachesis?

LACHESIS. Pardonnez-moi.

ATROPOS. Nous ferons mal notre cour à ma mère, en ôtant sitôt du nombre
des vivants un de ses plus zélés sacrificateurs.

LACHESIS. Coupez, coupez toujours à bon compte. Thémis nous grondera
d'abord; ensuite elle s'apaisera quand nous lui représenterons que les
Parques n'épargnent personne, et que d'ailleurs ce magistrat qu'elle
affectionne sera fort bien remplacé.

ATROPOS. Oh! Thémis se contentera de ces raisons... (_Elle coupe le
fil._)... Voilà notre magistrat dépouillé du pouvoir de juger les
autres: il va paraître lui-même devant les juges des enfers, et entendre
prononcer son arrêt.


SÉANCE DEUXIÈME

CLOTHO, LACHESIS, ATROPOS.

CLOTHO. Sauf votre meilleur avis, mes soeurs, je juge à propos que nous
nous reposions un peu.

LACHESIS. Que dites-vous, Clotho? Est-ce que nous sommes faites pour le
repos?

CLOTHO. Non; mais nous nous délassons en changeant de travail. Ainsi,
pour quelques moments, cessons de couper des fils; commençons à nous
servir de la quenouille. Le plaisir de filer les aventures des enfants
qui naissent est celui qui a le plus de charmes pour moi.

ATROPOS. Je vous dirai la même chose, quoique je me divertisse fort à
jouer des ciseaux.

LACHESIS. Nous sommes donc d'accord toutes trois: filer est mon
occupation favorite; aussi suis-je chargée de tourner le fuseau. Allons,
mes petites, apportez vite les paniers où sont nos filasses blanches et
nos filasses noires; arrangez autour de moi tous les vases où je trempe
ordinairement le bout de mes doigts quand je file, et qui contiennent
diverses liqueurs, dont les unes communiquent aux hommes les vices, et
les autres les vertus.

ATROPOS, _apportant un vase_. Voici déjà un des vases où vous mettez le
plus souvent la main; c'est celui de la volupté.

CLOTHO, _apportant deux vases_. Et voilà les vases du jeu et de
l'ivrognerie: vous n'y trempez pas moins souvent les doigts.

ATROPOS, _apportant un autre vase_. Vous voyez celui dont la liqueur a
été puisée dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins et les
autres mauvais hommes.

CLOTHO, _apportant deux nouveaux vases_. Ces vases sont ceux du mensonge
et de la trahison. (_Atropos et Clotho apportent tous les vases des
passions, des vices et des vertus, et les arrangent autour de
Lachesis._)

LACHESIS, _regardant de tous côtés_. Je ne vois point ici les vases de
la douceur et de la beauté.

ATROPOS. Ils sont l'un et l'autre à votre main gauche.

LACHESIS. Ah! oui, oui, je les démêle... (_Elle s'aperçoit que Clotho
cherche quelque chose_)... Que cherchez-vous, Clotho?

CLOTHO. Je cherche un vase que je ne trouve point; on dirait que nous ne
l'avons plus.

LACHESIS. Quel vase est-ce donc?

CLOTHO. Celui de la chasteté.

LACHESIS. Je sais où il est; mais nous n'en aurons pas besoin peut-être
aujourd'hui: il ne faut pas nous en servir tous les jours; nous ne
pouvons assez le ménager: nous avons dans les premiers temps du monde
fait une si grande consommation de la liqueur qu'il y avait dedans, qu'à
peine nous en reste-t-il pour faire des filles religieuses.

ATROPOS. Passons-nous-en donc, ainsi que du vase de l'humanité: il est
encore bien précieux, celui-là; aussi le conservons-nous fort
soigneusement; nous ne nous en servons presque plus, même quand nous
faisons des moines.

LACHESIS. Ça, filons... mais attendez: il nous manque encore quelque
chose.

CLOTHO. Quoi?

LACHESIS. Le petit panier où il y a des fils d'or et des fils de soie.
La fantaisie peut nous prendre aujourd'hui de rendre quelque mortel
heureux.

