Le règne de la bête

By Adolphe Retté

The Project Gutenberg eBook of Le règne de la bête
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Le règne de la bête

Author: Adolphe Retté

Release date: March 5, 2024 [eBook #73103]

Language: French

Original publication: Paris: Léon Vannier, 1924

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE RÈGNE DE LA BÊTE ***






  ADOLPHE RETTÉ

  Le
  Règne de la Bête

        Hi unum consilium habent, et virtutem et
        potestatem suam Bestiæ tradunt.

          Apocalypse de Saint-Jean, XVII, II, 13.

        Nisi Dominus custodierit civitatem, frustra
        vigilat qui custodit eam.

          Psaume 126.


  PARIS
  LIBRAIRIE LÉON VANIER, ÉDITEUR
  A. MESSEIN, Succr
  19, QUAI SAINT-MICHEL, 19

  1924




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE:

15 exemplaires sur papier Hollande Van Gelder numérotés de 1 à 15

Nº




A

ÉDOUARD DRUMONT

PROPHÈTE EN SON PAYS




PRÉFACE


Par cet avril morose, que font grelotter des bises chargées de neige et
de grésil, je relis, avant de les offrir au public, les pages de ce
livre où j’ai tâché de montrer ce que devient notre France vacillant
sous les souffles diaboliques qui l’assaillent de toutes parts.

Tandis qu’errant sous les arbres de ma chère forêt de Fontainebleau, je
récapitule mon labeur, une comparaison s’établit en moi entre ce
printemps, qu’affligent des intempéries anormales, et la démocratie
telle que l’ont faite, sous couleur de République, l’impiété sournoise
ou furieuse, la rage de démolition et la manie égalitaire des
sous-Jacobins et des socialistes obliques qui nous gouvernent.

Comme la saison, la société actuelle se détraque de plus en plus sous
des influences morbides. Les principes de la Révolution produisent enfin
les plus empoisonnés de leurs fruits. Grâce à l’exaltation de l’individu
considéré, contre tout bon sens, comme base sociale, les éléments qui
formaient la Patrie française: religion traditionnelle, famille
solidement constituée, goût de la hiérarchie et de la discipline,
achèvent de tomber en ruines.

Voilà ce qu’ont engendré ces fameux Droits de l’Homme dont on nous rebat
les oreilles depuis plus de cent ans.

A examiner les résultats obtenus, on est obligé d’approuver pleinement
cette affirmation de Brunetière: «Toutes les fois qu’une doctrine
aboutira, par voie de conséquence logique, à mettre en question les
principes sur lesquels la société repose, elle sera fausse, n’en faites
pas de doute; et l’erreur en aura pour mesure de son énormité la gravité
du mal même qu’elle sera capable de causer à la société.»

C’est ce que ne cessent de vérifier ceux qui se donnent la peine
d’analyser l’état de la société française au commencement du XXe siècle.

Les avertissements n’auront pas manqué. Des voyants, tels que M. Édouard
Drumont, les prodiguent avec persévérance. Pour moi je les ai si bien
sentis que c’est pour cette raison que je suis fier de dédier ce livre
au promoteur de l’antisémitisme, au catholique qui dénonça si
courageusement les causes les plus efficientes de notre décomposition.

Dans _le Règne de la Bête_, je montre, par un exemple terrible, ce que
donne l’éducation athée dont on frelate l’intelligence des jeunes
Français.

Y a-t-il un remède?--Je le crois et je l’indique dans la dernière phrase
de mon livre: c’est la restauration de la Sainte Église catholique «en
dehors de laquelle il n’existe ni lumière, ni vérité, ni consolation, ni
salut.»

Adolphe Retté.

Chailly-en-Bière, avril 1908.




Le Règne de la Bête




CHAPITRE PREMIER


Assis derrière son bureau, dans son cabinet du ministère de l’Intérieur,
Georges Legranpan, président du conseil, morigénait M. Auguste
Mandrillat, président du syndicat du commerce républicain, Vénérable de
la loge: _le Ciment du Bloc_.

--Voyons, Mandrillat, disait-il, ne prenez pas cet air candide. Cela
peut réussir auprès des imbéciles à qui vous grattez hebdomadairement
dans la main ou vis-à-vis de vos actionnaires, un jour d’assemblée
générale. Mais entre nous cette comédie n’est pas de saison.

Humble d’apparence, furieux en-dessous, Mandrillat s’agita sur sa
chaise: «Je vous affirme, protesta-t-il, que je ne comprends pas du tout
vos reproches. Vous m’accusez de manœuvres sournoises contre le
gouvernement. Or, je n’ai rien de semblable sur la conscience. Au
contraire, j’étais venu vous rappeler que vous m’avez presque promis
d’assister au banquet que mon syndicat organise pour le mois prochain.
Je voulais vous demander d’en fixer la date... Vous savez qu’il est à
peu près convenu que vous prononcerez un discours afin de rassurer le
gros commerce qui s’inquiète des projets d’impôt sur le revenu dont
votre ministre des finances fait parade. Ainsi, loin de vous tirer
dessus, je vous épaule.

--Connu, connu, repartit Legranpan d’une voix sarcastique, on prodigue à
son compagnon des vieilles luttes, à son bon, à son cher ami
Legranpan--qui tient la queue de la poële où mijote le contribuable--les
assurances de dévouement, on lui entonne le grand solo du radicalisme
irréductible, on lui passe la main sur l’échine en lui contant des
douceurs. Et par derrière, on fait risette aux socialistes... C’est le
jeu classique, cela.

--Les socialistes?... Moi!...

Mandrillat semblait si totalement ahuri par ces accusations que le
ministre crut presque à sa sincérité. Mais il fallait plus que des
grimaces indignées et des points d’exclamation pour le persuader.
Dédaignant les finasseries, il avait pour méthode de se montrer brutal,
lorsqu’il soupçonnait l’un de ces traquenards dont les radicaux sèment
volontiers la route des chefs de leur bande qui ont réussi l’escalade du
pouvoir. Il avait, de la sorte, très souvent déconcerté par des charges
brusques, où il sabrait tout, les intrigues de pontifes-démocrates
autrement subtils que Mandrillat. Fixant donc sur celui-ci ses yeux qui
luisaient, aigus et noirs, dans sa face jaune aux pommettes mongoles, il
désigna de sa main sèche, un papier étalé devant lui.

--Eh bien, reprit-il, puisque vous persistez à faire l’innocent, je m’en
vais préciser. Voici un rapport de police qui relate, avec preuves à
l’appui, les fredaines les plus récentes d’un certain Charles
Mandrillat...

--Mon fils?... Je continue à ne pas comprendre.

--Soit; alors, écoutez. Ce jeune homme distribue de l’argent à divers
groupes anarchistes et antimilitaristes pour aider à leur propagande. Il
est à tu et à toi avec quelques-uns des agitateurs de la C. G. T. et il
lui arrive de les réunir _chez vous_. Sous un pseudonyme, il écrit des
articles plutôt astringents dans des journaux révolutionnaires, tels que
le _Chambardement social_. Il a protesté contre l’expulsion des
terroristes russes de la rue Saint-Jacques. Enfin, dans des réunions
publiques, il dévide des harangues où le régime et _myself_ sont traités
sans aucune aménité. De tout quoi je conclus: ou bien ce garçon est
d’accord avec vous pour jouer les énergumènes à travers le socialisme.
Ou bien vous ignorez, en effet, les facéties de mauvais goût auxquelles
il se livre. Dans la première hypothèse, je saisis votre calcul: il
s’agirait, n’est-ce pas, de vous ménager des amitiés utiles pour sauver
la doublure de votre gilet au cas où les socialistes réussiraient contre
nous le coup du Père François. Oui, mais c’est trop gros de ficelle,
cette roublardise. Il ne fallait pas choisir quelqu’un vous touchant de
si près. Que diable, vous devez tenir en main, dans votre entourage,
assez de jeunes gens souples et retors qui se chargeraient d’amadouer la
chèvre révolutionnaire avec quelques feuilles du chou radical. Il est
maladroit d’avoir poussé votre fils à cette arlequinade...

Noyé de stupeur, Mandrillat leva les mains en l’air puis en frappa ses
cuisses épaisses. Ses yeux globuleux semblaient près de jaillir des
orbites. Il allait beugler, mais Legranpan l’arrêta d’un geste net.

--Attendez; laissez-moi finir... Peut être, comme je vous ai refusé, ces
temps-ci, de caser quelques-uns de vos protégés par trop crétins,
avez-vous espéré qu’un peu de chantage à mon égard me ferait réfléchir.
Or, je vous en préviens, je n’admets pas qu’on m’allume sous le menton
la mèche d’une bombe à la dynamite quand on veut obtenir quelque faveur
de moi. Il était beaucoup plus simple de me dire que vous aviez envie de
fourrer votre fils--dont, soit dit en passant, vous ne m’avez jamais
parlé--dans l’administration. J’aurais avisé. Après tout, fût-il aussi
nul que les neveux et les filleuls dont les Sauriens et les Chaumières
du parti nous encombrent, ce ne serait qu’un âne de plus pour brouter le
budget; et la chose n’a pas d’importance. Allez-y carrément: s’il vous
est agréable que votre fils aille fainéanter dans une sous-préfecture ou
si vous désirez que je l’incruste, en qualité de bivalve, sur le banc
d’huîtres du Conseil d’État, je verrai à vous satisfaire... A condition
bien entendu, que vous cessiez immédiatement de le déguiser en Jérémie à
l’usage des _pôvres_ prolétaires.

Cette façon triviale de s’exprimer était habituelle à Legranpan
lorsqu’il ne pérorait pas en public. Que sa bile fût en mouvement ou
qu’il eût à se venger de quelque traîtrise, il cinglait sans mesure ses
familiers. Mandrillat avait subi bien d’autres algarades avec
indifférence; il était fait, de longue date, aux méchancetés du
ministre. Mais ces révélations le bouleversaient, car, très réellement,
il ignorait l’adhésion de son fils au socialisme militant.

S’étant un peu repris, il déclara:

--Je vous répète que je ne savais rien de ces monstruosités... Sinon,
j’y aurais mis bon ordre.

--Eh bien, prouvez-le. En attendant, n’est-ce pas, il ne faut pas
compter sur moi pour banqueter sous vos auspices. Je ne tiens pas à ce
que les papiers réactionnaires m’accusent une fois de plus de pactiser
avec la Sociale. Il est également tout à fait inutile qu’un Lasies
quelconque monte à la tribune, un jour où j’aurai été obligé de pincer
de la guitare patriotique, pour insinuer que: «M. le Président du
Conseil dit des choses louables, mais que ses amis les plus notoires
font charrier, par leur progéniture, le fumier où les libertaires se
proposent d’ensevelir le drapeau tricolore.» J’entends déjà les
variations sur ce thème et les huées de la droite. Pour me tirer de là,
je devrais jeter les socialistes par-dessus bord. C’est ce que je ne
veux pas faire. J’ai besoin d’eux, ne fut-ce que comme épouvantails à
bourgeois. Voilà mon gros. Maintenant, je me résume: un bouchon à
l’éloquence de Mandrillat fils ou je lâche Mandrillat père avec fracas.
Et il y aurait de la casse, car vous savez que j’ai en main de quoi vous
chagriner.

Cette menace sans fard, terrifia le Vénérable. Il avait à se reprocher
pas mal de tripotages politico-financiers qu’il désirait maintenir
soigneusement dans la pénombre. La bienveillance, plus ou moins occulte,
de Legranpan lui était essentielle. Il se leva et prit congé en
certifiant, avec force trémolos dans le gosier, qu’il appartenait corps
et âme au radicalisme et que jamais, au grand jamais, il ne lui était
venu à la pensée de trahir ce rempart de la république qu’on nomme
Legranpan.

--Bien, bien, c’est compris, sifflota Legranpan, d’une lèvre sceptique.
Je vous jugerai à l’œuvre.

Mandrillat sortit, presque titubant. Il était si troublé qu’il heurta
divers quémandeurs qui encombraient l’antichambre et qu’il négligea de
s’excuser.

Resté seul, le ministre haussa les épaules.

--Dire, murmura-t-il, que nous avons besoin de pareils nigauds pour
triturer la pâte bourgeoise.

L’amer dégoût que lui inspirait l’humanité, en général, et ses
coreligionnaires politiques, en particulier, lui contracta la face. Pour
se remettre, il reprit la rédaction d’une circulaire où les préfets
étaient invités à sévir contre les religieuses qui, expulsées de leur
couvent, auraient l’audace de se réunir, fût-ce dans une cave, afin de
commettre le crime de prier en commun.

--Nous verrons bien si ces péronnelles se décideront à me ficher la
paix, grognait-il en couvrant le papier administratif de sa petite
écriture pointue.




CHAPITRE II


Tandis que son auto bien close le ramenait chez lui, boulevard
Haussmann, Mandrillat tâchait de rassembler ses idées mises en déroute
par l’admonestation de Legranpan. Il faisait bon marché des insultes
dont le ministre l’avait parsemée. Mais ce qui le piquait au vif de sa
vanité, c’était le peu de cas qu’on semblait faire de son importance.
Quoi, lui, le fondateur du fameux comité Mandrillat, puissant aux
élections, lui, le dignitaire des Loges, lui qui versait des sommes pour
parer à l’insuffisance des fonds secrets, lui, enfin, qui avait escompté
le papier de Legranpan, à l’époque, assez récente, où les pires usuriers
n’en voulaient plus, se voir traiter presque en importun! Être fouaillé
comme les besogneux du parti qu’on refrène, sans politesse, dès qu’ils
font mine de s’émanciper!

Plein de rancune, il se remémora les services rendus. D’abord, en 1870,
il avait expliqué aux républicains des quartiers excentriques combien
Legranpan se montrait un éminent patriote en souhaitant la chute de
l’Empire, même au prix du triomphe des Allemands. Il oubliait que
Legranpan, devenu maire de Montmartre après le 4 septembre, l’avait
récompensé en lui procurant la fourniture de brodequins aux semelles de
carton pour la mobile. Plus tard, quand Legranpan exerçait son instinct
de démolisseur à travers l’ordre moral et l’opportunisme, il avait
subventionné les journaux faméliques où le «tombeur de ministères»
distillait sa prose acrimonieuse.--Il négligeait de se souvenir qu’en
retour, Legranpan, quoique hostile en apparence à la politique coloniale
de la bande Ferry, lui avait fait concéder de chimériques mines d’or au
Tonkin: piège miroitant où maints fructueux gogos s’étaient laissés
prendre. Puis n’était-il pas resté fidèle au temps où nombre de radicaux
saluaient, comme un soleil levant, la barbe blonde de Boulanger?--Il est
vrai que ses capitaux étaient alors engagés dans une entreprise
d’Outre-Rhin dont les fanfares du général effarouchaient les promoteurs.

Comment Legranpan avait-il reconnu son loyalisme? En négligeant
Mandrillat, en ne l’initiant pas aux dessous lucratifs de son entente
avec les Anglais. En acceptant la tutelle financière d’un Juif bavarois
qui, lors de la déconfiture du Panama, l’avait enlisé dans le plus sale
bourbier.

Eh bien, lorsque Legranpan avait été exécuté à la Chambre par Déroulède,
abandonné par les croyants à son étoile et jusque par les Pichons les
plus serviles de son entourage, revomi, comme député, par les bourgs
pourris les plus inféodés au radicalisme, qui l’avait réconforté? Qui
l’avait secouru quand, barbouillé de fange, criblé de dettes, il s’était
vu réduit, pour vivre, à publier des contes vaguement idylliques dans
des feuilles suspectes et des correspondances parisiennes, dans des
_zeitung_ viennoises? Qui donc avait opposé un bouclier de procédure aux
exploits brandis par le peuple d’huissiers que lançaient contre le
rez-de-chaussée du grand homme des créanciers débordants d’arrogance?
Qui lui avait découvert un siège de sénateur dans une circonscription
vouée à l’anticléricalisme jusqu’à la rage? Qui enfin lui avait prêté de
l’argent--sans intérêt--pour qu’il pût accrocher de la peinture
impressionniste dans son cabinet de travail, renouveler ses chaussettes,
traiter à sa table des diplomates britanniques, soigner son foie, chaque
août, aux eaux de Bohême?

Lui, Mandrillat, et nul autre!

Récriminant de la sorte, le Vénérable ne s’avouait pas la raison
foncière de cette solidarité si tenace. C’était que Legranpan avait
toujours gardé par devers lui certaines pièces compromettantes dont la
divulgation aurait obligé les magistrats les plus aveugles aux fredaines
des soutiens du régime de recouvrer soudain la vue pour gratifier
Mandrillat d’une villégiature à Fresnes.

Legranpan éprouvait d’autant plus de plaisir à multiplier les coups de
ce dur caveçon que s’il tenait Mandrillat, celui-ci ne le tenait plus.
En effet, le temps était venu où la République, à court d’hommes d’État
propres à incliner le bonnet phrygien devant tous les porte-couronne du
continent et des îles, avait choisi l’esthète du radicalisme pour mener
à bien la dissolution de la France. Maître du coffre-fort national, le
nouveau président du conseil avait aussitôt remboursé son ancien
complice. Puis il s’était payé des humiliations que Mandrillat--zélé
mais balourd--lui avait inconsciemment prodiguées par des insolences à
quadruple détente.

Toutefois, en compensation, il l’avait associé à divers péculats juteux.
Surtout, il lui avait laissé le champ libre pour étrangler et dépouiller
le troupeau plaintif des congrégations et pour déchaîner sur les biens
d’Église cette meute goulue: les liquidateurs.

Il n’en restait pas moins ceci que Mandrillat ne pouvait plus spéculer
sans subir le contrôle du ministre. Pareille sujétion ne s’était point
vue depuis que les républicains, procédant au pillage du pays, sont
parvenus à convaincre le suffrage universel que les médailles de
l’antique Probité seraient désormais frappées à l’effigie de Marianne.

Aussi Mandrillat taxait-il Legranpan d’ingratitude.

--Voilà, gronda-t-il, j’ai toujours travaillé pour les autres et je n’en
fus pas récompensé.

Tout le monde m’exploite, m’attire des affaires désagréables, puis
m’abandonne dans les moments difficiles. Sans parler de Legranpan, qui
se revanche de sa détresse passée en me faisant sentir qu’il n’a plus
besoin de moi, personne ne me témoigne un désintéressement analogue à
celui dont j’ai donné tant de preuves.

Il passa mentalement en revue sa clientèle. Ce n’étaient que sénateurs
tarés et députés plus voraces que des renards après un hiver rigoureux,
galope-chopines du barreau, juristes trop ingénieux dans l’art
d’interpréter les codes, publicistes dont la conscience portait la
pancarte: _à vendre ou à louer_: toute une fripouille qui se régalait de
ses reliefs.

Plus proche de lui, sa femme, molle et nulle, épousée d’ailleurs pour sa
fortune, puis réduite en esclavage.

Alors seulement son fils lui revint à l’esprit. Outré au souvenir du
déboire qu’il lui devait, il murmura:--Celui-là, par exemple, paiera
pour tous. Il voulut réfléchir aux moyens de museler le jeune homme.
Mais il s’aperçut aussitôt qu’il le connaissait fort peu. Les années de
collège accomplies, il aurait voulu en faire un docteur en droit qui eût
mis sa science au service des entreprises paternelles. Or, Charles avait
déclaré qu’il préférait se consacrer à des travaux historiques et il
avait quitté la maison pour se loger sur la rive gauche. Tous deux se
voyaient rarement et ne trouvaient rien à se dire lorsqu’ils se
rencontraient.

Mandrillat était incapable d’admettre que quelqu’un de son sang pût
pratiquer de bonne foi le socialisme. Qu’on se servît de cette doctrine
pour duper certaines catégories d’électeurs, fort bien. Mais il y
fallait du doigté. A coup sûr, Charles en manquait et il avait eu le
plus grand tort de s’émanciper à l’étourdi, sans consulter les gens
d’expérience.

Néanmoins, Mandrillat ne doutait pas de le faire renoncer, par menace ou
persuasion, à ses équipées révolutionnaires. Il invoquerait au besoin
son autorité de chef de famille. Naïf en cela, croyant à une morale
dénuée de sanction, il ne comprenait pas que cent ans d’éducation
individualiste ont mis à rien cette autorité. Il méditait une solennelle
harangue, ignorant qu’à notre époque, les fils tiennent volontiers les
pères pour de salivants Gérontes dont les propos ont tout juste
l’importance des lariflas propagés par un morne tambour dans la
nécropole où s’effritent les ossements des gardes nationales défuntes.

Le Vénérable tentait de forger des arguments décisifs. Mais la mémoire
des révélations de Legranpan le lancinait à ce point qu’il entrait de
plus en plus en colère. Si bien que quand l’auto s’arrêta devant sa
porte, il tremblait de fureur mal contenue.

Il s’engouffra, en coup de vent, dans le vestibule et, dédaignant
l’ascenseur, monta, d’un trait, jusqu’au troisième étage. Dans
l’antichambre, au valet qui lui enleva sa fourrure, il demanda, d’une
voix brève, si sa femme était à la maison. Sur la réponse affirmative,
il commanda qu’on la fît venir au salon.

Lorsqu’elle entra dans cette pièce horriblement cossue, il arpentait,
les mains au fond des poches, le tapis aussi laid que riche qui en
couvrait le parquet. Et il frappait de tels coups de talon que les
vitres frémissaient et que les pendeloques du lustre s’entrechoquaient
avec un bruit fragile.

Mme Hortense Mandrillat n’eut qu’à regarder son mari pour reconnaître en
lui les symptômes d’une tempête qui voulait éclater. Pliée dès longtemps
au rôle d’une comparse à qui l’on ne demandait qu’un masque de déférence
et une approbation à peu près silencieuse, elle s’assit, comme en
visite, sur un pouf de peluche verte à ramages jaune-canari.

Sans préambule et comme s’il monologuait pour un écho ponctuel,
Mandrillat narra son entrevue avec Legranpan. Bien entendu il se donna
le beau rôle, traduisit les insultes du ministre en aimables
avertissements et ne fit éclater l’orage que quand il en vint aux
inconséquences de Charles.

--Je voudrais savoir, vociféra-t-il, planté soudain devant sa femme,
comment tu as élevé ce chenapan?

Mme Hortense aurait pu répondre que ce soin avait été laissé à des
précepteurs garantis par la Normale comme imbus des doctrines les plus
néo-kantiennes. Mais toute ironie lui demeurait trop étrangère pour
qu’elle en attisât le courroux marital. Elle examina furtivement le
Vénérable depuis la pointe de ses cheveux grisonnants qui
s’ébouriffaient jusqu’à l’extrémité de ses larges chaussures. Puis elle
reporta son regard vide sur ses propres bagues et se contenta d’émettre
un son qui tenait de la toux et du gémissement.

Mandrillat haussa les épaules et reprit sa promenade en criant:--Est-ce
que j’ai eu le temps de m’occuper de ce garçon? Est-ce que tu ne devais
pas le surveiller? A quoi es-tu bonne, je me le demande?

Ici encore, la mère eût été en droit d’objecter que nulle autorité ne
lui avait jamais été concédée hormis sur les femmes de chambre et les
cuisinières. Cette pensée ne lui vint même pas. Ne sachant que dire,
elle chuchota qu’elle n’avait pas vu Charles depuis quinze jours.

--Et qu’est-ce qu’il t’a raconté la dernière fois qu’il est venu?

Elle eut de la peine à s’en souvenir. Enfin elle mentionna confusément
qu’il lui avait demandé quelque argent, en avance sur sa pension.

--Et toi, pauvre sotte, tu lui en as donné, n’est ce pas?... Devines-tu
à quoi il a servi, cet argent?

Mme Mandrillat explora en vain le désert grisâtre de son intelligence et
fit un signe négatif.

--A préparer des ingrédients pour me faire sauter! hurla le Vénérable.

Derechef il déambula, tandis que sa femme, ne se rendant guère compte de
la catastrophe qu’il venait d’évoquer, demeurait immobile sur son pouf.
N’étant présente que pour faciliter à Mandrillat une débâcle
d’invectives, elle se tassa dans son inertie.

Toutefois, ce jour-là, Mandrillat sentait d’une façon vague, qu’un
incident avait surgi qui, en saine logique, eût exigé qu’ils se
concertassent au sujet de leur enfant.

Mais que résoudre, puisque lui ne savait rien du caractère de Charles et
qu’elle semblait l’ignorer tout autant que lui?

En somme, cette famille très actuelle comprenait trois personnages
presqu’aussi étrangers l’un à l’autre que des touristes réunis, par
suite d’un accident sur la ligne, au buffet d’une gare de transit.

Et que pouvaient-ils avoir de commun? Le père, lourd de rapines, léger
de scrupules, absorbé par ses intrigues dans le monde d’agitateurs et de
fourbes qui dévalisent la France sous prétexte de démocratie. La mère,
intendante machinale, évoluant des armoires à linge aux pots de
confitures. Le fils, produit hétéroclite du mariage sans amour d’un
sanguin pillard et brutal avec une lymphatique dont les sentiments
affectifs s’étaient, dès longtemps, dilués dans un gélatineux égoïsme.
Le premier, ne cherchant dans la vie que les moyens d’accroître une
fortune mal acquise et de satisfaire des ambitions louches. La seconde,
uniquement préoccupée d’éviter les bourrades du conjoint. Le troisième,
soupçonné de choyer des théories dont le seul énoncé fait se figer
d’effroi les moelles bourgeoises.

Entre eux nul lien fourni par une foi, nul idéal désintéressé, nul souci
d’avenir un peu noble.

--Si je coupais les vivres à Charles? reprit Mandrillat au bout de
quelques minutes employées à constater qu’il est fort difficile d’agir
sur quelqu’un de qui l’on n’eut jamais cure.

Mme Hortense balança la tête comme pour indiquer que la chose était
scabreuse. Puis réfléchissant que les mille francs mensuels économisés
de la sorte lui reviendraient peut-être, entrevoyant un horizon de
marmelades fines et de pantoufles fourrées, elle se permit une sourde
approbation.

Mandrillat hésitait. Fermer sa bourse lui souriait. Car s’il se montrait
parfois généreux lorsqu’il lui fallait domestiquer un politicien ou
corrompre un fonctionnaire, il gardait un penchant à l’avarice dont il
ne se départait, d’habitude, que pour mettre en liesse et combler
voracement les plus grossiers de ses appétits.--D’autre part, son
orgueil et son prestige pouvaient souffrir si le bruit se répandait que
son fils traînait la savate.

--Enfin je verrai, conclut-il. Toi, puisque tu n’es pas capable de
m’aider, préviens Charles que j’ai à lui parler... Oui, écris-lui de
venir ici demain vers midi. Maintenant, ôte-toi de devant moi et tâche
que le déjeûner soit prêt à l’heure.

Mme Hortense obéit avec d’autant plus d’empressement qu’un soufflé au
fromage, dont elle voulait surveiller la réussite, l’attendait à la
cuisine. Entre ce fils, si loin de son cœur et ce mets savoureux si cher
à son estomac, le choix ne faisait pas doute: le soufflé avant tout.

Resté seul, Mandrillat résuma ses incertitudes par cet apophtegme
défraîchi:--Il n’y a plus d’enfants.

Le démon aux yeux glacés qui veillait dans son ombre lui répondit
peut-être: C’est parce que, participant à ma stérilité, les hommes de
ton acabit ne sont pas de vrais pères.

Mais Mandrillat ne l’entendit point.




CHAPITRE III


Parmi les ouvriers qui façonnent des matériaux pour construire cette
Tour de Babel: la société sans Dieu ni maître de l’avenir, il faut
compter plusieurs générations.

Ce furent d’abord les faux sages du XVIIIe siècle qui préconisèrent
l’aberration fondamentale dite, en leur patois, perfectibilité de
l’homme, entre autres, le fou bucolique et acariâtre Jean-Jacques
Rousseau.

Puis viennent les dévots à Sainte-Guillotine, les protagonistes du drame
burlesque et funèbre à la fois qu’on appelle la Révolution.

Suivirent les artisans des régimes bourgeois depuis cent ans. Ceux-là
prétendaient asseoir leur domination par le maintien de la plèbe dans le
respect du principe d’autorité. Comme s’ils ne lui avaient retiré toute
vertu efficace en niant son origine surnaturelle, en développant le
culte de l’individu, en favorisant la manie égalitaire. Seule, l’Église
pouvait donner la vie et la durée aux institutions humaines. Or elle fut
réduite aux fonctions d’un mécanisme administratif dont le clergé dut
huiler les ressorts sous le contrôle de l’État.

Conséquence: les systèmes politiques essayés tous les trois lustres
tombèrent en pièces les uns après les autres, pareils à des pantins dont
un névrosé facétieux eût coupé les ficelles.

Quand la société bourgeoise en fut arrivée à ce degré de vermoulure où
ses étais ne tenaient plus que par accoutumance, les partis républicains
se mirent sur elle comme des champignons vénéneux sur une charpente
humide. Et, en même temps, les tarets du judéo-maçonnisme précipitèrent
leurs sapes. Ces parasites répandaient une puanteur telle que beaucoup
d’âmes en furent suffoquées. Mais à ceux qui réclamaient contre cette
pestilence, il fut répondu que c’était, au contraire, une bonne odeur de
progrès dont, faute de perfectibilité, ils ne savaient apprécier les
baumes.

Alors la postérité des philosophes pullula.

Tout le monde, ou à peu près, voulut régénérer l’humanité. Il y eut les
socialistes qui cuisent des briques au foyer de l’enfer, pris, par eux,
pour un four intensif du modèle le plus récent. Il y eut les anarchistes
qui triturent le cambouis dont les gonds des portes de la Géhenne sont
graissés, croyant gâcher du mortier pour l’édification du temple où
l’homme s’adorera lui-même.

La Tour monta, elle monte encore, elle montera jusqu’à l’heure où le
souffle du Saint-Esprit renversera le sanctuaire dérisoire et purifiera
la face de la terre...

Écoutons parler quelques-uns de ces possédés qui ne se doutent pas que
le Mauvais affûte leurs outils et vérifie, en architecte méticuleux, les
plans de leur bâtisse.

Charles Mandrillat reçoit une fois par semaine, dans son appartement de
la Place Médicis, certains révolutionnaires venus là aux fins de
divaguer sans contrainte. Ce ne sont ni les disciples d’un fabricant de
panacée sociale, assemblés pour recueillir les préceptes du maître, ni
des politiques se concertant pour l’élaboration d’un programme. Chacun
d’eux demeure incarcéré dans son orgueil, se mire dans ses seuls rêves,
refuse de se subordonner à qui que ce soit. Un lien toutefois les unit:
la haine de l’autorité, que celle-ci se formule dans un dogme ou qu’elle
s’abrite derrière un gendarme soigneusement nourri d’athéisme. Ils se
trouvent d’accord tant qu’il s’agit de souhaiter, avec rage, l’abolition
des idées religieuses ou la destruction du capitalisme, de vilipender la
famille ou de trépigner sur la patrie. Mais dès qu’ils ont cessé
d’exhaler leurs fureurs, ils ne pensent plus guère qu’à cultiver
l’hypertrophie de leur Moi. Affirmer l’excellence de leur personnalité,
tel est le soin presque unique auquel ils se livrent. Aussi leurs
colloques se ramènent-ils le plus souvent à une série de monologues où
le Moi s’enfle comme une montgolfière pleine de fumées impétueuses. Les
uns se montrent intelligents, les autres bornés; tous flottent parmi les
nuages de l’abstraction et prennent pour les accords précurseurs de
l’harmonie future les ricanements de la bise diabolique qui les emporte.

