Le voyageur étonné

By Adolphe Retté

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Title: Le voyageur étonné


Author: Adolphe Retté

Release date: January 29, 2024 [eBook #72798]

Language: French

Original publication: Paris: Albert Messein, 1928

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOYAGEUR ÉTONNÉ ***





  ADOLPHE RETTÉ

  LE
  VOYAGEUR ÉTONNÉ


  PARIS
  ALBERT MESSEIN, ÉDITEUR
  19, QUAI SAINT-MICHEL, 19
  1928




Librairie A. MESSEIN, 19, Quai Saint-Michel, Paris


DU MÊME AUTEUR

  POÉSIES (1897-1906): Campagne première, Lumières tranquilles,
    Poèmes de la forêt (Messein)                                   7 fr.
  Une belle dame passa (Messein. 1 vol. in-12)                     7 fr.
  Le Symbolisme (anecdotes et souvenirs). 1903 (Messein.
    1 vol. in-12)                                                  9 fr.

ŒUVRES CATHOLIQUES

  Du diable à Dieu, récit d’une conversion (Messein).
  Le règne de la Bête, roman (Messein).
  Un séjour à Lourdes, journal d’un pélerinage à pied, impressions
    d’un brancardier (Messein).
  Sous l’étoile du Matin, la première étape après la conversion
    (Messein).
  Dans la lumière d’Ars, récit d’un pèlerinage (Tolra).
  Au pays des lys noirs, souvenirs de jeunesse et d’âge mûr (Épuisé).
  Quand l’esprit souffle, récits de conversions: Huysmans, Verlaine,
    Claudel, etc. (Messein).
  Ceux qui saignent, notes de guerre (Bloud et Gay).
  Sainte Marguerite-Marie, vie de la Révélatrice du Sacré-Cœur, d’après
    les documents originaux (Bloud et Gay).
  Lettres à un indifférent, apologétique réaliste (Bloud et Gay).
  Le Soleil intérieur, Saint Joseph de Cupertino, Catherine de Cardonne,
    une Carmélite sous la Terreur, la Charité du malade (Bloud et Gay).
  Louise Ripas, une privilégiée de la Sainte-Vierge, préface de
    Mgr Landrieux, évêque de Dijon (Bloud et Gay).
  Léon Bloy, essai de critique équitable (Bloud et Gay).
  La Maison en ordre, Mémoires 1870-1923 (Messein).
  Les Rubis du Calice, méditations et oraisons sur des textes de
    la Messe (Messein).
  La basse-cour d’Apollon, mœurs littéraires (Messein).
  Jusqu’à la fin du monde, commentaire vécu et d’une actualité brûlante
    de la phrase de Pascal: «Jésus sera en agonie jusqu’à la fin
    du monde» (Messein).
  La Conversion, brochure, nouvelle édition augmentée d’un précis des
    livres de l’auteur (Messein).




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE:

5 exemplaires sur pur fil Lafuma numérotés de 1 à 5.




A MARIUS BOISSON


        Idem velle, idem nolle, ea demum firma est amicitia.

        Salluste.




PRÉAMBULE


Depuis plusieurs années il plaît à Dieu de m’éprouver par la maladie.
Des crises fréquentes me vouent à l’inaction pendant des périodes plus
ou moins prolongées. L’élaboration d’un livre m’est devenue si pénible
que, quand je pose la plume après en avoir écrit les dernières lignes,
je ne puis m’empêcher de m’écrier:--Cette fois, l’effort m’a épuisé;
jamais plus je ne serai capable de le renouveler...

Cependant quelques mois passent et voici que dans cet âtre plein de
cendres grises et froides: ma cervelle, un feu se rallume que nourrit
l’espoir de servir Notre-Seigneur et son Église jusqu’à mon dernier
souffle.

C’est ce qui m’arrive encore aujourd’hui. Des âmes, charitables au vieil
éclopé qu’elles fortifient de leurs prières, me rappellent que Dieu
daigna souvent employer mes pauvres écritures à leur rendre évidentes
les merveilles de Son Amour. A certaines heures d’oraison, il me semble
aussi voir se presser autour de moi ceux à qui j’appris à tracer sur
leur front le signe de la croix. Dès lors, qu’importent ma lassitude et
mes fléchissements dans la voie douloureuse? Pour les uns et les autres
j’assemblerai, tant bien que mal, quelques floraisons d’automne en leur
demandant de penser à moi lorsqu’ils les déposeront au pied du Crucifix.

Terminerai-je ce livre? Ou bien, laissant l’œuvre inachevée, serai-je
cité demain au tribunal de mon Juge? Je l’ignore. Je sais seulement
ceci: n’attendant rien des choses de ce monde, je garde les yeux fixés
sur l’horizon où grandissent les premières lueurs de la vie éternelle et
je sens que ma raison unique de subsister c’est de me tenir près du
Christ au Calvaire. Vous le comprenez, amis en Dieu qui lirez ces pages.
Par suite, comme vous comprendrez que chacune d’elles représente une
souffrance!...




LE VOYAGEUR ÉTONNÉ


Jadis, quand, pour réunir quelque pécune alimentaire, je parlais à des
publics fort disparates, j’ai beaucoup voyagé. En France, et parfois
hors de France, j’ai vu nombre de villes et de hameaux, des plaines
riches en moissons ou stériles, des montagnes neigeuses et des collines
fleuries de bruyères, des fleuves au cours majestueux et des torrents
qui se précipitaient en cascades turbulentes, des forêts et des landes,
l’Océan et la Méditerranée, des aubes de pure lumière et des crépuscules
noyés dans la brume... que sais-je encore? Partout j’admirais, partout
je m’étonnais car il n’est pas d’admiration sans étonnement. Mais il
arrivait aussi que j’eusse l’occasion de m’étonner sans admirer, par
exemple aux endroits où les hommes montrent une ingéniosité déplorable à
enlaidir l’œuvre de beauté--l’œuvre de Dieu.

A présent qu’il ne m’est plus donné de pérégriner çà et là en
collectionnant maints aspects de l’univers, je fais encore de splendides
voyages dans ces régions de la vie contemplative où tant de grâces sont
octroyées à toute âme qui s’applique à prendre pour guides vers le
Paradis les Saints de Notre-Seigneur.

Itinéraire incomparable dont l’oraison désigne les étapes, où les
auberges sont des églises, où les phares sont les petites lampes, jamais
éteintes, qui brûlent devant la Présence réelle! Les paysages que l’on
découvre en cette contrée surpassent tous les sites de la terre.
L’humanité, on ne l’y rencontre qu’en posture d’adoration. Les pauvres
par dilection, les souffrants, les humbles y apprennent la gratitude
envers la miséricorde divine qui leur ouvrit ces refuges.

C’est là que je continue d’être le voyageur étonné. C’est là que la
prière pour tous m’élève au-dessus de moi-même. C’est là que le Verbe
incarné m’admet à porter la croix avec Lui et qu’il la fleurit de roses
radieuses. J’en respire le parfum et alors, par un miracle de sa
charité, je saisis le sens des paroles qu’il murmure tout au fond de mon
cœur... Laissez-moi tenter de vous en transmettre l’écho. Certes, je le
ferai bien maladroitement, bien insuffisamment. Mais si vous rendez à
Jésus un peu de l’amour ineffable qu’il nous témoigne, vous complèterez
ce que je voudrais vous exprimer aussi nettement que je l’éprouve. Et
nous monterons, tous ensemble, en chantant, comme des alouettes, vers ce
soleil des printemps de l’âme: le sourire de Notre-Seigneur.

                   *       *       *       *       *

DES MATINS A NOTRE-DAME DE PARIS.--«N’importe où hors du monde!»
s’écriait le malheureux Baudelaire. Et il y a tant de pauvres êtres qui
répètent cette phrase d’un cœur désolé parce que leur âme a trop
vagabondé loin de Dieu!

Je leur réponds avec le Psalmiste:--_Nous irons dans la maison du
Seigneur..._ Que pourrais-je leur dire de plus décisif puisque, du jour
où je fus reçu à merci par le Bon Maître, j’ai compris que la maison du
Seigneur c’était _ma maison_? Ah! c’est que j’avais été longtemps le
Gérasénien dont une horde d’esprits pervers régissaient les pensées et
les actes. Maintenant qu’ils ont fui parmi les pourceaux, j’obéis à la
parole de mon Sauveur:--_Retourne en ta maison et raconte aux tiens
comment Dieu t’a pris en pitié._

Voici vingt-deux ans que je le raconte et tous mes livres procèdent,
sans exception, de la grâce inouïe que j’ai reçue. Si je mentionne le
fait, qu’on veuille bien admettre que c’est en toute humilité. Je
certifie qu’il m’eût été impossible d’agir différemment.

Je retrouve dans des notes anciennes la trace des circonstances où Dieu
me fit entendre que désormais ma littérature serait vouée à Lui seul.
Permettez-moi de les développer: peut-être quelques-uns qui débutent
dans la voie étroite, en seront-ils encouragés et davantage portés à la
persévérance.

Donc, en octobre 1906, après ma première communion à l’église
Saint-Sulpice, et avant de rejoindre ma solitude sylvestre en Arbonne,
je passai une quinzaine à Paris. Je m’étais logé sur un quai de la Rive
Gauche, à proximité de Notre-Dame. Tous les matins, j’y allais entendre
la messe de six heures. Ceux qui ne connaissent la basilique vénérable
que pour y avoir suivi quelque cérémonie magnifiée par les splendeurs du
luminaire et le chant solennel des grandes orgues ne peuvent se figurer
comme, au petit jour naissant, l’âme s’y imprègne de recueillement et
s’y perd, sans obstacle, en Dieu. Une obscurité sainte, où flotte un
faible parfum d’encens, emplit l’énorme vaisseau. C’est tout au plus si,
à l’orient, un soupçon de clarté diffuse esquisse les lignes des vitraux
qui dominent le chevet. Et quelle ampleur de silence! J’en étais si
pénétré que, pour ne pas le troubler, dès le portail franchi,
j’étouffais le bruit de mes pas. Je gagnais le bas-côté de droite et
j’allais m’agenouiller devant la chapelle de Saint-Georges où, en ce
temps-là, un vieux prêtre disait la première messe. Il n’y avait que
fort peu d’assistants: quatre ou cinq femmes du peuple, ouvrières ou
servantes, venues là pour recevoir de Jésus-Christ la force d’accomplir
leur dur labeur de la journée. Apprenti de la piété, je m’entraînais à
la prière par l’exemple de ces humbles. Je m’en rendis compte la
première fois que je pris place auprès d’elles et je pensai:--Elles sont
si admirablement ferventes que j’aurai peine à les égaler, moi, pauvre
chose sous le regard de Dieu!...

Il faisait trop sombre pour qu’on fût à même de lire l’office dans un
paroissien. M’y unir par la mémoire, je ne le pouvais car j’ignorais les
textes liturgiques. Je ne connaissais alors que l’essentiel des vérités
religieuses résumées dans le catéchisme. Cependant je ne demeurais point
inerte. Comme mon confesseur m’avait muni d’un _Nouveau Testament_ et
d’une _Imitation_ et qu’il m’avait recommandé de les méditer avec soin
sitôt levé, je ne manquais pas de me préparer à la messe par la lecture
de l’un ou l’autre volume. Durant le court trajet de mon domicile à la
cathédrale, l’enseignement acquis de la sorte fructifiait en moi. Au
cours du Saint-Sacrifice, ce que j’en avais retenu, continuait de se
développer, de saillir en lumière pour les yeux de mon âme. Cela
devenait parfois tellement intense qu’au moment de la Consécration, je
disais à Notre-Seigneur, descendu sur l’autel: Faites que votre parole,
qui est mon pain et mon vin, ne cesse de m’alimenter, faites que, m’y
conformant, je devienne digne de votre amour.

J’ai gardé souvenir de deux messes où des phrases lues dans ces
conditions prirent une importance extraordinaire. Un matin, ouvrant mon
_Imitation_ au hasard, je tombai sur ce verset (chapitre 50 du livre
III): «_Que possède votre serviteur sinon ce que vous lui avez donné
sans qu’il le mérite._»

J’en reçus un choc intérieur. Tout ému, je répétais:--_Sans qu’il le
mérite!_ Et j’ajoutais:--C’est absolument vrai que je ne méritais pas ma
conversion! Je le sais. Toutefois, je ne l’ai jamais _senti_ comme
aujourd’hui...

Cette certitude que Dieu m’avait tiré du marécage où je croupissais par
un acte tout à fait gratuit de sa miséricorde s’imposait à moi dans une
éblouissante clarté. J’en éprouvais, à coup sûr, de la reconnaissance
mais surtout un indicible étonnement. C’est en cet état d’âme que je me
rendis à l’église. Il persista jusqu’à l’_ite missa est_. Je contemplais
mon Sauveur en sa perfection, puis ma chétive personne en son néant de
mérite et je balbutiais:--Seigneur, est-ce bien vous qui rayonnez ainsi?
Est-ce bien moi qui suis si noir? Hier je ne prononçais votre nom
qu’avec dérision et voici qu’il est tout pour mon âme. Quelle surprise
dont je n’arrive pas à me déprendre!...

L’incident fut décisif pour mon avenir. Depuis, il me revient
fréquemment à l’esprit et, en particulier, lorsque ma nature mauvaise
cherche à m’insinuer des conseils de négligence et de tiédeur. Aussi
ai-je l’intuition que Notre-Seigneur use de ce moyen pour m’avertir et
me préserver d’une rechute dans les ténèbres de jadis. C’est comme s’il
me disait:--Regarde ce que j’ai fait pour toi et prends garde à ce que
tu vas faire!

Un second effet de la sollicitude de mon Maître se produisit la veille
de la Toussaint. Je venais de lire cet admirable XIIIe chapitre de
l’Évangile selon saint Matthieu où des paraboles divinement persuasives
se succèdent pour nous montrer comment la Grâce opère dans les âmes qui
l’implorent avec l’humidité requise. L’une d’elles se fixa en moi sous
la forme d’une image merveilleuse qui me resta présente durant toute la
messe. La voici: _Le royaume des cieux est semblable au grain de sénevé
qu’un homme prit et sema dans son champ. C’est la plus petite de toutes
les semences, mais lorsqu’elle a cru, elle est plus grande que toutes
les plantes et devient un arbre, de sorte que les oiseaux du ciel
viennent et habitent dans ses branches._

Cette image me posséda si totalement que je ne distinguais ni l’autel,
ni l’officiant, ni l’assistance, ni la nef. _Je voyais_ mon âme comme
une glèbe retournée par le soc de l’épreuve. Un atome vivifiant, pareil
à un fragment d’étoile, y tombait des hauteurs de l’azur, germait
aussitôt, grandissait rapidement et devenait l’arbre immense de la
parabole. Ses racines s’incrustaient au plus profond de mon être; sa
ramure chatoyante s’épanouissait à l’infini; son feuillage frémissait
harmonieusement au souffle d’une brise de Paradis. Sur les branches se
pressait un peuple d’oiseaux d’une blancheur immaculée et dont les yeux
d’or limpide reflétaient la béatitude éternelle. Je compris que c’était
là le royaume des Cieux tel que Notre-Seigneur nous l’a promis, tel que
la Grâce l’apporte aux âmes qui se tournent vers Lui.

Depuis, je n’ai connu de paix qu’à l’ombre de cet arbre. Le murmure de
ses feuilles, les battements d’ailes des oiseaux qui s’y rassemblent
font chanter en moi toute une musique d’oraison. Et c’est pourquoi le
scribe infime que je suis a voué sa plume à la louange de Dieu et au
service exclusif de la Sainte Église...




AMES DU PURGATOIRE


        C’était comme si quelqu’un voyait se soulever le mur de sa
        chambre, derrière lequel il avait supposé les ténèbres du
        dehors, et qu’au lieu de ce vide il eût aperçu soudain une foule
        compacte de visages appelant au secours, se pressant vers lui,
        l’environnant d’instances suppliantes.

        ROBERT-HUGH BENSON: L’aventure de Franck-Guiseley.




I

LES VEILLEURS


Nous sommes trois dans la salle à manger, sans meubles, de cette maison
isolée sur un tertre sablonneux et dont les habitants ont fui Dieu sait
où. Nous nous tenons assis sur des caisses pleines de lainages et nous
essayons de nous réchauffer au feu de débris de planches que nous avons
allumé dans l’âtre. Mais nous n’y réussissons guère car la cheminée tire
mal et le bois humide donne plus de fumée que de flammes. Au dehors
règnent l’hiver, la nuit et la pluie. Le vent d’ouest souffle par
rafales opiniâtres qui secouent les volets délabrés, s’insinuent dans le
corridor qu’elles remplissent de longs sanglots où se mêlent les râles
d’une gouttière engorgée qui s’étrangle à rejeter, avec l’eau des
averses, la mousse et les morceaux de tuiles dont le toit vétuste
l’encombra. Par intervalles, des grondements de canonnade rendent plus
lugubre encore cette morne symphonie.

Ceci se passe en janvier 1915 et il n’y a qu’une dizaine de kilomètres
entre l’abri précaire où nous veillons et l’entrée des boyaux menant aux
tranchées de première ligne.

Détachés provisoirement d’une ambulance de combat, nous avons mission
d’attendre là que passent les fourgons de blessés qu’on évacue sur les
hôpitaux de l’arrière. S’il se trouve parmi eux des mourants incapables
de supporter le trajet, on nous les confie. Nous les installons sur les
paillasses garnissant le plancher des chambres du haut et nous recevons
leur dernier soupir. C’est notre seule besogne. En effet nous ne
possédons rien pour adoucir l’agonie de ces victimes du grand
massacre--pas même de bandes pour remplacer leurs pansements boueux. On
se rappelle qu’à cette époque la pénurie des services sanitaires en
campagne était à peu près totale.

Toutefois, si nous sommes réduits à l’inaction quant aux soins
corporels, nous avons pu, quant à l’âme, secourir ces infortunés. L’un
de nous est un prêtre dont le grand cœur contient les paroles de
lumière. Il les a prodiguées ce soir à deux moribonds qui, éclairés par
lui, entrèrent dans la vie éternelle sans avoir subi les angoisses de la
désespérance.

Maintenant leurs cadavres reposent au-dessus de nos têtes. Il est près
de minuit et, selon toute probabilité, il n’y en aura pas d’autres d’ici
demain, étant donné que, sauf les cas d’attaque imprévue, les charrois
de blessés, ne suivent que rarement les routes cahoteuses du front plus
tard qu’onze heures.

                   *       *       *       *       *

Lors de la mobilisation, l’abbé Cerny était vicaire d’une paroisse
populeuse dans une grande ville du Centre. De tempérament délicat et
d’une santé rendue chancelante par les travaux excessifs où son zèle
pour l’Évangile se dépensait, il fut d’abord versé dans l’auxiliaire.
Mais il n’y séjourna point longtemps. Il n’acceptait pas l’idée de vivre
la guerre loin de ceux qui en subissaient quotidiennement les risques. A
force de démarches, il se fit verser dans l’active et, dès la fin de
septembre, rejoignit l’ambulance où je l’ai connu. Il y marqua par son
dévouement infatigable et surtout par un don de persuasion qui lui valut
de ramener bien des âmes réfractaires à Dieu, ignorantes ou égarées.
Tout le monde l’aimait et même les plus hostiles à la religion le
respectaient. Normalement, il aurait dû fléchir sous les travaux, les
intempéries et les privations qui ne nous étaient pas mesurés. Mais un
tel foyer d’ardeur surnaturelle brûlait en lui qu’il endurait beaucoup
mieux que d’autres, plus robustes, l’énorme tribulation infligée à tous
pour le salut de la France.

Le second d’entre nous, c’était un religieux, âgé de vingt-cinq ans
environ et venu d’une abbaye cistercienne du Midi. On l’appelait le
frère Placide. Jamais nom ne fut mieux porté. Ame d’abnégation et de
prière perpétuelle, habitué à une existence paisible dans la clôture du
monastère, il avait d’abord été mis passablement en désarroi par le
tumulte du dépôt et les rudesses de la formation militaire. Ses
gaucheries, ses méprises, sa réserve lui attirèrent des algarades et des
quolibets d’un goût plutôt douteux. Mais il s’était bientôt ressaisi. A
l’ambulance de combat où il fut envoyé dès novembre 1914, il se révéla
comme un excellent infirmier dont le concours nous devint des plus
précieux. Je remarquai tout de suite qu’à travers les péripéties et les
dangers de notre mission, il gardait un calme immuable. Ce n’était pas
indifférence mais esprit de sacrifice car les plaies et les mutilations
atroces qui s’étalaient sous nos yeux lui arrachaient parfois un cri de
pitié ou des larmes. Il se dominait rapidement. Tout pâle, tout
frémissant d’une charité fraternelle, il redoublait d’empressement
auprès de nos blessés. Et rien n’était plus admirable que le regard
lumineux dont il couvrait leurs souffrances. On sentait qu’uni d’une
manière étroite à la Passion, selon le privilège douloureux des
contemplatifs, il distinguait réellement en eux des membres saignants du
corps mystique de Jésus-Christ...

                   *       *       *       *       *

Donc cette nuit-là, dans la maison funèbre, nous prolongions notre
veillée à la lueur morne d’une lanterne dont la mèche charbonnait.
L’abbé Cerny lisait son bréviaire. Le frère Placide égrenait son
chapelet. Moi, je ne m’interrompais de répondre à ses _Pater_ et à ses
_Ave_ que pour tisonner le feu misérable devant lequel il nous eût été
utile de sécher un peu nos capotes rendues spongieuses par tant
d’averses qui les avaient criblées depuis le commencement de cet hiver
diluvien.

Autour de la maison la tempête allait grandissant. Le vent redoublait
ses plaintes et prenait, par moments, des intonations presque humaines
pour nous submerger dans un océan de détresse et d’abandon. On aurait
dit que des voix d’outre-tombe se multipliaient parmi les ténèbres et
s’angoissaient de n’être pas entendues. A la longue j’en fus obsédé à ce
point qu’il me parut qu’elles articulaient une phrase, toujours la
même:--Venez à notre aide!... Venez à notre aide!...

C’était si poignant que je frissonnai d’une crainte mystérieuse. L’abbé
remarqua mon malaise.

--Qu’avez-vous donc? me demanda-t-il, vous semblez près de vous trouver
mal!...

--A coup sûr, répondis-je, je mentirais si j’affirmais que je me sens
confortable et il ne me déplairait pas d’avoir un peu plus chaud. Mais
ce qui me trouble, ce sont surtout ces lamentations dans la nuit...
Dirait-on pas des âmes qui appellent au secours?

L’abbé, pensif, hocha la tête:--Oui, je les écoute comme vous. Et je ne
puis m’empêcher de croire que Dieu permet peut-être que sur ce champ de
bataille qui a vu tant d’agonies, parmi un si grand nombre d’âmes qui
furent précipitées à l’improviste dans le Purgatoire, certaines
empruntent les clameurs de l’ouragan pour solliciter nos prières.

--Eh bien, dis-je tout bas, c’est précisément l’idée qui me hante.

--Moi aussi, murmura le frère Placide.

L’abbé reprit:--Que ce soit une illusion due à la fatigue et à notre
solitude funéraire ou qu’en effet, l’autre monde se manifeste à nous, il
est indiqué de prier pour tous ces défunts. Récitons le _De profundis_.

Nous le fîmes aussitôt avec grand recueillement et avec le désir intense
de soulager ceux qui à cette heure subissaient, à cause de leurs fautes,
les flammes rédemptrices. Lorsque, pour conclure, l’abbé eut demandé à
la Miséricorde infinie de leur être une aube de fraîcheur dans l’ombre
brûlante où ils expiaient et de leur octroyer l’espoir d’un repos
prochain en son royaume de la Paix éternelle, il nous dit:

--Ce n’est pas la première fois que j’ai le sentiment d’être investi par
les âmes du Purgatoire.

--Moi non plus, répondis-je, et je garde le souvenir précis d’une
circonstance où j’ai pu concevoir une relation sensible entre les
vivants et certains défunts particulièrement affligés.

--Contez-nous cela. Aussi bien, ce sont des propos qui s’adaptent aux
heures que nous vivons présentement.

--Je parlerai volontiers, dis-je, et vous pouvez être assurés que je
vous exposerai les choses exactement comme elles se sont passées. La
réalité fut trop émouvante pour que j’y ajoute les broderies de
l’imagination.

L’abbé m’approuva du geste et j’entamai le récit qu’on va lire.




II

UN REVENANT?


Il y eut cinq ans à la fin de septembre dernier, un de mes amis, médecin
de campagne habitant un village à la lisière de la forêt de
Fontainebleau, m’avait invité à venir le voir. Comme nous étions fort
liés, je l’aurais fait bien auparavant si les obligations que m’imposait
mon métier de porte-paroles ne m’eussent tenu sans cesse loin de la
région où il exerçait. Et même, lorsque je réussis à combiner mes
déplacements de façon à lui rendre visite, je ne pus, à mon grand
regret, lui consacrer que très peu de temps. Arrivant de Belgique, me
dirigeant vers les Pyrénées, il me fallut le prévenir qu’il me serait
impossible de passer plus de vingt-quatre heures chez lui. De fait, je
descendis du train à la nuit tombante et je repartis dans la soirée du
lendemain.

Mon ami--le docteur Dufoyer--et sa jeune femme m’attendaient à la gare.
Ils me firent un accueil des plus chaleureux que je savais sincère car
l’un et l’autre partageaient mes convictions religieuses et, en outre,
toutes leurs habitudes de pensée correspondaient aux miennes.

Après les premières effusions, le docteur me dit:--Nous n’occupons plus
la maison où vous êtes venu naguère.

--Vous trouvez-vous bien de ce déménagement? demandai-je.

--Mais oui, notre nouveau logis est plus spacieux et présente des
avantages que le premier ne possédait pas. Ajoutez que je l’ai payé un
prix assez minime... J’attribue ce bon marché à ceci que, quoiqu’il fût
en vente depuis très longtemps et que les acheteurs d’immeubles ne
manquent pas dans le pays, personne ne semblait se soucier de
l’acquérir. C’est sans doute la raison pourquoi le précédent
propriétaire s’est montré plutôt facile au cours de nos négociations. Je
ne m’en plains pas!...

--Méfiance, dis-je, la maison recèle peut-être des inconvénients qui ne
se découvriront qu’à la longue.

--Oh! vous pensez bien que j’ai examiné les choses de près avant de
traiter. Et puis voilà bientôt un an que nous sommes installés et ma
femme, qui ne manque pas de sens pratique, vous dira comme moi que nous
n’avons pas lieu de regretter notre achat.

--En effet, appuya Mme Dufoyer, et d’ailleurs je vous affirme que, de
mon côté, j’avais pris toute sorte d’informations. Pour tout dire, je
dois avouer que cette enquête ne m’a pas fourni beaucoup de résultats.
Vous connaissez nos paysans: ce sont les êtres les plus fermés du monde.
Lorsque je demandais à nos voisins s’ils savaient le motif pour lequel
une maison, si commode et d’aspect si plaisant, demeurait vide depuis
tant d’années, ils pinçaient les lèvres ou prenaient un air distrait et
détournaient la conversation. Lorsque j’insistais, les moins sur leurs
gardes répondaient:--Ben oui, c’est une bâtisse pas chétive... Je
revenais à la charge; je les pressais afin qu’ils m’indiquassent les
tares possibles. Tout ce que j’obtins fut cette réponse:--Il y en a qui
n’en disent rien... Jamais je n’ai pu les sortir de ces phrases
évasives. Alors, que voulez-vous, nous avons conclu et, jusqu’à présent,
nous n’avons pas eu à nous en repentir.

Échangeant ces propos, nous avions suivi la venelle où s’élevait la
maison qui les suscitait. La nuit était très obscure d’autant que de
gros nuages encombraient le ciel et que nulle lanterne municipale
n’éclairait la voirie. Il en résulta qu’arrivés chez mes amis, je ne
perçus que confusément la façade sans pouvoir me rendre le moindre
compte des entours. Retenez ce détail. Il a son importance.

A souper, la conversation erra parmi les souvenirs que nous avions en
commun. Elle ne se prolongea, d’ailleurs, pas très tard. J’y mettais
assez peu d’entrain, le voyage m’ayant extrêmement fatigué. Le docteur
le constata et m’offrit aussitôt de gagner mon lit.

--Nous regrettons fort, ajouta-t-il, que votre séjour soit si bref mais
enfin puisque demain, nous aurons la journée entière pour causer à
loisir, ce soir, il vous faut du repos.

Comme, en effet, j’avais peine à tenir les yeux ouverts, je ne me fis
pas beaucoup prier. Le docteur alluma une bougie et, dès que j’eus pris
congé de Mme Dufoyer, me conduisit à ma chambre. Tout en montant
l’escalier, il m’expliqua:--Il n’y a qu’un étage avec un grenier
au-dessus. Vous n’avez pas à craindre d’être réveillé par des allées et
venues; ma femme et moi, nous couchons au rez-de-chaussée; mon chauffeur
et ma cuisinière, qui sont mariés ensemble, logent dans les communs hors
de la maison.

Les marches gravies, nous enfilâmes un assez long couloir sur lequel
donnaient deux ou trois portes closes.

--Pièces de débarras, me dit le docteur, il n’y a que votre chambre,
celle du fond, qui soit meublée...

--Bon, répondis-je en riant, je vois que je serai tranquille--à moins
que quelque revenant ne vienne me tirer la couverture de dessus le
nez...

--Ah! quant à cela, reprit-il, entrant dans la plaisanterie, je ne
réponds de rien... Mais nous voici rendus.

La chambre, plutôt grande, tapissée de neuf, occupait l’angle est de la
maison. Un mur plein la limitait de ce côté. Le lit s’y appuyait. Une
large fenêtre, ouvrant vers le sud, était garnie de rideaux en
mousseline fort légers mais point de persiennes.

Le docteur s’en excusa:--J’ai dû faire enlever les volets qui tombaient
en débris car n’oubliez pas qu’il y a presque un siècle que la maison
est inhabitée. J’en ai commandé d’autres, mais le menuisier du village
est si nonchalant que je ne sais quand ils seront en place tant ce
potentat de la varlope traîne pour les façonner.

--Cela m’arrange très bien, dis-je, où que je sois, je déteste me
calfeutrer et comme je m’éveille de bonne heure, rien ne m’est plus
agréable que d’assister au lever du jour.

Sur quoi, le docteur me quitta en me réitérant l’assurance que nul bruit
n’interrompait mon sommeil, de sorte que je pourrais faire la grasse
matinée si l’envie m’en prenait.

Je rapporte ce dialogue, d’une banalité complète, pour bien vous
souligner l’état d’esprit où je me trouvais. Constatez-le: pas plus le
local que les phrases échangées avec mon ami n’étaient de nature à me
tenir l’imagination en alerte. En somme, ma lassitude ne me laissait
qu’une idée nette: m’étendre le plus vite possible et reposer. Je me
déshabillai rapidement, je posai ma montre sur la table de nuit, je me
fourrai dans les draps, je soufflai la bougie et je m’endormis tout de
suite d’un profond sommeil...

Soudain, je fus réveillé en sursaut par quelque chose d’insolite qui se
passait dans la chambre. Il me sembla que je n’étais plus seul--qu’une
_présence_ indéfinissable s’efforçait de se manifester à mes sens et
souffrait de n’y point réussir. Encore tout assoupi, ne réalisant que
d’une façon incohérente ce que j’éprouvais, je frottai machinalement une
allumette et je consultai ma montre... Minuit et demie... Il y avait
trois heures que je dormais.

Je demeurai assez longtemps très vague. Puis je promenai à travers la
chambre un regard qui ne me fit rien découvrir d’anormal. Je me tournai
vers la fenêtre et je remarquai que les nuages, qui couvraient le ciel à
mon arrivée, s’étaient dissipés. La nuit resplendissait d’étoiles et
régnait, toute pacifique, sur la campagne. Pas un souffle de vent. Dans
la maison, rien ne bougeait; nul trottinement de souris dans le grenier;
auprès de moi, nul de ces craquements de meubles qui éclatent parfois à
l’improviste. Partout, un silence absolu.

--Bah! me dis-je, je subis sans doute une petite poussée de fièvre due à
la fatigue du voyage... Tâchons de nous rendormir.

Je remis ma tête sur l’oreiller et je commençais à reprendre mon somme
si fâcheusement interrompu, lorsque je subis la sensation étrange d’être
observé par _quelqu’un qui aurait voulu se rendre visible mais n’y
parvenait pas_. Alors j’avoue que je me sentis troublé. Et, par instinct
préservateur, j’articulai les deux vers qui ouvrent la seconde strophe
de la conjuration de Saint Ambroise:

    Procul recedant somnia
    Et noctium phantasmata...

J’allai poursuivre lorsqu’une longue plainte--basse et
sanglotée--s’éleva tout à coup dans l’ombre immobile. De quelle
indicible souffrance elle paraissait l’expression!... Puis j’entendis
comme un piétinement tout proche. Cela semblait d’abord me parvenir à
travers le mur où touchait mon lit.

Je pensai:--Il doit y avoir un malade dans la maison contiguë. Sûrement,
on ne tardera pas à recourir au docteur...

D’un moment à l’autre, je m’attendais à ce que la sonnerie électrique de
l’entrée vibrât et je faisais la réflexion qu’il serait peu amusant pour
Dufoyer d’être obligé de se lever en pleine nuit.

Cependant le bruit augmentait: des gémissements entrecoupés, des
supplications balbutiées, des pas lourds qui s’arrêtaient parfois
brusquement, puis reprenaient avec une allure de panique. La rumeur
allait toujours grandissant de sorte que j’avais maintenant l’impression
d’en être environné. Ce fut au point que je m’écriai:--Il est impossible
que, là-dessous, mes amis n’entendent pas!...

Mais non, aucun mouvement n’indiquait leur réveil. Et alors, une idée
singulière, comparable à une clarté indécise dans de la brume, surgit en
mon esprit:--Est-ce que ce tumulte ne serait perceptible que... _pour
moi_?

En vain je m’efforçai d’écarter cette suggestion et de me convaincre de
son extravagance. Elle m’obséda bientôt si fort que j’eus beau me
raisonner, il me fallut y plier mon jugement.

Pour faire diversion, j’allumai la bougie et je scrutai la chambre d’un
œil passablement effaré. Or je n’aperçus rien d’extraordinaire: il n’y
avait personne auprès de moi; tous les meubles étaient à leur place.
Toutefois, le bruit avait cessé.

Ce calme si subit aurait dû me rassurer. Au contraire; je me sentis plus
anxieux. Mon cœur battait à grands coups et j’avais beau me répéter,
avec une obstination puérile, que certainement, j’avais rêvé, la
certitude incoercible s’ancrait en moi d’une _présence_ mystérieuse qui
ne _voulait_ ou plutôt ne _pouvait_ pas s’éloigner.

Longtemps, peut-être une heure, je me tins sur mon séant, l’oreille au
guet, sondant du regard tous les coins de la chambre, construisant des
hypothèses plus ou moins plausibles.

Enfin, le silence persistant, je me rassurai quelque peu. J’éteignis et
je me recouchai en m’affirmant que, le matin venu, cet incident pour le
moins bizarre s’éclaircirait de la façon la plus simple et la plus
naturelle.

Tout aurait été fort bien à condition que je pusse récupérer mon sommeil
paisible d’avant minuit. Mais les choses allèrent différemment.

A peine eus-je baissé les paupières que le bruit se renouvela. Cette
fois, c’était peut-être plus étouffé mais tout aussi déconcertant.
D’abord la sensation que je n’étais pas seul s’accusait davantage. Puis
les pas se multipliaient tandis qu’un murmure d’imploration--où il me
fut pourtant impossible de distinguer une parole précise--ne cessait de
déferler vers moi comme les vagues d’une marée montante. Parfois la
_Présence_ semblait s’écarter un peu, se diriger vers la porte, puis la
franchir sans toucher à la serrure et arpenter le couloir en renforçant
sa plainte. Ensuite un arrêt et un silence comme si l’être qui la
proférait attendait anxieusement une réponse. Tout continuant à dormir
dans la maison, il battait en retraite. Et, derechef, la chambre
retentissait de son tourment.

Que faire pour me libérer de cette obsession?

Je simulai un violent accès de toux. J’élevai la voix pour demander s’il
y avait quelqu’un là. Point de riposte formulée par des mots, mais un
redoublement de plaintes. J’eus l’idée de prier, me reprochant de ne
l’avoir pas fait plus tôt. Et comme, dans toutes les passes difficiles
de mon existence, j’ai recours à l’Immaculée, je récitai un _Sub
Tuum_... Fort en vain. La nuit s’écoula sans repos, Tantôt je
m’engourdissais en une vague somnolence, mais alors même je ne perdais
pas la notion de cette _Présence_ invisible. Tantôt je rouvrais les yeux
et tâchais de me distraire en comptant, à travers la vitre, les étoiles
répandues dans le sombre azur du ciel. Quoi que je fisse, la _Présence_
ne consentait pas à me quitter; inlassable, elle piétinait, affreusement
triste, elle gémissait.

Ce ne fut qu’au point du jour qu’elle me laissa comme si la lumière la
mettait en fuite. J’aurais pu espérer quelques heures de sommeil suivi.
Mais je me sentais trop énervé pour m’attarder au lit. Je me levai donc
avec le projet de sortir le plus vite possible, car j’avais hâte de
quitter cette chambre où flottait encore je ne sais quelle atmosphère
pesante à l’âme. Dehors, l’air frais du matin me rendrait sans doute mon
équilibre.

Tout en m’habillant, je me disais:--Si c’est cela que le docteur appelle
une nuit tranquille, je lui en fais, d’avance, mes compliments!...
Quelle sera son attitude quand je lui rapporterai mes tribulations?

Dès que je fus prêt,--et cela ne tarda pas--je descendis l’escalier. La
servante ouvrait la porte d’entrée juste comme je mettais le pied dans
le vestibule. Elle me souhaita le bonjour et m’apprit que ses maîtres
n’étaient pas levés et que le déjeûner ne serait pas servi avant une
demi-heure.

Elle ajouta:--Je vais me dépêcher pour que Monsieur n’attende pas trop
longtemps. Si Monsieur veut faire un tour dans le jardin, le temps est
très beau.

--Ah! dis-je, il y a un jardin?

--Mais oui, Monsieur, il entoure la maison et s’étend par derrière.

Je suivis son conseil d’autant plus volontiers que je désirais explorer
les abords de cette demeure--fallait-il dire hantée? Je voulais surtout
étudier la maison voisine, ne pouvant m’ôter de l’esprit que là résidait
l’origine des bruits qui m’avaient persécuté.

Or à peine le coin tourné, je découvris qu’il n’y avait pas de maison
voisine.

Entre le mur oriental de celle du docteur et la haie très épaisse et
très haute qui limitait le jardin, se succédaient une allée de gravier,
un long parterre de dahlias et de géraniums, puis une bande de gazon. Je
mesurai de l’œil l’espace que couvrait cet ensemble et je l’évaluai à
une vingtaine de mètres. En outre, par delà la clôture, j’aperçus un
autre jardin, planté d’arbres touffus et où ne s’élevait aucune
habitation.

C’était concluant. Je dus abandonner l’hypothèse d’un... tapage nocturne
venu de l’extérieur, exagéré et déformé par une disposition fiévreuse
résultant de mon voyage. Il n’y avait plus de doute: ma chambre avait
été le théâtre de phénomènes qu’il importait de relater à mes hôtes.

Absorbé dans ces réflexions, je me tenais immobile au milieu de l’allée
quand la servante vint m’avertir qu’on m’attendait pour déjeûner. Je
rentrai à sa suite en me disant: Tout va peut-être s’éclaircir...

Dès que j’eus franchi le seuil de la salle à manger, mes amis
s’empressèrent de me demander des nouvelles de ma nuit.

--Elle a été très mauvaise, répondis-je.

Ils s’étonnèrent. Mais sans leur laisser le temps de me poser des
questions, j’interrogeai à mon tour:--Et vous, avez-vous bien dormi?