ATROPOS. C'est une fantaisie que nous avons bien rarement.

CLOTHO, _apportant un petit panier de fils d'or et de soie_. Si par
hasard cette envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.

LACHESIS. Filons donc présentement les destinées des enfants qui vont
naître.

CLOTHO. Il en est déjà né plusieurs depuis que nous sommes à l'ouvrage.
Il vient d'éclore entr'autres, dans le sérail du grand-seigneur, un
prince dont la sultane favorite est accouchée; commençons par-là. (_Elle
tire la filasse pour filer._)

LACHESIS, _filant_. Arrêtons, statuons et ordonnons que la vie de ce
prince naissant soit longue; qu'il passe sa plus tendre enfance dans le
sein de son père et de sa mère, et qu'il augmente en eux, par ses
gentillesses, l'amour dont il est le doux fruit.

ATROPOS. Marquez, Lachesis, marquez par quelques nuances noires
l'affreux péril dont je veux qu'il soit menacé avant qu'il ait atteint
sa sixième année. Les janissaires, si redoutables à leur maître, se
révolteront contre le gouvernement, déposeront le père du jeune prince,
et mettront sur le trône le frère du sultan déposé. Le nouvel empereur
d'abord sera tenté de suivre les maximes sanguinaires de ses
prédécesseurs, et de faire étrangler son neveu; mais il ne succombera
point à une si cruelle tentation; au contraire, il concevra pour lui
l'amitié la plus forte, et prendra autant de soin de son éducation que
s'il était son propre fils.

CLOTHO. Ajoutons à cela, je vous prie, que le jeune prince demeurera
pendant un grand nombre d'années dans le sérail; après quoi, par une
nouvelle révolution, qui coûtera la vie à plus de soixante mille
musulmans, son oncle sera déposé à son tour, et lui élevé à l'empire: il
reprendra donc la place de son père, qui sera mort; et, usant aussi
d'humanité, il épargnera le sang de sa famille.

LACHESIS. Je souscris à ces décisions. Qu'elles soient des arrêts
irrévocables des Parques. Passons à un autre enfant.

ATROPOS. Doucement, ma soeur. D'où vient qu'en filant la vie de ce
prince nouveau-né, vous n'avez fait aucun usage de nos vases? C'est pour
en faire sans doute un prince sans vices et sans vertus.

LACHESIS. Hé bien, ce ne sera pas le premier que nous aurons fait de ce
caractère-là.

CLOTHO. J'en demeure d'accord; mais donnez-lui du moins une dose
raisonnable de volupté; voulez-vous qu'il vive dans son sérail comme un
chartreux dans sa cellule?

LACHESIS, _souriant, et trempant ses doigts dans le vase de la volupté_.
Non, vraiment; je n'y pensais pas. J'allais faire là un pauvre sultan.

ATROPOS. Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler les
principaux événements de la vie d'un prince turc, filons présentement le
sort d'une princesse née depuis un quart-d'heure au palais de l'empereur
de la Chine; c'est la cinquième fille de ce grand monarque. La mère de
cette princesse est une des trois concubines de la seconde classe[5], et
la même qui, l'année dernière, accoucha d'un prince que Sa Majesté
chinoise doit un jour choisir pour son successeur. Nous avons, comme
vous savez, doué l'enfant mâle de toutes les inclinations de son père,
surtout d'un grand attachement aux cérémonies de la secte des bonzes,
avec une extrême curiosité d'apprendre des choses qu'il ne convient
guère aux rois de savoir: quelles qualités jugez-vous à propos de donner
à la femelle?

  [5] Les femmes de l'empereur de la Chine sont divisées en six classes.
    La première n'est que de la reine son unique épouse. Il y a dans la
    seconde classe trois concubines; dans la troisième, neuf; dans la
    quatrième, vingt-sept; dans la cinquième, dix-huit; et le nombre de
    la sixième n'est pas fixé.

    M. Le Gentil, dans son _Voyage autour du monde_.

CLOTHO. De bonnes et de mauvaises. Qu'elle ait de l'esprit, de la
beauté, avec des pieds si petits[6] qu'elle ne puisse se soutenir
dessus; mais qu'elle ait des moments de caprice et d'humeur noire qui
fassent enrager les femmes qui sont auprès d'elle.