Un de ces anarchistes, inclus dans les bras d’un fauteuil, au coin de la
cheminée où du coke crépite, pérore en étirant les fils d’une
dialectique coriace:

--Moi, je pense qu’en aucun cas nous ne devons nous grouper pour une
action commune. Je n’admets pas que l’individu se contraigne, même
pendant une demi-heure, à une entente qui restreindrait son initiative.

Cet homme libre, nommé Jean Sucre, s’est rendu l’esclave des mille
peines qu’il prend pour s’assurer que personne ne l’influence. Une raie
prétentieuse partage sa chevelure. Glabre et blondasse, il parle d’une
voix tranchante sans détourner les yeux de la cigarette que pétrissent
le pouce et l’index de sa main gauche.

Jules Greive, ex-cordonnier devenu l’apôtre du Rien dans une feuille qui
se veut le _Moniteur de l’Anarchie_, tête ronde et rase, face adipeuse
que coupe une moustache en brosse de caporal-clairon trois fois rengagé,
proteste. S’étant donné la mission de maintenir la pureté de la
doctrine, il n’admet pas qu’on empiète sur son domaine.

--Moi non plus, rétorque-t-il, je n’entends pas qu’on restreigne les
initiatives. Seulement, si plusieurs camarades se sont mis d’accord pour
un acte de propagande, qui les empêche de manœuvrer ensemble, le temps
d’obtenir un résultat? Bien entendu, personne ne commanderait, et
aussitôt le but atteint, le groupe se dissoudrait afin d’éviter tout ce
qui ressemblerait à une organisation permanente.

Un troisième, maigre et long, serré dans une guenille, qui fut une
redingote noire, objecte:

--Et si pendant que le groupe agira, il vient à l’un de ses membres une
conception nouvelle touchant le moyen de réussir, l’expulsera-t-on ou le
suivra-t-on?

--Pas du tout, répond Greive, ceux qui seront d’avis que son idée est
bonne l’aideront, les autres poursuivront le projet primitif.

Sucre ricane:

--Et si sur dix individus, supposons, dont se composera le groupe, il y
en a neuf qui, en cours d’exécution, changent d’avis, que fera-t-on?

--Chacun tirera de son côté, affirme Greive, mais il n’est pas probable
que les choses en viennent là.

--Oh si, au contraire, c’est très probable. Et nous en avons fait
l’expérience chaque fois que nous avons tenté de nous grouper. J’en
reviens donc à ce que j’ai dit: que chacun travaille de son côté, à
démolir la patraque sociale. Après, on verra... D’ailleurs, Greive, je
m’étonne que tu me contredises, toi qui passes ta vie à excommunier
quiconque parle d’organisation.

Désarçonné, Greive chercha une échappatoire:

--Dans la société future... commença-t-il.

--Pardon, laissons la société future en repos. Ni toi, ni moi ne savons
comment elle se comportera...

--Occupons nous du présent, s’écrie un quatrième interlocuteur qui,
trapu et hirsute, faisant clignoter ses petits yeux vairons bordés de
rouge, multiplie les signes d’impatience, depuis quelques minutes.

Charles intervient:

--Vous rappelez-vous de quoi il était question? demande-t-il du ton le
plus calme.

Tous durent faire un effort pour s’en souvenir. Il en allait toujours de
même. Ils commençaient par délibérer sur une donnée plus ou moins
positive. Puis leur penchant à l’abstraction reprenait bientôt le dessus
et c’étaient alors des bavardages infinis où chacun, sûr de soi, visait
au penseur.

Les voyant embarrassés, Charles ne put s’empêcher de sourire. Éclaircie
brève car sa physionomie reprit immédiatement l’expression de tristesse
qui lui était coutumière.

Cependant Jourry, l’homme aux yeux rouges, dit d’une voix sourde et
comme à regret:

--Il s’agissait de fabriquer des bombes.

Les autres se taisaient, évitant de se regarder comme si les images de
meurtre évoquées par cette phrase leur eussent causé du malaise.

--C’est Chériat qui a proposé cela, dit Sucre avec une sorte de
répugnance.

Le maigre à la redingote minable se dressa. Avançant sa mâchoire
prognathe où se clairsemaient des dents ébréchées, il proféra:

--Parfaitement, c’est moi. Voilà plus de dix ans que nous n’avons fait
danser les bourgeois sur l’air de la dynamite. Depuis que les
parlementaires ont voté leurs fameuses lois de répression, les
anarchistes se tiennent cois: ils ont peur. Mais moi, j’en ai assez de
crever de faim. Mourir pour mourir, je veux me venger de cette ignoble
société.

Or, les babillards de tout à l’heure gardaient de plus en plus le
silence. Cette invitation trop nette à l’assassinat les gênait. Ils
voulaient bien argumenter, à perte de salive, sur les bienfaits du
terrorisme. Ils n’éprouvaient point de scrupule à verser l’esprit de
révolte dans les cervelles obtuses de la plèbe. Mais tout acte décisif,
qui les aurait sortis du monde de chimères où ils se cloîtraient, leur
était importun. Puis des arrière-pensées, plus personnelles, ne
laissaient pas de les retenir.

--Tu vas trop vite, Chériat, dit enfin Greive, tu oublies qu’au temps de
Ravachol et de Vaillant, le peuple ne nous a pas compris. Au lieu de se
soulever comme nous l’espérions, il s’est mis contre nous avec les
bourgeois. Nous devons lui inculquer les principes...

Mais le maigre, plein d’amertume:

--Quels principes? Je n’en connais qu’un seul: tout jeter par terre. Et
puis est-ce que tu te figures, par hasard, que les ouvriers lisent tes
articles! Ah! là, là, les boniments du compagnon Greive sur
l’individualisation de la solidarité!... Ils aiment mieux un bon de
soupe. Et toi, Jourry, avec ta manie de coller des étiquettes
subversives dans les vespasiennes, tu t’imagines préparer la révolution?
Non, ce que je me tords quand je découvre un de tes petits papiers! Et
toi, Sucre, qui donnes des conférences, à l’université populaire de la
rue Mouffetard, sur l’esthétique du Vinci! Demande donc un peu aux
chiffonniers et aux apprentis-tanneurs de ton auditoire leur opinion sur
le sourire de la Joconde. Ils te répondront qu’ils s’en fichent
éperdument. Paie-leur une absinthe--sans sucre. Ce sera plus sérieux que
de les scier avec tes tirades sur «le relèvement du peuple par la
compréhension des chefs-d’œuvre». Rien qu’à répéter cette baliverne dont
tu te gargarises, si volontiers, je sue, ma parole.

A cette apostrophe, Sucre haussa dédaigneusement les épaules. Mais les
deux autres se sentaient piqués au vif. Heureux du prétexte que Chériat
leur fournissait de jaboter, ils s’épandirent en un flux de mots vagues.
Greive soutenait que la théorie c’est de l’action. Il préparait,
disait-il, un agrégat évolutif où les besoins individuels se
proportionnaliseraient aux contingences communautaires. Trouant cet
opaque galimatias de cris vindicatifs, Jourry vantait ses travaux et
soutenait qu’il faut instruire le peuple par endosmose, vocable qu’il
avait cueilli dans un traité de vulgarisation à bon marché et dont il
aimait à s’emplir la bouche.

Naguère Chériat aurait pris part à la logomachie car bourdonner dans le
vide avait été l’un de ses plus intenses plaisirs. Mais la misère
l’éprouvait si fort depuis quelques mois que les hurlements de son
estomac lui avaient presque rendu le sens de la réalité. Il détestait
ses contradicteurs à les considérer gesticulant et lâchant des cascades
de niaiseries pompeuses. Surtout l’air de mépris supérieur affecté par
Jean Sucre l’exaspérait.

--Vous êtes des fantoches, déclara-t-il, tandis que Greive et Jourry
reprenaient haleine. Pas un de vous n’oserait appliquer la doctrine
qu’il prêche. Tant qu’il s’agit de déclamer sur des tréteaux de réunions
publiques, on vous trouve. Mais si l’on vous proposait seulement de
desceller un pavé pour construire une barricade, vous vous enfuiriez par
delà les antipodes... Eh bien, moi, je vous mettrai au pied du mur. Oui
ou non, êtes-vous disposés à fabriquer quelques bombes et à me procurer
un asile lorsque je les aurai jetées dans des endroits que je sais bien?

Ils ne répondirent pas tout de suite. C’est que les perspectives
ouvertes par ce frénétique ne les enthousiasmaient guère. Jourry et
Greive avaient goûté de la prison lors des explosions anciennes et ils
ne tenaient pas à réitérer. Le premier devenu propriétaire d’un petit
restaurant recommandé par la C. G. T. s’était fait une clientèle
d’ouvriers appartenant aux divers syndicats parisiens. Il vivotait
paisiblement parmi les ragoûts, les vins frelatés et les discours
emphatiques. Affronter les descentes de police, risquer la fermeture de
sa gargotte lui semblait superflu. Le second tirait des ressources de
son journal. Il ne voulait pas que des violences intempestives le
fissent supprimer. Puis il s’était arrangé une existence douillette
entre deux vieilles folles qui, le prenant pour un Messie, lui
prodiguaient les jus de viande et les gilets de flanelle.

Quant à Sucre, c’était un oisif, muni de quelques rentes. Il trouvait
amusant d’ébahir sa famille par ses propos libertaires. Il jouait à
l’anarchiste comme certains de ses pareils collectionnent des
timbres-poste ou pêchent à la ligne. Mais il se souciait peu de subir
les tracasseries et les perquisitions que lui attirerait cet agité, s’il
favorisait sa rage destructive.

Tous trois n’entendaient cependant point passer pour des tièdes. Ils
s’irritaient à l’idée que Chériat, ce pion chassé de vingt collèges
parce qu’il avait tenté d’inculquer l’anarchisme à ses élèves, ce fruit
sec de tous les concours qui posait au génie méconnu, allait plus loin
qu’eux dans la logique révolutionnaire.

--J’ai fait mes preuves, dit Greive, j’ai passé trois ans à Clairvaux.
J’ai le droit de m’abstenir parce que je juge que le peuple n’est pas
encore mûr pour comprendre la beauté de l’action directe.

--Tu es gras et tu manges tous les jours, répondit Chériat, moi, je
passe souvent vingt-quatre heures sans rien dans le ventre. Mes festins
sont des fonds de gamelle aux portes des casernes ou des épluchures aux
halles.

Sucre pontifia

--Quand viendra _le grand soir_, je serai là. Je brandirai la torche et
la hache. Mais il est trop tôt: je me réserve pour parfaire
l’émancipation morale de l’individu.

Et Chériat riposta

--Tu t’emmitoufles dans des paletots rembourrés d’ouate. Moi je grelotte
sous des haillons troués.

Alors Jourry, soupçonneux comme un Jacobin de la bonne époque, brailla:

--Tu n’es qu’un agent provocateur!

Chériat verdit sous l’outrage et leva la main pour frapper. Mais, se
maîtrisant soudain, il se contenta de désigner son corps réduit à l’état
de squelette et de dire d’un ton d’ironie amère:

--Oui, n’est-ce pas, ce sont les subventions de la Préfecture qui
m’arrondissent la panse?

Un peu honteux de leur égoïsme, les autres blâmèrent Jourry qui, sentant
lui-même qu’il était allé trop loin, s’excusa d’une phrase bourrue.

Charles, qui n’avait pris aucune part à la querelle et gardait
l’attitude lointaine d’un homme hanté d’une idée fixe, intervint:

--Que décidez-vous? demanda-t-il comme s’il se réveillait d’un songe.

Ils se regardèrent embarrassés, cherchant des mots lapidaires pour se
ménager une sortie sans conclure. Vidés par deux heures de diatribes
incohérentes, ils ne purent rien trouver.

Enfin Greive:--J’étudierai la question.

Et Sucre:--Je verrai.

Et Jourry:--Je réfléchirai.

--Allez au diable, leur jeta Chériat entre deux quintes d’une toux
convulsive qui, depuis quelques minutes, lui déchirait la poitrine. Il
porta son mouchoir à sa bouche puis le montra teint de rouge.

Ils n’allèrent pas au diable, _puisqu’ils y étaient déjà_, mais ils
prirent congé à la hâte tant le spectacle de ce malheureux, pareil à un
reproche vivant leur était indigeste.

En tête-à-tête avec Chériat et sans écouter les injures que celui-ci
prodiguait aux fuyards, Charles alla vers une console encombrée de
bibelots. Il y choisit une sphère en bronze de la grosseur d’une orange,
puis revint à la cheminée où Chériat suffoquant s’adossait. Il la fit
sauter deux ou trois fois dans sa main comme si c’eût été une balle
d’enfant.

Cet étrange joujou intrigua le réfractaire:

--Qu’est-ce que c’est que ça? demanda-t-il.

--Une bombe, répondit tranquillement Charles.

Puis comme l’autre qui parlait volontiers d’engins explosifs, mais qui
n’en avait jamais vu, écarquillait les yeux, il remit l’objet en place
et dit, sans paraître remarquer la surprise de son ami:

--Sortons; je t’emmène dîner chez Foyot.

Chériat montra ses guenilles d’un geste qui signifiait qu’elles feraient
tache dans ce temple de la cuisine bourgeoise.

Mais Charles lui prit le bras et l’entraîna dans l’escalier:

--Peuh! nous prendrons un cabinet, déclara-t-il.

Et tout en descendant les marches il fredonnait, d’un gosier railleur,
le refrain de la chanson que le rhapsode Paul Paulette composa sur l’air
de cette romance illustre, _le Temps des Cerises_:

    Quand nous en serons au temps d’Anarchie,
    La joie et l’amour empliront les cœurs...




CHAPITRE IV


M. Auguste Mandrillat attendait son fils en réfléchissant aux moyens de
le remettre dans cette voie du radicalisme profitable où lui-même
florissait. Grâce à une contre-enquête menée par l’un des jeunes
arrivistes qui gravitaient autour de sa lourde personne, il s’était
assuré que Charles ne se compromettait pas au point qu’il fallût le
traiter en trouble fête dont on réprime les écarts. D’abord Legranpan
avait exagéré, sans doute dans le dessein de terrifier méchamment le
Vénérable. Charles avait, il est vrai, publié naguère trois articles
virulents dans la feuille que dirigeait Greive. Mais il n’avait discouru
qu’une seule fois devant un quarteron d’anarchistes. Enfin, il n’avait
introduit aucun révolutionnaire au domicile paternel, puisqu’il habitait
de l’autre côté de l’eau et que lorsqu’il venait, de loin en loin,
boulevard Haussmann, il était toujours seul.

Tout se réduisait donc à des fredaines de politicien en herbe, à des
pétarades de poulain qui caracole dans les prés défendus mais qui,
lorsque l’appétit lui viendra, se laissera docilement attacher au col
une pleine musette d’avoine budgétaire.

Et puis Legranpan avait-il qualité pour se montrer aussi pointilleux?
Deux de ses ministres n’étaient-ils pas des socialistes apprivoisés qui,
la veille encore, préconisaient la crosse en l’air dans l’armée et la
grève générale dans les syndicats? Ce couple n’encombrait-il pas les
bureaux de collectivistes chargés, pour toute besogne, de maintenir la
popularité de leurs patrons parmi les faubourgs?

Eh bien donc, si le président du conseil revenait à la charge,
Mandrillat ne s’interloquerait plus et saurait de quelle façon lui
retourner ses sarcasmes. Quant à Charles, il avait préparé, croyait-il,
de quoi le convaincre qu’il y a temps pour tout. Certes, il trouvait à
propos qu’un débutant dans l’art d’illusionner le travailleur se
badigeonnât de socialisme, la mode y portant. Mais prendre au sérieux
les déclamations sur la justice sociale que «le progrès des lumières»
oblige de servir à la foule, non pas. Si son fils montrait quelque
scrupule, il feindrait la bonhomie et le traiterait en cadet sans
expérience qu’une douce réprimande, enguirlandée de promesses, ramènera
dans le giron de la République d’affaires.

Dès que, prévenu par sa mère, le jeune homme entra, le Vénérable prit
une mine joviale pour lui serrer la main et entama tout de suite le
propos qu’il avait combiné:

--Ah! Ah! mon garçon, il paraît que nous faisons nos farces? Nous voilà
bien vu par les citoyens de la Sociale et nous trépignons sur ce pauvre
ministère... Je comprends, je comprends. Moi, à ton âge, je taquinais
l’Empire et c’était le bon temps. Mais aujourd’hui, nous tenons la
République et il est bon de consulter les vétérans pour savoir d’où le
vent souffle, avant de hisser sa voile...

Et le papa Mandrillat t’a fait venir tout exprès afin de t’orienter
comme il sied. Tu comprends qu’il serait par trop bête de ne pas nous
entendre. Passe pour tes articles dans le _Moniteur de l’anarchie_,
passe pour ton discours au picrate de la salle Joblin--tu vois que je
suis au courant de tes équipées--mais il ne faut pas que, sous prétexte
de fusiller les préjugés, tu tires dans les jambes à ton père.

Il s’interrompit pour vérifier l’effet produit. Or, Charles ne bronchait
pas. N’ayant jamais rien caché de ses actes, il ne s’étonnait pas que le
Vénérable en fût informé. D’autre part, il connaissait trop son égoïsme
pour admettre qu’une tendresse anxieuse, une sollicitude réelle
inspirassent ces effusions papelardes. Ou l’on avait besoin de lui ou il
entravait son père au cours de quelque intrigue. Dans l’une ou l’autre
occurrence, son parti était pris. Aussi fut-ce avec le plus grand calme
qu’il répondit:

--En effet, je suis anarchiste. Y voyez-vous un inconvénient?

A part soi, Mandrillat s’ébahit de ce ton placide. Toi, pensa-t-il, tu
veux m’épater, mais tu n’es pas de force. Assurant son masque
d’indulgente cordialité, il reprit:

--Anarchiste, moi aussi parbleu; au fond, nous le sommes tous...

... C’est l’avenir, cela, le bel avenir. Un idéal superbe, je ne dis pas
le contraire. Mais il est besoin d’aller pas à pas et de ne pas risquer
la culbute par trop de précipitation. Nous voulons le bonheur du peuple,
c’est entendu, mais sans nous emballer. Ainsi, regarde Legranpan; ses
livres sont des cantiques à la gloire de l’humanité libre. Cela ne
l’empêche pas de montrer de la poigne quand les mineurs ou les vignerons
se mutinent...

--Et d’incarcérer ou de faire sabrer ceux qui appliquent ses théories,
interrompit Charles.

--Oui, sans doute, c’est un peu vif. Mais que veux-tu? La politique a
parfois des nécessités pénibles. Et puis il y a un tas de meneurs qui
voudraient bien nous chiper le pouvoir. Pas de ça, démagogues, la place
est bonne: nous entendons la garder.

Il éclata d’un gros rire qui tintait comme un sac d’écus remué. Charles,
cependant, restait impassible, n’estimant pas qu’il y eût lieu de
s’égayer. Puis comme son père reprenait son sérieux, il demanda:

--Est-ce pour me dire cela que vous m’avez fait venir?

--Non, non, c’était d’abord pour te mettre en garde contre les
imprudences de conduite et surtout pour te proposer quelque chose de
pratique. Je comprends bien quel était ton but lorsque tu t’es mis à
jouer de la révolution dans les milieux ouvriers. Tu visais, n’est-ce
pas, un mandat de député dans une circonscription rouge. Mais, je te
l’assure, cela devient de plus en plus difficile: il y a tellement de
concurrence! Tu risques d’être évincé par un plus adroit que toi. Tu me
citeras Briais. En effet, il a réussi l’escamotage. Le voilà ministre
après avoir marivaudé, pendant toute sa jeunesse, avec les anarchistes.
Mais toi, ton cas est différent: tu es le fils de Mandrillat, pilier du
radicalisme. Si tu veux m’écouter, je me charge de te procurer une
position sans que tu aies besoin de te déguiser en sectateur de
Bakounine. Laisse-moi faire et je te garantis qu’il ne se passera pas
beaucoup de temps sans que tu palpes les quinze mille balles. Une fois
député, tu seras mon lieutenant et tu verras les bons coups que nous
ferons ensemble en roulant les imbéciles.

--Que faut-il entreprendre? demanda Charles qui, pour des raisons à lui
connues, voulait que son père dévoilât entièrement ses projets.

Mandrillat crut la partie gagnée. Il prit le ton confidentiel d’un
Clopin Trouillefou révélant à un néophyte les tours les plus propres à
berner les bonnes gens qui font confiance à la République.

--Voici comment nous allons procéder. D’abord, je te fais entrer dans la
maçonnerie. J’aurais dû y penser depuis longtemps, mais je suis si
occupé que, ma foi, j’avoue ma négligence. Donc je t’affilie à la Loge
que je préside: _le Ciment du Bloc_; c’est une des plus nombreuses et
peut-être la plus influente. Dès que tu es initié, tu prends
connaissance des fiches que nous possédons non seulement sur tous les
fonctionnaires, mais sur le clergé, la noblesse, les commerçants, bref
sur quiconque nous paraît susceptible de déterminer des votes dans un
sens qui soit favorable ou hostile à nos protégés. Tu choisis ou plutôt
je t’indique un département facile à aiguiller dans le sens qui nous
importe. Il faut te dire que nous avons institué des délégués qui
surveillent la province au point de vue électoral. Ce nous est très
précieux pour maintenir les populations dans le devoir républicain. Tu
t’installes au chef-lieu et tu t’y fais reconnaître par la Loge de
l’endroit. Officiellement tu es chargé de réunir des chiffres pour le
service de statistique au ministère du commerce. Je te ferai donner les
pouvoirs nécessaires. Tu interroges adroitement l’un, l’autre, tu tires
les vers du nez aux fournisseurs des gens riches, tu suis de près les
manigances des prêtres; tu notes les zélés, les tièdes, les
indifférents. Tu te défies de tout le monde, même de nos frères, car il
y en a beaucoup parmi eux qui, se posant en anticléricaux fougueux,
tolèrent néanmoins que leurs femmes pratiquent. Tu gardes toujours l’œil
ouvert sur les officiers: rien de plus suspect que ces traîneurs de
sabre, même lorsqu’ils se disent radicaux. Tu relèves les conversations
et les mœurs publiques ou privées des réactionnaires les plus
incoercibles comme celles des énergumènes de la Sociale. Enfin tu vois
tout, tu te renseignes sur tout. Et, chaque semaine, tu nous adresses un
rapport où tu as consigné tes observations; tu y joins les papiers
compromettants que tu tâcheras de subtiliser aux personnages qu’il nous
est utile de tenir sous notre coupe.

--En somme, résuma Charles, j’acquiers des titres à rédiger le manuel du
parfait mouchard.

--Mais non, mais non, tu emploies des mots vraiment singuliers... Il ne
s’agit pas d’une besogne policière. On te demande seulement de remplir
le devoir d’un bon citoyen en mettant ceux qui gouvernent la République
à même de déjouer les complots des réactionnaires et des cléricaux.

--Soit, et après?

--Lorsque tu as pris pied quelque part, tu poses des jalons pour ta
candidature à la Chambre. A ce propos, je t’engage à choisir une région
sucrière. Les électeurs y sont fort maniables, pourvu qu’on leur parle
sans cesse de protéger, d’encourager, de subventionner l’industrie qui
les fait vivre. Tu te voues donc à la betterave. La betterave ouvre et
ferme tous tes discours. Si tes concurrents cherchent des diversions, tu
leur clos la bouche en y introduisant la betterave fatidique. Il faut
que cultivateurs, gérants de râperies, entrepreneurs de charrois ne
puissent penser à toi sans te voir occupé à serrer une betterave sur ton
cœur. Ta profession de foi se ramène à ceci que la betterave constitue
le palladium de la France... En outre, tu te présentes comme
radical-socialiste. Cela c’est essentiel: c’est comme si tu te disais à
la fois conservateur en ce qui regarde la propriété et révolutionnaire
en ce qui concerne les idées. Tu amalgames de la sorte la sympathie des
bourgeois qui souffrent tout à condition qu’on leur garantisse une
digestion paisible et les suffrages des ouvriers qui s’imaginent que ton
étiquette signifie la journée de deux heures avec des salaires
monstrueux et la course en quatrième vitesse vers le paradis terrestre.
Si durant tes tournées, tu tombes dans un endroit où le clergé garde,
par hasard, quelque prestige, tu lui assènes sur la tonsure une série
d’arguments des plus topiques... Oh! tu n’as pas besoin de te surmener
l’intellect pour cela. Tu n’as qu’à déballer la ferblanterie habituelle:
les ténèbres du Moyen Age, Galilée, la révocation de l’Édit de Nantes,
les manœuvres des Jésuites pour rétablir l’inquisition... Rien de plus
facile et cela prend toujours. Ainsi ton programme tient tout entier
dans ces quatre points: vénérer la betterave, affirmer aux propriétaires
que tu resteras fixe dans la défense de leurs intérêts, jurer au peuple
que tu galoperas sur la route des réformes et manger du curé. Et je
réponds de ton élection: une fois nommé, tu ne peux pas te figurer
jusqu’où tu iras, surtout étant dirigé par moi. Si je t’énumérais tout
ce que nous entreprendrons, j’en aurais pour jusqu’à demain.

--Donnez-moi quelques exemples, dit Charles.

--Hé, il y a cent rubriques! Mais une démarche essentielle, c’est de
faire alliance avec les Juifs... Ah mon ami, la Juiverie, quelle mère
pour nous! Elle tient l’or, comprends-tu, et l’or, c’est tout... Eh
bien, qu’en penses-tu, dois-je te mettre le pied à l’étrier?

Il s’attendait à un débordement d’enthousiasme. Mais Charles se taisait.
Il s’était accoudé à un guéridon et baissait la tête comme pour
dissimuler au Vénérable l’expression de sa physionomie.

Tous deux formaient le plus étrange contraste. Le père, haut sur jambes,
ventripotent, exubérant, la figure gonflée d’astuce et comme éclairée
par un reflet de cet or divin dont il venait d’évoquer les magies. Le
fils, petit de taille, presque chétif, le teint mat et les lèvres
minces. Ses yeux très noirs demeuraient impénétrables sous un front
bombé que partageait la ride verticale des méditatifs et que surmontait
une sombre chevelure aux mèches désordonnées. Et comme ses mains pâles
qu’attachaient des poignets délicats s’opposaient aux métacarpes velus
et spoliateurs de son père! Que pouvait-il y avoir de sympathie entre ce
gros homme remuant et sonore et ce frêle garçon muré dans le silence?

Cette réserve embarrassa d’abord Mandrillat puis ne tarda pas à
l’irriter. Depuis ses succès, il s’était accoutumé à ce qu’on pliât
devant lui et à ce qu’on approuvât ses dires les plus saugrenus. La
rêverie taciturne où se retranchait son fils lui parut l’indice d’une
rébellion. Déposant donc les formes captieuses auxquelles il venait de
s’astreindre à grand’peine, il dit brusquement:

--Tu te tais! Ah çà, j’espère que tu ne prétends pas te galvauder
davantage en compagnie des voyous de la Sociale? Je t’avertis que je ne
le tolérerais pas. Que décides-tu? Fais-moi le plaisir de répondre sans
barguigner.

Charles voulut éviter une querelle. A quoi bon laisser voir à son père
que ses propositions l’écœuraient? Témoigner du dégoût eût été fort
superflu, car une douloureuse expérience lui avait appris que Mandrillat
rangeait les scrupuleux dans cette catégorie d’honnêtes gens qu’il
appelait des imbéciles. Il n’aurait pas compris non plus qu’on refusât
d’entasser des sacs d’or ignominieux sous le patronage des Juifs. Une
seule chose importait: garder sa liberté, en obtenant de son père qu’il
se souciât aussi peu de lui que par le passé.

--Vous n’avez plus à craindre, fit-il enfin, que je nuise à vos
opérations par mes rapports avec les socialistes. Il y a longtemps que
j’ai cessé de fréquenter leurs réunions et je n’ai pas envie de
recommencer. Je puis également vous promettre qu’on ne lira plus ma
prose dans la feuille révolutionnaire qui vous inquiète. N’est-ce pas,
ce que vous désirez avant tout, c’est que je ne compromette pas votre
nom? Eh bien, vous serez satisfait.

Mandrillat se rassérénait:

--A la bonne heure, s’écria-t-il, mais tu ne me dis pas si tu es disposé
à travailler au bien de la République sous ma direction. Voyons, faut-il
que je mette les fers au feu?

--Excusez-moi: je ne me sens pas apte à jouer le rôle que vous désirez
m’attribuer. Dispensez-moi de vous donner mes raisons; je crains que
vous ne les admettiez pas. Nous n’avons peut-être pas la même manière
d’envisager la politique radicale, ajouta-t-il d’un ton où, malgré lui,
perçait quelque ironie.

Il se reprit immédiatement et continua:

--Je ne saurais me montrer pratique comme vous l’entendez. Supposez que
je suis un rêveur ou, tenez, plutôt, un homme qui prend son temps pour
agir mais qui, une fois déterminé, ira droit au but avec la précision
d’un obus dont un pointeur expert aurait calculé la trajectoire.

Comme il articulait cette dernière phrase, un feu si lugubre éclaira ses
prunelles que Mandrillat eut presque peur. Quelles pensées redoutables
s’agitaient dans cette cervelle? Il n’osa se le demander. Une atmosphère
tragique venait soudain de se créer entre le père et le fils.

D’instinct le Vénérable tenta de réagir:

--En voilà une comparaison! Ma parole, tu me montres une figure...
diabolique. Enfin, est-ce que tu as abandonné tes travaux d’histoire? A
quoi t’occupes-tu en ce moment?

Charles eut un sourire ambigu pour répondre:

--Je fais de la chimie... métallurgique.

A ce coup, Mandrillat s’épanouit:

--Très bien, très bien, s’écria-t-il, je parie que tu veux opérer sur
les machins, les choses, les moteurs? Excellente idée. Tu peux compter
sur moi, le cas échéant, pour la commandite... Mais ne peux-tu pas
m’indiquer à grands traits, là, en trois mots, de quoi il retourne? Je
te donnerais peut-être un bon conseil.

Charles secoua négativement la tête:

--Personne ne saurait me conseiller... Tout ce que je puis vous dire,
c’est qu’il s’agit d’une... projection qui fera beaucoup de bruit.

Mandrillat était tout à fait rassuré:

--Ah! sournois, dit-il en se frottant les mains, tu crains que papa te
chipe ta trouvaille... A ton aise, à ton aise, garde ton secret. Tu me
mettras au courant quand tu le jugeras à propos.

--Vous n’aurez pas lieu de me reprocher que j’ai agi en cachette quand
le moment sera venu de manifester ma... découverte.

