The Project Gutenberg eBook of Trois ans d'esclavage chez les Patagons
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.
Title: Trois ans d'esclavage chez les Patagons
Author: Auguste Guinnard
Release date: November 4, 2025 [eBook #77179]
Language: French
Original publication: Paris: P. Brunet, 1864
Credits: Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Library of Congress)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TROIS ANS D'ESCLAVAGE CHEZ LES PATAGONS ***
TROIS ANS D'ESCLAVAGE
CHEZ LES PATAGONS
ABBEVILLE.--IMPRIMERIE P. BRIEZ.
[Illustration: Glymmatographie sur acier, Baudran.
A. GUINNARD.]
TROIS ANS
D'ESCLAVAGE
CHEZ LES PATAGONS
RÉCIT DE MA CAPTIVITÉ
PAR
A. GUINNARD
MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ DE GÉOGRAPHIE
OUVRAGE
accompagné d'un portrait de l'auteur et d'une carte
Deuxième Édition
PARIS
P. BRUNET, LIBRAIRE-EDITEUR
31, RUE BONAPARTE
1864
Tous droits réservés.
A MADAME LA MARQUISE D'HAUTPOUL
Si le mot reconnaissance peut suffire aux cœurs bien nés pour exprimer
toute leur profonde gratitude, permettez-moi, Madame, de vous dédier
ces souvenirs de mes souffrances passées.
Daignez, Madame la Marquise, en agréant ce faible hommage, le
considérer comme la preuve du meilleur et du plus respectueux souvenir
qui se soit gravé en lettres ineffaçables dans la mémoire du pauvre
voyageur éprouvé que vous avez bien voulu honorer de votre précieux et
bienveillant intérêt.
A. G.
AU LECTEUR
J'ai publié il y a quelques mois, dans le _Tour du Monde_, un
sommaire de mes aventures en Patagonie. Le mauvais état de ma santé
fut la seule cause qui m'empêcha d'en faire tout d'abord la relation
complète; néanmoins je n'avais pas renoncé à la réalisation de ce
projet qu'aujourd'hui seulement, il m'est permis de mettre à exécution.
Pressé par de nombreux encouragements, ainsi que par les bienveillants
conseils dont ont bien voulu m'honorer les personnes les plus
distinguées, soit par leur science, soit par le rang élevé qu'elles
occupent, je me suis déterminé à dépeindre les horribles souffrances
que j'ai endurées pendant ma longue captivité, et à décrire les mœurs
et les coutumes des diverses peuplades dont j'ai été l'esclave.
Ce livre n'a aucune analogie avec les nombreuses et romanesques
relations de voyages qui ornent nos bibliothèques; il est tout
simplement l'œuvre d'un malheureux voyageur éprouvé qui n'aurait sans
doute jamais osé écrire, sans cette circonstance.
Je n'ai pas, ainsi que tant d'autres, cherché à imiter; je me suis
purement et simplement borné à faire la narration scrupuleuse de mes
aventures et celle des mœurs et coutumes des Patagons, des Puelches,
des Pampas et des Mamuelches avec lesquels, par un enchaînement de
circonstances malheureuses, j'ai dû forcément vivre pendant plus de
trois ans et demi. La connaissance de leur langage et une longue
habitude de leur genre d'existence, m'ayant mis à même de les
considérer sous leur véritable point de vue, on pourra prendre pour
termes de comparaisons avec tels ou tels écrivains que je m'abstiens de
nommer, les diverses observations que j'ai pu faire.
Je ne me suis pas adonné plus spécialement à la science qu'à la
littérature, mais étant le seul qui, jusqu'à ce jour, ait pu pénétrer
aussi avant dans l'intérieur de la Patagonie, je me trouve par cela
même plus que tout autre dans la possibilité de renseigner exactement
le lecteur sur ses nomades habitants. J'ai l'espoir que ce récit
d'une des phases terribles de mon existence, offrira quelqu'intérêt,
et que la jeunesse entreprenante et inexpérimentée, qui chaque année
s'expatrie, poussée, comme je le fus moi-même, autant par l'ambition
que par l'attrait de l'inconnu, y trouvera une leçon salutaire.
Sur la carte qui figure à la fin de ce récit, j'ai tracé un itinéraire
des parages où j'ai vécu pendant si longtemps. Ce travail ne pouvait
être et n'est point d'une exactitude mathématique, car ayant été dans
le plus complet état de dénument, je n'ai pas eu à ma disposition les
instruments propres à déterminer les diverses positions des lieux
que j'ai parcourus. Cependant, grâce à ma fidèle mémoire et au soin
que j'ai toujours eu de remarquer les différentes directions que
j'ai suivies avec les Indiens mes maîtres, grâce aussi à l'habitude
que j'avais contractée d'évaluer les distances franchies avec les
incomparables chevaux de ces régions lointaines, lesquels galopent
facilement depuis l'aurore matinale jusqu'au tardif coucher du soleil,
j'obtins pour moyenne, tout en faisant la part des difficultés du
terrain, vingt-cinq lieues par jour. Toute approximative que puisse
être cette mesure, elle n'est pas bien éloignée de la vérité; et
l'on pourra s'en convaincre lorsqu'il sera permis de pénétrer dans
l'intérieur de ces terres, ce qui ne saurait du reste manquer d'arriver
un jour ou l'autre. Je dirai même plus, c'est que j'espère même qu'il
sera possible de reconnaître les endroits que je désigne.
On se demandera sans doute pour quelle raison cette carte est écrite en
langue inconnue? c'est, parce que, sachant le langage de ces nomades,
j'ai acquis la certitude qu'on a jusqu'alors, non seulement tronqué
les noms de leurs tribus, mais encore qu'on n'en connaît qu'un petit
nombre. L'orthographe de ces noms diffère de celle généralement adoptée
parce que je pense, que non seulement il est nécessaire de faire
connaître ces diverses dénominations, mais qu'il est, pour le moins,
aussi utile de leur conserver leur véritable prononciation indienne.
Ma délivrance ayant été aussi subite qu'imprévue, je n'ai pu
rapporter aucun objet en souvenir de mon pénible voyage, de sorte que
nombre de personnes ont peine à croire à la possibilité de mon retour
après de semblables épreuves et que quelques-unes ont paru mettre en
doute, les tristes et cruelles péripéties de mon exceptionnel voyage.
Telle ne fut pas toutefois l'opinion de plusieurs membres de la science
et particulièrement celle du bien regrettable M. Jomard, membre de
l'Institut, qui parfaitement renseigné à cet égard, daigna me faire
l'accueil le plus bienveillant. Cet homme illustre, qui jusque dans
l'âge le plus avancé conserva toute la plénitude de ses facultés et
dont le cœur resté jeune jusqu'au dernier instant, battit d'un si
généreux enthousiasme pour les voyageurs éprouvés, m'honora de ses bons
conseils et m'engagea à faire une relation pour laquelle il voulut bien
me promettre sa précieuse coopération. Mais hélas! je ne devais point
être assez heureux pour jouir d'une semblable faveur, car bientôt après
la mort en le surprenant au milieu de ses travaux, l'arrachait au monde
scientifique dont il avait été un si digne représentant.
TROIS ANS D'ESCLAVAGE
CHEZ LES PATAGONS
CHAPITRE PREMIER
Comment il se fait que je pars pour Montévidéo, et dans quel but
j'entreprends ce voyage.
Je n'avais encore que vingt-trois ans en 1855, fort peu d'expérience,
quelque ambition, et je possédais par-dessus tout l'amour des voyages.
Dès ma plus tendre enfance, je m'étais senti comme électrisé au récit
de ceux de mon aïeul maternel Ulliac de Kvallant, _officier de
marine_, qui, à vingt-deux ans, avait déjà fait trois fois le trajet
des Grandes-Indes et que la fortune avait daigné favoriser d'un de ses
plus gracieux sourires. Plus tard la lecture développa encore chez moi
cette passion d'une manière plus prononcée. J'avais tellement foi dans
ma réussite au loin, que me voyant sans un avenir de mon goût, je pris
subitement la fatale résolution de m'expatrier pour quelques années
que je me proposais d'employer aussi fructueusement que possible,
tant au profit de ma mémoire qu'à celui de ma bourse. Je songeais au
bonheur que je ressentirais s'il m'était permis de mettre un terme aux
inexorables coups du sort qui s'appesantissait sur ma famille, et cette
seule idée suffisait à me consoler de la douloureuse séparation que je
m'imposais.
Je ne fis part de ma résolution à mes parents que quelques jours
seulement avant mon départ. Ce fut pour chacun d'eux une triste
surprise: mais quelques efforts qu'ils fissent pour me détourner de
cette idée je n'en persistai pas moins dans ma résolution. C'est ainsi
qu'après avoir reçu la visite de mon bien-aimé frère, qui m'était
venu faire ses adieux et en même temps ceux de tous mes parents,
je m'embarquai au Havre, dans le courant du mois d'août 1855 pour
Montévidéo.
Nous mîmes à la voile par un temps magnifique, mais qui changea
tellement dès la nuit suivante, que nous restâmes durant tout une
quinzaine, exposés au gré des flots furieux de la Manche malgré tous
les efforts que l'on fit pour entrer dans l'Océan Atlantique. Enfin le
seizième jour le vent changea, la mer redevint calme, nous commençâmes
à faire bonne route.
Il semblait en nous éloignant que le temps devenait de plus en
plus radieux; nous naviguâmes de la sorte jusqu'à l'embouchure de
la Plata sans avoir l'ombre d'un danger à redouter. Cependant nous
ne devions point arriver à destination sans que je fusse à même de
me rendre compte de l'horrible situation où se trouvent parfois les
navigateurs; car à notre entrée dans la Plata, nous essuyâmes la
plus horrible tempête que l'on puisse imaginer; et nous fûmes jetés
sur le _banc anglais_ où peu s'en fallut que nous ne périssions
corps et bien. Nous ne dûmes notre salut qu'à la grande solidité du
navire, qui heureusement était neuf, et au grand sang-froid de notre
habile capitaine, qui sut ranimer l'énergie de ses hommes, un instant
paralysés par la frayeur.
Une fois le danger passé, et le calme rétabli à bord, j'entendis de
nouveau les hommes de l'équipage, se communiquer leurs projets de
délassements et de plaisirs. Je ne cessais de les questionner sur
Montévidéo, où tant d'autres venus avant moi avaient été assez heureux
pour voir leurs désirs se réaliser; aux vœux de toutes sortes que je
formais, vint encore se joindre la fébrile impatience de poser enfin le
pied sur le sol américain que l'on me disait être si merveilleux.
Mais à peine arrivé je fus saisi d'une sorte de pressentiment de
mauvais augure, quand d'épais tourbillons de fumée s'offrirent à
ma vue, et que les premiers bruits qui frappèrent mon oreille, aux
portes du Nouveau-Monde, furent ceux d'une vive fusillade et du canon
entremêlés.
J'arrivais juste à temps, pour être le témoin d'une de ces
insurrections si fréquentes dans les républiques de la Plata. Je me
rendis à terre dès le lendemain matin, et malgré l'état de dissension
du pays, je me sentis tout rempli d'aise de faire connaissance avec un
peuple si nouveau pour moi, dont le langage éveilla de suite toute ma
sympathie.
Je parvins non sans peine à me faire admettre dans un hôtel de
modeste apparence, le premier que je trouvai sous ma main, et dont la
porte était fortement barricadée intérieurement. Quoique j'eusse fait
une traversée des plus heureuses, j'éprouvais le plus grand besoin
de prendre quelque repos; mais il me fut impossible de dormir, car
les cris de la populace et une vive arquebusade m'en empêchèrent. Le
jour suivant, je fus sur pied dès l'aurore, mû par un désir ardent de
parcourir la ville, ce à quoi je me hasardai, malgré les exclamations
charitablement hostiles de mon hôte, qui, tout d'abord, craignait de
perdre un pensionnaire; mais, bientôt rassuré dès qu'il sut que je lui
laissais tout mon bagage en dépôt, il fut le premier à m'expliquer
le peu de danger qu'il y avait à parcourir les rues durant le jour.
Il disait vrai, car malgré les cris et la fusillade, la plupart des
habitants s'y montraient aussi pour renouveler leurs provisions. J'eus
bientôt parcouru les principales rues encombrées de soldats presque
tous nègres, en haillons et les pieds nus, offrant l'aspect d'une
véritable horde de brigands, et paraissant bien plus redouter les coups
qu'ils sont sujets à recevoir, que soumis à une discipline quelconque,
et auxquels, dans ces moments de troubles, on peut attribuer hardiment
la plus grande partie des crimes et des désordres qui se commettent.
Dans ces pays lointains, c'est à peine si quelques hommes succombent
dans un combat loyal; car les luttes sont purement dérisoires. Les
nombreuses victimes que l'on y compte cependant, ont pour cause la
vengeance que semble faciliter l'obscurité des rues non-éclairées pour
la plupart. Il n'est pas rare, même en temps de paix, d'entendre la
nuit, les gémissements de quelque malheureux attardé, ayant négligé de
se faire reconduire par _Los serènos_ ou veilleurs de nuit, qui
moyennant une rétribution, illicite à vrai dire, se le transmettent de
consigne en consigne jusqu'à son domicile. Ces veilleurs portent de
la main gauche une lanterne, et tiennent une lance de la droite; leur
armement se complète par un sabre. Ils doivent veiller à la sécurité
des habitants et crier par les rues les heures et les variations du
temps. Mais le sentiment du devoir est, pour eux, une chose tellement
secondaire qu'il leur arrive fréquemment de se refuser à accompagner
_los ciudadanos_--les citoyens--qui ne leur offrent point
quelqu'argent. Et beaucoup d'entre eux poussent à un tel point l'amour
de la propriété, qu'ils n'hésitent nullement à dépouiller ceux qu'ils
accompagnent gratuitement.
Après un mois et demi de séjour à Montévidéo, pendant lequel je
visitai tous les environs, le mauvais état des affaires générales,
me mettant dans l'impossibilité d'employer fructueusement mon temps,
et de me rendre par terre, soit à l'Assomption soit au Brésil, je me
déterminai à gagner Buenos-Ayres, voyage que j'effectuai en une nuit
avec le bateau à vapeur. Je trouvai cette ville également morcelée
par une guerre intestine dont la fin ne pouvait encore se prévoir, ce
qui m'empêcha, comme à Montévidéo, de faire usage de mes lettres de
recommandations.
La vie des étrangers y étant fort compromise, je me vis de nouveau
dans la nécessité de m'éloigner. Je songeai tout d'abord à Rosario,
rendez-vous général des Européens; mais ne voulant pas avoir à me
reprocher plus tard, d'avoir agi trop précipitamment, j'employai tous
les moyens imaginables afin de me créer quelques relations avec des
commerçants. Toutes mes tentatives furent vaines, et j'en revins à
ma première idée de gagner Rosario après avoir exploré toutes les
provinces Argentines.
Nous étions déjà au mois de février 1856. L'hiver commençant au
mois de mai, je n'avais donc plus que deux mois pour trouver où me
fixer. Après avoir visité au sud la Confédération argentine, Carmen
sur le Rio-Négro, le fort Argentino et la baie blanche, j'errai parmi
tous les districts Buenos-Ayriens, fort clair-semés à partir du Rio
Quéquène, cours d'eau rarement tracé, et plus rarement encore dénommé
sur les cartes. Ayant ainsi vainement parcouru le Tendil, l'Azul,
le Bragado-Grande, le Bragado-Chico, Mûlita et jusqu'aux moindres
hameaux et fermes qui relient entre elles ces diverses populations trop
éloignées les unes des autres pour former une frontière proprement dite.
Reconnaissant qu'en vain, j'avais espéré rencontrer de meilleures
chances sur ce sol moins battu des Européens, je voulus mettre mon
premier projet à exécution. Dans ce but, je revins à Quéquène-Grande
afin de me munir des provisions nécessaires à un semblable voyage,
recevant sur ma route l'hospitalité des _Estanceros_ ou fermiers
spécialement adonnés à l'élève et au trafic du bétail.
De retour à Quéquène, j'y fis la rencontre d'un italien nommé
Pédritto, comme moi fourvoyé dans ce district perdu. Nous ne tardâmes
guère à lier connaissance; nous découvrîmes en causant, que nous étions
arrivés l'un et l'autre en Amérique à quelques jours de distance
seulement, animés tous deux du plus vif désir de nous créer une
position sortable et que vu les nombreuses difficultés qui nous avaient
assaillis en débarquant, nous avions formé le même projet de nous
rendre à Rosario. Dès lors nous ne songeâmes plus qu'à nous réunir pour
entreprendre ce voyage, d'autant plus difficile, que nous ignorions
encore l'un et l'autre le langage espagnol, et que nous n'étions point
cavaliers; ces raisons en nous privant de guides et de chevaux, nous
forcèrent à voyager pédestrement. Nous confondîmes nos ressources
pécuniaires, et nous achetâmes des armes et des munitions en quantité
suffisante pour un mois; nous emportions chacun cinq livres de poudre,
quinze livres de plomb, quelques provisions de bouche et de menus
objets de rechange.
Nous n'ignorions point que des dangers et des difficultés sans nombre,
viendraient nous assaillir, mais nous étions décidés à tout braver,
nous ne prîmes d'autre précaution que celle d'acheter une boussole
cadran solaire, et de faire un plan de route, où chaque journée de
parcours était indiquée; puis nous partîmes avec cette confiance que
donne à la jeunesse beaucoup de résolution et d'espoir.
Ce fut le 18 mai 1856 que nous fîmes les premiers pas sur le sol
désert de la Pampa, dans la direction Ouest que nous devions suivre
jusqu'à la Sierra Ventana seulement.
Mais ainsi que je l'ai déjà dit, cette époque de l'année qui coïncide
avec l'hiver de ces régions, nous faisait craindre plus de mauvais que
de beau temps.
En effet le lendemain de notre départ une pluie torrentielle,
qu'augmentait encore un vent violent et glacial soufflant des
profondeurs de la Patagonie, nous assaillit cruellement. Ce mauvais
temps dura quatre mortels jours, pendant lesquels nous fûmes contraints
pour nous reposer de nous étendre sur la terre détrempée, sans qu'il
nous fut possible de chasser ni de faire du feu. Nous eûmes la plus
grande peine à garantir nos armes, dont dépendait notre existence
durant le cours du long voyage que nous commencions seulement et qui
déjà s'annonçait pénible et dangereux.
Ce fut seulement dans la soirée du quatrième jour que la pluie
cessa, et que survint fort à propos, un rayon de soleil qui ranima
notre ardeur et nous permit de faire sécher nos vêtements. Durant les
quelques heures que nous nous reposâmes, il nous fut loisible d'admirer
les immenses plaines vertes et touffues qui se déroulaient à nos yeux,
jusqu'à l'horizon sans bornes et dont le soleil couchant faisait
ressortir toute la beauté.
Avant le retour de la nuit nous avions de nouveau endossé nos
vêtements alors parfaitement secs, et nous pûmes profiter de la
facilité que nous offrait la chasse aux viscachas (_note A_), pour
renouveler nos provisions; car nous avions épuisé, ce jour même, le peu
qui restait de notre pain trempé de pluie. Nos forces étant réparées
et notre moral raffermi, nous consultâmes notre plan de route et notre
boussole, puis nous prîmes la direction Sud-Est qu'elle nous indiquait,
parfaitement convaincus que nous faisions bonne route pour le Rosaire.
Notre marche devenait de plus en plus difficile, obstruée qu'elle était
par une masse compacte de hautes herbes qui nous obligeant à lever les
jambes outre mesure, nous fatiguaient extrêmement. De plus, la terre
fort détrempée endommageait et élargissait tellement nos chaussures que
nous étions fréquemment menacés de les perdre. C'est ce qui nous arriva
en effet la nuit suivante et pendant la plus complète obscurité, alors
que nous étions engagés dans un bas-fond vaseux, dont nous eûmes toutes
les peines du monde à nous tirer. Comme il nous avait été impossible
de nous procurer des souliers de rechange avant notre départ de
Quéquène-Grande, nous fûmes dès lors réduits à affronter pieds nus, un
sol souvent hérissé de pierres anguleuses ou d'épines et l'intensité du
froid qui augmentait de plus en plus.
Vers la matinée du cinquième jour, malgré les nombreuses difficultés
qui semblaient devoir s'opposer à notre marche, nous n'avions pas moins
parcouru déjà une assez grande distance, lorsque dans la soirée qui
suivit, nous rencontrâmes une rivière étroite, profonde et encaissée
dans un terrain à pic qu'il nous fallut songer à traverser. Descendre
au bord de l'eau fut un véritable travail, vu l'élévation de la rive
escarpée; le reste du jour fut employé à rechercher un passage pour
gagner le côté opposé. Quand nous réussîmes à le trouver il était déjà
fort tard, et nous étions tellement accablés de lassitude, que nous
préférâmes en remettre la traversée au lendemain. Le côté où nous
étions paraissait du reste nous promettre un abri plus sûr contre le
vent glacial qui ne cessait de souffler avec violence. Mais afin de
nous garantir complètement de la température froide et humide, nous
imaginâmes de creuser, avec nos couteaux, une grotte dans le flanc
de la falaise escarpée. Ce travail achevé nous poussâmes la minutie
jusqu'à brûler dans l'intérieur, un amas de broussailles pour en sécher
les parois; et après avoir fait honneur à un excellent souper composé
d'un gigot de gama, produit de notre chasse, nous nous installâmes dans
notre réduit encore chaud, qui semblait promettre à nos corps brisés de
fatigue une délicieuse nuit de repos.
Mais hélas! on ne ne songe jamais à tout! et dans notre grande
préoccupation de bien-être, nous n'avions prêté aucune attention à la
crue des eaux qui s'était déjà fait sentir dans le jour. A peine avions
nous clos la paupière que notre grotte, soudainement envahie par l'eau
tourbillonnante et rapide, faillit devenir notre tombeau. N'étant fort
heureusement pas encore bien endormi, j'eus le temps d'éveiller mon
compagnon et de saisir nos armes pour fuir.
Mais s'échapper n'était pas chose facile à deux hommes ainsi surpris
par le danger au moment de leur premier sommeil. Il fallut nous frayer
un chemin à travers les eaux déchaînées et les ténèbres, et nous servir
de nos poignards comme d'échelons, pour franchir un escarpement élevé
qui, battu à sa base par l'inondation, menaçait à chaque mouvement un
peu brusque de notre part, de s'écrouler sur nous. Malgré tout notre
sang-froid, il fallut que la providence nous vînt en aide, car malgré
l'imminence du péril nous eûmes le bonheur d'atteindre sains et saufs
le sommet de la falaise munis de toutes nos armes. Nous eûmes seulement
à déplorer la perte d'une partie de nos munitions, de notre poudre et
des menus objets de rechange que nous possédions, lesquels devinrent
sous nos yeux, la proie du torrent impétueux. Cette nuit commencée sous
de si tristes auspices s'acheva cependant dans un sommeil profond, et
le lendemain à notre réveil, il ne nous serait resté du danger passé,
qu'un souvenir fait plutôt pour nous encourager que pour nous abattre,
si nous n'eussions pas été obligés d'attendre pendant deux longs jours
de privation absolue et de famine, que la baisse des eaux nous permît
de franchir la rivière.
Le troisième jour seulement nous en tentâmes le passage après avoir
fait un paquet de nos hardes et l'avoir placé sur notre tête. Nous
nagions d'une main, tandis que de l'autre nous nous efforcions de tenir
nos fusils et nos revolvers hors de l'eau, mais ce n'était pas chose
facile à exécuter. Le courant d'une force extrême nous entraîna dans
un tourbillon où nous faillîmes périr tous deux; et lorsque enfin nous
abordâmes la rive opposée nous étions totalement à bout de forces. Nous
fûmes cependant assez heureux pour pouvoir faire un bon feu de racines
qui ranima nos membres engourdis, fit sécher nos vêtements et nos armes
que nous visitâmes avec le plus grand soin.
Si d'un côté ces douloureuses épreuves augmentaient notre confiance en
nos forces et notre mépris du danger, d'un autre elles ralentissaient
notre marche. En outre, nos pieds déjà en sang nous faisaient souffrir
d'autant plus cruellement que nous n'avions plus aucun moyen de les
garantir ni contre les aspérités du sol, ni contre l'influence de la
gelée. Vers le milieu du jour pourtant, ayant eu l'heureuse chance de
tuer une biche-gama (_note B_) que nous fîmes rôtir, un peu de
gaîté se mêla à notre repas et le rendit délicieux. Du cuir de cet
animal nous essayâmes de nous faire des sandales, mais cette chaussure
délicate, en outre qu'elle ne pouvait suffire à nous garantir contre
les pierres et les épines, se déchira promptement. Elle ne servit
pas même à diminuer l'effet du froid intense sur nos plaies vives.
Incapables désormais de doubler le pas, nous résolûmes afin de ne
point prolonger notre voyage outre mesure de marcher jour et nuit en
n'accordant aux besoins impérieux du sommeil et de la faim que le temps
strictement nécessaire.
En dépit de ce calcul économique, nos provisions s'épuisèrent
promptement sans qu'il nous fût possible de les remplacer, car nous
étions entrés dans _uno campo_ ou espace de pampas, au sud-ouest
de quelques montagnes se ralliant à la sierra Ventana par les accidents
d'un terrain d'une nature calcaire et où de nos yeux avides, pauvres
voyageurs affamés, nous n'aperçûmes aucune trace d'animaux ni de
végétation.
Le jour tout entier s'écoula lentement sans nous laisser entrevoir le
moindre atôme qui put apaiser notre faim et notre soif. Le soir venu,
ne trouvant aucun abri, nous fûmes réduits à nous coucher sur le sol
pierreux et blanc de givre. Aux atroces tortures que nous faisait
éprouver la faim, succéda l'inertie la plus complète. Grâce à Dieu
pourtant, l'ardente fièvre que nous éprouvions vint clore nos paupières
d'un sommeil de plomb, pendant lequel nos membres endoloris et accablés
de lassitude, puisèrent de nouvelles forces. A notre réveil, nous
reprîmes notre triste pélerinage à travers des plaines d'une nature
salpêtrée et couvertes de nombreux étangs salés, de peu de profondeur,
dont les eaux infectes, au goût de cuivre, reposent sur un lit de vase
noire et nauséabonde dans laquelle disparaissent parfois les animaux
attirés par la soif et trompés par la limpidité de l'eau.
Sur ces lacs se tenaient des myriades de _phoénicoptères_ au
long cou, au corps étroit sans queue, hauts sur pattes, et dont les
ailes du ponceau le plus vif se détachaient avec éclat sur la blancheur
irréprochable de toutes leurs autres plumes. A notre approche nous les
vîmes s'envoler simultanément, leur cou tendu, leurs longues pattes
jointes en arrière en forme de gouvernail, et fuir silencieusement avec
la vitesse et la légèreté d'une flèche dont ils ont toute l'apparence.
Je voulus en tirer quelques-uns, mais mon fusil ayant fait long feu je
ne pus y réussir.
Bien que nos pieds fussent profondément écorchés et remplis d'épines,
les angoisses de la faim nous avaient plongé dans un tel état de
surexcitation et de délire qu'à peine nous faisions attention au
douloureux contact de la terre gelée. Nos entrailles étaient atteintes
de souffrances mille fois plus horribles que la mort.
Dans les courts instants de répit que nous laissa cette longue et
cruelle journée nous mangeâmes de la terre et les premières racines
qui nous tombèrent sous la main, sans pouvoir étancher notre soif,
que semblait augmenter encore la vue continuelle des lacs salins. Mon
compagnon, quoique beaucoup plus fort que moi, en apparence, ayant plus
tôt ressenti les tristes effets de la faim et ayant aussi eu recours
beaucoup plus tôt aux moyens extrêmes dont je parle était en proie
à de telles souffrances qu'il se roulait sur le sol en poussant des
cris déchirants qui n'avaient plus rien d'humain. La nuit ne revint
pas sans que je fusse à mon tour plongé dans ce triste état. Nous nous
reprochions l'un et l'autre notre voyage, dans les termes les plus
amers; ou bien, dans les courts intervalles où la souffrance semblait
ne plus avoir de prise sur nous, nous étions comme plongés dans une
douce béatitude voisine de l'extase et, les larmes aux yeux, nous nous
demandions réciproquement pardon de nos brusqueries.
La nuit suivante ne ramena point le sommeil dans nos sens torturés;
nous demeurâmes les yeux ouverts sur le désert, et la pensée fixée
sur notre triste situation. Le lendemain, troisième jour de jeûne,
l'épreuve fut plus terrible encore; nous avions tous deux le délire.
Nous échangeâmes jusqu'à des menaces et des voies de fait. Notre
marche fut lente et souvent interrompue par la lassitude. Notre soif
fut telle qu'à défaut d'eau, nous avalâmes jusqu'à des cailloux, et
que nous eûmes recours pour l'apaiser à l'extrême et répugnant moyen
dont parlent tant de relations de naufrages; ou bien encore, lorsque
le terrain était humide de givre nous y promenions notre propre linge
pour le tordre ensuite au dessus de notre bouche. Cédant de nouveau à
la rage de la faim nous mangeâmes des racines que nous ne connaissions
point, dont le goût était révoltant et qui nous indisposèrent gravement.
Le soir succéda à cet interminable jour, et le seul allégement que
nous pûmes apporter à nos souffrances, fut un peu de feu alimenté par
quelques rares épines glanées çà et là sur le sol de la pampa. Assis
tous deux tristement autour de notre humble foyer, nous sentant trop
faibles pour supporter plus longtemps l'horrible épreuve des angoisses
de la faim, à bout de force et d'espérance nous sentîmes poindre
l'un et l'autre en nous la terrible tentation de mettre fin à nos
souffrances. Tout en préparant nos armes à cet effet, nous vînmes à
penser amèrement au foyer de la famille, aux êtres chéris que nous ne
devions plus revoir. Ces souvenirs nous conduisirent à élever notre
âme à Dieu. L'invocation de son nom faite à haute voix nous fit sentir
combien était grande la lâcheté qui s'était emparée de nous; notre
courage se retrempa dans la prière et au plus profond désespoir succéda
l'assoupissement: cette nuit-là nous dormîmes. Notre réveil fut moins
triste que les précédents: nous nous sentîmes plus dispos quoique
extrêmement faibles. Nos jambes fatiguées, meurtries et écorchées ne
nous permettaient plus d'avancer que bien lentement.
Nous marchions cependant, aiguillonnés par le besoin de nourriture,
lorsque quelques heures plus tard nous eûmes enfin le bonheur de
reconnaître un changement dans la nature du sol, désormais sablonneux
et planté de _génériums-argentinus_, ou _cortadéras_, en
indien, _Koëny_, hautes touffes d'herbes qui ne se trouvent
généralement qu'aux abords des étangs et des cours d'eaux. Le terrain
devenait moins dur à nos pieds sanglants, et un peu plus loin nous
atteignîmes effectivement un étang où nous pûmes étancher notre soif
aride. C'était beaucoup déjà; mais à cette première trouvaille il nous
en fallait ajouter une seconde, des aliments; car cette eau qui nous
avait causé une si grande joie et nous avait tout d'abord soulagés
devait rendre l'impression de la faim encore plus insupportable. En
conséquence, nous nous mîmes en devoir d'inspecter les pourtours de
l'étang en prenant chacun un côté opposé afin de nous rencontrer de
temps à autre.
Une première exploration étant devenue infructueuse, je revenais
anéanti, découragé, lorsqu'un bruit qui se fit entendre derrière moi
au milieu des hautes herbes m'ayant fait tourner la tête, j'aperçus
un puma qui épiait mes mouvements et semblait prêt à s'élancer de
mon côté. Bien que cet animal n'ait rien dans sa taille et dans son
allure du lion d'Afrique, dont les Américains lui ont donné le nom, ma
première impression à sa vue, fut le saisissement; ma seconde fut de
faire feu sur cet habitant du désert. Je l'atteignis en plein poitrail:
rendu furieux par sa blessure, il se traîna vers moi en allongeant ses
griffes comme pour me saisir; heureusement les forces vinrent à lui
manquer, il me fut facile de l'achever à l'aide de mon poignard. Au
bruit de la détonation, mon compagnon accourut. Il fut agréablement
surpris du produit de ma chasse, et m'en félicita sincèrement, en
s'assurant préalablement que le sang dont j'avais les mains couvertes
était autre que le mien.
Nous dépouillâmes en peu d'instants le puma, que nous éventrâmes
ensuite, en ayant soin de le maintenir sur le dos pour ne point perdre
le sang que nous bûmes à même le corps. Peu d'instants après, accroupis
autour d'un feu de broussailles, sur lequel nous flambâmes plutôt que
nous ne fîmes cuire les quartiers de puma, nous nous gorgeâmes avec
voracité de cette chair tout à la fois grasse et coriace, mais qui nous
parut délicieuse.
Après tant de fatigues et de privations, un repos d'un jour ou deux
nous parut indispensable. L'endroit où nous étions était favorable;
nous y fîmes halte. Grâce aux nombreuses touffes de _generium_
qui encadraient l'étang, il nous fut facile de nous abriter et de nous
faire un lit plus moëlleux que la terre gelée. La fièvre nous quitta;
mais l'état de nos pieds empirait; nous ne pouvions les poser à terre
sans croire fouler du verre cassé. Après les avoir enveloppés de
notre mieux avec les lambeaux de notre linge, nous jugeâmes prudent,
néanmoins, de reprendre le cours de notre malheureux voyage en faisant
usage de nos fusils comme de bâtons jusqu'à ce que nos plaies fussent
suffisamment échauffées pour engourdir les douleurs qu'elles nous
causaient. Nous prenions à tâche de nous distraire en formant des
projets pour l'heureux jour où nous arriverions enfin à destination.
Nous cheminâmes de la sorte trois jours encore durant lesquels nous
fûmes assez favorisés pour tuer un lièvre et un daim qui suffirent aux
besoins démesurés de nos estomacs sur lesquels l'air vif du désert
agissait d'une manière presque tyrannique. Loin de nous en désoler
nous nous réjouissions au contraire extrêmement, car la nature du pays
semblait par sa riche apparence nous présager d'abondantes chasses.
Mais il était écrit là-haut que tous les malheurs nous accableraient
tour à tour et que nous aurions vainement surmonté les terribles
tourments de la fatigue et de la faim. Une plus cruelle épreuve encore
nous attendait: notre boussole, objet si précieux pour nous, s'était
avariée, dans les eaux du torrent où nous avions failli périr; depuis
lors, par une étrange fatalité, le soleil ne s'était point montré et
nous n'avions pu remédier à ce grave inconvénient. Fatigués d'esprit
et de corps, nous nous étions jusque-là contentés d'un simple coup
d'œil sur l'instrument dont l'aiguille s'était rouillée dans son
encastrement. Mon plan de route n'existait plus depuis longtemps déjà,
lorsqu'au retour du soleil nous nous aperçûmes que nous avions fait
fausse route, en suivant la direction sud-ouest, point diamétralement
opposé à celui vers lequel nous devions marcher. Au lieu de côtoyer
le territoire Indien nous nous y étions complètement engagés depuis
longtemps déjà.
Quoique cette certitude fût accablante, nous tentâmes néanmoins de
changer de direction, en nous rapprochant des montagnes que nous
apercevions au loin devant nous, comptant y trouver plus de sécurité.
Nous fûmes assez heureux pour repasser une rivière que nous avions
déjà franchie la veille, et de les atteindre avant que le temps,
déjà menaçant depuis le matin, ne devint mauvais. Nous pûmes nous
y construire un petit réduit dans un des plis du terrain à l'aide
des nombreuses pierres plates qui jonchaient le sol en cet endroit.
Pendant quarante-huit heures, assiégés par une affreuse tourmente, nous
restâmes blottis avec quelques provisions provenant de nos dernières
chasses, sans pouvoir nous aventurer au-dehors; car la pluie et les
rafales de vent faisaient ébouler de véritables avalanches de pierres
de toutes les pentes rocheuses qui nous environnaient.
La tourmente apaisée, nous trouvâmes les matériaux d'un bon feu,
dans les nombreuses épines--_mamouël cêton_--(_note C_),
qui hérissaient le sol, et qui toutes portaient les traces d'un
précédent incendie. Ce fut pour nous une preuve évidente du voisinage
des Indiens; car nous n'ignorions pas, qu'il est dans leur habitude
d'incendier ainsi les champs qu'ils abandonnent.
Avant de suivre la nouvelle direction que nous adoptâmes, lorsque notre
boussole fut réparée, il était urgent de renouveler nos provisions de
route, et par conséquent de rentrer dans la plaine où sous nos yeux un
grand nombre de gamas se prélassaient au soleil du matin. Plusieurs
légèrement atteintes nous échappèrent grâce à la distance et à leur
agilité; une seule, blessée de deux coups de feu, nous parut hors
d'état de fuir bien loin; nous nous élançâmes à sa poursuite avec
toute l'ardeur que nous permettait la faiblesse de nos jambes. Déjà
sa course paraissait se ralentir visiblement, et l'espoir de nous en
rendre maître grandissait d'autant plus, quand soudain, au détour
d'une éminence, nous vîmes avec terreur un parti d'Indiens qui étaient
évidemment sur la piste d'une proie quelconque: homme ou gibier.
Regagner l'antre de la montagne et notre hutte, était ce que nous
avions de mieux à faire; nous fûmes assez heureux pour exécuter ce
mouvement de retraite sans être vus. Pendant deux longs jours, tapis
dans notre cachette, appréhendant d'y être d'un moment à l'autre
découverts et assaillis par un ennemi sauvage et sans pitié, nous ne
tardâmes pas à y être assiégés par la faim. Obligés de tenter quand
même une sortie le troisième jour, pour renouveler notre chasse, nous
reprîmes confiance et espoir, en tirant à peu de distance une gama
d'assez belle taille. Déjà je la chargeais sur mes épaules, lorsque les
Indiens, fort nombreux cette fois, surgirent comme par enchantement
de tous les replis du terrain et nous entourèrent en se livrant à une
joie féroce, en poussant des cris gutturaux tout en brandissant leurs
lances, leurs _boleadoras_, boules--en indien _locayos_--et
leurs lazzos.
Rien ne me parut plus bizarrement triste, que l'aspect de ces êtres
à demi nus, montés sur des chevaux ardents qu'ils manient avec une
sauvage prestesse, ainsi que la couleur bistrée de leurs robustes
corps, leur épaisse et inculte chevelure, tombant autour de leur
figure et ne laissant entrevoir à chacun de leurs brusques mouvements,
qu'un ensemble de traits hideux, auxquels l'addition de couleurs vives
donnait une expression de férocité infernale.
Le résultat d'une lutte entre nous et cette bande, ne pouvait être
douteux, mais nous jugeant perdus sans espoir, et regardant la mort en
face, nous nous serrâmes la main, en nous exhortant mutuellement à une
bonne et commune défense, puis nous fîmes feu sur les plus avancés de
nos ennemis. Un d'entre eux, plus grièvement blessé que quelques-uns
de ses compagnons, tomba de cheval; mais sa chûte n'arrêta point
les autres qui se ruèrent en masse sur nous, pendant que nous nous
empressions de recharger nos armes. Mon camarade, accablé par le nombre
et percé de coups, tomba pour ne plus se relever. De mon côté, vivement
pressé, je venais d'avoir l'avant-bras gauche transpercé par une des
lances que je m'efforçais de détourner de ma poitrine, quand une de
ces boules de pierre, dont se servent également les gauchos, soit pour
renverser les chevaux sauvages au plus fort de leur course, soit pour
assommer les bœufs, m'atteignit en pleine tête et me fit rouler inanimé
sur le sol. Je reçus encore d'autres blessures et d'autres contusions,
mais je n'en eus connaissance que quand je sortis de mon évanouissement
et que je tentai de me relever, sans pouvoir y parvenir.
Les Indiens qui m'entouraient, voyant mes mouvements convulsifs, se
disposaient à y mettre un terme en m'achevant, lorsque l'un d'eux,
jugeant sans doute, qu'un homme aussi dur à mourir, ferait un utile
esclave, s'opposa à leur dessein. Cet homme après m'avoir complètement
dépouillé me lia les mains derrière le dos, puis me plaça sur un cheval
aussi nu que moi-même et m'y assujettit étroitement par les jambes.
Alors commença pour moi un voyage vraiment terrible, et je renouvelai
à un siècle et demi d'intervalle, à l'autre bout du monde, la course
épouvantable de Mazeppa. La perte continuelle de mon sang me livra à
une succession d'agonies et de faiblesses pendant lesquelles je me
trouvai balloté de côté et d'autre comme un fardeau inerte, au galop
d'un cheval sauvage qu'aiguillonnaient ses barbares maîtres.
Combien dura ce supplice? je n'en sais rien; tout ce que je me
rappelle, c'est qu'à la fin de chaque jour on me déposait à terre sans
me délier les mains; les Indiens craignant sans doute de ma part,
malgré le triste état où je me trouvais, quelque tentative de fuite ou
de suicide. Pendant tout ce long voyage qui me parut une éternité, je
ne mangeai quoi que ce fût, bien que les Indiens m'offrissent de temps
en temps des racines.
Arrivé au camp de la horde, lieu de notre destination, on enleva
enfin les liens étroits qui m'avaient torturé les pieds et les mains
au point qu'ils ne pouvaient m'être d'aucun usage. Incapable de me
mouvoir je restai étendu sur la terre, au milieu de mes ravisseurs.
Hommes, femmes, enfants, tous me contemplaient avec une curiosité
farouche, sans qu'un seul d'entre eux cherchât à me procurer le moindre
soulagement. Au récit de ma résistance sans doute, que mon maître
renouvelait à chacun, des gestes menaçants m'étaient adressés.
Le soir seulement de cette demi-journée de poignantes émotions, on me
présenta de la nourriture, à laquelle je ne me sentis pas encore la
force de faire honneur; c'était de la viande crue de cheval, principal
aliment de ces nomades. La nuit qui suivit, un monde de pensées
m'accabla. Dans mon insomnie, j'avais toujours présente à la pensée, la
mort de mon compagnon. Je formais mille conjectures sur la destinée que
me réservaient les Indiens. La plus grande probabilité me paraissait
être qu'ils me gardaient pour quelque solennel supplice: cependant il
n'en fut rien.
Sans avoir la moindre pitié pour ma triste position dont ils se
riaient, ils me laissèrent pendant plusieurs jours sans rien exiger de
moi. Je pus ainsi donner quelque repos à mon corps brisé et voir l'état
de mes nombreuses blessures s'améliorer un peu, sans autre secours que
celui de la volonté divine et de l'application que je fis de certaines
herbes.
Mais la nudité complète à laquelle j'étais condamné ne tarda point à
me devenir des plus sensibles. A dormir sur la terre, sans abri, sans
couverture, mon malaise augmenta; je gagnai des douleurs aiguës dans
tous les membres. Puis à son tour vint la faim, une faim voisine de la
rage pendant laquelle je tentai vainement de me nourrir d'herbes et de
racines. Il fallut me résigner à ne dévorer que de la chair sanglante,
comme le font les Indiens eux-mêmes; mais chaque fois que j'achevais un
si répugnant repas, le cœur me manquait. Ce ne fut qu'à la longue que
je parvins à surmonter l'horreur que ce genre de vie m'inspirait.
Que de fois un morceau de chair crue à la main, et réduit à disputer
chaque bouchée de cet effroyable mets aux chiens affamés qui
m'entouraient en s'entre-battant, je me suis laissé aller à établir
mentalement une comparaison entre cet ignoble repas et la table
élégamment ornée, couverte de linge éblouissant, de riches porcelaines
et de brillants cristaux, autour de laquelle nos heureux d'Europe,
dégustant avec insouciance les mets les plus délicats et les vins les
plus généreux, font assaut de saillies spirituelles et de doux propos.
CHAPITRE II
En quelles mains j'étais tombé.
A l'époque où le soleil ne se couchait pas sur les domaines des
monarques espagnols, les vastes plaines qui se déroulent entre
Buenos-Ayres et le détroit de Magellan, d'un côté, et de l'autre,
entre l'Atlantique et les Andes jusqu'à Mendoza, était censé faire
partie de la vice-royauté de la Plata, bien que la plupart des Nomades
qui les occupaient fussent alors, comme à présent, libres de tout
joug. Aujourd'hui une ligne fluctueuse, déterminée, à l'est, par la
Cordillière de Médanos et le Rio-Salado, au nord, par le Rio-Quinto,
le Cerro Verde et le cours entier du Diamante qu'elle remonte jusqu'au
sein des Andes, forme la limite commune de la Confédération Argentine
et de la Pampa indépendante; au sud du Rio Négro commence la Patagonie.
Plus de trois ans de séjour forcé dans ces régions m'ont mis à même
d'y connaître trois groupes distincts de population, dont chacune
correspond à une division naturelle du sol.
Dans la zône de l'est, qui va du Rio Salado au Rio Colorado,
vivent les Pampéens proprement dits, divisés en sept tribus. La
région boisée, qui s'étend entre le lac _Bévédèro_ et le
_Courou-Lafquène_--lac Noir,--ainsi que le long des cours
d'eau qui remontent de ce dernier lac jusqu'au Rio Diamante,
est la terre des _Mamouelches_--habitants des bois--qui
forment huit tribus importantes que les Indiens désignent par les
appellations de: _Ranquel-tchets_, _Angneco-tchets_,
_Catrulé-Mamouel-tchets_, _Quinié-Quinié-Ouitrou-tchets_,
_Lonqueil-ouitrou-tchets_, _Renangne-Cochets_,
_Epougnam-tchets_ et _Motchitoué-tchets_. Toutes ces tribus
sont également subdivisées et chacune des subdivisions a son chef.
