Le diable boiteux, tome I

By Alain René Le Sage

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Title: Le diable boiteux, tome I

Author: Alain-René Le Sage

Editor: Pierre Jannet

Release Date: January 20, 2011 [EBook #35019]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE DIABLE BOITEUX, TOME I ***




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LE DIABLE BOITEUX

PAR LE SAGE

_seule édition complète_

suivie de l'Entretien des cheminées de Madrid

et d'Une Journée Des Parques

PAR LE MEME AUTEUR

ET PRÉCÉDÉE D'UNE NOTICE

PAR M. PIERRE JANNET


TOME I

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

27, PASSAGE CHOISEUL, 29

M DCCC LXXVI




PRÉFACE.


Je n'entrerai pas dans de grands détails sur la vie de Le Sage. Ce
qu'on en sait a été dit tant de fois et si bien, que je ne puis
mieux faire, dans l'intérêt du lecteur, que de le renvoyer aux
travaux de mes devanciers[1], en me bornant à rappeler ici quelques
faits et quelques dates. Alain-René Le Sage naquit à Sarzeau, petite
ville de la presqu'île de Rhuys, près de Vannes, le 8 mai 1668. Il
était fils unique de Claude Le Sage, notaire royal, et de Jeanne
Brenugat. Resté de bonne heure orphelin, il se trouva placé sous la
tutelle d'un oncle par qui sa fortune fut dissipée. Il fit ses
études chez les Jésuites de Vannes, vint les terminer à Paris et se
fit recevoir avocat. En 1694, il épouse une femme sans fortune,
fille d'un menuisier de la rue de la Mortellerie. A vingt-sept ans
il était père de famille, et la profession qu'il exerçait n'était
pas lucrative. Il demanda des ressources à la littérature. Sur les
conseils de Danchet, son ancien condisciple au collége de Vannes, il
fit une traduction des _Lettres d'Aristenète_, qui parut en 1695 et
n'eut aucun succès. Heureusement l'abbé de Lyonne s'intéressa à Le
Sage. Il lui procura quelques ressources et sut lui faire partager
le goût très-vif qu'il avait pour la littérature espagnole. Cette
littérature, après avoir été en grande faveur chez nous, y était
alors fort négligée. Elle devint bientôt familière à Le Sage, qui
trouva là le champ où devait se développer et mûrir son talent. Il
commença par traduire quelques pièces de théâtre: _Le Traître puni_,
de Roxas, imprimé en 1700; _Don Félix de Mendoce_, de Lope de Vega;
_Le Point d'honneur_, de Rojas, qui fut joué en 1702. Puis il fit
une traduction ou plutôt une imitation des _Nouvelles Aventures de
Don Quichote_, d'Avellaneda, qui parut en 1704, et une comédie en
cinq actes et en prose, tirée de Calderon, _Don César Ursin_, qui
réussit à la cour et fut sifflée à la ville.

[Note 1: Voir notamment la _Vie de Le Sage_ (par Ch. Jos.
Mayer), suivie d'une lettre du comte de Tressan, en tête de
l'édition des _OEuvres choisies de Le Sage_, Paris, 1782; la Notice
de Beuchot, en tête de l'édition des _OEuvres choisies_, Paris,
1818; La Notice de François de Neufchateau en tête de son édition de
Gil Blas, Paris, 1820; Spence, Anecdotes, London, 1820; Audiffret,
_Notice historique sur Le Sage_, Paris, 1822; Patin, _Éloge de Le
Sage_, Paris, 1822; Malitourne, _Éloge de Le Sage_, Paris, 1822; W.
Scott, _Miscellaneous Works_, Paris, 1837, t. III; Villemain,
_Littérature française du dix-huitième siècle_, t. I; Sainte-Beuve,
_Causeries du lundi_, t. II; Jules Janin, _Notice sur Le Sage_, en
tête du _Diable Boiteux_, Paris, Bourdin, 1840, gr. in-8;
_Biographie Didot_, article Le Sage; Ticknor, _Histoire de la
Littérature espagnole_. (Je me sers de la traduction allemande de N.
H. Julius, Leipzig, 1852, 2 vol. in-8.)]

Tout cela n'avait pas fait beaucoup pour la gloire et la fortune de
Le Sage; mais le moment du triomphe approchait. En 1707, l'année la
plus heureuse de sa vie, il obtint deux succès magnifiques, au
théâtre avec _Crispin rival de son maître_, dans le roman avec _le
Diable boiteux_.

En 1709, Le Sage fit jouer _Turcaret_. En 1715, il publia les deux
premiers volumes de _Gil Blas_, son chef-d'oeuvre et le
chef-d'oeuvre du genre. Puis, obligé de travailler pour vivre,
mécontent des Comédiens français, il se mit à travailler pour le
théâtre de la Foire, auquel il donna, dans l'espace de vingt-cinq
ans, seul ou en collaboration, près d'une centaine de pièces. Il fit
paraître encore quelques romans, et finit par se retirer à Boulogne,
auprès de son fils le chanoine, où il mourut dans sa
quatre-vingtième année, en 1747.

M. Ticknor, dans son _Histoire de la Littérature espagnole_, a peint
le développement du talent de Le Sage d'une façon heureuse: «Le
Sage, dit-il, procéda comme romancier exactement de la même façon
que comme auteur dramatique, et il obtint dans les deux cas des
résultats remarquablement semblables. Dans le drame, il commença par
des traductions et imitations de l'espagnol, telles que _le Point
d'honneur_, tiré de Roxas, et _Don César Ursin_, emprunté de
Calderon; mais plus tard, lorsqu'il connut mieux ses forces et que
le succès lui eut donné de la confiance en lui-même, il donna son
_Turcaret_, pièce entièrement originale, qui est bien meilleure que
celles auxquelles il s'était essayé jusqu'alors, et qui montre
combien il avait mal employé ses facultés en s'attachant à des
imitations. Il procéda exactement de la même manière pour le roman.
Il commença par traduire le _Don Quichote_ d'Avellaneda et par
étendre et transformer le _Diable boiteux_ de Guevara; mais _Gil
Blas_, le meilleur de ses romans, qu'il composa lorsqu'il était en
possession de tout son talent, lui appartient, pour ce qui le
caractérise, aussi complètement que son _Turcaret_.»

Le _Diable boiteux_ a cela de particulier qu'il procède visiblement
des deux manières de Le Sage. Le titre et la donnée fondamentale
appartiennent à Guevara. Les deux premiers chapitres du livre
français sont une traduction presque fidèle du premier chapitre du
livre espagnol. Sur quinze histoires racontées dans le chapitre III,
sept sont tirées du _Diablo cojuelo_. A partir de ce moment, Le Sage
abandonne complétement son modèle, plan et détails. Tout le reste du
livre lui appartient en propre, à deux historiettes près.


Le livre dont s'inspira Le Sage, _El Diablo cojuelo_, fut imprimé
pour la première fois à Madrid en 1641, in-8. L'auteur, Don Luis
Velez de Guevara, né en 1570 à Ecija, mourut à Madrid en 1644, après
avoir composé, dit-on, 400 pièces de théâtre et quelques autres
ouvrages. La donnée de son _Diablo cojuelo_ est ingénieuse, et
l'ouvrage est semé de traits satiriques assez piquants, de tableaux
de moeurs qui ne sont pas dépourvus d'intérêt. Mais deux choses
rendent la lecture de ce livre fastidieuse: le style d'abord, d'un
gongorisme outré; puis la persistance monotone avec laquelle
l'auteur amène des éloges sans nombre et sans fin, comme s'il
voulait racheter par des adulations personnelles quelques traits
d'une satire générale qui n'offrait certes pas de dangers. On est
surpris de voir ces éternelles louanges dans la bouche d'un démon,
et l'on finit par ne plus s'intéresser à ce pauvre diable, qui
paraît exclusivement préoccupé de jouer des tours de page et de se
faire des protecteurs à la cour. Comme ce livre n'a jamais été
traduit, j'en donne une analyse à la suite de cette préface.


Le _Diable boiteux_ parut pour la première fois, comme je l'ai déjà
dit, en 1707. Il eut un grand succès et fut réimprimé plusieurs fois
la même année. On raconte que deux gentilshommes se disputèrent
l'épée à la main la possession du dernier exemplaire de la seconde
édition.

Cet engouement était légitime. Le Sage avait trouvé dans le plan de
Guevara un cadre commode, dans lequel il avait enchâssé, sans
compter, les traits spirituels et satiriques, les peintures du coeur
humain où il excellait, des historiettes intéressantes et vivement
contées. Qu'il dût à son imagination seule le sujet de toutes ces
nouvelles, c'est ce que je n'ai garde d'affirmer. Sous ce rapport,
il n'avait pas emprunté beaucoup à Guevara; mais il ne serait pas
impossible de trouver dans la littérature espagnole le sujet de
plusieurs de ses récits. On ne lui a pas ménagé les accusations de
plagiat, et ces accusations seraient certainement méritées s'il
n'avait eu soin d'avouer hautement ses emprunts. Il était de ceux
qui prennent leur bien où ils le trouvent, et, comme il l'a dit
lui-même, il lui semblait tout aussi naturel de mettre à
contribution Lope de Vega ou Calderon, qu'Horace ou Virgile[2].

[Note 2: Voy. Tome II, page 198.]

Il est une autre source où il ne se faisait pas faute de puiser: il
racontait volontiers, sous un voile transparent, les anecdotes
parisiennes, et c'était un moyen de succès de plus. Ce garçon de
famille qui devait trente pistoles à sa blanchisseuse et qui aime
mieux l'épouser que la payer, c'est Dufresny; la veuve allemande qui
se fait des papillotes avec la promesse de mariage de son amant,
c'est Ninon; le comédien métamorphosé en figure de décoration, c'est
Baron[3]. Les contemporains reconnaissaient bon nombre d'autres
masques. Parfois Le Sage usait du même artifice pour décerner des
éloges. Le grand juge de police dont il parle avec tant de
vénération, et une vénération méritée (T. II, p. 146), c'est le
Lieutenant de police d'Argenson.


[Note 3: Je trouve ces indications dans la Notice de Mayer.]


Dix-neuf ans après la première publication du _Diable boiteux_, Le
Sage donna de cet ouvrage une nouvelle édition, revue, remaniée, et
augmentée de quatre-vingt-dix-neuf historiettes, qui ne le cèdent
pas en intérêt à celles qui figuraient dans la première édition. En
outre, il retoucha plusieurs passages, et à la conclusion primitive,
qui n'était pas satisfaisante, il substitua un dénouement des plus
heureusement trouvés.

C'est donc en 1726 que Le Sage donna au _Diable boiteux_ sa forme
définitive. C'est l'édition de 1726[4] que je reproduis[5]. Mais,
chose qu'on n'avait pas remarquée, en même temps qu'il ajoutait un
grand nombre d'historiettes nouvelles, il en retranchait plusieurs,
si bien que la première édition en contient, en définitive,
trente-neuf qui ne se retrouvent pas dans celle de 1726 ni dans
celles qu'on a faites depuis. Ne pouvant m'expliquer ces
suppressions d'une façon satisfaisante[6], j'ai pris le parti de
donner en appendice les passages retranchés.

[Note 4: Quelques exemplaires portent la date de 1727.]

[Note 5: Les notes qu'on trouvera sous le texte sont de Le
Sage.]

[Note 6: La plupart des historiettes retranchées sont tout aussi
intéressantes que celles qui ont été conservées. La suppression de
celles qui touchent à des sujets littéraires, et qui sont au nombre
de sept, peut s'expliquer, à la rigueur, par le succès de Le Sage,
que le bonheur rendait indulgent; on comprend aussi qu'il ait rejeté
quelques traits satiriques un peu trop vifs; mais cela n'explique
pas tout. Pourquoi, par exemple, retrancher les critiques dirigées
contre les comédiens, dont il avait à se plaindre, et avec qui
jamais il ne se réconcilia?]

Je donne également en appendice les dédicaces de Le Sage à Guevara,
et une Table analytique dans laquelle on trouvera les indications
nécessaires pour se rendre compte des emprunts que Le Sage a faits à
l'auteur espagnol et des additions faites en 1726.

Enfin, j'ai reproduit les _Entretiens des cheminées de Madrid_ et
_Une Journée des Parques_, deux pièces qui par leur genre se
rattachent au _Diable boiteux_, et qui, bien qu'elles lui soient
inférieures en mérite, ne sont pas indignes de revoir le jour.

P. J.




ANALYSE DU DIABLO COJUELO


Le premier _tranco_ (enjambée) raconte comment l'écolier Don
Cléofas, surpris chez doña Tomasa, se sauve sur les toits, arrive
dans la mansarde du magicien et délivre le Diable boiteux, qui le
transporte sur la tour de San Salvador. Traduit avec de légers
changements, il a fourni à Le Sage la matière de ses deux premiers
chapitres.

Le _tranco_ suivant contient le détail des observations nombreuses
et diverses que font, du haut de la tour, l'écolier et le Diable
boiteux. Le Sage a pris dans ce chapitre les histoires de Doña
Fabula en mal d'enfant, du vieux qui va au sabbat, du différend du
Diable boiteux avec un de ses confrères, des deux voleurs qui
s'introduisent chez un banquier (ici c'est chez un étranger), du
souffleur, du marquis à l'échelle de soie, du vieux galant et du
vicomte aragonais.

Cependant le jour arrive. Le boiteux et l'écolier descendent dans la
rue. Le _tranco III_ raconte leur visite au marché des noms nobles,
au marché des parents, au marché où l'on acquiert la qualification
de _Don_, puis à la maison des fous, fondation pieuse en faveur des
gens atteints de folies qui ne sont pas regardées comme telles, et à
la friperie des ancêtres. Le Sage n'a pris dans ce chapitre que le
grammairien (chap. IX) et l'homme aisé qui se fait domestique (chap.
X).

Le _tranco IV_ raconte que le magicien s'est aperçu de la
disparition du Diable boiteux. Les démons se réunissent et chargent
l'un d'entr'eux, Cienllamas, de poursuivre le fugitif.

Cependant le boiteux et l'écolier déjeunent dans une auberge. Puis
ils se sauvent par la fenêtre sans payer leur écot, et s'en vont à
Visagra. Le boiteux laisse l'écolier à l'auberge et part pour
Constantinople, où il soulève le sérail. L'écolier soupe et se
couche. Aventures burlesques d'un poëte tragique.

_Tranco V._ Le boiteux revient le matin et raconte ses exploits. Il
annonce à l'écolier qu'ils sont poursuivis, le boiteux par
Cienllamas, et l'écolier par Doña Tomasa et un soldat de ses amis.
Ils partent pour l'Andalousie--par la fenêtre et sans
payer.--Aventures qui leur arrivent en chemin.

_Tranco VI._ Suite du voyage. Longue kyrielle d'éloges. Querelles,
combats, malices. Ils s'arrêtent dans un champ pour passer la nuit.
Un grand bruit les réveille.

_Tranco VII._ C'est le bruit que font en passant dans les airs la
Fortune et sa suite. Description. Le jour vient. Ils arrivent à
Séville. Ils voient Cienllamas qui entre par la porte de Carmona, et
se cachent dans une auberge. De leur balcon, ils voient les
habitants. Eloges sans fin.

_Tranco VIII._ Toujours à leur balcon, ils voient dans un miroir
magique la _Calle mayor_ de Madrid, ce qui fournit au boiteux
l'occasion de donner carrière à son penchant pour l'adulation.

_Tranco IX._ L'Académie de Séville. Le diable et l'écolier en sont
reçus membres, celui-ci sous le nom de _el Engañado_ (le Trompé),
celui-là sous le nom de _el Engañador_ (le Trompeur). Visite au
séjour des gueux. Le mendiant appelé le Diable boiteux. Cienllamas
arrive, et l'emmène croyant avoir affaire au démon de ce nom.

_Tranco X._ Arrivée de Tomasa. Le boiteux et l'écolier se sauvent
dans une autre auberge. Séance de l'académie. Discours de Don
Cléofas. Statuts singuliers proposés par lui. Plan d'un _Pronostico
y lunario_. Entrée imprévue de Tomasa et des alguazils. Arrestation
de Don Cléofas. Il donne cent écus au sergent, qui le laisse
échapper. Désappointement du sergent, dont les écus se changent en
charbon. Arrestation du Diable boiteux par Cienllamas. Tomasa passe
aux Indes avec son soldat, et Don Cléofas retourne à ses études.




LE DIABLE BOITEUX




CHAPITRE PREMIER

_Quel diable c'est que le diable boiteux. Où, et par quel hasard don
Cléofas Léandro Perez Zambullo fit connaissance avec lui._


Une nuit du mois d'octobre couvrait d'épaisses ténèbres la célèbre
ville de Madrid: déjà le peuple, retiré chez lui, laissait les rues
libres aux amants qui voulaient chanter leurs peines ou leurs
plaisirs sous les balcons de leurs maîtresses: déjà le son des
guitares causait de l'inquiétude aux pères et alarmait les maris
jaloux: enfin, il était près de minuit, lorsque don Cléofas Léandro
Perez Zambullo, écolier d'Alcala, sortit brusquement par une lucarne
d'une maison, où le fils indiscret de la déesse de Cythère l'avait
fait entrer. Il tâchait de conserver sa vie et son honneur en
s'efforçant d'échapper à trois ou quatre spadassins qui le suivaient
de près pour le tuer, ou pour lui faire épouser par force une dame
avec laquelle ils venaient de le surprendre.

Quoique seul contre eux, il s'était défendu vaillamment, et il
n'avait pris la fuite que parce qu'ils lui avaient enlevé son épée
dans le combat. Ils le poursuivirent quelque temps sur les toits;
mais il trompa leur poursuite à la faveur de l'obscurité. Il marcha
vers une lumière qu'il aperçut de loin, et qui, toute faible qu'elle
était, lui servit de fanal dans une conjoncture si périlleuse. Après
avoir plus d'une fois couru risque de se rompre le cou, il arriva
près d'un grenier d'où sortaient les rayons de cette lumière, et il
entra dedans par la fenêtre, aussi transporté de joie qu'un pilote
qui voit heureusement surgir au port son vaisseau menacé du
naufrage.

Il regarda d'abord de toutes parts, et, fort étonné de ne trouver
personne dans ce galetas, qui lui parut un appartement assez
singulier, il se mit à le considérer avec beaucoup d'attention. Il
vit une lampe de cuivre attachée au plafond, des livres et des
papiers en confusion sur une table, une sphère et des compas d'un
côté, des fioles et des cadrans de l'autre; ce qui lui fit juger
qu'il demeurait au-dessous quelque astrologue qui venait faire ses
observations dans ce réduit.

Il rêvait au péril que son bonheur lui avait fait éviter, et
délibérait en lui-même s'il demeurerait là jusqu'au lendemain ou
s'il prendrait un autre parti, quand il entendit pousser un long
soupir auprès de lui. Il s'imagina d'abord que c'était quelque
fantôme de son esprit agité, une illusion de la nuit; c'est
pourquoi, sans s'y arrêter, il continua ses réflexions.

Mais ayant ouï soupirer pour la seconde fois, il ne douta plus que
ce ne fût une chose réelle; et bien qu'il ne vît personne dans la
chambre, il ne laissa pas de s'écrier: «Qui diable soupire
ici?--C'est moi, seigneur écolier, lui répondit aussitôt une voix
qui avait quelque chose d'extraordinaire; je suis depuis six mois
dans une de ces fioles bouchées. Il loge en cette maison un savant
astrologue, qui est magicien: c'est lui qui, par le pouvoir de son
art, me tient enfermé dans cette étroite prison.--Vous êtes donc un
esprit? dit don Cléofas, un peu troublé de la nouveauté de
l'aventure.--Je suis un démon, répartit la voix: vous venez ici fort
à propos pour me tirer d'esclavage. Je languis dans l'oisiveté, car
je suis le diable de l'enfer le plus vif et le plus laborieux.»

Ces paroles causèrent quelque frayeur au seigneur Zambullo; mais
comme il était naturellement courageux, il se rassura, et dit d'un
ton ferme à l'esprit: «Seigneur diable, apprenez-moi, s'il vous
plaît, quel rang vous tenez parmi vos confrères: si vous êtes un
démon noble ou roturier.--Je suis un diable d'importance, répondit
la voix, et celui de tous qui a le plus de réputation dans l'un et
l'autre monde.--Seriez-vous par hasard, répliqua don Cléofas, le
démon qu'on appelle Lucifer?--Non, répartit l'esprit, c'est le
diable des charlatans.--Êtes-vous Uriel, reprit l'écolier?--Fi donc,
interrompit brusquement la voix, c'est le patron des marchands, des
tailleurs, des bouchers, des boulangers, et des autres voleurs du
tiers-état.

--Vous êtes peut-être Belzébut, dit Léandro.--Vous moquez-vous?
répondit l'esprit. C'est le démon des duègnes et des écuyers.--Cela
m'étonne, dit Zambullo; je croyais Belzébut un des plus grands
personnages de votre compagnie.--C'est un de ses moindres sujets,
répartit le démon. Vous n'avez pas des idées justes de notre enfer.

--Il faut donc, reprit don Cléofas, que vous soyez Léviatan,
Belfegor ou Astaroth.--Oh! pour ces trois-là, ce sont des diables du
premier ordre. Ce sont des esprits de cour. Ils entrent dans les
conseils des princes, animent les ministres, forment des ligues,
excitent les soulèvements dans les états, et allument les flambeaux
de la guerre. Ce ne sont point là des maroufles, comme les premiers
que vous avez nommés.--Eh! dites-moi, je vous prie, répliqua
l'écolier, quelles sont les fonctions de Flagel?--Il est l'âme de la
chicane et l'esprit du barreau, répartit le démon. C'est lui qui a
composé le protocole des huissiers et des notaires. Il inspire les
plaideurs, possède les avocats et obsède les juges.

«Pour moi, j'ai d'autres occupations: je fais des mariages
ridicules: j'unis des barbons avec des mineures, des maîtres avec
leurs servantes, des filles mal dotées avec de tendres amants qui
n'ont point de fortune. C'est moi qui ai introduit dans le monde le
luxe, la débauche, les jeux de hasard et la chimie. Je suis
l'inventeur des carrousels, de la danse, de la musique, de la
comédie, et de toutes les modes nouvelles de France. En un mot, je
m'appelle Asmodée, surnommé le diable boiteux.

--Hé quoi! s'écria don Cléofas, vous seriez ce fameux Asmodée, dont
il est fait une si glorieuse mention dans Agrippa et dans la
Clavicule de Salomon? Ah! vraiment, vous ne m'avez pas dit tous vos
amusements. Vous avez oublié le meilleur. Je sais que vous vous
divertissez quelquefois à soulager les amants malheureux. A telles
enseignes que l'année passée, un bachelier de mes amis obtint, par
votre secours, dans la ville d'Alcala, les bonnes grâces de la femme
d'un docteur de l'université.--Cela est vrai, dit l'esprit; je vous
gardais celui-là pour le dernier. Je suis le démon de la luxure, ou,
pour parler plus honorablement, le dieu Cupidon; car les poëtes
m'ont donné ce joli nom, et ces messieurs me peignent fort
avantageusement. Ils disent que j'ai des ailes dorées, un bandeau
sur les yeux, un arc à la main, un carquois plein de flèches sur les
épaules, et avec cela une beauté ravissante. Vous allez voir tout à
l'heure ce qui en est, si vous voulez me mettre en liberté.

--Seigneur Asmodée, répliqua Léandro Perez, il y a longtemps, comme
vous savez, que je vous suis entièrement dévoué: le péril que je
viens de courir en peut faire foi. Je suis bien aise de trouver
l'occasion de vous servir; mais le vase qui vous recèle est sans
doute un vase enchanté. Je tenterais vainement de le déboucher ou de
le briser. Ainsi, je ne sais pas trop bien de quelle manière je
pourrai vous délivrer de prison. Je n'ai pas un grand usage de ces
sortes de délivrances; et, entre nous, si, tout fin diable que vous
êtes, vous ne sauriez vous tirer d'affaire, comment un chétif mortel
en pourra-t-il venir à bout?--Les hommes ont ce pouvoir, répondit le
démon. La fiole où je suis retenu n'est qu'une simple bouteille de
verre facile à briser. Vous n'avez qu'à la prendre et qu'à la jeter
par terre, j'apparaîtrai tout aussitôt en forme humaine.--Sur ce
pied-là, dit l'écolier, la chose est plus aisée que je ne pensais.
Apprenez-moi donc dans quelle fiole vous êtes; j'en vois un assez
grand nombre de pareilles, et je ne puis la démêler.--C'est la
quatrième du côté de la fenêtre, répliqua l'esprit. Quoique
l'empreinte d'un cachet magique soit sur le bouchon, la bouteille ne
laissera pas de se casser.

--Cela suffit, reprit don Cléofas. Je suis prêt à faire ce que vous
souhaitez; il n'y a plus qu'une petite difficulté qui m'arrête:
quand je vous aurai rendu le service dont il s'agit, je crains de
payer les pots cassés.--Il ne vous arrivera aucun malheur, répartit
le démon; au contraire, vous serez content de ma reconnaissance. Je
vous apprendrai tout ce que vous voudrez savoir; je vous instruirai
de tout ce qui se passe dans le monde; je vous découvrirai les
défauts des hommes; je serai votre démon tutélaire, et, plus éclairé
que le génie de Socrate, je prétends vous rendre encore plus savant
que ce grand philosophe. En un mot, je me donne à vous avec mes
bonnes et mauvaises qualités; elles ne vous seront pas moins utiles
les unes que les autres.

--Voilà de belles promesses, répliqua l'écolier; mais vous autres,
messieurs les diables, on vous accuse de n'être pas fort religieux à
tenir ce que vous nous promettez.--Cette accusation n'est pas sans
fondement, répartit Asmodée. La plupart de mes confrères ne se font
pas un scrupule de vous manquer de parole. Pour moi, outre que je ne
puis trop payer le service que j'attends de vous, je suis esclave de
mes serments, et je vous jure par tout ce qui les rend inviolables,
que je ne vous tromperai point. Comptez sur l'assurance que je vous
en donne; et ce qui doit vous être bien agréable, je m'offre à vous
venger, dès cette nuit, de dona Thomasa, de cette perfide dame qui
avait caché chez elle quatre scélérats pour vous surprendre et vous
forcer à l'épouser.»

Le jeune Zambullo fut particulièrement charmé de cette dernière
promesse. Pour en avancer l'accomplissement, il se hâta de prendre
la fiole où était l'esprit; et sans s'embarrasser davantage de ce
qu'il en pourrait arriver, il la laissa tomber rudement. Elle se
brisa en mille pièces, et inonda le plancher d'une liqueur noirâtre,
qui s'évapora peu à peu, et se convertit en une fumée, laquelle,
venant à se dissiper tout à coup, fit voir à l'écolier surpris une
figure d'homme en manteau, de la hauteur d'environ deux pieds et
demi, appuyée sur deux béquilles. Ce petit monstre boiteux avait des
jambes de bouc, le visage long, le menton pointu, le teint jaune et
noir, le nez fort écrasé; ses yeux, qui paraissaient très-petits,
ressemblaient à deux charbons allumés: sa bouche excessivement
fendue était surmontée de deux crocs de moustache rousse, et bordée
de deux lippes sans pareilles.

Ce gracieux Cupidon avait la tête enveloppée d'une espèce de turban
de crépon rouge, relevé d'un bouquet de plumes de coq et de paon. Il
portait au cou un large collet de toile jaune, sur lequel étaient
dessinés divers modèles de colliers et de pendants d'oreilles. Il
était revêtu d'une robe courte de satin blanc, ceinte par le milieu
d'une large bande de parchemin vierge, toute marquée de caractères
talismaniques. On voyait peints sur cette robe plusieurs corps à
l'usage des dames, très-avantageux pour la gorge; des écharpes, des
tabliers bigarrés et des coiffures nouvelles, toutes plus
extravagantes les unes que les autres.

Mais tout cela n'était rien en comparaison de son manteau, dont le
fond était aussi de satin blanc. Il y avait dessus une infinité de
figures peintes à l'encre de la Chine, avec une si grande liberté de
pinceau et des expressions si fortes, qu'on jugeait bien qu'il
fallait que le diable s'en fût mêlé. On y remarquait, d'un côté, une
dame espagnole, couverte de sa mante, qui agaçait un étranger à la
promenade; et de l'autre, une dame française qui étudiait dans un
miroir de nouveaux airs de visage, pour les essayer sur un jeune
abbé qui paraissait à la portière de sa chambre avec des mouches et
du rouge. Ici des cavaliers italiens chantaient et jouaient de la
guitare sous les balcons de leurs maîtresses; et là, des Allemands,
déboutonnés, tout en désordre, plus pris de vin et plus barbouillés
de tabac que des petits-maîtres français, entouraient une table
inondée des débris de leurs débauches. On apercevait dans un endroit
un seigneur musulman sortant du bain, et environné de toutes les
femmes de son sérail, qui s'empressaient à lui rendre leurs
services; on découvrait, dans un autre, un gentilhomme anglais qui
présentait galamment à sa dame une pipe et de la bière.

On y démêlait aussi des joueurs merveilleusement bien représentés:
les uns, animés d'une joie vive, remplissaient leurs chapeaux de
pièces d'or et d'argent, et les autres, ne jouant plus que sur leur
parole, lançaient au ciel des regards sacriléges, en mangeant leurs
cartes de désespoir. Enfin, l'on y voyait autant de choses curieuses
que sur l'admirable bouclier que le dieu Vulcain fit à la prière de
Thétis; mais il y avait cette différence entre les ouvrages de ces
deux boiteux, que les figures du bouclier n'avaient aucun rapport
aux exploits d'Achille, et qu'au contraire celles du manteau étaient
autant de vives images de tout ce qui se fait dans le monde par la
suggestion d'Asmodée.




CHAPITRE II

_Suite de la délivrance d'Asmodée._


Ce démon, s'apercevant que sa vue ne prévenait pas en sa faveur
l'écolier, lui dit en souriant: «Hé bien, seigneur don Cléofas
Léandro Perez Zambullo, vous voyez le charmant dieu des amours, ce
souverain maître des coeurs. Que vous semble de mon air et de ma
beauté? Les poëtes ne sont-ils pas d'excellents
peintres?--Franchement, répondit don Cléofas, ils sont un peu
flatteurs. Je crois que vous ne parûtes pas sous ces traits devant
Psyché.--Oh! pour cela non, répartit le diable. J'empruntai ceux
d'un petit marquis français pour me faire aimer brusquement. Il faut
bien couvrir le vice d'une apparence agréable, autrement il ne
plairait pas. Je prends toutes les formes que je veux, et j'aurais
pu me montrer à vos yeux sous un plus beau corps fantastique; mais
puisque je me suis donné tout à vous, et que j'ai dessein de ne vous
rien déguiser, j'ai voulu que vous me vissiez sous la figure la plus
convenable à l'opinion qu'on a de moi et de mes exercices.

--Je ne suis pas surpris, dit Léandro, que vous soyez un peu laid.
Pardonnez, s'il vous plaît, le terme; le commerce que nous allons
avoir ensemble demande de la franchise. Vos traits s'accordent fort
mal avec l'idée que j'avais de vous; mais apprenez-moi, de grâce,
pourquoi vous êtes boiteux?

--C'est, répondit le démon, pour avoir eu autrefois en France un
différend avec Pillardoc, le diable de l'intérêt. Il s'agissait de
savoir qui de nous deux posséderait un jeune manceau qui venait à
Paris chercher fortune. Comme c'était un excellent sujet, un garçon
qui avait de grands talents, nous nous en disputâmes vivement la
possession. Nous nous battîmes dans la moyenne région de l'air.
Pillardoc fut le plus fort, et me jeta sur la terre de la même façon
que Jupiter, à ce que disent les poëtes, culbuta Vulcain. La
conformité de ces aventures fut cause que mes camarades me
surnommèrent le diable boiteux. Ils me donnèrent en raillant ce
sobriquet, qui m'est resté depuis ce temps-là. Néanmoins, tout
estropié que je suis, je ne laisse pas d'aller bon train. Vous serez
témoin de mon agilité.

«Mais, ajouta-t-il, finissons cet entretien. Hâtons-nous de sortir
de ce galetas. Le magicien y va bientôt monter pour travailler à
l'immortalité d'une belle sylphide qui le vient trouver ici toutes
les nuits. S'il nous surprenait, il ne manquerait pas de me remettre
en bouteille, et il pourrait bien vous y mettre aussi. Jetons
auparavant par la fenêtre les morceaux de la fiole brisée, afin que
l'enchanteur ne s'aperçoive pas de mon élargissement.

--Quand il s'en apercevrait après notre départ, dit Zambullo, qu'en
arriverait-il?--Ce qu'il en arriverait? répondit le boiteux; il
paraît bien que vous n'avez pas lu le livre de la _contrainte_.
Quand j'irais me cacher aux extrémités de la terre ou de la région
qu'habitent les salamandres enflammés; quand je descendrais chez les
gnomes ou dans les plus profonds abîmes des mers, je n'y serais
point à couvert de son ressentiment. Il ferait des conjurations si
fortes, que tout l'enfer en tremblerait. J'aurais beau vouloir lui
désobéir, je serais obligé de paraître, malgré moi, devant lui, pour
subir la peine qu'il voudrait m'imposer.

--Cela étant, reprit l'écolier, je crains fort que notre liaison ne
soit pas de longue durée. Ce redoutable nécromancien découvrira
bientôt votre fuite.--C'est ce que je ne sais point, répliqua
l'esprit, parce que nous ne savons pas ce qui doit
arriver.--Comment, s'écria Léandro Perez, les démons ignorent
l'avenir?--Assurément, répartit le diable; les personnes qui se
fient à nous là-dessus sont de grandes dupes. C'est ce qui fait que
les devins et les devineresses disent tant de sottises et en font
tant faire aux femmes de qualité qui vont les consulter sur les
événements futurs. Nous ne savons que le passé et le présent.
J'ignore donc si le magicien s'apercevra bientôt de mon absence;
mais j'espère que non. Il y a plusieurs fioles semblables à celle où
j'étais enfermé: il ne soupçonnera pas qu'elle y manque. Je vous
dirai de plus que je suis dans son laboratoire comme un livre de
droit dans la bibliothèque d'un financier: il ne pense point à moi;
et quand il y penserait, il ne me fait jamais l'honneur de
m'entretenir, c'est le plus fier enchanteur que je connaisse. Depuis
le temps qu'il me tient prisonnier, il n'a pas daigné me parler une
seule fois.

--Quel homme! dit don Cléofas. Qu'avez-vous donc fait pour vous
attirer sa haine?--J'ai traversé un de ses desseins, répartit
Asmodée. Il y avait une place vacante dans certaine académie: il
prétendait qu'un de ses amis l'eût; je voulais la faire donner à un
autre. Le magicien fit un talisman composé des plus puissants
caractères, de la cabale; moi, je mis mon homme au service d'un
grand ministre, dont le nom l'emporta sur le talisman.»

Après avoir parlé de cette sorte, le démon ramassa toutes les pièces
de la fiole cassée, et les jeta par la fenêtre: «Seigneur Zambullo,
dit-il ensuite à l'écolier, sauvons-nous au plus vite: prenez le
bout de mon manteau et ne craignez rien.» Quelque périlleux que
parût ce parti à don Cléofas, il aima mieux l'accepter que de
demeurer exposé au ressentiment du magicien, et il s'accrocha le
mieux qu'il put au diable, qui l'emporta dans le moment.




CHAPITRE III

_Dans quel endroit le diable boiteux transporta l'écolier, et des
premières choses qu'il lui fit voir._


Asmodée n'avait pas vanté sans raison son agilité. Il fendit l'air
comme une flèche décochée avec violence, et s'alla percher sur la
tour de San-Salvador. Dès qu'il eût pris pied, il dit à son
compagnon: «Hé bien, seigneur Léandro, quand on dit d'une rude
voiture que c'est une voiture de diable, n'est-il pas vrai que cette
façon de parler est fausse?--Je viens d'en vérifier la fausseté,
répondit poliment Zambullo; je puis assurer que c'est une voiture
plus douce qu'une litière, et avec cela si diligente, qu'on n'a pas
le temps de s'ennuyer sur la route.

--Oh ça, reprit le démon, vous ne savez pas pourquoi je vous amène
ici? je prétends vous montrer tout ce qui se passe dans Madrid; et
comme je veux débuter par ce quartier-ci, je ne pouvais choisir un
endroit plus propre à l'exécution de mon dessein. Je vais par mon
pouvoir diabolique enlever les toits des maisons, et, malgré les
ténèbres de la nuit, le dedans va se découvrir à vos yeux.» A ces
mots, il ne fit simplement qu'étendre le bras droit, et aussitôt
tous les toits disparurent. Alors l'écolier vit comme en plein midi
l'intérieur des maisons, de même, dit Luis Velez de Guévara[7],
qu'on voit le dedans d'un pâté dont on vient d'ôter la croûte.

[Note 7: L'auteur du diable boiteux espagnol.]

Le spectacle était trop nouveau pour ne pas attirer son attention
toute entière. Il promena sa vue de toutes parts, et la diversité
des choses qui l'environnaient eut de quoi occuper longtemps sa
curiosité. «Seigneur don Cléofas, lui dit le diable, cette confusion
d'objets que vous regardez avec plaisir est, à la vérité, très
agréable à contempler; mais ce n'est qu'un amusement frivole. Il
faut que je vous le rende utile; et pour vous donner une parfaite
connaissance de la vie humaine, je veux vous expliquer ce que font
toutes ces personnes que vous voyez. Je vais vous découvrir les
motifs de leurs actions, et vous révéler jusqu'à leurs plus secrètes
pensées.

«Par où commencerons-nous? Observons d'abord dans cette maison, à
main droite, ce vieillard qui compte de l'or et de l'argent. C'est
un bourgeois avare. Son carrosse, qu'il a eu presque pour rien à
l'inventaire d'un _alcalde de corte_, est tiré par deux mauvaises
mules qui sont dans son écurie, et qu'il nourrit suivant la loi des
douze tables, c'est-à-dire qu'il leur donne tous les jours à chacune
une livre d'orge. Il les traite comme les Romains traitaient leurs
esclaves. Il y a deux ans qu'il est revenu des Indes, chargé d'une
grande quantité de lingots qu'il a changés en espèces. Admirez ce
vieux fou, avec quelle satisfaction il parcourt des yeux ses
richesses: il ne peut s'en rassasier. Mais prenez garde en même
temps à ce qui se passe dans une petite salle de la même maison. Y
remarquez-vous deux jeunes garçons avec une vieille femme?--Oui,
répondit Cléofas. Ce sont apparemment ses enfants.--Non, reprit le
diable, ce sont ses neveux qui doivent en hériter, et qui, dans
l'impatience où ils sont de partager ses dépouilles, ont fait venir
secrètement une sorcière, pour savoir d'elle quand il mourra.

«J'aperçois dans la maison voisine deux tableaux assez plaisants:
l'un est une coquette surannée qui se couche, après avoir laissé ses
cheveux, ses sourcils et ses dents sur sa toilette: l'autre un
galant sexagénaire qui revient de faire l'amour. Il a déjà ôté son
oeil et sa moustache postiches, avec sa perruque qui cachait une
tête chauve. Il attend que son valet lui ôte son bras et sa jambe de
bois, pour se mettre au lit avec le reste.

--Si je m'en fie à mes yeux, dit Zambullo, je vois dans cette maison
une grande et jeune fille faite à peindre. Qu'elle a l'air
mignon!--Hé bien, reprit le boiteux, cette jeune beauté qui vous
frappe est soeur aînée de ce galant qui va se coucher. On peut dire
qu'elle fait la paire avec la vieille coquette qui loge avec elle.
Sa taille, que vous admirez, est une machine qui a épuisé les
mécaniques. Sa gorge et ses hanches sont artificielles, et il n'y a
pas longtemps qu'étant allée au sermon, elle laissa tomber ses
fesses dans l'auditoire. Néanmoins, comme elle se donne un air de
mineure, il y a deux jeunes cavaliers qui se disputent ses bonnes
grâces. Ils en sont même venus aux mains pour elle. Les enragés! il
me semble que je vois deux chiens qui se battent pour un os.