  [6] Les Chinoises s'estropient le plus souvent à force de vouloir
    avoir les pieds petits.

LACHESIS, _après avoir mis la main dans les vases du caprice et dans les
vases de l'esprit et de la beauté_. Cette princesse, je vous assure,
sera bien difficile à servir.

ATROPOS. De la fille d'un empereur, daignerez-vous descendre à deux
enfants du commun?

CLOTHO. Hé pourquoi non? Est-ce que tous les hommes ne sont pas égaux
pour nous?

LACHESIS. Sans doute. A mesure qu'ils naissent, nous devons sans
distinction filer leurs aventures.

ATROPOS. Nous sommes encore à la Chine. Une brodeuse de l'île d'Emouy
vient d'enfanter deux garçons à la fois. Leur père, qui vit dans
l'indigence, se voyant hors d'état de les bien élever, s'attendrit sur
leur misère, et, poussé par une cruelle compassion, il est tenté de les
aller noyer dans la mer.

CLOTHO. C'est qu'il croit à la métempsychose, et qu'il espère qu'à la
première transmigration les âmes de ses enfants animeront des corps plus
heureux.

LACHESIS. Arrachons ces jumeaux à la barbare pitié de leur père.

ATROPOS. Volontiers; faisons-les adopter, l'un, par un officier du
mandarin qui connaît des affaires civiles dans la province; l'autre, par
un marchand de soie crue, lequel, ne pouvant avoir d'enfants ni de sa
femme, ni de ses concubines, aura recours à cette adoption, dans la vue
d'avoir, après sa mort, un fils qui vaque aux sacrifices domestiques, et
brûle de petits morceaux de papier doré devant les âmes de leurs aïeux.

CLOTHO. J'admire la pieuse tendresse de ces bons Chinois pour leurs
ancêtres: ils ont beau croire la mortalité de l'âme ou la métempsychose,
cela ne les empêche pas d'aller toujours leur train, et de s'imaginer
que les esprits de leurs défunts parents voltigent autour des tablettes
où leurs noms sont gravés en lettres d'or.

LACHESIS. Rien ne prouve mieux le pouvoir que la coutume a sur les
hommes.

ATROPOS. Que deviendront nos jumeaux adoptés?

CLOTHO. Celui que l'officier du mandarin aura fait son héritier
s'adonnera de tout son coeur aux sciences, et son père adoptif aura la
satisfaction de le voir parvenir au degré glorieux de licencié.

LACHESIS, _après avoir trempé les doigts dans les vases des sciences_.
Trois ans après, notre petit brodeur obtiendra une place honorable dans
le collége des docteurs qui écrivent les annales de l'empire chinois, et
sont chargés du soin de recueillir les lois, tant anciennes que
modernes.

CLOTHO. Dans la suite il sera tiré de ce collége: il deviendra
précepteur du prince aîné de la Chine, et le reste de sa vie ne sera
qu'un enchaînement d'honneurs et de plaisirs.

ATROPOS. Comme il nous a pris fantaisie de faire un sujet vertueux et
fortuné de cet enfant, faisons aussi par caprice un fripon et un
malheureux de son frère. C'est ce que nous faisons tous les jours.

LACHESIS. Vous me prévenez.

CLOTHO. C'est ce que j'allais vous proposer.

ATROPOS, _souriant_. Dans la disposition où nous sommes toutes trois,
nous allons faire un aimable garçon... Allons, Lachesis, mettez d'abord
la main dans tous les vases des vices. Il s'agit ici de former un mortel
qui soit capable de tout.

LACHESIS, _après avoir trempé les doigts dans plusieurs vases_. Vous
pouvez, mes soeurs, ordonner présentement de ce garçon tout ce qu'il
vous plaira: je vous proteste que je viens de lui donner les
dispositions nécessaires à bien jouer dans le monde les personnages que
vous voudrez.