--Allons, je vois qu’il faut te laisser la bride sur le cou... Marche,
mon garçon. Seulement, il est bien convenu que tu cesseras de faire
risette à la Sociale. Sinon, je me fâche et, alors, gare la bombe!

--Vous avez raison: gare la bombe, répéta Charles, avec un rire sec qui
exprimait tout ce qu’on voudra sauf de la gaîté.

--Tope là, nous sommes d’accord. Et maintenant tu restes à déjeûner avec
ta mère et moi?

--Impossible: je suis attendu.

--Par quelqu’un d’important?

--Par un chimiste... occasionnel, dit Charles qui pensait à Chériat,
malade chez lui et au lit depuis la veille.

--Ah! ah! quelque inventeur... Tâche de le rouler et surtout, ne manque
pas de prendre le brevet à ton nom.

--Je prendrai tout à mon nom, affirma Charles en gagnant la porte et
sans paraître remarquer la main que son père lui tendait.

Quand il fut sorti, Mandrillat resta quelques minutes immobile, à
réfléchir. Si figé qu’il fût dans son égoïsme, il avait l’obscure
intuition que «la chair de sa chair» souffrait profondément. On a beau
être un agioteur fouillant d’une griffe avide les ruines d’une société,
on garde toujours un peu de faiblesse humaine.

Ce jeune homme, qu’on devinait si ardent sous ses apparences de
froideur, c’était son fils--après tout! Eh quoi, ils avaient dialogué
comme deux étrangers, sans échanger le moindre mot d’affection. Une
lourde tristesse s’apesantit sur son cœur.--Il la secoua, du reste,
aussitôt.

--Bah! se dit-il, de deux choses, l’une: ou bien c’est un chimérique qui
vit dans ses rêves et qui ne sera jamais bon à rien. J’aimerais mieux
qu’il tînt de moi. Mais s’il lui plaît de fainéanter, ma fortune me
permet de l’entretenir sans exiger qu’il me serve. Ou bien, il croit
nécessaire de se prouver son indépendance en manœuvrant tout seul.
Lorsqu’il aura battu la campagne en long et en large, il me reviendra.
Je pourrai alors l’utiliser. En tout cas, je suis maintenant certain
qu’il ne me gênera plus... Allons, laissons couler un peu d’eau sous les
ponts. Je prévois que d’ici trois semaines, ce vieux farceur de
Legranpan présidera mon banquet.




CHAPITRE V


Cette entrevue qu’il vient d’avoir avec son père suscite en Charles une
houle d’idées sombres. Suivant les rues qui le ramènent à son logis, il
se rappelle ce qu’il a souffert depuis le jour où il prit, pour la
première fois, conscience de lui-même. Elle ressuscite, dans une clarté
morose, son enfance soumise à des pédants qui lui inculquaient, d’une
voix ennuyée, des bribes de savoir coriaces. On l’avait bourré de
notions hétéroclites d’après les «plus récentes découvertes de la
science» et on l’avait, par-dessus tout, mis en garde contre la morale
chrétienne. Il avait, de la sorte, appris que l’Église exploite
l’humanité en lui serinant des fables absurdes et en l’affolant par la
menace d’un croquemitaine surnommé Dieu. Quant aux prêtres, ils
constituaient, lui affirma-t-on, une association de malfaiteurs dont la
République avait pour objet principal de déjouer les ruses et de
réprimer les brigues.

L’histoire lui fut accommodée à la sauce Aulard. On lui enseigna que la
Révolution avait inauguré une ère de bonheur universel où bientôt tous
les citoyens occuperaient leur existence à festoyer parmi des
victuailles sans cesse renouvelées et des ruisseaux de vin. Lorsqu’il
demanda quelle entité miraculeuse présidait à l’évolution vers cette
godaille infinie, on lui répondit que c’était le Progrès. Il salua
respectueusement l’idole mais ne put s’empêcher de remarquer que nul
indice n’apparaissait de l’âge d’or promis aux capacités digestives de
ses contemporains; et il s’enquit des paroles magiques grâce auxquelles
s’accomplirait le bienheureux sortilège. On lui montra la devise:
_liberté, égalité, fraternité_, peinte sur toutes les murailles. Il
l’admira beaucoup mais, dans le même temps, il constata plusieurs
choses, et entre autres celles-ci: qu’il y avait des gens coupables de
ne point posséder de domicile et que, pour ce fait, on les fourrait en
prison; que si le bulletin de vote d’un savetier, à peine sûr de son
alphabet, équivalait au suffrage d’un marchand d’escarpins en gros muni
de diplômes, le premier se nourrissait de charcuterie arrosée
d’absinthe, tandis que le second combinait sur ses menus ce que les
règnes végétal et animal offrent de plus savoureux. Il objecta aussi
qu’au collège, les plus forts rossaient les plus faibles,
particulièrement les jours où ceux-ci avaient conquis les premières
places par des dissertations où les immortels principes de 89 et
l’adoucissement des mœurs étaient célébrés. Ensuite de quoi, il
soupçonna que les mots fétiches: _liberté, égalité, fraternité_
impliquaient, peut-être, des blagues.

Il soumit ce fruit de ses observations à son pédagogue qui se fâcha tout
rouge, le traita de raisonneur et lui ordonna de copier vingt fois la
liste des Droits de l’Homme.

Charles fut dérouté car, depuis son sevrage, on lui prescrivait, comme
l’article capital des Droits de l’Enfant, l’exercice de sa raison.

Néanmoins, il rédigea le pensum, le remit à son Mentor, puis se risqua
timidement à demander pourquoi l’état de guerre subsistait entre les
peuples, étant donné que divers philanthropes leur conseillaient la paix
avec une persévérance touchante. Il lui fut alors certifié que c’était
là un vestige des époques barbares qui ne tarderait pas à disparaître
sous l’influence de la télégraphie sans fil, des ballons dirigeables et
des discours prononcés à La Haye par un certain Pot dit Latourelle des
Brisants.

Quoique mal convaincu, il cessa d’interroger. En récompense, des
Plutarques, spéciaux pour ce genre d’apologie, lui vantèrent les
Phocions et les Aristide qui avaient fondé la République ou qui la
maintenaient. On lui forma un Panthéon où l’affable Robespierre
voisinait avec Marat, ce doux médecin, un peu trop enclin à la saignée,
mais si brillant des flammes généreuses du jacobinisme.

On lui dénombra les vertus des législateurs de 48; on lui signifia
notamment d’avoir à vénérer l’illustre Glais-Bizoin. Vinrent ensuite les
héros engendrés par Marianne troisième, surtout ces incomparables
Sémites: Crémieux qui sauva la France en émancipant les Juifs d’Algérie
et Gambetta, venu de Gênes tout exprès pour proférer le cri sublime: Le
cléricalisme, voilà l’ennemi!

Enfin, pour couronner tant de beaux enseignements, pour bien lui prouver
que la métaphysique allemande était la plus propre à former le cœur et
l’intelligence d’un jeune Français, on alla jusqu’à Kœnisberg gratter la
carcasse de Kant afin d’en extraire ce précepte: Charles devait toujours
se conduire de façon à ce que ses actes pussent servir d’exemples et lui
mériter l’approbation d’une divinité mystérieuse qui acceptait le
sobriquet d’Impératif Catégorique.--Ayant rempli leur tâche, les
pédagogues se retirèrent, comblés de certificats élogieux. Et Charles
inaugura sa jeunesse par la publication, à ses frais, d’un
dithyrambe--en vers libres comme il sied--où, paraphrasant des dires
célèbres, il exalta la révolte de l’individu contre les lois oppressives
et la proclama le plus saint des devoirs.

C’était, du reste, la première fois de sa vie qu’il employait le mot de
_devoir_. Jusqu’alors on ne lui avait parlé que de droits. L’antithèse
entre tous ces droits dont on l’avait imbu et ce devoir qu’il venait de
se découvrir fut, pour lui, pleine de charmes.

Cette éducation, tout en formules pompeuses et délétères, lui faussa
donc le jugement, sans encore lui endurcir le cœur. Car il souffrit d’un
grand besoin d’affection qui, naturellement, ne trouva pas à se
contenter dans sa famille.

Sa mère était trop absorbée par les compotes et les recettes d’entremets
pour saisir la détresse aux yeux de son enfant. Elle ne sut que lui
donner, du bout des lèvres, quelques froids baisers et lui proposer des
friandises lorsqu’il venait à elle pour quémander un peu d’amour. De son
père, il comprit vite qu’il ne fallait rien attendre: le gros homme
était trop enfoncé dans les sapes et les intrigues. Pendant des
semaines, il ne s’inquiétait de Charles non plus que s’il n’eût jamais
existé ou bien, s’il s’apercevait de sa présence, il lui posait des
questions saugrenues sur ses études, n’écoutait pas les réponses et
s’éloignait après avoir recommandé au précepteur de l’armer contre
«l’obscurantisme».

Charles ne put davantage s’attacher au cuistre desséché qui le
régentait. D’autre part, les mœurs de ses condisciples, bruyants et
vulgaires, voués aux journaux sportifs et aux photographies d’actrices,
lui inspiraient de la répugnance. Refoulé sur lui-même, il prit
l’habitude de sceller au plus profond de son être ses rancœurs et ses
rêves. Il afficha du calme et de la réserve alors qu’en son particulier,
il brûlait d’épancher son âme ardente. Ce volcan sous cette glace le
ravagea au point qu’il devint presque incapable de s’exprimer autrement
que sous une forme ironique. Puis il y avait trop d’écart entre la vie
telle qu’il l’avait espérée et le monde tel qu’il se révélait à lui.

Il ne tarda guère à s’apercevoir que sous ces déclamations à la gloire
de la démocratie dont les échos retentissaient autour de lui, se
dissimulaient de fort laides réalités. Observant les aigrefins jaboteurs
qui écumaient, avec son père, les eaux sales de la politique et de la
finance, leurs vilenies et leurs trahisons, il fut obligé de comparer la
République à un vaisseau monté par des pirates en croisière devant
toutes les embouchures d’où pouvaient sortir des galions.

Le plus âcre mépris à l’égard de ces flibustiers lui corroda le cœur.
Puis il prit en haine cette société bourgeoise, saturée de matérialisme
et qui tolérait, avec une complaisance plus ou moins avouée, leurs
rapines.

Il conçut quelque espoir de reconquérir un idéal, le jour où les
théories anarchistes l’attirèrent. Mais la déception ne tarda point. Il
ne trouva, parmi ces soi-disant redresseurs de torts, que des sots
chimériques ou d’adroits dupeurs de pauvres. Oui, ces Don Quichotte qui
feignaient de partir en chevauchée pour la conquête de la justice,
n’étaient que des Sancho dont le Barataria se symbolisait par des auges
médiocrement pleines d’épluchures, des charabiaïsants turgides comme
Jules Greive, des casseurs de noix vides comme Jean Sucre, de fielleux
débitants de vitriol révolutionnaire comme Jourry.

Cette désillusion nouvelle développa dans l’âme de Charles les instincts
destructeurs éveillés en lui par le contraste entre les sophismes dont
on avait nourri son enfance et les méfaits des politiciens pervers qui
bestialisaient la France sous couleur de la plier aux vertus
républicaines. Il lacéra sans merci les systèmes et les doctrines
auxquels il avait cru quelques moments. Puis quand il les eut réduits en
lambeaux, il éprouva une joie farouche à constater tant de ruines.

--Les hommes, se dit-il, sont des singes obscènes et gloutons mais moi,
est-ce que je leur ressemble?

C’est alors que l’esprit d’orgueil entra en lui et ne cessa de lui
chuchoter de ténébreux conseils:

--Vois, insinuait-il, tu es enfermé dans une caverne sans issue et dont
la voûte de granit s’abaisse, peu à peu, sur ta tête. A palper ceux qui
grouillent à tes côtés, dans l’ombre, tu as vérifié que c’étaient des
animaux difformes. Tu as compris l’incurable sottise de ce troupeau
barbotant. Tu connais l’envers et l’endroit de ce qu’ils appellent le
bien et le mal. Tu n’es pas fait pour étouffer sous les détritus dont
ils encombrent ton cachot. Eh bien, lance la foudre, prouve en frappant
ces ébauches d’humanité que tu leur es supérieur car, sache-le, les
hommes n’admirent que les Maîtres qui les fouaillent.--Ils inscriront
ton nom dans leurs annales et tu seras semblable à un Dieu!...

Charles écoutait avidement la voix insidieuse. Des idées de meurtre se
déversèrent en noires cataractes dans son âme. Il se complut à
s’imaginer tel qu’un dispensateur de cataclysmes, qui, d’un geste de sa
main vengeresse, épouvanterait les peuples.

--Ah! s’écria-t-il, je voudrais allumer la cartouche de dynamite qui
ferait éclater le globe et en projetterait les débris jusqu’aux
étoiles!...




CHAPITRE VI


Dans l’appartement de la place Médicis, on avait garni un divan de
couvertures et d’oreillers de façon que Chériat, arrivé au dernier degré
de la phtisie, pût y rester étendu.

Charles trouva le réfractaire suffoquant ou ne reprenant un peu haleine
que pour proférer, d’une voix enrouée, des malédictions contre le destin
qui le clouait sur ce grabat. Faudrait-il donc mourir sans se venger de
ce Paris où sa vigueur s’était perdue et où son orgueil avait été broyé
sous l’étreinte d’une misère atroce? En phrases hachées, il tâchait de
crier sa rage impuissante mais le sang de ses poumons en loques lui
montait aussitôt à la bouche et le forçait de s’interrompre. Il le
crachait, puis redoublait d’invectives, écartant, d’une main fébrile,
deux visiteurs qui s’efforçaient de le soulager. Dans son délire, il les
accusait de dissimuler sous une feinte compassion la volupté perverse
qu’ils éprouvaient à suivre les phases de son agonie.

C’étaient pourtant deux êtres fort inoffensifs. L’un, le chansonnier
Paul Paulette, avait trop coutume de transmuer en idylles florianesques
les rêveries anarchistes pour se réjouir des souffrances d’un camarade.
L’autre, Louise Larbriselle, possédait un cœur vraiment magnanime: toute
douleur la mettait en émoi, qu’il s’agît de la patte écrasée d’un chien
ou des tourments d’une pauvresse qui n’arrive pas à nourrir sa
progéniture.

Paul Paulette était un petit vieillard, glabre et bedonnant qui, pourvu
d’un minime héritage, le dépensait à faire imprimer des plaquettes où
l’âge d’or promis par les pontifes de la révolution sociale était évoqué
en des couplets nuancés d’azur et de rose, douceâtres et poisseux comme
de l’orgeat. Il fréquentait assidûment les réunions du parti; entre deux
diatribes où l’on avait préconisé l’équarrissage des bourgeois et le
massacre des prêtres, il demandait quelques minutes pour roucouler ses
romances lénifiantes. Il y était affirmé que le temps approchait où
l’humanité, libérée de ses entraves, vivrait en liesse dans des palais
de caramel et parmi des touffes de myosotis toujours refleuries.
Longtemps Paulette s’était imbibé des prophéties redondantes de Victor
Hugo. Les coups de grosse caisse et les fanfares de trombone dont le
poète accompagne ses clameurs à la gloire du dieu Progrès l’avaient
ravi. Surtout il admirait que Hugo eût résolu le problème du paupérisme
en recommandant «d’éclairer la société par en dessous». Mais son
enthousiasme baissa quand il lut et prit au pied de la lettre le vers
des _Châtiments_ où il est déclaré que: «L’on ne peut pas vivre sans
pain.» Cette assertion parut erronée à Paulette car, végétarien d’une
variété particulière, il proscrivait les céréales au même titre que la
viande. Il tenait l’un et l’autre aliment pour nuisibles à la genèse de
l’homme futur tel qu’il l’imaginait. Bien qu’on le bafouât, il soutenait
contre les amateurs de biftecks et de miches croquantes que les
anarchistes arriveraient à une lucidité supérieure s’ils se
nourrissaient exclusivement, comme lui, de soupes au potiron,
d’aubergines au beurre, de navets en ratatouille et de fruits très mûrs.
Serviable, du reste, il partageait ses légumes avec maints faméliques.
Tandis qu’à ses côtés, des ratés vindicatifs hurlaient leurs haines, il
ténorisait joyeusement et faisait rimer _bonheur_ avec _chou-fleur_. On
eût dit de lui un bouvreuil qui sautillerait et pépierait dans une
jungle habitée par des chacals hargneux.

Louise Larbriselle ne vivait que pour autrui. Elle était si maigre que
ses clavicules faisaient saillie sous le mantelet minable qui couvrait
ses épaules pointues. Ses minces yeux glauques se bridaient, à la
chinoise et son grand nez formait comme un aride promontoire entre ses
joues tannées. Coiffée d’une vague casquette où tremblotaient des
chrysanthèmes en percale, tels que nulle flore n’en connut jamais, elle
allait par la ville, en quête d’éclopés à soulager et de miséreux à
secourir. Elle leur distribuait ses quelques sous, gagnés à courir le
cachet. Comme elle ne gardait rien pour elle, on se demandait par quel
prodige elle arrivait à se sustenter et à renouveler le corsage et la
jupe d’un noir roux qui l’habillaient. Le malheur des pauvres, l’égoïsme
des riches l’avaient conduite à l’anarchie. Mais répugnant à toute
violence, elle croyait que la doctrine triompherait lorsqu’une entière
égalité régnerait entre les deux sexes ou même lorsque la femme serait
reconnue plus apte que l’homme à régler les rapports sociaux. C’est
pourquoi elle ne quittait les taudis des meurt-de-faim que pour prendre
part aux conciliabules où de redoutables bavardes réclament le droit de
déposer des bouts de papier dans la tirelire électorale. Pas de congrès
féministe où l’on n’aperçût sa chétive silhouette.

Parmi les grosses dames qui encombraient l’estrade, elle semblait une
asperge fluette que flanquaient des vol-au-vent monumentaux. Anarchiste,
elle réprouvait l’action politique, se contentant d’affirmer que le
sceptre de la science était appelé à remplacer dans les mains de la
femme l’aiguille à ravauder et la cuiller à pot.

Malgré sa manie d’exiger le salut de l’humanité par les doctoresses et
les avocates, elle était si foncièrement charitable, si prête à tous les
dévouements que ceux même qui raillaient ses théories ne pouvaient
s’empêcher de l’aimer.

Alors qu’il avait pris en aversion les exploiteurs du socialisme,
Charles gardait du penchant pour Louise Larbriselle et pour Paul
Paulette. Il souriait de leurs ridicules mais il les constatait si
réellement bons, si capables d’attachement désintéressé que son âme,
sevrée de tendresse se réchauffait à leur contact. Eux, du moins, ne se
figeaient pas devant des simulacres d’idées généreuses, comme le font la
plupart des révolutionnaires: ils plaignaient sincèrement les pauvres et
ils prouvaient leur compassion par des actes. Aussi les engageait-il à
le venir voir le plus souvent possible. Quant à Chériat, le réfractaire
lui inspirait des sentiments complexes. Ses déclamations rageuses
l’agaçaient, tandis que l’état maladif de ce roi des malchanceux
l’emplissait de pitié.

D’avoir recueilli Chériat, il se sentait le cœur moins desséché qu’il ne
l’avait cru. La sombre misanthropie où il se murait, s’en éclairait d’un
rayon de mansuétude. Et d’autre part, la simplesse de Paul et de Louise
amollissait son orgueil. Auprès d’eux, il se retrouvait presque ingénu
et il échappait, pour un temps, aux obsessions homicides qui lui
ravageaient l’esprit...

Épuisé par la crise d’étouffement qu’il venait de subir, Chériat gisait,
la tête renversée, sur les coussins qui l’étayaient. Blême, les yeux
clos, il ne donnait signe d’existence que par les crispations de ses
doigts égratignant la couverture et par le souffle anhélant qui faisait
un bruit de chaîne rouillée dans sa poitrine douloureuse.

Charles dit tout bas à Louise:

--Y a-t-il longtemps qu’il est ainsi? Lorsque je l’ai laissé, il
paraissait plus calme.

Elle fit un geste de désolation:

--Quand nous sommes arrivés, nous l’avons trouvé debout: il se traînait
d’un meuble à l’autre en râlant. Nous l’avons recouché et aussitôt il a
eu un crachement de sang... Je le crois très mal et je voudrais rester
près de lui. Mais il faut que j’aille donner une leçon parce que...

Elle s’interrompit. Charles devina que le prix de cette leçon lui était
indispensable pour manger. Il n’osa lui offrir sa bourse car il savait,
par expérience, que si elle acceptait son aide quand trop de misérables
lui criaient au secours, elle mettait une ombrageuse fierté à ne rien
recevoir pour elle-même.

Paul Paulette intervint:

--Moi je resterai tant qu’il vous plaira. Je n’ai rien à faire qu’une
chanson que je dois chanter, après-demain, au groupe libertaire de
Montrouge. Je puis très bien fabriquer mes couplets ici.

--C’est cela, reprit Louise, moi, je reviendrai vers neuf heures et si
cela vous arrange, je passerai la nuit à veiller le pauvre Chériat.

Charles y consentit et les remercia l’un et l’autre d’autant plus
vivement qu’il redoutait le tête-à-tête avec le moribond.

Louise sortit sur la pointe des pieds, après avoir serré la main des
deux hommes. Paulette s’installa dans un fauteuil et tirant de sa poche
un calepin se mit à y crayonner des vers. Charles s’assit près de lui.
Il avait pris un livre, mais il ne lisait pas. Une affreuse tristesse
barrait toutes les avenues de son intelligence. Sorti de chez son père,
le cerveau débordant de pensées haineuses, en route, il s’était promis
de mettre à exécution le rêve meurtrier qui le hantait depuis tant de
jours. A présent, dans cette chambre où rôdait la mort, il se sentait
très faible entre ce vieil enfant qui jonglait avec des colifichets
lyriques et ce malheureux dont la face terreuse semblait déjà se tourner
vers les ténèbres irrémédiables.

L’après-midi de décembre, arrivée à sa fin, répandait cette mélancolie
du crépuscule si lourde à porter pour les âmes en détresse. Charles se
leva, alla vers la fenêtre et, appuyant son front à la vitre, contempla
le Luxembourg dont les arbres effeuillés appliquaient leurs ramures, en
un noir filigrane, sur la nappe rouge laissée à l’occident par le soleil
qui venait de se coucher. Des bruits confus montaient de la rue: rires
de passants, cris des camelots, vendeurs de journaux, appels nasillards
de tramways--toutes les rumeurs, toute la morne agitation du monstrueux
Paris.

Il se détourna, quêtant une diversion à l’angoisse imprécise qui
l’étreignait de la sorte. Rien ne bougeait dans la chambre. Paul
Paulette s’était assoupi: il ronflotait, les bras pendants, le corps
tassé au fond du fauteuil, tandis que les reflets du foyer jouaient
bizarrement sur son crâne chauve et poli. Une poignante sensation de
solitude prit Charles à la gorge. Il eût donné n’importe quoi pour
rompre ce silence funèbre.

Alors, dans l’ombre peu à peu envahissante, la voix de Chériat s’éleva.
Avec des intonations craintives, il balbutiait des lambeaux de phrases
sans suite:

--Oh! qu’il fait obscur... Qu’il fait froid... Je suis seul... Tout le
monde, tout le monde est tout seul... Qui aura pitié de nous?...

La plainte réveilla Paulette.

--Quoi donc, dit-il en se frottant les yeux, quoi donc, est-ce qu’il
délire?

Charles lui fit signe de se taire. Il frissonnait car ces paroles
correspondaient si étrangement à son état d’esprit! Il lui sembla
qu’elles impliquaient un mystère dont il aurait voulu pénétrer le sens.

Chériat reprit comme s’il suppliait:

--_Te lucis ante terminum... rerum Creator poscimus..._

Et Charles, se rappelant soudain que le malade avait reçu jadis une
éducation catholique, conjectura qu’il essayait de prier. C’étaient, en
effet, les deux premiers vers de l’hymne magnifique composé par saint
Ambroise pour l’office de Complies: «Avant que la lumière ne s’en aille,
Créateur de toutes choses, nous t’implorons.»

Mais, pourquoi Chériat, qui avait toujours fait parade d’athéisme, qui
s’était même rendu l’auteur d’une brochure intitulée: _Nions Dieu_,
aurait-il eu recours à la prière? En toute autre occasion, Charles eût
considéré cette effusion comme l’indice d’un détraquement total. Ce
soir, pourtant, il eut le pressentiment que ce n’étaient point des
divagations et qu’il se passait quelque chose de décisif dans l’âme de
Chériat.

--Mais qu’est-ce qu’il lui prend de baragouiner du latin? demanda
Paulette.

--Tais-toi, dit Charles impérieusement, ce n’est pas le moment de
plaisanter... Écoutons-le.

Chériat continua:

--N’y aura-t-il plus jamais de lumière?... Resterons-nous de pauvres
insensés tâtonnant dans cette sombre antichambre de l’enfer qu’on
appelle la vie? Comment avons-nous pu tuer notre âme et en livrer le
cadavre aux démons? Morts ambulants, nous n’osons plus demander à
l’Esprit consolateur qu’il nous ressuscite... Les brumes livides de la
pourriture nous submergent, car voici venu le règne de la Bête.

Charles prêtait l’oreille en tremblant. Cette voix gémissante pénétrait
comme une lame affilée, jusqu’au plus intime de sa conscience et y
suscitait des terreurs identiques à celles que Chériat semblait
éprouver. Mais il était tellement ignorant des vérités éternelles que la
signification profonde de ce désespoir lui échappait. Il sentait
seulement, et cela, d’une façon très lointaine, qu’il y avait, autour
d’eux, comme une _présence_ invisible qui spiritualisait l’atmosphère de
la chambre. Il demeurait immobile, ne sachant que dire ni que faire.
Paulette, ébahi, ne remuait pas davantage.

Tout à coup, Chériat se souleva en se débattant:

--J’étouffe, j’étouffe, cria-t-il, est-ce que personne ne veut venir à
mon aide?...

Charles et Paulette s’empressèrent. Le chansonnier alluma une lampe
pendant que le jeune homme débouchait un flacon d’éther et tentait d’en
faire respirer le contenu au moribond. Celui-ci repoussa la fiole:

--Non, non, ce n’est pas cela... Et vous autres, avec vos faces toutes
noires, vous m’obsédez. Il me faut quelqu’un... quelqu’un qui ait un peu
de lumière au front.

Ensuite, il éclata d’un rire aigu et montrant la bombe, dont l’enveloppe
de bronze clair luisait vaguement sur la console, il hurla:

--Vas-tu la jeter, espèce de damné?...

Puis, retombant sur les coussins en désordre, il ferma les paupières et
ne parla plus. Paulette, en désarroi, se frottait machinalement les
mains et roulait des yeux effarés. Charles ne pensait qu’à une chose:
fuir cette chambre où régnait l’épouvante. Le souvenir lui vint d’un
homme qui portait peut-être cette marque de clarté réclamée par Chériat
et il résolut d’aller le chercher.

--Attends là, dit-il à Paulette, je reviens dans une heure.

--Mais ce n’est pas drôle de rester tout seul avec Chériat, objecta le
chansonnier; s’il empoigne une nouvelle crise qu’est-ce que je ferai?
Patiente au moins quelques minutes.

--Non, non, il faut que je sorte...

--Tu vas chercher un médecin?

--Oui... C’est-à-dire, je ne sais pas... Laisse-moi sortir.

Charles était déjà sur le seuil de la porte.

Mais il rentra brusquement, comme frappé d’une idée soudaine. Il alla
jusqu’à la console, prit la bombe et la mit dans la poche de son veston.

Dehors, il la retira pour l’examiner à la lueur d’un réverbère. Pleine
d’une poudre verdâtre, elle n’était pas amorcée. Il la considéra
quelques instants comme s’il hésitait sur ce qu’il devait en faire.

--Impossible qu’elle éclate, murmura-t-il. Alors, se penchant sur une
bouche d’égout, qui s’ouvrait en contre-bas du trottoir, il y jeta
l’engin et s’éloigna d’un pas rapide.




CHAPITRE VII


L’homme vers qui Charles se hâtait s’appelait Robert Abry. Du même âge
tous deux, ils s’étaient connus au lycée et, depuis la fin de leurs
études, ils avaient conservé des relations amicales quoique le second
n’eût jamais subi l’aberration révolutionnaire où le premier s’égara.

En effet, Abry avait été élevé selon la foi par un père et une mère
profondément catholiques. Il comptait à peine dix-sept ans lorsqu’il les
perdit. Aucun parent ne lui restait et, comme il ne possédait nulle
fortune, il aurait connu la misère si un bon prêtre, son confesseur, ne
lui avait procuré un emploi de secrétaire d’un patronage fort peu
rétribué mais dont, vu la modicité de ses besoins, il s’accommodait pour
vivre. D’ailleurs même eût-il gagné des sommes notables qu’il les aurait
destinées à secourir les pauvres, car il n’ignorait pas qu’un
coffre-fort bien garni entrave fatalement l’âme dans son essor vers
En-Haut.

Réduisant donc sa dépense au plus strict nécessaire, se privant à
l’occasion, il goûtait une joie très pure à donner tout ce qu’il
épargnait sur ses minces appointements. En dehors du temps que lui
prenaient ses fonctions, il remplissait avec exactitude ses devoirs
religieux, pratiquait l’oraison mentale à Saint-Sulpice et à
Notre-Dame-des-Victoires, ou, s’il restait chez lui, se nourrissait
l’esprit de livres supersubstantiels, par exemple _l’Imitation_ et les
œuvres de Sainte-Thérèse. Ce mode d’existence lui était si naturel qu’on
l’aurait beaucoup étonné en lui disant qu’il formait une exception dans
un monde où les affriandés qui recueillent, d’une main dévotieuse, le
crottin d’or semé par les attelages de la Finance, coudoient les
insensés qui se figurent servir la cause de la civilisation en cultivant
les mœurs porcines d’une société pour laquelle renifler l’odeur des plus
gras détritus et réjouir ses instincts constitue le suprême idéal.

Abry était de ces simples dont il est dit, dans l’Évangile, que le
Royaume des Cieux leur appartient. Mais sa candeur s’alliait au bon sens
que développent, dans une âme droite, l’observation, sans forfanterie,
des commandements de Dieu et de l’Église et l’habitude de la vie
intérieure.

La prière et la contemplation des choses éternelles lui méritaient une
limpidité de jugement qui se manifestait autant par l’exemple que par le
conseil. C’est pourquoi même des orgueilleux, enclins à taxer
d’enfantillage son catholicisme, aimaient à prendre ses avis.

Il en allait ainsi de Charles. A maintes reprises, il avait trouvé du
réconfort auprès de ce méditatif dont le caractère différait tant du
sien. Sans s’ouvrir tout à fait, il lui avait laissé entrevoir
quelques-unes des plaies dont il souffrait. Mais il gardait le silence
sur les idées meurtrières qui s’étaient installées au plus sombre de son
orgueil. Néanmoins, si incomplètes qu’eussent été ses confidences, elles
révélaient une âme tellement malheureuse, un cœur si solitaire qu’Abry
en avait frémi de pitié. Il avait su trouver les paroles qu’il fallait
pour consoler un peu Charles. Celui-ci se cabrait à la seule pensée de
se tourner vers Dieu. Cependant Abry était parvenu à lui faire
concevoir, à certains moments de détresse totale, que peut-être, par
delà cet univers de ténèbres et de désespoir où il se débattait,
régnaient les splendeurs d’une aurore de mansuétude et de pardon.--Par
suite, il était assez logique que Charles, frappé de la coïncidence
entre les propos mystérieux balbutiés par Chériat et ce qu’il savait des
convictions de Robert, eût recours à ce dernier dans un cas où sa propre
expérience ne lui fournissait qu’incertitudes et sourdes terreurs.