«Riez avec moi de ce concert qui se fait assez près de là, dans une
maison bourgeoise, sur la fin d'un souper de famille. On y chante
des cantates. Un vieux jurisconsulte en a fait la musique, et les
paroles sont d'un _alguasil_[8] qui fait l'aimable, d'un fat qui
compose des vers pour son plaisir et pour le supplice des autres.
Une cornemuse et une épinette forment la symphonie. Un grand
flandrin de chantre à voix claire fait le dessus, et une jeune fille
qui a la voix fort grosse fait la basse.--O la plaisante chose!
s'écria don Cléofas en riant: quand on voudrait donner exprès un
concert ridicule, on n'y réussirait pas si bien.

[Note 8: Un alguasil est ce que sont en France les commissaires,
excepté qu'il porte l'épée.]

--Jetez les yeux sur cet hôtel magnifique, poursuivit le démon; vous
y verrez un seigneur couché dans un superbe appartement. Il a près
de lui une cassette remplie de billets doux. Il les lit pour
s'endormir voluptueusement, car ils sont d'une dame qu'il adore, et
qui lui fait faire tant de dépense, qu'il sera bientôt réduit à
solliciter une vice-royauté.

«Si tout repose dans cet hôtel, si tout y est tranquille, en
récompense on se donne bien du mouvement dans la maison prochaine à
main gauche. Y démêlez-vous une dame dans un lit de damas rouge?
c'est une personne de condition. C'est dona Fabula, qui vient
d'envoyer chercher une sage femme, et qui va donner un héritier au
vieux don Torribio son mari, que vous voyez auprès d'elle.
N'êtes-vous pas charmé du bon naturel de cet époux? Les cris de sa
chère moitié lui percent l'âme: il est pénétré de douleur; il
souffre autant qu'elle. Avec quel soin et quelle ardeur il
s'empresse à la secourir!--Effectivement, dit Léandro, voilà un
homme bien agité; mais j'en aperçois un autre qui paraît dormir d'un
profond sommeil dans la même maison, sans se soucier du succès de
l'affaire.--La chose doit pourtant l'intéresser, reprit le boiteux,
puisque c'est un domestique qui est la cause première des douleurs
de sa maîtresse.

«Regardez un peu au-delà, continua-t-il, et considérez dans une
salle basse cet hypocrite qui se frotte de vieux oing pour aller à
une assemblée de sorciers, qui se tient cette nuit entre
Saint-Sébastien et Fontarabie. Je vous y porterais tout à l'heure
pour vous donner cet agréable passe-temps, si je ne craignais d'être
reconnu du démon qui fait le bouc à cette cérémonie.

--Ce diable et vous, dit l'écolier, vous n'êtes donc pas bons
amis?--Non parbleu, reprit Asmodée. C'est ce même Pillardoc dont je
vous ai parlé. Ce coquin me trahirait: il ne manquerait pas
d'avertir de ma fuite mon magicien.--Vous avez eu peut-être encore
quelque démêlé avec ce Pillardoc.--Vous l'avez dit, reprit le démon:
il y a deux ans que nous eûmes ensemble un nouveau différend pour un
enfant de Paris qui songeait à s'établir. Nous prétendions tous deux
en disposer; il en voulait faire un commis, j'en voulais faire un
homme à bonnes fortunes; nos camarades en firent un mauvais moine
pour finir la dispute. Après cela on nous réconcilia; nous nous
embrassâmes, et depuis ce temps-là nous sommes ennemis mortels.

--Laissons là cette belle assemblée, dit don Cléofas; je ne suis
nullement curieux de m'y trouver; continuons plutôt d'examiner ce
qui se présente à notre vue. Que signifient ces étincelles de feu
qui sortent de cette cave?--C'est une des plus folles occupations
des hommes, répondit le diable. Ce personnage qui, dans cette cave,
est auprès de ce fourneau embrasé, est un souffleur. Le feu consume
peu à peu son riche patrimoine, et il ne trouvera jamais ce qu'il
cherche. Entre nous, la pierre philosophale n'est qu'une belle
chimère que j'ai moi-même forgée, pour me jouer de l'esprit humain,
qui veut passer les bornes qui lui ont été prescrites.

«Ce souffleur a pour voisin un bon apothicaire qui n'est pas encore
couché. Vous le voyez qui travaille dans sa boutique avec son épouse
surannée et son garçon. Savez-vous ce qu'ils font? le mari compose
une pilule prolifique pour un vieil avocat qui doit se marier
demain. Le garçon fait une tisane laxative, et la femme pile dans un
mortier des drogues astringentes.

--J'aperçois dans la maison qui fait face à celle de l'apothicaire,
dit Zambullo, un homme qui se lève et s'habille à la
hâte.--Malepeste! répondit l'esprit, c'est un médecin qu'on appelle
pour une affaire bien pressante. On vient le chercher de la part
d'un prélat qui, depuis une heure qu'il est au lit, a toussé deux ou
trois fois.

«Portez la vue au-delà sur la droite, et tâchez de découvrir dans un
grenier un homme qui se promène en chemise à la sombre clarté d'une
lampe.--J'y suis, s'écria l'écolier, à telles enseignes que je
ferais l'inventaire des meubles qui sont dans ce galetas. Il n'y a
qu'un grabat, un placet et une table, et les murs me paraissent tout
barbouillés de noir.--Le personnage qui loge si haut est un poëte,
reprit Asmodée; et ce qui vous paraît noir, ce sont des vers
tragiques de sa façon, dont il a tapissé sa chambre, étant obligé,
faute de papier, d'écrire ses poëmes sur le mur.

--A le voir s'agiter et se démener, comme il fait en se promenant,
dit don Cléofas, je juge qu'il compose quelque ouvrage
d'importance.--Vous n'avez pas tort d'avoir cette pensée, répliqua
le boiteux; il mit hier la dernière main a une tragédie intitulée:
_Le Déluge universel_. On ne saurait lui reprocher qu'il n'a point
observé l'unité de lieu, puisque toute l'action se passe dans
l'arche de Noé.

«Je vous assure que c'est une pièce excellente; toutes les bêtes y
parlent comme des docteurs. Il a dessein de la dédier; il y a six
heures qu'il travaille à l'épître dédicatoire; il en est à la
dernière phrase en ce moment; on peut dire que c'est un
chef-d'oeuvre que cette dédicace: toutes les vertus morales et
politiques, toutes les louanges qu'on peut donner à un homme
illustre par ses ancêtres et par lui-même, n'y sont point épargnées:
jamais auteur n'a tant prodigué l'encens.--A qui prétend-il adresser
un éloge si magnifique, reprit l'écolier?--Il n'en sait rien encore,
répartit le diable; il a laissé le nom en blanc. Il cherche quelque
riche seigneur qui soit plus libéral que ceux à qui il a déjà dédié
d'autres livres; mais les gens qui payent des épîtres dédicatoires
sont bien rares aujourd'hui; c'est un défaut dont les seigneurs se
sont corrigés; et par là ils ont rendu un grand service au public,
qui était accablé de pitoyables productions d'esprit, attendu que la
plupart des livres ne se faisaient autrefois que pour le produit des
dédicaces.

«A propos d'épîtres dédicatoires, ajouta le démon, il faut que je
vous rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour, ayant
permis qu'on lui dédiât un ouvrage, en voulut voir la dédicace avant
qu'on l'imprimât; et ne s'y trouvant pas assez bien louée à son gré,
elle prit la peine d'en composer une de sa façon, et de l'envoyer à
l'auteur pour la mettre à la tête de son ouvrage.

--Il me semble, s'écria Léandro, que voilà des voleurs qui
s'introduisent dans une maison par un balcon.--Vous ne vous trompez
point, dit Asmodée; ce sont des voleurs de nuit. Ils entrent chez un
banquier: suivons-les de l'oeil; voyons ce qu'ils feront. Ils
visitent le comptoir; ils fouillent partout; mais le banquier les a
prévenus; il partit hier pour la Hollande avec tout ce qu'il avait
d'argent dans ses coffres.

--Examinons, dit Zambullo, un autre voleur qui monte par une échelle
de soie à un balcon.--Celui-là n'est pas ce que vous pensez,
répondit le boiteux; c'est un marquis qui tente l'escalade pour se
couler dans la chambre d'une fille qui veut cesser de l'être. Il lui
a juré très-légèrement qu'il l'épousera, et elle n'a pas manqué de
se rendre à ses serments; car, dans le commerce de l'amour, les
marquis sont des négociants qui ont grand crédit sur la place.

--Je suis curieux, reprit l'écolier, d'apprendre ce que fait certain
homme que je vois en bonnet de nuit et en robe de chambre. Il écrit
avec application, et il y a près de lui une petite figure noire qui
lui conduit la main en écrivant.--L'homme qui écrit, répond le
diable, est un greffier qui, pour obliger un tuteur
très-reconnaissant, altère un arrêt rendu en faveur d'un pupille; et
la petite figure noire qui lui conduit la main est Griffaël, le
démon des greffiers.--Ce Griffaël, répliqua don Cléofas, n'occupe
donc cet emploi que par _intérim_? Puisque Flagel est l'esprit du
barreau, les greffes, ce me semble, doivent être de son
département?--Non, répartit Asmodée; les greffiers ont été jugés
dignes d'avoir leur diable particulier, et je vous jure qu'il a de
l'occupation de reste.

«Considérez dans une maison bourgeoise, auprès de celle du greffier,
une jeune dame qui occupe le premier appartement. C'est une veuve;
et l'homme que vous voyez avec elle est son oncle, qui loge au
second étage. Admirez la pudeur de cette veuve: elle ne veut pas
prendre sa chemise devant son oncle: elle passe dans un cabinet pour
se la faire mettre par un galant qu'elle y a caché.

«Il demeure chez le greffier un gros bachelier boiteux, de ses
parents, qui n'a pas son pareil au monde pour plaisanter. Volumnius,
si vanté par Cicéron pour les traits piquants et pleins de sel,
n'était pas un si fin railleur. Ce bachelier, nommé par excellence
dans Madrid le bachelier Donoso, est recherché de toutes les
personnes de la cour et de la ville qui donnent à manger; c'est à
qui l'aura. Il a un talent tout particulier pour réjouir les
convives; il fait les délices d'une table; aussi va-t-il tous les
jours dîner dans quelque bonne maison, d'où il ne revient qu'à deux
heures après minuit. Il est aujourd'hui chez le marquis d'Alcazinas,
où il n'est allé que par hasard.--Comment, par hasard, interrompit
Léandro?--Je vais m'expliquer plus clairement, répartit le diable.
Il y avait ce matin, sur le midi, à la porte du bachelier, cinq ou
six carrosses qui venaient le chercher de la part de différents
seigneurs. Il a fait monter leurs pages dans son appartement et leur
a dit, en prenant un jeu de cartes: «mes amis, comme je ne puis
contenter tous vos maîtres à la fois, et que je n'en veux point
préférer un aux autres, ces cartes en vont décider. J'irai dîner
chez le roi de trèfle.»

--Quel dessein, dit don Cléofas, peut avoir, de l'autre côté de la
rue, certain cavalier qui se tient assis sur le seuil d'une porte?
Attend-il qu'une soubrette vienne l'introduire dans la maison?--Non,
non, répondit Asmodée; c'est un jeune castillan qui file l'amour
parfait: il veut, par pure galanterie, à l'exemple des amants de
l'antiquité, passer la nuit à la porte de sa maîtresse. Il racle de
temps en temps une guitare en chantant des romances de sa
composition; mais son infante, couchée au second étage, pleure, en
l'écoutant, l'absence de son rival.

«Venons à ce bâtiment neuf qui contient deux corps de logis séparés:
l'un est occupé par le propriétaire, qui est ce vieux cavalier qui
tantôt se promène dans son appartement, et tantôt se laisse tomber
dans un fauteuil.--Je juge, dit Zambullo, qu'il roule dans sa tête
quelque grand projet. Qui est cet homme-là? Si l'on s'en rapporte à
la richesse qui brille dans sa maison, ce doit être un grand de la
première classe.--Ce n'est pourtant qu'un contador, répondit le
démon. Il a vieilli dans des emplois très-lucratifs; il a quatre
millions de bien. Comme il n'est pas sans inquiétude sur les moyens
dont il s'est servi pour les amasser, et qu'il se voit sur le point
d'aller rendre ses comptes dans l'autre monde, il est devenu
scrupuleux; il songe à bâtir un monastère; il se flatte qu'après une
si bonne oeuvre, il aura la conscience en repos. Il a déjà obtenu la
permission de fonder un couvent; mais il n'y veut mettre que des
religieux qui soient tout ensemble chastes, sobres et d'une extrême
humilité. Il est fort embarrassé sur le choix.

«Le second corps de logis est habité par une belle dame qui vient de
se baigner dans du lait, et de se mettre au lit tout à l'heure.
Cette voluptueuse personne est veuve d'un chevalier de
Saint-Jacques, qui ne lui a laissé pour tout bien qu'un beau nom;
mais heureusement elle a pour amis deux conseillers du conseil de
Castille, qui font à frais communs la dépense de la maison.

--Oh! oh! s'écria l'écolier, j'entends retentir l'air de cris et de
lamentations. Viendrait-il d'arriver quelque malheur?--Voici ce que
c'est, dit l'esprit: deux jeunes cavaliers jouaient ensemble aux
cartes dans ce tripot où vous voyez tant de lampes et de chandelles
allumées. Ils se sont échauffés sur un coup, ont mis l'épée à la
main, et se sont blessés tous deux mortellement: le plus âgé est
marié, et le plus jeune est fils unique; ils vont rendre l'âme. La
femme de l'un et le père de l'autre, avertis de ce funeste accident,
viennent d'arriver; ils remplissent de cris tout le voisinage.
«Malheureux enfant, dit le père, en apostrophant son fils qui ne
saurait l'entendre, combien de fois t'ai-je exhorté à renoncer au
jeu? Combien de fois t'ai-je prédit qu'il te coûterait la vie? Je
déclare que ce n'est pas ma faute si tu péris misérablement.» De son
côté, la femme se désespère; quoique son époux ait perdu au jeu tout
ce qu'elle lui a apporté en mariage; quoiqu'il ait vendu toutes les
pierreries qu'elle avait et jusqu'à ses habits, elle est
inconsolable de sa perte: elle maudit les cartes qui en sont la
cause; elle maudit celui qui les a inventées; elle maudit le tripot
et tous ceux qui l'habitent.

--Je plains fort les gens que la fureur du jeu possède, dit don
Cléofas; ils ont souvent l'esprit dans une horrible situation.
Grâces au ciel, je ne suis point entiché de ce vice-là.--Vous en
avez un autre qui le vaut bien, reprit le démon. Est-il plus
raisonnable, à votre avis, d'aimer les courtisanes, et n'avez-vous
pas couru risque ce soir d'être tué par des spadassins? J'admire
messieurs les hommes: leurs propres défauts leur paraissent des
minuties; au lieu qu'ils regardent ceux d'autrui avec un microscope.

«Il faut encore, ajouta-t-il, que je vous présente des images
tristes. Voyez dans une maison, à deux pas du tripot, ce gros homme
étendu sur un lit: c'est un malheureux chanoine qui vient de tomber
en apoplexie. Son neveu et sa petite nièce, bien loin de lui donner
du secours, le laissent mourir et se saisissent de ses meilleurs
effets, qu'ils vont porter chez des recéleurs; après quoi ils auront
tout le loisir de pleurer et de lamenter.

«Remarquez-vous près de là deux hommes que l'on ensevelit? Ce sont
deux frères; ils étaient malades de la même maladie, mais ils se
gouvernaient différemment; l'un avait une confiance aveugle en son
médecin, l'autre a voulu laisser agir la nature; ils sont morts tous
deux: celui-là, pour avoir pris tous les remèdes de son docteur;
celui-ci, pour n'avoir rien voulu prendre.--Cela est fort
embarrassant, dit Léandro. Eh! que faut-il donc que fasse un pauvre
malade?--C'est ce que je ne puis vous apprendre, répondit le diable;
je sais bien qu'il y a de bons remèdes, mais je ne sais s'il y a de
bons médecins.

«Changeons de spectacle, poursuivit-il; j'en ai de plus
divertissants à vous montrer. Entendez-vous dans la rue un
charivari? Une femme de soixante ans a épousé ce matin un cavalier
de dix-sept. Tous les rieurs du quartier se sont ameutés pour
célébrer ces noces par un concert bruyant de bassins, de poëles et
de chaudrons.--Vous m'avez dit, interrompit l'écolier, que c'était
vous qui faisiez les mariages ridicules; cependant vous n'avez point
de part à celui-là.--Non vraiment, répartit le boiteux, je n'avais
garde de le faire, puisque je n'étais pas libre; mais quand je
l'aurais été, je ne m'en serais pas mêlé. Cette femme est
scrupuleuse; elle ne s'est remariée que pour pouvoir goûter sans
remords des plaisirs qu'elle aime. Je ne forme point de pareilles
unions; je me plais bien davantage à troubler les consciences qu'à
les rendre tranquilles.

--Malgré le bruit de cette burlesque sérénade, dit Zambullo, un
autre, ce me semble, frappe mon oreille.--Celui que vous entendez,
en dépit du charivari, répondit le boiteux, part d'un cabaret où il
y a un gros capitaine flamand, un chantre français et un officier de
la garde allemande, qui chantent en _trio_. Ils sont à table depuis
huit heures du matin, et chacun d'eux s'imagine qu'il y va de
l'honneur de sa nation d'enivrer les deux autres.

«Arrêtez vos regards sur cette maison isolée, vis-à-vis celle du
chanoine; vous verrez trois fameuses Galiciennes qui font la
débauche avec trois hommes de la cour.--Ah! qu'elles me paraissent
jolies! s'écria don Cléofas; je ne m'étonne pas si les gens de
qualité les courent. Qu'elles font de caresses à ceux-là! il faut
qu'elles soient bien amoureuses d'eux!--Que vous êtes jeune!
répliqua l'esprit: vous ne connaissez guère ces sortes de dames;
elles ont le coeur encore plus fardé que le visage. Quelques
démonstrations qu'elles fassent, elles n'ont pas la moindre amitié
pour ces seigneurs: elles en ménagent un pour avoir sa protection,
et les deux autres pour en tirer des contrats de rente. Il en est de
même de toutes les coquettes. Les hommes ont beau se ruiner pour
elles, ils n'en sont pas plus aimés; au contraire, tout payeur est
traité comme un mari: c'est une règle que j'ai établie dans les
intrigues amoureuses; mais laissons ces seigneurs savourer des
plaisirs qu'ils achètent si cher, pendant que leurs valets, qui les
attendent dans la rue, se consolent dans la douce espérance de les
avoir _gratis_.

--Expliquez-moi, de grâce, interrompit Léandro Perez, un autre
tableau qui se présente à mes yeux. Tout le monde est encore sur
pied dans cette grande maison à gauche. D'où vient que les uns rient
à gorge déployée, et que les autres dansent? On y célébre quelque
fête apparemment?--Ce sont des noces, dit le boiteux; tous les
domestiques sont dans la joie; il n'y a pas trois jours que dans ce
même hôtel on était dans une extrême affliction. C'est une histoire
qu'il me prend envie de vous raconter: elle est un peu longue, à la
vérité; mais j'espère qu'elle ne vous ennuiera point.» En même temps
il la commença de cette sorte.




CHAPITRE IV

_Histoire des amours du comte de Belflor et de Léonor de Cespédes._


Le comte de Belflor, un des plus grands seigneurs de la cour, était
éperdument amoureux de la jeune Léonor de Cespédes. Il n'avait pas
dessein de l'épouser; la fille d'un simple gentilhomme ne lui
paraissait pas un parti assez considérable pour lui. Il ne se
proposait que d'en faire une maîtresse.

«Dans cette vue, il la suivait partout, et ne perdait pas une
occasion de lui faire connaître son amour par ses regards; mais il
ne pouvait lui parler ni lui écrire, parce qu'elle était
incessamment obsédée d'une duègne sévère et vigilante, appelée la
dame Marcelle. Il en était au désespoir, et, sentant irriter ses
désirs par les difficultés, il ne cessait de rêver aux moyens de
tromper l'argus qui gardait son Io.

«D'un autre côté, Léonor, qui s'était aperçue de l'attention que le
comte avait pour elle, n'avait pu se défendre d'en avoir pour lui;
et il se forma insensiblement dans son coeur une passion qui devint
enfin très-violente. Je ne la fortifiais pourtant pas par mes
tentations ordinaires, parce que le magicien qui me tenait alors
prisonnier m'avait interdit toutes mes fonctions; mais il suffisait
que la nature s'en mêlât. Elle n'est pas moins dangereuse que moi;
toute la différence qu'il y a entre nous, c'est qu'elle corrompt peu
à peu les coeurs, au lieu que je les séduis brusquement.

«Les choses étaient dans cette disposition, lorsque Léonor et son
éternelle gouvernante, allant un matin à l'église, rencontrèrent une
vieille femme qui tenait à la main un des plus gros chapelets qu'ait
fabriqués l'hypocrisie. Elle les aborda d'un air doux et riant, et,
adressant la parole à la duègne: «Le ciel vous conserve, lui
dit-elle; la sainte paix soit avec vous: permettez-moi de vous
demander si vous n'êtes pas la dame Marcelle, la chaste veuve du feu
seigneur Martin Rosette?» La gouvernante répondit que oui. «Je vous
rencontre donc fort à propos, lui dit la vieille, pour vous avertir
que j'ai au logis un vieux parent qui voudrait bien vous parler. Il
est arrivé de Flandres depuis peu de jours; il a connu
particulièrement, mais très-particulièrement, votre mari, et il a
des choses de la dernière conséquence à vous communiquer. Il aurait
été vous les dire chez vous, s'il ne fût pas tombé malade; mais le
pauvre homme est à l'extrémité; je demeure à deux pas d'ici. Prenez,
s'il vous plaît, la peine de me suivre.»

«La gouvernante, qui avait de l'esprit et de la prudence, craignant
de faire quelque fausse démarche, ne savait à quoi se résoudre; mais
la vieille devina le sujet de son embarras, et lui dit: «Ma chère
madame Marcelle, vous pouvez vous fier à moi en toute assurance. Je
me nomme la Chichona. Le licencié Marcos de Figueroa et le bachelier
Mira de Mesqua vous répondront de moi comme de leurs grands-mères.
Quand je vous propose de venir à ma maison, ce n'est que pour votre
bien. Mon parent veut vous restituer certaine somme que votre mari
lui a autrefois prêtée.» A ce mot de restitution, la dame Marcelle
prit son parti. «Allons, ma fille, dit-elle à Léonor, allons voir le
parent de cette bonne dame; c'est une action charitable que de
visiter les malades.»

«Elles arrivèrent bientôt au logis de la Chichona, qui les fit
entrer dans une salle basse, où elles trouvèrent un homme alité, qui
avait une barbe blanche, et qui, s'il n'était pas fort malade,
paraissait du moins l'être. «Tenez, cousin, lui dit la vieille en
lui présentant la gouvernante, voici cette sage dame Marcelle à qui
vous souhaitez de parler, la veuve du feu seigneur Martin Rosette,
votre ami.» A ces paroles, le vieillard, soulevant un peu la tête,
salua la duègne, lui fit signe de s'approcher, et, lorsqu'elle fut
près de son lit, lui dit d'une voix faible: «Ma chère madame
Marcelle, je rends grâces au ciel de m'avoir laissé vivre jusqu'à ce
moment; c'était l'unique chose que je désirais: je craignais de
mourir sans avoir la satisfaction de vous voir, et de vous remettre
en main propre cent ducats que feu votre époux, mon intime ami, me
prêta pour me tirer d'une affaire d'honneur que j'eus autrefois à
Bruges. Ne vous a-t-il jamais entretenu de cette aventure?

--Hélas! non, répondit la dame Marcelle, il ne m'en a point parlé:
devant Dieu soit son âme! il était si généreux, qu'il oubliait les
services qu'il avait rendus à ses amis; et, bien loin de ressembler
à ces fanfarons qui se vantent du bien qu'ils n'ont pas fait, il ne
m'a jamais dit qu'il eût obligé personne.--Il avait l'âme belle
assurément, répliqua le vieillard, j'en dois être plus persuadé
qu'un autre; et pour vous le prouver, il faut que je vous raconte
l'affaire dont je suis heureusement sorti par son secours; mais
comme j'ai des choses à dire qui sont de la dernière importance pour
la mémoire du défunt, je serais bien aise de ne les révéler qu'à sa
discrète veuve.

--Hé bien, dit alors la Chichona, vous n'avez qu'à lui faire ce
récit en particulier: pendant ce temps-là nous allons passer dans
mon cabinet, cette jeune dame et moi.» En achevant ces paroles, elle
laissa la duègne avec le malade, et entraîna Léonor dans une autre
chambre, où, sans chercher de détours, elle lui dit: «Belle Léonor,
les moments sont trop précieux pour les mal employer. Vous
connaissez de vue le comte de Belflor: il y a longtemps qu'il vous
aime et qu'il meurt d'envie de vous le dire; mais la vigilance et la
sévérité de votre gouvernante ne lui ont pas permis, jusqu'ici,
d'avoir ce plaisir. Dans son désespoir, il a eu recours à mon
industrie; je l'ai mise en usage pour lui. Ce vieillard que vous
venez de voir est un jeune valet de chambre du comte, et tout ce que
j'ai fait n'est qu'une ruse que nous avons concertée pour tromper
votre gouvernante et vous attirer ici.»

«Comme elle achevait ces mots, le comte, qui était caché derrière
une tapisserie, se montra, et, courant se jeter aux pieds de Léonor:
«Madame, lui dit-il, pardonnez ce stratagème à un amant qui ne
pouvait plus vivre sans vous parler. Si cette obligeante personne
n'eût pas trouvé moyen de me procurer cet avantage, j'allais
m'abandonner à mon désespoir.» Ces paroles, prononcées d'un air
touchant par un homme qui ne déplaisait pas, troublèrent Léonor.
Elle demeura quelque temps incertaine de la réponse qu'elle y devait
faire; mais enfin, s'étant remise de son trouble, elle regarda
fièrement le comte, et lui dit: «Vous croyez peut-être avoir
beaucoup d'obligation à cette officieuse dame qui vous a si bien
servi; mais apprenez que vous tirerez peu de fruit du service
qu'elle vous a rendu.»

«En parlant ainsi, elle fit quelques pas pour rentrer dans la salle.
Le comte l'arrêta: «Demeurez, dit-il, adorable Léonor; daignez un
moment m'entendre. Ma passion est si pure qu'elle ne doit point vous
alarmer. Vous avez sujet, je l'avoue, de vous révolter contre
l'artifice dont je me sers pour vous entretenir; mais n'ai-je pas
jusqu'à ce jour inutilement essayé de vous parler? il y a six mois
que je vous suis aux églises, à la promenade, aux spectacles. Je
cherche en vain partout l'occasion de vous dire que vous m'avez
charmé. Votre cruelle, votre impitoyable gouvernante a toujours su
tromper mes désirs. Hélas! au lieu de me faire un crime d'un
stratagème que j'ai été forcé d'employer, plaignez-moi, belle
Léonor, d'avoir souffert tous les tourments d'une si longue attente,
et jugez par vos charmes des peines mortelles qu'elle a dû me
causer.»

«Belflor ne manqua pas d'assaisonner ce discours de tous les airs de
persuasion que les jolis hommes savent si heureusement mettre en
pratique; il laissa couler quelques larmes. Léonor en fut émue; il
commença, malgré elle, à s'élever dans son coeur des mouvements de
tendresse et de pitié. Mais, loin de céder à sa faiblesse, plus elle
se sentait attendrir, plus elle marquait d'empressement à vouloir se
retirer. «Comte! s'écria-t-elle, tous vos discours sont inutiles. Je
ne veux point vous écouter; ne me retenez pas davantage; laissez-moi
sortir d'une maison où ma vertu est alarmée, ou bien je vais par mes
cris attirer ici tout le voisinage, et rendre votre audace
publique.» Elle dit cela d'un ton si ferme, que la Chichona, qui
avait de grandes mesures à garder avec la justice, pria le comte de
ne pas pousser les choses plus loin. Il cessa de s'opposer au
dessein de Léonor. Elle se débarrassa de ses mains, et, ce qui
jusqu'alors n'était arrivé à aucune fille, elle sortit de ce cabinet
comme elle y était entrée.

«Elle rejoignit promptement sa gouvernante. Venez, ma bonne, lui
dit-elle, quittez ce frivole entretien: on nous trompe; sortons de
cette dangereuse maison.--Qu'y a-t-il, ma fille, répondit avec
étonnement la dame Marcelle? quelle raison vous oblige à vouloir
vous retirer si brusquement?--Je vous en instruirai, répartit
Léonor. Fuyons; chaque instant que je m'arrête ici me cause une
nouvelle peine.» Quelque envie qu'eût la duègne de savoir le sujet
d'une si brusque sortie, elle ne put s'en éclaircir sur-le-champ; il
lui fallut céder aux instances de Léonor. Elles sortirent toutes
deux avec précipitation, laissant la Chichona, le comte et son valet
de chambre aussi déconcertés tous trois que des comédiens qui
viennent de représenter une pièce que le parterre a mal reçue.

«Dès que Léonor se vit dans la rue, elle se mit à raconter avec
beaucoup d'agitation à sa gouvernante tout ce qui s'était passé dans
le cabinet de la Chichona. La dame Marcelle l'écouta fort
attentivement, et lorsqu'elles furent arrivées au logis: «Je vous
avoue, ma fille, lui dit-elle, que je suis extrêmement mortifiée de
ce que vous venez de m'apprendre. Comment ai-je pu être la dupe de
cette vieille femme? J'ai fait d'abord difficulté de la suivre. Que
n'ai-je continué? je devais me défier de son air doux et honnête;
j'ai fait une sottise qui n'est pas pardonnable à une personne de
mon expérience. Ah! que ne m'avez-vous découvert chez elle cet
artifice! je l'aurais dévisagée, j'aurais accablé d'injures le comte
de Belflor, et arraché la barbe au faux vieillard qui me contait des
fables. Mais je vais retourner sur mes pas porter l'argent que j'ai
reçu comme une véritable restitution; et si je les retrouve
ensemble, ils ne perdront rien pour avoir attendu.» En achevant ces
mots, elle reprit sa mante qu'elle avait quittée, et sortit pour
aller chez la Chichona.

«Le comte y était encore; il se désespérait du mauvais succès de son
stratagème. Un autre en sa place aurait abandonné la partie; mais il
ne se rebuta point. Avec mille bonnes qualités, il en avait une peu
louable: c'était de se laisser trop entraîner au penchant qu'il
avait à l'amour. Quand il aimait une dame, il était trop ardent à la
poursuite de ses faveurs; et quoique naturellement honnête homme, il
était alors capable de violer les droits les plus sacrés pour
obtenir l'accomplissement de ses désirs. Il fit réflexion qu'il ne
pourrait parvenir au but qu'il se proposait sans le secours de la
dame Marcelle, et il résolut de ne rien épargner pour la mettre dans
ses intérêts. Il jugea que cette duègne, toute sévère qu'elle
paraissait, ne serait point à l'épreuve d'un présent considérable,
et il n'avait pas tort de faire un pareil jugement. S'il y a des
gouvernantes fidèles, c'est que les galants ne sont pas assez riches
ou assez libéraux.

«D'abord que la dame Marcelle fut arrivée, et qu'elle aperçut les
trois personnes à qui elle en voulait, il lui prit une fureur de
langue; elle dit un million d'injures au comte et à la Chichona, et
fit voler la restitution à la tête du valet de chambre. Le comte
essuya patiemment cet orage; et, se mettant à genoux devant la
duègne, pour rendre la scène plus touchante, il la pressa de
reprendre la bourse qu'elle avait jetée, et lui offrit mille
pistoles de surcroît, en la conjurant d'avoir pitié de lui. Elle
n'avait jamais vu solliciter si puissamment sa compassion; aussi ne
fut-elle pas inexorable; elle eut bientôt quitté les invectives, et,
comparant en elle-même la somme proposée avec la médiocre récompense
qu'elle attendait de don Luis de Cespédes, elle trouva qu'il y avait
plus de profit à écarter Léonor de son devoir qu'à l'y maintenir.
C'est pourquoi, après quelques façons, elle reprit la bourse,
accepta l'offre des mille pistoles, promit de servir l'amour du
comte, et s'en alla sur-le-champ travailler à l'exécution de sa
promesse.

«Comme elle connaissait Léonor pour une fille vertueuse, elle se
garda bien de lui donner lieu de soupçonner son intelligence avec le
comte, de peur qu'elle n'en avertît don Luis son père; et, voulant
la perdre adroitement, voici de quelle manière elle lui parla à son
retour. «Léonor, je viens de satisfaire mon esprit irrité; j'ai
retrouvé nos trois fourbes; ils étaient encore tout étourdis de
votre courageuse retraite. J'ai menacé la Chichona du ressentiment
de votre père et de la rigueur de la justice, et j'ai dit au comte
de Belflor toutes les injures que la colère a pu me suggérer.
J'espère que ce seigneur ne formera plus de pareils attentats, et
que ses galanteries cesseront désormais d'occuper ma vigilance. Je
rends grâce au ciel que vous ayez, par votre fermeté, évité le piége
qu'il vous avait tendu; j'en pleure de joie. Je suis ravie qu'il
n'ait tiré aucun avantage de son artifice; car les grands seigneurs
se font un jeu de séduire de jeunes personnes. La plupart même de
ceux qui se piquent le plus de probité ne s'en font pas le moindre
scrupule, comme si ce n'était pas une mauvaise action que de
déshonorer des familles. Je ne dis pas absolument que le comte soit
de ce caractère, ni qu'il ait envie de vous tromper: il ne faut pas
toujours juger mal de son prochain; peut-être a-t-il des vues
légitimes. Quoiqu'il soit d'un rang à prétendre aux premiers partis
de la cour, votre beauté peut lui avoir fait prendre la résolution
de vous épouser. Je me souviens même que, dans les réponses qu'il a
faites à mes reproches, il m'a laissé entrevoir cela.

--Que dites-vous, ma bonne? interrompit Léonor; s'il avait formé ce
dessein, il m'aurait déjà demandée à mon père, qui ne me refuserait
point à un homme de sa condition.--Ce que vous dites est juste,
reprit la gouvernante; j'entre dans ce sentiment; la démarche du
comte est suspecte, ou plutôt ses intentions ne sauraient être
bonnes; peu s'en faut que je ne retourne encore sur mes pas pour lui
dire de nouvelles injures.--Non, ma bonne, répartit Léonor; il vaut
mieux oublier ce qui s'est passé, et nous venger par le mépris.--Il
est vrai, dit la dame Marcelle, je crois que c'est le meilleur
parti; vous êtes plus raisonnable que moi; mais, d'un autre côté, ne
jugerions-nous point mal des sentiments du comte? que savons-nous
s'il n'en use pas ainsi par délicatesse? avant que d'obtenir l'aveu
d'un père, il veut peut-être vous rendre de longs services, mériter
de vous plaire, s'assurer de votre coeur, afin que votre union ait
plus de charmes. Si cela était, ma fille, serait-ce un grand crime
que de l'écouter? Découvrez-moi votre pensée; ma tendresse vous est
connue; vous sentez-vous de l'inclination pour le comte, ou
auriez-vous de la répugnance à l'épouser?»

«A cette malicieuse question, la trop sincère Léonor baissa les yeux
en rougissant, et avoua qu'elle n'avait nul éloignement pour lui;
mais comme sa modestie l'empêchait de s'expliquer plus ouvertement,
la duègne la pressa de nouveau de ne lui rien déguiser. Enfin elle
se rendit aux affectueuses démonstrations de la gouvernante. «Ma
bonne, lui dit-elle, puisque vous voulez que je vous parle
confidemment, apprenez que Belflor m'a paru digne d'être aimé. Je
l'ai trouvé si bien fait, et j'en ai ouï parler si avantageusement,
que je n'ai pu me défendre d'être sensible à ses galanteries.
L'attention infatigable que vous avez à les traverser m'a souvent
fait beaucoup de peine, et je vous avouerai qu'en secret je l'ai
plaint quelquefois, et dédommagé par mes soupirs des maux que votre
vigilance lui a fait souffrir. Je vous dirai même qu'en ce moment,
au lieu de le haïr, après son action téméraire, mon coeur, malgré
moi, l'excuse, et rejette sa faute sur votre sévérité.

--Ma fille, reprit la gouvernante, puisque vous me donnez lieu de
croire que sa recherche vous serait agréable, je veux vous ménager
cet amant.--Je suis très-sensible, répartit Léonor en
s'attendrissant, au service que vous me voulez rendre. Quand le
comte ne tiendrait pas un des premiers rangs à la cour, quand il ne
serait qu'un simple cavalier, je le préférerais à tous les autres
hommes; mais ne nous flattons point: Belflor est un grand seigneur,
destiné sans doute pour une des plus riches héritières de la
monarchie. N'attendons pas qu'il se borne à la fille de don Luis,
qui n'a qu'une fortune médiocre à lui offrir. Non, non,
ajouta-t-elle, il n'a pas pour moi des sentiments si favorables: il
ne me regarde pas comme une personne qui mérite de porter son nom;
il ne cherche qu'à m'offenser.

--Eh! pourquoi, dit la duègne, voulez-vous qu'il ne vous aime pas
assez pour vous épouser? L'amour fait tous les jours de plus grands
miracles. Il semble, à vous entendre, que le ciel ait mis entre le
comte et vous une distance infinie. Faites-vous plus de justice,
Léonor: il ne s'abaissera point en unissant sa destinée à la vôtre;
vous êtes d'une ancienne noblesse, et votre alliance ne saurait le
faire rougir. Puisque vous avez du penchant pour lui,
continua-t-elle, il faut que je lui parle; je veux approfondir ses
vues, et si elles sont telles qu'elles doivent être, je le flatterai
de quelque espérance.--Gardez-vous-en bien, s'écria Léonor; je ne
suis point d'avis que vous l'alliez chercher; s'il me soupçonnait
d'avoir quelque part à cette démarche, il cesserait de
m'estimer.--Oh! je suis plus adroite que vous ne pensez, répliqua la
dame Marcelle; je commencerai par lui reprocher d'avoir eu dessein
de vous séduire. Il ne manquera pas de vouloir se justifier; je
l'écouterai; je le verrai venir. Enfin, ma fille, laissez-moi faire,
je ménagerai votre honneur comme le mien.»

«La duègne sortit à l'entrée de la nuit. Elle trouva Belflor aux
environs de la maison de don Luis. Elle lui rendit compte de
l'entretien qu'elle avait eu avec sa maîtresse, et n'oublia pas de
lui vanter avec quelle adresse elle avait découvert qu'il en était
aimé. Rien ne pouvait être plus agréable au comte que cette
découverte; aussi en remercia-t-il la dame Marcelle dans les termes
les plus vifs; c'est-à-dire qu'il promit de lui livrer dès le
lendemain les mille pistoles, et il se répondit à lui-même du succès
de son entreprise, parce qu'il savait bien qu'une fille prévenue est
à moitié séduite. Après cela, s'étant séparés fort satisfaits l'un
de l'autre, la duègne retourna au logis.

