Souvenirs concernant Jules Lagneau

By Alain-Fournier

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Title: Souvenirs concernant Jules Lagneau


Author: Alain-Fournier

Release date: November 8, 2023 [eBook #72071]

Language: French

Original publication: Paris: Gallimard, 1925

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS CONCERNANT JULES LAGNEAU ***




  ALAIN

  SOUVENIRS
  CONCERNANT
  JULES LAGNEAU

  Deuxième édition


  PARIS
  Librairie Gallimard
  ÉDITIONS DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
  3, rue de Grenelle (VIme)




DU MÊME AUTEUR


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TOUS LES PAYS Y COMPRIS LA RUSSIE.

COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1925.




I

SOUVENIRS D’ÉCOLIER


Je veux écrire ce que j’ai connu de Jules Lagneau, qui est le seul Grand
Homme que j’aie rencontré. Il était mieux de livrer au public un exposé
systématique de la doctrine; mais cela je ne l’ai point pu. Les raisons
s’en montreront chemin faisant; je puis dire que ce qui me rendit la
tâche impossible ce fut surtout la peur d’offenser cette ombre vénérée.
Nos maîtres, vers l’année 1888, qui est celle de mes vingt ans, étaient
sévères comme on ne l’est plus; mais ce maître de mes pensées l’était,
en ce qui me concernait, par des raisons plus précises. J’étais déjà un
habile rhéteur, et je ne respectais rien au monde que lui; ce sentiment
donnait des ailes à ma prose d’écolier; en écrivant je combattais pour
lui, et je méprisais tout le reste, d’où une audace, une force
persuasive, un art de déblayer qui amassèrent plus d’une fois des nuages
autour du front redoutable. Mes camarades, non moins dévoués que moi,
mais autrement, conservaient, dans leur manière d’écrire, tout le
scrupule, toute la patience, tous les détours et retours de l’Homme, cet
embarras de la parole, et jusqu’à ces gestes qui traduisaient
éloquemment l’insuffisance de tout ce qu’on pouvait dire. Comment
aurais-je traduit un sentiment que je n’éprouvais pas? Pendant que tout
s’obscurcissait devant lui, tout s’éclairait pour moi; j’apercevais
comme de brillantes trajectoires; je les parcourais hardiment. Je ne
crois point du tout que la Foi me rendît facile sur les raisons; je
l’expliquerai assez. Je ne crois pas non plus avoir en ce temps-là ni
dans la suite jamais rabaissé la pensée au rang d’un jeu de rhétorique.
N’empêche que, par une facilité qui naquit en même temps que
l’enthousiasme, j’en donnai plus d’une fois l’apparence, et cela me
valut plus d’un rude avertissement. Mais enfin, mis au fouet, je n’en
galopais que mieux. Le Maître en prenait son parti; et je surpris plus
d’une fois sur le puissant visage une joie qui m’était bien douce.
Toujours est-il qu’alors qu’une page d’un de mes camarades était
quelquefois lue comme un modèle, je n’eus jamais cet honneur. Il faut
donc, si je veux conserver le fidèle souvenir du penseur, que je ne
cesse jamais de peindre l’homme, de façon qu’il parle lui-même. Et, pour
les commentaires, je dois les prendre pour moi et en porter le poids;
c’est un développement de sa pensée, ce n’est pas autre chose; mais je
n’oserais pas dire que c’est sa pensée. Et pour que toutes ces
différences soient bien en place, comme l’exige une fidélité que j’ose
dire sans alliage, il faut nécessairement que je parle beaucoup de lui
et beaucoup de moi. Ce petit livre, que je commence, et dont je ferais
des volumes, si j’osais, est une œuvre de courage; la piété serait
muette.

                   *       *       *       *       *

1888, c’était le temps du Boulangisme. J’ai vu le cheval noir et les
mouvements de la foule. Je n’ai point remarqué que mes camarades
parisiens prissent sérieusement ces querelles; pour moi, qui arrivais
d’une province tout à fait paysanne, je n’y pouvais prendre intérêt.
Peut-être est-il juste de dire que notre génération n’eut point
d’opinions politiques. Le socialisme ne nous était guère connu; d’aucune
manière il ne nous touchait. Nous étions pauvres; nous n’avions d’autre
ambition que de faire de bonnes études, et d’arriver à quelque
réputation de professeur ou de critique littéraire. En ce qui me
concerne, l’ambition n’allait même pas si loin; je poursuivais ma
carrière de boursier. Je me pliais aux camarades et j’étais cordialement
de la même humeur qu’eux. Un vif sentiment me tenait; je ne me lassais
pas de voir Paris. Il faut dire que du lycée Michelet, qui n’était
encore que le lycée de Vanves, on découvre toute la ville. Aller à cet
objet pour le mieux percevoir, ce fut ma grande affaire et ma grande
joie. Tout le reste était imité. Je ne pressentais nullement quelque
grande vérité de l’ordre moral, ni quelque grand Système, ni un destin
extraordinaire. Ce fut alors que, par la rencontre d’une famille de
musiciens, j’entendis pour la première fois du Mozart et du Beethoven;
ainsi je connus que j’aimais la musique; et je crois bien que la musique
était mon principal goût et ma vraie vocation, mais je n’avais aucun
moyen de l’apprendre. Je pense peu volontiers à ma nature; j’y vois une
simplicité qui me détourne et une absence d’ambition qui me déconcerte.
J’étais venu au lycée Michelet avec l’intention de suivre les
Mathématiques Spéciales; la carrière des Belles-Lettres me parut plus
facile, et ce fut pour cela que je la préférai. Au reste j’étais
robuste, gai, et heureux de tout. Je n’étais point pensif; encore
maintenant je ne le suis guère. Quelles furent donc mes passions? A peu
près celles d’un cheval au dressage. Je ne souffris point de cet
esclavage des internats, en cette foule de gamins moqueurs. Je m’en
délivrai par des coups de violence, violence de langage et violence de
poings. Cela n’était pas matière à pensée; et j’en dirais autant
aujourd’hui. Une chose m’étonna que je dois dire; je fus calomnié;
c’étaient des calomnies d’écolier; je dus me justifier devant le Maître;
je le fis avec cette violence qui est un genre d’éloquence et qui a
toujours mis les contradicteurs en fuite; j’en eus honte, mais Lagneau
me dit, d’un ton de vivacité étonnant: «Non, non; gardez cette force.»
J’anticipe. Il fallait faire connaître un peu l’écolier qui s’assit un
jour d’octobre en haut des bancs et regarda le Maître.

                   *       *       *       *       *

Jules Lagneau était un homme roux, barbu, de haute taille et se tenant
droit. Les mains, le visage, le cou avaient des taches de rousseur
dorées. Le vêtement était celui des Universitaires en ce temps-là, sans
aucune élégance, mais non sans beauté; le corps était bien bâti, et
découplé, sans rien de gauche. Ce qui étonnait d’abord, c’était un front
de penseur, une sorte de coupole qui semblait avancer au-dessus des
yeux; un crâne haut, large, important aussi en arrière, à première vue
démesuré; mais j’eus le temps de le bien voir, et je m’exerçai plus
d’une fois à le dessiner; mes dessins furent toujours sans grâce, mais
corrects; ainsi je ramenai à ses vraies proportions ce crâne d’abord
imaginaire; je saisis cette forme sculpturale, ce front modelé et bien
distinct, quoique les cheveux relevés se fissent un peu rares sur le
devant. Les sourcils roux étaient mobiles, olympiens. Les yeux petits,
enfoncés, vifs, perçants, noirs autant que je me souviens, avec des
points d’or. L’attention habitait tout ce sommet. Au-dessous étaient la
bonté et le sourire. Le nez petit et fin, nez d’enfant à la narine bien
coupée. La bouche petite, tendre, couleur de minium vif; les dents comme
des perles serrées; petite moustache, mais une rude barbe sur un menton
rocheux qui répondait à l’architecture du crâne. L’ensemble était
puissant et beau; je n’ai jamais connu de chose vivante qui en
approchât.

Toujours en action. Je n’ai jamais vu sur ce visage l’expression de
l’ennui, ni même de la fatigue. Aucun souci, et nul effort de mémoire
jamais; la pensée effaçait tout. Quel genre de pensée? Si j’ai la
patience d’aller ainsi, sans autre soin que de dire vrai, vous finirez
par le savoir. L’extérieur d’abord. On voyait paraître un carnet noir
fermé par un lien élastique. De mauvais yeux y lisaient de côté, non
sans peine. La parole révélait aussitôt une simplicité et un mépris de
l’élégance dont je renonce à donner l’idée; les mots chevauchaient les
uns sur les autres et sortaient dans la plus grande confusion; les
mains, qui toujours dessinaient par le geste, étaient libres, fortes,
prudentes, persuasives. La pensée avançait par corrections et reprises;
toujours improvisée, toujours neuve pour lui. Ce qu’il disait était à
son tour objet de méditation, d’où des silences étonnants; le front
alors se chargeait de sang et de vie; c’est alors que nous attendions
quelque formule éternelle, et l’attente n’était jamais trompée.

Souvent, au lieu du carnet noir, on voyait paraître un volume de Platon
ou de Spinoza. Il fallait alors des lunettes, et l’embarras de lire le
grec ou le latin, d’expliquer, de commenter, le tout ensemble, portait
la difficulté de suivre au plus haut point. Remarquez qu’à part cinq ou
six vétérans dont j’étais, il y avait sur ces bancs une trentaine
d’apprentis bacheliers; leur attention ne se lassait pas plus que la
nôtre; chacun comprenait comme il pouvait, mais l’admiration était
commune à tous, sans qu’on eût seulement le temps de se le dire. Je vis
alors l’Esprit régner, comme il règne en effet, sur toutes sortes de
créatures. Et si vous songez que quelquefois, et un mois durant, c’était
le _Timée_ de Platon qui descendait sur nous, vous comprendrez que
Lagneau pensant exerçait sur nous à peu près le même pouvoir que
Beethoven chantant. A vingt ans, donc, j’ai vu l’esprit dans la nuée.
C’était à moi de m’en arranger comme je pourrais; mais faire que cela
n’ait pas été, et que le reste ne soit pas comme rien à côté, c’est ce
que je ne puis.

                   *       *       *       *       *

Nous ne savions rien de lui, sinon que depuis la mort de sa mère il
vivait seul avec une servante, presque toujours couché, ou bien faisant
de maigres repas d’œufs à peu près crus ou de légumes en purée. Cette
maladie n’était pas imaginaire; je sus de lui que, pendant les épreuves
d’agrégation, il vivait de viande crue pilée avec de la glace; ces maux
étaient la suite d’une maladie d’enfance. Et malgré tout je ne pense
jamais à Jules Lagneau comme à un malade. La parole, le mouvement, la
marche, tout était vif et jeune; hors de la classe, il parlait
volontiers et longtemps. Rien de fiévreux, de triste, ni de convulsif.
Il vivait difficilement, mais il vivait harmonieusement. Je ne dirai
jamais que l’excès de la méditation l’a tué; la méditation était joie
pour lui, sans aucun doute, comme pour ceux qui l’entendaient. Et au
contraire, tout jeune que j’étais, mais éclairé pour la première fois
par un sentiment vrai, je sentais que l’on pouvait prolonger jusqu’à la
vieillesse cette vie précieuse, si seulement on le délivrait des
scrupules du métier. Nous fîmes ici ce que nous pûmes, par un concert
d’éloges enthousiastes qui fut entendu; nous redoublâmes d’efforts quand
nous vîmes un peu plus tard à quels étranges personnages était confié le
soin d’expliquer Platon et Spinoza aux Normaliens. Nous ne réussîmes
point. Des intérêts alarmés, d’actives ambitions s’éveillèrent et se
mirent en campagne.

                   *       *       *       *       *

Je veux éviter l’anecdote, et surtout, je ne nommerai personne. L’Ombre
du Maître m’ordonne de comprendre par les causes, et, s’il reste un peu
de passion, comme il est inévitable, de mépriser seulement. Mais, de cet
homme supérieur, il faut que je dise tout ce que je sais, et ce n’est
guère. Que sait un élève? Je demande indulgence pour quelques histoires
d’élève.

Lagneau n’était ni timide ni hésitant, bien plutôt il se portait à ce
qu’il croyait juste tout droit, sans précautions ni égards. Ce genre de
puissance est inexplicable. J’en vis une fois les effets, en vérité
miraculeux. Le premier des nouveaux cette année-là avait nom Charmet; je
mets ici son nom pour qu’il puisse témoigner avec moi. Il alla donc
composer pour le baccalauréat, tomba par chance sur le sujet même qui
lui avait valu sa place de premier, revint content, et, huit jours
après, connut par un avis officiel qu’il était refusé pour cette
composition même, et avec une note inavouable. Il haussa les épaules, et
n’en dit pas plus. Le lendemain je trouve Lagneau en sa classe, où il
n’avait que faire, et qui me parut fort calme. «Je vais, dit-il, prendre
le proviseur; nous allons à la Sorbonne, et dites à Charmet qu’il sera
reçu demain à l’oral par mon ami Séailles; je ne veux plus de surprise.»
J’avais une finesse de paysan; je lui dis: «Le proviseur aura peur et
n’ira pas; mais c’est égal, je suis bien content pour Charmet.» Je
trouve mon Charmet, et je lui dis, avec la foi de l’apôtre: «Demain, tu
seras reçu à l’oral par Séailles, et c’est Lagneau qui me l’a dit.» Lui
dit simplement: «Ah, très bien», et le lendemain fut reçu en effet. Je
ne connus pas le détail; Lagneau n’en parla plus, et ces choses-là ne se
racontent point. Un sot important, à qui je fis imprudemment ce récit,
me dit avec colère: «Je vous interdis de me raconter des histoires
pareilles, si évidemment fausses.»

                   *       *       *       *       *

Qu’on me permette ici quelques remarques. Le sujet est mince, je le veux
bien; mais enfin il est réel. J’ai vu quelques actions; il n’en est pas
une à laquelle le nom d’action convienne mieux qu’à celle-là. Et il est
vrai que l’exécution me fut cachée; mais que voit-on jamais d’une
action? Celle-là m’instruisit plus que toute autre par le prompt succès,
par la résolution, et je dis même par une sorte de violence militaire.
Et quels rares attributs, cette puissance solitaire rassemblée, qui ne
prend point conseil, et qui traverse d’un seul élan le terrain
administratif, le mieux défendu qui soit! On pense bien que deux ou
trois jeunes têtes se mirent à supposer. Lagneau avait au moins deux
amis dans la place, Brochard et Séailles. Je ne sais comment nous
connûmes le nom du correcteur, qui était un historien; circonstance
favorable. Et il est vrai que toute correction peut être contrôlée; mais
il faut une commission, une enquête et du temps. Il est clair que
l’action alla tout droit, emportant et même bousculant. Au vrai nous
nous représentions cette victoire comme on fait de toute victoire. Mais
je sais mieux maintenant ce que c’est que vanité, ce que c’est que peur,
et comment l’ardeur à demander et surtout à exiger durcit l’obstacle
humain. La justice prétend trop haut, effarouche un jugement qui se veut
libre, et ainsi passe moins aisément quelquefois que la faveur. Disons
aussi qu’un effet qui n’importe pas beaucoup n’est pas pour cela plus
aisé à produire, et souvent tout au contraire; on remet aisément une
chose de peu. Enfin il n’arrive jamais que les hommes se trouvent
rassemblés et sans autre affaire au moment où on le voudrait. Ces
obstacles, comme je les conçois maintenant, sont d’imagination; l’homme
d’action doit vaincre d’abord ce genre de méditation sur les possibles,
qui seraient mieux nommés impossibles. Je me risque à dire, d’après tout
ce que j’ai expliqué ou expliquerai dans ces pages, que ce genre de
méditation fut rabattu à son rang, et par cela même défait, par cette
méthode de penser qui n’attaquait jamais qu’un objet réel et présent.
J’appelle abstraites ces pensées qui n’offrent jamais passage ni
solution. Comme une montagne vue de loin, elle n’offre point de passage.
On connaît ce beau récit de Descartes sur le bateau, tirant l’épée.
Cette action est tout à l’opposé de ce que l’on appelle communément
défiance et même prudence; elle est à l’improviste et répond à une
situation qui n’est pas prévue, mais vue; et c’est de quoi détourne un
genre de prévision abstrait, que j’appellerai la prévision aux yeux
fermés.

Quand on dit que la pensée souvent paralyse l’action, on entend mal la
pensée, voulant toujours que la pensée soit une méditation sur les
possibles. Et il est profondément vrai que les méditations errantes sur
l’espace sont des méditations sur l’espace seulement possible. Cette
remarque porte encore mieux sur le temps, parce que le temps ne reçoit
d’aucune façon le possible; et c’est par là que les spéculations sur le
temps tombèrent plus d’une fois à l’absurde. Ici, d’après l’exemple, de
Lagneau, et par anticipation, je dis qu’il faut être Spinoziste. J’y
reviendrai, mais j’use de cette prise que je trouve maintenant. Qu’y
a-t-il dans Spinoza, et qui ne soit nulle part ailleurs? A première vue,
je dis pour ceux qui le lisent, un effacement des idées générales, qui
met d’abord en déroute. Mais ces négligentes remarques du célèbre
_Scholie_ de la proposition XL partie II ne sont elles-mêmes qu’un
signe, et je ne crois pas qu’on puisse directement en tirer profit et
nourriture, car la négation n’est rien; toutefois cette formule même,
que la négation n’est rien, nous renvoie à la Doctrine Substantielle,
d’après laquelle l’immense existence, la présente existence, est posée
premièrement, et secondement toujours maintenue comme le seul objet
possible devant le sage en méditation. Il en faut donc former l’idée, et
de là l’_Éthique_, qui est un livre qui ne nous laisse point le choix.
Non qu’il ne faille ici se défendre, et je dirais même sauter en
arrière, aussi promptement que le mineur quand les menues pierres
commencent à rouler. Il faut se défendre et se sauver dans le plein sens
de ce beau mot. Mais aussi c’est de cela présent et par soi posé,
invincible à l’entendement, c’est de cela même qu’il faut se sauver, ou
bien l’on ne se sauve point. Il y a moins de liberté qu’en aucun lieu du
monde dans ces dangereux possibles, que j’ai déjà mieux nommés
impossibles; moins qu’à cette rugueuse muraille du monde existant. Nous
ne la touchons point; il y a une dialectique de tous instants et de tous
états qui nous en détourne. Chacun agit dans la situation donnée, mais
qui donc pense dans la situation donnée? Je les ai vus quasi tous, et
les militaires aussi bien, toujours pensant en avant ou en arrière,
délibérant sur ce qui aurait pu être, (Que diable allait-il faire dans
cette galère?) ou sur ce qui sera, croient-ils, dans quinze jours.
Chacun peut remarquer que prévoir est ce qui détourne merveilleusement
de voir. Ici se montrent d’imposantes maximes, qui toutes détournent de
vouloir. D’où l’on vient à admirer ceux qui poussent en aveugles, et à
mépriser les faibles et hésitantes pensées; mais ce ne sont point des
pensées. Bref l’opposition si souvent prétendue entre les hommes
d’action et les hommes de pensée est et sera toujours à surmonter. Ce
développement est sans fin. Je veux seulement remarquer ici que
l’heureuse aventure qui me mit en présence d’un Penseur me fit voir
presque aussitôt dans le même homme l’esprit d’exécution. L’exemple est
petit. Mais comme je disais: «Que sait-on jamais d’une action?» je
dirais aussi bien: «Que sait-on jamais d’un homme?» Lagneau s’est évadé
de Metz à travers les lignes ennemies; il fut fantassin avec Faidherbe;
et je me souviens qu’il y fit allusion une fois, de façon que je crus le
voir soudain en culotte rouge et capote bleue, et mal coiffé d’un képi
trop petit pour sa tête; au total, terrible. C’est tout ce que j’en ai
su, et ceux que j’ai interrogés n’en savaient pas là-dessus plus que
moi. Toujours est-il que sans effort, et me souvenant de ces yeux
perçants, de ce menton rocheux et de cette dure barbe rousse, je me
représente aussi bien ce penseur plein de précaution comme un chef de
partisans.

                   *       *       *       *       *

Mais l’homme va m’échapper encore. Où loger maintenant ce souci de
l’ordre humain, cet avertissement, qui revenait toujours, de
n’entreprendre jamais de le changer, et surtout de ne point donner au
peuple l’idée qu’on pourrait le changer? On remarquera ce genre de
prudence dans les _Simples Notes_ et dans quelques-unes des _Lettres_.
Le menu peuple secouru dans les occasions, et généreusement aimé, et le
même peuple tenu en tutelle, voilà une doctrine assez commune; en cet
Homme je ne crois pas qu’elle était apprise, ni imitée. Et, quoique j’y
aie toujours résisté, toujours choisissant de penser la politique sous
l’idée des droits de l’autre, plutôt que sous l’idée de mon propre
devoir, il est d’autant plus important que je comprenne comment
s’ordonnaient les notions pratiques en ce puissant esprit. En cette
action que j’ai racontée, il n’eut point tant d’égards aux puissances,
ni à l’ordre établi. Mais plutôt, devant son propre jugement, il
considéra la chose jugée, administrativement jugée, comme de peu, et
même tout à fait méprisable; je dis dans la forme, quand il me fit
connaître son propre décret, et les effets qui allaient suivre. Ainsi
parle le Prince, et tout homme reconnaît le Prince. Mais il faut
comprendre comment ce genre de pouvoir s’arrange avec les pouvoirs.

Tout homme raisonnable reconnaît la nécessité dans les choses, par cette
vue que tout tient à tout, comme les marées à la lune; il vient donc à
s’en arranger, selon ce mot de Descartes que ce qui manque à nous
réussir doit être jugé, en ce qui nous concerne, absolument impossible,
comme de voler à la manière des oiseaux. Par opposition on pourrait bien
croire que l’ordre humain est au contraire aisément modifiable, de façon
que la discorde, la guerre, l’injustice puissent en être effacées
aisément si l’on voulait bien. D’où l’ardeur réformatrice, qui va
toujours à changer les lois. Toutefois c’est une vue d’enfant; car tout
tient à tout, dans l’ordre humain comme dans l’autre, et tout dépend
finalement de la machine humaine, qui est très évidemment prise dans la
nature extérieure. Cette vue est bien Cartésienne, de considérer le
monde des hommes comme étranger aussi et mécanique, et de le prendre tel
quel, sans plus disputer sur l’origine des pouvoirs que sur le nombre
des planètes ou sur l’inclinaison de leurs orbites. On raconte que Hegel
voyageant trouvait à dire devant les montagnes: «C’est ainsi.» Les
montagnes nous servent à épeler; mais enfin il faut lire, et de proche
en proche, devant la guerre, devant l’inégalité, dire enfin: «C’est
ainsi.» En Spinoza on peut apprendre cette sagesse.

Mais il y a autre chose à prendre dans Spinoza; autre chose, que l’on ne
trouve, je crois bien, que là. Ne point déserter notre poste
d’entendement, qui est strictement déterminé par ce corps vivant, si
bien tenu. Ne pas croire que l’entendement s’exerce dans cette
connaissance abstraite, qui n’a point de lieu ni de condition, et qui
voit toutes choses de haut et d’ensemble; ce genre de contemplation est
d’imagination. Chose digne de remarque, mais difficile aussi à saisir
(quod difficillime fit), c’est en ces pensées planantes, et comme
abstraites de nous-mêmes, que nous sommes corps. Nous sommes esprits, au
contraire, en notre poste, où se rassemble l’immensité des choses en une
existence bien déterminée, dépendante à la fois, et, en un autre sens,
totale exactement, parce qu’elle est dépendante. C’est où l’on existe et
comme l’on existe, de sa place enfin, comme Gœthe l’avait compris, que
l’on contemple en éternité et que l’on connaît Dieu. Spinoza est ici si
impérieux, quoiqu’obscur, qu’il faut le laisser, ou bien le comprendre.
Et nous serons guéris de légiférer.