CLOTHO. Ces bonnes semences qu'il reçoit de votre main bienfaisante vont
germer à vue d'oeil: il fera mille espiégleries dans son enfance. Le
marchand de soie crue, après avoir en vain mis en usage tous les
châtiments pour le corriger, l'abandonnera. Le jeune homme, suivant ses
mauvaises inclinations, tombera bientôt entre les mains de la justice,
qui se contentera de le punir, pour la première fois, en lui faisant
appliquer sur les fesses cinquante coups de canne de bois de bambou, ce
qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera condamner aux galères pour
trois ans; après quoi il ira se présenter aux bonzes de la pagode qui
est auprès de la ville de Fo-cheu. Ils le recevront gracieusement, et
lui permettront d'aspirer à l'honneur d'être de leur secte.

LACHESIS. Oh! puisqu'il doit devenir bonze, il faut que je lui donne
l'esprit de son état. Je n'ai pas trempé les doigts dans le vase de
l'hypocrisie... (_Elle met la main dans le vase de l'hypocrisie._)... Il
ne lui manque à présent aucune des vertus qu'ont ces vénérables
solitaires.

CLOTHO. Avant que les bonzes l'initient à leurs mystères, ils lui
laisseront croître la barbe et les cheveux pendant l'espace d'une année
entière, lui feront porter une robe déchirée, et l'obligeront d'aller de
porte en porte chanter les louanges de Foë, l'idole de cette pagode. De
plus, il ne mangera rien que des herbes et des fruits. Il faudra qu'il
combatte sans cesse le sommeil; et quand il n'y pourra résister, un de
ses confrères, chargé du soin de le réveiller à coups de bâton, s'en
acquittera fort exactement. Après un si doux noviciat, il endossera une
longue robe grise: on lui mettra sur la tête un bonnet de carton sans
bords et doublé d'une toile noire; ensuite tous les bonzes entonneront
des hymnes dont personne n'entendra le sens, et leur chant, accompagné
de petites clochettes, fera une espèce de charivari assez réjouissant.
Enfin la cérémonie de la réception de ce nouveau bonze finira par un
repas où il y aura plus d'abondance que de délicatesse, et où tous les
confrères boiront à l'envi, jusqu'à ce qu'ils soient ivres-morts.

ATROPOS, _à Clotho_. Est-ce là tout ce que vous voulez ordonner qu'il
arrive à ce pieux Chinois?

CLOTHO. Ajoutez-y ce qu'il vous plaira.

ATROPOS. C'est ce que je vais faire. Quinze ans après avoir été reçu
bonze de la façon que vous venez de dire, il se verra supérieur de la
pagode. Alors il édifiera le public par l'éclat d'une aventure dont il
sera le héros, et qui fera beaucoup de bruit dans toutes les provinces
de la Chine.

LACHESIS. Je suis curieuse de savoir quel doit être ce grand événement
dont vous prétendez embellir l'histoire de ce bonze.

CLOTHO. Et moi tout de même.

ATROPOS. Le voici. La fille d'un docteur chinois, suivie de deux jeunes
servantes, passera un jour devant la pagode, dont la porte sera ouverte;
elle y entrera pour faire sa prière; n'apercevant personne, elle
s'avancera jusqu'à l'autel de l'idole, où elle se mettra dévotement à
genoux. Notre supérieur, caché dans un endroit d'où il pourra tout voir
sans être vu, la regardera; et la trouvant fort à son gré, il ira
promptement chercher ses compagnons, auxquels il ordonnera d'enlever ces
trois femmes.

LACHESIS. Et cet ordre apparemment n'aura pas plus tôt été donné, qu'il
sera brusquement exécuté?