«Léonor, qui l'attendait avec inquiétude, lui demanda ce qu'elle
avait à lui annoncer. «La meilleure nouvelle que vous puissiez
apprendre, lui répondit la gouvernante: j'ai vu le comte. Je vous le
disais bien, ma fille, ses intentions ne sont pas criminelles; il
n'a point d'autre but que de se marier avec vous; il me l'a juré par
tout ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes. Je ne me suis pas
rendue à cela, comme vous pouvez penser. «Si vous êtes dans cette
disposition, lui ai-je dit, pourquoi ne faites-vous pas auprès de
don Luis la démarche ordinaire?--Ah! ma chère Marcelle, m'a-t-il
répondu, sans paraître embarrassé de cette demande,
approuveriez-vous que, sans savoir de quel oeil me regarde Léonor,
et ne suivant que les transports d'un aveugle amour, j'allasse
tyranniquement l'obtenir de son père? Non, son repos m'est plus cher
que mes désirs, et je suis trop honnête homme pour m'exposer à faire
son malheur.»

«Pendant qu'il parlait de la sorte, continua la duègne, je
l'observais avec une extrême attention, et j'employais mon
expérience à démêler dans ses yeux s'il était effectivement épris de
tout l'amour qu'il m'exprimait. Que vous dirai-je? il m'a paru
pénétré d'une véritable passion; j'en ai senti une joie que j'ai
bien eu de la peine à lui cacher; néanmoins, lorsque j'ai été
persuadée de sa sincérité, j'ai cru que, pour vous assurer un amant
de cette importance, il était à propos de lui laisser entrevoir vos
sentiments. «Seigneur, lui ai-je dit, Léonor n'a point d'aversion
pour vous; je sais qu'elle vous estime, et, autant que j'en puis
juger, son coeur ne gémira pas de votre recherche.--Grand Dieu!
s'est-il alors écrié tout transporté de joie, qu'entends-je! Est-il
possible que la charmante Léonor soit dans une disposition si
favorable pour moi? Que ne vous dois-je point, obligeante Marcelle,
de m'avoir tiré d'une si longue incertitude? je suis d'autant plus
ravi de cette nouvelle, que c'est vous qui me l'annoncez; vous qui,
toujours révoltée contre ma tendresse, m'avez tant fait souffrir de
maux; mais achevez mon bonheur, ma chère Marcelle, faites-moi parler
à la divine Léonor; je veux lui donner ma foi, et lui jurer devant
vous que je ne serai jamais qu'à elle.»

«A ce discours, poursuivit la gouvernante, il en a ajouté d'autres
encore plus touchants. Enfin, ma fille, il m'a priée d'une manière
si pressante de lui procurer un entretien secret avec vous, que je
n'ai pu me défendre de le lui promettre.--Eh! pourquoi lui avez-vous
fait cette promesse? s'écria Léonor avec quelque émotion; une fille
sage, vous me l'avez dit cent fois, doit absolument éviter ces
conversations, qui ne sauraient être que dangereuses.--Je demeure
d'accord de vous l'avoir dit, répliqua la duègne, et c'est une
très-bonne maxime; mais il vous est permis de ne la pas suivre dans
cette occasion, puisque vous pouvez regarder le comte comme votre
mari.--Il ne l'est point encore, répartit Léonor, et je ne le dois
pas voir que mon père n'ait agréé sa recherche.»

«La dame Marcelle, en ce moment, se repentit d'avoir si bien élevé
une fille dont elle avait tant de peine à vaincre la retenue.
Voulant toutefois en venir à bout à quelque prix que ce fût: «Ma
chère Léonor, reprit-elle, je m'applaudis de vous voir si réservée.
Heureux fruit de mes soins! vous avez mis à profit toutes les leçons
que je vous ai données. Je suis charmée de mon ouvrage; mais, ma
fille, vous avez enchéri sur ce que je vous ai enseigné. Vous outrez
ma morale; je trouve votre vertu un peu trop sauvage. De quelque
sévérité que je me pique, je n'approuve point une farouche sagesse
qui s'arme indifféremment contre le crime et l'innocence. Une fille
ne cesse pas d'être vertueuse pour écouter un amant, quand elle
connaît la pureté de ses désirs, et alors elle n'est pas plus
criminelle de répondre à sa passion que d'y être sensible.
Reposez-vous sur moi, Léonor; j'ai trop d'expérience et je suis trop
dans vos intérêts pour vous faire faire un pas qui puisse vous
nuire.

«--Eh! dans quel lieu voulez-vous que je parle au comte? dit
Léonor.--Dans votre appartement, répartit la duègne; c'est l'endroit
le plus sûr. Je l'introduirai ici demain pendant la nuit.--Vous n'y
pensez pas, ma bonne, répliqua Léonor; quoi! je souffrirai qu'un
homme....--Oui, vous le souffrirez, interrompit la gouvernante; ce
n'est pas une chose si extraordinaire que vous vous l'imaginez. Cela
arrive tous les jours, et plût au ciel que toutes les filles qui
reçoivent de pareilles visites eussent des intentions aussi bonnes
que les vôtres! D'ailleurs, qu'avez-vous à craindre? ne serai-je pas
avec vous?--Si mon père venait nous surprendre? reprit
Léonor.--Soyez en repos là-dessus, répartit la dame Marcelle. «Votre
père a l'esprit tranquille sur votre conduite; il connaît ma
fidélité; il a une entière confiance en moi.» Léonor, si vivement
poussée par la duègne, et pressée en secret par son amour, ne put
résister plus longtemps; elle consentit à ce qu'on lui proposait.

«Le comte en fut bientôt informé. Il en eut tant de joie, qu'il
donna sur-le-champ à son agente cinq cents pistoles, avec une bague
de pareille valeur. La dame Marcelle, voyant qu'il tenait si bien sa
parole, ne voulut pas être moins exacte à tenir la sienne. Dès la
nuit suivante, quand elle jugea que tout le monde reposait au logis,
elle attacha à un balcon une échelle de soie que le comte lui avait
donnée, et fit entrer par là ce seigneur dans l'appartement de sa
maîtresse.

«Cependant cette jeune personne s'abandonnait à des réflexions qui
l'agitaient vivement. Quelque penchant qu'elle eût pour Belflor, et
malgré tout ce que pouvait lui dire sa gouvernante, elle se
reprochait d'avoir eu la facilité de consentir à une visite qui
blessait son devoir. La pureté de ses intentions ne la rassurait
point. Recevoir la nuit dans sa chambre un homme qui n'avait pas
l'aveu de son père, et dont elle ignorait même les véritables
sentiments, lui paraissait une démarche non-seulement criminelle,
mais digne encore des mépris de son amant. Cette dernière pensée
faisait sa plus grande peine, et elle en était fort occupée lorsque
le comte entra.

«Il se jeta d'abord à ses genoux, pour la remercier de la faveur
qu'elle lui faisait. Il parut pénétré d'amour et de reconnaissance,
et il l'assura qu'il était dans le dessein de l'épouser; néanmoins,
comme il ne s'étendait pas là-dessus autant qu'elle l'aurait
souhaité: «Comte, lui dit-elle, je veux bien croire que vous n'avez
pas d'autres vues que celles-là; mais, quelques assurances que vous
m'en puissiez donner, elles me seront toujours suspectes, jusqu'à ce
qu'elles soient autorisées du consentement de mon père.--Madame,
répondit Belflor, il y a longtemps que je l'aurais demandé, si je
n'eusse pas craint de l'obtenir aux dépens de votre repos.--Je ne
vous reproche point de n'avoir pas encore fait cette démarche,
reprit Léonor: j'approuve même sur cela votre délicatesse; mais rien
ne vous retient plus, et il faut que vous parliez au plus tôt à don
Luis, ou bien résolvez-vous à ne me revoir jamais.

«--Hé! pourquoi, répliqua-t-il, ne vous verrais-je plus, belle
Léonor? Que vous êtes peu sensible aux douceurs de l'amour! Si vous
saviez aussi bien aimer que moi, vous vous feriez un plaisir de
recevoir secrètement mes soins, et d'en dérober, du moins pour
quelque temps, la connaissance à votre père. Que ce commerce
mystérieux a de charmes pour deux coeurs étroitement liés!--Il en
pourrait avoir pour vous, dit Léonor; mais il n'aurait pour moi que
des peines. Ce raffinement de tendresse ne convient point à une
fille qui a de la vertu. Ne me vantez plus les délices de ce
commerce coupable. Si vous m'estimiez, vous ne me l'auriez pas
proposé; et si vos intentions sont telles que vous voulez me le
persuader, vous devez au fond de votre âme me reprocher de ne m'en
être pas offensée. Mais, hélas! ajouta-t-elle, en laissant échapper
quelques pleurs, c'est à ma seule faiblesse que je dois imputer cet
outrage; je m'en suis rendue digne en faisant ce que je fais pour
vous.

«--Adorable Léonor, s'écria le comte, c'est vous qui me faites une
mortelle injure! votre vertu trop scrupuleuse prend de fausses
alarmes. Quoi! parce que j'ai été assez heureux pour vous rendre
favorable à mon amour, vous craignez que je ne cesse de vous
estimer? quelle injustice! non, Madame, je connais tout le prix de
vos bontés: elles ne peuvent vous ôter mon estime, et je suis prêt à
faire ce que vous exigez de moi. Je parlerai dès demain au seigneur
don Luis; je ferai tout mon possible pour qu'il consente à mon
bonheur; mais, je ne vous le cèle point, j'y vois peu
d'apparence.--Que dites-vous! reprit Léonor avec une extrême
surprise; mon père pourra-t-il ne pas agréer la recherche d'un homme
qui tient le rang que vous tenez à la cour?

«--Eh! c'est ce même rang, répartit Belflor, qui me fait craindre
ses refus. Ce discours vous surprend: vous allez cesser de vous
étonner.

«Il y a quelques jours, poursuivit-il, que le roi me déclara qu'il
voulait me marier. Il ne m'a point nommé la dame qu'il me destine;
il m'a seulement fait comprendre que c'est un des premiers partis de
la cour, et qu'il a ce mariage fort à coeur. Comme j'ignorais quels
pouvaient être vos sentiments pour moi, car vous savez bien que
votre rigueur ne m'a pas permis jusqu'ici de les démêler, je ne lui
ai laissé voir aucune répugnance à suivre ses volontés. Après cela
jugez, Madame, si don Luis voudra se mettre au hasard de s'attirer
la colère du roi en m'acceptant pour gendre.

«--Non, sans doute, dit Léonor; je connais mon père. Quelque
avantageuse que soit pour lui votre alliance, il aimera mieux y
renoncer que de s'exposer à déplaire au roi. Mais quand mon père ne
s'opposerait point à notre union, nous n'en serions pas plus
heureux; car, enfin, comte, comment pourriez-vous me donner une main
que le roi veut engager ailleurs?--Madame, répondit Belflor, je vous
avouerai de bonne foi que je suis dans un assez grand embarras de ce
côté-là. J'espère néanmoins qu'en tenant une conduite délicate avec
le roi, je ménagerai si bien son esprit, et l'amitié qu'il a pour
moi, que je trouverai moyen d'éviter le malheur qui me menace. Vous
pourriez même, belle Léonor, m'aider en cela, si vous me jugiez
digne de m'attacher à vous.--Eh! de quelle manière, dit-elle,
puis-je contribuer à rompre le mariage que le roi vous a
proposé?--Ah! Madame, répliqua-t-il d'un air passionné, si vous
vouliez recevoir ma foi, je saurais bien me conserver à vous sans
que ce prince m'en pût savoir mauvais gré.

«Permettez, charmante Léonor, ajouta-t-il en se jetant à ses genoux,
permettez que je vous épouse en présence de la dame Marcelle; c'est
un témoin qui répondra de la sainteté de notre engagement. Par là,
je me déroberai sans peine aux tristes noeuds dont on veut me lier;
car si après cela le roi me presse d'accepter la dame qu'il me
destine, je me jetterai aux pieds de ce monarque: je lui dirai que
je vous aimais depuis longtemps, et que je vous ai secrètement
épousée. Quelque envie qu'il puisse avoir de me marier avec une
autre, il est trop bon pour vouloir m'arracher à ce que j'adore, et
trop juste pour faire cet affront à votre famille.

«Que pensez-vous, sage Marcelle, ajouta-t-il en se tournant vers la
gouvernante, que pensez-vous de ce projet que l'amour vient de
m'inspirer?--J'en suis charmée, dit la dame Marcelle; il faut avouer
que l'amour est bien ingénieux!--Et vous, adorable Léonor, reprit le
comte, qu'en dites-vous? votre esprit, toujours armé de défiance,
refusera-t-il de l'approuver?--Non, répondit Léonor, pourvu que vous
y fassiez entrer mon père; je ne doute pas qu'il n'y souscrive, dès
que vous l'en aurez instruit.

«--Il faut bien se garder de lui faire cette confidence, interrompit
en cet endroit l'abominable duègne; vous ne connaissez pas le
seigneur don Luis: il est trop délicat sur les matières d'honneur
pour se prêter à de mystérieuses amours. La proposition d'un mariage
secret l'offensera; d'ailleurs, sa prudence ne manquera pas de lui
faire appréhender les suites d'une union qui lui paraîtra choquer
les desseins du roi. Par cette démarche indiscrète, vous lui
donnerez des soupçons; ses yeux seront incessamment ouverts sur
toutes nos actions, et il vous ôtera tous les moyens de vous voir.

«--J'en mourrais de douleur! s'écria notre courtisan. Mais, madame
Marcelle, poursuivit-il en affectant un air chagrin, croyez-vous
effectivement que don Luis rejette la proposition d'un hymen
clandestin?--N'en doutez nullement, répondit la gouvernante; mais je
veux qu'il l'accepte: régulier et scrupuleux comme il est, il ne
consentira point que l'on supprime les cérémonies de l'église; et si
on les pratique dans votre mariage, la chose sera bientôt divulguée.

«--Ah! ma chère Léonor, dit alors le comte, en serrant tendrement la
main de sa maîtresse entre les siennes, faut-il, pour satisfaire une
vaine opinion de bienséance, nous exposer à l'affreux péril de nous
voir séparés pour jamais? Vous n'avez besoin que de vous-même pour
vous donner à moi. L'aveu d'un père vous épargnerait peut-être
quelques peines d'esprit; mais, puisque la dame Marcelle nous a
prouvé l'impossibilité de l'obtenir, rendez-vous à mes innocents
désirs. Recevez mon coeur et ma main; et lorsqu'il sera temps
d'informer don Luis de notre engagement, nous lui apprendrons les
raisons que nous avons eues de le lui cacher.--Hé bien! comte, dit
Léonor, je consens que vous ne parliez pas si tôt à mon père. Sondez
auparavant l'esprit du roi; avant que je reçoive en secret votre
main, parlez à ce prince; dites-lui, s'il le faut, que vous m'avez
secrètement épousée: tâchons par cette fausse confidence.....--Oh!
pour cela, non, Madame, répartit Belflor; je suis trop ennemi du
mensonge pour oser soutenir cette feinte; je ne puis me trahir
jusque-là. De plus, tel est le caractère du roi, que, s'il venait à
découvrir que je l'eusse trompé, il ne me le pardonnerait de sa
vie.»

«Je ne finirais point, seigneur don Cléofas, continua le diable, si
je vous répétais mot pour mot tout ce que Belflor dit pour séduire
cette jeune personne. Je vous dirai seulement qu'il lui tint tous
les discours passionnés que je souffle aux hommes en pareille
occasion; mais il eut beau jurer qu'il confirmerait publiquement, le
plus tôt qu'il lui serait possible, la foi qu'il lui donnait en
particulier; il eut beau prendre le ciel à témoin de ses serments;
il ne put triompher de la vertu de Léonor, et le jour qui était prêt
à paraître l'obligea malgré lui à se retirer.

«Le lendemain la duègne, croyant qu'il y allait de son honneur, ou,
pour mieux dire, de son intérêt de ne point abandonner son
entreprise, dit à la fille de don Luis: «Léonor, je ne sais plus
quel discours je dois vous tenir; je vous vois révoltée contre la
passion du comte, comme s'il n'avait pour objet qu'une simple
galanterie. N'auriez-vous point remarqué en sa personne quelque
chose qui vous en eût dégoûtée?--Non, ma bonne, lui répondit Léonor;
il ne m'a jamais paru plus aimable, et son entretien m'a fait
apercevoir en lui de nouveaux charmes.--Si cela est, reprit la
gouvernante, je ne vous comprends pas. Vous êtes prévenue pour lui
d'une inclination violente, et vous refusez de souscrire à une chose
dont on vous a représenté la nécessité?

«--Ma bonne, répliqua la fille de don Luis, vous avez plus de
prudence et plus d'expérience que moi; mais avez-vous bien pensé aux
suites que peut avoir un mariage contracté sans l'aveu de mon
père?--Oui, oui, répondit la duègne, j'ai fait là-dessus toutes les
réflexions nécessaires, et je suis fâchée que vous vous opposiez
avec tant d'opiniâtreté au brillant établissement que la Fortune
vous présente. Prenez garde que votre obstination ne fatigue et ne
rebute votre amant. Craignez qu'il n'ouvre les yeux sur l'intérêt de
sa fortune, que la violence de sa passion lui fait négliger.
Puisqu'il veut vous donner sa foi, recevez-la sans balancer. Sa
parole le lie: il n'y a rien de plus sacré pour un homme d'honneur;
d'ailleurs, je suis témoin qu'il vous reconnaît pour sa femme; ne
savez-vous pas qu'un témoignage tel que le mien suffit pour faire
condamner en justice un amant qui oserait se parjurer?»

«Ce fut par de semblables discours que la perfide Marcelle ébranla
Léonor, qui, se laissant étourdir sur le péril qui la menaçait,
s'abandonna de bonne foi, quelques jours après, aux mauvaises
intentions du comte. La duègne l'introduisait toutes les nuits par
le balcon dans l'appartement de sa maîtresse, et le faisait sortir
avant le jour.

«Une nuit qu'elle l'avait averti un peu plus tard qu'à l'ordinaire
de se retirer, et que déjà l'aurore commençait à percer l'obscurité,
il se mit brusquement en devoir de se couler dans la rue; mais par
malheur il prit si mal ses mesures, qu'il tomba par terre assez
rudement.

«Don Luis de Cespédes, qui était couché dans l'appartement au-dessus
de sa fille, et qui s'était levé ce jour-là de très grand matin,
pour travailler à quelques affaires pressantes, entendit le bruit de
cette chute. Il ouvrit sa fenêtre pour voir ce que c'était. Il
aperçut un homme qui achevait de se relever avec beaucoup de peine,
et la dame Marcelle sur le balcon, occupée à détacher l'échelle de
soie, dont le comte ne s'était pas si bien servi pour descendre que
pour monter. Il se frotta les yeux, et prit d'abord ce spectacle
pour une illusion; mais après l'avoir bien considéré, il jugea qu'il
n'y avait rien de plus réel, et que la clarté du jour, toute faible
qu'elle était encore, ne lui découvrait que trop sa honte.

«Troublé de cette fatale vue, transporté d'une juste colère, il
descend en robe de chambre dans l'appartement de Léonor, tenant son
épée d'une main et une bougie de l'autre. Il la cherche, elle et sa
gouvernante, pour les sacrifier à son ressentiment. Il frappe à la
porte de leur chambre, ordonne d'ouvrir: elles reconnaissent sa
voix; elles obéissent en tremblant. Il entre d'un air furieux, et,
montrant son épée nue à leurs yeux éperdus: «Je viens, dit-il, laver
dans le sang d'une infâme l'affront qu'elle fait à son père, et
punir en même temps la lâche gouvernante qui trahit ma confiance.»

«Elles se jetèrent à genoux devant lui l'une et l'autre, et la
duègne prenant la parole: «Seigneur, dit-elle, avant que nous
recevions le châtiment que vous nous préparez, daignez m'écouter un
moment.--Hé bien! malheureuse, répliqua le vieillard, je consens de
suspendre ma vengeance pour un instant; parle, apprends-moi toutes
les circonstances de mon malheur; mais que dis-je? toutes les
circonstances! je n'en ignore qu'une: c'est le nom du téméraire qui
déshonore ma famille.--Seigneur, reprit la dame Marcelle, le comte
de Belflor est le cavalier dont il s'agit.--Le comte de Belflor!
s'écria don Luis. Où a-t-il vu ma fille? par quelles voies l'a-t-il
séduite? ne me cache rien.--Seigneur, répartit la gouvernante, je
vais vous faire ce récit avec toute la sincérité dont je suis
capable.»

«Alors elle lui débita avec un art infini tous les discours qu'elle
avait fait accroire à Léonor que le comte lui avait tenus: elle le
peignit avec les plus belles couleurs: c'était un amant tendre,
délicat et sincère. Comme elle ne pouvait s'écarter de la vérité au
dénoument, elle fut obligée de la dire; mais elle s'étendit sur les
raisons que l'on avait eues de faire, à son insu, ce mariage secret,
et elle leur donna un si bon tour, qu'elle apaisa la fureur de don
Luis. Elle s'en aperçut bien; et pour achever d'adoucir le
vieillard: «Seigneur, lui dit-elle, voilà ce que vous vouliez
savoir. Punissez-nous présentement; plongez votre épée dans le sein
de Léonor. Mais qu'est-ce que je dis? Léonor est innocente, elle n'a
fait que suivre les conseils d'une personne que vous avez chargée de
sa conduite; c'est à moi seule que vos coups doivent s'adresser;
c'est moi qui ai introduit le comte dans l'appartement de votre
fille; c'est moi qui ai formé les noeuds qui les lient. J'ai fermé
les yeux sur ce qu'il y avait d'irrégulier dans un engagement que
vous n'autorisiez pas, pour vous assurer un gendre dont vous savez
que la faveur est le canal par où coulent aujourd'hui toutes les
grâces de la cour; je n'ai envisagé que le bonheur de Léonor, et
l'avantage que votre famille pourrait tirer d'une si belle alliance;
l'excès de mon zèle m'a fait trahir mon devoir.»

«Pendant que l'artificieuse Marcelle parlait ainsi, sa maîtresse ne
s'épargnait point à pleurer; et elle fit paraître une si vive
douleur, que le bon vieillard n'y put résister. Il en fut attendri;
sa colère se changea en compassion; il laissa tomber son épée, et
dépouillant l'air d'un père irrité: «Ah! ma fille, s'écria-t-il les
larmes aux yeux, que l'amour est une passion funeste! hélas! vous ne
savez pas toutes les raisons que vous avez de vous affliger; la
honte seule que vous cause la présence d'un père qui vous surprend
excite vos pleurs en ce moment. Vous ne prévoyez pas encore tous les
sujets de douleur que votre amant vous prépare peut-être. Et vous,
imprudente Marcelle, qu'avez-vous fait? dans quel précipice nous
jette votre zèle indiscret pour ma famille! j'avoue que l'alliance
d'un homme tel que le comte a pu vous éblouir, et c'est ce qui vous
sauve dans mon esprit; mais, malheureuse que vous êtes, ne
fallait-il pas vous défier d'un amant de ce caractère? Plus il a de
crédit et de faveur, plus vous deviez être en garde contre lui. S'il
ne se fait pas un scrupule de manquer de foi à Léonor, quel parti
faudra-t-il que je prenne? Implorerai-je le secours des lois? une
personne de son rang saura bien se mettre à l'abri de leur sévérité.
Je veux bien que, fidèle à ses serments, il ait envie de tenir
parole à ma fille: si le roi, comme il vous l'a dit, a dessein de
lui faire épouser une autre dame, il est à craindre que ce prince ne
l'y oblige par son autorité.

«--Oh! pour l'y obliger, seigneur, interrompit Léonor, ce n'est pas
ce qui doit nous alarmer. Le comte nous a bien assuré que le roi ne
fera pas une si grande violence à ses sentiments.--J'en suis
persuadée, dit la dame Marcelle: outre que ce monarque aime trop son
favori pour exercer sur lui cette tyrannie, il est trop généreux
pour vouloir causer un déplaisir mortel au vaillant don Luis de
Cespédes, qui a donné tous ses beaux jours au service de l'État.

«--Fasse le ciel, reprit le vieillard en soupirant, que mes craintes
soient vaines! je vais chez le comte lui demander un éclaircissement
là-dessus; les yeux d'un père sont pénétrants: je verrai jusqu'au
fond de son âme; si je le trouve dans la disposition que je
souhaite, je vous pardonnerai le passé; mais, ajouta-t-il d'un ton
plus ferme, si dans ses discours je démêle un coeur perfide, vous
irez toutes deux dans une retraite pleurer votre imprudence le reste
de vos jours.» A ces mots, il ramassa son épée, et, les laissant se
remettre de la frayeur qu'il leur avait causée, il remonta dans son
appartement pour s'habiller.»

Asmodée, en cet endroit de son récit, fut interrompu par l'écolier,
qui lui dit: «Quelque intéressante que soit l'histoire que vous me
racontez, une chose que j'aperçois m'empêche de vous écouter aussi
attentivement que je le voudrais. Je découvre dans une maison une
femme qui me paraît gentille, entre un jeune homme et un vieillard.
Ils boivent tous trois apparemment des liqueurs exquises; et tandis
que le cavalier suranné embrasse la dame, la friponne par derrière
donne une de ses mains à baiser au jeune homme, qui sans doute est
son galant.--Tout au contraire, répondit le boiteux, c'est son mari,
et l'autre son amant. Ce vieillard est un homme de conséquence; un
commandeur de l'ordre militaire de Calatrava. Il se ruine pour cette
femme, dont l'époux a une petite charge à la cour: elle fait des
caresses par intérêt à son vieux soupirant, et des infidélités en
faveur de son mari, par inclination.

--Ce tableau est joli, répliqua Zambullo. L'époux ne serait-il pas
Français?--Non, répartit le diable, il est espagnol. Oh! la bonne
ville de Madrid ne laisse pas d'avoir aussi dans ses murs des maris
débonnaires; mais ils n'y fourmillent pas comme dans celle de Paris,
qui, sans contredit, est la cité du monde la plus fertile en pareils
habitants.--Pardon, seigneur Asmodée, dit don Cléofas, si j'ai coupé
le fil de l'histoire de Léonor: continuez-la, je vous prie; elle
m'attache infiniment; j'y trouve des nuances de séduction qui
m'enlèvent.» Le démon la reprit ainsi.




CHAPITRE V

_Suite et conclusion des amours du comte de Belflor._


Don Luis sortit de bon matin, et se rendit chez le comte, qui, ne
croyant pas avoir été découvert, fut surpris de cette visite. Il
alla au-devant du vieillard, et après l'avoir accablé d'embrassades:
«Que j'ai de joie, dit-il, de voir ici le seigneur don Luis!
viendrait-il m'offrir l'occasion de le servir?--Seigneur, lui
répondit don Luis, ordonnez, s'il vous plaît, que nous soyons
seuls.»

«Belflor fit ce qu'il souhaitait. Ils s'assirent tous deux; et le
vieillard prenant la parole: «Seigneur, dit-il, mon bonheur et mon
repos ont besoin d'un éclaircissement que je viens vous demander. Je
vous ai vu ce matin sortir de l'appartement de Léonor. Elle m'a tout
avoué: elle m'a dit....--Elle vous a dit que je l'aime, interrompit
le comte, pour éluder un discours qu'il ne voulait pas entendre;
mais elle ne vous a que faiblement exprimé tout ce que je sens pour
elle; j'en suis enchanté; c'est une fille tout adorable; esprit,
beauté, vertu, rien ne lui manque. On m'a dit que vous avez aussi un
fils qui achève ses études à Alcala: ressemble-t-il à sa soeur? S'il
en a la beauté, et pour peu qu'il tienne de vous d'ailleurs, ce doit
être un cavalier parfait; je meurs d'envie de le voir, et je vous
offre tout mon crédit pour lui.

«--Je vous suis redevable de cette offre, dit gravement don Luis;
mais venons à ce que....--Il faut le mettre incessamment dans le
service, interrompit encore le comte; je me charge de sa fortune: il
ne vieillira point dans la classe des officiers subalternes; c'est
de quoi je puis vous assurer.--Répondez-moi, comte, reprit
brusquement le vieillard, et cessez de me couper la parole.
Avez-vous dessein ou non de tenir la promesse......?--Oui, sans
doute, interrompit Belflor pour la troisième fois, je tiendrai la
promesse que je vous fais d'appuyer votre fils de toute ma faveur:
comptez sur moi, je suis homme réel.--C'en est trop, comte, s'écria
Cespédes en se levant: après avoir séduit ma fille, vous osez encore
m'insulter! mais je suis noble, et l'offense que vous me faites ne
demeurera pas impunie.» En achevant ces mots, il se retira chez lui,
le coeur plein de ressentiment, et roulant dans son esprit mille
projets de vengeance.

«Dès qu'il y fut arrivé, il dit avec beaucoup d'agitation à Léonor
et à la dame Marcelle: «Ce n'était pas sans raison que le comte
m'était suspect; c'est un traître dont je veux me venger. Pour vous,
dès demain vous entrerez toutes deux dans un couvent; vous n'avez
qu'à vous y préparer; et rendez grâce au ciel que ma colère se borne
à ce châtiment.» En disant cela, il alla s'enfermer dans son
cabinet, pour penser mûrement au parti qu'il avait à prendre dans
une conjoncture aussi délicate.

«Quelle fut la douleur de Léonor, quand elle eut entendu dire que
Belflor était perfide! Elle demeura quelque temps immobile; une
pâleur mortelle se répandit sur son visage; ses esprits
l'abandonnèrent, et elle tomba sans mouvement entre les bras de sa
gouvernante, qui crut qu'elle allait expirer. Cette duègne apporta
tous ses soins pour la faire revenir de son évanouissement. Elle y
réussit. Léonor reprit l'usage de ses sens, ouvrit les yeux, et
voyant sa gouvernante empressée à la secourir: «Que vous êtes
barbare! lui dit-elle en poussant un profond soupir; pourquoi
m'avez-vous tirée de l'heureux état où j'étais? je ne sentais pas
l'horreur de ma destinée. Que ne me laissiez-vous mourir! Vous qui
savez toutes les peines qui doivent troubler le repos de ma vie,
pourquoi me la voulez-vous conserver?»

«Marcelle essaya de la consoler, mais ne fit que l'aigrir davantage.
«Tous vos discours sont superflus, s'écria la fille de don Luis; je
ne veux rien écouter: ne perdez pas le temps à combattre mon
désespoir; vous devriez plutôt l'irriter, vous qui m'avez plongée
dans l'abîme affreux où je suis: c'est vous qui m'avez répondu de la
sincérité du comte; sans vous je ne me serais pas livrée à
l'inclination que j'avais pour lui; j'en aurais insensiblement
triomphé: il n'en aurait jamais du moins tiré le moindre avantage.
Mais je ne veux pas, poursuivit-elle, vous imputer mon malheur, et
je n'en accuse que moi: je ne devais pas suivre vos conseils, en
recevant la foi d'un homme sans la participation de mon père.
Quelque glorieuse que fût pour moi la recherche du comte de Belflor,
il fallait le mépriser, plutôt que de le ménager aux dépens de mon
honneur; enfin, je devais me défier de lui, de vous et de moi. Après
avoir été assez faible pour me rendre à ses serments perfides, après
l'affliction que je cause au malheureux don Luis et le déshonneur
que je fais à ma famille, je me déteste moi-même, et, loin de
craindre la retraite dont on me menace, je voudrais aller cacher ma
honte dans le plus horrible séjour.»

«En parlant de cette sorte, elle ne se contentait pas de pleurer
abondamment: elle déchirait ses habits, et s'en prenait à ses beaux
cheveux de l'injustice de son amant. La duègne, pour se conformer à
la douleur de sa maîtresse, n'épargna pas les grimaces: elle laissa
couler quelques pleurs de commande, fit mille imprécations contre
les hommes en général, et en particulier contre Belflor. «Est-il
possible, s'écria-t-elle, que le comte, qui m'a paru plein de
droiture et de probité, soit assez scélérat pour nous avoir trompées
toutes deux! Je ne puis revenir de ma surprise, ou plutôt je ne puis
encore me persuader cela.

«--En effet, dit Léonor, quand je me le représente à mes genoux,
quelle fille ne se serait pas fiée à son air tendre, à ses serments
dont il prenait si hardiment le ciel à témoin, à ses transports qui
se renouvelaient sans cesse? Ses yeux me montraient encore plus
d'amour que sa bouche ne m'en exprimait; en un mot, il paraissait
charmé de ma vue. Non, il ne me trompait point; je ne puis le
penser. Mon père ne lui aura pas parlé peut-être avec assez de
ménagement; ils se seront piqués tous deux, et le comte lui aura
moins répondu en amant qu'en grand seigneur. Mais je me flatte aussi
peut-être! Il faut que je sorte de cette incertitude: je vais écrire
à Belflor, et lui mander que je l'attends ici cette nuit; je veux
qu'il vienne rassurer mon coeur alarmé, ou me confirmer lui-même sa
trahison.»

«La dame Marcelle applaudit à ce dessein: elle conçut même quelque
espérance que le comte, tout ambitieux qu'il était, pourrait bien
être touché des larmes que Léonor répandrait dans cette entrevue, et
se déterminer à l'épouser.

«Pendant ce temps-là, Belflor, débarrassé du bon homme don Luis,
rêvait dans son appartement aux suites que pourrait avoir la
réception qu'il venait de lui faire. Il jugea bien que tous les
Cespédes, irrités de l'injure, songeraient à la venger; mais cela ne
l'inquiétait que faiblement. L'intérêt de son amour l'occupait bien
davantage. Il pensait que Léonor serait mise dans un couvent, ou du
moins qu'elle serait désormais gardée à vue; que selon toutes les
apparences il ne la reverrait plus. Cette pensée l'affligeait, et il
cherchait dans son esprit quelque moyen de prévenir ce malheur,
lorsque son valet de chambre lui apporta une lettre que la dame
Marcelle venait de lui mettre entre les mains; c'était un billet de
Léonor, conçu en ces termes:


_Je dois demain quitter le monde, pour aller m'ensevelir dans une
retraite. Me voir déshonorée, odieuse à ma famille et à moi-même,
c'est l'état déplorable où je suis réduite pour vous avoir écouté.
Je vous attends encore cette nuit. Dans mon désespoir, je cherche de
nouveaux tourments: venez m'avouer que votre coeur n'a point eu de
part aux serments que votre bouche m'a faits, ou venez les justifier
par une conduite qui peut seule adoucir la rigueur de mon destin.
Comme il pourrait y avoir quelque péril dans ce rendez-vous, après
ce qui s'est passé entre vous et mon père, faites-vous accompagner
par un ami. Quoique vous fassiez tout le malheur de ma vie, je sens
que je m'intéresse encore à la vôtre._

    Léonor.

«Le comte lut deux ou trois fois cette lettre, et se représentant la
fille de don Luis dans la situation où elle se dépeignait, il en fut
ému. Il rentra en lui-même: la raison, la probité, l'honneur, dont
sa passion lui avait fait violer toutes les lois, commencèrent à
reprendre sur lui leur empire. Il sentit tout d'un coup dissiper son
aveuglement; et comme un homme sorti d'un violent accès de fièvre
rougit des paroles et des actions extravagantes qui lui sont
échappées, il eut honte de tous les lâches artifices dont il s'était
servi pour contenter ses désirs.

«Qu'ai-je fait, dit-il, malheureux! Quel démon m'a possédé? J'ai
promis d'épouser Léonor: j'en ai pris le ciel à témoin: j'ai feint
que le roi m'avait proposé un parti: mensonge, perfidie, sacrilége,
j'ai tout mis en usage pour corrompre l'innocence. Quelle fureur! ne
valait-il pas mieux employer mes efforts à détruire mon amour, qu'à
le satisfaire par des voies si criminelles? Cependant voilà une
fille de condition séduite; je l'abandonne à la colère de ses
parents que je déshonore avec elle, et je la rends misérable pour
prix de m'avoir rendu heureux: quelle ingratitude! Ne dois-je pas
plutôt réparer l'outrage que je lui fais? Oui, je le dois, et je
veux, en l'épousant, dégager la parole que je lui ai donnée. Qui
pourrait s'opposer à un dessein si juste? ses bontés doivent-elles
me prévenir contre sa vertu? non, je sais combien sa résistance m'a
coûté à vaincre. Elle s'est moins rendue à mes transports qu'à la
foi jurée... Mais d'un autre côté, si je me borne à ce choix, je me
fais un tort considérable. Moi qui puis aspirer aux plus nobles et
aux plus riches héritières de l'État, je me contenterai de la fille
d'un simple gentilhomme, qui n'a qu'un bien médiocre! Que
pensera-t-on de moi à la cour? On dira que j'ai fait un mariage
ridicule.»

«Belflor, ainsi partagé entre l'amour et l'ambition, ne savait à
quoi se résoudre; mais quoiqu'il fût encore incertain s'il
épouserait Léonor ou s'il ne l'épouserait point, il ne laissa pas de
se déterminer à l'aller trouver la nuit prochaine, et il chargea son
valet de chambre d'en avertir la dame Marcelle.

«Don Luis, de son côté, passa la journée à songer au rétablissement
de son honneur. La conjoncture lui paraissait fort embarrassante.
Recourir aux lois civiles, c'était rendre son déshonneur public,
outre qu'il craignait, avec grande raison, que la justice ne fût
d'une part et les juges de l'autre: il n'osait pas non plus s'aller
jeter aux pieds du roi. Comme il croyait que ce prince avait dessein
de marier Belflor, il avait peur de faire une démarche inutile; il
ne lui restait donc que la voie des armes, et ce fut à ce parti
qu'il s'arrêta.

«Dans la chaleur de son ressentiment, il fut tenté de faire un appel
au comte; mais, venant à considérer qu'il était trop vieux et trop
faible pour oser se fier à son bras, il aima mieux s'en remettre à
son fils, dont il jugea les coups plus sûrs que les siens. Il envoya
donc un de ses domestiques à Alcala avec une lettre, par laquelle il
mandait à son fils de venir incessamment à Madrid, venger une
offense faite à la famille des Cespédes.

«Ce fils, nommé don Pèdre, est un cavalier de dix-huit ans,
parfaitement bien fait, et si brave, qu'il passe, dans la ville
d'Alcala, pour le plus redoutable écolier de l'université; mais vous
le connaissez, ajouta le diable, et il n'est pas besoin que je
m'étende sur cela.--Il est vrai, dit don Cléofas, qu'il a toute la
valeur et tout le mérite que l'on puisse avoir.

--Ce jeune homme, reprit Asmodée, n'était point alors à Alcala,
comme son père se l'imaginait. Le désir de revoir une dame qu'il
aimait l'avait amené à Madrid. La dernière fois qu'il y était venu
voir sa famille, il avait fait cette conquête au Prado. Il n'en
savait point encore le nom; on avait exigé de lui qu'il ne ferait
aucune démarche pour s'en informer, et il s'était soumis, quoique
avec beaucoup de peine, à cette cruelle nécessité. C'était une fille
de condition qui avait pris de l'amitié pour lui, et qui, croyant
devoir se défier de la discrétion et de la constance d'un écolier,
jugeait à propos de le bien éprouver avant de se faire connaître.

«Il était plus occupé de son inconnue que de la philosophie
d'Aristote, et le peu de chemin qu'il y a d'ici à Alcala était cause
qu'il faisait souvent, comme vous, l'école buissonnière, avec cette
différence, que c'était pour un objet qui le méritait mieux que
votre dona Thomasa. Pour dérober la connaissance de ses amoureux
voyages à don Luis son père, il avait coutume de loger dans une
auberge à l'extrémité de la ville, où il avait soin de se tenir
caché sous un nom emprunté. Il n'en sortait que le matin à certaine
heure, qu'il lui fallait aller à une maison où la dame qui lui
faisait si mal faire ses études avait la bonté de se rendre,
accompagnée d'une femme de chambre. Il demeurait donc enfermé dans
son auberge pendant le reste du jour; mais, en récompense, dès que
la nuit était venue, il se promenait partout dans la ville.