Non point d’agir. J’ai dit plus d’une fois, à la suite du Maître, qu’il
faut vaincre Spinoza. Mais il faut le vaincre où il résiste, où il nous
a mis, et c’est peut-être le comprendre tout à fait. A cette pointe de
la doctrine, il faut dépasser toute doctrine. Ainsi est l’action qui
s’offre, et le passage devant nous. C’est ici le texte des méditations
de tout homme, et il ne faut pas craindre d’y regarder longtemps. L’idée
de la nécessité extérieure ne peut détourner un homme d’exercer sa
puissance; ou bien ce n’est que l’idée abstraite de la nécessité,
d’après laquelle nous croyons voir se dérouler toutes choses en leur
ordre, et pour ainsi dire le plan de Dieu. Mais cela est imaginaire.
L’homme qui pense ainsi oublie son poste singulier, et sa fonction
singulière. Et il est naturel qu’en cette contemplation de trop haut,
dont les souvenirs sont les soutiens misérables, et qui enchaîne selon
le temps, on croie impossible de changer quelque chose sans changer les
lois. Or à changer les lois nous ne trouvons point de prise; au lieu que
la circonstance singulière est appui pour l’homme au contraire, et
instrument d’action. Qui cherche sa puissance, qu’il la cherche là.

L’existence politique en est encore pour la plupart à cet état où nous
contemplons plus volontiers le système abstrait des lois que le poste
réel où nous nous trouvons serrés et armés. Avec cette différence que
les lois nous paraissent aisément modifiables, parce qu’il nous semble
que l’arbitraire humain, qui les a faites, les peut aussi défaire: «Il a
bien mal placé cette citrouille-là.» Nous sommes tous Garo en politique.
La vue étonnante de Montesquieu, qui aperçut et voulut vaincre cette
ambiguïté du mot loi, n’est pas aisément suivie, ni même volontiers
suivie. Considérons pourtant, en Spinozistes, l’ordre humain comme une
partie de l’ordre extérieur, et nous ne serons plus tentés de confondre
les lois imaginaires, ou arbitraires, qui ne sont qu’abstraites, avec
les véritables lois, dont la géométrie nous donne bien l’idée, mais
pourvu que nous scrutions l’idée et non la chose dans le triangle. D’où
nous serons ramenés à notre poste d’homme. De là il nous paraîtra aussi
vain de vouloir changer les lois réelles de l’ordre politique que de
souhaiter d’autres cieux et une autre terre. Et même une telle intention
nous sera un signe de l’imagination maîtresse et du déchaînement des
passions. Par ce long détour je comprends encore mieux un certain genre
de colère, et la ferme volonté de rompre sur le champ toute discussion
et même tout commencement d’examen, pensées orageuses qui ne
s’exprimaient point, mais que je crois lire encore sur le visage soudain
sévère et étranger. Bref, à l’égard des pouvoirs, la loi abstraite est
l’obéissance; et un esprit bien fait ne trouve même pas à contester.
C’est ainsi; et insensé celui qui veut que les montagnes soient autres.
C’est contester quand la maison croule. Ainsi est condamnée ce qu’on
pourrait appeler l’action d’esprit, qui est une méprise. L’action est
singulière, et la pensée qu’elle change tout n’est certainement pas
celle qui doit la conduire. «Advienne que pourra», cette belle formule
doit s’entendre en ce sens que ce qui n’est point perçu est laissé aux
dieux, comme on dit. Et c’est la sévère loi des actions réelles, que le
droit s’y définisse par la puissance. Je me risque jusque là, quoique le
lien entre cette autre formule spinoziste et celles que j’ai expliquées
ne me soit pas réellement connu. Toutefois je vois bien clairement qu’il
n’y a point d’excuse, en ce qu’il fallait faire, si l’on n’y a jeté
toute sa puissance. Je fus étourdi d’admiration en lisant un mot de
_l’Otage_: «Me soumettre à la volonté de Dieu, dit à peu près
Coufontaine. Mais comment, quand je n’ai d’autre moyen de la connaître
que de la contredire?» Je comprends ici pourquoi Lagneau ne traitait
jamais de morale. C’est assez d’apprendre à penser. Qui rassemblera son
attention sur les choses antagonistes, et je dirai même sur les hommes
comme choses, sera délivré de souhaiter, comme aussi d’hésiter et
d’attendre. Mais qui peut se vanter d’avoir seulement saisi cette vérité
amère et forte, quoiqu’encore préliminaire, que la morale est pour soi
et non pour autrui?

                   *       *       *       *       *

La bibliothèque d’étude contenait notamment les œuvres de Renouvier;
j’en fis ma pâture; j’y trouvai de ces connaissances abrégées, et
principalement concernant l’histoire des doctrines, sans lesquelles on
ne peut faire figure, même à l’égard de soi, et aussi des raisonnements
forts contre les raisonneurs. Chose digne de remarque, Lagneau, qui
avait fait acheter ces livres alors peu connus, ne parlait jamais de
Renouvier, ni pour l’approuver, ni pour le critiquer, ni pour s’en faire
un départ. Peut-être jugeait-il, comme je fis plus tard, que ce
phénoménisme sans reproche se trouvait par cela même hors de l’être;
mais plutôt je crois qu’il ne le rencontrait point, parce qu’il se
mouvait lui-même dans l’être plein. J’espère que tout cela deviendra
clair à un moment ou à l’autre pour le lecteur de bonne volonté. Je
rappelle une des formules du Maître: «Il n’y a point de connaissance
subjective.» C’est un exemple de ces arrêts, je dirais de ces oracles de
notre Jupiter assembleur de nuées. Ce n’étaient point les conclusions
d’un raisonnement que l’on pût suivre, ni même que l’on pût retrouver.
Mais d’abord les doctrines inférieures étaient secouées avec scandale et
poussière; et puis la nature entière paraissait en quelque exemple comme
la table, l’encrier ou le morceau de craie; toutefois sans progrès
appréciable; ou plutôt la nature des choses semblait prendre, devant
cette attention violente, encore plus d’épaisseur et de densité; mais
soudainement le chêne de Dodone prenait le langage humain, et nous
savions ce qui importait.

Certes j’étais bien doué en ce sens que j’aurais fui avec la simplicité
et la rapidité de l’homme des cavernes si quelqu’un avait semblé mettre
en doute l’existence de l’Univers; on ne m’aurait point revu. Mais enfin
ce bagage de mots, sans aucune consistance, comme sensations, états de
conscience, apparences, opinions, idées, hypothèses, fait pourtant ce
que l’on peut appeler une philosophie d’institut; c’est un jeu que l’on
peut jouer bien ou mal. Comme à ce nigaud soutenant sa thèse un autre
nigaud objectait: «Mais comment? Ce livre que vous tenez à la main,
c’est donc une idée?» Et l’autre: «Je soutiens que ce n’est qu’une idée;
car qu’y a-t-il de plus...? etc.» Je les aurais laissés à Molière.

L’Esprit n’aurait été que vengeur. Mais j’avais besoin d’esprit, car je
supportais difficilement les passions. L’oracle heureusement m’éclaira.
«Il n’y a point de connaissance subjective». J’avais maintenant de quoi
penser. Je pouvais entrer dans la critique de Kant, malgré les pièges
tendus autour par la philosophie d’Institut, et marcher du fameux
théorème de _l’Analytique_ au quatrième _Paralogisme_, qui sont les
pierres milliaires de l’Esprit. D’autant que l’oracle jetait d’autres
lumières: «La sensation est un abstrait»; et d’autres pour rire un peu:
«Monsieur Ribot fait de la physiologie _a priori_», non moins perçantes.
Là-dessus j’écrirais des volumes. Mais je veux présenter ces vérités à
l’état naissant; car autrement je devrais ici retrouver ces discussions
préliminaires qui n’avançaient point, et qui revenaient toujours à
demander d’un auteur médiocre: «Que veut-il dire?» Mais quel intérêt? Le
Maître était faible dans la discussion et fort dans la conclusion; et
c’est pourquoi la rédaction de nos cours, que j’avais entreprise
autrefois comme un monument de piété, ne m’a pas paru mériter
l’attention des philosophes. Je ferai mieux connaître l’Homme par ces
détours et digressions auxquels je m’abandonne, et cette manière
indirecte et errante donnera une idée assez exacte de ces leçons
surchargées, confuses, interminables, propres à scandaliser le Pédant.

Ce détour était pour arriver au Pédant. Je nommerai ainsi l’auteur de
manuels réputés en ce temps-là, et qui n’étaient ni meilleurs ni pires
que ceux d’aujourd’hui. Cette philosophie d’Institut, dont je parlais,
laisse encore quelques trous pour respirer; le manuel n’en laisse
jamais. Ces divisions, ces querelles, ces solutions n’ont réellement
point de sens. Donnez-moi le meilleur manuel de ce temps-ci; réellement
je n’y comprends rien. En ce temps-là donc, les éditeurs firent entrer
dans notre classe un bon nombre de manuels du Pédant. Lagneau le sut et,
sans autre commentaire, les fit mettre sous clef. Trois mois après
environ, nous vîmes arriver, muni des pouvoirs de l’Inspection Générale,
le Pédant lui-même, et je considérai avec curiosité la scène qui allait
suivre. Elle fut assez belle. Le Professeur rendait aux élèves une
composition sur ce sujet: «Montrer qu’on ne peut être assuré de rien
tant qu’on n’est pas assuré de l’existence de Dieu.» Le lecteur
reconnaîtra ici l’idée que je rappelais tout à l’heure. Sur quoi le
Pédant fit ce préambule, que c’étaient là sans doute de hautes
questions, mais qu’enfin ces jeunes gens n’étaient peut-être pas en âge
de les bien saisir, et qu’il désirait que M. le Professeur fît expliquer
celle-là par un des élèves. Nous regardions cependant la tête puissante,
qui demeurait immobile et inclinée; mais de sombres nuées s’assemblaient
autour. Un des élèves, choisi parmi les nouveaux, fut prié de répondre;
et je vois encore cette jeune tête qui imitait l’autre et se chargeait
de nuages; mais il ne dit rien. Il fut demandé par le Pédant si M. le
Professeur n’en désignerait pas un autre. Même jeu. Encore un autre.
Même jeu. Sur quoi le Pédant, faisant remarquer que ce silence
justifiait les doutes qu’il avait exprimés tout à l’heure, et la crainte
que l’enseignement du Professeur ne passât bien au-dessus des élèves,
demanda si M. le Professeur voudrait bien à son tour expliquer comment
il entendait que la question fût traitée. Les veines se gonflèrent un
peu plus sur le puissant crâne, mais j’affirme qu’il n’en sortit pas
d’autre signe. Ce fut un silence admirable. Après quoi d’un ton léger
soudainement Lagneau me pria de donner les explications nécessaires.
C’était lâcher le chien sur le visiteur. Je fus un peu insolent, je le
crains, mais brillant comme il fallait. Ce souvenir me pénètre encore
d’une joie délirante. Le Pédant s’en alla sans répliquer. J’ai su que le
jour même Lagneau lui écrivit demandant un poste dans un collège. J’ai
lu la réponse, qui n’était point d’un sot, abondait en éloges, nommait
Lagneau membre de la commission des livres scolaires, et laissait
espérer encore d’autres faveurs.

Il faut dire que le célèbre Jules Lachelier fut toujours favorable à
Jules Lagneau, qui fut au nombre de ses élèves, à ce point même que
cette faveur s’étendit plus tard jusque sur les fidèles disciples du
maître. Nécessairement j’aurai à comparer, sous le rapport des
doctrines, ces deux hommes éminents. Cela fait trembler. Mais ce livre
enferme bien d’autres difficultés. Pour gagner du temps avec moi-même,
je veux dire une autre histoire assez comique, et qui concerne encore le
Pédant. Cette même année, l’Académie des Sciences Morales et Politiques
ayant mis au concours un exposé de la philosophie de Spinoza, il y eut
deux mémoires sur les rangs dont on disait qu’ils se partageraient le
prix. J’ai lu ces deux mémoires depuis trop longtemps pour en parler;
Lagneau ne m’en a jamais rien dit. Comme le prix était ainsi décerné en
rumeur, un troisième larron se jugea assez recommandé pour figurer aussi
au partage, et il rédigea son mémoire un peu vite, ayant coutume de
donner plus de temps à solliciter qu’à réfléchir. Le prix fut donc
partagé en trois. Par un hasard, ce troisième mémoire fut envoyé par le
Pédant lui-même à Jules Lagneau, promu comme j’ai dit aux fonctions de
critique officiel; ce livre lui arrivant avec un mot de courtoisie, il
répondit au Pédant, après avoir coupé les pages, je cite de mémoire,
mais je réponds de ma mémoire pour le principal: «Je vous adresserai
bientôt un rapport détaillé; mais un rapide examen m’a déjà assez
instruit. C’est d’une sottise qui désarme l’indignation.» La réponse
arriva promptement: «C’est par erreur, répondit le Pédant, que ce livre
vous a été envoyé; il est déjà aux mains de M. X..., et je vous prie de
vous épargner la fatigue d’un examen plus approfondi.» Et de rire.

                   *       *       *       *       *

Lagneau était de Metz; il fut enfermé à Metz pendant le siège; et c’est
là qu’il eut le spectacle d’une foule qui venait tous les jours à la
même heure voir dans les vitres d’une vieille maison l’armée de la
délivrance. Il nous l’a conté plus d’une fois. Le philosophe, si jeune
qu’il fût, ne pouvait être ici que spectateur; car il n’y avait point de
vraisemblance, ni d’autres données que des irisations rouges et bleues
sur de vieux carreaux de vitre. Mais il ne se peut point, comme dit
l’autre, que l’homme n’ait pas de passions. Bien des années après,
Lagneau se hérissait encore en présence de l’ennemi, et l’on m’a conté
qu’un professeur allemand ayant désiré entendre une de ses leçons,
Lagneau ne put prendre sur lui de parler. Ce récit m’étonna. Je
n’approuvais pas davantage une autre passion vingt fois exprimée devant
moi et dans les termes les plus vifs. Lagneau avait un fort préjugé
contre les Juifs. J’objectai un jour Spinoza et Jésus-Christ, ce qui le
fit rire. Jules Lemaître était son grand ami. D’après tout cela pris
ensemble, je me suis demandé ce qui serait arrivé au cours du procès
Dreyfus si Lagneau avait vécu jusque-là. Quelquefois je l’imagine
renfermé dans un silence farouche; d’autres fois se jetant sans
précaution, et tout entier, dans le chemin de la justice. Mais il y a
une chose dont je suis sûr, c’est qu’il n’aurait nullement approuvé en
aucun cas les passions politiques qui m’y jetèrent moi-même, non plus
que cette collaboration suivie aux petits journaux qui date de ce
temps-là. Non plus, je le crains, ce que j’ai écrit de la guerre et de
la paix. De mon côté je n’aimerais guère entendre ce qui sera dit
solennellement à Metz quand on honorera sa mémoire dans la maison où il
est né. J’ai connu de sombres méditations sur la route de Metz, entre
Rambucourt et Flirey; c’était pendant l’hiver de 1914; mais apaisons ces
tristes pensées qui sont à peine des pensées.

                   *       *       *       *       *

Apaisons. Mais si je recule aussi devant les seules pensées qui aient
fait en moi une espèce de drame, que dirai-je? L’opposition que je
sentais en ce temps-là, et que j’ai depuis développée, peut donner
encore une idée du puissant esprit qui ne put, et de bien loin, me
modeler à son image. D’autant qu’il se peut bien que cette
contradiction, qui semble de nature, soit des idées dans le fond, et
qu’elle habitât en cet homme, et qu’elle ait fait en lui cet état
violent dont les lettres que l’on a pu recueillir donnent quelque idée.
Mais il faut revenir à l’homme, et donc aux histoires d’écolier, car mon
expérience ici fut d’un écolier.

J’avais étudié les éléments de la géométrie et de l’algèbre, sans aucune
peine, et avec un plein succès. A vrai dire je ne vis jamais dans les
problèmes, et surtout dans ceux de la géométrie élémentaire, comme
constructions de triangles ou lieux géométriques, qu’une difficulté de
rhétorique, que j’eus toujours plaisir à surmonter. L’ordre, l’économie,
et l’art de tout ramener à la fin, comme dans la fugue, me donnèrent
alors la première idée du style. Autrement, ces choses ne
m’intéressaient pas trop, et il me semble que j’en appris assez pour mon
salut, comme dirait quelque Pascalien. Les autres exercices scolaires
étaient de singerie. Mais maintenant, éveillé pleinement par le
spectacle de cette pensée, dans le feu et la fumée de cette forge, je
montais d’un degré; je m’attaquais à des problèmes tout vifs, donnés par
la nature elle-même; et il me semblait, cette idée ne m’a point trompé,
que j’étais en mesure d’y proposer des démonstrations invincibles sans
jamais me détourner de l’apparence, ni m’écarter du commun langage. Car
il m’était demandé seulement de dire ce que je pensais, comme je le
pensais, sans aller jamais au delà, sans chercher derrière, sans voyages
ni aventures d’aucune sorte. Telle est l’expression en creux si je puis
dire, de cette forte idée qui s’offrait à moi en relief, et à laquelle
le maître revenait toujours, disant qu’il s’agissait de retrouver toute
la pensée dans la moindre de nos pensées, et enfin d’expliquer en quoi
elle était une Pensée. Cette majuscule plaisait; mais je n’en fis jamais
un réel usage; ce n’était à mes yeux qu’une politesse. Et si quelque
trait me distingua aussitôt de mes condisciples, qui certes ne
vénéraient pas le Maître moins que moi, c’est bien ce trait-là. Jamais
je n’eus l’idée de quelque objet d’accès difficile, et caché comme dans
des nuages, comme un Sinaï où il faudrait aller, et d’où il faudrait
revenir portant les Tables de la Loi. Nul mystère à mes yeux, soit dans
la variété de la nature, soit dans les profondeurs de l’âme. Nul
passage, nul saut périlleux, entre mes faibles pensées et la pensée
absolue. Au contraire je me trouvai aussitôt affermi et pour toute une
vie sur mon terrain propre, n’ayant à résoudre jamais que cette seule
question: Qu’est-ce que je pense réellement dans mes pensées les plus
naturelles? On voit ici la Rhétorique revenir; car mes pensées sont des
pensées, mais d’abord très mal exprimées; et bref, je n’eus jamais à
débrouiller au monde que ceci, qui à vrai dire n’est pas peu: Qu’est-ce
que je pense dans chaque concept, comme Espace, Temps, Cause, Liberté,
Nécessité, Force, Droit? L’idée même de chercher plus avant et en
quelque sorte au dehors (mais voici un exemple: Qu’est-ce que je pense
quand je dis au dehors?), cette idée-là ne m’est jamais venue. Je dirais
bien aujourd’hui que, du moment que je pense correctement, je pense
absolument. En quoi j’étais et je suis encore irréligieux, mais
dogmatiquement, ce qui peut passer pour neuf. Le plus étonnant ici,
c’est que je n’ai jamais réfléchi au système de mon Maître sans
retrouver aussitôt cette même idée; mais c’est la plus cachée aussi;
c’est en Spinoza qu’on peut l’apprendre; j’aurai à revenir encore plus
d’une fois là-dessus. On ne se sauve point aisément de Spinoza, mais je
m’en suis sauvé, sans le nier jamais, en le prenant ainsi, et j’ose dire
en surface seulement, occupé seulement de redresser la phrase célèbre:
«Ma maison s’est envolée dans la poule de mon voisin», et autres fautes
de rhétorique. Il me revient à ce sujet un souvenir d’écolier encore, et
bien mince; mais je fais argent de tout, n’ayant que peu de matière.
Comme Lagneau me parlait au sujet d’un camarade plus jeune, et que j’ai
toujours aimé, plein d’élan et de feu, enfin tel qu’on se représente le
jeune philosophe en ses premières effusions, le Maître trouva à dire,
après un éloge de cœur, que ce garçon manquait de rhétorique. Le son de
cette parole m’étonna. J’en ai vu depuis les suites, et comment, après
avoir trop espéré, on revient à l’Idolâtrie, c’est-à-dire à prendre les
discours mal faits comme ils sont et l’Apparence comme elle n’est point.
Nous ne sommes pas si loin de la route de Metz; car plus d’un y est
entré avec gloire, mais moi j’en suis encore à regarder cette route
sinistre, m’attachant à bien penser, à complètement penser cette simple
question: «Que faisais-tu là?»

On naît homme de troupe. L’homme de troupe creuse où on le met. Je
n’oublierai jamais cette première dissertation où j’écrivis uniquement
ce que je voulais écrire, et exactement ce que je pensais, sans rien de
confus, sans rien d’ambitieux, sans aucune trace d’imitation ni de
flatterie. «Quelles seraient, demandait le Maître, les impressions d’un
aveugle-né à qui une double opération rendrait successivement, à
quelques jours d’intervalle, l’usage des deux yeux?» Quelque sot ne
manquerait pas de dire qu’il faut ici faire l’enquête, interroger
l’aveugle-né ou le médecin. Or, si quelque chose me fut évident après
trois mois d’attention aux discours toujours assurés, quoique toujours
tâtonnants, que j’entendais sur ces questions-là, c’est que l’opinion de
l’aveugle ou du médecin ne peut qu’ajouter quelques formules mal venues
à celles que l’on entend ou que l’on lit communément là-dessus, par
exemple que les objets sont vus d’abord sur un même plan, ce que l’on
arrive à faire dire à l’aveugle, ou que les objets doivent d’abord
paraître renversés, ce que l’on n’arrive point pourtant à lui faire
dire. C’est mon affaire, il me semble, de deviner ces fantastiques
témoignages, et même de les trouver au naturel dans mes pensées
immédiates, ou plutôt dans l’expression qui m’en vient d’abord. Les mots
permettent tout et les maisons s’envolent. Quand je vis se présenter ces
impossibilités, et donc ces nécessités, dans nos connaissances les plus
naturelles et les moins travaillées, qu’il faudrait nommer l’apparence
de l’apparence, j’eus un monde devant moi, un travail sans fin, et une
allégresse admirable. Je suis le même encore, et dans ce travail encore;
et cette attitude m’a valu en toute rencontre le mépris plus ou moins
déguisé, et quelquefois la colère, de tous les Importants sans
exception. C’est ce qu’ils appellent juger sans vouloir s’informer. Je
leur pardonne, et j’espère qu’ils seront quelque jour battus et
contents. Toutefois cela ne m’inquiète guère. Mais que j’aie saisi le
commencement et comme l’esquisse de ce mouvement dans le seul homme que
j’aie vénéré, cela ne peut point aller sans quelque examen des causes.
Après des années de méditation là-dessus, et celles-là non sans
tristesse, j’aperçois que tous les problèmes de la pratique, et
exactement de la politique, sont ici rassemblés. Il faut, en d’autres
termes, que ces pages enferment aussi les aveux d’un radical impénitent.

Devant mon papier blanc, je ne vis pas si loin. Je m’appliquai seulement
à dire à l’aveugle, en langage correct, ce qu’il aurait voulu dire mal.
Mais quel besoin d’entendre l’aveugle? N’apprenons-nous pas à voir à
chaque instant? _Pour mieux dire_, c’était une expression du Maître, et
il me plaît ici de l’emprunter, voir n’est-il pas à chaque moment
explorer comme fait l’aveugle? Il n’y a point là de difficulté, si ce
n’est le manque de courage, qui nous porte à aller chercher d’abord
quelque nouvelle relation là-dessus. Je me souviens que j’eus seulement
peine à décrire, au moins par approche, ce que voit un homme qui ne sait
pas encore ce qu’il voit; car il faut qu’il y ait quelque affection
d’abord, sans lieu ni forme, qui serait mieux nommée sentiment que
sensation; encore eus-je bien soin de dire que cette première affection
ne peut jamais être sentie que par souvenir et retour, enfin par
comparaison avec un premier essai de représentation. Ce travail est
Bergsonien; j’indique ici en même temps, comme l’apercevra le lecteur
attentif, comment le moment Bergsonien est nécessairement dépassé de
toutes les façons. Bref je fus content de moi pour la première fois,
hors des mathématiques. Le Maître dit seulement que c’était bien, et je
n’eus pas le premier rang. Sans doute craignit-il une redoutable
facilité, et trop peu de respect aussi à l’égard des sottises que l’on
lit partout. La première place était occupée, et fortement, par un
garçon au large front qui a fini par douter de tout et de lui-même. Il
admirait par dessus tout _Bouvard et Pécuchet_, et je gagnai un moment
cette maladie. Sans doute aperçut-il trop d’erreurs à redresser, et
prit-il le parti de s’accommoder à la sottise régnante selon le mode de
l’ironie; cela mène fort loin. Et voilà une idée qui ne me vint jamais.
Au contraire, puisque je voyais que, dans des questions si simples, le
savoir ne préservait pas de l’absurde, tout m’était clair, et je
devinais des maux incroyables seulement dus à l’infatuation, à
l’imitation, au faux respect. Ce vif mouvement et ce départ sans
précaution durent effrayer le Maître, pour des raisons dont j’ai déjà
fait paraître quelques-unes, et qui sont de morale et de politique.