--On ne peut mieux, déclara le docteur, tandis que sa femme l’approuvait
de la tête.

--Vous n’avez rien entendu d’insolite?

--Absolument rien...

Et tous deux me regardaient d’un air ébahi. De toute évidence, il leur
était invraisemblable qu’on connût l’insomnie sous leur toit.

Je leur narrai alors, dans le plus grand détail, ce que j’avais eu à
supporter de minuit et demie à cinq heures du matin. En épilogue, je
dis:--Vous me concéderez que je ne suis ni fou ni malade. Or j’ai
maintenant la conviction que je n’étais pas seul dans ma chambre.

Ils m’avaient écouté en silence quoique des sentiments complexes se
peignissent sur leur visage. Chez le docteur, un mélange de doute quant
à la réalité matérielle des faits et de confiance dans ma véracité. Chez
Mme Dufoyer, de la crainte puis, sur mon affirmation finale, un effort
de mémoire. Brusquement, elle devint toute pâle et s’écria:--Mon Dieu,
je me rappelle!... Ma sœur nous a visités la semaine dernière; elle a
passé une nuit dans cette chambre et elle s’est plainte, comme vous,
d’avoir été obsédée jusqu’au matin par les lamentations d’une personne
invisible!... Ce sont ses propres termes.

C’est ma foi vrai, confirma le docteur, j’avais oublié l’incident.

--Donc, repris-je, il y a là une coïncidence tout au moins étrange.

Certes! Aussi, je n’ose vous resservir l’explication que je donnai à ma
belle-sœur à savoir qu’elle avait eu le cauchemar!

--Des cauchemars identiques à ce point, ce serait, en effet, fort
extraordinaire... Mais, dites-moi, votre belle-sœur est-elle d’une
nature facilement impressionnable?

--Du tout, c’est une femme pondérée, pieuse mais nullement encline aux
superstitions.

--Elle est tellement raisonnable, observa Mme Dufoyer, que, comme nous
la plaisantions sur l’importance qu’elle attachait à ce que nous
pensions être la suite d’une mauvaise digestion, elle finit par rire
avec nous.

--Puisqu’il en est ainsi, dis-je, le mot de l’énigme m’échappe...

Au cours du repas, nous fîmes encore diverses conjectures, puis, Mme
Dufoyer, de plus en plus apeurée, nous pria de changer de propos. Chacun
s’y efforça mais la conversation languit. Le mystère pesait sur nous.

Comme nous nous levions de table, le docteur, tout préoccupé,
s’exclama:--Je veux savoir à quoi m’en tenir! Je ne commencerai pas ma
tournée chez mes malades avant d’avoir obtenu des informations plus
précises que celles qui me furent données à l’époque où j’achetai cette
maison. Quelqu’un peut, je crois, me les fournir, c’est le curé. Je vais
de ce pas au presbytère. M’accompagnerez-vous?

J’y consentis d’autant plus volontiers que je connaissais ce prêtre,
l’ayant quelque peu fréquenté à l’époque où je résidais dans la région.

Chemin faisant, le docteur m’apprit que c’était précisément le curé qui
lui avait signalé la maison comme confortable et d’un prix peu élevé.

--Et il ne vous a point révélé de particularités susceptibles de vous
mettre en garde?

--Non, et c’est bien ce qui m’étonne. S’il savait quelque chose, je
trouve sa discrétion fort intempestive.

Rendus au presbytère, nous fûmes tout de suite introduits. Le curé
venait de dire sa messe et rompait le jeûne dans sa petite salle à
manger. C’était un homme d’une soixantaine d’années, encore vert. Ses
yeux vifs sous une chevelure entièrement blanche exprimaient
l’intelligence et la bonté.

Il nous accueillit avec une politesse affectueuse. Tandis que lui et moi
nous nous félicitions de renouveler connaissance, le docteur s’agitait.
On voyait qu’il avait hâte d’exposer l’objet de sa visite. Le prêtre
s’en aperçut et en témoigna de la surprise car, entretenant avec mon ami
des relations presque journalières, il n’avait point coutume de
remarquer en lui tant de nervosité.

Que se passe-t-il donc, cher Monsieur? demanda-t-il. Vous, si calme
d’ordinaire, vous semblez, ce matin, tout bouleversé... Puis-je vous
être utile?

Sur cette invite, Dufoyer entama d’une voix fébrile, l’exposé de la
situation. Mais, trop ému pour y apporter de la méthode, il s’empêtra
dans un fouillis de digressions d’où il ne réussit pas à se dégager, de
sorte que le curé ne saisit pas grand’chose.

J’intervins. Je recommençai posément le récit de Dufoyer. J’insistai
spécialement sur le fait que la sœur de sa femme et moi, à quelques
jours de distance, nous avions subi des impressions analogues. Puis je
m’efforçai de bien définir les sentiments que m’avait suggérés cette
_Présence_ occulte qui paraissait si malheureuse.

Ici, le curé, qui me prêtait la plus sérieuse attention, me demanda ce
qui avait prédominé en moi de la pitié ou de la frayeur.

--La frayeur, répondis-je, mais non point la panique car tout le temps
que cela dura, je restai maître de mon jugement. Cependant je sentais
que j’aurais dû prier davantage et avec plus de ferveur que je ne le
fis.

--Et pourquoi?

--Parce que j’avais l’intuition d’être mis en contact spirituel avec une
âme qui avait terriblement besoin de prières. Mais ses accents de
détresse me troublaient si fort que je ne parvenais pas à me recueillir.

Le prêtre ne se hâta point de nous donner un avis. Rassis et mesuré par
caractère, il méditait profondément lorsque le docteur, qui avait peine
à se contenir, s’écria:--Enfin, Monsieur le curé, m’apprendrez-vous le
motif pour lequel vous ne m’avez pas averti que cette maison était de
celles qu’on préfère ne pas habiter? Administrant la paroisse depuis
bien des années, vous deviez savoir quelque chose!

Le ton dont il proféra ces phrases révélait une violente irritation. Je
le regardai, avec surprise, ne le connaissant pas sous ce jour. Mais le
curé ne se formalisa point. Il eut un geste pacifiant et dit avec
beaucoup de calme:--Mon cher Monsieur, croyez-vous qu’il soit nécessaire
de me quereller pour obtenir que je m’explique?

Le docteur, honteux de son emportement, s’excusa.

--N’y pensons plus, reprit le prêtre, nous sommes deux amis qui ne
demandent qu’à s’entendre, n’est-ce pas? Ceci rappelé, laissez-moi vous
dire qu’en effet, j’avais eu des renseignements fâcheux sur cette
maison...

Dufoyer, stupéfait et repris de courroux, sursauta. Il ouvrait déjà la
bouche pour lancer quelque apostrophe volcanique. Mais le curé prévint
l’éruption.

--Je vous en prie, patientez quelques minutes. Avant de récréminer, il
faut d’abord que vous m’écoutiez. Vous me le promettez?... Bien: je
poursuis. Et, tout d’abord, pour vous éviter une déception, je dois
spécifier que ce que je sais se réduit presqu’à rien. Le voici: dès
longtemps, j’avais remarqué que votre maison, quoique très logeable et
d’aspect assez plaisant, ne se louait ni ne se vendait. Un jour, j’en
parlai au propriétaire. Celui-ci, moins verrouillé que la plupart de nos
paysans, me confia qu’elle appartenait à sa famille depuis le
commencement du siècle dernier et qu’il désirait fort s’en débarrasser
car, ajouta-t-il, «je crois qu’elle porte malheur.» Je le pressai de me
dire ce qui avait pu lui inspirer une idée aussi singulière. Il ne
montra guère de dispositions à s’étendre sur ce sujet. Cependant, comme
j’insistais, il finit par me conter que, jadis, en un passé très
lointain, un homme avait--prétendait-on--égorgé sa femme et ses enfants
dans la chambre d’angle du premier étage, celle-là même où votre
belle-sœur et ensuite Monsieur, ici présent, ont couché. La mémoire
s’était perdue des causes du massacre. Mais tout le monde affirmait dans
le pays que, chaque année, vers la date où ce crime fut
commis--c’est-à-dire dans la seconde quinzaine de septembre--l’âme du
meurtrier revenait hanter le lieu témoin de son forfait. Du dehors, bien
des gens avaient perçu ses clameurs douloureuses. Je lui demandai alors
s’il avait personnellement vérifié le fait;--Oh non! me dit-il, tout
frémissant, j’avais trop peur que ça me soit prouvé!... Et il détourna
la conversation.

Je l’avoue, je n’étais pas très persuadé que cette funèbre histoire eût
un fondement réel. Les natifs de la région, comme vous l’avez sans doute
observé, sont très portés à se forger toute sorte de légendes macabres.
Or quiconque les étudie, sans préventions, ne tarde pas, le plus
souvent, à découvrir qu’elles se basent sur des apparences interprétées
de travers. Il y a malheureusement beaucoup à faire pour éclairer mes
paroissiens. Je m’y emploie mais je n’obtiens guère de succès. Ainsi,
dans le cas qui nous occupe, lorsque j’essayai de proposer à mon
interlocuteur d’entreprendre une enquête de concert avec moi, il s’y
refusa de la façon la plus péremptoire. Je compris que nul argument ne
vaincrait sa répugnance. Et je me gardai de revenir à la charge.

Depuis, personne n’ayant jamais fait allusion à «la maison hantée»
devant moi, j’avais à peu près oublié son mauvais renom. Je m’en souvins
seulement quand vous avez été sur le point de l’acheter. Mais je ne m’y
suis pas arrêté d’autant que je n’y attachais guère d’importance et il
ne m’est pas venu à l’idée que vous puissiez être amené à rompre le
marché sur un racontar aussi vague. Si j’ai eu tort, je vous présente
mes sincères excuses.

A présent, la question change de face. Nous devons tenir grand compte du
témoignage de vos hôtes qui ne sont pas des paysans superstitieux et
influencés par une tradition douteuse. Ce qui me frappe surtout, c’est
que nous sommes à la fin de septembre, époque signalée comme celle où
une âme coupable solliciterait des prières à l’endroit où le sang
innocent a été versé. Je vais donc interroger encore l’ancien
propriétaire. Je tâcherai aussi de faire parler ceux de mes paroissiens
que je jugerai les mieux informés. Je compulserai les archives de la
commune bien qu’elles contiennent peu de documents anciens. Enfin, au
besoin, je passerai, moi-même, une nuit dans la chambre d’angle.
Ensuite, s’il y a lieu, nous agirons... Pour le moment, tenez-vous en
paix dans la pensée que l’Église seule a mission pour se prononcer quant
aux effets sensibles du Surnaturel--qu’ils viennent de Dieu ou qu’ils
viennent du Démon.

Le docteur restait sombre et perplexe. Pour moi, j’estimais tout à fait
judicieux les propos du prêtre et j’approuvais son plan.

Nous prîmes congé. Comme nous retournions chez Dufoyer, je remarquai
que, loin de se «tenir en paix», selon la recommandation du curé, il se
rembrunissait toujours davantage. Les sourcils froncés, les gestes
brusques, il marchait à grands pas tandis que de ses lèvres crispées
s’échappaient des interjections grincheuses.

--Voyons, lui dis-je, calmez-vous! Qu’est devenu votre sang-froid
coutumier? Persuadez-vous, une bonne fois, que le plus sage c’est
d’attendre sans impatience le résultat des démarches que le curé va
entreprendre. Et puis ne vous hérissez pas contre lui. Je vous assure
qu’il a raison.

--Vous en parlez à votre aise, s’écria Dufoyer, mais moi, je prévois des
complications de toute sorte, celle-ci par exemple: ma femme est de
santé fragile et elle a l’imagination volontiers galopante. Je crains
qu’elle ne tombe malade ou qu’elle ne prenne en grippe cette maudite
maison. Alors, s’il nous faut déguerpir, à qui la céder, étant donné sa
réputation? Et avec quel argent en achèterai-je une autre? Je ne suis
pas riche!...

A cela il n’y avait rien à répondre. Je me contentai d’engager mon ami à
ne pas augmenter les alarmes de Mme Dufoyer et surtout à s’abstenir de
lui rapporter que le souvenir d’un crime particulièrement horrible
planait sur cet obscur incident. Il suivit mon conseil et dit simplement
à sa femme que le curé prenait l’affaire au sérieux et ne différerait
pas de s’en occuper.

Le reste de la journée s’est écoulé sans événements notables. Mme
Dufoyer paraissait souffrante mais, pour ne pas inquiéter son mari, elle
gardait le silence. Le docteur et moi, nous avons fait, à trois
reprises, le tour de la maison et nous avons examiné les murailles avec
soin. Puis nous avons exploré à fond toutes les chambres, la cave et le
grenier, sondé les moindres recoins. Nulle part nous n’avons rien
découvert de suspect. C’était une vieille bâtisse encore solide, et
voilà tout.

Le soir, je dus m’en aller, étant, je vous le rappelle, attendu dans les
Pyrénées. Le docteur me fit la conduite jusqu’à la gare. Mais, à chaque
instant, il laissait tomber la conversation ou ne répondait que d’une
façon distraite à mes efforts pour le détourner de l’idée fixe qui le
tenait. La dernière phrase qu’il me dit sur le marchepied du wagon où je
pris place fut celle-ci:--J’ai le pressentiment que tout cela finira
mal!...

Je me tus. Après un petit silence, l’abbé Cerny me demanda:--Et, par la
suite, vous n’avez pas eu la solution du problème que vous laissiez en
suspens?

--Mon Dieu non!... D’abord, je n’ai jamais eu le loisir de retourner au
village. En outre, quoique le docteur m’eût promis de m’écrire ce que
donnerait l’enquête du curé, il n’en a rien fait. Moi-même, n’étant
guère épistolier, j’ai négligé de m’informer. J’ai su seulement, et
encore d’une façon indirecte, que sa femme était morte _à la fin de
septembre_ juste un an après ma visite, que Dufoyer quitta le pays le
lendemain des obsèques et que la maison, remise en vente, ne trouvait
pas d’acquéreur.

Quelque chose m’est pourtant resté de cet épisode: je gardais, au fond
de ma mémoire, l’intonation désespérément suppliante des plaintes émises
par _la Présence_. Un soir d’oraison contemplative, elle me revint si
forte qu’elle m’induisit à réfléchir sur la triste condition des défunts
dont aucun membre de l’Église militante ne se soucie plus. J’en
ressentis tant de pitié que je pris, devant Dieu, l’engagement d’une
prière quotidienne pour l’âme la plus abandonnée du Purgatoire. Et j’ai
tenu parole.




III

UN RÊVE


Tandis que le vent d’hiver renforçait sa plainte inapaisable autour de
notre gîte, nos pensées continuaient à errer parmi les morts. Plus
encore: nous nous sentions _en famille_ avec eux. Aussi, le frère et
moi, nous avons prêté une oreille attentive quand l’abbé Cerny nous dit
tout à coup:--Je vous le répète, ce n’est pas la première fois que les
âmes du Purgatoire m’investissent. Je vais vous rapporter un rêve que je
fis il y aura bientôt trois mois et qui recèle, je crois, un grave
enseignement. Certes, il serait puéril de considérer tous les rêves
comme des phénomènes d’ordre surnaturel. La plupart proviennent d’un
résidu d’impressions enregistrées, plus ou moins consciemment, au cours
de notre existence journalière et flottant à l’aventure sur les ondes de
notre sommeil. Ceux-là s’effacent dès le réveil et nous n’en gardons
aucun souvenir. Mais il en est d’autres qui semblent nous être envoyés
par Dieu. Les images qu’ils impriment en nous offrent une précision, une
logique, un enchaînement et une force d’évidence très distincts du
pêle-mêle de sensations incohérentes, absurdes ou même monstrueuses
qu’engendrent les rêves ordinaires. Au surplus, l’Écriture Sainte nous
fournit maints exemples de songes prémonitoires ou symboliques par
lesquels Dieu a daigné avertir ou instruire des âmes. Nous n’avons donc
pas de motif de tenir, _a priori_, pour un caprice de notre imagination
tel rêve présentant les conditions que je viens d’énumérer et dont
s’ensuit un grand bien pour notre vie intérieure. Celui que je désire
vous narrer, il n’est peut-être pas téméraire de le classer dans cette
catégorie.

L’abbé se recueillit quelques instants puis reprit en ces
termes:--J’avais un frère jumeau dont la vocation pour l’état militaire
s’est dessinée dès son enfance. A dix-huit ans, il s’engagea dans
l’infanterie de ligne, devint rapidement sous-officier, passa par
l’école de Saint-Maixent et, à sa sortie, fut nommé sous-lieutenant dans
un bataillon de chasseurs à pied. Il possédait de grandes qualités mais,
par contre, certains défauts inhérents à son tempérament sensuel et
qu’il ne tarda pas à cultiver avec une déplorable complaisance au lieu
de les combattre. Pourtant, nous avions reçu une éducation des plus
chrétiennes. Mais, de bonne heure, il en négligea les principes et,
sitôt qu’il lui fut loisible de satisfaire ses penchants, il délaissa la
pratique religieuse pour s’adonner, sans mesure, à son goût des liaisons
coupables.

Je n’ai pas besoin de vous décrire par le menu le chagrin que me causait
sa conduite. Je fis bien des efforts pour le tirer de l’ornière boueuse
où il s’enlisait de la sorte. Comme il tenait garnison assez loin de ma
résidence, toutes les lettres que je lui écrivais contenaient ma
désapprobation très nette de ses égarements et un rappel des saintes
vérités que nos parents défunts nous inculquèrent. Je me gardais,
d’ailleurs, d’y mettre de l’acrimonie. Au contraire, ne cessant de
l’aimer beaucoup, je m’appliquais à le maintenir dans le sentiment que
notre vive affection mutuelle me dictait mes reproches autant que mon
devoir de prêtre. Ses réponses ne marquaient en rien que ces admonitions
l’eussent importuné. Elles furent toujours chaudement fraternelles mais
je n’y trouvai pas une ligne qui pût me faire espérer son amendement.
Sur ce point, silence absolu. Je dus en conclure que, redoutant de
m’infliger un surcroît de peine par l’aveu de sa persévérance dans la
voie mauvaise, il préférait se taire plutôt que de feindre un repentir
qu’il n’éprouvait pas.

Tels étaient nos rapports lorsque, trois mois avant la guerre, j’appris
qu’il s’était attaché à une femme mariée d’un lien dont tout annonçait
la durée. Jusqu’alors il se dispersait en des amours passagères où il ne
recherchait que le plaisir des sens et où son cœur n’avait point de
part. Mais, cette fois, il était conquis entièrement. Le plus triste,
c’est que les circonstances favorisaient cette liaison: non seulement sa
maîtresse lui rendait passion pour passion mais encore il n’y avait rien
à craindre du mari, celui-ci se livrant à la débauche avec des souillons
de carrefour et témoignant d’une totale indifférence quant à
l’infidélité de son épouse. On m’a même affirmé qu’instruit qu’elle le
trompait avec mon frère, il éclata de rire et déclara:--Elle a raison
d’en prendre à son aise puisque je lui donne l’exemple!...

Combien je souffrais de voir mon frère courir de cette allure fougueuse
à la perdition de son âme! Que résoudre?... Lui écrire plus fortement
que je ne l’avais encore fait? Je venais d’expérimenter que mes lettres
ne l’avaient point persuadé au temps où il se contentait d’assouvir sa
sensualité en des rencontres de hasard. Qu’obtiendrais-je maintenant que
la possession d’une femme sans pudeur mais fort intelligente et fort
belle, disait-on, semblait satisfaire en lui un idéal longuement
poursuivi?

Quoique extrêmement pris par mon ministère, je formai le projet d’aller
vers lui le plus tôt possible. Qui sait si, de vive voix, mes
représentations n’auraient pas plus d’effet que mes lettres? Je voulus
m’en donner la certitude et je calculai qu’une semaine me suffirait pour
le voyage et le séjour auprès de mon frère. Je me préparais au départ
quand la guerre éclata. Quel contre temps! Il n’était pas douteux que
son bataillon serait envoyé au feu sans délai. Comment le joindre
auparavant? Je n’en voyais pas le moyen et je vivais des jours
d’angoisse. Sur ces entrefaites, je reçus un télégramme par lequel il me
donnait avis que, traversant Lyon, il y passerait vingt-quatre heures et
il me demandait de venir l’embrasser. Ah! que la lecture de ce petit
papier bleu me soulagea! Je ne perdis pas une minute pour me munir des
autorisations indispensables. Vu la mobilisation générale, ce ne fut pas
très facile, mais je me débrouillai si activement que, le soir même, je
montais dans le train.

A Lyon, je descendis dans un hôtel près de la gare. On m’y procura un
commissionnaire que j’envoyai tout de suite à mon frère avec un billet
lui mandant que je me tenais à sa disposition, soit que je l’attendisse
dans ma chambre, soit que j’allasse le trouver au fort de la Duchère où
le bataillon complétait son effectif.

Mon message expédié, je m’exhortai au calme, et j’essayai de prier. Mais
je ne parvenais à me recueillir tant je me sentais écartelé entre mon
devoir qui me commandait d’éclairer mon frère sur le péril encouru par
son âme et ma tendresse qui m’incitait à ne lui donner que des
témoignages d’affection sans réserve. Si brève serait cette
entrevue--peut-être la dernière que nous aurions en ce monde!...

Grâce à Dieu, je n’eus pas longtemps à me labourer de la sorte. Deux
heures après avoir reçu ma lettre, mon frère ouvrait la porte et me
tendait les bras. De quel cœur nous nous sommes accolés! Je riais et je
pleurais à la fois. Lui n’était pas moins ému. D’abord nous avons
échangé des phrases décousues où débordaient nos sentiments réciproques.
Mais, hélas, dès que nous en vînmes à des propos plus suivis, il me
fallut reconnaître qu’un abîme s’élargissait entre mon état d’âme et le
sien. Je ne me rappelle plus par quelle voie je fus amené à lui dire que
je savais sa liaison. Ce dont je me souviens cruellement c’est de
l’expression rigide que prit son regard et du mouvement hostile qui le
fit s’écarter de moi quand je le suppliai de se rendre compte que cette
passion désastreuse le mettait hors de la loi divine.

Il eut un geste coupant pour m’interdire de continuer:--Tais-toi,
proféra-t-il d’une voix sèche, ne cherche pas à m’influencer, tu
échouerais. Sache seulement que si je reviens de cette guerre, celle que
j’aime divorcera et je l’épouserai.

--Charles, m’écriai-je, as-tu donc perdu toute croyance en Dieu?

--Que j’aie conservé la foi ou non, cela me regarde. Mais retiens ceci:
mon amour c’est ma vie. Y renoncer ce serait me suicider...

Il ajouta des paroles si acrimonieuses sur ce qu’il appelait «mes idées
de prêtre» que j’aime mieux ne pas les répéter.

Étant l’un et l’autre de caractère impétueux, si je lui avais répliqué
sur un ton analogue, une querelle d’une violence qui, à cette minute,
aurait eu quelque chose de fratricide pouvait éclater. Dieu me donna la
force de me maîtriser. Je saignais en-dedans mais je cachai ma blessure.
D’ailleurs peu importait que je fusse blessé!... Comme m’adressant à
moi-même, je me contentai de murmurer:--Est-ce donc pour nous heurter si
douloureusement que nous nous sommes rencontrés? Le temps s’écoule d’une
façon irréparable et voilà que nous l’employons à nous faire du mal!...
Charles, nous séparerons-nous ainsi?

Il parut touché. Néanmoins, il se tenait sur la défensive car il
répondit:--Cela dépend de toi. Promets-moi de ne plus faire aucune
allusion au sujet qui nous divise et pendant le peu d’instants qui nous
restent à passer ensemble, je me charge de te prouver que je t’aime
toujours autant.

--Ton âme m’est trop chère pour que j’accepte cette condition, dis-je en
sanglotant, j’aurais beau te promettre mon silence sur ce point, je sais
que je manquerais à mon engagement. Songe, je t’en conjure, que si je
t’obéissais, ce serait, devant Dieu, comme si je plantais un poteau
indicateur, à ton intention, sur la route qui va en enfer.

--Alors, reprit Charles en se dirigeant vers la la sortie, nous n’avons
plus rien à nous dire... Adieu!

Sur le seuil, il s’arrêta. J’espérais un revirement providentiel. Mais,
avec une inflexion de voix d’une étrange douceur, il dit
simplement:--Prie pour moi, mon ami...!

--Ah! tu n’avais pas besoin de me le demander!

Et je m’élançai vers lui. Mais déjà, il était de l’autre côté de la
porte et je l’entendis descendre précipitamment l’escalier.

Une heure plus tard, le cœur brisé, l’esprit en désarroi, je quittai
Lyon.

                   *       *       *       *       *

Les jours suivants, ma pensée revenait sans cesse à Charles.
Récapitulant les péripéties de notre brève entrevue, je m’empoisonnais
du sentiment amer de mon impuissance à le sauver. A quelle profondeur sa
passion le possédait! J’ai beaucoup confessé; j’ai donc eu souvent
affaire à des infortunés que rongeait cette démence qui prend son
origine dans une soumission servile à l’instinct: le culte idolâtrique
de la femme. Mais l’exemple que me fournissait mon pauvre frère
surpassait tous les autres. A force de ressasser cette idée, mon
jugement se faussait; je me sentais tout faible, prêt, par instants, à
lui faire savoir que, selon son désir, je ne lui parlerais plus jamais
de sa conduite. Mais alors il me semblait entendre le sinistre éclat de
rire du Malin désormais assuré que nul ne libérerait cette âme du filet
aux mailles de feu où il la tenait captive. Et je m’écriais:--Si je
renonce, que répondrai-je à Dieu quand il me demandera: «Qu’as-tu fait
de ton frère?»

Ce réveil de conscience finit par l’emporter d’une façon décisive. Je
rejetai avec horreur toute velléité de m’avouer vaincu. Et, aussitôt,
l’inspiration me vint d’aller au front pour y _mériter_ le salut de
Charles. Cette grâce me fut octroyée. Depuis, en assistant ceux qui
s’offrent au danger perpétuel d’une mort subite, je tâche de compenser
devant Dieu les égarements de mon frère bien-aimé...

Maintenant, voici mon rêve.

Ce soir-là, comme, couché sur la paille de l’écurie où cantonnait notre
ambulance, je commençais à m’assoupir, la dernière phrase que Charles
m’avait dite me revint fortement à l’esprit: _Prie pour moi, mon ami!_
Elle signifiait, à coup sûr, qu’il n’était pas perdu sans rémission
puisque, malgré notre mésentente, il gardait assez de foi pour admettre
que mes prières plaideraient sa cause au tribunal de Dieu. Cette pensée
me fut un réconfort. J’en avais besoin car, n’ayant aucune nouvelle de
lui, depuis plusieurs semaines, sachant seulement que son bataillon
avait pris part à la victoire de la Marne et combattait récemment sur
l’Yser, je vivais dans une anxiété continuelle à son sujet. Je
m’endormis en formulant le désir d’apprendre bientôt ce qui lui était
advenu.

Alors, il me sembla que j’étais transporté ailleurs... dans une plaine
immense où il n’y avait ni routes, ni sentiers, ni fleuves ni ruisseaux,
ni arbres, ni végétations quelconques, ni le moindre vestige d’un
travail accompli par la main de l’homme. C’était une effrayante solitude
où régnait la chaleur d’une fournaise inextinguible et sur laquelle
s’étendait une morne lueur crépusculaire dont la teinte rougeâtre
donnait l’impression d’une nappe de sang diffusée dans un océan de
brouillard.

D’abord, une tristesse écrasante me ploya l’âme. Je me croyais à jamais
abandonné dans ce désert. Mais lorsque je regardai autour de moi, je
m’aperçus que je n’étais pas seul. Des apparences diaphanes
m’environnaient--pas tout à fait des ombres, car une sorte de
rayonnement très faible émanait d’elles, comparable au reflet, mi-voilé
par un nuage, d’un astre infiniment lointain. Toutes étaient tournées ou
plutôt _tendues_ vers un segment de l’horizon comme si, là-bas, allait
naître la pleine lumière. Quelques-unes paraissaient déjà l’entrevoir
mais moi, mes regards se heurtaient à des ténèbres qui bornaient les
confins de la terre et du ciel. Renonçant à les percer, j’examinai
attentivement les ombres qui m’étaient le plus voisines. J’avais le
sentiment d’une corrélation avec elles et pourtant je n’en reconnus
aucune. Leurs visages étaient si vagues! On eût dit, à l’avers de très
anciennes médailles, des effigies rendues presque indistinctes par
l’usure.

Je demandai:--Où suis-je donc? Nulle parmi les ombres ne manifesta
qu’elle m’avait entendu. Mais une voix intérieure me répondit:--Tu es en
Purgatoire.

Je ne m’étonnai ni ne m’alarmai. Ainsi qu’il arrive dans les rêves, je
trouvais ce Surnaturel--tout naturel. Cependant un incident ne tarda pas
à se produire qui me remua jusqu’au plus intime de mon être. Les ombres,
sans paraître toutefois avoir soupçonné ma présence, s’écartèrent de
moi. Elles se mirent en marche vers ce point mystérieux qui les attirait
d’une façon irrésistible et elles se fondirent dans l’atmosphère torride
où nous étions immergés. Je me disposais à les suivre lorsque j’en fus
empêché par la survenue d’une âme qui me barra le passage. Celle-ci _me
voyait_. Elle s’arrêta net pour me fixer. Deux flammes, jaillies de ses
prunelles, lui éclairèrent le visage d’une façon si intense que, sans
erreur possible, je reconnus mon frère Charles!...

Cloué sur place, la gorge serrée, le cœur tressautant, je m’efforçai de
crier son nom. D’un geste, il m’imposa silence. Alors, non par l’ouïe
mais au-dedans de moi, je l’entendis murmurer:--_Je suis mort cette
nuit... Prie pour moi!_

Simultanément, je fus averti que, jumeaux sur terre, en Purgatoire nous
n’avions qu’une âme. C’est pourquoi, bien que Charles n’articulât plus
une seule syllabe, j’éprouvais ses souffrances comme lui-même les
éprouvait. Elles étaient doubles. D’une part, un feu, d’une ardeur
toujours croissante le consumait, rongeait, comme un vitriol implacable,
les taches laissées par ses péchés. D’autre part, l’amour de Dieu, le
désir de le posséder dans l’Absolu le calcinait au point qu’il n’est pas
de soif d’ici-bas qui puisse lui être comparée. Ensuite, _je sentis_ la
réalité de ce que j’avais naguère appris par la foi--ceci: comme toutes
les âmes du Purgatoire, Charles ne pouvait rien pour abréger la durée de
sa pénitence. C’était uniquement par les prières des fidèles en état de
grâce et appartenant à l’Église militante qu’une telle faveur lui serait
consentie. Et l’attente éplorée de cette intercession constituait une
troisième torture...

Dès que je fus tout imprégné de son supplice, Charles leva la main et me
désigna l’horizon et, aussitôt, là où je n’avais perçu qu’une muraille
de nuit opaque, je vis se dresser une cathédrale tout en or radieux.
Elle brillait comme dut briller l’étoile qui conduisit les Mages à la
crèche de Bethléem. Il n’est pas de chiffre capable d’évaluer
l’effrayante distance qui nous en séparait. A ce moment, notre fusion
l’un dans l’autre prit fin. Charles eut un sourire de gratitude
mélancolique car il lisait en moi que, jusqu’à mon dernier souffle,
toutes mes énergies se voueraient à solliciter pour lui la Miséricorde
divine et à l’assister de mes oraisons durant son long, si long voyage
vers la Béatitude éternelle. Puis un rideau de brume embrasée se déroula
entre nous... Tout disparut et je me réveillai, ruisselant de larmes.

Pendant toute cette journée et celle du lendemain, je restai sous
l’influence de mon rêve. Sans arrêt, je me posais des questions
douloureuses: ce songe figure-t-il un avertissement venu d’En-Haut?
N’est-ce qu’un cauchemar où se condensèrent mes préoccupations depuis
des semaines? Par-dessus tout, je me demandais si mon frère était encore
de ce monde.

Le matin du troisième jour, je reçus une lettre signée de l’aumônier
volontaire qui accompagnait son bataillon. Elle m’apprenait la mort de
Charles! Menant ses hommes à l’attaque d’une tranchée allemande, il
avait été transpercé d’un coup de baïonnette et il n’avait survécu que
peu de temps à sa blessure. Et cela s’était passé dans la nuit et à
l’heure où lui-même m’annonçait son entrée en Purgatoire...

La missive de l’aumônier se terminait par ces lignes qui se gravèrent en
moi de telle sorte que je puis les répéter sans crainte d’en déformer le
sens: «Je me suis tenu près de votre frère jusqu’au dénouement. Tant que
se prolongea son agonie, je lui ai prodigué toutes les consolations
religieuses dont je suis capable. Il avait sa connaissance; il
m’entendait mais, le sang l’étouffant, il ne pouvait me répondre.
Pourtant, au moment suprême, il se souleva de terre; une expression
d’humilité adorante lui éclaira la figure; il se frappa la poitrine et
réussit à émettre ce seul mot: _Confiteor_! Puis il retomba et tout fut
fini... Je crois ne pas me tromper en affirmant que Dieu lui a octroyé
l’entière contrition de ses fautes...»

L’abbé Cerny inclina le front et entra dans une méditation profonde que,
pleins de sympathie et de respect, nous nous gardâmes de troubler.
Enfin, relevant la tête, il s’écria:--Louanges à Dieu! Charles expie
mais il est sauvé. Il dépend de moi d’obtenir pour son âme une réduction
de peine, Maintenant, accourez souffrances et occasions de
sacrifices--je suis prêt!...




IV

LES HIRONDELLES


Le frère Placide a écouté avec la plus grande attention le récit de
l’abbé Cerny et le mien. Je ne m’en étonne point, sachant que la
communauté où il fit profession s’adonne spécialement à la prière
perpétuelle pour les âmes du Purgatoire. Je pressens que, dans la sainte
clôture qui le garda tout à Dieu depuis l’âge de dix-sept ans, il a reçu
des lumières de choix. Aussi, je ne tarde pas à lui dire:

--Maintenant, mon petit frère, c’est à votre tour de parler.

Il se trouble; il rougit. Se mettre en évidence lui déplaît si fort que
mon invitation l’effarouche. Cependant, comme l’abbé Cerny vient à la
rescousse, il finit par nous répondre:--Je crois avoir appris quelque
chose sur les âmes du Purgatoire mais je suis tellement gauche et je
m’exprime si mal que je ne puis guère vous le rendre.

--Ne vous inquiétez pas. Dites-le comme vous l’avez senti et ce sera
très bien.

Visiblement, mon affirmation ne suffit pas à le rassurer. Toutefois,
pour ne pas nous désobliger, il fait un effort sur lui-même et c’est
avec une entière simplicité qu’il nous rapporte ce qui suit:

--Vous savez qu’au monastère, nous avons chacun notre cellule. Nous n’y
résidons guère que la nuit car, du réveil au coucher, nous sommes pris
par les offices liturgiques et le travail manuel. Eh bien, un soir, à
peu près un mois avant la guerre, je venais d’y rentrer pour prendre mon
repos. Ainsi qu’il est de règle, j’avais quitté mes souliers et ma
ceinture et je m’étais étendu sur la paillasse piquée qui, avec un
traversin de varech, constitue notre couchette...

--Je connais, interrompis-je, c’est à peu près aussi moelleux qu’une
table de granit!

Le frère rit doucement:--Peut-être, reprit-il, mais je puis vous
certifier que, d’habitude, cela ne m’empêche pas d’y dormir à poings
fermés. Ce jour-là, il n’en fut pas de même. Depuis le matin, régnait
une chaleur orageuse qui accablait et énervait à la fois. Des nuages de
plomb couvraient le ciel, pesaient de plus en plus bas et, comme nous
étions en pleine canicule, il n’y avait pas à espérer que quelque
fraîcheur naquît avec l’aube. Je suffoquais. Quoique je m’appliquasse à
ne pas bouger, j’avais le corps trempé de sueur. Je l’avoue: j’aurais
quitté bien volontiers ma tunique et mon scapulaire, échangé ma grosse
chemise de bure contre du linge sec. Mais ce nous est interdit puisque
nous sommes là pour réparer et que nous avons fait vœu de pénitence à
l’intention de secourir les défunts qui expient, dans l’autre monde, le
trop de complaisance qu’ils donnèrent à leur bien-être ici-bas.

Je me sentis bientôt si mal à l’aise que je ne pus y tenir. Je mis les
pieds sur le carreau, je me traînai vers la fenêtre grande ouverte et je
m’agenouillai le front appuyé contre le bois vermoulu du chambranle.
J’aspirais d’une bouche avide l’air extérieur. Mais il ne m’apporta nul
soulagement car, au dehors comme dans la cellule, l’atmosphère, d’une
noirceur rigide, semblait provenir d’une forge où l’on aurait entretenu
un sombre brasier dont le souffle me calcinait les poumons.

J’essayai de prier. Comme nos constitutions nous prescrivent de le faire
lorsque nous nous réveillons la nuit, je murmurai:--_Fidelium animae
requiescant in pace..._ Mais ce ne me fut qu’une formule machinale. Et
même elle me parut si dépourvue de sens que j’éprouvais une sorte de
dégoût à la rabâcher. C’est que je passais par une de ces minutes de
dépression corporelle dont le Diable, toujours aux aguets, sait si bien
profiter pour nous lacérer l’âme et y semer des orties.

Affaissé comme je l’étais, je ne réalisai pas le danger de cet assaut.
Sous l’influence démoniaque, d’un cœur débordant d’amertume, je
m’écriai: «A quoi bon ces prières?... A quoi bon cette pénitence?... A
quoi bon vivre?...

Et je ne cherchais pas à enrayer l’esprit de révolte qui s’efforçait
d’abolir en moi la grâce de la vocation religieuse. Haché comme un fétu
par la grêle, je balbutiai:--Je ne peux pas, je ne peux pas lutter
davantage!... Et, je me laissai choir tout de mon long sur le sol,
répétant ce que me dictait la voix sardonique de l’Ennemi:--Tout ce que
tu entrepris, avec tant de joie, pour le salut des âmes, est totalement
inutile!...

Or, voyez la bonté de Dieu! Tandis que, prostré de la sorte, versant des
larmes et me tordant les mains, je m’enfonçais, sans réagir, dans ces
ténèbres affreuses, voici qu’une lumière éblouissante envahit tout à
coup la cellule. J’ouvris les yeux, je me relevai, d’un bond je courus à
la fenêtre. Ce que je découvris alors m’émerveilla jusqu’à l’extase.

La croisée donnait sur une partie assez limitée du jardin entourant le
monastère. Directement au-dessous, le regard se posait sur des planches
de choux et de salades. Vingt mètres plus loin se dressait une rangée de
cyprès si serrés qu’ils formaient une cloison au delà de laquelle il
était impossible de rien apercevoir. C’était, du moins, l’aspect du lieu
tel qu’il se présentait journellement à ma vue. Mais, _maintenant_, ces
choses avaient disparu. A la place, un immense verger s’étendait où
l’herbe d’un vert éclatant, moiré de reflets vermeils, se parsemait de
larges fleurs où chatoyaient toutes les nuances du prisme. Çà et là, des
arbres étendaient leurs frondaisons. Je ne pus en déterminer l’espèce
car ils étaient chargés d’hirondelles au point qu’on ne distinguait plus
le feuillage. Sur l’ensemble, un ciel bleu d’une profondeur inouïe et
une clarté solaire si intense et si pure à la fois que je ne me
souvenais pas d’en avoir connu de semblable, même aux jours les plus
beaux de l’été. Et ce paysage et cette lumière me furent plus réels que
toute réalité perçue par les yeux du corps. En effet, j’avais
l’intuition que c’étaient les yeux de mon âme qui absorbaient cette
féerie.