«Il arriva qu'une nuit, comme il traversait une rue détournée, il
entendit des voix et des instruments qui lui parurent dignes de son
attention. Il s'arrêta pour les écouter: c'était une sérénade; le
cavalier qui la donnait était ivre et naturellement brutal. Il n'eut
pas si tôt aperçu notre écolier, qu'il vint à lui avec
précipitation, et sans autre compliment: «Ami, lui dit-il d'un ton
brusque, passez votre chemin: les gens curieux sont ici fort mal
reçus.--«Je pourrais me retirer, répondit don Pèdre choqué de ces
paroles, si vous m'en aviez prié de meilleure grâce; mais je veux
demeurer pour vous apprendre à parler.--Voyons donc, reprit le
maître du concert, en tirant son épée, qui de nous deux cédera la
place à l'autre.»

«Don Pèdre mit aussi l'épée à la main, et ils commencèrent à se
battre. Quoique le maître de la sérénade s'en acquittât avec assez
d'adresse, il ne put parer un coup mortel qui lui fut porté, et il
tomba sur le carreau. Tous les acteurs du concert, qui avaient déjà
quitté leurs instruments et tiré leurs épées pour accourir à son
secours, s'avancèrent pour le venger. Ils attaquèrent tous ensemble
don Pèdre, qui, dans cette occasion, montra ce qu'il savait faire.
Outre qu'il parait avec une agilité surprenante toutes les bottes
qu'on lui portait, il en poussait de furieuses, et occupait à la
fois tous ses ennemis.

«Cependant ils étaient si opiniâtres et en si grand nombre, que,
tout habile escrimeur qu'il était, il n'aurait pu éviter sa perte,
si le comte de Belflor, qui passait alors par cette rue, n'eût pris
sa défense. Le comte avait du coeur et beaucoup de générosité: il ne
put voir tant de gens armés contre un seul homme sans s'intéresser
pour lui. Il tira son épée, et, courant se ranger auprès de don
Pèdre, il poussa si vivement avec lui les acteurs de la sérénade,
qu'ils s'enfuirent tous, les uns blessés, et les autres de peur de
l'être.

«Après leur retraite, l'écolier voulut remercier le comte du secours
qu'il en avait reçu; mais Belflor l'interrompit: «Laissons là ces
discours, lui dit-il; n'êtes-vous point blessé?--Non, répondit don
Pèdre.--Eloignons-nous d'ici, reprit le comte: je vois que vous avez
tué un homme; il est dangereux de vous arrêter plus longtemps dans
cette rue: la justice vous y pourrait surprendre.» Ils marchèrent
aussitôt à grands pas, gagnèrent une autre rue, et quand ils furent
loin de celle où s'était donné le combat, ils s'arrêtèrent.

«Don Pèdre, poussé par les mouvements d'une juste reconnaissance,
pria le comte de ne lui pas cacher le nom du cavalier à qui il avait
tant d'obligation. Belflor ne lui fit aucune difficulté de le lui
apprendre, et il lui demanda aussi le sien; mais l'écolier, ne
voulant pas se faire connaître, répondit qu'il s'appelait don Juan
de Matos, et l'assura qu'il se souviendrait éternellement de ce
qu'il avait fait pour lui.

«Je veux, lui dit le comte, vous offrir dès cette nuit une occasion
de vous acquitter envers moi. J'ai un rendez-vous qui n'est pas sans
péril; j'allais chercher un ami pour m'y accompagner: je connais
votre valeur; puis-je vous proposer, don Juan, de venir avec
moi?--Ce doute m'outrage, répartit l'écolier; je ne saurais faire un
meilleur usage de la vie que vous m'avez conservée, que de l'exposer
pour vous. Partons, je suis prêt à vous suivre.» Ainsi Belflor
conduisit lui-même don Pèdre à la maison de don Luis, et ils
entrèrent tous deux par le balcon dans l'appartement de Léonor.»

«Don Cléofas, en cet endroit, interrompit le diable: «Seigneur
Asmodée, lui dit-il, comment est-il possible que don Pèdre ne
reconnût point la maison de son père?--Il n'avait garde de la
reconnaître, répondit le démon; c'était une nouvelle demeure: don
Luis avait changé de quartier, et logeait dans cette maison depuis
huit jours, ce que don Pèdre ne savait pas: c'est ce que j'allais
vous dire lorsque vous m'avez interrompu. Vous êtes trop vif: vous
avez la mauvaise habitude de couper la parole aux gens:
corrigez-vous de ce défaut-là.

«Don Pèdre, continua le boiteux, ne croyait donc pas être chez son
père: il ne s'aperçut pas non plus que la personne qui les
introduisait était la dame Marcelle, puisqu'elle les reçut sans
lumière dans une antichambre, où Belflor pria son compagnon de
rester, pendant qu'il serait dans la chambre de sa dame. L'écolier y
consentit, et s'assit sur une chaise, l'épée nue à la main, de peur
de surprise. Il se mit à rêver aux faveurs dont il jugea que l'amour
allait combler Belflor, et il souhaitait d'être aussi heureux que
lui: quoiqu'il ne fût pas maltraité de sa dame inconnue, elle
n'avait pas encore pour lui toutes les bontés que Léonor avait pour
le comte.

«Pendant qu'il faisait là-dessus toutes les réflexions que peut
faire un amant passionné, il entendit qu'on essayait doucement
d'ouvrir une porte qui n'était pas celle des amants, et il vit
paraître de la lumière par le trou de la serrure. Il se leva
brusquement, s'avança vers la porte qui s'ouvrit, et présenta la
pointe de son épée à son père: car c'était lui qui venait dans
l'appartement de Léonor pour voir si le comte n'y serait point. Le
bonhomme ne croyait pas, après ce qui s'était passé, que sa fille et
Marcelle eussent osé le recevoir encore; c'est ce qui l'avait
empêché de les faire coucher dans un autre appartement: il s'était
toutefois avisé de penser que, devant entrer le lendemain dans un
couvent, elles auraient peut-être voulu l'entretenir pour la
dernière fois.

«Qui que tu sois, lui dit l'écolier, n'entre point ici, ou bien il
t'en coûtera la vie.» A ces mots, don Luis envisage don Pèdre, qui
de son côté le regarde avec attention. Ils se reconnaissent. «Ah!
mon fils, s'écrie le vieillard, avec quelle impatience je vous
attendais! Pourquoi ne m'avez-vous pas fait avertir de votre
arrivée? Craigniez-vous de troubler mon repos? Hélas! je n'en puis
prendre dans la cruelle situation où je me trouve!--O mon père! dit
don Pèdre tout éperdu, est-ce vous que je vois? mes yeux ne sont-ils
point déçus par une trompeuse ressemblance?--D'où vient cet
étonnement, reprit don Luis? N'êtes-vous pas chez votre père? ne
vous ai-je pas mandé que je demeure dans cette maison depuis huit
jours?--Juste ciel, répliqua l'écolier, qu'est-ce que j'entends? je
suis donc ici dans l'appartement de ma soeur?»

«Comme il achevait ces paroles, le comte, qui avait entendu du
bruit, et qui crut qu'on attaquait son escorte, sortit l'épée à la
main de la chambre de Léonor. Dès que le vieillard l'aperçut, il
devint furieux, et, le montrant à son fils: «Voilà, s'écria-t-il,
l'audacieux qui a ravi mon repos, et porté à notre honneur une
mortelle atteinte. Vengeons-nous. Hâtons-nous de punir ce traître.»
En disant cela, il tira son épée, qu'il avait sous sa robe de
chambre, et voulut attaquer Belflor; mais don Pèdre le retint.
«Arrêtez, mon père, lui dit-il; modérez, je vous prie, les
transports de votre colère...--Quel est votre dessein, mon fils?
répondit le vieillard; vous retenez mon bras! vous croyez sans doute
qu'il manque de force pour nous venger. Hé bien! tirez donc raison
vous-même de l'offense qu'on nous a faite; aussi bien est-ce pour
cela que je vous ai mandé de revenir à Madrid. Si vous périssez, je
prendrai votre place; il faut que le comte tombe sous nos coups, ou
qu'il nous ôte à tous deux la vie, après nous avoir ôté l'honneur.

«--Mon père, reprit don Pèdre, je ne puis accorder à votre
impatience ce qu'elle attend de moi. Bien loin d'attenter à la vie
du comte, je ne suis venu ici que pour la défendre. Ma parole y est
engagée; mon honneur le demande. Sortons, comte, poursuivit-il en
s'adressant à Belflor.--Ah! lâche, interrompit don Luis, en
regardant don Pèdre d'un oeil irrité, tu t'opposes toi-même à une
vengeance qui devrait t'occuper tout entier! Mon fils, mon propre
fils est d'intelligence avec le perfide qui a suborné ma fille! mais
n'espère pas tromper mon ressentiment; je vais appeler tous mes
domestiques; je veux qu'ils me vengent de sa trahison et de ta
lâcheté.

«--Seigneur, répliqua don Pèdre, rendez plus de justice à votre
fils; cessez de le traiter de lâche; il ne mérite point ce nom
odieux. Le comte m'a sauvé la vie cette nuit. Il m'a proposé, sans
me connaître, de l'accompagner à son rendez-vous. Je me suis offert
à partager les périls qu'il y pouvait courir, sans savoir que ma
reconnaissance engageait imprudemment mon bras contre l'honneur de
ma famille. Ma parole m'oblige donc à défendre ici ses jours: par-là
je m'acquitte envers lui; mais je ne ressens pas moins vivement que
vous l'injure qu'il nous a faite, et dès demain vous me verrez
chercher à répandre son sang avec autant d'ardeur que vous m'en
voyez aujourd'hui à le conserver.»

«Le comte, qui n'avait point parlé jusque-là tant il avait été
frappé du merveilleux de cette aventure, prit alors la parole: «Vous
pourriez, dit-il à l'écolier, assez mal venger cette injure par la
voie des armes: je veux vous offrir un moyen plus sûr de rétablir
votre honneur. Je vous avouerai que jusqu'à ce jour je n'ai pas eu
dessein d'épouser Léonor; mais ce matin j'ai reçu de sa part une
lettre qui m'a touché, et ses pleurs viennent d'achever l'ouvrage;
le bonheur d'être son époux fait à présent ma plus chère envie.--Si
le roi vous destine une autre femme, dit don Luis, comment vous
dispenserez-vous...?--Le roi ne m'a proposé aucun parti, interrompit
Belflor en rougissant. Pardonnez, de grâce, cette fable à un homme
dont la raison était troublée par l'amour. C'est un crime que la
violence de ma passion m'a fait commettre, et que j'expie en vous
l'avouant.

«--Seigneur, reprit le vieillard, après cet aveu qui sied bien à un
grand coeur, je ne doute plus de votre sincérité: je vois que vous
voulez en effet réparer l'affront que nous avons reçu; ma colère
cède aux assurances que vous m'en donnez: souffrez que j'oublie mon
ressentiment dans vos bras.» En achevant ces mots, il s'approcha du
comte, qui s'était avancé pour le prévenir. Ils s'embrassèrent tous
deux à plusieurs reprises; ensuite Belflor, se tournant vers don
Pèdre: «Et vous, faux don Juan, lui dit-il, vous qui avez déjà gagné
mon estime par une valeur incomparable et par des sentiments
généreux, venez, que je vous voue une amitié de frère.» En disant
cela, il embrassa don Pèdre, qui reçut ses embrassements d'un air
soumis et respectueux, et lui répondit: «Seigneur, en me promettant
une amitié si précieuse, vous acquérez la mienne. Comptez sur un
homme qui vous sera dévoué jusqu'au dernier moment de sa vie.»

«Pendant que ces cavaliers tenaient de semblables discours, Léonor,
qui était à la porte de sa chambre, ne perdait pas un mot de tout ce
que l'on disait. Elle avait d'abord été tentée de se montrer et de
s'aller jeter au milieu des épées, sans savoir pourquoi. Marcelle
l'en avait empêchée; mais lorsque cette adroite duègne vit que les
affaires se terminaient à l'amiable, elle jugea que la présence de
sa maîtresse et la sienne ne gâteraient rien. C'est pourquoi elles
parurent toutes deux le mouchoir à la main, et coururent en pleurant
se prosterner devant don Luis. Elles craignaient, avec raison,
qu'après les avoir surprises la nuit dernière, il ne leur sût
mauvais gré de la récidive; mais il fit relever Léonor, et lui dit:
«Ma fille, essuyez vos larmes, je ne vous ferai point de nouveaux
reproches; puisque votre amant veut garder la foi qu'il vous a
jurée, je consens d'oublier le passé.

«--Oui, seigneur don Luis, dit le comte, j'épouserai Léonor; et pour
réparer encore mieux l'offense que je vous ai faite, pour vous
donner une satisfaction plus entière, et à votre fils un gage de
l'amitié que je lui ai vouée, je lui offre ma soeur Eugénie.--Ah!
seigneur, s'écria don Luis avec transport, que je suis sensible à
l'honneur que vous faites à mon fils! Quel père fut jamais plus
content? Vous me donnez autant de joie que vous m'avez causé de
douleur.»

«Si le vieillard parut charmé de l'offre du comte, il n'en fut pas
de même de don Pèdre: comme il était fortement épris de son
inconnue, il demeura si troublé, si interdit, qu'il ne put dire une
parole; mais Belflor, sans faire attention à son embarras, sortit,
en disant qu'il allait ordonner les apprêts de cette double union,
et qu'il lui tardait d'être attaché à eux par des chaînes si
étroites.

«Après son départ, don Luis laissa Léonor dans son appartement, et
monta dans le sien avec don Pèdre, qui lui dit avec toute la
franchise d'un écolier: «Seigneur, dispensez-moi, je vous prie,
d'épouser la soeur du comte: c'est assez qu'il épouse Léonor. Ce
mariage suffit pour rétablir l'honneur de notre famille.--Hé quoi!
mon fils, répondit le vieillard, auriez-vous de la répugnance à vous
marier avec la soeur du comte?--Oui, mon père, répartit don Pèdre;
cette union, je vous l'avoue, serait un cruel supplice pour moi, et
je ne vous en cacherai point la cause. J'aime, ou, pour mieux dire,
j'adore depuis six mois une dame charmante: j'en suis écouté; elle
seule peut faire le bonheur de ma vie.

«--Que la condition d'un père est malheureuse! dit alors don Luis;
il ne trouve presque jamais ses enfants disposés à faire ce qu'il
désire; mais quelle est donc cette personne qui a fait sur vous une
si forte impression?--Je ne le sais point encore, lui répondit don
Pèdre: elle a promis de me l'apprendre lorsqu'elle sera satisfaite
de ma constance et de ma discrétion; mais je ne doute pas que sa
maison ne soit une des plus illustres d'Espagne.

«--Et vous croyez, répliqua le vieillard en changeant de ton, que
j'aurai la complaisance d'approuver votre amour romanesque? Je
souffrirai que vous renonciez au plus glorieux établissement que la
fortune puisse vous offrir, pour vous conserver fidèle à un objet
dont vous ne savez pas seulement le nom? N'attendez point cela de ma
bonté. Etouffez plutôt les sentiments que vous avez pour une
personne qui est peut-être indigne de vous les avoir inspirés, et ne
songez qu'à mériter l'honneur que le comte veut vous faire.--Tous
ces discours sont inutiles, mon père, répartit l'écolier; je sens
que je ne pourrai jamais oublier mon inconnue: rien ne sera capable
de me détacher d'elle. Quand on me proposerait une
infante....--Arrêtez, s'écria brusquement don Luis, c'est trop
insolemment vanter une constance qui excite ma colère. Sortez, et ne
vous présentez plus devant moi que vous ne soyez prêt à m'obéir.»

«Don Pèdre n'osa répliquer à ces paroles de peur de s'en attirer de
plus dures. Il se retira dans une chambre, où il passa le reste de
la nuit à faire des réflexions autant tristes qu'agréables. Il
pensait avec douleur qu'il allait se brouiller avec toute sa famille
en refusant d'épouser la soeur du comte; mais il en était tout
consolé, lorsqu'il venait à se représenter que son inconnue lui
tiendrait compte d'un si grand sacrifice. Il se flattait même
qu'après une si belle preuve de fidélité, elle ne manquerait pas de
lui découvrir sa condition, qu'il s'imaginait égale pour le moins à
celle d'Eugénie.

«Dans cette espérance, il sortit dès qu'il fut jour, et alla se
promener au Prado, en attendant l'heure de se rendre au logis de
dona Juana: c'est le nom de la dame chez qui il avait coutume
d'entretenir tous les matins sa maîtresse. Il attendit ce moment
avec beaucoup d'impatience; et quand il fut venu, il courut au
rendez-vous.

«Il y trouva l'inconnue, qui s'y était rendue de meilleure heure
qu'à l'ordinaire; mais il la trouva qui fondait en pleurs avec dona
Juana, et qui paraissait agitée d'une vive douleur. Quel spectacle
pour un amant! Il s'approcha d'elle tout troublé, et, se jetant à
ses genoux: «Madame, lui dit-il, que dois-je penser de l'état où je
vous vois? quel malheur m'annoncent ces larmes qui me percent le
coeur?--Vous ne vous attendez pas, lui répondit-elle, au coup fatal
que j'ai à vous porter. La fortune cruelle va nous séparer pour
jamais: nous ne nous verrons plus.»

«Elle accompagna ces paroles de tant de soupirs, que je ne sais si
don Pèdre fut plus touché des choses qu'elle disait, que de
l'affliction dont elle paraissait saisie en les disant: «Juste ciel,
s'écria-t-il avec un transport de fureur dont il ne fut pas maître,
peux-tu souffrir que l'on détruise une union dont tu connais
l'innocence! Mais, Madame, ajouta-t-il, vous avez pris peut-être de
fausses alarmes. Est-il certain qu'on vous arrache au plus fidèle
amant qui fut jamais? suis-je en effet le plus malheureux de tous
les hommes?--Notre infortune n'est que trop assurée, répondit
l'inconnue: mon frère, de qui ma main dépend, me marie aujourd'hui;
il vient de me le déclarer lui-même.--«Eh! quel est cet heureux
époux? répliqua don Pèdre avec précipitation. Nommez-le moi, Madame;
je vais, dans mon désespoir....--Je ne sais point encore son nom,
interrompit l'inconnue; mon frère n'a pas voulu m'en instruire; il
m'a dit seulement qu'il souhaitait que je visse le cavalier
auparavant.

«--Mais, Madame, dit don Pèdre, vous soumettrez-vous sans résistance
aux volontés d'un frère? Vous laisserez-vous entraîner à l'autel
sans vous plaindre d'un si cruel sacrifice? Ne ferez-vous rien en ma
faveur? Hélas, je n'ai pas craint de m'exposer à la colère de mon
père pour me conserver à vous: ses menaces n'ont pu ébranler ma
fidélité, et, avec quelque rigueur qu'il puisse me traiter, je
n'épouserai point la dame qu'on me propose, quoique ce soit un parti
très-considérable.--Et qui est cette dame, dit l'inconnue?--C'est la
soeur du comte de Belflor, répondit l'écolier.--Ah! don Pèdre,
répliqua l'inconnue, en faisant paraître une extrême surprise, vous
vous méprenez sans doute; vous n'êtes point sûr de ce que vous
dites. Est-ce en effet Eugénie, la soeur de Belflor, que l'on vous a
proposée?

«--Oui, Madame, répartit don Pèdre; le comte lui-même m'a offert sa
main.--Hé quoi! s'écria-t-elle, il serait possible que vous fussiez
ce cavalier à qui mon frère me destine?--Qu'entends-je! s'écria
l'écolier à son tour, la soeur du comte de Belflor serait mon
inconnue!--Oui, don Pèdre, répartit Eugénie; mais peu s'en faut que
je ne croie plus l'être en ce moment, tant j'ai de peine à me
persuader du bonheur dont vous m'assurez.»

«A ces mots, don Pèdre lui embrassa les genoux: ensuite il lui prit
une de ses mains, qu'il baisa avec tous les transports que peut
sentir un amant qui passe subitement d'une extrême douleur à un
excès de joie. Pendant qu'il s'abandonnait aux mouvements de son
amour, Eugénie, de son côté, lui faisait mille caresses, qu'elle
accompagnait de mille paroles tendres et flatteuses. «Que mon frère,
disait-elle, m'eût épargné de peines, s'il m'eût nommé l'époux qu'il
me destine! Que j'avais déjà conçu d'aversion pour cet époux! Ah!
mon cher don Pèdre! que je vous ai haï!--Belle Eugénie,
répondait-il, que cette haine a de charmes pour moi! Je veux la
mériter en vous adorant toute ma vie.»

«Après que ces deux amants se furent donné toutes les marques les
plus touchantes d'une tendresse mutuelle, Eugénie voulut savoir
comment l'écolier avait pu gagner l'amitié de son frère. Don Pèdre
ne lui cacha point les amours du comte et de sa soeur, et lui
raconta tout ce qui s'était passé la nuit dernière. Ce fut pour elle
un surcroît de plaisir d'apprendre que son frère devait épouser la
soeur de son amant. Dona Juana prenait trop de part au sort de son
amie pour n'être pas sensible à cet heureux événement: elle lui en
témoigna sa joie aussi bien qu'à don Pèdre, qui se sépara enfin
d'Eugénie après être convenu avec elle qu'ils ne feraient pas
semblant tous deux de se connaître quand ils se verraient devant le
comte.

«Don Pèdre s'en retourna chez son père, qui, le trouvant disposé à
lui obéir, en fut d'autant plus réjoui qu'il attribua son obéissance
à la manière ferme dont il lui avait parlé la nuit. Ils attendaient
des nouvelles de Belflor, lorsqu'ils reçurent un billet de sa part.
Il leur mandait qu'il venait d'obtenir l'agrément du roi pour son
mariage et pour celui de sa soeur, avec une charge considérable pour
don Pèdre; que dès le lendemain ces deux mariages se pourraient
faire, parce que les ordres qu'il avait donnés pour cela
s'exécutaient avec tant de diligence, que les préparatifs étaient
déjà fort avancés. Il vint l'après-dînée confirmer ce qu'il leur
avait écrit, et leur présenter Eugénie.

«Don Luis fit à cette dame toutes les caresses imaginables, et
Léonor ne se lassait point de l'embrasser. Pour don Pèdre, de
quelques mouvements d'amour et de joie qu'il fût agité, il se
contraignit pour ne pas donner au comte le moindre soupçon de leur
intelligence.

«Comme Belflor s'attachait particulièrement à observer sa soeur, il
crut remarquer, malgré la contrainte qu'elle s'imposait, que don
Pèdre ne lui déplaisait pas. Pour en être plus assuré, il la prit un
moment en particulier, et lui fit avouer qu'elle trouvait le
cavalier fort à son gré. Il lui apprit ensuite son nom et sa
naissance, ce qu'il n'avait pas voulu lui dire auparavant, de peur
que l'inégalité des conditions ne la prévînt contre lui, et ce
qu'elle feignit d'entendre comme si elle l'eût ignoré.

«Enfin, après beaucoup de compliments de part et d'autre, il fut
résolu que les noces se feraient chez don Luis. Elles ont été faites
ce soir et ne sont point encore achevées; voilà pourquoi l'on se
réjouit dans cette maison. Tout le monde s'y livre à la joie. La
seule dame Marcelle n'a point de part à ces réjouissances: elle
pleure en ce moment, tandis que les autres rient; car le comte de
Belflor, après son mariage, a tout avoué à don Luis, qui a fait
enfermer cette duègne _en el monasterio de las arrepentidas_, où les
mille pistoles qu'elle a reçues pour séduire Léonor serviront à lui
en faire faire pénitence le reste de ses jours.»




CHAPITRE VI

_Des nouvelles choses que vit don Cléofas, et de quelle manière il
fut vengé de dona Thomasa._


Tournons-nous d'un autre côté, poursuivit Asmodée: parcourons de
nouveaux objets. Laissez tomber vos regards sur l'hôtel qui est
directement au-dessous de nous; vous y verrez une chose assez rare.
C'est un homme chargé de dettes qui dort d'un profond sommeil.--Il
faut donc que ce soit une personne de qualité, dit
Léandro.--Justement, répondit le démon. C'est un marquis de cent
mille ducats de rente, et dont pourtant la dépense excède le revenu.
Sa table et ses maîtresses le mettent dans la nécessité de
s'endetter; mais cela ne trouble point son repos; au contraire,
quand il veut bien devoir à un marchand, il s'imagine que ce
marchand lui a beaucoup d'obligation. «C'est chez vous, disait-il
l'autre jour à un drapier, c'est chez vous que je veux désormais
prendre à crédit; je vous donne la préférence.»

«Pendant que ce marquis goûte si tranquillement la douceur du
sommeil qu'il ôte à ses créanciers, considérez un homme
qui...--Attendez, seigneur Asmodée, interrompit brusquement don
Cléofas; j'aperçois un carrosse dans la rue: je ne veux pas le
laisser passer sans vous demander ce qu'il y a dedans.--Chut! dit le
boiteux, en baissant la voix comme s'il eût craint d'être entendu:
apprenez que ce carrosse recèle un des plus graves personnages de la
monarchie. C'est un président qui va s'égayer chez une vieille
Asturienne dévouée à ses plaisirs. Pour n'être pas reconnu, il a
pris la précaution que prenait Caligula, qui mettait, en pareille
occasion, une perruque pour se déguiser.

«Revenons au tableau que je voulais offrir à vos regards quand vous
m'avez interrompu. Regardez tout au haut de l'hôtel du marquis, un
homme qui travaille dans un cabinet rempli de livres et de
manuscrits.--C'est peut-être, dit Zambullo, l'intendant, qui
s'occupe à chercher les moyens de payer les dettes de son
maître.--Bon! répondit le diable, c'est bien à cela vraiment que
s'amusent les intendants de ces sortes de maisons! Ils songent
plutôt à profiter du dérangement des affaires qu'à y mettre ordre.
Ce n'est donc pas un intendant que vous voyez. C'est un auteur: le
marquis le loge dans son hôtel pour se donner un air de protecteur
des gens de lettres.--Cet auteur, répliqua don Cléofas, est
apparemment un grand sujet.--Vous en allez juger, répartit le démon.
Il est entouré de mille volumes, et il en compose un où il ne met
rien du sien. Il pille dans ces livres et ces manuscrits; et
quoiqu'il ne fasse qu'arranger et lier ses larcins, il a plus de
vanité qu'un véritable auteur.

«Vous ne savez pas, continua l'esprit, qui demeure à trois portes
au-dessous de cet hôtel? C'est la Chichona, cette même femme dont
j'ai fait une si honnête mention dans l'histoire du comte de
Belflor.--Ah! que je suis ravi de la voir, dit Léandro. Cette bonne
personne si utile à la jeunesse est sans doute une de ces deux
vieilles que j'aperçois dans une salle basse. L'une a les coudes
appuyés sur une table, et regarde attentivement l'autre, qui compte
de l'argent. Laquelle des deux est la Chichona?--C'est, dit le
démon, celle qui ne compte point. L'autre, nommée la Pébrada, est
une honorable dame de la même profession: elles sont associées, et
elles partagent en ce moment les fruits d'une aventure qu'elles
viennent de mettre à fin.

«La Pébrada est la plus achalandée; elle a la pratique de plusieurs
veuves riches, à qui elle porte tous les jours sa liste à
lire.--Qu'appellez-vous la liste? interrompit l'écolier.--Ce sont,
répartit Asmodée, les noms de tous les étrangers bien faits qui
viennent à Madrid, et surtout des Français. D'abord que cette
négociatrice apprend qu'il en est arrivé de nouveaux, elle court à
leurs auberges s'informer adroitement de quel pays ils sont, de leur
naissance, de leur taille, de leur air et de leur âge; puis elle en
fait son rapport à ses veuves, qui font leurs réflexions là-dessus;
et si le coeur en dit aux dites veuves, elle les abouche avec
lesdits étrangers.

--Cela est fort commode, et juste en quelque façon, répliqua
Zambullo en souriant; car enfin, sans ces bonnes dames et leurs
agentes, les jeunes étrangers qui n'ont point ici de connaissances
perdraient un temps infini à en faire. Mais dites-moi s'il y a de
ces veuves et de ces maquignonnes dans les autres pays?--Bon! s'il y
en a, répondit le boiteux: en pouvez-vous douter? je remplirais bien
mal mes fonctions si je négligeais d'en pourvoir les grandes villes.

«Donnez votre attention au voisin de la Chichona, à cet imprimeur
qui travaille tout seul dans son imprimerie. Il y a trois heures
qu'il a renvoyé ses garçons; il va passer la nuit à imprimer un
livre secrétement.--Eh! quel est donc cet ouvrage? dit Léandro.--Il
traite des injures, répondit le démon. Il prouve que la religion est
préférable au point d'honneur, et qu'il vaut mieux pardonner que
venger une offense.--Oh! le maraud d'imprimeur! s'écria l'écolier;
il fait bien d'imprimer en secret son infâme livre. Que l'auteur ne
s'avise pas de se faire connaître: je serais le premier à le
bâtonner. Est-ce que la religion défend de conserver son honneur?

--N'entrons pas dans cette discussion, interrompit Asmodée avec un
souris malin. Il paraît que vous avez bien profité des leçons de
morale qui vous ont été données à Alcala: je vous en félicite.--Vous
direz ce qu'il vous plaira, interrompit à son tour don Cléofas: que
l'auteur de ce ridicule ouvrage fasse les plus beaux raisonnements
du monde, je m'en moque; je suis Espagnol: rien ne me semble si doux
que la vengeance, et puisque vous m'avez promis de punir la perfidie
de ma maîtresse, je vous somme de me tenir parole.

--Je cède avec plaisir au transport qui vous agite, dit le démon.
Que j'aime ces bons naturels qui suivent tous leurs mouvements sans
scrupule! je vais vous satisfaire tout à l'heure; aussi bien le
temps de vous venger est arrivé: mais je veux auparavant vous faire
voir une chose très-réjouissante. Portez la vue au-delà de
l'imprimerie, et observez bien ce qui se passe dans un appartement
tapissé de drap musc.--J'y remarque, répondit Léandro, cinq ou six
femmes qui donnent, comme à l'envi, des bouteilles de verre à une
espèce de valet, et elles me paraissent furieusement agitées.

--Ce sont, reprit le boiteux, des dévotes qui ont grand sujet d'être
émues. Il y a dans cet appartement un inquisiteur malade. Ce
vénérable personnage, qui a près de trente-cinq ans, est couché dans
une autre chambre que celle où sont ces femmes. Deux de ses plus
chères pénitentes le veillent: l'une fait ses bouillons, et l'autre,
à son chevet, a soin de lui tenir la tête chaude, et de lui couvrir
la poitrine d'une couverture composée de cinquante peaux de
moutons.--Quelle est donc sa maladie? répliqua Zambullo.--Il est
enrhumé du cerveau, répartit le diable, et il est à craindre que le
rhume ne lui tombe sur la poitrine.

«Ces autres dévotes que vous voyez dans son antichambre accourent
avec des remèdes, sur le bruit de son indisposition: l'une apporte,
pour la toux, des sirops de jujube, d'althéa, de corail et
tussilage; l'autre, pour conserver les poumons de Sa Révérence,
s'est chargée de sirops de longue-vie, de véronique, d'immortelle et
d'élixir de propriété; une autre, pour lui fortifier le cerveau et
l'estomac, a des eaux de mélisse, de cannelle orgée, de l'eau divine
et de l'eau thériacale, avec des essences de muscade et d'ambre
gris. Celle-ci vient offrir des confections anacardines et
bézoardiques; et celle-là, des teintures d'oeillets, de corail, de
mille-fleurs, de soleil et d'émeraudes. Toutes ces pénitentes zélées
vantent au valet de l'inquisiteur les choses qu'elles apportent:
elles le tirent à part tour à tour; et chacune, lui mettant un ducat
dans la main, lui dit à l'oreille: «Laurent, mon cher Laurent, fais
en sorte, je te prie, que ma bouteille ait la préférence.»

--Parbleu, s'écria don Cléofas, il faut avouer que ce sont d'heureux
mortels que ces inquisiteurs.--Je vous en réponds, reprit Asmodée;
peu s'en faut que je n'envie leur sort: et de même qu'Alexandre
disait un jour qu'il aurait voulu être Diogène, s'il n'eût pas été
Alexandre, je dirais volontiers que, si je n'étais pas diable, je
voudrais être inquisiteur.

«Allons, seigneur écolier, ajouta-t-il, allons présentement punir
l'ingrate qui a si mal payé votre tendresse.» Alors Zambullo saisit
le bout du manteau d'Asmodée, qui fendit une seconde fois les airs
avec lui et alla se poser sur la maison de dona Thomasa.

Cette friponne était à table avec les quatre spadassins qui avaient
poursuivi Léandro sur les gouttières: il frémit de courroux en les
voyant manger deux perdreaux et un lapin qu'il avait payés, et fait
porter chez la traîtresse avec quelques bouteilles de bon vin. Pour
surcroît de douleur, il s'apercevait que la joie régnait dans ce
repas, et jugeait, aux démonstrations de dona Thomasa, que la
compagnie de ces malheureux était plus agréable que la sienne à
cette scélérate. «Oh! les bourreaux, s'écria-t-il d'un ton furieux!
les voilà qui se régalent à mes dépens! quelle mortification pour
moi!

--Je conviens, lui dit le démon, que ce spectacle n'est pas fort
réjouissant pour vous; mais quand on fréquente les dames galantes,
on doit s'attendre à ces aventures: elles sont arrivées mille fois
en France aux abbés, aux gens de robe et aux financiers.--Si j'avais
une épée reprit don Cléofas, je fondrais sur ces coquins, et
troublerais leurs plaisirs.--La partie ne serait pas égale, répartit
le boiteux, si vous les attaquiez tout seul; laissez-moi le soin de
vous venger; j'en viendrai mieux à bout que vous. Je vais mettre la
division parmi ces spadassins, en leur inspirant une fureur
luxurieuse: ils vont s'armer les uns contre les autres; vous allez
voir un beau vacarme.»

A ces mots, il souffla, et il sortit de sa bouche une vapeur
violette qui descendit en serpentant comme un feu d'artifice, et se
répandit sur la table de dona Thomasa. Aussitôt un des convives,
sentant l'effet de ce souffle, s'approcha de la dame, et l'embrassa
avec transport. Les autres, entraînés par la force de la même
vapeur, voulurent lui arracher la grivoise: chacun demande la
préférence; ils se la disputent: une jalouse rage s'empare d'eux;
ils viennent aux mains; ils tirent leurs épées et commencent un rude
combat: cependant dona Thomasa pousse d'horribles cris; tout le
voisinage est bientôt en rumeur; on crie à la justice; la justice
vient; elle enfonce la porte; elle entre et trouve deux de ces
bretteurs étendus sur le plancher; elle se saisit des autres et les
mène en prison avec la courtisane. Cette malheureuse avait beau
pleurer, s'arracher les cheveux et se désespérer: les gens qui la
conduisaient n'en étaient pas plus touchés que Zambullo, qui en
faisait de grands éclats de rire avec Asmodée.

«Hé bien! dit ce démon à l'écolier, êtes-vous content?--Non,
répondit don Cléofas. Pour me donner une entière satisfaction,
portez-moi sur les prisons. Que j'ai de plaisir d'y voir enfermer la
misérable qui s'est jouée de mon amour! Je me sens pour elle plus de
haine, en ce moment, que je n'ai jamais eu de tendresse.--Je le veux
bien, lui répliqua le diable; vous me trouverez toujours prêt à
suivre vos volontés, quand elles seraient contraires aux miennes et
à mes intérêts, pourvu que ce soit pour votre bien.»

Ils volèrent tous deux sur les prisons, où bientôt arrivèrent les
deux spadassins, qui furent logés dans un cachot noir. Pour Thomasa,
on la mit sur la paille avec trois ou quatre autres femmes de
mauvaise vie qu'on avait arrêtées le même jour, et qui devaient être
transférées le lendemain au lieu destiné pour ces sortes de
créatures.

«Je suis à présent satisfait, dit Zambullo; j'ai goûté une pleine
vengeance; ma mie Thomasa ne passera pas la nuit aussi agréablement
qu'elle se l'était promis. Nous irons où il vous plaira continuer
nos observations.--Nous sommes ici dans un endroit propre à cela,
répondit l'esprit. Il y a dans ces prisons un grand nombre de
coupables et d'innocents: c'est un séjour qui sert à commencer le
châtiment des uns, et à purifier la vertu des autres. Il faut que je
vous montre quelques prisonniers de ces deux espèces, et que je vous
dise pourquoi on les retient dans les fers.»




CHAPITRE VII

_Des prisonniers._


Avant que j'entre dans ce détail, observez un peu les guichetiers
qui sont à l'entrée de ces horribles lieux. Les poëtes de
l'antiquité n'ont mis qu'un Cerbère à la porte de leurs enfers; il y
en a ici bien davantage, comme vous voyez. Ces guichetiers sont des
hommes qui ont perdu tout sentiment humain. Le plus méchant de mes
confrères pourrait à peine en remplacer un. Mais je m'aperçois,
ajouta-t-il, que vous considérez avec horreur ces chambres, où il
n'y a pour tous meubles que des grabats: ces cachots affreux vous
paraissent autant de tombeaux. Vous êtes justement étonné de la
misère que vous y remarquez, et vous déplorez le sort des malheureux
que la justice y retient: cependant ils ne sont pas tous également à
plaindre; c'est ce que nous allons examiner.

«Premièrement, il y a dans cette grande chambre à droite quatre
hommes couchés dans ces deux mauvais lits; l'un est un cabaretier,
accusé d'avoir empoisonné un étranger, qui creva l'autre jour dans
sa taverne. On prétend que la qualité du vin a fait mourir le
défunt; l'hôte soutient que c'est la quantité, et il sera cru en
justice, car l'étranger était Allemand.--Eh! qui a raison du
cabaretier ou de ses accusateurs? dit don Cléofas.--La chose est
problématique, répondit le diable. Il est bien vrai que le vin était
frelaté; mais, ma foi, le seigneur allemand en a tant bu, que les
juges peuvent en conscience remettre en liberté le cabaretier.

«Le second prisonnier est un assassin de profession, un de ces
scélérats qu'on appelle _valientes_, et qui, pour quatre ou cinq
pistoles, prêtent obligeamment leur ministère à tous ceux qui
veulent faire cette dépense pour se débarrasser de quelqu'un
secrètement. Le troisième, un maître à danser qui s'habille comme un
petit-maître, et qui a fait faire un mauvais pas à une de ses
écolières. Et le quatrième, un galant qui a été surpris, la semaine
passée, par la _ronda_, dans le temps qu'il montait, par un balcon,
à l'appartement d'une femme qu'il connaît, et dont le mari est
absent. Il ne tient qu'à lui de se tirer d'affaire, en déclarant son
commerce amoureux; mais il aime mieux passer pour un voleur, et
s'exposer à perdre la vie, que de commettre l'honneur de sa dame.

--Voilà un amant bien discret, dit l'écolier; il faut avouer que
notre nation l'emporte sur les autres en fait de galanterie. Je vais
parier qu'un Français, par exemple, ne serait pas capable, comme
nous, de se laisser pendre par discrétion.--Non, je vous assure, dit
le diable; il monterait plutôt exprès à un balcon pour déshonorer
une femme qui aurait des bontés pour lui.

«Dans un cabinet auprès de ces quatre hommes, poursuivit-il, est une
fameuse sorcière, qui a la réputation de savoir faire des choses
impossibles. Par le pouvoir de son art, de vieilles douairières
trouvent, dit-on, des jeunes gens qui les aiment but à but; les
maris deviennent fidèles à leurs femmes, et les coquettes
véritablement amoureuses des riches cavaliers qui s'attachent à
elles. Mais il n'y a rien de plus faux que tout cela. Elle ne
possède point d'autre secret que celui de persuader qu'elle en a, et
de vivre commodément de cette opinion. Le Saint-Office réclame cette
créature-là, qui pourra bien être brûlée au premier Acte de foi.