Lagneau avait la sévérité du saint, mais il ignorait nos existences
aventureuses. Il était seulement en défiance de ce que nous pouvions
faire, laissés à notre seul caprice, et il n’avait pas tort. Il n’est
pas une de nos actions qui ne l’eût indigné; et sous ce rapport le
garçon dont je parlais, si attentif aux respects de forme, ne valait pas
mieux que moi. Mais ce n’était pas une raison de ne pas vénérer et
craindre le Maître. Aujourd’hui, encore bien mieux qu’en ce temps-là,
j’aperçois comment la doctrine de la Liberté porte celle du Devoir.
Comme je ne me pardonne pas aisément de manquer de courage dans la
spéculation théorique, je voudrais bien aussi n’avoir jamais été lâche
dans le sentiment ni dans l’action. Ainsi, les vertus dont le Maître
donnait l’exemple, je puis les enseigner sans aucune hypocrisie. Ma
piété serait donc sans aucun mélange, si je n’avais cru discerner en ce
Maître de Liberté une disposition étonnante à confondre les écarts de la
vie privée et les hardis jugements de la vie politique comme résultant
d’un même fond de diabolique révolte. Descartes fait voir partout la
même prudence.

Quand Jules bachelier m’écrivait: «Je vous conjure de ne point vous
mêler de politique», je n’en étais pas surpris. Au regard de ce
théologien, l’ordre politique ne pouvait apparaître que comme une suite
de l’ordre universel. Qu’il y eût des pouvoirs, c’était comme une
disposition impénétrable de notre monde humain; que ces pouvoirs pussent
être aveuglés, c’était un compte entre les hommes providentiels et la
providence elle-même. Toute résistance, et même toute critique publique,
était alors considérée comme l’effet des désirs et des passions,
désordre dans l’État et désordre dans l’individu. Le devoir d’obéir, et,
d’une certaine manière, juste autant que les opinions sont des actions,
le devoir de respecter, rentrait ainsi dans le devoir envers soi, ce qui
n’empêchait nullement ce grand Administrateur, comme on sait, de
gouverner énergiquement selon sa conscience, selon sa part de pouvoir,
et selon la place qu’il occupait dans l’ordre humain. Je ne trouve pas
ici de difficulté. Chacun fait son métier d’homme, et le reste aux
Dieux, comme Marc-Aurèle aurait dit.

Que Lagneau réglât l’ordinaire de ses actions et toutes ses pensées
politiques selon de tels principes, c’est ce qui paraîtra évident
d’après ses lettres, et j’en puis témoigner d’après cette crainte qu’il
montrait toujours, qu’on ne prît le pouvoir de penser pour le droit
d’oser tout dire. Mais on verra dans la suite que l’idée d’une existence
respectable ou, pour parler autrement, d’un Dieu objet, n’avait pu tenir
dans ses pensées. On a vu déjà dans ses actions, dès que son propre
jugement l’éclairait assez, une méthode qui pouvait faire scandale, et
qui fit scandale en effet. La chose jugée n’était rien à ses yeux. Petit
exemple, je le répète, mais qui n’était pas petit pour l’écolier. Il est
impossible que devant cette conscience scrupuleuse le problème des
pouvoirs ne se soit pas posé. Cet homme voulait être religieux, et, dans
un sens profond, il l’était. Mais ayant jugé une fois les pouvoirs
réguliers, les ayant condamnés et redressés, pouvait-il promettre une
obéissance sans condition, bien plus une obéissance d’esprit sans
condition, comme pourtant il me paraît qu’il a toujours voulu faire, à
l’égard de l’ensemble des pouvoirs divinisés en quelque sorte sous le
nom de la Patrie?

Nous voici encore une fois sur la route de Metz. Lui-même, un
demi-siècle plus tôt, comme j’ai dit, s’est évadé de Metz et a combattu
en volontaire dans l’armée de Faidherbe; ces rencontres réchauffent le
cœur. Ici donc, et quant à l’action, nous étions d’accord et la Grande
Ombre était contente. Mais c’est moi qui par réflexion n’étais pas
content. Car cette volonté de croire et en vérité d’adorer, quels que
fussent les chefs, et en prenant la haute politique comme un mystère
impénétrable au commun, c’était bien clairement à mes yeux la cause
responsable de ce massacre machinal auquel je participais. Or j’admets
qu’il faut finalement obéir; mais qu’il faille encore plier ses pensées,
et approuver pleinement ce que l’on fait, c’est ce que je ne puis
recevoir. Et j’eus dans ces nuits sinistres plus d’un débat avec la
Grande Ombre. J’allai jusqu’au reproche, il me semble. J’évoquais cette
anecdote du professeur prussien, envers qui il avait manqué au devoir
homérique de l’hospitalité. Je me disais et je lui disais: «Quel exemple
pour moi d’une folie adorée! Toutes les passions reviennent ici. Quoi?
Mon devoir le plus clair n’est-il pas maintenant d’aimer à tout risque
cet ennemi aveuglé qui à toute minute cherche à me nuire? Ce n’est pas
dix ans après que je dois pardonner, mais c’est tout de suite. Quand je
ne le pourrais pas, je sais que je le devrais. Ce sont des hommes; et,
s’ils l’oublient, c’est à moi de m’en souvenir. Tout m’y invite et
jusqu’aux anciennes traditions de la chevalerie, mal soutenues pourtant
par l’idée théologique du jugement de Dieu.» Dans le fait je
reconnaissais bien le Fanatisme, quoique la religion fût autre. Sur ce
coupant, il me semble qu’on ne peut rester. Dès que l’on pense, il faut
tomber d’un côté ou de l’autre. Ou bien revenir au Dieu objet, ou bien
examiner tout. En ce second parti, nous sommes à l’ouvrage sur le bord
du temps, et en grande incertitude, non pas de ce que nous devons
penser, mais de ce qui sera, sans autre ressource que d’expliquer tout
ce qu’on pourra à soi-même et aux autres, et devant la menace de
l’ignorance et des passions, qui donnent si vite à la liberté un hideux
visage. Mais en quoi la guerre est-elle moins hideuse? En n’importe quel
cortège révolutionnaire on retrouvera ce mélange de courage et de
colère, cette exaltation et cet avilissement, ces idées sublimes et
cette misanthropie. Avouez seulement que le plus redoutable cortège, le
plus enivré, le plus convulsif, est un petit mal à côté de ce fossé
fulminant et saignant qui dévorait chaque jour des milliers de victimes.
Que les pouvoirs soient absous de ce crime, et que les chefs de révolte
ne soient pas absous de l’autre, voilà qui suppose un choix absolu
concernant l’existence donnée, et une sorte de sauvage préférence pour
l’ordre de fait, quel qu’il puisse être. Or quand l’esprit a repoussé de
croire à l’existence comme à un absolu, il faut se résoudre, tout au
moins, à penser pour le mieux et à tout dire, et enfin à tuer la formule
creuse dès qu’elle paraît. Sauver cette puissance de penser, ne la
soumettre à rien, ne la déshonorer par aucun genre d’ivresse, n’est-ce
point la morale, ô mon Maître? Et si je n’ai pu la suivre toujours,
est-ce une raison pour que, d’enthousiasme, j’y manque en ce cas-là? Ou
bien est-ce ma punition? N’ai-je plus le droit de tenir ici pour la
pensée, quand je l’ai trahie tant de fois? Je fais les demandes et les
réponses. Et il le faut bien.

Tel serait peut-être le dernier mot de cet homme bon et redoutable.
Peut-être viendrait-il à me rappeler que la morale n’a pas pour première
fin de juger les autres, mais plutôt de se contrôler soi. Et qu’enfin
c’est le fond de l’injustice si l’on exige paix et justice des autres en
n’apportant au fond commun que mauvaise foi, fantaisie et guerre. Il me
terrasserait ainsi, je le vois bien; il me condamnerait à faire la
guerre. Aussi l’ai-je faite, et je ne dis pas que je n’aie pas mérité de
la faire. Mais dois-je adorer pourtant le diable et sa fourche?

Je veux pousser encore un peu plus loin ces amères pensées. J’y
reconnais ce gris de la justice, sans agrément, mais sans confusion
aucune, que j’ai imaginé dans cette grande prairie où Platon nous invite
à choisir notre paquet. On peut choisir, mais non dans le paquet. J’ai
mis quelque temps à bien entendre cette fable. Cela ne veut point dire
que tout soit fatal, et que l’on choisisse des tranches d’avenir,
seulement assemblées par la nécessité extérieure. Cela c’est l’image et
l’écorce; le choix en image ne serait point un choix; tout serait
mécanique, et on aurait quelque raison d’accuser Dieu. Mais je ne
l’entends pas ainsi; car ce n’est pas par une nécessité extérieure que
le tyran se cache de chambre en chambre, sans pourtant pouvoir dormir.
Ce n’est pas par hasard qu’un mensonge marque de mensonge beaucoup de
nos pensées, et peut-être toutes. Ce n’est pas par hasard que le
souvenir de la colère est colère encore, et que paresse est une raison
de paresse, ironie, d’ironie, et ainsi du reste. Si nos fautes
revenaient sur nous avec leur même visage, ce serait encore un avantage,
comme Platon dit, car c’est pénitence; mais qui ne voit que le châtiment
serait une récompense? La justice va plus loin, et toujours par des
pensées, non point par des prisons. Quand Platon veut nous dire que le
paquet est fait et qu’il faut le prendre tout, il entend dans le fond
qu’une pensée est toute la pensée; il nie l’extérieur, et un genre de
suite qui a la forme de l’extérieur.

Je reviens à la guerre. Il est clair que celui qui nie la guerre et la
refuse veut diviser le paquet. Prendre permission pour d’autres fautes,
et la refuser pour celle-là. Mener la vie comme une guerre, et faire ce
qui plaît, on se jette sur ce paquet-là; on y trouve guerre enfin à
découvert, et l’une des causes que l’on voit le mieux est que le chef a
gouverné comme le fantassin a vécu; il est bien plaisant d’accuser le
chef. J’apercevais des liens de ce genre dans les _Mémoires_ du Cardinal
de Retz, œuvre de fer. Chacun admirera que les devoirs d’une charge
d’église, toujours présents, toujours suivis, qu’une piété éclairée et
même profonde dans les grandes choses, et le serment tenu de se décider
toujours selon le bien de l’état, que tout cela se termine naturellement
à violence et révolte, et toujours à des situations telles que «le mieux
qu’on y puisse faire est encore un mal». Mais il faut regarder à une vie
déréglée absolument. De plus près encore, regardons à ce mépris pour les
femmes, qui réduit l’amour à un jeu sans conséquence; la riposte est
voulue; on la joue soi-même, par cette politique d’orgueil, de
vengeance, ou seulement d’humeur, que les femmes mènent selon les
passions, et qui traverse continuellement les meilleurs desseins. Il
serait commode d’attendre que mademoiselle de Chevreuse, madame sa mère
et les autres, rendissent justice contre injustice; mais elles rendent
injustice et folie, et c’est la justice de Minos, Eaque et Rhadamante.
Je comprends un peu mieux d’après cela ces femmes si promptement durcies
au feu de la guerre, si légères à parler, à chanter, à célébrer. J’y vis
toujours comme une vengeance, mais bien au-dessus de tout projet; ce
n’est que la dureté masculine renvoyée à ses œuvres, la guerre
paraissant alors, non point du tout comme la punition de cette autre
guerre contre les faibles, et de tout ce mépris, mais plutôt comme une
sorte d’excuse et de justification, par une nécessité d’obéir auprès de
laquelle celle où se trouvent les femmes n’est presque que douceur. La
tendresse était comme délivrée et rendue; l’amour baisait ces mains
sanglantes. L’Amour trouvait à être selon une certaine justice qu’il
exige toujours. Cet exemple en éclaire d’autres, quoique le détail nous
passe. J’ai souvent remarqué, et non sans impatience, un mélange
étonnant, dans mes rudes compagnons, de révolte et d’enthousiasme, je
dirais presque de pitié, comme si d’un côté ils réprouvaient, et comme
si, de l’autre, ils reconnaissaient une destinée enfin égale, enfin
commune, des pensées en clair, un accord des volontés seulement tardif,
après cette paix énigmatique. D’où j’arrive à comprendre les sévères
pages où Lagneau a défini le devoir pratique à l’égard du prochain.
Scandale à mes yeux, scandale à nos yeux, que l’amour ne doive jamais
emprunter le détour politique. Et pourtant, qu’est-ce que le détour
politique, sinon un essai de recevoir plus qu’on ne donne, et enfin
d’assurer la paix sans que chacun y sacrifie autre chose que ce à quoi
il ne tient pas? «Vivons en paix, voulez-vous? Mais sans rien changer.»
D’où, par cette réflexion, une charité hautaine, j’entends qui jure de
ne point changer l’ordre, parce que l’ordre, tel quel, n’est que
l’exacte expression de ce qui manque en nos actions réelles. Et si cet
ordre est médiocre de toutes façons et terrible à un moment, par son
inhumaine structure, ce n’est que notre faute exactement renvoyée. Et,
comme dit la Voix, Dieu est innocent. Voilà le tour que je puis faire à
l’intérieur de la Sévérité. Pour le dehors je m’y heurte comme à une
porte de fer; mais la porte n’est pas fermée.

Saint-Simon le duc connut à la Trappe de Rancé un monsieur de
Saint-Louis qui y faisait retraite après un long service de guerre. Cet
homme s’était crevé un œil d’un coup de houssine, en corrigeant un
cheval. Cette image est digne de Platon. Il n’est pas un homme de guerre
sur qui la guerre pèse comme un crime; mais je crois plutôt qu’elle
équilibre cette contemplation sans paroles par le juste rapport des
fautes à la punition. «C’est toi qui l’as voulu.» J’ai dit que le Maître
ne traitait point de Morale. Mais il nous lisait Platon comme une Bible,
et souvent _La République_, où, à mesure que l’on approche de la fin, et
par cette implication des caractères et des constitutions, par le
tableau final de la tyrannie, se règle peu à peu le compte de l’homme
par la Somme intégrale de ses pensées d’aventure. Le Maître estimait
sans doute que c’était bien assez si nous savions lire, et aussi qu’il
faut apprendre à lire en considérant d’abord l’encrier, le morceau de
craie et le cheval de bois. Il y a du secret dans toutes les grandes
âmes, et ce qui est le plus secret est, par le jeu des passions, ce que
nous voudrions savoir d’abord. D’où cet amour qui refuse pitié. Je ne
puis expliquer mieux les nuages toujours circulant autour de ce front
sublime. Et ce n’est pas trop dire que dire qu’il fuyait et haïssait le
clair. _Clarum per obscurius_, ce fut sa devise. Car la clarté est comme
un refus. Mais la Pensée est justement le refus du refus. Ici je revois
son visage et son geste. Assurément je ne me trompe pas d’un cheveu.
Mais aussi ce visage est sans doute le seul signe auquel j’aie fait
réellement attention.

Il n’est presque point de natures supérieures où l’on ne trouve ce geste
de refus devant ceux qui espèrent changer le dedans par le dehors; je
citerai Kant et je citerai Proudhon, si différents d’ailleurs, mais
d’accord contre ceux qui ne savent pas bien obéir. Deux effets de
l’action morale, et de l’union pour l’action morale. D’un côté se
rassemblent des cœurs pleins de pitié et des esprits qui cherchent
preuve, sans aucune disposition à adorer cet ordre terrible qui fait
voir l’inégalité, la raison d’état et la guerre comme des faces de
Méduse. Mais de l’autre un petit nombre d’hommes austères, plus
rigoureux encore sur la preuve, plus profondément inventeurs; souvent un
seul, qui avec une pureté et un scrupule constant de justice dans sa vie
privée, se place à l’égard des pouvoirs dans une situation qui produit
les mêmes effets que la crainte. Platon n’aimait point trop le peuple en
cortège, ni ces ânes, comme il dit, qui portent si librement la tête. En
Gœthe, le même esprit condamnait Fichte. «Quand ce serait mon propre
fils», disait-il. Ce genre d’homme est inexorable. Ils perdent sentiment
et sont comme des pierres dès qu’ils entrevoient, et ils entrevoient de
fort loin, une cohue d’ignorants qui demandent justice. Ces Maîtres
craignent une guerre d’esclaves. Je soupçonne que l’expérience des
passions en eux-mêmes, et des cohues de l’âme en ces renversements, les
font indulgents d’une certaine manière, mais sévères aussi, à l’égard de
tout mouvement anarchique. Il se peut aussi que l’Esprit leur fasse
peur, par la liberté infinie qu’ils y trouvent, car l’Esprit peut nier
tout, et c’est la démarche propre de toute pensée de se réfugier d’abord
en ce centre de négation, comme Descartes le fait voir à tous les
moments de sa réforme. On comprendra assez que Lagneau avait touché ce
point d’indifférence d’où l’on revient, et même y retournait toujours;
dans ce mouvement de la réflexion, il n’était que bonté et grâce, en ce
monde d’écoliers, fermé à la politique, ouvert au monde; c’était le
moment de l’incrédulité et de l’innocence. Il est vrai aussi que cette
enfance du monde n’est possible un moment que par l’ordre sévère autour.
L’autre mouvement, qui fermait la porte, avait la dureté militaire. Il y
avait de la violence dans ces soudains changements. Violence contre
violence, en lui-même d’abord, comme Platon l’a tant de fois rappelé. La
justice n’est point aimable, mais plutôt redoutable, quand elle commence
par le redressement de soi par soi. Je ne puis comprendre autrement le
drame que je veux appeler physiologique, et qui fatiguait jusqu’à
l’épuisement ce corps vigoureux. J’ai su qu’il avait prédit quelque
chose me concernant. «C’est une violence, dit-il, qui se tournera contre
elle-même.» C’était trop d’honneur. Mais cela donne vue sur cette
puissante nature et sur les flux et reflux de ce sang vif qui colorait
ses lèvres de vermillon pur; ce signe ne trompe guère.

On verra, d’après ses lettres, qu’il n’était nullement socialiste; on
devinera même qu’il ne recevait point qu’un homme raisonnable pût
l’être. Cela arrête net; aussi j’ai voulu, en disant ici tout ce que
j’ai pu saisir de cet homme, préparer le lecteur à ce passage, faute de
quoi l’Académicien y croirait reconnaître sa faiblesse et l’adorer, et
l’autre parti la maudire. La privation n’est rien; mais de la force
pensante aussi il faut s’arranger au mieux.

Le socialisme est profondément une politique; en quoi il s’oppose
directement à l’esprit chrétien, qui enferme un mépris à l’égard de
toute politique. Et le fond de la politique est de modifier les
situations, en vue de changer les pensées. Sous quelque forme qu’on la
prenne, dans le cabinet d’un ministre ou dans le grenier d’un
révolutionnaire, toujours elle s’en prend au rapport extérieur; cette
vue définit entièrement la faveur, qui prétend ramener les mécontents et
y réussit souvent. C’est misanthropie; car l’esprit est digne d’être
crossé, c’est son droit propre. On voit que la charité s’entend en deux
sens; et le commun langage le fait bien voir, par ceci que le plus beau
mot peut-être et le plus fort se trouve être aussi bien le plus faible
et le plus avili. Il y a une charité revêche et comme janséniste;
l’autre est de faveur, et voudrait récolter sagesse. L’esprit chrétien
va tout à la première, qui honore esprit, courage, volonté, vertu, une
même vertu sous ces noms, et qui n’honore rien d’autre. Je dis esprit
chrétien, je dirais aussi bien esprit stoïcien. Marc-Aurèle laisse
chacun à sa place, bonne ou mauvaise, parce qu’il n’y fait point de
différence. Cela est hautain. On retrouvera ce ton dans les _Simples
Notes_; mais cela est hautain, pour les deux, par une idée de l’égalité
qui méprise les différences au lieu de les effacer. Cette vertu est ce
qui sauve la guerre où, comme a dit quelqu’un, l’inégalité est la loi,
entendez que la justice n’y est point du tout dans la rencontre ni dans
l’extérieur, mais uniquement dans une fière simplicité que l’on
rencontre quelquefois. J’ai connu un héros janséniste parfait en ce
genre, et à qui il était impossible de ne pas obéir, par ceci qu’être
au-dessus ou au-dessous n’était point de plus d’importance à ses yeux
que pour les pierres d’un mur. Le pouvoir ainsi gouverné gouverne sans
faiblesse. Ici l’homme répond à l’homme; et l’on ne va point chercher
quelque égalité de géométrie ou de latin; cela même instruit. Nous ne
sommes point quittes à l’égard d’une inégalité si belle; et, pour ma
part, je ne démêle pas sans peine en mes sentiments les plus forts une
égale disposition à la révolte et à l’obéissance.

L’autre charité n’est que flatteuse, dans le sens où Platon le dit de la
rhétorique en son _Gorgias_. «Donnons-leur trois francs cinquante»,
disait un homme d’État assez cynique devant les gémissements des femmes,
au temps où les hommes étaient au péril. La Raison peut reprendre cette
idée et en faire système. Le système est que tout homme est capable de
s’éveiller en esprit jusqu’à être enfin respectable, mais qu’il faut
commencer par changer la condition extérieure, en adoucissant cet excès
de travail, d’esclavage et de malheur qui hébète l’esprit. Hugo a pensé
cette idée avec force, et l’autre idée aussi, sans pouvoir les joindre.
Toujours est-il que l’essence du socialisme est de subordonner la vertu
aux situations, comme il éclate dans les conceptions de Karl Marx. Cette
idée de regarder d’abord aux droits, et au droit étonnant d’exister, qui
est le principe de tous, est bien une idée, et ainsi va fort loin. C’est
la même chose que de diviniser l’objet, c’est un Spinozisme mal entendu,
et c’est peut-être le Spinozisme. En ce travail où il faut que je devine
presque tout, on me pardonnera ces détours souterrains, d’où j’arrive à
quelques lumières. On trouvera, dans un article de critique de Lagneau
sur une traduction du _Court Traité_, une note étonnante sur la Bible,
et qui m’éclaire certains traits du Maître. La note est injuste à
première vue, car la terrible religion de Job ne laisse à l’homme que
patience au travail et résignation héroïque; et l’on ne peut pas dire
que le bonheur soit proposé ici comme fin. Mais le regard de Lagneau
lisait plus loin que le nôtre; et sans doute apercevait-il que ce culte
presque fanatique de l’immense existence telle quelle devait conduire à
une recherche du bonheur, en vérité sans espérance, et au fond
mécanique, comme les travaux des fourmis. L’esprit n’étant pas fait pour
cela, et portant mieux tout malheur que la négation de lui-même,
peut-être tenons-nous ici par les causes la colère communiste, et ce
paradoxe de fonder l’extrême paix sur l’extrême guerre. Les socialistes
voudraient bien rester entre deux; mais leur principe les force, qui est
de changer d’abord la maison, en vue de changer l’habitant. Cela revient
à attendre la justice autour pour être juste. On verra plus loin que
toute la philosophie de Lagneau vise à subordonner l’Entendement au
Jugement. Or c’est une vue d’entendement à proprement parler de changer
l’objet selon la règle, afin de trouver à appliquer la règle; au lieu
que le Jugement s’exerce sur la situation maintenant perçue et fait
ordre de tout. «Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse», tel
est le dernier mot de l’entendement; au lieu que le Jugement ne redresse
point du tout le bâton, mais le pense courbé selon le vrai, c’est-à-dire
selon l’eau et selon l’œil, et ainsi pense encore mieux. Bref, au regard
d’une philosophie qui veut penser droitement dans la perception même, et
non point au-dessus ni au delà, ce n’est point demain ou dans dix ans
que l’esprit s’éveillera. Le rêve n’est que de paresse, et la vérité du
rêve c’est la perception. Dieu de chaque moment, tel est le Jugement; et
il ne demande point que l’objet soit autre; non, mais que la pensée soit
autre. Sur cette surface du présent, seule à nous, se tient donc cet
Esprit incorruptible, qui n’attend point et qui n’espère point, assez
occupé de passer du chaos à l’ordre, comme à tout réveil il faut faire.
D’où je comprends encore mieux ce geste des mains, que j’essaie encore
d’imiter en mes meilleures réflexions, et qui refuse de prendre. Aider,
c’est donner la main; mais la confiance entraînera les deux. Voilà à peu
près tout ce que je sais dire de ce refus de politique. Ainsi me voilà
en cette bordure, me défendant d’y trop croire, et de m’y jeter; mais il
n’est pas défendu d’y regarder.