ATROPOS. Assurément. Le docteur, étonné de ne plus voir sa fille, et
fort en peine de savoir ce qu'elle est devenue, fera tant de
perquisitions qu'il apprendra que les bonzes l'auront en leur pouvoir.
Il s'adressera aussitôt au général des Tartares de la province, et se
plaindra du ravissement de sa fille. Le général, prompt à rendre
justice, se transportera d'abord à la pagode avec le docteur, et
demandera les personnes enlevées. Les bonzes répondront que Foë est
devenu amoureux de la maîtresse, et l'a fait enlever avec ses deux
suivantes. Le supérieur, payant d'effronterie, ajoutera que Foë, en
voulant bien honorer de ses embrassements la fille du docteur, le comble
de gloire, lui et toute sa famille; mais le général tartare, sans
s'arrêter aux fables des bonzes, visitera lui-même tous les réduits de
sa maison et du jardin. Il entendra des voix confuses qui sortiront
d'une grotte percée dans un rocher; il fera abattre une porte de fer qui
fermera l'entrée, et trouvera dans ce lieu souterrain la fille du
docteur avec plusieurs autres compagnes de son infortune. Elles seront
toutes rendues à leurs familles, et l'on mettra, par ordre du général,
le feu aux quatre coins de la pagode, qui sera réduite en cendres avec
ses infâmes ministres[7].

  [7] M. Le Gentil dit dans son _Voyage autour du monde_ que les
    missionnaires qui étaient de son temps à la Chine l'assurèrent que
    pareille aventure était arrivée dans une pagode.

CLOTHO, _à Lachesis_. Que vos doigts se préparent à filer les jours
d'une fille qui prend naissance en ce moment dans l'Amérique
méridionale. Une Portugaise naturelle du Brésil donne une héritière à
son époux, qui est un des plus riches maîtres de plantations qu'il y ait
dans la ville de San Salvador. Prodiguons les vertus à l'enfant,
faisons-en une petite Lucrèce.

LACHESIS. Fi donc, Clotho, vous plaisantez apparemment; ce serait bien
déplacer la chasteté. Non, non, ce n'est pas la peine d'aller chercher
le vase qui donne cette vertu, et dont il ne faut nous servir qu'à la
prière de Minerve ou de Junon. Une fille sage en Guinée y paraîtrait un
phénomène nouveau... (_Elle trempe le bout de ses doigts dans les vases
de la beauté et de la volupté_)... Contentons-nous de rendre celle-ci
parfaitement belle. Pour cet effet, je veux qu'elle ait un teint noir et
luisant, le nez fort écrasé, une très-grande bouche et de très-petits
yeux. Quand elle aura quinze ans, elle sera l'idole des Portugais du
Brésil.

ATROPOS, _riant_. Ah! ah! ah! je ne puis m'empêcher de rire, en voyant
Lachesis mettre la main dans le vase de la beauté pour faire une
pareille créature, qui serait un monstre pour les Européens.

LACHESIS. Oui, comme un teint de lis et de roses, une petite bouche
vermeille et deux grands yeux bien fendus paraîtraient bien effroyables
aux Ethiopiens brûlés.

CLOTHO. Véritablement, la beauté est locale: c'est pourquoi la liqueur
de ce vase, s'accommodant aux lieux, forme la beauté sur le goût, ou, si
vous voulez, sur le caprice des nations.

ATROPOS. Je sais bien cela; mais je ne suis point du goût des Portugais
du Brésil.

LACHESIS. Ni moi non plus. Il faut qu'une femme, pour me paraître belle,
ressemble à Vénus, à Junon ou à Pallas.

CLOTHO. Sur les bords du Danube, la femme d'un pauvre baron allemand
vient d'accoucher d'un enfant mâle dans sa chaumière. De quelles
qualités jugez-vous à propos de douer ce petit Allobroge?

LACHESIS. Pour compenser sa pauvreté, j'en vais faire un garçon plus
beau que le plus beau jour, et qui aura la taille d'un héros de roman.

ATROPOS. Donnez-lui avec cela de la prudence, de l'esprit et du courage.

LACHESIS, _filant après avoir mis les doigts dans plusieurs vases_. Il
aura les bonnes qualités que vous lui souhaitez; mais il aimera le vin,
le jeu et les femmes.