Enfin du Rio Colorado, jusqu'au midi du Rio Négro, fleuve étroit, mais
profond, dont le cours est plus long que celui du Rhin ou de la Loire,
j'ai compté neuf tribus de Patagons, dont voici les noms:
Les _Payou-tchets_, les _Puel-tchets_, les
_Caillihé-tchets_, les _Tchéouel-tchets_, les
_Cangnecaoué-tchets_, les _Tchao-tchets_, les
_Ouili-tchets_, les _Dilma-tchets_, et les
_Yacanah-tchets_.
Chacun sait que l'Amérique méridionale est citée comme étant un pays,
qui par la nature de son climat, de son sol et de ses productions,
présente les plus grands contrastes; mais on ne connaît que fort peu
l'intérieur des terres habitées par les Patagons.
Quelques détails ne seront donc point ici déplacés.
Depuis Quéquène, notre point de départ, jusqu'à la Sierra Ventana
(_note_ D), et très au loin dans la direction sud-ouest que
nous avions tout d'abord été forcés de prendre, nous parcourûmes mon
compagnon et moi un sol accidenté, le plus souvent d'une fertilité dont
on n'a aucune idée. Il était entrecoupé çà et là par quelques torrents
dont les eaux limpides, vont, tout en se jouant avec rapidité sur un
fond rocheux et inégal, se perdre dans un lac profond dont le niveau
ne varie jamais, quelle que soit l'affluence des cours d'eau qui s'y
jettent. Les Indiens nomment ce lac _Gualichulafquéne_--le lac du
Diable.
Toute cette partie du désert américain jusqu'au Rio-Colorado est
d'un aspect des plus flatteurs; exploitée par une nation active et
intelligente, cette contrée serait la source de grandes richesses
car le sol y est partout noir et vierge et rendrait facilement au
centuple la semence qu'on y laisserait tomber. Sous une épaisse et
haute couche d'herbe, à peine atteinte par le givre, il nous fut
facile de voir celle de l'année précédente qui ne lui était vraiment
inférieure que par sa couleur, et sous cette dernière, une troisième
dont la décomposition n'était point encore achevée. Nous trouvâmes dans
ces endroits une chasse abondante et variée, des _gamas_, des
_lamas_, des _Nandous_--autruche de la Patagonie,--jusqu'à
des perdrix de la plus grande espèce et quantité de petits étangs d'une
eau douce et agréable.
Jusqu'au Colorado, dans toute la direction sud-ouest et sud, cette
fertilité devient irrégulière et diminue sensiblement; elle n'apparaît
plus qu'entrecoupée par un sol tantôt sablonneux, tantôt rocheux;
ou bien encore, le plus souvent, d'une nature salpêtrée et couvert
d'étangs salés et infects, d'une limpidité trompeuse. Ces sortes
d'étangs, fort communs dans les parages nord, et nord-ouest, sont dans
le sud et le sud-ouest fort souvent entremêlés à d'autres lacs salés,
généralement fort profonds, d'une grande étendue, dont le niveau varie
fréquemment et dont les eaux sont chaudes en hiver et glaciales durant
l'été. Ces lacs donnent un sel magnifique, dont les Indiens font
d'amples provisions, tant pour leur consommation particulière que pour
celle des autres tribus, qui le leur achètent à vil prix.
Les abords de ces lacs sont généralement durant l'hiver entièrement
dépourvus de verdure; mais cependant leurs eaux bleues, profondément
emprisonnées entre des rives d'une nature crayeuse, forment un
contraste admirable, et l'on se croirait presque transporté par un beau
temps au sein des mers glaciales.
Pendant l'été, au sommet des rives de ces lacs, se montrent quantité
de broussailles épaisses, que les Indiens nomment _Tchilpet_ et
dont les feuilles leur sont d'un très-grand secours pour soigner leurs
bestiaux blessés; les parties inférieures sont abondamment pourvues
d'une sorte de végétation composée de petites tiges rondes et minces,
terminées en pointe, sans aucune feuille, dont la hauteur ne dépasse
point vingt-cinq centimètres. Cette herbe est intérieurement conformée
absolument comme le jonc commun, mais sa grosseur ne dépasse pas
celle d'une aiguille à tricoter. Les chevaux et les bœufs en mangent
quelquefois, mais sa dureté et son âcreté la leur rend indigeste.
Enfin, à une assez grande distance, ce singulier assemblage de
fertilité et de stérilité cesse brusquement; puis quelques montagnes de
granit noir, de formes peu variées, à l'aspect sévère, infranchissables
et isolées les unes des autres complètent le bizarre tableau de cette
sauvage et silencieuse nature, tout à la fois superbe et triste.
Au-delà apparaissent les rives du Rio Colorado qui sont fort
accidentées vers sa source. Ce fleuve s'échappe d'un pays montagneux
et entrecoupé de profondes vallées dans lesquelles circulent également
d'autres cours d'eau, sortant aussi du sein des Andes. Les uns viennent
de la direction ouest-nord-est, les autres de celle ouest-sud-est,
mais ces divers affluents ne viennent grossir le Colorado que beaucoup
plus au loin. A l'endroit où commence, pour ainsi dire, cette vaste
plaine émaillée de verdure qui s'étend jusqu'à la côte orientale, et
qu'habitent le plus généralement les _Puelches_ échelonnés sur
l'une et l'autre rive de ce fleuve, on rencontre une grande quantité
de _génériums-argentinus_, dont la prodigieuse hauteur masque
leur _Roukahs_--maisons--à la vue des voyageurs qui tombent ainsi
entre leurs mains sans s'en douter; ces herbes touffues, servent aussi
la plupart du temps, de repaires aux pumas et aux jaguars épiant la
_gama_ au passage.
Au Rio-Colorado que j'avais déjà franchi bien avant le commencement
de ma douloureuse captivité se rattache un de mes plus saisissants
souvenirs. Ce fut sur sa rive gauche que nous éprouvâmes, mon compagnon
et moi, la seule joie qu'il nous fût permis de goûter lors de notre
triste et aventureuse pérégrination. Cette joie, qui fut alors si
grande pour nous, pauvres voyageurs éprouvés par la misère, la maladie
et les privations de toutes sortes, eut pour cause la rencontre de
quelques navets monstrueux et exquis d'une aussi belle venue que
s'ils eussent été cultivés par la main d'un habile jardinier. Tout en
profitant de cette bonne fortune dont nous rendîmes grâces au ciel,
nous nous perdîmes en conjectures sur la manière dont avait pu croître
ce légume, dans des régions beaucoup plus froides que le Chili, et
tellement éloignées de tout peuple, que sans nul doute, aucun être
humain ne les avait encore parcourues. Mais ce ne fut que plus tard,
lorsque je vécus au milieu des Indiens, qu'il me fut facile de me
rendre compte de ce fait et que j'attribuai la venue de ce légume à
quelque excursion faite par les sauvages, connaissant leur habitude
d'emporter pêle-mêle tout ce qu'ils trouvent dans les fréquents
pillages qu'ils effectuent chez les Hispanos-Américains quitte à se
débarrasser chemin faisant à leur retour des choses qui leur sont
inutiles ou inconnues. Mais toutefois ce qui ne laissa pas que de me
sembler aussi surprenant que cette trouvaille, ce fut l'impossibilité
d'en retrouver jamais d'autres, car j'eus maintes fois depuis
l'occasion de parcourir ces mêmes parages avec les Indiens mes maîtres.
Inutile de dire que la manière de vivre de tous les nomades dont j'ai
à entretenir le lecteur, diffère en raison des nombreuses variétés
de la nature du sol et du climat. Les uns résidant dans la portion
septentrionale, la plus tempérée des Pampas, sont à demi-vêtus et se
ressentent du voisinage des populations Argentines, avec lesquelles ils
sont alternativement en paix ou en guerre. Les autres, Patagons, fort
éloignés de ces premiers, n'ayant sous leurs yeux que le rivage de la
mer ou l'immensité de leurs steppes stériles, vivent à l'état nomade
dans toute sa rudesse primitive.
La tribu aux mains de laquelle le sort m'avait livré était celle des
_Poyuches_ qui errent indifféremment sur l'une et l'autre rive
du Rio-Négro depuis le voisinage de l'île Pacheco, jusqu'au pied des
Cordillières, pays montagneux et entrecoupé de profondes vallées. Le
genre de vie de ces Indiens, peu nombreux, offre moins d'intérêt que
celui des Patagons Orientaux, et leur seul moyen d'existence est la
chasse au _guanaco_--lama sauvage,--aux nandous et aux gamas.
Bien que leurs parages ne soient pas, comme on l'a cru jusqu'alors,
complètement arides, les Poyuches ne possèdent que peu de bestiaux.
Leur petit nombre de chevaux et de bœufs provient des échanges qu'ils
font avec les autres tribus au moyen de _Makounes turquets_ ou
manteaux en cuir de guanaco qui sont généralement fort appréciés par
les indigènes et par les Hispanos-Américains; mais comme ce trafic
n'a lieu que sur une très-petite échelle, ils sont fort pauvres et ne
peuvent que rarement entreprendre les expéditions lointaines auxquelles
se livrent constamment les Puelches et les Pampéens dont ils sont
séparés par de grandes distances. Leur intelligence est bornée, leur
caractère grave, leur physionomie empreinte d'une férocité sauvage et
d'une hardiesse incroyable. Ils sont peu communicatifs, mais doux et
serviables entre eux. Ils sont très-courageux et très-entreprenants
dans les rares combats auxquels ils ont occasion de prendre part, mais
des plus barbares envers leurs ennemis, les chrétiens, qu'ils torturent
et tuent sans pitié.
Leur type est approchant le même que celui des Patagons orientaux; mais
ils sont généralement plus maigres et ont les pieds moins bien faits
parce qu'ils marchent beaucoup. Ils ne s'occupent que de chasse; c'est
tout à la fois pour eux, un divertissement et un moyen d'existence. Ils
s'abritent sous des tentes construites avec des cuirs de chevaux, ou de
veaux marins pêchés à la côte orientale pendant l'été.
Ces sortes d'habitations fort légères se composent de quelques piquets
de bois tortueux plantés sur trois rangs: celui du milieu plus élevé
que les autres auxquels il se rallie par des cordons de cuir qui
en maintiennent l'écartement, forme avec eux une sorte de triangle
semblable à celui d'une toiture. Des peaux artistement cousues ensemble
avec des fibres extraites de la viande, recouvrent ce frêle échaudage
et le solidifient par leur tension opérée au moyen de petits piquets
d'ossements qui en fixent les extrémités au sol. L'intérieur de ces
maisons se divise en deux parties exactement semblables, subdivisées
chacune en plusieurs petits compartiments dans lesquels chaque indien
dépose ce qu'il a de plus précieux; le soir venu, quelques cuirs de
guanacos étendus sur le sol servent de couche aux hommes et aux femmes
qui s'y endorment pêle-mêle après s'être dépouillés de leurs mantes,
leur unique vêtement, dont ils se servent alors comme de couvertures.
La superstition de ces sauvages surpasse l'imagination. Suivant eux
le nord et le sud leur sont défavorables: le nord est le point où
disparaissent à tout jamais les vivants visités à l'improviste par les
mauvais esprits venant du sud. Ils ont une très-grande peur de la mort
et prétendent que le seul moyen de veiller à la prolongation de leur
existence, est de s'endormir la tête soit à l'est ou à l'ouest.
Quoique les régions habitées par ces Indiens soient pour la plupart du
temps très-froides, ils vont se baigner le matin avant l'aube, quelle
que soit la saison, sans distinction de sexe ni d'âge. Cet usage,
auquel force fut de me soumettre, contribue puissamment je présume,
à les sauvegarder de toutes maladies, et je suis convaincu que c'est
grâce à ces bains fréquents qu'il m'a été possible de conserver la
santé dont je jouis encore. A voir les Indiens, couverts de vermine,
il serait difficile de croire à leurs fréquentes ablutions; mais en ma
qualité de témoin oculaire, il m'appartient, je crois, de réhabiliter
les Patagons Orientaux, jusqu'ici taxés de la plus grande malpropreté.
C'est généralement après leur bain matinal, que les Indiens
possesseurs de quelques troupeaux, montent à cheval pour s'élancer
sur leurs traces et les ramener dans le voisinage de leurs tentes.
Cependant, lorsque le temps est mauvais, ils délaissent momentanément
cette occupation, et restent confinés dans leur intérieur, pendant
toute la durée du mauvais temps, sans même songer à manger. En vérité,
j'ai été fort souvent étonné de la facilité avec laquelle ces êtres
gloutons et voraces se passaient ainsi d'aliments pendant tout une
journée, tandis, que sans murmurer, ils restaient étendus sur le sol
inondé de leurs _Roukahs_, retenus par la crainte; car le mauvais
temps dans ces régions prête vraiment à la frayeur. C'est un mélange
de pluie torrentielle, de foudroyants éclairs et d'éclats de tonnerre
qui se répercutent à l'infini; à tout cela s'ajoute le terrible souffle
du Pampéro, vent glacial qui venant des profondeurs de la Patagonie,
souffle en mugissant, d'une seule haleine, souvent pendant plusieurs
heures consécutives, brisant, culbutant tout, et déracinant même
jusqu'aux moindres herbes qui se trouvent sur son passage.
La grande superstition qui caractérise les Indiens, semble encore
augmenter toutes les fois que quelque phénomène s'opère sous leurs
yeux; ils s'imaginent alors que ses causes se rattachent à leur
conduite, et, selon la nature de ce phénomène, ils éprouvent tour à
tour de la joie ou de la crainte. L'orage, par exemple, paralyse toutes
leurs facultés, et leur inspire une grande frayeur; il semblerait, qu'à
leur insu, leurs consciences sont tourmentées et qu'elles redoutent
la colère divine, car ils n'osent se hasarder à envisager le ciel
courroucé. Ils se blottissent les uns contre les autres, la figure
cachée entre les mains, sans tenter de retenir pour s'abriter, les
quelques cuirs de leurs _roukahs_ arrachés par le vent.
A peine s'était-il écoulé quelques mois depuis que de l'Européen il
ne restait plus en moi que l'esprit et le cœur, lorsque je fus vendu
à des _Puelches_ visiteurs, qui donnèrent à mes maîtres, aussi
avides que pauvres, un bœuf, un cheval et les portraits de ma famille.
Ce marché leur parut tellement avantageux, que bien qu'il m'eût été
impossible de leur rendre quelques services, ils ne se firent cependant
pas faute de vanter aux nouveaux venus, mes bonnes qualités connues
ou inconnues. Ceux-ci persuadés qu'ils avaient fait une excellente
emplète, grimacèrent un sourire de satisfaction, qui m'eût certes
fort diverti dans toute autre circonstance, car il ne servit qu'à les
enlaidir encore.
Je ne songeai nullement à regretter les Poyuches, car le peu de temps
que je venais de passer parmi eux suffisait pour m'en donner une
triste opinion. Leurs femmes cependant sont assez actives et elles
font preuve de beaucoup d'habileté dans la confection des vêtements.
Quant aux hommes, en dehors de la chasse, où ils se montrent fort
adroits et féroces, ils vivent dans la plus grande paresse. Ils sont
d'une gourmandise et d'une voracité incroyables, et fort malpropres.
Cependant ils déploient beaucoup de minutie dans l'art de parer leurs
têtes hideuses; graissant leurs cheveux avec de la graisse de jument ou
de cheval, s'épilant les sourcils et la barbe et s'enduisant la figure
de couleurs volcaniques, ils possèdent, comme tous les Indiens, des
petits sacs en cuir renfermant les couleurs nécessaires à leur tatouage
et qu'ils portent toujours avec eux.
Les Poyuches donnent le nom de _Melly-roumey-co_--quatre
petites rivières--à la source du Rio-Négro parce qu'il reçoit,
dès sa sortie des Cordillières quatre affluents; mais plus au
loin, lorsque ce fleuve reparaît après avoir traversé le lac des
Tigres--_Naouals-Lafquen_--ils l'appellent, ainsi que nous,
_Courou-roumey-co_--Rivière-Noire--en raison de l'aspect que lui
donne sa profondeur et son étroitesse. Son cours violent est fort
tortueux tant qu'il parcourt un pays accidenté, mais souvent régulier
dans la plaine où ses rives escarpées sont parfois fertiles. Les eaux
rapides de ce fleuve n'offrent aux Indiens de passage sûr que vers leur
source, cependant ils le traversent fréquemment en quelqu'endroit que
ce soit en s'aidant de quelques bottes de jonc sur lesquelles ils se
cramponnent à l'aide des mains et en nageant seulement des pieds.
On trouve encore campées sur les bords du Rio-Négro, plusieurs
tribus au nombre desquelles figure celle des Puelches, une des plus
importantes comme nombre ainsi que par ses rapports continuels avec
toutes les autres peuplades, aussi bien avec celles de l'extrême
pointe de Magellan qu'avec les Mamuelches situées dans le voisinage de
_Mendoza_ au nord-ouest de la Pampa.
C'est, on se le rappelle, entre les mains d'Indiens de cette tribu que
je fus remis par les Poyuches. Je demeurai pendant six mois consécutifs
dans cette importante peuplade qu'il m'a été facile d'étudier et de
comparer avec les autres tribus Patagones de la partie orientale dont
les navigateurs ont tant parlé.
Dès mon installation chez eux je me flattais d'être mieux traité
que par les Poyuches; mais à peine s'était-il écoulé quelques jours
depuis que j'étais en leur possession que reconnaissant l'impossibilité
où j'étais de leur rendre aucun service, vu mon ignorance à manier
un cheval, ils me brutalisèrent cruellement en proférant des
injures. C'est ainsi que les mots: _Théoa-ouignecaë_--chien de
chrétien,--_Ouésah-Ouignecaë_,--mauvais chrétien,--furent les
premiers dont je compris la signification. J'essayai plusieurs fois
de me faire comprendre et je leur demandai quels motifs pouvaient les
conduire à me traiter de la sorte; pour toute réponse ils me rudoyèrent
avec plus de force. A la suite d'une de ces déceptions, mon chagrin
fut tel que considérant comme à tout jamais perdues pour moi et la
famille et la patrie, je ne pus retenir quelques larmes amères. Les
Indiens s'en aperçurent et leur fureur ne connut plus de bornes; ils
me battirent tellement que je crus qu'ils allaient me donner la mort,
ainsi qu'ils m'en menaçaient.
Depuis lors, je parvins à leur dissimuler ma douleur, sous un
continuel et mensonger sourire, auquel ils se laissèrent prendre.
Déployant toute la bonne volonté et toute l'adresse dont j'étais
capable, je fis de rapides progrès dans l'art de l'équitation et
dans la connaissance de leur langage sur lesquels je fondais des
espérances de fuite. J'appris également vite à me servir du lazzo, de
la boléadora--_locayo_--qui jouent un si grand rôle dans leur
existence et qui sont vraiment indispensables à tous ceux qui se
hasardent dans le désert américain.
Dans cette tribu je remarquai que la stature des hommes est assez
haute, et qu'elle n'est pas inférieure à celle des Patagons. Les
Puelches sont bien faits et bien proportionnés des membres; leur figure
a une expression de fierté que ne dément point leur manière d'être.
Ils sont nomades par goût et non par nécessité, car la nature de leurs
parages est généralement d'une grande fertilité. Leurs principales
passions sont la chasse et l'ivrognerie. Leurs idées religieuses, ainsi
que celles de toutes les autres tribus, se bornent à l'admission de
deux dieux; celui du bien et celui du mal. Ils se livrent fréquemment
au pillage des fermes dont ils tirent un grand nombre de chevaux et
de bœufs; leur nourriture consiste en viande de cheval, d'autruches
ou de gamas produit de leurs chasses; les morceaux de choix qu'ils
mangent sont le foie, les poumons, et les rognons crus, saucés dans du
sang chaud ou caillé préalablement salé, car ils connaissent l'usage
de ce condiment. Les tentes des Puelches sont plus régulières et plus
spacieuses que celles des Poyuches; souvent en y plongeant les yeux je
reconnus des objets de ménage ou des vêtements conquis au prix du sang
de quelque malheureux Hispano-américain. Les Indiens dont l'habitude
était d'épier mes moindres mouvements n'étaient point sans saisir le
coup d'œil, quelque rapide qu'il fût, que je lançais à la dérobée sur
ces objets; ils les faisaient alors cacher aussitôt dans la crainte
que je n'eusse la pensée de me les approprier; puis ils me criaient:
_Ouakoune-tchipato émy ouésah-ouignecaé_--sors bien vite dehors
vilain chrétien: soit--_Ouakoune-mouleta-émy véécah metène_--que
tu sois dehors, c'est assez bon pour toi.--En effet, il est à croire
qu'ils pensaient sérieusement de la sorte, car qu'il fît chaud ou
froid, je n'eus jamais d'autre lit que le sol quel qu'il fût, ni
d'autre abri que le ciel.
A part leur barbare cruauté, ces Indiens, ne laissent pas que d'être
industrieux et intelligents. Les harnachements de leurs chevaux
composés d'une bride, d'une selle et d'étriers sont de curieux
échantillons de leur industrie; ils sont pour la plupart tressés avec
une si grande perfection qu'on serait vraiment peu disposé à croire que
ce sont eux qui les font.
C'est simplement en se servant de très-mauvais couteaux qu'ils
découpent avec une adresse et une dextérité sans égale, dans les cuirs
tendres de jeunes chevaux préalablement pelés avec un bâton bizauté
et de la cendre, les fines lannières destinées à cette fabrication.
Leurs selles sont fabriquées de roseaux recouverts de cuirs assouplis,
quelques-unes sont en bois, semblables à deux dossiers de chaises
assemblés à chaque extrémité par des triangles. Deux trous ménagés à
l'avant servent à suspendre des étriers en bois de forme triangulaire,
dont la plus grande ouverture permet tout au plus d'y engager trois
doigts. Quelques cuirs placés entre la selle et le dos du cheval, le
préservent de toutes blessures sous la pression exagérée de la sangle.
Ces mêmes cuirs leur servent de lits en voyage. Leurs lazzos ont pour
le moins une trentaine de pieds de longueur; ils sont découpés d'une
seule pièce dans la peau d'un bœuf, ou bien tressés. Les Indiens ont
coutume d'en fixer l'une des extrémités à la sangle de leur cheval et
de l'enrouler dans leur main gauche en forme de cerceau. Le bout se
termine en une boucle à nœud coulant à laquelle ils donnent plus ou
moins d'ouverture, selon le genre et la grosseur de l'animal qu'ils
veulent prendre. Ils le lancent de la main droite après l'avoir tourné
plusieurs fois au-dessus de leur tête avec cette même main en ayant
soin de maintenir ouvert le nœud coulant. Comme on le voit ces lazzos
sont bien différents de ce qu'on les a dits être et ne ressemblent
nullement à ceux que l'on a vu employer par les Russes dans des guerres
à tout jamais mémorables pour notre belle patrie. Les éperons dont se
servent les sauvages sont composés de deux petits morceaux de bois
armés chacun d'une pointe de métal ou d'ossement et fort longue qui
tient lieu de molette. Fixés aux pieds, chacun de ces aiguillons se
trouve l'un d'un côté, l'autre de l'autre. Les Indiens, quoique exercés
à s'en servir, ensanglantent généralement leurs montures qu'ils font
courir très-vite.
Ces chevaux en général sont moyens et bien faits, assez faciles à
dompter, et presque infatigables. J'ai vu souvent ces animaux qui ne le
cèdent en rien aux plus beaux andalous, galoper pendant tout un jour
et toute une nuit sans prendre autre chose que de l'eau. Les Indiens
s'y prennent d'une manière fort brutale pour les dompter: une fois
pris au lazzo, ils les renversent sur le sol pour leur lier les pieds
ensemble afin de pouvoir leur passer sans difficulté dans la bouche une
courroie qu'ils attachent fortement au-dessous de la lèvre inférieure
après leur avoir préalablement écorché les gencives et les lèvres afin
de les rendre plus obéissants à la pression de ce mors trop souple. Ils
leur apposent ensuite une selle et les font relever en les maintenant
à deux, l'un par les naseaux et une oreille, l'autre à l'arrière-train
par un nœud coulant qui leur retient les deux jambes; alors le dompteur
armé d'une large lannière de cuir cru--_trupouet_,--sorte de
cravache très-dure et fort pesante terminée par un morceau de bois
destiné à frapper tantôt les flancs tantôt la tête de son cheval,
s'élance lestement sur l'animal. Au signal donné, les aides rendent,
avec un parfait ensemble de mouvement, la liberté au coursier qui part
le plus souvent comme un trait, non sans avoir lancé bon nombre de
ruades et s'être effacé de côté et d'autre. Quelques-uns résistent aux
prodigieux efforts que font leurs cavaliers pour leur faire tourner
la tête à droite ou à gauche et se roulent avec eux; mais en général,
quelle que soit leur fougueuse résistance au premier abord, en deux ou
trois jours, ils sont suffisamment doux pour être montés à poil.
C'est à deux ans et demi environ que les Indiens les domptent de
la sorte et qu'ils les soumettent à une épreuve, afin d'apprécier
leur vitesse; ils leur font franchir, tout d'une haleine un espace
déterminé; ceux qui n'atteignent point le but avec facilité sont jugés
impropres au service et impitoyablement condamnés à être mangés.
Les Puelches habitent les parages situés entre le Rio-Négro et le
Rio-Colorado que rarement ils franchissent. Le côté oriental se compose
de plaines fertiles où se trouvent nombre d'étangs poissonneux dont les
eaux sont excellentes. Le côté occidental n'est pas moins fertile; il
est très-montagneux et arrosé par de nombreux torrents qui grossissent
le Colorado. Il s'y trouve également une grande quantité d'étangs
salins et infects comme dans tous les parages stériles de l'Amérique
méridionale et quelques algarobes tortueux et de chétive apparence.
Les Puelches ayant des rapports continuels avec les Indiens de
toutes les tribus sans exception sont les plus aptes à donner des
renseignements concernant l'immense territoire occupé par tous leurs
nomades compagnons, dispersés depuis le détroit de Magellan jusqu'à
Mendoza; car il leur arrive aussi très-fréquemment d'aller jusque dans
ce pays. Ils sont généralement très-visiteurs, ce qui donne toujours un
surcroît d'occupations aux femmes qui se trouvent dans l'obligation de
donner à manger à tous. Les arrivants sont salués par les femmes et les
enfants. Le chef de la famille ne remplit cette civilité que lorsqu'ils
se sont assis et qu'ils ont bu quelques gorgées d'eau. Le salut échangé
de part et d'autre, c'est au milieu du plus profond silence de la femme
et des enfants que les hôtes, exposent chacun à leur tour, le but de
leur visite dans un long discours qui n'est exempt ni de courtoisie,
ni même d'une certaine poésie dont on les croirait incapables. Leur
langage est guttural et chantonné. Le maître du logis après avoir
écouté religieusement tous ses hôtes leur répond fort longuement aussi,
puis il termine en leur adressant ses remercîments d'avoir bien voulu
le visiter; et sans ajouter un mot de plus, il les laisse faire honneur
au repas que les femmes leur servent avec empressement. Ce repas se
compose généralement de rognons et de poumons crus coupés par morceaux
et mis dans de petites sibilles de bois pleines de sang caillé mêlé de
sel. Quand les convives se sont bien repus la conversation s'engage
de nouveau sur un ton familier, fort différent du premier, car ils
ne chantonnent plus. C'est le moment où les enfants envieux de faire
aussi quelques amitiés aux hôtes de leur père, viennent à l'envi
se grouper étroitement autour d'eux. Ceux-ci en forme de caresses
s'emparent de leurs jeunes têtes, y cherchent les nombreux insectes qui
y fourmillent, pour les manger; comme remercîment la réciprocité est de
rigueur.
Fort rarement les hommes adressent la parole aux femmes que l'usage
leur défend même de regarder en face, à moins qu'elles ne soient leurs
parentes, leurs belles-mères excepté.
Tout visiteur reçoit une ample hospitalité et peut co-habiter chez
ses hôtes un temps illimité pendant la durée duquel il sera toujours
l'objet des plus grandes prévenances. Lorsque l'heure du repos approche
le plus grand silence se fait de tous côtés, les hôtes s'absentent
quelques minutes pendant lesquelles le maître du logis leur fait
préparer à la hâte un coucher composé de tout ce qu'il a de plus
précieux en cuirs dans son Roukah.
Une fois le soleil couché, le voyageur, si voisin qu'il soit de sa
destination, ne peut, sans enfreindre les règles de la bienséance, se
présenter devant une tente; aussi attend-il pour cela le retour de
l'aurore. Seuls, les porteurs d'ordres des caciques sont en dehors de
cette étiquette.
Les femmes se reçoivent entre elles: elles se font mille agaceries,
alors même qu'elles seraient ennemies jurées. Leur conversation a lieu
presqu'à voix basse, tout en s'épilant les sourcils ou en se peignant
réciproquement la figure. Le cérémonial ne s'oppose nullement à ce
qu'elles accompagnent la maîtresse du logis quand ses occupations
l'appellent au dehors; aussi les voit-on presque toujours allant et
venant. Les hommes ne jouissent point de cette prérogative, car à moins
qu'il ne s'agisse de chasse, tels on les voit s'asseoir à leur arrivée,
tels ils sont obligés de rester jusqu'à leur départ.
Les visiteurs ne manquaient jamais d'entretenir leur hôte à mon sujet
ce qui le flattait extrêmement. Dans ces moments-là il feignait même
d'avoir pour moi quelque amitié, il me faisait manger avec lui, mais
en homme qui sait son métier j'avais l'air d'être la dupe de toutes
ses cajoleries. Je vis ainsi tour à tour les Indiens de toutes les
tribus Patagones. J'étais pour eux une rare curiosité; j'en jugeai par
la manière dont ils me contemplaient, et par la surprise de trouver en
moi--_laftra-ouignecaë_,--petit chrétien, des facultés semblables
aux leurs.
Je vis ensuite les _Tchéouelches_, race de nomades des plus
arriérés et des plus pauvres dont les mœurs sont des plus primitives.
Leur langage, ainsi que leur personne, a quelque chose de féroce;
ils articulent des sons excessivement gutturaux qu'au premier abord
on croirait être une langue différente de celle des autres Patagons;
cependant en prêtant bien l'oreille, il me fut facile de les
comprendre. La blancheur de mon corps parut les préoccuper beaucoup,
ainsi que la couleur de mes cheveux déjà très-grands et rougis par
l'action du soleil. Ils témoignèrent le désir de m'entendre prononcer
quelques mots de français qui furent un sujet d'hilarité générale.
Ces Indiens sont d'une stature un peu inférieure à celle des Patagons
orientaux et des Puelches; ils ne sont pas moins remarquables par
la régularité de leurs formes. Ils ont les épaules fort larges et
bien effacées, la poitrine très-bombée, les bras et les jambes de
moyenne grosseur, les pieds fort larges et plats. Leur tête est
grosse, leur front découvert et proéminant: les pommettes sont fort
saillantes, la figure plate, le menton un peu avançant, la bouche
grande, généralement entr'ouverte, les yeux sont noirs, fort grands
et horizontaux, ils ont une expression de féroce égarement. Un nez
souvent recourbé, long et mince, aux narines bridées, leur donne un
faux air d'oiseaux de proie. Leurs lèvres sont un peu épaisses; leurs
oreilles grandes et allongées par de grossiers ornements de leur
fabrication qui leur tombent sur les épaules. Ils portent généralement
leur chevelure enroulée sur le sommet de la tête, de même que les
indigènes du Paraguay. Ils se servent d'arcs et de flèches, et manient
fort bien la fronde,--_oui-trou-courah-ouëy_--le lazzo, et la
boleadora--_locayo_--sorte de jeux de boules au nombre de trois,
fixées à des lannières de cuir d'égale longueur, et généralement en
pierre dure ou en une sorte de granit fort commun dans leurs parages.
Ils s'en servent fort habilement, et atteignent à une grande distance
les lamas sauvages--_guanacos_--dont ils font la chasse à pied.
Aucun de ces Indiens ne possède de chevaux. Les plus jeunes s'élancent
à la poursuite du gibier et se bornent à le tuer, laissant aux femmes
et aux vieillards le soin de le dépouiller et de le transporter sur
leurs épaules tandis qu'ils poursuivent leur chasse. Ils ont aussi pour
coutume de s'épiler toutes les parties du corps; mais peu préoccupés
d'idées de coquetterie, ils se contentent de se peindre grossièrement
le visage. Ils sont des plus agiles à la course et presqu'infatigables.
J'en ai vu courir fort vite pendant plusieurs heures de suite sans en
éprouver aucune fatigue.
Ces Indiens sont fort sobres comparativement à la majorité des autres
Patagons et malgré le grand exercice qu'ils se donnent dans leurs
chasses. Il est à peu près inutile d'ajouter, ainsi qu'on le pense
bien, que leurs repas se composent spécialement de viande crue, de
racines ou bien encore de veau marin, car ils se livrent également à
des pêches de plusieurs jours durant l'été. Leurs parages sont stériles
et s'étendent jusqu'à plus de deux cents lieues de la limite sud du
Rio-Negro. L'hiver ils se rapprochent sensiblement des contreforts des
Andes qui leur offrent un abri plus sûr contre les intempéries et ils y
trouvent quantité d'arbrisseaux, éléments d'un bon feu.
Leurs vêtements se composent d'une sorte de chemise à manches
courtes, faite de six cuirs de veaux marins superposés et doublés d'une
peau de lama parfaitement assouplie dont ils juxtaposent la chaude
fourrure sur leur corps. Ce costume est généralement apprêté sur les
reins et enjolivé extérieurement de dessins bizarres qui en rendent
l'aspect grotesque. Dans les combats ces vêtements leur tiennent
lieu de cuirasses; ils y ajoutent une sorte de coiffure plate et
ronde, formée de deux cuirs épais cousus ensemble et solidement fixée
au-dessous du menton. La liberté, dont les Indiens jouissent entre eux
est excessive; on peut en juger: dans les autres tribus, si un visiteur
a faim, il se garde bien de le donner à penser à ses hôtes qui, du
reste, ne se font pas faute de lui offrir plus d'aliments qu'il n'en
prendra, tandis que le Tchéouelche, s'il se sent besoin, n'est retenu
par aucune étiquette. Il entre dans le premier Roukah venu, en ranime
le foyer et s'empare sans mot dire d'un morceau de viande qu'il fait
rôtir ou mange cru selon son bon plaisir; après quoi il s'en va aussi
muet qu'il est entré, sans s'inquiéter de la présence du chef de la
case, qui de son côté le regarde faire avec autant d'indifférence que
s'il était habitué à le voir.
Les Tchéouelches paraissent être encore moins accessibles à
la souffrance que les autres nomades. Ils pansent eux-mêmes
avec le plus grand sang-froid leurs blessures, même les plus
graves, sans jamais faire entendre aucune plainte. Les femmes
s'occupent des soins du ménage et aident les hommes dans la
fabrication des _makounes turquets_--manteaux de cuir--et des
_kiliankous_--tapis--différant seulement les uns des autres par la
grandeur. Ces objets sont faits de cuirs de guanacos et de mouffettes
_sanu_ que les femmes enduisent de foie mâché et qu'elles tannent
ensuite à la main en les frottant vigoureusement. Cette opération
terminée, elles assemblent artistement ces divers cuirs en supprimant
toutes leurs parties défectueuses et les cousent très-finement avec des
fibres extraites de la viande. Ce travail dure quelquefois plusieurs
mois entiers; c'est toute une œuvre de patience. Quand il est terminé,
les Indiens détirent les peaux en tous sens et aplatissent les coutures
au moyen d'une pierre graveleuse qui leur sert en même temps à frotter
toute la pièce afin de l'assouplir complètement; ils procèdent ensuite
à l'ornementation du cuir sur lequel ils tracent à l'aide de rouge et
de noir des dessins bizarres et capricieux dont ils couvrent toutes
les coutures. Ces manteaux, généralement recherchés par les Indiens
Puelches, Patagons et Pampas, ne sont pas moins fort appréciés des
Espagnols. Les Tchéouelches, les Poyuches et les Patagons qui passent
la majeure partie de l'année revêtus de ces sortes de vêtements peuvent
s'exposer aux froids les plus intenses sans en ressentir les atteintes.
Ainsi que l'avaient déjà fait les Poyuches, les Puelches me vendirent
par esprit de spéculation à des Patagons orientaux qui se promirent
bien d'agir de la même façon à mon égard. Cette succession de nouveaux
maîtres était loin de m'être agréable, et le plus souvent, je perdais
au change. Cependant cette fois j'éprouvai moins de répugnance, mes
nouveaux maîtres me paraissaient avoir quelque chose de plus humain
dans leur allure. Ils me semblèrent d'une stature approchant de six
pieds; leur type me parut peu différent de celui des Puelches. Je
trouvai leur buste peut-être un peu plus long, comparativement à leur
taille; et certainement que vus à cheval, on peut aisément les croire
plus grands qu'ils ne le sont en réalité. Leurs membres sont bien
proportionnés; leur tête est grosse, presque carrée, leur crâne aplati,
leur front fort bombé, et leur menton avançant, ce qui avec leur nez
long et mince leur fait un singulier profil. Ils ont les pommettes
fort saillantes, les yeux un peu horizontaux; mais la manière dont ils
s'épilent les sourcils et dont ils se peignent en noir l'orifice des
paupières inférieures n'a pas peu contribué à faire croire qu'ils les
ont tout-à-fait horizontaux.
Ils ont la bouche grande, les lèvres un peu grosses, mais moins que
celles des Tchéouelches, leurs dents sont petites, bien rangées, et
d'une blancheur éclatante que la couleur brune de leur peau fait
encore ressortir. Ils ont les épaules fort larges et bien effacées,
la poitrine régulière, les seins très-accentués. Leurs mains et leurs
pieds sont petits, comparativement à leur taille, et garnis d'ongles
gracieusement enracinés qu'ils portent fort longs.
J'ai continuellement été à même de juger de la force des Patagons,
et, témoin de leurs nombreux exercices, je puis affirmer, sans être
taxé d'exagération, qu'elle surpasse de beaucoup celle des Européens.
J'ai vu ces hommes saisir habilement au lazzo un cheval indompté,
l'arrêter ainsi subitement dans sa course effrénée, résister seuls
au choc terrible de l'animal en s'arc-boutant et le maintenir ainsi
jusqu'au moment où par suite de strangulation il roulait sur le sol;
mais je n'ai jamais remarqué dans ces sortes d'exercices que leurs
muscles fussent plus apparents que dans leur état normal. On ne
saurait, il me semble, mettre sur le compte de l'adresse un pareil
résultat. D'ailleurs, l'organisation physique des Indiens est de
beaucoup supérieure à celle des hommes civilisés; ils supportent avec
la plus grande facilité les fatigues et les privations prolongées,
pendant des voyages de deux et trois mois qu'ils font presque sans
se reposer, galopant jour et nuit. Lorsqu'ils vont piller à quatre
et cinq cents lieues, en plus des vingt à trente chevaux de choix
qu'ils emmènent chacun, ils ne se munissent guère que de lazzos, de
lances et de boléadoras dont ils se servent, tant pour se procurer les
moyens d'existence que pour combattre. A peine si quelques-uns, les
plus gourmands seulement, mettent entre les cuirs qui leur tiennent
lieu de selles un peu d'_angnime-hilo_--viande découpée en
feuilles minces, salée et séchée au soleil--qu'ils mangent avec de la
_yéouine_--mélange de graisse de cheval et de bœuf.--Les plus
pauvres emportent seulement un _chassi-cofquet_, sorte de pain de
sel cuit dans la cendre de fiente après avoir été moulu et pétri avec
des herbes odoriférantes, et qu'ils se passent de temps à autre pour le
lécher seulement, lorsque la faim ou la soif se font trop sentir.
Le retour de ces expéditions n'a point lieu en masse, ainsi que
le départ. Leur intérêt les oblige à se distancer de beaucoup les
uns des autres afin de pouvoir conserver le même nombre d'animaux;
car il arriverait fréquemment que quelques-uns échapperaient à leur
surveillance et iraient grossir le butin de leurs compagnons qui se
refuseraient à les leur rendre. Il n'y a que les paresseux ou ceux qui
succombent sous le poids de la fatigue qui soient exposés à perdre leur
butin; mais ces cas sont rares, car leur activité et leur avarice sont
telles, que même longtemps après leur retour au sein de leurs foyers
respectifs, ils surveillent encore assidûment de jour et de nuit leurs
troupeaux.--Sont exempts de ce surcroît de fatigue, ceux-là seulement
qui ont de la famille, ou qui consentent à payer généreusement un
de leurs voisins pour exercer cette surveillance. Les femmes même
entreprennent ce genre d'occupation et elles obtiennent généralement
une rétribution beaucoup plus forte que les hommes.
Lorsqu'un animal vient à se perdre les Indiens font d'actives
recherches dans toutes les directions, et ils sont si habiles que
presque toujours ils le ramènent. Quelle que soit la nature du terrain,
couvert d'une épaisse couche de verdure ou de la stérilité la plus
complète, fût-il même fangeux, ils reconnaissent les traces de son
passage au premier coup-d'œil aussi bien que dans un grand nombre
d'empreintes d'animaux de même espèce. Ils sont doués d'une telle
sagacité, que dans leurs explorations ils reconnaissent le passage des
troupeaux des chrétiens sur les traces desquels ils s'élancent aussitôt.
Les tribus Patagones les plus importantes sont au nombre de neuf. Elles
ont à leur tête des caciques de premier ordre, dont le pouvoir s'étend
jusqu'aux moindres sous-tribus dont les noms varient à l'infini. Parmi
ces dernières qui sont échelonnées sur le Rio-Négro je puis en citer
plusieurs qui par leurs rapports avec les Hispanos-Américains sont
devenues célèbres; elles sont, à vrai dire, fort affaiblies de nos
jours et ne sauraient présenter d'autre intérêt que celui de leur passé.
La première est celle des _Toluchets_ qui parcourt l'espace
compris entre le Rio-Négro (limite sud), le lac Rozas et le territoire
des Poyuches, mes premiers maîtres, jusqu'à une distance de cent
lieues pour le moins, dans la direction sud-ouest où commence celle
des _Tchétchéhets_ avec laquelle elle fut alliée pendant fort
longtemps. Ces deux tribus eurent des relations avec les premiers
Espagnols qui fondèrent le village de Carmen ou de Patagones, dont
elles firent la prospérité pendant un certain temps. Mais bientôt
Carmen, peuplé de gauchos expatriés pour crimes qui se lassèrent de
la vie paisible à laquelle on les avait astreints, vit tout-à-coup
son importance diminuer. Désireux de reprendre le cours de leur vie
aventureuse, les Gauchos abandonnèrent la colonie pour aller chez
les Indiens même échanger leurs produits contre des bestiaux. Il en
résulta que ces derniers bientôt dépourvus de leur bétail et voulant
s'en procurer d'autre, firent, dans les provinces de Buenos-Ayres
de fréquentes razzias qui leur attirèrent de sanglantes répressions
dont ils se vengèrent sur la colonie du Carmen qu'ils dévastèrent et
détruisirent à plusieurs reprises. On vit donc ainsi, tour à tour,
ce port s'enrichir aux dépens des _estanceros_ ou fermiers des
provinces argentines et ruiné par les Indiens _CalliHétchets_ ou
non parleurs, ainsi nommés par les autres Indiens, à cause du caractère
fantasque et silencieux qu'ils ont pris depuis leur décadence, qui date
de la mort de plusieurs chefs considérés par eux comme invincibles.
Ces Indiens ont l'air dur et féroce, quelquefois soucieux. Ils ne
parlent qu'avec nonchalance, et par monosyllabes; leur seule occupation
est la chasse à laquelle ils se livrent d'un bout de l'année à l'autre.
Ils paraissent peu intelligents, et ils sont d'une telle paresse,
qu'ils ne se donnent même pas la peine de tresser leurs harnais qui
sont des plus grossiers. Cependant cette paresse, remarquable aussi
chez leurs femmes, ne les empêche pas d'être excessivement ambitieux
et portés vers la coquetterie. Ils ont acquis en partie les vices des
Américains, et l'on peut dire que l'orgueil et l'ivrognerie ne sont pas
les moindres de ceux qu'ils professent.
Enfin, la troisième tribu, celle des _Langnequétrou-tchets_,
dont le nom correspond à celui du cacique qui l'organisa, est fort
connue dans les provinces de Buenos-Ayres et de tous les nomades, sans
exception. Les Indiens qui la composent émanent de différents points:
beaucoup d'entre eux furent recrutés par _Langnequétrou_, parent
de _Calfoucourah_--pierre bleue,--auprès de qui il remplissait
les fonctions d'officier d'ordonnance mais contre lequel il entra
en rébellion à la suite d'une incartade qu'il faillit payer de sa
vie. Aiguillonné par ce qu'il y avait en lui de désirs de vengeance,
d'orgueil et d'ambition, quoique fort jeune encore, cet Indien se sauva
jusqu'au bord du Rio-Négro où il arriva escorté de tous les mécontents
qu'il avait recrutés sur son passage. Sous l'impression de son profond
ressentiment, il n'eut de repos que lorsqu'il fut en mesure de se
déclarer ouvertement en faisant à d'autres tribus une guerre dont toute
franchise et toute loyauté furent exclues. Il se vendit aux Argentins,
uniquement pour conduire leurs troupes dans le camp de ses frères qu'il
fit plusieurs fois surprendre nuitamment et massacrer. Il fit plus
encore: habile à profiter des dissentiments qui éclataient au sein des
républiques espagnoles, il trahit tour-à-tour l'un et l'autre parti et
les conduisit souvent dans des guet-à-pens où il les faisait assassiner
jusqu'au dernier pour s'enrichir de leurs dépouilles.