«Au-dessous du cabinet, il y a un cachot noir, qui sert de gîte à un
jeune cabaretier.--Encore un hôte de taverne! s'écria Léandro; ces
sortes de gens-là veulent-ils donc empoisonner tout le
monde?--Celui-ci, reprit Asmodée, n'est pas dans le même cas. On
arrêta ce misérable avant-hier, et l'Inquisition le réclame aussi.
Je vais, en peu de mots, vous dire le sujet de sa détention.

«Un vieux soldat, parvenu par son courage, ou plutôt par sa
patience, à l'emploi de sergent dans sa compagnie, vint faire des
recrues à Madrid. Il alla demander un logement dans un cabaret. On
lui dit qu'il y avait à la vérité des chambres vides, mais qu'on ne
pouvait lui en donner aucune, parce qu'il revenait toutes les nuits
dans la maison un esprit qui maltraitait fort les étrangers, quand
ils avaient la témérité d'y vouloir coucher. Cette nouvelle ne
rebuta point le sergent. «Que l'on me mette, dit-il, dans la chambre
qu'on voudra: donnez-moi de la lumière, du vin, une pipe et du
tabac, et soyez sans inquiétude sur le reste: les esprits ont de la
considération pour les gens de guerre qui ont blanchi sous le
harnais.»

«On mena le sergent dans une chambre, puisqu'il paraissait si
résolu, et on lui porta tout ce qu'il avait demandé. Il se mit à
boire et à fumer. Il était déjà plus de minuit, que l'esprit n'avait
point encore troublé le profond silence qui régnait dans la maison:
on eût dit qu'effectivement il respectait ce nouvel hôte; mais entre
une heure et deux le grivois entendit tout à coup un bruit horrible,
comme de ferrailles, et vit bientôt entrer dans sa chambre un
fantôme épouvantable, vêtu de drap noir, et tout entortillé de
chaînes de fer. Notre fumeur ne fut pas autrement ému de cette
apparition: il tira son épée, s'avança vers l'esprit, et lui en
déchargea du plat sur la tête un assez rude coup.

«Le fantôme, peu accoutumé à trouver des hôtes si hardis, fit un
cri, et, remarquant que le soldat se préparait à recommencer, il se
prosterna très-humblement devant lui, en disant: «De grâce, seigneur
sergent, ne m'en donnez pas davantage: ayez pitié d'un pauvre diable
qui se jette à vos pieds pour implorer votre clémence; je vous en
conjure par saint Jacques, qui était comme vous un grand
spadassin.--Si tu veux conserver ta vie, répondit le soldat, il faut
que tu me dises qui tu es, et que tu me parles sans déguisement, ou
bien je vais te fendre en deux, comme les chevaliers du temps passé
fendaient les géants qu'ils rencontraient.» A ces mots, l'esprit,
voyant à qui il avait affaire, prit le parti d'avouer tout.

«Je suis, dit-il au sergent, le maître garçon de ce cabaret: je
m'appelle Guillaume; j'aime Juanilla, qui est la fille unique du
logis, et je ne lui déplais pas; mais comme son père et sa mère ont
en vue une alliance plus relevée que la mienne, pour les obliger à
me choisir pour gendre, nous sommes convenus, la petite fille et
moi, que je ferais toutes les nuits le personnage que je fais; je
m'enveloppe le corps d'un long manteau noir, et je me pends au cou
une chaîne de tourne-broche, avec laquelle je cours toute la maison,
depuis la cave jusqu'au grenier, en faisant tout le bruit que vous
avez entendu. Quand je suis à la porte de la chambre du maître et de
la maîtresse, je m'arrête et m'écrie: _N'espérez pas que je vous
laisse en repos que vous n'ayez marié Juanilla avec votre maître
garçon_.

«Après avoir prononcé ces paroles d'une voix que j'affecte grosse et
cassée, je continue mon carillon, et j'entre ensuite par une fenêtre
dans un cabinet où Juanilla couche seule, et je lui rends compte de
ce que j'ai fait. Seigneur sergent, continua Guillaume, vous jugez
bien que je vous dis la vérité: je sais qu'après cet aveu vous
pouvez me perdre, en apprenant à mon maître ce qui se passe; mais si
vous voulez me servir, au lieu de me rendre ce mauvais office, je
vous jure que ma reconnaissance....--Eh! quel service peux-tu
attendre de moi? interrompit le soldat.--Vous n'avez, reprit jeune
homme, qu'à dire que vous avez vu l'esprit, et qu'il vous a fait si
grand peur....--Comment, ventrebleu, grand peur! interrompit encore
le grivois; vous voulez que le sergent Annibal Antonio Quebrantador
aille dire qu'il a eu peur! J'aimerais mieux que cent mille diables
m'eussent....--Cela n'est pas absolument nécessaire, interrompit à
son tour Guillaume; et après tout, il m'importe peu de quelle façon
vous parliez, pourvu que vous secondiez mon dessein: lorsque j'aurai
épousé Juanilla, et que je serai établi, je promets de vous régaler
tous les jours pour rien, vous et tous vos amis.--Vous êtes
séduisant, monsieur Guillaume, s'écria le grivois; vous me proposez
d'appuyer une fourberie; l'affaire ne laisse pas d'être sérieuse;
mais vous vous y prenez d'une manière qui m'étourdit sur les
conséquences. Allez, continuez de faire du bruit et d'en rendre
compte à Juanilla: je me charge du reste.»

«En effet, dès le lendemain matin, le sergent dit à l'hôte et à
l'hôtesse: «J'ai vu l'esprit, je l'ai entretenu; il est
très-raisonnable. «Je suis, m'a-t-il dit, le bisaïeul du maître de
ce cabaret. J'avais une fille que je promis au père du grand-père de
son garçon: néanmoins, au mépris de ma foi, je la mariai à un autre,
et je mourus peu de temps après: je souffre depuis ce temps-là; je
porte la peine de mon parjure, et je ne serai point en repos que
quelqu'un de ma race n'ait épousé une personne de la famille de
Guillaume: c'est pourquoi je reviens toutes les nuits dans cette
maison: cependant j'ai beau dire que l'on marie ensemble Juanilla et
le maître garçon, le fils de mon petit-fils fait la sourde oreille,
aussi bien que sa femme; mais dites-leur, s'il vous plaît, seigneur
sergent, que s'ils ne font au plus tôt ce que je désire, j'en
viendrai avec eux aux voies de fait. Je les tourmenterai l'un et
l'autre d'une étrange façon.»

«L'hôte est un homme assez simple: il fut ébranlé de ce discours, et
l'hôtesse, encore plus faible que son mari, croyant déjà voir le
revenant à ses trousses, consentit à ce mariage, qui se fit le jour
suivant. Guillaume, peu de temps après, s'établit dans un autre
quartier de la ville: le sergent Quebrantador ne manqua pas de le
visiter fréquemment, et le nouveau cabaretier, par reconnaissance,
lui donna d'abord du vin à discrétion, ce qui plaisait si fort au
grivois qu'il menait tous ses amis à ce cabaret; il y faisait même
ses enrôlements, et y enivrait la recrue.

«Mais enfin l'hôte se lassa d'abreuver tant de gosiers altérés. Il
dit sur cela sa pensée au soldat, qui, sans songer qu'effectivement
il passait la convention, fut assez injuste pour traiter Guillaume
de petit ingrat. Celui-ci répondit, l'autre répliqua, et la
conversation finit par quelques coups de plat d'épée que le
cabaretier reçut. Plusieurs passants voulurent prendre le parti du
bourgeois; Quebrantador en blessa trois ou quatre, et n'en serait
pas demeuré là si tout à coup il n'eut été assailli par une foule
d'archers, qui l'arrêtèrent comme un perturbateur du repos public.
Ils le conduisirent en prison, où il a déclaré tout ce que je viens
de vous dire; et sur sa déposition, la justice s'est aussi emparée
de Guillaume. Le beau-père demande que le mariage soit cassé; et le
Saint-Office, informé que Guillaume a de bons effets, veut connaître
de cette affaire.

--Vive Dieu, dit don Cléofas, la sainte Inquisition est bien alerte!
Sitôt qu'elle voit le moindre jour à tirer quelque
profit!...--Doucement, interrompit le boiteux; gardez-vous bien de
vous lâcher contre ce tribunal: il a des espions partout; on lui
rapporte jusqu'à des choses qui n'ont jamais été dites; je n'ose en
parler moi-même qu'en tremblant.

«Au-dessus de l'infortuné Guillaume, dans la première chambre à
gauche, il y a deux hommes dignes de votre pitié: l'un est un jeune
valet de chambre que la femme de son maître traitait en particulier
comme un amant. Un jour le mari les surprit tous deux. La femme
aussitôt se met à crier au secours, et dit que le valet de chambre
lui a fait violence. On arrêta ce pauvre malheureux, qui, selon
toutes les apparences, sera sacrifié à la réputation de sa
maîtresse.

«Le compagnon du valet de chambre, encore moins coupable que lui,
est sur le point de perdre aussi la vie: il est écuyer d'une
duchesse à qui l'on a volé un gros diamant: on l'accuse de l'avoir
pris; il aura demain la question, où il sera tourmenté jusqu'à ce
qu'il confesse avoir fait le vol; et toutefois la personne qui en
est l'auteur est une femme de chambre favorite, qu'on n'oserait
soupçonner.

--Ah! seigneur Asmodée, dit Léandro, rendez, je vous prie, service à
cet écuyer: son innocence m'intéresse pour lui; dérobez-le par votre
pouvoir aux injustes et cruels supplices qui le menacent: il mérite
que...--Vous n'y pensez pas, seigneur écolier, interrompit le
diable: pouvez-vous demander que je m'oppose à une action inique, et
que j'empêche un innocent de périr? c'est prier un procureur de ne
pas ruiner une veuve ou un orphelin.

«Oh! s'il vous plaît, ajouta-t-il, n'exigez pas de moi que je fasse
quelque chose qui soit contraire à mes intérêts, à moins que vous
n'en tiriez un avantage considérable. D'ailleurs, quand je voudrais
délivrer ce prisonnier, le pourrais-je?--Comment donc, répliqua
Zambullo, est-ce que vous n'avez pas la puissance d'enlever un homme
de la prison?--Non certainement, répartit le boiteux. Si vous aviez
lu l'Enchiridion ou Albert le Grand, vous sauriez que je ne puis,
non plus que mes confrères, mettre un prisonnier en liberté.
Moi-même, si j'avais le malheur d'être entre les griffes de la
justice, je ne pourrais m'en tirer qu'en finançant.

«Dans la chambre prochaine, du même côté, loge un chirurgien
convaincu d'avoir, par jalousie, fait à sa femme une saignée comme
celle de Sénèque: il a eu aujourd'hui la question, et, après avoir
confessé le crime dont on l'accusait, il a déclaré que depuis dix
ans il s'est servi d'un moyen assez nouveau pour se faire des
pratiques. Il blessait la nuit les passants avec une bayonnette, et
se sauvait chez lui par une petite porte de derrière; cependant le
blessé poussait des cris qui attiraient les voisins à son secours:
le chirurgien y accourait lui-même comme les autres; et trouvant un
homme noyé dans son sang, il le faisait porter dans sa boutique, où
il le pansait de la même main dont il l'avait frappé.

«Quoique ce chirurgien cruel ait fait cette déclaration et qu'il
mérite mille morts, il ne laisse pas de se flatter qu'on lui fera
grâce; et c'est ce qui pourra fort bien arriver, parce qu'il est
parent de madame la remueuse de l'Infant; outre cela, je vous dirai
qu'il a chez lui une eau merveilleuse, que lui seul sait composer,
une eau qui a la vertu de blanchir la peau, et de faire d'un visage
décrépit une face enfantine; et cette eau incomparable sert de
fontaine de jouvence à trois dames du palais, qui se sont jointes
ensemble pour le sauver. Il compte si fort sur leur crédit, ou, si
vous voulez, sur son eau, qu'il s'est endormi tranquillement, dans
l'espérance qu'à son réveil il recevra l'agréable nouvelle de son
élargissement.

--J'aperçois sur un grabat dans la même chambre, dit l'écolier, un
autre homme qui dort, ce me semble, aussi d'un sommeil paisible: il
faut que son affaire ne soit pas bien mauvaise.--Elle est fort
délicate, répondit le démon. Ce cavalier est un gentilhomme biscaïen
qui s'est enrichi d'un coup d'escopète, et voici comment: Il y a
quinze jours que, chassant dans une forêt avec son frère aîné, qui
jouissait d'un revenu considérable, il le tua, par malheur, en
tirant sur des perdreaux.--L'heureux _quiproquo_ pour un cadet!
s'écria don Cléofas en riant.--Oui, reprit Asmodée; mais les
collatéraux, qui voudraient bien s'approprier la succession du
défunt, poursuivent en justice son meurtrier, qu'ils accusent
d'avoir fait le coup pour devenir unique héritier de sa famille. Il
s'est de lui-même constitué prisonnier, et il paraît si affligé de
la mort de son frère, qu'on ne saurait s'imaginer qu'il ait eu
intention de lui ôter la vie.--Et n'a-t-il effectivement rien à se
reprocher là-dessus que son peu d'adresse? répliqua Léandro.--Non,
répartit le boiteux; il n'a pas eu une mauvaise volonté; mais
lorsqu'un fils aîné possède tout le bien d'une maison, je ne lui
conseille pas de chasser avec son cadet.

«Examinez bien ces deux adolescents, qui, dans un petit réduit
auprès du gentilhomme de Biscaïe, s'entretiennent aussi gaiement que
s'ils étaient en liberté. Ce sont deux véritables _picaros_. Il y en
a principalement un qui pourra donner quelque jour au public un
détail de ses espiégleries; c'est un nouveau Guzmann d'Alfarache;
c'est celui qui a un pourpoint de velours brun et un plumet à son
chapeau.

«Il n'y a pas trois mois qu'il était dans cette ville page du comte
d'Onate, et il serait encore au service de ce seigneur sans une
fourberie qui est la cause de sa prison, et que je veux vous conter.

«Ce garçon, nommé Domingo, reçut un jour, chez le comte, cent coups
de fouet, que l'écuyer de salle, autrement le gouverneur des pages,
lui fit rudement appliquer, pour certain tour d'habileté qui le
méritait. Il eut longtemps sur le coeur cette petite correction-là,
et il résolut de s'en venger. Il avait remarqué plus d'une fois que
le seigneur don Côme, c'est le nom de l'écuyer, se lavait les mains
avec de l'eau de fleur d'orange, et se frottait le corps avec des
pâtes d'oeillets et de jasmin; qu'il avait plus de soin de sa
personne qu'une vieille coquette, et qu'enfin c'était un de ces fats
qui s'imaginent qu'une femme ne saurait les voir sans les aimer.
Cette remarque lui fournit une idée de vengeance, qu'il communiqua à
une jeune soubrette de son voisinage, de laquelle il avait besoin
pour l'exécution de son projet, et dont il était tellement ami,
qu'il ne pouvait le devenir davantage.

«Cette suivante, appelée Floretta, pour avoir la liberté de lui
parler plus aisément, le faisait passer pour son cousin dans la
maison de dona Luziana sa maîtresse, dont le père était alors
absent. Le malin Domingo, après avoir instruit sa fausse parente de
ce qu'elle avait à faire, entra un matin dans la chambre de don
Côme, où il trouva cet écuyer qui essayait un habit neuf, se
regardait avec complaisance dans un miroir, et paraissait charmé de
sa figure. Le page fit semblant d'admirer ce Narcisse, et lui dit
avec un feint transport: «En vérité, seigneur don Côme, vous avez la
mine d'un prince. Je vois tous les jours des grands superbement
vêtus; cependant, malgré leurs riches habits, ils n'ont pas votre
prestance. Je ne sais, ajouta-t-il, si, étant votre serviteur autant
que je le suis, je vous considère avec des yeux trop prévenus en
votre faveur: mais, franchement, je ne vois point à la cour de
cavalier que vous n'effaciez.»

«L'écuyer sourit à ce discours, qui flattait agréablement sa vanité,
et répondit en faisant l'aimable: «Tu me flattes, mon ami, ou bien
il faut en effet que tu m'aimes, et que ton amitié me prête des
grâces que la nature m'a refusées.--Je ne le crois pas, répliqua le
flatteur; car il n'y a personne qui ne parle de vous aussi
avantageusement que moi. Je voudrais que vous eussiez entendu ce que
me disait encore hier une de mes cousines, qui sert une fille de
qualité.»

«Don Côme ne manqua pas de demander ce que cette cousine avait dit.
«Comment! reprit le page; elle s'étendit sur la richesse de votre
taille, sur l'agrément qu'on voit répandu dans toute votre personne;
et ce qu'il y a de meilleur, c'est qu'elle me dit confidemment que
dona Luziana, sa maîtresse, prenait plaisir à vous regarder au
travers de sa jalousie, toutes les fois que vous passiez devant sa
maison.

«--Qui peut être cette dame, dit l'écuyer, et où
demeure-t-elle?--Quoi! répondit Domingo, vous ne savez pas que c'est
la fille unique du mestre de camp don Fernando, notre voisin?--Ah!
je suis à présent au fait, reprit don Côme. Je me souviens d'avoir
ouï vanter le bien et la beauté de cette Luziana; c'est un excellent
parti. Mais serait-il possible que je me fusse attiré son
attention?--N'en doutez pas, répartit le page; ma cousine me l'a
dit: quoique soubrette, ce n'est point une menteuse, et je vous
réponds d'elle comme de moi-même.--Cela étant, dit l'écuyer, il me
prend envie d'avoir une conversation particulière avec ta parente,
de la mettre dans mes intérêts par quelques petits présents, suivant
l'usage; et si elle me conseille de rendre des soins à sa maîtresse,
je tenterai la fortune. Pourquoi non? Je conviens qu'il y a de la
distance de mon rang à celui de don Fernando; mais je suis
gentilhomme une fois, et je possède cinq cents bons ducats de rente.
Il se fait tous les jours des mariages plus extravagants que
celui-là.»

«Le page fortifia son gouverneur dans sa résolution, et lui ménagea
une entrevue avec la cousine, qui, trouvant l'écuyer disposé à tout
croire, l'assura que sa maîtresse avait du goût pour lui. «Elle m'a
souvent interrogée sur votre chapitre, lui dit-elle, et ce que je
lui ai répondu là-dessus ne doit pas vous avoir nui. Enfin, seigneur
écuyer, vous pouvez vous flatter justement que dona Luziana vous
aime en secret. Faites-lui hardiment connaître vos légitimes
intentions: montrez-lui que vous êtes le cavalier de Madrid le plus
galant, comme vous en êtes le plus beau et le mieux fait: donnez-lui
surtout des sérénades, rien ne lui sera plus agréable; de mon côté,
je lui ferai bien valoir vos galanteries, et j'espère que mes bons
offices ne vous seront pas inutiles.» Don Côme, transporté de joie
de voir la soubrette entrer si chaudement dans ses intérêts,
l'accabla d'embrassades, et lui mettant au doigt une bague de peu de
valeur qu'il avait apportée exprès pour lui en faire présent: «Ma
chère Floretta, lui dit-il, je ne vous donne ce diamant que pour
faire connaissance avec vous: j'ai dessein de reconnaître par une
plus solide récompense les services que vous me rendrez.»

«On ne saurait être plus satisfait qu'il le fut de son entretien
avec la suivante. Aussi, non-seulement il remercia Domingo de le lui
avoir procuré, il le gratifia d'une paire de bas de soie et de
quelques chemises garnies de dentelles, lui promettant d'ailleurs de
ne laisser échapper aucune occasion de lui être utile. Ensuite, le
consultant sur ce qu'il avait à faire: «Mon ami, lui dit-il, quel
est ton sentiment? me conseilles-tu de débuter par une lettre
passionnée et sublime à dona Luziana?--C'est mon avis, répondit le
page: faites-lui une déclaration d'amour en haut style; j'ai un
pressentiment qu'elle ne le recevra point mal.--Je le crois de même,
reprit l'écuyer; je vais à tout hasard commencer par là.» Aussitôt
il se mit à écrire, et après avoir déchiré pour le moins vingt
brouillons, il parvint à faire un billet doux auquel il s'arrêta. Il
en fit la lecture à Domingo, qui, l'ayant écouté avec des gestes
d'admiration, se chargea de le porter sur-le-champ à sa cousine. Il
était conçu dans ces termes fleuris et recherchés:

    _Il y a longtemps, charmante Luziana, que, sur la foi de
    la renommée qui publie partout vos perfections, je me suis
    laissé enflammer d'un ardent amour pour vous. Néanmoins,
    malgré les feux dont je suis la proie, je n'ai osé hasarder
    aucun acte de galanterie, mais comme il m'est revenu que
    vous daignez arrêter vos regards sur moi quand je passe
    devant la jalousie qui dérobe aux yeux des hommes votre
    beauté céleste, et même que, par une influence de votre
    astre très-heureuse pour moi, vous inclinez à me vouloir du
    bien, je prends la liberté de vous demander la permission
    de me consacrer à votre service. Si je suis assez fortuné
    pour l'obtenir, je renonce à toutes les dames passées,
    présentes et à venir._

    Don Come de la Higuera.


«Le page et la suivante ne manquèrent pas de s'égayer aux dépens du
seigneur don Côme, et de se divertir de sa lettre. Ils n'en
demeurèrent pas là: ils composèrent à frais communs un billet
tendre, que la femme de chambre écrivit de sa main, et que Domingo
rendit le jour suivant à l'écuyer, comme une réponse de dona
Luziana. Il contenait ces paroles:

    _J'ignore qui peut vous avoir si bien instruit de mes
    sentiments secrets. C'est une trahison que quelqu'un m'a
    faite; mais je la lui pardonne, puisqu'elle est cause que
    vous m'apprenez que vous m'aimez. De tous les hommes que je
    vois passer dans ma rue, vous êtes celui que je prends le
    plus de plaisir à regarder, et je veux bien que vous soyez
    mon amant. Peut-être ne devrais-je pas le vouloir, et
    encore moins vous le dire. Si c'est une faute que je fais,
    votre mérite me rend excusable._

    Dona Luziana.

«Quoique cette réponse fût un peu trop vive pour la fille d'un
mestre de camp, car les auteurs n'y avaient pas regardé de si près,
le présomptueux don Côme ne s'en défia point; il s'estimait assez
pour s'imaginer qu'une dame pouvait oublier pour lui les
bienséances. «Ah! Domingo, s'écria-t-il d'un air triomphant, après
avoir lu à haute voix la lettre supposée, tu vois, mon ami, si la
voisine en tient: je serai bientôt gendre de don Fernand, ou je ne
suis pas don Côme de la Higuera.

«--Il n'en faut pas douter, dit le bourreau de confident; vous avez
fait sur sa fille une furieuse impression. Mais à propos,
ajouta-t-il, je me souviens que ma parente m'a bien recommandé de
vous dire que dès demain, tout au plus tard, il était nécessaire que
vous donnassiez une sérénade à sa maîtresse, pour achever de la
rendre folle de votre seigneurie.--Je le veux bien, dit l'écuyer. Tu
peux assurer ta cousine que je suivrai son conseil, et que demain,
sans faute, elle entendra dans sa rue, au milieu de la nuit, un des
plus galants concerts qu'on ait jamais entendus à Madrid.» En effet,
il alla trouver un habile musicien, et après lui avoir communiqué
son projet, il le chargea du soin de l'exécution.

«Tandis qu'il était occupé de sa sérénade, Floretta, que le page
avait prévenue, voyant sa maîtresse en bonne humeur, lui dit:
«Madame, je vous apprête un agréable divertissement.» Luziana lui
demanda ce que c'était. «Oh! vraiment, reprit la soubrette en riant
comme une folle, il y a bien des affaires. Un original, nommé don
Côme, gouverneur des pages du comte d'Onate, s'est avisé de vous
choisir pour la dame souveraine de ses pensées, et doit demain au
soir, afin que vous n'en ignoriez, vous régaler d'un admirable
concert de voix et d'instruments.» Dona Luziana, qui naturellement
était fort gaie, et qui d'ailleurs croyait les galanteries de
l'écuyer sans conséquence pour elle, bien loin de prendre son
sérieux, se fit par avance un plaisir d'entendre sa sérénade. Ainsi
cette dame, sans le savoir, aidait à confirmer don Côme dans une
erreur dont elle se serait fort offensée, si elle l'eût connue.

«Enfin, la nuit du jour suivant, il parut devant le balcon de
Luziana deux carrosses, d'où sortirent le galant écuyer et son
confident, accompagnés de six hommes, tant chanteurs que joueurs
d'instruments, qui commencèrent leur concert. Il dura fort
longtemps. Ils jouèrent un grand nombre d'airs nouveaux, et
chantèrent plusieurs couplets de chansons, qui roulaient tous sur le
pouvoir que l'amour a d'unir des amants d'une inégale condition; et
à chaque couplet, dont la fille du mestre de camp se faisait
l'application, elle riait de tout son coeur.

«Lorsque la sérénade fut finie, don Côme renvoya les musiciens chez
eux, dans les mêmes carrosses qui les avaient amenés, et demeura
dans la rue avec Domingo, jusqu'à ce que les curieux que la musique
avait attirés se furent retirés. Après quoi il s'approcha du balcon,
d'où bientôt la suivante, avec la permission de sa maîtresse, lui
dit par une petite fenêtre de la jalousie: «Est-ce vous, seigneur
don Côme?--Qui me fait cette question? répondit-il d'une voix
doucereuse.--C'est, répliqua la soubrette, dona Luziana qui souhaite
de savoir si le concert que nous venons d'entendre est un effet de
votre galanterie?--Ce n'est, répartit l'écuyer, qu'un échantillon
des fêtes que mon amour prépare à cette merveille de nos jours, si
elle veut bien les recevoir d'un amant sacrifié sur l'autel de sa
beauté.»

«A cette expression figurée, la dame n'eut pas peu d'envie de rire;
elle se retint toutefois, et, se mettant à la petite fenêtre, elle
dit à l'écuyer, le plus sérieusement qu'il lui fut possible:
«Seigneur don Côme, il paraît bien que vous n'êtes pas un galant
novice: c'est de vous que les cavaliers amoureux doivent apprendre à
servir leurs maîtresses. Je suis très-contente de votre sérénade, et
je vous en tiendrai compte: mais, ajouta-t-elle, retirez-vous: on
peut nous écouter; une autre fois nous aurons un plus long
entretien.» En achevant ces mots elle ferma la fenêtre, laissant
l'écuyer dans la rue, fort satisfait de la faveur qu'elle venait de
lui faire, et le page bien étonné de la voir jouer un rôle dans
cette comédie.

«Cette petite fête, en y comprenant les carrosses et la prodigieuse
quantité de vin bu par les musiciens, coûta cent ducats à don Côme;
et deux jours après son confident l'engagea dans une nouvelle
dépense; voici de quelle manière: ayant appris que Floretta devait,
la nuit de la Saint-Jean, nuit si célébrée dans cette ville, aller
avec d'autres filles de son espèce _à la fiesta del sotillo_[9],
entreprit de leur donner un déjeuner magnifique aux dépens de
l'écuyer.

[Note 9: Sorte de danse particulière aux Espagnols.]

«Seigneur don Côme, lui dit-il la veille de la Saint-Jean, vous
savez quelle fête c'est demain. Je vous avertis que dona Luziana se
propose d'être à la pointe du jour sur les bords du Mançanarez pour
voir le _sotillo_; je crois qu'il n'est pas besoin d'en dire
davantage au coriphée des cavaliers galants: vous n'êtes pas homme à
négliger une si belle occasion; je suis persuadé que votre dame et
sa compagnie seront demain bien régalées.--C'est de quoi je puis te
répondre, lui dit son gouverneur; je te rends grâce de l'avis: tu
verras si je sais prendre la balle au bond.» Effectivement, le
lendemain de grand matin, quatre valets de l'hôtel, conduits par
Domingo, et chargés de toutes sortes de viandes froides, accommodées
de différentes façons, avec une infinité de petits pains et de
bouteilles de vins délicieux, arrivèrent sur le rivage du
Mançanarez, où Floretta et ses compagnes dansaient comme des nymphes
au lever de l'aurore.

«Elles n'eurent pas peu de joie quand le page vint interrompre leurs
danses légères pour leur offrir un solide déjeuner de la part du
seigneur don Côme. Elles s'assirent aussitôt sur l'herbe, et
commencèrent à faire honneur au festin, en riant sans modération de
la dupe qui le donnait; car la charitable cousine de Domingo n'avait
pas manqué de les mettre au fait.

«Comme elles étaient toutes en train de se réjouir, on vit paraître
l'écuyer, monté sur une haquenée des écuries du comte, et richement
vêtu. Il vint joindre son confident et saluer la compagnie, qui,
s'étant levée pour le recevoir plus poliment, le remercia de sa
générosité. Il cherchait des yeux parmi les filles dona Luziana,
pour lui adresser la parole, et lui débiter un beau compliment qu'il
avait composé en chemin; mais Floretta, le tirant à part, lui dit
qu'une indisposition avait empêché sa maîtresse de se trouver à la
fête. Don Côme se montra très-sensible à cette nouvelle, et demanda
quel mal avait sa chère Luziana. «Elle est fort enrhumée, répondit
la soubrette, et cela pour avoir passé sans voile sur son balcon
presque toute la nuit de votre sérénade à me parler de vous.»
L'écuyer, consolé d'un accident qui venait d'une si belle cause,
pria la suivante de lui continuer ses bons offices auprès de sa
maîtresse, et regagna son hôtel, en s'applaudissant de plus en plus
de sa bonne fortune.

«Dans ce temps-là, don Côme reçut une lettre de change, et toucha
mille écus d'or qu'on lui envoyait d'Andalousie, pour sa part de la
succession d'un de ses oncles mort à Séville. Il compta cette somme,
et la mit dans un coffre en présence de Domingo, qui fut fort
attentif à cette action, et si violemment tenté de s'approprier ces
beaux écus d'or, qu'il résolut de les emporter en Portugal. Il fit
confidence de sa tentation à Floretta, et lui proposa même d'être du
voyage. Quoique la proposition méritât bien d'être pesée, la
soubrette, aussi friponne que le page, l'accepta sans balancer.
Enfin une nuit, tandis que l'écuyer, enfermé dans un cabinet,
s'occupait à composer une lettre emphatique pour sa maîtresse,
Domingo trouva moyen d'ouvrir le coffre où étaient les écus d'or: il
les prit, gagna promptement la rue avec sa proie, et s'étant rendu
sous le balcon de Luziana, il se mit à contrefaire un chat qui
miaule. La suivante, à ce signal, dont ils étaient convenus tous
deux, ne le fit pas longtemps attendre; et, prête à le suivre
partout, elle sortit avec lui de Madrid.

«Ils comptaient bien qu'ils auraient le temps d'arriver en Portugal
avant qu'on pût les atteindre, si on les poursuivait; mais, par
malheur pour eux, don Côme, dès la nuit même, s'étant aperçu du
larcin et de la fuite de son confident, eut aussitôt recours à la
justice, qui dispersa de toutes parts ses limiers pour découvrir le
voleur. On l'attrapa près de Zebreros avec sa nymphe. On les ramena
l'un et l'autre; la soubrette a été renfermée _aux Repenties_, et
Domingo dans cette prison.

--Apparemment, dit don Cléofas, que l'écuyer n'a pas perdu ses écus
d'or; ils lui auront sans doute été rendus.--Oh! que non, répondit
le diable: ce sont les pièces qui prouvent le vol; la justice ne
s'en dessaisira point; et don Côme, dont l'histoire s'est répandue
dans la ville, demeure volé, et raillé de tout le monde.

«Domingo et cet autre prisonnier qui joue avec lui, continua le
boiteux, ont pour voisin un jeune Castillan qui a été arrêté pour
avoir, en présence de bons témoins, donné un soufflet à son père.--O
ciel! s'écria Léandro, que m'apprenez-vous? Quelque mauvais que soit
un fils, peut-il lever la main sur son père?--Oh qu'oui, dit le
démon; cela n'est pas sans exemple, et je veux vous en citer un
assez remarquable. Sous le règne de don Pèdre I, surnommé le Juste
et le Cruel, huitième roi de Portugal, un garçon de vingt ans fut
mis entre les mains de la justice pour le même fait. Don Pèdre,
surpris comme vous de la nouveauté du cas, voulut interroger la mère
du coupable, et il s'y prit si adroitement, qu'il lui fit avouer
qu'elle avait eu cet enfant d'une discrète _Révérence_. Si les juges
du castillan interrogeaient aussi sa mère avec la même adresse, ils
pourraient en arracher un pareil aveu.

«Descendons de l'oeil dans un grand cachot au-dessous de ces trois
prisonniers que je viens de vous montrer, et considérons ce qui s'y
passe. Y voyez-vous ces trois malheureux? Ce sont des voleurs de
grands chemins. Les voilà qui vont se sauver; on leur a fait tenir
une lime sourde dans un pain, et ils ont déjà limé un gros barreau
d'une fenêtre, par où ils peuvent se couler dans une cour qui les
conduira dans la rue. Il y a plus de dix mois qu'ils sont en prison,
et il y en a plus de huit qu'ils devraient avoir reçu la récompense
publique qui est due à leurs exploits; mais, grâce à la lenteur de
la justice, ils vont encore massacrer des voyageurs.

«Suivez-moi dans cette salle basse où vous apercevez vingt ou trente
hommes couchés sur la paille: ce sont des filous, des gens de toutes
sortes de mauvais commerces. En remarquez-vous cinq ou six qui
houspillent une espèce de manoeuvre qui a été emprisonné aujourd'hui
pour avoir blessé un archer d'un coup de pierre?--Pourquoi ces
prisonniers battent-ils ce manoeuvre? dit Zambullo.--C'est, répondit
Asmodée, parce qu'il n'a pas encore payé sa bienvenue. Mais,
ajouta-t-il, laissons là tous ces misérables: éloignons-nous même de
cet horrible lieu; allons ailleurs arrêter nos regards sur des
objets plus réjouissants.»




CHAPITRE VIII

_Asmodée montre à don Cléofas plusieurs personnes et lui révèle les
actions qu'elles ont faites dans la journée._


Ils laissèrent là les prisonniers, et s'envolèrent dans un autre
quartier. Ils firent une pause sur un grand hôtel, où le démon dit à
l'écolier: «Il me prend envie de vous apprendre ce qu'ont fait
aujourd'hui toutes ces personnes qui demeurent aux environs de cet
hôtel; cela pourra vous divertir.--Je n'en doute pas, répondit
Léandro. Commencez, je vous prie, par ce capitaine qui se botte: il
faut qu'il ait quelque affaire de conséquence qui l'appelle loin
d'ici.--C'est, répartit le boiteux, un capitaine prêt à sortir de
Madrid. Ses chevaux l'attendent dans la rue; il va partir pour la
Catalogne, où son régiment est commandé.

«Comme il n'avait point d'argent, il s'adressa hier à un usurier:
«Seigneur Sanguisuela, lui dit-il, ne pourriez-vous pas me prêter
mille ducats?--Seigneur capitaine, répondit l'usurier d'un air doux
et benin, je ne les ai pas; mais je me fais fort de trouver un homme
qui vous les prêtera, c'est-à-dire qui vous en donnera quatre cents
comptant; vous ferez votre billet de mille, et sur lesdits quatre
cents que vous recevrez, j'en toucherai, s'il vous plaît, soixante
pour le droit de courtage. L'argent est si rare
aujourd'hui!...--Quelle usure, interrompit brusquement l'officier!
demander six cent soixante ducats pour trois cent quarante! quelle
friponnerie! il faudrait pendre des hommes si durs.

«--Point d'emportement, Seigneur capitaine, reprit d'un grand
sang-froid l'usurier: voyez ailleurs. De quoi vous plaignez-vous?
est-ce que je vous force à recevoir les trois cent quarante ducats?
il vous est libre de les prendre ou de les refuser.» Le capitaine,
n'ayant rien à répliquer à ce discours, se retira; mais, après avoir
fait réflexion qu'il fallait partir, que le temps pressait, et
qu'enfin il ne pouvait se passer d'argent, il est retourné ce matin
chez l'usurier, qu'il a rencontré à sa porte en manteau noir, en
rabat et en cheveux courts, avec un gros chapelet garni de
médailles. «Je reviens à vous, seigneur Sanguisuela, lui a-t-il dit;
j'accepte vos trois cent quarante ducats; la nécessité où je suis
d'avoir de l'argent m'oblige à les prendre.--Je vais à la messe, a
répondu gravement l'usurier; à mon retour, venez, je vous compterai
la somme.--Hé, non, non, répliqua le capitaine; rentrez chez vous,
de grâce; cela sera fait dans un moment: expédiez-moi tout à
l'heure; je suis fort pressé.

«--Je ne le puis, répart Sanguisuela; j'ai coutume d'entendre la
messe tous les jours avant que je commence aucune affaire; c'est une
règle que je me suis faite, et que je veux observer religieusement
toute ma vie.»

«Quelque impatience qu'eût l'officier de toucher son argent, il lui
a fallu céder à la règle du pieux Sanguisuela: il s'est armé de
patience, et même, comme s'il eût craint que les ducats ne lui
échappassent, il a suivi l'usurier à l'église. Il a entendu la messe
avec lui; après cela, il se préparait à sortir; mais Sanguisuela,
s'approchant de son oreille, lui a dit: «Un des plus habiles
prédicateurs de Madrid va prêcher; je ne veux pas perdre son
sermon.»

Le capitaine, à qui le temps de la messe n'avait déjà que trop duré,
a été au désespoir de ce nouveau retardement: il est pourtant encore
demeuré dans l'église. Le prédicateur paraît, et prêche contre
l'usure. L'officier en est ravi, et, observant le visage de
l'usurier, dit en lui-même: «Si ce juif pouvait se laisser toucher!
S'il me donnait seulement six cents ducats, je partirais content de
lui.» Enfin le sermon finit; l'usurier sort. Le capitaine le joint,
et lui dit: « Hé bien, que pensez-vous de ce prédicateur? Ne
trouvez-vous pas qu'il a prêche avec beaucoup de force? Pour moi,
j'en suis tout ému.--J'en porte même jugement que vous, répond
l'usurier; il a parfaitement traité sa matière; c'est un savant
homme; il a fort bien fait son métier: allons-nous-en faire le
nôtre.»

--Hé! qui sont ces deux femmes qui sont couchées ensemble, et qui
font de si grands éclats de rire? s'écria don Cléofas; elles me
paraissent bien gaillardes.--Ce sont, répondit le diable, deux
soeurs qui ont fait enterrer leur père ce matin. C'était un homme
bourru, et qui avait tant d'aversion pour le mariage, ou plutôt tant
de répugnance à établir ses filles, qu'il n'a jamais voulu les
marier, quelques partis avantageux qui se soient présentés pour
elles. Le caractère du défunt était tout à l'heure le sujet de leur
entretien. «Il est mort enfin, disait l'aînée; il est mort, ce père
dénaturé, qui se faisait un plaisir barbare de nous voir filles; il
ne s'opposera plus à nos voeux.

«--Pour moi, ma soeur, a dit la cadette, j'aime le solide; je veux
un homme riche, fût-il d'ailleurs une bête, et le gros don Blanco
sera mon fait.--Doucement, ma soeur, a répliqué l'aînée; nous aurons
pour époux ceux qui nous sont destinés; car nos mariages sont écrits
dans le ciel.--Tant pis, vraiment! a réparti la cadette; j'ai bien
peur que mon père n'en déchire la feuille.» L'aînée n'a pu
s'empêcher de rire de cette saillie, et elles en rient encore toutes
deux.