Les hirondelles chantaient éperdument. Oh! ce chant!... Ce n’était pas
leur gazouillis coutumier, mais un hymne de joie qui exprimait une
reconnaissance infinie, une félicité sans bornes. Frais comme l’eau
d’une source sous-bois, pénétrant comme un parfum de tubéreuse, aérien
et subtil!... Mais pourquoi chercher des comparaisons? Cela dépassait
tout ce que nos sens, rendus infirmes par le péché, peuvent
s’assimiler--tout ce que notre esprit, entravé par la chair, peut
concevoir.

Et le chant disait: Gloire à Dieu au plus haut des cieux!...

A écouter, dans le ravissement, cette action de grâces, il me fut appris
que ces hirondelles signifiaient les âmes du Purgatoire dont les prières
de la communauté avaient obtenu la délivrance. Avant leur migration
définitive vers la béatitude éternelle, Dieu permettait qu’elles me
révélassent que mes oraisons, ma vie pénitente, à moi pauvre moine si
imparfait, et jusqu’à mon agonie entre les griffes du Démon, n’avaient
pas été en vain.

Alors, mon cœur se dilata, s’épanouit comme une rose de mai; je riais,
je pleurais des larmes d’allégresse, je chantais, moi aussi: Gloire à
Dieu!...

Enfin les hirondelles se levèrent toutes, déployèrent leurs ailes,
montèrent vers les hauteurs radieuses où, chantant toujours, elles se
perdirent en Dieu. Ah! que j’aurais voulu les suivre!...

Le frère Placide n’ajouta rien. L’abbé Cerny et moi, nous ne fîmes aucun
commentaire. Et qu’aurions-nous pu dire? Nous étions transportés, comme
lui, loin de ce triste monde: ce qu’il avait vu, nous devenait sensible
et nous prenions pleinement conscience qu’il est salutaire, à quiconque
se veut ami de Jésus, de souffrir avec nos sœurs pathétiques: les âmes
du Purgatoire.

                   *       *       *       *       *

La nuit a passé. Un petit jour blafard colle maussadement sa face aux
vitres. Le vent ne souffle plus, mais la pluie redouble. Étendus côte à
côte sur le plancher, nous commençons à nous assoupir quand une
canonnade enragée nous force de déclore les paupières. Nos 75 lancent
des aboiements secs. Au loin, dans le brouillard, les grosses pièces
allemandes leur répondent par de lourds grognements enroués. Allons: le
sang ruisselle comme il a ruisselé hier, comme il ruissellera demain. Et
les âmes des morts tourbillonnent parmi les rafales homicides:--Priez
pour nous! Priez pour nous! implorent-elles.

Nous prions...




BRÈVES ÉTAPES DU VOYAGEUR ÉCLOPÉ


        Portant ma croix, j’ai suivi la voie douloureuse en mémoire du
        Maître. La trace de ses pas restait empreinte en lumière sur les
        pavés obscurs. Elle brillait si fort que souvent je faisais
        halte pour l’admirer et la vénérer. Alors mon cœur brûlait de
        Son Amour. Et me retournant vers vous, je vous criais: «Ne
        monterons-nous pas tous ensemble jusqu’au Calvaire?»

        LAPILLUS.




ARGUMENT


Amis très chers, dont la sollicitude m’assiste fraternellement depuis
tant d’années qu’il plut à Dieu de m’appliquer à Le servir par des
livres, variés quant aux sujets qu’ils traitent, semblables quant au
désir de Le faire aimer davantage, il faut que je vous confie ma
fatigue.

Lorsque je commençai le présent volume, j’avais conçu le projet d’y
réunir des narrations où des faits de vie intérieure vous seraient
exposés dans une forme analogue à celle choisie pour le chapitre que
vous venez de lire. Or, j’y dois renoncer et voici pourquoi: le mal
chronique dont je suis atteint va s’aggravant; ses redoublements
journaliers m’enlèvent la possibilité de fournir un travail continu. Et,
sans continuité dans l’effort, comment mener à bien des récits où tout
s’enchaîne? L’esprit le voudrait--le corps regimbe et reste sourd aux
injonctions d’une volonté qui, elle, ne fléchissait pas.

A vingt reprises, après avoir longuement réfléchi à la tâche que je
m’étais fixée, j’ai pris la plume. Mais à peine avais-je tracé quelques
lignes qu’une douleur lancinante m’obligeait de tout laisser pour
m’étendre, pendant des heures, sur ma chaise longue. D’autres fois, une
si grande faiblesse me tenait qu’il n’y avait même pas à tenter la
rédaction d’une page. C’était, tout au plus, si je pouvais me traîner à
la messe quotidienne. Et, au retour, je devais ou prendre le lit ou,
demeurant sur pied, me résigner à l’inaction.

Ce sont là, vous en conviendrez, des nœuds gordiens où le glaive
d’Alexandre s’ébrécherait. D’autre part, je respecte trop mon art pour
me contenter de vous soumettre des esquisses imparfaites alors qu’il est
de mon devoir de vous offrir des tableaux auxquels j’aurais donné tous
mes soins.

Vous donc, qui m’aimez comme je vous aime, qui priez pour moi comme je
prie pour vous, acceptez, faute de mieux, ces notes éparses, _disjecta
membra_, où je me suis efforcé de vous confirmer dans la certitude que
_le Royaume de Dieu_ est en nous et qu’il serait vain de le chercher
ailleurs. Fruits spontanés de l’oraison, méditations sur des textes
sanctifiants, appréciations sur le temps présent d’après des lectures
profanes, je les assemble en une sorte de petit calendrier dont les
feuillets vous rappelleront votre compagnon de route quand il vous aura
quitté pour le Purgatoire. Et ainsi, vous pourrez attester que, jusqu’à
son dernier souffle, il marcha les yeux fixés sur le Bon Maître lumineux
et sanglant--tel qu’il daigne nous apparaître au sein des ombres qui
couvrent ce monde en proie aux précurseurs de l’Antéchrist.




JUIN


DANS L’OCTAVE DE L’ASCENSION.--Cette année, la fête de l’Ascension se
célébra le 26 mai. Une impression reçue ce jour-là fut si forte qu’elle
persiste en moi après une semaine écoulée. Il faut que je la note.

J’assistais à la messe dans la chapelle des Dominicaines gardes-malades,
humble petit sanctuaire où je sens si profondément que Notre Seigneur
aime à résider, pauvre parmi ses filles servantes des pauvres! Pour
suivre la liturgie, je venais d’ouvrir mon paroissien. Mais avant que
mon regard se fût posé sur le texte, une phrase me naquit dans l’âme et
l’absorba totalement, de sorte qu’elle m’empêcha de lire et même
d’entendre le chœur des religieuses qui chantaient l’_Introït_. La
voici: «_Quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai tout à moi._»

On se souvient qu’elle se trouve au XIIe chapitre de l’Évangile selon
saint Jean. Jésus la formule, à cet endroit, pour annoncer son
crucifiement d’où résultera notre rachat. Mais l’office de l’Ascension
ne la cite nulle part. Du reste, ce n’est pas sur le moment que je fis
cette remarque. La phrase, se renforçant, se répercutant à tous les
échos de mon âme, ne me laissait pas le loisir de raisonner à son sujet.
Plus encore, elle me devint bientôt une image _intérieure_ qui me
représenta le Christ s’élevant vers le ciel--en croix. Toutefois, les
ténèbres frémissantes qui surgirent lorsqu’il prononça la parole: _Tout
est consommé_ ne l’environnaient point. Une calme lumière émanait de lui
et remplissait tout l’espace.

Cette image me demeura présente jusqu’à la fin de la messe. Elle était
là lorsque j’allai recevoir l’Eucharistie; elle était là durant mon
action de grâces qui en fut exclusivement contemplative. Puis elle
occupa ma pensée, d’une façon presque continuelle, jusqu’au dimanche
dans l’octave où il me semble que le sens m’en fut donné. En cette même
chapelle, après la lecture de l’Épître, je me remémorais ce que le chœur
avait chanté le jeudi précédent: _Dominus, ascendens in altum, captivam
duxit captivitatem..._ Et je me dis:--Naguère, captif du monde, j’en fus
délivré par la Croix. Maintenant, captif heureux de la Croix, je sens
que Jésus m’attire, par elle, vers sa gloire. Si je reste l’homme de
bonne volonté, elle m’attirera de plus en plus parce que je ne puis
m’élever au-dessus de moi-même qu’en l’acceptant avec allégresse.

Alors je me mis à prier:--Seigneur, au temps de Noël, tandis que je vous
adorais à Bethléem, j’ai vu l’ombre de la Croix se découper sur le mur
de l’étable. Au temps de Pâques, j’ai vu les plis du linceul, abandonné
par vous dans le tombeau, dessiner la Croix. Le matin de l’Ascension, je
vous ai vu rayonner sur la Croix dans la Lumière incréée. Daignez me
maintenir uni à vous par le sentiment que la grâce de votre présence est
inséparable de la grâce de souffrir pour l’amour de vous et, en
corrélation, pour l’amour de ceux qui vous ont perdu, de ceux qui vous
cherchent et de ceux qui vous ont trouvé. Car, vous venez de me
l’apprendre, ces deux mots: Rédemption, Ascension signifient une seule
chose Là-Haut.

                   *       *       *       *       *

PENTECÔTE.--Voici une chambre plongée dans l’obscurité, la fenêtre et
ses volets étant tenus rigoureusement clos. L’homme qui l’habite, s’il
ne passe ses jours à rêvasser en une morne torpeur, s’occupe de ranger
le pêle-mêle de meubles poussiéreux dont elle est encombrée. Vaine
besogne car, comme il ne voit pas clair, il n’arrive qu’à augmenter le
désordre. D’ailleurs il se rebute vite, d’autant plus qu’il respire mal
en ce logis follement calfeutré où l’atmosphère, jamais renouvelée, se
charge d’une myriade de corpuscules nuisibles qui lui encrassent les
poumons. Et quelle odeur de renfermé! Haletant et morose, il s’acagnarde
alors devant le foyer, tout noir de suie ancienne, où un tison chétif
achève de s’éteindre sous un amas de cendres.

Il dit:--Ce feu va mourir... Ensuite, je claquerai des dents mais je
n’ai ni brindilles ni copeaux pour réveiller la flamme, ni bois pour
l’entretenir. Et, je me l’avoue, je suis trop paresseux pour prendre la
peine de refaire ma provision de combustible. Foin de l’effort!...

Cependant, à l’extérieur, le grand soleil darde de longues flèches d’or
dont quelques-unes pénètrent par les fentes des volets et filtrent à
travers la buée malpropre qui rend les vitres opaques. Si l’homme
ouvrait tout, il recevrait, en surabondance, chaleur et clarté.
Mais--foin de l’effort!...

Au dehors, souffle un vent joyeux tout embaumé des parfums de la vie. Si
l’homme le laissait entrer, comme il assainirait la chambre, comme il en
chasserait les miasmes, comme il stimulerait le prisonnier volontaire
qui s’y engourdit et s’y hébète! Mais--foin de l’effort!...

L’homme a soif. Il soulève sa cruche afin de se désaltérer et s’aperçoit
qu’elle est vide. Devant la maison coule une fontaine intarissable dont
le murmure parvient jusqu’à lui. Il n’aurait qu’à descendre et se
pencher sur la vasque. L’eau qui la remplit jusqu’aux bords lui
rafraîchirait la bouche et le cœur pour longtemps. Mais--foin de
l’effort!...

Ainsi de l’âme que la grâce sanctifiante répandue par le Saint-Esprit
sollicite et qui refuse de l’accueillir. Elle est en proie--comme dit
Bossuet,--«à cet inexorable ennui qui fait le fond de la nature
humaine». Elle languit faute de lumière, faute de chaleur, faute d’air
pur, faute de l’eau où s’imbiberait son aridité. Le Saint Esprit lui
apportait toutes ces richesses et plus encore puisqu’il entretient en
nous ce sentiment de la présence du Père et du Fils sans lequel nous ne
pouvons être qu’un terroir infécond. Qu’on se rappelle cette strophe de
l’admirable séquence au Paraclet conçue par Thomas d’Aquin:

    Sine tuo numine
    Nihil est in homine
    Nihil est innoxium.

Elle définit en sa vigueur concise, l’état effrayant de l’âme
réfractaire au Saint-Esprit. Bientôt, celle-ci devient inapte à le
recevoir. Elle est désormais cet _animal_ rivé à ses instincts pervers
dont parle saint Paul dans la première épître aux Corinthiens. Et cela,
parce que, tel jour où la Grâce se faisait plus pressante, son
libre-arbitre ayant à choisir, en pleine conscience, entre Dieu et le
diable, a choisi délibérément le diable. C’est aussi parce qu’elle a
commis ce péché contre le Saint-Esprit dont Notre-Seigneur nous prévient
qu’il ne sera _jamais pardonné_. Voilà l’histoire de bien des
conversions avortées.

Mais la charité du Saint-Esprit est infatigable. Fût-ce au lit de mort,
fût-ce à la dernière minute, il s’offre encore à l’homme qui se
verrouillait, lui-même, dans le cachot de son orgueil. Que l’âme
pécheresse, sentant alors son indicible solitude, invoque, avec la
simplicité d’un enfant, le secours qu’elle avait si longtemps méprisé,
Jésus lui dit:--_Je ne te laisserai pas orpheline._ Et il lui envoie le
Consolateur.

Immédiatement, la pauvre âme découvre que les oripeaux bariolés, dont
elle se glorifia durant tout son voyage sur terre, n’étaient que de
sales guenilles. Elle s’en dépouille avec allégresse et--quelle que soit
la date de son revirement--elle revêt la tunique de pourpre et d’or,
tissée par les anges, que la Grâce illuminante lui tenait en réserve
pour une suprême Pentecôte. Car ne vont en enfer que ceux qui _l’ont
voulu_--jusqu’au bout...

Le lundi de la Pentecôte, je médite ces choses, un livre ouvert sur ma
table: _Vie de Marguerite du Saint-Sacrement_, Carmélite de Beaune qui
fut, au XVIIe siècle, la servante privilégiée de l’Enfant Jésus. Mes
yeux s’arrêtèrent sur une page dont je transcris l’essentiel:

_«Marguerite vit le double mouvement par lequel le cœur de Jésus se
resserre afin de s’imprégner du divin Esprit dans le sein du Père puis
se dilate afin de communiquer à l’Église, qui est son corps, la chaleur
vitale qu’il avait produite pour lui-même._»

Glose magnifique d’une parole de Jésus rapportée au chapitre XII de
saint Luc:--_Je suis venu répandre le feu sur la terre et que veux-je
sinon qu’il s’allume?_

Oui, c’est par une effusion du Sacré-Cœur que ce Feu vivifiant: le
Paraclet, s’épanche dans nos âmes. Mais qu’arrivera-t-il le jour,
peut-être proche, où presque tous les baptisés prendront pour guide
Celui d’En-Bas, où il n’y aura plus qu’un _petit troupeau_ pour suivre
le Pasteur unique? Il arrivera la fin du monde par embrasement. Et ce
même Feu qui allumait en nous un foyer d’amour allumera l’incendie
vengeur de la Justice divine...

                   *       *       *       *       *

FRUCTUM IN NOBIS.--En cette Fête-Dieu où le fruit de la Rédemption qui a
nom: Sainte Hostie mûrit en nos cœurs d’une façon plus sensible, où son
arome dissipe l’arrière-goût de la pomme vénéneuse que notre mère Ève
cueillit au jardin d’Éden, j’éprouve une joie paisible à recenser les
jours les plus heureux que j’ai connus ici-bas. Je me rappelle qu’ils me
furent départis dans la solitude. Ce n’est pas du tout que je sois,
comme quelques-uns se le figurent et même le publient, un être
atrabilaire et peu abordable, un Alceste reclus dans une caverne dont
les abords se hérissent d’orties contre le prochain et qui chérit la
retraite misanthropique

    Où d’être _un ronchonneur_ on ait la liberté.

J’aime mes frères d’humanité et je plains ceux d’entre eux qui tâchent
d’oublier qu’ils ont une âme en se mêlant, avec une folle persévérance,
aux tumultes et aux sarabandes d’un monde dont la règle de vie se
formule en ces mots: «_Il faut être de son temps._»

Or si une époque se caractérise par l’agitation dans le vide, c’est bien
la nôtre. Jamais le précepte de saint Paul: _Nolite conformari huic
saeculo_ ne fut davantage méconnu.

Pour moi, la grâce de Dieu--et non point mon mérite car je ne vaux pas
grand’chose--fait que je ne me sens aucunement porté à prendre contact
avec les gens d’affaires, les gens de sport, les gens de lettres, les
gens du monde en général. De loin, je les regarde et cela fait que je
prie pour eux fort souvent et avec le plus de ferveur qu’il m’est
possible. Il arrive aussi que je ne puisse m’empêcher de rire un peu
lorsque j’observe leur application à poursuivre des bulles de savon
soufflées par le Diable et leur physionomie désappointée dès qu’elles
leur crèvent entre les doigts. Mais que mes contemporains m’attristent
ou qu’ils m’égaient, je suis en mesure de certifier qu’il n’entre point
d’acrimonie dans les sentiments que je nourris à leur égard. Nous ne
nous plaçons pas au même point de vue, eux et moi, et voilà ce qui nous
sépare. Eux croient qu’il y a des réalités en dehors de Jésus-Christ,
moi, la souffrance habituelle et l’amour de la solitude me maintiennent
dans la conviction qu’il n’y a de réalité qu’en Lui. Je l’ai déjà dit et
c’est, en somme, ce que signifient tous mes livres depuis plus de vingt
ans qu’il plut à Dieu de m’ouvrir la porte de son Église. Permettez-moi
de le répéter et de vous le démontrer une fois de plus en vous traçant
un fusain des jours heureux que j’ai vécus dans la forêt, sur la route
de Lourdes et dans les monastères. Ce faisant, je ne me donne pas comme
un modèle à suivre. J’expose les raisons pour lesquelles je me conforme
sans peine à la volonté de Dieu sur moi. Et rien de plus.

                   *       *       *       *       *

DANS LA FORÊT.--Dès que mon âme eut reçu la Lumière unique, je pus
m’écrier avec Dante: «Je me trouvais dans une forêt obscure ayant perdu
la voie droite. Ah! qu’il m’est pénible de dire ce qu’elle était cette
forêt sauvage, âpre, épaisse, dont le souvenir renouvelle mon effroi.»
Cela, c’était la forêt symbolique, la forêt aux taillis délétères où
j’errais halluciné par ces bêtes fauves: mes passions et mes vices.

Lorsque les rayons de la Grâce illuminante chassèrent, ainsi qu’un
brouillard empoisonné, les mirages qui constituaient cette sylve
implacablement ténébreuse, quelle allégresse j’éprouvai, moi aussi, à
saluer «l’heure où commence le matin, où le soleil monte avec ces
étoiles qui l’accompagnaient quand le divin Amour leur donna, pour la
première fois, le mouvement!» Alors, je conçus l’espoir d’échapper «au
lion, à la louve, à la panthère» qui m’avaient fasciné.

Toi, forêt palpable, forêt de Fontainebleau qui, même au temps de mes
pires égarements, entretenais en moi le goût de la solitude, je te vis
avec des yeux nouveaux. Tes sites, gracieux ou sévères, ne me furent
plus seulement un ensemble de formes changeantes selon les saisons. Ils
me devinrent des miroirs où se reflétait l’éternelle Beauté--la face de
Notre Seigneur Jésus-Christ.

Ils vivent dans ma mémoire ces jours de félicité, ces jours de
transfiguration et d’oraison brûlante. Je ne cesse d’entendre les
profonds feuillages chanter, d’une voix unanime, la gloire de mon Dieu.
Voici les bouleaux qui frémissent comme des lyres éoliennes; voici les
chênes et les hêtres qui prolongent leurs graves accords; voici les pins
pensifs qui résonnent comme de grandes lyres; voici toutes les
frondaisons qui s’émeuvent au souffle du Saint-Esprit. Forêt, je suis
loin de toi dans l’espace, mais tu peuples toujours ma vie intérieure et
c’est par ton cantique perpétué que se grave souvent dans mon âme
l’image de Jésus.

Comprenez-vous maintenant pourquoi rien ne m’est plus hors de cette
radieuse présence du Bon Maître, pourquoi je me tiens à l’écart du
monde, pourquoi j’ose répéter--moi, poussière et vermisseau--la parole
de l’Apôtre: _Je connais celui en qui j’ai cru et j’ai l’assurance qu’il
me gardera en dépôt jusqu’à l’heure où il me jugera en juge
équitable_?...

J’aime le Christ et le Christ daigne m’aimer, malgré mes imperfections
innombrables. Et je me réjouis d’être compté parmi ceux de qui les gens
du siècle disent avec un sourire méprisant:--Ils sont fous à cause du
rêveur galiléen...

                   *       *       *       *       *

SUR LA ROUTE DE LOURDES.--En juin 1908, j’accomplis, du monastère de
Ligugé, près de Poitiers, à Lourdes, le pèlerinage à pied dont j’avais
fait le vœu dix mois auparavant. J’en ai raconté les étapes dans un
livre qui, paraît-il, me suscita quelques imitateurs et me valut d’être
gourmandé par certains critiques dont l’état d’âme ne coïncidait certes
pas avec le mien.

--Quoi, me disait, en substance, l’un de ces porte-férule, vous avez
parcouru des régions où abondent les monuments historiques et vous n’en
soufflez pas un mot! Quel voyageur incomplet vous fûtes!...

--Ah! aurais-je pu lui répondre, il s’agissait bien de cela! Au long du
chemin, j’étais tout à la prière et, je l’avoue, mon bon Monsieur,
lorsque j’entrais dans une église, c’était encore pour prier et non pour
admirer les détails, peut-être fort remarquables, de son architecture.
L’Immaculée me guidait vers sa grotte de Massabielle; je marchais
enveloppé du rayonnement de cette très pure Étoile et j’étais absorbé
par la musique de l’Angelus qui n’arrêtait pas de carillonner dans mon
cœur. Dès lors comment m’eût-il été possible de fixer mon attention sur
les bâtisses périssables que la main de l’homme édifia? J’emportais un
volume avec moi, mais c’était le _Petit Office de la Sainte Vierge_ et
non pas le _Guide du touriste_. Tout cela vous explique ce manque
«d’impressions d’art», dans le récit dont vous signalez doctement les
défauts.

Pour vous, amis qui me lisez avec indulgence, je voudrais rendre
l’allégresse qui me soulevait au cours de cette randonnée. Parti, le
plus souvent, dès l’aube, aussi léger que si j’avais eu des ailes aux
talons, j’abattais les kilomètres sans m’en apercevoir. Quoique, cette
année-là, juin fût chargé d’orages dont les averses brusques me
douchaient journellement, j’étais si joyeux de vivre dans la familiarité
de Marie que, malgré l’atmosphère humide et pesante, je chantais tout le
temps.

Oui, je chantais à pleine voix, les psaumes et les antiennes du _Petit
Office_. Et quand j’avais fini, je recommençais ou bien je faisais
alterner les strophes du _Magnificat_ avec celles de l’_Ave maris
stella_ suivant les méthodes apprises chez les moines. Ou encore,
lorsqu’il me fallait gravir une côte particulièrement rude, j’entonnais,
pour me stimuler, cette sublime imploration: le _Salve Regina_.

J’ajoute que, pour comble de bénédictions, je jouissais d’une solitude à
peu près complète. En effet, à cette époque, les routes n’étaient pas
encombrées comme aujourd’hui de mécaniques puantes, poussant des cris de
canard en détresse, portant des écervelés que possède l’étrange manie
d’aller vite, vite, toujours plus vite. Il y avait si peu de piétons que
je faisais des lieues sans croiser personne. Pas même de gendarmes en
tournée, ce qui me convenait passablement vu qu’avant mon départ, ayant
garni un portefeuille de pièces d’identité, je l’avais oublié sur ma
table. Donc, je n’aurais pu prouver à ces braves gens que je n’étais pas
un trimardeur professionnel.

A la traversée des villes et des villages, comme j’étais couvert d’un
enduit où se mélangeaient l’huile qui, montée de mes chaussures,
imbibait mon pantalon, la poussière et la boue, comme une vieille
casquette défraîchie me coiffait et que mon veston s’avérait des plus
râpés, mon aspect minable provoquait bien quelque étonnement. Mais sitôt
qu’à ceux qui m’interpellaient, j’avais répondu que j’étais un pèlerin
de Lourdes, deux fois sur trois, les figures se faisaient tout amicales.
Dans les auberges où je passais les nuits, de délicates attentions me
furent prodiguées. Ainsi, je pus le constater d’une façon touchante, le
culte de la Sainte Vierge persiste dans beaucoup plus d’âmes que ne se
l’imaginent les athées de carrière qui, au gouvernement ou ailleurs,
s’appliquent à transformer le bon peuple de France en une cohue de
verrats et de truies pour le plus grand profit du démon de la
bestialité.

A travers tout, par-dessus tout, je me sentais le néophyte placé sous la
protection de Marie. Cela se comprend. Quelques mois seulement avaient
passé depuis mon entrée dans l’Église; mon inexpérience faisait que
m’engager dans la voie étroite qui monte à Jésus me semblait difficile
et même quelque peu effrayant. Quiconque a connu cet état d’enfance
spirituelle attestera combien alors on a besoin d’une tendresse
vigilante qui soutienne et dirige nos pas incertains, qui nous relève et
nous console après les chutes inévitables. Cette affection maternelle,
la Sainte Vierge nous la prodigue. Elle accentue les progrès de notre
initiation; elle nous forme aux vertus qui feront de nous des athlètes
capables d’aider son Fils à porter l’énorme fardeau de la Croix jusqu’au
Calvaire. Éducation virile où n’intervient nul sentimentalisme
affadissant, car cette Mère, concentrant au foyer de son amour la
Sagesse éternelle, n’alimente notre débilité native que d’un lait dont
la saveur recèle une saine et sainte amertume. Et c’est pour avoir
accepté, d’un cœur docile, cette nourriture fortifiante que je marchais
si allègrement sur le chemin de Lourdes...

Ma Grande Dame des lys, parce que tu m’obtins cette grâce--et tant
d’autres à la suite!--je répèterai tes louanges d’une lèvre inlassable.
Tu apportas le pain de vie au pauvre scribe gisant sur un fumier, affamé
de son Dieu sans le savoir. Tu daignas ensuite lui permettre de souffrir
avec toi au pied de la croix où Jésus a saigné, saigne et saignera
jusqu’au jour du Jugement. Gloire à ton Immaculée-Conception!...

                   *       *       *       *       *

DANS LES MONASTÈRES.--Et maintenant, voici mes jours les plus heureux de
tous. Ce sont ceux où je savourai intégralement la solitude et le
silence en Dieu chez les Trappistes. Hautecombe où je commençai _Dans la
lumière d’Ars_, Lérins où j’écrivis _Quand l’Esprit souffle_, Septfons
où je méditai _Sainte Marguerite-Marie_, toi enfin, Notre-Dame d’Acey où
furent composés _les Rubis du Calice_, refuges de prière intense et de
recueillement total, loin des tumultes imbéciles d’un siècle voué au
règne de la Bête, quelle douceur j’éprouve à me remémorer les mois vécus
entre vos murs! Les additionnant, je constate qu’ils englobent une
dizaine d’années qui certes furent décisives pour mes progrès dans la
voie étroite. Aujourd’hui, ma santé ruinée ne me permet plus de m’évader
du monde pour me retremper dans l’atmosphère des cloîtres cisterciens.
Du moins, grâce à l’ascétisme que j’y appris, grâce à certain dévouement
qui m’interdit de le nommer, grâce aussi aux âmes fraternelles qui
m’assistent, j’ai pu enclore ma pauvreté de telle sorte que je continue
à mener l’existence contemplative faute de quoi je ne serais qu’une
chandelle éteinte. Cependant, parce qu’ils me connaissent, mes
bienfaiteurs ne me taxeront pas d’ingratitude si je leur confie que,
hors des monastères, je me sens toujours en exil.

Mais gardons-nous de nous plaindre: Dieu est le seul maître. Il daigne
m’employer à Lui amener des égarés et des païens. S’il me prive des
félicités de la vie claustrale, il m’octroie largement le bienfait de la
souffrance purificatrice pour que j’applique sa sainte loi de réversion.
Tout est bien puisque tout procède de sa munificence. Revenons, par la
pensée, au monastère. En cette clôture dont les hôtes sont prévenus
qu’ils ne doivent pas en repasser le seuil avant leur départ, toutes
choses sont disposées pour que l’âme se rive à Dieu: les repas brefs et
maigres, le sommeil abrégé, l’isolement dans une cellule ne contenant
que les meubles indispensables et un ou deux livres de piété,
l’assistance obligatoire à tous les offices sauf matines, l’exercice
pris dans un jardin ou dans un parc plutôt négligés et que jalonnent des
Crucifix et des statues de Saints modelés sans art. Donc rien n’y
sollicite les sens. Les seuls colloques sont avec le Père-Hôtelier qui,
une ou deux fois dans la journée, visite le retraitant, s’informe de ses
besoins et lui apporte des instructions et des conseils. Au surplus,
qu’on relise la description donnée par Huysmans dans _En Route_ des
règlements suivis à Notre-Dame de l’Atre. Elle est rigoureusement exacte
et s’applique, avec d’infimes variantes, à toutes les Trappes.

Soyez persuadés que cette réclusion est tout à fait propre à sanctifier
ceux qui s’y prêtent par esprit de pénitence ou pour cultiver en eux les
grâces d’oraison...

Or, parmi les souvenirs de mes séjours prolongés au monastère de
Notre-Dame d’Acey, il en est un qui me revient fortement tandis que je
trace ces lignes. C’était en décembre. J’étais arrivé la veille de
l’Immaculée-Conception et je ne repartis que le lendemain de Noël. Comme
de coutume, chaque matin je me levais à trois heures, je descendais à
l’église pour _Laudes_ et je recevais la communion à l’une des messes
qui se célèbrent vers quatre heures. Il faisait très froid et nul
calorifère ne réchauffant les vastes nefs, on pourrait supposer que les
Religieux et leur hôte, immobiles dans les stalles y étaient trop
occupés à grelotter pour suivre la liturgie et s’en assimiler la
substance. Eh bien, l’on se tromperait: l’atmosphère spirituelle était
si brûlante que l’âme s’y embrasait, qu’elle réagissait sur le corps et
l’empêchait de pâtir d’une température abaissée à plusieurs degrés
au-dessous de zéro.

Je me rappelle, entre autres, une matinée où cet incendie d’amour divin
m’envahit tellement que j’éprouvai la sensation de me consumer comme un
cierge d’offrande au seuil du Paradis. C’était à l’action de grâces.
Mêlé aux frères convers--dont les plus jeunes gisaient prosternés, le
front sur les dalles--j’avais conscience de me perdre en Jésus-Christ.
Articuler une syllabe, faire un geste m’eût été impossible. Le silence
adorant qui emplissait l’église, il me semblait que c’était moi-même. Et
ce bienheureux ravissement, dont rien ne saurait rendre la surnaturelle
intensité dura longtemps car il était plus de six heures quand le
mouvement me fut rendu pour regagner ma cellule!...

On comprendra sans peine que mon regret du monastère redouble lorsque
j’évoque ce passé si proche où la Bonté infinie daigna me visiter moi,
vile épluchure, avec tant de surabondance. Alors, j’habitais une terre
de refuge s’élevant bien plus haut que les brouillards fétides qui
flottent sur ce morne marécage: la société contemporaine. Alors tous les
souffles du Ciel me caressaient. Alors, le soleil de la Sainte-Trinité
me couvrait de sa lumière ineffable. C’est pourquoi mon âme se tourne
sans cesse vers l’encens d’oraison qui brûle dans les monastères
cisterciens. Et de cette odeur de sainteté je garde la nostalgie
inguérissable.




JUILLET


DÉTACHEMENT.--Une phrase lue ce matin m’induit à réflexions[1]. La
voici: «Le chrétien qui, dans sa vie intime, au lieu de viser à la
perfection, s’accommode d’une honnête médiocrité et compte que celle-ci
lui vaudra une petite place en Paradis, pourrait faire un assez mauvais
calcul. Chaque jour qui passe, les obstacles accumulés par la faiblesse
humaine, les constantes occasions de péché se chargent suffisamment de
restreindre notre idéal. Si nous mettons au point de départ un idéal
déjà restreint, si nous n’avons pour but que la médiocrité, nous
risquons de tomber au-dessous du médiocre.»

  [1] Je l’extrais, d’un bel article de M. Robert HAVARD, intitulé _Tout
    ou rien_ et publié dans son journal bi-mensuel: ROME.

Combien exact! Mais ceux que ne saurait satisfaire la routine d’une
dévotion paresseuse échappent au péril. Tôt ou tard, pour les âmes
éprises de vie intérieure, il arrive un moment où la présence de Dieu
prend, en elles, toute son ampleur. Elles sentent que le Maître veut
désormais les avoir à Lui sans partage. Simultanément, elles acquièrent
une intuition si lucide de sa parfaite Beauté qu’elles se voient toutes
difformes par comparaison. Alors, elles n’ont plus qu’une idée: se
conformer à ce divin modèle. Leur but, c’est l’union avec Lui. Elles
comprennent que pour y parvenir, il leur faut se dépouiller d’abord de
tout attachement charnel aux choses périssables de ce bas-monde. Et
elles subissent, avec une docilité joyeuse, l’opération qui, parmi de
grandes souffrances et à travers une ombre indicible, les rendra propres
à se fondre dans le Soleil absolu qui les attire.

La nuit d’épreuve se divise en trois phases: celle où les sens se
purifient par l’ascétisme; celle où l’esprit, renonçant aux fausses
clartés de l’entendement humain, ne s’oriente plus que d’après cette
étoile polaire qu’on nomme la Foi; celle où, privée d’attraits
sensibles, la Foi le dirige, par l’Espérance toute nue, vers la Charité
totale.

Nuit ardente et glacée à la fois, nuit toute solitaire et à la fois tout
près de Jésus crucifié, nuit de délivrance par la réclusion, nuit
terriblement douloureuse et pourtant pleine de joies célestes! Si tu en
sors vainqueur de toi-même, ta récompense sera d’expérimenter vraiment
ce que c’est que la possession de Dieu sur la terre. Dès lors, tu ne te
résigneras à stationner encore un peu de temps parmi les hommes que pour
Le faire aimer comme tu l’aimes; ayant enfin saisi, en sa signification
intégrale, cette parole du rédempteur: _La Vérité vous rendra libres_,
âme maintenant sans entraves, tu chanteras avec saint Jean de la Croix:

    Pendant une nuit obscure,
    Embrasée d’un amour plein d’anxiété,
    --Oh! l’heureuse fortune!--
    Je sortis, sans être aperçue
    Alors que ma demeure était toute purifiée...

    A la faveur de cette heureuse nuit,
    Personne ne me voyait
    Et moi, je ne regardais rien;
    Je n’avais ni guide ni lumière,
    Excepté celle qui brille dans mon cœur.

    Cette lumière me guidait,
    Plus sûrement que celle de midi,
    Au terme où m’attendait
    Celui qui me connaît parfaitement...

    Le visage incliné sur le Bien-Aimé,
    Je restai là et j’oubliai tout
    Pour le contempler au milieu des lys...




AOUT


LECTURES.--Quand j’écrivais, dans la _Basse Cour d’Apollon_, «qu’il y a
une foule de choses aussi intéressantes que la littérature», je résumais
une façon de voir qui m’est coutumière dès longtemps. Je lis beaucoup
pour occuper les loisirs que m’impose la maladie. Mais ce ne sont ni les
romans ni les recueils de vers qui constituent la plus grande part de
mes lectures. D’abord, l’expérience m’apprit qu’il en existe fort peu
qui vaillent la peine qu’on y fixe son attention. Ensuite, les
trois-quarts de mes pensées se vouant à explorer les diverses provinces
du Royaume de Dieu, je ne puis vraiment m’attacher qu’aux volumes qui
les décrivent ou qui montrent que leurs auteurs gardent, tout au moins,
la notion du divin.

Fait assez rare à l’heure actuelle. Même, certains qui, dans le privé,
s’affirment catholiques, ne manifestent guère qu’une foi vivante régisse
leur production. Trop souvent, celle-ci donne à supposer que, par
révérence à l’égard du matérialisme pesant dont notre époque est imbue,
ils ont honte de s’avouer enfants de Notre-Seigneur. C’est affaire à
eux. Pour moi, je ne saurais imiter leur... prudence. Il se peut que
j’aie droit à l’épithète de lettré dont quelques critiques veulent bien
me gratifier, mais, à coup sûr, je ne suis pas un gens-de-lettres,
c’est-à-dire un homme persuadé que l’Art a sa propre fin en soi. Mon
objectif invariable le voici: _servir Dieu et son Église_. De là, mon
œuvre depuis vingt ans; et,--je le mentionne sans orgueil comme sans
fausse humilité--j’ai des preuves incessantes que, visant à faire
connaître, à faire aimer davantage le Bon Maître, elle ne fut pas
stérile.

                   *       *       *       *       *

Donc, il est assez rare que je lise des romans. Et pourtant ce n’est pas
faute d’être renseigné, au jour le jour, sur ceux qui dansent, comme une
escadrille de bouées multicolores, parmi les remous de cet Achéron aux
ondes troubles: la publicité commerciale! Le temps est passé de la
critique: elle végète à la dernière ou à l’avant-dernière page de
quelques quotidiens. Encore ne lui concède-t-on, le plus souvent, qu’un
petit nombre de lignes rédigées en style de télégraphe. Il reste les
revues; mais leur public est restreint. Ce qui possède la vogue, c’est
la réclame mise en vedette de façon à tirer l’œil. Aujourd’hui, ouvrant
un journal, on tombe sur un vermicelle de l’illustre maison Gongoraz.
Hier c’était sur le roman vanté comme «de la meilleure marque» et que
vient de pondre le sublime Troufignard. Demain, ce sera une cafetière
perfectionnée par le savant Goulenbuis. Après-demain, le roman
fracassant du supersublime Gaufrencuir. Et ainsi de suite: comestibles,
ustensiles, littérature pêle-mêle. D’autres fois, ce sont des notices,
bourrées de promesses aphrodisiaques, qui célèbrent le roman de M.
Darenfeu ou celui de Mme Paupiette, née Julie Ravigote. Comme on n’est
jamais mieux servi que par soi-même, en général, le soin de composer ces
dithyrambes aguichants est laissé à l’auteur:

                ... Mes petits sont mignons,
    Beaux, bien faits et jolis sur tous leurs compagnons

disait la Mère-Hibou de Lafontaine.

Puis on exhibe des photographies. Tel, Narcisse Cacafougnac présenté
en des dimensions insolites. Un texte, au-dessous de sa
figure, nous apprend qu’elle fut prise dans le département de
Gascogne-et-Grosse-Caisse tandis que ce scribe terminait le foudroyant
chef-d’œuvre offert à notre admiration pour la modique somme de douze
francs. Peut-être Cacafougnac espère-t-il séduire, par l’étalage de ses
charmes, quelque lectrice naïve et frémissante? Je dois l’avertir qu’il
pourrait être déçu. L’autre semaine, une délicieuse jeune fille, jetant
un regard sur son effigie, s’écriait devant moi:--Fi! qu’il est
vilain!...

Il y a encore les annonces à tintamarre sur les bandes qui entourent les
volumes récemment mis en vente. La plupart nous révèlent que les
romanciers dont elles ceinturent les travaux sont d’incomparables
penseurs, des stylistes éblouissants et, par dessus tout, qu’ils se
montrent hors de pairs dans l’art de stimuler maintes sensualités
défaillantes.

Tout cela est bien consolant. Des grincheux prétendaient que la
littérature est en décadence. Erreur totale: lisez les journaux; vous y
constaterez que les romanciers de génie pullulent, qu’il n’est pas de
matin où ne se lèvent deux ou trois de ces astres miraculeux et que des
peuples entiers se précipitent pour en absorber les splendeurs. C’est
pourquoi nous applaudissons, en versant des larmes attendries, quand une
Herriotte-Récamière médite de transmuer en pensionnés de l’impératrice
Marianne tous ces affamés de gloire lucrative. Des grognons malappris
diront peut-être de leur Muse: «_She is a whore!_ Mais nous ne les
écouterons pas.