L'adresse et le courage dont cet être eut maintes fois l'occasion de
donner des preuves, en firent une sorte de personnage que les Espagnols
voulurent s'attacher à tout prix. Ce chef audacieux reçut leurs envoyés
et ratifia les traités de paix et d'alliance qui lui étaient soumis.
Il parut pendant quelque temps oublier qu'il était enfant du désert et
conduisit à bien quelques expéditions de peu d'importance il est vrai,
mais qui lui gagnèrent la confiance du gouvernement Buénos-Ayrien. En
1859 _Langnequétrou_ se rendit à la Baie-Blanche pour s'entendre
avec les soldats argentins au sujet de l'organisation d'une forte
expédition qui devait être dirigée contre les tribus Pampéennes et
Mamouelches soumises à _Calfoucourah_. Ainsi que le font les
Indiens, tous fort amateurs des boissons alcooliques, il entra dans
_Huna porpéria_--débit de liqueurs--pour se livrer au plaisir de
boire, mais il s'y trouva face à face avec un officier argentin, qui
le reconnaissant lui reprocha amèrement la mort de plusieurs de ses
parents officiers comme lui et victimes de sa trahison. Les réponses
inconvenantes que lui fit _Langnequétrou_ l'irritèrent tellement,
que tirant soudainement un pistolet il lui fracassa la tête.
Les Indiens parmi lesquels je vivais encore à cette époque en qualité
d'esclave avaient maintes fois juré la mort de _Langnequétrou_,
qu'ils exécraient profondément: mais, chose étrange, en apprenant
la fin tragique de ce chef, ils oublièrent tous leurs griefs et ne
songèrent plus qu'à venger en lui la mort d'un des leurs. Dans ce but,
ils organisèrent promptement une expédition formidable qui pilla et
incendia la ville de Baie-Blanche dont l'héroïque défense ne laissa pas
que de leur coûter beaucoup de morts et de blessés.
Selon le dire des Patagons en général, l'immense désert compris entre
la chaîne des Andes, la rive sud du Rio-Négro, la côte Orientale et le
détroit de Magellan, n'est pas, ainsi qu'on l'a dit jusqu'alors, d'une
stérilité complète; un tiers au moins de cette étendue est d'une grande
fertilité, principalement le côté oriental et l'extrême pointe de
Magellan. Je puis du reste citer en toute assurance à l'appui de cette
opinion les divers parages où j'ai résidé, dans le voisinage des Andes
et dans celui de _Los Serranos_ et qui sont vraiment d'un aspect
ravissant de pittoresque et de fertilité. A leur vue on est émerveillé,
et l'on comprend facilement qu'il soit possible à l'homme d'y pourvoir
complètement à son existence. Aussi, malgré le manque de chevaux et de
troupeaux, les Indiens y vivent-ils dans la plus grande insouciance et
du seul produit de leurs chasses. Leur terrain de parcours se divise
en parties boisées d'_Algarobes_ et de _Chagnals_ au sein
desquelles ils se retirent durant l'hiver, et en vallées sillonnées
d'un grand nombre de torrents et couvertes d'étangs, sur lesquels se
pavanent quantité de canards sauvages et de poules d'eau qui feraient
le bonheur de nos chasseurs Européens, mais qui, habitués à n'être
jamais inquiétés par les Indiens dont l'unique nourriture est la chair
crue de guanacos ou d'autruche, ne redoutent aucunement l'approche de
l'homme.
Quelque pénible que fût mon esclavage, je ne pouvais m'empêcher
parfois d'admirer cette superbe nature dont la vue m'aurait
complètement réjoui si elle ne m'eût à tout instant, rappelé ma triste
position. Je me serais même fait au genre d'existence de mes maîtres si
les mauvais traitements auxquels j'étais constamment exposé n'eussent
encore rendu plus grande ma douleur et ne m'eussent fait craindre une
fin tragique.
Je perdais tout espoir d'embrasser encore ceux qui m'étaient si chers
et de revoir jamais ma patrie; cependant la volonté de m'affranchir
du terrible joug qui s'appesantissait sur moi, était celle qui me
dominait; aussi dans mon pauvre esprit troublé, maints projets de
fuite s'entrechoquaient-ils constamment. Cette pensée me donnait seule
la force et la résignation nécessaires pour supporter les privations
de tous genres imposées par ma condition d'esclave. Forcé de vivre à
l'état de muet, ne pouvant faire un geste sans qu'on m'en demandât
la raison, ou ne pouvant faire un pas sans être aussitôt suivi, j'en
vins à souhaiter vivement d'être un instant seul pour me livrer à
mes pensées. Les Indiens soupçonnèrent mon désir et conçurent contre
moi la plus grande méfiance; leur haine sembla s'accroître encore
et je faillis même plusieurs fois en être victime. Souvent, lorsque
je dormais près d'eux, leurs esprits étaient tellement inquiets,
que s'éveillant à plusieurs reprises, ils se jetaient sur moi
armés et menaçants prétendant que _Vitaouènetrou_--Dieu,--les
avertissait de mes projets de fuite et leur ordonnait de me surveiller
attentivement et de me châtier de cette criminelle pensée. Puis ils
me pressaient de questions pour me sonder, et lorsqu'enfin ils s'en
allaient, ce n'était jamais sans me rudoyer cruellement. Maintes
fois dans ces terribles circonstances il fallut m'armer d'une bien
grande résignation pour ne pas succomber aux désirs de vengeance que
m'inspirait ma dignité d'homme civilisé.
Ces surprises nocturnes, fréquemment renouvelées, réagirent tellement
sur moi que je devins sujet à des défaillances nerveuses à la suite
desquelles j'étais souvent pris d'un tremblement convulsif qui me
durait plus d'une demi-heure. Au bout de ce temps, j'étais complètement
anéanti et absorbé par une sorte de spleen durant lequel j'éprouvais un
tel dégoût de l'existence, que j'aurais volontiers cherché ou accueilli
la mort comme le plus grand des bienfaits. Etant, comme je l'ai dit,
condamné à vivre à l'état de muet, les moments que me laissaient le
malaise et le spleen s'écoulaient pour moi longs et tristes, car
jamais les Indiens ne m'admettaient en leur compagnie, et quand le
devoir m'appelait dans leurs cases j'en étais presque aussitôt chassé
fort brutalement. On pense bien que je ne me faisais jamais réitérer
cet ordre gracieux accompagné de gestes menaçants ou appuyé de coups
de lazzos qui me labouraient le dos et la poitrine. Je m'en allais
tout pensif rejoindre le troupeau confié à ma garde auprès duquel je
m'installais de nouveau pour le jour et la nuit, et cela par quelque
temps qu'il fît, tantôt exposé à des chaleurs insupportables, le corps
brûlé par le soleil ardent durant l'été, ou bien encore essuyant toute
la rigueur du mauvais temps, soit qu'il plût, ventât ou gelât; et dans
ce dernier cas je souffrais horriblement de l'onglée aux pieds et aux
mains. Fort souvent après plusieurs heures passées à cheval, je me suis
vu contraint, pour en descendre, de saisir la crinière avec mes dents
afin de me laisser choir le plus doucement possible car mes pieds et
mes mains ne pouvaient m'être d'aucun secours, et quand j'atteignais
le sol il me semblait en y roulant, tomber sur du verre cassé. Afin de
pouvoir me relever, je me livrais à une active friction des membres à
la suite de laquelle je commençais une marche forcée qui se changeait
bientôt en une course agile d'un très-bon résultat.
Malgré cette série de souffrances continuelles et les menaces
journalières des Indiens à la vue desquels je ne pouvais me défendre
d'un certain mouvement de crainte, je ne laissais pas de songer
sérieusement à m'en affranchir. Quelque bonne volonté dont je fisse
preuve et quelque désir que j'eusse de me familiariser complètement
à tous les genres d'exercices des Patagons, il me fut impossible d'y
arriver aussi vite que je le souhaitais et qu'il était nécessaire à
leurs yeux. Comme ils ne pouvaient tirer de moi qu'un médiocre parti,
ils me vendirent à des Pampéens qui vinrent les visiter après avoir
opéré plusieurs invasions sur le territoire Buenos-Ayrien. Ces sauvages
leur donnèrent en échange de ma personne quelques chevaux et quelques
_pilkènes_--pièces de drap commun rouge ou noir.
Dès qu'il fut question de ce marché à l'amiable, les Patagons devinrent
tout différents à mon égard, ils affectèrent d'avoir quelques
attentions pour moi, afin sans doute de donner d'eux une haute opinion
aux nouveaux-venus dont les mœurs et la tenue m'inspirèrent plus
de confiance. Au bout de quelques jours que je passai presque dans
l'inactivité, et pendant lesquels je fus, en quelque sorte, aussi bien
traité que les visiteurs Pampéens, vint enfin le moment du départ.
Malgré tous les maux que j'avais endurés chez les Patagons, je ne
pus me défendre d'un peu de tristesse en contemplant une dernière
fois ces lieux pittoresques, si souvent témoins de mes larmes et de
ma tristesse. Je chevauchais morne et silencieux entre deux Pampéens,
auxquels ce mutisme habituel chez moi déplut apparemment, car ils
m'adressèrent la parole en mauvais espagnol: ils m'accablaient de
questions et traduisaient, non sans les avoir amplifiées, mes réponses
au restant de la bande qui se divertissait beaucoup à mes dépens, et
était bien éloignée de croire que leur langage m'était familier, ce qui
me mettait du reste à même de les mieux juger qu'ils ne le pouvaient
faire à mon égard. Ainsi s'écoula tout le temps que nous mîmes à
franchir l'espace qui nous séparait du lieu de leur résidence. Ils
me demandèrent d'abord quel était mon pays; s'il était bien éloigné;
combien de temps j'avais mis à franchir l'espace qui sépare les deux
continents; de quoi se nourrissent les hommes à bord d'un navire; par
quels moyens ils se procurent de l'eau douce en quantité suffisante
pour se désaltérer pendant toute la durée de ce long et périlleux
voyage?
Aux diverses réponses que je leur fis, ils témoignèrent autant
d'étonnement que d'incrédulité, et cherchèrent à lire dans mes yeux,
l'expression de la vérité, croyant probablement à une mystification.
Ils me demandèrent aussi quels motifs assez puissants avaient pu me
pousser à me séparer de ma famille, pour laquelle je leur montrais une
si grande affection; car à la vue des portraits de mes chers parents,
maintenant en leur possession, je ne pus retenir mes larmes, ni me
défendre d'un geste agressif envers celui qui en était possesseur.
Cependant tel spontané que fût mon mouvement, il fut prévenu par
l'Indien, qui s'empressa de les soustraire à mes regards envieux et se
mit sur la défensive, en même temps que ses compagnons me resserrèrent
plus étroitement.
La prudence me vint en aide; je redevins maître de moi-même; aussi
fut-ce avec le plus grand calme que je répondis aux nouvelles questions
de l'interprète dont le ton et la contenance étaient ceux d'un homme
qui veut être obéi. Je leur dis que j'avais dû quitter l'Europe,
parce que j'avais quelque ambition et que dans ma patrie, l'étendue
de territoire est si restreinte, comparativement à sa nombreuse
population, que c'est à peine si quelques individus parviennent à s'y
créer une existence indépendante, ou une certaine aisance; que l'argent
étant le principal moteur de toutes choses dans les pays civilisés,
chacun pour en amasser le plus possible, exerce une industrie
quelconque, et que, à part quelques élus, les autres suffisent à
peine à leurs besoins; que de même que j'étais venu en Amérique, des
centaines de mille autres Européens mûs par la même ambition s'exilent
ainsi volontairement chaque année, dans l'espoir de réaliser en peu de
temps des bénéfices assez grands, les uns, pour se trouver désormais à
l'abri du besoin, les autres à seule fin de pouvoir se livrer à une vie
de bonheur et de plaisirs. Enfin j'ajoutai que l'espérance de voir la
fortune me sourire et le désir ardent d'être pour quelque chose dans le
bonheur des miens, avaient suffi pour me faire quitter la mère-patrie.
Après avoir communiqué ma réponse à ses compagnons qui se prirent à
rire d'un air de pitié en haussant les épaules, il me répondit que
puisque le sort m'avait jeté parmi eux, toute inquiétude sur l'avenir
serait superflue de ma part; que je n'aurais nul besoin de travailler
pour manger, et que ma famille saurait bien se passer de moi, car
je ne la reverrais jamais; que je serais heureux au milieu d'eux,
bien qu'ils ne me promissent pas, à vrai dire, de vêtements ni de
maison pour me garantir des intempéries des saisons; que la terre,
soit sèche soit détrempée, les rochers ou la verdure seraient tour
à tour mon lit; qu'à ce genre d'existence je me ferais aussi bien
qu'eux, car je leur paraissais fait de même; enfin qu'ils auraient
pour moi des égards autant que je leur serais utile et dévoué. Et pour
clore, il ajouta en manière de réflexion, que les chrétiens sont des
sots--_ouèsalmas_,--des imbéciles--_pofos_,--de travailler
pour de l'or et de se couvrir de la tête aux pieds de vêtements
incommodes et extraordinaires autant que malsains fabriqués sans doute
à grand peine, à en juger par l'étoffe.
Pendant huit jours que nous cheminâmes dans la direction du
nord-ouest, à travers des parages boisés dont l'aspect me sembla
ravissant comparativement à ceux que j'avais jusque-là habités, je fus
continuellement l'objet de la conversation des Indiens qui me firent
des milliers de questions et qui se montrèrent à mon égard d'une
prévenance à laquelle je n'étais guère accoutumé. Le nom de mon pays me
parut, pour la première fois parvenir à leur oreille.
Parmi leurs questions, quelques-unes me convainquirent de leur
intelligence. Ils s'informèrent avec les marques du plus grand
intérêt, de la forme de notre gouvernement. Rien ne m'étonna tant et
ne me fit plus de plaisir, je l'avoue, que d'entendre ces êtres qui
ne connaissent ni lois, ni règles fixes pour le gouvernement civil,
admirer ou railler tour à tour, notre civilisation dont je leur traçais
un tableau si imparfait.
Je puis dire à leur honneur, que je les vis émerveillés de notre génie,
et revenir naïvement de leur première opinion en disant:
--_El-mey-ta-ouignecaës-pofos-gné-ouélay._
--Et mais ces chrétiens bêtes ne sont pas.
Chez les Indiens, chaque famille et même chaque homme se croit
absolument libre. Ils vivent dans une entière indépendance; et
cependant malgré cette manière d'être et de voir, les Poyuches,
les Pampas et les Mamouelches se divisent tout aussi bien que les
Patagons en un grand nombre de tribus. Leurs fréquentes guerres
intestines d'autrefois, celles qu'ils eurent à soutenir contre leurs
voisins, comme encore de nos jours, celles qu'ils font contre les
Hispanos-Américains, mettant sans cesse leur liberté en danger, ils
ont appris par simple nécessité, à se former en sociétés plus ou
moins nombreuses; ils se choisissent des chefs ou caciques, sorte de
commandants, qu'ils considèrent bien plutôt comme leurs pères et leurs
directeurs, que comme des maîtres, et avec lesquels ils restent ou dont
ils se séparent selon leur gré.
Pour être élevé à la dignité de cacique, il faut avoir donné des
preuves éclatantes de sa valeur, et plus les caciques sont fameux par
leurs exploits, plus leurs peuplades sont grandes. C'est ainsi que de
nos jours encore, les Pampéens et les Mamouelches, quoique ayant un
grand nombre de caciques, relèvent volontairement d'un chef privilégié
_Calfoucourah_--pierre bleue;--ce nom lui vient de la trouvaille
qu'il fit, étant enfant, d'une petite pierre bleue ayant à peu près
forme humaine et dont jamais il ne s'est séparé; elle est considérée
parmi les Indiens comme un talisman précieux auquel il doit ses
nombreux succès.
La conversation ne fut pas la seule distraction que le langage
grotesque de mon interprète m'offrit, car nous chassâmes une grande
partie du temps de notre voyage, et je fus assez heureux pour faire
preuve de quelqu'adresse, en prenant soit au lazzo ou à la boléadora
des _youèmes_--gamas--et des _tchoïquets_--nandous ou
autruches de ces parages,--ce qui fit que mes nouveaux maîtres augurant
bien de mes futurs services parurent avoir pour moi une certaine
considération.
Cependant, au fur et à mesure que nous approchions du lieu de
résidence de la horde, je vis, non sans une certaine inquiétude, cesser
tout l'empressement et les égards dont j'avais été entouré depuis notre
départ. Il me fut facile de comprendre, à la conversation des Indiens,
qu'ils n'en avaient agi ainsi que par ruse, et afin de me préoccuper
assez pour m'ôter toute pensée de fuite, mais que dès lors suffisamment
rassurés par le voisinage de leurs tribus, ils se souciaient peu de me
cacher plus longtemps leurs véritables intentions envers moi. C'est
ainsi que j'acquis la triste certitude de n'être guère mieux traité
chez eux que chez les barbares Poyuches, les fiers Puelches ou les durs
Patagons; car les uns et les autres ne me considéraient que comme un
ennemi devenu leur esclave, c'est-à-dire comme un être sur lequel ils
avaient plein droit de vie ou de mort.
Les dernières paroles qu'ils m'adressèrent, furent des conseils
équivalant presque à des menaces, au sujet de ma conduite à venir.
Ils ne laissèrent pas non plus que de me répéter fréquemment
qu'aussi bien qu'à mes premiers maîtres, je leur devais une
grande reconnaissance de ne point m'assassiner puisque j'étais un
_ouignecaé_--chrétien,--ce que tout indien de ces régions
considère comme un crime.
Enfin, nous arrivâmes. Il était temps que ce long voyage s'achevât,
car j'étais rompu de fatigue et dans un état douloureux que l'on
comprendra aisément en sachant que c'était le premier trajet que je
faisais de la sorte, c'est-à-dire, sur des chevaux aussi nus que
moi-même et fort amaigris par un galop continuel au plus fort de la
chaleur.
Mon arrivée au milieu de la horde, fut comme un évènement inattendu
et je devins de nouveau l'objet de la curiosité générale. Aux
enfants, aux femmes qui m'entourèrent aussitôt, succéda une affluence
considérable de visites avides de se graver dans la mémoire les traits
du _ou'sah-ouignecaé_--mauvais chrétien,--uniquement afin de
pouvoir en cas de besoin, s'opposer à sa fuite. Aux personnages les
plus importants, mon maître n'omettait point de renouveler, avec
toutes sortes d'amplifications, le récit de la terrible lutte que nous
avions soutenue, mon compagnon et moi, contre nos nombreux et féroces
agresseurs, les Poyuches. L'indignation de chacun d'eux semblait
alors n'avoir plus de bornes, et le plus souvent, en s'éloignant, ils
m'adressaient des imprécations ou me faisaient des gestes menaçants.
Au bout de quelques jours écoulés de la sorte, et lorsqu'on jugea
que j'étais suffisamment connu, on me fit reprendre mes fonctions
de gardeur de troupeaux. Je fus soumis à une surveillance des plus
rigoureuses, durant la nuit et le jour; je ne pouvais faire un pas
sans être accompagné; il m'était demandé compte de ma tristesse et
du moindre geste; la nuit, je fus encore exposé à être troublé dans
mes courts instants de sommeil; car la superstition des Indiens leur
faisait appréhender mon évasion, et poussés par cette crainte, ils
se jetaient sur moi tout à coup et m'éveillaient brusquement en me
menaçant. Souvent il m'arriva dans ces instants difficiles d'éprouver
de grandes frayeurs qui étant toujours mal interprétées me valaient
force mauvais traitements.
CHAPITRE III
La Pampa et les Pampéens.
Les variations du climat de la Pampa sont des plus régulières. Elle
subit une grande différence de température l'été et l'hiver. Ce dernier
y est presque aussi froid que le mois de décembre en France. Il n'y
neige point cependant, mais le matin la terre est toujours couverte de
givre. La glace n'atteint jamais plus d'un pouce et demi d'épaisseur
environ. Par contre-coup, l'été y est d'une chaleur accablante. Dès
l'aube, l'horizon forme une ligne sombre et dense, qui ne s'éclaircit
que petit à petit, et au fur et à mesure que le soleil se lève: l'on
voit alors l'herbe touffue de ces immenses plaines se dépouiller
d'une partie de la bienfaisante rosée du matin, qui en s'évaporant
produit les plus singuliers effets de mirage. La force du soleil se
fait vivement sentir à toutes les créatures vivantes. Les chevaux et
les bœufs sauvages qui peuplent ces plaines en ressentent une telle
fatigue, qu'ils se livrent, ainsi que les hommes, à une sieste qui
semble pour tous un repos aussi naturel que nécessaire.
On trouve dans toute la Pampa, des différences sensibles d'atmosphère.
Dans les régions _Mamouelches_--boisées--l'air est des plus secs;
et chez tous les êtres, quels qu'ils soient, on ne trouve aucune
apparence de transpiration. J'ai vu même maintes fois des animaux tués
par la chaleur, gisant sur la plaine aride desséchés dans leur peau;
mais dans la latitude de Buenos-Ayres et de la Baie-Blanche, par les 70
et 71 degrés de latitude, régions où abonde la plus magnifique luzerne
que l'on puisse imaginer, la végétation démontre clairement l'humidité
du climat. La rosée dans ces parages ressemble plutôt à des pluies
lentes et fines, ou à des brouillards épais. La viande et les animaux
morts s'y corrompent fort vite et les plaies sont très-difficiles à
guérir. Cependant, qui le croirait? malgré cette humidité constante,
les Indiens dorment tous presque nus sur la terre sans en être jamais
incommodés.
Les Pampéens n'ont pas plus de résidence fixe que les Puelches ou
les Patagons. Ils errent d'un lieu à un autre au fur et à mesure que
l'herbe est consommée par leurs bestiaux; mais jamais ils n'abandonnent
un parage quelconque sans avoir achevé avec le feu l'œuvre de
destruction commencée par les animaux. Les Pampéens occupaient
autrefois toute la partie comprise entre les différentes provinces
de Buenos-Ayres, le Rio-Colorado et les Mamouelches, qui sont encore
actuellement leurs limites occidentales et septentrionales; cependant
ils ne s'en éloignent que fort peu. Ils se tiennent principalement
dans la partie Nord, Nord-Ouest, environ par les 68 et 69e de
longitude et parcourent toute l'étendue comprise entre les 33e et 38e
d° de latitude. Parfois, cependant, il leur arrive de se confondre
momentanément avec les Mamouelches, ou d'opérer leur retraite beaucoup
plus au loin surtout lorsqu'ils redoutent quelque agression. Cette
alliance a lieu principalement à leur retour de ces grandes expéditions
dans lesquelles ils se livrent aux plus atroces cruautés.
Il est à croire que ces êtres barbares ont comme nous, à leur insu,
une conscience qui parle plus fort que leur volonté, car ils sont
souvent pris de frayeurs telles, que sans autre motif qu'un cauchemar,
ils se prennent à fuir soudain au beau milieu de la nuit, en jetant
le cri d'alarme, et de même que des moutons fourvoyés, ils se suivent
les uns les autres, délaissant la plupart du temps les parages où
quelques heures encore auparavant ils se regardaient comme étant dans
la plus grande sécurité. Ces fuites ressemblent absolument à une
déroute pendant laquelle ils abandonnent en chemin tout le bétail
qu'ils ne peuvent chasser au galop devant eux. Les points où ils
dressent leurs tentes ne présentent plus à leur départ qu'un aspect
dégoûtant, véritable chenil où se trouvent entassés pêle-mêle les
ossements des animaux dont ils se sont nourris, des lambeaux de cuirs
pourris et des cardes de laine émanant une fétide odeur; au milieu de
ce tout nauséabond se pavanent quelques vautours et quelques éperviers
cherchant nonchalamment à y découvrir encore quelques lambeaux de chair
putréfiée.
Ces oiseaux sont généralement d'une hardiesse telle que j'eus souvent
mille et mille peines à les empêcher de prendre leur part des animaux
que nous abattions les Indiens et moi. Je n'avais point le temps de
ramasser mon couteau ni celui de retourner mon gibier pour achever
d'en détacher le cuir que déjà ils étaient installés sur l'animal.
Quelquefois je m'amusais à jeter en l'air des morceaux sanglants
auxquels ils ne laissaient pas le temps de retomber. Je les ai vus
aussi s'établir sur le dos malade des chevaux ou des mulets et les
déchiqueter malgré les contorsions des pauvres victimes inquiètes et
furibondes, qui les oreilles couchées et le dos tendu, sautillaient
de l'arrière-train en agitant convulsivement la queue, afin de les
éloigner.
Les Pampéens étaient autrefois beaucoup plus nombreux qu'ils ne le
sont actuellement; mais ils sont très-affaiblis par leurs incessantes
guerres avec les Espagnols. Encouragés par l'impunité dans laquelle
on laissait leurs sanglantes incursions, ils s'y livraient presque
constamment et ne craignaient point non plus de résider dans le
voisinage des provinces Argentines, à l'ouest de la Sierra-Ventana. Ils
affectionnaient ces parages en raison de sa proximité des peuplades
Hispanos-Américaines et de son incomparable fertilité. Ils le nommèrent
_Pouanemapo_, ou terre de _Pouane_, un de leurs caciques
célèbres, lequel y naquit et y mourut vaillamment dans une surprise
nocturne des gauchos de Rosas. Il est véritablement à croire que les
Indiens, tout habitués qu'ils fussent aux luttes sanglantes, n'en
eurent jamais à soutenir d'aussi acharnée et d'aussi terrible que celle
de cette nuit si fatale pour eux; car bien qu'ils soient braves et fort
entreprenants, ils semblent frappés de stupeur dès que le souvenir de
cette défaite est évoqué. Aucun d'entre eux n'ose s'aventurer dans
le pays de Pouane, dont, disent-ils, _Houacouvou_--Dieu--leur a
interdit l'accès à tout jamais sous peine de mort.
La taille des Pampéens est inférieure à celle des _Puelches_ et à
celle des Patagons. A quelques exceptions près, ils n'ont guère plus
de cinq pieds huit à neuf pouces en moyenne. Ce sont les Indiens les
plus foncés en couleur. Ils sont d'un brun olivâtre très-prononcé;
quelques-uns même sont presque noirs. Leur peau est d'une grande
finesse dans toutes les parties du corps; elle est douce comme du
satin et même brillante. Ils exhalent une odeur particulière qui, loin
d'être aussi forte que celle des nègres, l'est cependant plus que celle
des Européens. Leur peau devient plus brillante et comme huileuse, à
l'action du soleil; il me fut facile de m'en convaincre au toucher.
Le front des Pampéens est légèrement bombé mais non fuyant; leur
figure est aplatie et longue. En général ils ont le nez court et épaté;
quelques-uns l'ont aussi mince, long et recourbé, à l'instar des becs
d'oiseaux de proie. Ils ont les yeux presque horizontaux, mais ainsi
que les Patagons orientaux, la manière dont ils s'épilent les sourcils
prête beaucoup à leur donner cet aspect. Ils ont tous, sans exception,
les pommettes fort saillantes, la bouche très-grande et béante, les
lèvres grosses. Leurs dents sont comme celles de leurs voisins les
Puelches et les Patagons, c'est-à-dire petites, fort blanches et
admirablement rangées. La barbe leur pousse fort tard. Leurs cheveux
sont abondants, d'un noir de jais et très-gros. Quelques-uns parmi eux
les relèvent sur le sommet de la tête, mais les autres les séparent
simplement en deux et les retiennent à l'aide d'un morceau d'étoffe ou
d'une lannière de cuir. Mais tous dans les combats les laissent flotter
sur leur figure afin de ne pas voir le danger qui peut les menacer.
Plus que jamais, on trouve maintenant chez les Pampéens des types
assez réguliers: ce sont les enfants d'Indiens et de captives. Ces
Indiens se font remarquer par un degré d'intelligence bien supérieur à
celui de tous les autres nomades, les Araucaniens exceptés toutefois.
Ils stationnent assez volontiers plusieurs mois de suite dans le
même endroit. Leurs tentes sont, ainsi que celles des Puelches,
confectionnées en cuir, mais elles sont plus spacieuses et plus
régulières. Il y règne un certain ordre et une grande propreté; ce qui
n'empêche pas cependant qu'ils soient couverts de vermine.
Le type des femmes est en quelque sorte plus désagréable que celui des
hommes qu'elles surpassent en laideur et auxquels elles ressemblent
beaucoup. Elles sont grandes aussi, mais cependant pas autant qu'on
pourrait se le figurer; il existe entre leur taille et celle des
hommes de plus grandes proportions qu'on ne saurait en trouver entre
les hommes et les femmes d'Europe; mais ces proportions ne sont pas
assez générales pour en calculer la différence. Les plus grandes n'ont
guère plus d'un mètre cinquante-quatre à cinquante-cinq centimètres.
Il s'en trouve bien cependant quelques-unes qui atteignent la taille
des hommes, mais la majorité d'entre elles sont en quelque sorte plus
petites. Elles exercent beaucoup leurs forces physiques; elles manient
le lazzo et la boleadora avec beaucoup d'adresse. Leurs épaules larges
et carrées encadrent une poitrine fort bombée mais disgracieuse; car
elles ont l'habitude de se détirer et de se masser les seins dès
qu'elles deviennent mères, afin, disent-elles, de pouvoir offrir une
plus grande quantité de lait à leurs enfants. Cet usage se propage
même à l'égard des vaches laitières. Très-surpris de cette coutume,
je résolus de m'assurer du résultat qu'elle pouvait avoir: j'en fis
l'expérience sur une jeune vache dont je mesurai le lait avant comme
après l'opération. J'eus lieu de rester convaincu de la véracité
du fait. Les Pampéennes ont les membres peut-être un peu courts,
comparativement au tronc, mais généralement replets et arrondis.
La démarche de toutes les femmes Indiennes est des plus disgracieuses;
plus particulièrement encore celle des Pampéennes qu'un certain
sentiment de décence oblige à s'asseoir différemment des hommes, qui
s'accroupissent à la façon Orientale, les jambes croisées sous eux.
Elles doublent la jambe gauche, la pointe du pied reposant sur le
sol, puis elles s'asseyent sur le talon et passent la jambe droite
par-dessus la cuisse gauche, en ayant soin de mettre cet autre pied à
plat à côté de l'autre afin qu'il leur soit possible de se maintenir
ainsi en équilibre les jambes serrées. Cette posture fatigante à
laquelle elles s'habituent dès l'enfance, leur dévie extraordinairement
la hanche gauche, leur tourne cette jambe en dedans, et les fait boîter
de toute cette partie. Elles ont les mains petites, fort bien faites et
rarement maigres. Leurs articulations ainsi que celles des hommes sont
fines; leurs pieds sont petits, mais larges. Si leurs formes ne sont
pas belles, du moins elles annoncent une très-grande force.
Ces femmes sauvages s'entourent la taille d'une pièce d'étoffe le
plus souvent fabriquée par elles-mêmes avec la laine de leurs moutons
qu'elles filent et teignent artistement. Ce vêtement les couvre
depuis les épaules jusqu'au-dessus du genou seulement; on dirait un
fourreau d'où sortent tête, bras et jambes, sans harmonie et sans
art. Ce costume est fixé à la partie supérieure par une énorme broche
ronde--_toupouh_--en argent, dont la tête large, plate et mal
battue, rappelle assez le fond d'une casserole bien étamée. A la
hauteur des hanches, elles s'entourent d'une large ceinture de cuir
cru, ornée de dessins de différentes couleurs et de parties velues,
ou bien encore couverte de perles grossières entremêlées avec art et
assujetties avec des fibres extraites de la viande. Leurs cheveux
sont séparés en deux nattes fort longues qui leur pendent quelquefois
jusqu'aux talons et aux extrémités desquelles elles suspendent quelques
ornements de cuivre ou d'argent.
Quelques femmes se contentent d'enrouler leurs nattes autour de la tête
en forme de diadême et de les attacher avec des lacets de laine rouge
ou jaune de la largeur de deux doigts: toutes se suspendent des boucles
d'oreilles carrées d'une si grande dimension qu'elles reposent sur
leurs épaules.
Les plus riches ou les plus considérables d'entre elles portent aussi
un collier de cuir de la largeur de trois doigts et très-serré, garni
superficiellement de demi-perles de métal qu'elles fabriquent ainsi
qu'il suit:
D'abord elles battent pour le réduire en feuilles le métal dont
elles peuvent disposer; ensuite elles découpent des rondelles d'égale
grandeur et les estampillent à l'aide de deux os de cheval, dont l'un
creusé sert de matrice, et l'autre en relief qui tient lieu de tampon.
Chaque perle repoussée est perforée de deux petits trous sur le côté
pour être enfilée et cousue au cuir. La largeur et la complète absence
de souplesse de ce singulier ornement semblable à des colliers de
chiens, les empêchent de mouvoir la tête et donne à l'air important
qu'annoncent les figures de celles qui en sont parées un aspect des
plus comiques.
Les plus jeunes se font des bracelets de perles de plusieurs couleurs
au-dessus des chevilles et des poignets où ils restent à demeure,
et toutes, jeunes ou âgées, les jours de fêtes, entremêlent à leur
chevelure une sorte de bonnet ou de résille en perles bleues et
blanches qui leur retombe sur le front, leur couvre les pommettes, et
maintient leurs nattes séparées.
Les Pampéennes sont très-actives et très-empressées auprès de
leurs maris; elles subissent sans murmurer toutes leurs exigences.
Ceux-ci emploient généralement à se reposer tout le temps qu'ils
ne consacrent pas à chasser ou à dompter leurs chevaux. Dans les
changements de résidence, ce sont encore les femmes qui prennent le
soin de transporter tout ce qui concerne le ménage. Elles chargent les
chevaux et sellent celui de leur mari puis le leur, sur lequel elles
s'installent ensuite avec trois ou quatre enfants. Dans cet équipage,
elles rassemblent le troupeau et le chassent devant elles avec la lance
de leurs seigneurs et maîtres, lesquels montés sur leurs meilleurs
coursiers, sans autre charge que leurs lazzos et leurs boleadoras, se
livrent, chemin faisant, au plaisir de la chasse, sans paraître songer
le moins du monde à leur famille, quel que soit l'attachement qu'ils
aient pour leurs enfants.
Arrivés à destination, ce sont encore les femmes qui déchargent
les chevaux et qui réinstallent au plus vite la tente sous laquelle
viennent s'étendre leurs maris, tandis qu'elles leur préparent des
aliments. Après avoir rétabli l'ordre dans le ménage et prodigué des
soins à leurs enfants, pour se reposer des fatigues du jour elles
filent de la laine et tissent des manteaux pour toute la famille. C'est
vraiment curieux de voir l'habileté et la perfection qu'elles déploient
dans ces sortes de fabrications: elles n'ont d'autres métiers que ceux
qu'elles se font elles-mêmes, et qui ont la forme d'un cadre dont deux
des traverses parallèles supportent des fils croisés et bien tendus.
Les fils destinés à servir de trame sont pelottés sur des morceaux
de bois pointus qui servent de navettes; pour remplacer le peigne
de nos tisserands, elles font usage d'une petite palette bizautée.
Ces tissus, malgré les nombreuses imperfections des outils dont ces
femmes disposent leur font vraiment beaucoup d'honneur, car on les
peut comparer à ceux qui sortent de nos fabriques. Ils sont toujours
enjolivés de dessins réguliers et originaux formés de laines de
plusieurs couleurs. Pendant mon long séjour dans cette tribu j'en vis
plusieurs de fort remarquables par leur finesse, mais un principalement
sur lequel était représenté avec une rare perfection le portrait du
général Urquiza auquel il fut offert; ce personnage ne sachant de
quelle manière témoigner son admiration pour cette œuvre de patience la
couvrit de pièces d'or.
Les Pampas pour lesquels l'exercice du cheval est une obligation,
s'installent le plus souvent d'un seul bond sur leurs coursiers
affublés de selles en bois qui leur emboîtent parfaitement le dos et
l'encolure. Les plus riches seulement ou les plus chanceux dans les
pillages sellent leurs chevaux comme le font les gauchos.
Les femmes vont à cheval à l'instar des hommes, mais leurs selles
diffèrent totalement. Ce sont plutôt de véritables échafaudages,
composés de sept à huit cuirs de moutons superposés sur le dos du
cheval et surmontés de deux rouleaux de jonc--_salmas_--recouverts
de cuirs souples peints en rouge et en noir; le tout est solidement
fixé à l'aide de deux sangles en cuir cru. Pour grimper sur cet
appareil elles se servent d'un étrier passé au cou du cheval en forme
de baudrier.
Les Pampéens s'épilent avec beaucoup plus de soin que les Indiens
des autres tribus; ils déploient aussi plus de coquetterie dans
l'art de se tatouer. Hommes et femmes s'entr'aident aussi bien
dans cette occupation que pour se purger le corps et la tête des
nombreux insectes dont ils sont assaillis et qu'ils mangent même
en prenant leur repas. Ces Indiens possèdent des ustensiles de
cuisine, tels que marmites de fonte--_chaïas_,--des broches
en fer--_cangnecaouëts_--provenant de pillages. Ils font
en partie cuire leurs aliments. Les femmes que regarde ce soin
préparent la viande d'une manière toute particulière: elles font
bouillir de l'eau dans laquelle elles plongent quelques morceaux de
chair qu'elles retirent aussitôt blanchis, puis elles les servent
dans de petites écuelles en bois avec un peu de ce succulent
bouillon--_caldo_--très-fortement salé et obtenu ainsi en moins
d'un quart d'heure. Cependant, disons-le, parfois aussi je les ai
vus manger de la viande bien rôtie; mais leur instinct naturel les
porte à la préférer toute crue, bien saignante. Ils dévorent avec
joie les poumons--_carêtone_,--le foie--_quèhs_--et les
rognons--_cousanoh_--tout sanglants, et ils boivent le sang chaud
ou caillé.
Les hommes sont aussi fort industrieux et patients. Leur adresse
s'exerce surtout à tresser des harnais qui sont très-recherchés des
Hispanos-Américains. Les plus riches fermiers et les caballeros mettent
un certain orgueil à en affubler leurs chevaux. Leurs rênes, leurs
cordons d'étriers et leurs sangles, sont parfois aussi souples et aussi
bien tressés que les objets que l'on fait chez nous avec des cheveux.
Ces articles, ainsi que les manteaux de cuir de guanacos, les plumes
d'autruche et les cuirs de toute espèce qu'ils auraient la faculté
d'échanger, suffiraient seuls à enrichir les Pampas s'ils n'étaient
pas aussi inconstants. Les ouvertures de paix qu'ils renouvellent si
souvent, n'ont d'autre but que de se pourvoir gratis de tabac, de
sucre, de yerba et de liqueurs fortes. Mais dès qu'ils voient leurs
provisions s'amoindrir, ils rentrent de nouveau dans la voie des
hostilités et recommencent leurs terribles invasions qui sont tout à la
fois la ruine et la mort d'un grand nombre d'habitants.
Dans leurs expéditions les Indiens ne respectent pas plus les femmes
d'âge que les hommes; ils les assassinent. Ils n'épargnent absolument
que les jeunes filles dont ils font leurs femmes privilégiées sous
le rapport de l'affection. Les tout jeunes enfants deviennent des
esclaves, à la garde desquels ils confient leurs troupeaux, quand
ils ne les vendent pas aux Indiens des tribus éloignées, soit aux
Mamouelches ou aux Araucanos, qui dans leurs visites annuelles leur
apportent des éperons et des étriers d'argent grossièrement faits et
en échange desquels ils sacrifient volontiers la plus grande partie
de leurs troupeaux, jusqu'à leurs captifs et captives même. Les
Araucaniens échangent généralement leurs étriers et leurs éperons
dont la valeur intrinsèque ne dépasse pas 20 à 30 piastres (100 à
150 francs) contre quinze à seize bœufs qu'ils ne vendent pas moins
de 25 à 30 piastres chaque, au Chili. Et comme jamais aucun d'eux
ne se hasarde à franchir la Cordillière sans un certain nombre de
ces objets, plus une pacotille composée d'indigo--_anil_,--de
mantes--_Pilquènes_,--d'ustensiles nécessaires au tatouage et de
perles de diverses couleurs--_cuentas_--à échanger, comme il est
dit plus haut, on comprend quelle peut être leur richesse puisqu'ils
ne regagnent jamais leur pays sans être possesseurs de 3 à 400 bêtes
à cornes et d'un assez grand nombre de chevaux dont la vente leur est
pour le moins aussi avantageuse.
Les Araucaniens, bien qu'ayant la même origine que les Patagons,
les Puelches, les Pampéens et les Mamouelches, mènent cependant
une existence matériellement différente à laquelle les forcent et
la restriction de leur territoire et l'impossibilité où ils se
trouvent d'envahir les provinces du Chili, dont les frontières sont
bien autrement gardées et défendues que celles de la République
Argentine. Au lieu de vivre à l'état nomade, comme les Indiens
de la côte orientale, les Araucaniens sont groupés par villages,
ils habitent des maisons en bois suffisamment grandes pour
plusieurs familles. Ils sont fort ingénieux et travailleurs. Ils
cultivent le maïs--_ouah_--et le froment--_cévada_--ainsi
que différents légumes, tels que: pommes de
terre--_Ponnieux_,--oignons--_céboyats_,--haricots--_Porotos_.--Ils
font grand cas du melon et de la pastèque qu'ils récoltent presque
en aussi grande quantité que les abricots, les prunes et les pommes
sauvages, ce qui les met à même de faire de copieux festins. Ils
mangent généralement de la viande cuite ou rôtie, du _meurkeh_ ou
farine de maïs grillée à laquelle ils adjoignent du laitage ou de la
graisse de cheval. Malgré ces diverses apparences de civilisation, ils
se régalent volontiers de foie et de rognons crus saucés dans du sang
caillé.
Il y a en Araucanie deux groupes de population fort distincts par
leur caractère, que l'on désigne généralement au Chili comme dans la
province de Buenos-Ayres sous les noms de haute et basse Araucanie.
La première se compose d'Indiens et d'Espagnols. Il est à la
connaissance de tous, que les Indiens qui la composent sont d'un
commerce facile et agréable, qu'ils aiment à mélanger leur sang à celui
des chrétiens par les liens du mariage, ce qui ne les empêche pas
toutefois de vivre libres de tout joug dans le voisinage de Santiago,
de Constuccion, de Nacimiento, de Las-Angles et de Talca, où ils
s'introduisent encore parfois en masse à la faveur des dissensions
politiques. En bons Indiens qu'ils sont, ils ont conservé le goût
du pillage; néanmoins, ils sont fort hospitaliers et l'on peut sans
crainte aucune se hasarder chez eux. Il n'en est pas de même de la
basse Araucanie qui n'est peuplée que d'êtres beaucoup plus primitifs,
aux yeux desquels un chrétien, de quelque nation qu'il soit, est un
ennemi contre lequel ils ne sauraient trouver trop de moyens d'exercer
leur férocité. Ce sont les Patagons de l'Araucanie bien que séparés de
ces derniers par les Cordillières. Ils ont la plus grande répulsion
pour tout ce qui sent la civilisation.
Malheur aux pauvres chrétiens qui tombent entre leurs mains, car pour
leurs familles ils peuvent être rayés du nombre des vivants. Parmi les
nombreux exemples que l'on pourrait citer à l'appui de ce que j'avance,
le suivant en est, par son authenticité, une preuve irrécusable.
Quelque temps avant sa mort prématurée qui a jeté le deuil dans le
monde scientifique, monsieur Geoffroy Saint-Hilaire qui m'avait honoré
du plus bienveillant accueil, me disait qu'il considérait comme à tout
jamais perdu pour sa famille l'un de ses parents tombé entre les mains
des Indiens de la basse Araucanie. En déplorant ce terrible malheur
il me disait combien il aurait souhaité que son parent fût retenu
prisonnier dans la haute Araucanie d'où il lui aurait été facile de
l'arracher.
L'Araucanie a donc, ainsi que la Patagonie, ses légendes ténébreuses.
Quant aux Pampéens ils sont essentiellement chasseurs, et ils
deviennent pour ainsi dire de plus en plus nomades par l'habitude
qu'ils ont de se nourrir de la chair de leurs coursiers, tout en
franchissant très-rapidement les plus grandes distances. Ils n'hésitent
point à faire de cinq à six cents lieues pour dévaster les peuples
Hispanos-Américains. Fort riches en troupeaux, ces Indiens pourraient
facilement se passer de la chasse; mais comme elle est pour eux un
grand divertissement ils s'y livrent toute l'année; mais cependant
avec beaucoup plus d'ardeur pendant les mois d'août et de septembre,
époque du printemps dans l'hémisphère sud. C'est en cette saison qu'ils
font d'amples provisions de jeunes pièces de gibier dont ils sont
extrêmement friands, ou bien encore d'œufs de perdrix et d'autruches.
Ils prennent fort adroitement de jeunes gamas vivantes avec lesquelles
se divertissent les enfants, auxquels ils donnent aussi pour nourriture
les œufs de perdrix, tandis que ceux d'autruches, moins délicats, sont
mangés en commun dans la famille. Ils les cassent comme nous le faisons
d'un œuf à la coque et les font cuire assis dans la braise de fiente
en ayant soin de mêler le jaune et le blanc à mesure que la cuisson
s'opère. On trouve toujours ces œufs en très-grand nombre. Les Indiens
ne mangent que ceux qui sont en nombre pair, et font fi des autres
qu'ils prétendent ne pas être fécondés.