                   *       *       *       *       *

Lagneau ne traitait jamais de Morale. Sans doute se défiait-il des
passions; mais je ne crois point du tout qu’il eût été en ces matières
hésitant ou indulgent. Bien plutôt je le vois terriblement clairvoyant
et sévère. Mais quoi? Nous étions des enfants, et il ne nous connaissait
guère. Dans les circonstances rares où je l’ai vu agir, dans d’autres
qu’on m’a rapportées, il était prompt, hardi, et sans ménagement pour
lui-même. Peut-être estimait-il que la morale en discours est trop
facile. Peut-être aussi était-il naturellement retenu par d’autres
leçons qui se présentent d’elles-mêmes les premières, et qui
l’occupaient toute l’année. Toujours est-il qu’il n’a jamais traité
devant moi que de la Perception et du Jugement. L’inévitable préambule
sur la Méthode de la Psychologie ne faisait que préparer ces deux leçons
principales. Je sais que dans la suite il lui arriva de traiter de
l’existence de Dieu; j’ai supposé longtemps qu’il n’y avait eu que le
titre de changé; je ne me trompais guère. Je ne me fie, à la rigueur,
qu’à mes propres souvenirs. Toutes les heures sérieuses de ma vie ont
été occupées à répondre à cette question: «Que pensait-il? Que
voulait-il dire?» Il n’y a pas longtemps je revenais à une formule que
j’ai entendue plus d’une fois: «Retrouver dans une de nos pensées toute
la pensée», et je buttais là comme autrefois. Je ne me plains point de
cette lenteur d’esprit; c’est lui qui m’apprit à mépriser mes fragiles
constructions. Toujours est-il que j’avais assez de lui pour méditer
cent ans. Un ami plus jeune que moi m’avait entretenu plus d’une fois de
cette leçon fameuse, où le Maître allait à conclure, je résume comme je
l’entendis de cet ami, à conclure que Dieu ne peut être dit exister,
puisqu’exister c’est être pris dans le texte de l’expérience. Nouveau
thème pour des méditations difficiles; j’y retrouvai un Cartésianisme
poussé à bout, et qui certes n’avait rien de Spinoza; car, ce que j’ai
toujours remarqué en Spinoza, c’est que l’Immense Existence s’y offre la
première, dans son Idée, il est vrai, et donc tout entière en chaque
rencontre, mais enfin d’abord existence, et de là essence, et finalement
pensée, d’où une liberté murée. J’oserais presque dire que les premières
démonstrations de Spinoza vont plutôt de l’existence à l’essence, au
rebours de Descartes. Mais je prends ce commentaire à mon compte; je
n’en veux point charger le Maître; on voit seulement par quel détour
j’essayais de deviner l’essence qui passe l’existence. Au reste je ne
poussais pas bien loin par là, et même j’aurais choisi de ne rien dire
là-dessus si, quelque temps après que j’eus commencé d’écrire ces
mémoires, je n’avais reçu une visite mémorable. Nous avions annoncé
notre projet de rassembler les écrits de Lagneau; cette nouvelle avait
couru. La réputation où est encore Lagneau, après une courte vie et si
peu de bruit, est quelque chose de miraculeux, et qui fait honneur à
l’espèce. Bref je vis arriver chez moi un homme de forte structure, à
tête chevaline (Diogène disait à Platon: «Bonjour, cheval») et de
rustique simplicité. Il portait une valise bourrée de papiers, d’où je
vis sortir les leçons déjà connues, par lui rédigées, à ma grande honte,
comme je n’avais su faire, et enfin les précieux cahiers portant au
titre «De l’existence de Dieu». Cet homme, que je surnommai aussitôt
l’Homme de Dieu, avait été pêcheur de morue dans sa jeunesse, et puis
marin long-courrier, ensuite étudiant, et, sur la trentaine, élève de
Lagneau, justement après moi; finalement laboureur et éleveur de bœufs
en cette Normandie, notre commun berceau. Ceux qui ont connu Jules
Lachelier, Normand lui-même, pourront se faire une idée de cette tête à
forte mâchoire, de cette structure tassée et osseuse, de cette
méditation sculpturale d’où remonte le regard bleu, mouvement de retour
et de réveil à ce monde-ci. Lagneau était autre, et, à ce qu’il me
semble, interrogeait l’objet toujours. Imaginez donc cet autre sage,
assis contre sa haie normande, tirant ses cahiers de sa poche, et
trouvant là le dernier mot sur sa destinée, enfin ce qu’il avait
vainement cherché autour du monde, comme il m’a dit. Je me retrouvai au
temps de Solon. L’amitié fut prompte, par ceci de commun que nous
n’avions ni l’un ni l’autre jamais craint ni respecté aucun être au
monde à l’exception de notre commun Maître. Je lus donc les pages
sublimes. La marque y était, mais aussi quelque chose d’abstrait et de
désertique, qui n’était point dans mes souvenirs d’écolier. Un autre
genre d’écolier, un autre genre aussi de sérieux, avait-il rabattu tous
les ornements sur ce pierreux chemin? ou bien le Maître sentait-il qu’il
était temps de finir? Ou bien l’attention dévorante de ce nouveau
disciple, qui attendait toujours le dernier mot, avait-elle
insensiblement tiré l’analyse hors de ce monde jusqu’à l’extrême bord de
la réflexion dialectique? Je me trouvai d’abord ici comme je fus tant de
fois devant les pages les plus abruptes de Fichte ou de Schelling,
cherchant l’objet, qui, dans Hegel au contraire, ne me manque jamais.
Toutefois je reconnaissais l’accent du Maître, et sa pensée, à n’en pas
douter. Il fallait jurer, je jurai. Je décidai que ces pages seraient
imprimées telles quelles, et je fis bien. Maintenant je sais que le
dernier mot y est. Toutefois je n’aurais pas cherché si loin. Que me
manque-t-il? Un genre de désespoir, et de n’avoir pas douté assez loin.
De n’avoir pas été assez Spinoziste pour perdre Descartes et le
retrouver. J’espère qu’une partie s’éclairera par l’autre. Pour ce qui
est de cette leçon, qui sera célèbre, et de ce Dernier Mot, voici ce que
j’en comprends.

Je n’ai jamais cédé au Fatalisme, et là-dessus j’ai bravé le ridicule.
On sait que tout penseur, ou presque, est sarcastique contre la liberté,
et Spinoza lui-même. Toutefois c’est en Spinoza que j’ai le mieux
compris que l’ordre des idées, quoiqu’il soit le même que celui des
choses, pourtant ne lui ressemble en rien, allant jusqu’à apercevoir que
l’idée du cercle ne ressemble nullement au cercle, ni l’idée de la ligne
à la ligne. Par là, il m’apparaissait impossible que les idées fussent
dites exister, en aucun sens; mais plutôt elles étaient faites et
refaites, non pas arbitrairement, non pas nécessairement non plus. Je
compris alors en quel sens Lagneau, dans une lettre sur Spinoza, dit
qu’il y a deux nécessités. Mais depuis, revenant à Descartes, je ne
voulais point dire deux nécessités, car c’est bien assez d’une. Et,
quoique je ne sois que trop sujet à prendre l’imagination pour
l’entendement, je fus ramené par la vertu des premières leçons de
Lagneau sur la perception, et aussi par l’avertissement Spinoziste, à
comprendre de nouveau que l’étendue en son idée n’est pas ce vêtement
aux couleurs éclatantes ou pâles, et que la ligne droite, en son idée,
n’a point de longueur ni de parties. D’où l’on est gardé contre ces
erreurs brillantes et grossières qui reviennent de temps en temps, et
qui sont l’épreuve de l’apprenti. Je regardais par là, content de tenir
mon poste d’homme, qui est à la surface de ce monde, et occupé à manier
ce monde le plus longtemps possible sans m’en laisser mordre.

Maintenant, en remontant vers mon propre être, j’apercevais plusieurs
choses qui étaient à considérer. La principale, la plus étonnante, était
que l’entendement lui-même était en quelque façon mécanique, ou, si l’on
veut, physique, comme Descartes l’avait dit. Car il n’est point de
démonstration sans objet, je dis sans existence; les figures et aussi
bien les écritures d’algèbre sont des objets existants; ainsi mes
conclusions sont toujours d’existence, comme le Si de nos hypothèses
nous en avertit assez. Ce monde mécanique est bien l’image de l’autre;
et nous y glissons et nous y tombons encore, sur un chemin seulement
mieux tracé. Il y a de l’irrévocable par une définition, dès que nous la
faisons exister avec d’autres. Mais que l’esprit soit jamais pris en ces
jeux de nécessité, c’est ce que je n’ai pu concevoir. Cette position
intermédiaire consiste seulement à supposer quelque chose fait et à
chercher ce qui en résultera, d’après cette convention que l’on se
réduit à être spectateur. Ainsi nos démonstrations et nos calculs
imitent assez bien les choses que l’on laisse courir, mais n’imitent
point, et ne peuvent, les actions véritables, où l’on modifie au lieu
d’observer. Cela est mal compris, parce que l’immédiat de l’action n’est
pas objet de réflexion; la conscience, qui est toujours division, n’y
peut être, ni la mémoire en rien garder. Mais je ne vais pas maintenant
par là. Au contraire je dois remonter vers ce que nous appelons les
axiomes ou principes, dont nous faisons aisément un édifice abstrait et
comme décharné, un objet enfin qui n’est plus objet, mais qui garde, et
même qui rend plus sensible, le coupant et le résistant de l’objet.
C’est vouloir penser sans matière, et croire qu’on le peut, et ne
pouvoir. C’est garder du triangle ce qui est chose, ou existence, et
prendre cela pour l’essence. Or notre condition est telle que l’on
devine l’essence, mais que l’on ne peut la saisir comme un objet. Ce que
Descartes exprimait comme il pouvait, disant qu’il n’y a point de
nécessité en Dieu. En suivant ces difficiles idées, qui ne sont même
plus des idées, en les prolongeant jusqu’au foyer et à l’intersection
dernière, on trouvera quelque chose comme ce que trouva le Stoïcien, qui
n’apercevait plus d’autre raison de Vouloir que de sauver le Vouloir
même; et cela parle assez clair à tout homme. Mais dans l’ordre de la
spéculation théorique, encore apercevoir la Liberté suspendue à
elle-même, sans rien d’autre, cela passe le pouvoir des mots; et
pourtant c’est ainsi: car l’existence est hypothétique par essence, et
la course au premier moteur ou à la dernière limite est peut-être ce qui
le fait voir le mieux. Le monde ainsi pris est cette fois absolument
comme il s’offre, et insondable, mais non point en fait. C’est le
silence éternel de l’entendement qu’il faut finalement reconnaître. Ce
monde, infini à sa manière, serait donc notre charte.

Je reviens toujours au monde, ou plutôt j’y suis toujours, et au
contact. Car ce que l’on trouvera de dialectique dans la célèbre leçon
dont je parle, cela peut éclairer d’autres hommes, mais cela ne me
touche point du tout. Il se peut que je tire Lagneau à moi, comme
l’autre à lui. Toujours est-il que je n’ai point connu Lagneau hors de
perception; et c’est en cela que je le vis grand, et que je le vois
grand. L’idée que le monde ne serait qu’une apparence, dont il faudrait
se détourner, et que l’entendement ait des moyens d’aller chercher
l’autre monde au delà, ou aussi bien de le chercher en deçà, par une
réflexion sans yeux, c’est ce qui ne peut obtenir audience de moi; et il
me semble même que j’en fus guéri à jamais par le secours de ce génie
terrestre. Kant, tant de fois lu, m’a ramené là par dure discipline;
Spinoza aussi, parmi tant de preuves qui glissent sur moi, par ces
lumières des _Scholies_. Mais enfin c’est Lagneau qui m’a mis à
l’ouvrage. L’idée n’est point séparée, ni séparable; L’Esprit n’est ni
loin, ni caché, ni derrière nous, ni derrière la chose, mais dedans.
_Una eademque res._ «Vint l’Esprit, dit Anaxagore, qui mit tout en
ordre.» Mais ce n’est que mythologie. L’Esprit met tout en ordre, et
voilà ce que signifie l’apparence. Ceux qui ont suivi avec attention
Descartes et Spinoza en ce réveil de pensée, le seul sans doute depuis
Platon, ont certainement remarqué que ces penseurs ont cherché l’image
sans la trouver, voulant toujours dire, même devant un miroir ou un
prisme, devant un mirage même, que cela est d’entendement non moins que
le soleil quatre cents fois plus éloigné que la lune. Ainsi viennent-ils
à loger les images dans le corps humain, où elles ne sont plus images,
mais notions vraies de la liaison du corps à l’esprit. Celui qui n’a pas
médité, et j’ose dire à vide, sur les tableaux peints de Spinoza et ses
images rétiniennes, ne peut me suivre. Il faut apercevoir ici, pour
vaincre cette dernière apparence d’apparence, que ces deux auteurs sont
encore trop dialecticiens; mais entendons bien aussi que, sans cette
préparation dialectique, nous n’aurions pu revenir du prétoire à la
nature. Ils cherchent donc cette première apparence, partant de laquelle
l’entendement pourrait s’élancer. Mais les images sont images faute de
réflexion, non point faute d’esprit. Lagneau ne quittait point
l’apparence; d’où cette leçon sur la perception, qui ne finissait point.
Je le vois traçant au tableau les apparences du cube et demandant si ces
apparences étaient quelque chose avant qu’on sût de quoi elles étaient
apparences. Car, qu’elles fussent sur un plan, et sans profondeur, cela
se rapportait au tableau noir et à la craie, non au cube; c’était y
chercher le vrai du tableau noir et de la craie, non l’apparence du
cube; mais comme apparences du cube elles étaient vraies, par le
véritable cube. Et la signification d’un de ces angles, qui me semble
aigu ou obtus par la perspective, c’est justement que je le pense droit;
non pas droit ailleurs, mais droit là même où je le vois aigu ou obtus.
Et à vrai dire je ne le vois pas aigu ni obtus, ni non plus droit, mais
tout cela ensemble, droit et obtus, voir et penser cela, et l’un par
l’autre, c’est voir qu’on voit, ce qui est voir. La vue première ou
immédiate n’est rien, parce qu’il n’y a que la réflexion qui puisse
faire tenir ensemble l’apparence et le vrai. Le propre du rêve pur est
qu’il n’est rien pour personne; mais l’apparence est le rêve retrouvé.
Ainsi était analysée la réflexion comme réveil, en même temps que la
perception comme réveil. Cette aurore de l’esprit émerveille. On ne s’en
lasse point. Elle m’est neuve encore à chaque fois. Mais on voudrait
croire que c’est chose faite, et courir aux conséquences; journée de
manœuvre. En cette classe, comme sur ce visage architectural, c’était
toujours matin.




II

PLATON


De ses leçons sur Platon, qui furent nombreuses, amples, et toujours
quelque dialogue en main, le _Théétète_, le _Philèbe_, le _Timée_, je
n’ai retenu que Platon. Non point Platon athénien, non point Platon
accident, ni moment, mais Platon vrai. Je l’ai retenu et je l’ai
retrouvé. Je n’ai pas eu, une seule fois, le sentiment qu’il y eût
jamais, en ces œuvres illustres par-dessus toutes, la moindre chose à
reprendre, ni d’autres difficultés que celles qui s’offrent à nous tous
dans notre commune situation d’hommes percevants. Or, si je sais ici
expliquer ce que je sens, aucun auteur ne convient mieux pour faire
entendre que Lagneau pensait métaphysiquement.

Les idées de Platon sont communément un objet d’histoire, ou bien une
erreur admirable; mais on les veut toujours séparer. Dans Platon je ne
les vis jamais séparées, mais à l’œuvre, et formant la substance de ce
monde. Car c’est en ce monde que l’un et l’être se posent, s’opposent et
se nient; et le jeu célèbre du _Parménide_ est le jeu du monde. Deux est
un en ces deux roses que je perçois, comme quatre est un dans les
osselets du _Théétète_; et il est pourtant vrai que cette unité qui les
fait quatre n’est en aucun d’eux, ni non plus l’unité de chacun, qui
fait de chacun d’eux une partie de quatre; pas plus que Théétète n’est
en lui-même grand ou petit. C’est par de tels rapports pourtant que
Théétète et les osselets sont dits exister; ces rapports sont
substantiels, mais refusent d’être des choses. Sous mes yeux, cette
participation se fait et se défait. Sous mes yeux, cette dialectique
pose le courbe par le droit et le plusieurs par l’un. Sous mes yeux le
grand et le petit prennent leur course alternée, et leur fuite fait en
même temps deux abîmes pleins de créations. Mais l’unité les ramène au
repos. D’où nous allons faire le compte de ces êtres, leur généalogie,
leur filiation. Ici Platon sourit. Voici le _Timée_, et tous les
démiurges à l’œuvre, clouant le Même et l’Autre sur l’écliptique. Et que
faisions-nous tout à l’heure, nous-mêmes, dieux inférieurs et préposés,
et toujours faisant être les choses par les idées? Ainsi plaît-il à
chaque Dieu, parce qu’il est bon; et, de vrai, rien ne l’y force. Ainsi
Lagneau, tenant en main le _Timée_, semblait lui-même une figure de
Michel-Ange, séparant la lumière et les ténèbres. Je ne pense pas que
l’idée soit jamais venue à aucun de nous de réfuter Platon.

Nous approchions plus près avec le _Théétète_; et ce fameux passage du
cheval de bois, je ne l’ai jamais relu sans y apprendre encore quelque
chose. Si nous étions comme le cheval de bois, il y aurait un objet pour
notre main et même pour chacune de nos mains, pour nos deux oreilles,
pour nos deux yeux; mais ce n’est pas ainsi. Ce qui fait l’objet que
nous percevons, cet encrier, ce crayon ou cette fleur, c’est qu’il est
objet à la fois pour nos mains et nos yeux; et ces milliers d’apparences
d’un même objet ne le multiplient point, mais l’affermissent en son
unité, ou, _pour mieux dire_ (ainsi parlait le maître), ne sont
elles-mêmes plusieurs que par cette unité de la chose; ainsi dans cet
objet, encrier, crayon ou fleur, il est pensé que toutes ces apparences
sont vraies sous condition, différentes les unes des autres, identiques
les unes aux autres, et variées selon les lieux du monde d’où on verrait
l’objet; ainsi la loi universelle, dans tous les sens de ce beau mot,
est la substance même de l’objet; non pas ce que le philosophe y
suppose, mais ce que chacun y pense dès qu’il le perçoit. Platon n’a
rien ajouté au monde. Il est dit justement le Métaphysicien, non pas
parce que ses Idées sont éternellement hors du monde, mais plutôt parce
qu’elles sont le tissu du monde. Lagneau n’ajoutait rien au monde;
c’était Platon revivant. Un précieux ami me disait ce matin même, comme
nous parlions du Maître, qu’il a connu et admiré autant que moi: «Poète
lyrique que vous êtes, vous lui ferez dire tout ce qui vous viendra à
l’esprit». Lagneau a laissé trop peu d’écrits pour que je puisse me
défendre là-dessus; mais Platon existe en son œuvre; il est facile de
savoir si j’ajoute maintenant quelque chose à Platon.