Mais il faut bien spécifier qu’en agissant de la sorte, il demeurait sur
la défensive en ce qui concernait son désarroi personnel, étant trop
endurci d’orgueil, trop imbu de son droit à détruire pour soupçonner
l’horreur du crime où l’Esprit de malice le poussait...

La rue d’Ulm, où Robert Abry occupait deux chambres, n’est guère
éloignée de la place Médicis. Tout en parcourant cette brève distance,
Charles s’étonnait des mouvements contradictoires qui lui désordonnaient
l’âme une fois de plus.

--C’est bizarre, se dit-il, quand je suis sorti de chez mon père,
j’étais décidé à jeter la bombe car je ne puis plus tolérer mon inertie
parmi les brigandages et les mensonges dont il s’est fait l’apologiste.
Comment donc, M. Mandrillat ne croit pouvoir mieux compléter l’éducation
républicaine de son fils qu’en lui proposant de moucharder au profit des
radicaux... Après cet outrage, j’hésiterais à frapper?... Mais qui
frapper?... Ah! je ne sais pas, mais c’eût été à coup sûr quelqu’un des
maîtres de l’heure présente. Je voyais déjà la chose comme faite et je
préparais les discours de mépris que je cracherais à la face des
cabotins sinistres chargés par les gens du pouvoir de jouer cette
comédie scélérate, qu’ils appellent--par dérision sans doute--la
justice. Puis quand je fus auprès de ce malheureux Chériat, surtout
lorsque je l’entendis proférer ses invocations superstitieuses, je me
suis senti tout faible et tout hésitant--j’ai dû me débarrasser de la
bombe. Pourquoi cette lâcheté? Et pourquoi aussi vais-je chez ce brave
Robert, comme s’il pouvait m’être auxiliateur dans la crise que je
traverse? Lui, un catholique voué aux chimères enfantines dont les
prêtres lui gavent l’intelligence, il est absurde de supposer qu’il me
comprendra. Et pourtant chaque fois que je cause avec lui, la flamme
obscure qui me consume s’apaise, la haine de tout et de tous qui me
ronge fait trêve. D’où lui vient cette influence?... Ah! je sais, c’est
qu’il est bon. Et qui donc, sauf lui, me témoigna de la bonté? D’un
autre côté, je trouve humiliant de ne pas me suffire à moi-même, moi qui
m’étais juré de tenir quiconque à l’écart du surhumain que j’envie de
créer en moi. Ce n’était pas la peine de prendre pour règle de conduite
le précepte d’Ibsen: «L’homme le plus libre est celui qui est le plus
seul.» Allons, je ne suis pas près de réaliser ce héros...

Ce monologue fiévreux le mena jusqu’à la porte d’Abry. Comme il sonnait,
il se demanda encore:

--Lui parlerai-je de la bombe? Oh! non, car j’en fabriquerai peut-être
une autre et je veux garder secret le coin de mon âme où germe la plus
équitable des vengeances. Je lui demanderai seulement de venir voir
Chériat.

Robert vint ouvrir. Il n’eut besoin que d’un coup d’œil pour remarquer
l’agitation de Charles. Aussitôt il s’empressa, devinant, à démêler
l’angoisse qui lui contractait le visage, que des peines insolites
bourrelaient le jeune homme.

--Que t’arrive-t-il donc, s’écria-t-il, jamais je ne t’ai vu
pareillement bouleversé! Dis-moi vite si je puis faire quelque chose
pour toi.

Charles se taisait, promenant ses regards autour de lui. La chambre
était humble et paisible: quelques meubles de sapin vernis; sur une
planche, des livres de piété. Au mur, un Crucifix ouvrait ses bras
miséricordieux. Il s’en détourna aussitôt, s’assit sur une chaise comme
écrasé par une fatigue immense et demeura, quelque temps, la tête basse.
On eût dit qu’il avait oublié le motif de sa visite.

Abry se garda de multiplier les interrogations.

Il avait l’expérience de ce caractère aussi passionné qu’ombrageux de
qui les élans alternaient avec de brusques reprises de mélancolie
taciturne. Il fallait attendre que Charles s’expliquât, car trop
d’empressement l’aurait offusqué.

Enfin le jeune homme se décida:

--Voici pourquoi je suis venu, dit-il. Tu connais Chériat; tu sais qu’il
se meurt de la poitrine et que, bientôt, tout sera fini pour lui.

--Non, _pas tout_, interrompit Robert à mi-voix.

--C’est ton opinion, je n’ai pas à la discuter, et, au contraire, je
crois qu’en ce moment, tu pourrais lui rendre service.

--Je ne demande pas mieux, répondit Robert que cette requête étonnait,
mais je ne saisis pas de quelle façon.

En effet, il se souvenait que, parmi les ennemis de l’Église, le
poitrinaire s’était montré l’un des plus violents et que quand tous deux
s’étaient rencontrés, il avait mis une insistance fielleuse à bafouer le
catholicisme.

Charles exposa brièvement qu’il avait recueilli Chériat, que celui-ci,
presque à l’agonie, avait prononcé quelques mots qui permettaient de
supposer une préoccupation religieuse. Il cita même les vers de saint
Ambroise balbutiés par le moribond. Puis comme s’il avait honte de s’en
être ému, il prit soin de spécifier que s’il s’était résolu à consulter
Abry, c’était par un sentiment analogue à celui qui l’aurait conduit
dans une pharmacie pour y solliciter une potion calmante.

--Naturellement, ajouta-t-il, j’ai eu beau réfléchir, je n’ai découvert
que toi qui puisses lui procurer l’illusion dogmatique dont il semble
éprouver le besoin.

En prononçant cette dernière phrase, il n’avait pas l’intention de
froisser son ami: il obéissait, en toute franchise, aux préjugés dont on
l’avait imbu.

Si Robert avait été un polémiste, il aurait relevé cette bizarre lacune
qui faisait que les doctrines vantées par les révolutionnaires comme
pourvoyant à toutes les nécessités de la vie intellectuelle et morale,
pèchent en un point essentiel, puisque l’un d’eux se trouvant à
l’article de la mort, en était obligé de requérir un catholique qui
l’assistât contre la grande épouvante. Mais d’âme trop chrétienne pour
pratiquer l’ironie, il ne songeait qu’à remercier mentalement la
Providence qui envoyait un rayon de sa lumière dans les ténèbres où
gisait le malade et qui le désignait peut-être lui-même pour contribuer
à son salut éternel.

Ses yeux bleus, qu’illuminait la paix de la conscience, se fixèrent sur
le Christ en croix et, spontanément, il murmura: _Domine, non sum
dignus, sed tantum dic verbo et sanabitur anima sua._

Mi-touché, mi-remué d’un étrange malaise, Charles l’observait avec
curiosité. Rien qu’au contact de ce croyant, il s’était senti moins
triste et moins torturé. Et cependant, dès qu’il entendit les paroles
latines, il eut un sursaut d’irritation. Des serpents s’agitèrent en
lui, tandis qu’un sombre éclat de rire retentissait au fond de son cœur.

Il se leva et demanda d’un ton sec:

--Eh bien, viendras-tu?

--Certes; si tu veux je t’accompagnerai tout de suite.

--Non, attends à demain. Chériat changera peut-être d’idée... Je ne
voudrais pas avoir l’air de l’influencer.

--Mais s’il persiste, dit Robert en lui posant la main sur le bras et en
le regardant bien en face, me laisseras-tu lui amener un prêtre?

--Un prêtre!...

Charles hésita: son horreur de la soutane le portait à refuser. Mais il
réfléchit qu’une concession prouverait de la tolérance. Il haussa les
épaules comme pour affirmer que ce détail lui importait peu et déclara:

--Si Chériat le désire, flanque-toi d’un prêtre. Seulement, tu me
préviendras. Je ne tiens pas à être témoin de...

Il allait dire: de ces simagrées mais il se reprit:

--De l’entrevue... Ainsi, à demain, dès que tu seras libre, et au
revoir.

Il avait hâte de s’esquiver, se courrouçant à la pensée que, mû par un
désir d’effusion, qu’il taxait maintenant de lâcheté, il avait failli
révéler son tourment à ce Robert, adepte de ce qu’il considérait comme
une basse superstition.

Abry n’essaya point de le retenir: ce n’était pas la première fois que
Charles lui donnait le spectacle de ses revirements. Mais il eut
l’intuition que leur colloque n’en resterait pas là.

En effet, Charles avait déjà franchi le seuil, lorsque, se retournant,
il surprit tant de sollicitude apitoyée dans le regard de son ami que sa
superbe dut fléchir. Cédant à une de ces détentes d’âme, qui lui étaient
coutumières auprès d’Abry, il revint sur ses pas et s’écria:

--Je suis affreusement malheureux!

--Oh! mon pauvre, dit l’autre en lui pressant les mains et en le faisant
rasseoir, crois-tu donc que je ne m’en suis pas aperçu?... Que je
voudrais, Dieu aidant, te consoler un peu. Je ne suis pas bon à
grand’chose mais enfin je t’aime et je ne demande qu’à t’être utile.

--Je le sais, répondit Charles qui s’attendrissait, mais si je te confie
mes peines, je crains que tu ne te mettes à me réciter ton catéchisme ou
ton Évangile ou tout autre de tes bouquins ascétiques... Or, j’ai
besoin, comprends-tu, de paroles vivantes et non de textes arides.

--Ah! très cher, tu ignores--et ce n’est pas de ta faute--que les plus
vivantes des paroles sont contenues dans cet Évangile que tu redoutes...
Mais, poursuivit Robert avec un rire amical, rassure-toi, je ne
t’alléguerai aucun de mes bouquins, comme tu dis. Nous causerons de cœur
à cœur et puissé-je panser tes blessures.

Charles ne savait de quelle façon commencer. Une impulsion irrésistible
venait de lui faire crier sa souffrance. Pourtant, quoiqu’il il y eût là
une affection toute fervente qui ne demandait qu’à se manifester, il
hésitait de nouveau. Ses incertitudes recommençaient à le lanciner. Il
voulait étaler sa détresse. Et d’autre part, son orgueil lui insinuait
qu’il était plus viril de celer en lui, comme un cercueil sous la pierre
d’une tombe, les songeries funèbres où il s’était perdu. Puis il
redoutait d’aller trop loin dans ses confidences et, à aucun prix, il
n’entendait révéler à Robert le dénouement lugubre qu’il méditait de
donner à la tragédie dont il était le théâtre.

Le biais qu’il prit pour solliciter un conseil, sans s’ouvrir tout à
fait, fut le suivant.

--Pourquoi donc, demanda-t-il, es-tu si calme et sembles-tu si heureux?
Tu es pauvre, seul dans l’existence et tu n’as jamais connu ces joies
sensuelles qui procurent, à ce que certains prétendent, l’oubli de ce
monde stupide où, sous le nom d’hommes, se démènent tant de bêtes
cauteleuses ou féroces. Faut-il t’envier ou te plaindre?

Es-tu un privilégié dont l’intelligence plane tellement au-dessus des
cloaques où barbotent nos contemporains que leurs cris de rage et leurs
grognements de volupté n’arrivent pas jusqu’à lui? Es-tu un incomplet de
qui la foi émoussa définitivement les sensations?

Robert fut d’abord un peu dérouté par ces questions. Mais il comprit
vite que si Charles les lui posait, c’était parce qu’il ne pouvait
concevoir la sérénité d’un chrétien, et surtout parce que, sans qu’il se
l’avouât, son âme fiévreuse cherchait un refuge où déposer ses
inquiétudes.

La réponse était aisée à faire.

--Comme toi, comme tous, dit le catholique, je suis fils de la chute et
je porte le fardeau du péché originel. Comme toi, comme tous, je suis
tenté constamment et je céderais à mes passions si je n’avais appris à
me vaincre.

--Mais, reprit âprement Charles, ce que tu nommes tes passions, ce sont
tes penchants les plus irrésistibles. Tu les dois à la nature: en les
combattant, c’est elle que, par une aberration puérile, tu tentes
d’abolir.

--Je n’essaie pas d’abolir la nature. Dieu nous voulut tels que nous
sommes. Mais il a voulu aussi que nous soyons libres de nous racheter
par la foi dans une destinée supérieure à celle que semble nous désigner
la nature telle que, laissée à elle-même, elle agit sur la terre.
Vois-le ce Dieu, là, sur cette croix. Il nous ouvre ses bras tout grands
et il nous demande de nous hausser jusqu’à la plaie adorable de son
cœur... Si c’est un privilège, tout homme de bon vouloir peut
l’acquérir.

Une conviction ardente rayonnait de ces paroles qui furent d’ailleurs
prononcées très simplement; Charles en fut presque sur le point de
reconnaître que les sophismes de la raison humaine étaient fort peu de
chose en regard des certitudes formulées par la foi. Mais son
amour-propre n’admettait pas une défaite aussi rapide. Se raidissant
pour dissimuler le défaut de sa cuirasse, il demanda:

--Qu’est-ce qu’un homme de bon vouloir?

--Celui qui dompte l’orgueil, principe de tous les péchés.

--Et comment le dompter?

--Par la prière.

--Et qu’est-ce que la prière?

--C’est à la fois un acte d’humilité, l’aveu que nous ne pouvons réduire
la nature sans le secours d’En-Haut et un appel à ce secours.

--Encore, pour prier, repartit Charles, faut-il croire au surnaturel. Je
n’y crois pas.

Robert soupira:

--Tu n’y crois pas et c’est, hélas, ton malheur. Pourtant il nous
enveloppe de toutes parts. Qui l’écarte comme divin tombe cependant sous
son joug; mais alors c’est qu’il est diabolique. L’orgueil s’empare de
l’incroyant; il s’imagine qu’il se suffit à lui-même; il s’estime
supérieur au commun des hommes; il se targue de sa fière solitude pour
les mépriser et bientôt les haïr. Il pèche contre le précepte de
Notre-Seigneur: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

--Ainsi, dit Charles avec amertume, il faudrait s’humilier, aux pieds
d’une Divinité incompréhensible; il faudrait ensuite aimer tous ces
gredins et tous ces imbéciles qui peuplent l’univers pour vivre heureux?
Jamais je n’admettrai cela. Je veux les frapper...

Il s’interrompit et se prit à rêver. Maintenant il s’étonnait d’avoir
supposé qu’une intelligence asservie à la religion comme celle de Robert
pourrait lui donner un conseil efficace. C’est un bon garçon,
pensa-t-il, mais les prêtres l’ont chaponné. J’étais par trop naïf,
espérant de lui autre chose que des maximes de lâcheté. Mais je ne
retomberai plus dans mon erreur. Ni Robert ni personne ne connaîtra mon
secret... L’homme le plus libre est celui qui est le plus seul: Ibsen a
raison.

Il se redressa. Un orgueil sauvage lui durcissait la face. Il se revit
jetant la bombe et criant sa joie de faire souffrir l’humanité. La
révolte se peignit, si formidable, dans ses yeux et dans toute son
attitude que Robert épouvanté recula.

--Nul autel, s’écria-t-il, ne me verra m’agenouiller.

J’ai pris conscience de ma force dans cet orgueil que tu réprouves. Ton
Dieu et ton diable je les laisse aux âmes d’esclaves que leurs instincts
effraient. Les hommes m’ont meurtri; je leur rendrai au décuple le mal
qu’ils me firent. Oui, puisque la nature a voulu que le règne de
l’humanité ce soit le règne de la bête, je serai une bête farouche et
splendide et malheur à qui se mettra en travers de mon chemin. En
avant!...

Il dit et s’élança dehors sans regarder son ami.

Seigneur, Seigneur, murmura Robert en écoutant le bruit de ses pas
décroître dans l’escalier, venez à son aide. N’induisez pas en tentation
cette pauvre âme si malade. Ayez pitié de lui!

Il se prosterna devant le Crucifix et se mit en prière.

Dans la rue, Charles allait d’une marche inégale. Tantôt il courait
presque, tantôt il ralentissait pour considérer le ciel où des nuées
fuligineuses, que chassait le vent d’hiver, galopaient, semblables aux
songes d’un fiévreux. Quelques étoiles, qui scintillaient faiblement çà
et là, lui parurent les rires ironiques de l’infini nocturne. Il les
détesta puis ramenant ses regards sur les affairés qui encombraient les
trottoirs, sur les tramways bondés qui suivaient la chaussée, il se dit:

--Un geste, un geste de ma main et tous ces misérables hurleront de
douleur...

Il repartit au hasard, enfilant des ruelles, arpentant des avenues,
franchissant des ponts, traversant des esplanades désertes, coudoyant la
foule, sur des boulevards pleins de rumeurs et de lumières. A un moment
il pensa qu’il avait bien fait de jeter à l’égout le projectile à
système d’amorce et il résolut de fabriquer une bombe à renversement.
Puis toute formule précise s’effaça de son cerveau. Il lui parut que son
âme se résolvait en une brume rougeâtre où brillait, seule, comme un
phare aux mornes clartés, l’idée fixe du meurtre.

Il allait, il allait parmi les ombres et les prestiges de la ville.
Ainsi dut errer Caïn la nuit qui précéda le fratricide...




CHAPITRE VIII


Les puissances mauvaises ne laissent guère de répit aux malheureux êtres
dont elles font leurs victimes. Charles l’éprouva qui, ayant refusé la
main secourable tendue par Abry, ne pouvait que hâter son destin sous
l’aiguillon de la colère et de l’orgueil.

Quelques semaines avaient passé depuis sa rencontre avec le catholique.
Et ce fut à fabriquer une nouvelle bombe qu’il les employa. Il avait
consigné sa porte aux Greive, aux Sucre, aux Jourry car les
vaticinations burlesques de ces camelots de la foire au bonheur lui
étaient par trop insupportables. Outrés de son dédain, les sectaires
répandirent le bruit qu’il désertait la cause... Jourry saisit, avec
empressement, ce prétexte de le dénoncer comme un traître qu’il fallait
flétrir. Une réunion fut organisée dans ce but et on le somma de s’y
rendre. Il n’en eut cure. Alors on lui signifia, par lettre recommandée,
son exclusion du parti. Il jeta au feu le papier déclamatoire en
haussant les épaules.

Que lui importaient les soupçons et les injures. Mieux que tous les
discours, la bombe n’allait-elle pas démontrer ce que vaut le vouloir
d’un solitaire résolu à l’action?

Chez lui, il tolérait encore les visites de Paul Paulette et de Louise
afin qu’ils donnassent des soins à Chériat. Toutefois, il évitait de
leur parler; et lorsqu’il devenait absolument nécessaire qu’il le fît,
c’était sur un ton si bref, en leur opposant un visage si fermé que tous
deux n’osaient le presser. L’atmosphère tragique, qui régnait autour de
lui, les mettait mal à l’aise; ils vivaient dans l’attente de quelque
catastrophe.

Il avait aussi tenu l’engagement pris de permettre que Robert assistât
le moribond. Mais craignant la clairvoyance de cet esprit dont la
mansuétude perspicace l’irritait, il esquiva toute conversation, ou bien
il s’absentait aux heures où il sut que Robert devait venir.

Du reste, une fois l’engin terminé, prêt à éclater, il ne demeura
presque plus au logis. Une inquiétude fébrile le chassa par les rues. De
l’aube au soir, du soir à l’aube, il battait la ville, tournant et
retournant cette pensée unique:

--Maintenant, où vais-je jeter la bombe?

Ce qu’il voulait, c’était que son crime eût une signification
symbolique, qu’il s’imposât comme un châtiment infligé aux soutiens d’un
état social où--d’après le sophisme qui lui déformait l’âme--quelques
maîtres, usant de ruses médiocres, exploitaient un troupeau d’esclaves
abêtis par une longue hérédité d’obéissance à la coutume et à la loi.

--Quel que soit le parti que je prendrai, se disait-il, que je punisse
ceux qui commandent ou ceux qui se soumettent, l’acte sera efficace car
les uns et les autres ont besoin d’apprendre, à leurs dépens, qu’il
existe des mâles capables de se hausser hors du marécage où ils
barbotent.

S’exaltant de la sorte, il ne concevait ni l’horreur du sang versé, ni
les palpitations des membres mis en lambeaux par les éclats de sa bombe,
ni les plaintes des mutilés, ni l’épouvante et le reproche dans les
yeux, écarquillés par l’effroi, des morts. L’éducation, tout abstraite,
toute conforme aux principes de la Révolution, qu’il avait reçue,
l’avait habitué à se représenter l’humanité comme une série de chiffres
qui, additionnés, multipliés ou divisés donnent un total, un produit ou
un quotient plus ou moins conformes à ce _credo_ de la démocratie: les
droits de l’homme et du citoyen.

La seule différence qui se marquât entre son aberration et celle des
apôtres de la folie individualiste c’est que ceux-ci se félicitaient des
résultats obtenus par l’application à la France de leur algèbre
anti-sociale tandis que Charles, leur élève, tenait l’équation pour mal
posée et s’apprêtait à en modifier brutalement les termes.

Et pourquoi aurait-il hésité? Ne lui avait-on pas appris à écouter
uniquement sa raison? Or, de par cette raison prépotente, il estimait
qu’il y avait lieu de rétablir le problème sur d’autres bases. Qui
pouvait trouver étrange que pour y arriver, il effaçât un ou plusieurs
chiffres?

Cette horrible chimère lui était devenue si habituelle que quand il
imaginait les incidents qui suivraient l’explosion de la bombe, c’était
pour se voir en train d’expliquer la beauté de son geste devant un
tribunal vaguement admiratif ou pour composer l’attitude qu’il prendrait
au pied de l’échafaud lorsqu’il lancerait à la foule des paroles
historiques, autres bombes qui ne manqueraient pas de faire merveille.

Pauvre cœur en proie au démon d’orgueil!--Et pourtant, il y avait des
minutes où il entendait s’élever, en lui, une voix suppliante qui
réclamait pour ses semblables. Mais il se blâmait vite de cette
faiblesse et il se posait de nouveau la question sinistre:

--Qui frapperai-je?...

Une après-midi de janvier, Charles suivait les quais qui bordent la rive
droite de la Seine. C’était par un de ces jours de ciel bleu-pâle, de
soleil aux rayons doucement argentés, de givre scintillant et d’air vif
qui font une éclaircie dans les brouillards visqueux où s’emmitoufle
trop souvent l’hiver parisien. Il avait dépassé l’Hôtel-de-Ville et
remontait le cours du fleuve vers l’Estacade. Un peu las, il s’arrêta en
face de l’île Saint-Louis et s’accouda au parapet.

L’eau ondulait, verdâtre et trouble et s’engouffrait, parmi des remous
écumeux, sous les arches des ponts. Dans les alvéoles des
bateaux-lavoirs amarrés à l’autre rive, des blanchisseuses riaient et
jacassaient en frappant leur linge à grand bruit. Sur le bas-port, que
dominait le jeune homme, on travaillait également. Des rouliers menaient
de lourds attelages ou déchargeaient des tombereaux de gravats. Des
mariniers goudronnaient la carène de chalands rangés les uns contre les
autres. Sur le tillac, des femmes cuisinaient ou raccommodaient des
prélarts. Un peu plus loin, une grue à vapeur, allongeant en oblique son
col mince, pivotait sur sa plate-forme, sifflait, soufflait, vidait
maintes bennes de sable dans une cale béante.--Tous, mariniers,
charretiers, débardeurs, mécaniciens de la grue, ménagères et
lavandières vaquaient gaîment à leur besogne, en échangeant des propos
goguenards.

Charles ne put s’empêcher d’opposer cet insouci laborieux à sa morose
oisiveté. Le souvenir lui vint d’une vieille estampe reproduite par un
périodique qu’il avait feuilleté naguère. Elle représentait un homme, en
costume espagnol du XVIe siècle, et de qui la figure exprimait l’ennui
et le chagrin. Assis sur une sorte de pouf à franges, il élevait ses
bras au-dessus de sa tête comme pour s’étirer. Mais, au lieu de mains,
deux becs aigus sortaient de ses manchettes brodées, s’enfonçaient dans
sa chevelure et lui fouillaient le crâne.

Charles se murmura la légende inscrite au bas de cette gravure: «Je ne
fais rien et je me ronge la cervelle.»

--C’est bien cela, pensa-t-il avec dépit, ce peuple goûte la joie d’un
travail utile. Nul de ces manœuvres ne se rend compte qu’il est une dupe
et un exploité. Ils accomplissent leur tâche quotidienne, plaisantent,
mangent, boivent, dorment et recommencent le lendemain sans se demander
si la société est bien ou mal faite et s’ils ne pourraient pas améliorer
leur sort... Sont-elles enviables, ces brutes dont nul songe de révolte
ne troubla jamais l’intelligence rudimentaire?...

Aussitôt l’esprit d’orgueil lui chuchota:

--C’est toi qui es enviable, vivant dans un monde d’idées fières dont
l’accès reste interdit à ces maupiteux.

Il acquiesça. Cependant cette arrogante vantardise ne réussit pas à le
rasséréner. Au surplus, comme les neuf-dixièmes des socialistes de
parlotes, il ignorait et méprisait le vrai peuple. Pour les
entrepreneurs de félicité publique, le prolétariat se constitue, en
effet, d’imbéciles nuageux et de braillards altérés à qui l’on verse,
chez les mastroquets électoraux, des boissons violentes et des diatribes
égalitaires et qu’on tient adroitement à l’écart dès qu’ils ont servi
l’ambition de leurs meneurs.

Charles n’en était pas tout à fait là puisqu’il n’avait jamais désiré le
moindre mandat politique. Néanmoins, en sa qualité «d’intellectuel» il
méconnaissait la grandeur--superbe d’être inconsciente--de ces humbles,
dont les mains rugueuses ébauchent, dont les épaules massives supportent
des civilisations. Il ne voyait pas luire le foyer d’amour au cœur du
peuple. La résignation des pauvres, la solidarité admirable qui les unit
aux jours d’épidémie et de famine, leur idéalisme touchant qui, même
détourné des voies divines par d’odieux banquistes, ne cesse d’aspirer à
un Éden où il n’y aurait pas de malheureux et où régnerait la Justice,
tout de leurs vertus lui échappait. Il les assimilait à cette
bourgeoisie aussi égoïste qu’obtuse, qui soit qu’elle feigne la foi,
soit qu’elle propage l’incrédulité, fomente, depuis cent ans et
davantage, cet abaissement des caractères, ce matérialisme bestial par
où notre époque mérite la définition qu’en donna un humoriste: l’Age du
Mufle.

Il ne percevait pas non plus le contraste entre ce peuple, demeuré
presque sain malgré l’alcool, le socialisme et le café-concert, et cette
soi-disant aristocratie qui ne se plaît qu’aux rigaudons et aux
fanfreluches, qui révère tout banquiste habile dans l’art de la réclame,
qui s’accouple aux Juifs, qui, parmi ses gambades, inflige à
Notre-Seigneur, l’outrage de prières superstitieuses, sans humilité ni
repentir sincère.

Bien plus, le fiévreux rêveur avait considéré, au cours de récentes
explorations à travers le faubourg Saint-Antoine, les taudis ignobles où
la Ville-Lumière entasse ses pauvres. Les tristes femmes d’ouvriers
traînant leurs guenilles devant des étalages de nourritures
nauséabondes, les enfants anémiques et livides qui encombraient les
trottoirs l’avaient fait frissonner. Mais se reprochant ce mouvement de
pitié tout instinctif, il tira du navrant spectacle la conclusion que
leur docilité cause leurs maux. Il conçut, un moment, l’idée atroce de
jeter la bombe sur ces infortunés pour les punir de ce qu’il appelait
leur obéissance servile aux préjugés que la bourgeoisie leur inculquait,
sous couleur d’ordre social.

Cette velléité démoniaque n’eut que la durée d’un éclair. Mais le seul
fait qu’il l’ait subie prouve à quel point ce déplorable produit des
hautes études républicaines avait perdu le sens même de l’humanité.

Maintenant, redressé contre le parapet, il promenait autour de lui des
regards vides. Il ne voyait pas le fleuve roulant ses eaux, d’un cours
majestueux. C’est en vain que Paris se faisait, par hasard, souriant.
C’est en vain que le soleil se jouait, en reflets chatoyants sur la
façade enfumée des maisons. C’est en vain qu’une fine brume mauve noyait
les lointains et flottait, comme un rêve, autour de la flèche de
Notre-Dame aperçue par-delà les toits de l’île Saint-Louis. Il
n’appréciait pas le charme de ce paysage urbain. A force de vivre muré
en lui-même, ses sens s’étaient, pour ainsi dire, oblitérés. Rien ne
l’émouvait plus de la vie ambiante que les sensations susceptibles
d’accroître sa rancœur. Lorsque, d’aventure, l’idée fixe du meurtre
faisait relâche dans son cerveau gorgé d’images funèbres, il pliait sous
une mélancolie telle que l’on peut la comparer à ces chapes de plomb qui
accablent certains damnés dans un des cercles de l’Enfer vu par Dante.

Ce jour-là, il se débattait contre une sourde envie d’éclater en
sanglots, qui lui labourait le cœur, tant sa tristesse devenait
intolérable. Puis le lugubre refrain reprenait, comme un glas
d’épouvante et de damnation:

--Qui frapperai-je?...

Comme il se posait, pour la centième fois, la question, deux ouvriers le
bousculèrent qui discutaient si chaudement qu’ils négligèrent de
s’excuser. L’un,--c’était un menuisier barbu, habillé de velours à
côtes,--querellait l’autre, un plombier, vêtu de toile bleue et qui
portait en bandoulière une trousse pleine d’outils.

Le menuisier disait en brandissant sa varlope:

--Bougre d’empaillé, tu en es encore à croire que Legranpan aime le
peuple! J’t’écoute qu’il l’aime... A peu près comme le gargotier aime
les poules dont il coupe le sifflet dans sa basse-cour. Je te dis:
Legranpan, c’est un bourgeois... pareil à tous les bourgeois... Faudrait
le descendre.

Au nom de Legranpan, Charles tressaillit comme si c’était là le mot
qu’il fallait pour fixer ses incertitudes. Machinalement, il se mit à
suivre les deux ouvriers et à prêter l’oreille aux propos qu’ils
échangeaient à tue-tête.

Le plombier répondit:--Comment ça, le descendre? C’est-il que tu
voudrais qu’on l’estourbisse?... J’en suis pas.