Pour chasser l'autruche et la gama les Indiens s'assemblent en grand
nombre, sous la direction d'un cacique qui remplit les fonctions
de grand veneur. Il fait partir les chasseurs par groupes, dans
différentes directions afin de cerner un espace de deux ou trois
lieues; chacun de ces groupes, arrivé à l'endroit qui lui a été
assigné, brûle en forme de signal, quelques herbages secs. Quand tous
sont à leur poste, à un nouveau signal donné par le cacique, ils se
déploient sur un rang et marchent lentement vers le centre du cercle
qu'ils forment, jusqu'à ce que la distance qui les sépare les uns
des autres ne soit plus que de sept ou huit longueurs de cheval. Ils
s'arrêtent alors, leurs _locayo_--boléadoras--en main. A leurs
cris, les nombreux chiens sauvages qui les accompagnent s'élancent
pour harceler les autruches et les gamas ainsi cernées. Ces animaux
poursuivis de près et souvent mordus, cherchent à fuir en passant entre
les courts intervalles que se sont ménagés les chasseurs, afin de
pouvoir leur lancer une multitude de boules qui manquent rarement leur
but. Les animaux pris sont dépouillés avec une dextérité incroyable,
ce qui donne aux chasseurs la facilité de continuer leur exercice,
jusqu'au moment où le cercle, trop rétréci, mette en présence la masse
des Indiens. Fort rarement les chasseurs reviennent près de leurs
familles sans avoir pris sept ou huit pièces de gibier dont le sang
qu'ils boivent avec délices est toute leur nourriture durant la chasse
qui dure les deux tiers du jour.
Après la chasse, les cuirs des divers animaux tués sont étendus sur
le sol à l'aide de piquets en ossements; une fois séchés ils sont
salés pour en préserver la fourrure de toute atteinte; les Indiens
les conservent ainsi que les plumes d'autruches pour les échanger à
la première occasion contre du sucre, de la yerba, du tabac et des
liqueurs alcooliques dont ils sont très-friands.
La population Indienne tend à décroître d'année en année; mais cette
décroissance frappe plus particulièrement les Pampéens et les tribus
du Nord, chez lesquelles les femmes sont en minorité, par suite des
guerres terribles que leur firent les gauchos de Rosas, ainsi que je
l'ai déjà dit. En plusieurs occasions les Indiens furent réduits à
fuir; ils se réfugièrent dans les contreforts des Cordillières les plus
rapprochés du Chili, dans le voisinage des Araucaniens. Leurs femmes
ayant perdu tout repos et se voyant, à tous moments exposées à devenir
captives des Argentins, abandonnèrent leurs maris et s'en furent en
Araucanie. Le petit nombre de celles qui eurent le courage de rester
fidèles à leurs époux, les Pampéens, dont l'état actuel est encore de
guerroyer avec les Espagnols, fut bien loin de leur suffire lorsqu'ils
revinrent habiter leurs anciens terrains de parcours. Et malgré le
grand nombre de femmes qu'ils ont captivées depuis et celles qu'ils
enlèvent encore chaque jour, la moyenne est d'une pour quatre à cinq
hommes.
Chez les Araucaniens, par contre coup, le nombre des femmes est de
beaucoup supérieur à celui des hommes. Les mœurs indiennes autorisant
la possession de plusieurs femmes, on voit des hommes qui en ont cinq
ou six, et le grand cacique Calfoucourah, avec lequel j'ai vécu en a
jusqu'à trente-deux. Il résulte de cette disproportion de nombre entre
les deux sexes, que la plupart des Indiens, trop pauvres pour se passer
le luxe d'une compagne, sont forcés de rester célibataires. Ils n'ont
de rapports qu'avec celles qui sont libres, lesquelles peuvent, sans
être exposées à aucune réprimande, leur accorder des faveurs. Malgré
cette étrange coutume, on ne sera pas peu étonné de savoir qu'une fois
mariées, elles deviennent fidèles à leurs maris et sont de fort bonnes
ménagères.
Chez tous les peuples dont je retrace les principaux traits, le mariage
est, ainsi que chez nous, considéré comme un acte important, et comme
la source d'une vie honnête et heureuse. Il s'opère sous forme de
trafic, ou échange d'objets et d'animaux divers contre une femme.
Un Indien est toujours satisfait lorsqu'il rencontre une future à la
veille d'être mère. Les parents ne livrent leur fille qu'à l'acheteur
le plus riche et le plus généreux.
Lorsqu'un Indien est désireux de contracter une union et qu'il a jeté
les yeux sur quelque fille du voisinage, il s'en va visiter tour à
tour tous ses parents et tous ses amis; il leur fait part de son désir
et les prie d'être pour quelque chose dans la réussite de son projet.
Chacun d'eux, selon son degré de parenté ou d'amitié, lui donne ses
conseils et son approbation dans un discours fort long approprié à la
circonstance et lui vient en aide en lui faisant un don quelconque. Ces
cadeaux consistent généralement en chevaux, bœufs, étriers ou éperons
d'argent et quelques pièces d'étoffes provenant de leurs pillages.
Dans une réunion antérieure à la célébration du mariage, les parents
et les amis du futur fixent le jour où la demande devra être faite.
La veille au soir, chacun revêt ses plus beaux ornements et se réunit
au prétendant afin d'aller secrètement se poster à proximité de la
demeure de la jeune fille convoitée, de manière à pouvoir dès l'aube
matinale entourer les parents de la jeune personne auxquels ils font
la demande dans les termes les plus pressants, les plus touchants
et les plus poétiques; on évite toutefois de prononcer le nom du
prétendant, jusqu'au moment où ils entrevoient chance de succès.
Pendant ce temps le futur époux se tient caché à l'écart avec tous ses
dons, selon les règles du décorum. Après une très-longue énumération
des qualités de leur fille, témoin oculaire mais invisible de cette
cérémonie, dont le rôle est de verser quand même d'abondantes larmes,
les parents ne manquent point de témoigner d'une grande répugnance et
d'une grande peine à se séparer de leur enfant; puis ils finissent
par consulter sa volonté, en se réservant le droit d'accepter ou de
repousser l'ouverture qui leur est faite, dans le cas où elle ne leur
présenterait pas un avantage suffisant. A ce moment, l'arrivée du futur
et la vue des dons qu'il leur destine arrachent presque toujours le
consentement de ces êtres cupides, et leur arrogante fierté disparaît
sous un demi-sourire de satisfaction. Le reste de la journée se passe
en famille; chaque membre s'empare incontinent du présent qui lui est
fait. Une jeune jument bien grasse, donnée et sacrifiée par le jeune
époux, préparée par toutes les femmes et servie par la nouvelle mariée,
fournit le menu d'un banquet succulent arrosé de nombreuses libations
d'eau. Aucun des invités ne peut ni ne doit s'absenter pendant toute
la durée de cette fête, à la fin de laquelle il ne doit rester de
l'animal dévoré que la peau et les os. Ces derniers, bien rongés, sont
assemblés par les parents des époux et enterrés par eux dans un endroit
en évidence, en souvenir de l'union qui, dès ce moment, se trouve
consacrée.
Après cette cérémonie obligatoire, toute l'assemblée se dispose à
accompagner en grande pompe les nouveaux mariés, chez lesquels doit
avoir lieu dans la journée une réminiscence de festin. Les parents de
la jeune femme se munissent du cuir de la jument dévorée le matin et
sitôt arrivés à la demeure de leur gendre, le remettent au jeune ménage
en l'aidant à se construire un abri.
Pendant les jours suivants, une foule de visiteurs poussés par
la curiosité se pressent dans l'intérieur du jeune couple et les
félicitent mutuellement de leur heureux choix. Chacun s'enquiert près
de la femme des qualités ou des défauts du mari, et près de celui-ci de
celles de sa moitié. Les questions sont fort étendues, d'une crudité
et d'une indiscrétion incroyables, sans que la délicatesse en paraisse
froissée. Au contraire, les jeunes époux semblent très-flattés de cette
marque d'intérêt. Les Indiens sont très-dissimulés; aussi la femme,
tant par politique que pour s'acquérir la réputation d'être bonne et
aimable offre-t-elle à tous ses visiteurs, soit de la viande, soit de
l'eau ou bien du tabac, en leur adressant quelques paroles polies et
flatteuses enjolivées d'un sourire débonnaire, même à ses ennemies,
lorsqu'elle en a.
S'il arrive que les époux ne peuvent sympathiser après une cohabitation
plus ou moins longue, ils se séparent à l'amiable sans que les parents
fassent des difficultés pour restituer les objets qu'ils ont reçus de
l'épouseur. Celui-ci d'ailleurs, dans sa générosité, leur en laisse
toujours une partie en dédommagement du préjudice qu'il est censé leur
avoir causé en les séparant de leur fille et en la leur rendant sans
enfants. Celle-ci peut de nouveau être demandée et contracter une
nouvelle union.
L'habitude des Indiens est d'être d'une très-grande sévérité à
l'égard de leur femme dans les premiers temps du mariage; quelques-uns
poussent même la cruauté jusqu'à les frapper de leurs boléadoras pour
les rendre, disent-ils, humbles et soumises. La femme doit respecter
et vanter tous les actes de son mari, et se taire dès qu'il prend
la parole. Quelques-unes cependant refusent de se soumettre à cette
humilité et s'attirent des mauvais traitements continuels. Les plus
hardies s'affranchissent de ces violences par une brusque séparation.
Elles avisent leurs parents qui s'arment alors et la reprennent de vive
force, ce qui devient la source d'une haine implacable des deux parts;
car non-seulement le mari perd sa femme, mais on lui retient encore les
deux tiers de ce qu'il a donné pour l'obtenir.
Quand les mauvais traitements que l'Indien inflige à son épouse sont
basés sur son infidélité, l'homme conserve tous ses droits et son
autorité; il peut la mettre à mort ainsi que son complice; mais,
généralement très-avare, il préfère d'abord conserver son épouse et
rançonner ensuite le délinquant, lequel a le droit de racheter sa vie
lorsque ses moyens le lui permettent; cependant il arrive souvent,
(j'en ai été témoin) que sans rime ni raison, l'accusation a été faite
par suite d'un calcul et d'une cupidité à laquelle l'accusé ne peut en
aucune manière se soustraire.
A partir du moment où l'époux a reçu satisfaction, il lui est interdit
de faire à sa femme aucune allusion sur sa conduite illicite; il
deviendrait passible des reproches de sa famille dans le cas où il la
maltraiterait encore à ce sujet.
Lorsqu'un Indien, animé du désir de contracter une union, échoue dans
son projet ceux qui l'accompagnent prennent fait et cause pour lui
et échangent des injures avec la famille qui a refusé d'accueillir
leurs ouvertures. Très-souvent, même à la suite de cette déception, il
résulte une mêlée effroyable des deux parts.
Les Indiens ne dispensent leurs femmes d'aucun travail, même pendant
la dernière période de leur grossesse: on voit celles-ci sans cesse
occupées d'une chose ou d'une autre jusqu'au moment de leur délivrance
qui a lieu avec une facilité surprenante dont les a douées cette divine
Providence qui n'abandonne aucun misérable. Lorsqu'elles sentent que
leur enfant va venir au monde, elles se transportent au bord de l'eau
et se baignent avec lui dès qu'il a vu le jour. Elles ne se font jamais
aider dans ces circonstances si difficiles pour les femmes Européennes;
puis sitôt qu'elles sont délivrées, elles reprennent le cours de leurs
occupations journalières sans qu'aucune indisposition résulte jamais
d'un semblable traitement.
Chez ces êtres presque primitifs les enfants ne sont pas à beaucoup
près aussi nombreux qu'on serait porté à le croire; car l'existence
d'un nouveau-né est soumise à l'appréciation du père et de la mère qui
décident de sa vie ou de sa mort.
Leur superstition leur fait regarder comme des divinités les enfants
phénomènes principalement ceux qui naissent avec un plus grand
nombre de doigts que celui voulu par la nature, soit aux pieds soit
aux mains. Selon eux c'est un présage de grand bonheur pour leur
famille. Quant à ceux qui sont tout-à-fait difformes (le cas est
rare) ou dont la constitution ne leur paraît pas propre à résister à
leur genre d'existence, ils s'en défont en leur brisant les membres
ou en les étouffant, puis ils les portent à quelque distance où ils
les abandonnent sans sépulture aux chiens sauvages et aux oiseaux de
proie. Si l'innocent petit être est jugé digne de vivre, il devient
dès l'instant l'objet de tout l'amour de ses parents qui au besoin
se soumettraient aux plus grandes privations pour satisfaire à ses
moindres besoins ou à ses moindres exigences. Ils étendent leur
nouveau-né sur une petite échelle qui lui tient lieu de berceau. La
partie supérieure de son petit corps repose sur des traverses ou
échelons rapprochés les uns des autres et garnis d'un cuir de mouton,
tandis que la partie postérieure s'emboîte dans une sorte de cavité que
forment les autres échelons placés au-dessous des montants. L'enfant
est maintenu dans cette position par des lannières fort souples
enroulées en dessus des cuirs qui lui tiennent lieu de linge.
La longueur de ce berceau dépasse celle de l'enfant d'environ un
pied à chaque extrémité. Aux quatre coins sont attachées d'autres
lannières qui servent à le suspendre horizontalement durant la nuit
au-dessus du père et de la mère auxquels un autre cordon de cuir
permet de bercer cette petite créature sans se déranger. Tous les
matins, ces petits êtres sont rendus à la liberté de mouvement pendant
le temps nécessaire à l'entretien de leur propreté; ou bien encore,
lorsqu'il fait du soleil, leur mère les étend sur une peau de mouton
pour qu'ils acquièrent la force et la vigueur que leur communique cet
astre bienfaisant. Lorsqu'il pleut ou qu'il fait froid, ils restent
emmaillottés et dans l'intérieur du _roukah_; ils sont placés
verticalement, adossés à l'un des montants de la tente, de même qu'une
échelle appuyée au long d'un mur. Leur mère se tient en face d'eux,
les regardant sans cesse et leur donnant fréquemment le sein, ou bien
encore des petits morceaux de viande sanglante qu'ils sucent.
Les femmes allaitent leurs enfants jusqu'à l'âge de trois ans; si
pendant ce temps elles en ont d'autres, elles n'en continuent pas
moins de les nourrir avec le nouveau-venu, sans qu'elles ni eux en
souffrent aucunement. Les moindres caprices de ces petits êtres, sont
des lois pour les parents et pour leurs amis, qui à l'exemple des père
et mère se soumettent à toutes leurs volontés. A peine ces enfants
commencent-ils à se traîner sur les mains, qu'on laisse déjà à leur
portée couteaux et autres armes, dont ils se servent indifféremment
pour frapper ceux qui les contrarient, à la grande satisfaction des
parents qui, dans ses colères enfantines, se plaisent à voir le germe
précoce des qualités voulues pour faire un bon ennemi de la chrétienté.
Les seules indispositions communes aux enfants sont des douleurs dans
les membres et une espèce de croup. Leurs douleurs sont traitées par
le massage et les douches froides. Le remède qu'emploient les Indiens
pour la guérison du croup est assez violent: il consiste en un mélange
d'urine putréfiée au soleil, sorte d'alcali, et de poudre à tirer
provenant de quelque pillage; ou bien à défaut de poudre d'alcali seul.
Il n'est jamais administré plus d'une cuillerée à l'enfant. L'effet de
ce remède violent se traduit promptement sous forme de vomissements,
et la guérison est généralement complète au bout de quelques heures.
Parfois, j'ai vu les enfants tout à coup couverts de boutons d'une
cuisson et d'une démangeaison insupportables qui leur faisaient pousser
d'horribles cris et verser d'abondantes larmes; alors, immédiatement
leurs mères s'empressaient d'embraser quelques--_mey veca_--bouses
de vaches sèches dont elles employaient la cendre brûlante à les
frictionner en même temps qu'elles leur mouillaient le corps avec de
l'eau renfermée dans leur bouche. A en juger par l'inquiet empressement
que déploient les Indiennes à traiter ainsi leurs enfants, j'ai tout
lieu de penser qu'elles redoutent beaucoup les suites de ces éruptions
subites qui ont, du reste, toute l'apparence de la petite vérole.
A quatre ans, car les Indiens comptent par années d'un hiver ou d'un
printemps à l'autre, ils soumettent leurs rejetons, garçons et filles,
à la cérémonie du percement d'oreilles, qui fait aussi époque dans leur
vie que le baptême chez nous. Cette cérémonie a lieu comme il suit. Le
père fait don à son enfant d'un cheval brun rouge, dont les allures
plus ou moins douces sont en rapport avec son sexe. On le renverse
sur le sol, les pieds fortement liés, au milieu de nombreux invités
en costume de fête, parmi lesquels figurent au premier rang tous les
parents. L'enfant dont on a orné tout le corps de peintures bizarres
est couché sur le cheval, la tête tournée vers l'Orient, soit par le
chef de la famille soit par le cacique de la tribu quand il lui plaît
d'honorer la fête de sa présence. Les femmes placées au second rang
entonnent un chant criard et monotone, dont chaque strophe se termine
en un ton grave et sourd ayant pour but d'implorer la protection de
Dieu. Durant ce temps a lieu le percement des oreilles qui s'opère
avec un os d'autruche bien effilé. Dans chaque trou le président de
la fête passe un morceau de métal d'un poids suffisamment convenable
pour agrandir ces trous et pour allonger les oreilles. Ensuite il
s'arme du même os d'autruche et fait à chacun des assistants une
incision dans la peau, soit à la naissance de la première phalange
de la main droite, soit au défaut du jarret droit. Le sang qui sort
de cette blessure est offert à _Houacouvou_--Dieu directeur des
esprits malfaisants--pour le conjurer d'accorder une heureuse et longue
existence au nouvel élu. Après quoi, ainsi qu'il est d'usage dans
toutes leurs fêtes, une jument grasse fait le menu d'un festin offert à
la réunion. Les os des côtes sont de préférence donnés aux plus proches
ou aux plus intimes qui, après les avoir convenablement rongés, les
déposent aux pieds de l'enfant, s'engageant ainsi à lui faire un don
quelconque dans le plus bref délai. Ces cadeaux consistent en chevaux,
bœufs, éperons ou étriers d'argent qui lui constituent une dot.
L'éducation sérieuse des enfants commence sitôt après la cérémonie du
percement d'oreilles. Lorsqu'ils atteignent leur cinquième année, ils
montent seuls à cheval en se saisissant à la crinière et en appuyant
tour à tour leurs petits pieds sur les jointures de la jambe droite
de leurs coursiers; le plus souvent ceux-ci partent comme un trait
emportant ainsi leurs cavaliers avant qu'ils n'aient pris le temps
de s'installer complètement. A cet âge, les enfants se rendent déjà
fort utiles et gardent le bétail. Ils deviennent bien vite experts
dans l'art de jeter le lazzo et de lancer la boléadora; ensuite ils
apprennent à manier la lance et la fronde; en sorte qu'à dix ou
douze ans, époque à laquelle ils ont certes plus d'apparence et de
force qu'un Européen de vingt à vingt-cinq ans, leur éducation étant
complète, ils prennent part aux excursions des tribus et participent
aux razzias dans lesquelles ils se montrent généralement d'une témérité
et d'une audace incroyables.
Quelques femmes suivent assez souvent leurs maris dans ces lointaines
expéditions; notamment celles des caciques. Leur rôle consiste à
rassembler avec l'aide de leurs enfants tous les troupeaux épars et à
les entraîner avec prestesse, tandis que la horde est aux prises avec
les soldats ou avec les fermiers.
On ne saurait s'imaginer quelle adresse et quelle bravoure les Indiens
déploient en ces circonstances, quoique munis seulement d'armes
tout-à-fait primitives. Ils ne reculent jamais devant une armée de
troupes régulières; la fusillade, le canon même, ne suffisent pas
toujours pour les repousser dans leurs agressions. Ils se meuvent
en tous sens sur leurs chevaux avec une facilité et une promptitude
telles, que maintes fois, lorsqu'on les croit atteints de blessures,
on est tout étonné de les voir s'avancer de nouveau plus menaçants
encore, faisant voltiger leurs lances avec une vélocité et une adresse
diaboliques. Lorsqu'ils sont aux prises avec la cavalerie espagnole ils
témoignent de leur joie en poussant des cris féroces et effrayants. Ils
lancent souvent devant eux des chevaux indomptés à la queue desquels
ils attachent des lambeaux de cuirs secs ou des herbes enflammées
qui leur donnent un accès de folle frayeur bientôt communiquée à
ceux des soldats sur lesquels ils vont fondre comme un terrible
ouragan. Profitant de ce désordre, les Indiens se ruent spontanément
sur les restes épars des escadrons et les achèvent dans un sanglant
carnage. Quant à l'infanterie, dont ils font fort peu de cas, car les
soldats argentins sont de si mauvais tireurs qu'ils semblent avoir
peur de leurs armes à feu, ils ne l'attaquent qu'en dernier lieu et
l'anéantissent promptement.
Lorsque quelques Indiens tombent dans la mêlée, ils sont relevés par
leurs compagnons qui les ramènent chez eux et les soignent en chemin;
s'ils succombent pendant le trajet ils sont enterrés sans aucune
cérémonie; mais ceux qui meurent sous la tente, au sein de leurs foyers
sont inhumés avec pompe.
Quelle que soit la manière dont un Indien quitte ce monde, les
autres se refusent de croire à sa mort; ils prétendent que lassé de
vivre toujours sur cette terre, leur compagnon désireux de visiter
d'autres régions, connues de lui seul, les abandonne uniquement dans
ce but. Ils le revêtent de ses plus beaux ornements et l'étendent sur
le cuir qui lui a servi d'abri. A chacun de ses côtés, ils placent
ses armes et ses objets les plus précieux; après quoi ils l'enroulent
dans ce cuir et l'attachent fortement à de courts intervalles avec
son propre lazzo. Ils placent cette sorte de momie sur son cheval
favori, auquel ils rompent préalablement la jambe gauche de devant,
afin que par ses génuflexions forcées il ajoute encore à la tristesse
de la cérémonie. Aux veuves du défunt se réunissent toutes les
femmes de la tribu; elles poussent des cris lamentables et pleurent
ensemble, en s'interrompant de temps à autre pour faire entendre un
chant de circonstance dans lequel elles font l'éloge du défunt et lui
reprochent amèrement son ingratitude d'avoir abandonné ses femmes, ses
enfants et ses amis. Les hommes, mornes et silencieux, les mains et la
figure peintes en noir, avec deux grandes taches blanches au-dessous
des paupières, escortent à cheval le corps, jusqu'à la la plus
prochaine éminence au sommet de laquelle ils creusent une sépulture
peu profonde. Une fois que le corps y est enfoui, ils abattent sur
l'emplacement même, d'abord le cheval porteur des dépouilles de son
maître et plusieurs autres ainsi que quelques moutons destinés, selon
leur superstition, à servir d'aliments au défunt pendant tout le
trajet qu'il doit effectuer pour atteindre le but de son voyage. Les
objets de non valeur laissés par le défunt deviennent la proie des
flammes, afin d'effacer de lui tout souvenir. Les femmes, après avoir
pendant plusieurs jours de suite donné des marques de la plus profonde
douleur en se frappant la tête du poing et en s'arrachant les cheveux,
accompagnent les veuves au domicile de leurs parents respectifs où
elles sont tenues de rester plus d'un an sans contracter aucune liaison
ni d'autre union, sous peine de mort pour elles et leurs complices;
usage auquel elles se conforment scrupuleusement.
On comprend que ce ne fut pas, pour un esclave comme je l'étais,
l'affaire de quelques jours, ni même de quelques mois, que de
recueillir les diverses observations que je mets aujourd'hui sous les
yeux du lecteur.
Tombé, ainsi que je l'ai dit entre les mains des Poyuches; après
avoir été tout d'abord entraîné dans les plaines froides, sauvages et
stériles du sud, où les vents impétueux et les révolutions subites de
l'atmosphère, caractères inhérents aux extrémités polaires des grands
continents, se manifestent avec plus de violence peut-être que sur un
autre point péninsulaire du globe; après plusieurs mois, vendu par mon
premier maître à un second, puis à un troisième, ainsi qu'on l'a vu; de
vente en vente, de tribu en tribu, je fus insensiblement ramené vers
le nord en deçà du Colorado. Changer de place n'était changer ni de
condition ni d'occupation. Tous les jours s'écoulaient pour moi longs
et tristes, et au sein des Pampas mes souffrances s'accrurent encore de
la fastidieuse surveillance à laquelle j'étais soumis; de sorte que ma
position devint véritablement insoutenable.
Si pendant le cours de la belle saison, le splendide coup-d'œil de la
fertile Pampa, et la variété de mes occupations devenaient parfois
la source de quelques distractions inespérées, bien trop vite hélas,
le retour de l'hiver redonnait à ces vastes plaines, désormais nues
et blanches de givre, l'aspect le plus triste et le plus désolant.
Durant le jour, l'immense solitude dont j'étais entouré, n'était guère
troublée que par les cris aigus de quelqu'oiseau de proie s'abattant
sur un cadavre en putréfaction que lui disputaient les chiens sauvages,
ou bien encore par quelques troupeaux épars et par quelques groupes
de nomades que l'on reconnaissait facilement à leurs longues lances
ornées de plumes de nandous. Enfin la nuit, les aboiements plaintifs
et prolongés de plusieurs milliers de chiens errants, les rugissements
du puma et du jaguar affamés répétés au loin par de nombreux échos,
composaient avec les sourds mugissements du glacial pampéro, la seule
et lugubre harmonie des Pampas.
Il y avait déjà longtemps que j'étais captif, mais je ne pouvais me
faire à la vie d'esclavage qui m'était imposée. J'avais des maîtres
directs mais cependant chacun avait le droit de me commander dès qu'il
me rencontrait au camp. Je devais même la plus entière soumission aux
enfants, dont le bonheur était de me faire des cruautés de toutes
sortes. Ils me lançaient des pierres avec leurs frondes, ou me jetaient
leurs boléadoras à travers le corps au risque de me blesser; ou bien
encore lorsqu'ils étaient à cheval, ils me prenaient au lazzo par l'un
des membres et s'amusaient à me traîner au galop de leurs chevaux: tout
cela à la grande satisfaction de leurs parents, fort peu préoccupés
du triste état dans lequel je me trouvais à la suite de ces jeux
sanglants. Lorsque les Indiens s'approchaient de moi dans de bonnes
dispositions d'esprit, ils s'amusaient, par pure forme de plaisanterie
à me souiller le visage avec du sang ou avec n'importe ce qu'il leur
tombait sous la main; quelquefois, ils me saisissaient aux cheveux et
me les tiraient en tous sens, jusqu'à ce que la douleur m'arrachât
quelques plaintes, ou bien jusqu'à ce qu'il leur en restât une certaine
quantité entre les mains. A la suite de ce divertissement qui leur est
très-commun, j'avais, souvent pendant plusieurs jours, la tête enflée
et endolorie, au point de ne pouvoir toucher même à ma chevelure.
L'obligation dans laquelle je me trouvais de leur sourire avec un
air de contentement et de gaieté, sous peine d'être plus longtemps
martyrisé de la sorte, me donnait parfois des accès d'emportement qui
faillirent m'être funestes. Les femmes se livrent également, soit entre
elles, ou avec les hommes, à ce plaisir de bonne compagnie, sans que
cela soit au détriment de leur chevelure qui résiste parfaitement à ces
brusques assauts.
CHAPITRE IV
De la religion des Indiens
Comme j'ai déjà eu occasion de le dire, la croyance de tous ces
sauvages décorés du nom d'Indiens, est identique. Ils reconnaissent
deux dieux ou êtres supérieurs: celui du bien et celui du mal; ils
admettent et respectent la puissance du bon _Vita Ouènetrou_,--le
Grand Homme,--qu'ils considèrent comme le créateur de toutes choses.
Ils n'ont aucune idée du lieu où il peut résider; ils prétendent
seulement que le soleil, qu'ils considèrent comme son représentant,
leur est envoyé par lui autant pour examiner ce qui se passe parmi eux,
que pour réchauffer leurs membres engourdis pendant l'hiver et seconder
la bienfaisante rosée qui, dès le printemps, fait éclore autour d'eux
le magnifique tapis de verdure au milieu duquel se prélassent et se
multiplient leurs troupeaux. La lune, autre représentant de Dieu, est
selon eux uniquement chargée de les veiller et de les éclairer. Leur
persuasion est qu'il existe autant de soleils et de lunes qu'il y a de
pays et de terres différentes sur le globe.
Quant au dieu du mal--_Houacouvou_--ils disent que c'est lui
qui, sur leurs prières journalières, rode autour du pays qu'ils
habitent pour écarter d'eux tout maléfice et commander aux esprits
malfaisants. Ils le désignent plus souvent encore sous le nom de
_Gualitchou_--la cause de tous les maux de l'humanité.--On trouve
encore chez eux quelques devins des deux sexes qui prédisent l'avenir
et dont la vocation s'annonce par des espèces d'attaques d'épilepsie
que leur occasionne l'usage d'une certaine plante dont ils gardent
religieusement le secret. Ils n'ont plus, comme ceux d'autrefois, la
prétention de voir jusqu'aux entrailles de la terre; car plusieurs
d'entre eux furent massacrés pour avoir prédit à des chefs des faits
sans accomplissement.
On ne trouve parmi les Patagons, les Puelches et les Pampéens,
aucun prêtre ni fétiches. Les père et mère transmettent eux-mêmes la
religion à leurs descendants, qui l'observent scrupuleusement. Ce
fait est d'autant plus extraordinaire que chez les Kitchois et chez
les Boliviens, leurs voisins, on trouve des idoles et les preuves
irrécusables d'un culte intéressant, d'une origine fort ancienne.
Enfin, quelle que soit la simplicité de leur religion, la croyance des
Patagons n'en est pas moins des plus profondes, ils en donnent des
preuves à tous instants. Jamais un Indien ne boit ni ne mange sans
avoir préalablement prié Dieu de lui accorder toutes choses nécessaires
à sa vie, ni sans lui offrir la première part: il se tourne vers
le soleil, envoyé de Dieu, en déchiquetant un peu de viande, ou en
renversant un peu d'eau, action qu'il accompagne des paroles suivantes
dont la formule sans être fixe varie cependant peu:
_oh! chachai--vita ouènetrou--reyne_
oh!--Père,--Grand homme,--roi de cette
_mapo, Frénéan votrey--fille aneteux_
terre,--fais moi faveur-cher ami,-tous les jours,
--_comé que hiloto--comè que ptoco_,
--d'une bonne nourriture,--de la bonne eau,
-_comè què omaotu,--Povrè lagan intché_,
--d'un bon sommeil,--Je suis pauvre moi,
--_hiloto élaemy; tefa quinié-ouésah.--hilo_
as-tu faim;--voilà-un-mauvais-manger.--
_hiloto tuffignay._
--mange si tu veux.
Bien qu'ils aient rarement la facilité de se procurer du tabac,
les Indiens n'en sont pas moins de grands fumeurs, car ils savent
économiser celui qu'ils accaparent dans leurs chanceuses razzias. Après
chaque repas, comme le matin dès leur réveil et le soir même au moment
de se livrer au sommeil, ils s'adonnent à ce plaisir.
Dans chaque _Roukah_ au nombre des objets indispensables, se
trouve une pipe--_quitrah_--de leur fabrication, dont la forme est
unique pour tous. Elle est faite le plus souvent d'une pierre rouge
ou bleue provenant de la chaîne des Andes, taillée en parallélogramme
fort étroit, de la longueur de dix centimètres environ, et surmontée
d'une saillie en forme de cône renversé, creusée fort habilement avec
un couteau, seulement jusqu'à moitié de l'épaisseur du parallélogramme
avec lequel ce fourneau ne forme qu'une seule pièce. A l'un des bouts,
qui tient lieu de galumet, ils font un autre trou d'un très-petit
diamètre qui finit presque à rien à son point de jonction avec le
fourneau de la pipe. Ce meuble simple, mais curieux, est généralement
enrichi d'ornements faits avec des parcelles d'argent ou de cuivre
fixées avec de la résine.
Les Indiens ne fument jamais le tabac seul; ils le mélangent avec
de la fiente de cheval ou de bœuf sèche. La pipe étant bourrée, tous
les fumeurs se couchent sur le ventre, et fument chacun à leur tour
sept ou huit bouffées coup sur coup pour ne les rendre par les narines
que quand, à demi-suffoqués, ils se sentent dans l'impossibilité de
les garder plus longtemps. L'effet de cette exécrable fumigation
intérieure les rend effrayants à voir, car leurs yeux se retournent
aux trois quarts, on n'en voit plus que le blanc; ils se dilatent
à un tel point, qu'on les pourrait croire prêts à sortir de leurs
orbites. La pipe, qu'ils n'ont plus la force de retenir, s'échappe de
leurs grosses lèvres, leurs forces les abandonnent, ils sont pris d'un
tremblement convulsif et plongés dans une ivresse voisine de l'extase;
ils renaclent bruyamment, en même temps la salive s'échappe à flots de
leurs lèvres entr'ouvertes, et leurs pieds et leurs mains sont agités
de mouvements semblables à ceux d'un chien à la nage.
Cet horrible et répugnant état d'abrutissement volontaire fait leur
bonheur; il est l'objet de toutes leurs respectueuses sympathies;
ils n'auraient garde de troubler les fumeurs pendant leur ivresse et
considèreraient comme une insulte de leur rire au nez ou même de leur
adresser la parole. Ils s'empressent de leur apporter de l'eau dans une
corne de bœuf--_motah_--qu'ils plantent silencieusement dans le
sol à côté d'eux.
Dieu, selon l'habitude, participe à cette réjouissance, car il lui a
été préalablement offert par chacun trois ou quatre petites bouffées
accompagnées d'une prière mentale.
Après avoir vidé tout d'un trait l'eau contenue dans
le--_motah_,--les fumeurs, encore sous l'impression de leur récent
anéantissement, ne pouvant mouvoir leurs bras ni leurs jambes, font un
demi-tour sur eux-mêmes et restent couchés sur le dos pendant quelques
moments pour se livrer aux douceurs du sommeil.
Les femmes, les enfants mêmes, prennent part à ce plaisir sans que nul
ne songe à s'y opposer.
Parmi les fumeurs que comptent les nations Européennes, beaucoup
contractent l'habitude d'absorber la majeure partie de leur fumée et
ne comprendraient pas sans doute comment il se fait que les Indiens
puissent ressentir les effets décrits ci-dessus, c'est pourquoi je leur
dirai en passant que la cause doit en être attribuée au mélange du
tabac avec des herbes odoriférantes, qui, bien que réduites à l'état de
fiente, n'en conservent pas moins toute leur force.
CHAPITRE V
La Médecine chez les Indiens
On ne trouve point parmi les Indiens d'individus pratiquant
spécialement la médecine parce d'abord ils ne sauraient avoir
suffisamment de confiance dans leurs semblables, quels que puissent
être leurs liens d'amitié ou de parenté; ensuite parce que la
prévoyante nature les a doués d'une intelligence et d'un instinct assez
grands pour faire eux-mêmes et avec succès l'application des différents
remèdes qu'elle a mis à leur portée.
Il n'est pas rare de voir chez eux des enfants à la recherche de
quelques simples nécessaires à leur propre guérison. Ils sont donc,
ainsi qu'on peut en juger, médecins d'eux-mêmes. Je les ai souvent
vus faire preuve de certaines connaissances anatomiques, soit dans
la manière d'opérer les animaux ou dans celle de panser de graves
blessures, telles que ruptures de bras ou de jambes. Ils sont tellement
durs à la souffrance, qu'à peine dans ces cas si graves font-ils
entendre quelques plaintes. Ils se pansent eux-mêmes avec le plus grand
sang-froid. S'ils ont la jambe cassée, ils s'étendent à plat sur le sol
de manière que la fracture ait un point d'appui. Ils replacent les os,
puis se font à l'aide de quelques pierres tranchantes, dont ils ont
soin de raviver les arêtes anguleuses, un certain nombre d'incisions
longues et profondes autour et à l'endroit même de la rupture; ils y
appliquent ensuite une sorte de cataplasme composé d'herbes fraîches
écrasées entre deux pierres et arrosées d'urine putréfiée qui ne
leur manque jamais et remplit chez eux l'office d'alcali: enfin ils
s'éclissent avec des joncs d'eau, et restent de quinze jours à trois
semaines seulement immobiles. Au bout de ce temps, ils commencent à
marcher, quelquefois même ils montent déjà à cheval. Les propriétés
des herbes qu'ils emploient sont telles que même dans les plus fortes
chaleurs aucun cas de gangrêne ne se déclare, et que si la rupture
n'a pas été franche et nette, les petits éclats sortent d'eux-mêmes
au dehors par les incisions, sans occasionner plus de souffrances au
patient dont la complète guérison ne se trouve guère retardée que de
quelques jours. Pendant tout le temps nécessaire à son rétablissement,
le blessé mange avec autant d'appétit et aussi fréquemment que s'il
était dans son état normal.
Les Indiens sont ainsi que leurs enfants forts sujets aux douleurs
dans la moëlle, mais ils se traitent plus durement. Ils se font avec un
_cataouet_--os d'autruche en forme de poinçon--quelques piqûres
d'où ils tirent le plus de sang possible, ou bien ils y apposent des
petits cônes faits avec la matière cotonneuse que fournit le palmier,
et les brûlent sur place. Ces sortes de moxas leur servent souvent
aussi à se faire sur les deux avant-bras, des marques dont la grandeur
et le nombre variables servent à distinguer entre elles les différentes
tribus.
Les Indiens sont souvent sujets à de violents maux de tête; mais
ils ont le talent de les faire cesser presqu'aussitôt qu'ils leur
viennent, par l'application immédiate d'une macération d'herbe dont
l'odeur rappelle celle de la feuille de cassis; l'effet en est presque
instantané. Lorsque ce remède ne suffit pas, (cas très-rare), ils se
poinçonnent, c'est le mot, la partie affectée, et selon la nature du
sang qui sort de ces piqûres, ils se livrent à une foule de conjectures
sur leur santé, qui, à les entendre, est toujours fort compromise.
Lorsqu'ils sont enrhumés ou lorsqu'ils sont pris d'étouffements, les
Indiens font usage d'une racine fort commune dans leurs parages, et qui
par ses nombreuses propriétés mérite quelque intérêt. Ils la nomment
_Gnimegnime_ ou traîtresse chatouilleuse. Sa forme est approchant
celle du chiendent, mais beaucoup plus longue et plus régulière, ne
présentant pas, comme celle-ci l'aspect d'une infinité de petites
lignes brisées. Son enveloppe est d'un brun clair, l'intérieur blanc;
en séchant elle ne conserve aucune élasticité; elle est au contraire
fort cassante. La plante qui ne présente aucun intérêt, et dont les
Indiens ne font point usage, car ils ne lui reconnaissent aucune
propriété, a généralement de quinze à vingt centimètres de hauteur;
ses feuilles étroites et longues sont d'un vert foncé; le sommet de
la tige est surmonté d'une petite fleur jaune. Un seul bout de cette
racine de la longueur d'une épingle, écrasé entre les dents et mêlé à
la salive, surexcite la fonction des organes respiratoires et mûrit le
rhume à l'instant, en laissant au palais un goût acidulé qui agace les
gencives, la langue et le gosier d'une démangeaison insupportable et
produit une douleur dans les glandes salivaires dont elle active les
fonctions outre mesure. Dès que la partie acidulée est complètement
absorbée, on éprouve un véritable bien-être par tout le corps et une
agréable fraîcheur dans la gorge, il semble que les poumons soient
dégagés et l'on respire avec beaucoup de facilité. Cependant ce remède,
ainsi que tant d'autres, devient dangereux lorsqu'il est employé sans
calcul. Les Indiens m'ont affirmé qu'une petite pincée suffit pour
faire mourir dans les plus atroces souffrances. Je le crois en effet,
car voulant en faire moi-même l'épreuve, j'avalai le jus d'un petit
bout de cette racine, qui me causa dans la bouche et dans la gorge une
démangeaison insipide; ma respiration devint tellement haletante et
précipitée que, ne pouvant aspirer l'air dont la présence me mettait
au supplice, je faillis être suffoqué. Je puis affirmer qu'on serait
douloureusement asphyxié en surpassant la dose voulue. Ce ne fut qu'en
me gardant bien de boire, et en retenant ma respiration, ainsi que le
font les Indiens eux-mêmes, que je parvins à neutraliser les effets de
ce remède violent.
Les Indiens emploient cette racine de différentes manières et dans
différents cas; tant pour eux-mêmes que pour les animaux. Pour les maux
d'yeux ils n'emploient que le jus. Ils s'en servent également pour
détruire la vermine qui envahit les plaies de leurs chevaux ou de leurs
autres bestiaux; ce qui est très-fréquent dans les parages boisés où
les mouches abondent. Ils la réduisent en poudre presque impalpable et
la mélangent avec les feuilles brûlées d'un petit arbrisseau qu'ils
nomment _tchilpet_; ils font de ce mélange une pâte mouillée
d'urine qu'ils introduisent dans la plaie après en avoir préalablement
extirpé un à un tous les vers à l'aide d'un petit bâton pointu et après
l'avoir lavée à plusieurs reprises avec de l'urine putréfiée. Quelques
répétitions de cette opération suffisent pour que la guérison ait
bientôt lieu. Je traitai ainsi avec bonheur plusieurs chevaux confiés à
ma garde lesquels s'étaient fait de simples piqûres d'épines changées
le lendemain en plaies déjà aussi grandes que la main: les Indiens
me surent bon gré de ces soins auxquels je me livrais journellement,
sans quoi leurs troupeaux auraient sensiblement diminué; car ils sont
tellement paresseux et insouciants que tout animal blessé pendant les
chaleurs, devient, en deux ou trois jours à peine, la victime des
insectes rongeurs.
Les Indiens se nourrissant pour la plupart du temps de viandes crues,
leur sang est par cela même rempli d'âcreté, et comme ils dorment
fréquemment sur la terre humide ils ont presque tous des éruptions
tuméreuses qui se traduisent en forme de clous ou d'entraxes dont
ils souffrent beaucoup. Ils provoquent la maturité de ces abcès par
l'application de cataplasmes de fiente d'animaux, toute chaude.
Lorsqu'ils sont à terme, ils en extirpent le germe à l'aide d'un crin
doublé, et le mangent ensuite entre deux bouchées de viande, prétendant
ainsi conjurer toute récidive. N'est-il pas en vérité répugnant de
trouver de si grands rapprochements entre des êtres humains et les
chiens qui n'ont à leur service d'autre organe que la langue.
Quand les Indiens sont atteints de maladies contre lesquelles les
remèdes sont sans effet, ils en attribuent la gravité à la malignité de
quelque mauvais génie--_gualiche_,--qui échappant à la vigilance
de _Houacouvou_--dieu du mal,--s'est réfugié dans le corps du
patient. Afin de l'en faire déloger ils se réunissent en grand nombre,
à l'insu du malade, et se précipitent tout-à-coup, armés de leurs
lances, sur le roukah de celui-ci en frappant les cuirs de toute
leur force et poussant des hurlements de fureur qu'ils entremêlent
d'invocations. Ensuite ils pénètrent dans l'intérieur en se trouant au
travers des cuirs un passage, et défilent un à un au pas de course,
la lance en arrêt autour du malade que le premier entré a traîné
au milieu de la case. Le malheureux patient éprouve généralement
une grande frayeur et succombe presque toujours à la suite de cette
violente émotion. Parfois, lorsque le sujet est jeune et qu'il parvient
à se rétablir, il partage l'opinion de chacun en attribuant à quelque
maléfice le dérangement de sa santé, et sa guérison au diabolique
assaut que lui ont livré ses compagnons. Il est toujours accablé de
questions auxquelles il répond avec emphase et fort longuement. Je ne
dirai pas qu'il abuse de la crédulité de ses amis en leur faisant mille
contes, car ils ne sont que l'expression de sa superstitieuse croyance.
Je fus moi-même un des principaux acteurs d'une semblable scène dans
laquelle je sus plus tard avoir rempli le rôle bien involontaire
de faiseur de miracles que selon eux, me valait ma qualité de
chrétien. Il fallait, disaient-ils que je fusse véritablement un bon
_ouignecaë_--chrétien--pour avoir si bien réussi.
Les Indiens possèdent plusieurs genres de poisons lents dont ils
connaissent et savent parfaitement neutraliser les effets. Ce sont les
femmes qui s'en servent; et elles les emploient aussi bien contre leurs
ennemies personnelles que contre ceux de leur famille. La jalousie
est pour elles la source d'une haine implacable, aussi est-ce bien
plutôt entre elles que l'usage en est fréquent. Deux femmes jalouses
l'une de l'autre se donneront bien de garde de dévoiler ce sentiment à
qui que ce soit, et dès l'instant où elles se sentent ennemies, elles
cherchent à s'attirer l'une chez l'autre dans le but de s'empoisonner
mutuellement. Ces sortes de duels durent quelque fois assez longtemps,
mais l'une d'elles finit toujours par succomber. Son ennemie, après
avoir pris toutes les mesures propres à faire disparaître de chez
elle toutes les traces du poison dont elle a fait usage, est une des
premières à gémir sur le sort de la défunte dont elle fait à tous le
panégyrique. Afin de se sauvegarder de toute accusation, car on ne
saurait trouver contre elles aucune preuve accusatrice, elles agissent
toujours sans complices.
Les Indiens ont pour habitude de faire l'autopsie de tous les trépassés
dont la mort, soit tardive ou prématurée, est à leurs yeux un problème
qu'ils tâchent de résoudre en cherchant avec soin dans tout l'œsophage,
dans les rognons et dans le fiel où ils reconnaissent facilement la
trace du principe morbide, lorsque le sujet est mort empoisonné.