C’est toujours d’après l’image du Démiurge que je me représente le
philosophe véritable, ou si l’on veut le Métaphysicien. Non pas isolant
les idées et les produisant dans l’abstraction, comme s’il se détournait
du spectacle des choses, mais au contraire revenant de ces abstractions
faciles, allant toujours du clair à l’obscur, épaississant le nuage
jusqu’à lui donner la consistance des choses. Ce qui est dit aussi dans
la célèbre allégorie de la caverne; seulement il faut la lire jusqu’à la
fin. Ces pages relues, on ne peut rester dans les jeux logiques; encore
bien moins peut-on laisser ce corps vivant se repaître d’ombres, ombre
lui-même, mais il faut donner substance à ces ombres, et les créer
continuellement. «Être ou ne pas être, soi et toutes choses, il faut
choisir.» Je citerai sans doute encore plus d’une fois cette parole
étonnante; je l’écris ici pour que l’on comprenne qu’en suivant Platon
je me tiens étroitement attaché à la philosophie de Jules Lagneau.
J’aperçois bien les difficultés de mon sujet. Il ne manque pas de
Platoniciens, et la célèbre doctrine des Idées est comme un passage où
tous les philosophes finissent par se rencontrer. Lire, admirer, aimer
Platon, cela ne définit pas un homme. Mais de nouveau être Platon,
s’asseoir dans la caverne, et expliquer les ombres aux captifs, cela je
ne l’ai pas vu plus d’une fois. Seulement alors j’ai vu un Homme. Si je
ne sais pas faire toucher du doigt cette rare grandeur, à quoi me sert
cette plume? Mais attention, je suis soumis à la commune condition; il
faut que mon Philosophe existe de nouveau par l’idée; et, si je manque
de courage, je n’évoquerai qu’une Ombre plaintive, comme Ulysse. Quoi?
dit l’homme faible. Eh bien, il est mort et nous le pleurons; mais vous
ne le ferez pas revivre; et laissons cette nécromancie. Il est vrai que
si j’hésite à vouloir, aussitôt l’ombre s’éloigne et se fond; cela fait
bien voir à la fois qu’il faut aimer et qu’il ne suffit pas d’aimer.
Mais quel est donc l’objet qui tient un seul moment devant le regard
paresseux? Qu’est-ce qu’une maison? disait Lagneau. C’était là son
centre; il y revenait toujours. Aucun objet n’est donné. C’est ici que
l’exemple, encrier ou morceau de craie, était mis à la question. Et il
est rigoureusement vrai qu’il n’y a de perception que par une vérité de
la perception; et il est vrai aussi que la vérité de la perception ne
peut être perçue; il n’y a pas de lieu d’où l’on voie toutes les parties
d’une maison; il n’y a point de lieu ni de rapports de lieu qui
représentent comment les parties ensemble font une maison, et comment
les perspectives ensemble font une maison, et comment le toucher, la
vue, l’ouïe explorent une maison, et comment tout l’Univers autour
jusqu’au plus loin fait cette maison-là. Ainsi l’esprit dépasse la
perception et à ce passage lui donne existence et naît lui-même à l’être
de conscience; par quoi l’apparence apparaît. Et je voudrais bien qu’un
psychologue m’expliquât ce qu’est l’apparence, et pour qui apparence, si
l’apparence n’est pas un moment dépassé. J’emploie ici le langage de
Hegel; je ne crois pas que Lagneau le connût bien. Il n’en parlait
jamais, autant que je sais. Il n’était pas historien dans le sens où
l’autre l’est. Or j’ai tout trouvé dans Hegel, excepté une suffisante
théorie de la perception. C’est pourquoi ce spectacle de la nature, en
Hegel, se tient par soi et devient par l’esprit qui lui est intérieur;
les moments de l’esprit sont ainsi représentés par des formes; bref le
monde est créé, la nécessité se déroule, et l’esprit ne s’en échappe pas
sans peine, je veux dire que les lecteurs et disciples de Hegel sont
touchés toujours un peu par la Fatalité qui montre comme une ruse de
Dieu; car il est vrai qu’il faut tout faire, mais il est vrai aussi que
tout est fait. Penseur politique et au fond religieux. Je voudrais
expliquer, et je n’y arriverai pas sans peine, que Lagneau n’était ni
politique, ni religieux; bien plutôt cette dialectique divine à longues
périodes (mais qu’est-ce qui est long ou court?) se ramassait toute en
un mouvement d’attention de Lagneau; il surmontait en acte; et de la
puissance comme telle il n’avait que le sentiment. C’est la raison
pourquoi hors de la pensée en acte il ne se promettait rien et
n’espérait rien. Personne ne pensait pour lui, et tout était toujours à
recommencer. Moins d’espérance donc, mais, il me semble, plus de joie.
C’est une des vertus de Platon de réduire le progrès. Jeu d’imagination,
qui revient toujours, par une mythologie qui nécessairement jette
l’esprit au delà. De façon que ce choix des âmes, dans la Prairie du
Jugement, il est clair que nous le faisons sans cesse; et, en disant
mythologiquement que ce choix est toujours fait d’avance, c’est cela
même qu’il veut dire. L’Éternité n’est pas un temps sans fin, mais
plutôt c’est le miroir du temps; ainsi le salut est de toujours. Aussi
les formes animales ne peuvent être dans la mythologie Platonicienne
l’état ancien de l’esprit en sommeil, mais plutôt elles sont l’image de
l’esprit déchu. C’est pourquoi il n’y avait dans la pensée de Lagneau
rien de pareil à ce que l’on trouve dans Hegel sous le titre de
Philosophie de l’Esprit. Une telle philosophie signifie nécessairement
que la nature se sauve; ou, pour autrement parler, c’est réaliser la
pensée confuse. Mais disons aussi que toute la dialectique de Hegel est
suspendue à une philosophie de la Nature, ce qui est évident pour la
philosophie sociale, où la Nature porte l’Esprit et en même temps le
retient et l’assure en fixant le progrès; mais il en est de même pour la
Logique, portée au fond par l’histoire des Idées comme la Philosophie de
l’Esprit est portée par l’histoire politique. Sans quoi tout recommence
sans cesse, et la moindre réflexion physicienne se porte de la Substance
à la Cause et aussitôt à l’Action d’Échange qui les fait être l’une et
l’autre; et le moindre réveil de l’attention nous jette à l’être nu, qui
reçoit tous les attributs aussi bien qu’il les repousse tous; car tel
est le premier moment de l’apparition pour Hamlet et pour chacun. Être
Hégélien, c’est croire à un destin, ce qui est Dieu Objet. Il ne
faudrait donc point dire que Lagneau a ignoré Hegel, et que c’est bien
dommage, non plus que le temps lui a manqué pour construire quelque
Histoire Universelle de l’Esprit. Disons plutôt que le penseur rigoureux
s’est détourné d’une nécessité extérieure qui serait esprit. Monstre
divin; dieux d’autrefois, dieux de boue et de sang, comme parle Hegel,
un de ceux qui ont mesuré le mythe immense de l’Homme-Dieu, mais il ne
l’a point tiré tout à fait hors de l’idolâtrie. Adorer l’État sauveur,
c’est comme adorer la Vache ou le Crocodile. Platon était déjà à sa
tâche d’homme. A mes yeux tout cet effort de pensée de Lagneau, et
presque tout perdu, représenterait, si l’on voulait des âges, le dernier
âge, auquel Renouvier n’a pas été tout à fait étranger, la liberté ne
pouvant se conquérir, soit dans la réflexion, soit dans l’action, qu’en
repoussant à elle-même la nécessité purement mécanique; et c’est cette
pensée en acte qui efface tout à fait le Destin. Mais toute religion
enferme un destin, comme les Jansénistes eux-mêmes l’ont éprouvé. C’est
pourquoi, en cette leçon que je n’ai pas entendue, Lagneau voulait
prouver que Dieu ne peut être dit exister. Le lecteur voudra bien
croire, au moins par provision, que je suis ici au centre de la
difficulté. Si j’avais pour fin de coordonner les documents qui nous
restent, j’arriverais trop aisément à résumer une philosophie idéaliste
qui ressemblerait à beaucoup d’autres. Ce genre d’erreur serait le pire;
et c’est pour n’y point tomber que j’ai pris cette méthode libre et
tâtonnante, sans autre prétention que d’avertir. Si l’on me suit dans ce
long détour, je suis assuré que les textes et les témoignages
s’éclaireront alors autrement. Quand j’étais jeune, un bon ami, et
fidèle disciple lui aussi, me disait quelquefois: «Ne te crois pas
obligé d’être obscur.» Dans une note que je fis passer aux journaux
après la mort de Lagneau, j’avais employé le mot Génie sans aucune
épithète; mais les philosophes d’institut écrivirent à la place de ce
mot ambitieux une périphrase assez plate: «Un véritable génie
philosophique»; ainsi dirent-ils. Je veux gagner ce procès-là.

Puisque j’étais sur le sujet de la religion ou de l’irréligion, il est
maintenant à propos que je me risque à comparer deux hommes que je place
très haut, mais qui, à mon sens, ne se ressemblent point du tout.
D’après le conseil de Lagneau, nous lûmes alors la plume à la main le
_Fondement de l’Induction_ et surtout _Psychologie et Métaphysique_. Ce
genre de pensée, mieux lié, était certainement plus facile à suivre que
la pensée de Lagneau. Je me souviens que, dans une conversation
particulière sur ce sujet-là, je fus ramené par une remarque du Maître
bien inattendue, et que je ne compris pas tout de suite: «Oh! derrière
M. Lachelier il y a l’Évangile.» Comment interpréter l’oracle? Non pas
certes en ce sens que l’Évangile serait de peu et dépassé; mais pourtant
c’était bien le signe de l’irréligion en un sens. Et d’un autre côté
quel rapport entre l’Évangile et une dialectique abstraite, rigoureuse,
subtile, et, surtout dans le célèbre article qui était alors nouveau,
purement rationnelle? Dans la suite, et assez longtemps après la mort de
Lagneau, j’eus plus d’une fois l’occasion d’entendre le Penseur
Catholique, en des remarques sur tous sujets et toujours de grande
portée et d’une pénétration merveilleuse. Mais, pour moi qui avais connu
le Penseur Incrédule, je voyais bien clairement que cet esprit
catholique était, si j’ose dire, absent de ses pensées les plus hardies.
Si je puis me permettre une autre comparaison, sans manquer du tout au
respect que je dois à la mémoire de cet homme vénérable, je le
comparerais à ces gymnastes qui voltigent au-dessus d’un filet: ils ne
tombent jamais; mais enfin il y a un filet. Il est impossible de croire
que la doctrine catholique, si explicitement métaphysique et même
dialectique, ne donne pas à un penseur cette sécurité de la chose jugée,
ou si l’on veut en soi pensée, en soi achevée, à laquelle l’esprit doit
finalement et toujours se conformer. En toutes les aventures de pensée
on se trouve soutenu alors par un invincible préjugé; l’esprit est adoré
comme par serment; mais c’est encore trop peu dire, car le serment,
selon la doctrine, serait encore suspect; ce serait un parti pris une
fois contre le doute toujours menaçant; cela même est hérésie. Je
soupçonne, faute d’expérience, car je n’ai connu que la foi de l’enfant
de chœur, qui dit son chapelet et qui a peur de l’enfer, je soupçonne,
dis-je, une certitude de fait, et un accord de l’esprit avec la
Providence, aussi intime et aussi familier que le rapport de notre corps
avec l’Univers nourricier. Tout étant réglé pour le fond, la pensée
s’exerce alors professionnellement dans le détail des choses; le
professeur, l’ingénieur, le général, l’homme d’état pensent alors chacun
selon son métier, ce qui fait voir tantôt des pensées médiocres et à la
suite, tantôt des vues de génie, politiques, ou mécaniciennes, ou
métaphysiques; mais la liberté de ces esprits, qui passe souvent toute
audace, a ceci de remarquable qu’elle est soutenue de toutes parts et
toujours sans risques. Dont Descartes a offert sans doute le plus
illustre exemple. Et ce qu’il dit du libre arbitre, qui va fort loin,
est premièrement une opinion de gentilhomme bien pensant. Si l’on veut
considérer la chose au point de vue de l’histoire, peut-être faut-il
dire que l’obligation de croire fut, à ce moment décisif, un précieux
secours et peut-être indispensable contre le prestige de la nécessité
mécanique. Enfin le catholique n’a jamais la charge de penser tout.
Quelqu’un pense pour lui. Il est sauvé par là de ce «désespoir absolu»
que Lagneau a nommé une fois, au moins une fois. Cet autre Atlas portait
toute la pensée. Par la fatigue, ou seulement par l’inattention, tout
était par terre. De cela je suis bien sûr. Après des peines infinies et
une lutte inégale, on dirait ingrate, contre des doctrines faibles, dont
la force est qu’elles traduisent très bien nos faibles pensées, il
arrivait toujours quelque éclair; mais on ne voyait point de progrès, ni
d’une semaine à l’autre, ni d’une année à l’autre. Tout était toujours à
recommencer; et pour avoir dit une fois ce que c’était qu’espace et ce
que c’était que temps, on n’était point assuré du tout par là contre des
apparences trop connues, toujours également redoutables. Preuve que le
mécanisme pensant était surmonté; mais un tel régime peut user l’homme.

Il est difficile de croire, mais agréable, il est plus beau de savoir.
On peut penser, comme Comte pensait de Hegel: «Que veut-il dire avec son
Esprit?» Cette position est difficile, et au fond impossible par un
continuel balancement de la conscience à l’objet, et de l’objet à la
conscience, la connaissance étant reléguée dans le corps vivant, qui
pourtant, ensemble avec les autres corps, est l’objet de la
connaissance, et se trouve en elle plutôt qu’elle en lui. Et comme il
faut croire au monde, et que toute raison s’appuie là, comme toute folie
à ce qui n’est qu’en la conscience, la réflexion se trouve aussitôt
suspecte et contre l’ordre, comme il apparaît en la forte maxime de
Comte: «Régler le dedans sur le dehors.» Cette division et cet exil en
quelque sorte est propre à l’incrédulité; elle en est comme la punition
à chaque instant.

Tous ceux qui perdent communication avec l’esprit, par une sorte de
crainte à l’égard de l’attention véritable, se retrouvent aussitôt
étrangers au monde et soumis au monde par une sorte de religion
renversée, comme on voit au tragique dans Lucrèce, et plus secrètement
en tous ceux qui se font une idole de l’expérience brute. Le génie, en
ses moindres éclairs, est alors une sorte de maladie, comme ils
finissent par dire tous. On n’ose conjecturer ce qu’ils pensent de
Platon, et eux-mêmes n’osent pas le dire. Tel est l’état du matérialisme
conséquent; la fatalité y revient toujours, qu’on l’atténue ou non, que
l’on ruse ou non, et une misanthropie irritée, par une peur bien
naturelle de tous ces fous en liberté, qui se croient eux-mêmes.

De ceux qui sont religieux dans le sens strict du mot, ce qui revient,
je pense, à trouver des signes de l’esprit en des apparences étrangères
à l’esprit, je ne sais que dire. Je suppose seulement que leur pensée se
retourne contre elle-même, par une critique sans fin, mais qui est aussi
sans inconséquence et sans peur puisque l’on sait qu’il y a promesse de
salut, et extrême objectivité dans l’extrême subjectivité. L’Esprit
Absolu est une garantie en quelque sorte contre la témérité de penser;
car quoi que l’on pense, ce n’est jamais vrai que par la négation.
Toutes nos représentations restent à l’état d’énigme. Et c’est ce qui
m’a toujours arrêté en ce célèbre ouvrage de Jules Lachelier sur le
_Fondement de l’Induction_, dont la conclusion est bien qu’il faut
croire contre les preuves. Toute la force de cette analyse est en ceci
que la représentation et cet ordre qu’elle montre ne se justifie
nullement et ne s’explique nullement par elle-même; l’esprit de Hume,
proprement diabolique, s’y étale, par ceci qu’on ne voit pas pourquoi ce
monde est réel; mais comme le penseur sait bien que Dieu ne trompe
point, il faut donc croire que le désordre à chaque instant menaçant
pourtant n’est pas possible; et c’est faire l’inventaire de ce que nous
devons croire si nous voulons vivre, j’entends nous sauver de cet
insupportable ennui de penser, que Hume a pour finir si bien décrit.
Cela m’apparut un jour que Jules Lachelier lui-même, contre de
téméraires affirmations empruntées à son ouvrage, du moins je le
croyais, voulut bien se faire l’avocat du diable, et le fit avec cette
puissance de critique et de négation que devineront tous ceux qui ont
entendu ce croyant, le plus incrédule peut-être des hommes, hors sa foi.
Mais je dis maintenant incrédule par sa foi même. Plus près de Hume que
de Kant. Au reste, ce que j’ai lu dans les fameux disciples de Kant et
surtout en Fichte, à savoir que Kant ne suffit pas et qu’on n’y peut
rester, je l’ai compris par la pensée même de Lagneau, qui connaissait
fort bien Kant, mais était bien loin de s’y jeter comme en Platon.
Toutefois par où Kant ne suffit pas, c’est ce que je vis dans le tissu
même de l’analyse. Et l’induction ne sera pas un mauvais exemple pour
l’expliquer, quoique, comme on va voir, Lagneau ne traitât jamais, à
proprement parler, de l’induction.

Je considérerai un objet perçu, soit cet encrier ou cette boîte à craie
qui fait un cube. Exemples sacrés pour moi. Qu’on m’excuse si je parle
tant de moi; je suis le témoin, j’oserais dire le seul témoin, le seul
bon témoin, et voici pourquoi. Quand je fus assis à mon banc d’écolier
devant cet homme vénéré et évidemment vénérable, je l’écoutai d’abord
avec une extrême défiance, m’attendant à de belles phrases et à quelque
doctrine vertueuse. Les discours publics de Lagneau offrent bien cette
apparence, et je suis capable maintenant de les préférer à beaucoup
d’autres, et seulement d’après le son. Mais il reste vrai pourtant que
préférer n’est pas la même chose que penser. Or, en ce temps-là, assez
et trop nourri de discours vraisemblables, et n’ayant encore trouvé de
pensée à me satisfaire que dans la géométrie d’Euclide, je me trouvais
placé dans un état d’indifférence qui n’est point en général celui des
jeunes, avides d’admirer et d’imiter. J’ai souvent pensé à ce Polémon
couronné de fleurs, et qui entre par hasard aux leçons d’un sage.
Couronné moi aussi de jeunesse, et nullement inquiet des grands
problèmes, encore moins des solutions d’aventure que l’on m’avait
proposées, je me trouvais ici comme au spectacle, sensible au plaisir de
combiner, mais bien résolu à n’être pas dupe. Aussi ne le fus-je point.

Nulle piperie; nul étalage de doctrines louables. Mais cet encrier et
cette boîte à craie; mais une exacte analyse de ce que c’est que voir,
toucher, entendre; une lenteur et une confusion héroïques. Tout le
bagage des naturalistes, d’abord, étalé là; toutefois bientôt lacéré,
exactement en morceaux. Car qu’est-ce que voir si ce n’est que voir?
Qu’est-ce que toucher si ce n’est que toucher? D’abord cette folle idée
des images renversées sur la rétine et qu’il faudrait donc redresser.
Mais toutes les images renversées, que signifie? Ici le rire du Maître;
et je me prends au jeu. Cette raison qui vient de paraître en éclair
n’est pas timide; elle ne conjecture pas. C’est le faux qui m’est
découvert, non pas le douteux. Le naturaliste croit qu’il perçoit
d’abord de l’objet l’image qui se peint sur sa rétine; mais cette image
est au vrai la perception d’une rétine, par exemple de bœuf et grattée,
et de l’image qui se peint dessus. Ainsi m’apparaissait une immense
méprise. Autre étonnement. La double image visuelle et le stéréoscope
étaient décrits selon la rigueur. Comment arrivons-nous à voir l’objet
simple? Mais nous ne le voyons pas simple; les deux images ne coïncident
pas; elles ne peuvent. Mais les différents aspects, innombrables, de ce
cube, ne coïncident pas; ils ne peuvent. Je me souviens de cette
formule: «Les deux images sont justement une occasion de remarquer
l’unité de l’objet.» Or cet objet unique, quel œil le verra? Quelle main
le touchera? J’abrège encore maintenant, comme autrefois je me jetai sur
l’idée du cube, raison de toutes les apparences du cube, mais qui ne
ressemble à aucune de ces apparences. Dès que l’on en est là, on n’a
plus à craindre que les diverses images tactiles, visuelles et autres,
ne se rassemblent pas bien en une image composite; car il est vrai que
le toucher que je reçois d’un cube ne ressemble nullement à la forme
diversement colorée que j’en vois; mais il est vrai aussi qu’une des
images visuelles du cube ne ressemble nullement à une autre et qu’elles
ne coïncident jamais en un cube; et c’est l’idée du cube qui les
explique toutes et les rassemble, sans du tout les mêler ni les
confondre. Mais que dis-je? En les distinguant au contraire. Seulement
n’allons pas si vite; rendons-nous ces vérités présentes. J’en étais
déjà à y croire. Par chance la sévère méthode, l’incroyable scrupule du
Maître me ramenaient à les former de nouveau d’après d’autres exemples,
et toujours l’idée dans la chose, l’idée réelle, nullement l’idée
séparée.

L’analyse infatigable défaisait enfin cette fantasmagorie, ce
charlatanisme des images flottantes qui seraient d’abord subjectives, et
qui prendraient réalité par la supposition d’une idée. L’Homme ne jouait
point ce jeu. Non qu’il montrât quelque préjugé contre les analyses du
genre anglais ni contre les arrogantes méthodes de la _Revue
Philosophique_. Au contraire il prenait leurs descriptions de bonne foi;
mais il fallait enfin sourire devant cette naïveté sans mesure. Car
qu’est-ce enfin qu’une image visuelle qui ne serait que visuelle?
Qu’est-ce que cette surface sans la profondeur et cet espace mutilé? Au
vrai n’importe quelle image n’a de sens que parce qu’elle représente un
objet. Par exemple que peut signifier une forme visuelle sinon une règle
de mouvement? Et comment parler d’espace visuel quand l’espace est cette
loi même qui d’un sens à l’autre nous représente l’effet de nos
mouvements? Par exemple la profondeur visuellement connue n’est telle
que pour le toucher. L’image qui n’est qu’image tombe donc au néant.
Faisons bien attention ici. Quand on demande d’où nous savons que les
objets réels se conforment à des lois, cette question même suppose des
objets d’abord donnés, mais comme des images subjectives et dont on
demanderait comment ils sont liés et s’ils sont liés. Et en bref on se
propose de passer des apparences subjectives à un monde ordonné, d’un
monde interne à un monde externe. Or déjà Kant avait, par une sorte de
force dialectique, écarté tout à fait cette question, ce qui est sans
loi n’étant point du tout objet. Par exemple le permanent soutenait le
changeant, la causalité soutenait la succession, et l’action d’échange
donnait seule un sens à la simultanéité. D’où un théorème célèbre, et
beau de force abstraite: «La seule conscience de soi pourvu qu’on
n’oublie pas qu’elle est empiriquement déterminée, etc.» Mais l’objet
sans loi avait encore une ombre d’existence; et l’espace se montrait
encore à l’imagination comme un cadre, ou comme un contenant dont on a
dit sans précaution tant de fois qu’il est quelque chose d’abstrait et
de rigide; sur quoi s’est greffée cette étourdie manière de dire, qu’un
espace peut être courbe. C’est ainsi que l’imagination se repaît de
géométrie. Lagneau ne suivait pas ce chemin; trouvant non point un
chimérique espace visuel, ni un inconcevable espace tactile, mais
trouvant l’espace en même temps que l’objet, il n’y pouvait voir jamais
que la représentation d’une loi qui lie d’un sens à l’autre nos
impressions à nos mouvements. Ce n’est aussi autre chose qu’apercevoir
la loi substantielle, intime à l’objet, inséparable, l’objet étant
liaison. On voit en quel sens le problème de l’induction était dépassé.
Aussi bien apparaît-il à chacun que c’est par induction que nous lions
le vert des feuilles à leur consistance, et l’odeur de la rose à sa
couleur. Mais la paresse d’esprit, qui, à mes yeux, fait scandale,
consiste en ceci qu’on ne se demande jamais ce que serait la couleur
d’une rose sans ce lien au tissu soyeux, à la tige, aux épines, à la
terre et à toutes choses. Et c’est par là que cherchait le Philosophe.
D’exemple en exemple et comme en tâtonnant il poursuivait la sensation
pure, attentif, et longtemps, et revenant toujours, à vouloir dire ce
que serait le solide senti comme tel, sans aucune représentation ni
anticipation; aussi ce que serait la couleur sans distance aucune, sans
anticipation d’aucune sorte; enfin le pur évènement, sans aucun rapport;
poursuivant, après Platon, la vérité Héraclitéenne. Et l’antérieure et
première expérience toujours s’enfonçait dans le sommeil. Nul autre rêve
que le monde. Nul genre de conscience hors de la perception des objets
réels. Nul temps séparable; car, encore plus profondément que l’espace,
le temps exprime la liaison de toutes choses, un chemin réel parmi tous
les possibles. Tout au dehors; et ce seul réel soutenu et comme tissé de
rapports. Comme le monde ne se retire point de l’esprit, l’esprit ne se
retire point du monde. C’est pourquoi j’ai mis en avant ces deux
formules que la sensation est un abstrait et qu’il n’y a point de
connaissance subjective. C’est toujours le vrai qui éclaire le faux;
l’esprit est partout présent, et entier partout. Car ce n’est pourtant
pas la chose qui est loin ou près, grande ou petite; et c’est tout le
carré qui est carré. Que chercher de plus? Que chercher au delà?
L’essence porte l’existence. Il ne s’agit plus de croire ou de ne pas
croire. Savoir va plus loin que croire. «Il n’y a, disait-il, qu’un fait
de pensée, qui est la Pensée.» Ainsi trouvait-il plus qu’aucune religion
ne veut. Mais aussi tout est vrai de ce que disent les religions, et
plus vrai qu’elles n’osent dire. Mais aussi l’on ne peut plus croire; on
ne peut que savoir en acte, et la preuve ne peut être gardée. Tout est
signe, et sans nul mystère; mais le mystère est bien plutôt en ceci que
les petites raisons reprennent force aussitôt. En sorte qu’il est vrai
que nous avons tout secours de ce monde merveilleux et ami, mais qu’il
est vrai aussi que nous n’avons d’autre secours chacun que nous-même,
étant abandonnés de tout dès que nous nous abandonnons. On en voudrait
jurer, on n’en peut jurer. Il n’y a rien de plus simple, de plus facile,
ni de plus agréable que d’oublier que l’on est esprit. Les religions
nous le rappellent, mais en vérité nous dispensent aussi de le savoir.
Et, sous le nom de matérialisme pur, c’est encore la même facilité qui
nous guette. Comme me le disait un jeune homme fort instruit: «Si vous
preniez le parti d’être matérialiste, toutes ces difficultés seraient
effacées.» Je le crois bien; une sensation associée à une autre, quelle
formule plus maniable et plus riche? Et qui ne retombe pas là? Lui
jamais. Sa voix se faisait rude pour nous redresser. Et telle est, à ce
que je sais, la seule leçon de morale qu’il nous donna jamais. Mais
c’est celle aussi qui effraie le plus; car certainement la charge d’un
esprit est lourde. Pourtant la force de l’attention doit surmonter ici
même l’impossible; car ou il n’y a rien ou c’est ainsi. C’est ainsi. Et
cette solution nous ouvre des difficultés sans fin, un travail qui est
toujours à refaire, des devoirs sans mesure, des scrupules sans fin et
sans aucun secours extérieur. Ainsi pensait-il, avec joie, sans aucune
crainte et sans aucune espérance. L’esprit imaginaire promet tout et est
lui-même promesse. L’esprit réel ne promet rien; il ne commande même
pas, mais plutôt il demande, comme l’exprime le beau mythe du dieu
faible et trois fois renié.