Bref, on se demande comment fait l’Académie Goncourt pour s’y
reconnaître parmi cette multitude de romans, tous de magistrale
envergure. Il est vrai qu’elle devient, dit-on, de plus en plus un
aréopage de vieillards somnolents--ce que lui reproche avec véhémence
l’un de ses membres, très éveillé lui, M. Lucien Descaves qui la somme
de rajeunir son recrutement. Aura-t-il gain de cause? Je l’ignore et, du
reste, cela m’est fort indifférent. Ce que je sais--et cette fois, je
parle sans ironie--c’est que des amis à moi, plus enclins que je ne le
suis à s’informer des romans du jour, affirment que les derniers
lauréats de ladite assemblée sont très... ordinaires et que, depuis
_Rabevel_--livre où il y a de grandes qualités et de gros défauts,--rien
de saillant n’a été couronné. Je suis porté à les croire d’autant que
mes amis ne sont ni des «chers Maîtres» ni des «chers confrères» ni des
entrepreneurs de publicité, mais simplement des lettrés friands de bonne
littérature.

Pour moi, je le déclare parmi le peu de romans que j’ai lus ces
temps-ci, deux, et pas davantage, me sont restés dans la mémoire: _La
passe dangereuse_ de Somerset Maugham et _Lewis et Irène_ de M. Paul
Morand.

Le premier m’a plu parce qu’en une forme nette il présente un cas
d’adultère d’une bêtise et d’une bassesse particulièrement bien
observées. L’adultère donne toujours un exemple de stupidité nocive.
Mais il importe de signaler que, dans _La passe dangereuse_, les
coupables, un bellâtre répugnant et une petite épouse dénuée
d’intelligence et de cœur, sont dessinés d’une façon si âpre et si nette
qu’ils en prennent une valeur typique. Le roman ne soutient d’ailleurs
aucune thèse. L’auteur, avec raison, s’est abstenu de prêcher sur la
fidélité conjugale. Mais, de par la seule puissance d’une analyse tout
objective, une leçon morale se dégage du heurt des caractères. L’action
est située en Chine; les personnages principaux sont des fonctionnaires
de la colonie anglaise et le milieu motive des paysages exotiques peints
à larges touches et d’autant plus évocateurs. Enfin on y rencontre des
figures de Religieuses, dont le dévouement s’exerce parmi les indigènes
pendant une épidémie de choléra. Ces saintes filles mettent un rayon du
soleil de Dieu dans cette histoire fort sombre. Aussi, on a plaisir à
féliciter M. Maugham--qui est sans doute protestant--d’avoir si bien
compris la charité catholique.

D’un tout autre genre, _Lewis et Irène_. L’intérêt de ce roman provient
de ceci qu’il peint, avec une précision brillante et sèche à la fois, ce
que devient l’amour entre deux cosmopolites voués à la finance sous les
espèces de la Banque. A ce titre, c’est un document significatif sur
notre époque où prédominent la luxure païenne et, jusqu’à la fureur, le
goût de l’argent. Analysant l’un et l’autre, M. Paul Morand se révèle un
psychologue perspicace quoique limité. De plus, son style, très fourni
d’images, parfois un peu trop cherchées, souvent ingénieuses, a de la
concision et de la vigueur. Mais quelle amoralité est la sienne! C’est
qu’il appartient à une génération littéraire où les âmes vides de Dieu,
n’apercevant _rien que la terre_, constatent qu’elle est petite et fort
gâtée par la sottise et la méchanceté humaines. Comme la Lumière unique
leur fait défaut, elles tâtonnent dans la nuit du matérialisme sensuel.
De là, leur nervosité et la tristesse qui imprègne leurs écrits. On les
plaint; on comprend qu’elles soient en désarroi; on aimerait à les
soulager. Or, cette inquiétude, avec les tares qu’elle implique, je la
trouve, à l’état aigu, dans l’œuvre de M. Paul Morand. C’est pourquoi,
sans doute, celle-ci me frappa et aussi parce qu’elle est pleine de
talent[2].

  [2] Il va sans dire que ni _la Passe dangereuse_ ni _Lewis et Irène_
    ne doivent être mis entre toutes les mains.

                   *       *       *       *       *

Et les vers?--Eh bien, parmi ceux que j’ai lus de poètes récents, il n’y
en a pas non plus un grand nombre qui m’aient produit une impression
durable.

Quelques noms pourtant surnagent dans ma mémoire. Celui de Louis Pize
qui, dans une forme élégante et louablement classique, a su nous évoquer
de beaux paysages de Provence et des Cévennes et a chanté, avec une
émotion communicative, la gloire de la Sainte Vierge et celle de saint
François Régis. Combien je garde aussi un bon souvenir du recueil de
Jean-Marc Bernard: _Sub tegmine fagi_! Ce jeune poète fut tué au front,
pendant la guerre abominable dont nous n’avons pas fini de panser les
blessures. C’est grand dommage car il y avait en lui une magnifique
promesse.

Mais les poèmes que je lis avec le plus de plaisir toutes les fois que
je les rencontre dans un journal ou une revue, ce sont ceux de M.
Tristan Derème. Cadences et rythmes conformes aux meilleures traditions
s’y allient en des strophes d’une habile et charmante souplesse pour
exprimer, avec une clarté toute française, des sentiments propres à
toucher quiconque ne prise ni la déclamation romantique ni l’incohérence
à prétentions géniales. M. Derème montre des qualités de mesure, de
finesse, de lyrisme tempéré, de bonne humeur qui l’apparentent à
Lafontaine. Je ne crois pas outrer l’éloge en émettant cette opinion.

Vous parlerai-je maintenant des controverses où, sous couleur de «poésie
pure», les héritiers littéraires du déplorable Mallarmé et divers
théoriciens occasionnels dépensent des tonnes d’encre?

Certes non!... Comme elles sont infiniment nébuleuses, comme elles n’ont
pour but que de nous signifier qu’il existe un art transcendant dont,
seuls, une poignée de rhapsodes abscons possèdent le privilège, nous
laisserons ces messieurs échanger leurs arguments, leurs prétendus
«éclaircissements» et leurs apologies inconsistantes dans les cénacles
minuscules où ils se retranchent.

Quant aux poètes innombrables qu’une stricte justice obligerait de
traiter comme Apollon traita Marsyas, il est bien inutile de les
morigéner. A toute critique, chacun d’eux répondrait à l’exemple
d’Oronte:

    Et moi je vous soutiens que mes vers sont fort bons!...

Personne n’a le temps ni l’envie de les détromper. Il est donc
préférable d’observer à leur égard un parfait silence.

                   *       *       *       *       *

Récemment, de divers côtés, on m’a demandé ce qu’il fallait penser de M.
Paul Claudel. Il n’est pas malaisé de répondre: du catholique, beaucoup
de bien car sa sincérité--que nul, du reste, ne mit jamais en doute--est
évidente; de l’écrivain beaucoup de mal car il s’est livré à de
terribles attentats sur la langue française.

Deux grands lettrés ont défini, avec perspicacité, les lacunes et les
vices de l’esthétique chère à M. Claudel. Ce sont M. Charles Maurras et
M. Pierre Lasserre. Du croyant, ils ne parlèrent pas. Ils eurent raison
car ils n’avaient pas compétence pour le faire. M. Maurras--fort à
plaindre en ceci--ne considère le catholicisme que comme un des
matériaux propres à être encastrés dans l’édifice politique dont il rêve
la restauration. Le sens surnaturel de la religion lui échappe et
lui-même en convient avec loyauté. M. Lasserre professe une philosophie
où la doctrine de l’Église n’a point de part. Au surplus, sa
prédilection pour Renan s’y oppose. Mais, du point de vue de la
littérature, l’un et l’autre ont fort nettement relevé dans l’œuvre de
M. Claudel l’influence du romantisme individualiste et néfaste. M.
Maurras a formulé son verdict dans un entretien avec un journaliste
intelligent qui, quoique féru d’admiration pour l’auteur de _Tête d’Or_,
semble avoir rapporté avec exactitude les propos de son interlocuteur.
M. Lasserre apprécia comme il sied, donc sévèrement mais sans
malveillance, cette même œuvre dans un volume[3] que doit consulter
quiconque désire se former une opinion réfléchie à ce sujet.

  [3] Pierre LASSERRE, _Chapelles littéraires_, 1 vol. chez Garnier.

Heureux de me trouver, en tout point, d’accord avec ces deux experts en
bien-dire, je n’ai pas l’intention d’étudier longuement, ici, M.
Claudel. Voici seulement quelques aperçus touchant les graves défauts
par lesquels il choque les esprits pondérés, amis de l’ordre dans les
idées et dans le style.

Ce qui cause, tout d’abord, une sensation pénible quand on entame la
lecture ardue de ses écrits c’est qu’ils n’ont guère de rapports avec le
génie français. A peu près tout ce qu’il publie nous apparaît transposé
d’une langue étrangère dans la nôtre. C’est pourquoi l’enquêteur citant
à M. Maurras une tirade sur l’enfer s’entendit répondre: «Cela ne
ressemble pas mal à une mauvaise traduction de Dante.»

Excellent jugement: j’y souscris d’autant plus volontiers que je
m’adonne depuis des années à l’étude du grand Florentin. Par suite,
lisant le texte de M. Claudel, une remarque analogue m’était venue à
l’esprit.

Mais M. Claudel n’aurait fait que montrer de la gaucherie dans une
imitation de Dante, on pourrait encore l’excuser parce que, malgré tout,
il serait resté dans la tradition latine. Malheureusement, l’idiome que
rappelle surtout le langage dont il use, c’est l’allemand. M. Lasserre y
voit l’indice d’habitudes métaphysiques qu’on ne peut approuver:
«Jamais, dit-il, chez Fichte, Schelling ou Hegel, je n’ai rencontré une
façon d’enchaîner les idées plus étrangère aux façons dont je suis
capable de les lier moi-même. J’y perds mon allemand...»

Je ne sais plus qui comparait les systèmes des sophistes de Germanie à
«des fabriques de vent». La phraséologie de M. Claudel nous démontre que
ce vent, lorsqu’il souffle avec persistance sur une cervelle française y
propage des brumes fâcheuses.

M. Lucien Dubech, qui est, à mon avis le meilleur critique dramatique
d’aujourd’hui, a constaté, lui aussi, cette intoxication dans les drames
de M. Claudel. Et de même M. Paul Léautaud qui, rendant compte de sa
pièce: _l’Échange_, écrit: «Il n’est qu’un rhéteur et d’une rhétorique
rugueuse. Son style me fait toujours l’effet du français parlé avec le
dur accent allemand».--Et bien d’autres que ce dialecte hétéroclite
offusque jusqu’à les faire crier.

Un scolastique du moyen âge a émis cet aphorisme: _Obscuritate mentis
verba saepe obscurantur._ J’estime qu’il s’applique à M. Claudel: sa
forme est obscure parce qu’il s’est obscurci l’entendement. Ensuite, il
essaye, à force de boursouflure, de faire prendre ce défaut pour une
qualité. Car, c’est encore un fait que ses poèmes hybrides--sont-ils
prose, sont-ils vers? on ne sait--veulent étonner. Mais ils ne nous
offrent que d’affligeants exemples de style ampoulé. Parfois il
s’efforce de se montrer simple et naïf. Mais que de gauche artifice en
cette feinte ingénuité! C’est Alberich, le nain des _Nibelungen_,
parodiant la grâce sauvage de Siegfried.

A ces tares s’ajoute l’extrême incorrection du style et, trop souvent,
l’impropriété des termes employés par M. Claudel. Citons M. Lasserre:

  «La langue française n’a pas les tolérances de l’allemande: elle est
  très sensible aux injures et ne les souffre pas. Le Père de Tonquédec
  de la Compagnie de Jésus, auteur de la seule étude raisonnable qui ait
  été jusqu’ici écrite sur M. Claudel, remplit deux grandes pages avec
  le catalogue de ses fautes de français. Encore ne dit-il rien de ce
  qui est plus grave peut-être que ces fautes formelles et consenties:
  les innombrables phrases dont la construction est douteuse et que l’on
  est obligé de relire plusieurs fois pour s’assurer de ce qui est
  sujet, complément ou attribut. Chez Mallarmé, l’impressionnisme se
  moquait du sens; il fait ici valser la grammaire...»

Pédantisme de pion! s’écrient les séides de M. Claudel quand ils lisent
cette juste critique. Mais non: respecter la syntaxe, c’est prouver
qu’on possède le sens de l’ordre. M. Claudel la viole d’une façon
presque continuelle. Ce faisant, il nous confirme dans l’opinion que son
incontestable talent, ne saurait nous séduire parce qu’il est
_volontairement_ désordonné.

La preuve qu’il y a chez lui parti-pris de mal écrire, on la trouve, par
antithèse, dans le récit qu’il nous donna de sa conversion. C’est un
morceau superbe, très clair, très émouvant et rédigé en un français
irréprochable. Tel quel, j’ai eu lieu de le constater, il a touché des
âmes croyantes et fortement intéressé des intelligences ouvertes aux
questions psychologiques[4]. Comme il est dommage que ces qualités ne se
manifestent plus que par éclairs beaucoup trop brefs dans les autres
écrits de M. Claudel! Qu’en est-il résulté? Ceci: il a conquis les
suffrages d’un tout petit clan de métèques, de jeunes gens dénués de
culture classique, de _snobs_ turbulents et d’esthètes fébriles qui
poussent des hurlements hydrophobes dès qu’un esprit équilibré se permet
de toucher à leur idole. Mais il reste inconnu ou indifférent à un grand
nombre de lecteurs qui, réfractaires aux littératures baroques, sont
parfaitement capables d’apprécier un beau livre n’enfreignant pas les
règles les plus essentielles.

  [4] J’ai reproduit intégralement ce récit dans mon livre: _Quand
    l’Esprit souffle_.

Au point de vue religieux, on regrette que, par sa seule faute, un
catholique aussi fervent que l’auteur de _l’Annonce faite à Marie_ se
soit enlevé la joie de rayonner sur le chemin qui monte à Dieu. En une
phrase magnifique, sainte Hildegarde a dit: «L’art est un souvenir du
Paradis perdu.» L’art de M. Claudel n’entretient pas en nous cette
mémoire vivifiante. Il est encore temps pour lui de s’amender mais--il
n’est que temps.

                   *       *       *       *       *

MŒURS LITTÉRAIRES.--Parmi les quatorze raisons qui, voici une trentaine
d’années, me firent prendre le parti de me tenir à distance prudente de
la gent-de-lettres, deux me furent particulièrement décisives: fuir un
milieu où l’envie règne à l’état endémique; échapper au spectacle de la
couardise qui fait que trop d’écrivains n’osent pas publier ce qu’ils
pensent.

L’envie, on la remarque chez cette foule de médiocres qui infestent les
vallons du Parnasse et dont la multiplication, jusqu’à l’absurde, des
prix littéraires, ne cesse d’augmenter le nombre. Tels qui se seraient
peut-être distingués dans la fabrication des chaussures pour la troupe
ou dans le commerce des denrées coloniales, voyant tant de scribes, sans
grande valeur, obtenir des couronnes, se disent:--Pourquoi ne me
risquerais-je pas, moi aussi, à bâcler un volume qui, en y mettant un
peu d’intrigue, aurait chance de fixer l’attention des juges paternes ou
roublards qu’assiègent mes futurs confrères?

Du désir à l’exécution il n’y a qu’un pas. Et ils le franchissent. C’est
ainsi qu’on a pu établir que, depuis la guerre, il paraissait deux
romans par jour. Cette surproduction insensée a-t-elle profité aux
médiocres et aux nullités ambitieuses qui l’alimentent? Point du tout.
Malgré l’estampille donnée par des Notoires plus ou moins perspicaces,
malgré les réclames payées, malgré leurs flagorneries aux «Chers
Maîtres» trônant sur les autels de l’arrivisme, ces pauvres diables ne
réussissent pas à se créer un public. Alors le fiel le plus âcre leur
empoisonne l’âme. Tout grimaud de plume, s’estimant un génie devant
lequel l’univers entier aurait le devoir strict de se pétrifier de
gratitude admirative, se tient pour méconnu. Quiconque ne subit pas un
déboire pareil au sien est considéré par lui comme un voleur de
gloire.--Pourquoi cet intrus et pas moi? C’est une iniquité,
marmonne-t-il avec une rage recuite. Et aussitôt, dans tous les
conciliabules où les gens de lettres s’assemblent pour distiller du
venin, il s’applique à dénigrer, voire à calomnier ceux dont le talent
l’offusque comme un éteignoir sur sa chandelle.

Les médiocres forment la majorité dans les cénacles et les chapelles
littéraires. Ils répandant autour d’eux un atmosphère de ragots d’une
puanteur qui nous suffoquerait si nous n’avions pris le soin d’en éviter
les effluves. Je dis _nous_ parce que, heureusement pour le bon renom de
la Muse, nous sommes un certain nombre qui, ne trouvant aucun plaisir à
éclabousser de fange la réputation de nos confrères, nous tenons
sagement à l’écart.

Grâce à Dieu, quand on a choisi la solitude, non par misanthropie, mais
parce qu’elle favorise l’oraison, l’on y peut admirer les belles œuvres
sans être troublé par les coassements de l’envie. Et c’est si bon, si
salubre à l’âme d’admirer!...

                   *       *       *       *       *

La couardise, on la constate surtout chez pas mal de critiques dont le
souci de suivre une des modes passagères de la littérature influence le
jugement. On la perçoit aussi chez ceux qui, afin de se concilier les
nouveaux-venus, n’osent blâmer leurs tentatives, fussent-elles
extravagantes. On la relève également chez les suivants des «Chers
Maîtres» même quand ceux-ci démontrent, par des livres bavochants,
qu’ils ont franchi les confins de la décrépitude intellectuelle.
D’autres--et ce sont, je crois, les plus nombreux--tremblent à la seule
pensée de s’attirer des rancunes. Pour éviter la bataille, ils louent
tout le papier noirci qui leur tombe sous les yeux. Ces ultra-timides
font penser à Sosie. Il semble que, comme l’esclave d’Amphytrion, ils ne
cessent de s’écrier:

    Qui va là?... Heu! ma peur à chaque instant s’accroît:
        Messieurs, ami de tout le monde!...

Mais ceux qui caractérisent le plus nettement le bas niveau de l’époque
actuelle, ce sont les esprits soi-disant émancipés qui se
considèreraient comme régressifs s’ils tenaient compte de la qualité
morale des livres qu’ils étudient. Ces faux braves ont donné leur mesure
lorsqu’un pourceau esthétique, du nom d’André Gide, publia ses apologies
de Sodome. Des écrits de cet individu se dégagent simultanément l’odeur
rance des vieilles culottes de Calvin et les relents qui traînent sur le
lac Asphaltite. En bonne justice, on devrait, comme disait Léon Bloy,
«les annexer à la petite bibliothèque des latrines». On les y mettrait
en contact intime avec l’objet des préférences du Corydon susnommé et
c’est, sans doute, l’hommage qui pourrait lui être le plus agréable.

Je ne prétends pas que les critiques qui, tout en faisant de très vagues
réserves, dégustent ces saletés comme ils savoureraient de l’ambroisie,
soient tous des Alexis. Non, mais il n’empêche que leur indulgence
révèle un état d’âme singulièrement faisandé. Leur préoccupation
essentielle c’est de ne pas donner prise une minute au soupçon que la
morale chrétienne fait partie de leur bagage. Païens, ils veulent être,
païens ils sont et, par là, ils fournissent un exemple probant de la
décomposition rapide où se dilue une société dont les gambades évoquent
la plus lugubre des danses macabres[5]...

  [5] A ma connaissance, le seul écrivain qui protesta courageusement
    contre les ignominies du sieur Gide, c’est M. Jean de Gourmont, dans
    le _Mercure de France_. Encore ne le fit-il que par instinct de
    propreté, car il a hérité de son frère une haine du christianisme
    qui le maintient dans la tradition de M. Homais. (Il vient de
    mourir: avril 1928.)

                   *       *       *       *       *

LE CULTE DU «MOI» EN L’UNE DE SES CONSÉQUENCES.--Saint François de
Sales, pour préciser combien l’amour-propre tient une place considérable
dans l’ensemble de nos passions, avait coutume de dire en plaisantant:
«Son amour-propre survit à l’homme au moins un quart d’heure.» Qu’est-ce
chez la plupart des écrivains! En eux, ce défaut de notre nature déchue
prend des proportions gigantesques et leur fait considérer toute
atteinte à l’idée superbe qu’ils se font d’eux-mêmes comme une sorte de
sacrilège qui mérite le plus rigoureux châtiment.

Feuilletant, ces jours-ci, le _Journal_ posthume de Jules Renard, je
tombai sur un passage confirmant, d’une façon tout à fait significative,
les réflexions que je viens d’écrire. Le voici:

  «Maurice Barrès, menacé d’un article éreintant de Léon Bloy, qui,
  dit-il, lui fera beaucoup de tort en province, va demander à Schwob
  s’il connaît Bloy, parce que, dit-il, je veux le faire assommer, avant
  l’article par deux hommes que je paierai. Je serais chagrin s’ils se
  trompaient...» (_Journal_ de Jules Renard, _tome 1, page 170_).

A quelles extrémités peut porter le culte du «Moi!» Toutefois ne prenons
pas les choses trop au tragique. Barrès ne fit pas assommer Bloy.
Celui-ci publia l’article et il eut raison car, si l’on y regrette
quelques injures puériles, l’auteur de ce livre blasphématoire et
malsain qui s’intitule: _Un homme libre_ y est fustigé selon la plus
stricte justice. Il faut être un catholique de foi bien indolente pour
ne pas en approuver la teneur.

J’ajouterai à cette citation de Renard un souvenir datant de 1896 ou 97
et qui m’est dernièrement revenu à l’esprit.

C’était au printemps. Ayant à discuter un traité avec mon éditeur,
j’avais quitté, pour une journée, ma retraite villageoise à sept lieues
de Paris. L’affaire conclue, je traversais, vers cinq heures de
l’après-midi, le boulevard Saint-Germain, au carrefour de la rue de
Rennes, lorsque je fus hélé par Jean Moréas qui trônait, solitaire, à la
terrasse du café des _Deux Magots_. Il y avait plus d’un an que je ne
l’avais vu. Mais c’était là un détail qui importait fort peu au poète
des _Stances_. Comme si nous nous étions rencontrés la veille, à peine
m’eut-il convié à m’asseoir près de lui, que, sans préambule, il me
déclara:--Mon cher, j’ai fait, cette nuit, des vers admirables...
Écoutez-les.

Soit dit en passant, Moréas ne respirait que pour son art. Tout ce qui
n’était pas poésie lui semblait vaines contingences qu’il écartait d’un
geste dédaigneux. Lui présent, si l’on essayait d’entamer un autre sujet
de conversation, il haussait les épaules et si ses interlocuteurs
persistaient à varier le propos, il se retranchait dans un silence
boudeur jusqu’à ce qu’il trouvât prétexte à imposer de nouveau l’objet
de ses méditations. Si, comme c’était aujourd’hui le cas, il venait
d’achever un poème, il fallait en subir, coûte que coûte, la récitation.
Ce n’était d’ailleurs nullement désagréable car Moréas fut un excellent
poète et ses vers étaient le plus souvent d’une forme accomplie. Mais, à
peine avait-il scandé de sa voix de cuivre, à l’accent fortement
levantin, la dernière strophe, qu’il recommençait depuis la première. Et
ainsi, trois ou quatre fois de suite. A la longue cela devenait
monotone. Si bien qu’en ces occasions, il m’arrivait de lui
dire:--Moréas, vous me rappelez tout à fait un personnage de Térence,
vous savez, celui qui s’écrie dans EUNUCHUS: _Plenus rimarum sum, hac
atque illac perfluo!..._

En faveur de la citation, il ne se fâchait pas. Il souffrait même
qu’après l’avoir complimenté sur la perfection de ses vers, je
changeasse d’entretien. Mais il ne me prêtait qu’une oreille des plus
distraites et, tant il était possédé par la Muse, continuait à remâcher
sourdement des rythmes. Quiconque fréquenta Moréas l’a connu tel et peut
témoigner que je n’exagère pas.

Donc suivant le rite immuable, j’avais déjà reçu deux fois l’initiation
au poème de Moréas et je me préparais à lui servir Térence quand survint
Maurice Barrès. Non réélu au précédent renouvellement de la Chambre, il
venait de se présenter à une élection partielle à Levallois-Perret
contre un certain Sautumier, radical tout à fait digne de siéger parmi
les bavards intempestifs du Palais-Bourbon. Celui-ci l’avait battu et
Barrès semblait ne pouvoir prendre son parti de cet échec. Fiévreux,
maudissant les caprices de Démos, il cherchait du réconfort auprès de
ses amis de la littérature de sorte qu’on le voyait circuler sur la Rive
Gauche beaucoup plus fréquemment que naguère.

Il prit place à notre table et, comme de juste, Moréas annonça tout de
suite une nouvelle déclamation de ses vers. Mais Barrès ne l’écoutait
pas. Il fronçait le sourcil, s’agitait sur sa chaise. De toute évidence,
il était à cent kilomètres de la Poésie. Constatant sa nervosité, je
finis par lui dire:--Qu’avez-vous donc? Sont-ce les échos du triomphe de
Sautumier qui vous empêchent d’ouïr les vers de Moréas?

--Non, répondit-il, mais la persistance de ses partisans à me poursuivre
de leurs diatribes.

--Et en quoi peuvent-ils vous toucher les coassements de ces batraciens?

--Hé! s’il ne s’agissait que de politique, vous pensez bien que ce me
serait fort égal. Mais ils ont lâché à mes trousses un petit avorton de
lettres qui n’arrête pas de critiquer fielleusement mes livres. Cet
individu--il le nomma--m’horripile et je veux le punir!...

--Quoi, repris-je, après avoir livré tant de batailles pour l’art et les
avoir gagnées d’une façon éclatante, êtes-vous resté si sensible que les
attaques envieuses d’un châtré qui se venge de son impuissance en
crachant de la bile sur votre œuvre vous émeuve à ce point? Vous qui
vous réclamez de Sénèque, je vous aurais cru davantage de stoïcisme.

Barrès ne se calmait pas:--II faut qu’il se taise, dit-il tout en
colère. Je ne tolère pas qu’on me critique de la sorte!... J’ai des
relations dans le journal où écrit cette canaille et je connais le moyen
de l’en faire chasser!...

--Ainsi, vous enlèverez son gagne-pain à un pauvre diable dont personne
de sensé ne prend au sérieux les invectives. Je vous conseille le
silence et le mépris.

Mais Barrès irréductible:--Tant pis s’il crève de faim; ce ne sera
qu’une vermine de moins...

Alors Moréas, qui suivait son rêve au sommet du Parnasse et que notre
colloque scandalisait comme un crime de lèse-Apollon:--Tout cela, ce
sont des foutaises!... Écoutez plutôt mes vers.

Ce disant, il brandissait, à la hauteur du monocle qui lui encadrait
l’œil gauche, un index autoritaire. Mais voici que déboucha de la rue
Bonaparte notre ami René Boylesve qui, nous ayant aperçus, vint nous
joindre. Je le fêtai car, depuis que nous avions dirigé ensemble la
revue: _l’Ermitage_, nous étions fort liés. Barrès et Moréas faisaient
aussi grand cas de lui. Le second, se félicitant d’un auditeur de plus,
ouvrait déjà la bouche pour le requérir d’entendre son poème. Je ne lui
en laissai pas le loisir. Que Barrès s’amoindrît jusqu’à montrer de la
rancune à propos d’un piètre pamphlétaire me paraissait--et me paraît
encore--d’une mesquinerie peu en accord avec son grand talent. Je le dis
non sans quelque véhémence. Barrès me répliqua, d’un ton acerbe. Une
querelle allait peut-être jaillir entre nous.

Mais Boylesve, homme de mesure et qui nous étudiait en souriant et en
caressant sa belle barbe assyrienne, sut nous apaiser. Il nous fit
convenir que l’incident ne valait pas la peine de nous échauffer si
fort. Puis il conclut:--Cependant, Barrès, je ne saisis pas quel attrait
vous trouvez à vous galvauder chez les politiciens. Vous auriez mieux à
faire...

Alors Barrès fut magnifique. Il nous exposa son rêve d’une république
athénienne dont il ambitionnait d’être le Périclès. Il mit tant
d’éloquence, à développer ce thème--d’ailleurs chimérique--que nous
fûmes charmés, sinon persuadés! Moréas, lui-même, l’écoutait avec
plaisir: et cela c’était un réel triomphe!

On le sait: Barrès n’a pas réussi à imposer son idéal aux Cléons de la
démocratie. A la Chambre, comme jadis Lamartine, il siégeait «au
plafond». Mais, de quel regard, terriblement perspicace, il évaluait les
intrigues de ses misérables collègues! Son expérience nous a valu un
chef-d’œuvre: _Leurs figures_ qui, en un style égal à celui de Tacite,
brûlant comme le fer rouge, cautérise ce chancre qui ronge la France: le
parlementarisme.

Sa harangue terminée, nous le félicitons sans réserves. Moréas, effilant
sa moustache aile-de-corbeau, répète:--C’est trrrès bien, je vous dis
que c’est trrrès bien!...

Puis, rempoignant aussitôt sa marotte, il nous lance la première strophe
de son poème et cette fois, il va jusqu’au bout. Nous applaudissons
ainsi qu’il sied. Tout de suite, il veut le reprendre. Mais _sat prata
biberunt!_ Nous nous levons tous trois et tandis qu’il nous dévisage
d’un air offensé, nous alléguons des excuses péremptoires pour nous
défiler:

Barrès:--J’ai un rendez-vous, auquel je ne puis manquer, de l’autre côté
de l’eau.

Boylesve:--Il faut que j’aille corriger les épreuves d’un article qui
paraît demain.

Moi:--L’heure de reprendre mon train approche...

Moréas, indigné qu’on préfère d’aussi futiles occupations à ses
cadences, s’écrie:--Vous n’êtes pas sérieux!...

Et il tourne le dos.

Mais sa réprobation ne pouvait nous blesser car nous sentions fort bien
que cet amour intransigeant de la Poésie avait sa beauté...

Jours enfuis!... Que nous restons peu de la génération qui fit ses
débuts dans les lettres vers 1886! Moréas est au tombeau, Barrès, au
tombeau, Boylesve, au tombeau. Et que d’autres! Et moi, j’entends une
voix, de plus en plus pressante, m’adresser l’injonction d’Hernani à Ruy
Gomez:

    Vieillard, va-t’en donner mesure au fossoyeur!...




SEPTEMBRE


VOYAGES.--Je lis le plus que je peux des récits de voyage. Lorsque leurs
auteurs possèdent la faculté de ne point s’embarquer munis d’une opinion
préconçue touchant les pays qu’ils se proposent d’étudier, lorsqu’ils
ont assez de talent pour nous rendre, avec acuité, leurs impressions, je
les préfère au plus grand nombre des romanciers d’aujourd’hui. Ceux-ci,
en notable majorité, semblent n’avoir pour objectif que de nous décrire,
avec un grand luxe de détails, les coucheries d’un tas de possédés de
Priape. Depuis quelque temps, d’ailleurs, il y a recrudescence. Divers
écrivains--surtout parmi ceux qui espèrent obtenir «la forte vente» en
sollicitant les plus bas instincts d’un public amoral--se sont épris
d’un érotomane autrichien du nom de Freud dont les divagations leur
apparaissaient comme le fin du fin de la psychologie. De là, des romans
où Sodome, Lesbos, l’inceste et autres gentillesses du même acabit
reçoivent un culte délirant. C’est ainsi que se forma une «chapelle
littéraire» autour d’un demi-juif détraqué: Marcel Proust à qui ses
admirateurs confèrent du génie. Son style est pourtant aussi lourd
qu’incorrect. Puis il ne cesse de s’empêtrer dans un fatras prolixe de
considérations insipides d’où surgissent çà et là quelques trouvailles
ingénieuses dans le domaine du subconscient. Mais combien clairsemées et
combien diluées parmi les exhalaisons puantes d’une âme pourrie jusqu’au
tréfonds!

Toute intelligence saine se détourne de ces Freud, de ces Proust, de
leurs disciples et des caves insalubres où ils se tapissent en se
baisotant l’un l’autre et en chuchotant:--Nous sommes une élite. Tout
esprit équilibré court chercher ailleurs le grand air et le grand soleil
vivifiant.

Des voyageurs nous les apportent entre autres: Louis Chadourne et Roland
Dorgelès. Ceux-là nous prouvent, par leurs relations, qu’ils savent
regarder autre chose que des sexes en folie. Ils aiment la nature et la
façon probe dont ils l’observent nous vaut une série de remarques des
plus plausibles. En outre, ils n’abusent point de la description ni de
la rhétorique exclamative. Leurs paysages, dessinés en quelques lignes,
peints sans excès de couleurs crues, nous retiennent. Et enfin, ils
savent choisir les traits de mœurs les plus significatifs du caractère
des peuples dont ils parcourent le terroir. Aussi, quand ils nous
disent: «J’étais là, telle chose m’advint», nous y croyons être
nous-mêmes.

Mort en pleine jeunesse--et c’est fort regrettable--Louis Chadourne
laisse un volume, intitulé le _Pot au noir_, qui raconte un voyage aux
Antilles, en Guyane, au Vénézuela. En des chapitres brefs, mais où il
résume tout l’essentiel, il dit la nonchalance créole et l’hébétude
farouche des forçats. Il nous présente des figures d’aventuriers
grotesques ou sinistres. Il nous montre «les îles, les comptoirs
parfumés de l’odeur des épices et du bois de rose, les palmes balancées
dans l’azur ou givrées de clair de lune, les cases fleuries d’hibiscus,
la foule bariolée des docks, les Chinois vêtus de soie noire, les
Hindous au visage incrusté d’or, les Malais jaunes aux yeux brûlants,
les Européens creusés de fièvre, les négresses aux madras orange, toutes
les races grouillantes dans la dure lumière des Tropiques, avides ou
résignés, indolents ou passionnés, doux ou cruels--tous voués au même
destin».

Partout, il a vérifié que l’homme reste semblable à lui-même sous des
apparences variées. Et, en conclusion, comme il n’appartenait pas à ce
troupeau de naïfs, endoctrinés par des charlatans, qui se font un dogme
de cette sornette: le Progrès, il a écrit une page qui vaut d’être
citée:

  «Avidement, j’ai rempli mes yeux du spectacle du monde. J’ai vu les
  cités bâties par des marchands sur les bords des mers lointaines, sur
  des rivages enfiévrés où seule une cupidité tenace peut enchaîner
  l’homme blanc; la diversité des coutumes et l’uniformité des passions;
  les vaines agitations des coureurs d’aventures; la ruée vers l’or; la
  cruauté des sauvages et celle plus dangereuse des civilisés; la mêlée
  des haines, des convoitises et des superstitions sous ce soleil
  tropical qui chauffe le sang et illumine brutalement les dessous de
  l’âme humaine, de même que le faisceau d’une lampe, projeté sur un
  visage, en révèle les tares secrètes. J’ai découvert maintes faces où
  se reflètent la folie et la sagesse, la haine et l’amour dont les
  traits, sous tous les cieux, sont les mêmes. J’ai vu la vaine frénésie
  des hommes se débattre sous la voûte des forêts et le long des
  rivières chaudes, au cœur de cette nature qui brasse indifféremment la
  vie, la douleur et la mort. Toutes ces images, je les ai emportées en
  moi comme un trésor, sachant que le temps est court pour faire sa
  moisson et donner son témoignage. Et voici que, maintenant penché sur
  ma richesse, je suis comme un homme altéré qui veut boire au creux de
  sa main... et l’eau fuit entre ses doigts!»

La mélancolie sans illusions qui imprègne ces lignes montre que, comme
tant d’autres nobles âmes, à notre époque, Chadourne n’avait, hélas pour
lui, pas trouvé Dieu. Ne possédant pas ce viatique, dont rien au monde
ne remplace la décisive influence, il souffrait d’avoir subi, même au
sein de contrées d’une splendeur incomparable, ce que Baudelaire
appelle:

    Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché.

C’est peut-être de cela qu’il mourut. En tout cas, le _Pot au noir_ est
un beau livre que placeront dans leur bibliothèque et que reliront
souvent les sages qui considèrent sans enthousiasme la tragicomédie
putride jouée par notre prétendue civilisation.

                   *       *       *       *       *

M. Roland Dorgelès est l’auteur d’un des livres les plus vrais et les
plus émouvants qui aient été publiés sur la guerre de 1914: _les Croix
de bois_. Il lui valut une juste notoriété. Depuis j’ai lu de lui un
roman intitulé: _Saint Magloire_ où se révèle de la sympathie pour le
christianisme et une préoccupation du Surnaturel montrant que, comme pas
mal d’écrivains d’aujourd’hui, il ne se satisfait pas des hypothèses
vermoulues proposées aux âmes à la recherche de la certitude par les
pauvres cervelles de la science sans Dieu.

Voici maintenant de lui un récit de voyage en Indo-Chine: _Sur la route
mandarine_ où il résume, en des pages incisives, l’aspect des
territoires qu’il explora aussi bien que les mœurs des coloniaux et des
indigènes. J’ai particulièrement goûté, dans ce beau livre, la visite
aux ruines d’Angkor, le séjour chez les Moïs et surtout le chapitre
consacré aux lépreux de l’île du Dragon. Il alla les voir sur le conseil
d’une religieuse dont il nous donne un portrait délicieux. Je cite:

  «--Mais non, n’ayez pas peur, vous verrez comme ils sont gentils,
  m’avait dit souvent Sœur Adeline quand je lui parlais des lépreux de
  Culao-Rong, ses voisins.

  Gentils, oui, elle disait gentils...

  J’aimais beaucoup sœur Adeline et je la vénérais. Elle a d’abord vécu
  douze ans en Guyane, puis elle est venue en Indo-Chine où elle soigne
  les malades depuis bientôt vingt ans. Quand elle est arrivée à
  l’hôpital de Mytho en Cochinchine, elle a demandé de venir au lazaret.

  --J’aime mieux les contagieux, a-t-elle simplement dit, avec son
  éternel sourire.

  Et depuis, elle n’a plus quitté ses malades--des cholériques, des
  varioleux, des typhiques, des enragés que leurs familles amènent quand
  les rebouteux et les sorciers les ont abandonnés et que nul n’ose plus
  les approcher.

  --Vraiment, ma Sœur, vous m’étonnez, lui disais-je parfois. Vous
  n’avez peur de rien.

  --Moi? Mais je suis très peureuse... Il y a trois choses qui me font
  une peur affreuse: le diable, le tonnerre et les serpents.

  Le tonnerre, on l’entend gronder souvent à la fin de la saison sèche
  quand s’amassent les noirs nuages de pluie. Les serpents, cela ne
  manque pas non plus. Quant au diable, Sœur Adeline ne le verra
  jamais.»

Je crois, comme M. Dorgelès, que Sœur Adeline ne verra jamais le
diable--du moins dans son empire de l’autre monde. Mais il est fort
probable que, durant sa longue carrière de dévouement, elle l’a
rencontré quelquefois. Il soufflait sa haine à quelques fonctionnaires
issus des Loges maçonniques.

En effet, chez les lépreux, M. Dorgelès a constaté que l’Administration
s’efforçait de soustraire ces parias aux «entreprises de
l’obscurantisme». Parlant d’un missionnaire, qui s’est fait leur
chapelain, il écrit:

  «Le Père n’a plus le droit, comme autrefois, de vivre dans le village
  de ses lépreux--une jolie place, n’est-ce pas et que beaucoup doivent
  lui envier! Il s’est donc installé à proximité, dans une bicoque
  sordide et on le voit, matin et soir, aller et venir sur la digue qui
  mène au camp: l’indépendance religieuse est sauvegardée...