«Dans la maison qui suit celle des deux soeurs, est logée en chambre
garnie une aventurière aragonaise. Je la vois qui se mire dans une
glace, au lieu de se coucher: elle félicite ses charmes sur une
conquête importante qu'ils ont faite aujourd'hui: elle étudie des
mines, et elle en a découvert une nouvelle qui fera demain un grand
effet sur son amant. Elle ne peut trop s'appliquer à le ménager;
c'est un sujet qui promet beaucoup: aussi a-t-elle dit tantôt à un
de ses créanciers qui lui est venu demander de l'argent: «Attendez,
mon ami, revenez dans quelques jours; je suis en terme
d'accommodement avec un des principaux personnages de la douane.»

--Il n'est pas besoin, dit Léandro, que je vous demande ce qu'a fait
certain cavalier qui se présente à ma vue; il faut qu'il ait passé
la journée entière à écrire des lettres. Quelle quantité j'en vois
sur sa table!--Ce qu'il y a de plaisant, répondit le démon, c'est
que toutes ces lettres ne contiennent que la même chose. Ce cavalier
écrit à tous ses amis absents: il leur mande une aventure qui lui
est arrivée cet après-midi; il aime une veuve de trente ans, belle
et prude: il lui rend des soins qu'elle ne dédaigne pas; il propose
de l'épouser; elle accepte la proposition. Pendant qu'on fait les
préparatifs des noces, il a la liberté de l'aller voir chez elle: il
y a été cette après-dînée; et comme par hasard il ne s'est trouvé
personne pour l'annoncer, il est entré dans l'appartement de la
dame, qu'il a surprise dans un galant déshabillé, ou, pour mieux
dire, presque nue sur un lit de repos. Elle dormait d'un profond
sommeil. Il s'approche doucement d'elle pour profiter de l'occasion;
il lui dérobe un baiser; elle se réveille et s'écrie en soupirant
tendrement: «Encore! ah! je t'en prie, Ambroise, laisse-moi en
repos!» Le cavalier, en galant homme, a pris son parti sur-le-champ:
il a renoncé à la veuve; il est sorti de l'appartement; il a
rencontré Ambroise à la porte: «Ambroise, lui a-t-il dit, n'entrez
pas; votre maîtresse vous prie de la laisser en repos.»

«A deux maisons au-delà de ce cavalier, je découvre dans un petit
corps-de-logis un original de mari qui s'endort tranquillement aux
reproches que sa femme lui fait d'avoir passé la journée entière
hors de chez lui. Elle serait encore plus irritée si elle savait à
quoi il s'est amusé.--Il aura sans doute été occupé de quelque
aventure galante, dit Zambullo.--Vous y êtes, reprit Asmodée; je
vais vous la détailler.

«L'homme dont il s'agit est un bourgeois nommé Patrice; c'est un de
ces maris libertins qui vivent sans souci, comme s'ils n'avaient ni
femmes ni enfants: il a pourtant une jeune épouse aimable et
vertueuse, deux filles et un fils, tous trois encore dans leur
enfance. Il est sorti ce matin de sa maison, sans s'informer s'il y
avait du pain pour sa famille, qui en manque quelquefois. Il a passé
par la grande place, où les apprêts du combat des taureaux qui s'est
fait aujourd'hui l'ont arrêté. Les échafauds étaient déjà dressés
tout autour, et déjà les personnes les plus curieuses commençaient à
s'y placer.

«Pendant qu'il les considérait les uns et les autres, il aperçoit
une dame bien faite et proprement vêtue, qui laissait voir en
descendant d'un échafaud une belle jambe bien tournée, couverte d'un
bas de soie couleur de rose, avec une jarretière d'argent: il n'en a
pas fallu davantage pour mettre notre faible bourgeois hors de
lui-même. Il s'est avancé vers la dame, qu'accompagnait une autre
qui faisait assez connaître par son air qu'elles étaient toutes deux
des aventurières: «Mesdames, leur a-t-il dit, si je puis vous être
bon à quelque chose, vous n'avez qu'à parler, vous me trouverez
disposé à vous servir.--Seigneur cavalier, a répondu la nymphe au
bas couleur de rose, votre offre n'est pas à rejeter: nous avions
déjà pris nos places; mais nous venons de les quitter pour aller
déjeuner: nous avons eu l'imprudence de sortir ce matin de chez nous
sans prendre notre chocolat; puisque vous êtes assez galant pour
nous offrir vos services, conduisez-nous, s'il vous plaît, à quelque
endroit où nous puissions manger un morceau; mais que ce soit dans
un lieu retiré: vous savez que les filles ne peuvent avoir trop de
soin de leur réputation.»

«A ces mots, Patrice, devenant plus honnête et plus poli que la
nécessité, mène ces princesses à une taverne de faubourg, où il
demande à déjeuner. «Que voulez-vous? lui dit l'hôte. J'ai de reste
d'un grand festin qui s'est donné hier chez moi des poulets de
grain, des perdreaux de Léon, des pigeonneaux de la Castille
vieille, et plus de la moitié d'un jambon d'Estramadure.--En voilà
plus qu'il ne nous en faut, dit le conducteur des vestales.
Mesdames, vous n'avez qu'à choisir: que souhaitez-vous?--Ce qu'il
vous plaira, répondent-elles; nous n'avons point d'autre goût que le
vôtre.» Là-dessus le bourgeois commande qu'on serve deux perdreaux
et deux poulets froids, et qu'on lui donne une chambre particulière,
attendu qu'il est avec des dames très-délicates sur les bienséances.

«On le fait entrer lui et sa compagnie dans un cabinet écarté, où un
moment après on leur apporte le plat ordonné, avec du pain et du
vin. Nos Lucrèces, comme dames de haut appétit, se jettent avidement
sur les viandes, tandis que le benêt qui devait payer l'écot s'amuse
à contempler sa Luisita: c'est le nom de la beauté dont il était
épris; il admire ses blanches mains, où brillait une grosse bague
qu'elle a gagnée en la courant; il lui prodigue les noms d'étoile et
de soleil, et ne saurait manger, tant il est aise d'avoir fait une
si bonne rencontre. Il demande à sa déesse si elle est mariée: elle
répond que non, mais qu'elle est sous la conduite d'un frère: si
elle eût ajouté «du côté d'Adam», elle aurait dit la vérité.

«Cependant les deux harpies, non-seulement dévoraient chacune un
poulet, elles buvaient encore à proportion qu'elles mangeaient.
Bientôt le vin manque: le galant en va chercher lui-même pour en
avoir plus promptement. Il n'est pas hors du cabinet, que Jacinte,
la compagne de Luisita, met la griffe sur les deux perdreaux qui
restaient dans le plat, et les serre dans une grande poche de toile
qu'elle a sous sa robe. Notre Adonis revient avec du vin frais, et,
remarquant qu'il n'y a plus de viande, il demande à sa Vénus si elle
ne veut rien davantage? «Qu'on nous donne, dit-elle, de ces
pigeonneaux dont l'hôte nous a parlé, pourvu qu'ils soient
excellents; autrement un morceau de jambon d'Estramadure suffira.»
Elle n'a pas prononcé ces paroles, que voilà Patrice qui retourne à
la provision, et fait apporter trois pigeonneaux avec une forte
tranche de jambon. Nos oiseaux de proie recommencent à becqueter; et
tandis que le bourgeois est obligé de disparaître une troisième fois
pour aller demander du pain, ils envoient deux pigeonneaux tenir
compagnie aux prisonniers de la poche.

«Après le repas, qui a fini par les fruits que la saison peut
fournir, l'amoureux Patrice a pressé Luisita de lui donner les
marques qu'il attendait de sa reconnaissance; la dame a refusé de
contenter ses désirs; mais elle l'a flatté de quelque espérance, en
lui disant qu'il y avait du temps pour tout, et que ce n'était pas
dans un cabaret qu'elle voulait reconnaître le plaisir qu'il lui
avait fait: puis, entendant sonner une heure après midi, elle a pris
un air inquiet, et dit à sa compagne: «Ah! ma chère Jacinte, que
nous sommes malheureuses! nous ne trouverons plus de places pour
voir les taureaux.

«--Pardonnez-moi, a répondu Jacinte; ce cavalier n'a qu'à nous
remener où il nous a si poliment abordées, et ne vous mettez pas en
peine du reste.»

«Avant que de sortir de la taverne, il a fallu compter avec l'hôte,
qui a fait monter la dépense à cinquante réales. Le bourgeois a mis
la main à la bourse; mais, n'y trouvant que trente réales, il a été
obligé de laisser en gage pour le reste son rosaire chargé de
médailles d'argent; ensuite il a reconduit les aventurières où il
les avait prises, et les a placées commodément sur un échafaud dont
le maître, qui est de sa connaissance, lui a fait crédit.

«Elles ne sont pas plus tôt assises, qu'elles demandent des
rafraîchissements: «Je meurs de soif, s'écrie l'une; le jambon m'a
furieusement altérée.--Et moi de même, dit l'autre; je boirais bien
de la limonade.» Patrice, qui n'entend que trop ce que cela veut
dire, les quitte pour aller leur chercher des liqueurs; mais il
s'arrête en chemin, et se dit à lui même: «Où vas-tu, insensé? ne
semble-t-il pas que tu aies cent pistoles dans ta bourse ou dans ta
maison? tu n'as pas seulement un _maravedi_. Que ferai-je?
ajouta-t-il; retourner vers la dame sans lui porter ce qu'elle
désire, il n'y a pas d'apparence: d'un autre côté, faut-il que
j'abandonne une entreprise si avancée? je ne puis m'y résoudre.»

«Dans cet embarras, il aperçoit parmi les spectateurs un de ses
amis, qui lui avait souvent fait des offres de services, que par
fierté il n'avait jamais voulu accepter. Il perd toute honte en
cette occasion. Il le joint avec empressement et lui emprunte une
double pistole, avec quoi reprenant courage, il vole chez un
limonadier, d'où il fait porter à ses princesses tant d'eaux
glacées, tant de biscuits et de confitures sèches, que le doublon
suffit à peine à cette nouvelle dépense.

«Enfin la fête finit avec le jour, et notre homme va conduire sa
dame chez elle, dans l'espérance d'en tirer un bon parti. Mais
lorsqu'ils sont devant une maison où elle dit qu'elle demeure, il en
sort une espèce de servante qui vient au-devant de Luisita, et lui
dit avec agitation: «Hé! d'où venez-vous à l'heure qu'il est? il y a
deux heures que le seigneur don Gaspard Héridor, votre frère, vous
attend en jurant comme un possédé.» Alors la soeur, feignant d'être
effrayée, se tourne vers le galant, et lui dit tout bas en lui
serrant la main: «Mon frère est un homme d'une violence
épouvantable; mais sa colère ne dure pas; tenez-vous dans la rue et
ne vous impatientez point: nous allons l'apaiser; et comme il va
tous les soirs souper en ville, d'abord qu'il sera sorti, Jacinte
viendra vous en avertir, et vous introduira dans la maison.»

«Le bourgeois, que cette promesse console, baise avec transport la
main de Luisita, qui lui fait quelques caresses pour le laisser sur
la bonne bouche; puis elle entre dans la maison avec Jacinte et la
servante. Patrice, demeuré dans la rue, prend patience: il s'assied
sur une borne à deux pas de la porte, et passe un temps
considérable, sans s'imaginer qu'on puisse avoir dessein de se jouer
de lui: il s'étonne seulement de ne pas voir sortir don Gaspard, et
craint que ce maudit frère n'aille pas souper en ville.

«Cependant il entend sonner dix, onze heures, minuit: alors il
commence à perdre une partie de sa confiance, et à douter de la
bonne foi de sa dame. Il s'approche de la porte, il entre et suit à
tâtons une allée obscure, au milieu de laquelle il rencontre un
escalier: il n'ose monter; mais il écoute attentivement, et son
oreille est frappée du concert discordant que peuvent faire ensemble
un chien qui aboie, un chat qui miaule, et un enfant qui crie. Il
juge enfin qu'on l'a trompé; et ce qui achève de l'en persuader,
c'est qu'ayant voulu pousser jusqu'au fond de l'allée, il s'est
trouvé dans une autre rue que celle où il a si longtemps fait le
pied de grue.

«Il regrette alors son argent, et retourne au logis en maudissant
les bas couleur de rose. Il frappe à sa porte: sa femme, le chapelet
à la main et les larmes aux yeux, lui vient ouvrir, et lui dit d'un
air touchant: «Ah! Patrice, pouvez-vous abandonner ainsi votre
maison, et vous soucier si peu de votre épouse et de vos enfants?
Qu'avez-vous fait depuis six heures du matin que vous êtes sorti?»
Le mari, ne sachant que répondre à ce discours, et d'ailleurs tout
honteux d'avoir été la dupe de deux friponnes, s'est déshabillé et
mis au lit sans dire un mot. Sa femme, qui est en train de
moraliser, lui fait un sermon qui l'endort dans ce moment.

«Jetez la vue, poursuivit Asmodée, sur cette grande maison qui est à
côté de celle du cavalier qui écrit à ses amis la rupture de son
mariage avec la maîtresse d'Ambroise: n'y remarquez-vous pas une
jeune dame couchée dans un lit de satin cramoisi, relevé d'une
broderie d'or?--Pardonnez-moi, répondit don Cléofas, j'aperçois une
personne endormie, et je vois, ce me semble, un livre sur son
chevet.--Justement, reprit le boiteux. Cette dame est une jeune
comtesse fort spirituelle, et d'une humeur très-enjouée: elle avait
depuis six jours une insomnie qui la fatiguait extrêmement: elle
s'est avisée aujourd'hui de faire venir un médecin des plus graves
de sa faculté. Il arrive: elle le consulte: il ordonne un remède
marqué, dit-il, dans Hippocrate. La dame se met à plaisanter sur son
ordonnance. Le médecin, animal hargneux, ne s'est nullement prêté à
ses plaisanteries, et lui a dit, avec la gravité doctorale: «Madame,
Hippocrate n'est point un homme à devoir être tourné en
ridicule.--Ah! seigneur docteur, a répondu la comtesse d'un air
sérieux, je n'ai garde de me moquer d'un auteur si célèbre et si
docte; j'en fais un si grand cas, que je suis persuadée qu'en
l'ouvrant seulement je me guérirai de mon insomnie: j'en ai dans ma
bibliothèque une traduction nouvelle du savant Azero; c'est la
meilleure: qu'on me l'apporte.» En effet, admirez le charme de cette
lecture: dès la troisième page la dame s'est endormie profondément.

«Il y a dans les écuries de ce même hôtel un pauvre soldat manchot,
que les palefreniers, par charité, laissent la nuit coucher sur la
paille. Pendant le jour il demande l'aumône, et il a eu tantôt une
plaisante conversation avec un autre gueux, qui demeure auprès du
Buen-Retiro, sur le passage de la cour. Celui-ci fait fort bien ses
affaires: il est à son aise, et il a une fille à marier, qui passe
chez les mendiants pour une riche héritière. Le soldat, abordant ce
père aux _maravedis_, lui a dit: «_Segnor Mendigo_, j'ai perdu mon
bras droit: je ne puis plus servir le roi, et je me vois réduit,
pour subsister, à faire comme vous des civilités aux passants: je
sais bien que de tous les métiers, c'est celui qui nourrit le mieux
son homme, et que tout ce qui lui manque, c'est d'être un et peu
plus honorable.--S'il était honorable, a répondu l'autre, il ne
vaudrait plus rien, car tout le monde s'en mêlerait.

«Vous avez raison, a repris le manchot: oh ça, je suis donc un de
vos confrères, et je voudrais m'allier avec vous. Donnez-moi votre
fille.--Vous n'y pensez pas, mon ami, a répliqué le richard: il lui
faut un meilleur parti. Vous n'êtes point assez estropié pour être
mon gendre: j'en veux un qui soit dans un état à faire pitié aux
usuriers.--Eh! ne suis-je pas, dit le soldat, dans une assez
déplorable situation?--Fi donc, a réparti l'autre brusquement! Vous
n'êtes qu'un manchot, et vous osez prétendre à ma fille? Savez-vous
bien que je l'ai refusée à un cul-de-jatte?»

«J'aurais tort, continua le diable, de passer la maison qui joint
l'hôtel de la comtesse, et où demeure un vieux peintre ivrogne, et
un poëte caustique. Le peintre est sorti de chez lui ce matin à sept
heures, dans le dessein d'aller chercher un confesseur pour sa
femme, malade à l'extrémité; mais il a rencontré un de ses amis qui
l'a entraîné au cabaret, et il n'est revenu au logis qu'à dix heures
du soir. Le poëte, qui a la réputation d'avoir eu quelquefois de
tristes salaires pour ses vers mordants, disait tantôt d'un air
fanfaron, dans un café, en parlant d'un homme qui n'y était pas:
«C'est un faquin à qui je veux donner cent coups de bâton.--Vous
pouvez, a dit un railleur, les lui donner facilement, car vous êtes
bien en fonds.»

«Je ne dois pas oublier une scène qui s'est passée aujourd'hui chez
un banquier de cette rue, nouvellement établi dans cette ville: il
n'y a pas trois mois qu'il est revenu du Pérou avec de grandes
richesses. Son père est un honnête çapareto[10] de Viejo de Mediana,
gros village de la Castille vieille, auprès des montagnes de Sierra
d'Avila, où il vit très-content de son état, avec une femme de son
âge, c'est-à-dire de soixante ans.

[Note 10: Savetier.]

«Il y avait un temps considérable que leur fils était sorti de chez
eux, pour aller aux Indes chercher une meilleure fortune que celle
qu'ils lui pouvaient faire. Plus de vingt années s'étaient écoulées
depuis qu'ils ne l'avaient vu: ils parlaient souvent de lui: ils
priaient le ciel tous les jours de ne le point abandonner, et ils ne
manquaient pas tous les dimanches de le faire recommander au prône
par le curé, qui était de leurs amis. Le banquier, de son côté, ne
les mettait point en oubli. D'abord qu'il eût fixé son
rétablissement, il résolut de s'informer par lui-même de la
situation où ils pouvaient être. Pour cet effet, après avoir dit à
ses domestiques de n'être pas en peine de lui, il partit, il y a
quinze jours, à cheval, sans que personne l'accompagnât, et il se
rendit au lieu de sa naissance.

«Il était environ dix heures du soir, et le bon savetier dormait
auprès de son épouse, lorsqu'ils se réveillèrent en sursaut, au
bruit que fit le banquier en frappant à la porte de leur petite
maison. Ils demandèrent qui frappait. «Ouvrez, ouvrez, leur dit-il;
c'est votre fils Francillo.--A d'autres, répondit le bonhomme:
passez votre chemin, voleurs: il n'y a rien à faire ici pour vous:
Francillo est présentement aux Indes, s'il n'est pas mort.--Votre
fils n'est plus aux Indes, répliqua le banquier: il est revenu du
Pérou: c'est lui qui vous parle: ne lui refusez pas l'entrée de
votre maison.--Levons-nous, Jacques, dit alors la femme, je crois
effectivement que c'est Francillo; il me semble le reconnaître à sa
voix.»

«Ils se levèrent aussitôt tous deux: le père alluma une chandelle,
et la mère, après s'être habillée à la hâte, alla ouvrir la porte:
elle envisage Francillo, et, ne pouvant le méconnaître, elle se
jette à son cou et le serre étroitement entre ses bras. Maître
Jacques, agité des mêmes mouvements que sa femme, embrasse à son
tour son fils; et ces trois personnes, charmées de se voir réunies
après une si longue absence, ne peuvent se rassasier du plaisir de
s'en donner des marques.

«Après des transports si doux, le banquier débrida son cheval, et le
mit dans une étable, où gîtait une vache, mère nourrice de la
maison: ensuite il rendit compte à ses parents de son voyage et des
biens qu'il avait apportés du Pérou. Le détail fut un peu long, et
aurait pu ennuyer des auditeurs désintéressés; mais un fils qui
s'épanche en racontant ses aventures ne saurait lasser l'attention
d'un père et d'une mère: il n'y a pas pour eux de circonstance
indifférente; ils l'écoutaient avec avidité, et les moindres choses
qu'il disait faisaient sur eux une vive impression de douleur ou de
joie.

«Dès qu'il eut achevé sa relation, il leur dit qu'il venait leur
offrir une partie de ses biens, et il pria son père de ne plus
travailler. «Non, mon fils, lui dit maître Jacques; j'aime mon
métier; je ne le quitterai point.--Quoi donc, répliqua le banquier,
n'est-il pas temps que vous vous reposiez? Je ne vous propose point
de venir demeurer à Madrid avec moi: je sais bien que le séjour de
la ville n'aurait pas de charmes pour vous: je ne prétends pas
troubler votre vie tranquille; mais, du moins, épargnez-vous un
travail pénible, et vivez ici commodément, puisque vous le pouvez.»

«La mère appuya le sentiment du fils, et maître Jacques se rendit.
«Hé bien, Francillo, dit-il, pour te satisfaire, je ne travaillerai
plus pour tous les habitants du village; je raccommoderai seulement
mes souliers et ceux de monsieur le curé, notre bon ami.» Après
cette convention, le banquier avala deux oeufs frais qu'on lui fit
cuire, puis se coucha près de son père, et s'endormit avec un
plaisir que les enfants d'un excellent naturel sont seuls capables
de s'imaginer.

«Le lendemain matin, Francillo leur laissa une bourse de trois cents
pistoles, et revint à Madrid. Mais il a été bien étonné ce matin de
voir tout à coup paraître chez lui maître Jacques. «Quel sujet vous
amène ici, mon père, lui a-t-il dit?--Mon fils, a répondu le
vieillard, je te rapporte ta bourse: reprends ton argent; je veux
vivre de mon métier: je meurs d'ennui depuis que je ne travaille
plus.--Hé bien, mon père, a répliqué Francillo, retournez au
village: continuez d'exercer votre profession; mais que ce soit
seulement pour vous désennuyer. Remportez votre bourse et n'épargnez
pas la mienne.--Eh! que veux-tu que je fasse de tant d'argent, a
repris maître Jacques?--Soulagez-en les pauvres, a réparti le
banquier: faites-en l'usage que votre curé vous conseillera.» Le
savetier, content de cette réponse, s'en est retourné à Médiana.»

Don Cléofas n'écouta pas sans plaisir l'histoire de Francillo, et il
allait donner toutes les louanges dues au bon coeur de ce banquier,
si, dans ce moment même, des cris perçants n'eussent attiré son
attention. «Seigneur Asmodée, s'écria-t-il, quel bruit éclatant se
fait entendre?--Ces cris qui frappent les airs, répondit le diable,
partent d'une maison où il y a des fous enfermés: ils s'égosillent à
force de crier et de chanter.--Nous ne sommes pas bien éloignés de
cette maison: allons voir ces fous tout à l'heure, répliqua
Léandro.--J'y consens, répartit le démon: je vais vous donner ce
divertissement, et vous apprendre pourquoi ils ont perdu la raison.»
Il n'eut pas achevé ces paroles, qu'il emporta l'écolier sur _la
casa de los locos_.




CHAPITRE IX

_Des fous enfermés._


Zambullo parcourut d'un oeil curieux toutes les loges; et après
qu'il eut observé les folles et les fous qu'elles renfermaient, le
diable lui dit: «Vous en voyez de toutes les façons; en voilà de
l'un et de l'autre sexe; en voilà de tristes et de gais, de jeunes
et de vieux. Il faut à présent que je vous dise pourquoi la tête
leur a tourné: allons de loge en loge, et commençons par les hommes.

«Le premier qui se présente, et qui paraît furieux, est un
nouvelliste castillan, né dans le sein de Madrid, un bourgeois fier
et plus sensible à l'honneur de sa patrie qu'un ancien citoyen de
Rome. Il est devenu fou de chagrin d'avoir lu dans la Gazette que
vingt-cinq Espagnols s'étaient laissé battre par un parti de
cinquante Portugais.

«Il a pour voisin un licencié, qui avait tant d'envie d'attraper un
bénéfice, qu'il a fait l'hypocrite à la cour pendant dix ans; et le
désespoir de se voir toujours oublié dans les promotions lui a
brouillé la cervelle: mais ce qu'il y a d'avantageux pour lui, c'est
qu'il se croit archevêque de Tolède. S'il ne l'est pas
effectivement, il a du moins le plaisir de s'imaginer qu'il l'est;
et je le trouve d'autant plus heureux, que je regarde sa folie comme
un beau songe, qui ne finira qu'avec sa vie, et qu'il n'aura point
de compte à rendre en l'autre monde de l'usage de ses revenus.

«Le fou qui suit est un pupille; son tuteur l'a fait passer pour
insensé, dans le dessein de s'emparer pour toujours de son bien; le
pauvre garçon a véritablement perdu l'esprit de rage d'être enfermé.
Après le mineur est un maître d'école, qui en est venu là pour
s'être obstiné à vouloir trouver le _paulo-post-futurum_ d'un verbe
grec; et le quatrième, un marchand dont la raison n'a pu soutenir la
nouvelle d'un naufrage, après avoir eu la force de résister à deux
banqueroutes qu'il a faites.

«Le personnage qui gît dans la loge suivante est le vieux capitaine
Zanubio, cavalier napolitain, qui s'est venu établir à Madrid. La
jalousie l'a mis dans l'état où Vous le voyez. Apprenez son
histoire.

«Il avait une jeune femme, nommée Aurore, qu'il gardait à vue: sa
maison était inaccessible aux hommes. Aurore ne sortait jamais que
pour aller à la messe, et encore était-elle toujours accompagnée de
son vieux Titon, qui la menait quelquefois prendre l'air à une terre
qu'il a auprès d'Alcantara. Cependant un cavalier, appelé don Garcie
Pacheco, l'ayant vue par hasard à l'église, avait conçu pour elle un
amour violent: c'était un jeune homme entreprenant et digne de
l'attention d'une jolie femme mal mariée.

«La difficulté de s'introduire chez Zanubio n'en ôta pas l'espérance
à don Garcie. Comme il n'avait pas encore de barbe, et qu'il était
assez beau garçon, il se déguisa en fille, prit une bourse de cent
pistoles, et se rendit à la terre du capitaine, où il avait su que
ce mari devait aller incessamment avec sa femme. Il s'adressa à la
jardinière, et lui dit d'un ton d'héroïne de chevalerie poursuivie
par un géant: «Ma bonne, je viens me jeter entre vos bras; je vous
prie d'avoir pitié de moi. Je suis une fille de Tolède; j'ai de la
naissance et du bien; mes parents me veulent marier à un homme que
je hais: je me suis dérobée la nuit à leur tyrannie; j'ai besoin
d'un asile; on ne viendra point me chercher ici; permettez que j'y
demeure jusqu'à ce que ma famille ait pris de plus doux sentiments
pour moi. Voilà ma bourse, ajouta-t-il en la lui donnant;
recevez-la: c'est tout ce que je puis vous offrir présentement; mais
j'espère que je serai quelque jour plus en état de reconnaître le
service que vous m'aurez rendu.»

«La jardinière, touchée de la fin de ce discours, répondit: «Ma
fille, je veux vous servir; je connais de jeunes personnes qui ont
été sacrifiées à de vieux hommes, et je sais bien qu'elles ne sont
pas fort contentes: j'entre dans leurs peines; vous ne pouviez mieux
vous adresser qu'à moi: je vous mettrai dans une petite chambre
particulière, où vous serez sûrement.»

«Don Garcie passa quelques jours dans cette terre, fort impatient
d'y voir arriver Aurore. Elle y vint enfin avec son jaloux, qui
visita d'abord, selon sa coutume, tous les appartements, les
cabinets, les caves et les greniers, pour voir s'il n'y trouverait
point quelque ennemi de son honneur. La jardinière, qui le
connaissait, le prévint, et lui conta de quelle manière une jeune
fille lui était venue demander une retraite.

«Zanubio, quoique très-défiant, n'eut pas le moindre soupçon de la
supercherie; il fut seulement curieux de voir l'inconnue, qui le
pria de la dispenser de lui dire son nom, disant qu'elle devait ce
ménagement à sa famille, qu'elle déshonorait en quelque sorte par sa
fuite: puis elle débita un roman avec tant d'esprit, que le
capitaine en fut charmé. Il se sentit naître de l'inclination pour
cette aimable personne: il lui offrit ses services, et, se flattant
qu'il en pourrait tirer pied ou aile, il la mit auprès de sa femme.

«Dès qu'Aurore vit don Garcie, elle rougit et se troubla sans savoir
pourquoi. Le cavalier s'en aperçut; il jugea qu'elle l'avait
remarqué dans l'église où il l'avait vue: pour s'en éclaircir, il
lui dit, si tôt qu'il put l'entretenir en particulier: «Madame, j'ai
un frère qui m'a souvent parlé de vous: il vous a vue un moment dans
une église; depuis ce moment, qu'il se rappelle mille fois le jour,
il est dans un état digne de votre pitié.»

«A ce discours, Aurore envisagea don Garcie plus attentivement
qu'elle n'avait fait encore, et lui répondit: «Vous ressemblez trop
à ce frère, pour que je sois plus longtemps la dupe de votre
stratagème; je vois bien que vous êtes un cavalier déguisé. Je me
souviens qu'un jour, pendant que j'entendais la messe, ma mante
s'ouvrit un instant, et que vous me vîtes; je vous examinai par
curiosité: vous eûtes toujours les yeux attachés sur moi. Quand je
sortis, je crois que vous ne manquâtes pas de me suivre pour
apprendre qui j'étais, et dans quelle rue je faisais ma demeure. Je
dis je crois, parce que je n'osai tourner la tête pour vous
observer: mon mari, qui m'accompagnait, aurait pris garde à cette
action, et m'en eût fait un crime. Le lendemain et les jours
suivants, je retournai dans la même église, je vous revis, et je
remarquai si bien vos traits, que je les reconnais malgré votre
déguisement.

«--Hé bien, Madame, répliqua don Garcie, il faut me démasquer: oui,
je suis un homme épris de vos charmes; c'est don Garcie Pacheco que
l'amour introduit ici sous cet habillement.--Et vous espérez sans
doute, reprit Aurore, qu'approuvant votre folle ardeur, je
favoriserai votre artifice, et contribuerai de ma part à entretenir
mon mari dans son erreur? mais c'est ce qui vous trompe; je vais lui
découvrir tout; il y va de mon honneur et de mon repos; d'ailleurs,
je suis bien aise de trouver une si belle occasion de lui faire voir
que sa vigilance est moins sûre que ma vertu, et que tout jaloux,
tout défiant qu'il est, je suis plus difficile à surprendre que
lui.»

«A peine eût-elle prononcé ces derniers mots, que le capitaine
parut, et vint se mêler à la conversation. «De quoi vous
entretenez-vous, Mesdames? leur dit-il.» Aurore reprit aussitôt la
parole: «Nous parlions, répondit-elle, des jeunes cavaliers qui
entreprennent de se faire aimer des jeunes femmes qui ont de vieux
époux; et je disais que si quelqu'un de ces galants était assez
téméraire pour s'introduire chez vous sous quelque déguisement, je
saurais bien punir son audace.

«--Et vous, Madame, reprit Zanubio en se tournant vers don Garcie,
de quelle manière en useriez-vous avec un jeune cavalier en pareil
cas?» Don Garcie était si troublé, si déconcerté, qu'il ne savait
que répondre au capitaine, qui se serait aperçu de son embarras, si
dans ce moment un valet ne fût venu lui dire qu'un homme arrivé de
Madrid demandait à lui parler. Il sortit pour aller s'informer de ce
qu'on lui voulait.

«Alors don Garcie se jeta aux pieds d'Aurore, et lui dit: «Ah!
Madame, quel plaisir prenez-vous à m'embarrasser? Seriez-vous assez
barbare pour me livrer au ressentiment d'un époux furieux?--Non,
Pacheco, répondit-elle en souriant; les jeunes femmes qui ont de
vieux maris jaloux ne sont pas si cruelles: rassurez-vous; j'ai
voulu me divertir en vous causant un peu de frayeur, mais vous en
serez quitte pour cela: ce n'est pas trop vous faire acheter la
complaisance que je veux bien avoir de vous souffrir ici.» A des
paroles si consolantes, don Garcie sentit évanouir toute sa crainte,
et conçut des espérances qu'Aurore eut la bonté de ne pas démentir.

«Un jour qu'ils se donnaient tous deux, dans l'appartement de
Zanubio, des marques d'une amitié réciproque, le capitaine les
surprit: quand il n'aurait pas été le plus jaloux de tous les
hommes, il en vit assez pour juger avec fondement que sa belle
inconnue était un cavalier déguisé. A ce spectacle, il devint
furieux; il entra dans son cabinet pour prendre des pistolets; mais
pendant ce temps-là, les amants s'échappèrent, fermèrent par dehors
les portes de l'appartement à double tour, emportèrent les clefs, et
gagnèrent tous deux en diligence un village voisin, où don Garcie
avait laissé son valet de chambre et deux bons chevaux. Là, il
quitta ses habits de fille, prit Aurore en croupe, et la conduisit à
un couvent où elle le pria de la mener, et où elle avait une tante
Supérieure; après cela, il s'en retourna à Madrid attendre la suite
de cette aventure.

«Cependant Zanubio, se voyant enfermé, crie, appelle du monde: un
valet accourt à sa voix; mais, trouvant les portes fermées, il ne
peut les ouvrir. Le capitaine s'efforce de les briser, et n'en
venant point à bout assez vite à son gré, il cède à son impatience,
se jette brusquement par une fenêtre avec ses pistolets à la main:
il tombe à la renverse, se blesse la tête, et demeure étendu par
terre sans connaissance. Ses domestiques arrivèrent, et le portèrent
dans une salle sur un lit de repos: ils lui jetèrent de l'eau au
visage; enfin, à force de le tourmenter, ils le firent revenir de
son évanouissement; mais il reprit sa fureur avec ses esprits: il
demande où est sa femme; on lui répond qu'on l'a vue sortir avec la
dame étrangère par une petite porte du jardin. Il ordonne aussitôt
qu'on lui rende ses pistolets; on est obligé de lui obéir: il fait
seller un cheval, il part sans songer qu'il est blessé, et prend un
autre chemin que celui des amants. Il passa la journée à courir en
vain, et s'étant arrêté la nuit dans une hôtellerie de village pour
se reposer, la fatigue et sa blessure lui causèrent une fièvre avec
un transport au cerveau qui pensa l'emporter.

«Pour dire le reste en deux mots, il fut quinze jours malade dans ce
village; ensuite il retourna dans sa terre, où, sans cesse occupé de
son malheur, il perdit insensiblement l'esprit. Les parents d'Aurore
n'en furent pas plus tôt avertis, qu'ils le firent amener à Madrid
pour l'enfermer parmi les fous. Sa femme est encore au couvent, où
ils ont résolu de la laisser quelques années pour punir son
indiscrétion, ou, si vous voulez, une faute dont on ne doit se
prendre qu'à eux.

«Immédiatement après Zanubio, continua le diable, est le seigneur
don Blaz Desdichado, cavalier plein de mérite: la mort de son épouse
est cause qu'il est dans la situation déplorable où vous le
voyez.--Cela me surprend, dit don Cléofas. Un mari que la mort de sa
femme rend insensé! je ne croyais pas qu'on pût pousser si loin
l'amour conjugal.--N'allons pas si vite, interrompit Asmodée; don
Blaz n'est pas devenu fou de douleur d'avoir perdu sa femme: ce qui
lui a troublé l'esprit, c'est que, n'ayant point d'enfants, il a été
obligé de rendre aux parents de la défunte cinquante mille ducats
qu'il reconnaît, dans son contrat de mariage, avoir reçus d'elle.

--Oh! c'est une autre affaire, répliqua Léandro: je ne suis plus
étonné de son accident. Et dites-moi, s'il vous plaît, quel est ce
jeune homme qui saute comme un cabri dans la loge suivante, et qui
s'arrête de moment en moment pour faire des éclats de rire en se
tenant les côtés? voilà un fou bien gai.--Aussi, répartit le
boiteux, sa folie vient d'un excès de joie. Il était portier d'une
personne de qualité, et comme il apprit un jour la mort d'un riche
contador dont il se trouvait l'unique héritier, il ne fut point à
l'épreuve d'une si joyeuse nouvelle; la tête lui tourna.

«Nous voici parvenus à ce grand garçon qui joue de la guitare, et
qui l'accompagne de sa voix: c'est un fou mélancolique, un amant que
les rigueurs d'une dame ont réduit au désespoir, et qu'il a fallu
enfermer.--Ah! que je plains celui-là, s'écria l'écolier; permettez
que je déplore son infortune: elle peut arriver à tous les honnêtes
gens; si j'étais épris d'une beauté cruelle, je ne sais si je
n'aurais pas le même sort.--A ce sentiment, reprit le démon, je vous
reconnais pour un vrai Castillan: il faut être né dans le sein de la
Castille, pour se sentir capable d'aimer jusqu'à devenir fou de
chagrin de ne pouvoir plaire. Les Français ne sont pas si tendres;
et si vous voulez savoir la différence qu'il y a entre un Français
et un Espagnol sur cette matière, il ne faut que vous dire la
chanson que ce fou chante, et qu'il vient de composer tout à
l'heure.

CHANSON ESPAGNOLE.

    Ardo y lloro sin sossiego:
    Llorando y ardiendo tanto,
    Que ni el llanto apaga el fuego,
    Ni el fuego consume el llanto.

    (_Je brûle et je pleure sans cesse, sans que mes pleurs
    puissent éteindre mes feux, ni mes feux consumer mes
    larmes._)

«C'est ainsi que parle un cavalier espagnol quand il est maltraité
de sa dame; et voici comme un Français se plaignait en pareil cas
ces jours passés.

CHANSON FRANÇAISE.

        L'objet qui règne dans mon coeur
    Est toujours insensible à mon amour fidèle;
        Mes soins, mes soupirs, ma langueur
    Ne sauraient attendrir cette beauté cruelle.
    O ciel! est-il un sort plus affreux que le mien?
        Ah! puisque je ne puis lui plaire,
        Je renonce au jour qui m'éclaire:
    Venez, mes chers amis, m'enterrer chez Païen.

«Ce Païen est apparemment un traiteur, dit don Cléofas?--Justement,
répondit le diable. Continuons, examinons les autres fous.--Passons
plutôt aux femmes, répliqua Léandro, je suis impatient de les
voir.--Je vais céder à votre impatience, répartit l'esprit; mais il
y a ici deux ou trois infortunés que je suis bien aise de vous
montrer auparavant: vous pourrez tirer quelque profit de leur
malheur.

«Considérez dans la loge qui suit celle de ce joueur de guitare, ce
visage pâle et décharné qui grince les dents, et semble vouloir
manger les barreaux de fer qui sont à sa fenêtre: c'est un honnête
homme né sous un astre si malheureux, qu'avec tout le mérite du
monde, quelques mouvements qu'il se soit donnés pendant vingt
années, il n'a pu parvenir à s'assurer du pain. Il a perdu la raison
en voyant un très-petit sujet de sa connaissance monter en un jour,
par l'arithmétique, au haut de la roue de la Fortune.

«Le voisin de ce fou est un vieux secrétaire qui a le timbre fêlé
pour n'avoir pu supporter l'ingratitude d'un homme de la cour qu'il
a servi pendant soixante ans. On ne peut assez louer le zèle et la
fidélité de ce serviteur, qui ne demandait jamais rien: il se
contentait de faire parler ses services et son assiduité; mais son
maître, bien loin de ressembler à Archélaüs, roi de Macédoine, qui
refusait lorsqu'on lui demandait, et donnait quand on ne lui
demandait pas, est mort sans le récompenser: il ne lui a laissé que
ce qu'il lui faut pour passer le reste de ses jours dans la misère
et parmi les fous.