Il est bon que l’on sache que ces développements n’étaient nullement
dialectiques, comme on voit dans les philosophes qu’une idée conduit à
une autre. La philosophie de Lagneau était premièrement et je dirais
peut-être uniquement une théorie de la perception. Il semble que la
nature même l’avait averti au sujet de cette connaissance qui semble
immédiate. Un jour, comme je lui faisais visite, en cette chambre où la
fatigue le retenait souvent, il me fit voir par la fenêtre un treuil qui
servait à des maçons. «Ce n’est pas, me dit-il, un petit avantage
d’avoir une mauvaise vue; les moindres objets sont alors des énigmes;
ainsi ce n’est qu’après des heures d’attention que j’ai bien saisi ce
que c’est qu’un treuil.» J’avais la vue bonne et j’ai toujours deviné
très vite le secret des mécaniques. Le treuil est une des plus simples,
et c’est l’élément de toutes; je l’aurais toujours supposé assez connu,
et je me serais amusé aux composés sans cet oracle. Depuis je n’ai
jamais vu un treuil sans y faire grande attention, et à chaque fois j’ai
découvert quelque chose. D’où je dis souvent que, si j’avais écrit
quelque thèse doctorale, c’eût été sur les nœuds de corde, qui sont des
treuils combinés, à bien regarder, en vue de prouver que tous les
exemples sont bons pour penser, et que les plus simples et les plus
vulgaires sont les meilleurs. Mais sans cet oracle, j’étais perdu, je
crois bien, par la diabolique facilité; je vois qu’elle en a perdu
d’autres. C’est peu de chose que comprendre le treuil; toutefois cette
méditation, extérieure encore, mais du moins délivrée des signes, avait
certainement contribué à éveiller cette réflexion percevante, dont j’ai
voulu retracer ici quelque chose.

Cette méditation n’avait d’autre objet que les choses mêmes, et c’est
pourquoi elle était naturellement si éloignée de la forme écrite; c’est
pourquoi aussi, je ne puis que la raconter. La célèbre illusion
d’Aristote, par les doigts croisés, était interrogée sans fin. Quiconque
a ainsi perçu deux billes au lieu d’une doit sentir que le secret de la
représentation est ramassé ici sous ses doigts. Ces pièges aussi tendus
à notre vue, ces reliefs ambigus, ces lignes parallèles qui semblent
divergentes, cette réaction des grandeurs sur les grandeurs, c’était
l’espace vivant en quelque sorte, l’espace pensé, et le jugement sans
paroles. Et cela revient à montrer que l’idée de l’objet change les
apparences et déplace si l’on peut dire les sensations. Mais Lagneau ne
pouvait pas dire, et ne disait jamais, que ce sont là des jeux
d’imagination. Les reliefs, les grandeurs, les distances, les formes
représentent un objet réel ou ne sont rien. Encore une fois qu’est-ce
qu’une apparence qui n’est qu’apparence? Ces grandes idées paraissaient
en ces figures tracées au tableau. Et c’est tout à fait autre chose que
de montrer que toutes choses sont en vue d’une fin. «L’esprit vint, qui
mit tout en ordre»; mais, comme Socrate l’avait remarqué, il ne suffit
pas de le dire; et non plus, dirai-je, d’en jurer. La religion soutient
la philosophie comme la nourrice soutient l’enfant; ce n’est pas
marcher. Lagneau ne pensait point théologiquement, ni politiquement, ni
pour le bonheur, ni pour la vertu; mais sans soutien aucun que ce monde,
et toujours tenant la preuve entre ses doigts; assuré et confirmé en sa
place d’homme; toujours creusant, toujours trouvant; assez riche du
monde autour et de soi. Souvent il m’apparut comme le Génie de la Terre.




III

SPINOZA


_L’Éthique_ était son autre livre, et notre autre livre. Non qu’il se
fiât à Spinoza comme à Platon. Au contraire il lisait cet autre Livre de
Sagesse avec précaution, avec défiance. Comme il croyait sans doute,
quoiqu’il ne l’ait jamais dit que je sache, que c’est Platon qui a
raison contre Aristote, de même et explicitement et amplement il
montrait que c’est Descartes qui a raison au fond contre Spinoza. Tel
était l’objet de la deuxième leçon du cours, la première traitant de la
perception, d’octobre à mars à peu près, la seconde sur le Jugement,
terminant l’année; je n’en ai point entendu d’autres. Il faut dire que
les autres leçons du cours tenaient en des exposés fort bien faits, et,
autant que je sais, sans faute. Idéologie correcte et qui a son prix. Il
y a un repos de l’esprit, qui se confie à la forme et pense selon la
vraie rhétorique. Le meilleur enseignement se borne quelquefois là en se
réglant sur le souvenir de méditations plus appuyées qui orienteraient,
mais sans jamais paraître, les pensées subalternes. C’est ainsi que la
religion fait quelquefois d’honnêtes philosophes, et quelques-uns
brillants. Le culte d’un maître ou d’un grand livre agit souvent à la
manière d’une religion; et même on peut faire religion de ses meilleures
pensées. Toutefois j’ai remarqué qu’on ne peut rester à ce niveau,
arrangeant les discours d’après ce qu’on a su comprendre ou d’après ce
qu’on croit. Il en est comme de saint Thomas à l’égard d’Aristote, et
l’ordre inférieur ne peut tenir sans la création continuée. Au fond
c’est compter trop sur l’ordre moral, ou sur l’édifice des sciences; ni
l’un ni l’autre ne portent l’imprudent. C’est pourquoi je manquerais
tout à fait mon but si je laissais croire que la philosophie seconde,
même sans reproche, est encore quelque chose. Enfin je vise à donner une
idée de la première grandeur de l’esprit. C’est l’hommage que je dois à
un tel Maître. Si je n’y réussis pas du tout, pas même comme dans les
songes, tout ce que j’ai pu écrire, assez et trop, sur mille sujets, est
comme rien ou presque. Il est très important, pour tous ceux qui ont
goût de réfléchir, de savoir que les pensées enchaînées par preuves et
en même temps soutenues par l’objet, sont encore des espèces de faits,
ou, pour autrement dire, participent encore plutôt de l’existence que de
l’essence, comme les géomètres eux-mêmes l’éprouvent. Ainsi les idées
claires font énigme par leur clarté; ce que Platon ne se lasse pas de
nous faire entendre.

Ce préambule est de précaution, à l’égard du redoutable penseur qui nous
occupe maintenant. Un jeune homme l’appelait Monstre, ayant été aussitôt
dévoré par cet autre Sphinx qui répond toujours par la question. Tel est
le premier abord. Mais nous autres nous étions gardés par un maître que
j’oserai dire, devant cette Présence qui est l’attribut de _l’Éthique_,
plus soupçonneux que jamais. Non plus souriant comme à Platon, mais ici
peseur d’or. Car même à l’or pur nul ne se fie, qui n’est jamais que
signe. Défiance donc au second degré. C’était notre poêle et notre
hivernage.

Maintenant comment prenait-il Spinoza, au lieu d’en être pris? Je
connais le Livre et j’ai connu l’Homme. Comment donner une idée de leur
rencontre? Il faut suivre ici le sentiment naturel. «Ma vie sera ce
qu’elle peut être»; ainsi disait Lagneau lorsqu’il parlait de lui-même.
La nécessité lui était sensible à chaque instant par cet état maladif
qui étendait la méditation et arrêtait l’expression, en sorte que
littéralement sa pensée ne pouvait passer à l’existence. En cette
épreuve continuée, et en ce qu’il en a dit, je ne vois rien qui
ressemble à une prière. La nécessité sans miséricorde, c’est ce qui se
montre dans _l’Éthique_. Et peut-être ce puissant ouvrage met-il au jour
ce qu’il y a de vrai dans le matérialisme. Non que l’esprit y soit
diminué et méconnu. Là-dessus, il ne peut y avoir méprise. N’allons
point prendre l’idée pour une peinture muette. L’idée enveloppe
affirmation; et, bien loin que le jugement, comme le prend Descartes,
soit refusé par le disciple, au contraire on pourrait dire que le
jugement est restitué partout, contre cette séparation de l’Entendement
qui conçoit, et de la Volonté qui juge. Mais Descartes allait au plus
pressé. En Spinoza donc, et explicitement, l’idée n’est nullement chose;
et la précaution du philosophe va jusque-là que les rectangles
équivalents enfermés dans l’idée d’un cercle ne représentent encore que
grossièrement comment une idée est contenue dans une autre. «Les idées
des modes qui n’existent pas...» Cette proposition doit être retenue;
elle me servira à plus d’une fin. L’exemplaire dont se servait Lagneau
avait un signet à cet endroit. Donc, et sans jamais oublier que l’ordre
et la connexion des idées et l’ordre et la connexion des choses sont une
seule et même chose, (una eademque res), n’allons point perdre ici
l’Esprit, comme dans un nouveau Lucrèce. La puissance de l’homme est
bornée, et celle des choses extérieures surpasse la sienne infiniment,
d’où l’adage: «Quod cito fit cito perit.» Mais n’oublions pas aussi que
la force par laquelle chaque chose persévère dans son être ne se confond
point avec ces conditions extérieures qui la limitent et bientôt
l’excluent. Ces causes extérieures ne sont que privation à l’égard d’un
être déterminé, et la privation n’est rien. Au total nous sommes soumis
à cette condition qui d’abord paraît étrange et qui peut-être ne sera
jamais comprise tout à fait, c’est que nous dépendons, quant à notre
existence, de causes qui ne peuvent nullement expliquer notre nature. En
d’autres termes les vicissitudes de l’existence, comme ce tesson sur la
tête de Pyrrhus, sont absolument sans relation avec notre valeur d’être.
Platon est mort. Lagneau a conquis sa pensée sur son corps, et non pas
longtemps. Cela donnerait honte de vivre, mais c’est mêler tout. Cette
vérité n’est pas si amère. Faute de la saisir assez par la connaissance
du troisième genre, nous en sommes assurés du moins par celle du second.
Dire qu’une nature mérite d’exister, ce ne serait pas dire autre chose
que ceci, à savoir que l’essence enveloppe l’existence; mais cela n’est
vrai que de Dieu. Il n’y a donc point de doute. La nature extérieure ne
me donne point l’existence, mais elle peut me l’enlever; sous ce rapport
il n’y a point d’égards. D’où cette rude doctrine du droit et de la
vertu que l’on trouve en la quatrième partie de _l’Éthique_, et qui
avertirait assez si l’on n’avait pas lu d’abord un peu trop vite, ce qui
arrive. Et l’on saisit ce que j’entendais par cette défiance et ce
soupçon au premier degré qui armaient le visage du Maître dès qu’il
lisait dans le livre à reliure rouge. Il faut craindre ici d’abord de ne
pas faire également attention à tout.

Nous avons heureusement une lettre de Lagneau sur Spinoza, qui s’est
retrouvée aux mains du destinataire, mais que j’avais copiée auparavant
sur l’original, en y joignant une première rédaction barrée. Tout est
éternel? Non pas. Mais tout est nécessaire, et il y a deux nécessités,
etc. Par exemple l’impossibilité que les sécantes d’un cercle donnent en
se coupant des rectangles différents n’est pas du même ordre que
l’impossibilité qu’une roue reste ronde dans un écrasement. Mais, encore
une fois, que l’on ne pense pas ici selon la figure dont s’aide le
géomètre, c’est-à-dire en considérant toujours tel ou tel rectangle
existant, mais que l’on pense à la démonstration elle-même. Là-dessus un
esprit prompt et sans recul prend l’imagination réglée pour
l’entendement, et le fait mange la preuve.

Cette précaution prise, nous voilà pourtant dans l’éternel. La pensée de
Platon est seulement humaine, mais la preuve ontologique a fait son
chemin. Par l’idée de perfection, péniblement séparée de la grandeur,
pensée comme idée et non plus comme chose, il faut enfin s’arrêter; ou
plutôt l’infini n’est plus cherché au delà des limites, car un mode de
pensée ne nous renvoie point à un autre, mais enferme toute la pensée.
Le monde pensé attend toujours après une chose une autre; mais le monde
pensant n’attend point, et le moindre logarithme, comme ont dit
quelques-uns, s’il est possible, par cela seul est. La moindre pensée
suppose cela, non point hors d’elle, mais intimement en elle. Ainsi Dieu
est, et tout est fini.

Encore une fois reculons. Ici je pense à ce geste de Lagneau qui
retirait sa main ouverte, au lieu de prendre. «En Spinoza, a-t-il dit,
tout est étalé et abstrait, tout est objet.» Mais toute la puissance de
Spinoza est en ceci qu’il échappe longtemps à ce jugement, et peut-être
toujours. Ainsi ce jugement serait prématuré. J’ai souvent observé ce
scrupule en Lagneau, ce qui, joint à la fermeté de l’Homme, faisait à de
beaux moments comme une statue immobile et silencieuse. Son art était de
revenir et de toujours recommencer. A quoi sert _l’Éthique_, quoique si
bien finie. Mais aussi il se peut bien que ce soit le livre le plus
difficile à lire, et même, pour parler en ecclésiastique, le plus
dangereux. Nos philosophes du XVIIIe siècle l’ont beaucoup lu, mais ne
l’ont pas surmonté. J’aime à penser qu’un Gœthe y a trouvé sa vie. Mais
Gœthe avait ses raisons de poète, et quelques-unes petites, je suppose,
pour ne se point soumettre au vrai sans conditions; sans compter ce
qu’il y a de Platon dans ce poète. Que Lagneau se soit sauvé de même en
cette solitude où il vivait, aux prises avec des maux continuels comme
il était, sans aucun hommage et témoignage que ceux de quelques enfants,
c’est par là que je mesure son génie. Et c’est cette puissance propre de
surmonter le destin qui le faisait à tous immédiatement secourable.
Comme je vis d’un homme simple qui avait perdu son fils. Ce fils était
l’un de nous, et à juste titre l’orgueil, l’ambition et l’espoir de son
père. Ce père vit Lagneau une journée, et je ne sais ce qu’ils se
dirent; mais je sais que le souvenir de cette journée adoucit cette
peine dans le premier moment et toujours. Qu’on me permette d’ajouter un
autre exemple, quoique bien sommaire et que j’ai su de Lagneau lui-même.
Un jeune enfant ne voulait point se séparer de sa mère malade; et
pourtant il le fallait. Lagneau lui dit: «Allons! Viens avec moi.»
L’enfant mit sa main dans la main de l’Homme, et le suivit. Je soupçonne
plus d’un trait de ce genre dans cette vie, et de bien plus grande
portée; celui-là est resté pour moi symbolique, par le plus beau sourire
que j’aie jamais vu, celui de l’Homme qui racontait. Et moi aussi je le
suivais, et j’ai toujours suivi son Ombre. Heureux assez celui qui
trouve occasion d’être fidèle.

Par cette secourable présence, l’_Union pour l’Action Morale_ se trouva
faite; ceux qui survivent y pensent encore, et c’est le meilleur de leur
pensée. Toutefois il mesurait assez que l’existence ne se suffit pas à
elle-même, et que les conditions de l’action même louable ne font
qu’imiter l’âme de l’âme, et ne la remplacent jamais. Je dois citer ce
mot que j’entendis de lui, parlant de ce groupe dont il se trouvait, par
un manifeste célèbre, le chef spirituel. Ne voulant point conseiller ce
genre d’action aux deux disciples qui l’écoutaient, ni non plus les en
détourner, discours assez tâtonnant et que je n’ai point gardé
exactement dans ma mémoire, il se tut un moment et exprima la plus
sévère attention; puis il dit seulement ceci: «Il y manque la pensée.»
Ce jugement me parut amplement justifié dans la suite et plus d’une
fois. Mais attention ici. N’allez pas croire que les partis que je pris,
je dis sur la politique, et notamment sur la paix et la guerre, me
donnent quelque titre de penseur au-dessus de ces honnêtes gens. D’abord
je suis bien loin d’apercevoir en ses détours le lien qui joint la
philosophie première à cette philosophie seconde ou plutôt troisième. Et
bien plus je voudrais espérer que mes commentaires les plus assurés ne
fassent point gronder le Juge s’il revenait; je suis loin d’en être sûr.
Mais revenons à l’_Éthique_; c’est le mouvement vrai, en de tels
embarras.

L’analyse Platonicienne, si on la suivait selon l’esprit païen et sans
préjugé théologique, comme Lagneau sut faire, montrait les rapports
éternels tellement impliqués dans le texte de l’expérience, le grand et
le petit donnant être aux qualités, qu’il était alors impossible de dire
ce que serait l’expérience, ou seulement ce qu’elle aurait l’air d’être,
sans cette armature incorruptible. Car le grand n’est pas grand en soi,
et le loin n’est pas loin en soi; non plus l’aigu n’est aigu en soi, ni
le rouge n’est rouge en soi. D’où l’on ne pouvait plus séparer, d’un
côté les immuables vérités dont la science géométrique offre l’image, de
l’autre un objet sans elles, dont la connaissance, si l’on peut dire,
serait sans pensée. Ainsi contre tout Héraclite, et même par lui,
l’esprit se trouvait porté à la perfection dans le fantôme même, qui
n’est trompeur que parce que les rapports qui le font apparaître ne sont
pas tous saisis; par exemple l’ombre d’un arbre exprime aussi l’azimuth
et la hauteur du soleil, et le bâton brisé marque la surface de l’eau.
D’emblée donc nous pensons tout par la Pensée Absolue ou par le vrai, et
même nos erreurs, comme le soleil explique le jour et la nuit. Ces
mythes de Platon, où Lagneau vivait et respirait selon son essence
terrestre, ont en tous leurs replis cela de remarquable qu’ils éloignent
Dieu, de même que l’astronome, à mesure qu’il calculait mieux, éloigna
de nous le soleil. «Nous oublions, disait Lagneau, le sourire de
Platon.» Parvenus donc à ce point critique où l’apparence de la
subjectivité est surmontée, il faut tomber dans l’_Éthique_; et
peut-être y est-on jeté par le sérieux du malheur. Alors tout se montre
à la fois comme vrai et comme fait, et nous ne comptons guère. Telle est
l’entrée de l’_Éthique_. Ce sont les limbes de l’Esprit. La barque
glisse sur l’eau noire. Et où mon guide?

La première faute, en ce périlleux voyage, est de vouloir tout penser
par la nécessité de l’existence; car elle est rationnelle et
géométrique, sans le plus petit reproche. Limitation, conflit,
écrasement ou victoire, jeu des forces, c’est la loi même de
l’existence, comme Descartes l’a expliqué par sa chose étendue qui est
la chose considérée absolument comme déterminée par l’extérieur; et,
l’être de l’atome étant toujours hors de lui, il n’y a même point
d’atomes. Or, par l’absolue unité de l’être suprême, nul n’est hors de
ce jeu; et cette dépendance de tout être est sa première union à Dieu et
la plus visible. Tout être considéré sous ce rapport à Dieu est un corps
ou une chose; et son existence dépend de toute l’existence. L’étendue
est un attribut de Dieu. Ainsi se trouve mise en place une idée
ancienne, tant de fois retournée et examinée par les hommes inquiets.
Sur quoi le Platonicien avait beaucoup à dire; notamment que la
connaissance de cet ordre est abstraite au regard de chaque être,
puisqu’elle dit de lui ce qu’il n’est pas. Mais Spinoza le montre de
plus près si l’on entre dans le détail de ses démonstrations. Car le
réel ordre des faits détermine bien nos pensées, mais selon le choc et
la rencontre, et nullement selon l’ordre de nos démonstrations;
autrement dit ce conflit de toutes choses ne nous est connu dans le fait
que par des changements dans notre corps. L’existence réelle c’est notre
existence. Toute autre connaissance de l’existence est abstraite, comme
des lois du choc et du rebondissement, et nous traduit seulement le
possible. Par exemple nous concevons bien qu’une perception nous fasse
penser à une autre, par la nature du corps humain prise en général; mais
la connaissance de ceci qu’une perception est la suite d’une autre dans
le fait, se borne à cette suite même de perceptions. Les passionnés
cherchent, bien vainement, un sens à ces choses. En bref, tout est
fortuit dans l’événement, à l’égard de nos pensées; et la raison qui
prouve que rien ne peut être dit contingent est tirée directement de la
nature de Dieu. C’est pourquoi l’existence est irrationnelle dans le
fait. Là-dessus je renvoie aux propositions XXX et XXXI de la deuxième
partie de l’_Éthique_. «Il suit de là que toutes les choses
particulières sont contingentes et corruptibles.» Cela afin d’éclaircir
un peu ce que Lagneau dit dans sa Lettre, redressant, avec cette
vivacité qui lui était propre, une erreur d’interprétation que je crois
assez commune. Le signet ne se trouve point là; mais un peu plus haut, à
la Proposition XIII de la même partie. «L’objet de l’idée qui constitue
l’âme humaine est un corps existant en acte, et n’est rien d’autre.» La
racine de la présente idée se trouve justement là. Pour en finir avec
les Signets, j’en ai trouvé trois dans l’exemplaire vénérable; et le
troisième se trouve à la lettre XIX à Oldenbourg, où Spinoza s’inquiète
des attaques des théologiens et des passages du _traité
Théologico-Politique_ qui ont pu donner scrupule aux docteurs. Le
lecteur attentif apercevra peut-être comment l’attention portée au cours
fortuit des choses, et l’impossibilité où nous sommes radicalement d’en
former une connaissance rationnelle, définit tous les genres de
prophètes et l’idolâtrie elle-même qui n’est que le culte des signes.
Toutefois, si on lit les lettres qui suivent la lettre XIX, on sera
ramené, il me semble, à cette idée qui fait d’abord scandale, c’est que
le tableau de la Nature, tel qu’il s’offre à nos sens, ne peut nullement
et en aucun sens nous être directement intelligible.

Sur la nécessité de l’essence, on trouvera encore des difficultés, au
fond de même source; car il est vrai que les exemples destinés à nous
faire entendre comment une idée en enferme une autre sont tous pris de
la géométrie et reviennent souvent. Comment le cercle pourrait-il
recevoir la nature du carré? Mais le premier signet doit nous avertir
encore, en nous ramenant au _Scholie_ de la proposition VIII deuxième
partie, qu’il n’y a, en tous ces exemples, que comparaison. Puisque les
démonstrations, comme Platon l’expliquait déjà, vont bien au delà des
figures qui sont des modes existants, l’entendement pur est donc quelque
chose, et nous pouvons concevoir une autre Nécessité que celle de
l’existence; d’où nous concevons Dieu sous un autre attribut, qui est la
Pensée. Ici j’espère, moins que jamais, expliquer assez l’idée de
l’idée, et ce genre de connaissance que Lagneau appelait, d’après
Spinoza, l’Analyse Réflexive. Littéralement Lagneau l’entendait ainsi:
retrouver dans le moindre objet pensé toute la Pensée. Ici étaient nos
limites, à nous autres disciples, autant que je sais. Le travail
d’analyse que je suivais à mon banc d’écolier me paraît maintenant
encore principalement critique, j’entends de valeur objective, mais
humain. Et peut-être l’esprit métaphysique se borne-t-il à cette
participation de l’éternel. Même dans l’_Éthique_, connaître Dieu ce
n’est pas penser comme Dieu. Et sans doute ne connaissons-nous aucune
des essences affirmatives qui sont l’être de chaque être; car l’âme
humaine ne se connaît point elle-même. Mais de cela seul que Dieu est
chose pensante, il résulte nécessairement qu’en Dieu est donnée l’idée
vraie de tout être, d’où il suit que tout être s’efforce de persévérer
dans l’être. Ainsi l’existence, quoiqu’elle dépende des conditions
extérieures, n’est point réduite aux conditions extérieures; mais le
moindre des êtres a sa perfection propre, qui se trouve tantôt
augmentée, tantôt diminuée; et telle est la clef de la Nature, et le
principe de toute Philosophie de l’Esprit, entendue comme Philosophie de
la Nature. Et s’il faut hasarder une Philosophie de la Nature, comme
Hegel l’a pensé, cela signifie qu’une idée vraie est nécessairement
l’âme d’un être particulier. Toutefois j’estime que l’on se tromperait
en considérant des recherches de ce genre comme proprement
métaphysiques. Réservant plutôt à de telles conjectures le nom de
Mythologie Rationnelle, je définirais l’esprit métaphysique par cette
conscience de participer à l’esprit créateur par la seule perception des
choses. Une dialectique, ainsi que Kant l’a fait voir, ne peut que
développer ce qu’elle a.