  Indépendance religieuse, liberté des croyances, comme tout cela paraît
  absurde au milieu de ses sept cents sacrifiés que le reste du monde
  abandonne! Jamais un Annamite de qualité, un chef de village, un
  mandarin n’est entré dans le camp maudit pour y apporter un mot
  d’espoir, une promesse, une plainte... Le missionnaire, lui, est venu.
  Alors, peu à peu, les lépreux sont allés à la foi chrétienne,
  simplement parce qu’un chrétien est là qui leur parle avec bonté. Ces
  monstres, dont les membres bleuis s’en vont en morceaux, se passent
  des scapulaires au cou et, chaque nuit, à tour de rôle, l’un d’eux
  couche, comme un chien de garde, à la porte de la chapelle de peur
  qu’on ne vienne leur voler le seul bien qu’ils possèdent: le brancard
  rouge et doré qui leur sert à promener la Vierge les jours de
  procession, quelques bannières brodées et les objets du culte...»

Le chapitre se conclut par ces lignes:

  «Ces femmes en cornette ont quitté la France à vingt ans, sachant
  qu’elles partaient pour soigner les lépreux et qu’elles ne
  reviendraient plus. Depuis, combien de paquebots ont ramené à
  Marseille des trafiquants enrichis! On en a décoré plusieurs, ces
  dernières années: ils ont rendu de précieux services à la
  colonie--paraît-il... Mais ma pensée se reporte vers cette sainte Sœur
  Brigitte, religieuse de Saint-Paul-de-Chartres, qui contracta le mal
  en soignant les lépreux de Bangkok et qui se mourait, souriante, dans
  une petite case blanche de l’île du Dragon.»

On voit que M. Dorgelès a tout ce qu’il faut pour entendre l’appel du
Bon Maître. Quand celui-ci lui fera signe, on espère qu’il ne se
dérobera pas.

                   *       *       *       *       *

HISTOIRE.--J’ai toujours beaucoup aimé l’histoire--davantage, je crois
bien, que les fictions les plus attrayantes. Il se peut, du reste, que
ce penchant me soit venu par hérédité. Comme je l’ai rapporté ailleurs,
tout enfant, assis sur un petit fauteuil à ma taille, dans le cabinet de
travail de mon grand-père maternel, je passais des heures enchantées à
m’assimiler ce que je pouvais comprendre des graves bouquins qui
garnissaient sa bibliothèque. Lui-même m’y encourageait et il répondait
volontiers à mes questions. Ce n’était pas sans compétence car il avait
été le professeur d’histoire du roi Léopold II. Par la suite, recteur de
l’Université de Liége, à l’époque où Sainte-Beuve--qui le nomme dans la
préface de _Chateaubriand et son groupe littéraire_--y donnait un cours,
il publia trois volumes sur la _Révolution brabançonne_ dont les
spécialistes firent grand cas.

A mesure que j’avançais dans la vie, mon goût de l’histoire alla
s’accroissant. Si absorbé que je fusse par des occupations d’un genre
très différent, j’ai réussi à me tenir au courant. Et c’est ce qui fait,
aujourd’hui, qu’ayant à choisir entre un livre d’histoire--_Souvenirs_,
_Mémoires_ ou récits d’ensemble décrivant les vicissitudes d’une nation
à travers les âges--et un roman, même remarquable, j’entame le premier
avant même d’avoir coupé les pages du second.

                   *       *       *       *       *

Dieu m’a fait la grande grâce de me détacher des intérêts et des
passions qui divisent les hommes et les précipitent les uns contre les
autres pour m’attacher à Lui seul. Dans ma solitude, je puis donc
étudier l’histoire en me fixant pour objectif de relever la façon dont
les sociétés observent ou transgressent la volonté divine et aussi de
distinguer l’action permanente du Surnaturel dans les affaires de ce
bas-monde. L’application de ce principe m’a permis de formuler un
certain nombre de remarques qui, à mon avis, résument des évidences.
D’abord celle-ci: depuis qu’elle subit les effets de la faute commise
par Adam et Ève, depuis que l’archange au glaive flamboyant lui barre le
seuil de l’Éden, l’humanité se dépense en efforts frénétiques pour se
créer _quand même_ des paradis terrestres où les deux lois qui la
régissent: souffrance et réversion seraient abolies. Agissant de la
sorte, elle méconnaît les enseignements et l’exemple donnés par son
Rédempteur et plutôt que de l’aider à porter la Croix, elle adore les
idoles que ne cesse de modeler à son usage Celui-des-Ténèbres, le
Rebelle qui a dit:--_Non serviam._ Le plus récent de ces fétiches, elle
le nomme le Progrès et elle s’imagine qu’en multipliant les conditions
de bien-être matériel, en satisfaisant le plus possible ses instincts
animaux, elle finira, un jour ou l’autre, par réaliser la promesse
railleuse que lui fit, au lointain des temps, son guide de
perdition:--_Vous deviendrez semblables à des dieux!..._ Hélas, pauvre
troupeau qui t’égares dans la nuit sans étoiles, ce n’est pas à la
conquête de l’Éden que tu marches. C’est vers la cité de désespérance
infinie sur la porte de laquelle Dante a lu l’avertissement formidable:

    Per me si va nell’eterno dolore...

                   *       *       *       *       *

Le Surnaturel, où se manifeste-t-il avec le plus d’éclat aux yeux de
quiconque apprit à percevoir la réalité par-delà les apparences? Dans
l’histoire de l’Église.

Or, pour l’étudier, il ne faut pas se mettre à l’école de ces
apologistes timorés qui ne la conçoivent que comme un panégyrique
perpétuel où les fautes et les erreurs des chefs et des fidèles sont
passées sous silence, excusées selon une rhétorique spécieuse ou
reléguées dans une pénombre équivoque. Au cours de sa lutte séculaire
contre le Prince de ce monde, l’Église a connu de grandes défaillances.
Les pallier ou les dissimuler, c’est faire preuve d’une fausse prudence
qui, du reste, ne trompe que les ignorants. Et ceux-ci, les
intelligences loyales estiment qu’on doit les éclairer en leur montrant
combien la nature humaine s’ouvre largement aux entreprises du Mauvais
chaque fois que, cédant à sa perversité foncière, elle se ferme à la
Grâce. La méthode à suivre, en cette matière, a été formulée par un
historien de haute science: Monseigneur Baudrillart. Dans la préface
d’un de ses plus beaux livres, il a écrit: «Je n’ai jamais eu de goût
pour les faux-fuyants ni pour ce qu’on est convenu d’appeler _les pieux
mensonges_. L’Église n’a besoin que de la vérité et elle est de taille à
la supporter tout entière.»

Eh bien, si l’on examine l’histoire de l’Église avec le souci d’acquérir
une opinion conforme à la réalité, l’on découvre trois ordres de faits
qui prouvent que la promesse du Christ d’être avec elle jusqu’à la fin
du monde a été tenue. D’abord, chaque fois que ceux qui la composent
prévariquent en adoptant les mœurs des siècles, plus ou moins enclins au
Démon, qu’elle traverse, il la châtie. Ensuite, il ne cesse de lui
envoyer des Saints dont l’héroïsme dans l’exercice des vertus
théologales lui rappelle que l’Évangile constitue sa loi immuable.
Enfin, lorsque l’excès des maux produits par ses infidélités la ramène
vers «la voie étroite», il lui octroie la grâce de maintenir la doctrine
formulée, une fois pour toutes, au concile de Nicée et résumée dans le
_Credo_. Cela, malgré les assauts de l’hérésie et malgré ses propres
manques au Décalogue. Et voilà le miracle perpétuel qui démontre à quel
point elle est d’institution divine.

Des origines aux jours piteux de ce XXe siècle lourdement matérialiste
où nous poursuivons la tâche ardue de mériter la Béatitude éternelle, on
trouve de multiples exemples de cette miséricorde du Rédempteur envers
ses enfants. En citer quelques-uns n’est pas hors de propos.

Prenons le Moyen Age; ce fut une splendide période qui vit lever une
abondante moisson de Saints. Elle subit pourtant le Grand Schisme
d’Occident où l’Église se divisa de telle sorte qu’humainement parlant,
son unité semblait à jamais compromise. Alors se réunit le concile de
Constance qui, sous l’inspiration du Paraclet, rétablit l’ordre troublé
par les ambitions opiniâtres des candidats au Saint-Siège.

Durant le Moyen Age, prenons le XIIIe siècle. L’intégrité de la foi y
fut souvent mise en péril par les disputes des théologiens. Mais Dieu
suscita saint Thomas d’Aquin de qui _la Somme_ cimente la philosophie
catholique et l’arme, encore aujourd’hui, contre les esprits brouillons
qui, trop confiants dans la pauvre raison humaine, tentent de réduire le
rôle du Surnaturel dans l’Église sous prétexte de la moderniser.

Dans le même temps, la passion du lucre et la luxure pourrissaient un
grand nombre d’âmes parmi le clergé comme parmi les laïques. Mais Dieu
suscita saint François d’Assise qui, matant la chair voluptueuse,
épousant «cette grande dame veuve depuis Jésus-Christ: Sainte Pauvreté»
dressa un modèle d’ascétisme que beaucoup imitèrent pour le plus grand
bien de l’Église.

Saint Thomas d’Aquin, «ange debout» dans le soleil de la science de
Dieu! Saint François d’Assise, ange debout dans le soleil de l’amour de
Dieu![6]...

  [6] Je trouve, dans le beau livre du Père LHANDE, _Huit fresques de
    Saints_ (librairie de l’_Art catholique_), un commentaire
    remarquable de cette expression: «ange debout». Au début du chapitre
    qu’il consacre à saint Thomas d’Aquin, le Père écrit: «Le Florentin
    sublime qui nous montre au premier chant de son _Paradis_, Béatrix
    «les yeux dans le soleil», a conçu pour glorifier son «_buon frate
    Tommaso_» une apothéose supérieure à celle dont il a nimbé l’image
    de l’Aimée. Dans son poème, en effet, l’Aquinate ne se borne pas à
    fixer l’astre éblouissant «comme jamais aigle ne le fixa», mais ce
    foyer «au delà duquel il n’est œil qui plonge», devient son domaine
    souverain et son trône de gloire. Le soleil, Thomas d’Aquin y
    réside, y siège et y enseigne. Cette conception, d’une hardiesse et
    d’une beauté inégalables, pour exalter l’Ange de l’École et le
    Messager inspiré du Saint-Sacrement, fut-elle suggérée à Dante par
    la vision où saint Jean évoque «un Ange debout dans le soleil» et
    conviant «d’une forte voix» à la grande Cène de Dieu tous les
    oiseaux qui volent en plein ciel? On ne sait. Toujours est-il que
    les figures offrent une singulière analogie. Fidèles interprètes de
    la pensée de Dante, presque tous les artistes du moyen âge ont uni à
    l’image du Docteur angélique l’attribut symbolique du soleil.»

Plus tard, ce réveil du paganisme que des intellectuels aveuglés
d’orgueil prirent pour une Renaissance pénétra, pour les contaminer,
jusque dans les antichambres du Vatican. La punition fut prompte car la
prétendue Réforme s’ensuivit. Mais à l’esprit de révolte dont elle
favorisait les débordements, l’Église contrite opposa les décrets du
concile de Trente qui rassirent le dogme ébranlé, qui rétablirent, sur
un terrain solide, la discipline à la dérive...

Où l’on saisit de la façon la plus nette la persistance de la
sollicitude divine envers l’Église c’est dans le fait que si énormes
qu’aient été les égarements et même les crimes de certains Papes, aucun
de ceux-ci ne toucha au dogme pour l’adultérer ou en fausser la
signification traditionnelle. Jamais la barque de Pierre ne subit
d’avaries doctrinales de la part des Pontifes--parfois indignes--qui
avaient charge de la diriger. L’exemple le plus frappant de cette
intégrité dans la foi nous est fourni par l’homme affreux, le pape
simoniaque et purulent de sale luxure qui eut nom Alexandre VI, Borgia.
Eh bien, comme l’a écrit, en toute exactitude, Joseph de Maistre «le
bullaire de ce monstre est irréprochable».

Enfin, le pouvoir temporel avec ses abus: le népotisme, l’ambition
d’annexer de nouveaux territoires au patrimoine de l’Église avaient
entraîné, maintes fois, le Saint Siège dans des aventures d’ordre
politique d’où résultèrent de grands détriments pour le salut des âmes.
Au XIXe siècle, Dieu supprima les causes de tentation. Il permit qu’un
voleur couronné dérobât le domaine terrestre de l’Église. Il faut bénir
ce bienheureux larcin car, libérant la Papauté d’une attache par trop
humaine, il lui rendit son pur essor vers les hauteurs où il n’y a point
de nuages pour intercepter les rayons du Saint-Esprit.

Ainsi, partout et toujours dans l’histoire de l’Église c’est le règne du
miracle. Et c’est parce qu’il se renouvelle sans éclipse que, malgré ses
tares et ses faiblesses, l’Église maintient, au temps d’incroyance brute
que nous traversons, ses vertus essentielles: stabilité dans la
doctrine, continuité dans la tradition, sens de la règle, de la
hiérarchie et de la discipline, zèle pour la propagation de la foi.
Voilà sa gloire et sa force et c’est ce qui fait que «les portes de
l’enfer ne prévaudront point contre elle».

                   *       *       *       *       *

SUR LA RÉVOLUTION.--Pour les nations européennes, le philosophe Blanc de
Saint-Bonnet a fait cette remarque très juste que l’affaiblissement de
la raison date du XVIIIe siècle. Ce fut, en effet, à cette époque qu’on
acclama comme une découverte géniale le sophisme émis par Voltaire à
savoir: la religion catholique n’est qu’un amas de superstitions
grossières exploité par des fourbes; la raison humaine se doit de les
écarter car elle suffit largement à diriger les hommes vers un avenir de
perfection intellectuelle et morale. Encore Voltaire, macaque qui
fientait avec obstination devant le Saint-Sacrement, prétendait-il
professer un déisme très vague. Mais ses émules, les Encyclopédistes
voyaient en ce débris de croyance une faiblesse regrettable. Logiques
avec leurs principes, ils nièrent Dieu et s’appliquèrent, sans répit, à
extirper du cerveau de leurs contemporains cette «Entité démodée»...

Le XVIIIe siècle adopta, d’un cœur léger, cette croyance dans la
souveraineté de la raison sans Dieu. Tenant désormais l’homme pour un
animal par lui-même raisonnable, il s’imagina, en outre, que c’était un
bimane originairement bon et que seuls les vices d’une société mal
conçue en ses assises l’avaient perverti.

Cela, ce fut l’apport d’un fou né à Genève, Jean-Jacques Rousseau, que
détraquaient à la fois les effets d’une sexualité anormale, la manie de
la persécution et ce penchant irrésistible à enfanter des chimères que
les Grecs appelaient _Paranoïa_[7].

  [7] Le paranoïaque est celui qui _pense à côté_, qui se trompe sur
    toutes choses aussi bien sur les faits que sur les sentiments
    d’autrui et qui, par suite, se fait une conception fausse du monde
    et des idées. C’est précisément le cas de Rousseau. On trouvera sur
    celui-ci une excellente «observation» dans les _Nouvelles pages de
    critique et de doctrine_ de M. Paul BOURGET: Tome I.

Rousseau condensa l’essentiel de ses rêveries dans un des livres les
plus bêtes qui aient jamais été publiés: _le Contrat social_. Ce recueil
de paradoxes extravagants trouva de chauds approbateurs,
particulièrement dans les classes sociales dont il contestait la raison
d’être: la noblesse et le clergé.

L’ancien Régime présentait certes beaucoup d’abus car en aucun temps les
hommes n’ont valu grand’chose. Cependant, une forte et bienfaisante
armature, celle du catholicisme, en maintenait toutes les parties et,
malgré ses débordements d’orgueil et de sensualité, le pénétrait
d’esprit surnaturel. Or, du jour où Voltaire et les Encyclopédistes,
ennemis de Dieu, furent applaudis parce qu’ils dépeignaient son Église
comme une vieille masure dont la démolition s’imposait, du jour où
Rousseau et ses disciples opposèrent, avec succès, les soi-disant Droits
de l’Homme au Droit divin, le règne de la déraison commença. On vit des
évêques de cour s’unir pour fermer l’épiscopat aux roturiers, ne pas
plus s’occuper de leurs diocèses que s’ils eussent été situés dans la
lune, dilapider le bien des pauvres pour entretenir leur luxe et
subvenir à leurs débauches. On vit la _commende_--pratique détestable
dès l’origine--multiplier les laïques dissolus et les prêtres mondains
comme supérieurs des monastères d’hommes au détriment de la Règle. On
vit la noblesse, renforçant un autre abus séculaire, encombrer de jeunes
filles sans vocation les monastères de religieuses dont beaucoup
devinrent aussitôt des foyers de frivolité. On vit maints prédicateurs
commenter élogieusement en chaire les divagations de Rousseau et ne plus
même oser y prononcer le nom de Jésus-Christ de peur de s’attirer les
moqueries d’un auditoire de plus en plus sceptique. On vit une portion
considérable de la Bourgeoisie suivre les exemples donnés par les
classes dirigeantes. On vit enfin le Roi Très-Chrétien étaler, avec une
tranquille impudeur, le cynisme de ses mœurs aux yeux de ses sujets.

S’installant alors dans leur incrédulité, ces égarés se mirent à
s’admirer eux-mêmes et un flot de sentimentalisme submergea les âmes.
Chacun s’attendrit sur sa propre vertu. On vanta «les bergers innocents
et les bons sauvages». On se représenta la nature comme une Cérès
bénigne prodiguant les bienfaits à ses adorateurs. Parmi ces idylles,
les soi-disant philosophes prédisaient l’avènement prochain de l’âge
d’or. Et maints athées, fiers d’avoir aboli Dieu, versaient de douces
larmes en saluant l’heureux avenir qu’ils préparaient à l’humanité tout
entière.

Or chaque fois qu’une société s’imagine que, pour assurer le plein
exercice de la raison, il importe de mettre le surnaturel au rancart,
elle devient le jouet du Diable. Celui-ci, comme de juste, était biffé
au même titre que Dieu. Par là, on lui donnait toute facilité pour
manifester son pouvoir. En effet, comme l’a dit le Père de Ravignan, «le
plus grand succès du Démon, c’est de faire nier qu’il existe». Comme on
avait tari délibérément les sources de la Grâce, on lui ouvrait
largement l’accès des âmes et il s’y déchaîna sans obstacles.

Ce fut la Révolution dont Joseph de Maistre a fort judicieusement
dénoncé le caractère satanique. A grands traits, en voici le résumé. La
Convention, assemblée de sectaires formulant en décrets d’inénarrables
sottises. Victor Hugo, toujours fécond en fariboles solennelles, l’a
comparée à l’Himalaya[8]. Mais aux intelligences lucides elle évoque
plutôt un tumulte de chimpanzés en délire dans la grande cage des singes
du Jardin des Plantes. Pour grands hommes; Marat, dément possédé d’une
frénésie homicide; Danton, noceur braillard et vénal; Robespierre,
rhéteur fielleux, médiocre gonflé de vanité meurtrière, instaurant un
«Être suprême» à son image. Puis le massacre à tort et à travers de
femmes, d’enfants, de vieillards, d’adultes pris au hasard dans toutes
les classes et coupés en deux le plus souvent sans savoir pourquoi. Le
meurtre de Louis XVI et de Marie-Antoinette, victimes expiatoires pour
les péchés de leur race. L’apostasie de nombreux prêtres et ceux qui
restaient fidèles à l’Église traqués avec rage comme des bêtes
nuisibles. Les meneurs de la révolte se guillotinant à tour de rôle au
nom des idoles; liberté, égalité, fraternité. La France mise au pillage
par les desservants du nouveau culte. Une guerre civile d’une rare
atrocité décimant les Français en concurrence avec une guerre contre
toute l’Europe qui dura vingt-deux ans. Enfin, pour sanctionner tant de
folies et d’horreurs, on hissa, sur le maître-autel profané de
Notre-Dame, une fille publique représentant la déesse Raison et on
l’adora--officiellement.

  [8] Voir son roman: _Quatre-vingt-treize_.

C’est ainsi que la Révolution engendra la démocratie matérialiste,
esclave des puissances de l’Or, poussière d’individus sans consistance
sociale et cette prétendue civilisation du XXe siècle qui préfigurent,
l’une et l’autre, le règne de l’Antéchrist.

Ah! que Satan doit rire et se frotter les mains lorsqu’il considère ces
fruits de son labeur puisque l’affaiblissement de la raison chez le plus
grand nombre de nos contemporains fait qu’ils se croient de force à
éliminer Dieu en répétant avec orgueil:--_Non serviam!_...


NOTE

Sur l’état d’âme de quelques-unes des victimes innocentes de la Terreur
et sur celui de leurs bourreaux voici une page véridique. Je l’emprunte
à M. G. Lenôtre:

«Le 17 juillet 1794, la fournée était belle: 39 condamnés, quatre
charrettes au moins dont deux étaient remplies de 16 femmes uniformément
couvertes de manteaux blancs; elles chantaient... Elles chantaient de
leurs voix grêles et calmes un hymne latin sur un air bien oublié mais
que beaucoup reconnaissaient pour l’avoir entendu, pour l’avoir chanté
eux-mêmes au temps où l’on ne guillotinait point: c’était le _Salve
Regina_ auquel--le trajet étant long--succéda le _Te Deum_. Les seize
femmes étaient des Carmélites de Compiègne. Quelques-unes étaient très
vieilles--deux d’entre elles avaient soixante-dix-neuf ans--la plupart
étaient d’âge mûr, deux seulement, dont une novice, paraissaient fort
jeunes. Toutes maintenant psalmodiaient le _Miserere_. Marchant autour
des voitures, les «furies de guillotine» qui, d’ordinaire invectivaient
et raillaient les condamnés, écoutaient, muettes et déconcertées. Celles
qui suivirent jusqu’à la place du Trône, où était dressé l’échafaud,
assistèrent à un spectacle unique. Descendues des charrettes, les
saintes filles se mirent à genoux et chantèrent le _Veni Creator_
pendant que les valets du bourreau procédaient aux derniers préparatifs.
La première qu’ils saisirent fut la novice. Elle fit une génuflexion
devant sa supérieure pour lui demander «la permission de mourir» et, en
gravissant l’échelle, entonna le psaume _Laudate dominum_. Quinze voix
s’unirent à la sienne. A mesure que les formes blanches montaient et
disparaissaient, le chant glorieux s’assourdissait jusqu’à ce qu’une
voix chantât seule: celle de la Prieure qui mourut la dernière...»

Les Carmélites de Compiègne avaient été arrachées de leur clôture sous
l’inculpation «d’avoir médité l’assassinat de la Convention.» Le temps
de constater leur identité devant le Tribunal révolutionnaire, elles
furent condamnées à mort et exécutées six heures plus tard.

Maintenant voici, d’après un rapport de Police, conservé aux Archives,
l’état d’âme des «fermes républicains» qui assistaient au supplice: «_Le
peuple regrette seulement qu’il n’y ait pas de supplice plus rigoureux
que la guillotine. On dit qu’il aurait fallu en inventer un qui fît
longtemps souffrir les condamnés._»




OCTOBRE


SUR LA RESTAURATION.--L’Empire n’avait été qu’une aventure héroïque
menée par un soldat de génie et dont les suites--proches ou
lointaines--furent désastreuses pour la France. La Restauration aurait
pu tout réparer, sous l’égide de la monarchie légitime, si l’esprit de
la Révolution n’avait continué d’empoisonner les mœurs et de fausser
l’intelligence de la Bourgeoisie.

On commence à rendre justice à la Restauration. Des livres se publient
où son rôle dans l’histoire de notre pays est étudié selon des méthodes
impartiales. Voici, par exemple, le _Louis XVIII_ de M. Pierre de la
Gorce[9]. Tout d’abord, la légende des Bourbons remis sur le trône par
les étrangers y est détruite avec des arguments péremptoires. Ensuite,
la figure de Louis XVIII y est présentée sous son jour véritable et
dégagée des racontars malveillants qui tendaient à n’en faire qu’une
basse caricature.

  [9] _La Restauration: Louis XVIII_, 1 vol. chez Plon.

Louis XVIII ne fut peut-être pas un très grand roi, comme l’ont soutenu
des apologistes trop zélés. Mais ce fut un roi très intelligent et très
avisé, possédant une vue nette des énormes difficultés de la situation
et s’appliquant, avec lucidité, à les résoudre. La tâche était d’autant
plus difficile qu’il avait à lutter non seulement contre les héritiers
de la Révolution et un certain nombre de bonapartistes irréductibles
mais aussi contre une portion de ses propres partisans «plus royalistes
que le roi» et qui, parce qu’il refusait de se mettre à leur remorque,
le traitaient de Jacobin. C’étaient, pour la plupart, des émigrés. Soit
dit en passant, sauf quelques exceptions honorables, les émigrés,
surtout ceux de la première heure, n’étaient pas intéressants car, au
lieu de se grouper, au moment du péril, autour de Louis XVI, ils
l’avaient lâchement abandonné. En outre, ils avaient porté les armes
contre la France. Enfin imbibés des sophismes voltairiens, desséchés par
la vie de salon, ils ne considéraient la religion que comme un
«instrument de règne» dont l’action devait s’exercer à leur profit. Fort
sagement, Louis XVIII les tint à l’écart le plus possible et il renvoya
la Chambre dite «introuvable» où ils formaient une majorité de
chimériques furibonds.

Un des plus grands bienfaits du règne de Louis XVIII, ce fut le
rétablissement rapide des finances. Comme le dit fort bien M. de la
Gorce, les spécialistes choisis par le roi s’y montrèrent de premier
ordre. En effet:

  «La monarchie, écrit-il, recueillait une succession grevée de toutes
  les dettes qu’avaient engendrées les dernières guerres, grevée, en
  outre, des gros traitements que Napoléon avait multipliés. L’acte
  constitutionnel stipulait que tous les engagements des anciens
  gouvernements seraient respectés. Cette disposition mérite d’être
  notée. Louis XVIII datait ses actes de la dix-neuvième année de son
  règne. C’était le signe que la tradition royale n’avait pu subir
  d’interruption. Mais de ce même pouvoir révolutionnaire ou impérial,
  on acceptait, en fait, l’héritage financier. Ainsi s’affirmèrent les
  maximes de probité stricte que la Restauration observa sans en dévier
  jamais.»

Non seulement elle se prouva honnête et soucieuse d’administrer avec
économie les deniers publics mais encore elle le fit avec tant de bon
sens qu’on doit, en stricte équité, reconnaître que les années 1820 à
1830 furent parmi les plus prospères que la France ait jamais connues.

Au point de vue religieux, la Restauration ne réussit pas d’une façon
aussi satisfaisante. Il y eut à cela plusieurs causes. Une des
principales c’était l’insuffisance du clergé. M. Georges Goyau a fort
exactement résumé l’état des choses dans sa très belle _Histoire
religieuse de la Nation française_ quand il dit:

  «Dans les sanctuaires, dans les âmes, d’immenses ruines subsistaient.
  Six mille Français, à peu près, de 1801 à 1815, s’étaient voués au
  service de l’autel. Or, anciennement, il y avait en France six mille
  ordinations par an, c’est-à-dire quatorze fois plus de prêtres. Treize
  mille paroisses sans presbytères! gémissait en février 1816 le député
  Roux-Laborie. «Avant peu d’années, annonçait Chateaubriand, les deux
  tiers de la France seront sans prêtres et sans autels.» On était plus
  préoccupé d’ordonner rapidement des prêtres que de les instruire
  longuement: cette hâte même créait un péril. Les facultés de théologie
  demeuraient des corps sans âme. Et l’on bataillait routinièrement
  contre la philosophie du siècle passé sans s’inquiéter de la
  philosophie et de l’exégèse germaniques. Et parmi les 2.200.000
  volumes qui de 1817 à 1824 pourchassèrent l’idée catholique, très
  nombreux étaient ceux qui disséminaient partout l’esprit de Voltaire!
  Quant aux maîtres d’école, ils professaient souvent l’athéisme et,
  presque toujours, l’irréligion.»

Il n’y avait pas que les maîtres d’écoles. L’enseignement moyen et
l’enseignement supérieur donnaient l’exemple de l’impiété. Et les
journaux les plus lus menaient l’attaque contre Dieu avec une
persévérance diabolique. D’autre part, les politiques de la Bourgeoisie,
actionnés eux-mêmes par les Francs-Maçons, conspiraient contre le
régime, jetaient en avant des officiers en demi-solde qu’ils laissaient
ensuite guillotiner ou fusiller en jurant qu’ils n’avaient rien de
commun avec eux. Et surtout, on empoisonnait les masses en leur
persuadant qu’elles étaient en proie à un pouvoir occulte: la
Congrégation dont on dénonçait les menées ténébreuses et la connivence
avec les Jésuites--boucs émissaires de tous les forfaits qu’on accusait
l’Église de méditer.

Malgré tant de circonstances adverses, malgré des erreurs presque
inévitables étant donné le défaut de sens politique chez beaucoup
d’honnêtes gens sincèrement dévoués aux Bourbons, quand prit fin le
règne de Louis XVIII, la France était toute prête à fleurir en beauté et
la reconstitution de ses forces permettait à la dynastie de concevoir
pour elle de glorieux destins.

C’est pourquoi M. de la Gorce a eu raison d’écrire dans la conclusion de
sa remarquable étude:

  «Quelles que fussent ses lacunes, le roi, en ses derniers jours,
  pouvait, en toute justice, rendre un plein hommage à sa propre
  sagesse. Une réalité positive lui apparaissait, très consolante pour
  ses yeux qui allaient se fermer. Il avait trouvé la France envahie: il
  la laissait libérée. Il l’avait trouvée pauvre: il la laissait riche.
  L’armée avait dû être licenciée: elle était solidement refaite. Une
  seule œuvre restait inachevée, celle de la réconciliation entre
  l’ancien régime et la société nouvelle. Mais ici, le recul des temps,
  le travail des générations pourraient rapprocher ceux qui demeuraient
  désunis; il y avait lieu d’espérer cette paix à moins qu’avec un
  nouveau règne, les maladresses ne se multipliassent au point de se
  transformer en lourdes fautes.»

Des maladresses, le successeur de Louis XVIII, le roi Charles X, en
commit. Non pas qu’il fût cette intelligence bornée que raillaient
mensongèrement les pamphlétaires. Mais il n’avait pas au même degré que
son aîné la connaissance des hommes. De là des choix tout à fait
regrettables. On le vit bien en 1830.

A cette époque, Charles X conçut nettement le péril qu’encourait la
société française si l’on tardait plus longtemps à enrayer la marche de
l’esprit révolutionnaire. Il voyait des romantiques comme Chateaubriand
proclamer leur loyalisme mais s’allier en fait avec les plus sournois
des ennemis du régime pour assouvir des rancunes personnelles. Il
perçait à jour la conduite équivoque de maints parlementaires qui, sous
couleur d’améliorer les institutions, s’employaient à en miner les
assises. Ceux-ci ont prouvé que le roi ne s’était pas trompé sur leur
compte puisque après la révolution de juillet, certains d’entre eux
avouèrent qu’en feignant d’accepter et de soutenir les Bourbons, ils
avaient joué «une comédie de quinze ans». Enfin, le roi constatait que,
sous mille formes, la presse, enhardie par la mansuétude de son
gouvernement, accentuait l’offensive contre la religion, gardienne et
garantie des seuls principes susceptibles de maintenir et de faire
fructifier une civilisation conforme à la raison c’est-à-dire à la loi
divine. Ce fut alors que, judicieusement, il promulgua les Ordonnances.

Malheureusement, il confia le soin de les appliquer à un homme dont ses
ennemis les plus virulents ont reconnu les vertus privées mais qui, au
point de vue politique, manifesta la plus totale incapacité: le prince
de Polignac. Dès lors tout fut perdu...

Tout fut perdu, car la monarchie légitime une fois renversée, les
régimes qui lui succédèrent, dépendant tous plus ou moins de l’élection,
tous plus ou moins obligés de compter avec la démagogie athée, portaient
en eux la cause essentielle de leur ruine. Tous essayèrent de pactiser
avec la Révolution, tous périrent parmi des catastrophes dont la France
a subi et subit encore cruellement les effets. Bientôt peut-être le
socialisme, aboutissant logique des sophismes issus de la Révolution,
fera de nous une peuplade bestiale, uniquement soucieuse de régaler ses
instincts. Alors la Bourgeoisie héritière des aberrations de 1789,
classe dirigeante depuis cent ans et plus, appellera désespérément le
Seigneur Jésus à son secours. Mais il sera trop tard. Celui qui viendra
aura nom: l’Antéchrist. Gravons dans notre mémoire l’avertissement que
contient cette phrase de la première encyclique du grand et saint pape
Pie X: «_Qui pèse ces choses a droit de craindre qu’une telle perversion
des esprits soit le commencement des maux annoncés pour la fin des temps
et comme leur prise de contact avec la terre et que véritablement le
_Fils de perdition_ dont parle l’Apôtre n’ait déjà fait son avènement
parmi nous._»

                   *       *       *       *       *

BIOGRAPHIES.--Voici un volume: _Tristan Corbière_ que vient de publier
M. René Martineau. J’en dirai quelques mots car cette figure d’un poète
breton, assez mal connu avant son présent biographe, peut intéresser en
tant que «curiosité esthétique», comme disait Baudelaire, ceux des
lettrés qui aiment à faire des excursions hors des domaines habituels de
la littérature.

M. René Martineau excelle, d’ailleurs, à nous renseigner, de la façon la
plus précise, sur des écrivains appréciés de travers ou négligés par la
critique courante. Il possède, à un degré remarquable, le don de
découvrir des documents décisifs et de les mettre en valeur par des
commentaires ingénieux. C’est ainsi que nous lui devons un _Léon Bloy_
indispensable à lire par quiconque voudra se faire une idée complète de
ce singulier génie qui, avec ses énormes défauts, que contrebalancent
des qualités éminentes, semble un phare à éclipses parmi tant de pauvres
lampions «bien-pensants» dont la faible lueur ne contribue guère à
illuminer la façade majestueuse de l’Église. C’est ainsi encore qu’il
nous a donné sur Barbey d’Aurevilly des études par lesquelles une
justice tardive sera rendue à l’œuvre de ce Croisé pour la foi qui
mérita le titre de «Connétable des lettres».

Beaucoup de gens goûtent l’art très fin et les belles trouvailles de M.
Martineau, il en est même qui les utilisent avec un sans-gêne excessif.
Tel, ce polygraphe surabondant mais insipide qui ne se fit aucun
scrupule de le plagier effrontément, il y a quelques mois.

Quant à Tristan Corbière, M. Martineau a su dépeindre son existence
aventureuse et faire saillir les traits les plus caractéristiques de sa
personnalité passablement décousue. Il nous montre le milieu où se
développa principalement son tempérament de poète de la mer: la petite
ville de Roscoff: «C’est là, écrit-il, qu’il rencontra tous ses sujets
d’inspiration, les vieux marins du port dont il aime les récits et le
vocabulaire, le douanier avec lequel il fit les cent pas sur la dune,
les artistes en villégiature dont quelques-uns devinrent ses amis et la
blonde Italienne qui l’entraîna jusqu’à Paris. Le premier séjour de
Tristan à Roscoff fut comme la révélation de ce caractère d’emprunt, de
cette bizarrerie faite d’ironie douloureuse qui sera bientôt l’essence
même de sa poésie.» En effet, quelques-uns des vers les plus pénétrants
réunis par lui dans le seul volume qu’il ait laissé, sous ce titre
plutôt baroque: _les Amours jaunes_, sont tout imprégnés des odeurs et
des couleurs de l’Océan. Nullement gens-de-lettres, indifférent à la
notoriété, il érigeait en système les paradoxes où se condensait son
individualisme outrancier: «On ne doit pas peindre ce qu’on voit,
disait-il, on doit peindre uniquement ce qu’on n’a jamais vu, ce qu’on
ne verra jamais. Ainsi, on ne relève que de soi et personne ne peut vous
critiquer.» Théorie périlleuse et qui peut mener loin dans
l’extravagance. Extravagant, Corbière l’est assez souvent et les esprits
qui préfèrent aux écarts d’une originalité poursuivie de parti-pris les
belles ordonnances classiques, ne retiendront pas cette partie de son
œuvre. Mais ils distingueront les plaintes si sincères que les cruautés
et les vulgarités de la vie quotidienne arrachaient à cet ultra-nerveux.
En somme, Huysmans l’a bien jugé dans _A Rebours_, analysant les _Amours
jaunes_ «ce livre où le cocasse se mêlait à une énergie désordonnée, où
des vers déconcertants éclataient dans des poèmes d’une parfaite
obscurité. L’auteur parlait nègre, affectait une gouaillerie, se livrait
à des quolibets de commis-voyageur insupportable. Puis, tout à coup,
dans ce fouillis, se tortillaient des concetti falots, des minauderies
interlopes et soudain, jaillissait un cri de douleur aiguë comme une
corde de violoncelle qui se brise...»

M. René Martineau estime qu’Huysmans a trop réduit la qualité des poèmes
de Corbière. «Quand on a compris l’homme, assure-t-il, on ne peut
s’empêcher de l’aimer et plus l’homme se laisse deviner, plus le poète
apparaît grand.» Il est certain que grâce à M. Martineau, nous pouvons
maintenant _comprendre l’homme_ en Corbière. Qu’il s’ensuive que
celui-ci soit un grand poète, la chose semble moins évidente. Je crois
que le propre d’un grand poète c’est que son œuvre présente un caractère
d’universalité. Corbière est un poète d’exception donc, à mon avis,
_poeta minor_. N’importe la lecture de ce livre, contant une vie si
mouvementée, est plus attachante que celle de beaucoup de romans.

                   *       *       *       *       *

M. René Benjamin possède plusieurs qualités qui lui confèrent le droit
d’être compté pour beaucoup dans la littérature contemporaine. D’abord,
il ne s’incarcère point dans une de ces «tours d’ivoire» un peu
ridicules où les grands hommes des «petites chapelles» se ratatinent
pour recevoir le culte d’un certain nombre de _snobs_ persuadés que
l’anormal est le signe du génie. Il aime à observer la société actuelle
en ses manifestations multiples et, comme ses enquêtes lui ont fait
constater qu’une sorte de comique lugubre se dégage sans cesse des
chimères et des vices dont elle se montre prodigue, il nous en présente
une satire qu’approuveront les esprits assez indépendants pour ne pas
chausser les lunettes troubles d’un optimisme béat.

Ensuite, M. Benjamin a la gaîté, vertu rare en un temps où la majorité
des écrivains se croiraient indignes de manier la plume s’ils ne se
gourmaient en des attitudes moroses. Mais son rire, devant le spectacle
bouffon et tragique à la fois que nous offre une soi-disant civilisation
en train de se décomposer sous les auspices du fétiche-Progrès, n’est
pas celui d’un quelconque vaudevilliste. Il fait réfléchir. J’en veux
pour preuve sa pièce, si charmante et si profonde sous des apparences
légères: _Les plaisirs du hasard_. Je ne l’ai pas vue jouer parce qu’il
y a plus de trente ans que je n’ai mis les pieds dans un théâtre. Mais
je l’ai lue--et relue et j’estime qu’elle contient plus de sage
philosophie que tout ce fatras de drames et de comédies à prétentions
ambitieuses dont nous encombrent maints «penseurs» jeunes et vieux qui
ne surent jamais regarder que leur nombril.

M. Benjamin a aussi publié des romans: _Gaspard_, _Grandgoujon_ où se
profilent, dans le décor effroyable de la Grande Guerre, des figures de
combattants et d’embusqués remarquablement dessinées. Mais c’est surtout
dans ses études de mœurs qu’il a déployé sa verve et son sens aigu de la
folie humaine. Ses livres: _les Justices de paix_, _le Palais et ses
gens de justice_, nous montrent tout un peuple de plaideurs pitoyables
ou grotesques, de juges distribuant, au petit bonheur, des tranches de
Thémis, d’un aloi suspect, aux innocents comme aux coupables, d’avocats
retors ou maniaques, vendant leur faconde comme ils vendraient des
verroteries ou de la cassonnade.