«Je ne veux plus vous en faire observer qu'un: c'est celui qui, les
coudes appuyés sur sa fenêtre, paraît plongé dans une profonde
rêverie. Vous voyez en lui un segnor Hidalgo de Tafalla, petite
ville de Navarre; il est venu demeurer à Madrid, où il a fait un bel
usage de son bien. Il avait la rage de vouloir connaître tous les
beaux esprits et de les régaler: ce n'était chez lui tous les jours
que festins; et quoique les auteurs, nation ingrate et impolie, se
moquassent de lui en le grugeant, il n'a pas été content qu'il n'ait
mangé avec eux son petit fait.--Il ne faut pas douter, dit Zambullo,
qu'il ne soit devenu fou de regret de s'être si sottement
ruiné.--Tout au contraire, reprit Asmodée, c'est de se voir hors
d'état de continuer le même train.

«Venons présentement aux femmes, ajouta-t-il.--Comment donc! s'écria
l'écolier, je n'en vois que sept ou huit! il y a moins de folles que
je ne croyais.--Toutes les folles ne sont pas ici, dit le démon en
souriant. Je vous porterai, si vous le souhaitez, tout à l'heure
dans un autre quartier de cette ville, où il y a une grande maison
qui en est toute pleine.--Cela n'est pas nécessaire, répliqua don
Cléofas; je m'en tiens à celles-ci.--Vous avez raison, reprit le
boiteux: ce sont presque toutes des filles de distinction; vous
jugez bien, à la propreté de leurs loges, qu'elles ne sauraient être
des personnes du commun. Je vais vous apprendre la cause de leurs
folies.

«Dans la première loge est la femme d'un corrégidor, à qui la rage
d'avoir été appelée bourgeoise par une dame de la cour a troublé
l'esprit; dans la seconde demeure l'épouse du trésorier général du
conseil des Indes: elle est devenue folle de dépit d'avoir été
obligée, dans une rue étroite, de faire reculer son carrosse pour
laisser passer celui de la duchesse de Medina-Coeli. Dans la
troisième fait sa résidence une jeune veuve de famille marchande,
qui a perdu le jugement de regret d'avoir manqué un grand seigneur
qu'elle espérait épouser; et la quatrième est occupée par une fille
de qualité, nommée dona Béatrix, dont il faut que je vous raconte le
malheur.

«Cette dame avait une amie qu'on appelait dona Mencia: elles se
voyaient tous les jours. Un chevalier de l'ordre de Saint-Jacques,
homme bien fait et galant, fit connaissance avec elles, et les
rendit bientôt rivales: elles se disputèrent vivement son coeur, qui
pencha du côté de dona Mencia; de sorte que celle-ci devint femme du
chevalier.

«Dona Béatrix, fort jalouse du pouvoir de ses charmes, conçut un
dépit mortel de n'avoir pas eu la préférence; et elle nourrissait,
en bonne Espagnole, au fond de son coeur, un violent désir de se
venger, lorsqu'elle reçut un billet de don Jacinte de Romarate,
autre amant de dona Mencia; et ce cavalier lui mandait qu'étant
aussi mortifié qu'elle du mariage de sa maîtresse, il avait pris la
résolution de se battre contre le chevalier qui la lui avait
enlevée.

«Cette lettre fut très-agréable à Béatrix, qui, ne voulant que la
mort du pécheur, souhaitait seulement que don Jacinte ôtât la vie à
son rival. Pendant qu'elle attendait avec impatience une si
chrétienne satisfaction, il arriva que son frère, ayant eu par
hasard un différend avec ce même don Jacinte, en vint aux prises
avec lui, et fut percé de deux coups d'épée, desquels il mourut. Il
était du devoir de dona Béatrix de poursuivre en justice le
meurtrier de son frère; cependant elle négligea cette poursuite pour
donner le temps à don Jacinte d'attaquer le chevalier de
Saint-Jacques; ce qui prouve bien que les femmes n'ont point de si
cher intérêt que celui de leur beauté. C'est ainsi qu'en use Pallas,
lorsqu'Ajax a violé Cassandre; la déesse ne punit point à l'heure
même le Grec sacrilége qui vient de profaner son temple; elle veut
auparavant qu'il contribue à la venger du jugement de Pâris. Mais,
hélas! dona Béatrix, moins heureuse que Minerve, n'a pas goûté le
plaisir de la vengeance. Romarate a péri en se battant contre le
chevalier, et le chagrin qu'a eu cette dame de voir son injure
impunie a troublé sa raison.

«Les deux folles suivantes sont l'aïeule d'un avocat et une vieille
marquise: la première, par sa mauvaise humeur, désolait son
petit-fils, qui l'a mise ici fort honnêtement pour s'en débarrasser:
l'autre est une femme qui a toujours été idolâtre de sa beauté; au
lieu de vieillir de bonne grâce, elle pleurait sans cesse en voyant
ses charmes tomber en ruine; et enfin, un jour, en se considérant
dans une glace fidèle, la tête lui tourna.

--Tant mieux pour cette marquise, dit Léandro: dans le dérangement
où est son esprit, elle n'aperçoit peut-être plus le changement que
le temps a fait en elle.--Non, assurément, répondit le diable: bien
loin de remarquer à présent un air de vieillesse sur son visage, son
teint lui paraît un mélange de lis et de roses; elle voit autour
d'elle les Grâces et les Amours; en un mot, elle croit être la
déesse Vénus.--Hé bien, répliqua l'écolier, n'est-elle pas plus
heureuse d'être folle que de se voir telle qu'elle est?--Sans doute,
répartit Asmodée. Oh ça, il ne nous reste plus qu'une dame à
observer; c'est celle qui habite la dernière loge, et que le sommeil
vient d'accabler, après trois jours et trois nuits d'agitation;
c'est dona Emerenciana; examinez-la bien: qu'en dites-vous?--Je la
trouve fort belle, répondit Zambullo. Quel dommage! faut-il qu'une
si charmante personne soit insensée? Par quel accident est-elle
réduite en cet état?--Ecoutez-moi avec attention, répartit le
boiteux, vous allez entendre l'histoire de son infortune.

«Dona Emerenciana, fille unique de don Guillem Stephani, vivait
tranquille à Siguença dans la maison de son père, lorsque don Kimen
de Lizana vint troubler son repos par les galanteries qu'il mit en
usage pour lui plaire. Elle ne se contenta pas d'être sensible aux
soins de ce cavalier: elle eut la faiblesse de se prêter aux ruses
qu'il employa pour lui parler, et bientôt elle lui donna sa foi en
recevant la sienne.

«Ces deux amants étaient d'une égale naissance; mais la dame pouvait
passer pour un des meilleurs partis d'Espagne, au lieu que don Kimen
n'était qu'un cadet. Il y avait encore un autre obstacle à leur
union. Don Guillem haïssait la famille des Lizana, ce qu'il ne
faisait que trop connaître par ses discours, quand on la mettait
devant lui sur le tapis; il semblait même avoir plus d'aversion pour
don Kimen que pour tout le reste de sa race. Emerenciana, vivement
affligée de voir son père dans cette disposition, en concevait pour
son amour un triste présage; elle ne laissa pourtant pas, à bon
compte, de s'abandonner à son penchant, et d'avoir des entretiens
secrets avec Lizana, qui s'introduisait de temps en temps chez elle
la nuit par le ministère d'une soubrette.

«Il arriva une de ces nuits que don Guillem, qui par hasard était
éveillé lorsque le galant entra dans sa maison, crut entendre
quelque bruit dans l'appartement de sa fille, peu éloigné du sien;
il n'en fallut pas davantage pour inquiéter un père aussi défiant
que lui: néanmoins, tout soupçonneux qu'il était, Emerenciana tenait
une conduite si adroite, qu'il ne se doutait nullement de son
intelligence avec don Kimen; mais, n'étant pas un homme à pousser la
confiance trop loin, il se leva tout doucement de son lit, alla
ouvrir une fenêtre qui donnait sur la rue, et eut la patience de s'y
tenir jusqu'à ce qu'il vît descendre d'un balcon, par une échelle de
soie, Lizana, qu'il reconnut à la clarté de la lune.

«Quel spectacle pour Stephani, pour le plus vindicatif et le plus
barbare mortel qu'ait jamais produit la Sicile, où il avait pris
naissance! Il ne céda point d'abord à sa colère, et n'eut garde de
faire un éclat qui aurait pu dérober à ses coups la principale
victime que son ressentiment demandait: il se contraignit, et
attendit que sa fille fût levée le lendemain pour entrer dans son
appartement: là, se voyant seul avec elle, et la regardant avec des
yeux étincelants de fureur, il lui dit: «Malheureuse, qui, malgré la
noblesse de ton sang, n'as pas honte de commettre des actions
infâmes, prépare-toi à souffrir un juste châtiment. Ce fer,
ajouta-t-il en tirant de son sein un poignard, ce fer va t'ôter la
vie, si tu ne confesses la vérité: nomme-moi l'audacieux qui est
venu cette nuit déshonorer ma maison.»

«Emerenciana demeura tout interdite, et si troublée de cette menace,
qu'elle ne put proférer une parole. «Ah! misérable, poursuivit le
père, ton silence et ton trouble ne m'apprennent que trop ton crime.
Eh! t'imagines-tu, fille indigne de moi, que j'ignore ce qui se
passe? J'ai vu cette nuit le téméraire; j'ai reconnu don Kimen: ce
n'eût pas été assez de recevoir la nuit un cavalier dans ton
appartement, il fallait encore que ce cavalier fût mon plus grand
ennemi: mais sachons jusqu'à quel point je suis outragé: parle sans
déguisement; ce n'est que par ta sincérité que tu peux éviter la
mort.»

«La dame, à ces derniers mots, concevant quelque espérance
d'échapper au sort funeste qui la menaçait, perdit une partie de sa
frayeur, et répondit à don Guillem: «Seigneur, je n'ai pu me
défendre d'écouter Lizana; mais je prends le ciel à témoin de la
pureté de ses sentiments. Comme il sait que vous haïssez sa famille,
il n'a point encore osé vous demander votre aveu; et ce n'est que
pour conférer ensemble sur les moyens de l'obtenir, que je lui ai
permis quelquefois de s'introduire ici.--Eh! de quelle personne,
répliqua Stephani, vous servez-vous l'un et l'autre, pour faire
tenir vos lettres?--C'est, répartit sa fille, un de vos pages qui
nous rend ce service.--Voilà, reprit le père, tout ce que je voulais
savoir: il s'agit présentement d'exécuter le dessein que j'ai
formé.» Là-dessus, toujours la dague à la main, il lui fit prendre
du papier et de l'encre, et l'obligea d'écrire à son amant ce
billet, qu'il lui dicta lui-même:

    _Cher époux, seul délice de ma vie, je vous avertis que mon
    père vient de partir tout à l'heure pour sa terre, d'où il
    ne reviendra que demain: profitez de l'occasion; je me
    flatte que vous attendrez la nuit avec autant d'impatience
    que moi._

«Après qu'Emerenciana eût écrit et cacheté ce billet perfide, don
Guillem lui dit: «Fais venir le page qui s'acquitte si bien de
l'emploi dont tu le charges, et lui ordonne de porter ce papier à
don Kimen; mais n'espère pas me tromper: je vais me cacher dans un
endroit de cette chambre, d'où je t'observerai quand tu lui donneras
cette commission; et si tu lui dis un mot, ou lui fais quelque signe
qui lui rende le message suspect, je te plongerai aussitôt ce
poignard dans le coeur.» Emerenciana connaissait trop son père pour
oser lui désobéir: elle remit le billet, comme à l'ordinaire, entre
les mains du page.

«Alors Stephani rengaîna la dague; mais il ne quitta point sa fille
de toute la journée et ne la laissa parler à personne en
particulier, et fit si bien que Lizana ne put être averti du piége
qu'on lui tendait. Ce jeune homme ne manqua donc pas de se trouver
au rendez-vous. A peine fut-il dans la maison de sa maîtresse, qu'il
se sentit tout à coup saisi par trois hommes des plus vigoureux, qui
le désarmèrent sans qu'il pût s'en défendre, lui mirent un linge
dans la bouche pour l'empêcher de crier, lui bandèrent les yeux, et
lui lièrent les mains derrière le dos. En même temps ils le
portèrent en cet état dans un carrosse préparé pour cela, et dans
lequel ils montèrent tous trois, pour mieux répondre du cavalier,
qu'ils conduisirent à la terre de Stephani, située au village de
Miédes, à quatre petites lieues de Siguença. Don Guillem partit un
moment après dans un autre carrosse, avec sa fille, deux femmes de
chambre, et une duègne rébarbative, qu'il avait fait venir chez lui
l'après-dînée et prise à son service. Il emmena aussi tout le reste
de ses gens, à la réserve d'un vieux domestique qui n'avait aucune
connaissance du ravissement de Lizana.

«Ils arrivèrent tous avant le jour à Miédes. Le premier soin du
seigneur Stephani fut de faire enfermer don Kimen dans une cave
voûtée, qui recevait une faible lumière par un soupirail si étroit
qu'un homme n'y pouvait passer; il ordonna ensuite à Julio, son
valet de confiance, de donner pour toute nourriture au prisonnier du
pain et de l'eau, pour lit une botte de paille, et de lui dire
chaque fois qu'il lui porterait à manger: «Tiens, lâche suborneur,
voilà de quelle manière don Guillem traite ceux qui sont assez
hardis pour l'offenser.» Ce cruel Sicilien n'en usa pas moins
durement avec sa fille; il l'emprisonna dans une chambre qui n'avait
point de vue sur la campagne, lui ôta ses femmes, et lui donna pour
geôlière la duègne qu'il avait choisie, duègne sans égale pour
tourmenter les filles commises à sa garde.

«Il disposa donc ainsi des deux amants. Son intention n'était pas de
s'en tenir là: il avait résolu de se défaire de don Kimen; mais il
voulait tâcher de commettre ce crime impunément, ce qui paraissait
assez difficile. Comme il s'était servi de ses valets pour enlever
ce cavalier, il ne pouvait pas se flatter qu'une action sue de tant
de monde demeurerait toujours secrète. Que faire donc pour n'avoir
rien à démêler avec la justice? Il prit son parti en grand scélérat:
il assembla tous ses complices dans un corps de logis séparé du
château: il leur témoigna combien il était satisfait de leur zèle,
et leur dit que, pour le reconnaître, il prétendait leur donner une
bonne somme d'argent après les avoir bien régalés. Il les fit
asseoir à une table, et au milieu du festin Julio les empoisonna par
son ordre; ensuite le maître et le valet mirent le feu au corps de
logis, et avant que les flammes pussent attirer en cet endroit les
habitants du village, ils assassinèrent les deux femmes de chambre
d'Emerenciana et le petit page dont j'ai parlé, puis ils jetèrent
leurs cadavres parmi les autres; bientôt le corps de logis fut
enflammé et réduit en cendres, malgré les efforts que les paysans
des environs firent pour éteindre l'embrasement. Il fallait voir,
pendant ce temps-là, les démonstrations de douleur du Sicilien: il
paraissait inconsolable de la perte de ses domestiques.

«S'étant de cette manière assuré de la discrétion des gens qui
auraient pu le trahir, il dit à son confident: «Mon cher Julio, je
suis maintenant tranquille, et je pourrai, quand il me plaira, ôter
la vie à don Kimen; mais avant que je l'immole à mon honneur, je
veux jouir du doux contentement de le faire souffrir: la misère et
l'horreur d'une longue prison seront plus cruelles pour lui que la
mort.» Véritablement, Lizana déplorait sans cesse son malheur; et,
s'attendant à ne jamais sortir de la cave, il souhaitait d'être
délivré de ses peines par un prompt trépas.

«Mais c'était en vain que Stephani espérait avoir l'esprit en repos
après l'exploit qu'il venait de faire. Une nouvelle inquiétude vint
l'agiter au bout de trois jours; il craignait que Julio, en portant
à manger au prisonnier, ne se laissât gagner par des promesses; et
cette crainte lui fit prendre la résolution de hâter la perte de
l'un et de brûler ensuite la cervelle à l'autre d'un coup de
pistolet. Julio, de son côté, n'était pas sans défiance, et, jugeant
que son maître, après s'être défait de don Kimen, pourrait bien le
sacrifier aussi à sa sûreté, conçut le dessein de se sauver une
belle nuit avec tout ce qu'il y avait dans la maison de plus facile
à emporter.

«Voilà ce que ces deux honnêtes gens méditaient chacun en son petit
particulier, lorsqu'un jour ils furent surpris l'un et l'autre, à
cent pas du château, par quinze ou vingt archers de la
Sainte-Hermandad, qui les environnèrent tout à coup, en criant: _De
par le roi et la justice_. A cette vue don Guillem pâlit et se
troubla: néanmoins, faisant bonne contenance, il demanda au
commandant à qui il en voulait. «A vous-même, lui répondit
l'officier: on vous accuse d'avoir enlevé don Kimen de Lizana: je
suis chargé de faire dans ce château une exacte recherche de ce
cavalier, et de m'assurer même de votre personne.» Stephani, par
cette réponse, persuadé qu'il était perdu, devint furieux; il tira
de ses poches deux pistolets, dit qu'il ne souffrirait point qu'on
visitât sa maison, et qu'il allait casser la tête au commandant,
s'il ne se retirait promptement avec sa troupe. Le chef de la sainte
confrérie, méprisant la menace, s'avança sur le Sicilien, qui lui
lâcha un coup de pistolet et le blessa au visage; mais cette
blessure coûta bientôt la vie au téméraire qui l'avait faite; car
deux ou trois archers firent feu sur lui dans le moment, et le
jetèrent par terre roide mort, pour venger leur officier. A l'égard
de Julio, il se laissa prendre sans résistance, et il ne fut pas
besoin de l'interroger pour savoir de lui si don Kimen était dans le
château: ce valet avoua tout; mais voyant son maître sans vie, il le
chargea de toute l'iniquité.

«Enfin il mena le commandant et ses archers à la cave, où ils
trouvèrent Lizana couché sur la paille, bien lié et garrotté. Ce
malheureux cavalier, qui vivait dans une attente continuelle de la
mort, crut que tant de gens armés n'entraient dans sa prison que
pour le faire mourir, et il fut agréablement surpris d'apprendre que
ceux qu'il prenait pour ses bourreaux étaient ses libérateurs. Après
qu'ils l'eurent délié et tiré de la cave, il les remercia de sa
délivrance, et leur demanda comment ils avaient su qu'il était
prisonnier dans ce château. «C'est, lui dit le commandant, ce que je
vais vous conter en peu de mots.

«La nuit de votre enlèvement, poursuivit-il, un de vos ravisseurs,
qui avait une amie à deux pas de chez don Guillem, étant allé lui
dire adieu avant son départ pour la campagne, eut l'indiscrétion de
lui révéler le projet de Stephani. Cette femme garda le secret
pendant deux ou trois jours; mais comme le bruit de l'incendie
arrivé à Miédes se répandit dans la ville de Siguença, et qu'il
parut étrange à tout le monde que les domestiques du Sicilien
eussent tous péri dans ce malheur, elle se mit dans l'esprit que cet
embrasement devait être l'ouvrage de don Guillem: ainsi, pour venger
son amant, elle alla trouver le seigneur don Félix votre père, et
lui dit tout ce qu'elle savait. Don Félix, effrayé de vous voir à la
merci d'un homme capable de tout, mena la femme chez le corrégidor,
qui, après l'avoir écoutée, ne douta point que Stephani n'eût envie
de vous faire souffrir de longs et cruels tourments, et ne fût le
diabolique auteur de l'incendie: ce que voulant approfondir, ce juge
m'a ce matin envoyé ordre, à Retortillo où je fais ma demeure, de
monter à cheval et de me rendre avec ma brigade à ce château, de
vous y chercher, et de prendre don Guillem mort ou vif. Je me suis
heureusement acquitté de ma commission pour ce qui vous regarde;
mais je suis fâché de ne pouvoir conduire à Siguença le coupable
vivant: il nous a mis, par sa résistance, dans la nécessité de le
tuer.»

«L'officier, ayant parlé de cette sorte, dit à don Kimen: «Seigneur
cavalier, je vais dresser un procès-verbal de tout ce qui vient de
se passer ici, après quoi nous partirons pour satisfaire
l'impatience que vous devez avoir de tirer votre famille de
l'inquiétude que vous lui causez.--Attendez, seigneur commandant,
s'écria Julio dans cet endroit: je vais vous fournir une nouvelle
matière pour grossir votre procès-verbal: vous avez encore une autre
personne prisonnière à mettre en liberté. Dona Emerenciana est
enfermée dans une chambre obscure, où une duègne impitoyable lui
tient sans cesse des discours mortifiants, et ne la laisse pas un
moment en repos.--O ciel! dit Lizana, le cruel Stephani ne s'est
donc pas contenté d'exercer sur moi sa barbarie! Allons promptement
délivrer cette dame infortunée de la tyrannie de sa gouvernante.»

«Là-dessus Julio mena le commandant et don Kimen, suivis de cinq ou
six archers, à la chambre qui servait de prison à la fille de don
Guillem: ils frappèrent à la porte, et la duègne vint ouvrir. Vous
concevez bien le plaisir que Lizana se faisait de revoir sa
maîtresse, après avoir désespéré de la posséder: il sentait renaître
son espérance, ou plutôt il ne pouvait douter de son bonheur,
puisque la seule personne qui était en droit de s'y opposer ne
vivait plus. Dès qu'il aperçut Emerenciana, il courut se jeter à ses
pieds: mais qui pourrait assez exprimer la douleur dont il fut
saisi, lorsqu'au lieu de trouver une amante disposée à répondre à
ses transports, il ne vit qu'une dame hors de son bon sens? En
effet, elle avait été tant tourmentée par la duègne, qu'elle en
était devenue folle. Elle demeura quelque temps rêveuse; puis
s'imaginant tout à coup être la belle Angélique, assiégée par les
Tartares dans la forteresse d'Albraque, elle regarda tous les hommes
qui étaient dans sa chambre comme autant de paladins qui venaient à
son secours. Elle prit le chef de la sainte confrérie pour Roland;
Lizana, pour Brandimart; Julio, pour Hubert du Lyon, et les archers
pour Antifort, Clarion, Adrien, et les deux fils du marquis Olivier.
Elle les reçut avec beaucoup de politesse, et leur dit: «Braves
chevaliers, je ne crains plus à l'heure qu'il est l'empereur
Agrican, ni la reine Marfise; votre valeur est capable de me
défendre contre tous les guerriers de l'univers.»

«A ce discours extravagant, l'officier et ses archers ne purent
s'empêcher de rire. Il n'en fut pas de même de don Kimen: vivement
affligé de voir sa dame dans une si triste situation pour l'amour de
lui, il pensa perdre à son tour le jugement: il ne laissa pas
toutefois de se flatter qu'elle reprendrait l'usage de sa raison; et
dans cette espérance: «Ma chère Emerenciana, lui dit-il tendrement,
reconnaissez Lizana: rappelez votre esprit égaré; apprenez que nos
malheurs sont finis; le ciel ne veut pas que deux coeurs qu'il a
joints soient séparés, et le père inhumain qui nous a si mal traités
ne peut plus nous être contraire.»

La réponse que fit à ces paroles la fille du roi Galafron fut encore
un discours adressé aux vaillants défenseurs d'Albraque, qui pour le
coup n'en rirent point. Le commandant même, quoique très-peu
pitoyable de son naturel, sentit quelques mouvements de compassion,
et dit à don Kimen, qu'il voyait accablé de douleur: «Seigneur
cavalier, ne désespérez point de la guérison de votre dame: vous
avez à Siguença des docteurs en médecine qui pourront en venir à
bout par leurs remèdes; mais ne nous arrêtons pas ici plus
longtemps. Vous, Seigneur Hubert du Lyon, ajouta-t-il en parlant à
Julio, vous qui savez où sont les écuries de ce château, menez-y
avec vous Antifort et les deux fils du marquis Olivier, choisissez
les meilleurs coursiers et les mettez au char de la princesse. Je
vais pendant ce temps-là dresser mon procès-verbal.»

«En disant cela, il tira de ses poches une écritoire et du papier,
et, après avoir écrit tout ce qu'il voulut, il présenta la main à
Angélique pour l'aider à descendre dans la cour, où, par le soin des
paladins, il se trouva un carrosse à quatre mules prêt à partir: il
monta dedans avec la dame et don Kimen; et il y fit entrer aussi la
duègne, dont il jugea que le corrégidor serait bien aise d'avoir la
déposition. Ce n'est pas tout: par ordre du chef de la brigade, on
chargea de chaînes Julio, et on le mit dans un autre carrosse auprès
du corps de don Guillem. Les archers remontèrent ensuite sur leurs
chevaux, après quoi ils prirent tous ensemble la route de Siguença.

«La fille de Stephani dit en chemin mille extravagances, qui furent
autant de coups de poignard pour son amant. Il ne pouvait sans
colère envisager la duègne. «C'est vous, cruelle vieille, lui
disait-il; c'est vous qui, par vos persécutions, avez poussé à bout
Emerenciana et troublé son esprit.» La gouvernante se justifiait
d'un air hypocrite, et donnait tout le tort au défunt. «C'est au
seul don Guillem, répondait-elle, qu'il faut imputer ce malheur: ce
père trop rigoureux venait chaque jour effrayer sa fille par des
menaces qui l'ont fait enfin devenir folle.»

«En arrivant à Siguença, le commandant alla rendre compte de sa
commission au corrégidor, qui sur-le-champ interrogea Julio et la
duègne, et les envoya dans les prisons de cette ville, où ils sont
encore. Ce juge reçut aussi la déposition de Lizana, qui prit
ensuite congé de lui pour se retirer chez son père, où il fit
succéder la joie à la tristesse et à l'inquiétude. Pour dona
Emerenciana, le corrégidor eut soin de la faire conduire à Madrid,
où elle avait un oncle du côté maternel. Ce bon parent, qui ne
demandait pas mieux que d'avoir l'administration du bien de sa
nièce, fut nommé son tuteur. Comme il ne pouvait honnêtement se
dispenser de paraître avoir envie qu'elle guérît, il eut recours aux
plus fameux médecins: mais il n'eut pas sujet de s'en repentir; car,
après y avoir perdu leur latin, ils déclarèrent le mal incurable.
Sur cette décision, le tuteur n'a pas manqué de faire enfermer ici
la pupille, qui, suivant les apparences, y demeurera le reste de ses
jours.

--La triste destinée! s'écria don Cléofas; j'en suis véritablement
touché; dona Emerenciana méritait d'être plus heureuse. Et don
Kimen, ajouta-t-il, qu'est-il devenu? Je suis curieux de savoir quel
parti il a pris.--Un fort raisonnable, répartit Asmodée: quand il a
vu que le mal était sans remède, il est allé dans la nouvelle
Espagne; il espère qu'en voyageant il perdra peu à peu le souvenir
d'une dame que sa raison et son repos veulent qu'il oublie.....
Mais, poursuivit le diable, après vous avoir montré les fous qui
sont enfermés, il faut que je vous en fasse voir qui mériteraient de
l'être.»




CHAPITRE X

_Dont la matière est inépuisable._


Regardons du côté de la ville, et à mesure que je découvrirai des
sujets dignes d'être mis au nombre de ceux qui sont ici, je vous en
dirai le caractère. J'en vois déjà un que je ne veux pas laisser
échapper: c'est un nouveau marié. Il y a huit jours que, sur le
rapport qu'on lui fit des coquetteries d'une aventurière qu'il
aimait, il alla chez elle plein de fureur, brisa une partie de ses
meubles, jeta les autres par les fenêtres, et le lendemain il
l'épousa.--Un homme de la sorte, dit Zambullo, mérite assurément la
première place vacante dans cette maison.

--Il a un voisin, reprit le boiteux, que je ne trouve pas plus sage
que lui: c'est un garçon de quarante-cinq ans qui a de quoi vivre,
et qui veut se mettre au service d'un grand.

«J'aperçois la veuve d'un jurisconsulte: la bonne dame a douze
lustres accomplis; son mari vient de mourir; elle veut se retirer
dans un couvent, afin, dit-elle, que sa réputation soit à l'abri de
la médisance.

«Je découvre aussi deux pucelles, ou, pour mieux dire, deux filles
de cinquante ans: elles font des voeux au ciel pour qu'il ait la
bonté d'appeler leur père, qui les tient enfermées comme des
mineures: elles espèrent qu'après sa mort elles trouveront de jolis
hommes qui les épouseront par inclination.--Pourquoi non, dit
l'écolier? Il y a des hommes d'un goût si bizarre!--J'en demeure
d'accord, répondit Asmodée: elles peuvent trouver des épouseurs,
mais elles ne doivent pas s'en flatter: c'est en cela que consiste
leur folie.

«Il n'y a point de pays où les femmes se rendent justice sur leur
âge. Il y a un mois qu'à Paris une fille de quarante-huit ans et une
femme de soixante-neuf allèrent en témoignage chez un commissaire
pour une veuve de leurs amies dont on attaquait la vertu. Le
commissaire interrogea d'abord la femme mariée, et lui demanda son
âge, quoiqu'elle eût son extrait baptistaire écrit sur son front,
elle ne laissa pas de dire hardiment qu'elle n'avait que quarante
ans. Après qu'il l'eut interrogée, il s'adressa à la fille: «Et
vous, Mademoiselle, lui dit-il, quel âge avez-vous?--Passons aux
autres questions, Monsieur le commissaire, lui répondit-elle; on ne
doit point nous demander cela.--Vous n'y pensez pas, reprit-il;
ignorez-vous qu'en justice...--Oh! il n'y a justice qui tienne,
interrompit brusquement la fille; eh! qu'importe à la justice de
savoir quel âge j'ai? ce ne sont pas ses affaires.--Mais je ne puis
recevoir, dit-il, votre déposition, si votre âge n'y est pas; c'est
une circonstance requise.--Si cela est absolument nécessaire,
répliqua-t-elle, regardez-moi donc avec attention, et mettez mon âge
en conscience.»

«Le commissaire la considéra, et fut assez poli pour ne marquer que
vingt-huit ans. Il lui demanda ensuite si elle connaissait la veuve
depuis longtemps. «Avant son mariage, répondit-elle.--J'ai donc mal
coté votre âge, reprit-il; car je ne vous ai donné que vingt-huit
ans, et il y en a vingt-neuf que la veuve est mariée.--Hé bien!
s'écria la fille, écrivez donc que j'en ai trente: j'ai pu à un an
connaître la veuve.--Cela ne serait pas régulier, répliquait-il;
ajoutons-en une douzaine.--Non pas, s'il vous plaît, dit-elle; tout
ce que je puis faire pour contenter la justice, c'est d'y mettre
encore une année; mais je n'y mettrais pas un mois avec, quand il
s'agirait de mon honneur.»

«Lorsque les deux déposantes furent sorties de chez le commissaire,
la femme dit à la fille: «Admirez, je vous prie, ce nigaud qui nous
croit assez sottes pour lui aller dire notre âge au juste: c'est
bien assez vraiment qu'il soit marqué sur les registres de nos
paroisses, sans qu'il l'écrive encore sur ses papiers, afin que tout
le monde en soit instruit. Ne serait-il pas bien gracieux pour nous
d'entendre lire en plein barreau: _Madame Richard, âgée de soixante
et tant d'années; et Mademoiselle Perinelle, âgée de quarante-cinq
ans, déposent telles et telles choses_? Pour moi, je me moque de
cela; j'ai supprimé vingt années à bon compte: vous avez fort bien
fait d'en user de même.

«--Qu'appelez-vous de même? répondit la fille d'un ton brusque; je
suis votre servante! je n'ai tout au plus que trente-cinq ans.--Hé!
ma petite, répliqua l'autre d'un air malin, à qui le dites-vous? Je
vous ai vue naître: je parle de longtemps. Je me souviens d'avoir vu
votre père; lorsqu'il mourut il n'était pas jeune, et il y a près de
quarante ans qu'il est mort.--Oh! mon père, mon père, interrompit
avec précipitation la fille, irritée de la franchise de la femme,
quand mon père épousa ma mère, il était déjà si vieux qu'il ne
pouvait plus faire d'enfants.»

«Je remarque dans une maison, poursuivit l'esprit, deux hommes qui
ne sont pas raisonnables: l'un est un enfant de famille qui ne
saurait garder d'argent ni s'en passer: il a trouvé un bon moyen
d'en avoir toujours. Quand il est en fonds, il achète des livres, et
dès qu'il est à sec, il s'en défait pour la moitié de ce qu'ils lui
ont coûté. L'autre est un peintre étranger qui fait des portraits de
femmes: il est habile; il dessine correctement; il peint à merveille
et attrape la ressemblance; mais il ne flatte point, et il s'imagine
qu'il aura la presse. _Inter stultos referatur._

--Comment donc, dit l'écolier, vous parlez latin!--Cela doit-il vous
étonner? répondit le diable. Je parle parfaitement toute sorte de
langues: je sais l'hébreu, le turc, l'arabe et le grec; cependant je
n'en ai pas l'esprit plus orgueilleux ni plus pédantesque: j'ai cet
avantage sur vos _érudits_.

«Voyez dans ce grand hôtel, à main gauche, une dame malade,
qu'entourent plusieurs femmes qui la veillent: c'est la veuve d'un
riche et fameux architecte, une femme entêtée de noblesse. Elle
vient de faire son testament: elle a des biens immenses qu'elle
donne à des personnes de la première qualité qui ne la connaissent
seulement pas: elle leur fait des legs à cause de leurs grands noms.
On lui a demandé si elle ne voulait rien laisser à un certain homme
qui lui a rendu des services considérables: «Hélas! non, a-t-elle
répondu d'un air triste, et j'en suis fâchée: je ne suis point assez
ingrate pour refuser d'avouer que je lui ai beaucoup d'obligation;
mais il est roturier: son nom déshonorerait mon testament.»

--Seigneur Asmodée, interrompit Léandro, apprenez-moi, de grâce, si
ce vieillard que je vois occupé à lire dans un cabinet ne serait
point par hasard un homme à mériter d'être ici!--Il le mériterait
sans doute, répondit le démon: ce personnage est un vieux licencié
qui lit une épreuve d'un livre qu'il a sous la presse.--C'est
apparemment quelque ouvrage de morale ou de théologie, dit don
Cléofas.--Non, répartit le boiteux, ce sont des poésies gaillardes
qu'il a composées dans sa jeunesse: au lieu de les brûler, ou du
moins de les laisser périr avec lui, il les fait imprimer de son
vivant, de peur qu'après sa mort ses héritiers ne soient tentés de
les mettre au jour, et que, par respect pour son caractère, ils n'en
ôtent tout le sel et l'agrément.

«J'aurais tort d'oublier une petite femme qui demeure chez ce
licencié: elle est si persuadée qu'elle plaît aux hommes, qu'elle
met tous ceux qui lui parlent au nombre de ses amants. Mais venons à
un riche chanoine que je vois à deux pas de là; il a une folie fort
singulière: s'il vit frugalement, ce n'est ni par mortification, ni
par sobriété: s'il se passe d'équipage, ce n'est point par
avarice.--Hé! pourquoi donc ménage-t-il son revenu?--C'est pour
amasser de l'argent.--Qu'en veut-il faire? des aumônes?--Non: il
achète des tableaux, des meubles précieux, des bijoux. Et vous
croyez que c'est pour en jouir pendant sa vie? Vous vous trompez:
c'est uniquement pour en parer son inventaire.

--Ce que vous dites est outré, interrompit Zambullo: y a-t-il au
monde un homme de ce caractère-là?--Oui, vous dis-je, reprit le
diable, il a cette manie: il se fait un plaisir de penser qu'on
admirera son inventaire. A-t-il acheté, par exemple, un beau bureau?
Il le fait empaqueter proprement et serrer dans un garde-meuble,
afin qu'il paraisse tout neuf aux yeux des fripiers qui viendront le
marchander après sa mort.

«Passons à un de ses voisins que vous ne trouverez pas moins fou:
c'est un vieux garçon venu depuis peu des îles Philippines à Madrid,
avec une riche succession que son père, qui était auditeur de
l'audience de Madrid, lui a laissée. Sa conduite est assez
extraordinaire: on le voit toute la journée dans les antichambres du
roi et du premier ministre. Ne le prenez pas pour un ambitieux qui
brigue quelque charge importante: il n'en souhaite aucune et ne
demande rien. Hé quoi! me direz-vous, il n'irait dans cet endroit-là
simplement que pour faire sa cour? Encore moins: il ne parle jamais
au ministre; il n'en est pas même connu, et ne se soucie nullement
de l'être.--Quel est donc son but?--Le voici: il voudrait persuader
qu'il a du crédit.

--Le plaisant original! s'écria l'écolier en éclatant de rire; c'est
se donner bien de la peine pour peu de chose; vous avez raison de le
mettre au rang des fous à enfermer.--Oh! reprit Asmodée, je vais
vous en montrer beaucoup d'autres qu'il ne serait pas juste de
croire plus sensés. Considérez dans cette grande maison, où vous
apercevez tant de bougies allumées, trois hommes et deux femmes
autour d'une table: ils ont soupé ensemble, et jouent présentement
aux cartes pour achever de passer la nuit, après quoi ils se
sépareront. Telle est la vie que mènent ces dames et ces cavaliers:
ils s'assemblent régulièrement tous les soirs et se quittent au
lever de l'aurore, pour aller dormir jusqu'à ce que les ténèbres
reviennent chasser le jour: ils ont renoncé à la vue du soleil et
des beautés de la nature. Ne dirait-on pas, à les voir ainsi
environnés de flambeaux, que ce sont des morts qui attendent qu'on
leur rende les derniers devoirs?--Il n'est pas besoin d'enfermer ces
fous-là, dit don Cléofas, ils le sont déjà.

--Je vois dans les bras du sommeil, reprit le boiteux, un homme que
j'aime et qui m'affectionne aussi beaucoup, un sujet pétri d'une
pâte de ma façon: c'est un vieux bachelier qui idolâtre le beau
sexe. Vous ne sauriez lui parler d'une jolie dame, sans remarquer
qu'il vous écoute avec un extrême plaisir: si vous lui dites qu'elle
a une petite bouche, des lèvres vermeilles, des dents d'ivoire, un
teint d'albâtre; en un mot, si vous la lui peignez en détail, il
soupire à chaque trait, il tourne les yeux, il lui prend des élans
de volupté. Il y a deux jours qu'en passant dans la rue d'Alcala,
devant la boutique d'un cordonnier de femmes, il s'arrêta tout court
pour regarder une petite pantoufle qu'il y aperçut: après l'avoir
considérée avec plus d'attention qu'elle n'en méritait, il dit d'un
air pâmé à un cavalier qui l'accompagnait: «Ah! mon ami, voilà une
pantoufle qui m'enchante l'imagination! Que le pied pour lequel on
l'a faite doit être mignon! je prends trop de plaisir à la voir;
éloignons-nous promptement: il y a du péril à passer par ici.»

--Il faut marquer de noir ce bachelier-là, dit Léandro Perez.--C'est
juger sainement de lui, reprit le diable, et l'on ne doit pas non
plus marquer de blanc son plus proche voisin, un original d'auditeur
qui, parce qu'il a un équipage, rougit de honte quand il est obligé
de se servir d'un carrosse de louage. Faisons une accolade de cet
auditeur avec un licencié de ses parents qui possède une dignité
d'un grand revenu dans une église de Madrid, et qui va presque
toujours en carrosse de louage, pour en ménager deux fort propres et
quatre belles mules qu'il a chez lui.

«Je découvre dans le voisinage de l'auditeur et du bachelier un
homme à qui l'on ne peut sans injustice refuser une place parmi les
fous. C'est un cavalier de soixante ans qui fait l'amour à une jeune
femme: il la voit tous les jours, et croit lui plaire en
l'entretenant des bonnes fortunes qu'il a eues dans ses beaux jours:
il veut qu'elle lui tienne compte d'avoir autrefois été aimable.