Lagneau restait étranger à tout genre de dialectique. Il était
métaphysicien, si je puis dire, de sa place, et aussi bien dans la
théorie de la vision. D’où j’ai pris cette idée que le passage à la
vérité dépend de l’entendement, comme aussi le pyrrhonisme vient
toujours de ce que l’on imagine au lieu de concevoir. Afin de
l’expliquer autant que je pourrai, je veux considérer l’exemple, tant
débattu de nos jours, de l’espace Euclidien. Il est facile d’affirmer
que cet espace est seulement un des espaces possibles, objet seulement
de préférence pour l’homme, ou bien à lui imposé par la structure de ses
sens. Mais bien souvent, et en suivant là-dessus les analyses de
Lagneau, j’ai remarqué qu’une suffisante rigueur venait toujours à
réduire ces pensées de complaisance. Je citerai cet espace de Delbœuf,
un temps célèbre, et qui revient souvent sous d’autres formes, où les
grandeurs sont assujetties à diminuer à partir d’un centre. Aussi les
espaces à courbure positive ou négative; et enfin les espaces si
légèrement supposés et même décrits, d’après une imagerie grossière, qui
n’auraient que deux dimensions avec des êtres plats, ou une seule, avec
des êtres linéaires ou ponctuels. Or Lagneau m’a fait saisir plus d’une
fois, et sans aucune dialectique, mais par la seule rigueur de
l’expression, que la surface sans profondeur n’est pas objet de pensée.
Par exemple cette paresseuse manière de dire, que la vue nous fait
connaître les objets sur une surface sans profondeur, et donc à distance
nulle, n’a réellement aucun sens. D’où je suis venu à considérer comme
des jeux d’imagination ces prétendues conceptions d’un monde auquel
manquerait la troisième dimension, ce qui rendrait impossible la
rotation autour d’une droite. Si l’on ne veille pas bien à ses propres
pensées dans ce passage, on est pris. Car de ce que des êtres plats, et
en même temps géomètres, jugeraient que la rotation autour d’une droite
est impossible, et se tromperaient pourtant en cela, on ira conclure que
nous nous trompons peut-être de même en jugeant impossible quelque
rotation de degré supérieur, comme autour d’un plan. Le fameux romancier
Wells, en ses paradoxes sur le temps, joue le même jeu. Quant aux
suppositions de courbure ou de diminution des grandeurs, elles enferment
une confusion en vérité grossière entre l’espace et les choses mêmes;
car c’est la chose qui est droite ou courbe; c’est la chose qui augmente
ou diminue. Mais l’espace, si l’on conduit rigoureusement l’analyse, est
seulement une loi d’après laquelle nos impressions sont liées d’un sens
à l’autre. Il perd alors tout à fait, comme j’ai déjà tenté de
l’expliquer, cette apparence de boîte rigide et transparente, ou bien de
contenant universel où les choses se rangent et s’empilent; mais en même
temps aussi, et par la seule rigueur, la droite n’est plus confondue
avec la ligne tracée, et les dimensions, de longueur, de largeur et de
profondeur, n’ont de sens que les unes par les autres, ce qui termine le
jeu des sceptiques. Que reste-t-il des espaces non Euclidiens quand on
arrive à cette remarque, que plusieurs ont faite, c’est qu’ils sont tous
Euclidiens? Le débat sur les temps et le Temps relève de la même
Critique; et il suffit, ici encore, de penser rigoureusement pour penser
absolument. Selon mon opinion ce n’est pas le dogmatisme qui est
dialectique, mais c’est bien plutôt le pyrrhonisme.

Je dois pourtant mentionner ici, puisqu’elle est restée dans mes
souvenirs, une sorte de digression, de forme dialectique, concernant les
trois dimensions de l’espace. «Elles correspondent, dit un jour Lagneau,
à ceci que dans une perception sont toujours compris ensemble le réel,
le possible et l’union des deux; hors de quoi ou après quoi il n’y a
rien.» J’ai tenté plus d’une fois de m’expliquer à moi-même cette espèce
de preuve, disant que, dans la perception de cet encrier, il y a
l’impression réelle, ce noir, l’impression seulement possible, cette
couleur jaune de la table à côté, que j’explore aisément d’un coup
d’œil; enfin l’union des deux, qui est la présence pour un sens de ce
qui n’est que possible pour un autre, comme ce relief vu et non touché.
J’avoue qu’il m’est arrivé de conduire le commentaire tout à fait
autrement, et qu’enfin je n’y comprends rien. Mais je soupçonne du
moins, et encore aujourd’hui en y pensant de nouveau, qu’il ne faudrait
qu’un plus haut degré d’attention et je dirais même de courage pour
entendre ici une pensée profonde. Car en beaucoup d’autres questions il
m’est arrivé, tantôt de manquer de courage, et tantôt de m’y appliquer
assez pour effacer toute incertitude. D’où je me suis fait une idée des
esprits faibles. Mais je devrais, comme exemple, citer toutes mes
pensées sans exception, qui toutes sont sans force aussitôt que je suis
sans courage.

Me voilà donc à l’idée principale. Mais avant d’expliquer comment
Lagneau nous ramenait de Spinoza à Descartes, je veux mettre ici une
idée à laquelle j’ai souvent pensé depuis que j’ai quitté les bancs de
l’école. La Métaphysique est communément estimée par ce qu’elle promet,
et discréditée par le résultat. Pour moi qui ai suivi les leçons d’un
Métaphysicien à proprement parler, j’ai voulu dire ce que j’en sais;
mais je veux dire aussi ce que j’en crois. J’ai vu l’Homme. Il ne m’a
point paru que sa fonction fût spécialement d’enseigner. Je suis assuré
qu’en toute fonction d’homme, chef ou juge, il eût été grand, comme il
l’était en expliquant Platon ou Spinoza. Aller droit à la chose, sans
aucun secours d’imagination et de coutume, ce qui est se savoir esprit,
et, autrement dit, chez soi dans ce monde, c’est peut-être plus
difficile dans le métier de professeur que dans tout autre. Toutefois
bien des exemples, en toute espèce d’hommes, m’ont fait voir que la
difficulté est la même pour tous, et qu’il y a une dialectique de tous
métiers, et, par une suite naturelle, un scepticisme de tous métiers. La
dialectique est de ce qu’on en dit et de ce qu’on en a dit, qui mène le
monde; et le scepticisme est un refus de penser, qui vient de ce que la
dialectique nous laisse incertains. Si l’on cherche les raisons du
médiocre, soit dans l’administrateur, soit dans le juge, on trouve
toujours des idées jugées suffisantes, un grand appareil de preuves, et
un étonnant refus de percevoir. Dont le commerce, l’industrie, la
politique et la guerre apportent des exemples. Et c’est ce qu’exprime
très bien la forte expression: «Se tromper.» Qui n’a cherché à
s’accorder aux autres, ou à soi-même, par peur de se reconnaître esprit,
c’est à dire directement saisi et investi dans le moment, et mis en
demeure de juger? Chacun cherche délai et terme, et remet sa fonction
d’Homme pensant. L’histoire de la Libre Pensée serait aussi bien
l’histoire d’un certain genre de servitude, par un refus de la religion
et de la liberté ensemble, enfin par un double effort mal dirigé contre
le courage de penser et de vouloir. Cette contradiction annonce un
développement et d’abord un passage de l’esprit psychologique à l’esprit
sociologique. Ce qui est remarquable, c’est que Lagneau était étranger à
l’un et à l’autre. Pour la psychologie, je n’en ai jamais été séduit, et
il me semble que j’ai assez expliqué pourquoi; il n’y a peut-être pas
une notion, dans ce savoir découragé, qui tienne devant l’attention.
Mais, dans le fond, c’est un refus de penser, et souvent irrité, qui
gouverne ce peuple d’ombres. Quant à la Grande Histoire, qui est pour
ainsi dire l’Histoire de l’histoire, et dont Hegel a laissé une
puissante esquisse et des parties achevées, j’avoue que je m’y
laisserais entraîner aisément. Dans le vrai ce n’est toujours qu’une
philosophie de la Nature, c’est-à-dire le tableau de la pensée sans
réflexion, ou de l’enchaînement de nos erreurs. Ce développement, il est
vrai, fait preuve ontologique à sa manière; mais aussi il appartient à
l’ordre de l’idée, non à l’ordre du jugement. Tel est, par exemple, le
rapport du Socialisme à la justice; et l’on peut bien attendre que le
Socialisme apporte la justice; mais il faut attendre. Là se trouve la
part de la Civilisation dans nos pensées, qui n’est pas petite. Mais
j’ai vu à l’œuvre l’esprit immédiat, l’esprit qui n’attend pas, et qui
est comme le sel de toute législation.

Enfin le génie, en toute rencontre, se reconnaît à ce trait qu’il
n’attend pas et qu’il force la nature par l’entreprise réelle, ce qui
fait souvent une œuvre et toujours un homme. Ce qui se voit, il me
semble, à trois traits principaux. D’abord une connaissance qui ne se
détourne jamais de l’objet. Secondement et par réflexion, le sentiment
que l’esprit est ici dans son propre domaine, et qu’il n’y a point du
tout cette pellicule à projections entre l’objet et nous, mais que
l’idée au contraire lui est constitutive et substantielle. Qu’en toute
erreur, donc, c’est l’esprit qui se manque à lui-même, et que tel est
l’avertissement des songes. Le génie n’a point de songes, mais saisit le
réel dans ses songes, et, toujours en juste contact avec le monde, y
voit toujours place et passage, comme le pilote le long de la vague.
D’où ce regard libre et réconcilié. Le vrai poète est l’homme pour qui
le monde existe; et tel est l’exemple le plus sensible de la grandeur.
Mais il faut dire que tout inventeur et tout pilote est métaphysicien
d’un moment; c’est par là que je distinguerais la méthode réflexive de
la réflexion dialectique, qui a les yeux fermés. «L’esprit rêvait; le
monde était son rêve.» Il faut bien entendre cette parole de Lagneau,
qui rassemble d’abord les deux termes contre l’ancienne et redoutable
apparence de la représentation subjective. Car ce songe n’est songe que
par le sommeil. Ainsi nos songes nous jugent. Lagneau lisait avec
ravissement ce passage où Descartes nous conte qu’il était arrivé à
n’avoir plus que des rêves raisonnables. Tel est le réalisme de l’homme
de génie. Un autre trait que j’y vois encore concerne ses semblables.
D’un côté il les voit comme ses frères en esprit; mais, par cette
adhérence de l’esprit à la chose, qui est le moment du jugement, il les
voit singuliers, différents, inimitables, et égaux par cela même, pourvu
qu’ils n’imitent pas.

Cette dernière idée est dans Spinoza. Elle est la vie et comme l’âme de
ce puissant système. Les autres aussi peut-être. L’homme qui s’y cherche
s’y reconnaît pensant, et participant de l’être. Mais, d’un autre côté,
on doute toujours, quand on le lit, si l’imagination est une
connaissance séparée, ou bien si l’entendement la porte et enfin la
sauve. Je vois le soleil à deux cents pas, et je n’y puis rien; la
connaissance de la vraie distance est donc d’un autre ordre, et séparée.
Je rêve que Paul m’est présent, ou Jacques, alors qu’ils sont morts;
c’est un effet de la fabrique du corps humain; et cette vision n’est
fausse qu’autant que j’ignore cela même; mais il n’est jamais dit en
quel sens cette vision est vraie. Pour mieux dire, toute perception et
toute imagination est par elle-même étrangère au vrai. L’apparence,
comme telle, serait donc un fait de l’âme. Mais, d’un autre côté, si
l’on poursuit, selon la rigueur des termes, cette connaissance qui n’est
pas connaissance, cette pure image enfin, on ne peut, en suivant Spinoza
lui-même, que réduire cette présence trompeuse à la présence même du
corps humain modifié; ainsi l’affection serait le réel de l’image.
Contempler un objet comme présent, ce ne serait donc rien de plus
qu’être de soi-même affecté comme s’il était présent. Lagneau fixait là
notre attention, et l’y ramenait, nous invitant à décider dans cette
émouvante polémique, où Descartes fait d’abord figure d’écolier. Que
l’entendement et la volonté soient deux puissances distinctes, cela
voudrait dire qu’il peut y avoir idée sans jugement. Je vous ai mieux
compris, dit le disciple, et je sais qu’une idée ne se tient pas seule,
comme un tableau peint. En toute idée il y a jugement, c’est-à-dire
affirmation. Ainsi l’idée n’est pas chose. Mais la volonté n’en succombe
pas moins sous le poids de l’être, et l’idée fausse n’est rien. Ces
thèses sont bien connues: mais Lagneau, d’après ce que j’ai entendu de
lui, ne nous invitait jamais à considérer l’enchaînement des
démonstrations; plutôt il tournait et retournait l’exemple. La
représentation du soleil à deux cents pas ne peut être dite fausse qu’en
ce sens que d’autres idées nous manquent, comme celle des
triangulations, perceptions encore, qui renvoient le soleil beaucoup
plus loin, comme celle des lois de l’optique et de la vision,
perceptions encore, qui expliquent que les moyens nous manquent, par la
faible base entre nos deux yeux et l’impossibilité de toucher,
d’apprécier cette immense distance. Mais d’un autre côté on ne peut pas
dire que cette distance de deux cents pas soit donnée comme en une
image, car toute distance est pensée. Et la pure image serait plutôt
l’image peinte sur la rétine; mais non pas encore; car une image sur une
rétine est une perception et une pensée; et l’œil comme partie du corps,
de même. La pure image n’étant plus qu’une affection de notre corps, on
voit que dans la perception du soleil à deux cents pas il se trouve un
commencement de vérité. Le soleil est plus loin que ce que je puis
toucher, plus loin que les arbres, plus loin que l’horizon, plus loin
que la lune, comme l’éclipse le fait voir; ainsi de nouveaux rapports
ajoutent à cette idée, s’y incorporent, la transforment; tout cela en
implication par le dedans, non en juxtaposition. L’idée vraie n’est donc
pas autre chose que cette perception du soleil; elle est cette
perception jugée en son rapport au corps humain, au soleil, à l’air, à
toutes les autres choses; car la direction de deux ombres assez
éloignées confirmerait encore cette idée que le soleil est bien au delà
de deux cents pas. Mais considérons la chose de plus près; cette idée
vraie, qui enfermerait tous les rapports possibles, nous ne l’avons
jamais; nous réformons un jugement par un autre. Et la réfraction
négligée, toute autre déviation, et enfin cette condition que nous ne
savons pas tout, font qu’on peut dire aussi bien que la vraie distance
nous manque toujours. Même, par réflexion, si nous voulons chercher en
quel sens la naïve représentation ne trompe plus le savant, nous voyons
que c’est la même idée qui fait que son calcul et ses mesures ne le
trompent plus; c’est l’idée qu’il n’y a point d’idée suffisante. Ici,
dans la pensée en mouvement, ou plutôt en acte, apparaît le doute, qui
n’est point faiblesse, mais force, et plutôt affirmation redoublée; car
l’esprit a donc assez de portée pour dépasser ses objets quels qu’ils
soient et les juger. Ainsi le doute n’est pas ce flottement
d’imagination que Spinoza décrit, mais c’est le plus haut du jugement,
par quoi on pourrait dire que la certitude est achevée et couronnée.
Qu’est-ce qu’un homme qui croit former une idée vraie? N’est-ce pas
celui-là même qui se trompe? Réellement l’erreur en toute matière est de
réflexion, et consiste en ceci que l’on soumet le jugement à l’idée.
Ainsi Descartes reparaît toujours. L’erreur et la vérité paraissent
ensemble, toutes les fois qu’une idée est dépassée. Spinoza est
irréfutable en tout, et notamment quand il soutient qu’il n’y a rien de
positif par quoi une idée fausse puisse être dite fausse. Mais il faut
l’entendre mieux. L’apparence finalement serait juste et vraie,
puisqu’elle exprime le rapport de l’homme pensant et existant au tout de
la pensée et au tout de l’existence; par exemple la grandeur apparente
du soleil est finalement vraie par la distance du soleil et les
conditions de la vision. Il ne nous manque que de connaître
rigoureusement notre condition pour nous en contenter. «Il n’y a qu’une
vérité absolue, c’est qu’il n’y a pas de vérité absolue.»

Je crois avoir donné ici une idée exacte d’une de ces leçons touffues, à
marche sinueuse, et qui, partant d’un exemple ou d’un autre, nous
ramenaient toujours, l’Éthique en main, à la vérité de la boîte à craie
et de l’encrier, et en même temps à la vérité de l’Éthique elle-même.
L’âme de Descartes sortait du tombeau. Nous étions hommes, seulement
hommes. L’immense Objet ne nous étourdissait plus. J’ai déjà dit que je
n’étais pas disposé à faire grand cas d’une preuve dialectique; mais
comment refuser de penser un objet présent, de dire ce que j’en sais, et
ce que c’est que savoir ce que j’en sais? Aventure, oui; mais c’était
bien la mienne. Notre sort nous était remis à chacun; l’esprit et le
fait ensemble, la dépendance et le pouvoir ensemble, un travail déjà
commencé, et un pouvoir aussi de refus auquel il nous abandonnait tous,
nous laissant libres de sa main, comme des créations, sans autre
conseil, ce qui est le plus fort conseil et le seul. Je me souviens
qu’un jour, après qu’il eut fait revivre l’esprit de Descartes
solitaire, il se déchargea soudain de nos âmes, improvisant cette
sublime pensée que j’ai retrouvée dans ses notes: «Être ou ne pas être,
soi et toutes choses, il faut choisir.» Transmission de pouvoirs.
Confiance qui est pour faire trembler. Il serait plus simple d’oublier;
mais la sévère condition est celle-ci, que chacun éprouve dans les
moindres choses, c’est que si l’on oublie le principal, il faut de
proche en proche oublier beaucoup et même tout. Ainsi cet homme bon
avait souvent ce mouvement sévère de se retirer. «Je ne puis penser pour
vous ni décider pour vous», voilà ce que disaient Minos, Eaque et
Rhadamante ensemble dans ce regard réfléchissant.




IV

L’HOMME


«Quand nous renonçons au bonheur parfait et à la logique parfaite, nous
y arrivons sans nous en douter.» J’ai retrouvé cette pensée de Lagneau
en épigraphe sur mes notes d’écolier. Je mesure mieux maintenant cette
force de rupture qui méprise tout arrangement. L’_Éthique_ est certes un
arrangement; mais on peut bien la nommer aussi le tombeau de Descartes.
L’esprit s’y fait chose. Si j’ai compris mon Démiurge, et cette création
continuée, il fallait toujours délivrer Descartes. Le _Traité des
Passions_ et les _Lettres à la Princesse Élisabeth_ ne nourrissent point
l’esprit de la même manière que l’_Éthique_. En Descartes ce n’est pas
le Dieu des _Méditations_ qui résout, mais c’est plutôt l’esprit de
Descartes qui, à méditer sur Dieu, a essayé ses forces, et se trouve
après cela plus riche de résolution que de doctrine. C’est pourquoi
l’argument ontologique est, d’une certaine manière, impénétrable.
Peut-être faut-il dire qu’aucune preuve ne prouve que la pensée. Et
Lagneau arrivait souvent à faire entendre que l’insuffisance même de la
preuve était le plus précieux et le plus solide en la preuve; tel est le
passage. Et là se trouve sans doute aussi l’extrême difficulté de penser
sans se nier soi-même. L’Objet est fort, grand et lourd. Qu’on me
pardonne de rassembler le problème en termes abstraits; je voudrais
justement faire comprendre que, sous cette forme, il n’a point de
solution. Peut-être ai-je assez montré que seule la réflexion sur un
objet donné prouve Dieu; et c’est ce que Spinoza a dit aussi, car il a
tout dit. Mais... en ce Mais je revois le penseur intrépide, ou pour
mieux dire invincible, que j’ai entrepris de ressusciter; bien
témérairement. Mais comment faire entendre assez ce Mais? Toujours
est-il que je vois bien une des conditions pour qu’on l’entende. Il faut
comprendre Spinoza, je dirai même l’accepter tout; le voir vrai; ne pas
craindre de le voir vrai. Je dirais autrement qu’il faut ne pas craindre
la géométrie. Ce qui la rend redoutable, et ce qui rend toute idée
redoutable, ce n’est pas qu’elle soit trop vraie, mais c’est plutôt
qu’elle ne le soit pas assez. Atteindre pour dépasser. Avancer, non
reculer.

_Clarum per obscurius_; on retrouvera cette formule hardie dans un
article que Lagneau avait écrit pour la _Revue Philosophique_. Si on
veut l’entendre, il faut relire Descartes, et saisir le mouvement des
_Méditations_; car tout était si simple dans Saint Thomas, si simple
dans Saint Anselme. Il y a certainement une clarté qui laisse stupide,
et le jugement meurt devant la preuve. Chacun sentira ici quelque chose
qui est vrai. Mais je voudrais parler autrement que par énigme. On
demande deux choses, il me semble, au penseur. On lui demande de se
penser libre; mais on lui demande aussi de ne pas mépriser les
nécessités de raison. Certainement il faut passer par la preuve, et la
confirmer. On sait, d’après d’énergiques affirmations, que la
philosophie de Lagneau était une philosophie de la liberté. Nous
l’interrogions souvent là-dessus, parce qu’il nous semblait qu’il savait
là-dessus tout ce qu’on peut savoir. Or jamais on ne le vit disposé à
faire bon marché des preuves, qui sont toutes contre; mais on eût dit au
contraire que ces preuves étaient son appui. Il connaissait de près ces
louables entreprises, où il est expliqué, dans l’intérêt des bonnes
mœurs, et en vue de rassurer les esprits faibles, que le système de la
Nécessité, qui est le système de l’Objet, n’est peut-être pas si solide
qu’on le croit. Ces entreprises, il n’en parlait guère; je sais qu’il
les méprisait. Au contraire il venait toujours à dire que c’est la
suffisance de la nécessité qui fait voir son insuffisance, et que
l’universelle nécessité est en tout cas le commencement de la preuve. Ce
n’est pas parce que la Nature manque en quelques points et laisse des
trous qu’il nous reste une chance d’être libres. L’Objet se tient. Mieux
on le sait et mieux on est assuré que l’Objet n’est pas tout, et enfin
que l’existence n’est pas Dieu. Je n’ai pas entendu cette célèbre leçon
sur Dieu, mais j’en connais le sommaire et même plus que le sommaire.
Finalement on ne peut pas dire que Dieu existe, car qu’est-ce qu’exister
sinon être pris dans le texte de l’expérience? L’existence n’est donc
point substance, et Spinoza n’a pas dit le dernier mot. Mais enfin, pour
parler le langage des esclaves, comment Lagneau accordait-il le libre
arbitre avec l’inflexible nécessité? Je ne saurais le dire. Non
seulement il paraissait peu se soucier d’accorder ensemble le non de
Spinoza et le oui de Descartes, mais bien plutôt il s’attachait à
marquer l’opposition et la corrélation en même temps des deux notions,
au reste sans chercher d’autre secours ni faire voir aucune inquiétude,
comme si la difficulté disparaissait dans l’investigation même.

D’après l’énergique position de Kant, quoiqu’abstraite, et d’après les
recherches de Renouvier sur ce point-là, je crois que nous sommes
arrivés à cet âge humain où le destin doit être surmonté par les seuls
moyens de l’homme, et sans aucun tour de gobelets. J’ai cru deviner que
Lagneau se tenait ferme et attentif justement sur ce point de
difficulté. Je veux dire enfin ce qu’il m’en semble, en me tenant tout
près de ses formules.

Leibniz ne se laissa pas plus séduire que Spinoza lui-même par ce
rapport de composition, qui est abstrait, et qui n’exprime aussi que
l’absolue dépendance, sans aucun noyau de suffisante réalité; la pensée
cartésienne est éclairée par là. Toutefois Leibniz n’évita pas, comme on
sait, de dire que le passage du Rubicon était éternellement dans la
pensée de Dieu, joint à la notion de César et des autres êtres, comme
attribut d’une proposition vraie. Il ne suffit donc pas d’avoir vaincu
le mécanisme, en le réduisant à n’être qu’un moyen de la représentation,
et pensé. Le mécanisme revient sous la forme de la Logique, qui n’est
sans doute que l’abstraction du mécanisme. Toujours est-il que ce
mécanisme et cette logique ne se tiennent pas d’eux-mêmes comme pensées;
mais cette activité qui construit et soutient la représentation de la
nécessité extérieure n’est pas encore tout ce que pose Descartes sous le
nom de libre arbitre. Aussi je n’ai jamais tenu pour suffisante la seule
liberté du jugement. Ce n’est pas assez de comprendre la nécessité; il
faut la vaincre en quelque façon. La liberté du jugement n’est donc que
le signe et le commencement d’une doctrine.