Quand ils acquièrent ainsi la preuve qu'un des leurs est victime
d'une vengeance, ils emploient tous les stratagèmes imaginables pour
découvrir l'auteur du crime. Malheur aux ennemis connus du défunt, car,
seraient-ils innocents, l'opinion générale les accuse aussitôt et les
parents de la victime les mettent à mort s'ils ne consentent à leur
payer une forte rançon.
A moins de rares exceptions, les accusés, coupables ou non,
repoussent toujours fort énergiquement l'accusation portée contre
eux; ils préfèrent succomber les armes à la main en se défendant à
outrance, plutôt que d'avouer leur crime. Le petit nombre de ceux qui
ne font aucune résistance et qui font des aveux sont conduits sous
bonne escorte devant le grand Cacique qui fixe lui-même le prix de leur
rançon dont l'importance est toujours proportionnée au rang du défunt,
car il y a chez eux comme parmi nous différents grades dans la société.
CHAPITRE VI
Engraissement des chevaux.--Abattage d'un cheval.--Principale
nourriture des Indiens pendant la belle saison.--Du tatou.--Un
évènement tragique.
Les Indiens, grands amateurs de chevaux, estiment principalement
ceux dont ils se sont déjà servis dans quelque razzia. Ces malheureux
animaux éprouvés par la fatigue et les privations sont, au grand
désespoir de leurs maîtres, toujours fort maigres au retour de ces
expéditions. Les Indiens s'y prennent d'une manière fort étrange pour
les faire engraisser. Ils les renversent sur le sol, leur entr'ouvrent
la bouche, pratiquent au palais plusieurs incisions, puis ils leur font
avaler de force une certaine quantité de sel pulvérisé. Ils prétendent
que chez le cheval, comme chez l'homme, le sang excite l'appétit. Je ne
sais jusqu'à quel point ce système peut être bon; mais il est toutefois
compréhensible que l'emploi du sel dans cette circonstance ne peut être
que favorable. Du reste j'ai observé que les chevaux traités, comme il
est dit ci-dessus, engraissaient fort rapidement.
Quant aux jeunes chevaux qu'ils destinent à leur nourriture, ils leur
suppriment fort habilement les parties génitales afin de les engraisser
et d'en rendre la chair plus délicate. Cette opération se fait à
l'aide d'un couteau. Ils prennent la précaution de nouer les nerfs
après les avoir rompus le plus avant possible; ensuite ils enlèvent
toute la graisse qui pourrait retarder la fermeture de la plaie et y
introduisent du sel. Cette opération étant terminée ils s'efforcent de
faire courir le poulain deux ou trois fois par jour afin que le sang
caillé se détache de la blessure. Malgré la brutalité avec laquelle
ils opèrent, les Indiens obtiennent toujours un plein succès, car la
guérison de leurs animaux a lieu dans un délai de dix à douze jours.
Les Pampéens font subir la même opération aux béliers et aux bœufs
qu'ils veulent vendre à la chrétienté pendant la durée de leurs
soumissions passagères.
Ces sauvages abattent et découpent un cheval avec la plus parfaite
adresse et la plus grande promptitude. Dès qu'il l'ont étourdi d'un
coup de _locayo_--boléadora,--ils se précipitent sur lui et
le saignent aussitôt. Les femmes en recueillent le sang dans une
sibille de bois où elles le laissent refroidir après en avoir retiré
l'albumine en l'agitant avec la main. Pendant ce temps les hommes
retournent l'animal sur le dos, lui fendent le cuir depuis la mâchoire
inférieure jusqu'à la naissance de la queue, et à chaque sabot ils font
d'autres coupures qui viennent rejoindre la première, les unes à la
poitrine, les autres au bas de la panse. Ils commencent à détacher le
cuir du cou, du poitrail et des parties maigres avec leurs couteaux,
et achèvent ce travail avec les mains seulement en le saisissant
fortement de la gauche et en passant la droite entre les chairs. Quand
le décollage est terminé ils séparent la tête du tronc, enlèvent les
épaules, ouvrent le ventre des deux côtés à la fois jusqu'à l'extrémité
des côtes qu'ils séparent tout d'une pièce de la colonne vertébrale
après en avoir entamé la naissance avec la pointe de leurs couteaux.
Enfin, sans le secours de haches ni de marteaux, ils partagent en deux
parties égales le train inférieur. En moins de dix minutes tout cela
est fait, et les nombreux spectateurs, installés sur l'emplacement
même, dévorent avec une avidité féroce les foies chauds, le cœur, les
poumons et les rognons crus, qu'ils saucent dans le sang et qu'ils
boivent ensuite.
Le cuir de la tête sert à faire des enveloppes de boléadoras; la
crinière est soigneusement attachée avec la queue et réservée ainsi que
les plumes d'autruches et les peaux de toutes sortes pour être échangée
chez les Hispanos-Américains.
Bien qu'ils aient la possibilité de tuer journellement des bestiaux,
les nomades ne mangent guère durant l'été d'autre viande que celle
du gibier de leurs chasses. S'ils abattent quelqu'animal pendant les
chaleurs, ils en font sécher la viande en la découpant artistement en
grandes feuilles minces qu'ils placent sur des lazzos tendus, après
les avoir salées des deux côtés. Les femmes, que ce soin regarde, en
font généralement de grandes provisions, soit pour offrir aux visites
ou pour donner à emporter à leurs maris lorsqu'ils vont en expédition.
Quand elles servent de ce mets au sein du foyer elles l'humectent avec
de l'eau mise dans leur bouche et qu'elles soufflent dessus; puis elles
l'écrasent entre deux pierres et la mettent dans de petits plats de
bois contenant de la graisse de cheval liquéfiée au soleil que leurs
convives boivent avec grand plaisir après avoir mangé. Ces sortes de
repas auxquels je pris part moins souvent que je ne l'eusse désiré me
causèrent presque autant de joie que le meilleur festin; comparés à
ceux de viande crue et sanglante que je faisais la majeure partie du
temps, ils me parurent un vrai régal.
Dans de certains parages la chair du tatou est presque la seule
nourriture des voyageurs. Dans toute la Pampa comme dans certaines
régions boisées, je remarquai les quatre espèces suivantes: La
première est le _tatou Emcombert_, en espagnol _kirkincho_,
en indien _cofeurle_; la seconde est le _dasypus-tatouay_,
en espagnol _péluda_, dont la grosseur atteint de très-grandes
proportions et dont la carapace est à toutes ses articulations
plantée de longues soies. Ce quadrupède domine principalement du côté
oriental, où il trouve pour se nourrir une grande quantité de racines
que les Indiens nomment _saqueul_. Ce sont de petits tubercules
blancs, demi-transparents, dont l'intérieur est farineux, demi-âcre et
demi-sucré, mais dont l'âcreté disparaît à la cuisson. Ces tubercules
qui ne se trouvent que dans la terre noire et grasse, à quelques pouces
de profondeur, sont toujours groupés par trois ou quatre attenant à la
même tige. Ils ont la forme d'ovales ou de polygones de la grosseur
d'une noisette. Leur tige n'a guère plus d'un ou deux pouces de
hauteur. Elle est très-frêle et garnie d'un grand nombre de petites
feuilles étroites fort pressées les unes sur les autres, dont la
couleur est tout à la fois mélangée de vert d'eau et de rouge jaunâtre.
Les Pampas sont aussi gourmands du _saqueul_ que les tatous
eux-mêmes. Ils en récoltent parfois une grande quantité et les
écrasent pour les mettre dans du lait; ils nomment cette préparation
qu'ils laissent fermenter _saqueul-tchaffis_; c'est un mets
rafraîchissant fort agréable et des plus nourrissants. Quelquefois les
Indiens avant d'écraser le _saqueul_ pour le mêler au laitage,
ainsi qu'il est dit plus haut, le laissent pendant quelques secondes
cuire dans de la fiente embrasée. La péluda fait un grand ravage de ce
tubercule; elle le sent comme les porcs sentent les truffes.
La troisième espèce, le cachicame-mulet, que les Espagnols appellent
_mulita_ n'est aucunement garni de poil. Il diffère des deux
espèces ci-dessus désignées par la forme de sa tête et de ses oreilles
qui ont beaucoup d'analogie avec celle de la mule. On le trouve par
quantités innombrables dans le voisinage des provinces Argentines
et particulièrement au nord-ouest de Buenos-Ayres où il infeste les
_estancias-fermes_ dont les abords sont généralement jonchés de
cadavres de bœufs délaissés par les fermiers qui la plupart du temps
ne les tuent rien que pour en avoir le cuir et dont la chair sert de
pâture à ces animaux.
La quatrième espèce appelée _mataco_ par les Espagnols est
beaucoup moins commune que toutes les autres. Elle ne se trouve guère
qu'à l'ouest sud-ouest de la Sierra-Ventana ou bien encore au nord des
Mamouelches. Sa grosseur est presque toujours la même et n'atteint
jamais de grandes dimensions. Il est fort élevé sur pattes et court
tellement vite qu'on a souvent beaucoup de peine à l'attraper. Son
dos est fort bombé, sa tête très-aplatie et fort petite. Ainsi que le
_tatouay_ il se nourrit de la racine du _saqueul_. Il est
très-facile à apprivoiser. Quand il se sent serré de trop près et qu'il
est éloigné de son terrier, ses naïfs moyens de défense consistent à
se mettre en boule à l'instar du hérisson. La chair de tous ces genres
de tatous se mange; quoique noire, elle est des plus délicates et a
beaucoup de rapport avec celle du porc frais, mais elle est beaucoup
plus légère. Ces animaux ont entre leur carapace et leur chair une
épaisse couche de graisse jaune très-fine, d'une grande saveur et dont
la couleur ainsi que celle de leur chair est plus ou moins foncée selon
l'espèce de l'animal et son genre de nourriture. C'est peut-être la
seule viande que les Indiens fassent bien cuire car ils font rôtir les
tatous dans leur carapace et sans les en détacher.
Cherchant chaque jour à m'attirer les bonnes grâces des sauvages
avec lesquels je vivais déjà depuis plus d'un an et demi je parvins
non sans une pénible lutte de tous les instants à faire une complète
abnégation de mes habitudes d'homme civilisé et à les copier en
quelque sorte. Je devins habile dans tous leurs genres d'exercices:
je domptais leurs chevaux et je les leur soignais si bien quand ils
étaient blessés ou malades que presque toujours ils étaient dans
un état de santé très-satisfaisant. C'était du reste pour moi un
véritable bonheur que de prodiguer des soins à ces pauvres animaux
que mes maîtres, indolents, malgré leur sordide avarice, eussent sans
doute abandonnés lorsqu'ils étaient blessés. J'éprouvais un plaisir
indicible à voir avec quelle docilité, ils venaient à ma voix, au
lieu de fuir précipitamment ainsi qu'ils le faisaient dès que quelque
autre s'approchait d'eux. D'aussi loin qu'ils m'apercevaient, ces
chevaux se mettaient à hennir et venaient, au grand ébahissement des
Indiens qui m'en félicitaient, se ranger à mes côtés pour recevoir mes
caresses. Dans ces moments de délassement où toute affection me faisait
défaut, je me sentais presque heureux de ce sentiment d'instinctive
reconnaissance de leur part qui avait pour moi tout le prix de l'amitié.
Mes maîtres souvent étonnés de la facilité avec laquelle j'attrapais
les chevaux à la main, chose si impossible pour eux qui les
poursuivaient toujours avec le lazzo, me disaient avec une amicale
considération lorsqu'ils en voulaient un: _El mey-ouésah ouignécaé
cone-palèh-quinié potro_.--Amène-nous tel ou tel cheval, toi qui
en fais ce que tu veux;--et pour me récompenser à mon retour, ils me
faisaient manger quelques bouchées de viande qu'ils avaient fait cuire
à mon intention. Malheureusement ces rares instants de douceur étaient
de bien courte durée, car leur instinct cruel reprenait bien vite le
dessus, et ils me les firent plus d'une fois chèrement payer.
J'avais eu déjà successivement plusieurs maîtres depuis que j'étais
chez les Pampéens, lorsqu'un incident tragique et des plus affreux
vint me donner une terrible leçon de prudence et me commander la plus
grande dissimulation. Dans une récente et formidable invasion qu'ils
avaient faite dans la province de Buenos-Ayres et sur laquelle les
journaux français donnèrent des détails (en 1858), de jeunes Argentins
avaient été faits prisonniers. Leur sort devait être le mien: mais ces
malheureux enfants, confiants dans leur habitude du cheval et dans leur
habileté à s'orienter dans les pampas voisines de leurs provinces,
conçurent la pensée de recouvrer leur liberté, sans tenir aucun compte
des dangers auxquels les exposait leur inexpérience sur le caractère
des Indiens. Ils s'enfuirent un beau matin, mais leurs maîtres
les poursuivirent bientôt; après quelques jours d'absence ils les
ramenèrent au point de départ et les condamnèrent à mourir. Ils furent
placés au milieu d'un cercle d'hommes à cheval qui les assassinèrent
lentement à coups de lances. Forcé d'être spectateur de cette horrible
scène, je vis les meurtriers, par un ignoble raffinement de cruauté,
retourner leurs armes dans chacune des blessures dont ils couvrirent
le corps de leurs victimes, tout en poussant des hurlements de féroce
colère et en imitant les diverses expressions de souffrances de leurs
figures. Ils vinrent ensuite défiler devant moi et m'apostrophèrent
brutalement en m'essuyant sur le corps leurs armes rougies du sang
encore fumant de ces pauvres infortunés; et me les montrant avec
affectation ils me menacèrent de la même destinée s'il me prenait
envie de fuir un jour. Dans l'impossibilité où j'étais de secourir mes
malheureux compagnons d'infortune, force me fut de refouler au fond de
mon cœur tout désir de les défendre ou de les venger; mais ma haine et
mon horreur pour les Indiens s'accrurent encore de toute l'énormité du
crime dont j'avais été témoin.
Dieu sans doute permit que le souvenir des miens et celui de toutes
les horribles souffrances que j'endurais chaque jour raffermissent
mon courage et me donnassent la ferme volonté de m'affranchir du joug
infâme sous lequel je ne pliais que forcément, car désormais je n'eus
plus d'autre pensée. Je ne montrai plus aux Indiens qu'un visage calme
et impassible, ne laissant un libre cours à ma continuelle douleur que
durant la nuit et pendant les rares instants où je me trouvais seul.
Ayant pensé que les Indiens continueraient leurs conversations en ma
présence, tant que je paraîtrais ignorer leur langage, je feignis
de ne point les entendre et je m'occupais de choses indifférentes
pendant leurs entretiens dans lesquels je recueillis une foule de
renseignements précieux.
CHAPITRE VII
La musique chez les Indiens.--Leurs divers instruments.--Jeux.
Le goût de la musique est inné chez tous les êtres humains. Le sauvage
aussi bien que l'homme civilisé aime à chercher dans ses harmonieux
accents et le sentiment de la poésie et les émotions que l'âme la plus
perverse même ressent et sait savourer.
Rien de plus curieux et de plus intéressant que de voir les Indiens
dont je parle, ignorant toutes choses, s'appliquer à façonner des
instruments de musique pour charmer leur oisiveté. Ces instruments
grossiers et bizarres rappellent en quelque sorte les nôtres, je les
appellerai: le flageolet, le violon, la guitare, le tambour et la flûte.
Le violon se compose de deux côtes de cheval en forme d'archets
enchevêtrés, et dont les crins bien tendus, humectés de salive, se
frottent les uns contre les autres. Ils servent indifféremment, à tour
de rôle, d'archet ou de violon. Celui qui remplit l'office d'instrument
s'appuie sur les dents serrées et se tient horizontalement de la
main gauche. Les Indiens agitent vivement l'archet et au moyen de ce
frottement obtiennent des sons étouffés qu'ils modulent avec les doigts
libres de la main gauche, absolument de la même manière que le font nos
dilettanti. Ils ne peuvent toutefois exécuter aucun air varié, mais ils
reproduisent assez habilement quelques mots de leur langage guttural.
La guitare leur sert fort peu; elle est faite d'une omoplate de cheval
sur laquelle ils tendent des cordes de crins de différentes grosseurs.
Elle est généralement mise en usage dans les danses: ils la tiennent et
la pincent avec autant de prétention que s'ils étaient des musiciens
consommés. On peut juger par sa construction de toute l'harmonie de cet
instrument bien plutôt fait pour agacer les nerfs et l'oreille que pour
charmer.
Le flageolet est de quelque mérite et réclame pour sa confection une
certaine dose d'intelligence et de l'adresse. C'est aussi celui que
les Indiens réussissent le mieux, et avec lequel ils se divertissent
le plus car il leur permet de jouer tous leurs airs favoris. Il est
fait d'une tige creuse de générium-argentinus, coupée d'une longueur de
cinquante à soixante centimètres, qu'ils percent superficiellement à
l'un des bouts, de huit trous à égale distance les uns des autres. Le
bout opposé sert d'embouchure: ils le fendent en forme d'anche dont ils
maintiennent l'écartement à l'aide d'un crin transversal.
La flûte n'est autre chose qu'un morceau de jonc creux bouché à l'une
de ses extrémités, dans lequel ils soufflent à pleins poumons et duquel
ils tirent des sons exécrables semblables à ceux d'une formidable clé.
Enfin le tambour se compose d'une sorte de sébille de bois plus ou
moins grossière sur laquelle ils tendent une peau de chat sauvage ou
un morceau de panse de cheval. Cet instrument, ainsi que la flûte pour
laquelle ils ont beaucoup de prédilection, est d'un usage fort répandu
chez eux, surtout dans les grandes fêtes réservées au culte et dans
leurs danses de caractère.
Ainsi qu'on a pu en juger, les Indiens malgré leur apparence grave
saisissent toutes les occasions de se distraire et se créent mille
moyens de le faire. A leur passion pour la musique on peut en ajouter
une autre qui n'est pas moins vive, c'est celle du jeu, auquel ils
s'adonnent avec une avidité fébrile.
Dans les tribus Pampéennes, les plus rapprochées des peuples
Hispanos-Américains, ils jouent aux cartes espagnoles; mais nul d'entre
eux ne saurait être plus consciencieux que des grecs de profession. Ils
font aux angles de chaque carte des marques presque imperceptibles,
que seuls leurs yeux exercés peuvent reconnaître. Chaque partner
emploie à tour de rôle son jeu ainsi préparé. En mêlant les cartes
ils distinguent les bonnes des mauvaises et sont si adroits dans la
manière de les donner, qu'ils se défont toujours de ces dernières aux
dépens de leurs adversaires. Les parties qu'ils engagent sont toujours
d'une fort longue durée et des plus acharnées; celui qui a la priorité
se considère toujours comme ayant loyalement gagné, en raison des
difficultés qu'il lui a fallu surmonter pour extorquer la mise des
autres qui consiste généralement en objets d'une certaine valeur, tels
qu'éperons ou étriers d'argent.
Les autres jeux qui leur sont propres, et qui sont le plus en vogue
dans toutes les tribus indistinctement, sont: la _Tchouëkah_ ou
_Ouignou_, les dés--_Amouicah_--ou de blanc et noir, et les
osselets--_foros_.--
Dans le jeu de _Tchouëkah_ chaque homme entièrement nu, le corps
bigarré de couleurs diverses, les cheveux relevés et fixés par un
bandeau d'étoffe, s'arme d'une pesante canne appelée _Ouignou_,
recourbée à l'une de ses extrémités, et cherche pour adversaire un
de ses congénères disposé à exposer un enjeu équivalant au sien; un
parti dépose sa mise d'un côté et l'autre à l'opposé. La longueur de
l'emplacement, calculée selon le nombre de joueurs est limitée par des
lances plantées deux à deux. Les joueurs prennent place par couples
de partners vis-à-vis l'un de l'autre. Une petite boule de bois est
placée entre les deux formant le centre de la ligne. Alors les deux
champions croisent leurs cannes, la partie crochue reposant sur le
sol, de manière qu'en les tirant fortement à eux, ils font rebondir
la boule prise entre les parties recourbées. Une fois lancée c'est à
qui la rattrapera au vol, soit pour lui donner un nouvel élan avec la
canne dont ils se servent comme de raquette, soit pour la détourner et
lui faire prendre une route opposée à celle que cherche à lui donner
le parti contraire. Si celui qui, dans l'intérêt de son parti, doit
la faire aller à droite la fait aller à gauche, il est immédiatement
forcé de se tirer les cheveux avec le premier venu de ceux auxquels il
a fait tort. Rarement ces divertissements se passent sans jambes ou
bras cassés ou même têtes très-grièvement lésées. Encore je ne tiens
pas compte des coups que les juges du camp armés de larges lannières
de cuir, déchargent du haut de leurs chevaux, sur les combattants
fatigués, pour leur rendre la force et la vigueur.
Le jeu de dés ou plutôt le jeu du blanc et du noir se compose de huit
petit carrés d'os, noircis d'un côté, et se joue deux à deux. Un cuir
est placé entre les joueurs afin que leurs mains puissent facilement
saisir d'une seule fois ces petits carrés qu'ils laissent retomber
en criant très-fort et en frappant dans leurs mains de manière à
s'étourdir mutuellement. Toutes les fois que le nombre des noirs est
pair, le joueur peut recommencer jusqu'à ce qu'il devienne impair;
alors l'autre prend son tour. La partie pourrait durer éternellement,
mais fatigué et étourdi l'un des deux devient la dupe de l'autre qui
doué de plus de sang-froid marque souvent double, à l'insu de son
compagnon, et le gagne. Des rixes suivent de près la fin de la partie,
car les trois quarts du temps le perdant se refuse à donner l'objet
perdu.
De même que les gauchos de Buenos-Ayres, qui dans leur acharnement
au jeu perdent tour à tour leurs chevaux et jusqu'à leurs propres
vêtements, les Indiens jouent volontiers leur bétail en entier et
jusqu'aux captifs et captives qu'ils possèdent. C'est ainsi que je
vis en maintes circonstances de malheureuses jeunes filles passer de
mains en mains et subir les outrageantes caresses d'un grand nombre de
maîtres qui pour vaincre leur résistance désespérée leur administraient
force mauvais traitements.
CHAPITRE VIII
Projets de fuite.--Désespoir.--Changement de position.--Je deviens
secrétaire des Indiens.
Quel est celui qui à la vue des souffrances des malheureuses victimes
dont je parle, n'aurait point, comme moi, senti ses propres douleurs
s'effacer pour faire place à une profonde indignation et au désir de
protéger ces pauvres femmes. Que de fois, animé de ce sentiment et
tout prêt à m'élancer à leur secours, la triste réalité de ma position
ne vint-elle pas en se dévoilant à mes yeux dans toute son étendue,
paralyser jusqu'à ma volonté! Qu'aurais-je pu faire d'ailleurs? Quelles
auraient été les suites de mon emportement? La mort d'un Indien
peut-être, et j'aurais causé celle de tant de victimes, que dans notre
intérêt commun je considérai comme un devoir de redoubler de prudence.
Je songeai également plus d'une fois à m'enfuir en emmenant
quelques-unes de ces malheureuses captives, mais forcé de reconnaître
le peu de certitude qu'offrait la réussite de ces sortes de projets, je
dus y renoncer. Pour moi seul, j'aurais risqué sans aucune hésitation
d'affronter les périls d'une semblable entreprise, car je me sentais
en état de galoper jours et nuits et de vendre chèrement ma vie en cas
de poursuite, mais avec des femmes, de pauvres femmes qui ne montaient
que fort rarement à cheval et que la fatigue aurait surprises dans le
cours d'un semblable voyage qui réclamait la plus grande diligence,
j'avais la presque certitude d'être atteint par les féroces Indiens et
de causer notre mort à tous.
Toutes ces pensées me forcèrent à me soumettre au triste sort qui
m'accablait. Réduit à cette impuissance je menais une vie triste et
cruelle, sans cesse accablé de pensées douloureuses au sujet de ma
famille chérie que je croyais de plus en plus ne jamais revoir. La
plupart des nuits j'étais obsédé par d'horribles rêves dans lesquels je
voyais se dérouler une à une toutes les scènes sanglantes dont j'avais
été tour à tour le témoin ou la victime.
Tant de souffrances physiques et morales accumulées finirent par
lasser toute ma patience, mon courage se changea en une vraie
frénésie et coup sur coup, au risque de me faire assassiner à mon
tour, je fis plusieurs tentatives pour recouvrer ma liberté. Mais
hélas, chaque fois aussi des obstacles imprévus s'opposèrent à ma
réussite; peu s'en fallut même que je ne payasse de la vie ces essais
infructueux, car dans plus d'une de ces occasions je dus entrer en
lutte avec mes assassins. Grâce à Dieu, en ces moments solennels, le
sang-froid ne m'abandonna pas, et chaque fois des subterfuges plus ou
moins plausibles mais bien excusables dans ma position, me permirent
d'échapper à une mort certaine. Dès que ces moments difficiles étaient
passés, il se faisait en moi une grande réaction; j'étais pris de
malaises insurmontables qui me rendaient comme fou.
Je renouvelai néanmoins ces tentatives dans lesquelles j'échouai comme
toujours. La méfiance des Indiens s'étant accrue, ma position s'aggrava
et il fut plusieurs fois question de me mettre à mort.
Enfin complètement découragé ne sachant plus que devenir, j'eus la
coupable et terrible idée de couper court à mon éternel supplice en
renonçant à l'existence. Je m'étais à cet effet emparé d'un couteau et
des portraits de ma famille que les Indiens s'étaient appropriés, ne
voulant pas en être séparé dans ce moment solennel; puis je m'étais
glissé inaperçu, du moins je le croyais, dans une excavation pierreuse
creusée à l'écart dans la pampa. Déjà j'avais imploré la clémence
divine et je levais le bras pour accomplir mon fatal dessein lorsqu'une
main ennemie saisit à l'improviste l'arme suspendue sur ma poitrine.
C'était un Indien, c'était mon maître qui jugeant avec raison que
la mort me paraissait plus douce que le genre d'existence auquel il
me condamnait, ne vit dans ma résolution désespérée qu'un attentat
à ses droits de propriétaire. Après m'avoir maltraité et repris les
portraits, il me déclara que pas un de mes mouvements n'échapperait
désormais à sa surveillance. Les services que je lui rendais avaient
probablement quelque valeur à ses yeux, et il ne voulait à aucun prix
être obligé de faire lui-même ce qu'il me commandait journellement.
A quelque temps de là, une captive, femme d'un alcade, pleine de
courage et de résolution tenta de s'évader. Elle avait déjà franchi
nuitamment un grand espace, lorsqu'elle fut rattrapée: comme elle était
jeune et belle elle ne fut pas mise à mort, mais elle fut attachée par
les pieds et par les mains, puis frappée jusqu'à l'extinction de deux
lannières de cuir et livrée à la brutalité d'une vingtaine d'Indiens.
Devenue folle depuis, elle s'échappait parfois de la tente de son
maître après lui avoir brisé toutes ses armes, et armée d'un tronçon
de lance, elle en frappait avec acharnement et indistinctement tous
ceux qui se trouvaient sur son passage. Les Indiens, qui la redoutaient
beaucoup dans ses moments de fureur, l'empoisonnèrent pour s'en
débarrasser.
Combien de traits analogues je pourrais citer si je ne craignais de
trop alarmer la sensibilité du lecteur, et si je n'éprouvais moi-même à
ces souvenirs émouvants des sensations réellement trop pénibles.
Les moins malheureuses parmi les jeunes filles captivées par les
Indiens sont celles dont ils font leurs femmes; la majeure partie des
autres sont vendues aux tribus éloignées et achèvent dans un enfer
terrestre une vie commencée souvent sous d'heureux auspices. Quant aux
pauvres enfants, ils se font presque tous à l'ignoble existence des
nomades, oubliant souvent, jusqu'à leur langue maternelle. Ils sont, à
vrai dire, assez bien traités des Indiens, qui en considération de leur
extrême jeunesse, leur pardonnent d'être nés chrétiens. Chose horrible
et presque impossible à croire, j'ai vu quelques femmes, devenues mères
au sein de l'esclavage, qui étaient plus à redouter que les Indiennes
elles-mêmes, et qui se montrèrent des plus cruelles envers d'autres
captives comme elles, dont elles dénoncèrent les projets de fuite.
Malgré leur superstitieuse croyance dans la réussite de toute
entreprise qu'ils tentent en compagnie d'un chrétien, les Indiens,
dont j'avais éveillé la méfiance au plus haut point par mes diverses
tentatives de fuite, évitaient de m'emmener dans leurs expéditions. Ils
prenaient même la précaution de me remettre entre les mains d'amis,
qui assumaient sur eux la responsabilité de ma personne durant leur
absence plus ou moins prolongée. A leur retour, le sucre, le tabac, le
yerba--thé américain,--principaux objets de leur convoitise abondaient
souvent. Le linge, les vêtements qu'ils avaient dérobés étaient par
eux gardés précieusement pour leur servir dans les fêtes et dans les
assemblées. Quant à moi, ils ne me firent pendant longtemps d'autre
don qu'un lambeau de manteau de quelque pauvre soldat tombé sous leurs
coups.
Une circonstance tout-à-fait imprévue, les força cependant à me faire
assister à un de leurs combats. Environ deux mille cinq cents soldats
Argentins sous la conduite d'Indiens soumis, qui leur servaient de
guides, ayant surpris inopinément quelques tribus voisines de celle où
je me trouvais alors, je dus accompagner les Pampéens, qui après s'être
réunis à la hâte résolurent de prendre l'offensive et de repousser
leurs agresseurs en faisant chèrement payer leur trahison à ceux
des leurs qui avaient servi de guides. Ceux-ci s'étaient retranchés
derrière les Argentins et paraissaient peu disposés à prendre part à
l'action; furieux à leur vue et voulant les atteindre au plus vite,
les habitants du désert s'élancèrent tête baissée dans une formidable
charge. Ebranlés par ce choc terrible, les soldats Argentins rompirent
en deux bandes au milieu desquelles, continuant d'avancer, les Indiens
entourèrent spontanément les traîtres et engagèrent avec eux une lutte
spéciale et horrible, pendant que d'autres nomades, leurs compagnons,
s'élançaient à la poursuite des soldats épars et achevaient leur
déroute.
Le combat ne cessa que vers le coucher du soleil; il avait duré depuis
le matin. Restés maîtres du champ de bataille, les Indiens, tout en
pillant les morts et en achevant les survivants, trouvèrent parmi ces
derniers trois des traîtres. Ils se gardèrent bien de les achever sur
l'heure comme ils le faisaient des chrétiens; ce genre de mort leur
paraissant trop doux; mais afin de satisfaire leur vengeance d'une
manière plus complète et plus éclatante, ils plantèrent dans le sol
quatre piquets auxquels ils attachèrent fortement ces malheureux par
l'extrémité des membres, puis ils les dépouillèrent chacun à leur tour,
tout vivants, de leur peau ainsi qu'ils le font d'un animal quelconque,
répondant par des injures aux cris arrachés à ces malheureux par
l'atroce supplice qu'ils leur faisaient endurer et qu'ils terminèrent
en leur enfonçant un poignard dans le cœur. Les auteurs de cette
horrible vengeance, les mains et et la figure encore teintes du sang de
leurs victimes, se partagèrent entre eux leurs peaux qu'ils déchirèrent
par lambeaux, et dont je les vis faire plus tard différents objets
tressés, destinés à être envoyés à titre de menace et de défi aux
autres Indiens échappés à leur cruauté. C'était d'ailleurs là un usage
immémorial dans le temps où toutes les races nomades vivaient dans un
état continuel de guerres sanglantes.
Malgré leur victoire, les Indiens loin d'être complètement rassurés à
l'égard de leurs ennemis et redoutant encore quelque agression de leur
part, opérèrent pendant plusieurs mois de journaliers changements de
résidence, et toujours dans des directions opposées. Quand ceux qu'ils
envoyaient en exploration revenaient nuitamment, contre leur habitude,
la horde éveillée en sursaut par les aboiements des chiens, était
soudain prise d'une terreur telle, que chacun s'élançait à cheval,
répandait l'alarme dans le voisinage et se prenait à fuir sans oser
regarder en arrière. Dans ces moments de panique, la plupart d'entre
eux ne prenaient aucun souci de leurs bestiaux qu'ils eussent ainsi
abandonnés à l'ennemi. Cependant le moment arriva où suffisamment
rassurés, se voyant privés de toutes les choses qu'ils aiment et leurs
troupeaux étant de nouveau amoindris, ils firent d'autres expéditions
dont la réussite eut beaucoup d'influence sur ma destinée.
Quelques morceaux de papiers imprimés, ayant servi d'enveloppe à
une grande partie des objets composant leur butin, et par eux jetés
au vent, me tombèrent entre les mains. Je les lus maintes fois avec
bonheur; car c'était pour moi une distraction inespérée. Un jour,
tandis que je recommençais en cachette, pour la vingtième fois
peut-être, la lecture d'un journal de Buénos-Ayres où figurait le récit
de la dernière et terrible invasion qu'ils avaient faite dans cette
province d'où ils avaient enlevé plus de deux cents captives, je fus
trouvé dans cette occupation par quelques Indiens qui en manifestèrent
une joyeuse surprise et se hâtèrent d'informer les chefs de cette
découverte. D'abord fort inquiet de cette circonstance, je ne tardai
pas à être rassuré par l'accueil inusité et presque bienveillant qui me
fut fait le soir, lorsque je vins, selon mon habitude, soumettre à leur
vérification les animaux qui m'étaient confiés. A quelques questions
que m'adressa mon maître, je compris qu'il était fier de posséder un
esclave de ma valeur, et que je serais sans doute appelé à servir le
cacique de la tribu.
En effet l'occasion s'en présenta bientôt, car ces êtres grossiers,
lorsqu'ils se sont bien repus pendant quelques jours, se laissent
tenter par le désir d'entretenir leur gourmandise et leur vanité;
or, pour satisfaire ces passions, ils recherchent tous les moyens
imaginables. Ainsi ils vont de temps à autre offrir aux postes des
frontières une apparente soumission, pendant laquelle ils font des
échanges de toute nature, tels que plumes d'autruche, crins de cheval
et cuirs de toute espèce contre lesquels ils rapportent les objets dont
ils sont le plus avides. Ce fut en semblable circonstance que je fus
mis à l'épreuve comme secrétaire du chef, qui me dit:
--Tu sais lire, tu dois savoir écrire, par conséquent, tu vas écrire
la lettre que l'on va te dicter. Si tu ne trompes point ma confiance,
j'aurai pour toi des égards; dans le cas contraire, tu seras mis à mort.
J'étais assis à terre, ayant devant moi quelques cuirs empilés qui
me servaient de table, du papier blanc rapporté récemment d'une
expédition, pour encre de l'indigo délayé avec de l'alcali, et une
plume d'aiglon fort grossièrement taillée avec un mauvais couteau:
entouré d'Indiens, qui la lance ou le casse-tête à la main pouvaient me
tuer au moindre signe du chef, je commençai mon office.
Malgré mon désir ardent de n'écrire que selon ma pensée et ma
conscience, il me fut impossible de le faire. Je dus mentionner ce
qu'on me dicta, car la méfiance de ces êtres est telle, qu'à plus de
vingt reprises ils me demandèrent la lecture de la missive, et qu'après
quelques phrases écrites ils changeaient à dessein le sens de leurs
idées, mais sans paraître y prendre garde, afin de mieux éprouver ma
franchise. Si j'eusse eu le malheur d'intervertir seulement l'ordre des
mots, il m'eût été impossible de le leur cacher tant est fidèle leur
prodigieuse mémoire.
Quoiqu'il me fût impossible de leur en imposer, ils me menacèrent
par excès de prudence et me firent donner un double de la missive,
destiné à être vérifié par des transfuges Argentins, vivant dans les
tribus voisines. Ces gens sont des misérables souvent condamnés aux
fers ou même à la mort pour leurs nombreux crimes et qui sont sûrs de
trouver asile chez les Indiens. Ceux-ci, parfaitement renseignés sur la
position de ces hôtes, les reçoivent comme des gens sur lesquels ils
savent pouvoir compter aveuglément. Ils trouvent en eux des guides pour
leurs expéditions de pillage et des complices complaisants; aussi leur
accordent-ils toute leur confiance.
Cette première correspondance fut portée à la frontière par deux
Indiens désignés par le cacique; l'un d'eux, était mon maître.
Quelques enfants les accompagnèrent pour transporter les objets
destinés à être échangés. Douze ou quinze jours après leur départ,
ces mêmes enfants revinrent épuisés de fatigue, la frayeur peinte sur
le visage et poussant des cris de détresse. Ils racontèrent qu'après
lecture de la dépêche, les deux envoyés avaient été mis aux fers
en attendant la mort, et qu'il était certain que j'avais trompé la
confiance générale et communiqué quelques détails sur leurs récentes
invasions. Naturellement portés à croire le mal, ces barbares n'eurent
plus d'autre volonté que celle de me tuer. Ce fut le cacique, qui me
croyant absent, les engagea à ne pas éveiller ma défiance par des cris
inaccoutumés; il leur conseilla même d'attendre au lendemain matin pour
exécuter leur projet et de choisir le moment où je serais occupé à
rassembler le troupeau.
Le hasard voulut que je fusse bien près en ce moment; grâce aux
approches de la nuit j'entendis cette conversation sans être vu, et je
pus me tenir sur mes gardes. Le matin venu, lorsque selon ma coutume
j'allai faire ma ronde, je m'aperçus qu'à l'habile coursier que je
montais la veille encore, on avait substitué un cheval fort lourd,
mais je me gardai bien d'en témoigner aucune surprise. Je cheminais
lentement sur ce maudit bidet quand j'aperçus venant à moi ventre à
terre un parti d'Indiens qui faisaient retentir l'air de leurs sauvages
imprécations. Cependant la distance qui me séparait d'eux était encore
grande, et je fus assez heureux pour rencontrer la troupe de chevaux
confiée à ma garde qui venaient d'eux-mêmes se désaltérer de mon côté.
Grandes furent ma joie et mon espérance! j'abandonnai lestement mon
cheval auquel je retirai la bride pour l'apposer au meilleur coureur de
la troupe, qui me reconnaissant se laissa facilement approcher. En un
instant je fus à cheval; puis, prenant le soin d'épouvanter les autres
chevaux afin de les éparpiller pour ôter à mes ennemis toute chance de
m'atteindre, je me lançai à toute bride dans une direction opposée.
Après avoir galopé la journée entière, j'arrivai à la nuit tombante
chez _Calfoucourah_--Pierre-Bleue--grand cacique de la
confédération Indienne, dont la tribu de mes persécuteurs faisait
partie, et qui cependant ne me connaissait pas encore. Rien à mon
arrivée ne me fit deviner lequel parmi les Indiens que j'avais devant
moi, pouvait être le grand cacique, car aucun signe ne le distinguait
de ses sujets. Ce fut seulement lorsqu'il adressa la parole aux autres
pour leur donner des ordres, qu'à son air impérieux je reconnus ce chef.
C'était un homme déjà plus que centenaire mais qui paraissait tout
au plus âgé de soixante ans; sa chevelure encore noire abritait un
vaste front non ridé que des yeux vifs et scrutateurs rendaient des
plus intelligents. L'ensemble de la physionomie de ce chef, quoique
empreint d'une certaine dignité, rappelait néanmoins parfaitement le
type des Patagons occidentaux auxquels il devait son origine. Comme
eux, il était d'une haute stature; il avait les épaules fort larges,
la poitrine bombée; son dos était un peu voûté, sa démarche pesante,
presque gênée, mais il jouissait encore de toutes ses facultés; à
l'exception de deux dents perdues dans un combat où il avait eu la
lèvre supérieure fendue, ce vieillard les possédait encore toutes
intactes.
Étonné à ma vue, et on l'eût été à moins, cet homme me demanda ce que
je lui voulais, et quel motif me donnait assez de hardiesse pour venir
seul le visiter.
_El-mey-ouignecaë-tchéota-conne-pa-émy-_
Et-mais-Chrétien-d'où-viens-tu?
_tchoumétchy-kisssouh-conne-pa-émy-tchoumbé-_
comment-se-fait-il-seul-tu-viens-qu'est-ce-que
_émy-nay-pofso-lagane a ney-tchoumalo-kissouh-_
tu-veux-tu-es-fou-je-crois?-pourquoi-seul-te
_passian-intchin-meoh?_
promener-chez-moi?
Je me fis connaître à lui; je lui exposai en quelques paroles les
faits survenus la veille et le matin, le suppliant de prendre en
considération la véracité de mon récit; je terminai en lui démontrant
que si j'eusse trompé les Indiens, j'aurais immanquablement cherché à
m'évader dans l'intervalle, n'importe par quel moyen; qu'au contraire
n'ayant rien à me reprocher, je venais lui demander appui et me confier
à sa loyauté, jusqu'au jour où il aurait indubitablement une preuve
quelconque, soit de ma franchise, soit de ma trahison; que de cette
manière, si j'étais innocent, il n'aurait pas à se reprocher la mort
d'un serviteur fidèle dont les services pourraient encore lui être de
quelque utilité.
Flatté de ma confiance, ainsi que de quelques paroles à l'adresse de sa
vanité, cet homme, réellement plus humain que ses semblables, me traita
presque avec douceur et me promit son appui: seulement il ajouta que
jamais je n'aurais de chevaux à ma disposition.
Le lendemain, une partie de la tribu que j'avais quittée, vint, son
chef en tête, demander audience à Calfoucourah et réclamer instamment
mon supplice, comme chose due. Pendant la durée du débat, j'étais
présent, bouche close d'abord; mais enfin, inquiet de voir toute
la horde si avide de mon sang, et m'apercevant que leurs instances
commençaient à impressionner le chef, je compris que je ne pouvais
rester plus longtemps silencieux, je me levai: rappelant au grand
Cacique qu'il m'avait accordé sa protection, je m'évertuai à faire
comprendre mon innocence à tous en recommençant le récit exact de la
veille au soir; et en évitant toutefois de froisser l'amour-propre et
les préjugés d'aucun des assistants. Calfoucourah se déclara en ma
faveur, reconnaissant, dit-il, qu'il était impossible qu'un coupable
parlât comme je le faisais. Il défendit à qui que ce fût de me
maltraiter; puis, se retournant vers moi, il me rassura, disant que
je ne le quitterais pas, afin que rien de fâcheux ne me survînt, et
il termina en disant à mon ancien chef que quand il lui procurerait
des preuves incontestables de ma déloyauté, il me remettrait entre
ses mains pour disposer de mon sort à sa volonté. Ce jugement rendu,
l'assemblée se sépara et toute la horde s'enfuit en me lançant des
regards de colère.
Quelques mois s'écoulèrent sans que rien ne vînt éclairer les
Indiens sur la position des deux captifs retenus par les Argentins.
Leur animosité contre moi s'en accrut d'autant plus. Sans cesse ils
venaient visiter le grand Cacique, qui lui-même influencé parfois par
leurs diverses conjectures paraissait chancelant à mon égard, tantôt
me rudoyant avec humeur, tantôt paraissant au contraire m'accorder
la plus grande confiance. Souvent il me questionnait; et comme mes
réponses concordaient constamment avec mon premier interrogatoire, il
finissait toujours par me conserver sa protection. Seulement pendant
les cinq mois que cet état de choses se prolongea, je fus l'objet
d'une surveillance de plus en plus active. Très-souvent des troupes
d'Indiens allaient roder dans le voisinage des haciendas, dans le but
de recueillir des renseignements sur leurs compagnons captifs; mais
chevaux et hommes se fatiguaient inutilement, ils revenaient sans
rapporter le moindre indice. Lassés de tant de tentatives inutiles, ils
résolurent de laisser s'écouler quelque temps sans les renouveler.
Précisément pendant cette période de repos et d'oubli apparent, les
deux hommes que l'on croyait perdus à jamais reparurent enfin. Une
réunion extraordinaire de toutes les tribus intéressées dans l'affaire
s'en suivit, et mon innocence y fut solennellement proclamée par les
deux arrivants: ils déclarèrent qu'ayant été reconnus pour avoir
fait partie d'une razzia précédemment opérée dans le Rio Quéquène,
ils avaient été retenus captifs jusqu'à ce que le gouvernement de
Buénos-Ayres, à qui on en référa eût statué sur leur sort; qu'un ordre
formel arriva ensuite de la métropole de les retenir prisonniers et
de les faire travailler; qu'il avait même été question de les mettre
à mort, mais que l'on avait pris en considération les offres de paix
contenues dans la dépêche dont ils étaient porteurs, et qu'ils devaient
la vie uniquement à cette missive. Quant à leur liberté, ils l'avaient
recouvrée grâce à la négligence de ceux qu'on avait préposés à leur
garde.
Dès lors un revirement complet se fit en ma faveur dans tous les
esprits. Mes plus grands ennemis mêmes n'eurent plus que des éloges à
m'adresser. Toute leur méfiance s'évanouit en un moment; ils parurent
oublier jusqu'à mes tentatives d'évasion. Il me fut permis de monter
à cheval et de les accompagner en toute occasion. Jugé digne de la
confiance générale, je repris également mes fonctions d'écrivain de la
confédération nomade.
Le Cacique de la tribu à laquelle j'appartenais avant les circonstances
difficiles que je viens de relater, tenta à maintes reprises de me
posséder de nouveau. Calfoucourah, en homme qui lui était supérieur et
par son rang et par sa générosité, ne chercha nullement à s'opposer
à son désir; mais il ne voulut point non plus agir sans m'avoir
préalablement consulté. Encore sous l'impression des dangers que
j'avais courus et des mauvais traitements que j'avais endurés chez
mes anciens maîtres, ma réponse fut dictée par la reconnaissance que
j'éprouvais pour cet homme généreux auquel je devais la vie et près
duquel j'étais presqu'aussi libre qu'un Indien même. Je lui fis part du
sincère et vif désir dont j'étais animé de ne point le quitter.