Et le menuisier:--Mais non, espèce de gourde, le descendre du pouvoir.
C’est ça que je veux t’introduire. Il y a assez longtemps qu’il fait son
beurre avec sa clique. Dans le temps, quand il écrivait ses articles, il
nous promettait la justice et des tas de profits pour le cas où les
radicaux décrocheraient la timbale du gouvernement. Ben, v’là deux ans
qu’ils la tiennent la timbale aux pots-de-vins et qu’est-ce que nous y
avons gagné, nous autres? La peau! Tâte mes poches: les toiles se
touchent. C’est-il pas vrai que les salaires diminuent et que le tarif
des vivres augmente? Ma femme, elle dit qu’il n’y a plus moyen
d’approcher de la bidoche. Et tout le reste, c’est comme ça...

--Tout de même, reprit le plombier, peut-être bien que Legranpan fera
voter les retraites ouvrières. Il l’a promis...

--Il l’a promis! C’te bonne blague: bien sûr qu’il l’a promis. Les
bourgeois, c’est leur truc de promettre tout ce qu’on veut! Demande-leur
la lune, ils te répondront: «Mon ami, on s’occupe de la coloniser à
votre bénéfice.» Pour tenir, ça fait deux... Mais rappelle-toi donc ces
fameuses retraites ouvrières, c’était avec la galette ratiboisée aux
congrégations qu’on devait remplir la caisse pour les faire fonctionner.
Ben, où qu’il est le milliard des congrégations? Ne manque pas de poches
où il s’a englouti, mais c’est pas les nôtres.

Plus d’un pourrait dire où qu’il a passé. Colle-toi ça dans le ciboulot,
c’est que les gas chargés de rafler les picaillons des moines et des
bonnes sœurs, ils se sont dit: «Ça c’est de l’argent liquide, et puisque
c’est nous les liquidateurs, nous nous l’appliquons.» Pour l’ouvrier, il
se tape--comme toujours.

--C’est tout de même vrai, grogna le plombier, fallait ouvrir l’œil à la
manigance, on était averti. Je me rappelle que j’ai lu, dans le temps,
un article de la _Libre Parole_ où Drumont prévenait les ouvriers qu’ils
seraient roulés par les radicaux à propos de cette affaire du milliard.
Drumont, c’est un sale calotin, tant que tu voudras, mais, tout de même,
il avait raison.

--Sans doute, mais ça se ramène à ce que je te disais tout à l’heure.
Puisque les radicaux se sont offert notre bobine et que c’est Legranpan
qui est leur grand moutardier, faut le supprimer. Trop connu Legranpan,
qu’on le fiche au rancart et passons à d’autres.

--Et qui ça?

--Pardié, un ministère rien que de socialistes, qu’on voie un peu ce
qu’ils ont dans le ventre, ceux-là, depuis leur des années que nous leur
faisons la courte-échelle...

Charles n’en écouta pas plus long.

Laissant ces pauvres diables s’illusionner, une fois de plus, sur les
bienfaits qu’ils se promettaient de la mascarade socialiste, il ralentit
le pas, se disant:

--Ils voient juste ces simples. Supprimer Legranpan... ce serait un acte
d’une portée admirable. Oui, le supprimer, non pas le «renvoyer à ses
chères études» comme l’entend la niaiserie plébéienne. Mais l’abolir
d’une façon--_effective_!

Il fit de la main un geste coupant comme pour raser un obstacle, tandis
qu’un feu sombre s’allumait dans ses prunelles.

Il était arrivé sur la place de la Bastille.

La foule grouillait autour de lui; les tramways et les omnibus menaient
tapage. Au sommet de cette colonne qui témoigne d’une des plus
remarquables duperies dont le peuple ait été la victime, le Génie de la
Liberté enlevait dans un rayon de soleil, sa silhouette d’équilibriste
romantique.

Charles ne voyait rien que son idée:

--Supprimer Legranpan, répéta-t-il en un ricanement farouche, pulvériser
ce scélérat, ses mensonges et ce qui lui reste d’intelligence, projet
grandiose!...--Or donc, à toi la bombe, César de la radicaille! Toi qui
te vantes de mener tes séides à la baguette, je vais t’apprendre ce que
c’est qu’un homme libre.

Il fit volte-face et, piquant droit sur son domicile, se mit à courir le
long du boulevard Henri IV.

Son parti était pris.




CHAPITRE IX


Jamais le penchant que la démocratie éprouve pour les médiocres n’a
trouvé à se satisfaire aussi complètement qu’en faveur de M. Félix
Saurien, député de Loire et Garonne. Non seulement cet homme d’État se
montre incapable d’associer deux idées touchant la cuisine intérieure ou
la politique étrangère du régime, mais il ne possède même pas ce bagout
grâce auquel divers favoris du corps électoral réussissent à dissimuler,
sous un flot de paroles redondantes, la misère de leur intelligence.

Soit que Saurien ait à couronner un bœuf dans quelque comice agricole,
soit qu’il lui faille soutenir un projet de loi sur une ligne d’intérêt
local, à la tribune, son manque d’éloquence se manifeste par un
bafouillage qui met à la torture les sténographes les plus entraînés.

Renonçant donc aux longues palabres, il s’est composé une attitude de
penseur taciturne, ne lâche plus, en séance, dans les couloirs ou dans
les bureaux, que de creuses maximes empruntées aux articles de fond des
feuilles radicales et a fini par donner à la plupart de ses collègues,
aussi nuls que lui, l’impression d’une capacité qui se réserve.

D’autre part, il a réussi à caser des membres de sa famille dans toutes
les sinécures que la République prodigue à ses rongeurs les mieux
endentés.

Il y a des Sauriens, fils, neveux, filleuls, cousins au trente-neuvième
degré, assis sur les ronds-de-cuir de tous les ministères, et non pas
comme gratte-papiers infimes, mais comme chefs de division ou
secrétaires particuliers. Des Sauriens maîtrisent les requêtes, ouvrent
leurs conduits auditifs au Conseil d’État. Des Sauriens dorment debout à
la Cour des Comptes. Des Sauriens culminent dans les Tabacs. Des
Sauriens déploient des parasols tricolores chez les Annamites et les
Malgaches. Des Sauriens drainent les porte-monnaie des contribuables, au
profit du Trésor, en Bretagne et en Lorraine, en Provence et en
Picardie. Des Sauriens plastronnent, sous des feuillages d’argent, en
des préfectures comparables, pour les mœurs paisibles de leur
population, à des champignonnières.

Étayé par cette clientèle, qui chante ses mérites sur le mode majeur, le
chef de la tribu a formé le parti radical-restrictif où sont entrés,
avec enthousiasme, ces mous, ces muets, ces icoglans et ces eunuques qui
béent sur les banquettes gauches de la Chambre, entre les grands
braillards du socialisme et les solennels farceurs du Centre.

Par ainsi, Saurien était devenu quelque chose faute de pouvoir devenir
quelqu’un. La bêtise propre aux parlementaires lui avait conféré de
l’influence de sorte que les cinq ou six malins qui mènent la
députasserie à la glandée étaient obligés de compter avec lui. Lors des
crises ministérielles, c’est lui d’abord que l’on consultait, ses
grognements sibyllins étant tenus pour des oracles. Même, à plusieurs
reprises, Marianne l’avait chaussé, en guise de savate--le temps de se
commander des brodequins plus décisifs. Ce qui signifie qu’il lui arriva
de présider le conseil des ministres. Bien entendu l’on se hâtait de le
remplacer dès qu’on avait soudoyé quelque banquiste moins borné.

Trente ans avaient coulé depuis que Saurien bedonnait et bredouillait
dans les assemblées. Fidèle, parce que sursaturé de faveurs, son comité
lui façonnait des réélections triomphales--manœuvre du reste aisée car
on lui avait seriné, une fois pour toutes, un discours élastique dont,
par accoutumance, il crachotait, sans trop de peine, les périodes, les
jours où il sollicitait le renouvellement de son mandat. Cette harangue,
corroborée par des palmes académiques, des pièces de cent sous et des
futailles mises en vidange au moment propice, lui maintenait une de ces
majorités imposantes que le suffrage universel réserve aux nullités dont
il fait ses délices.

Mais voici qu’un incident se produisit qui menaçait d’entraver la
carrière si glorieusement négative, de Saurien.

Les Chambres avaient soudain découvert qu’on ne payait pas assez les
services qu’elles rendent à la France, en lui fournissant l’illusion
d’être gouvernée. Elles estimaient qu’un sénateur et un député ne
peuvent vivre à moins de quinze mille francs par an. Car enfin, il
s’agit de raisonner équitablement: bourdonner dans le vide, sommeiller
au Palais-Bourbon ou au Luxembourg, tenir un bureau de placement à
l’usage des électeurs, encourager l’art en chatouillant les figurantes
des petits théâtres, en se faisant dindonner par le corps de ballet de
l’Opéra ou par les ingénues sexagénaires de la Comédie, ce sont là des
occupations qui exigent de la dépense. Et puis tout augmente: les
denrées et le tarif des bulletins de vote. Qu’est-ce que deux louis
quotidiens? A peine le strict nécessaire pour ces hommes dévoués qui,
par amour du bien public, consument leurs forces à élargir l’assiette de
l’impôt. Et notez que, moyennant une somme aussi minime, ces patriotes
et ces humanitaires s’engageaient à: 1º Traquer et dévaliser sans merci
les catholiques et leurs prêtres. 2º Combler l’armée de poudres
inoffensives et la marine de charbons incombustibles. 3º Taxer, comme
objets de luxe, les savons et les serviettes-éponges. 4º Héberger, avec
faste, le prince de Balkanie et les envoyés de la République-sœur de
Caracas. 5º Renouveler le trousseau de maintes Aspasies nettement
gouvernementales. 6º Assurer aux anciens Présidents de la République,
aux parlementaires dégommés, à leurs femmes de ménage et aux hoirs
d’icelles des pensions et des retraites. 7º Sous couleur de finances,
faire prendre au populaire les vessies juives pour des lanternes
magiques.

Ces travaux et d’autres encore, tels que la transmutation des lingots de
la Banque en papiers russes, valaient bien quinze mille francs annuels.

Les Chambres en jugèrent ainsi de sorte que l’augmentation fut votée,
parmi des clameurs d’allégresse, en une seule séance qui dura tout juste
dix minutes.

Quelques députés esquissèrent bien une vague protestation. Mais les
hurlements faméliques de l’Extrême-Gauche leur coupèrent la parole. L’un
d’eux qui, par surcroît, portait, sans rougir, ce signe d’infamie: le
catholicisme, déclara qu’il distribuerait le surplus de son indemnité
aux pauvres de son arrondissement. Il fut hué, traité de «vache» et de
«sagouin» par les lieutenants du citoyen Jaurès, rappelé à l’ordre par
Brisson, président austère. On parla même de le chasser de ce temple de
la vertu qu’on appelle la Chambre; une si impudente sollicitude à
l’égard des meurt-de-faim, devant être qualifiée de tentative de
corruption électorale.

Les quinze mille francs acquis, une ère de prospérité allait à coup sûr
commencer pour la France.--Mais, détail incompréhensible, un certain
nombre d’électeurs en jugèrent différemment et, entre autres, ceux de
Saurien.

L’éminente nullité s’était transvasée dans sa circonscription,
soi-disant aux fins de rendre compte de son mandat. La parade avait lieu
comme ceci: cependant que Saurien se pavanait, sur des tréteaux garnis
d’andrinople, parmi les délégués des Loges et les membres de son comité,
l’un de ses acolytes lisait un papier où il était affirmé que le
radicalisme ne cessait de servir le progrès en promulguant, que, demain,
sans faute, on mettrait à l’étude les réformes propres à garantir
honneurs et profits aux citoyens qui se montreraient athées intrépides,
pacifistes irréductibles et propriétaires féroces. D’habitude, la séance
se terminait par des acclamations à la gloire du représentant et par un
ordre du jour dithyrambique où ses électeurs lui renouvelaient leur
confiance. Cette fois, il n’en alla pas de même. Dès le prologue de la
pasquinade, la salle retentit d’apostrophes incongrues et de cris
d’animaux. Le porte-paroles de Saurien ne parvint pas à se faire
entendre. Des gens aux poings brandis se dirigèrent vers l’estrade, avec
de telles invectives à la bouche, que le député, pris de panique, se
leva pour se dérober à la rude accolade dont on le menaçait. Il gagna la
porte sous une grêle de tomates, de poires blettes et d’œufs gâtés et il
s’enfuit poursuivi par cette clameur grosse de catastrophes: «A bas les
quinze mille!»

Il fallut bien se rendre à la désolante évidence que l’augmentation
manquait de popularité. Le comité dut avouer à Saurien que sa réélection
serait fort compromise s’il n’inventait quelque biais pour revenir sur
cette première des grandes réformes annoncées.

D’autant qu’un misérable médecin de campagne battait le pays en se
déclarant socialiste et versait sur le feu des indignations l’huile de
son éloquence anti-saurienne.

Il y avait là l’indice d’une candidature rivale.

De retour à Paris, Saurien s’empressa de provoquer une réunion des
radicaux-restrictifs. Il leur exposa ses déboires, abonda en pronostics
défavorables sur les prochaines élections, invoqua l’intérêt supérieur
de la République et insinua qu’il serait peut-être prudent de revenir
aux neuf mille francs périmés. Stimulé par le danger, il réussit presque
à prononcer trois phrases de suite.

Mais ses suggestions furent on ne peut plus mal accueillies. Des
rugissements, auprès de quoi les cris de ses électeurs n’étaient que
rossignolades et soupirs de flûte, ébranlèrent le plafond. Saurien plia
sous l’orage.

Sommé de disparaître, il donna sa démission de président du groupe et
s’éclipsa tandis que ses Collègues juraient de mourir plutôt que
d’abandonner leur butin. On flétrit Saurien dans un manifeste où, par
surcroît, il était expliqué au peuple que subsister dans la capitale est
impossible à qui ne se trouve point en mesure d’égrener quinze mille
francs le long des 365 jours de l’année.

Ainsi roulé dans la crotte, ahuri et navré, Saurien se demanda que
faire. Il songea un instant à quitter la vie politique. Mais, instruite
de cette velléité, la tribu saurienne se leva comme un seul homme, et
lui représenta que s’il se dérobait, tous ses suivants seraient
extirpés, comme des molaires pourries, des sinécures où ils avaient pris
racine. Or il se devait à sa famille, et à sa clientèle.

Alors Saurien se résolut à solliciter Legranpan.

Un matin de janvier, vers midi, celui-ci le reçut dans son cabinet de la
Place Beauvau. Saurien, les yeux embrumés de larmes et la voix
chevrotante, étala sa déconfiture. Et Legranpan s’amusait fort, à part
soi, à constater l’effondrement de ce cube de sottise qui, jadis, au
temps où lui-même gisait écrasé sous les ruines du Panama, s’était
montré l’un des plus ardents à jouer les Aliborons vertueux et à
s’écarter de lui comme s’il eût propagé la peste. Puis, parmi les
impersonnalités visqueuses qui obstruent les conduits du pouvoir,
Saurien avait été l’une des plus collantes. Legranpan se disait qu’à
cette heure, un vigoureux coup de pompe suffirait à le précipiter pour
jamais dans les abîmes méphitiques d’où il n’aurait jamais dû sortir.

Comme l’ex-cacique des radicaux-restrictifs s’appesantissait en lourdes
plaintes sur l’ingratitude de ses collègues et de ses électeurs, le
ministre l’interrompit:

--Oui, n’est-ce pas, dit-il, c’est dur de se voir charrier à la poubelle
par des imbéciles qui vous encensaient la veille?... Je connais ce
revers. Vous vous rappelez, autrefois, quand on me pourchassait comme
malpropre, il y en eut qui se lavèrent les mains et me vidèrent leur
cuvette sur la tête.

Saurien fit semblant de ne pas comprendre l’allusion. Il essaya de
prendre la pose d’un Coriolan pour s’écrier:

--Puisque la France méconnaît mon dévouement, je veux la fuir.
Donnez-moi une ambassade. Je suis bien vieux, bien fatigué, mais si je
meurs à l’étranger, du moins ce sera en servant la République.

--Sublime, ricana Legranpan. Ingrate patrie, tu n’auras pas mes os. Le
mot est historique. Mais si je vous envoyais à Pétersbourg ou à Vienne
et que vous décédiez, qu’est-ce que les Russes ou les Autrichiens
pourraient faire de votre squelette, je vous le demande?... Des manches
à couteau, et encore! D’autre part, vous n’êtes pas fichu de mener une
négociation ni même d’appliquer de la pommade sur une caboche impériale,
un jour de cérémonie officielle.

Saurien était trop liquéfié par sa mésaventure pour s’offenser de ces
railleries. Il se contenta de répondre humblement:

--Mon expérience de la vie publique, à Paris et en province, me permet
de croire que je saurais me tirer d’affaire ailleurs. Essayez-moi.

--Hum, reprit Legranpan, c’est chanceux. Parce que vous avez reçu des
légumes à la figure en Loire et Garonne, vous vous imaginez que
_diplomate_ rime nécessairement avec _tomate_. En poésie, c’est vrai; en
politique étrangère ce l’est moins... Enfin, je verrai. Je vous
confierai, sans doute, pour commencer, une mission temporaire.

--Et laquelle?

--Eh! je ne sais pas moi! Je réfléchirai. Ou plutôt si, je sais: vous
irez étudier les progrès de la culture maraîchère en Australie. Vous
pourrez emporter, comme objets de comparaison, quelques-uns des produits
dont vos électeurs vous ont gratifié...

Saurien n’obtint que ces cruelles goguenardises. Il se retira en
gémissant et sentit redoubler son désespoir lorsque, dans l’antichambre,
il remarqua que divers politiciens qui, hier encore, multipliaient les
courbettes autour de M. le président du groupe des radicaux-restrictifs,
feignaient aujourd’hui de se plonger dans des conversations
passionnantes pour ne point paraître l’apercevoir. Combien de fois il
avait de même esquivé le contact des vaincus de la tripoterie
parlementaire! Trop bourrelé pour s’en souvenir, il s’éloigna le front
bas. Ce dernier trait lui avait percé le cœur.

Resté seul, ce vieux gamin pervers de Legranpan fit un geste de débarras
qui s’acheva presque en un pied de nez à l’adresse de Saurien. Mais tout
de suite son visage se rembrunit car des soucis plus sérieux que celui
de repêcher cette épave le harcelaient.

Depuis plusieurs mois, pour servir les intérêts de la Banque juive, la
France avait commencé la conquête du Maroc. Des troupes avaient été
débarquées sur deux points de la côte et les instructions données à
leurs chefs étaient telles qu’ils ne savaient s’il leur fallait pénétrer
dans l’intérieur ou se borner à repousser les attaques de Maugrabins. Au
vrai, l’objectif visé par la finance consistait en ceci: pousser des
pointes sur les villages situés à une vingtaine de kilomètres du
littoral, puis se replier dans les ports de façon à produire, en Bourse,
des hausses et des baisses, d’après ce va-et-vient burlesque. La cote
montait et descendait, tour à tour, selon les dépêches envoyées
d’Afrique. Et ce jeu de piston, ruinant divers gogos, enrichissait, par
contre-coup, les agioteurs sémites mis dans le secret de la farce.

Legranpan avait observé la consigne que ses patrons d’Israël lui avaient
prescrite. Tous les ordres signifiés aux généraux qui assumaient la
charge de l’exécuter se résumaient en deux phrases:

--Avancer en reculant. Reculer en avançant.

Mais voici qu’entraîné à la poursuite d’une _mehalla_, l’un de ces
stratèges venait de se permettre d’enlever une ville sise un peu plus
loin que les cinq lieues fatidiques. Il en résulta une fluctuation du
baromètre boursicotier dont nos Shylock nationaux n’avaient point prévu
les effets. Ils en témoignèrent de l’humeur à Legranpan. D’autre part,
l’Allemagne, qui n’entendait point que la France fît un pas sans son
assentiment, criait à la violation de l’acte d’Algésiras. Le kaiser
Wilhelm crispa sa main sur le pommeau de son sabre et déclara qu’il
allait faire aiguiser cette arme redoutable.

Sur quoi, un certain Bécasseau, tripatouilleur des affaires étrangères
dans l’équipe qui avait précédé Legranpan et sa bande au pouvoir, jugea
l’occasion propice d’opérer une rentrée sensationnelle en affirmant à la
Chambre que la France était assez forte pour affronter les menaces
teutonnes et les rodomontades du Hohenzollern.

Quels qu’en fussent les dessous, cet accès de dignité réjouit tous les
cœurs généreux, tous ceux qui ne se consolent pas de voir une poignée de
voleurs cosmopolites maintenir la patrie en posture d’humble servante
devant les Barbares d’Outre-Rhin.

Mais la seule apparence d’un conflit avec l’Allemagne terrifiait les
parlementaires. Ils se rendaient compte que le jour où le pays
reprendrait conscience de lui-même, c’en serait fini pour eux des
festins et des godailles. Ils n’admettaient pas que la table, où ils se
chafriolaient depuis tant d’années, fût desservie sous prétexte de
revanche. Parce qu’un Bécasseau se permettait de souffler du clairon,
faudrait-il plier serviette avant d’avoir torché les plats jusqu’à
l’émail?

--Plutôt que d’en courir le risque, ils résolurent de s’aplatir sous
l’arrogance prussienne.

C’est pourquoi une interpellation fut aussitôt concertée entre les
différents groupes de gauche. Les espions que Legranpan soudoyait à la
Chambre l’avertirent que si, dans sa réponse à Bécasseau, il se
permettait la plus mince velléité d’indépendance vis-à-vis du Kaiser, sa
chute était inévitable. Ainsi continuait la trahison permanente dont la
France est la victime depuis Gambetta.

Songeant à ces choses, Legranpan retouchait le discours qu’il ferait
réciter, cette après-midi, par son commis actuel aux affaires
étrangères: le sieur Canichon. Il s’appliquait à tourner des phrases
rassurantes pour la pleutrerie des Gauchards, favorables aux opérations
d’Israël et soumises à l’égard de l’Allemagne.

Cette sale besogne lui pesait. Bien qu’il fût presqu’aussi dénué de
patriotisme qu’un Jaurès, quoique sa misanthropie s’accommodât
d’émouvoir, une fois de plus, dans l’âme des Juifs et des parlementaires
les sentiments les plus bas: égoïsme, lâcheté, avarice, un vieux restant
de sang français bouillonnait dans ses veines à la pensée qu’il fallait
se mettre à genoux parce que Guillaume fronçait le sourcil.

Comme il arrivait souvent à cet autoritaire dévoyé dans l’intrigue, la
face pâle et souveraine de Bonaparte lui apparut. Il rêva de 18
brumaire. L’illusion fut si forte qu’il lui semblait entendre les
grenadiers de Lefèvre faire sonner les crosses de leurs fusils sur le
parquet de cette Chambre servile.

Mais la réalité le ressaisit bien vite. A quelles vaines rêveries
perdait-il son temps! N’était-il pas le prisonnier des Juifs, enlisé
jusqu’au menton dans le bourbier radical? Il devait obéir--quitte à se
venger, comme de coutume, en faisant le plus de mal possible à ses
complices et à ses adversaires.

D’autres préoccupations vinrent à la rescousse. L’épais Deurière, qui
présidait pour lors aux pirateries fédérées sous le nom de République,
ouvrait des sapes sous les pieds de Legranpan. Cet individu, d’une
sottise presqu’aussi compacte que celle de Saurien, ne pardonnait pas au
ministre les sarcasmes méprisants que celui-ci lui dardait en plein
lard, chaque fois que le conseil se réunissait à l’Élysée.

Des rapports sûrs dénonçaient Deurière comme poussant, à la sourdine,
maints députés de son entourage contre l’impitoyable railleur. Qui sait
si, au cours de la prochaine séance, ces amis de l’Exécutif ne
réussiraient pas à coaliser toutes les haines que Legranpan avait
suscitées? Il ne perdait pas de vue que les neuf-dixièmes de sa majorité
se constituaient de pauvres cervelles envieuses qui, imbues d’esprit
démocratique, ne pardonnaient à leur chef ni la supériorité de son
intelligence ni sa façon de leur jeter, comme des bribes de côtelettes à
des chiens, les lambeaux du budget.

Il se demanda ensuite si, dans le cas d’un assaut donné au ministère,
ses collègues le soutiendraient. Ils étaient, à peu près tous, ses
créatures; lui, les tenait par cent histoires louches et il les menait
comme les trafiquants en caoutchouc mènent leurs nègres.

Aussi s’attendait-il de leur part à toutes les trahisons.

Il les passa mentalement en revue.

Il y avait le Canichon déjà nommé. Un ex-ambassadeur à Pékin, célèbre
pour sa couardise. Il s’était, en effet, caché dans une cave pendant
tout le temps qu’avait duré le siège des Légations par les Boxers.
Ignorant les plus simples rudiments de la politique étrangère, il aurait
donné, avec empressement, dans les pièges tendus par les roués de la
Chancellerie allemande et du Foreign-Office, si Legranpan ne l’avait
tenu en lisières et ne lui avait soufflé ses moindres propos.

A la Justice, Périclès Briais, anarchiste repenti, ruffian issu des
ruisseaux de Nantes et d’autant plus désigné pour fausser les balances
de la triste Thémis qu’il possédait un casier judiciaire où la police
correctionnelle avait laissé sa trace. Il avait débuté par le
portefeuille de l’Instruction publique et des Cultes. C’est lui qui,
flanqué d’Hébreux retors, organisa, sous prétexte de Séparation, le vol
des biens congréganistes, dirigea l’hallali du clergé catholique et
entama, d’une pioche hypocrite, les fondations de l’Église de France.

L’antique basochien, qui frelatait les sceaux avant Briais, étant mort
subitement, Legranpan estima que nul ne saurait épurer la magistrature
comme cette fleur des égouts ponantais. Il s’agissait, du reste, de
casser aux gages quelques juges qui s’étaient permis de montrer un
semblant d’équité dans l’affaire dite des fondations de messes.

Le remplaçant de Briais, rue de Grenelle, ce fut Ladoumerdre, un
huguenot, fils de pasteur, recuit de fiel calviniste et qui jurait, avec
véhémence, qu’avant peu, par ses soins, tout le personnel enseignant
serait blanchi à l’égal des momiers les plus genevois.

Aux Finances, Cabillaud, un agité qui, de l’arithmétique, ne connaissait
que la soustraction et qui effarait ses subordonnés par des fantaisies
délirantes en matières d’impôts. Au surplus, valet dévoué
d’Israël--ainsi qu’il sied en République.

A la guerre, Égrillard, hier lieutenant-colonel, chassé de l’armée pour
indiscipline opiniâtre, aujourd’hui, général de division et ministre par
la grâce de Legranpan. Ses capacités, comme administrateur et tacticien,
demeuraient fort mystérieuses. Par contre, on le disait excellent
pianiste et galantin des plus musqués.

A la Marine, un Juif anglais, métissé d’Italien, du nom de Johnson.
Ancien marchand de cacaouètes dans les rues de Constantine, il avait
fait fortune en prêtant à usure aux caïds de la province. Maintenant, il
assistait, avec un flegme tout britannique, aux échouements continuels
des cuirassés et il enregistrait, non sans allégresse intime, les
disparitions de documents secrets, subtilisés dans les arsenaux par ses
coreligionnaires.

Qui encore?--Mourron-Lapipe, tenancier d’un bazar à treize sous dans une
ville du Midi. Bombardé ministre des colonies, personne ne savait
pourquoi, il prenait Saïgon pour un port de la mer Caspienne.

Le reste ne valait pas la peine d’une remarque sauf, peut-être
Trottignon, sous-secrétaire d’État à la guerre. Comme il est de
tradition jacobine de se méfier des généraux, eussent-ils fourni mille
preuves d’obéissance aux Loges, on l’avait adjoint à Égrillard pour
qu’il le surveillât. Bien entendu, Trottignon, avocat de province,
n’avait jamais porté l’uniforme. Il était incapable de distinguer une
gamelle de campement d’une culasse mobile. Mais il s’était rendu notoire
par une sentence lapidaire que voici: «Il nous faut une armée de
citoyens ne possédant à aucun degré l’esprit militaire.» De là, son
entrée dans les grandeurs[1].

  [1] Ce n’est point l’habitude de mettre des notes au bas des pages
    d’un roman. Toutefois, l’auteur croit bon de rappeler que cette
    phrase--suggestive fut prononcée, absolument telle quelle, par un
    politicien très connu, pendant l’Affaire Dreyfus.

Legranpan savait fort bien qu’au premier symptôme d’une voie d’eau dans
la cale de la péniche qui portait sa fortune, tous ces rats, lâchés par
lui à travers la soute aux vivres, s’empresseraient de déguerpir. Il les
connaissait trop pour tabler sur leur dévouement; mais par amour-propre,
il ne voulait pas leur laisser entrevoir qu’il les suspectait de
traîtrise. Cependant il se promit de les ranger, le cas échéant, à
l’obéissance en leur rappelant qu’il y avait des cadavres mal enterrés
dans le passé de chacun d’eux.

Le seul qui lui donnât un sérieux ombrage, c’était Périclès Briais. Ce
doucereux chenapan ne dissimulait pas trop qu’il visait à la présidence
du Conseil. Par sa souplesse et sa duplicité, il avait réussi à
conquérir des sympathies jusque chez les nationalistes. En outre, les
deux étoiles du Centre, Bribault--dit _oïa képhalè_--et
Ripolin-Lachamelle, l’un et l’autre aussi nuls que sonores, lui
pardonnaient sa jeunesse fangeuse et prophétisaient son évolution
imminente vers le progressisme le plus gélatineux. C’est que Briais
feignait une admiration violente pour leur éloquence. Chaque fois qu’il
devait monter à la tribune, il les consultait sur l’art d’arrondir les
périodes. Cette déférence roublarde touchait si fort les honnêtes
bavards qu’ils ne pouvaient se retenir de voter pour le ministère tant
les balivernes scélérates débitées par Briais leur semblaient
anodines--ayant été polies sur le modèle qu’ils lui avaient indiqué.

Enfin, même à droite, il se trouvait des catholiques assez naïfs pour
croire que si Périclès traînait l’Église dans la boue, c’était à
contre-cœur et parce que la poigne tyrannique de Legranpan l’y
obligeait. Aussi espéraient-ils découvrir en lui un nouveau Constantin,
le jour où il raflerait le pouvoir.

--Ça, se dit Legranpan, qui se récapitulait les manigances de Briais,
c’est de la belle ouvrage. Ce bougre-là sait manier, comme personne, les
ficelles qui font agir nos pantins du Parlement... Oui, mais faut pas
qu’il aille jusqu’à me chiper ma place de marmiton en chef dans les
cuisines de Marianne. Je le tiendrai à l’œil...

Comme il méditait sur les moyens de casser l’échine à Briais, Lhiver,
son chef de cabinet, entra.




CHAPITRE X


Considérant la pile de paperasses que Lhiver se disposait à placer sur
son bureau, le ministre s’écria:

--Qu’est-ce que c’est que tout cela? Croyez-vous que j’ai le temps de
donner des signatures?

Placide, habitué à toutes les variations d’humeur de l’irascible
politicien, le chef de cabinet répliqua:

--Il n’y a rien qui presse. Je classerai mes dossiers pendant que vous
serez à la Chambre. Vous signerez à votre retour; ce sera l’affaire
d’une demi-heure.

--Alors pourquoi me déranger? Vous savez bien qu’il me faut mettre au
point le discours de Canichon, sans quoi il commettrait quelque impair
qui flanquerait le cabinet dans la mélasse.