Dans cette catégorie d’ouvrages, il a peut-être le mieux réussi
lorsqu’il nous a peint et décrit la farce politique où nous empêtra
cette institution baroque: le suffrage universel. Son livre: _Valentine
ou la folie démocratique_ est un chef d’œuvre d’observation exacte. Les
fantoches qu’il évoque: Cachin ou Painlevé, Herriot ou Charles Humbert
nous apparaissent, de par lui, tellement _vrais_ que nous croyons les
voir et les entendre gambader et babiller devant nous. Mais il n’y a pas
que de la plaisanterie dans ce livre. Il y a encore le dégoût d’un
honnête homme, près de vomir lorsque les puanteurs qui se dégagent des
basses manigances de la politique électorale lui montent par trop fort
au nez. Ainsi quand il nous montre les radicaux résumés admirablement
dans cette page vengeresse:

  «Un parti de petites, toutes petites natures, toujours effarées devant
  ce qui est grand. Il ne s’adresse qu’à de petits électeurs, petits
  fonctionnaires, petits boutiquiers, à de petites vies, à de petites
  aigreurs. Ce sont des âmes minuscules... mais si sensibles! Ah! voilà:
  ils dissimulent leur piètrerie sous le masque à treize sous d’une
  émotion qu’ils ont apprise dans les plus faibles pages de Jean-Jacques
  et de Victor Hugo. Les foules médiocres ne résistent pas à
  l’attendrissement, à cette mollesse qui en appelle à la justice, à la
  lâcheté qui invoque le droit. Scénario de cinéma! Je ne connais rien
  pour dégoûter plus sûrement de la nature humaine. En attendant, ils
  sont des dupes avec leur bon air de tartuffes. Ils défendent ceci tout
  en admettant cela et s’ils bannissent cela, c’est par respect de ceci.
  Aux hommes de gauche ils tendent les bras, mais ils saluent les hommes
  de droite. Ils pensent à droite, ils sentent à gauche et ils se
  croient des hommes complets alors qu’ils ne sont que faux-fuyants. Ils
  confondent la rhétorique et l’action, la conduite des idées qui
  docilement s’en vont où on les mène et le gouvernement des hommes qui,
  rebelles et têtus, ne se plaisent pas tous dans le même chemin. Ils
  détestent la force: d’une voix trémolante, ils lui opposent leurs
  chers Droits de l’Homme. Ils sont jaloux de l’Esprit et ils essayent
  de l’étrangler par leurs principes de «bonheur» et de «bien-être». Ils
  ne sont jamais hardis, jamais poètes. S’ils amnistient les canailles,
  c’est qu’ils suent la peur d’être tués. S’ils chassent les moines,
  c’est qu’en leur bassesse, ils ne croient ni à la vertu ni à la
  prière. Dès qu’ils sont battus, ils fuient. Vainqueurs, ils crânent.
  Ils promettent, si on les élit, Paix, Fortune, Concorde. On les élit:
  ils chassent trois religieux, libèrent un traître, félicitent un
  instituteur qui a su dire son fait à un curé. Après quoi, ils se
  campent devant le peuple, et, essoufflés, ils demandent:--«Eh bien?...
  N’avons-nous pas agi?...» Mon parti est bien pris: j’aime mieux tout
  que ces gens-là. Quand les communistes triompheront, s’ils me jettent
  dans un puits de mine et m’écrabouillent à coups de pavé, aux trois
  quarts écrasé, je penserai: «Ceux-là, du moins, savent tuer! Et on ne
  les subit pas longtemps!» Tandis que les autres nous laissent vivre
  dans le dégoût. Je ne les croise plus sans nausée et j’ai pitié de
  moi, puisque je crains la police et les juges, et que je n’ai pas le
  courage de leur envoyer, chaque fois une potée d’eau par la
  figure!»[10]

  [10] Ces radicaux, si nettement gravés à l’eau-forte par M. Benjamin
    et qui font le lit où se prélassera le socialisme imminent, on peut
    leur appliquer la phrase de Montaigne: «Ceux qui donnent le branle à
    un État sont volontiers absorbés dans sa ruine. Le fruit du trouble
    ne demeure guère à celui qui l’a remué: il bat et brouille l’eau
    pour d’autres pêcheurs.»

Fouaillant de la sorte les travers du temps présent, M. Benjamin a
suscité bien des rancunes. Cela se conçoit: la plupart des hommes
n’aiment pas du tout qu’on leur présente le miroir où se reflètent leurs
difformités. Pour leur plaire, il faut entretenir leurs illusions,
flatter leurs préjugés, servir leurs passions.

Sinon, ils vous jettent des cailloux et de la fange. L’auteur de
_Valentine_ l’a éprouvé particulièrement lorsqu’il publia son dernier
livre: _Aliborons et démagogues_. Quel hourvari chez les primaires que,
cette fois, il prenait à partie et quelles indignations chez les
politiciens qui battent la mesure au chœur des grenouilles dans la mare
démocratique! Criblé d’invectives, il se secoua et répondit à un
journaliste qui l’interrogeait sur ses impressions de combat: «Oui, je
suis sorti de cet abîme de bêtise épaisse et je n’ai pas envie de m’y
replonger. Pourquoi y suis-je entré? C’était un épisode de ma chasse aux
Cuistres. Après avoir vu les chefs, il me fallait passer en revue les
troupes. Pour le moment je suis écœuré. De l’air, de la vie, de la
lumière. De la beauté!... Mais je sais bien que, dans un an ou dans deux
ans, quelqu’un me signalera une floraison de stupidité, une excroissance
de laideur imbécile, un monstrueux champignon poussé quelque part et qui
offusque le regard des honnêtes gens! Et je me connais, je
recommencerai: il y a tant de crétins ici-bas contre lesquels il faut se
mettre en garde si l’on ne veut pas qu’ils envahissent toute la
terre!...»

Admirable cri d’un combattant héroïque pour le Vrai et pour le Beau! On
aime M. Benjamin de l’avoir poussé. Certes nous espérons bien
qu’il reprendra son fouet aux lanières acérées. Il reste
beaucoup d’échines à cingler dans la pétaudière où trône la
Marianne-aux-savates-fangeuses!...

Je dirai maintenant quelques mots du plus beau livre, à mon sens, de M.
René Benjamin. C’est cette _Vie de Balzac_ qui a ravi tous les
balzaciens dont je suis depuis l’âge de dix-huit ans.

Balzac est tenu, quelles que soient, par ailleurs, les divergences
d’opinions des écrivains, pour un génie dont la _Comédie humaine_ domine
la littérature du XIXe siècle et, jusqu’à présent, celle du XXe. Tous
les romanciers de valeur certaine venus après lui doivent quelque chose
à son génie et ne s’en cachent pas. C’est que, malgré ses grands
défauts--lourdeur du style, manie des digressions, déductions parfois
hasardeuses, prolixité--il a ce don qui surpasse tout: la vie. Ses
personnages sont si vrais, si frappants, si conformes à la nature qu’ils
nous offrent des types d’humanité, non pas seulement représentatifs
d’une époque limitée mais appartenant à tous les temps. Et, enfin, doué
d’une clairvoyance extraordinaire, il a prédit, avec une justesse
étonnante, les maux et les ruines qui résulteraient pour la société des
faux dogmes issus de la Révolution.

Aussi fut-il un apologiste constant de l’Église. Comme l’a fort bien dit
M. Paul Bourget: «L’antinomie prétendue entre la Science et la Foi,
Balzac, le plus scientifique des observateurs littéraires, ne l’a jamais
admise. On peut objecter à son christianisme qu’il y a vu surtout,
suivant ses propres expressions, _un système complet de répression des
tendances dépravées de l’homme et, par conséquent, le plus grand élément
d’ordre social_. Entre parenthèses, quel indice de vérité que la
bienfaisance d’une théorie sur la vie humaine, n’est-ce pas la plus
grande probabilité qu’elle est conforme aux lois du Réel? Mais un indice
n’est tout de même pas une preuve et l’apologétique balzacienne n’est
qu’une variété de pragmatisme».

Je crois, qu’au moins, en certains endroits de son œuvre, Balzac a vu
plus loin et qu’il eut souvent l’instinct de l’action du surnaturel
qu’implique le catholicisme--par exemple dans ce conte: _Jésus-Christ en
Flandre_, écrit en 1831 et qui se termine par ces mots: «Je viens de
voir passer le convoi d’une Monarchie, il faut défendre l’Église!»

La Monarchie légitime, il la concevait comme la gardienne nécessaire de
la famille, cellule essentielle de toute société qui veut vivre. Il eut,
à ce propos, des paroles vraiment prophétiques. Celles-ci entre autres:

  «Sais-tu, mon enfant, quels sont les effets les plus destructifs de la
  Révolution? Voici: en coupant la tête à Louis XVI, la Révolution a
  coupé la tête de tous les pères de famille. Il n’y a plus de famille
  aujourd’hui, il n’y a que des individus. En voulant devenir une
  nation, les Français ont renoncé à être un empire. En proclamant
  l’égalité des droits à la succession paternelle, ils ont tué l’esprit
  de famille. Ils ont créé le fisc[11] mais ils ont préparé la faiblesse
  des supériorités et la force aveugle de la masse, l’extinction des
  arts, le règne de l’intérêt personnel et frayé le chemin à la conquête
  étrangère. Nous sommes entre deux systèmes: ou reconstituer l’État par
  la famille ou le construire sur l’intérêt personnel: la démocratie ou
  l’aristocratie, la discussion ou l’obéissance, le catholicisme ou
  l’indifférence religieuse--voilà la question en peu de mots.
  J’appartiens à ceux qui veulent résister à ce qu’on nomme le peuple et
  cela, dans son intérêt bien compris. Il ne s’agit plus de droits
  féodaux, quoiqu’en prétendent des niais, ni de gentilhommerie. Il
  s’agit de la vie de la France. Tout pays qui ne prend pas sa base dans
  le pouvoir paternel est sans existence assurée. Là commence l’échelle
  des responsabilités et la subordination qui monte jusqu’au roi. Le
  roi, c’est nous tous! Mourir pour le roi, c’est mourir pour soi-même,
  c’est-à-dire pour sa famille qui ne meurt pas plus alors que ne meurt
  un royaume. Chaque animal a son instinct, celui de l’homme est
  l’esprit de famille. Un pays est fort quand il se compose de familles
  dont tous les membres sont intéressés à la défense du trésor commun.
  Il est faible quand il se compose d’individus non-solidaires auquel il
  importe peu d’obéir à sept hommes ou à un seul, à un Russe ou à un
  Corse, pourvu que chaque individu garde son champ. Et ce malheureux
  égoïste ne voit pas qu’un jour on le lui ôtera...!» Si nous ne
  restaurons pas la famille, (--ici je résume--) «nous allons à un état
  de choses horrible! Il n’y aura plus que des lois pénales ou
  fiscales--la bourse ou la vie! Le pays le plus généreux de la terre ne
  sera plus conduit par des sentiments élevés. On y aura développé,
  envenimé des plaies incurables. Et d’abord, une jalousie universelle.
  Les classes supérieures seront confondues. On prendra l’égalité de
  désirs pour l’égalité des forces... On ne peut rien fonder sur des
  millions d’ambitions pareilles, vêtues de la même livrée--celle de la
  médiocrité.» (_Mémoires de deux jeunes mariées_. La même thèse est
  soutenue dans _le Médecin de campagne_ et dans le _Curé de village_.)

  [11] _Créé_ est exagéré. Il aurait, peut-être, mieux valu dire:
    _hypertrophié les droits du fisc_.

Mais ce n’est pas seulement comme observateur clairvoyant de l’état
social que Balzac a conquis l’admiration de ceux qui savent réfléchir.
Il vaut surtout comme peintre des mœurs. Ses tableaux sont fortement
véridiques et, par là, ils effarouchent ou attristent les esprits
timides qui aiment qu’on leur serve des mensonges attrayants. Pourtant,
la vie n’est pas une idylle; la bêtise et la méchanceté humaines en font
un drame où il y a plus de vilenies et de douleurs que de sourires.
Évidemment, aussi, l’œuvre de Balzac n’est point faite pour être mise
entre les mains des jeunes filles qui suivent--ce qui est fort
louable--le catéchisme de persévérance. Ce n’est pas à dire qu’elle soit
indécente: même lorsqu’il anatomise les plus virulentes des passions, il
ne verse pas dans la luxure. Voyez par exemple un des principaux parmi
ses plus beaux livres: _La cousine Bette_. Il y traite d’un cas
d’érotisme sénile. Eh bien, vous n’y trouverez pas une ligne de nature à
provoquer la sensualité du lecteur. Mettez le même sujet entre les
pattes d’un Zola, dans quel purin il l’aurait délayé!...

M. Benjamin, en nous exposant la vie tout en contrastes et en
exubérances de ce grand homme, nous l’a ressuscité. Son livre est une
œuvre digne du Maître et peut-être même un chef-d’œuvre. Je ne crois pas
l’éloge excessif.




NOVEMBRE


UN CRITIQUE CATHOLIQUE.--M. José Vincent m’a envoyé un livre: _Propos un
peu vifs_[12]. Je l’ai lu avec tant d’intérêt qu’il m’est agréable de le
signaler aux amis qui veulent bien me suivre. Au surplus, ce volume
corrobore quelques idées qui me sont chères et pour lesquelles lui et
moi nous avons combattu, côte à côte, en 1922 et 1923.

  [12] José VINCENT, _Propos un peu vifs_, essais de critique (1 vol.
    Éditions du _Monde moderne_).

Quand Barrès publia _le Jardin sur l’Oronte_, ce fut l’occasion pour
Vincent de donner à _la Croix_ un article où tout en disant son estime
pour les qualités d’art et de pensée de son œuvre antérieure, il faisait
des réserves formelles touchant le faux mysticisme et la sensualité
trouble qui déparent ce roman. Une controverse s’ensuivit au cours de
laquelle j’écrivis à Vincent combien j’étais heureux de lui voir
défendre aussi vigoureusement des principes que je tenais pour
essentiels. En effet il déclarait: «Mon article, c’est la manifestation
rationnelle d’un état d’esprit nouveau dans la critique catholique qui
s’impose maintenant l’obligation de ne pas céder à fond à la magie d’un
art supérieur. Il y a vingt-cinq ans, le chrétien lettré, le critique
chrétien s’imaginaient, de bonne foi et faute de pousser jusqu’au bout
la logique de leur _Credo_, que la morale, la religion et l’art
figuraient autant de domaines distincts séparés par des murs bien clos.
A présent, nous voulons être des catholiques conséquents, logiques,
résolus, intransigeants...»

Non seulement j’applaudis mais je citai cette phrase dans le chapitre
que je consacrai à Barrès à l’époque de sa mort (Voir _la Basse-Cour
d’Apollon_). A Vincent comme à moi cette «intolérance» valut quelques
diatribes et par ailleurs les protestations timidement éplorées d’un
certain nombre d’amis de la chèvre et du chou.

Nous ne nous en sommes guère émus ni l’un ni l’autre. J’ai poursuivi ma
voie, comme le savent mes lecteurs. Et Vincent a fait de même ainsi que
le démontre le présent volume.

Dès le début, il résume, en ces termes, l’irritation et le dépit de ceux
qui refusent aux catholiques le droit de formuler des opinions
strictement conformes à leur foi. Il écrit:

  «Le destin de l’actuelle critique catholique est bien étrange. Elle
  déchaîne des fureurs qui amènent invinciblement ses adversaires à
  proclamer qu’elle _n’est_ point. Soit.--Mais alors qu’on la laisse
  dans le repos de son néant ou tout au moins dans les limbes du
  possible illimité. A la vérité, elle inquiète, elle gêne, pour ainsi
  dire, même avant d’être. On aimerait mieux, en tout cas, qu’elle ne
  fût point. Peut-être n’est-ce pas tout à fait une raison pour qu’elle
  ne _soit_ pas.»

Et, développant cette proposition, Vincent montre que la critique
catholique existe. C’est ainsi qu’il a mis debout une préface, nourrie
de faits et d’arguments pressants, qu’on doit lire avec réflexion et qui
constitue la meilleure des réponses aux partisans de l’éteignoir sur
l’Église et à ceux de la dérobade devant l’ennemi. Ayant médité cet
essai si substantiel, le lecteur de bonne foi ne pourra que leur dire:

    Les gens que vous tuez se portent assez bien!...

Je reviendrai tout à l’heure sur cette préface. Mais je veux d’abord
examiner quelques-uns des chapitres contenus dans le livre.

Voici des appréciations sur M. Claudel équitables et judicieuses. M.
Vincent en dit:

  «Les ténèbres du lyrisme claudelien vous oppressent? Elles ne
  m’oppressent pas moins... et j’eus naguère pour mon compte la plus
  grande peine à le traduire. Je me fis l’effet, ce jour-là, de Joseph
  Scaliger en face de l’_Alexandra_ de Lycophron[13].» Mais il ajoute:
  «Comme la gratitude et l’amour débordent de l’âme de Claudel et que,
  d’autre part, le saint amour et l’infinie gratitude ne sauraient
  totalement s’exprimer, à sa façon le poète tente de traduire tout cela
  avec les mots naïfs, avec les mots gauches, et nonobstant parfois
  profonds, dont se servent les enfants pour dire, au petit bonheur et
  comme ça leur vient, leur tendresse ou un merci.»

  [13] Depuis que j’ai écrit sur Claudel le jugement qu’on a lu plus
    haut, un livre m’est tombé sous les yeux: _Le Roman de l’Alsace_,
    par Raymond Postal (_Éditions de la vraie France_), où j’ai trouvé
    une confirmation bien significative de l’impression «germanique»
    produite sur les esprits nourris de clarté latine, par l’auteur de
    _Tête d’or_. M. Postal écrit qu’il rencontra à Strasbourg un Jésuite
    d’origine alsacienne et il ajoute: «Ce religieux vint à me dire
    qu’il attribuait à la part allemande de sa formation l’aisance avec
    laquelle son esprit avait donné audience à l’œuvre de Paul Claudel.
    Il n’est pas douteux que celle-ci, qui nous choque par la nature
    même de sa substance poétique, n’est pas sans apparaître aux
    Français sous un aspect d’un ésotérisme déconcertant: Notre
    interlocuteur devait à sa culture bilingue d’y pouvoir entrer de
    plein-pied.» Cela revient à dire que pour bien comprendre Claudel,
    il faut savoir l’allemand. C’est fâcheux!

Et c’est en effet, dans les trop rares poèmes où le chrétien se
débarrasse de toute rhétorique ténébreuse, que Claudel arrive, parfois,
à nous émouvoir.

Plus loin, M. Vincent s’occupe de ce qu’il appelle: _le cas
Montherlant_. Ici, j’avoue mon incompétence totale. Je n’ai rien lu de
M. Montherlant, non point par prévention mais parce que, je l’ai déjà
dit, je ne lis guère de romans et que, si je ne me trompe, M.
Montherlant est surtout un romancier. Après la lecture du chapitre,
d’ailleurs fort intéressant, que Vincent lui consacre, j’ai demandé à un
prêtre de mes amis que ses fonctions obligent à suivre de près la
littérature contemporaine ce qu’il fallait penser de cet écrivain. Il
m’a répondu: «M. Montherlant a fait alterner la tauromachie avec la
culture des lettres. Il a du brillant dans l’une et l’autre profession.
Ensuite il a pris l’Église sous sa protection. Et comme il estime
qu’elle ne s’est pas montrée suffisamment reconnaissante, ces jours-ci,
il lui a signifié la rupture. L’Église aura, sans doute bien de la peine
à s’en remettre mais avec le temps...»

Vient ensuite dans les _Propos un peu vifs_, un chapitre consacré à
Jouffroy, philosophe romantique fort oublié, mais dont les paradoxes
anticatholiques firent jadis, vers 1840, quelque bruit. M. Vincent, à
propos d’un livre récent, montre d’une façon très concluante, le peu de
portée des dires de cet émule de Victor Cousin.

Voici maintenant un chapitre intitulé: _Hugo à Jersey ou les propos d’un
pied de table_ qui traite de la foi accordée au spiritisme par le poète
de _la Légende des Siècles_[14]. M. Vincent y résume fort bien l’inanité
de la doctrine chez ce rhéteur énorme qui ne réussit jamais à devenir un
penseur. Il écrit avec raison:

  [14] Qu’il me soit permis de rappeler que, dès 1913, dans mon livre:
    _Au pays des lys noirs_, j’ai traité le même sujet au chapitre
    intitulé: _Une danse de trépieds belges_. «Hugo, y disais-je,
    découvre Dieu dans un pied de table.» Je suis heureux de cette
    rencontre avec M. Vincent.

  «Après l’orgueil, ce qu’il y eut toujours de plus démesuré dans Victor
  Hugo, ce fut la naïveté (Moi, j’aurais dit carrément: la bêtise).
  Rappelez-vous, à ce propos, ses piteux oracles sur l’imminente paix
  mondiale, sur la toute prochaine constitution des États-Unis d’Europe,
  et l’édénisation de la planète par la démocratie et par l’amour.» Et,
  en conclusion: «La religion d’Hugo, une religion romantique,
  sans armature de logique intérieure, sans dogme autre que
  celui--sacro-saint--du libre examen, une métaphysique flottante,
  empêtrée de métapsychique, une théodicée dans laquelle l’idée du divin
  tend de plus en plus à se dissoudre, en attendant de s’anéantir tout à
  fait.»

Au surplus, on sait avec quel acharnement Hugo combattit l’Église et
quelles invectives il lui prodigua. Or c’est une règle sans exception:
quiconque se laisse infuser par le Diable la haine de l’Église devient
stupide--incurablement stupide. C’est le premier châtiment infligé aux
égarés volontaires qui pèchent contre le Paraclet.

Bien plus propres à retenir l’attention que les turlutaines d’Hugo,
hypnotisé par les tables tournantes, se décèlent les méditations de M.
Georges Duhamel à la recherche du bonheur sur terre. M. Duhamel est un
écrivain de grand talent et un homme de cœur qui a écrit sur la dernière
guerre un livre d’une humanité saignante et frémissante: _Vie des
Martyrs_. M. Vincent analyse son essai d’une doctrine intitulé: _la
Possession du monde_ et il constate que faute d’une foi précise
découlant de la Tradition révélée, M. Duhamel se perd en des
considérations vagues et des paradoxes fumeux d’où ne saurait se dégager
une certitude.

  «Cependant, ajoute-t-il, parmi ces erreurs et ces rêves débiles, _la
  Possession du monde_ offre quelques échappées consolantes. On y aime,
  par exemple, le touchant respect de l’auteur pour saint François
  d’Assise malheureusement plutôt envisagé dans un sens Sabatier que
  dans un sens Joergensen. On y peut louer l’appétit de souffrir ou
  mieux, la peur de n’avoir pas assez souffert tandis que se déchaînait
  l’orage mondial qui emporta tant de vies humaines et tant d’espoirs.
  Ce goût du sacrifice pouvait mener loin, très loin un philosophe de
  bonne volonté qui saurait se contraindre à marcher quand même et droit
  devant soi jusqu’au but une fois aperçu... L’Évangile lui révèlerait
  le reste.»

Malheureusement, M. Duhamel est resté en route. «Hélas, conclut Vincent,
la pensée de ce remarquable et subtil écrivain n’a pas suivi un essor
comparable à celui de son talent.» C’est grand dommage!...

Pour terminer ce bref aperçu d’un livre très substantiel et pour bien en
marquer le ton indépendant, je mentionnerai un passage de la préface où
José Vincent, après avoir réprouvé les timidités et les pauvres
finasseries de la critique dite «libérale», évoque, à l’encontre, la
grande ombre de Veuillot--notre maître à nous tous qui prétendons que le
service de l’Église demande de la crânerie dans les convictions et de la
verdeur, sans faux-fuyants ni respect humain, dans la défense de la
Vérité unique. Il écrit:

  «Veuillot n’est plus là pour redire ces choses de sa grande voix
  furieuse. Il est loin, bien loin de nous. On l’honore à cette heure,
  on l’_embaume_ d’hommages comme on embaumerait avec une sollicitude
  nuancée de respect et de terreur la dépouille enfin assoupie d’un
  grand homme longtemps encombrant. On lui sait gré de ne plus faire de
  tumulte. On lui sait gré de n’être plus là. Plus rien n’empêche
  maintenant d’exalter sa provocante bravoure. On est assuré de son
  silence. Les modérés--il me sera, pour sûr, beaucoup pardonné, au
  dernier jour, pour l’immense et fraternelle charité de cet
  euphémisme--sont contents... Dieu l’est-il?»

Pour moi, j’ai bien peur qu’Il ne le soit pas. Les modérés, ce sont les
tièdes. Et Notre-Seigneur a dit: «_Je vomis les tièdes..._»

                   *       *       *       *       *

UN AMI DU PEUPLE.--M. Jacques Valdour, docteur en droit, docteur
ès-lettres, eut naguère cette idée que pour bien connaître les ouvriers,
il fallait vivre avec eux et comme eux, travailler à côté d’eux. En
cela, il se distingue fort des économistes, personnages graves,
harnachés de science abstraite, bondés de théories préconçues, tapis
entre quatre murailles, faites de statistiques et de graphiques, où
nulle lucarne ne s’ouvre sur l’ambiance. Sitôt formé le projet de
s’instruire par la pratique, il le mit à exécution. C’est ainsi que,
depuis 1909, il a été tour à tour, tisserand à Roanne, tréfileur à Lyon,
figurant de théâtre et manœuvre en décors à Paris, marinier sur les
canaux du Centre, teinturier en Espagne, ouvrier agricole en Brie et en
Beauce, chauffeur à Roubaix, nettoyeur de chaudières et tourneur à
Paris, manœuvre dans une fabrique de pompes à Saint-Denis, carrossier
d’automobile à Levallois-Perret, ciseleur dans le quartier du Marais,
fondeur à Belleville, ouvrier en meubles à Charonne et au faubourg
Saint-Antoine, derechef manœuvre aux ateliers du chemin de fer à
Saint-Pierre-des-Corps, ébéniste à Tours, mineur à Lens et à
Saint-Étienne, derechef tisserand à Cholet, métallurgiste au Mans,
chaudronnier à Nantes.

Partout, il a vécu exclusivement de son salaire, logé dans les maisons
qu’occupent les prolétaires, mangé dans leurs restaurants, assisté à
leurs réunions politiques et autres. Il s’est assis auprès d’eux dans
les cinémas et les théâtres qu’ils fréquentent. Il a pris part à leurs
discussions dans les syndicats. Bref, pendant des années, il s’est
assimilé de la façon la plus complète, tous les éléments de leur
existence, au point de vue matériel comme au point de vue intellectuel,
au point de vue social comme au point de vue de la religion.

Il a condensé les résultats de ces multiples enquêtes dans une douzaine
de volumes dont l’ensemble constitue le plus précieux amas de documents
sur la vie ouvrière au commencement du XXe siècle[15]. Les conclusions
que M. Valdour en tire ne sont pas de nature à satisfaire les partisans
du suffrage universel ni les admirateurs de l’enseignement laïque.
Catholique pratiquant, il constate les ravages produits dans le
peuple par l’incroyance érigée en système et il en donne des
exemples--terribles. Le mot n’est pas trop fort. Supérieurement doué
pour l’observation des mœurs et des coutumes, possédant de réels dons
d’écrivain, il évoque, en une série de tableaux d’une rare intensité,
l’anarchie industrielle où nous maintient cette démocratie parlementaire
qui n’est, en somme, qu’une lutte d’appétits sans vergognes sous le
despotisme des ploutocrates qui sont les maîtres actuels du monde.

  [15] Les deux derniers publiés ont pour titre: _La menace rouge_ et
    _Le Glissement_ (2 vol. Éditions de la _Gazette française_, 1926).

La lecture réfléchie des livres de M. Valdour--vingt fois plus
intéressante, à mon avis, que celle de la plupart des romans dont
s’encombrent les vitrines des libraires--fournit largement de quoi
méditer aux esprits assez émancipés pour reconnaître que la Bourgeoisie,
maîtresse du pouvoir depuis la Révolution, a échoué dans sa tentative de
construire un état social conforme à la justice, parce qu’elle élimina
Dieu de sa politique, parce qu’elle remplaça l’autorité traditionnelle
par la concurrence des médiocres et des bavards de carrière pour
l’exploitation des pauvres et des humbles. Ayant donc lu et relu l’œuvre
de M. Valdour, étant de plus fort enclin à préférer le Populaire au
Bourgeois, j’ai assemblé pas mal de notes d’après ses études et d’après
mes expériences personnelles. J’en donne, ci-dessous, quelques-unes.

                   *       *       *       *       *

Il y a peu, je relisais les _Sermons_ de Bossuet, en particulier, celui
qui porte ce titre: _Sermon sur l’éminente dignité des pauvres dans
l’Église_[16] et j’en avais l’âme toute remuée parce que j’y trouvais
exposé, de la façon la plus probante, le privilège surnaturel du pauvre,
du simple et, par conséquent, de l’ouvrier manuel auprès de
Notre-Seigneur. Bossuet le précise très nettement dès son exorde:

  [16] On le trouvera dans ce volume: _Choix de sermons de Bossuet_,
    édition critique par E. GANDAR. On vient de célébrer le
    tricentenaire de Bossuet. A cette occasion, un grand nombre
    d’articles furent publiés çà et là. Un des plus remarquables est
    celui de M. Gabriel BRUNET (_Mercure de France_, nº du 1er octobre
    1927). La Mystique du grand évêque y est exposée avec clairvoyance.
    En voici la conclusion: «La religion a imposé à Bossuet la plus
    étroite limite, mais, en le plaçant immédiatement dans une voie de
    certitude, elle lui a permis le plus extraordinaire enrichissement,
    à l’abri même de cette limite. Elle lui a permis d’être en même
    temps une personnalité sans moi et la plus complète personnalité
    totalisante et synthétique, élargie jusqu’à l’universalité. La
    plante humaine a des moyens bien différents de s’épanouir. En
    Bossuet s’atteste la manière dont un homme aux inclinations
    multiples peut se réaliser dans l’harmonie; l’ampleur et la
    puissance au moyen de la religion.»

  «L’Église, cette cité merveilleuse, dont Dieu même a jeté les
  fondements, a ses lois et sa police par laquelle elle est gouvernée.
  Mais comme Jésus-Christ, son instituteur, est venu au monde pour
  renverser l’ordre que l’orgueil y a établi, de là vient que sa
  politique est directement opposée à celle du siècle, et je remarque
  cette opposition principalement en trois choses. Premièrement, dans le
  monde, les riches ont tout l’avantage et tiennent les premiers rangs.
  Dans le royaume de Jésus-Christ, la prééminence appartient aux pauvres
  qui sont les premiers-nés de l’Église et ses véritables enfants.
  Secondement, dans le monde, les pauvres sont soumis aux riches et ne
  semblent nés que pour les servir. Au contraire, dans la sainte Église,
  les riches n’y sont admis qu’à la condition de servir les pauvres.
  Troisièmement, dans le monde, les grâces et les privilèges sont pour
  les puissants et les riches et les pauvres n’y ont de part que par
  leur appui. Au contraire, dans l’Église de Jésus-Christ, les grâces et
  les bénédictions sont pour les pauvres et les riches n’ont de
  privilège que par leur moyen. Ainsi cette parole de l’Évangile, que
  j’ai choisie pour mon texte, s’accomplit déjà dès la vie présente:
  _les premiers sont les derniers et les derniers sont les premiers_,
  puisque les pauvres, qui sont les derniers dans le monde, sont les
  premiers dans l’Église; puisque les riches, qui s’imaginent que tout
  leur est dû et qui foulent aux pieds les pauvres, ne sont dans
  l’Église que pour les servir; puisque les grâces du Nouveau Testament
  appartiennent de droit aux pauvres et que les riches ne les reçoivent
  que par leurs mains.»

Un peu plus loin, utilisant une comparaison empruntée à une homélie de
saint Jean Chrysostome, Bossuet renforce encore son idée et la souligne.
Il dit:

  «Il n’appartenait qu’au Sauveur et à la politique du ciel de nous
  bâtir une ville qui fût véritablement la ville des pauvres. Cette
  ville, c’est la Sainte Église... Les riches, je ne crains point de le
  dire, étant de la suite du monde, étant, pour ainsi dire, marqués à
  son coin, n’y sont soufferts que par tolérance et c’est aux pauvres,
  qui portent la marque du Fils de Dieu, qu’il appartient proprement d’y
  être reçus».

Prononçant ces paroles, il soulignait la prééminence que Notre-Seigneur
accorde aux pauvres, Lui qui travailla, comme charpentier, dans
l’atelier de saint Joseph, Lui qui choisit ses apôtres principalement
parmi des pêcheurs gagnant leur pain au jour le jour, Lui dont le
disciple le plus relevé comme condition sociale, saint Matthieu n’était
qu’un petit employé de l’octroi.

A ces humbles qu’il avait choisi pour annoncer le Royaume de Dieu, Il
prodigua les splendeurs de sa Grâce et Il leur donna l’investiture le
jour où les yeux levés vers son Père, Il s’écria: «_Gloire à toi,
Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux
prudents et aux sages_ [selon le monde] _et que tu les a révélées aux
petits!_»

Ainsi donc, point d’équivoque possible: qui veut mériter de connaître,
dès ici-bas, le Royaume de Dieu doit être pauvre, doit, tout au moins,
se rendre «pauvre en esprit». Mais si le monde garde pour lui quelque
prestige, il ne franchira point les limites de cette Terre promise où
s’épanouissent les roses lumineuses de l’amour de Dieu.

Toute l’histoire, depuis la venue du Rédempteur, donne le spectacle des
tentatives de l’homme baptisé pour concilier, en son âme, les attraits
du monde avec les préceptes de Jésus-Christ.

De nos jours où un paganisme effectif reconquiert la société, les
enseignements de l’Église apparaissent à beaucoup, qui les répètent
d’une lèvre machinale, comme des formules sans application pratique,
mais dont il est convenu qu’elles font partie d’une «bonne éducation».
De là, le pharisaïsme qui s’étale dans les mœurs de la Bourgeoisie dite
«bien pensante».

Être bien «pensant» c’est se forger une sorte de religion hétéroclite où
le souci de se conformer au siècle entre en balance avec celui de plaire
à Dieu. Or le propre du présent siècle, c’est le culte exclusif de la
fortune et la recherche des moyens de l’acquérir rapidement. Le
«bien-pensant» n’y contredit pas. Mais, d’autre part, il entend «garder
les apparences». De sorte que, se montrant, en fait, tout aussi dur de
cœur que n’importe quel bourgeois «mal-pensant», il feint parfois
l’amour des pauvres.

En réalité, il les méprise et il s’en écarte avec sollicitude. On
pourrait multiplier les exemples de cette aversion devenue tout
instinctive. En voici un qui me fut rapporté, il n’y a pas très
longtemps, par un bon prêtre de mes amis. Celui-ci venait d’être nommé
curé d’une paroisse comprenant, pour la plus grande part, des artisans
et des ouvriers de fabriques. On y comptait, cependant, quelques
familles de rentiers passablement cossues. Or il ne tarda pas à
remarquer que, quoique pratiquantes, celles-ci s’abstenaient de
fréquenter son église. Par exemple, la grand’messe du dimanche ne
réunissait guère qu’une assemblée de prolétaires. Il s’étonna, il
s’informa et il découvrit que ses paroissiens d’origine bourgeoise
préféraient se rendre aux offices célébrés dans l’église d’un quartier
assez éloigné mais où les gens huppés de la ville avaient coutume de se
rencontrer. A juste titre, cette façon d’agir le choqua. Il fit des
observations qui furent reçues très froidement. On ne les releva point
mais on se garda d’en tenir compte. Comme il les renouvelait auprès
d’une dame qui passait, dans l’endroit, pour l’arbitre des élégances,
elle lui répondit textuellement ceci:--Voyons, M. le curé, vous
admettrez bien que nous évitions certains voisinages et que, pour la
messe, nous choisissions une église où nous sommes sûrs de ne nous
trouver en contact qu’avec des personnages de notre classe!...

Inutile, je suppose de commenter cette déclaration. Elle résume tout un
état d’âme. Elle fait saisir pourquoi les «bien-pensants» ne sont
«soufferts que par tolérance», comme dit Bossuet, dans la Sainte Église
et pourquoi ils demeurent à jamais réfractaires aux embrasements de
l’amour divin...


NOTE

Il ne faut pas généraliser à l’excès. Grâce à Dieu, il existe dans
toutes les classes de la société des âmes admirables qui chérissent la
Sainte Pauvreté. Celles-là recherchent les humbles et trouvent leur joie
à les conduire par les chemins qui montent en paradis. Je pense, en
écrivant ces lignes à tels groupements d’apostolat que n’empoisonne pas
la politique et où l’on respecte les pauvres. Ainsi l’association qui
s’intitule: _Pêcheurs d’hommes_. Si l’on veut se rendre compte de
l’esprit qui l’anime, qu’on lise le livre si substantiel et si
évangélique de M. Jabouley: _Autour des idoles_ (1 vol. chez Aubanel).

                   *       *       *       *       *

Un des livres les plus émouvants de M. Valdour c’est celui qu’il
consacra aux _Mineurs_ et particulièrement la seconde partie où il
décrit son labeur et ses souffrances dans une mine de charbon de
Saint-Étienne. Nulle déclamation d’ailleurs. C’est à force d’accumuler
les petits faits significatifs, c’est en notant les propos de l’équipe
dont il fit partie que M. Valdour réussit à nous donner cette impression
de véracité absolue qui se dégage de son œuvre.

Je citerai une page qui fera saisir sa manière et qui me fournira en
outre la conclusion que je veux donner à ce trop bref aperçu touchant la
vie ouvrière:

  «Mes camarades ne se font aucune idée du plaisir que le travail peut
  procurer par lui-même. Cela tient, bien sûr, à ce qu’ils ne
  connaissent que le travail dénué d’agrément, la rude tâche matérielle
  où le corps s’use, où l’âme s’éteint, l’effort physique sans idéal,
  sans espérance. Déjà, après une semaine passée dans la mine, je me
  sens comme prisonnier à jamais de ma nouvelle vie. Elle ne m’ouvre
  aucune perspective vers la possibilité du mieux. Il me semble que je
  suis rivé pour toujours à ma dure et obscure condition. Les sommets de
  la société, même ses régions moyennes, m’apparaissent comme quelque
  chose d’étranger, de lointain, d’inaccessible. Et quand, du fond du
  trou noir où je peine ou de la chambrette misérable et entourée de
  misère où je me repose avant de retourner au puits, je pense à ceux
  que j’ai quittés et au cadre heureux où j’ai vécu, cette évocation
  n’est plus pour moi que celle d’un vain rêve dont il ne me paraît pas
  que je puisse jamais plus connaître la réalité.

  En remontant à la surface, mes compagnons de _cage_ se prennent à se
  dire mutuellement leur âge: quarante-cinq ans... cinquante-trois
  ans... L’un d’eux, comme s’il sentait fuir à jamais un beau rêve,
  soupire: «C’est tout de même vite passé la vie... Et l’on ne sait
  toujours pas pourquoi l’on a vécu!» Mais mon voisin, dissipant
  violemment l’aspiration très haute qu’enveloppait ce regret d’être
  resté dans l’ignorance de la réponse à l’énigme de sa propre
  existence, mon voisin s’écrie: «Pourquoi? Mais, farceur, c’est pour
  gagner des millions aux autres!... Nous, il nous faut toujours peiner
  pour gagner tout juste de quoi manger! Et ça n’est pas nous qui buvons
  le meilleur vin!...» Un silence douloureux retombe sur notre groupe...
  _Nous devons vivre pour boire le meilleur vin!_ Et cette philosophie
  du paradis sur terre les plonge dans le désespoir...»