Touché de mon procédé il me tendit la main en me disant:
_Comè-ouèntrou-à-èmy comè-piouquet-nié tah_
Bon-homme-tu-es-bon-cœur-tu-as
_émy tefa inchine-ni mapo quinié-ouétchet_
toi-tiens-dans-mon-pays-un-jeune-habitant
_moulèané-émy kah-anneteux-houla-houé-_
de-plus-il-y-aura-en-toi-jamais-un-jour-ou-l'au-
_sah-dsomo-tchipalane intchine-ni houne._
tre-mauvais-mot-ne-sortira-de-nos-bouches.
J'appartins dès lors définitivement à la tribu des Mamouelches du nom
de _Calfoucouratchets_. Les Indiens qui la composent sont beaucoup
moins nomades que ceux des autres tribus dont j'ai entretenu le
lecteur; ils forment pour la plupart une sorte de cour à Calfoucourah,
grand cacique ou sorte de roi dont le pouvoir s'étend, ainsi que je
l'ai déjà dit, sur toutes les autres peuplades, soit Pampéennes,
Mamouelches, Puelches ou Patagones.
Les parages qu'ils habitent sont des plus accidentés et des plus
pittoresques; ils se divisent en forêts épaisses, en plaines et en
dunes sablonneuses naturellement creusées en forme d'entonnoirs et
renfermant dans leur sein des lacs d'une eau douce et limpide autour
desquels les Indiens construisent leurs tentes. On chercherait en
vain dans les bois ou dans la plaine d'autre eau que celle des étangs
salins. Le sol presque toujours crayeux et salpêtré offre rarement
une végétation comparable à celle de la Pampa, mais en revanche les
bois sont tellement peuplés d'algarrobes que les fruits de ces arbres
suffisent presque au besoin des nombreux troupeaux qui y fourmillent.
A part quelques animaux errants par ci par là dans la plaine, rien ne
pourrait dénoncer la présence des Indiens au voyageur égaré, car ceux
qui n'habitent pas l'intérieur des dunes dressent leurs tentes à la
lisière des bois environnants.
Le caractère des Calfoucouratchets est plus sociable que celui des
autres nomades. J'ai trouvé chez eux quelque tendance à la compassion;
ils me traitèrent plus humainement. Leur sympathie sembla m'être
tout-à-fait acquise à la suite de l'évènement heureux qui me fixa
parmi eux. Grâce à la considération toute particulière qu'avait pour
moi Calfoucourah qui ne me donnait plus d'autre nom que celui de
fils--_voitium_,--ainsi qu'au revirement complet qui s'était fait
dans tous les esprits, n'ayant plus lieu de redouter aucun ennemi,
je demandai et j'obtins la permission de monter de nouveau à cheval:
sa bonté alla même jusqu'à m'accorder de faire d'assez lointaines
excursions en compagnie de quelques Indiens qui me servaient d'escorte
et d'introducteurs dans les différentes tribus que je visitai; partout
je fus accueilli avec un certain empressement et avec les marques de la
plus grande considération. Quelques-uns de mes hôtes ajoutaient encore
quelques présents à toutes leurs bonnes grâces. Ces dons consistaient
tantôt en tabac ou en provisions de bouche pour la route.
Comme je n'avais plus de raison de feindre l'ignorance, et bien que
je trouvasse quelques Indiens parlant un peu l'espagnol, je ne me
présentais jamais chez eux sans leur adresser la parole dans leur
langage, ce qui les flattait infiniment et me gagnait toute leur
confiance.
Durant l'hiver, les Calfoucouratchets sont beaucoup plus nomades que
pendant l'été, car ils sont obligés de rechercher la fertilité qui leur
fait alors défaut; cependant ils ne sortent point des parages boisés
qui sont pour eux d'une grande ressource. Les régions qu'ils habitent
étant les plus chaudes, ils sont d'une couleur foncée; leur taille est
inférieure à celle des Pampéens. Quoique aussi vigoureux et aussi forts
que ceux-ci, ils sont beaucoup plus paresseux et d'une intelligence
presque bornée.
En dehors de la chasse à l'autruche et à la gama, ils ne songent guère
qu'à manger, à boire et à dormir. Ils sont généralement d'une grande
malpropreté. Leur gourmandise est telle que lorsqu'ils ne peuvent plus
manger, dans l'appréhension où ils sont de laisser leur mâchoire en
repos, ils mâchent continuellement une sorte de résine blanche qu'ils
nomment _otcho_. Ils la recueillent sur un petit arbrisseau
connu chez eux sous le nom de _motchi_. Le goût de cette résine
est des plus insignifiants, elle les fait beaucoup cracher. A force
d'être mâchée elle devient molle et presque semblable à la gomme que
machottent les enfants en pension. C'est la première chose qu'ils
offrent à ceux qui leur rendent visite, et ils ne se font aucun
scrupule de leur donner celle qu'ils ont dans leur bouche. C'est même
chez eux un honneur que de partager de la sorte.
La paresse et le sans-gêne de ces Indiens sont tels qu'alors même
qu'ils sont entièrement dépourvus de bestiaux, ils refusent souvent
les chevaux que leurs amis s'offrent à leur prêter, pour les engager à
prendre part à quelque expédition, et qu'ils préfèrent s'installer tour
à tour chez les uns et chez les autres pour vivre à leurs dépens durant
l'hiver. Ils se contentent du seul produit de leurs chasses pendant
l'été, ou bien de quelques racines qu'ils trouvent en abondance dans le
sable fin au pied des arbres.
Nulle part, chez eux, je n'ai trouvé cette magnifique végétation que
l'on voit abonder au Brésil ou au Chili. Partout dans leurs bois, aux
algarobes et aux tchagnals, arbres fort bas, tortueux et armés de
formidables épines aussi redoutables pour les sabots des chevaux que
pour les pieds humains, s'entremêlent une foule de petits arbrisseaux
également épineux qui forment avec eux des fourrés infranchissables; de
nombreux pumas et jaguars y établissent leurs repaires et y font leurs
petits pour la nourriture desquels ils dévastent les troupeaux.
De même que les animaux, les hommes sont très-friands du fruit de
l'algarobe,--_Soë_--qui a toute l'apparence d'une cosse de
haricot, et renferme une graine fort dure. C'est une nourriture qui
fortifie les bêtes de charge et donne à leur chair un goût délicat
facile à distinguer et qu'apprécient beaucoup les Indiens.
Parmi les racines dont ces derniers font usage, le _ponieux_ est
peut-être la plus curieuse de celles que j'ai été à même de remarquer:
sa forme et sa grandeur sont celles d'une grosse carotte; son enveloppe
est épaisse et dure, d'un brun prononcé et cannelée dans le sens de
la longueur. Le sommet est surmonté d'une fleur massive d'une teinte
plus foncée et composée de deux parties séparées l'une de l'autre par
une étamine ronde et dure qui reste dans le même état pendant toutes
les phases de la maturité. L'intérieur est blanc, ferme et âcre avant
sa maturité, agréable, doux et juteux quand il est mûr. Une quantité
incalculable de graines noires, infiniment plus petites que les pépins
de figues s'entremêlent à la partie charnue. A maturité, la racine, de
même qu'un bouchon mal assujetti sur une bouteille de liquide gazeux,
sort lentement et à demi de de son enveloppe qui se fend circulairement
à sa partie supérieure, emportant avec elle une sorte de calotte. Ce
fruit répand alors une forte odeur de melon qui flatte l'odorat et
engage à y faire honneur; mais on est tout étonné de lui trouver un
goût tout différent de celui qu'il promet par son odeur et de sentir
celui de la pomme crue. Abandonné à lui-même, ce fruit bizarre devient
couleur de rouille et passe promptement à l'état de décomposition;
il se couvre de vers blancs, semblables à ceux de la viande, qui
l'absorbent mais respectent toutefois la graine qui se resème elle-même
dans sa propre enveloppe dont la décomposition plus tardive lui sert
d'engrais.
J'avais goûté maintes fois de cette sorte de racine que les Indiens
appellent _Ponieux_--pommes de terre--sans trouver rien qui pût en
justifier le nom, lorsqu'un jour mes maîtres en ayant fait une ample
provision et les ayant fait frire dans de la graisse de cheval, me
convièrent à en manger avec eux; je les trouvai excellentes, mais je ne
fus pas peu surpris de reconnaître que cette étrange racine, préparée
de la sorte, n'avait réellement plus d'autre goût que celui de la pomme
de terre. Je regrette bien vivement aujourd'hui de n'avoir pu, dans ma
fuite précipitée et imprévue, emporter avec moi un échantillon de cette
racine légumineuse inconnue certainement en Europe et dont la culture
serait des plus faciles. Beaucoup d'Indiens la mangent crue; je fis
souvent comme eux, mais m'étant aperçu de la propriété qu'a ce légume
de provoquer à l'inflammation et à la constipation, je n'en mangeai
plus qu'avec modération, et je compris pourquoi les Indiens après en
avoir mangé un certain nombre avalaient tant de graisse de cheval
liquéfiée.
Les occupations des femmes Mamouelches sont les mêmes que celles
des Indiennes de toutes les autres tribus, c'est-à-dire qu'elles
sont esclaves de leurs maris, dont la fainéantise est encore,
en quelque sorte, plus grande; ce qui n'est pas peu dire. Elles
soignent beaucoup moins leur toilette, et sont généralement plus
malpropres. Leur intelligence et leur adresse sont très-bornées; elles
confectionnent aussi des manteaux de laine fort grossiers, et des
_Lamatras_--couvertures de cheval;--mais la laine dont elles se
servent est généralement mal lavée et mal filée. Ainsi que leurs maris,
les femmes sont fort nonchalantes; mais comme ceux-ci sont d'autant
plus exigeants par cela même qu'ils ne font rien, elles sont souvent
exposées à leurs mauvais traitements. La jalousie, ver rongeur de
toutes ces âmes brutes, est chez elles poussée à l'excès; aussi les
vengeances y sont-elles très-fréquentes.
La superstition des Indiens se montre à tous les instants, et jusque
dans les plus petites choses. Il n'est pas jusqu'aux changements de
temps qui n'influent sur leurs esprits. Fort gais, lorsqu'il fait beau,
ils deviennent muets et presque moroses lorsque le temps est mauvais;
les visiteurs qui se présentent chez eux se ressentent toujours de ces
impressions, car au lieu de la politesse et des égards auxquels ils ont
droit de s'attendre, ils essuient souvent des brusqueries.
Les Mamouelches sont assez doux et serviables entre eux, mais ils
n'ont aucun respect pour la propriété, même pour celle de leurs
meilleurs amis. Ils s'entrevolent continuellement et nuitamment
des animaux qu'ils tuent au loin, en ayant soin de cacher de côté
et d'autre les os et les peaux, et de faire maints détours pour en
rapporter chez eux la viande. J'en ai vu beaucoup recevoir avec la plus
grande assurance la visite de leurs dupes auxquelles ils servaient même
à manger la chair des animaux qu'ils leur avaient volés, tout en ayant
l'air de prendre une part très-vive à leur perte. Leur effronterie
allait même quelquefois jusqu'à leur proposer de les accompagner dans
leurs recherches: cette proposition était généralement acceptée,
car les amis guidés par un certain instinct de méfiance ou même par
quelques indices, savaient parfaitement être chez les délinquants,
contre lesquels ils cherchaient seulement à acquérir des preuves
irrécusables.
Ce genre de recherches offre bien des difficultés, mais la persévérance
et la perspicacité des Indiens sont telles que souvent les préjudiciés
parviennent à rassembler le cuir et les os accusateurs et à suivre
une à une les traces--_rastros_--du chemin pris par les voleurs.
Quand ils ont acquis toutes ces preuves, ils se présentent chez eux
accompagnés de témoins et les accusent hautement de leur indélicatesse.
Peu de coupables se rendent à l'évidence; ils accueillent presque
toujours avec arrogance les réclamants qui se voient alors réduits à
employer la force pour obtenir justice. Ils les traînent bon gré mal
gré chez Calfoucourah, qui fixe lui-même le montant des dommages et
intérêts dont le chiffre s'élève toujours très-haut; et, afin que les
condamnés ne puissent se soustraire à la décision du chef, ils sont
tenus de s'exécuter séance tenante.
Dans tous les parages boisés comme au sein de la Pampa,
on est durant les chaleurs horriblement incommodé par les
moustiques--_riris_--qui vous privent de tout sommeil. Les
Indiens avant de s'endormir ont la précaution de se couvrir le corps
avec le plus grand soin et de se coucher la tête au vent, après avoir
embrasé des petits tas de fiente à demi-sèche, dont la fumée épaisse
leur passant au dessus du visage éloigne ces malfaisants visiteurs.
Ces insectes insipides ne sont pas du reste le seul fléau à redouter,
car de quelque côté que l'on s'aventure, de jour ou de nuit, on est
continuellement harcelé par une sorte de taons--_tavanas_--qui
s'acharnent après vous aussi bien qu'après les animaux et vous criblent
le corps de douloureuses piqûres, d'où le sang coule en abondance. Je
m'en suis vu parfois tellement couvert étant à cheval, que d'un seul
revers de main j'en tuais jusqu'à plusieurs centaines à la fois, et que
je paraissais m'être roulé dans des flots de sang.
Quelle que soit la nature des parages habités par les Indiens, on y
trouve une grande quantité de serpents dont la longueur varie depuis
cinquante centimètres jusqu'à un mètre vingt et trente centimètres,
et auxquels les nomades donnent le nom de _tchochia_. Ils ont le
dessus du corps d'un vert foncé, les flancs dorés et le ventre marbré
de bleu, de rouge, de blanc et de noir. Les Indiens redoutent beaucoup
leur piqûre qu'ils disent être sans remède. Ces reptiles n'attaquent
jamais l'homme à moins qu'ils n'en soient menacés. Ils ont pour
habitude de se faufiler parmi les hautes herbes; là ils s'endorment
pendant le plus fort de la chaleur, ce qui expose fréquemment les
bestiaux à en être piqués, car ne les apercevant pas, ils leur marchent
en plein dessus, ou bien encore il leur arrive fort souvent en paissant
de plonger leur tête précisément dans les touffes qui les abritent.
J'ai vu quantité de chevaux et de bœufs piqués aux naseaux, mourir en
deux ou trois heures à peine, des suites de ces morsures. Le tchochia
se nourrit de crapauds, d'animaux qu'il poursuit jusque dans leurs
terriers, ou d'oiseaux qu'il charme en se cachant dans les buissons.
Durant l'été on peut à peine faire quelques pas sans en rencontrer et
bien qu'ils ne soient pas doués d'une grande vivacité, les Indiens en
ont grand peur. Ils les tuent de loin, avec leurs frondes ou bien avec
leurs lances qui n'ont pas moins de quinze à vingt pieds de long.
Ayant dès les premiers temps de ma captivité, remarqué l'épouvante que
ces animaux inspiraient à mes maîtres, je voulus leur donner une preuve
de mon mépris du danger, et quoique je fusse complètement nu, j'en tuai
un en lui écrasant la tête avec mon talon. Je n'aurais jamais pensé
voir ces sauvages aussi stupéfiés qu'ils le furent à la vue de cet
acte de témérité; ils s'éloignèrent aussitôt de moi en témoignant une
telle frayeur et une telle colère que je jugeai prudent de ne leur plus
donner pareil spectacle.
Dans une autre circonstance cependant, un de ces reptiles contribua
beaucoup à donner aux Indiens une haute idée de ma personne. J'étais
occupé à leur creuser un puits avec une pelle faite d'une omoplate de
cheval fixée au bout d'un bâton, et comme ce travail que je faisais
en plein soleil me fatiguait extrêmement, je me reposais de temps à
autre en m'adossant à l'un des bords. Dans un de ces moments je fus
tout à coup entouré par un tchochia qui s'enroula autour de mon corps.
Malgré l'émotion que me causa son froid contact, je fus assez heureux
pour ne pas perdre toute présence d'esprit; saisissant prestement le
reptile avec mes deux mains, je le rejetai au loin; il tomba au milieu
des Indiens stupéfaits et épouvantés, qui se sauvèrent à toutes jambes
en poussant des cris de détresse. Je n'avais point été piqué, mais
durant le reste de la journée je craignis d'être atteint d'un malaise
récemment éprouvé par un Indien qui s'était recouvert d'un manteau sur
lequel j'avais vu ramper un tchochia. Fort heureusement j'en fus quitte
pour la peur, et j'eus même le bonheur de voir tourner cet incident à
mon profit, car j'entendis les indiens dire de moi:
_El-mey-tah-tefa-quimé-comé-ouignecaè_-
Et-mais-voilà-un-bon-chrétien
_rouf-domo laéh-lane-comé-lagane-tchi_
car-vraiment-il-n'est-pas-mort-il-est-bien-ce
_ouet-chet-vita-ouènetrou-méah_.
jeune-homme-avec-Dieu-sans-doute.
et ils me donnèrent des marques de la plus grande considération.
CHAPITRE IX
Orgies des Indiens.--Leurs différentes boissons. Je me construis une
case.--Sciences des Indiens.
Sans exception de tribu, de rang, de sexe ou d'âge tous les Indiens
aiment à s'enivrer.
L'ivresse est chez eux considérée comme le _nec plus ultrà_ du
bonheur, et pour une rasade de liqueur bientôt ingurgitée ils donnent
volontiers jusqu'à leurs plus précieux objets. Ils n'en sont cependant
point avares, car dès que l'un d'eux revient de quelque lointain voyage
et qu'il apporte de l'alcool, toute la horde semble prendre à tâche de
ne pas même lui laisser le temps de desseller ses chevaux; elle envahit
aussitôt son domicile dans l'espoir de déguster gratis une partie de
cette liqueur tant convoitée. Le propriétaire du _roukah_ contente
de son mieux tous ces importuns auxquels il fait l'accueil le plus
gracieux.
Les Indiens boivent souvent pendant plusieurs jours consécutifs et en
plein soleil sans que leur santé en souffre aucunement; ils conservent
même toute leur mémoire pendant le plus fort de leur ivresse, et si le
hasard a mis entre leurs mains une bouteille, on peut être tranquillisé
sur son contenu qui ne saurait se renverser par suite de l'habitude
qu'ils ont de mettre un doigt dans le goulot et de la saisir fortement
entre les autres.
Je n'ai jamais rien vu d'aussi dégoûtant et de plus extraordinaire
que ce mélange d'hommes et de femmes sauvages entassés pêle mêle,
parlant, chantant ou hurlant tour à tour, se traînant sur le siége ou
sur les mains pour chercher à se dérober les uns aux autres quelques
gouttes de liqueur, ou pour s'invectiver de la plus rude façon. Ces
orgies s'achèvent rarement sans coup férir, car les Indiens ont ainsi
que les hommes civilisés la fâcheuse habitude de choisir ces moments
pour raconter leurs hauts faits. Et comme au récit de leurs exploits il
arrive fréquemment que le mot _ouignecaé_--chrétien--est prononcé,
la haine qu'ils éprouvent pour ces derniers se traduit souvent par
d'effroyables mêlées, dans lesquelles hommes et femmes se croyant sans
doute attaqués par les Espagnols s'entretueraient immanquablement si,
quelques-uns moins ivres ou plus raisonnables ne parvenaient à désarmer
les mutins.
Les Indiens transportent la liqueur à dos de cheval; ils la mettent
dans des peaux d'autruches ou de moutons, mais ils préfèrent
généralement ces dernières comme étant plus faciles à préparer et d'une
plus grande contenance. Ils en font des outres auxquelles ils donnent
le nom de _ounékas_ et qui résistent parfaitement à la pression
des sangles. Ils les préparent de la manière suivante: ils égorgent les
moutons, en séparent la tête et retirent la peau tout d'une pièce en
pratiquant seulement une ouverture depuis le bas d'une des jambes de
l'arrière-train jusqu'à la panse, par où ils trouvent moyen de faire
passer le corps entier; ensuite ils font des ligatures au cou et à
l'arrière-train, puis ils gonflent la peau pour la tondre et la laver;
enfin après l'avoir fait sécher ils l'assouplissent en la frottant
entre leurs mains.
Si les Mamouelches sont moins favorisés que les Puelches et les
Pampéens, car il se passe parfois bien du temps avant qu'ils puissent
se procurer du _Ouignecaë Poulcou_--liqueur des chrétiens,--ils
n'en trouvent pas moins les moyens de s'enivrer assez fréquemment
durant l'été et l'automne, à l'aide de boissons de leur fabrication. La
nature qui les prive de certains fruits qu'on s'attendrait volontiers
à trouver dans les vastes forêts qu'ils habitent, leur en donne
quelques-uns dont ils savent tirer bon parti: l'algarrobe par exemple
qui sert à l'engrais de leurs troupeaux et à fabriquer de la liqueur,
le piquinino--_trulcaouèt_,--et une espèce de figue de Barbarie
dont la saveur est des plus agréables.
Les Indiens cueillent de grandes quantités d'algarrobes qu'ils
écrasent entre deux pierres et qu'ils mettent dans des poches de
cuir remplies d'eau, afin d'obtenir le _soé-Poulcou_, boisson
qu'ils laissent fermenter pendant plusieurs jours et sur laquelle se
forme une écume qu'ils enlèvent avec soin; ils y ajoutent une autre
portion d'algarrobe bouilli et mêlent le tout en l'agitant fortement.
Cette préparation est assez agréable et les enivre complètement; mais
ils n'en peuvent boire une grande quantité sans avoir à redouter de
violentes coliques et des contractions nerveuses qui les abattent
complètement. Ils mangent aussi de l'algarrobe cru mais avec beaucoup
de réserve, car ce fruit quoique très-sucré contient un acide qui leur
fait enfler les lèvres, les gencives et la langue, et leur occasionne
en même temps une brûlante sécheresse qui empêche souvent les moins
raisonnables de manger pendant un ou deux jours.
Le _Trulcaouët_ connu des Espagnols sous le nom de piquinino
est pour le moins aussi abondant que l'algarrobe, et il est beaucoup
plus apprécié des Indiens qui, de même que des enfants, sont grands
amateurs de toutes choses sucrées. La forme de ce fruit est ovale;
il a la grosseur d'un pois. Il y en a de deux sortes: le rouge et le
noir. Son goût est des plus agréables, mais ce fruit est tellement
délicat que sous la plus légère pression toute la partie charnue se
transforme en une liqueur épaisse. L'arbrisseau qui le donne n'atteint
pas plus de quatre à cinq pieds de hauteur. Il est fort touffu, a des
branches délicates et flexibles hérissées d'une infinité de petites
épines qui, lorsque l'on veut faire la cueillette à la main, se brisent
dans les chairs où l'introduction de leur venin occasionne de petites
tuméfactions douloureuses. Ses feuilles sont petites, rondes et d'une
couleur vert pré. Si les Indiens étaient réduits à cueillir ce fruit
à la main, malgré toute leur patience, ils ne pourraient satisfaire
leur avide gourmandise; aussi emploient-ils un moyen aussi simple
que commode qui les garantit de toute piqûre et leur permet d'emplir
en quelques instants les petits sacs dont ils se munissent pour les
transporter: ils déposent au pied de l'arbrisseau un grand cuir sur
lequel ils font tomber tous les fruits en frappant légèrement chaque
branche avec un petit bâton. Quand ils en ont récolté ainsi une
quantité suffisante à leurs besoins, ils les vannent avec un autre cuir
de mouton soigneusement pelé et parfaitement tendu sur un cerceau,
pour en séparer les nombreuses feuilles et les épines qui, malgré
toutes leurs précautions, s'y mêlent le plus souvent. Cette opération
terminée, ils se bourrent à qui mieux mieux, remplissent leurs petits
sacs qu'ils suspendent de chaque côté de leurs selles, puis ils
rejoignent au galop leur résidence, où de nombreux paresseux, abusant
du titre de visiteurs, viennent se régaler à leurs dépens. Cependant
malgré leur grande affluence, ces gourmands ne sauraient absorber
toute la provision, car, la maîtresse du logis, en dépit de ses hôtes
indiscrets, leur enlève résolument la plus grande portion transformée
en liqueur, et la verse dans un cuir de cheval arrondi en forme de
vase où elle la laisse fermenter pendant quatre à cinq jours. Au bout
de ce temps, ayant ainsi obtenu une liqueur sucrée et délicieuse assez
analogue à du sirop de groseille, elle réunit plusieurs amis qui
la dégustent avec bonheur. L'effet de cette liqueur, fort agréable
au palais, ne tarde pas à se produire, car elle enivre presque
instantanément. Toutefois les entrailles n'en souffrent aucunement,
tandis que le fruit mangé en certaine quantité cause une irritation
douloureuse et resserre tellement le corps que les Indiens avalent
force graisse de cheval, leur seul remède dans ces cas.
Les Mamouelches avaient pour moi une telle considération qu'il
fallait que je prisse part à tous leurs plaisirs et festins: c'est
ainsi que j'eus occasion de goûter de leurs liqueurs. Malgré toutes
leurs bonnes grâces, preuves évidentes du cas qu'ils faisaient de ma
personne, souvent la joie que ces Indiens manifestaient en ma présence
me rappelait encore plus vivement ma triste position et rendait plus
cuisant le souvenir de ma famille et de ma patrie. Alors des larmes
amères envahissaient mes paupières. Heureusement les Indiens se
méprenaient sur leur cause; elles leur paraissaient aussi naturelles
que les leurs produites par l'ivresse, et flattés à la vue de ce
qu'ils croyaient n'être chez moi qu'un instinct d'imitation, ils me
prodiguaient leur tabac en signe de sympathie.
Quelquefois ils me forcèrent à leur chanter quelque chose dans mon
langage. Ne pouvant me soustraire à leur désir, et bien que je n'en
eusse aucune envie, je leur chantais ce qui me passait par la tête;
puis, comme ils m'en demandaient souvent la traduction, je la leur
donnais toujours à leur avantage, en sorte que je les laissais ainsi
dans la conviction que je ressentais pour eux la plus sincère amitié.
Dans mon malheur, je n'avais jamais été si heureux qu'au milieu de
cette peuplade, où en ma qualité de _tchilca-tuvey_--écrivain
du grand Cacique--je jouissais de la considération générale et d'un
certain crédit. Sur ma demande je fus autorisé par Calfoucourah à me
construire une petite case en jonc, près de sa tente. Il prit plaisir à
me voir exécuter ce travail dont il suivait journellement les progrès.
Cette petite habitation était divisée de manière à m'offrir toutes
les commodités possibles. Elle était carrée et partagée en trois
compartiments, dont l'un me servait de chambre à coucher, l'autre de
cuisine, et enfin le dernier qui correspondait à la porte d'entrée,
servait à déposer ma selle et mes ustensiles de chasse. J'avais tressé
une natte qui, parfaitement tendue sur un cadre, me servait de lit, et
j'avais exhaussé le sol afin de me garantir de l'humidité. La toiture
plate et un peu inclinée me servait de terrasse; j'y montais à l'aide
d'une petite échelle de jonc, dont les échelons étaient solidement
fixés avec des bouts de lazzo. Dans la cuisine j'avais creusé une sorte
de fourneau au-dessus duquel je suspendais la viande que je voulais
faire rôtir. Comme j'étais assez éloigné des étangs je m'étais creusé
un puits d'environ deux mètres dans lequel l'eau abondait. Calfoucourah
m'honora souvent de ses visites, et lorsqu'il se présentait chez moi,
il avait la bonté d'agir avec autant de bienveillance que lorsqu'il
visitait ses amis; jamais il ne s'en retournait sans s'être enquis de
tout ce dont je pouvais avoir besoin, pour me l'envoyer aussitôt.
Ses femmes alors au nombre de trente-deux, étaient chargées, à tour de
rôle, de me fournir des aliments, attention que je savais reconnaître
scrupuleusement du reste, par quelques prévenances qui me valaient
toutes leurs bonnes grâces.
Calfoucourah consacrait généralement à sa nombreuse famille tous les
instants que ne lui enlevaient pas les visiteurs et les affaires. Quand
il recevait, il était généralement assisté de deux de ses épouses:
l'une jeune, l'autre âgée. Il partageait ses repas avec la première,
tandis que l'autre était chargée d'entretenir sa pipe constamment
pleine et allumée. Elle allait et venait sans cesse pour transmettre
ses ordres aux uns et aux autres, et elle faisait distribuer à boire et
à manger aux visiteurs. Calfoucourah était père de nombreux enfants;
car chacune de ses femmes lui avait donné fils et filles; mais son
grand âge ne lui permettant plus d'être assez empressé auprès de celles
que le temps n'avait pas encore flétries, il en résultait qu'elles lui
faisaient des infidélités qui maintenaient sa jalousie en éveil. Comme
il jouissait d'une excellente vue, pendant la plupart des nuits il
sortait sans bruit de sa tente et rôdait aux alentours pour tâcher de
les surprendre en défaut. Lorsqu'il y parvenait, il les frappait ainsi
que leurs complices, soit avec un couteau ou avec une boléadora. Quand
il leur avait joué de ces sortes de tours, il rentrait se coucher aussi
tranquillement que si rien d'extraordinaire ne se fût passé; mais le
lendemain matin il envoyait chercher les délinquants, et se les faisait
amener devant lui: la femme recevait une sévère réprimande; quant à
l'homme, il le condamnait à payer une forte rançon ou à mourir.
Malgré ses cent trois ans, ce vieillard montait souvent à cheval, et
presque aussi lestement que les plus jeunes. Il affectionnait beaucoup
la chasse où il donnait encore des preuves de la plus grande adresse,
et au besoin, il maniait aussi la lance avec autant de dextérité que
le premier venu de ses soldats. Lorsqu'il était entouré d'un nombreux
auditoire, sa voix grave et sonore, dominant le brouhaha de la foule
compacte, se faisait entendre souvent pendant plusieurs heures
consécutives; il ne s'interrompait que pour recommencer encore, après
avoir seulement pris le temps de humer quelques bouffées de tabac.
On a souvent supposé, ainsi que le dit lui-même d'Orbigny, et cela
faute de connaissances positives, que la langue Patagone est peu
étendue, grossière même; qu'elle manque de termes pour exprimer
complètement une pensée, une idée fixe, ou bien encore la passion.
C'est une grave erreur. Il ne faut pas croire que les peuples chasseurs
dont je parle, tantôt isolés dans des forêts vierges, ou jetés au
milieu de plaines sans bornes, soient privés de formes élégantes de
langage, de figures riches et variées; ils s'expriment au contraire,
selon les circonstances, avec beaucoup de netteté et même de poésie.
Qu'auraient donc pu dire d'ailleurs ces infatigables orateurs que
j'ai vus chez les Patagons, chez les Puelches, et que je retrouvai
encore chez les Pampéens et chez les Mamouelches et qui ainsi que
Calfoucourah, dont j'ai parlé plus haut, savaient si bien émouvoir
leur auditoire et l'animer de leurs discours? Leur langage n'est, il
est vrai, composé que d'un nombre limité de mots, dont les uns servent
à dénommer tous les objets qu'ils ont constamment sous les yeux et
les autres de simples mots de convention, qui, entremêlés les uns aux
autres et intercalés de telle ou telle manière, rendent l'expression
de la pensée; mais ils la rendent toutefois complète, sans lacunes ni
imperfections.
Les Indiens savent parfaitement bien compter; ils emploient des noms
de nombres qu'ils classent ainsi que nous, par dizaines. Ils arrivent
ainsi jusqu'à cent, et de cent à mille etc. Leurs unités sont:
_Quinié-Opouh-colah-melly-quetchou-cayou-_
Un-deux-trois-quatre-cinq-six-
_réulley-pourah-ailliah-Mary, Mary-quinié_,-
sept-huit-neuf-dix-onze-
_mary-opouh,-mary-colao,-mary-melly,-mary_-quètchou,-
douze-treize-quatorze-
_-mary-cayou,-mary-reulley,-mary-pourah_,-
quinze-seize-dix-sept-dix-huit-
_mary-ailliah,-opouh-mary_.
dix-neuf-vingt.
Bien qu'ils ne sachent ni lire ni écrire, ils résolvent presque
instantanément des calculs qui nous demanderaient souvent beaucoup
de temps. Ils se servent pour cela, soit de brins d'herbe, de petits
éclats de bois de différentes longueurs, ou bien encore de cailloux
de grosseurs variées. Les uns, les plus courts ou les plus petits,
représentent les unités; les autres, les plus grands ou les plus gros,
représentent les dizaines; et jamais ils ne se trompent dans leurs
comptes, quelque importants qu'ils soient. Ils enseignent cette science
à leurs enfants dès l'âge le plus tendre, de sorte que grâce à leur
prodigieuse mémoire, hommes, femmes et enfants indifféremment, sont
capables d'étonner nos meilleurs calculateurs.
Les années pour eux se comptent d'un hiver à l'autre; ils les nomment
_tchipandos_ et ils les subdivisent par lunes qu'ils nomment
_quiènes_. S'ils veulent parler de la lune dans laquelle ils sont,
ils disent _tefa-tchi-quiène_ ou bien de celle à venir ils disent:
_quiène-oulah_. A défaut d'heures, ils calculent la durée du temps
parcouru ou à parcourir sur la marche du soleil: le matin ou l'aube se
nomme _Pouh liouène_, midi ou milieu du jour _renny-enneteu_,
la soirée _épey-poune_, la nuit _poune_. Malgré toute cette
possibilité de se rendre compte exactement de la durée de leur vie,
les Indiens négligent de s'en préoccuper; cela ne se fait guère que
pour les caciques de chaque tribu respective. Ils ont aussi quelques
connaissances en astronomie, et savent parfaitement s'orienter
nuitamment, à l'aide des astres auxquels ils donnent des noms
particuliers; étude qui m'a aidé dans ma fuite.
CHAPITRE X
Fêtes religieuses des Indiens.
A de certaines époques de l'année les Indiens observent des fêtes
religieuses. La première a lieu dans l'été, et elle est consacrée au
Dieu du bien--_Vita-ouènetrou_--dans le but de le remercier de
tous ses bienfaits passés et de le prier de les leur continuer dans
l'avenir.
C'est généralement le grand Cacique qui en fixe l'époque et la durée.
D'après ses ordres, tous les chefs des tribus réunissent leurs
administrés, soit dans leurs parages respectifs, soit dans un endroit
désigné.
Les préparatifs se font avec toute la pompe religieuse dont ils sont
capables; ils se graissent les cheveux et se peignent la figure avec
plus de soin que de coutume. Les vêtements des riches se composent
pendant ces grands jours de tous les objets volés aux chrétiens, et
qu'ils ont conservés à cet effet avec le plus grand soin. Les uns sont
revêtus d'une chemise qu'ils ont soin de laisser flotter au-dessus
des mantes dont ils s'entourent la taille; d'autres n'ayant point de
chemise étalent avec orgueil à l'admiration de tous, un mauvais manteau
espagnol, ou une bien courte veste que n'accompagne pas un pantalon;
d'autres enfin, couverts seulement d'un pantalon souvent mis sens
devant derrière, sont coiffés d'un képi sans visière, ou d'un chapeau à
haute forme, et chaussés tantôt d'une botte ou d'un soulier. Rien n'est
plus comique que ces accoutrements bizarres, portés par des hommes dont
la gravité habituelle se maintient même pendant le cours de cette fête
durant laquelle il est expressément interdit de rire.
Dès le commencement de la cérémonie, les femmes transportent
provisoirement leurs tentes au centre de l'emplacement choisi par le
Cacique. Les hommes n'arrivent que quand ces préparatifs sont achevés;
ils en font trois fois le tour au grand galop, en poussant le cri de
guerre et en agitant leurs lances. Ces trois tours terminés, ils se
placent sur une seule file et plantent leurs lances sur un front dont
la régularité parfaite flatte le coup-d'œil. Les femmes vont ensuite
prendre la place de leurs maris, qui, après avoir mis pied à terre pour
attacher leurs chevaux, s'en reviennent former un second rang derrière
elles.
La danse commence alors, sans changement de place autrement que
de droite à gauche. Les femmes chantent sur un ton plaintif, et
s'accompagnent en frappant sur un tambour en bois recouvert de peau
de chat sauvage, bigarré de couleurs et de dessins semblables à ceux
qu'elles ont sur la figure. Les hommes pirouettent sur eux-mêmes
en boitant de la jambe opposée à celle de la femme, et soufflent à
pleins poumons dans un morceau de jonc creusé qui rend le son aigu et
étourdissant d'une clé de gros calibre.
Cet ensemble est de l'effet le plus original, vu la contrariété des
mouvements de part et d'autre et la raideur des danseurs. A un signal
du Cacique présidant la fête, des cris d'alerte retentissent, les
hommes sautent vivement à cheval, interrompant ainsi brusquement la
danse pour se livrer à une fantasque cavalcade autour de l'emplacement
de la fête, tout en agitant leurs armes et en poussant de nouveau le
sinistre cri de guerre qu'ils font retentir dans leurs pillages.
Dans les intervalles que laissent ces courses effrénées, chacun se rend
visite dans l'espoir de déguster un peu de laitage pourri conservé dans
un cuir de cheval; c'est un mets des plus friands selon eux, et qui
leur procure cependant le doux effet d'une copieuse médecine.
Le quatrième jour, dès le grand matin, pour clore la cérémonie, un
jeune cheval, un bœuf et deux moutons donnés par les plus riches
d'entre eux sont sacrifiés à Dieu. Après les avoir renversés sur le
sol, la tête tournée du côté du levant, le Cacique désigne un homme
pour opérer l'ouverture de la poitrine de chaque victime et en extirper
le cœur, qui palpitant encore est suspendu à une lance inclinée vers
le levant. Alors la foule empressée et curieuse, les yeux fixés sur
le sang qui coule d'une large incision faite à cet organe, tire des
augures qui presque toujours sont à son avantage: puis elle se retire
dans son lieu d'habitation, pensant que Dieu, fort satisfait de sa
conduite, lui sera favorable dans toutes ses entreprises.
La seconde fête a lieu dans l'automne; elle est célébrée en l'honneur
de _Houacouvou_, directeur des esprits malfaisants. Elle a pour
but de le conjurer d'éloigner d'eux tous maléfices.
Ainsi que dans la première fête, les Indiens se parent de leur mieux
et s'assemblent par tribus seulement, chaque cacique en tête. La
réunion de tout le bétail a lieu en masse. Les hommes forment alentour
un double cercle, galopant sans cesse en sens contraire afin qu'aucun
de ces fougueux animaux ne s'échappe. Ils invoquent _Houacouvou_ à
haute voix et renversent goutte à goutte du lait fermenté contenu dans
des cornes de bœuf que leur présentent leurs femmes pendant qu'ils font
le tour des animaux. Après avoir réitéré trois ou quatre fois cette
cérémonie, ils jettent sur les chevaux et sur les bœufs ce qui reste
de laitage, afin, disent-ils, de les préserver de toute maladie; après
quoi, chacun sépare son bien et le conduit à quelque distance pour
revenir ensuite s'assembler de nouveau autour du cacique, qui, dans un
long et chaleureux discours les engage à ne jamais oublier Houacouvou
dans leurs prières, et à se préparer promptement à lui être agréable,
en allant chez les chrétiens porter la désolation et augmenter leurs
troupeaux. Chacun reconnaissant la sagesse d'un tel conseil, agite ses
armes en priant Houacouvou de les bénir et d'en faire dans leurs mains
des instruments de bonheur pour leurs tribus et de mort pour tous les
chrétiens qui tenteraient de leur disputer leurs biens ou leur vie.
Ces êtres n'ont aucun sentiment de pitié. Plus ils font de victimes,
plus ils s'en enorgueillissent. Ils considèrent les êtres civilisés
comme des sorciers et des ennemis; ils les accusent de tous les maux
qui peuvent les atteindre.
Avant l'apparition des _ouignecaés_, disent-ils, nous vivions
paisiblement sur tous les points de cette terre qu'ils nous ont ravie
par la force, sans respect pour la volonté de Dieu qui nous y a fait
naître et nous en a donné la propriété. A qui donc sont ces bœufs
et ces chevaux, créés comme nous dans ces parages, sinon à nous?
_téouas-ouignecaés_--ces chiens de chrétiens,--ne nous ont point
épargnés; non-seulement ils nous ont ravi nos biens, mais ils n'ont
pas craint de tremper leurs mains, avides d'or, dans notre sang. A
tout jamais ils seront nos ennemis; nous lutterons contre eux jusqu'à
la mort pour leur reprendre peu à peu ce qu'ils nous ont dérobé d'un
seul coup. Pourquoi ces chiens de chrétiens sont-ils assez téméraires
pour venir jusqu'ici au lieu de rester chez eux? Dieu nous ordonne de
troubler leur tranquillité et de nous opposer à la réussite de leurs
projets. Il nous commande de leur prendre leurs femmes et leurs enfants
pour nous en servir comme d'esclaves.
Telles sont les idées de ces êtres que nous appelons sauvages.
Les Indiens croient aux talismans. Ils considèrent et conservent comme
tels maints objets insignifiants, tels que: les boules de poil durci
qu'ils trouvent dans le corps des bœufs ou les amas graveleux qui se
forment souvent dans les rognons des chevaux qui n'ont, la plupart
du temps pour s'abreuver, que des eaux calcaires. Le grand Cacique
Calfoucourah porte sur lui une sorte de relique assez curieuse qu'il
trouva étant tout enfant. C'est une petite pierre bleue, dont le nom
lui est resté, à laquelle la nature s'est plu à donner presque une
forme humaine; la superstition des Indiens la leur fait regarder comme
un talisman. Selon eux, Houacouvou ne l'a fait tomber entre ses mains
que pour le préserver de tout danger et pour le rendre invincible.
C'est à elle qu'ils attribuent tous les succès de Calfoucourah: ce
qui les confirme dans cette croyance, c'est l'organisation vraiment
exceptionnelle de ce chef et son intelligence très-supérieure à celle
de tous les autres caciques qui s'accordent à dire que jamais ils ne
pourraient le remplacer. Il n'est pas jusqu'aux Hispanos-Américains,
auxquels il a fait tant de mal, qui ne se plaisent à reconnaître et à
admirer sa bravoure et ses capacités hors ligne.
Cet homme, j'en suis convaincu, n'aurait point été ennemi de la
civilisation, car il était doué d'instincts généreux. Il avait le
sentiment de la justice, mais malheureusement pour les Argentins,
pour lesquels sa soumission eût été la source de grandes richesses,
leur manque d'habileté et leur inconstance en politique ont détourné
ses bonnes dispositions. Ce chef pour conserver toute son autorité
sur les êtres farouches qu'il commandait et commande peut-être encore
dut forcément refouler au fond de son cœur tous ses bons sentiments.
Cependant, je lui dois la vie, et le jour où pour me la laisser il
renvoya, en les déboutant de leur demande, tous ceux qui avaient juré
ma mort, ne fut pas la seule preuve que j'eus de sa générosité.
Plusieurs fois, pendant mon séjour auprès de lui, quand nous nous
trouvions seul à seul, il me tint un langage bien différent de celui
qu'il employait devant témoins, et il me prodigua des marques de la
plus grande sympathie. Il sut fort bien me faire comprendre que je
ne devais pas lui en vouloir lorsqu'il me brusquait, car ce n'était
souvent que le résultat de la violence qu'il se faisait à lui-même
pour résister au désir de m'être utile, cela étant incompatible avec
sa position et avec la surveillance qu'exerçaient sur lui les autres
Indiens; il ajoutait que si jamais je recouvrais ma liberté par
suite de circonstances inattendues, il souhaitait vivement que je me
souvinsse de lui comme d'un ami sincère. Cependant je dois dire que
malgré toutes ses belles paroles et toutes ses marques de sympathie
auxquelles il fallait que j'eusse l'air de croire aveuglément, je
savais fort bien, que le cas échéant, la haine la plus implacable
trouverait seule place dans ce cœur Indien si je lui laissais entrevoir
le vif désir que j'éprouvais de m'affranchir.
Néanmoins, j'affectai de paraître très-reconnaissant de tous ses bons
procédés, que je tenais du reste à mériter tant que je serais près
de lui. Pour lui en donner une preuve, je lui proposai un jour de
semer tout un sac de maïs provenant d'une expédition dans la province
de Buenos-Ayres. Cette offre lui plut infiniment: nous choisîmes
ensemble un endroit propice, et, chaque matin, dès l'aurore, je me mis
à travailler. Je fis d'abord un fossé assez large, pour empêcher le
bétail de pénétrer dans le champ.
Calfoucourah venait jusqu'à deux et trois fois par jour, suivre des
yeux mon travail et m'encourager. Il me faisait fumer sa pipe et
m'appelait son fils. Quand j'achevai ce fossé qui était large d'au
moins un mètre cinquante et profond de deux, il me fit venir dans un
roukah et après m'avoir fait partager son repas, il me fit présent d'un
manteau: quoiqu'à demi usé, cet objet me causa une grande joie car
c'était le premier vêtement que je possédais depuis le commencement de
ma captivité.
J'avais déjà beaucoup fait en creusant le fossé, mais l'embarras pour
moi était de trouver un moyen de labourer cette terre non défrichée.
Il me manquait pour cela une charrue. J'aurais sans doute été réduit à
la bêcher avec mon incommode pelle et je n'aurais que fort lentement
avancé dans ce travail fatiguant, si je n'eusse eu le bonheur de
trouver dans le voisinage une hache que je pus affiler. A l'aide de
cet instrument j'abattis un petit arbre dont une des branches formait
avec le tronc un angle aigu, et je taillai l'extrémité en forme de soc.