--Bah, reprit Lhiver, si Canichon fait fausse route, vous serez là pour
rectifier la direction. D’ailleurs, je suis informé que les meneurs de
l’intrigue contre le ministère ne parviennent pas à s’entendre. On
escompte votre chute; mais comme tous veulent les mêmes portefeuilles,
ils se divisent. Vous n’aurez pas de peine à ramener la majorité dans
l’obéissance. Croyez-moi donc: cette fois encore, il n’y a pas péril en
la demeure.

Legranpan s’adoucit. Il savait Lhiver incapable de le trahir, ayant
expérimenté que, dans son entourage, il était le seul qui le servît, non
par calcul, mais par dévouement à une intelligence fort supérieure à
celle du plus grand nombre des radicaux.

--Après tout, reprit-il, en rassemblant ses notes, je ne puis faire
davantage. Cela suffira pourvu que Canichon ne s’avise pas de sortir ce
qu’il prend pour des idées personnelles. Du reste, je le stylerai
pendant que le premier de ces messieurs sera en train de nous raser à la
tribune... Mais vous, avez-vous autre chose à me dire?

Lhiver sortit un papier de sa poche et commença:

--C’est le discours prononcé par le roi d’Espagne, lorsqu’il reçut,
avant-hier, notre nouvel ambassadeur à Madrid. Il y a là une phrase qui,
si l’on ne la modifie, va faire crier les Francs-Maçons. La voici: «On
dirait que la Providence elle-même a voulu associer les destinées de la
France et de l’Espagne en faisant subir simultanément à nos deux pays
des épreuves analogues.»

--Eh bien, dit Legranpan, en quoi gênerait-elle les Loges, cette phrase?
Je ne saisis pas...

--C’est le mot _Providence_. Ce discours doit être publié à
_L’Officiel_. Et vous vous rappelez, qu’à la demande des Francs-Maçons,
il a été décidé que les mots _Dieu_, _Providence_, ou autres du même
genre seraient évités dans les publications faites sous le contrôle du
gouvernement.

Legranpan se renversa dans son fauteuil. Un rire silencieux lui plissait
la face. Quoique haïssant la religion d’une haine tenace et réfléchie,
quoique prêt à infliger aux catholiques les persécutions les plus
sournoises--toujours au nom de la tolérance--il était trop spirituel
pour ne pas juger bouffonne l’animosité des Francs-Maçons contre des
vocables que le démon subtil qui le possédait lui avait appris à
présenter comme dénués de signification.

--Quelle niaiseries, dit-il, mais allons, pour ne pas faire de peine à
_la Truelle pétulante_ ou aux _Taciturnes de la Tulipe_, au lieu de la
Providence mettez la nature. Cela ne veut rien dire et c’est une entité
particulièrement agréable aux Loges. Vous savez l’hymne maçonnique:

    Notre évangile est la nature
    Et notre culte, la vertu...

Seulement Alphonse XIII admettra-t-il qu’on corrige son discours d’après
les plus récents manuels de philosophie laïque?

D’un coup de crayon, Lhiver modifia la phrase en haussant les épaules,
car il partageait l’avis du ministre touchant la mentalité des Loges.

--Oh! dit-il, je gagerais que le roi d’Espagne ne lit pas _L’Officiel_.

--Il a de la chance, déclara Legranpan, je voudrais bien pouvoir en dire
autant...

Puis comme il n’entendait point perdre l’occasion de faire un mot, il
ajouta:

--Et vous, Lhiver, croyez-vous en Dieu?

--C’est selon, répondit le chef de cabinet, évasif.

--Moi, il y a des jours. Somme toute, j’estime assez ce vieillard.
Mais--nous ne nous fréquentons pas.

Sitôt proféré ce blasphème, il s’assombrit.

L’orgueil rigide qui formait le fond de son caractère le portait à
railler le Nom terrible. Pourtant, lorsqu’il lui arrivait de lancer
ainsi quelque brocard sacrilège, une voix secrète s’élevait en lui qui
niait la sincérité des parades d’athéisme où il s’efforçait et une
sourde terreur lui remuait l’âme.--On peut tenir pour assuré qu’il en va
de même chez la plupart des fanfarons contre l’Éternel qui rêvent
d’instaurer, d’une façon définitive, le Règne de la Bête.

Lhiver, beaucoup moins endiablé que Legranpan, n’aimait pas ce genre de
plaisanterie. Pour faire diversion, il reprit:

--A propos de Francs-Maçons, Mandrillat désirerait vous parler. Comme il
ne se souciait pas de croquer le marmot dans votre antichambre, je l’ai
fait passer par chez moi: il attend à côté. Êtes-vous disposé à le
recevoir?

--Qu’est-ce qu’il veut encore celui-là, grogna Legranpan qui avait
oublié sa dernière entrevue avec le Vénérable. Je n’ai guère de temps...
Voici qu’il va être l’heure de gagner mon perchoir à la Dindonnière.

La Dindonnière, c’est ainsi qu’entre intimes, Legranpan désignait la
Chambre.

--Enfin, faites-le entrer.

Lhiver ouvrit la porte de communication entre son cabinet et celui de
Legranpan et fit un geste d’appel à Mandrillat qui attendait en
pétrissant, d’une main anxieuse, les bords de son chapeau.

Le gros homme se précipita vers le ministre et multiplia les courbettes
et les phrases flatteuses.

--Bonjour, bonjour, interrompit Legranpan, qu’est-ce qu’il vous faut?

Mandrillat rappela le banquet, qui lui tenait fort à cœur, car il en
espérait un renouveau de prestige. Il insinua que, vu l’état des
affaires au Maroc, l’occasion serait favorable pour le ministre de
prononcer une harangue qui rassurerait le commerce républicain,
lequel tremblait dans sa culotte à l’idée d’un conflit avec
l’Allemagne.--Legranpan recueillait d’une oreille assez distraite les
périodes mielleuses où s’engluait le Vénérable. Cependant il réfléchit
que l’agape lui fournirait le moyen de se démentir dans le cas où un
sursaut de dignité l’entraînerait trop loin, à la Chambre.

Il se leva et, tout en endossant sa fourrure, il dit:

--Soit, je consens à manger du veau en compagnie de vos épiciers et de
vos entrepreneurs de charpentes. Mais vous vous souvenez que j’avais
posé une condition: c’est que votre fils nous fichera la paix.

Avez-vous fait le nécessaire pour cela?

--Certes, M. le Président du Conseil, affirma Mandrillat, je l’ai
réprimandé comme il faut et je puis vous garantir qu’il n’y a plus rien
à craindre de ses écarts juvéniles.

--A la bonne heure... Puisqu’il en est ainsi, je crois, en effet, que
votre festin pourra me servir à dégoiser les blagues dont, selon vous,
le commerce républicain serait affamé. Mais tenez, accompagnez-moi
jusqu’à la Chambre; nous causerons en route.

Mandrillat exultait et entonnait les litanies de la platitude la plus
reconnaissante. Sans l’écouter, Legranpan continua:

--Nous passerons par chez vous, Lhiver. Si je me risquais dans
l’antichambre, j’en aurais pour une heure à écouter tous les mendigots
qui la pavent. Et j’ai bien d’autres tigres à fustiger!

Il en fut ainsi. Tandis qu’ils gagnaient la cour par un escalier dérobé,
Mandrillat redoublait d’empressement, s’effaçait à toutes les portes,
afin de céder le pas au ministre et jubilait si fort que sa large face
rayonnait comme une pleine lune.

Ils montèrent dans l’auto qui attendait au perron. La machine démarra
lentement sous les regards envieux des solliciteurs: préfets, sénateurs,
députés, qui, accourus aux fenêtres de l’antichambre, se plaignaient
d’être venus pour rien et qualifiaient sans charité la faveur de
Mandrillat.

La voiture franchissait la grille dorée, ouverte à deux battants, qui
donne sur la place Beauvau, quand le ministre aperçut un jeune homme
qui, collé jusqu’alors contre la façade de la maison voisine, s’en
détachait, d’un bond, et accourait, en fouillant sous son pardessus
comme pour y prendre une arme.

En un éclair, Legranpan comprit que c’était un assassin. D’instinct, il
se jeta de côté et, dans ce mouvement, découvrit Mandrillat. Aussitôt
qu’il vit le Vénérable, le jeune homme s’arrêta comme pétrifié, devint
blême puis fit un pas en arrière.

Legranpan, très calme, selon cette bravoure physique qui serait l’une de
ses vertus s’il ne s’y alliait tant de lâcheté morale, le désignant à
Mandrillat, qui n’avait rien remarqué, dit sans même élever la voix:

--Qu’est-ce que c’est que ce petit bonhomme?

Et Mandrillat, tout ébahi:

--Mais c’est mon fils! Que diable fait-il donc là?...

--Il faudra me le présenter, un de ces jours, riposta Legranpan,
toujours impassible, on pourra peut-être en faire quelque chose.

La scène avait à peine duré quelques secondes.

L’auto se mit en troisième vitesse et fila vers l’avenue des
Champs-Élysées.

Mandrillat, sans se douter de la catastrophe qu’il venait d’effleurer,
répétait:

--Oui, M. le Président du Conseil, un discours pacifique de vous ferait
plus que cinquante déclarations de Canichon.

Legranpan hochait la tête sans l’écouter. Il se réserva d’éclaircir le
mystère de cet attentat. Puis il se demanda ce qui serait arrivé si
l’assassin avait fait de lui un cadavre.

Mais il ne lui vint pas à l’esprit de remercier cette Providence qu’il
avait bafouée tout à l’heure et qui venait de le protéger comme par
miracle.

Charles, immobile sur le trottoir, regardait s’éloigner la voiture. Son
cœur battait à grands coups; ses jambes fléchissaient sous lui; il lui
semblait que des cloches sonnaient le tocsin dans sa tête. Il dut
s’appuyer à la muraille pour ne point tomber.

--Je ne pouvais pourtant pas tuer mon père, murmura-t-il.

Le matin, il était sorti de chez lui avec la ferme résolution de faire
sauter Legranpan. Les journaux lui ayant appris que celui-ci devait
parler, le jour même, à la Chambre, il avait calculé qu’en le guettant à
la sortie du ministère, il trouverait facilement l’occasion de réaliser
son affreux projet, fallût-il, pour cela, patienter plusieurs heures.

La bombe, il l’avait fabriquée en tôle brisante de façon à obtenir des
éclats nombreux et coupants.

Outre le mélange explosif, d’une grande puissance, dont il l’avait
bourrée, elle contenait des balles de plomb mâchuré. La détente était
disposée de telle sorte qu’il suffisait d’un choc un peu fort pour que
la déflagration se produisît. Il avait donné à l’engin à peu près la
forme, les dimensions et l’épaisseur d’un volume in-18 de trois cents
pages. Plutôt que de la porter à la main, ce qui aurait pu amener une
explosion prématurée, par suite d’un heurt fortuit, il la plaça contre
son estomac, en la maintenant, sous son pardessus et son veston
boutonnés, par une large ceinture de laine. Il estimait qu’il lui serait
facile de la sortir rapidement, à la minute opportune et de la lancer
avant que personne eût le temps d’intervenir.

--Peut-être, pensa-t-il, en tâtant la bombe, serai-je, moi-même blessé
par l’un des éclats. Mais tant pis l’essentiel, c’est qu’elle ne me tue
pas, afin que je puisse expliquer la grandeur de mon acte devant ceux
qui se figureront me juger... Enfin, je prendrai soin de me garer le
mieux possible.

Tout en surveillant la grille du ministère, il avait éprouvé un
sentiment d’orgueil intense à constater qu’il demeurait lucide et ferme
dans sa résolution. Telle était l’emprise de l’idée fixe du meurtre en
lui qu’il se croyait assuré que nul retour de faiblesse humaine ne le
ferait hésiter au moment décisif. Même alors, il ne réfléchit pas que sa
bombe atteindrait peut-être des innocents. Il ne considérait que la
portée symbolique de son crime et il se la formulait ainsi:

--Legranpan résume, au pouvoir, un état social où règnent l’astuce et la
servilité. En lançant la bombe, j’agis en homme libre, je m’affranchis
de ce pouvoir et je me prouve supérieur à lui.

Rien d’autre. Au rebours des anarchistes qui jouaient de la dynamite
avec l’espoir de déterminer, par leur exemple, les prolétaires au
massacre des possédants, il méprisait trop ses contemporains pour
s’inquiéter de leur blâme ou de leur admiration.

Pas davantage il ne lui importait qu’on l’imitât.--Tout le monde se
soumet; _moi seul_, je me révolte. Voilà quelle était la synthèse de son
aberration.

Et, encore un coup, quel scrupule aurait pu le retenir? On lui avait
appris qu’il n’y a point de Dieu pour nous défendre de faire du mal à
nos semblables. On lui avait inculqué que tous les citoyens naissant
libres, égaux en droits, l’individu ne relève que de son propre
raisonnement et de son propre vouloir, pour se tailler une place dans la
société. Encore fallait-il que cette place, il la jugeât à sa mesure.
Or, c’est ce qui n’était point arrivé. Ne trouvant pas à se classer
selon la grande estime qu’il faisait de lui-même, froissé au contact de
la foule routinière qui, sans pensée, sans au delà, trottine entre les
brancards de l’accoutumance, il en avait conclu qu’il représentait un
type d’humanité supérieur qui ne pouvait s’affirmer qu’en fracassant les
cadres où végétait le vulgaire.

Et ce qu’il y avait de plus démoniaque dans son cas, c’est qu’il ne se
rendait pas compte que le miroir sur lequel il se penchait pour
pomponner son orgueil, c’était une flaque de sang répandu...

Lorsqu’il s’était posté près de la grille, il avait vu Legranpan monter
dans l’auto sans distinguer qui l’accompagnait. C’est seulement quand la
voiture fut arrivée à sa hauteur qu’il reconnut son père. Alors un
éblouissement le prit. Ah! c’est en vain qu’il croyait mépriser et même
détester cet homme qui ne lui avait jamais témoigné de tendresse, qui ne
lui avait donné que des exemples de vilenie et de duplicité. Comme déjà
le meurtre s’échappait de sa main, la nature avait crié en lui. Tout à
coup, il s’était senti plus faible qu’un enfant, incapable de tuer.

Il essuya la sueur froide qui lui baignait le front. Puis, d’un pas
machinal, il s’en alla par les rues sans même songer qu’il portait la
mort sur sa poitrine.--Pour cette fois, l’accès de rage homicide venait
de se dissiper. Du fait qu’il avait évité le parricide, un esprit moins
empoisonné de sophismes que le sien aurait pu soupçonner l’intervention
divine. Mais les ténèbres qui l’opprimaient refusaient toute lumière.
Dès qu’il se fut un peu repris, il s’irrita, comme d’une coïncidence
fâcheuse, de la présence de son père à côté de Legranpan.

--Eh bien, se dit-il, soudain rendurci, puisque je n’ai pu supprimer le
ministre, je supprimerai quelque autre. Ce n’est que partie remise...

Deux fois encore, il devait recevoir les avertissements du Ciel. Deux
fois encore son ange gardien devait entrer en lutte avec le démon
d’orgueil qui le tenaillait.

Qui l’emporterait de celui qui disait:

--Tu ne tueras point.

Ou de celui qui disait:

--Tue, pour être le surhomme!




CHAPITRE XI


Il neige sur Paris, les flocons descendent lentement d’un ciel opaque,
où il semble que les étoiles ne s’allumeront jamais plus, et fondent dès
qu’ils touchent le pavé. Il en résulte une boue glacée, dont le
va-et-vient des autobus et des fiacres asperge impartialement les
pauvres comme les riches. Un froid bourru gerce les visages. A travers
le soir fuligineux, les lampes électriques n’irradient qu’une clarté
violâtre qui, mêlée à la neige et à la brume, crée une atmosphère
trouble où les êtres et les choses prennent une apparence spectrale.

Malgré l’intempérie, comme c’est jour de fête, une foule endimanchée
ruisselle par les rues, stagne aux devantures des magasins, surtout
déferle aux portes des cafés et des brasseries. Car il s’agit
d’absorber, au chaud, quelques saletés multicolores, sous prétexte
d’apéritifs, avant de rentrer chez soi pour y aggraver l’intoxication
par un repas dont des viandes mal conservées et des légumes très anciens
fourniront les principaux éléments.

C’est dans l’une de ces tavernes, non loin de la gare Saint-Lazare, que
Charles vient de s’échouer après un jour passé à errer d’un point à
l’autre de la grand’ville, depuis qu’il épargna Legranpan.

Devant lui, sur la table de marbre mal essuyée, un bock auquel il ne
touche point.

Pâle, le sourcil froncé, une lueur sombre au fond des yeux, il promène
sur l’assistance des regards fouilleurs, comme s’il cherchait à
découvrir quelqu’un parmi les humanités barbotantes et jabotantes qui
s’alignent sur les banquettes, couvertes en moleskine, de l’endroit.
Parfois, il porte la main à son gilet pour s’assurer que la bombe, qui
ne l’a pas quitté, ne bouge pas.

Il la déteste cette petite bourgeoisie qui, mise en liesse par les
poisons anisés dont elle s’abreuve, rabâche des gaudrioles vieillottes,
s’essaie à de pâteux marivaudages, se rengorge, avec des mines pâmées,
parce qu’au fond de la salle, trois violons, deux violoncelles, une
mandoline, raclent des valses odieusement sentimentales et des
sélections d’opéras bonnes à faire danser les ours du Jardin des
Plantes.

Quelques figures irritent plus spécialement le jeune homme. A sa droite,
un groupe de manilleurs, pour procéder aux stupides calculs qu’implique
le jeu, prennent des airs solennels; on dirait les grands prêtres d’une
tribu insulaire du Pacifique méditant d’étriper une volaille à la gloire
d’une idole en bois d’acajou mal équarri.

A sa gauche, une notable famille du quartier: le père, dont la face rose
et grassouillette, plantée de soies molles, évoque le commerce de
charcuterie qui fit sa fortune. Il commente, sans que personne l’écoute,
le dernier article de ce Vauvenargues pour imbéciles qu’on appelle
Harduin. La mère, pareillement mafflue et luisante, se tasse sous un
chapeau bizarre où des plumes caca-d’oie ombragent une grappe de raisin
d’un vert outrageant et des choux de velours ponceau. Elle ne cesse de
dilater, en des bâillements réitérés, sa mâchoire osanore que pour
feuilleter un illustré où se succèdent les effigies de Deurière
inaugurant une porcherie modèle, d’un turlupin célèbre dans les boîtes à
flons-flons obscènes du boulevard de Strasbourg et d’une poétesse
mirlitonnante dont les vers et les appas, également gélatineux, plurent
à Périclès Briais. Les enfants: la fille, en crise d’âge ingrat,
maigriote dans sa robe trop courte, grimace, grognonne, lape de la
grenadine, échange des coups de pieds, sous la table, avec son frère,
môme couleur de suif qui, coiffé d’un képi de général bolivien, braille,
renifle et se mouche sur la manche de son papa, lequel finit par le
gifler.

Devant le comptoir, le gérant hausse le menton pour mieux planer sur son
peuple de consommateurs, stimule, d’un index autoritaire, le zèle des
servants ou raidissant le torse, caresse sa chaîne de montre afin que
chacun soit mis à même de constater qu’elle est en or. L’importance que
se donne ce personnage agace Charles presque autant que les attitudes
poétiquement ineptes affectées par l’individu qui taquine, d’une main
trémolante, des boyaux de chat à l’orchestre. Celui-là--prétentieux
comme il convient à un professeur de mandoline--tandis qu’il tracasse
son instrument, lève, vers le plafond enfumé, de gros yeux noirs où
miroite, comme du vernis sur un escarpin, la nostalgie d’un troubadour
exilé chez d’obscurs Patagons. Ou bien, aux intervalles des morceaux, il
s’accoude sur son genou et songe, en extase, que la semaine prochaine,
délaissant ces rhapsodies trop coutumières, il se propose d’infliger à
la mémoire de Beethoven, l’outrage d’un gratouillement de la Pathétique
devant une assemblée de dames blocardes et influentes que son physique
de calicot passionné fait frémir comme des harpes éoliennes.

Ces pauvres gens, et ceux qui les entourent sont à coup sûr fort
ridicules. De plus, aucun idéal n’ennoblit leurs occupations
quotidiennes. Ramenés, peu à peu, tout proche de l’animalité par le
matérialisme que leur inculquèrent les pédagogues laïques, la presse
qu’on leur recommande, les spectacles qu’on leur offre, et les mœurs des
politiciens qu’on leur fait élire, ils ne songent plus guère qu’à
flatter leurs instincts.

Chez eux, l’estomac prime le cerveau. Gagner, amasser, se régaler,
digérer, ce sont les quatre points cardinaux entre lesquels ils
gravitent. Pourtant ils possèdent une âme qui pourrait s’élever si les
pervers dont ils acceptent le joug ne les maintenaient soigneusement
dans le culte exclusif de la pièce de cent sous, de la sottise
égalitaire et des pâtées plantureuses.--Il faut les plaindre, non les
haïr.

Or, Charles les hait d’une façon farouche. Entré dans ce café pour
échapper à la neige et se réchauffer un peu, tout le blesse de ceux qui
s’y empilent: leur physionomie, leurs gestes, la volupté manifeste
qu’ils goûtent à s’alcooliser, à ouïr d’idiotes musiques, à manier les
cartes.

Voici ce qu’il se dit, tout en les fusillant de regards vindicatifs

--Quelle race, quel bétail obtus! Rien, hormis la trique, pourrait-il
les sortir de la torpeur ignoble où ils croupissent? En est-il un seul
qui, une fois dans sa vie, ait associé deux idées? Et cependant, ils
sont les maîtres, ils sont la démocratie prépotente. Grâce à leurs
suffrages, tous les fruits secs et tous les filous de France abrutissent
une nation qui n’a plus qu’un souci: pâturer en paix des épluchures
tandis que ses dirigeants volent et godaillent. Certains disent qu’ils
sont inconscients. Hé, tant pis pour eux, car qui les fera souffrir
n’aura pas plus de remords à éprouver qu’un coureur de plages piétinant
une colonie de zoophytes...

Puis sa rêverie sinistre se faisant plus concrète:

--Et si je les faisais souffrir, moi? Qu’y-a-t-il de commun entre ce
troupeau dont l’odeur de bêtise me suffoque et l’isolé que je suis? Si
je lançais la bombe dans ce café?...

Alors une voix très basse souffla au dedans de lui:

--Ils sont innocents des maux dont se courrouce ton orgueil.

Mais aussitôt Charles rétorqua cette objection de sa conscience par la
phrase prononcée naguère par un des assassins que les anarchistes
exaltent comme des martyrs de leur cause: «Dans une société telle que la
nôtre, il n’y a pas d’innocents».

--Non, se répéta-t-il en déboutonnant son veston pour saisir l’engin, il
n’y a pas d’innocents. Et, d’ailleurs, mon acte n’apparaîtra-t-il pas
plus grandiose si j’explique aux juges, devant qui je comparaîtrai,
qu’en frappant cette cohue moutonnière, je me suis fixé non d’estropier
quelques individus mais de braver tout le régime que leur lâcheté
m’impose?

L’influx démoniaque l’envahissait de plus en plus. Ses nerfs vibraient;
un sourire atroce lui tordait la bouche. Déjà, il se peignait la panique
de la foule, le sang qui éclabousserait les glaces fendues, les
hurlements des manilleurs éventrés, les femmes évanouies. Il s’en
délectait par avance et ses doigts se crispaient sur le métal de la
bombe. Il allait viser le gérant dont la suffisance l’exaspérait plus
particulièrement et il proférait, à mi-voix, avec un ricanement de
dérision le vers des _Châtiments_ qui décida Caserio à tirer le
poignard:

    Tu peux tuer cette homme avec tranquillité...

Mais sur l’extrême bord de l’abîme où il allait s’élancer, un souvenir
lui vint tout à coup qui l’arrêta net.

Il se rappela qu’il avait promis à Chériat d’aller voir sa sœur, veuve
habitant les Batignolles, et de la prier de venir auprès du moribond.
C’était sur les instances de Robert Abry qu’il avait accepté cette
mission. Il évitait le plus possible le catholique. Néanmoins il lui
arrivait de se trouver au logis lorsque celui-ci rendait visite à
Chériat. Alors, bon gré, mal gré, quoiqu’il gardât une réserve qu’il
voulait méprisante, il n’était pas sans prêter l’oreille aux
conversations de ses deux amis. C’est ainsi qu’il remarqua que Chériat
subissait l’influence de l’ardente charité dont débordaient les paroles
de Robert et que les fureurs s’étaient évaporées qui, peu de temps
auparavant, agitaient le réfractaire. Encore que Charles attribuât cette
conversion à un affaiblissement cérébral produit par la maladie, le
contact, fût-il passager, d’une âme tout imprégnée de Notre-Seigneur
comme l’était celle d’Abry l’avait lui-même attendri. Puis il savait que
Chériat n’avait plus que quelques jours à vivre et témoignait un grand
désir de parler à sa sœur. Il se faisait donc un devoir de la lui amener
avant la fin.

Scrupule singulier, dira-t-on chez un sectaire en puissance d’homicide
et qui croyait s’être arraché du cœur tout sentiment altruiste. C’est
que, si dominés qu’ils soient par la malice d’En-bas, de tels enfants du
siècle n’en conservent pas moins, à leur insu, quelques frêles attaches
à leurs semblables. Ces liens, chez Charles, étaient, quoiqu’il ne se
l’avouât pas, la pitié que lui inspirait le phtisique et la notion
confuse d’une sauvegarde mystérieuse contre ses propres rêves,
sauvegarde due à l’affection évangélique que Robert Abry ne cessait de
lui manifester.

--Soit, se dit-il, je vais prévenir la sœur de Chériat afin qu’elle se
rende chez moi. Ce sera vite fait, et après rien ne me sera plus facile
que de jeter la bombe dans un autre café puisque, partout, à cette
heure, le troupeau s’abreuve...

Il avala son bock d’un trait, paya et sortit d’un pas précipité.

--Il me faisait peur ce monsieur, dit alors la dame au chapeau
singulier, il nous regardait tous avec des yeux brillants, que c’en
était effrayant...

Cela, c’était l’instinct de conservation qui agissait. Cette bourgeoise,
très ouverte--comme toutes les femmes--aux influences diaboliques,
s’était sentie effleurée par le rayonnement du foyer d’enfer qui brûlait
dans l’âme de l’assassin.

--Bah, prononça son mari, de couenne trop épaisse pour ressentir la même
impression, ce devait être un ivrogne...

Et sans insister, il reprit sa glose des maximes glaireuses, éjectées,
le matin, par le sieur Harduin--dit le La Bruyère des crânes pointus.




CHAPITRE XII


Il ne neigeait plus. Un vent froid soufflait qui s’engouffrait, avec des
plaintes lugubres, sous les porches et cinglait rudement les passants.
Paris faisait une vaste rumeur dans l’ombre rouge qui l’enveloppe la
nuit.

Charles remonta la rue de Rome pour gagner le boulevard des Batignolles
puis la rue Biot où demeurait la sœur de Chériat. Quoiqu’il eût hâte de
remplir la mission dont il s’était chargé, afin de se retrouver seul
pour vaquer à l’accomplissement du crime qu’il se jurait de commettre ce
soir même, son pas se ralentissait à mesure qu’il approchait du domicile
de la veuve. La démarche lui déplaisait; en outre, le poids de cette
bombe qu’il portait depuis le matin l’obsédait: il lui semblait qu’il
serait délivré du tourment qui le hantait dès qu’il l’aurait jetée.

Il se demanda:

--Qui vais-je rencontrer? Si cette femme est pareille au Chériat de
l’ancien temps, ce sera, sans doute, une de ces viragos qui vocifèrent
des inepties dans les réunions socialistes... Oh! mais je couperai court
à ses tirades. J’ai à réfléchir encore sur ce que je ferai quand la
bombe aura éclaté et surtout à préparer le discours que j’assénerai au
juge d’instruction.

Cette question de son attitude après la catastrophe demeurait la
dominante de ses préoccupations. Comme on l’a vu, il y pensait bien plus
qu’aux conséquences immédiates de l’acte horrible.

Songeant de la sorte, il arriva rue Biot, dépassa l’entrée violemment
éclairée d’un café-concert d’où sortaient des braiments hystériques et
des odeurs de pipe, et s’arrêta devant le numéro qui lui avait été
indiqué. C’était une de ces maisons noires, étroites de façade et très
hautes, où l’avidité des propriétaires entasse des dizaines de ménages
ouvriers. Il pénétra dans une loge, taudis fumeux qu’encombraient des
enfants criards et des guenilles jetées çà et là. Sur sa demande, la
concierge, une mégère glapissante et dépeignée, lui apprit que la veuve
logeait au sixième et qu’elle était chez elle.

Charles se risqua dans l’escalier aux marches branlantes et
qu’éclairaient à peine des becs de gaz, en veilleuses, tous les deux
étages. La rampe visqueuse collait aux doigts; les murs suaient une
humidité sale; des relents d’âcre misère prenaient à la gorge.

Quand il fut en haut, le jeune homme découvrit un couloir qui tournait à
angles brusques. Comme il n’y avait plus de gaz du tout, il dut frotter
des allumettes pour se guider. Enfin, au fond du boyau, il aperçut une
porte où une carte était clouée et il y lut ce nom écrit à la main:
_Madame Viard, couturière._ C’était là. Il frappa. Tout de suite, une
petite fille d’une douzaine d’années vint ouvrir. Il entra, en ôtant son
chapeau, et vit une femme, de taille exiguë, qui cousait, assise près
d’une table ronde où s’empilaient des corsages d’indienne aux couleurs
voyantes.

D’un coup d’œil, Charles inventoria la chambre. Fort peu large et très
mansardée, elle prenait jour par une lucarne à ras du toit. Pour la
meubler: un lit en fer, trois chaises de paille, quelques patères où
d’humbles vêtements étaient accrochés, une antique commode en sapin
déverni, un fourneau économique, une malle. Au mur, des photographies
fanées, parmi lesquelles il reconnut le portrait de Chériat. Au-dessus
de la commode, une image de sainteté en chromo représentant l’apparition
de la Sainte-Vierge à Bernadette et un grand Crucifix en bois noir. Une
propreté exquise régnait dans ce pauvre logis. Le carreau, tout raboteux
et fendillé, avait été passé à l’encaustique. Les draps du lit, les
taies d’oreiller étaient d’une blancheur éblouissante. Pas un grain de
poussière sur les meubles minables.

A la lueur médiocre d’une lampe à pétrole qui brûlait sur la table,
Charles examina la veuve. Bien qu’elle n’eût guère plus de trente-cinq
ans, elle en paraissait davantage tant ses épaules se voûtaient à force
de s’être courbées sur un travail inexorable. Ses cheveux rares
grisonnaient; des rides striaient son front plus jaune que le vieil
ivoire; un cercle bleuâtre entourait ses yeux ternis pour avoir versé
trop de larmes. Ses lèvres décolorées, son teint plombé, ses mains
diaphanes disaient l’épuisement. Et pourtant il y avait sur cette face
émaciée, dans ces prunelles pâles, une expression de sérénité presque
joyeuse qui frappa Charles.