CLOTHO. Je vais sur cela composer un tissu des aventures qui doivent lui
arriver. Il deviendra orphelin à douze ans, et, se voyant sans bien, il
se fera page de l'envoyé d'un prince de l'Empire, et ira en France avec
lui. Il ne sera pas sitôt à Paris qu'il se déniaisera. Il aura le
bonheur de plaire à une princesse qui, voulant l'avoir pour page, priera
l'envoyé de le lui donner. Elle l'obtiendra, et le gardera jusqu'à ce
qu'il ait vingt-cinq ans. Alors notre baron témoignera à sa maîtresse
qu'il voudrait bien s'en retourner à son pays; elle ne s'y opposera
point, et lui fera une gratification de mille écus; mais au lieu d'aller
en Allemagne, il partira pour l'Angleterre, qu'il lui prendra fantaisie
de voir, sur le rapport qu'on lui aura fait des merveilles de la ville
de Londres.

ATROPOS. Je suis curieuse d'apprendre ce qui lui doit arriver là; car
vous ne l'y faites point aller pour rien.

CLOTHO. Non, sans doute: je lui prépare un événement assez singulier, et
qui ne lui sera pas infructueux. Il passera près d'un mois à parcourir
la ville de Londres, sans qu'il lui arrive la moindre aventure; mais un
soir, entre neuf et dix heures, il entrera dans l'hôtel garni où il sera
logé un homme qui, le tirant en particulier, lui dira en allemand: Une
telle dame qui vous a vu à la promenade souhaite de vous entretenir
cette nuit, pourvu que vous vous laissiez conduire les yeux bandés. Au
reste, vous ne courrez aucun péril que celui de prendre trop d'amour.

LACHESIS. Notre jeune baron, malgré sa prudence, acceptera la
proposition.

CLOTHO. Sans balancer.

ATROPOS. Il montera sur-le-champ en carrosse avec son guide, qui lui
bandera les yeux, et le mènera fort honnêtement à une grande maison où,
l'introduisant dans un appartement superbe, il lui fera voir la dame en
question.

CLOTHO. Elle sera masquée, et n'ôtera point son masque pendant une
conversation de deux heures qu'ils auront ensemble, quelques instances
que lui fasse le cavalier pour l'obliger à se découvrir. Après quoi le
guide, le remenant à son hôtel de la même manière qu'il l'aura amené,
lui dira: Monsieur, je viendrai vous reprendre si l'on a besoin de vous.
Le baron jugera, par ces paroles, que l'héroïne de l'aventure sera une
jeune dame mariée à quelque vieux seigneur anglais qui voudra avoir
d'elle un héritier. Et ce qui le confirmera dans cette opinion, c'est
qu'un mois après son guide le reviendra voir pour lui apporter trois
cents guinées, qu'il lui comptera en lui disant: Dans quelque endroit du
monde que vous soyez, vous toucherez tous les ans la même somme.
Effectivement, il la recevra pendant vingt années consécutives, sans
savoir à la vérité de quelle part, mais bien persuadé que ce sera pour
avoir fait un mylord.

LACHESIS. Après vingt ans, pourquoi ne jouira-t-il plus de sa pension?

CLOTHO. C'est que le jeune seigneur anglais son fils prendra le parti
des armes, et périra dès sa première campagne.

ATROPOS. La femme d'un acteur de l'opéra de Bruxelles vient d'enfanter
deux jumelles dans les coulisses. Regardons ces enfants d'un oeil
favorable; faisons-en deux sujets fameux.

LACHESIS. Volontiers. Que l'une ait la voix d'une syrène, et que l'autre
danse aussi bien que Terpsichore.

CLOTHO. Elles entreront dans leur puberté à l'opéra de Paris, d'où elles
ne sortiront que chargées d'or et de pierreries.

ATROPOS. Oui, mais j'ajoute à cela qu'elles trouveront ensuite de jolis
hommes dont le commerce n'augmentera pas leurs effets.

LACHESIS. Ecoutez, mes soeurs: entendez-vous les cris que pousse une
femme en travail dans un fort bel hôtel au milieu de Paris? C'est
l'épouse d'un des plus riches particuliers de France, d'un homme que
Plutus chérit, et qui voudrait avoir un héritier. Elle nous invoque sous
nos trois noms mystérieux.

CLOTHO. Pour l'amour du dieu des richesses, sauvons-la de la mort, et
finissons ses douleurs.

ATROPOS. Nous le devons.