Au nombre du bétail se trouvaient deux bœufs de labour que j'attelai
tant bien que mal à cette charrue grossière; à force de persévérance
je parvins à labourer passablement l'enclos, lequel avait environ
cinq cents mètres carrés. Quand je l'eus ensemencé je chargeai de
pierre un fort cuir de bœuf auquel j'attelai trois chevaux, et je
m'en servis pour herser. La nature ayant pris soin de faire le reste,
je vis bientôt éclore une grande quantité de tiges de maïs qui, en
peu de temps donnèrent une récolte magnifique. Ce succès me captiva
complètement l'amitié et les bonnes grâces de Calfoucourah et celles
de ses trente-deux femmes qui parurent redoubler encore pour moi
d'attentions et d'égards.
Un jour voulant, selon mon habitude, abattre un bœuf d'un seul coup de
poignard au défaut de la nuque, un lazzo qui le retenait s'étant rompu,
je manquai mon coup, et je fus piétiné par l'animal furieux et blessé,
de dessous duquel on ne m'arracha qu'à grand peine tout sanglant et
meurtri. Tandis qu'il me labourait le corps de ses cornes, j'avais
perdu connaissance: lorsque je revins à moi, j'étais étendu sur des
cuirs de mouton, la tête reposant sur les genoux d'une des épouses du
grand Cacique, qui me prodiguait les soins les plus empressés et sembla
ainsi que tous les Indiens dont j'étais entouré toute joyeuse en me
voyant renaître à la vie.
Je fus quelque temps à me remettre des suites de ce terrible accident,
dans lequel j'avais failli perdre un œil, car j'avais eu une paupière
déchirée.
Malgré toutes les prévenances des Indiens et toute ma diplomatie, je
n'étais pas complètement à l'abri de leurs mauvais traitements, car la
superstition et l'inconstance de ces êtres méfiants les portait souvent
au contraire à me faire expier dans leurs moments de colère ce qu'ils
appelaient alors leur inexcusable faiblesse à mon égard.
Bien qu'il n'entrât pas dans les habitudes de Calfoucourah de se faire
accompagner autrement que par ses fils ou par moi lorsqu'il voyageait,
il n'accueillait pas moins avec les marques de la plus grande
satisfaction tous ceux qui se présentaient pour lui servir d'escorte.
Vu son grand âge ce chef ne conduisait plus guère lui-même les Indiens
au pillage. Il se contentait de leur donner ses ordres ou ses conseils
pour envahir tel point plutôt que tel autre. Mais, quand parfois il se
laissait entraîner par ses idées belliqueuses et qu'il conduisait ses
soldats, il emportait avec lui ses principales richesses, consistant
en éperons et étriers d'argent, et il emmenait la plupart de ses
femmes. Là se bornait toute sa distinction d'avec le commun des
Indiens, qui seuls prenaient part au combat. Ses droits n'allaient pas
jusqu'à s'attribuer une part quelconque du butin; mais comme il était
généralement aimé et vénéré de chacun, tous mettaient leur orgueil et
leur amour-propre à lui offrir de nombreux troupeaux, composés des
plus beaux animaux pillés, ou bien encore à lui faire don de quelques
captives qu'il vendait généralement à vil prix aux Indiens des tribus
éloignées.
Calfoucourah habitait une vaste tente abondamment pourvue de toutes
choses formant le confortable des Indiens. Et sous son toit fragile un
Européen eût certes pu trouver bien des richesses entassées pêle-mêle.
Depuis plus de six mois je vivais près de cet homme, lorsque de nouveau
les Indiens sentirent la nécessité de traiter avec l'un ou l'autre
parti politique des Hispanos-américains dont la surveillance de plus en
plus active s'opposait à leurs terribles invasions.
Ils hasardèrent près des uns et des autres des démarches pacifiques
dont le résultat devait influer beaucoup sur ma destinée.
CHAPITRE XI
Comment la politique des Provinces unies de la Plata vint influer sur
ma destinée.--Le général Urquiza.--Délivrance.--Orgie générale.
Les républiques unies de la Plata, pour leur bonheur, avaient alors à
leur tête un homme sur lequel je vais arrêter un instant les yeux du
lecteur, ne serait-ce que pour lui offrir une compensation aux figures
grimaçantes, grotesques ou hideuses que j'ai décrites jusqu'ici.
Don Justo-José Urquiza, né à la Conception de l'Uraguay, dans l'Entre
Rios, ne doit rien qu'à lui-même. Sorti des rangs du peuple, simple
gaucho comme il aime à s'en vanter, n'ayant jamais reçu d'autres leçons
que celle de sa propre expérience, il s'est peu à peu frayé un chemin
par la force de son caractère et la supériorité de son intelligence.
Ses rares talents militaires lui valurent la faveur de Rosas, qui
l'avança rapidement et en fit bientôt son bras droit. Urquiza put
croire un moment que le dictateur ne s'opposait à la confédération que
pour lui donner les moyens d'accomplir de grandes choses, et peut-être
pour sauvegarder l'indépendance de son pays. Mais il ne tarda pas à
démêler les motifs de cette politique astucieuse et méfiante. Dès qu'il
s'aperçut qu'on exploitait son patriotisme au profit d'une étroite
ambition personnelle, il se tourna contre le dictateur, l'accusant de
fausser la Constitution et d'attenter aux libertés nationales. Rosas
avait plusieurs fois feint un désintéressement qui était loin de sa
pensée. Périodiquement, à des époques habilement calculées, il parlait
avec une modestie vraiment touchante, tantôt de son âge trop avancé,
tantôt de sa santé délabrée, et demandait à résigner un pouvoir dont il
ne pouvait plus, disait-il, supporter le fardeau. Mais le vieux lion
qui avait toujours vu les représentants trembler devant lui, savait
bien qu'aucun d'eux n'oserait accepter sa démission. L'assemblée se
hâtait d'implorer son dévouement et de lui arracher, par d'ardentes
supplications, un sacrifice glorieux.
Ces plates adulations passaient auprès des cours étrangères pour
l'expression du sentiment public. Urquiza choisit le moment où le
dictateur cherchait en 1851, à renouveler cette honteuse comédie;
il lança une proclamation dans laquelle il déclarait Rosas déchu
du pouvoir exécutif, et il se plaça lui-même à la tête d'un parti
qui voulait à la fois la réunion des provinces en une confédération
compacte et la libre navigation des eaux de la Plata.
Il était assuré d'avance de l'appui du Brésil, dont sa politique
servait les plus chers intérêts. Les rivières qui prennent leur source
dans le Nord de cet empire donnent accès, par l'Atlantique, à une
partie considérable de son territoire, et ce sont les provinces les
plus riches. Le Brésil avait souvent demandé à Rosas le passage de la
Plata. Pour obtenir cette concession il avait épuisé en vain toute les
ressources de la diplomatie. Urquiza venait à propos. L'antagonisme
traditionnel des Espagnols et des Portugais céda devant la nécessité
d'ouvrir au commerce du monde le Parana, l'Uraguay, le Paraguay et
leurs tributaires.
Le Brésil se rallia donc à la cause d'Urquiza et lui fournit les
forces nécessaires pour la faire triompher. Le premier mouvement
d'Urquiza fut dirigé contre Oribe qui, soutenu par les troupes de
Rosas, bloquait depuis neuf ans Montévidéo, et n'attendait, pour s'en
emparer, que le moment où cesserait l'intervention de la France et de
l'Angleterre. En attendant, Oribe ruinait Montévidéo, car il avait peu
à peu élevé autour de son camp une ville rivale, Restoracione, qui
comptait déjà dix mille habitants. L'arrivée d'Urquiza détourna des
assiégés les menaces de l'avenir. Il se présentait à la tête d'une
armée d'Entre-Rios et de Corrientinois; appuyé en outre par l'escadre
du Brésil et par un corps d'infanterie de cette même nation, il amena
Oribe à capituler presque sans coup férir. Une adresse consommée
marqua sa conduite: il mit en avant le caractère patriotique de
son entreprise, montra les dispositions les plus conciliantes, et
proclama hautement son intention d'éviter l'effusion du sang. Des
milliers de combattants grossirent bientôt ses rangs; Oribe abandonné
de ses troupes et ne pouvant plus d'ailleurs recevoir ni renforts ni
munitions, se rendit sans conditions.
Après ce succès éclatant, Urquiza se retira dans sa province pour
s'y préparer à porter un coup décisif au pouvoir de Rosas. En 1852
il repassa le Parana avec des forces considérables et s'avança, sans
rencontrer d'obstacle jusqu'à Monte-Caseros, où le dictateur accourut
à la tête de vingt mille hommes. La mémorable bataille du 3 février
1852 se termina par la défaite et la fuite de Rosas, qui s'embarqua en
toute hâte sur un vaisseau anglais, pendant que son vainqueur entrait
dans Buenos-Ayres aux acclamations de la population. Urquiza établit
son quartier-général à Palermo, et nomma gouverneur de la ville Don
Vincente Lopez, homme d'un âge déjà avancé, mais généralement aimé et
estimé.
Nommé dictateur provisoire le 14 mai, Urquiza réunit à San-Nicolas les
gouverneurs et les délégués des quatorze provinces de la Plata pour
qu'ils eussent à choisir une organisation politique. Cette assemblée se
prononça en faveur du système fédératif, et décida que les provinces
nommeraient des représentants chargés de rédiger une constitution et
d'établir les bases d'un gouvernement définitif.
Buenos-Ayres refusa de confirmer les pouvoirs que l'assemblée avait
conférés à Urquiza. Le gouverneur Lopez qui était resté fidèle aux
décisions de la majorité, ne réussit pas à les faire respecter et fut
obligé de se démettre de ses fonctions. Urquiza n'était pas homme
à hésiter; il marcha sur Buenos-Ayres, rétablit son autorité et
réinstalla son gouverneur. Après cet acte de vigueur, il se montra
clément et se borna à exiler cinq des principaux meneurs: dès qu'il
vit l'ordre affermi, il retira ses troupes de la ville et se rendit à
Santa-Fé, où devait s'assembler le congrès, qui ouvrait ses séances le
20 août. Les treize provinces de l'Entre-Rios, Corrientes, Santa-Fé,
Cordova, Mendoza, Santiago de l'Estero, Tucuman, Salta, Jujuy,
Catamarca, Hioja, San-Luiz et San-Juan y avaient envoyé chacune deux
délégués.
Une nouvelle révolte éclata à Buenos-Ayres, suscitée par d'anciens
exilés qui ne s'étaient ralliés à Urquiza que pour se débarrasser
de Rosas. Comme ils étaient pour la plupart natifs de la ville, ils
n'eurent pas de peine à soulever la population. Urquiza ne pouvait
souffrir que Buenos-Ayres fît la loi aux treize provinces, mais il ne
voulait fournir aucun prétexte à une guerre civile dont il redoutait
les conséquences. Au lieu d'employer la force contre l'insurrection,
il préféra lui laisser le temps de la réflexion, et se contenta de
publier une proclamation dans laquelle il déclarait la province de
Buenos-Ayres séparée du reste de la confédération et l'abandonnait à
sa mauvaise destinée. Sa modération ne fit qu'encourager les insurgés;
ils essayèrent de propager la révolution et envahirent la province
d'Entre-Rios. C'était braver Urquiza jusque chez lui. Il marcha contre
les envahisseurs et les rejeta sur leur territoire.
Depuis lors jusqu'à l'heure actuelle, ce n'a été entre Urquiza,
représentant les intérêts de la confédération Argentine, tendant
à unifier son immense territoire, et les préjugés égoïstes de
Buenos-Ayres rêvant un orgueilleux isolement pour sa population de
cent vingt mille âmes, qu'une série de luttes plus ou moins ouvertes,
suivies de concessions toujours forcées et peu sincères de la part des
Portenos ou Buenos-Ayriens, toujours volontaires de la part d'Urquiza,
qui s'est montré, en toute occasion désireux d'épargner à l'antique
métropole de la Plata les malheureuses extrémités de la guerre.
Voici en quels termes le commandant Page, chargé par les Etats-Unis
d'une mission dans la Plata, traçait en 1857 le portrait de cet homme
remarquable.
Urquiza, à l'époque où je le vis était encore jeune d'apparence;
son teint est brun, sa taille moyenne; admirablement proportionné,
il présente tous les dehors d'une nature énergique et vigoureuse. Sa
tête se fait remarquer par des contours amples, des plans solides, des
traits fermes et accentués. L'ensemble respire l'intelligence, mais
une intelligence qui se possède pleinement. Les yeux purs, brillants,
bien ouverts, ont un regard pénétrant. La bouche est à la fois fine
et bienveillante. C'est une tête d'homme d'état en même temps que de
héros, offrant un singulier caractère de force, de calme et d'autorité.
Pour inspirer le respect Urquiza ne recourt à aucun charlatanisme, à
aucun rôle d'emprunt; son air n'a rien de composé, et l'on sent qu'il
est à la hauteur de sa mission. Sa noble prestance, son maintien aisé,
la dignité de ses manières, sa démarche délibérée, sa parole nette et
mesurée dénotent une âme fière et loyale, un esprit lucide, un jugement
sûr. On subit volontiers l'influence qu'il exerce sur tous ceux qui
l'entourent et l'on éprouve d'autant plus de plaisir à rencontrer en
lui les rares qualités dont il est doué, que l'on sait qu'il doit tout
à lui-même: son éducation comme sa haute position. (_Note E._)
Maintenant quelques mots suffiront pour faire comprendre comment aux
profonds calculs de la politique de cet homme d'état se rattacha
fortuitement ma délivrance.
En 1859 une nouvelle scission armée de Buenos-Ayres forçait une fois
encore Urquiza à recourir à la décision des champs de bataille.
Les Indiens pressentant avec leur instinct de bêtes de proie que les
dissensions politiques des Argentins pouvaient leur offrir quelques
occasions de butin, adressèrent au général plusieurs offres d'alliance,
et plusieurs lettres rédigées par moi furent portées par des membres de
la famille de Calfoucourah.
Le général était trop fin politique pour ne pas faire un bon accueil
à ces messagers sauvages. Possesseur d'une des plus vastes estancias
de la vallée du Parana, et lui-même agronome distingué, cherchant
avant tout à développer les bienfaits de l'agriculture sur la belle
partie de terre confiée à ses soins, il savait trop combien les
établissements agricoles de la frontière du Sud ont besoin de calme
et de sécurité pour ne pas chercher à amortir par tous les moyens les
tendances agressives des Indiens leurs voisins. Il ne renvoya donc les
ambassadeurs de Calfoucourah que chargés de cadeaux de toutes sortes
et surtout de barils d'eau-de-vie; aussi leur retour fut, dans toute
la horde, sans exception de rang, d'âge et de sexe, le signal d'orgies
sans fin.
Quand je les vis livrés avec frénésie à l'ivresse, jugeant de la durée
qu'elle pouvait avoir je conçus l'idée de tenter encore une fois de
me rapprocher des contrées d'où je pourrais opérer mon retour dans ma
patrie et dans ma famille.
Au moment de prendre cette décision solennelle me souvenant que les
portraits de mes chers parents étaient encore à la merci des Indiens,
je résolus de tout risquer pour m'en emparer, les considérant comme
un talisman qui devait me protéger au milieu des nouveaux périls que
j'allais affronter. Pour exécuter ce coup hardi, je fus obligé de
pénétrer en me traînant sur les mains au milieu de toute la horde
de buveurs ivres et exaltés, essuyant les menaces des uns ou parant
de mon mieux les coups de couteau que cherchaient à me porter les
autres sans pourtant se rendre compte de ce que je cherchais ni sans
me reconnaître. Quand je mis enfin la main sur le sac où ils étaient
renfermés, le cœur me battit violemment; de même qu'un coupable j'eus
un instant la peur d'être découvert; tout mon sang se glaça. Je ne
savais plus si je devais avancer ou reculer; pourtant après être resté
quelques minutes dans l'immobilité la plus complète, convaincu de
n'avoir pas été vu, j'entrouvris doucement et sans bruit le misérable
sac de cuir de cheval dont la criante sécheresse eût pu me vendre. Et
sans perdre de temps, j'y introduisis une main fébrile qui eut bien
vite saisi les photographies que je cachai aussitôt dans le manteau qui
m'entourait la taille. Puis, comme enhardi par ce premier exploit, en
un moment je fus hors de la tente, plus que jamais décidé à m'enfuir.
J'implorai l'aide du Tout-Puissant du plus profond de mon cœur, et
profitant de cette nuit où toute la tribu était plongée dans un lourd
sommeil, je me glissai en rampant vers l'endroit où étaient les
meilleurs chevaux du cacique, après m'être muni d'une paire de boules
destinées, soit à ma défense, soit à me procurer du gibier sur ma
route. Je pris aussi un lazzo pour m'emparer de trois montures et les
réunir.
Ces préliminaires accomplis sans bruit, je conduisis tout doucement
mes chevaux jusqu'à ce que je fusse hors de la vue du camp. Alors
sautant sur l'un d'eux, puis chassant les autres devant moi, je
commençais palpitant d'émotion, ma dernière course, celle d'où
dépendait ma vie ou ma mort.
Pendant toute la nuit je galopai sans relâche croyant voir sans cesse
des ombres à ma poursuite. Le jour dissipa les ténèbres mais sans
calmer mon agitation; elle était telle que le moindre souffle d'air me
semblait chargé de clameurs menaçantes et que le moindre tourbillon de
poussière me donnait des angoisses.
Souvent je mettais pied à terre, et, l'oreille appuyée sur le sol,
j'écoutais, espérant puiser un peu de tranquillité dans le silence de
la Pampa; mais loin de là, les oreilles me tintaient tellement que je
croyais entendre sur ce sol dur retentir de sinistres galops, et je
précipitais de nouveau ma fuite sans réfléchir aux impérieux besoins
qu'éprouvait ma monture à laquelle il était impossible de prendre, à
l'exemple de ses compagnons, quelques bouchées d'herbe en courant.
Je suivais, autant qu'il m'était possible, les parties gazonnées du
désert, afin de dépister les Indiens qui immanquablement devaient
me poursuivre, mais qui chercheraient en vain ma piste dans l'herbe
relevée par la rosée du matin.
N'ayant pris avec moi aucune provision, je commençais à souffrir
cruellement de la faim et de la soif, lorsque je pus enfin m'emparer
d'une jeune gama. La terreur que j'éprouvais était telle, que pour ne
point ralentir ma fuite en prenant le temps de faire cuire mon gibier,
je l'attachai autour de moi à l'aide de mon lazzo et je le dévorai
ainsi tout cru, mordant à même le corps tout en galopant.
Cette course désordonnée durait depuis quatre jours déjà, quand le
cheval que je montais s'abattit: il était mort.
Craignant avec raison, de perdre de même les deux qui me restaient
et de qui seuls dépendait mon salut, j'eus dès lors la précaution de
les laisser se délasser une partie de la nuit; ce qui ralentissait
extraordinairement ma marche, bien que l'idée fixe que j'avais d'être
poursuivi m'animât malgré moi à les stimuler durant le jour.
Dans un de ces moments de repos, tandis que les yeux inquiets et
les oreilles tendues, je m'obstinais à vouloir percer l'obscurité qui
m'entourait ou à saisir le moindre bruit défavorable, il me sembla
entendre les aboiements d'un chien, qui devinrent bientôt de plus
en plus forts et ne me laissèrent plus aucun doute. Saisi d'effroi,
pensant naturellement que ce chien devait précéder les Indiens, je
m'élançai à la hâte sur l'un de mes chevaux, et chassant l'autre devant
moi, je partis à toute bride. Mais à quelque distance, ayant une côte
à gravir, ces malheureux animaux déjà harassés se refusèrent à marcher
autrement qu'au pas. Ce qui donna au chien que j'avais entendu tout
le temps de me rejoindre. A peine fut-il près de moi qu'il manifesta
la plus grande joie. Quelle ne fut pas ma surprise en reconnaissant
en lui un pauvre chien que j'étais parvenu à apprivoiser et avec
lequel j'avais souvent partagé mes repas. Son attachement était tel
qu'il s'était habitué à m'accompagner dans toutes mes excursions. Il
m'avait sans doute suivi dès mon départ, mais ma grande préoccupation
et la vitesse de ma course m'avaient empêché de l'apercevoir plus tôt.
Complètement rassuré je m'arrêtai de nouveau, pour laisser cette fois,
mes chevaux se reposer plus longtemps que je ne l'avais encore fait.
Quand ils eurent suffisamment mangé et bu, je repris le cours de mon
dangereux voyage, pendant la durée duquel, mon chien et moi, nous fûmes
condamnés à ne vivre que du produit de notre chasse, que nous dévorions
tout sanglant.
Après un autre espace de temps que je ne puis préciser, car toutes
les journées, toutes les heures se ressemblaient, la fatigue et le
manque d'eau me privèrent d'un second cheval. J'aurais voulu ne pas
l'abandonner et attendre auprès de lui son rétablissement ou sa mort,
mais la désolante nature du sol, n'offrait aucune ressource, et en
restant je m'exposais également à perdre ma dernière monture qui avait
résisté à toutes les épreuves.
Je partis le cœur navré, décidé à ménager par tous les moyens, mon
cheval et mon chien, mes derniers compagnons de misère. Je m'astreignis
à n'exiger d'eux aucun effort; nous n'avancions que fort lentement,
épuisés de faim et de soif, quant à la tombée de la nuit, je remarquai
que de lui-même mon cheval doublait le pas; à la fraîcheur du terrain
qu'il foulait, et avec l'instinct propre à tous les hôtes de ces vastes
déserts, le pauvre animal avait senti le voisinage de l'eau.
Peu d'instants après, nous étanchions notre soif commune dans ces
lagunes que déposent dans le nord de la Pampa les filets d'eau issus
des contreforts des Andes dans les provinces de Mendoza et de San
Luiz. Autour de ces bassins une herbe abondante et touffue, permit
à mon pauvre coursier de réparer ses forces. Grâce à cette provende
inespérée, il put me porter jusqu'à Rio-Quinto, où moins heureux que
mon chien, il s'affaissa tout à fait épuisé; et moi, à bout de forces,
mourant de faim, de fatigues physiques et morales, je tombai à ses
côtés sans mouvement et sans voix.
C'était le treizième jour de ma fuite!... Je ne puis en fixer le
quantième, mais c'était vers le milieu de 1859.
Dieu, qui avait daigné me protéger jusque là permit que je fusse
trouvé dans cet état par une excellente famille espagnole, habitant
Rio-Quinto, qui ayant pitié de ma détresse, s'empressa de me recueillir
et de me transporter chez elle.
CHAPITRE XII
Séjour à Rio Quinto. Départ pour Mendoza.
Rio-Quinto n'est point une ville, mais simplement un petit bourg situé
sur la rivière de ce nom, à mi-chemin de Rosaire à Saint-Louis, c'est
à dire à 75 lieues de l'un et de l'autre. On n'y compte guère plus de
cinq à six cents habitants pour la plupart abrités par des maisons
informes. Ils se livrent à l'élève et au trafic du bétail. Quelques-uns
sont négociants, et tiennent des porpérias ou almacènas--magasin--dans
lesquels se trouvent entassés pêle-mêle toutes les choses nécessaires,
à l'existence ou à la toilette: depuis des légumes jusqu'à des robes
de soie. D'autres font spécialement des échanges avec les Indiens,
auxquels Urquiza donne le droit d'entrer dans la ville.
Dès le lendemain de mon installation chez les personnes qui m'avaient
recueilli je fus atteint d'une longue et douloureuse maladie qui me
retint alité pendant plus de six semaines durant lesquelles je fus
plongé dans le délire.
Malgré toutes les difficultés qu'ils éprouvaient à s'approcher de
moi, car mon chien encore presque sauvage ne me quittait pas un seul
instant, mes hôtes me prodiguèrent les soins les plus empressés et les
plus touchants. J'eusse été un parent que certes ils ne m'eussent point
témoigné plus de sollicitude.
Lorsque j'entrai en convalescence, ils saisirent toutes les
occasions de me procurer des distractions. Pourtant malgré leurs
efforts je restais languissant et le calme ne se rétablissait point
dans mon esprit pendant si longtemps surexcité et torturé. J'étais
constamment comme sous l'impression d'un terrible cauchemar, dans
lequel se déroulaient à mes yeux toutes les horribles phases de ma
vie d'esclavage, pendant laquelle j'avais été nuit et jour exposé à
mourir d'une manière tragique. Tantôt c'était le souvenir des nombreux
assassinats que j'avais vu consommer par les Indiens sous mes yeux,
ou bien encore celui des diverses circonstances, où, aux prises avec
mes assassins, j'avais dû faire preuve du plus grand sang-froid et de
beaucoup d'énergie en luttant contre eux. Quand ces horribles visions
s'effaçaient de ma vue, et que le calme renaissait dans mes sens
abattus, je me sentais incapable de parler ou d'agir. Ma faiblesse
était telle, que le seul bruit de ma voix me causait une sorte
d'étonnement et de tristesse, car l'usage de la parole était pour le
moins aussi nouveau pour moi que la jouissance de cette chère liberté,
après laquelle j'avais gémi et pleuré tant de fois.
Lorsque je me sentis un peu raffermi moralement et physiquement, je
songeai à reconnaître, autant qu'il était en mon pouvoir de le faire,
la générosité de mes hôtes et à leur en prouver ma reconnaissance.
Comme ils étaient négociants et que je les voyais débiter sur une
assez grande échelle du savon de leur fabrication, lequel était fort
grossier, je leur proposai d'établir une usine semblable à celles
que j'avais vues dans les environs de Buenos-Ayres et de me charger
moi-même de la fabrication, à l'aide d'un procédé dont ils n'avaient
jusqu'alors pu faire l'essai.
Cette offre ayant paru leur sourire infiniment, je déployai la plus
grande activité pour sa réalisation.
Je fis construire par un maçon du pays un grand fourneau à deux
chaudières et un bassin. Les chaudières à robinets que j'avais fait
venir de Buenos-Ayres, étant fort petites, je suppléai à ce défaut par
l'adjonction de fortes cuves de bois dur de même diamètre, parfaitement
ajustées sur chacune d'elles, où elles furent cimentées. A moitié
profondeur du bassin, construit en briques, j'organisai un filtre avec
des planches non-jointes, sur lesquelles je croisai un lit de paille.
Je fis venir de Cordova de la cendre d'un bois que les espagnols
nomment _pale de fume_. Ce bois brûlé vert donne une cendre
cristalline contenant une très-grande quantité de potasse, dont on
opère facilement la séparation à l'aide de chaux baignée d'eau.
Quand j'eus ces matières à ma disposition, je mis sur le filtre du
bassin, tantôt une couche de cendre, tantôt une de chaux, jusqu'à
ce qu'il fût plein et je fis couler sur le tout assez d'eau pour le
remplir. Au dessous du bassin j'avais fait faire un réservoir de la
même contenance dans lequel tombait la potasse liquéfiée. A défaut
de pèse-lessive, je fis usage d'un œuf pour connaître la force de ce
mélange auquel les espagnols donnent le nom de lessive. Je mis dans les
chaudières une quantité d'eau suffisante pour empêcher la graisse crue
et en rames, dont je remplis les cuves, de s'attacher au fond. Puis je
fis un grand feu. La graisse que j'agitais avec un pieu, fondit petit
à petit; quand elle le fut complètement, j'éteignis le brasier pour
le laisser refroidir jusqu'au lendemain matin. Avant de chauffer de
nouveau, je soutirai la potasse de la veille, qui entraîna avec elle et
sous forme de crasse tout le tissu fibreux de la graisse alors épurée.
Je versai dans mes cuves une quantité de potasse plus grande que celle
de la veille et je fis bouillir ce mélange pendant tout le jour. Grâce
à l'acide, je vis bientôt la graisse changer d'aspect, et prendre
celui d'une compote, puis enfin celui d'une gélatine qui m'indiqua
que j'avais obtenu un bon résultat. Je supprimai alors tout le feu;
puis avec des seaux je mis le savon dans d'énormes moules en bois,
intérieurement doublés de zinc et en forme de parallélogrammes. Quand
il fut complètement refroidi, je le coupai en planches de plusieurs
épaisseurs qui furent à leur tour divisées en un certain nombre de
pains.
Mon premier essai surpassa l'attente de Juan-José mon hôte et celle
de sa famille qui écoula promptement ce produit dont le succès fut
très-grand.
Au bout de quelque temps, enchanté du service que je venais de lui
rendre, mon cher et généreux hôte, comprenant qu'il lui serait facile
d'augmenter sa fortune par cette nouvelle exploitation, me pressa
instamment d'en conserver la direction et de m'associer avec lui.
Malgré la belle perspective que cette offre fit luire à mes yeux,
il me fallut y renoncer; depuis que j'habitais Rio-Quinto, j'étais
constamment et avidement épié par les Indiens, qui s'y succédaient sans
relâche, et dont le projet était de me sacrifier à leur vengeance.
Souvent j'en rencontrais dans la journée, ils ne m'adressaient la
parole que pour me menacer de mort. Ils n'osaient, il est vrai, tenter
d'exécuter leurs menaces en plein jour, mais souvent la nuit, ils
escaladèrent les murs derrière lesquels j'étais abrité. En deux ou
trois circonstances, je ne dus la vie qu'aux aboiements de mon fidèle
chien, car ils forcèrent ma porte.
Séjourner plus longtemps à Rio-Quinto eût été sacrifier mon existence;
aussi renonçai-je définitivement à toute idée de fortune, et malgré mon
vif chagrin, je me séparai brusquement de mes bienfaiteurs, dont les
instances eussent pu faire fléchir ma résolution. Je leur fis passer
une lettre d'adieu, datée du village des Atchiras, deux jours seulement
après mon départ. Je leur exprimais tout à la fois, ma profonde
gratitude et le motif puissant qui m'obligeait à me séparer d'eux, car
l'extrême bonté de ces personnes étrangères, m'a pénétré pour don Juan
et pour tous les siens, d'une vive reconnaissance qui ne s'effacera
jamais de ma mémoire, et je serais heureux si ces humbles lignes
pouvaient leur en porter le témoignage à travers l'océan.
Je m'étais mis en route presque sans ressources et pédestrement, en
compagnie de Chilène, mon chien. Il me fallait faire cent trente deux
lieues pour gagner la capitale des Andes, j'avais encore mille dangers
à affronter; de plus j'encourais le risque d'être repris par les
Indiens des mains desquels je ne m'étais tiré qu'à si grand peine.
Par mesure de précaution, je ne marchai que de nuit, me cachant le
jour dans des terriers de viscachas ou bien entre des rochers. Je
souffris beaucoup de la fatigue, de la soif et de la faim pendant
tout ce voyage, que je n'aurais sans doute pu accomplir si je n'avais
eu le bonheur de trouver sur ma route, quelques hameaux et la ville
de Saint-Louis, dont les habitants m'offrirent la plus cordiale
hospitalité. J'eus beaucoup à souffrir encore durant le long trajet de
Saint-Louis à Mendoza, pendant lequel je trouvai à peine suffisamment
d'eau pour me désaltérer, et pendant lequel je ne rencontrai âme qui
vive.
Enfin après seize jours d'une marche pénible j'arrivai en vue de
Mendoza.
Il était temps que j'atteignisse au terme de mon voyage, car mes
chaussures et mes vêtements déjà plus qu'à demi-usés à mon départ,
menaçaient de me quitter tour à tour.
CHAPITRE XIII
Mendoza
Comment dépeindre les diverses émotions qui m'assaillirent lorsque
épuisé de fatigue et de besoin j'entrai un soir dans Mendoza.
Il était environ huit heures. Le plus grand calme régnait dans toutes
les rues où je m'étais engagé au hasard. Je n'avançais qu'à pas lents
et tout en chancelant. A ma démarche et à mon triste costume, bien
des Européens m'eussent regardé comme un être vil, succombant sous le
poids d'une ignoble débauche. J'étais à bout de forces: le courage
et l'espoir de trouver à qui m'adresser pour demander du secours me
soutenaient seuls encore.
De rue en rue j'atteignis la plus aristocratique, dans laquelle la
clarté s'échappant à flots de fenêtres richement tapissées guidait
mes pas mal assurés. De joyeux éclats de voix frappèrent mon oreille
et pénétrèrent profondément dans mon cœur brisé, éveillant tous mes
souvenirs. Mû par un sentiment irrésistible, je m'approchai de la
maison d'où ces voix semblaient partir. A travers les rideaux d'une
mousseline riche et légère mes regards envieux purent plonger dans un
somptueux intérieur où se tenait nombreuse compagnie. Je ne sais depuis
combien de temps mes regards avides, se portant des uns aux autres
s'obstinaient à y chercher quelques anciens amis lorsque des doigts
habiles exécutèrent sur le piano le _Réveil des Fées_, morceau que
j'avais entendu jouer bien des fois par ma sœur chérie.
Il se fit en moi une telle révolution pendant ces courts instants
qui me rappelèrent tout un passé de bonheur, que les forces
m'abandonnèrent; je m'affaissai sur le sol, les yeux remplis de larmes
abondantes auxquelles succéda un sommeil douloureux.
Lorsque je m'éveillai, il me sembla sortir d'un rêve tout à la fois
joyeux et pénible. Une profonde obscurité planait autour de moi;
j'étais étendu sur la terre près de la maison dont chacun était sorti
sans m'apercevoir.
Anéanti, ne sachant où diriger de nouveau mes pas, j'attendis le jour,
qui ne tarda pas à paraître. Je fus assez heureux pour passer devant
une maison où l'on parlait français. J'y entrai. Quand j'eus fait en
partie le récit de mes malheurs, hommes et femmes me firent un touchant
accueil, et m'entourèrent des principaux soins que réclamait mon triste
état.
Que de fois dans ma souffrance ne me suis-je pas dit: quel est le
Français, au sein de sa patrie, qui pourrait croire à la vraisemblance
des malheurs auxquels sont exposés nombre de ses compatriotes dans un
pays comme l'Amérique, que l'on croit civilisé, exploité même?
La ville de Mendoza était située, ainsi qu'on le sait, au pied des
Andes. Elle était, comme toute la contrée qui l'environnait, arrosée
par une multitude de canaux alimentés par le Rio de Mendoza, rivière
qui bornait alors la partie occidentale de la ville. Du côté oriental
de ce cours d'eau rapide, prenait naissance un petit canal ou rigole de
six à huit pieds de largeur, qui alimentait toute la ville en passant
par l'Alaméda, vaste boulevard, planté à chacun de ses côtés d'un
double rang de peupliers, qui donnaient à cette promenade publique
un aspect des plus majestueux et des plus ravissants. On y voyait
affluer chaque soir, durant la belle saison une nombreuse société
aristocratique, vêtue avec autant de goût que de luxe.
Ce spectacle charmant contrastait singulièrement avec le désert et
silencieux aspect de toute la ville pendant le jour. Tous depuis le
plus riche jusqu'au plus pauvre se livraient dans la journée aux
douceurs d'une sieste qui durait généralement depuis midi jusqu'à cinq
heures; et pendant ce temps on n'apercevait guère que quelques femmes,
nonchalamment assises à leurs fenêtres dans le déshabillé le plus
complet. Vers cinq heures seulement, lorsque le soleil commençait à
perdre de sa force, la population qui semblait s'éveiller, s'animait
soudain.
On voyait se mêler à la foule qui se pressait par les rues, des gauchos
à cheval, vendant de côté et d'autre des fruits de toute espèce; ou
bien des mendiants, également montés sur des chevaux, s'arrêtant aux
portes et aux fenêtres, réclamant l'assistance publique en chantant des
psaumes d'une voix nasillarde et lamentable. Enfin quelques grotesques
idiots se voyaient, auxquels les enfants se plaisaient à prodiguer
des gourmandises de toutes sortes pour jouir quelques instants de
leurs tristes et répugnantes bouffonneries. Toutes les rues étaient
d'un alignement parfait et d'une grande propreté; les maisons fort
basses, de peu d'apparence à l'extérieur, mais généralement meublées
avec beaucoup de luxe. On voyait aussi plusieurs églises remarquables,
dans le voisinage de la place de la Victoire, au milieu de laquelle
s'élevaient une fontaine et une colonne.
Mais à quoi bon essayer de dépeindre ici cette superbe cité qui après
n'avoir longtemps éveillé dans mon âme que des tableaux de bonheur,
des pensées de bénédiction et de gratitude, ne doit plus y évoquer
désormais que des images lugubres et d'amers regrets.
Là vivaient dans la sécurité la plus profonde vingt mille âmes dont le
reste du monde pouvait envier la calme existence; c'était la population
la plus douce, la plus heureuse, la plus hospitalière du continent
Américain. Le 19 mars 1861, les poètes Argentins appelaient encore
Mendoza la perle, la reine de la zone fleurie qui s'étend au pied
oriental des Andes..., le lendemain la mort passait sur ce paradis.
«Quelques secondes ont suffi pour convertir ses riantes habitations,
ses jardins, ses églises, ses colléges fréquentés par la jeunesse des
provinces voisines, l'œuvre de trois siècles enfin en une épouvantable
nécropole, en un monceau hideux de décombres, en un chaos de roches,
de terre, de briques et de madriers brisés (_Corresp. du Journal des
économ_).»
Suivant les géologues, le tremblement de terre qui a fait éprouver
à Mendoza le sort d'Herculanum, et dont la commotion s'est fait
sentir sur toute la ligne qui s'étend de Valparaiso à Buenos-Ayres,
c'est-à-dire sur plus de dix-huit cents kilomètres, n'a pas été,
comme le terrible phénomène de l'an 70, amené par la réouverture d'un
volcan longtemps fermé, mais par la seule dilatation d'une masse de
fluides élastiques, émanés du foyer central et projetés par lui dans
les immenses cavités de la croute terrestre; une cause quelconque les
a sans doute accumulés tout-à-coup au carrefour de plusieurs de ces
sombres souterrains. Au-dessus de cette voûte ébranlée, disloquée par
la pression de ces fluides était Mendoza: de là son immense ruine.
Chose étrange! on assure que sur ce monceau de débris informes, sur
cet effroyable linceul qui recouvre quinze mille victimes humaines,
les végétaux seuls sont restés debout, et que les fleurs continuent
à prospérer et à sourire au milieu des émanations pestilentielles
qu'exhale cette immense sépulture.
Le saule-pleureur était l'arbre favori des Mendozaniens; on le voyait
partout chez eux; il était l'ornement de prédilection de leurs jardins,
de leurs places, de leurs promenades; il ombrageait les cours de leurs
demeures hospitalières, toujours ouvertes à l'étranger; aujourd'hui,
comme le souvenir de gratitude que je leur ai gardé, il s'incline et
pleure sur les morts.
CHAPITRE XIV
Départ de Mendoza.--Passage de la Cordillière.
Le désir de revoir ma patrie, mes inquiétudes au sujet de ma famille
de laquelle je n'avais aucune nouvelle depuis mon départ de France, et
le mauvais état de ma santé nécessitant des soins que je ne pouvais
me donner vu l'état de complète misère dans lequel j'étais plongé, me
suggérèrent l'idée de me rendre à Valparaiso.
En homme habitué aux fatigues et aux privations de toutes sortes,
me sentant capable de lutter encore contre de nouveaux périls, je
n'hésitai point à m'engager, à peine vêtu, presque sans chaussures et
sans armes, dans le défilé des Andes qui conduit au Chili. Pour tout
bagage j'avais une provision de pain.
Chilène, qui m'avait déjà donné tant de preuves de dévouement, devint
de nouveau mon compagnon de route. Suivi de ce bon chien je traversai
silencieusement Mendoza, en jetant à droite et à gauche un regard
d'éternel adieu, tout en gravant scrupuleusement dans ma mémoire les
sites les plus enchanteurs de cette superbe cité. Puis je longeai
l'Alaméda à l'ombre de son quadruple rang de peupliers, et enfin la
route de l'Uspaillate qui traversait une campagne superbe.
De chaque côté du chemin de magnifiques vignes étalaient à mes
yeux admirateurs les monstrueuses grappes du raisin le plus beau;
des quantités d'arbres surchargés de fruits de toute espèce
m'apparaissaient au milieu des flots de riches moissons, ou
surgissaient du sein de quelque parterre de fleurs européennes et
exotiques entremêlées avec art.
Tout en contemplant ce luxueux tableau, dans lequel la nature étalait
toute son opulence je n'avançais que fort lentement, plongé, sans m'en
douter, dans un rêve d'admiration qui me faisait presque oublier mes
maux passés.
Après avoir parcouru de la sorte un espace d'environ deux lieues,
les canaux artificiels se terminant, la fertilité cessa tout-à-coup.
Pendant plus de dix autres lieues que je fis encore pour m'approcher
des montagnes, je ne parcourus plus qu'une plaine sablonneuse,
complètement sèche et aride, où de temps à autre seulement se
rencontraient quelques broussailles raccornies par le soleil.
Pendant tout ce trajet fait au plus fort des grandes chaleurs et sans
me reposer, mon chien et moi nous souffrîmes beaucoup de la soif.
J'avais bien emporté une _haspa_--corne de bœuf--pleine d'eau,
mais nous l'eûmes bientôt vidée tous les deux après quelques heures de
marche. Chilène tirait horriblement la langue, et me regardait d'un air
triste en levant tour à tour ses pattes endolories par l'incroyable
chaleur du sable fin que nous foulions depuis le matin. Après maints
détours nous atteignîmes le premier ravin de la Cordillière qui
cachait un petit filet d'eau bientôt découvert par Chilène, et dans
lequel il n'hésita pas à entrer, à seule fin de se rafraîchir aussi
bien extérieurement qu'intérieurement. Je suivis son exemple, puis je
cherchai un endroit favorable pour y passer la nuit. Une fois installé,
j'atteignis un peu de pain que nous mangeâmes tous deux avec joie.
Toutefois ce premier repas en tête à tête avec mon fidèle chien
m'inspira plus de prudence pour les autres; car le gaillard peu
habitué à se nourrir de la sorte y prit tellement de goût, qu'il
trouva tout simple de s'emparer du restant de ma part que, sans la
moindre défiance, j'avais posé à côté de moi. Je reposai mais il me fut
impossible de fermer l'œil, obsédé que j'étais par mille pensées et par
le froid glacial qui se fit sentir.
Le lendemain je m'engageai dans l'étroit passage à pic que j'avais
devant moi, et qui me conduisit à la posta de Villa Vicencia, où je
fus assez heureux pour boire un peu de lait et manger un peu de viande
bouillie. L'appétit de mon chien ne me parut pas très grand, et comme
j'avais remarqué qu'il boîtait, je commençai à concevoir quelque
inquiétude sur sa santé.
Après avoir examiné ses pattes desquelles j'extirpai quelques
épines fines et longues, je les lui graissai et les lui enveloppai
soigneusement de petits linges qu'il eut l'instinct et la patience de
conserver. Une grande partie de la journée qui suivit fut entièrement
consacrée au repos si nécessaire à tous deux. La poste de Villa
Vicencia était alors une habitation spacieuse et proprette où tout
voyageur s'apprêtant à franchir la Cordillière pouvait sans peine
compléter ou renouveler ses provisions; celui qui venait du Chili,
et que dix à douze journées de marche avaient dénué de tout pouvait
également s'y refaire l'estomac et soigner ses mules avant de gagner
Mendoza: il m'était donc loisible de me procurer des aliments et de
soigner mon malheureux chien.
Les propriétaires de cet établissement chez lesquels, la saison
n'étant pas encore suffisamment propice, je ne rencontrai aucun
autre voyageur, se montrèrent pour moi des plus affables et des plus
hospitaliers. Ils furent aussi très surpris de me voir entreprendre
seul et à pied un voyage aussi périlleux que celui de la traversée des
Andes. La pénible position dans laquelle je leur parus être, piqua
leur curiosité, en même temps qu'elle éveillait en moi le besoin
d'épanchement.
A force de questions et sans m'en douter, je leur eus bientôt tracé un
tableau presque complet de mes malheurs. De confidence en confidence
ils en vinrent à savoir que je n'avais dans ma pauvre bourse que cinq
piastres et quatre réaux, environ 27 francs, et ils se refusèrent
à recevoir la moindre rétribution pour leurs bons offices: ils me
forcèrent même encore, d'accepter quelques provisions pour m'aider à
gagner l'Uspaillate. J'appris d'eux que j'étais tout proche des sources
thermales de Villa Vicencia, fort connues et fort appréciées des
Américains, en raison de leur grande efficacité contre les rhumatismes,
et où chaque année se rend un très-grand nombre de visiteurs des deux
sexes. Malgré le vif désir et le besoin que j'avais de les visiter, j'y
renonçai, car Chilène, bien qu'il fût extrêmement fatigué et souffrant,
se fût probablement obstiné à m'y accompagner; je préférai le voir
profiter du repos que j'avais résolu de lui laisser prendre.
Au bout de deux jours, son état s'étant sensiblement amélioré, je
pris congé de mes excellents hôtes en leur témoignant de mon mieux
toute ma gratitude; mais leur délicatesse fut telle qu'ils me fermèrent
pour ainsi dire la bouche en me donnant quelques renseignements sur le
chemin que j'avais à parcourir encore avant d'atteindre l'Uspaillate.
En les quittant je commençai à gravir la pente rapide qui conduit
au Paramillo et à l'un des nombreux détours de ce difficile chemin.
Sur ma droite je vis le Serro Dorado--montagne dorée--ainsi nommée
en raison du reflet doré que lui donne une quantité innombrable de
petites plantes jaunes dont il est entièrement recouvert depuis la base
jusqu'au sommet.
Chilène me suivit tant bien que mal pendant toute la journée qui fut
malheureusement très-fatigante pour l'un comme pour l'autre. Après
une ascension fort difficile et presque continuelle nous atteignîmes
pourtant le pittoresque et imposant sommet du Paramillo, entouré et
dominé tout à la fois par d'incommensurables crêtes rocheuses criblées
de fissures et sur la plupart desquelles d'immenses blocs placés en
équilibre menacent le voyageur de l'écraser dans leur chûte.