La fillette était assez jolie; une chevelure blonde qui ondulait
naturellement, de larges yeux bruns, un nez fûté. Mais quel triste petit
corps, si maigre, dans une robe d’étoffe grise, trop mince pour la
saison et cent fois rapiécée! On devinait que l’enfant s’étiolait faute
d’une nourriture suffisante et d’une atmosphère plus salubre que celle
de Paris.

Étonnée du silence que gardait ce visiteur inconnu, la veuve demanda
d’une voix timide:

--Que désirez-vous, monsieur?

--Je viens de la part de votre frère, répondit Charles.

Mme Viard tressaillit. Il y avait plusieurs mois qu’elle n’avait vu le
phtisique, mais elle savait l’existence de lutte avec la police qu’il
menait parmi les révolutionnaires et elle vivait dans la crainte
d’apprendre son arrestation.

La voyant toute tremblante, Charles lui exposa, en quelques phrases
assez sèches, qu’il avait recueilli Chériat très malade et que celui-ci
désirait la visite de sa sœur. Puis il donna son adresse et spécifia
qu’il ne fallait pas tarder, vu l’état grave où se trouvait le moribond.

Ayant dit, il fit mine de se retirer.

Mais, d’un geste implorant, Mme Viard le retint et le pria de s’asseoir.
Il était visible qu’elle désirait de plus amples détails. Tandis que,
gêné, sans trop savoir pourquoi, d’être là, il prenait place sur une
chaise, elle reprit:

--Que vous êtes bon, monsieur, d’avoir eu pitié de ce malheureux garçon
et combien je vous en suis reconnaissante.

Charles secoua la tête et agita la main comme pour signifier qu’il ne
méritait pas de gratitude.

De fait, quand il y pensait, il se reprochait, comme une faiblesse,
d’avoir secouru Chériat, après qu’il s’était promis de se raidir contre
tout sentiment d’humanité.

La veuve insista:

--Oh! s’écria-t-elle, ne dites pas que cela n’a pas d’importance. Mon
frère était devenu si ombrageux qu’on ne savait plus comment le prendre.
La dernière fois que je l’ai vu, ne m’a-t-il pas déclaré qu’il ne
voulait plus rien avoir de commun avec moi, parce que j’allais à
l’église et que j’élevais chrétiennement ma fille. Cependant, je ne
l’avais jamais contrarié dans ses opinions bien qu’elles me fissent tant
de peine...

Mais, à coup sûr, il ne se méfie plus de moi puisqu’il me demande. J’en
suis si heureuse, moi qui ai tant prié pour lui!

Charles se sentit ému de l’ardeur pieuse avec laquelle ces paroles
furent prononcées; en même temps, elles l’embarrassaient, le ramenant à
un ordre d’idées qu’il s’était interdit d’approfondir, les jugeant
déprimantes. Néanmoins la pauvre femme semblait si transportée par
l’espoir d’une réconciliation avec son frère qu’il dut ajouter:

--Eh bien, madame, soyez tout à fait contente. Non seulement Chériat
veut vous voir mais j’ai des raisons d’être assuré qu’il partage à
présent vos convictions religieuses.

Elle joignit les mains pour rendre grâces et dit d’une voix qui
tremblait de reconnaissance:

--J’étais sûre que le Bon Dieu m’exaucerait...

Que je vais le prier pour mon frère repentant et pour vous aussi qui lui
êtes si secourable.

Puis, attirant contre elle sa fillette qui fixait ses grands yeux, avec
un mélange de crainte et de curiosité, sur ce visiteur si pâle et dont
les regards étaient si étranges, elle poursuivit:

--Va, Marguerite, embrasse monsieur qui est si bon pour ton oncle et
pour nous.

L’enfant s’avança vers Charles et lui offrit son front. Il allait
s’attendrir; mais soudain, une pensée terrible lui traversa le cerveau
comme un trait de feu:

--Quoi donc, serrer sur ma poitrine où réside la mort cette
innocente!...

Ah! il n’était plus question, à ce moment, de se répéter: «Il n’y a pas
d’innocents.»

Il se leva, d’un mouvement brusque, qui fit tomber la chaise, et recula
jusqu’à la porte en balbutiant sans savoir ce qu’il disait:

--Non, non, pas cela... Personne ne doit me toucher!...

Effrayée, Marguerite se réfugia près de sa mère qui, elle-même, pleine
d’alarmes, dévisageait Charles avec épouvante. Lui baissait la tête,
écoutant hurler et sangloter en lui des voix contradictoires. Un silence
anxieux régna dans la chambre.

Enfin, se ressaisissant un peu, le jeune homme se rapprocha de la table.
Il ne songeait plus à s’enfuir. A considérer cette femme et cette enfant
que semblait protéger le Crucifix, qui ouvrait ses bras tutélaires
au-dessus de leurs têtes, une douceur insolite rafraîchit son cœur
calciné par les flammes infernales.

Il s’efforça de sourire et dit:

--Je vous demande pardon... Un malaise subit. Ne vous occupez pas de
moi. Parlons plutôt de vous.

Selon cette perspicacité des belles âmes qui ont beaucoup souffert, la
veuve eut l’intuition qu’il y avait là, devant elle, un être en détresse
et qui pliait sous un trop lourd fardeau d’angoisses.

Très simplement elle reprit:

--Parler de nous? C’est un sujet de conversation qui sera vite épuisé.
Notre vie ne présente rien d’extraordinaire.

--La gagnez-vous votre vie? demanda Charles, vous paraissez bien pauvre.
Et ces travaux de couture, ajouta-t-il en désignant la pile de corsages
sur la table, vous sont, sans doute, très mal payés.

--Je ne saurais dire, répondit Mme Viard, que ce soit du bon ouvrage.
Nous autres ouvrières de la confection à domicile nous sommes employées
par des entrepreneuses qui fournissent les grands magasins. Comme elles
prélèvent leur bénéfice sur notre travail, il faut se donner beaucoup de
mal pour joindre les deux bouts.

--Et combien vous faites-vous par jour?

--En cousant de onze à douze heures, vingt-cinq au vingt-six sous. Il
faut acheter le fil. Et puis l’hiver, il y a le chauffage et le
pétrole... Si je pouvais travailler directement pour les grands
magasins, je me ferais davantage.

--Combien alors?

--Mais de deux francs à deux francs cinquante par jour.

Et cela vous suffirait?

--J’ai appris à me contenter de peu. Si seulement j’étais toujours sûre
d’avoir du pain et du lait et quelquefois une petite côtelette pour
Marguerite... Malheureusement il y a les chômages.

Tout cela était dit sans emphase ni jérémiades, comme une chose acceptée
et à propos de quoi il n’y a pas lieu de se plaindre.

--Ainsi, pensa Charles, c’est donc sa religion qui apprend à cette femme
à subir, sans récriminer, l’exploitation répugnante dont elle est la
victime. Que je voudrais savoir comment elle peut garder une âme si
paisible parmi tant de misères. Mais ce n’est pas possible: au fond,
elle doit se révolter...

Il reprit:

--Que faites-vous pour supporter une existence aussi pénible, car enfin
vous devez traverser des périodes de dénuement total?

--Ah voilà, dit la veuve, en levant les yeux vers l’effigie de
Notre-Seigneur, c’est que je prie. Et la prière me donne la force de
tout endurer.

--Vous priez, répéta Charles, qui maintenant se rappelait des paroles
analogues entendues chez Robert Abry, et pourtant votre Dieu vous laisse
dans le malheur et dans l’affliction.

--Non, répondit-elle, avec une énergie qui impressionna le jeune homme,
je ne suis pas dans l’affliction. La prière me soutient, chasse
l’inquiétude, éclaire ma route. Je sais que nous sommes sur la terre
pour souffrir, mais qu’au ciel, si nous l’avons mérité, nous serons
récompensés au centuple de nos souffrances. Notre-Seigneur n’a-t-il pas
dit: «Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés?» Et du
reste, ce ne sont pas seulement les pauvres qui souffrent... Beaucoup
qui vivent dans l’abondance, n’ont-ils pas leurs peines aussi? J’en
vois, continua-t-elle en le fixant d’un regard apitoyé, j’en vois qui ne
paraissent manquer de rien et qui pourtant ne sont pas heureux...

--C’est vrai, avoua Charles, tout bas, il y a moi par exemple.

--Mon pauvre monsieur, ce n’est pas difficile à deviner.

Charles se tut. Il aurait voulu réagir par quelque sarcasme contre cette
douceur envahissante qui le pénétrait de plus en plus. Il ne trouva
rien. La veuve, cependant, le regardait toujours, se confirmant dans
cette évidence que c’était une âme effroyablement torturée qu’elle avait
à secourir. Et, avec cette sollicitude admirable pour les peines
d’autrui que la Sainte Église inspire à ceux qui vivent suivant son
esprit, l’humble ouvrière se demandait comment assister cet homme
qu’elle comprenait écrasé de chagrin et déchiré de révolte diabolique.

A ce moment, au loin dans la nuit, les premiers coups de l’_Angelus_ du
soir tintèrent.

La veuve se dressa; elle avait trouvé:

--Viens, Marguerite, dit-elle, c’est l’heure de prier la Sainte Vierge.

Obéissante, l’enfant s’agenouilla auprès d’elle. Toutes deux firent le
signe de la croix et s’inclinèrent devant le Crucifix. Puis les versets
de la suave oraison, qui relie si adorablement au Ciel la pauvre
humanité, embaumèrent la chambre.

Charles demeurait immobile, écoutant, la tête dans les mains. Et,
terminant la prière, la veuve et l’enfant disaient à son intention:
«Priez pour nous, Sainte-Mère de Dieu, afin que nous soyons rendus
dignes des promesses de Jésus-Christ.» Puis elles ajoutèrent
l’invocation finale: «Nous vous en supplions, Seigneur, répandez votre
grâce dans nos âmes, afin qu’ayant appris par la voix de l’Ange,
l’incarnation de Jésus-Christ, votre Fils, nous soyons conduits, par sa
passion et sa croix, à la gloire de sa résurrection...»

Elles se signèrent de nouveau et se relevèrent, le visage rayonnant
d’une joie sérieuse dont Charles n’avait vu la pareille qu’auprès de
Robert Abry.

Il ne savait plus ce qui se passait en lui. Cette résignation, cette foi
merveilleuse, ces paroles où scintillait, comme une étoile de tendre
mystère, comme un reflet de la bonté divine, la splendeur de la
rédemption, le remuaient indiciblement. Puis aussitôt, il lui sembla
qu’il n’était pas à sa place dans cette chambre où les effluves de la
prière flottaient comme un arôme de fleurs miraculeuses. Il gagna la
sortie. Mais, déjà dans le corridor, il revint sur ses pas pour dire
d’une voix altérée:

--Priez encore pour moi...

La veuve acquiesça d’un signe de tête. Elle sentait qu’il ne fallait
rien ajouter de plus...

Dans la rue, Charles vagua au hasard. Il se disait:

--Quelle force pourtant, quelle conviction sereine chez cette femme
aussi pauvre, plus pauvre que tous les révolutionnaires qui crient leurs
rancunes. Et moi, lui serais-je inférieur?... Elle se résigne; je veux
verser le sang. Qui a raison?

Il ne put se répondre. Mais le peu de lumière reçu tout à l’heure
persistait dans les ténèbres de son âme. Ce soir là, du moins, il ne fut
plus question de jeter la bombe.




CHAPITRE XIII


En quittant la veuve, Charles se sentit donc incapable de poursuivre son
dessein. Ses nerfs, surtendus depuis la minute où il avait décidé de
frapper Legranpan, se relâchèrent. Il ne se trouva plus en mesure de
maintenir le paroxysme de fureur concentrée qui le déterminait au
meurtre. Quand l’émotion bienfaisante qu’il venait de ressentir se
dissipa, il essaya bien de renouer le fil de ses méditations homicides,
il eut honte d’avoir cédé à ce qu’il appelait «l’illusion religieuse».
Mais il ne réussit pas à s’en irriter. Une fatigue immense l’accablait,
l’empêchait de penser. Il n’eut plus qu’un désir: rentrer chez lui et se
reposer.

Vers neuf heures du soir, il avait regagné la place Médicis et il
pénétrait dans son appartement. Louise Larbriselle et Paul Paulette
étaient là qui veillaient Chériat assoupi. Robert Abry devait les
remplacer vers minuit, car il fallait qu’il y eût sans cesse quelqu’un
auprès du moribond pour l’assister dans les crises de suffocation qui se
multipliaient, d’autant que la fin approchait.

L’institutrice et le chansonnier s’étaient un peu étonnés que Charles
tolérât les visites de Robert et lui permît d’entretenir Chériat. Mais
comme il était manifeste que celui-ci revenait, de tout cœur, à la foi
et puisait de l’énergie dans ces colloques, ils s’étaient abstenus de
ces réflexions ineptes dont les incrédules font volontiers parade
lorsqu’ils se trouvent en présence de croyants. Au surplus, ni l’un ni
l’autre n’étaient de ces sectaires qui hurlent et se démènent à la seule
approche d’une âme en Dieu. Esprits altruistes, dévoyés dans la
Révolution, ils se méfiaient du christianisme parce que, dès toujours,
ils avaient été nourris de rabâcheries anticléricales; mais ils étaient
trop foncièrement bons pour ne pas être touchés de l’extrême charité qui
ressortait des paroles et des moindres actions de Robert. Aussi tous
trois s’entendaient-ils fort bien pour soigner le mourant.

Charles leur demanda brièvement et tout bas des nouvelles de Chériat.
Apprenant que son état restait stationnaire, il les engagea à s’en aller
chez eux prendre du repos, ajoutant qu’il veillerait lui-même jusqu’à ce
que Robert vînt.

Ils n’osèrent insister pour lui tenir compagnie. D’abord, depuis qu’il
s’absorbait dans son projet funèbre, Charles n’entretenait plus avec eux
que les rapports strictement nécessaires. Puis le malheureux était
tellement imprégné des fluides terrifiants qui montent de la Géhenne,
qu’il se dégageait de toute sa personne on ne sait quelle influence
redoutable dont ses amis eux-mêmes éprouvaient du malaise. Seuls, des
fidèles, comme la veuve et Robert, gardés contre les atteintes d’En-Bas
par l’usage presque quotidien de l’Eucharistie, subissaient moins fort
cette sinistre impression.

Dès que Paul et Louise furent sortis, Charles s’assit dans un fauteuil,
à quelques pas du lit où reposait Chériat. Une lampe, à l’abat-jour
baissé, laissait la chambre dans la pénombre. Tout était calme. On
n’entendait que le bruit du feu qui pétillait faiblement par
intervalles, le tic-tac monotone de la pendule et la respiration
difficile du malade.

Le jeune homme s’efforça de lutter contre l’énorme lassitude qui lui
brisait les membres. Il ne voulait pas s’endormir, crainte de ne pas
entendre si Chériat s’éveillait et réclamait ses soins. Mais ses
paupières s’alourdissaient; un engourdissement invincible lui coulait
par tout le corps. Un moment il lui vint à l’esprit qu’il fallait ôter
la bombe de dessus sa poitrine et la cacher en lieu sûr. Il n’eut pas la
force de se lever pour vaquer à cette précaution. Ensuite il tâcha de
fixer son attention sur quelque objet. Près de lui, sur la table, il y
avait un livre ouvert. Il le prit mais le remit en place aussitôt avec
un geste d’impatience: c’était l’Évangile.

--Non, murmura-t-il, pas de ces lectures affadissantes...

Il se tourna vers la pendule et commença de suivre les aiguilles. Il
comptait les secondes pour s’occuper quand, soudain, le sommeil le
foudroya. Il s’endormit profondément et fit un rêve.

Oh! le rêve, empire mystérieux des ombres, des fantômes et des larves,
limbes qui s’ouvrent aux frontières du Surnaturel, crypte que hantent
les démons de la nuit mais où résonnent aussi, parfois, les chœurs des
anges.--N’arrive-t-il pas que Dieu se serve du rêve pour nous consoler
ou nous avertir?...

Charles songea qu’il suivait un chemin descendant en spirale le long des
parois d’un gouffre. A sa gauche, de noirs rochers arides montaient à
pic se perdre dans les nuées d’un ciel couleur de rouille. A sa droite,
l’abîme se creusait à l’infini, plein de gémissements et de sanglots
proférés par des bouches qu’on ne voyait pas, traversé de lourdes fumées
et de flammes livides qui s’allumaient brusquement et s’éteignaient de
même. Le sentier surplombait le vide sans que nulle barrière l’en
séparât. Il était si étroit que le moindre faux pas eût précipité le
voyageur.

Charles se collait le plus possible contre le roc afin de prendre appui
contre un affreux vertige qui le poussait à sauter dans le trou. En
outre, ce qui rendait sa démarche encore plus incertaine, c’est qu’il
portait sur ses épaules un être difforme qui agitait, au-dessus de sa
tête, des ailes de chauve-souris et qui se cramponnait à ses clavicules
en lui enfonçant des griffes de vautour dans la chair. Par instants, le
monstre, recourbant son col et amenant sa face grimaçante vis-à-vis de
celle de Charles, lui soufflait aux narines une haleine sulfureuse et
lui dardait un regard chargé d’une sombre ironie qui lui gelait d’effroi
la moelle dans les os et qui le pénétrait jusqu’au cœur. Le jeune homme
s’arrêtait alors, écartait, d’un geste effaré, cette figure d’épouvante,
où il lui semblait reconnaître l’image implacable de ses propres
pensées. Puis la descente fatidique recommençait, plus bas, toujours
plus bas, pendant des heures, des jours ou des années car le temps
paraissait aboli.

Comme Charles arrivait à un endroit où les murailles du gouffre se
resserraient et où les plaintes se faisaient de plus en plus
lamentables, il se heurta au plus terrible des obstacles. A ses pieds,
des cadavres s’entassaient: des hommes, des femmes, des enfants, aux
membres fracassés, aux yeux crevés, à la poitrine ouverte, aux crânes
fendus d’où s’épandait de la cervelle. Des ruisseaux de sang caillé se
figeaient sur ces corps mutilés. Sur les visages rigides ou contractés
par la souffrance bleuissaient les taches de la décomposition.

Charles, soulevé d’horreur se retourna, voulut rebrousser chemin. Mais
le monstre, quittant alors ses épaules, se plaça devant lui et ouvrit,
toutes larges, ses ailes de ténèbres de façon à lui barrer le retour.
Éperdu, frémissant à la pensée de piétiner ces morts, il chercha quelque
issue. Or il découvrit une fissure qui rompait la masse inexorable des
rochers. Il y risqua un coup d’œil et vit qu’elle menait à un escalier
dont les marches, que fleurissait un tapis de roses lumineuses,
aboutissaient à une plate-forme au centre de laquelle s’élevait une
grande Croix, blanche comme la neige des hauts sommets et qu’auréolait
une couronne d’étoiles.

Il sentit que le salut était au pied de cette Croix. Il allait se
précipiter dans l’escalier, mais alors le monstre, près de lui, ricana
sourdement. Charles aussitôt se détourna en crachant un blasphème. La
muraille se referma: il n’y eut plus qu’une paroi de roc, aride comme
son désespoir, dure comme son orgueil.

Et le monstre le reprit dans ses griffes et, déployant son envergure, il
l’enleva dans l’atmosphère méphitique du gouffre, puis le laissa choir
sur le tas de cadavres. Charles sentit ses doigts s’empêtrer dans de
gluants débris d’entrailles et ses lèvres s’appliquer, en un affreux
baiser, sur les lèvres du plus pourri d’entre ces morts. En même temps,
le monstre disait d’une voix croassante: «Voilà ton châtiment: pendant
l’éternité, tu descendras dans l’abîme, tu renieras la Croix et tu
embrasseras ces cadavres que tu as voulu faire...»

Charles poussa un cri de détresse et se réveilla en sursaut...

Tout en essuyant, d’une paume machinale, la sueur froide qui lui
baignait le front, il promena autour de lui des yeux égarés... C’était
la chambre paisible et mi-obscure où le feu commençait à s’éteindre.
D’un timbre frêle, la pendule chevrotait minuit. Chériat s’agitait sous
ses couvertures et demandait à boire. Charles prit une théière de tisane
mise à tiédir sur un réchaud et en versa un bol qu’il fit prendre au
malade. Puis il attisa le feu et le regarnit de charbon. Ces soins
matériels lui faisaient du bien; à s’y adonner il sentit s’atténuer un
peu l’effroyable songe qu’il sortait de subir.

Chériat éleva sa pauvre voix haletante:

--Il est tard, n’est-ce pas? Est-ce que Robert ne doit pas venir?

--Si, répondit Charles, il ne saurait tarder.

Justement, ouvrant la porte avec précaution, le catholique parut sur le
seuil. Il regarda Charles et remarqua tout de suite à quel point il
était bouleversé. Il n’eut pas l’air de s’en apercevoir, sachant, par
expérience, que son ami se dérobait à toute sollicitude et se
verrouillait dans un silence courroucé dès qu’on faisait mine de
s’occuper de lui. Pourtant, il lui tendit la main en disant:

--Tu as veillé seul? J’espère que tu n’es pas trop fatigué.

--Je suis bien, riposta Charles d’un ton sec. Et il feignit de ne pas
voir la main de Robert. Toucher quiconque avait part aux choses saintes,
quiconque gardait une âme innocente lui était insupportable. De même,
que, chez la veuve, il avait écarté la petite fille, de même il évita le
contact du catholique.

Il se rassit dans le fauteuil et affecta de ne prendre aucun intérêt à
ce qui se passait dans la chambre.

Cette morne réserve lui était si habituelle que Robert n’en fut point
surpris. Il hocha la tête, soupira tristement, puis sans autre
démonstration, s’approchant du lit, demanda à Chériat comment il se
trouvait.

--Toute la journée j’ai respiré plus facilement, dit le malade, mais
cette nuit je me sens mal. On dirait qu’il y a quelque chose dans l’air
qui pèse sur moi et m’étouffe... Et puis j’éprouve je ne sais quelle
appréhension vague comme s’il allait arriver un malheur.

Il ouvrit les bras et se souleva sur sa couche, regardant Robert avec
angoisse.

--Tu as, sans doute, un peu de fièvre, répondit le catholique en le
recouchant et en arrangeant ses oreillers.

C’était pour ne pas alarmer le malade qu’il s’exprimait de la sorte.
Cependant lui-même ressentait une oppression plus morale que physique
depuis qu’il était entré. Était-ce la présence de Charles qui la lui
valait? Il n’osa se poser la question mais, quoique ignorant la bombe,
il se confirma dans le pressentiment qu’il avait depuis longtemps que
son ami courait à quelque catastrophe.

Tous trois se turent. Charles, ramené à cette vision dont il tremblait
encore, tâchait de se persuader qu’il n’y avait là qu’un trouble de ses
cellules cérébrales dû à la violence des états d’esprit par où il avait
passé depuis quarante-huit heures. Son orgueil incrédule demeurait bien
trop vivace pour qu’il pût admettre qu’il y eût un avertissement dans ce
songe formidable. Que je parvienne à dormir un peu, sans rêver, se
dit-il, je me trouverai bien vite dispos pour accomplir mon acte.

Ainsi la spirale démoniaque le ressaisissait.

Assis au chevet de Chériat, Robert Abry priait mentalement:

--Mon Dieu, ayez pitié de ces deux infortunés. Celui-ci souffre dans son
corps, mais par un miracle adorable de votre Grâce, il est revenu à Vous
et il possède désormais la meilleure part. Mais celui-là, ô mon Dieu,
c’est son âme qui est malade et qui ne veut pas être guérie.
Inspirez-moi les paroles qui la toucheront.

Et il ajoutait la sublime invocation qui chante, sans cesse, au fond du
cœur des fidèles:

_Agneau de Dieu, qui effaces les péchés du monde, pardonne-nous,
Seigneur.--Agneau de Dieu, qui effaces les péchés du monde,
accueille-nous, selon ta grande pitié._

Chériat, plus calme à présent que le catholique priait à côté de lui,
fermait les yeux et goûtait cette douceur de la foi qui remplaçait les
fureurs dont il avait naguère l’âme embrasée. Quel changement en lui!
Après s’être longtemps révolté contre les contraintes sociales, après
avoir mordu, comme une hyène captive, les barreaux de sa cage, voici
qu’il avait ouï Notre-Seigneur lui dire: «Pourquoi dois-je te compter
parmi ceux qui, tous les jours, recommencent à me crucifier?»

Alors son cœur avait fondu; le chrétien, étouffé en lui par le
révolutionnaire, avait ressuscité. Il cria au secours vers la Sainte
Église et Robert Abry lui fut envoyé pour le guider sur la route
nouvelle où il s’engageait.

Il était décidé à recourir bientôt au sacrement de pénitence, à
communier et à recevoir l’Extrême-Onction. En attendant, il ne cessait
d’interroger Robert sur les dogmes et les rites; il lui faisait
commenter les enseignements de l’Évangile. Et à mesure qu’il
s’instruisait de ces vérités oubliées depuis son enfance, il sentait une
paix radieuse régner dans son âme; et c’était sans épouvante qu’il
voyait s’approcher la mort.

Comme il ne parvenait pas à se rendormir, il dit à Robert;

--Récitons le _Pater_. Tu le diras tout haut et je te suivrai à voix
basse pour ne pas me fatiguer la poitrine.

Ensuite tu m’apprendras ce que te suggèrent ces paroles qui me font plus
de bien que n’importe quel remède.

Abry regarda du côté de Charles. Il ne bougeait pas: accoudé à l’un des
bras du fauteuil, la main sur les yeux, il paraissait assoupi.

Alors le catholique entama la sublime prière dont Tertullien a pu dire,
à bon droit, qu’elle était «un abrégé de tout l’Évangile». Et Chériat se
joignit à lui, d’une voix humble et toute fervente:

_Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié. Que votre
règne arrive. Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. Et pardonnez-nous nos
offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous
induisez pas en tentation. Mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il._

Quand ils eurent achevé, Robert continua:

--Remarques-tu que dans cette oraison apprise par Notre-Seigneur,
lui-même, à ses disciples, on trouve de quoi contenter tous les besoins
de notre âme? «Nous pouvons, écrivait saint Augustin, demander les mêmes
choses en d’autres termes, mais nous ne sommes pas libres de demander
autre chose.» Et, en effet, quels biens pourrions-nous solliciter qui ne
soient pas impliqués dans ce parfait modèle? Plus tu y penseras, plus tu
t’apercevras que cette prière est un résumé de toute la vie chrétienne.
Elle rappelle au fidèle que, par son baptême, il est devenu l’enfant de
Dieu. Elle formule le suprême désir du chrétien, à savoir que le nom de
Dieu soit béni sur toute la terre et son règne accepté par tous les
cœurs. Être soumis à la volonté divine, obéir, dans la joie comme dans
les épreuves, à cette volonté sur nous, c’est réprimer l’orgueil, c’est
nous souvenir que nous sommes sans cesse sous l’œil de Dieu qui juge nos
intentions et nos actes. Le chrétien doit tout attendre de son Père qui
est au Ciel. Aussi lorsqu’il lui demande son pain de chaque jour, il
n’entend point par là les richesses et les honneurs, mais cette
nourriture qu’il doit acquérir par son travail. Il entend également la
nourriture de son âme telle que la Sainte Église est toujours prête à la
lui dispenser. Enfin, au sens mystique, il demande d’être toujours digne
de recevoir ce pain suprasubstantiel: la Sainte Eucharistie. Puis le
chrétien s’humilie à cause de ses fautes; demandant à son Père de les
lui pardonner, il s’engage à pardonner également à ceux qui lui firent
du tort. Pour terminer, il sollicite le secours de Dieu afin d’échapper
aux embûches que nos passions ne cessent de nous tendre.

Robert médita quelques instants puis il reprit:

--Je me rappelle aussi un commentaire de l’oraison dominicale dû à
l’abbesse de Sainte-Cécile. Je t’en citerai un passage, car je le trouve
propre à susciter en nous de précieuses réflexions. Le voici: «Si cette
prière débute par les mots: _Notre Père_, c’est pour signifier ceux qui
la prononcent ont reçu l’Esprit d’adoption; il n’en est pas moins vrai
que, quant à sa réalisation pratique dans nos âmes, elle débute par sa
dernière demande. En effet, à mesure que cette oraison opère en nous et
que, pour ainsi dire, elle y germe, elle commence par nous délivrer du
mal puis elle nous obtient de n’être pas tentés au delà de nos forces,
selon la parole de Notre-Seigneur: _Orate ut non intretis in
tentationem._ Si nous sommes exactement fidèles, elle nous obtient
bientôt le pardon de nos fautes pourvu que nous pardonnions nous-mêmes.
Elle nous unit ensuite à Dieu en obtenant pour nous le pain de la Vérité
éternelle, soit sous la forme de la doctrine, soit sous les dehors de ce
pain qui est, en réalité, le corps du Seigneur. La volonté divine
s’accomplit alors dans l’âme humaine sur la terre comme au ciel et le
nom de Notre Père est vraiment glorifié par sa créature ainsi restaurée
et refaite...[2]» Tels sont, continua Robert, le sens et à peu près les
termes de ce passage que je ne saurais trop te recommander
d’approfondir.

  [2] Voir _la Vie spirituelle et l’Oraison_ par Mme l’Abbesse de
    Sainte-Cécile de Solesme: pages 114 et suivantes.

Mais il est une demande du _Pater_ à laquelle il faut que j’attire plus
particulièrement ton attention; c’est celle-ci: _Pardonnez-nous nos
offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés._ Le texte
latin spécifie d’une façon encore plus frappante l’engagement que nous
prenons en prononçant ces mots; il dit en effet: _Dimitte nobis debita
nostra sicut et nos dimittimus debitoribus nostris_ ce qui signifie:
_Remets-nous nos dettes comme nous les remettons à ceux qui nous
doivent._

Ce n’est pas sans raison que Notre-Seigneur insiste sur cette demande.
Après avoir appris la prière aux disciples il y revient immédiatement
pour ajouter: «Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses envers vous,
votre Père céleste vous pardonnera aussi vos péchés. Mais si vous ne
pardonnez point aux hommes, votre Père ne vous pardonnera point non plus
vos péchés.»

Or toi, mon pauvre ami, tu as vécu longtemps pour la haine. Ton âme ne
connaissait plus que des pensées de rancune et de vengeance. Maintenant
que te voici ramené à Dieu, as-tu complètement dépouillé le vieil homme?

Lorsque tu profères cette redoutable demande, es-tu bien assuré de
pardonner aux autres le mal qu’ils te firent? En un mot, leur remets-tu
leur dette comme tu supplies notre Père de te remettre la tienne? Je
dois te demander cela car songe quelle serait ta faute si, lorsque tu
invoques la miséricorde divine, tu gardais, au fond de ton cœur, du
mauvais vouloir à l’égard d’autrui!

Il y eut un silence. Chériat, les mains jointes, s’interrogeait
lui-même. Cependant Robert remarqua que Charles attendait la réponse. Il
s’était à demi-tourné vers le lit et, le sourcil froncé, il observait
Chériat comme pour juger de son état d’esprit.