«Mettons avec ce vieillard un autre qui repose à dix pas de nous, un
comte français qui est venu à Madrid pour voir la cour d'Espagne: ce
vieux seigneur est dans son quatorzième lustre; il a brillé dans ses
belles années à la cour de son roi: tout le monde y admirait jadis
sa taille, son air galant, et l'on était surtout charmé du goût
qu'il y avait dans la manière dont il s'habillait. Il a conservé
tous ses habits, et il les porte depuis cinquante ans, en dépit de
la mode qui change tous les jours dans son pays; mais ce qu'il y a
de plus plaisant, c'est qu'il s'imagine avoir encore aujourd'hui les
mêmes grâces qu'on lui trouvait dans sa jeunesse.

--Il n'y a point à hésiter, dit don Cléofas; plaçons ce seigneur
français parmi les personnes qui sont dignes d'être pensionnaires
dans _la casa de los locos_.--J'y retiens une loge, reprit le démon,
pour une dame qui demeure dans un grenier à côté de l'hôtel du
comte: c'est une vieille veuve qui, par un excès de tendresse pour
ses enfants, a eu la bonté de leur faire une donation de tous ses
biens, moyennant une petite pension alimentaire que lesdits enfants
sont obligés de lui faire, et que, par reconnaissance, ils ont grand
soin de ne lui pas payer.

«J'y veux envoyer aussi un vieux garçon de bonne famille, lequel n'a
pas plus tôt un ducat qu'il le dépense, et qui, ne pouvant se passer
d'espèces, est capable de tout faire pour en avoir. Il y a quinze
jours que sa blanchisseuse, à qui il devait trente pistoles, vint
les lui demander, en disant qu'elle en avait besoin pour se marier à
un valet de chambre qui la recherchait. «Tu as donc d'autre argent?
lui dit-il; car où diable est le valet de chambre qui voudra devenir
ton mari pour trente pistoles?--Hé! mais, répondit-elle, j'ai
encore, outre cela, deux cents ducats.--Deux cents ducats!
répliqua-t-il avec émotion; malpeste! Tu n'as qu'à me les donner à
moi: je t'épouse, et nous voilà quitte à quitte.» Il fut pris au
mot, et sa blanchisseuse est devenue sa femme.

«Retenons trois places pour ces trois personnes qui reviennent de
souper en ville, et qui rentrent dans cet hôtel à main droite, où
elles font leur résidence. L'un est un comte qui se pique d'aimer
les belles-lettres; l'autre est son frère le licencié, et le
troisième un bel esprit attaché à eux. Ils ne se quittent presque
point: ils vont tous trois ensemble partout en visite. Le comte n'a
soin que de se louer; son frère le loue et se loue aussi lui-même;
mais le bel esprit est chargé de trois soins: de les louer tous
deux, et de mêler ses louanges avec les leurs.

«Encore deux places, l'une pour un vieux bourgeois fleuriste qui,
n'ayant pas de quoi vivre, veut entretenir un jardinier et une
jardinière, pour avoir soin d'une douzaine de fleurs qu'il a dans
son jardin. L'autre pour un histrion qui, plaignant les désagréments
attachés à la vie comique, disait l'autre jour à quelques-uns de ses
camarades: «Ma foi, mes amis, je suis bien dégoûté de la profession:
oui, j'aimerais mieux n'être qu'un petit gentilhomme de campagne de
mille ducats de rente.»

«De quelque côté que je tourne la vue, continua l'esprit, je ne
découvre que des cerveaux malades. J'aperçois un chevalier de
Calatrava, qui est si fier et si vain d'avoir des entretiens secrets
avec la fille d'un grand, qu'il se croit de niveau avec les
premières personnes de la cour. Il ressemble à Villius, qui
s'imaginait être gendre de Scylla parce qu'il était bien avec la
fille de ce dictateur: cette comparaison est d'autant plus juste,
que ce chevalier a, comme le romain, un Longazenus, c'est-à-dire un
rival de néant, qui est encore plus favorisé que lui.

«On dirait que les mêmes hommes renaissent de temps en temps sous de
nouveaux traits. Je reconnais dans ce commis le ministre Bollanus,
qui ne gardait de mesures avec personne, et qui rompait en visière à
tous ceux dont l'abord lui était désagréable. Je revois dans ce
vieux président Fufidius, qui prêtait son argent à cinq pour cent
par mois; et Marsoeus, qui donna sa maison paternelle à la
comédienne Origo, revit dans ce garçon de famille, qui mange avec
une femme de théâtre une maison de campagne qu'il a près de
l'Escurial.»

Asmodée allait poursuivre; mais comme il entendit tout à coup
accorder des instruments de musique, il s'arrêta, et dit à don
Cléofas: «Il y a au bout de cette rue des musiciens qui vont donner
une sérénade à la fille d'un alcalde de corte: si vous voulez voir
cette fête de près, vous n'avez qu'à parler.--J'aime fort ces sortes
de concerts, répondit Zambullo; approchons-nous de ces symphonistes:
peut-être y a-t-il des voix parmi eux.» Il n'eut pas achevé ces
mots, qu'il se trouva sur une maison voisine de l'alcalde.

Les joueurs d'instruments jouèrent d'abord quelques airs italiens,
après quoi deux chanteurs chantèrent alternativement les couplets
suivants.

1er COUPLET.

    Si de tu hermosura quieres
    Una copia con mil gracias,
    Escucha, porque pretendo
        El pintar la.

    (_Si vous voulez une copie de vos grâces et de votre
    beauté, écoutez-moi, car je prétends en faire le
    portrait._)

2e COUPLET.

    Es tu frente toda nieve
    Y el alabastro batallas
    Ofreciò al Amor, haziendo
        En ella vaya.

    (_Votre visage tout de neige et d'albâtre a fait des défis
    à l'amour qui se moquait de lui._)

3e COUPLET.

    Amor labrò de tus cejas
    Dos arcos para su aljava,
    Y debaxo ha descubierto
        Quien le mata.

    (_L'amour a fait de vos sourcils deux arcs pour son
    carquois; mais il a découvert dessous qui le tue_.)

4e COUPLET.

    Eres dueña de el lugar,
    Vandolera de las almas,
    Iman de les alvedrios,
        Linda alhaja.

    (_Vous êtes souveraine de ce séjour, la voleuse des coeurs,
    l'aimant des désirs, un joli bijou._)

5e COUPLET.

    Un rasgo de tu hermosura
    Quisiera yo retratar la.
    Que es estrella, es cielo, es sol:
        No, es sino el alva.

(_Je voudrais d'un seul trait peindre votre beauté: c'est une
étoile, un ciel, un soleil: non, ce n'est qu'une aurore._)

«Les couplets sont galants et délicats, s'écria l'écolier.--Ils vous
semblent tels, dit le démon, parce que vous êtes Espagnol; s'ils
étaient traduits en français, par exemple, ils ne jetteraient pas un
trop beau coton: les lecteurs de cette nation n'en approuveraient
pas les expressions figurées, et y trouveraient une bizarrerie
d'imagination qui les ferait rire. Chaque peuple est entêté de son
goût et de son génie. Mais laissons là ces couplets, continua-t-il;
vous allez entendre une autre musique.

«Suivez de l'oeil ces quatre hommes qui paraissent subitement dans
la rue: les voici qui viennent fondre sur les symphonistes. Ceux-ci
se font des boucliers de leurs instruments, lesquels, ne pouvant
résister à la force des coups, volent en éclats. Voyez arriver à
leur secours deux cavaliers, dont l'un est le patron de la sérénade.
Avec quelle furie ils chargent les agresseurs! Mais ces derniers,
qui les égalent en adresse et en valeur, les reçoivent de bonne
grâce. Quel feu sort de leurs épées! Remarquez qu'un défenseur de la
symphonie tombe; c'est celui qui a donné le concert: il est
mortellement blessé. Son compagnon, qui s'en aperçoit, prend la
fuite: les agresseurs de leur côté se sauvent, et tous les musiciens
disparaissent: il ne reste sur la place que l'infortuné cavalier
dont la mort est le prix de la sérénade. Considérez en même temps la
fille de l'alcalde: elle est à sa jalousie, d'où elle a observé tout
ce qui vient de se passer; cette dame est si fière et si vaine de sa
beauté, quoiqu'assez commune, qu'au lieu d'en déplorer les effets
funestes, la cruelle s'en applaudit et s'en croit plus aimable.

«Ce n'est pas tout, ajouta-t-il: regardez un autre cavalier qui
s'arrête dans la rue auprès de celui qui est noyé dans son sang,
pour le secourir, s'il est possible; mais pendant qu'il s'occupe
d'un soin si charitable, prenez garde qu'il est surpris par la ronde
qui survient: la voilà qui le mène en prison, où il demeurera
longtemps, et il ne lui en coûtera guère moins que s'il était le
meurtrier du mort.

--Que de malheurs il arrive cette nuit! dit Zambullo.--Celui-ci,
reprit le diable, ne sera pas le dernier. Si vous étiez présentement
à la porte du Soleil, vous seriez effrayé d'un spectacle qui s'y
prépare. Par la négligence d'un domestique, le feu est dans un
hôtel, où il a déjà réduit en cendres beaucoup de meubles précieux;
mais, quelques riches effets qu'il puisse consumer, don Pèdre de
Escolano, à qui appartient cet hôtel malheureux, n'en regrettera
point la perte s'il peut sauver Séraphine, sa fille unique, qui se
trouve en danger de périr.»

Don Cléofas souhaita de voir cet incendie, et le boiteux le
transporta, dans l'instant même, à la porte du Soleil, sur une
grande maison qui faisait face à celle où était le feu.




CHAPITRE XI

_De l'incendie, et de ce que fit Asmodée en cette occasion par
amitié pour don Cléofas._


Ils entendirent d'abord les voix confuses de plusieurs personnes,
dont les unes criaient _au feu_, et les autres demandaient de l'eau.
Ils remarquèrent, peu de temps après, qu'un grand escalier par où
l'on montait aux principaux appartements de l'hôtel de don Pèdre
était tout enflammé: ils virent ensuite sortir par les fenêtres des
tourbillons de flamme et de fumée.

«L'incendie est dans sa fureur, dit le démon; déjà le feu, parvenu
jusqu'au toit, commence à s'y faire un passage et remplit l'air
d'étincelles. L'embrasement devient tel, que le peuple qui accourt
de toutes parts pour l'éteindre ne peut s'occuper qu'à le regarder.
Démêlez dans la foule des spectateurs un vieillard en robe de
chambre: c'est le seigneur de Escolano. Entendez-vous ses cris et
ses lamentations? Il s'adresse aux hommes qui l'environnent, et les
conjure d'aller délivrer sa fille; mais il a beau leur promettre une
grosse récompense, aucun ne veut exposer sa vie pour cette dame, qui
n'a que seize ans, et dont la beauté est incomparable. Voyant qu'il
implore en vain leur assistance, il s'arrache les cheveux et la
moustache; il se frappe la poitrine; l'excès de sa douleur lui fait
faire des actions insensées. D'un autre côté, Séraphine, abandonnée
de ses femmes, s'est évanouie de frayeur dans son appartement, où
bientôt une épaisse fumée va l'étouffer: aucun mortel ne peut la
secourir.

--Ah! seigneur Asmodée, s'écria Léandro Perez entraîné par les
mouvements d'une généreuse compassion, cédez à la pitié dont je me
sens saisir, et ne rejetez pas la prière que je vous fais de sauver
cette jeune dame de la mort prochaine qui la menace: c'est ce que je
vous demande pour prix du service que je vous ai rendu. Ne vous
opposez point, comme tantôt, à mon envie; j'en aurais un chagrin
mortel.»

Le diable sourit en entendant parler ainsi l'écolier. «Seigneur
Zambullo, lui dit-il, vous avez toutes les qualités d'un bon
chevalier errant: vous êtes courageux, compatissant aux peines
d'autrui, et très-prompt au service des jeunes damoiselles. Ne
seriez-vous pas homme à vous jeter au milieu des flammes, comme un
Amadis, pour aller délivrer Séraphine et la rendre saine et sauve à
son père?--Plût au ciel! répondit don Cléofas, que la chose fût
possible! je l'entreprendrais sans balancer.--Votre mort, reprit le
boiteux, serait tout le salaire d'un si bel exploit. Je vous l'ai
déjà dit, la valeur humaine ne peut rien dans cette occasion, et il
faut bien que je m'en mêle pour vous contenter: regardez de quelle
façon je vais m'y prendre: observez d'ici toutes mes opérations.»

Il n'eut pas sitôt dit ces paroles, qu'empruntant la figure de
Léandro Perez, au grand étonnement de cet écolier, il se glissa
parmi le peuple, traversa la presse, et se lança dans le feu comme
dans son élément, à la vue des spectateurs, qui furent effrayés de
cette action, et qui la blâmèrent par un cri général. «Quel
extravagant! disait l'un; comment l'intérêt a-t-il pu l'aveugler
jusque-là? S'il n'était pas entièrement fou, la récompense promise
ne l'aurait nullement tenté.--Il faut, disait l'autre, que ce jeune
téméraire soit un amant de la fille de don Pèdre, et que, dans la
douleur qui le possède, il ait résolu de sauver sa maîtresse ou de
se perdre avec elle.»

Enfin, ils comptaient tous qu'il aurait le sort d'Empédocle[11],
lorsqu'une minute après ils le virent sortir des flammes avec
Séraphine entre ses bras. L'air retentit d'acclamations; le peuple
donna mille louanges au brave cavalier qui avait fait un si beau
coup. Quand la témérité est heureuse, elle ne trouve plus de
censeurs, et ce prodige parut à la nation un effet très-naturel du
courage espagnol.

[Note 11: Poëte et philosophe sicilien, qui se jeta dans les
flammes du Mont-Etna.]

Comme la dame était encore évanouie, son père n'osa se livrer à la
joie: il craignait qu'après avoir été si heureusement délivrée du
feu, elle ne mourût à ses yeux de l'impression terrible qu'avait dû
faire en son cerveau le péril qu'elle avait couru; mais il fut
bientôt rassuré: elle revint de son évanouissement par les soins
qu'on prit de le dissiper. Elle envisagea le vieillard, et lui dit
d'un air tendre: «Seigneur, je serais plus affligée que réjouie de
voir mes jours conservés, si les vôtres ne l'étaient pas.--Ah, ma
fille! lui répondit-il en l'embrassant, puisque je ne vous ai pas
perdue, je suis consolé de tout le reste. Remercions, poursuivit-il
en lui présentant le faux don Cléofas, remercions tous deux ce jeune
cavalier; c'est votre libérateur; c'est à lui que vous devez la vie:
nous ne pouvons lui témoigner assez de reconnaissance, et la somme
que j'ai promise ne saurait nous acquitter envers lui.»

Le diable prit alors la parole, et dit à don Pèdre d'un air poli:
«Seigneur, la récompense que vous avez proposée n'a aucune part au
service que j'ai eu le bonheur de vous rendre: je suis noble et
Castillan; le plaisir d'avoir essuyé vos larmes, et arraché aux
flammes l'objet charmant qu'elles allaient consumer, est un salaire
qui me suffit.»

Le désintéressement et la générosité du libérateur firent concevoir
pour lui une estime infinie au seigneur de Escolano, qui le pria de
le venir voir, et lui demanda son amitié, en lui offrant la sienne.
Après bien des compliments de part et d'autre, le père et la fille
se retirèrent dans un corps de logis qui était au bout du jardin;
ensuite le démon rejoignit l'écolier, qui, le voyant revenir sous sa
première forme, lui dit: «Seigneur diable, mes yeux m'auraient-ils
trompé? N'étiez-vous pas tout à l'heure sous ma
figure?--Pardonnez-moi, répondit le boiteux, et je vais vous
apprendre le motif de cette métamorphose. J'ai formé un grand
dessein: je prétends vous faire épouser Séraphine; je lui ai déjà
inspiré, sous vos traits, une passion violente pour votre
seigneurie. Don Pèdre est aussi très-satisfait de vous, parce que je
lui ai dit fort poliment qu'en délivrant sa fille je n'avais eu en
vue que de leur faire plaisir à l'un et à l'autre, et que l'honneur
d'avoir heureusement mis à fin une si périlleuse aventure était une
assez belle récompense pour un gentilhomme espagnol. Le bonhomme a
l'âme noble: il ne voudra pas demeurer en reste de générosité, et je
vous dirai qu'en ce moment il délibère en lui-même s'il vous fera
son gendre, pour mesurer sa reconnaissance au service qu'il
s'imagine que vous lui avez rendu.

«En attendant qu'il s'y détermine, ajouta le boiteux, gagnons un
endroit plus favorable que celui-ci pour continuer nos
observations.» A ces mots, il emporta l'écolier sur une haute église
remplie de mausolées.




CHAPITRE XII

_Des tombeaux, des ombres et de la Mort._


Avant que nous poursuivions l'examen des vivants, dit le démon,
troublons pour quelques moments le repos des morts de cette église;
parcourons tous ces tombeaux, dévoilons ce qu'ils recèlent; voyons
ce qui les a fait élever.

«Le premier de ceux qui sont à main droite contient les tristes
restes d'un officier général qui, comme un autre Agamemnon, trouva
au retour de la guerre un Egiste dans sa maison. Il y a dans le
second un jeune cavalier de noble race, qui, voulant montrer son
adresse et sa vigueur à sa dame un jour de combat de taureaux, fut
cruellement occis par un de ces animaux-là. Et dans le troisième gît
un vieux prélat sorti de ce monde assez brusquement, pour avoir fait
son testament en pleine santé et l'avoir lu à ses domestiques, à
qui, comme un bon maître, il léguait quelque chose. Son cuisinier
fut impatient de recevoir son legs.

«Il repose dans le quatrième mausolée un courtisan qui ne s'est
jamais fatigué qu'à faire sa cour; on le vit, pendant soixante ans,
tous les jours au lever, au dîner, au souper et au coucher du roi,
qui le combla de bienfaits pour récompenser son assiduité.--Au
reste, dit don Cléofas, ce courtisan était-il homme à rendre
service?--A personne, répondit le diable: il promettait volontiers
de faire plaisir; mais il ne tenait jamais ses promesses.--Le
misérable! répliqua Léandro: si l'on voulait retrancher de la
société civile les hommes qui y sont de trop, il faudrait commencer
par les courtisans de ce caractère-là.

--Le cinquième tombeau, reprit Asmodée, renferme la dépouille
mortelle d'un seigneur zélé pour la nation espagnole, et jaloux de
la gloire de son maître: il fut toute sa vie ambassadeur à Rome ou
en France, en Angleterre ou en Portugal; il se ruina si bien dans
ses ambassades, qu'il n'avait pas de quoi se faire enterrer quand il
mourut; mais le roi en fit la dépense pour reconnaître ses services.

«Passons aux monuments qui sont de l'autre côté. Le premier est
celui d'un gros négociant qui laissa de grandes richesses à ses
enfants; mais, de peur qu'elles ne leur fissent oublier de qui ils
étaient sortis, il fit graver sur son tombeau son nom et sa qualité,
ce qui ne plaît guère aujourd'hui à ses descendants.

«Le mausolée qui suit, et qui surpasse tous les autres en
magnificence, est un morceau que les voyageurs regardent avec
admiration.--En effet, dit Zambullo, il me paraît admirable: je suis
enchanté surtout de ces deux représentations qui sont à genoux;
voilà des figures bien travaillées! que le sculpteur qui les a
faites était un habile ouvrier! Mais apprenez-moi, de grâce, ce que
les personnes qu'elles représentent ont été pendant leur vie.»

Le boiteux reprit: «Vous voyez un duc et son épouse: ce seigneur
était grand sommelier du corps; il remplissait sa charge avec
honneur, et sa femme vivait dans une haute dévotion. Il faut que je
vous rapporte un trait de cette bonne duchesse: vous le trouverez un
peu gaillard pour une dévote. Le voici:

«Cette dame avait pour directeur, depuis longtemps, un religieux de
la Merci, nommé don Jérôme d'Aguilar, homme de bien et fameux
prédicateur: elle en était très-satisfaite, lorsqu'il parut à Madrid
un dominicain qui se mit à prêcher de façon que tout le peuple en
fut enchanté. Ce nouvel orateur s'appelait le frère Placide: on
courait à ses sermons comme à ceux du cardinal Ximenés, et, sur sa
réputation, la cour, ayant voulu l'entendre, en fut encore plus
contente que la ville.

«Notre duchesse se fit d'abord un point d'honneur de tenir bon
contre la renommée, et de résister à la curiosité d'aller juger par
elle-même de l'éloquence du frère Placide. Elle en usait ainsi pour
prouver à son directeur qu'en pénitente délicate et sensible, elle
entrait dans les sentiments de dépit et de jalousie que ce nouveau
venu pouvait lui causer. Il n'y eut pourtant pas moyen de s'en
défendre toujours; le dominicain fit tant de bruit, qu'elle céda
enfin à la tentation de le voir: elle le vit, l'entendit prêcher, le
goûta, le suivit, et la petite inconstante forma le projet de se
mettre sous sa direction.

«Il fallait auparavant se débarrasser du religieux de la Merci; cela
n'était pas facile: un guide spirituel ne se quitte pas comme un
amant; une dévote ne veut point passer pour volage, ni perdre
l'estime d'un directeur qu'elle abandonne. Que fit la duchesse? elle
alla trouver don Jérôme, et lui dit d'un air aussi triste que si
elle eût été véritablement affligée: «Mon père, je suis au
désespoir: vous me voyez dans un étonnement, dans une affliction,
dans une perplexité d'esprit inconcevable.--Qu'avez-vous donc,
Madame? répondit d'Aguilar.--Le croirez-vous? reprit-elle; mon mari,
qui a toujours eu une parfaite confiance en ma vertu, après m'avoir
vue si longtemps sous votre conduite sans faire paraître la moindre
inquiétude sur la mienne, se livre tout à coup à des soupçons
jaloux, et ne veut plus que vous soyez mon directeur. Avez-vous
jamais ouï parler d'un pareil caprice? j'ai eu beau lui reprocher
qu'il offensait avec moi un homme d'une piété profonde et délivré de
la tyrannie des passions, je n'ai fait qu'augmenter sa défiance en
prenant votre parti.»

«Don Jérôme, malgré tout son esprit, donna dans ce rapport; il est
vrai qu'elle le lui avait fait avec des démonstrations à tromper
toute la terre. Quoique fâché de perdre une pénitente de cette
importance, il ne laissa pas de l'exhorter à se conformer aux
volontés de son époux; mais Sa Révérence ouvrit enfin les yeux, et
fut au fait lorsqu'elle apprit que cette dame avait choisi le frère
Placide pour directeur.

«Après ce grand sommelier du corps et son adroite épouse, continua
le diable, un mausolée plus modeste recèle depuis peu de temps le
bizarre assemblage d'un doyen du conseil des Indes et de sa jeune
femme. Ce doyen, dans sa soixante-troisième année, épousa une fille
de vingt ans; il avait d'un premier lit deux enfants, dont il était
prêt à signer la ruine, lorsqu'une apoplexie l'emporta: sa femme
mourut vingt-quatre heures après lui, de regret qu'il ne fût pas
mort trois jours plus tard.

Nous voici arrivés au monument de cette église le plus respectable:
les Espagnols ont autant de vénération pour ce tombeau que les
Romains en avaient pour celui de Romulus.--De quel grand personnage
renferme-t-il la cendre, dit Léandro Perez?--D'un premier ministre
de la couronne d'Espagne, répondit Asmodée: jamais la monarchie n'en
aura peut-être un pareil. Le roi se reposa du soin du gouvernement
sur ce grand homme, qui sut si bien s'en acquitter, que le monarque
et ses sujets en furent très-contents. L'État, sous son ministère,
fut toujours florissant et les peuples heureux; enfin cet habile
ministre eut beaucoup de religion et d'humanité: cependant,
quoiqu'il n'eût rien à se reprocher en mourant, la délicatesse de
son poste ne laissa pas de le faire trembler.

«Un peu au delà de ce ministre, si digne d'être regretté, démêlez
dans un coin une table de marbre noir attachée à un pilier.
Voulez-vous que j'ouvre le sépulcre qui est dessous, pour vous
montrer ce qui reste d'une fille bourgeoise qui mourut à la fleur de
son âge, et dont la beauté charmait tous les yeux? ce n'est plus que
de la poussière; c'était de son vivant une personne si aimable, que
son père avait de continuelles alarmes que quelque amant ne la lui
enlevât, ce qui aurait bien pu arriver si elle eût vécu plus
longtemps. Trois cavaliers qui l'idolâtraient furent inconsolables
de sa perte, et se donnèrent la mort pour signaler leur désespoir.
Leur tragique histoire est gravée en lettres d'or sur cette table de
marbre, avec trois petites figures qui représentent ces trois
galants désespérés: ils sont prêts à se défaire eux-mêmes; l'un
avale un verre de poison; l'autre se perce de son épée, et le
troisième se passe au col une ficelle pour se pendre.»

Le démon, remarquant en cet endroit que l'écolier riait de tout son
coeur, et trouvait fort plaisant qu'on eût orné de ces trois figures
l'épitaphe de la bourgeoise, lui dit: «Puisque cette imagination
vous réjouit, peu s'en faut qu'en cet instant je ne vous transporte
sur les bords du Tage, pour vous montrer le monument qu'un auteur
dramatique a fait construire dans l'église d'un village auprès
d'Almaraz, où il s'était retiré après avoir mené à Madrid une longue
et joyeuse vie. Cet auteur a donné au théâtre un grand nombre de
comédies pleines de gravelures et de gros sel; mais il s'en est
repenti avant sa mort, et, pour expier le scandale qu'elles ont
causé, il a fait peindre sur son tombeau une espèce de bûcher,
composé de livres qui représentent quelques-unes de ses pièces, et
l'on voit la pudeur qui tient un flambeau allumé pour y mettre le
feu.

«Outre les morts qui sont dans les mausolées que je viens de vous
faire observer, il y en a une infinité d'autres qui ont été enterrés
ici fort simplement. Je vois errer toutes leurs ombres: elles se
promènent, passent et repassent sans cesse les unes auprès des
autres, sans troubler le profond repos qui règne dans ce lieu saint.
Elles ne se parlent point; mais je lis dans leur silence toutes
leurs pensées.--Que je suis mortifié, s'écria don Cléofas, de ne
pouvoir jouir comme vous du plaisir de les apercevoir!--Je puis
encore vous donner ce contentement, lui dit Asmodée; rien n'est plus
facile pour moi.» En même temps ce démon lui toucha les yeux, et,
par un prestige, lui fit voir un grand nombre de fantômes blancs.

A l'apparition de ces spectres, Zambullo frémit. «Comment donc, lui
dit le diable, vous frémissez? Ces ombres vous font-elles peur? Que
leur habillement ne vous épouvante point; accoutumez-vous-y dès à
présent: vous le porterez à votre tour; c'est l'uniforme des mânes;
rassurez-vous donc, et ne craignez rien. Pouvez-vous manquer de
fermeté dans cette occasion, vous qui avez eu l'assurance de
soutenir ma vue? Ces gens-ci ne sont pas si méchants que moi.»

L'écolier, à ces paroles, rappelant tout son courage, regarda les
fantômes assez hardiment. «Considérez attentivement toutes ces
ombres, lui dit le boiteux: celles qui ont des mausolées sont
confondues avec celles qui n'ont qu'une misérable bière pour tout
monument: la subordination qui les distinguait les unes des autres
pendant leur vie ne subsiste plus: le grand sommelier du corps et le
premier ministre ne sont pas plus présentement que les plus vils
citoyens enterrés dans cette église. La grandeur de ces nobles mânes
a fini avec leurs jours, comme celle d'un héros de théâtre finit
avec la pièce.

--Je fais une remarque, dit Léandro; je vois une ombre qui se
promène toute seule, et semble fuir la compagnie des autres.--Dites
plutôt que les autres évitent la sienne, répondit le démon, et vous
direz la vérité: savez-vous bien quelle est cette ombre-là? C'est
celle d'un vieux notaire, lequel a eu la vanité de se faire enterrer
dans un cercueil de plomb, ce qui a choqué tous les autres mânes
bourgeois, dont les cadavres ont été mis en terre ici plus
modestement. Ils ne veulent point, pour mortifier son orgueil, que
son ombre se mêle parmi eux.

--Je viens de faire encore une observation, reprit don Cléofas: deux
ombres, en passant l'une devant l'autre, se sont arrêtées un moment
pour se regarder, ensuite elles ont continué leur chemin.--Ce sont,
répartit le diable, celles de deux amis intimes, dont l'un était
peintre et l'autre musicien: ils étaient un peu ivrognes, à cela
près fort honnêtes gens. Ils cessèrent de vivre dans la même année:
quand leurs mânes se rencontrent, frappés du souvenir de leurs
plaisirs, ils se disent par leur triste silence: «Ah! mon ami, nous
ne boirons plus!»

--Miséricorde! s'écria l'écolier; qu'est-ce que je vois? Je découvre
au bout de cette église deux ombres qui se promènent ensemble:
qu'elles me semblent mal appareillées! Leurs tailles et leurs
allures sont bien différentes: l'une est d'une hauteur démesurée, et
marche fort gravement, au lieu que l'autre est petite et a l'air
évaporé.--La grande, reprit le boiteux, est celle d'un Allemand qui
perdit la vie pour avoir bu dans une débauche trois santés avec du
tabac dans son vin; et la petite est celle d'un Français, lequel,
suivant l'esprit galant de sa nation, s'avisa, en entrant dans une
église, de présenter poliment de l'eau bénite à une jeune dame qui
en sortait: dès le même jour, pour prix de sa politesse, il fut
couché par terre d'un coup d'escopette.

«De mon côté, dit Asmodée, je considère trois ombres remarquables
que je démêle dans la foule: il faut que je vous apprenne de quelle
façon elles ont été séparées de leur matière. Elles animaient les
jolis corps de trois comédiennes qui faisaient autant de bruit à
Madrid, dans leur temps, qu'Origo, Citherio et Arbuscula en ont fait
à Rome dans le leur, et qui possédaient aussi bien qu'elles l'art de
divertir les hommes en public et de les ruiner en particulier. Voici
quelle fut la fin de ces fameuses comédiennes espagnoles: l'une
creva subitement d'envie au bruit des applaudissements du parterre,
au début d'une actrice nouvelle; l'autre trouva dans l'excès de la
bonne chère l'infaillible mort qui le suit; et la troisième, venant
de s'échauffer sur la scène à jouer le rôle d'une vestale, mourut
d'une fausse couche derrière le théâtre.

«Mais laissons en repos toutes ces ombres, poursuivit le démon; nous
les avons assez examinées; je veux présenter à votre vue un nouveau
spectacle qui doit faire sur vous une impression encore plus forte
que celui-ci. Je vais, par la même puissance qui vous a fait
apercevoir ces mânes, vous rendre la Mort visible. Vous allez
contempler cette cruelle ennemie du genre humain, laquelle tourne
sans cesse autour des hommes sans qu'ils la voient, qui parcourt en
un clin d'oeil toutes les parties du monde, et fait dans un même
moment sentir son pouvoir aux divers peuples qui les habitent.

«Regardez du côté de l'orient; la voilà qui s'offre à vos yeux: une
troupe nombreuse d'oiseaux de mauvais augure vole devant elle avec
la Terreur, et annonce son passage par des cris funèbres. Son
infatigable main est armée de la faulx terrible sous laquelle
tombent successivement toutes les générations. Sur une de ses ailes
sont peints la guerre, la peste, la famine, le naufrage, l'incendie,
avec les autres accidents funestes qui lui fournissent à chaque
instant une nouvelle proie, et l'on voit sur l'autre aile de jeunes
médecins qui se font recevoir docteurs en présence de la Mort, qui
leur donne le bonnet après leur avoir fait jurer qu'ils n'exerceront
jamais la médecine autrement qu'on la pratique aujourd'hui.»

Quoique don Cléofas fût persuadé qu'il n'y avait aucune réalité dans
ce qu'il voyait, et que c'était seulement pour lui faire plaisir que
le diable lui montrait la Mort sous cette forme, il ne pouvait la
considérer sans frayeur: il se rassura néanmoins, et dit au démon:
«Cette figure épouvantable ne passera pas seulement par-dessus la
ville de Madrid, elle y laissera sans doute des marques de son
passage.--Oui, certainement, répondit le boiteux: elle ne vient pas
ici pour rien; il ne tiendra qu'à vous d'être témoin de la besogne
qu'elle va faire.--Je vous prends au mot, répliqua l'écolier: volons
sur ses traces; voyons sur quelles familles malheureuses sa fureur
tombera. Que de larmes vont couler!--Je n'en doute pas, répartit
Asmodée; mais il y en aura bien de commande! La Mort, malgré
l'horreur qui l'accompagne, cause autant de joie que de douleur.»

Nos deux spectateurs prirent leur vol, et suivirent la Mort pour
l'observer. Elle entra d'abord dans une maison bourgeoise dont le
chef était malade à l'extrémité: elle le toucha de sa faulx, et il
expira au milieu de sa famille, qui forma aussitôt un concert
touchant de plaintes et de lamentations. «Il n'y a point ici de
tricherie, dit le démon: la femme et les enfants de ce bourgeois
l'aimaient tendrement; d'ailleurs ils avaient besoin de lui pour
subsister; leurs pleurs ne sauraient être perfides.

«Il n'en est pas de même de ce qui se passe dans cette autre maison
où vous voyez la Mort qui frappe un vieillard alité. C'est un
conseiller qui a toujours vécu dans le célibat, et fait
très-mauvaise chère pour amasser des biens considérables qu'il
laisse à trois neveux, qui se sont assemblés chez lui dès qu'ils ont
appris qu'il tirait à sa fin. Ils ont fait paraître une extrême
affliction et fort bien joué leurs rôles; mais les voilà qui lèvent
le masque et se préparent à faire des actes d'héritiers, après avoir
fait des grimaces de parents: ils vont fouiller partout. Qu'ils
trouveront d'or et d'argent! Quel plaisir, vient de dire tout à
l'heure un de ses héritiers aux autres, quel plaisir pour des neveux
d'avoir de vieux ladres d'oncles qui renoncent aux douceurs de la
vie pour les leur procurer!--La belle oraison funèbre, dit Léandro
Perez!--Oh! ma foi, reprit le diable, la plupart des pères qui sont
riches et qui vivent longtemps n'en doivent point attendre une autre
de leurs propres enfants.

--Tandis que ces héritiers pleins de joie cherchent les trésors du
défunt, la Mort vole vers un grand hôtel où demeure un jeune
seigneur qui a la petite vérole. Ce seigneur, le plus aimable de la
cour, va périr au commencement de ses beaux jours, malgré le fameux
médecin qui le gouverne, ou peut-être parce qu'il est gouverné par
ce docteur.

«Remarquez avec quelle rapidité la Mort fait ses opérations: elle a
déjà tranché la destinée de ce jeune seigneur, et je la vois prête à
faire une autre expédition. Elle s'arrête sur un couvent, elle
descend dans une cellule, fond sur un bon religieux, et coupe le fil
de la vie pénitente et mortifiée qu'il mène depuis quarante ans. La
Mort, toute terrible qu'elle est, ne l'a point épouvanté; mais, en
récompense, elle entre dans un hôtel qu'elle va remplir d'effroi.
Elle s'approche d'un licencié de condition, nommé depuis peu à
l'évêché d'Albarazin. Ce prélat n'est occupé que des préparatifs
qu'il fait pour se rendre à son diocèse avec toute la pompe qui
accompagne aujourd'hui les princes de l'Église. Il ne songe à rien
moins qu'à mourir; néanmoins il va tout à l'heure partir pour
l'autre monde, où il arrivera sans suite, comme le religieux; et je
ne sais s'il y sera reçu aussi favorablement que lui.

--O ciel, s'écria Zambullo, la Mort va passer par-dessus le palais
du roi! Je crains que d'un coup de faulx la barbare ne jette toute
l'Espagne dans la consternation.--Vous avez raison de trembler, dit
le boiteux, car elle n'a pas plus de considération pour les rois que
pour leurs valets de pied; mais rassurez-vous, ajouta-t-il un moment
après; elle n'en veut point encore au monarque, elle va tomber sur
un de ses courtisans, sur un de ces seigneurs dont l'unique
occupation est de le suivre et de faire leur cour: ce ne sont pas
les hommes de l'État les plus difficiles à remplacer.

--Mais il me semble, répliqua l'écolier, que la Mort ne se contente
pas d'avoir enlevé ce courtisan: elle fait encore une pause sur le
palais, du côté de l'appartement de la reine.--Cela est vrai,
répartit le diable, et c'est pour faire une très-bonne oeuvre: elle
va couper le sifflet à une mauvaise femme qui se plaît à semer la
division dans la cour de la reine, et qui est tombée malade de
chagrin de voir deux dames qu'elle avait brouillées se réconcilier
de bonne foi.

«Vous allez entendre des cris perçants, continua le démon: la Mort
vient d'entrer dans ce bel hôtel à main gauche: il va s'y passer la
plus triste scène que l'on puisse voir sur le théâtre du monde:
arrêtez vos yeux sur ce déplorable spectacle.--Effectivement, dit
don Cléofas, j'aperçois une dame qui s'arrache les cheveux et se
débat entre les bras de ses femmes. Pourquoi paraît-elle si
affligée?--Regardez dans l'appartement qui est vis-à-vis de
celui-là, répondit le diable, vous en découvrirez la cause.
Remarquez un homme étendu sur un lit magnifique: c'est son mari qui
expire: elle est inconsolable. Leur histoire est touchante, et
mériterait d'être écrite: il me prend envie de vous la conter.

--Vous me ferez plaisir, répliqua Léandro; le pitoyable ne
m'attendrit pas moins que le ridicule me réjouit.--Elle est un peu
longue, reprit Asmodée; mais elle est trop intéressante pour vous
ennuyer. D'ailleurs, je vous l'avouerai, tout démon que je suis, je
me lasse de suivre la Mort: laissons-la chercher de nouvelles
victimes.--Je le veux bien, dit Zambullo: je suis plus curieux
d'entendre l'histoire dont vous me faites fête, que de voir périr
tous les humains l'un après l'autre.» Alors le boiteux en commença
le récit dans ces termes, après avoir transporté l'écolier sur une
des plus hautes maison de la rue d'Alcala.

FIN DU TOME PREMIER.




TABLE DES MATIÈRES

DU TOME PREMIER.


Pages.

Préface.                                                           v

Chapitre I. Quel diable c'est que le Diable
Boiteux. Où et par quel hasard Don Cléofas
Leandro Perez Zambullo fit connaissance avec
lui.                                                               1

Chapitre II. Suite de la délivrance d'Asmodée.                    11

Chapitre III. Dans quel endroit le Diable
Boiteux transporta l'écolier, et des premières
choses qu'il lui fit voir.                                        16

Chapitre IV. Histoire des amours du comte
de Belflor et de Leonor de Cespedés.                              34

Chapitre V. Suite et conclusion des amours
du comte de Belflor.                                              70

Chapitre VI. Des nouvelles choses que vit
Don Cleofas, et de quelle manière il fut vengé
de Doña Tomasa.                                                   99

Chapitre VII. Des prisonniers.                                   109

Chapitre VIII. Asmodée montre à Don
Cléofas plusieurs personnes, et lui révèle les
actions qu'elles ont faites dans la journée.                     139

Chapitre IX. Des fous enfermés.                                  161

Chapitre X. Dont la matière est inépuisable.                     195

Chapitre XI. De l'incendie, et de ce que fit
Asmodée en cette occasion par amitié pour Don
Cleofas.                                                         213

Chapitre XII. Des tombeaux, des ombres
et de la Mort.                                                   218

Imp. Eugène Heutte et Cie, à Saint-Germain.







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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
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1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
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liability to you for damages, costs and expenses, including legal
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LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

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receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
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providing it to you may choose to give you a second opportunity to
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opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

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providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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