Quel symbole celui qu’évoque cette apparition de pauvres êtres perdus
dans les ténèbres d’une nuit désormais sans étoiles! Ils se lamentent,
ils se répètent que, jusqu’à la fin de leur existence, il leur faudra
s’épuiser pour le pain quotidien sans autre diversion que, de loin en
loin, une orgie brutale où ils s’efforceront d’oublier qu’ils possèdent
une âme...

Prisonniers d’un souterrain dont on boucha toutes les issues vers la
lumière du ciel, vous me représentez le peuple tel que l’a voulu
l’esprit de la Révolution. Plus de Dieu mais, à sa place, un
matérialisme opaque, des intelligences dévoyées, des mœurs corrompues,
la rage et la révolte dans tous les cœurs. Vous aviez une société aux
assises fermes et qui, malgré ses vices, se tenait unie sous le signe de
la Croix. Vous, bourgeois qui vous réclamez des prétendus Droits de
l’Homme, vous l’avez détruite et vous l’avez remplacée par une poussière
d’individus sans consistance réelle et qui tourbillonnent au souffle du
Démon. Et c’est ce que les sophistes aveugles qui nous mènent appellent
le Progrès!...

Ceux d’entre les catholiques, pour qui la foi en Jésus-Christ se
manifeste autrement que par une pratique machinale et stérile, se
rendent compte que ce ne sont point les subterfuges et les intrigues de
politiciens trop confiants dans la nature humaine qui retarderont
l’avènement de l’Antéchrist. Ames d’oraison, ils tournent leurs regards
vers les abîmes radieux où réside le Surnaturel. Une voix fatidique en
émane qui leur crie:--LA FRANCE A BESOIN DE SAINTS...

Oui, _la France a besoin de Saints!_... Et, comme l’a dit Léon Bloy au
dernier chapitre de ce beau livre: _la Femme pauvre_, «il n’y a qu’une
tristesse, c’est de n’être pas des Saints!...»




LECTURES PRÉFÉRÉES


        Mon Dieu, donnez-moi afin que je vous donne et que j’acquitte
        ainsi une faible partie de ma dette envers vous.

        SAINT AUGUSTIN: Confessions XI.


La littérature c’est très bien et je ne m’en désintéresse pas puisque, à
la requête de quelques amis, je viens de donner mon sentiment sur un
certain nombre de volumes récemment publiés. Mais combien je préfère les
ouvrages où il n’est parlé que de Dieu et de son action sur les âmes! Je
l’ai dit dans _Jusqu’à la fin du monde_: «Rien n’a d’importance hormis
la Sainte Trinité. Cet axiome régit ma vie ultérieure, inspire mes
jugements et mes actes. Ceux qui ne l’admettent pas ne saisiront jamais
totalement la signification de mes écritures.

Il y a d’abord mes lectures quotidiennes, celles où, très loin de la
gent-de-lettres et de ses vaines rumeurs, j’entretiens mon goût de
l’oraison contemplative dans la solitude et le silence: Livres chéris,
je vous garde sans cesse à portée de ma main: _Évangiles_, _Épîtres de
saint Paul_, _Imitation_, _Œuvres de sainte Térèse et de saint Jean de
la Croix_, _traité d’ascétisme de Ribet_. En tous, j’ai trouvé l’aliment
nécessaire à ma souffrance joyeusement consentie, mes sources de prière
et l’objet capital de ma méditation. Parfois, telle phrase lue au réveil
se traduit en images dont la splendeur m’absorbe tout un jour. Parfois
elle se développe en un enchaînement d’idées imprévues à moins qu’elle
ne se concentre en de vastes symboles où rayonne ce Soleil incomparable:
l’amour de Dieu. Oui, grâce à vous, livres essentiels, je m’absorbe en
cette atmosphère transparente et lumineuse où réside le Seigneur Jésus:
le centre même de l’âme éprise de Lui seul. Plein de miséricorde pour le
voyageur fatigué, il m’y révèle les secrets de sa tendresse ineffable,
il me promène parmi les floraisons du jardin merveilleux, son royaume
ici-bas, qui préfigure les Jardins Éternels!...

Mais taisons-nous: ces choses ne peuvent être exprimées par les mots
maladroits dont usent nos pauvres dialectes humains. _Bonum est
sacramentum Christi Regis abscondere..._

Et maintenant, amis, je vous parlerai de trois ou quatre volumes où j’ai
trouvé de quoi satisfaire notre commune prédilection pour les choses de
Dieu et de son Église. Les lignes qui vont suivre ne contiendront ni des
analyses développées ni de la critique proprement dite. Ce sera
simplement l’écho en moi des musiques qu’éveillèrent dans quelques âmes
de bonne volonté la joie de dénombrer maints serviteurs du Bon Maître et
de les suivre loin de l’époque imbécile où la plupart de nos
contemporains s’affairent à paver, à sabler, à fleurir la voie que
fouleront bientôt l’Antéchrist et ses cortèges casqués d’or infernal.

                   *       *       *       *       *

DES SAINTS.--La pauvre humanité, toujours encline à s’embourber dans les
marécages de la vie sensuelle, perdrait complètement l’habitude de lever
les yeux vers le ciel s’il n’y avait les Saints pour lui rappeler
qu’elle a autre chose à faire ici-bas que de fournir d’esprits immondes
les troupeaux de porcs du pays de Gérasa.

Les Saints, par l’exemple, par la parole, par la foi lumineuse qu’ils
répandent autour d’eux, suscitent les courants purificateurs qui
empêchent l’Église de s’assoupir dans la routine. Ils sont les véhicules
fulgurants du Paraclet. Ils sont les _surhommes_ qui nous rapprennent
sans cesse à vouloir la volonté de Dieu. Contemplatifs appliquant la loi
de réversion, souffrants rivés à Jésus-Christ dans la Voie douloureuse
comme au Golgotha, fondateurs d’ordres, apôtres de la pénitence,
clairons infatigables du Verbe incarné, héros de la guerre sans
armistices, sur ses champs de bataille de l’âme où Satan rallie ses
milices, eux seuls doivent être exaltés en opposition avec ces prétendus
génies dont le siècle athée se targue--les choisissant de préférence
parmi ceux qui haïrent Notre Seigneur.

Depuis quelques années, parmi les catholiques, certains ont commencé à
comprendre qu’il est plus efficace de chercher une direction chez les
Saints que de compulser les recettes graillonneuses où se dépense
l’astuce des gargotiers de la politique «bien pensante». On a publié et
l’on publie des Vies de Saints, et plusieurs y ont récupéré--pour le
plus grand bien de leur âme--le sens du Surnaturel.

Tels les deux volumes où une trentaine d’écrivains réunis par M. Gabriel
Mourey _ont résumé la Vie et les œuvres de quelques grands Saints_[17].
Trente, c’est beaucoup et l’on ne me croirait pas si j’affirmais que
tous montrèrent de la transcendance à traiter le sujet qui leur était
confié. Pour ne chagriner personne, n’établissons point de palmarès et
contentons-nous de dire que, dans cette galerie de portraits, on en
distingue une dizaine qui tranchent bellement sur l’ensemble. L’un m’a
particulièrement retenu, c’est le _Saint Jean de la Croix_ signé de M.
Maurice Brillant. Celui-ci a parfaitement résumé la vie de ce premier
lieutenant de sainte Térèse pour la réforme des Carmes et des
Carmélites. Il a vu toute la portée de cette alliance entre une femme de
génie et un théologien comblé de grâces exceptionnelles et qui était en
outre un admirable poète. Il écrit:

  [17] _La Vie et les Œuvres de quelques grands Saints_, 2 vol.
    Librairie de France. J’avais accepté d’y donner une étude sur sainte
    Térèse d’Avila, grande Reine de la Mystique, à qui je dois tant. Je
    n’ai pu tenir parole, le mal qui me tient m’ayant empêché de la
    mettre au point pour la date fixée.

  «La rencontre des deux plus illustres mystiques de l’Espagne, le
  premier entretien de cette femme de cinquante-deux ans, riche
  d’expériences intérieures et qui a complètement unifié sa discipline
  avec le jeune moine inconnu de vingt-cinq ans, mais qui, mûr de bonne
  heure, a rassemblé lui-même ses idées directrices et sait où il va, le
  contrat moral passé entre ces deux grandes âmes, différentes à la
  vérité, semblables toutefois, sinon toujours par le chemin parcouru,
  du moins par le terme où elles aboutissent et par la même vie d’union
  profonde avec Dieu--cette rencontre, voilà évidemment une date des
  plus émouvantes dans l’histoire spirituelle de l’humanité.»

Une petite réserve: M. Brillant, au cours de cette étude d’ailleurs si
substantielle, n’a peut-être pas suffisamment marqué qu’au cours de
leurs luttes pour la réforme du Carmel, c’est sainte Térèse qui garde le
sens le plus net de la réalité. A travers les contradictions et de
cruelles persécutions, elle va son chemin, disant ce qu’il faut dire au
moment voulu, se taisant à propos et laissant passer, avec sang froid,
les houles de la calomnie horriblement déchaînée contre elle. Là, comme
durant toute son existence, elle est à la fois intensément humaine et
intensément surnaturelle. Saint Jean de la Croix, en butte à la haine
des Mitigés qui l’emprisonnent et le maltraitent, se montre plus
réfractaire aux circonstances. Poète infiniment sensible, pour résister
à la tempête, il lui faut se raidir et son effort se sent jusque dans
ses écrits de cette époque. En somme, ici comme toujours, sainte Térèse
reste le Maître et saint Jean de la Croix, le disciple.

Ce dont il faut louer sans réserves M. Maurice Brillant c’est de son
analyse des œuvres de saint Jean de la Croix et particulièrement de la
_Montée du Carmel_ et du _Cantique spirituel_. La place lui étant
mesurée, il ne lui était pas facile d’évoquer en quelques paragraphes,
la profusion de pensées et de sentiments tout embrasés d’amour divin que
contiennent ces incomparables poèmes. Il a pourtant réussi à en
condenser l’essentiel dans les lignes suivantes que j’ai plaisir à citer
presque intégralement:

  «Rien n’est beau dans l’histoire de la Mystique, rien n’est émouvant
  comme cette ascension en ligne droite, toute d’un élan, d’un élan
  volontaire, conscient et contrôlé qui n’en monte que plus haut et avec
  plus de force, sans crainte, sans déviation, sans repentir... Et que
  dire, pour aller plus avant, du drame intérieur, humain et divin que
  révèlent ces textes denses et nerveux et qui nous plaira encore par
  son pathétique sans déclamation, ardent et concentré, fait non de mots
  mais de chair et de sang et toutefois, sous la rudesse même,
  frémissant d’une si merveilleuse tendresse et d’un amour à quoi nul
  amour de la terre n’osera se mesurer. Enfin, voici le poète, voici
  justement, la gerbe de fleurs parant l’obscure cellule, éclairant
  l’ombre où combat ce dur mystique. Voici la source chantant sous les
  verdures, oasis inattendue parmi les âpres rochers; c’est
  l’enchantement de la musique, cette musique, nous le savons, qu’aimait
  saint Jean de la Croix, comme l’aimait sainte Térèse, comme l’aiment
  tous les Carmels... C’est toute la nature asservie à un rôle divin,
  avec la multitude épanouie des images chatoyantes, séductrices,
  bariolées qui se pressent pour exprimer le grand amour dont brûle le
  cœur du poète, toute la beauté du monde éphémère jetée sous les pas du
  Dieu qui ne change point.»

Ceux qui font des œuvres de saint Jean de la Croix un des aliments
quotidiens de leur âme--c’est le cas de celui qui écrit ces
lignes--sauront le plus grand gré à M. Maurice Brillant, d’avoir si bien
compris le grand poète du Carmel.

                   *       *       *       *       *

L’ÉTOILE D’AVILA.--La vie intérieure est comme un ciel tout fleuri
d’étoiles miraculeuses. Mais, parmi ces astres que suscite l’oraison, il
en est dont l’âme contemplative distingue le rayonnement personnel au
sein de cette voûte embrasée où elle déploie son essor.

Sainte Térèse, tu me fus l’étoile, radieuse entre toutes, dès la
première minute où ton œuvre m’a été révélée. Il y a vingt-deux ans.
J’avais communié, pour la première fois de ma vie, trois semaines
auparavant. C’est tout au plus si j’avais appris mon catéchisme et les
traités, par trop didactiques, où je m’efforçais de m’instruire
davantage m’alourdissaient l’intellect sans m’éclairer. D’aventure, une
dame me fit cadeau de la vie de la Sainte écrite par elle-même. Cela ne
la privait d’ailleurs pas beaucoup car elle déclarait n’y comprendre
goutte. Mais, parce que l’Esprit souffle où il veut, moi, chétif
débutant, à l’orée de la voie étroite, j’en reçus une illumination
instantanée et dont le souvenir persiste en moi comme si l’événement
avait eu lieu tout à l’heure. Je revois le coin de forêt doré d’automne
où j’ouvris le volume, le rocher feutré de mousse grisâtre où, tout
défaillant de stupeur admirative, mes jambes ployant sous moi, je dus
m’asseoir afin de poursuivre ma lecture. Je n’avais pas besoin de
_raisonner_ les phrases qui me passaient sous les yeux. _Je voyais_ ce
que me décrivait sainte Térèse. Et les images qu’elle faisait naître en
mon esprit m’absorbaient si fort que c’est seulement à la nuit tombante,
quand il me devint impossible de distinguer l’imprimé, que je repris
conscience du monde extérieur...

Depuis cette après-midi de novembre 1906, sainte Térèse a été la grande
institutrice de mon âme. Si certains de mes écrits ont ramené à Dieu
quelques égarés, c’est aux lumières qu’elle m’obtint que je le dois,
c’est à son intercession infiniment bienfaisante que je dois aussi être
devenu un allègre pionnier de souffrance sur le chemin qui monte vers
Notre-Seigneur en croix.

C’est pourquoi je suis heureux chaque fois que se publie un nouvel
ouvrage où celle qui ouvrit, plus que quiconque, le royaume tout en
flammes adorantes de la vie unitive aux contemplatifs est expliquée par
des âmes d’oraison,--couronnée par des mains expertes. Cette joie nous
fut procurée il n’y a pas très longtemps par le livre de M. l’abbé
Hoornaert: _Sainte Térèse écrivain_, (1 vol. chez Desclée) et nous
venons encore de la ressentir par celui de M. Louis Bertrand: _Sainte
Térèse_ (1 vol. chez Fayard).

Est-il besoin de rappeler que M. Bertrand est l’auteur d’un _Saint
Augustin_ où la psychologie de la conversion d’une grande âme est
analysée avec lucidité? Et quel est le catholique, doué du sens de la
beauté mystique, qui n’admire cet admirable récit du temps des premières
persécutions: _Sanguis martyrum_? J’y sais un chapitre, _les mineurs du
Christ_, où l’ineffable prédilection de Notre-Seigneur pour ceux qui
l’attestent parmi les tourments prend une valeur d’évidence. Certes, on
doit dire, sans crainte de se tromper, que M. Louis Bertrand est un des
très rares écrivains qui égalent quelquefois ce maître du roman
religieux à la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe: Robert-Hugh
Benson. Aussi, nous les Carmélitains, ne fûmes-nous nullement étonnés
quand nous le vîmes _réussir_, avec tant de clairvoyance, l’exposé des
états d’âme de notre mère vénérée et chérie: sainte Térèse d’Avila.

J’ai là un monceau de notes prises au cours des lectures réitérées que
je fis de ce volume. Ne pouvant les développer toutes, je veux au moins
en transcrire deux ou trois.

Dans son _Prologue_, M. Bertrand, parlant des adeptes de la science
athée qui braquèrent sur sainte Térèse leurs bésicles aux verres
opaques, écrit ceci:

  «C’est un des spectacles les plus bouffons et les plus affligeants qui
  soient que de voir certaines mains grossières toucher à des âmes de
  saints. Après tant de mésaventures pitoyables, il devrait être
  désormais entendu que la sainteté n’est pas du ressort de la science.
  Il n’y a de science positive que de ce qui se compte ou de ce qui se
  mesure. Or on ne compte pas, on ne mesure pas l’âme des saints ni
  d’ailleurs aucune âme... Et c’est ainsi que toute la littérature
  pseudo-médicale qui a été écrite sur sainte Térèse--avec la prétention
  de ramener ses états mystiques à des cas pathologiques--est à côté de
  la question, sans compter qu’elle rebute par son épaisseur et sa
  vulgarité de pensée. Que ces médecins-là se décident à laisser sainte
  Térèse tranquille: c’est bien assez que leurs pareils aient failli la
  tuer quand elle était de ce monde...

C’est pourtant vrai qu’il a été publié force sottises soi-disant
scientifiques sur sainte Térèse. Et lorsque parut le livre de M.
Bertrand, certains critiques, de tradition voltairienne, ne manquèrent
pas de les rappeler en prenant des airs doctement avertis. Pour moi, il
y a longtemps que j’étais fixé quant à l’inanité des rêveries de Charcot
et autres déséquilibrés du matérialisme touchant la voyante du _Château
intérieur_. Méditant sur les maux dont elle fut accablée durant sa
jeunesse et dont quelques-uns persistèrent toute sa vie, frappé de la
précision qu’elle mit à les décrire je m’étais dit:--Plus j’y pense,
plus je soupçonne que les souffrances de sainte Térèse avaient une
origine paludique. Ce n’était pas sans motif que je m’ancrais dans cette
conviction car le paludisme, je le connais fort bien--et pour cause. Je
fis part de mes conjectures à un théologien de mes amis, des plus versés
dans les études carmélitaines. Ce prêtre me déclara qu’il partageait mon
opinion. Et afin de m’y confirmer, il me prêta un numéro des _Annales de
philosophie chrétienne_ portant la date de juin 1896 et contenant un
article du docteur Goix où le cas de sainte Térèse est examiné selon une
perspicacité et une compétence auxquelles il faut rendre les armes. Dans
cette minutieuse étude, le docteur Goix démontre que les signes
diagnostiques des maladies nerveuses font absolument défaut chez sainte
Térèse. Il prouve ensuite que la fièvre quarte paludéenne, «_endémique à
Avila et dans la région_» a certainement éprouvé la sainte et que ses
accès suffisaient à expliquer les vicissitudes de son état sanitaire. Il
conclut: «Ses crises rappellent, trait pour trait, la forme comateuse de
la fièvre intermittente paludéenne, telle qu’elle s’observe encore à
notre époque. Tous les détails donnés par la réformatrice du Carmel se
retrouvent dans nos observations d’aujourd’hui. Sainte Térèse ne fut
donc pas une hystérique. C’est une conclusion scientifique d’une portée
indiscutable.

Je livre bien volontiers la référence à M. Bertrand avec le désir
qu’elle lui soit utile pour un appendice à une édition subséquente de
son beau livre.

Maintenant voici que, feuilletant à nouveau ces pages, je remarque la
netteté et la clarté avec lesquelles M. Bertrand est parvenu à exposer
l’ascension en Dieu de sainte Térèse et à désigner les points culminants
de sa contemplation. Par là se décèle sa connaissance des grâces
d’oraison et, en outre, les qualités solides de son art, tout en
précision latine. Quel contraste avec les bafouillages troubles de tant
d’autres! Pour citer, l’on n’a que l’embarras du choix. Voici, par
exemple, les lignes où il résume l’épanouissement total de la sainteté
chez Térèse arrivée à la consommation du «marinage spirituel»
c’est-à-dire à cette «septième demeure» dont elle-même a dit, en langage
séraphique, les merveilles:

  «D’abord, un entier oubli de soi-même. Devenue l’Épouse du Christ,
  l’âme n’a plus d’autre souci que le service de l’Époux. Travailler
  pour sa gloire, voilà désormais toute sa vie: «Occupe-toi de mes
  affaires, dit le Seigneur à sa servante, je m’occuperai des tiennes.»
  Et ainsi elle n’a plus d’autre désir que de pâtir pour Lui. Elle
  n’aspire plus aux grâces et aux consolations du début, à toutes ces
  douceurs que Dieu accorde à l’âme novice pour l’engager et l’entraîner
  dans les voies spirituelles. Elle sait maintenant que la vraie voie
  c’est la voie de la douleur--le chemin de la Croix. C’est pourquoi
  elle ne s’effraie plus de souffrir. Les persécutions mêmes lui causent
  une grande joie. Au milieu de ses tribulations et de ses épreuves, la
  certitude d’être constamment unie à Dieu lui suffit et, d’avance, elle
  est satisfaite de tout ce qu’il plaît à l’Époux d’ordonner pour elle.
  Elle ne souhaite plus de mourir mais seulement de souffrir. Maintenant
  elle consentirait à vivre plusieurs existences et même des existences
  sans fin, uniquement pour se sacrifier, pour que Dieu soit plus aimé,
  plus loué, mieux servi. Absorbée par le soin du service, elle
  n’éprouve plus ni sécheresses ni peines intérieures, Dieu étant
  toujours présent en elle et, en quelque sorte, sous-entendu dans ses
  moindres paroles et dans ses moindres actions. Si, par hasard, elle
  pouvait l’oublier un instant, Dieu se rappellerait aussitôt à sa
  conscience, en excitant dans la partie la plus tendre de son âme, un
  vif élan d’amour. Les extases et les ravissements lui sont devenus
  inutiles. Tous ces mouvements impétueux se font en elle de plus en
  plus rares. A présent le corps et l’âme sont capables de supporter
  sans fléchir les plus hautes faveurs. L’union mystique apporte à
  l’Épouse une sérénité à peu près inaltérable: ce qui caractérise cet
  état suprême, c’est le repos admirable dont l’âme jouit.»

J’ai tenu à reproduire intégralement ce tableau, dessiné et peint avec
tant de précision, parce qu’on y trouve l’idéal où nous tendons, nous,
les pèlerins du Carmel que Notre-Seigneur prédestina aux embrasements de
Son Amour par la souffrance, nous qui avons appris de celle qui fut
initiée à ses plus profonds secrets le détachement des choses
périssables, nous qui répétons avec elle parce que nous le sentons comme
elle: «Ce sont les vivants de la vie spirituelle qui me paraissent les
vrais vivants. Tout le reste est un songe et ceux qui vivent de la vie
de la terre me semblent tellement morts que le monde entier n’offre à
mes yeux aucune compagnie. Tout ce que je vois par les yeux du corps me
paraît un simulacre. Au contraire, ce que je vois avec les yeux de
l’âme, c’est la vraie réalité, la seule que je désire--mon Jésus!...»

Pour finir, une critique ou plutôt un regret: la dernière partie du
volume ne se rattache guère à ce qui précède. Brusquement, M. Bertrand
passe des splendides états d’âme qu’il vient de nous décrire, selon les
règles les plus exactes de la Mystique, à un bref résumé de l’action
térésienne sur les contemporains et aux rapports de la sainte avec
Philippe II. On attendait autre chose, par exemple un récit de la vie
active de la sainte d’après ce document incomparable: le _Livre des
Fondations_. Il y a là matière à un second volume qui complèterait le
travail de M. Bertrand. On veut espérer qu’il l’écrira. Il possède tout
ce qu’il faut pour que ce livre soit un chef-d’œuvre:

                   *       *       *       *       *

UN TÉMOIGNAGE.--Qu’une tertiaire dominicaine se risque à donner un
aperçu de l’ordre dont elle relève, cela semblera peut-être à
quelques-uns une entreprise passablement téméraire. C’est pourtant ce
que vient de tenter Mlle Renée Zeller[18].--Le préfacier avait formulé
cette crainte: «Que vont dire, demande-t-il, les gens grincheux? Une
femme décrire la vie d’un ordre religieux, viril entre tous! Une vie que
l’on n’a pas soi-même menée! Quelle autorité et, par suite, quelle
confiance? Aussi m’a-t-il semblé que ce qu’on me demandait c’était
d’inscrire, au lieu d’une préface, mon nom précédé de quelques mots qui
diraient: pour copie suffisamment conforme. C’est ce que je fais mais
sans limitation et sans réticence.» Un peu plus loin, il ajoute:
«L’auteur a longuement fréquenté l’âme chaude et fleurie du bienheureux
Henri Suzo. A sa suite, il a répandu, à travers son œuvre, une ardeur et
un souffle printanier qui n’en altèrent pas le contenu. Les âmes
austères qui liront ce livre n’oublieront pas que les fleurs ne font pas
injure aux fruits; que l’émotion sincère ne porte pas atteinte à la
vérité.»

  [18] Renée ZELLER, _La vie dominicaine_, préface du P. Mandonnet O. P.
    (1 vol. chez Grasset).

Pour moi j’avais confiance. Ouvrant le volume, je me remémorais que Mlle
Zeller avait prouvé précisément par les travaux qu’elle consacra au
grand contemplatif Henri Suzo que son talent unissait le sentiment des
réalités de l’histoire au sens des réalités mystiques. Je n’ai pas été
déçu. Il y a dans ce livre: _la Vie dominicaine_ de quoi intéresser et
instruire non seulement les familiers de l’ordre mais encore tous ceux
qui savent que, parmi l’océan de folies dont l’humanité docile au Diable
submerge la création, maints îlots où la sagesse aime à se réfugier
s’appellent: les ordres religieux.

Le volume comprend deux parties: I. _Origine et organisation de l’ordre
des frères-prêcheurs_ avec tout d’abord, une vie résumée dans ses
grandes lignes, du fondateur: saint Dominique. Puis la vie également
retracée en ses traits les plus essentiels du restaurateur de l’ordre en
France au XIXe siècle: le Père Lacordaire. II. _La formation religieuse
chez les dominicains_. C’est, à mon avis, la partie la plus attrayante
du volume car Mlle Zeller a su y empreindre cette flamme pour la gloire
et le service de Dieu dont il est visible qu’elle est pénétrée. Et il
faut louer également le chapitre intitulé: _l’Étudiant_, elle a su y
évoquer cette grande figure de saint Thomas d’Aquin dont la doctrine
constitue le temple de granit où résident les dogmes immuables, dont la
forte voix ne cesse de retentir à travers le monde pour imposer silence
aux rumeurs batraciennes de l’incrédulité: _Dedit in doctrina mugitum
quod in toto mundo sonavit_, a dit l’un de ses premiers disciples. Enfin
l’on appréciera, pour peu qu’on ait le culte de la vie intérieure--pour
peu qu’on soit de ces abeilles qui butinent, de préférence, parmi les
roses de l’amour divin, le pollen ardent de la Mystique, les deux
chapitres qui portent ces titres: _la sainteté dominicaine_ et _le
baiser de saint Dominique et de saint François_. Voici quelques lignes
qui donneront une idée de l’art propre à Mlle Zeller et qui feront
saisir combien elle se montre experte à faire tenir beaucoup de choses
en peu de mots:

  «Si, déjà, par la contemplation et l’utilisation de la vie souffrante
  du Sauveur, la psalmodie des heures canoniales peut, non seulement
  rendre à la Trinité le tribut de louange du Christ, en tête de ses
  frères les hommes, mais encore continuer son œuvre salvatrice des
  âmes, que dire des réalités du sacrifice de l’autel, centre et pivot
  du jour liturgique? La seule image du Crucifié retenait saint Thomas
  d’Aquin à genoux, l’orbite agrandie par la vision interne des
  merveilles de l’Amour. Mais que se passe-t-il donc entre Jésus et son
  prêtre lorsque, la consécration faite, le regard divin perce le voile
  léger des azymes pour plonger dans celui de l’officiant, rivé, à son
  tour, sur cette petite chose blanche où palpite le Cœur infini? Là, le
  théologien dominicain s’hypnotise, en quelque sorte, à la vision de la
  Trinité, perçue dans le Christ qui, descendant, entraîne avec Lui le
  ciel. Il se laisse pénétrer, submerger, emporter par le flot de
  lumière qui flue de l’Hostie et remonte incessamment à sa source,
  après s’être élargi en vagues toujours plus envahissantes et plus
  victorieuses. Identifié au sacrifice qu’il accomplit, il devient
  l’adoration même et la Rédemption en ce Christ dont il a pris la voix
  et la place et dont la vie se transfuse en lui. Il renouvelle, en
  vérité, le Calvaire avec la gloire qui en jaillit jusqu’aux
  inaccessibles hauteurs du ciel de Dieu et la miséricorde qui s’en
  répand sur l’humanité... Sa vie de louange est emportée dans le
  torrent ascendant de celle de Jésus et sa vie pénitente dans
  l’écoulement incessant des grâces de salut. Lorsque, selon un rit de
  son Ordre, le prêtre dominicain baise le bord du calice où, tout à
  l’heure, il va puiser à la fois la Sagesse en sa source et l’amour
  répandu dans le sang du Sauveur, un pacte secret s’établit entre le
  Dieu fait homme et l’homme divinisé par la miséricorde de Dieu: «Je
  suis tien jusque dans tes souffrances et dans la mort» dit le geste
  aimant du sacrificateur et la Victime de répondre: «Voici que je suis
  avec toi tous les jours et jusqu’à la fin.» Le principe de la sainteté
  dominicaine, reproduction totale du Christ, gît dans ce mystérieux
  échange.»

Belle page, tout imprégnée de féconde doctrine, toute débordante de
symboles magnifiques pour les âmes éprises de Jésus et désireuses de
souffrir avec Lui. Elle n’est pas unique dans le livre de Mlle Zeller.
C’est pourquoi vous ferez bien d’en enrichir votre bibliothèque.

                   *       *       *       *       *

EN PAYS DE MISSION.--Il n’est pas aux antipodes ce pays de mission, mais
au cœur même de la France. Les peuplades qui l’habitent ne se composent
point de païens à qui l’Évangile ne fut jamais prêché. Non, c’est un
bracelet de communes encerclant le monstrueux Paris. On y trouve des
électeurs et des contribuables. Et si l’enseignement laïque en a fait
des sortes de sauvages, n’oubliez pas qu’il n’y a guère plus d’un
siècle, ils connaissaient encore la civilisation parce qu’ils se
groupaient en paroisses dont la flamme vitale se perpétuait devant le
Saint Sacrement. Depuis, la Révolution est venue qui, niant Dieu,
animalisa la nature humaine. Il en résulta cette société, dévote à la
Finance, esclave de la machine, qui remplaça le Crucifix par un
coffre-fort et par une pile électrique et qui se considère comme une
incarnation de cette entité fabuleuse: le Progrès. Elle se subdivise en
bourgeois et en prolétaires qui se considèrent avec une méfiance
haineuse et ne laissent passer aucune occasion de s’exploiter les uns
les autres en attendant qu’ils s’entredéchirent.

C’est donc tout autour de la grand’ville chatoyante et purulente que
s’agglomèrent, en grand nombre, ces salariés dont les précurseurs de
l’Antéchrist ont mutilé l’âme sous prétexte de les émanciper. Parmi eux,
l’on ne rencontrerait que ténèbres si, dans cette région qui porte le
sobriquet significatif de _ceinture rouge_, l’Église, répétant la phrase
toute frissonnante de pitié que prononça Notre-Seigneur: _Misereor super
turbam_, ne rallumait, avec un zèle infatigable, l’étincelle de la foi.
Ainsi se propagent des incendies d’âmes là même où l’on aurait pu croire
qu’il n’y aurait plus désormais que cendres froides et scories
nauséabondes.

Dans un livre admirable, en regard duquel toute la littérature profane
de l’année, sans aucune exception, m’apparaît un très vain bavardage, un
jésuite, le Père Lhande vient de décrire le labeur héroïque des prêtres
qui ont accepté la tâche infiniment ardue d’évangéliser ces barbares
inconscients. Le livre s’intitule: _Le Christ dans la banlieue_[19].
Point de déclamations ni d’artifices de rhétorique: des faits très
simplement rapportés: l’effroyable pénurie de croyances religieuses en
des milliers d’âmes, le cri d’alarme de quelques dévoués qui savent, par
expérience, que «l’homme ne se nourrit pas seulement de pain»,
l’existence apostolique des prêtres qui se donnent tout entiers à
rénover ici le règne de Jésus, frère des pauvres. Voici le presbytère
d’un de ces intrépides:

  [19] P. Pierre LHANDE, _Le Christ dans la banlieue_, 1 vol. chez Plon.

  «Nous montons les quatre planches d’un invraisemblable perron. Il y a
  là une salle de trois mètres carrés, aux murs décrépits, sans
  fenêtres, que la porte ouverte seule peut éclairer. Ni chaises ni
  bancs. Le mobilier consiste en une pendule dont l’émail est tombé,
  sauf sur un mince losange entre neuf et onze heures!

  Elle marche! dit l’abbé avec fierté.

  --Ah? Et comment reconnaissez-vous l’heure?

  --On a l’habitude.

  Je m’approche indiscrètement d’une porte:--Je crois bien que vous
  logez ici, n’est-ce pas?

  --Oui, jusqu’à ce que le toit me tombe sur la tête... Ça peut arriver,
  paraît-il.

  L’abbé a tourné le loquet. Nous voici dans un réduit dont les fenêtres
  sont garnies de morceaux de cartons en guise de vitres. Des piles de
  livres encombrent les trois-quarts de l’espace. Au milieu, un petit
  poêle, ronflant de toutes ses forces, essaie de chauffer, à travers
  les cartonnages bosselés des croisées, aussi bien la cour, l’avenue,
  le quartier que la salle elle-même:

  --Ma chambre, dit l’abbé.

  --Je regarde, stupéfait, mon interlocuteur qui ajoute d’un air
  détaché, en fermant la porte:--Oh! moi, le confortable ne m’intéresse
  pas...»

Tel est le ton. Ni prêches, ni creuses apostrophes. Et ce livre dit le
vrai avec une telle force de persuasion qu’il secoua l’inertie «bien
pensante» et que, dans un grand nombre de cœurs, pesamment
embourgeoisés, il réveilla l’amour de Dieu par l’amour des pauvres...

Tandis que je méditais ces pages, j’y voyais briller une lumière
analogue à la trace de feu laissée dans mon âme par les heures où j’ai
suivi saint Paul dans les plus misérables faubourgs de Thessalonique et
de Corinthe. Ensuite, un souvenir me revint tellement vivace et si
chargé de sens spirituel qu’il faut que je vous le rapporte.

C’était dans une assez grande ville du sud-est, tout enfumée et toute
retentissante de tintamarres métallurgiques. J’y étais venu voir un de
mes amis, médecin fort occupé du fait que divers administrateurs
d’usines l’avaient choisi pour donner ses soins à ceux de leurs ouvriers
qui se laissaient agripper par les crocs d’un laminoir ou rissoler par
le retour de flamme d’un haut-fourneau. Précisément, le jour de ma
visite, des coups de téléphone fébriles ne cessaient de réclamer le
docteur aux quatre coins de la fournaise industrielle pour des
pansements dont l’urgence s’imposait.

--Vous voyez, me dit-il, je n’ai pas une minute à moi!... Comme, de
votre côté, vous n’avez que cette journée à me donner, je ne vois qu’un
moyen pour que nous puissions causer un peu: je vous prends dans mon
auto; vous m’accompagnez à travers les quartiers où gîtent mes éclopés.
Chemin faisant, nous avons le temps d’échanger quelques propos et
lorsque je serai obligé de vous quitter un quart d’heure ou davantage,
vous connaissant, je suis sûr qu’en remède à l’attente, vous découvrirez
de quoi ne pas vous ennuyer.

--Cela va très bien ainsi, répondis-je.

Nous avions suivi ce programme. Déjà, deux ou trois fois, il avait
interrompu notre conversation pour s’engouffrer dans les couloirs
obscurs et puants de maisons sordides. Et, que ce fût dans une rue ou
dans une autre, descendu de l’auto et faisant les cent pas à l’entour,
je constatais le délabrement et la saleté des taudis où la prétendue
civilisation du XXe siècle entasse ses prolétaires.

--Quand on pense, me dis-je, qu’il n’y a pas de semaine où des journaux
et des revues ne dénoncent, en des tirades redondantes, ces ignominies,
point de parades électorales où les charlatans, qui exploitent cette
force aveugle: le suffrage universel, ne promettent pour le lendemain de
leur avènement, la suppression de ces infâmes baraques. Tout pour le
bien-être du peuple! s’écrient, la main sur le cœur, ces philanthropes.
Résultat: néant.--Nous vivons à une époque de verbalisme où, quand on a
prononcé un discours à résonnance généreuse, imprimé une tartine
humanitaire, on s’imagine volontiers qu’on a rempli son devoir et que
tout est sauvé. C’est ce que les primaires, de cervelle ratatinée, à qui
nous avons la naïveté de confier le pouvoir législatif nomment le
Progrès. Cependant, des familles nombreuses, ouvriers, ouvrières,
apprentis, vétérans de la machine, sont condamnés à pourrir, empilés les
uns sur les autres par une société au maintien de laquelle ils sont
pourtant indispensables mais que le culte exclusif de la déesse Pécune a
rendu aussi féroce que stupidement égoïste. Quand le démon du communisme
entrera en scène et changera tout à fait en bêtes carnassières ces
malheureux saturés de sentences matérialistes, quand les égorgements et
les incendies se propageront par toute la terre--ce qui sera le prodrome
du règne de l’Antéchrist--les Bourgeois hurleront: _Mea Culpa!_ Mais
Dieu se fera sourd. Car la Bourgeoisie a tout mérité...

Ainsi j’assemblais des pensées de colère et de désastre. Mais alors la
grâce de Dieu me fit apercevoir l’autre face de la question, celle qui
n’est jamais longtemps sans revenir à l’esprit de ceux que l’habitude de
vivre avec Jésus souffrant doue d’un regard lucide pour dénombrer les
égarements de l’aveugle humanité. Et comme, pour peu que nous soyons
détachés de ce bas-monde et des illusions qu’il engendre, le Surnaturel
ne cesse de nous investir, comme les signes nous en deviennent aisément
perceptibles, je reçus, à ce moment même une image qui me montra l’état
d’âme réel des infortunés, bourgeois, patriciens ou prolétaires, que
nulle clarté d’En-Haut n’attire plus vers l’étable de Bethléem.

L’auto stationnait juste en face d’un de ces très humbles sanctuaires
que l’on rencontre çà et là dans les quartiers pauvres et que le
vocabulaire ecclésiastique désigne, je crois, sous ce nom: «chapelles de
secours». Façade de briques noircies, deux fenêtres en ogives aux
carreaux verdâtres, une porte exiguë, badigeonnée d’ocre terne,
l’édifice malingre longeait le trottoir à l’alignement des autres
maisons et, seule, une croix à peine en relief sur l’un des vantaux
avertissait que ce n’était pas ici un hangar quelconque.

J’y entrai d’autant plus volontiers que j’ai du penchant pour les
églises dépourvues de faste. Toutefois, qu’on n’aille pas se figurer
qu’infecté de maussaderie huguenote, je réprouve les basiliques et les
cathédrales où le grand art et la richesse se dépensent avec profusion
au service de Notre-Seigneur. Si les métaux précieux sont bons à quelque
chose c’est à être forgés en tabernacles où repose la Sainte-Hostie. Si
des musiques graves et profondes comme l’Océan, des peintures pareilles
à des rêves de paradis, des étoffes qui évoquent des aubes de printemps
sur des jardins en fleurs sont quelques parts à leur place c’est dans
les nefs où la piété catholique réunit ses fidèles pour célébrer la
gloire de cette beauté absolue: la Sainte Trinité. Mais voici un fait:
c’est toujours dans quelque chapelle perdue au fond d’un quartier de
misère, et elle-même fort dénuée d’ornements pompeux, que j’ai le mieux
senti la présence de Notre-Seigneur. Lui qui voulut être le Pauvre par
excellence, il se plaît parmi les pauvres. Et c’est sans doute parce que
je ne possède nul bien au monde que sa tendresse me pénètre d’une façon
si admirable dans les sanctuaires indigents où j’aime à me blottir
contre son Cœur.