--Je sais, dit enfin Chériat, que je serais indigne de la bonté de Dieu
si, quand je le supplie de me pardonner mes égarements, je conservais de
l’animosité contre ceux qui les partagèrent. Les souffrances méritées
que j’endure m’apprirent que la douleur est la loi du monde. Les
illusionnés qui croient s’en affranchir en festoyant leur égoïsme au
dépens de leur semblables, je les haïssais naguère. Aujourd’hui, je les
plains car je n’ignore pas que, tôt ou tard, dans cette vie ou dans
l’autre, ils pâtiront en proportion du mal qu’ils auront commis ou
approuvé.

Non, poursuivit-il, les yeux pleins de larmes et la voix tremblante, je
ne puis plus haïr personne. J’ai trop besoin de l’indulgence divine pour
ne pas concevoir que quiconque vit dans le péché en a besoin autant que
moi. N’est-ce pas, ami, que mon orgueil est bien mort puisque Dieu me
fait cette grande grâce de pouvoir dire avec sincérité: Pardonnez-nous
nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés? C’est
pourquoi je lui témoignerai ma reconnaissance en employant le peu de
jours qui me restent non seulement à Lui demander qu’Il me reçoive à
merci mais aussi qu’Il éclaire les malheureux qui fuient sa Face
adorable...

Robert se transfigurait d’allégresse pieuse à recueillir ces paroles par
où s’avérait le salut du pauvre malade.

--Ah! se disait-il, si elles pouvaient toucher le cœur de Charles!...

Mais, celui-ci avait eu un mouvement de colère en entendant Chériat
proclamer la défaite de son orgueil. Il se détourna du lit et fixa le
plancher, devant lui, d’un air farouche.

Robert s’était agenouillé au chevet de Chériat.

L’un et l’autre se signèrent et, d’une inspiration spontanée, se mirent
à prier, à voix basse, pour leur ami perdu dans les ténèbres.

Tandis qu’ils appelaient sur lui la miséricorde du Seigneur, Charles
récapitulait, avec amertume et dérision, les propos des deux croyants.
Il tendait toutes les forces de son âme pour qu’elle rejetât cette leçon
de fraternité à l’égard d’autrui, d’humilité devant Dieu qu’il venait de
recevoir. Un instant, il avait été sur le point de fléchir; à présent
encore, l’écho de l’Oraison Dominicale résonnait dans son cœur. Mais il
_voulait_ que ce fût un bruit importun qu’il fallait se hâter
d’étouffer.

L’Évangile était près de lui, sur la table, ouvert au XIe chapitre de
Saint-Matthieu. Son regard s’y porta et il lut ceci:

_Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez
pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient, afin que vous soyez
les enfants de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son
soleil sur les bons et les méchants et qui fait pleuvoir sur les justes
et les injustes._

--Encore le pardon! murmura Charles qui sentait un étrange courroux
l’envahir de plus en plus. Il feuilleta quelques pages et s’arrêta sur
ce verset:

«_Pierre, s’approchant du Seigneur, lui dit:_

--_Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il aura
péché contre moi? Sera-ce jusqu’à sept fois?_

_Jésus lui dit:_

--_Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois
sept fois..._»

Charles ferma le livre d’un geste de mépris, et le repoussa loin de lui.

--Voilà donc leur religion, pensa-t-il--et sa bouche se crispait de
dédain--: Souffrir avec patience, se résigner, se soumettre et, par
surcroît, faire du bien à ceux qui vous outragent... Morale d’esclaves!
Et à supposer que leur Dieu existe, n’y aurait-il pas de la grandeur à
braver les préceptes de servilité qu’il impose aux cœurs assez lâches
pour lui obéir?

Il se leva. Il lui semblait que son âme entière se raidissait en une
attitude de révolte, cependant que les clairons de l’orgueil lui
chantaient aux oreilles une furieuse fanfare.

D’une voix éclatante il cria:

--Je ne servirai pas!...

Ah! c’était le _non serviam_ de Lucifer, le sombre entêtement de
l’archange déchu, lorsque, précipité dans l’abîme, il releva sa tête où
fumait encore la marque de la foudre et refusa de se courber sous la
Main qui le châtiait...

A cette clameur, Abry et Chériat tressaillirent. Ils se tournèrent du
côté de Charles et l’envisagèrent avec une stupéfaction craintive.

--Mon Dieu, que t’arrive-t-il? demanda Robert.

Charles eut un rire sarcastique:

--Si je te le dis, tu ne me comprendras sans doute pas. Et pourtant, je
veux que tu le saches: je ne pardonne pas à mes ennemis moi; je ne
m’incline pas devant ton Dieu, moi; je hais ceux qui consentent à subir
sa tyrannie. Ah! je cherchais qui frapper. Eh bien, ce sera justement
les adorateurs de ton Dieu, les serviles qui, comme toi, maintiennent,
par leur douceur exécrable, une société que je voudrais faire voler en
éclats...

Robert frémit. Mais ces phrases forcenées, si elles le terrifiaient, ne
le firent pas reculer. Il sentait l’âme de son ami en proie au plus
extrême péril et il n’eut qu’une idée: l’arrêter sur la pente effroyable
où il roulait.

Il fit un pas en avant:

--Charles je t’en supplie, reviens à toi. Écoute-moi...

Mais l’autre, d’un geste coupant, le cloua sur place:

--Ne m’approche pas... Il y a un fossé entre nous, et ce fossé je veux
le remplir de sang... Ne m’approche pas, dis-je, je porte la mort!

Et ce disant, il étreignait la bombe sur sa poitrine.

Chériat devina tout. Dressé d’épouvante, il s’écria:

--La bombe! Il va jeter la bombe; retiens-le...

Mais Charles avait gagné la porte. Du seuil, il se retourna et, versant
le feu par ses prunelles, il proféra: Oui, je vais jeter la bombe.

Et savez-vous en quel endroit? Sur l’autel même de ce Dieu dont vous
vous fabriquez un épouvantail. Nous verrons qui, de lui ou de moi, sera
le plus fort!...

Il sortit et, la seconde d’après, ils l’entendirent descendre l’escalier
quatre à quatre. Robert allait le suivre, le rattraper, lui disputer
l’engin, fût-ce au prix de sa propre existence. Mais Chériat, tout
suffoquant, venait de retomber sur l’oreiller. Une hémoptysie se
déclarait.

Robert courut au malade et lui prodiguant ses soins, tremblant d’horreur
et de désolation, il ne pouvait que répéter: Seigneur, Seigneur, retenez
son bras... Éclairez ce malheureux, il ne sait ce qu’il fait!...

Et, à travers les hoquets lugubres qui lui soulevaient la poitrine,
Chériat disait:

--Mon Dieu, prenez-moi en rançon pour l’âme de cet infortuné; ne
permettez pas que cette chose affreuse s’accomplisse...




CHAPITRE XIV


En janvier, le jour se lève tard. Six heures sonnaient lorsque Charles
se précipita dans la rue; le temps s’était radouci; il dégelait; mais
une ombre brumeuse se traînait encore sur la ville. Un vent mou passait
par rafales, faisait vaciller les flammes des réverbères et appliquait
de larges gouttes de pluie sur le visage brûlant du possédé.

Il descendit d’abord, presque en courant, le boulevard Saint-Michel, mû
par la crainte que Robert le rejoignît et tentât de lui enlever la
bombe--ce qui serait certainement arrivé sans le crachement de sang de
Chériat.

--S’il me suit, grondait-il, s’il veut me barrer le chemin, c’est lui
que je frapperai...

Il traversa la chaussée où des voitures de laitiers trottaient à grand
tapage et, s’adossant à la grille du square de Cluny, il surveilla le
trottoir opposé où il croyait toujours apercevoir Robert. Mais il n’y
avait que des tâcherons et des ouvrières qui se hâtaient vers leur
travail.

Rassuré, il repartit d’un pas plus lent. Il se disait seulement:

--J’entrerai dans la première église qui sera ouverte et là, je lancerai
la bombe soit sur quelque prêtre, soit parmi les individus stupides qui
s’y agenouillent, soit, au hasard, à travers le chœur. Le tout, c’est
qu’elle éclate comme un défi à ce Dieu en qui l’humanité place ses
lâches espoirs et son amour encore plus lâche de la servitude. Si ce
Dieu est une chimère, eh bien je lui mettrai du plomb dans l’aile. Si,
par grand hasard, il existe, je l’aurai bravé dans sa maison. Oui cela
vaut mieux que de supprimer Legranpan, Jacobin tyrannique, ou de vagues
bourgeois à l’abreuvoir...

Après je me laisserai arrêter sans résistance, Car il importe que
j’explique mon acte.

A la pensée de ce qu’il allait faire, son cœur se gonfla d’orgueil. Il
lui sembla qu’il dominait son époque et il éprouva un atroce bien-être à
se sentir inébranlable dans sa résolution.

Il arriva au bas du boulevard. Au lieu de traverser la Seine, il prit
machinalement à droite, longea le parapet du quai, enfila le Petit-Pont
et déboucha sur le Parvis. La façade et les tours de Notre-Dame
surgirent devant lui, dans le brouillard. On venait d’entr’ouvrir le
portail de gauche.

--Ah! voici le but, s’exclama-t-il. Sans tergiverser, il franchit le
seuil, poussa la porte à ressort de l’intérieur et pénétra dans la
cathédrale.

Quel profond silence, quel calme auguste, quelle obscurité sainte à
peine interrompue par la faible clarté de la lampe qui scintille au
grand autel et par la lueur de petits cierges allumés çà et là.

Le contraste était trop fort entre le recueillement sacré de l’immense
basilique et le tumulte de rumeurs homicides qui remplissaient l’âme de
Charles. Il en subit l’impression et se sentit comme intimidé. Mais
réagissant aussitôt, il traversa la nef et se mit à suivre le bas-côté
qui mène à la sacristie.

Il alla jusqu’à la chapelle où s’élève le groupe de Saint-Georges
terrassant le démon. Là, il s’arrêta et s’accotant à un pilier, il
regarda.

Un vieux prêtre, servi par un seul enfant de chœur, célébrait la Messe à
côté du tombeau de Monseigneur Darboy. Cinq ou six femmes du peuple,
inclinées sur leur prie-dieu, s’unissaient avec ferveur au
Saint-Sacrifice. Charles, les bras croisés, la lèvre dédaigneuse, ne
quittait pas des yeux l’officiant.

Hésitait-il à l’imminence du crime?--Point; voici ce qu’il se disait:

--Dans une minute, dès que ce vieil homme se retournera, je lancerai la
bombe. Et alors comme je jouirai de la panique de ces sottes brebis
laissées en détresse par leur Manitou!...

On commençait l’_Offertoire_. Le prêtre fit face aux fidèles, et les
mains ouvertes en signe de paix, il prononça:

--Que le Seigneur soit avec vous.

--Et avec ton esprit, murmurèrent l’enfant et les assistants.

Charles eut un geste pour saisir la bombe. Mais déjà le prêtre, retourné
vers le tabernacle, faisait l’offrande du pain et du vin.

--Après tout, se dit alors l’assassin, je n’ai pas besoin d’attendre
qu’il regarde de nouveau par ici... Assez de délais!

Il déboutonna son veston et tâta l’engin. Rien ne le retiendrait-il?--Au
contraire, il avait la sensation qu’une invisible main lui poussait le
coude, tandis qu’une voix sardonique lui chuchotait:

--Va donc! Va donc!...

Cependant le prêtre se purifiait les doigts et, juste comme Charles
mesurait la distance pour projeter la bombe, il récita le verset
tutélaire: _Ne perdas cum impiis, Deus, animam meam, et cum viris
sanguinum vitam meam._

O Providence divine; vous étiez là!

A ce moment, une étrange faiblesse fit retomber, désarmé, le bras de
l’homicide. Il y eut comme un mur d’airain qui se dressait entre lui et
l’autel. Il recula, balbutiant: Je ne peux pas!... Je ne peux pas!...
Ces pauvres femmes, cet enfant, ce vieillard en prière. Oh! non, c’est
trop horrible. Je ne peux pas!...

Mais tout de suite, honteux d’avoir fléchi dans sa fureur, il se donna
un prétexte pour différer:

--Il n’y a pas assez de monde. Peut-être, tout à l’heure, y en aura-t-il
davantage. Je reviendrai...

Il s’éloigna rebroussant vers la sortie. Alors la voix démoniaque reprit
d’un accent furibond!

--Couard, tu cherches à ruser avec ta poltronnerie et tu traites les
autres de lâches! Allons, reviens sur tes pas, frappe, tu seras
semblable à ce Dieu que tu redoutes...

Sur cette incitation, l’orgueil raidit tous les muscles de Charles. Il
lui parut qu’un torrent de feu lui coulait dans les veines.

--Soit! répondit-il, que mon destin s’accomplisse...

Quand il proféra ces mots, il était sur le point de repasser le portail.
L’écume aux lèvres, il fit volte-face et poussa violemment la porte
intérieure afin de rentrer dans l’église. Puis il lâcha le bouton pour
ressaisir la bombe. Mais, dans la même seconde, le battant actionné par
le ressort, revint sur lui et le frappa d’un coup sec, en pleine
poitrine.

Un éclair rougeâtre jaillit, une détonation formidable roula sous les
voûtes séculaires, puis une âcre fumée remplit la cathédrale jusqu’à
l’abside...

Les premiers qui accoururent relevèrent le cadavre affreusement mutilé
de Charles: le torse était déchiré depuis le cou jusqu’au bas-ventre;
les viscères hachés pendaient dans une mare de sang. La main qui avait
tenu la bombe avait été arrachée et projetée dehors, sur le Parvis. La
figure, restée intacte, exprimait une angoisse infinie et l’on eût dit
qu’un cri de terreur effroyable demeurait figé sur la bouche béante...

Ainsi, par un évident miracle de la Justice divine, le meurtre s’était
retourné contre celui qui appelait le meurtre sur autrui.




ÉPILOGUE


L’attentat de Charles souleva une assez grande émotion dans Paris.

Les fidèles, reconnaissant l’intervention de la Providence dans le
châtiment si prompt et si terrible de l’assassin, s’unirent pour rendre
grâces au Dieu d’équité qui a dit: «Je me suis réservé la vengeance».

Le peuple, qui garde du bon sens et des sentiments généreux lorsque les
sectaires qui l’exploitent ne le rendent point frénétique, témoigna de
l’horreur pour un assassin dont la barbarie avait failli frapper des
femmes sans défense. Les plus indulgents le plaignirent comme un fou
dont l’acte ne s’expliquait guère. D’autres--et ils étaient nombreux--se
sentirent troublés par les circonstances du drame. Il se disait dans les
ateliers:

--Pour sûr, c’est singulier qu’il se soit tué lui-même au moment où il
voulait chambarder Notre-Dame. Est-ce que, des fois, ce ne seraient pas
des blagues ce que racontent les calotins? Y aurait-il un Bon Dieu pour
veiller sur nous?

Cet état d’esprit prenant de l’extension, la Maçonnerie s’en alarma et
fit donner la presse athée. Divers journaux épiloguèrent à l’infini sur
les portes à ressort et le danger des explosifs maniés par un agité. Le
tout pour conclure à un hasard dont il fallait se féliciter sans y
reconnaître rien d’extraordinaire. Puis ils mirent les citoyens en garde
contre les manœuvres du «parti clérical» et ils insinuèrent que les
catholiques, lorsqu’ils affirmaient que la mort de Charles prouvait, une
fois de plus, l’existence du Surnaturel, méditaient de rétablir
l’Inquisition. Ensuite, ils couvrirent d’outrages le Cardinal-archevêque
qui s’était permis d’ordonner des prières expiatoires et une cérémonie
de purification de la Basilique où vint une foule énorme. Bien entendu,
ils rappelèrent, à ce propos, la révocation de l’Édit de Nantes et la
Saint-Barthélemy.

Enfin, pour faire entièrement diversion, ils organisèrent un défilé des
Loges devant la statue d’Étienne Dolet, ce précurseur dont la
libre-pensée alla jusqu’à l’uranisme.

Parmi les pauvres cervelles qui constituent ce que l’on
baptise--personne ne sait pourquoi--le grand monde, on éprouva d’abord
une frousse intense à la pensée que le meurtrier aurait pu jeter son
engin dans une paroisse élégante, à l’une de ces messes où les gens du
«dernier cri» font à Dieu l’honneur de venir s’ennuyer pendant vingt
minutes devant ses autels. Quelques caillettes chères au _Tout-Paris_
poussèrent des soupirs affectés et firent mine de s’évanouir quand on
parlait de Charles. Puis, comme un Juif fétide mais fort millionnaire
annonçait un grand bal, la «haute société» se tourna toute vers un
événement aussi considérable. On ne rêva plus que de toilettes
ébouriffantes et chacun se demanda s’il obtiendrait la faveur d’une
invitation à gigoter sous les regards chassieux de cet Israélite.

L’explosion de la bombe ne surprit pas du tout Legranpan. Il manda son
chef de cabinet Lhiver et lui conta comment il avait manqué, lui-même,
d’être assassiné par le fils de Mandrillat. Puis, songeant au désarroi
où le Vénérable devait s’effondrer, il éclata de ce rire en claquement
de castagnettes archi-sèches dont il avait coutume et dit:

--Du coup, voilà le banquet à l’eau, car vous comprenez bien, Lhiver,
que ce n’est pas le moment de repêcher ce pauvre Mandrillat chu dans la
mélasse par la faute de sa progéniture...

Mais ce qui importe, c’est d’exploiter la chose. Il faut détourner
l’attention des imbéciles de la Chambre qui espéraient se servir du
Maroc pour me flanquer à bas du pouvoir. Ah! on dit qu’il y a des
fissures dans le Bloc: eh! bien, nous allons les cimenter. Je fais
coffrer un certain nombre d’anarchistes et notamment les membres du
comité-directeur de la C. G. T.--Cela suscitera une interpellation de
l’Extrême-Gauche. Je monterai alors à la tribune: j’expliquerai qu’en
prenant cette mesure j’ai sauvé la République. Et je veux devenir Pape
si mes dindons radicaux et les bonnes poires du Centre ne me votent pas,
à une forte majorité, l’ordre du jour de confiance que j’exigerai. Quant
à ces messieurs de la Sociale, je sais pertinemment, par les rapports de
police, qu’ils ne sont pour rien dans la stupide manifestation de
Mandrillat junior. On les relâchera donc dès que l’effet sera produit.
S’ils braillent à l’arbitraire, on leur collera une gratification pour
leur Bourse du travail; cela leur fermera le bec...

Il en fut ainsi. Plusieurs révolutionnaires, dont Jourry, Sucre et
Greive, allèrent passer quelques jours à la Conciergerie. Le crime de
Charles les avait fort ennuyés car, comme tous les débitants de drogues
anarchistes, s’ils estimaient fort licite de prêcher l’impiété, le vol
et le massacre des «infâmes capitalistes», ils tremblaient dès qu’un
impatient de l’âge d’or promis par le socialisme appliquait
prématurément leur doctrine.

Charles ayant rompu avec eux, ils ne pouvaient se rendre compte de
l’inhumanité spéciale qui détermina le malheureux. C’est pourquoi, sitôt
remis en liberté, ils publièrent des articles où leur ancien camarade
était dénoncé, comme un agent provocateur que le gouvernement avait
soudoyé pour fournir un prétexte à leur arrestation.

Le plus répugnant de tous fut Mandrillat.

Furieux et grotesque à la fois, il secouait sa femme qui se permettait
de verser quelques larmes, plutôt machinales, sur le corps déchiré de
leur enfant. Il lui défendit de prendre le deuil. Pour le public, il se
posa en Brutus et déclara aux reporters qui assiégeaient sa porte que si
son scélérat de fils avait survécu, il l’aurait conduit de sa propre
main à la guillotine.

Cet héroïsme lui valut une batterie d’honneur au Grand-Orient. Mais ce
fut tout. Il fit tant de tapage que Legranpan, agacé de le voir revenir
sans cesse sur un incident dont nul ne voulait plus entendre parler
parce qu’il provoquait trop de réflexions désagréables, lui ordonna,
d’une façon fort impérieuse, de se taire.

Mandrillat obéit et, pour faire peau neuve, entreprit un voyage en
Allemagne. Il s’y aboucha avec quelques financiers de Berlin et de
Francfort qui désiraient introduire des valeurs véreuses sur le marché
français. Le résultat fructueux de cette villégiature le consola bien
vite du déboire qu’il venait de subir.

Cependant la police avait fait une perquisition dans l’appartement de la
place Médicis. Elle ne trouva naturellement rien qui pût la mettre sur
la piste d’un complot puisque Charles avait agi de lui-même et s’était
gardé de se confier à personne. Chériat et Robert interrogés ne purent
que rapporter la tristesse farouche de leur ami depuis des semaines et
la façon dont il s’enfuit, malgré leurs efforts, le matin où la bombe
éclata. On ne les inquiéta point, car il était de toute évidence qu’ils
n’encouraient pas de responsabilité dans un crime dont, jusqu’au dernier
moment, ils avaient ignoré la préparation.

Le seul indice qu’on découvrit des projets de Charles fut un papier où
il avait tracé, d’une main fébrile, ces mots: «L’homme libre écarte les
dogmes, les lois et tout ce qui entrave son droit à la révolte. Il ne
croit qu’en lui-même. Il frappe pour se grandir et il reste sourd aux
plaintes de ses victimes. C’est ainsi qu’il devient le surhomme...»

Et maintenant Robert Abry, assisté de Madame Viard, qui était accourue
auprès de son frère, s’empressait autour du malade dont l’état s’était
aggravé du fait de la scène terrible qui précéda la mort de Charles.

Enfin, à force de soins, Chériat se sentit un peu mieux. Mais si ses
souffrances corporelles avaient diminué, son esprit restait tout
anxieux.

Fixant sur Robert un regard de détresse, il dit:

--Mais comment, comment tout cela est-il arrivé?... Comment Charles
a-t-il pu concevoir un dessein aussi épouvantable?

--Ne parle pas, supplia la veuve, calme-toi, tu vas encore te faire du
mal...

--Eh bien je me tairai. Mais que Robert me rassure car je ne comprends
plus rien à rien et il me semble que je suis environné de fantômes...

Robert était si profondément bouleversé qu’il ne réussit pas d’abord à
répondre. Dans son chagrin, il se demandait, lui aussi, _comment_ et
_pourquoi_? Et il se reprochait presque de n’avoir pas deviné assez tôt
le drame funèbre qui s’était déroulé dans l’âme de son ami.

--Si j’avais insisté quand il vint rue d’Ulm, se disait-il, peut-être
m’aurait-il confié son affreux secret et aurais-je pu le fléchir... Il
courbait la tête, éperdu d’incertitude et se retenant pour ne pas
sangloter. Mais comme Chériat lui touchait le bras, d’un geste
suppliant, il fit un effort et dit d’une voix altérée:

--Avant tout, prions. Ce n’est qu’en sollicitant le secours d’En-Haut
que nous réussirons à échapper aux images sinistres qui nous obsèdent.

--Oui, prions, répéta Mme Viard, qui s’agenouilla tandis que les deux
hommes joignaient les mains, prions la Sainte-Vierge. Jamais nous
n’avons eu plus besoin d’Elle puisqu’on la nomme, à juste titre, la
Consolatrice des affligés.

Par une inspiration spontanée, elle récita les litanies puis elle
proféra ce sublime appel à l’aide de la Grande-Auxiliatrice, le _Sub
Tuum_: _Nous nous réfugions sous sa protection, Sainte Mère de Dieu. Ne
rejette pas la prière que nous t’adressons dans notre peine excessive et
garde-nous toujours de tout péril, ô Vierge de gloire et de
bénédiction..._

A mesure qu’elle prononçait les saintes paroles, Robert se rassérénait.
Ainsi que bien d’autres fois, il vérifiait qu’on ne s’adresse jamais en
vain à Celle qui a reçu le pouvoir de réconforter les cœurs trop
éprouvés. La lumière se refit en lui et ce fut tout enflammé d’une
ardeur ineffable qu’à son tour, il récita le _Memorare_ de saint
Bernard.

Quand il eut dit l’invocation finale: _Noli, Mater Verbi, verba mea
despicere, sed audi, propitia et exaudi_, son âme s’était reconquise.

De même, Chériat s’apaisait. Les ténèbres tragiques qui venaient de
descendre sur lui se dissipaient pour faire place à une aurore
angélique.

O Sainte Église, ce sont là les dictames que tu départis à tes
fidèles!...

--Ne prierons-nous pas aussi pour Charles, murmura-t-il, sa pauvre âme,
où est-elle à présent?

--Certes approuva Robert, nous allons prier pour lui. Dieu est si bon:
je veux espérer qu’au moment suprême, il a permis que l’infortuné ait
une pensée de contrition.

--Et puis, reprit Chériat, rappelle-toi qu’il était charitable. Il m’a
recueilli mourant de misère. Presque tout son argent, il le donnait aux
pauvres... Louise Larbriselle peut en témoigner... Jusqu’au jour où il
devint si sombre et si méfiant, nul n’aurait pu le taxer de perversité.
Comme tant d’autres, comme moi-même avant que Notre-Seigneur m’éclairât,
il vivait dans l’erreur mais il était de bonne foi. Où aurait-il appris
à se garder du mal? Ce n’est pas dans le milieu où il fut élevé puisque,
nous le savons, on s’est appliqué à lui nourrir l’esprit d’athéisme et
d’orgueil.

--Il m’a demandé de prier pour lui, dit Mme Viard en pleurant.

--Oui, conclut Robert, la Justice divine qui, seule, est infaillible,
pèsera tout cela dans sa balance. Mais ce qui me fait frissonner c’est
que je réfléchis qu’ils sont des milliers à présent, dans notre pauvre
pays, qui subissent une éducation analogue à celle de Charles. On ne
veut plus de Dieu; on fait le vide dans les âmes. Puis l’on s’étonne que
le démon s’y installe à la place de ce Dieu qu’on jette à la voirie
parmi les outrages et les crachats... Je sais: il est de mode de sourire
lorsqu’un croyant affirme que le diable s’empare de nous dès que nous
nous détournons de l’Église.

Pour expliquer les crimes qui se multiplient, la frénésie de jouissance,
l’inquiétude sans but qui possèdent tant de nos contemporains, la
Science, pauvre folle infatuée d’elle-même, bat les buissons çà et là,
bâtit cent systèmes, cent châteaux de sable qu’elle n’édifie que pour
les renverser la minute d’après et pour courir à de nouvelles illusions.
Des philosophies se hissent sur des piédestaux branlants et affirment
que l’homme n’est qu’une mécanique instable mue par des forces aveugles
et que le bonheur consiste à satisfaire ses pulsions jusqu’à la satiété.
On instaure le règne de la Bête d’après cette maxime: «La vie est un
cauchemar entre deux néants.» Pour l’oublier régalons nos instincts!

Cependant le démon verse les ténèbres du désespoir dans l’âme des
sensitifs et des douloureux qu’une telle odieuse doctrine ne suffit pas
à contenter. La France est ivre d’impiété; par suite le nombre ne cesse
de s’accroître de ceux qui, comme notre ami, tombent sous le joug du
Mauvais parce que nul ne les avertit que, seule, notre sainte religion
peut les en préserver. Hélas, ils se disent libres; et on les força
d’ignorer qu’en rejetant, comme une lisière importune, la sauvegarde de
la foi, ils se soumettent au plus irrémissible des esclavages: celui du
péché.

Ah! prions, prions pour Charles. Prions aussi pour la France, supplions
le Seigneur d’avoir pitié de nous.

Et suivi par la veuve et le malade, il dit humblement les versets du _De
profundis_:

                   *       *       *       *       *

«_Des profondeurs de l’abîme, nous crions vers toi, Seigneur. Seigneur,
écoute notre voix._

«_Que tes oreilles se rendent attentives à la voix de notre
déprécation._

«_Si tu observes nos iniquités, Seigneur, qui de nous soutiendra ton
regard?_

«_Mais parce que la miséricorde est en toi, Seigneur, j’espère à cause
de ta loi._

«_Mon âme se confie en ton verbe; mon âme espère dans le Seigneur._

«_Depuis la vigile du matin jusqu’à la nuit, que ton peuple espère en
toi, Seigneur._

«_Parce que la miséricorde appartient au Seigneur et qu’auprès de lui la
rédemption est abondante._

«_Et lui-même rachètera son peuple de toutes les iniquités._

«_Seigneur donne aux âmes des morts le repos éternel! et fais luire sur
eux ta lumière sans fin._

«_Qu’ils reposent en paix.--Ainsi soit-il._»

                   *       *       *       *       *

Tous trois s’embrassèrent. Puis Robert, debout et les yeux au ciel,
reprit:

--Seigneur, nous ne sommes rien sans ton secours. S’il est dans tes
desseins que nous périssions, que ta volonté s’accomplisse et non la
nôtre. Mais, ô mon Dieu, si pour sauver notre France qui se détourne de
ta Face, il est besoin de victimes expiatoires, nous voici prêts à
souffrir pour que ton Nom soit sanctifié, pour que ton règne arrive.

Pour les folies et les péchés des égarés qui te défient, l’injure et le
sarcasme à la bouche, nous nous offrons à ta colère. Toi, cependant,
ramène-les dans tes voies; distribue-leur le pain suprasubstantiel: ta
parole immuable.

Comme il nous fut prescrit par ton Fils, nous leur pardonnons, sans
arrière-pensée, sans restrictions vindicatives, les persécutions qu’ils
infligent à ton Église. De même, ne les traite pas d’après l’énormité de
leur ingratitude envers toi, mais considère leur aveuglement.

Par l’incarnation de ton Fils, par ses souffrances et ses plaies, par la
Croix qui ne cesse d’étendre sur le monde ses bras rédempteurs, par ta
Sainte-Mère, refuge des pécheurs, appui des malheureux, étoile du matin,
arche de ton alliance avec nous, par les mérites de tous les Saints qui
combattirent et triomphèrent pour ta gloire, accueille notre
supplication; fais cesser cette trop longue tentation. Libère la France
du démon d’orgueil qui l’opprime; délivre-nous du mal. Ainsi soit-il.

D’un même élan, tous trois répétèrent:

--O Dieu le Père, qui es la Justice, ô Dieu le Fils, qui es l’Amour, ô
Dieu le Saint-Esprit qui es la Grâce, Sainte-Trinité, un seul Dieu,
libère la France du démon qui l’opprime, délivre nous du mal...

Et longtemps, agenouillés côte à côte, ils demeurèrent en oraison, selon
l’esprit de la Sainte-Église catholique, en dehors de laquelle il n’y a
ni lumière, ni vérité, ni consolation, ni salut.


    _Benevolens lector, in nomine
    Domini, ora pro scriptore._


Fin


NOTE.--L’auteur croit devoir rappeler que pour l’explosion qui termine
le livre par la mort de Charles, il n’a rien inventé.

En effet, les choses se passèrent exactement telles quelles à l’église
de la Madeleine en 1894.

L’auteur n’a fait que transposer l’événement à Notre-Dame.


Saint-Amand, Cher.--Imprimerie BUSSIÈRE.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE RÈGNE DE LA BÊTE ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.