LACHESIS. Elle est délivrée. Elle met au monde un garçon dans cet
instant.

CLOTHO. Que nous ferons plaisir à Plutus, si nous filons à cet enfant
des jours d'or et de soie!

ATROPOS. Il n'y faut pas manquer.

LACHESIS. Non. Faisons-lui une destinée digne d'envie.

CLOTHO. Donnons-lui toutes les qualités d'un galant homme. (_A
Lachesis._) Trempez vos doigts dans les vases du bon goût, du bon esprit
et de la probité.

ATROPOS. Que surtout il soit bienfaisant et libéral; car un homme riche
qui n'est pas généreux est un monstre.

CLOTHO. Avec les vertus dont nous voulons bien le douer, qu'il ait
quelque vice léger. Il ne serait pas juste qu'il y eût des mortels plus
parfaits que les dieux.

LACHESIS, _filant, après avoir mis la main dans plusieurs vases_.
Laissez-moi faire... Il sera bien partagé, sur ma parole. Sa vie sera
longue, exempte de chagrin, ou plutôt égayée par une succession
continuelle de plaisirs. Il aura des passions; mais elles ne troubleront
point son repos. Moins leur esclave que leur maître, il saura goûter
leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. Il sera bon, galant,
généreux, et, ce que nous n'avons encore accordé à personne, quoique
payeur il possédera le coeur de ses maîtresses.

ATROPOS. Passons d'une extrémité à l'autre. Une bourgeoise de Paris
vient de mettre au jour un enfant mâle: faisons-en un auteur; aussi bien
nous n'en avons pas encore fait d'aujourd'hui, nous qui ne passons point
de jour que nous n'en fassions pour le moins une centaine.

CLOTHO. C'est fort bien dit; faisons-en un auteur universel, un écrivain
qui compose tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous les théâtres de
Paris: et que ce soit un de nos irrévocables décrets, qu'il fera pendant
sa vie cinquante-cinq pièces dramatiques, dont quatre auront un heureux
succès.

LACHESIS. Encore ces quatre heureuses productions seront assez mal
reçues du public, lorsque dix ans après leur nouveauté on s'avisera de
les remettre au théâtre.

ATROPOS. Je vois une vieille femme de chambre qui met un gros paquet de
linge dans une allée, au pied d'un escalier: ce paquet est un enfant
nouveau-né qu'on expose.

CLOTHO. Oui, c'est le fruit des honteuses amours d'une fille de
condition.

_Dans cet endroit de l'entretien des Parques, je me réveillai..._


FIN.




TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND.


                                                                  Pages
  CHAPITRE XIII. La force de l'amitié, histoire                       5

  CHAPITRE XIV. Le démêlé d'un auteur tragique avec un auteur
  comique                                                            47

  CHAPITRE XV. Suite et conclusion de l'histoire de la force de
  l'amitié                                                           59

  CHAPITRE XVI. Des songes                                          109

  CHAPITRE XVII. Où l'on verra plusieurs originaux qui ne sont
  pas sans copies                                                   124

  CHAPITRE XVIII. Ce que le diable fit encore remarquer à Don
  Cléofas                                                           135

  CHAPITRE XIX. Des captifs                                         149

  CHAPITRE XX. De la dernière histoire qu'Asmodée raconta;
  comment, en la finissant, il fut tout à coup interrompu, et de
  quelle manière désagréable pour ce démon Don Cléofas et lui
  furent séparés                                                    165

  CHAPITRE XXI. De ce que fit Don Cléofas après que le Diable
  boiteux se fut éloigné de lui, et de quelle façon l'auteur de
  cet ouvrage a jugé à propos de le finir                           182

  APPENDICE.

  I. Passages de la première édition supprimés dans celle de 1726   193

  II. Dédicace de la première édition                               201

  III. Dédicace de 1726                                             203

  IV. Table analytique                                              205

  ENTRETIENS DES CHEMINÉES DE MADRID                                213

  UNE JOURNÉE DES PARQUES                                           233






End of Project Gutenberg's Le diable boiteux, tome II, by Alain René Le Sage

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME II ***

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
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remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
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