Tel était celui où je venais d’entrer. A cause du temps couvert et aussi
parce que les fenêtres parcimonieuses n’y laissaient s’insinuer que fort
peu de jour, il y faisait obscur. Ce fut presque à tâtons que je gagnai
l’un des bancs alignés devant l’autel. Quand je me fus agenouillé, le
recueillement me prit tout de suite. A travers cette pénombre où
scintillait, solitaire, la petite lampe qui veille devant le
Saint-Sacrement, mon âme se reposait suavement aux pieds du Bon Maître
et le contemplait, épanouie en une de ces oraisons de quiétude où
l’adoration ne cherche pas de mots pour s’exprimer «parce qu’elle a
choisi la meilleure part».

Personne autre que Lui et moi dans la chapelle. Une atmosphère de paix
et de silence y régnait si souveraine que même les bruits de la ville,
au-dehors, semblaient avoir reculé vers les lointains pour se fondre en
un murmure indécis. Je crois que je serais demeuré là toute la journée
sans m’apercevoir de la fuite des heures. Quand je repris quelque peu
conscience des choses extérieures, je découvris que je n’étais plus
seul: une femme, entrée pendant que je m’absorbais en Jésus, se tenait
assise, à trois ou quatre pas sur ma droite, dans la même rangée de
bancs que moi.

Au premier aspect, elle ne présentait rien de particulier. Je la vis
comme une ménagère d’une quarantaine d’années, portant un fichu de laine
grisâtre sur la tête, vêtue d’un caraco et d’une jupe propres mais
ternes et fort usagés, chaussée de galoches informes. Il était probable
qu’elle avait l’habitude de rendre ainsi visite à la Présence
Eucharistique afin d’y puiser secours contre les soucis et les chagrins
d’une existence précaire.

Je ne lui donnai tout d’abord qu’un coup d’œil indifférent et j’allais
renouer le fil de mon oraison quand, soudain et sans que je saisisse
d’abord pourquoi, je fus _obligé_ de la considérer d’une façon beaucoup
plus attentive.

J’essaierai d’expliquer, pour ceux qui reçurent le sens de la Mystique,
ce que me représenta en Jésus cette créature inattendue.

Ce fut son regard qui me capta. Il était effrayant car les prunelles,
dilatées à la limite du possible, fixaient le tabernacle avec une
expression rigide où il n’y avait ni amour, ni confiance, ni même un
rudiment d’espoir mais l’expérience très amère d’un passé privé de Dieu,
la pesanteur ténébreuse d’un présent que Dieu n’éclairait pas, la
désolation indescriptible d’un avenir où le soleil de la foi en Dieu ne
se lèverait jamais plus. Et il y avait aussi--dans ce regard--comme le
désir suppliant d’un miracle qui, sans qu’elle eût recours aux prières
oubliées, rendrait à cette âme le sentiment de son immortalité.

J’eus alors l’intuition que cette femme, prostrée devant le
Saint-Sacrement et ne trouvant rien à lui dire, n’était que le reflet
perçu «comme dans un miroir»--selon le mot de l’Apôtre--d’une réalité
formidable. Dans l’ordre surnaturel, qui est l’ordre suprême, elle
figurait la société d’aujourd’hui, écartée de Dieu par les artifices des
Sept Démons qu’elle adore, enceinte de l’Antéchrist et proche de son
terme, éprouvant encore, par une sorte d’instinct, la nostalgie de Jésus
mais incapable désormais de l’appeler à son aide.

Bouleversé de pitié, je sentis qu’à cette foule qui tâtonne dans une
nuit sans étoiles, il était coupable de décocher des malédictions et des
anathèmes. Il fallait, à l’exemple des prêtres admirables qui, sans
dégoût pour les purulences dont elle ruisselle, lui impriment au front
le baiser de paix, l’aimer comme le plus souffrant des membres de
Notre-Seigneur et convoiter de souffrir pour elle...

La femme avait disparu. De nouveau, je priais tout seul dans la chapelle
si pauvre et si bénie d’être pauvre. Mais une joie angélique me dilatait
le cœur car je croyais entendre mon Maître dire tout bas: _Misereor
super turbam._ Elle rayonnait en moi la douce phrase pathétique auréolée
d’arc-en-ciel! Je répétais après Lui:--_Misereor super turbam!_... Et,
une fois de plus, parce que je l’avais demandé, je suivis, avec Lui, la
Voie douloureuse.




NOTES TESTAMENTAIRES


        MARIVAUX: Nous qui sommes bornés en tout, pourquoi le
        sommes-nous si peu lorsqu’il s’agit de souffrir?

        LAPILLUS: Parce que la souffrance rédemptrice est la loi du
        monde et nous fait mériter la Béatitude éternelle.




APOLOGIE SUCCINCTE


Et d’abord, pourquoi ce titre: _Notes testamentaires_? Simplement parce
qu’il est fort probable que je n’ai plus longtemps à vivre et surtout
parce que les progrès du mal qui me tient m’empêcheront sans doute
bientôt de manier la plume. J’ai prévu la chose au chapitre _Argument_
(page 73) et j’y renvoie les esprits bénévoles qui eurent la patience de
m’accompagner jusqu’à l’étape finale où nous voici parvenus.

Le présent livre sera donc le dernier que je publierai. Avant d’en
formuler la conclusion qui se vouera toute, comme il sied, à
Notre-Seigneur, je voudrais récapituler mes rapports avec les hommes du
siècle--particulièrement avec la gent-de-lettres--et montrer--si
possible--qu’il était non seulement logique mais encore nécessaire que
mon œuvre suscitât des contradictions acrimonieuses et qu’elle me valût,
en revanche, des amitiés à toute épreuve. Au surplus, je ne m’étendrai
pas outre mesure à ce sujet. Il suffira que j’indique brièvement et
nettement quelques faits significatifs et que j’en fasse ressortir les
conséquences en me plaçant au point de vue de la vie intérieure--le seul
qui nous intéresse, mes lecteurs habituels et moi-même.

                   *       *       *       *       *

Au cours d’un article étendu et, en somme, assez perspicace qu’il voulut
bien me consacrer dans le _Mercure de France_ de juillet 1922, M.
Tancrède de Visan a écrit ceci: «Retté a soulevé des haines violentes
dans la littérature. J’aurais eu peine, moi-même, à les imaginer si je
n’avais reçu les confidences de plusieurs de ses contemporains.»

Lisant ces lignes, les personnes qui ne connaissent pas les mœurs et
coutumes de la gent-de-lettres se demanderont quel crime j’ai bien pu
commettre pour m’attirer à ce point la malveillance et les rancunes des
écrivains qui manifestèrent, à mon propos, un courroux exceptionnel.

Mon crime, le voici: ayant toujours eu le goût de l’indépendance et
l’amour de la solitude, je ne suis le captif d’aucune coterie. Plutôt
que de barboter, en palmipède docile, dans les auges qui jalonnent cette
basse-cour passablement mal-tenue: la littérature d’aujourd’hui, j’ai
cherché ma provende intellectuelle dans des halliers bourrus où
mûrissent des fruits dont la saveur âpre ne peut que déplaire aux
scribes domestiqués[20]. Quand j’ai porté des jugements sur les livres
qui se publient au jour le jour, je l’ai fait sans tenir compte des
modes et des engouements qu’affichaient maintes «petites chapelles» qui
prétendaient réunir une élite. C’est ainsi qu’à la grande indignation
des symbolistes, j’ai signalé dans la prose et les vers de feu Stéphane
Mallarmé un cas de détraquement plus ou moins esthétique dont tout
cerveau bien constitué devait éviter la contagion. Enfin, et surtout,
les intrigues, coalitions, dissensions, polémiques, papotages, menées
envieuses, réputations soufflées comme des baudruches, ragots de
concierges, où le clan des porte-plume dépense les trois-quarts de son
activité, m’ayant toujours paru du plus haut comique, je les plaisantai,
sans fiel, chaque fois que l’occasion s’en présenta.

  [20] Ceux qui suivent mes écrits reconnaîtront ici une allusion à la
    préface de _La Basse-Cour d’Apollon_.

En voilà suffisamment pour faire comprendre les sentiments peu
fraternels que professent à mon égard tant de «chers maîtres» dont j’ai
refusé de prendre au sérieux le pontificat. Mais il y a autre chose que
ces petites rumeurs d’une catégorie d’humanité follement éprise
d’elle-même.

                   *       *       *       *       *

Dans les _Lettres à un Indifférent_, j’ai raconté comment je dois, en
grande partie, ma formation religieuse au Père Burosse, chapelain de
l’hospitalité de Lourdes, qui fut mon directeur d’âme pendant plus d’une
année. Non seulement il m’apprit à observer les disciplines générales de
l’Église, mais encore il développa, selon une méthode de strict
ascétisme, la vocation contemplative qu’il avait discernée en moi.

Me portant une vive affection--que certes je lui rendais bien--et
m’ayant étudié de fort près, il voyait si clair dans mon âme qu’il fut
bientôt à même de m’indiquer la demeure que le Père éternel m’assignait
dans sa Maison et l’avenir qui m’y attendait. Je me rappelle, d’une
façon très nette, la circonstance où il me donna cet enseignement et la
prédiction qu’il me fit à la suite.

Depuis quelques mois, je m’étais beaucoup dépensé pour le bien d’une
œuvre dont on m’avait demandé, instamment, de m’occuper. En guise de
récompense, j’eus à subir les mauvais procédés de ceux-là mêmes qui m’y
avaient introduit. Plus encore, ils se concertèrent pour me dénigrer
auprès de mon confesseur. Je me hâte d’ajouter que le Père Burosse,
perçant à jour leur déloyauté, les rabroua, non sans quelque rudesse et
les réduisit au silence en les mettant au défi de prouver leurs
insinuations contre moi.

Cet incident où, sans avoir rien fait pour provoquer les manœuvres de
mes adversaires, je m’étais vu en butte à une éruption de la malice qui
élit domicile dans l’âme de certains dévots, m’avait fort contristé. Le
Père Burosse s’en aperçut et c’est alors qu’il porta sur moi le
pronostic où se résumait mon destin. Il me dit:--Au fond, je ne suis pas
fâché que ces personnages obliques vous aient meurtri. Vous avez besoin
de vous aguerrir car vous êtes prédestiné à la souffrance comme tous
ceux que Dieu mène par les voies de la Mystique. A cet effet, il vous
octroie le sentiment habituel de sa présence et l’intuition que
l’univers _extérieur_ tels que le perçoivent la plupart des hommes n’est
qu’une représentation imparfaite de cet univers _intérieur_ où les âmes
que pénétra la Grâce illuminante reconnaissent le royaume du Christ.

Ce sont là d’énormes et redoutables privilèges. Pour qu’ils ne vous
induisent point en tentation d’orgueil, Dieu permet que la Passion de
son Fils soit le pain quotidien de votre oraison et que vous en
ressentiez les angoisses dans votre chair et dans votre esprit--mais
avec la certitude immuable que, si fervente que soit votre soif de
sacrifice, jamais vous n’égalerez le Divin Modèle qui nous est offert en
exemple. En outre, comme votre chère sainte Térèse vous en avertit, vous
aurez à souffrir du fait qu’il y aura un désaccord continuel entre vos
façons de voir et d’agir et celles d’un grand nombre. Si droites que
soient vos intentions, ce grand nombre ne les comprendra pas. Vous
gênerez, vous déplairez et on vous le fera sentir de telle sorte qu’il y
aura des heures où il vous semblera que vous êtes un écorché vif qu’on
obligerait de se frayer un chemin à travers un fourré de ronces. C’est
alors que vous saisirez la signification intégrale de la parole de Jésus
et que vous aurez lieu de vous l’appliquer sans réserve: «_Si vous étiez
du monde, le monde aimerait ce qui est à lui. Mais parce que vous n’êtes
pas du monde, à cause de cela, le monde vous hait! Le serviteur n’est
pas plus grand que le Maître. Et puisqu’ils m’ont persécuté, ils vous
persécuteront aussi._»

Telle s’annonce votre vie parmi les médiocres chrétiens qui pullulent
aujourd’hui dans l’Église. A en juger les péripéties d’après les piètres
maximes de la sagesse humaine, elle sera donc fort peu enviable. Mais si
on la considère du point de vue où se placent «ces fous à cause de
Jésus-Christ» parmi lesquels saint Paul nous invite à nous ranger, elle
sera pareille à un jardin de roses terriblement épineuses mais suavement
odorantes et merveilleusement nuancées, Allez, mon enfant, beaucoup vous
détesteront parce que vous refuserez de «servir deux Maîtres». Mais
d’autres, que Jésus choisit pour le suivre dans la voie douloureuse,
vous aimeront, vous accompagneront jusqu’au pied de la Croix rédemptrice
et, afin de s’en imprégner l’âme, recueilleront comme vous, le sang
lumineux qui ruisselle du Sacré Cœur.

Et ceci compensera cela!

                   *       *       *       *       *

La prédiction de mon bon Père Burosse s’est réalisée de point en point.
Parmi les catholiques j’ai rencontré force médiocres dont la foi
routinière dégage une odeur d’encens frelaté. Ceux-là ne cherchent pas
du tout à faire éclore en eux ces belles fleurs d’amour dont la graine
se récolte chez les Apôtres et chez les Saints. Ceux-là se confinent
dans les grisailles «bien-pensantes». Promulguant cet axiome: «Il ne
faut rien exagérer», ils tiennent surtout pour essentielle la maxime
chère à tous les transfuges: «Dieu n’en demande pas tant...»

Nous qui avons la naïveté de croire que _Dieu demande tout_, il est
inéluctable que nous soyons mal vus dans les salons où champignonnent
ces âmes incurablement bourgeoises parce que l’esprit surnaturel les
offusque comme un manque de tact. Leur religion, c’est un article du
code des élégances. Notre religion, c’est un brasier que ravivent sans
cesse les grands souffles de la Grâce. D’eux à nous, si peu de pensées
communes!...

Aussi, nous leur sommes importuns. Et, pour ma part, comme je ne leur ai
pas dissimulé que leur pénurie de zèle au service de Jésus me semblait
abominable, ils ne me pardonnent point ma franchise. Des scribes à leur
solde insinuent volontiers que je suis un vagabond insociable dont les
personnes de quelque éducation doivent éviter le contact.

Or voyez combien leur opinion sur mon compte est justifiée: je n’ai
jamais marqué la moindre intention d’amender nos rapports. Bien plus, je
remercie tous les jours Notre-Seigneur d’avoir creusé un gouffre entre
ces gens si pondérés et le pauvre Moi, son esclave très infime...

                   *       *       *       *       *

Où j’ai constaté le plus de divergence entre mes façons de voir et
celles d’autres catholiques, c’est chez ceux qui s’intitulent _libéraux_
ou _démocrates_. Entre nous je crains que toute entente sur des points
capitaux soit impossible. En effet, depuis des années et désormais de
plus en plus, je m’efforce d’appliquer le précepte de saint Paul:
_Nolite conformari huic saeculo._ Eux soutiennent:--Il faut être de son
temps. Et, dans leur bouche, cette formule signifie que, pour se faire
tolérer par ses adversaires innombrables, l’Église doit adapter son
_Credo_ à l’esprit de la Révolution[21]. Sophisme effarant mais qu’ils
ne cessent de reproduire en l’affublant de souquenilles plus ou moins
disparates!

  [21] Voici l’antinomie: la Religion catholique promulgue la
    souveraineté du Créateur; l’esprit de la Révolution proclame la
    souveraineté de la créature.

En vain, on leur démontre, par l’histoire, l’expérience et le
raisonnement, que l’alliance dont ils rêvent serait stérile ou
n’engendrerait que de hideux avortons. En vain on leur prouve que les
héritiers de la Révolution, athées irréductibles, haïssent
_nécessairement_ l’Épouse de Jésus-Christ et ne peuvent que mépriser les
chimériques qui sollicitent leur bon vouloir. Ils se bouchent les
oreilles et, si l’on insiste, manifestent le plus hargneux des courroux.
Quiconque tente de les éclairer en reçoit les éclaboussures. Il n’est
donc pas surprenant que, comme tant d’autres, j’aie subi leur disgrâce.

Il y a, du reste, entre nous, un surcroît de mésentente du fait qu’ils
s’imaginent que, les critiquant, j’ai le désir d’affirmer des opinions
monarchiques. Or, je ne m’en cache pas, la conviction s’est faite peu à
peu en moi que le régime le moins mauvais, parmi ceux que les hommes
inventèrent depuis que des civilisations se sont formées qui voulaient
vivre, c’est le gouvernement héréditaire d’un seul. Homère le disait
jadis et d’autres l’ont répété après lui qui n’étaient pas des
intelligences débiles. Les exemples de corruption, de discorde, de
gaspillage et de versatilité désastreuse que nous donnent les
démocraties parlementaires ne peuvent qu’affermir tout esprit réfléchi
dans cette opinion. Mais il ne s’ensuit pas que la Monarchie soit en
toute occurrence une panacée sociale d’où résulte forcément l’âge d’or.
En France, notamment, pour produire quelque bien, il serait
indispensable qu’elle méritât _intégralement_ ce titre de Fille aînée de
l’Église qui fit jadis sa gloire et sa force. Un roi athée, se disant
très chrétien par calcul, mais imbu de positivisme machiavélique, ne
ferait qu’attirer sur nous la colère divine. Quelles que soient les
tares de la démocratie, si celle-ci se prouvait sincèrement,
foncièrement chrétienne, je la préférerais, sans hésiter, à une
monarchie où l’Église ne serait considérée que comme un instrument de
règne.

Au surplus, la question ne se pose pas actuellement. Rien n’est moins
probable qu’une restauration. Et j’ajoute que l’attitude vis-à-vis de
Rome de certains qui la préconisent d’une plume empirique ne donne pas
envie de la souhaiter immédiate.

Donc, partisan de la royauté en théorie--et, si l’on veut, d’une façon
platonique--en fait, je suis de ceux qui placent avant tout et au-dessus
de tout le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ et qui ont dévoué toute
leur existence à l’établir dans les âmes.[22]

  [22] Ce qui manque à beaucoup de catholiques c’est l’esprit
    surnaturel. S’ils le possédaient, ils _verraient_ combien l’Église
    est au-dessus de tous les partis. Et ils saisiraient ce qu’il y a de
    divine ironie dans la phrase de Notre-Seigneur: «Rendez à César ce
    qui est à César.»

Nous ne sommes ni des catholiques libéraux, ni des
démocrates-catholiques, ni des catholiques _d’Action française_. Nous
sommes des catholiques tout court ayant pour devise: _Dieu d’abord._

Nous voyons l’univers courir à des catastrophes indicibles parce qu’il
s’enfonce, chaque jour davantage, dans ce matérialisme pourri d’amour de
l’or et de frénésie luxurieuse où l’engluent les Précurseurs de
l’Antéchrist. Nous voyons nombre de baptisés se détourner du Crucifix
rédempteur à cause des mirages que ces missionnaires de Satan font
défiler sous leurs yeux. Il semble que l’heure sonne où se réalise la
prédiction si nette qu’on lit dans l’ÉPITRE A THIMOTHÉE: _«Un temps
viendra où les hommes ne pourront plus souffrir la saine doctrine. Au
contraire, ayant une extrême démangeaison d’entendre ce qui les flatte,
ils auront recours à une foule de docteurs habiles à satisfaire leurs
penchants. Fermant l’oreille à la vérité unique, ils l’ouvriront à des
fables._»

En ce péril extrême, persuadés qu’il n’y a de salut possible que par
Jésus, nous nous écartons de quiconque prétend trouver un remède aux
maux de l’Église parmi les drogues que distillent, dans des laboratoires
obscurcis de vapeurs malsaines, les illusionnés de la politique.
Soucieux de maintenir intacte la Tunique sans coutures, nous nous
conformons strictement à la doctrine que promulguent les Vicaires du
Sauveur parce qu’elle seule entretient la flamme du surnaturel dans les
âmes en butte aux attaques véhémentes ou sournoises du rationalisme.
Nous sommes avec Pie X qui a dit: _Il faut tout construire dans le
Christ._ Nous sommes avec Pie XI qui a dit: _Celui que nous proclamons
notre Roi universel, c’est le Christ._ Déclarations émouvantes! Elles
font tressaillir d’amour de Dieu les âmes habituées à l’oraison car
elles leur attestent que le cœur de Jésus bat toujours dans son corps
mystique: l’assemblée des fidèles et que le Paraclet ne cesse d’inspirer
les Chefs de l’Église pour tous les actes de leur magistère infaillible.

Toutefois, se soumettre au Pape, non seulement par discipline mais
encore par un vif sentiment de sa haute clairvoyance en ce qui regarde
le bien des peuples, en outre, s’appliquer, par fidélité au Christ, _à
ne pas être de son temps_, cela vous attire l’hostilité de ceux d’entre
les catholiques qui errent par excès de confiance dans la raison humaine
ou qui s’éprennent de cette décevante idole: le fétiche-Progrès.

Comme je l’ai dit plus haut, j’ai connu cette tribulation. En voici un
épisode choisi parmi les plus anodins. Je venais de publier _Jusqu’à la
fin du monde_, livre où, d’aventure, j’eus à rappeler quelques idées
fausses dont M. Marc Sangnier fait ses délices. Inutile, je pense, de
spécifier que je m’étais exprimé avec calme et que les lignes consacrées
au rêveur inconsistant du défunt _Sillon_ présentaient surtout un
intérêt documentaire. Il n’en fallut pas plus pour faire entrer en
éruption un démocrate impulsif dont, par charité, je tais le nom. Il
m’écrivit une lettre furibonde où, entre autres aménités, je lus ceci:
«_Sangnier, vous voudriez bien le tuer, n’est-ce pas?_» (Absolument
_sic_).

Désire-t-on un commentaire de cette phrase étonnante?

Le voici: «Le nombre des sots est infini». Ce n’est pas moi qui dis
cela, c’est la Sainte Écriture. Or, quand je reçois--ce qui arrive
encore assez souvent--des épîtres ou des articles de ce ton, je suis
contraint d’avouer qu’il existe une variété de sottise spécialement
catholique...

En d’autres circonstances, j’ai reçu beaucoup d’injures, parfois des
ennemis de Jésus, parfois aussi de gens qui affichaient un grand zèle
pour l’Église. On a répandu sur mon compte des légendes ineptes--voire
quelques calomnies. Poussières qu’emporte le vent qui passe!...

Je n’ai qu’un fait à opposer à ces vilenies couvées, en général, par de
très pauvres cervelles qu’il faut prendre en pitié: je mène, au grand
jour et par dilection, une vie à peu près cénobitique et qui n’a rien à
redouter des enquêtes les plus ombrageuses. Et n’importe qui est à même
de le constater.

Quant aux gens-de-lettres d’aujourd’hui, je n’attends de la plupart
aucune équité. Mes lecteurs savent maintenant pourquoi. Mais je dois
ajouter ceci: pour les écrivains en général, la littérature constitue
_le tout_ de l’existence. Pour moi, elle est _une bague au doigt_ et
rien de plus. L’objet capital de mes pensées et de mes affections réside
ailleurs. Les choses étant de la sorte, on comprendra sans peine qu’il y
ait peu de corrélation entre eux et mon humble personne.

Peut-être quelques-uns me rendront-ils justice après ma mort. C’est
possible et même assez vraisemblable. Mais je dois mentionner, en toute
franchise, que cette éventualité ne me préoccupe guère. Mon Juge ne
siège pas ici-bas. Il domine les contingences humaines. Et la sentence
qu’il prononcera sur mon œuvre sera souverainement adorable--soit
qu’elle la condamne, soit qu’elle l’absolve...

                   *       *       *       *       *

Pour clore cette apologie testamentaire, qu’il me soit permis de dire
quelques mots des «compensations» que mon Père Burosse m’avait prédites
et que j’ai reçues.

Si je conformais mon existence à cette prétendue «bonne loi naturelle»
dont se réclame l’athéisme, je serais un personnage des plus moroses. En
effet, je suis vieux, continuellement souffrant et aussi pauvre qu’on
peut l’être.

Eh bien, je suis gai.

Sainte Térèse, ma mère spirituelle, qui fut et qui reste le grand poète
de l’allégresse en Dieu, écrivait, un jour, d’Avila au Père Gratien, son
confesseur et son disciple, pour lors en proie à maints ecclésiastiques
tout revêches sous une carapace d’austérité glacée: «Ne me parlez pas de
ces dévots qui prennent un air renfrogné et qui n’osent ni parler ni
rire ni respirer de peur que leur dévotion ne s’évapore!...»

--Comme elle avait raison ma chère Sainte et que je suis heureux d’avoir
appris à son école cette gaieté qui s’ensoleille au regard du Sauveur et
qui, comme un oiseau des printemps du Paradis, déploie ses ailes dans
une chaude atmosphère d’oraison, bien au-dessus des brumes cadavéreuses
où se noient les fêtes lugubres des gens du siècle!

Je suis gai, non par affectation de stoïcisme mais parce que la foi qui
me fut naguère octroyée, par faveur infiniment gratuite, me vaut ce
sentiment habituel de la présence de Dieu qui transfigure la vie
intérieure--qui rend l’âme pareille à une cathédrale tout illuminée
d’une profusion de cierges, toute harmonieuse d’alleluias infatigables.

Merveille de la Grâce qui vivifie toutes les heures de la journée! Je
pensais à quelque arrangement ménager ou je soumettais à la pierre de
touche de l’analyse un texte littéraire que je venais de lire et dont la
forme m’avait retenu ou je retournais de cent façons dans ma tête les
phrases d’un chapitre en train.

Tout à coup, la présence adorable se fait sentir en moi _et m’envahit
l’âme avec une impérieuse douceur._--Oh! dis-je, le Maître est là!... Et
je laisse tout et j’oublie le monde entier pour le contempler tandis que
mes puissances se dilatent dans son amour et s’épanouissent comme de
jeunes floraisons sous un grand ciel d’été sans nuages...

Ou bien encore, je dormais d’un sommeil paisible et voici que la divine
Présence se manifeste en mon repos--jet de feu fulgurant parmi les
ombres de la nuit. Aussitôt, elle m’absorbe jusqu’au matin en une
oraison sans paroles où mon âme se déverse en Jésus comme un fleuve dans
l’Océan. O bienheureuse insomnie!...

Ou enfin, je marchais dans la rue, l’esprit à quelque visite de
politesse, d’utilité ou d’agrément. Peut-être aussi flânais-je inoccupé,
requis seulement par les devantures des boutiques, l’œil amusé par les
silhouettes des passants. Or voici que, par cas fortuit, je côtoie la
façade d’une église dont le portail est entr’ouvert. Alors, il me semble
encadre la voix du Bien-Aimé me chuchoter:--Ta visite, elle est pour
moi, viens être seul avec moi...

Et j’entre; et je vais m’agenouiller devant le Saint Sacrement et je
goûte une paix si souveraine à ce tête à tête avec Jésus caché sous de
très humbles apparences que je perds jusqu’au moindre souvenir du motif
qui m’avait fait sortir de chez moi...

Plus j’avançais dans la voie étroite, plus la Présence divine se
révélait à moi sous son aspect de perfection absolue. Alors, je me vis
très difforme et je compris que pour la mériter toujours davantage, il
me fallait, sans restrictions et dans la mesure entière de mes forces,
réprimer en moi tout ce qui, par pensées, paroles et actions,
entraverait l’élan de mon âme vers cette infinie Beauté dont l’image
l’emplissait de lumière. Chaque fois que j’avais mis de la persévérance
à briser les chaînes qui me rivaient à l’habitude du péché, je me
sentais indiciblement fortifié. Ah! c’est que je saisissais, avec une
lucidité nouvelle, la portée de la promesse que nous fait le Bon Maître
quand il nous dit: _La Vérité vous rendra libres._ Elle se développait
en moi de la sorte:--C’est Lui qui est la Vérité, c’est Lui le modèle
incomparable de toutes les perfections! Si donc je m’efforce de
l’imiter, il me retirera de l’esclavage des sens, il me rendra libre--en
Lui. Et il m’infusera cette _plénitude de la joie_ que saint Jean
l’entendit annoncer aux disciples le soir de la Cène.

Je me mis à la besogne. Assuré que moins j’accorderais à la nature plus
j’obtiendrais de la Grâce je m’adonnai, d’un cœur allègre, à
l’ascétisme. J’eus, au début, de grandes défaillances car je ne suis
qu’une pauvre balayure d’orgueil et de sensualité. Mais, sans me
décourager, je me châtiai par de rudes pénitences. Et comme je suis
resté l’homme de bonne volonté en marche sous le regard de Jésus, au
déclin de mes jours terrestres, Il m’apprend à considérer comme des
bénédictions ces épreuves que le monde a en horreur: infirmités de
l’âge, souffrances corporelles; pénurie d’argent.

Oui, je ne saurais trop le répéter, par un effet de sa miséricorde
envers le voyageur éclopé, j’aime cette vieillesse, cette maladie, cette
pauvreté qui m’attachent si étroitement à sa Passion. Et voilà une des
principales raisons pourquoi je suis gai.

                   *       *       *       *       *

Une autre raison qui n’est pas moins probante.

On m’a quelquefois demandé:--Pourquoi, depuis 1906, tous vos livres ne
parlent-ils que de Dieu, de la Vierge Marie, des serviteurs de Dieu ou
des choses de Dieu?

La réponse est facile:--Parce que, sans l’ombre d’un parti-pris de ma
part, il s’est trouvé que seuls désormais m’intéressaient Dieu, sa Mère
immaculée, les Saints et le travail pour le service de Jésus et de son
Église. Je n’en tire aucune vanité--car je sais le peu que je vaux--et
je ne m’autorise pas de ce fait pour regarder avec hauteur ceux de mes
confrères pratiquants que la Grâce conduit par d’autres sentiers.
Récapitulant les années depuis la publication de _Du Diable à Dieu_, je
constate simplement qu’il m’était _impossible_ de traiter d’autres
sujets.

Il ne me paraît pas téméraire d’admettre qu’il y avait là un dessein
providentiel sur mon insignifiante personne puisque mes livres ont
touché des âmes appartenant aux catégories les plus diverses.

Des égarés dans la lande fuligineuse où la Malice éternelle embusque ses
légions.

Des opiniâtres qui s’étaient rendu sourds volontairement pour ne plus
même entendre l’écho de ta voix, ô Seigneur Jésus.

Des ignorants à qui personne n’avait jamais dit: _Si tu savais le don de
Dieu!_

Des inquiets, de ceux dont, en l’un de ses poèmes tout murmurants d’une
musique de songe et dont les images semblent des vols de
papillons-fantômes sous la lumière atténuée d’un clair de lune mi-voilé
de nuages diaphanes, Jeanne Termier a dit:

    Il faudra bien que, saouls de misère insensée,
    Aveugles, ignorant le chemin parcouru,
    Emportant, comme un pain de pauvres, leur pensée,
    Ils trébuchent sur Dieu dans leur nuit apparu...

Des nonchalants qui avaient laissé s’assoupir sous les cendres d’une
routine monotone la flamme sans laquelle il n’est pas d’amour de Dieu.

Non seulement mes écritures ont ramené plusieurs de ces enfants perdus
qui tâtonnaient hors de la Voie unique, mais encore j’ai connu la joie
incomparable de faire progresser dans l’union à Jésus des âmes qui me
sont infiniment supérieures mais que telle page de mon œuvre tirait
soudain de la Nuit obscure où il plaisait au Maître de les maintenir.

Enfin, de grands cœurs fraternels me donnèrent à manger quand j’avais
faim, me vêtirent quand j’étais en guenilles, me logèrent quand j’étais
sans gîte, me prodiguèrent les marques délicates d’un dévouement
infatigable. C’est que ces amis selon Jésus avaient reçu par mes livres
des consolations dans leurs peines, des clartés pour la contemplation.
Ils l’attestent et je ne feindrai pas la fausse humilité de les
démentir.

Ainsi, par les mérites du Sauveur--et non par les miens qui n’existent
pas--j’ai reçu de grandes grâces. Et que pourrais-je demander de plus?
Notre-Seigneur a daigné user de mes livres--si imparfaits qu’ils
soient--pour se conquérir beaucoup d’âmes! Voilà ma gloire. Nul ne peut
me l’enlever--et je n’en désire pas d’autre.

Et c’est aussi pourquoi je suis gai!...




PER IPSUM--ET CUM IPSO--ET IN IPSO

ORAISON


Plus je médite le texte de la Messe, plus j’y découvre de nouvelles
profondeurs et de nouvelles beautés. C’est ce qui m’advint encore
l’autre jour comme je venais de réciter la fin de la prière qui termine
le canon: _Per quem haec omnia, Domine, semper bona creas, sanctificas,
vivificas, benedicis praestas nobis. Per ipsum et cum ipso et in ipso
est tibi Deo patri omnipotenti in unitate Spiritus omnis honor et
gloria._

Pendant tout le reste du Saint Sacrifice, ce verset radieux ne cessa de
se répercuter en moi avec insistance. Comme, après l’action de grâces,
mon esprit s’y reportait de nouveau, sans que ma volonté eût part à ce
mouvement, je le vis soudain flamboyer aux profondeurs de mon être. J’en
fus tout embrasé et je dis:--Prodige d’amour où la Sainte Trinité se
concentre puis s’irradie par Jésus, qui la donne en se donnant! Oui, je
vois le mystère rayonner d’une clarté indicible.--_Par Lui-même_, je
reçois la Vie surnaturelle comme une sève fécondante et je perçois que
celui qui la refuse est mort, quoiqu’il paraisse vivant aux yeux du
grand nombre. _Avec Lui-même_, je m’engage dans la voie étroite où il y
a tant de ronces et de cailloux aigus mais aussi tant de fleurs
incomparables à cueillir. _En Lui-même_, je me fondrai quand se lèvera
le soleil de la Résurrection. Per ipsum, et cum ipso, et in ipso! Je
répète ces mots mainte et mainte fois et il me semble entendre chanter
dans toute mon âme les grandes orgues d’un office triomphal...

Ce matin-là, naquit l’oraison que l’on va lire et qui formera la
conclusion du présent volume.

                   *       *       *       *       *

Seigneur Jésus, je suis parti à ta recherche hors des ténèbres qui
couvrent ce triste monde où trop d’hommes n’échangent que des paroles
futiles, puantes de luxure, astucieuses ou cruelles. Ce n’est point
l’astre des Mages qui éclairait ma route. Pour me guider, la Sainte
Vierge, ma mère souriante, détacha une toute petite étoile de sa
couronne. Quoiqu’elle brille à peine comme un ver luisant dans l’herbe
drue, je la distingue très bien au fond de l’azur nocturne. Et je sais
que Marie la réserve aux voyageurs éclopés qui ne trouvèrent pas d’autre
abri que l’étable de Bethléem.

Seigneur Jésus, je t’ai cherché--je t’ai trouvé dans la solitude et le
silence de la forêt où les vieux arbres, patriarches robustes, enlacent
leurs ramures pour t’édifier un sanctuaire de feuillage.

Seigneur-Jésus, je t’ai cherché--je t’ai trouvé dans la solitude et le
silence des vastes plaines que traversaient mes chemins de pèlerinage et
que tu bénissais en y faisant souffler des brises salubres dont la
cadence réglait celle de mes prières et de mes pas.

Seigneur-Jésus, je t’ai cherché--je t’ai trouvé dans la solitude et le
silence des monastères où, parfumant l’âme des élus que tu désignas pour
l’abnégation totale sous la stricte clôture, l’oraison monte vers le
ciel comme un grand lys candide.

Mais c’étaient alors les étapes d’une course de printemps où la Grâce
multipliait ses sourires. Plus tard, vinrent les marches par les saisons
dures.

Comme je gravissais les premières pentes du Carmel, sainte Térèse, saint
Jean de la Croix et Pascal ensuite vinrent à ma rencontre et me
révélèrent que _tu seras en agonie jusqu’à la fin du monde_ et ils
m’invitèrent à partager tes souffrances comme ils les partageaient
eux-mêmes.

Par prédestination, j’acceptai. Mais comme il fallait que ma force de
volonté fût éprouvée, j’entrai d’abord dans une nuit glaciale où mon âme
grelottait toute nue, subissait, sans pouvoir réagir, les frôlements du
Démon et, se croyant abandonnée--tandis que jamais tu n’avais été aussi
près d’elle!--sanglotait: «_Quia tu es, Deus, fortitudo mea, quare me
repulisti!..._»

Malgré tout, le pressentiment subsistait en moi que tu me viendrais en
aide car, d’une façon immuable mais sans le moindre vestige de
consolation sensible, ma pensée demeurait tout entière à toi. Et ce
rudiment d’espoir ne fut pas trompé puisque, au moment de la plus grande
angoisse, tu me revêtis soudain d’une tunique de flammes vivifiantes et
tu illuminas l’ombre où je gisais d’une profusion d’images dont je
n’essaierai même pas de décrire approximativement la splendeur...

Je repris l’ascension. Mais à mi-hauteur de la montagne, je m’aperçus
que les images se raréfiaient et qu’elles allaient bientôt me quitter
tout à fait. J’en ressentis du chagrin et j’eus des velléités de
retourner en arrière. Tu me barras le chemin et tu me plongeas dans une
nuit bien plus terrible que la première. Aux confins de la désespérance,
comme si j’étais sur le point de franchir le seuil de la Géhenne, je
m’écriais:--Je suis aveugle et je ne puis guérir; mon esprit est pareil
à une pierre inerte: je ne comprends plus rien à ce qui m’entoure, je ne
saisis plus le sens surnaturel de ce que l’Église m’enseigna, je ne
reconnais plus mon Jésus dans cette force qui m’entraîne--mais je
monterai quand même parce que _je veux l’aimer quand même_...

Alors, tu me rendis ta Lumière et tu me conduisis par une pente encore
très ardue, mais toute fleurie de roses rouges, au sommet de la Sainte
Montagne.

Et voici que c’était le Calvaire...

Depuis, Seigneur Jésus, tu m’as uni à ta Passion et tu permets que, te
contemplant sans trêve, je murmure:

Mon Maître aimé, mon Maître adoré, ta tête saigne sous la couronne
d’épines... Que j’ai mal à cette tête!

Mon Maître aimé, mon Maître adoré, tes mains saignent perforées de clous
très aigus... Que j’ai mal à ces mains!

Mon Maître aimé, mon Maître adoré, ton cœur palpite affreusement sous
les coups de lance que lui prodigue l’ingratitude humaine... Comme je
sens dans mon cœur les battements angoissés de ton cœur!...

Mais je brûle d’amour puisque tu daignes m’associer à tes tortures pour
le rachat de mes frères captifs du Prince de ce monde!...

Et maintenant, mon bon Maître, la fatigue m’écrase à cause du long
voyage que je fis à ta suite. Permets que je dépose ma plume au pied de
ta Croix. Permets que j’aille bientôt en Purgatoire afin que les flammes
purificatrices nettoient mon âme des taches et des rouilles qu’y
imprimèrent mes péchés innombrables...

En Purgatoire!... Il me semble que j’y suis déjà. Le feu justicier, le
feu salutaire m’enveloppe et, sous son étreinte, mon âme devient toute
blanche. Et voici que, par l’intercession de ta Mère, tu me fais signe
de monter vers ce Soleil éternel où tu résides, Un avec ton Père et le
Saint Esprit. Et voici que je t’entends me dire: _Euge, serve bone et
fidelis, intra in gaudium Domini tui..._


FIN




TABLE DES MATIÈRES


  DÉDICACE                             5
  PRÉAMBULE                            7
  LE VOYAGEUR ÉTONNÉ                   9
  DES MATINS A NOTRE-DAME DE PARIS    11
  AMES DU PURGATOIRE                  17
  LES VEILLEURS                       19
  UN REVENANT?                        26
  UN RÊVE                             49
  LES HIRONDELLES                     64
  BRÈVES ÉTAPES DU VOYAGEUR ÉCLOPÉ    71
  ARGUMENT                            73
  JUIN                                77
  JUILLET                             96
  AOÛT                                99
  SEPTEMBRE                          126
  OCTOBRE                            150
  NOVEMBRE                           172
  LECTURES PRÉFÉRÉES                 193
  NOTES TESTAMENTAIRES               225




SAINT-AMAND (CHER).--IMP. R. BUSSIÈRE.--11-6-1928.





        
            *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOYAGEUR ÉTONNÉ ***
        

    

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