Par la _Théodicée_ de Leibniz, on voit bien ce qui écrase le jugement;
et c’est toujours l’objet; c’est toujours le total de l’existence,
abstraitement considéré. Peut-être faudrait-il dire, là-dessus, que
l’existence réelle n’est jamais qu’objet d’expérience, et qu’une suite
de causes au delà de notre perception doit être rabaissée au rang de
simple possible. Ou bien, pour parler autrement, on pourrait dire que
l’existence est imparfaite par nature et inachevée. Aucun possible
n’aurait donc de raisons suffisantes d’exister; au contraire, nous
partons toujours de l’existence pour conclure que ce qui existe était
possible; mais c’est trop peu conclure; nous concluons que ce qui existe
était seul possible, et c’est très bien conclu. C’est donc l’existence
qui, parmi les possibles, montre ce qui était réellement possible; cela,
l’existence le prouve en se montrant. Aussi bien la première sagesse
est-elle de ne pas délibérer sur ce qui est arrivé. Mais il n’est pas
évident que délibérer auparavant fût par cette même raison
déraisonnable. Si une prédiction était aussi bien fondée qu’une
perception, il faudrait dire que ce qui est prédit est dès maintenant
arrivé; mais pourtant ce qui manque à toute prédiction c’est cela même,
c’est l’événement.

Spinoza est fort quand il prouve que nous n’avons de l’existence à
venir, soit des autres choses, soit de nous-mêmes, qu’une connaissance
inadéquate; et la vraie raison de cela c’est qu’un compte achevé de
l’existence, ou bien l’existence absolue, est contre la notion même de
l’existence. Mais quand Spinoza conclut du tout de l’existence,
considéré abstraitement, la nécessité absolue de tout ce qui arrive et
arrivera, il est moins fort. L’abstrait ne contient pas le fait. C’est
pourquoi il reste vrai que ce qui arrivera n’est pas encore arrivé, et
que le temps est quelque chose.

Il faut porter l’attention sur les subtilités de ce genre. Car dans
toute espèce de fatalisme il y a d’abord cette idée commune et forte que
ce qui arrive termine toute délibération par sa présence, et qu’il n’y a
plus à y revenir, ce qui écarte cette stérile pensée de vouloir se
transporter de nouveau dans le passé et chercher alors si quelque chose
d’autre n’aurait pas pu être. Et c’est ce qu’il y a de vrai dans cette
remarque souvent faite, mais ambiguë, que les hommes d’action sont
fatalistes; ils le sont pour le passé et il faut l’être; et c’est ce
genre de tranquillité à l’égard de ce qui est fait, qui permet que les
hommes d’action se tiennent toujours, en quelque sorte, sur le bord de
l’avenir, s’appuyant, non pas sur ce qui aurait dû être, mais sur ce qui
est, afin de changer un peu ce qui sera. Sur quoi il est clair qu’un
homme d’action n’a pas de doute; et j’en juge plutôt d’après ses actions
que d’après ce qu’il en dira; car il est naturel qu’un tel homme, ennemi
des travaux inutiles, range aussitôt ses propres actions, dès qu’elles
sont faites, du côté de l’irréparable.

Mais il y a mieux peut-être à dire là-dessus. Nous pensons aisément la
suite des causes dans un système fermé; telle est la pensée du
physicien. Dans de tels cas, où l’expérience peut être recommencée,
l’esprit, soutenu par la coutume, va de la cause à l’effet du même pas
qu’il prend pour aller de la définition à la conséquence. La nécessité
est alors suffisante. Mais dans les événements où nous sommes mêlés, et
qui font l’histoire privée et publique, la nécessité n’est jamais perçue
comme suffisante, parce que toutes les choses ici concourent, qu’on ne
peut rassembler toutes par la pensée à chaque moment. Une éclipse de
soleil, qui n’est qu’un changement de lumière, met une armée en fuite;
une migraine du général change la bataille; une mouche irrite le cheval
et jette le cavalier par terre. Aussi quand nous voulons penser d’avance
que l’événement est inévitable, nous pensons abstraitement, jusqu’à ce
point que nous disons que l’événement quel qu’il soit est inévitable.
Mais il n’y a point de pensée plus creuse que celle-ci: je sais que ce
qui va arriver, que je ne sais pas, est inévitable; c’est une pensée
qu’on ne peut réfuter, parce qu’on ne peut la saisir, comme Aristote l’a
si bien vu en son exemple du combat naval.

Et ajoutons que la connaissance des causes déterminantes est alors
abstraite aussi, et tout à fait indéterminée. Nous attendons; c’est
notre état d’attendre. Et quand l’événement se produit dans l’existence,
c’est alors que la chaîne des causes antécédentes se solidifie et prend
elle-même existence à ce contact. Chaîne insuffisante toujours, mais
suffisante par le témoignage de l’effet. Il ne faudrait pourtant pas
prendre cette pensée après coup pour une vérification de l’autre.

J’ajouterais encore quelque chose, afin de vaincre cette pensée
abstraite de quelque chose qui arrive, et enfin d’un commencement dans
le cours de l’histoire. En gros il y a des commencements, comme un coup
de canon, une blessure, et choses semblables; mais, à regarder de plus
près, ce qui arrive ne cesse pas d’arriver, et l’événement est comme un
fleuve; ce qui semble arriver est déjà commencé, mais en continuel
changement. De même, et cette remarque a plus d’importance, aucun homme
ne cesse jamais d’agir pour une part, comme un nageur dans le fleuve. A
le supposer libre, il faut dire que la relation de ses mouvements à ses
jugements ne cesse jamais de modifier le cours des choses, important ou
non. Cette remarque n’a rien qui puisse étonner, mais on n’en raisonne
pas moins comme si l’homme, un temps spectateur, délibérait d’abord sans
rien faire, et se décidait à un certain moment à intervenir, et enfin à
commencer absolument quelque chose. Il ne faut pas s’étonner si une
notion ainsi séparée ne peut être ensuite incorporée, ni trouver sa
place dans le cours de l’histoire. Toutes ces remarques vont à changer
tout à fait le problème, jusqu’à ce point qu’on ne reconnaît plus alors
les objections ordinaires, et qu’elles n’ont plus lieu ni moment dans
cet emportement de la vie réelle, où tout est passé aux yeux de la
réflexion contemplative; c’est ce que le beau mot de Représentation
exprime si bien. Maintenant peut-être aperçoit-on que c’est mal penser
que vouloir appliquer les formes et règles de la représentation à
l’action même. Il est donc évident, par une analyse toute proche de la
perception, que l’homme ne peut pas se penser libre. Par cette remarque,
toutes les preuves tombent, comme venant toujours trop tôt ou trop tard.

Où vont ces remarques? Certainement à rabattre la logique abstraite,
dont les nécessités représentent trop imparfaitement notre liaison à la
nature entière. Aussi à appliquer toujours à l’objet, sans jamais l’en
retirer, cette logique transcendantale qui n’est que la forme de la
perception en acte. Ce qui fait voir clairement, il me semble, que les
notations usuelles, sur ce point-là, sont tout à fait insuffisantes.
Demander, par exemple, si l’homme peut commencer d’agir, n’est-ce pas se
mettre hors de la situation humaine? Car l’homme ne cesse jamais d’agir;
il ne passe point de la pensée à l’action, mais plutôt son action se
déroule sans interruption aucune, car il est toujours quelque part; et,
se tenir ici et non là, cela change tout. Sa pensée cependant suit ses
actions, tantôt devant, tantôt derrière, plus ou moins approchée,
adhérente, attentive, en sorte que l’action est tantôt machinale, tantôt
imitée, tantôt réglée d’après la perception claire, comme on voit pour
le pilote, qui tient toujours la barre, mais qui considère tantôt le
profit, tantôt l’étoile, tantôt la risée. Agir c’est continuer, c’est
réparer, c’est imprimer une flexion à cette ligne d’action que nous
laissons dans le monde. Ainsi nos moyens dépendent d’actions, et nos
motifs aussi. Un pauvre ne délibère point sur l’emprunt Japonais. Le
chirurgien délibère en agissant. Ses explorations sont déjà des actions,
et toutes ses études de même. César passe le Rubicon toute sa vie. Et il
est vrai qu’une action en entraîne une autre; mais cet enchaînement, qui
tient le fou, est ce qui donne force au sage. Hercule retrouve le
célèbre carrefour à chaque moment; mais ses actions passées sont de
puissants motifs contre le doute, la peur ou la fatigue. Le libre
vouloir, et efficace, ne doit donc pas être pris comme une force qui
intervient, ni être représenté par les moyens de l’analyse mécanicienne.
Au reste peut-on être libre en théorie? Libre hors de l’action? Libre
quand on se demande si on est libre? Tous les exemples ici sont des
exemples de professeur. Une action simplement possible n’est jamais
libre, parce que ce n’est pas une action.

Lagneau ne traitait pas de cette question précisément ainsi, autant que
j’ai su. Mais sa méthode constante y conduisait, par ce continuel retour
à la perception en acte et aux exemples; par un art aussi, dont je n’ai
jamais trouvé l’équivalent, de remettre en mouvement ces mesures, ces
distances, ces plans, ces perspectives, ces rapports qui soutiennent la
représentation, qui y tracent déjà des actions et des chemins. J’ai
vérifié par l’expérience, et bien des fois, que la pensée abstraite
retrouve toujours l’apparence d’une nécessité invincible, mais que
l’analyse directe des choses et des réelles actions, inséparables des
réelles perceptions, nous remet en train et en notre vraie place, sur
cette bordure du temps où l’avenir se fait continuellement. C’est
rappeler la pensée à son objet, et la sauver tout à fait de théologie,
je ne dis pas de religion.

Ce sujet est infini. Ce qu’il y a de pensée dans notre vie oscille sans
cesse entre l’Incrédulité et la Foi, la première se réduisant au
fatalisme sous toutes formes, l’autre consistant d’abord dans ce pouvoir
d’oser, sans lequel il n’y a point d’action ni même de pensée. Mais si
je me laissais aller à expliquer ces idées, je m’éloignerais de mon
sujet, et je craindrais de voir le visage du Juge se couvrir de nuages;
sa vertu propre, dans l’ordre intellectuel, était une lenteur qu’on n’a
point revue peut-être depuis Socrate. Enfin, je ne veux exposer ici que
des idées qui lui appartiennent, et non point couvrir de son autorité
mes conjectures personnelles, qui sont toujours promptes et
aventureuses, qui l’ont toujours été, et qui le seront toujours, comme
il convient au disciple, qui n’a pas à assurer la doctrine en son
centre. Ce n’est pas que je ne connaisse aussi une certaine lenteur;
mais elle est apprise. Au temps des examens et concours, je savais très
bien adapter l’instrument à un sujet qui m’était nouveau. La rhétorique,
qui est cet art de transposer, donnait alors des résultats brillants, et
même, à ce que je crois encore, sans grave méprise. Mais au retour, et
tout joyeux à raconter mes exploits d’écolier, je trouvais ce front
nuageux, ce regard perçant, et l’expression du plus complet mépris.
C’était un genre d’estime, et je ne m’y trompais pas. Il craignait
d’éprouver une seconde fois l’aventure de Maurice Barrès, qui fut son
élève, et dont il dit un jour: «Il a volé l’outil.» J’ai entendu ce mot
de mes oreilles, mais il ne s’est point autrement expliqué là-dessus,
et, au temps du _Jardin de Bérénice_, ce n’était pas nécessaire. Le
temps a passé. Si le maître vivait encore, chargé d’années, mais
toujours Juge, quelle serait maintenant la sentence? Je n’en sais rien.
Si les morts gouvernent les vivants, il faut avouer que c’est de bien
haut, et par des voies indirectes. Dieu est un, mais il y a plusieurs
diables.

Encore un souvenir d’écolier. Il arriva qu’au grand Concours on nous
donna pour thème la Justice; c’était une question que Lagneau ne
traitait jamais. Toutefois, confiant dans la rhétorique, j’aperçus
aussitôt une méthode de transformation, comme disent les géomètres, qui
me faisait maître du sujet. J’approchai ma plume de mon papier blanc.
Justement Lagneau se trouvait parmi les professeurs surveillants.
Invoquant ce Sinaï, plus orageux que jamais, que n’allais-je pas
transcrire sur mes tables de la loi? Mais lui me fit un signe plein de
force, qui voulait dire: «Vous ne savez rien là-dessus. Je vous défends
d’improviser.» Je fis deux ou trois sonnets.

On pardonnera ce qu’il y a de puéril en ces souvenirs, qui viennent
soudain traverser le cours de mes pensées, et rompre, semble-t-il,
l’attention. Considérez que je trouve peu de secours contre les pièges
d’imagination; j’étais à peine hors de l’École quand mon Maître est
mort. Il faut bien pourtant que je saisisse encore une action dans ce
signe énergique, auquel j’obéis si promptement et si docilement. Quand
je ne ferais qu’imiter, par l’affection toujours présente, ce mouvement
d’obéir, j’y retrouverais déjà cette foi d’enfance, tout allégée, et
jetant tout fardeau par terre, assurée sans rien d’assuré, vers l’avenir
seulement; c’est l’Espérance nue. Je suppose que d’autres croyants ont
trouvé cette renaissance en la prière, comme cet homme de Péguy qui
confie son enfant à la Vierge, et ne s’en soucie plus. Toutefois je n’ai
jamais envié aucun de ces croyants; j’avais mon culte et je l’ai. De
quelque façon qu’il me délivre, et jusqu’à me dépouiller, comme on a pu
voir en ces pages où il m’arrive que devant le Juge je n’ai plus rien à
montrer qui soit digne, néanmoins il m’en vient et il m’en reste une
force toute neuve, et ce pardon à soi qui est la chose au monde la plus
nécessaire. On a saisi, je pense, le mouvement d’épaules de l’écolier,
soudain déchargé de ce sérieux emprunté qui fait toute la sottise. Mais
ici encore regardons; regardons puisque le souvenir revit. Qu’y a-t-il
en cette sévérité sans complaisance? Quel est ce refus d’une offrande
qui était tout ce que je pouvais donner? Quel est cet art de décourager,
qui donne courage? Le sujet était de ceux qui veulent réponse.

La Justice, quoi de plus pressant? J’ai peut-être appris là, et par
l’enfantine vertu de jeter tout au commandement du Maître, qu’il faut
toujours se refuser aux pensées pressantes. C’est encore quelque chose
de plus que le sourire de Platon qu’il faut imiter ici, et c’est la
nonchalance de Socrate. Plus profondément, n’est-ce pas se moquer de la
Justice que disserter sur la justice, bien ou mal, quand le langage même
nous avertit qu’un esprit juste enferme toute la justice qu’il peut
tenir, hors de l’action? C’est livrer la justice aux hasards. Et il me
semble que je tiens ici devant moi l’esprit des _Simples Notes_, et
enfin la véritable raison pour quoi Lagneau ne traitait jamais de
morale. Par opposition essayons ici de penser au Politique, dont la fin
est toujours de déterminer l’autre selon une règle. Platon, malgré
l’apparence, l’entendait autrement, disant dans sa _République_, après
tant de préparations et de détours, que parmi tant de manières de
prendre le bien d’autrui, il y en a sans doute plus d’une qui n’est pas
mauvaise, comme d’enlever à l’enfant l’arme qui le blesserait. Je bats
les buissons, moi aussi; mais enfin il faut arriver à dire que celui qui
réveille en chacun l’esprit libre, et sur le point d’y réussir, ne peut
rester sans scrupule devant l’incrédulité totale, peut-être
prématurément délivrée, disons même toujours prématurément délivrée. Car
d’un côté il n’y a plus de respect, et de l’autre il n’y a plus au monde
que le respect; or ce monde humain ne fait pas voir des apparences
respectables. Sur ce point de délivrer l’homme, il vient aisément une
peur. La position de Lagneau est rare, et peut-être unique, par ceci que
l’objet étant déchu de son rang divin, non pas d’après de petites
remarques, non plus d’après un doute léger et badinant, mais au
contraire d’après les plus sérieuses pensées, il ne reste plus que la
force nue qui puisse tenir debout l’ordre tel quel. Quand le provisoire
et donné n’est plus tenu par la pensée, il vient une violence de police
et sans aucun ménagement. Peut-être a-t-on surpris ce vif mouvement de
défense qu’il faut appeler militaire. Bref il ne faudrait pas croire que
le Mépris Assuré pardonne jamais au Mépris Errant. Et parce que le
nouvel Esprit ne croit point, il ne faut pas s’attendre à le voir pour
cela moins assuré en ses précautions de police. Tout au contraire, le
visage en cette Guerre le plus redoutable n’est pas celui de la justice
en bataille, mais plutôt cette apparition fugitive du guerrier qui ne
respecte rien, qui ne croit point du tout faire œuvre sainte, et qui
n’espère point prouver quelque chose par la victoire, sinon que la
violence n’est ni pensée ni preuve. Cette idée, que la justice est
suspendue, est ce qui rend terrible l’homme en armes. Ici est le profond
et total désespoir du vainqueur, sans aucune trace de cette pitié
hypocrite, qui retenait les guerres d’autrefois souvent entre les bornes
d’un jeu, par cette double illusion de croire d’abord qu’une guerre est
juste, et par moments d’avoir un doute là-dessus, illusoire encore. Dans
l’âge de la liberté, s’il se lève, il faut s’attendre à une répression
plus prompte, moins soucieuse d’entendre le coupable, à une défense plus
mécanique, par une vue du nécessaire et une négation du fatal.

Revenons au sérieux, j’entends au bien fondé. Je suis assuré de conclure
tout près de l’enseignement magistral en appelant l’attention sur ceci
que, de même que Dieu ne peut être dit exister, de même, et encore mieux
peut-être, la liberté ne peut être dite existante, puisqu’exister c’est
être pris dans le texte de l’expérience. C’est pourquoi nos
représentations, si bien nommées, l’excluent rigoureusement. Jamais je
ne verrai la liberté à l’œuvre, comme une chose qui en pousse une autre.
Je n’en puis avoir aucune expérience, parce que ce qui est objet
d’expérience est chose. Mais, par la même raison, je ne puis trouver
d’expérience qui prouve qu’elle n’est pas. Tout ce qui est pensée est
soumis à cette condition, qu’on oublie toujours, voulant que la pensée
soit une chose de plus, ou une suite de choses. «Il n’y a, disait-il,
qu’un fait de pensée, qui est la pensée.» Même une idée n’est pas un
fait de pensée; une idée est un objet; et aussi l’idée de l’idée; mais
la réflexion même nous fait esprit. Ce qu’on exprime en disant que Dieu
est intérieur, non extérieur; et toute la religion n’a-t-elle pas été
toujours à dire d’un dieu ou d’un autre: «Tu n’es pas le vrai dieu»? La
vraie foi n’a donc d’autre objet qu’elle-même. Ainsi pensait le Briseur
d’Images.

L’Esprit, quand il parvient ainsi à son front de bataille, a trouvé sans
doute sa destination. Mais ce combat ne finit point, par cette chute
continuelle de nos pensées, qui deviennent idées, et d’idées, images.
Négation de la négation, comme parle Hegel; combat sans gloire, puisque,
toutes les idoles abattues, il laisse paraître en leur état naissant les
choses, les hommes et soi, ce qui n’est pas pour étonner. De tels hommes
ne sont grands que de près, dans le moment même où ils pensent par
dessus l’idée. L’Éternel paraît ici, que tous invoquent, et qui va par
jugements singuliers, par actions invincibles et promptes. Dont il est
resté peu de témoins, tous s’accordant sur la force et sur la grandeur,
tous arrêtés en respect et religion.

Pour moi, au seuil d’une longue enfance, qu’y pouvais-je entendre; et
qu’en ai-je pu sauver? Une mesure de grandeur; aussi des parties de
doctrine, inébranlables, et propres à donner assurance, sans développer
trop l’orgueil, si naturel au fils de la Terre. Heureux si j’ai fait
sentir à quelqu’un quelque chose de ce feu d’admirer, consolation pour
tous, et vertu des forts.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  I.--Souvenirs d’Écolier                                           7-86

    Pourquoi souvenirs, p. 9.--L’Écolier en 1888, p. 10.--Portrait,
    p. 13.--La classe, p. 15.--Lagneau malade, p. 16.--La carrière de
    Lagneau, p. 17.--Une action, p. 18.--Commentaires, p. 19.--L’homme
    d’action, p. 22.--L’ordre humain, p. 26.--La Poste d’entendement,
    p. 28.--Vaincre Spinoza, p. 29.--L’obéissance et l’action,
    p. 32.--Renouvier, p. 34.--L’oracle, p. 35.--Le Pédant, p. 37.--Les
    passions du Maître, p. 41.--La rhétorique, p. 44.--Premiers essais
    de l’écolier, p. 48.--L’aveugle-né, p. 50.--Opinions politiques,
    p. 53.--Sur la route de Metz, p. 55.--Guerre et politique,
    p. 57.--Le Maître répond, p. 58.--Notre paquet est fait,
    p. 59.--Retz, p. 60.--Le détour politique, p. 62.--La justice selon
    Platon, p. 64.--Lagneau sévère, p. 65.--Le socialisme, p. 68.--Le
    droit, p. 70.--La Bible, p. 71.--Entendement et Jugement,
    p. 72.--Les Cours de Lagneau, p. 74.--Une leçon célèbre,
    p. 75.--L’Homme de Dieu, p. 77.--Essai de commentaire, p. 79.--La
    Dialectique, p. 83.--L’Entendement dans la Perception, p. 84.--Le
    réveil, p. 86.

  II.--Platon                                                     87-118

    Les idées à l’œuvre, p. 87.--Le cheval de bois, p. 89.--Lagneau
    démiurge, p. 91.--L’objet et l’apparence, p. 93.--Le choix,
    p. 95.--L’Esprit et l’histoire, p. 96.--Le destin effacé, p. 97.--Un
    Penseur Catholique, p. 99.--L’incrédule, p. 102.--Le fondement de
    l’induction, p. 104.--La boîte à craie, p. 106.--L’idée dans la
    chose, p. 108.--La loi dans l’objet, p. 110.--L’espace,
    p. 111.--Pensée et Religion, p. 113.--Le treuil, p. 116.--Lagneau
    méditant, p. 117.

  III.--Spinoza                                                  119-153

    Des idées claires, p. 119.--Le Sphinx, p. 121.--La Nécessité,
    p. 122.--Causes extérieures, p. 124.--Deux nécessités,
    p. 125.--L’Attribut Pensée, p. 126.--Spinoza surmonté, p. 127.--Le
    consolateur, p. 128.--L’Union pour l’Action Morale, p. 129.--Platon
    et Spinoza, p. 130.--L’attribut Étendue, p. 132.--Signets,
    p. 134.--L’Analyse Réflexive, p. 136.--L’Espace Euclidien,
    p. 138.--Les trois dimensions, p. 140.--De Spinoza à Descartes,
    p. 142.--Le Métaphysicien, p. 142.--Sceptiques, p. 143.--Le génie,
    p. 145.--Le soleil à deux cents pas, p. 147.--Le doute,
    p. 150.--Hommes, seulement hommes, p. 152.

  IV.--L’homme                                                   154-177

    Le tombeau de Descartes, p. 154.--Mais... p. 155.--_Clarum per
    obscurius_, p. 156.--Preuves jugées, p. 157.--Le destin,
    p. 158.--Leibniz, p. 159.--La prédiction, p. 161.--Le fatalisme,
    p. 162.--Les causes, p. 163.--Y a-t-il des commencements?
    p. 164.--Liberté, p. 167.--Barrès, p. 170.--Un souvenir d’écolier,
    p. 170.--Sévérité, p. 171.--La Justice, p. 172.--Encore la Guerre,
    p. 174.--La vraie foi, p. 176.--Tout est toujours à recommencer,
    p. 177.




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 6 JUILLET 1925
    PAR EMMANUEL GREVIN
    A LAGNY-SUR-MARNE





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS CONCERNANT JULES LAGNEAU ***
        

    

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received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
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remaining provisions.

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providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
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facility: www.gutenberg.org.

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