Trop tôt surpris par une nuit des plus profondes, il me fut impossible
de me hasarder plus loin. Je m'installai donc sur le bord d'un petit
filet d'eau qui m'avait servi de guide depuis mon départ de Villa
Vicencia et dont la source était en cet endroit.
J'avais étendu mon puncho sur lequel je me disposais à dormir quand,
avec une surprise extrême, j'aperçus une timide et tremblante lumière
que j'aurais tout d'abord juré sortir du sein de quelque montagne
voisine. Poussé par la curiosité et guidé par sa lueur, j'en suivis
la direction. Quel fut mon étonnement de rencontrer en cet endroit si
désert et si aride deux sortes de cabanes, grossièrement construites
avec des éclats de rochers empilés les uns sur les autres et seulement
recouvertes de branchages insuffisants à parer la chûte des énormes
pierres que détachent et font pleuvoir sans cesse les vents continuels.
L'une, la plus petite, n'avait pas plus de deux mètres carrés; elle
était habitée par toute une famille, composée du père, ouvrier mineur,
homme déjà d'un certain âge; de sa femme plus jeune que lui d'au moins
une quinzaine d'années, et enfin de deux enfants, l'un de sept à huit
ans environ et l'autre de deux à trois seulement, tous deux nés dans
cet endroit, où malgré la tristesse du lieu et les incessants dangers
dont ces bonnes gens étaient entourés, ils menaient une vie paisible.
J'obtins facilement de ce pauvre homme, propriétaire des deux cases,
la permission de passer la nuit dans celle qu'il n'habitait point, et
qu'il me dit alors, avec une touchante bonhomie n'avoir construite
que pour l'usage des voyageurs, desquels malgré sa pauvreté, il ne
veut accepter que des remercîments. A mon entrée dans cette cabane,
plusieurs chauves-souris effrayées par ma brusque apparition et celle
de Chilène, s'enfuirent en se heurtant à mon visage, mais elles
revinrent bientôt partager mon abri contre l'intensité du froid.
Quoique je fusse étendu sur la terre nue, je passai une excellente
nuit, ainsi que mon chien.
En quittant ce lieu hospitalier je rendis hommage à la générosité de
cet excellent cœur qui, si malheureux lui-même, cherchait encore à
rendre service à son semblable.
Avant de franchir le Paramillo, dernier point d'où l'on put embrasser
d'un seul coup d'œil, tout l'espace qui sépare de Mendoza, je ne pus
résister au désir de contempler encore une fois l'aspect varié de
cette belle province à laquelle tant de mes souvenirs se rattachaient.
Après lui avoir adressé mentalement un de ces adieux qui ne s'effacent
jamais de la mémoire, je m'éloignai à pas précipités en m'engageant
dans un chemin tortueux et rapide qui ne finit qu'à l'Uspaillate,
dernier établissement Mendozanien, et en même temps dernier souvenir
de civilisation. Au-delà de cet endroit, les voyageurs ne doivent plus
voir pendant 8 à 10 jours, que le ciel tour à tour brumeux ou éclatant
d'azur, des montagnes imposantes et des gouffres effroyables.
Chilène, déjà très-fatigué de la veille, fut plus que jamais exposé
à souffrir, car l'eau devait nous manquer pendant toute la journée;
ses pattes devinrent tellement enflées et douloureuses que, ne pouvant
supporter plus longtemps les linges dont je les lui avais enveloppées,
il les arracha tour à tour avec une sorte de rage. Ce ne fut qu'avec la
plus grande peine qu'il me suivit jusqu'à l'Uspaillate. Je craignais
d'être obligé de me séparer de ce fidèle compagnon dont la société
avait si souvent charmé les longs instants de mon triste esclavage; ma
peine fut d'autant plus grande que mon abandon l'exposait à mourir de
faim ou à être dévoré par les animaux féroces. Si je n'eusse été aussi
épuisé moi-même, j'aurais tenté de le porter de temps à autre, mais
l'ayant soulevé je sentis toute l'impossibilité d'accomplir mon désir.
Pauvre Chilène, pensais-je, sera-ce là la récompense de tout ton
dévouement, toi qui m'en as donné des preuves dont peu d'hommes se
fussent sentis capables, et qui, malgré toutes tes souffrances,
redouble encore de courage pour m'accompagner dans cette route pénible!
La chaleur était des plus accablantes: aucune source pour nous
rafraîchir: pour toute vue, de malheureux chevaux et mulets, abandonnés
dans le plus piteux état; les uns boîteux, les autres à demi écorchés,
mourant de faim et de soif; de soif surtout, car ces pauvres animaux
sont habitués à un tel jeûne dans la Cordillière qu'ils se contentent
la plupart du temps de manger la fiente les uns des autres. Tout
autour d'eux gisaient une quantité incroyable de squelettes d'animaux
de même race; les uns ayant conservé leur peau, les autres totalement
dépouillés, et dont les tristes restes disaient hautement à ces pauvres
estropiés quel sort les attendait.
Arrivé à un large carrefour auquel vient aboutir le chemin de
Saint-Juan qui opère en cet endroit sa jonction avec celui de Mendoza,
notre marche devint beaucoup plus difficile encore; le sol de ce
plateau entouré de montagnes toutes crevassées et de couleurs variées,
était composé d'une brûlante et épaisse poussière, tantôt rouge,
tantôt jaune ou verte, formée des débris des rochers environnants, sur
laquelle le soleil produisait un effet curieux et magnifique mais où
j'enfonçais jusqu'aux genoux.
Mourant de fatigue et de besoin, je fus heureux d'être accueilli
à la maison de poste de l'Uspaillate, par d'excellentes personnes,
parfaitement disposées à me procurer tout ce qui était en leur
possibilité. Je fis donc un bon repas, ainsi que mon pauvre Chilène
dont les souffrances furent le sujet d'une longue conversation dans
laquelle je racontai comment je me l'étais attaché chez les Indiens, et
avec quelle fidélité il m'avait suivi jusqu'alors. Ces excellentes gens
comprirent tout le souci que me causait l'impossibilité où il était de
m'accompagner jusqu'à la fin de mon voyage, et touchés de mon chagrin
ainsi que du triste état de mon pauvre compagnon, ils m'offrirent de le
garder. J'acceptai cette offre avec joie. Ce ne fut cependant pas sans
un bien vif regret que je le quittai le lendemain matin, pensant ne
plus le revoir.
Avant d'arriver aux premières montagnes, qui me paraissaient peu
éloignées, je parcourus durant encore cinq à six heures une plaine
aussi nue que celle qui précède l'Uspaillate, puis je franchis deux
torrents rapides; en suivant les bords tortueux du second, je me
trouvai positivement en chemin d'escalader la Cordillière.
Je ne devais plus voir aucune trace de verdure, car je ne me trouvais
plus environné que de rochers entre lesquels j'apercevais, à de rares
intervalles seulement, quelques arbustes rabougris donnant une idée
complète de l'aridité du sol et de la rigueur des saisons. Malgré
les nombreuses difficultés du chemin, jonché pour la plupart du
temps de pierres sur lesquelles mes pieds en tournant se fatiguaient
horriblement, et l'état de tristesse dans lequel j'étais plongé, je
ne pus m'empêcher d'admirer souvent l'effet bizarre de toutes ces
montagnes échelonnées les unes sur les autres, à l'aspect infiniment
varié, et dont la cîme élevée disparaît dans les nuages. Le bruit
étourdissant d'un torrent impétueux dans lequel, à une profondeur
immense, roulaient de monstrueux blocs de rochers, et celui du vent
soufflant avec violence dont les échos répétaient les mugissements,
étaient les seuls qui troublassent cette immense solitude.
Après avoir cheminé durant tout le jour sans presque m'arrêter,
je me retirai à la nuit tombante dans une crevasse qui me servit
de lit. Au sein de l'imposante et glaciale solitude dont j'étais
entouré, mille pensées m'assaillirent qui prirent la forme de rêves
fiévreux; je fus éveillé bien avant le jour, tourmenté par un froid
incisif contre lequel je n'avais à opposer qu'un léger puncho de
coton, un pantalon de toile et une chemise à demi usée qui formaient
tout mon vêtement. Ne pouvant m'engager sans danger dans cette route
périlleuse avant que le jour ne fût venu, pour abréger le temps, je
satisfis aux exigences de mon estomac en rompant un peu de pain sec,
que j'aurais volontiers arrosé de mes larmes en pensant à mon fidèle
chien absent, à la compagnie et aux caresses duquel j'étais tellement
habitué qu'involontairement mes yeux s'obstinaient à le chercher dans
l'obscurité.
Aussi quelles ne furent pas ma surprise, ma joie et mon admiration,
quand, aux premières lueurs du crépuscule, au moment où j'allais
m'éloigner, j'aperçus mon pauvre Chilène venant à moi clopin clopant.
Malgré la nécessité de poursuivre mon voyage avec diligence, je ne
pus m'empêcher de lui accorder un peu de repos dont il s'empressa de
profiter. Mais à la satisfaction que m'avait causé son apparition
inattendue, succéda bientôt un vif chagrin, persuadé que j'étais que la
pauvre bête ne pourrait continuer le voyage.
J'eus un instant la pensée de le reconduire à l'Uspaillate, mais
j'étais déjà très-fatigué des jours précédents; en outre, les moments
me devenaient tellement précieux, qu'une journée de retard pouvait
m'exposer à être surpris par les mauvais temps, et à périr dans la
Cordillière.
Force me fut donc de m'engager de nouveau dans l'étroit et tortueux
sentier creusé sur le flanc des montagnes à pic, tantôt les gravissant
presque à angle droit, ou tantôt en descendant les pentes rapides,
ayant à ma droite leurs flancs rocheux, et à ma gauche un précipice
béant au fond duquel, bondissait avec fracas un torrent écumant dans
lequel le moindre faux pas ou le vertige pouvaient me précipiter.
Au fur et à mesure que j'avançais, le nombre de mulets morts
dont est éternellement jonchée la route depuis Mendoza jusqu'à
l'_Aconcagua_, m'apparaissait plus considérable. En plusieurs
endroits, je vis sur le versant rapide de la montagne, des débris de
caisses, de linge et de vêtements, mêlés à des squelettes de mules
arrêtés dans leur chûte par quelques saillies anguleuses du roc.
C'est surtout à proximité _del ladèra de las vacas_ que l'on
rencontre ces restes accusateurs des scènes terribles de la Cordillière.
En cet endroit la montagne s'élève presque perpendiculairement, tandis
que de l'autre côté elle descend à pic jusqu'au rapide torrent qui
lutte avec sa base. J'eus toutes les peines imaginables à gravir et à
descendre ce redoutable passage, et je ne pus m'empêcher de plaindre
sincèrement les mules qui, chargées à l'extrême, sont appelées à le
franchir, après déjà bien des jours de privation et de fatigue.
Plus loin j'atteignis une _casucha_ dans laquelle je passai
la nuit. Là encore je vis un nombre incroyable d'ossements épars,
provenant sans doute de quelque troupe entière, victime d'un ouragan
ainsi que cela arrive si fréquemment.
Je me trouvais dans le plus piteux état et à bout de provisions. Je
n'avais point encore rencontré de muletiers, et je désespérais presque
de me procurer quelques aliments, quand enfin je vis une troupe de
mules campée au pied de la Cambre. Je me rendis en toute hâte auprès
des _arrièros_, qui me firent le meilleur accueil et me convièrent
à prendre un peu de thé Américain et à diner avec eux. J'acceptai avec
d'autant plus de joie, que mes petites provisions avaient tout au plus
suffi à calmer mon appétit aiguillonné par l'air vif des montagnes. Je
pris place à côté du chef de la troupe, près d'un bon feu devant lequel
bouillait la _casuèla_,--pot au feu Américain,--et sur lequel
rôtissaient des _schurascos_, bandes de viande desséchée, ou
espèce de beefteck à l'usage des Argentins. Pendant le diner les plus
jeunes de la troupe surveillèrent à tour de rôle les mules éparpillées
sur la cîme des monts environnants, seuls endroits où se trouve quelque
verdure. La soirée se passa fort gaiement pour tous, et chacun eut pour
moi toutes sortes d'attentions délicates: ce fut à qui me prêterait de
quoi me composer un bon lit dans lequel je passai une excellente nuit
qui, jointe au copieux repas que j'avais fait, me rendit les forces
dont j'avais si grand besoin pour continuer ma route.
Ce ne fut pas sans peine que je me séparai de ces excellentes gens, qui
eurent encore la bonté de me faire accepter quelques provisions.
Comme nous suivions une route toute opposée je m'en allai seul, pensant
à mon pauvre Chilène, que les souffrances avaient définitivement mis
hors d'état de me suivre, et que j'avais malheureusement été contraint
de laisser quelques lieues plus loin, presque mourant.
Pour franchir la Cambre, au pied de laquelle j'arrivai dans
l'après-midi, j'eus à grimper, c'est le mot, pendant plus d'une heure
et demie un sentier tortueux et étroit creusé à même le flanc de cette
montagne presque à 45 degrés; luttant contre un vent des plus violents
qui m'obligea fréquemment à me servir des pieds et des mains, afin de
ne pas être précipité du haut en bas.
Quand j'atteignis la cîme des Andes, le froid rigoureux m'empêcha de
faire une halte aussi prolongée que je l'aurais désiré, au pied de la
grande croix de bois érigée en cet endroit pour marquer la séparation
du Chili d'avec la république Argentine. Je descendis, non sans
beaucoup de peine, environ l'espace d'une demi-lieue par un chemin
rapide et bordé de neiges éternelles qui me conduisit dans un bas-fond
étroit où circulait avec fracas un cours d'eau au-dessus duquel de
monstrueux rochers, provenant de la cîme des Andes, formaient un amas
bizarre.
Après avoir suivi pendant plus de deux heures des pentes si raides
qu'il semble presque aussi impossible à l'homme qu'aux animaux de
les descendre, je me trouvai enfin hors des régions glaciales. Les
montagnes me parurent alors d'un aspect moins sombre. Je trouvai en
différents endroits quelques algarrobes bien verts à l'ombre desquels
je me reposai avec bonheur. La transition du climat me sembla si
merveilleuse que je croyais rêver.
En avançant encore, je me crus réellement transporté dans un pays
enchanté; la nature était verte et riante autour de moi: quelques
champs, et la plupart des versants de montagnes ensemencés et plantés
d'arbres fruitiers, puis une route bien entretenue, annonçaient en
ces lieux la présence de nombreux habitants. La joie et l'admiration
de ces merveilles me faisaient oublier ma fatigue et la longueur de
la route. Cependant, j'étais à bout de forces lorsque j'atteignis la
guardia, habitation dans le genre de celle de l'Uspaillate, où je pus
me reposer et me refaire l'estomac avec un peu de viande rôtie et de
vin: ce dernier dont j'étais depuis si longtemps privé, me fit l'effet
du plus excellent cordial, et me plongea dans le plus profond sommeil.
C'était la première fois que je couchais dans un lit depuis mon départ
de Rio-Quinto; et bien qu'il fût loin de mériter son nom, j'y passai la
plus délicieuse nuit.
Le lendemain, à mon réveil, je me remis en route, avec la bien
légitime impatience d'atteindre au plus vite l'Aconcagua, premier bourg
Chilien, que toutes mes fatigues, et toutes mes horribles souffrances
me faisaient considérer comme une véritable planche de salut, comme le
chemin de ma chère patrie.
Il y avait encore loin de la Guardia à l'Aconcagua, mais le trajet
si long qu'il fût était bien différent du précédent; le paysage était
bien plus animé; de magnifiques troupeaux épars çà et là paissaient
une fraîche luzerne qui me rappelait les champs de notre belle France.
La route était bordée par une grande quantité de ranchos de chétive
apparence, mais entourés de charmants petits jardins dont la vue
rassérénait mon esprit. Dans plusieurs de ces frêles habitations où
j'eus occasion d'entrer, soit pour demander à me rafraîchir, ou pour
m'abriter pendant quelques heures de la brûlante ardeur du soleil,
je fus agréablement surpris de voir quel ordre et quelle propreté
régnaient partout. Dans chacun de ces pauvres intérieurs, je voyais
de charmants enfants qui me parurent être l'objet de la plus tendre
sollicitude; leurs parents semblaient mettre leur seul luxe dans
l'ajustement de ces charmantes petites créatures, dont le joli visage
épanoui contrastait tant avec les traits hideux des petits Indiens que
j'avais eus pendant si longtemps sous les yeux.
Tous ces braves gens en voyant mon état de maigreur et de dénûment
ne pouvaient s'empêcher de témoigner une surprise qui grandissait au
fur et à mesure que je répondais à leurs bienveillantes questions.
Ils parurent on ne peut plus étonnés d'apprendre que j'avais eu la
hardiesse d'effectuer seul la traversée des Andes, sans guide, et pour
ainsi dire sans nourriture, surtout après avoir déjà enduré toutes
les privations auxquelles j'avais été réduit en me rendant de la même
façon de Rio-Quinto à Mendoza. Dans ce premier trajet cependant j'avais
eu la possibilité de chasser, mais avec mille précautions dans la
crainte d'être découvert par les Indiens. Lorsque je leur dépeignis
mon horrible esclavage, ainsi que l'affreuse tyrannie dont j'avais
été l'objet pendant plusieurs années, ce fut avec la plus grande
sensibilité qu'ils prirent part à tous mes maux, et qu'ils s'enquirent
de mes projets, m'offrant généreusement un asile chez eux, ou de me
procurer les moyens de subvenir à mes besoins. Quelques-uns me croyant
artisan, me proposaient de me faire employer dans quelque ferme, ou
dans une des nombreuses fonderies de cuivre qu'il y avait dans les
environs. Mais j'avais hâte de gagner l'Aconcagua; je leur témoignai
ma vive reconnaissance, en m'excusant sur l'impatience que j'éprouvais
de me renseigner sur ma famille dont j'avais depuis si longtemps le
chagrin de ne savoir aucune nouvelle.
Ils voulurent cependant m'obliger à passer quelques jours chez
eux, afin de bien me reposer avant de continuer mon voyage; mais
mon empressement d'arriver au but que je me proposais, m'empêcha
d'accepter. Me voyant ainsi décidé à partir quand même, ils me
chargèrent d'excellentes provisions qui, j'ose le dire, flattèrent un
peu mon palais déshabitué des bonnes choses.
Pendant toute cette route je fus comblé de prévenances, car à peine
sortais-je d'une maison, que d'autres habitants, non moins aimables, me
forçaient à céder de nouveau à leurs pressantes instances qui, bien que
retardant infiniment ma marche, m'étaient on ne peut plus agréables et
me remontaient le moral.
Enfin après tant de haltes si consolantes j'arrivai à l'Aconcagua;
j'étais au Chili!
Tout en me reposant, je formais mille projets que les circonstances
seules pouvaient m'aider à réaliser. J'hésitais entre Santiago et
Valparaiso. La Providence qui m'avait si bien favorisé durant ma
fuite et mes deux tristes et périlleux voyages, m'inspira le choix de
Valparaiso. Alors j'employai la majeure partie de mes cinq piastres
à payer la dépense que je venais de faire, et l'autre à me procurer
des provisions. Malheureusement je ne pus en acheter une quantité
suffisante pour la fin de mon voyage, car tout était fort cher; ce qui
fit que lorsque j'arrivai à Quillotte, j'étais exténué de fatigue et de
besoin.
Par bonheur, la première personne que je rencontrai fut un
Français occupé à donner des ordres sur les travaux du chemin de
fer de Santiago. Je m'approchai de lui, et lui adressant la parole
en français, je le priai instamment de vouloir bien me donner de
l'occupation; mais j'osai lui dire qu'avant tout je le suppliais de
me donner à manger, car je mourais d'inanition. Cet excellent homme,
touché de ma misère et de mon état maladif, se hâta de satisfaire à mon
désir; il m'emmena avec lui à son hôtel, et me fit partager son repas.
La manière dont je répondis à toutes ses questions lui fit présumer
que je n'avais point été habitué à un travail manuel. Il jugea même,
au délabrement de mon costume, que j'avais dû éprouver bien des revers
avant de me trouver réduit dans le triste état où il me voyait. Il
employa tous les moyens de stimuler ma confiance: sa franchise et son
air de bonté parfaite, m'entraînèrent à lui ouvrir mon cœur. Je lui
racontai alors dans tous ses détails, ma triste histoire, depuis mon
départ de France, jusqu'au moment de sa rencontre.
Durant mon récit, son émotion fut grande, et souvent des larmes,
envahissant furtivement sa paupière trahirent la bonté de son cœur.
Parfois aux passages les plus émouvants, sa main rencontrait la mienne,
et je ne pouvais me défendre de ces marques de sympathie, car je
sentais avoir trouvé en lui un ami capable de me consoler et de m'aider
à lutter victorieusement contre l'effroyable destin qui me poursuivait.
Monsieur Barthès, (tel était le nom de mon protecteur) m'avait promis
de m'occuper; et lorsque nous sortîmes de l'hôtel j'insistai pour
entrer immédiatement en fonctions; il voulait s'y opposer, à cause de
l'état de fatigue et d'extrême faiblesse dans lequel je me trouvais;
mais je persistai, et j'obtins ce que je voulais, car j'avais à cœur
de gagner au moins l'excellent repas qu'il m'avait fait faire. Il me
présenta à ses péones comme un nouveau compagnon: c'est ainsi que je
devins maçon bien malgré ce cher Monsieur Barthès, qui étant convaincu
que je n'avais jamais fait un semblable métier, éprouvait une véritable
répugnance pour ma décision.
Pendant quelques jours cet état fatiguant ne laissa pas que de me
paraître fort dur; mais le courage aidant, je parvins à m'y faire
assez pour avoir la conscience de bien gagner ma rétribution. Par
moments cependant, lorsqu'il me fallait ainsi que d'autres, remuer
de gros blocs de granit, les forces semblaient me faire défaut, et à
la suite des efforts que je faisais je tombais dans un complet état
de défaillance qui me valait toujours les marques de la plus grande
sollicitude et les reproches amicaux de mon brave compatriote, qui
taxait ma persistance d'obstination et de déraison.
Ce digne homme cherchait sans relâche à me caser plus convenablement
ailleurs. Il ne cessait de faire des démarches qu'il avait soin de
me cacher, se faisant le plus grand scrupule de me donner de fausses
espérances. Il adoucissait mon sort par tous les moyens imaginables;
il me faisait prendre mes repas avec lui, et me logeait dans sa
propre chambre. En dehors des heures de travail il exigeait que je ne
le quittasse pas plus que son ombre; il me présentait chez ses amis
chez lesquels, vu la haute considération dont il jouissait, j'étais
généralement fort bien accueilli. La bonté délicate de cet homme le
poussait jusqu'à prévoir les moindres besoins que je pouvais avoir, et
lui inspirait tous les moyens imaginables pour me procurer quelques
distractions. Redoutant de me laisser seul le dimanche, lorsqu'il
se rendait chez lui à Valparaiso, où il possédait une maison, il ne
partait jamais sans avoir donné quelques ordres à l'hôtelier pour que
je fusse bien traité en son absence, et pour qu'il prit soin de me
procurer le plaisir de sa bonne compagnie, car cet homme étant presque
une copie de lui-même s'intéressait aussi beaucoup à moi.
Le dimanche soir ou le lundi matin, quand cet excellent ami revenait
à ses occupations, il rapportait toujours quelques provisions, telles
que friandises de toutes sortes, et quelques livres, dont la lecture
me causait une grande joie. Aussi modeste que bon, mon protecteur,
ayant reconnu que je possédais quelque instruction, prenait plaisir à
faire naître de longues conversations sur des sujets agréables, qui
charmaient nos instants de liberté.
Comblé de tant d'attentions et de tant de prévenances, mon esprit se
rassénait, le voile de mes pensées lugubres se levait chaque jour un
peu plus, et le soleil de l'espérance jetait une bienfaisante clarté
dans mon cerveau malade. Mon bienveillant ami sachant quel bonheur
j'éprouvais à parler et à entendre parler de ma famille, m'entretenait
fréquemment à son sujet. Afin d'avoir la certitude qu'elles
parviendraient, il se chargea de quelques lettres que j'adressais en
France.
Un mois s'était écoulé depuis que je possédais l'amitié de cet homme
respectable, lorsque d'ouvrier que j'étais, il me fit tout-à-coup
contre-maître et augmenta ma solde qu'il jugea être trop minime pour
les services que je lui rendais.
Je pus dès lors penser un peu à ma toilette et, lorsque les travaux de
la station de Quillotte furent terminés, j'eus le bonheur de pouvoir
acheter un peu de linge et de me couvrir d'un bon puncho et d'un bon
pantalon. Dire la joie que je ressentis en me voyant ainsi vêtu serait
impossible. Il me semblait que j'avais l'air de quelqu'un de passable.
Je m'enhardis subitement au point d'éprouver quelque plaisir à me
promener par les rues de la ville que je ne connaissais pas encore,
bien que je l'habitasse depuis près de trois mois.
Cependant, malgré ce changement inouï dans mon existence, ma santé
était fort ébranlée; la plupart de mes nuits étaient difficiles et
agitées par des rêves bruyants qui troublaient souvent le sommeil de
ce bon monsieur Barthès, et lui donnaient de grandes inquiétudes sur
moi. Eveillé même, je ne pouvais me mettre en garde contre les funestes
effets que me causait la surprise. L'apparition subite de quelqu'un ou
des éclats de voix inattendus, me donnaient des soubresauts nerveux
et une sorte de tremblement convulsif. Mon si brusque changement de
nourriture au lieu de calmer ma disposition à ces malaises, semblait
en quelque sorte l'augmenter; ce qui désolait d'autant plus monsieur
Barthès, que les circonstances allaient nous séparer, du moins pour
quelque temps; car n'ayant plus rien à faire à Quillotte, il allait
retourner chez lui au sein de sa famille. Il me proposa de m'emmener;
mais à la manière dont je refusai son offre obligeante comprenant que
la délicatesse seule avait dicté mon refus, il n'osa plus insister,
mais il tenta encore quelques démarches en ma faveur qui, grâce à Dieu,
et loin de son attente, eurent un plein succès. Il vint tout ému et
tout joyeux, m'annoncer cette bonne nouvelle. Il avait obtenu un emploi
de machiniste chez un des personnages les plus riches du pays, qui
avait précisément besoin de quelqu'un pour surveiller et diriger les
travaux de son immense récolte, pour laquelle il avait intention de
n'employer que des machines.
Force me fut de me soumettre à un changement de résidence et de quitter
Quillotte, où j'avais déjà fait quelques aimables connaissances chez
lesquelles je passais tous mes moments de loisir; ce qui calmait un peu
mes tristes pensées et par conséquent apportait quelque amélioration
dans l'état de ma santé.
Je partis en compagnie de mon nouveau patron pour l'une de ses fermes
appelée Las Massas, distante d'une dizaine de lieues de Quillotte. Je
me trouvais ainsi rétrograder vers la route que j'avais déjà parcourue
à mon arrivée, en suivant toutefois un chemin différent et des plus
pittoresques.
Lorsque nous arrivâmes à destination, Don Césario (mon patron) après
m'avoir présenté à sa famille me conduisit à l'immense champ dont
le travail allait m'être confié. Il me laissa le soin d'indiquer
l'emplacement convenable pour les machines, ainsi que celui où je
voulais que l'on me construisît un rancho, devant habiter ce lieu même
pour y exercer une continuelle surveillance.
Je m'étais bien engagé à diriger les travaux, mais non à monter les
machines, ce dont je me trouvai cependant chargé à mon grand regret,
craignant de ne pouvoir m'acquitter de cette opération difficile;
mais, ne trouvant personne dans le pays qui fût capable de faire
cette besogne, il fallut bien me résigner à en faire l'essai. J'eus
le bonheur de réussir au-delà de mon attente. Outre cette occupation,
qui n'était nullement de ma compétence, il me fallut encore dresser
des chevaux et des bœufs pour faire fonctionner ces machines à battre
et à vanner qui, dans ces contrées, ne pouvaient être mues qu'avec le
secours des animaux.
Plusieurs jours se passèrent dans cette occupation difficile autant
que désagréable, qui eut pour premier résultat d'occasionner quelques
avaries qu'il me fallut réparer moi-même.
Enfin, commencèrent les fonctions pour lesquelles j'étais engagé;
fonctions d'autant plus difficiles, que je me trouvai tout-à-coup
entouré d'une soixantaine de paysans fort grossiers, et pour la
plupart très-rétifs; dès les premiers ordres que je leur donnai, ou
les premières observations que je leur fis, ils entrèrent dans la voie
de la rébellion et me menacèrent. Fort heureusement pour moi, j'étais
habitué depuis longtemps au danger, et ma fermeté décontenança le
plus grand nombre d'entre eux; quant aux autres je les chassai, après
avoir avisé Don Césario de leur conduite: par mesure de prudence, et
connaissant à fond le caractère traître et vindicatif de ces êtres de
pure race indienne, j'empruntai les pistolets de mon patron. Bien m'en
avait pris d'agir ainsi; car les mutins expulsés eurent l'effronterie
de revenir avec l'intention d'ameuter les autres contre moi, contre
le _gavacho_--l'étranger, l'homme de rien.--Jugeant à l'attitude
de mes ouvriers qu'ils se laisseraient bien vite entraîner si je
faiblissais, je m'élançai au-devant des meneurs, et les sommai de se
retirer à l'instant. L'un d'entre eux, plus hardi que ses compagnons,
ayant levé la main pour me frapper, je démasquai incontinent mes
pistolets, en leur disant que je tirerais sur celui qui ferait un pas
de plus. La vue de ces armes qu'ils étaient loin de supposer en ma
possession, bien qu'elles ne fussent point chargées, les rendit aussi
lâches qu'ils s'étaient montrés arrogants. Ils s'en furent l'oreille
basse, et convaincus qu'un _gavacho_ n'était pas homme à se
laisser intimider par des gens de leur espèce.
Toutefois, ce genre de triomphe qui me valut désormais la
considération des plus raisonnables, me dégoûtait et me déplaisait
extrêmement. Aussi écrivis-je à Don Césario, qui était alors alcade,
que s'il ne trouvait moyen d'empêcher ces débordements furieux,
j'abandonnerais les travaux qu'il m'avait confiés, aux risques, pour
lui, de perdre sa récolte. Il s'empressa de venir me trouver pour se
concerter avec moi sur les mesures à prendre. Nous réunîmes les péons
auxquels il fit lui-même la paye. Il renvoya instantanément tous ceux
que je lui désignai comme ayant fait partie de la cabale, et les menaça
de la prison en cas de récidive. Il annonça en outre aux autres, qu'il
me conférait ses pleins pouvoirs pour leur commander, les chasser, ou
les faire incarcérer si besoin était. Depuis ce moment aucun d'entre
eux ne donna lieu à des reproches sur sa conduite.
Mais par suite, je n'eus guère lieu de me louer des procédés de Don
Césario, qui après m'avoir promis une rétribution convenable, jugea
à propos de la réduire considérablement. En ma qualité d'étranger,
n'ayant personne pour me faire rendre justice, il fallut me résigner
à perdre un gain bien mérité, et qui m'eût été d'un grand secours. Je
séjournai cependant quelque temps encore à la ferme de Las Massas, sans
pouvoir me rendre à Quillotte, car don Césario, piqué de ce que je lui
avais reproché sa mauvaise foi, me refusait les moyens d'y retourner.
Pourtant au bout de quelques jours, ayant songé que son obstination lui
coûterait au moins ma nourriture et mon logement, il me fit prêter un
cheval.
Je partis sans savoir ce que je deviendrais, sans asile, et presque
sans argent, mais le cœur rempli d'aise en rompant toute relation
avec Don Césario dont j'avais eu beaucoup à me plaindre; je n'étais
resté aussi longtemps, que par considération pour son frère Don
Matys-Ovaillo, qui m'avait comblé de ses bienfaits et auquel j'avais
voué une grande reconnaissance.
De retour à Quillotte, je revis la plupart des connaissances que j'y
avais faites; chacun me reçut à bras ouverts, et voulut me garder
quelques jours; M. Barthès, ayant eu connaissance de mes ennuis,
m'écrivit pour m'engager à me rendre au plus vite à Valparaiso, où il
espérait, disait-il, me caser sous peu, d'une manière définitive. Je
fus donc forcé de refuser toutes les offres aimables qui m'étaient
faites avec tant d'instances. Il me restait heureusement une piastre,
qui servit à payer ce voyage de vingt cinq lieues que je fis en chemin
de fer. Deux heures suffirent pour franchir l'espace qui sépare
Quillote de Valparaiso, où j'arrivai après avoir côtoyé la mer pendant
plus d'une lieue.
Dans la gare, j'aperçus bientôt M. Barthès duquel j'avais été séparé
pendant plus de trois mois. Grande fut ma joie de retrouver cet
excellent et respectable ami qui me reçut à bras ouverts. Sa femme,
son fils Paul, qui avait à peu près mon âge, et sa fille, qui étaient
aussi très-désireux de me connaître, avaient aussi pris la peine de
l'accompagner, et me firent l'accueil le plus touchant. Nous nous
rendîmes ensemble à leur habitation, située sur les hauteurs qui
dominent le port, et à laquelle nous n'arrivâmes qu'en gravissant la
_Quèbrada de l'Almendral_--gorge de l'amandier--.
Mon ami m'engagea presque aussitôt à suivre Paul, son fils, qui
m'emmena dans sa chambre où il me força bon gré mal gré à revêtir ses
propres vêtements. Je fus très-touché et très-ému de cette marque
d'amitié et de considération, mais vraiment gêné sous le costume
élégant que j'avais endossé; car depuis mon départ de Buénos-Ayres j'en
avais perdu l'habitude. Quand je redescendis, et qu'à l'aide d'une des
glaces du salon je pus me rendre compte de ma subite transformation,
au lieu d'en être satisfait, j'éprouvai presque un coup terrible, car
malgré moi, tout un monde de souvenirs douloureux m'assaillit.
Le bienveillant empressement et la sollicitude de la famille Barthès
triomphèrent heureusement de cette profonde tristesse, qui faillit
cependant me reprendre encore lorsque nous fûmes à table. Entouré
de ces dignes personnes qui me rappelaient d'autant mieux mes chers
parents, que je leur entendais fréquemment prononcer le nom de Paul qui
était celui de mon frère bien-aimé, je ne pouvais détourner ma pensée
de ma chère patrie et des êtres chéris que j'y avais laissés. Vers la
fin du repas pourtant, je fis meilleure figure, car les efforts de mon
infatigable ami m'amenèrent à partager la gaîté et l'entrain de chacun.
La délicatesse de mes amphytrions était poussée à un tel point, que
malgré leur vif désir d'entendre de ma bouche même le récit de mes
malheureuses aventures, il se passa plusieurs jours sans qu'ils me
fissent la moindre question, dans la crainte de raviver mes chagrins.
Comme ces dames m'entretenaient souvent au sujet de ma famille je leur
en fis voir les portraits, en leur expliquant de quelle manière j'étais
parvenu à les conserver jusqu'alors; ce qui éveilla leur curiosité au
plus haut point, et me procura l'occasion de leur raconter l'histoire
de ma captivité.
Bien que je me trouvasse très-heureux d'être aussi choyé que dans
ma propre famille, il me coûtait néanmoins beaucoup de rester dans
l'inaction, où m'avait plongé depuis trois jours l'attente de l'emploi
que m'avait fait espérer Monsieur Barthès, et lequel était encore à
trouver; car je m'aperçus que cela n'avait été de sa part qu'une ruse
délicate pour me faire accepter un asile chez lui. Ne voulant pas
abuser de l'extrême bonté de cette famille, je cherchais activement à
me caser. Pendant plusieurs jours, mes démarches furent infructueuses,
ce qui augmenta considérablement ma tristesse.
Ces messieurs Barthès, auxquels je m'étais bien gardé de communiquer
le sujet de ma vive préoccupation, firent tout au monde pour me
distraire. A force d'instances, ils me décidèrent à les accompagner
au théâtre; c'était la première fois que j'y allais depuis mon départ
de France; bien que la salle fût splendide, et que l'on jouât les
_Diamants de la Couronne_, mon esprit était ailleurs. Lorsque
le premier acte fut fini, mes amis me conduisirent au foyer, où se
pressait une foule aristocratique de toutes les nations, dont la mise
élégante ajoutait encore à l'éblouissante décoration de cette salle.
Après avoir joui pendant quelques instants de ce magnifique coup d'œil
nous retournâmes à nos places pour le lever du rideau.
Il y avait à peu près un quart d'heure que le second acte était
commencé, quand s'éleva derrière nous une conversation très-animée,
qui n'avait cependant rien d'hostile: les mots, c'est lui, c'est lui,
fréquemment répétés par l'un de mes bruyants voisins, m'ayant fait
tourner la tête, je fus très-agréablement surpris en reconnaissant une
personne que j'avais connue à Mendoza, et dont toute l'attention ainsi
que celle de son compagnon paraissait particulièrement fixée sur moi.
Je me levai aussitôt pour saluer; mais je devais marcher de surprise en
surprise, car ainsi qu'elle, l'autre personne me tendit la main en me
faisant toutes sortes de démonstrations amicales, et en m'appelant par
mes noms. Je sus bientôt le mot de l'énigme: ce Monsieur qui m'était
inconnu, était arrivé à Buenos-Ayres quelque temps après moi, et à
l'instigation de sa famille qui était liée avec la mienne, n'avait
cessé de s'informer à mon sujet. Il correspondait depuis longtemps avec
mon excellente mère qui, six mois après ma capture par les Indiens,
avait été instruite de ce fait par les bons missionnaires, et par un
savant bien connu, Monsieur Bravard, auquel l'amour de la science causa
une mort terrible et prématurée; il périt sous les décombres de la
superbe Mendoza dont il n'avait que trop judicieusement prédit la ruine
prochaine quelques jours auparavant.
Monsieur Edmond Carré, tel est le nom du charmant et obligeant
compatriote avec lequel j'eus le bonheur de faire plus ample
connaissance dès le lendemain, avait, par un pressentiment
extraordinaire, conservé quelques lettres de ma mère, dans la prévision
qu'un hasard providentiel pourrait nous faire rencontrer. Mes amis
Barthès, dont j'avais reçu tant de marques de sympathie, partagèrent
la joie que j'éprouvais de cette heureuse rencontre, qui n'aurait sans
doute pas eu lieu sans leurs pressantes instances pour me faire prendre
quelques moments de distraction. Je fus d'autant plus enchanté de cette
circonstance inespérée, qu'il en résulta une conversation qui ne fit
que confirmer la véracité du récit que j'avais fait de mes malheurs à
la famille Barthès.
Ce fut par l'intermédiaire de monsieur Carré que me parvinrent des
lettres de ma famille, lesquelles me mirent dans la possibilité de
revenir en France.
Pendant un séjour de plusieurs mois à Valparaiso, malgré toute
l'obligeance de mes amis Barthès et Carré, je ne trouvai que de
pénibles emplois qui finirent par altérer complètement ma santé. Là,
cachant soigneusement à mes amis ma triste position, je me trouvai,
comme à travers la Pampa et au sein des Cordillières, réduit plusieurs
fois à la famine. J'étais accablé de douleurs, me voyant partout et
toujours, poursuivi par le même sort: au milieu d'êtres civilisés je
fus souvent réduit, pour me reposer de mes fatigues du jour, à coucher
dans une mansarde sans toiture, où j'étais exposé sur un grabat au vent
glacial et à une pluie torrentielle qui m'engourdissait les membres, et
ravivait mes blessures à un tel point que j'avais toutes les peines du
monde à me remettre sur pied.
Ces tristes emplois même me manquèrent à plusieurs reprises; parfois
je me vis dans l'obligation de me contenter de deux ou trois bouchées
de pain pour toute ma journée, et de m'introduire furtivement dans
des écuries où je partageais la litière d'animaux qui, plus heureux
que moi, avaient au moins une nourriture suffisante pour calmer leur
appétit.
Accablé de désespoir et de plus en plus malade, je me décidai, ainsi
qu'on me l'avait conseillé, à me présenter chez M. Cazotte, consul de
Valparaiso. Ce fonctionnaire me fit le plus bienveillant accueil, en me
félicitant sur mon heureux retour à la liberté. Il m'apprit que depuis
longtemps il avait reçu du gouvernement des ordres me concernant,
et il me fit voir un énorme dossier dans lequel étaient classés les
différents articles qu'il avait fait publier pour moi dans tous les
journaux Chiliens: c'était le résultat des démarches que ma famille
avait faites près de Monsieur Limpérani, consul général de Santiago, et
auprès des missionnaires. Monsieur Cazotte eut ensuite la bonté, avant
de me faire embarquer sur la corvette _la Constantine_, de me
munir de tout ce qui m'était nécessaire pour la traversée.
Huit jours après mon entrevue avec le consul, le départ du bâtiment
pour la France devant avoir lieu irrévocablement, je me rendis chez
mes excellents amis Barthès pour leur faire mes adieux, et leur
témoigner encore une fois de ma sincère gratitude. Ce ne fut pas sans
une vive émotion que je me séparai de ces excellentes personnes, dont
le souvenir ne saurait s'effacer de ma mémoire, non plus que celui de
Monsieur Carré qui avait agi à mon égard avec autant de bienveillant
intérêt que si j'eusse été un de ses parents.
Comme à Valparaiso, sur le navire qui me ramenait en Europe, mon
esprit, accablé par de longues misères, n'était ouvert qu'à deux
préoccupations: le besoin de revoir la France et tous ceux que
j'aimais, puis une lutte incessante contre les réminiscences de ma
captivité.
De même que Mungo Park, échappé à la tyrannie des Maures du Sahara, je
fus longtemps à croire à ma délivrance. Il me fallut, ainsi qu'à ce
grand voyageur: l'Océan traversé, le retour dans la patrie, le calme
réparateur du foyer paternel, pour délivrer mon sommeil des visions, et
mon cerveau des fantômes évoqués par le souvenir odieux des brigands du
désert.
FIN.
NOTES
A
La Viscacha ou _Trouly_ en indien est fort commune au Sud de
Buenos-Ayres. Cet animal creuse des terriers comme les lapins, avec
nombre d'issues rapprochées les unes des autres et le plus souvent
aboutissant à des chemins. Il habite en famille, il consomme l'herbe
des environs. Il n'est pas rare de le rencontrer dans des jardins où
il cause de grands dégâts, ou bien encore dans des champs ensemencés.
Il ne sort que de nuit, au moment du crépuscule sans jamais s'éloigner
beaucoup. Sa longueur varie de 20 à 25 pouces, non compris la queue,
son corps est trapu, la tête grosse et jouflue, l'oreille grande, l'œil
grand, le museau obtus et velu, il a la gueule et les dents du lièvre.
Le train inférieur est beaucoup plus haut que le postérieur, il a des
soies fort longues qui lui tiennent lieu de moustaches, et qui sont
fort dures. La chair de cet animal est très-blanche, très-tendre, mais
aussi très-fade, cependant bonne à manger étant bien accommodée.
B
_Gnayu-u d'Azara: cervus compestris_ de F. Cuvier. Sorte de
chevreuil qui diffère de l'espèce européenne par sa gorge blanche.
C
Le céton,--_mamouël céton, ou careux céton_--n'est autre chose
qu'une sorte de chardon auquel les Indiens donnent l'un ou l'autre de
ces noms, selon qu'il est vert ou sec. Vert, il s'appelle _careux
céton_, sec, _mamouël céton_.
Ce chardon, fort commun dans certains parages où il y pousse avec une
très-grande rapidité, diffère totalement de celui que nous connaissons
en France, c'est une tige ronde fort droite, qui atteint souvent plus
de deux mètres de hauteur et dont le diamètre varie de 1 à 2 et même
jusqu'à 2 pouces 1/2, et qui est armée, pour ainsi dire, dans toute sa
longueur, de feuilles longues et étroites ayant forme d'angles aigus et
hérissées d'une grande quantité d'épines. Le sommet de cette tige est
couronné par une agglomération de petites feuilles ayant l'aspect d'une
boule.
Les Indiens sont généralement très-friands de cette plante qui, dans
les commencements de sa croissance, leur est d'un grand secours pour
la préparation de certains mets, tels que: 1º Le _Tchaffis-céton_
mélange de lait et de petits morceaux de tige de ce chardon, qu'ils
font fermenter et dont ils se régalent aussi souvent que possible. 2º
Le _Hilo-Céton_, chardon cuit sous la cendre et toujours mêlé à de
la viande crue ou bien encore à demi cuite.
Ils en mangent aussi à l'état de crudité et je m'en suis régalé
quelquefois aussi; car dans son état naturel je lui trouvais beaucoup
d'analogie avec le céleri.
Une fois sec, ce gigantesque chardon dont la tige est devenue creuse
et fort dure, sert de bois--mamouël--aux Indiens de la plaine qui,
durant les trois quarts de l'année, n'ont d'autre combustible à leur
disposition que des--_mey-vacas ou mey-potro_ fientes de bœufs
ou de chevaux séchées--ou bien encore des _Foros_ et de la
_yiéouine_, c'est-à-dire des os et de la graisse.
D
Ou montagne à fenêtres, ainsi nommée par les Hispanos-Américains, en
raison d'une brèche qui vue d'un point sud-est ressemble à une fenêtre,
qui la traverse de part en part. Cette montagne a plus de cinquante
lieues de circonférence à sa base, mais étant placée sur un terrain
ascendant, il résulte que bien qu'elle soit éloignée de plus de treize
lieues du rivage, il semblerait en la voyant du large, qu'elle fait
partie de la côte.
E
La Plata, the argentine confédération and Paraguay etc. Ou
explorations du bassin de la Plata, exécutées dans les années 1853-56
d'après les ordres du gouvernement des États-Unis, par Thomas Page,
commandant de l'expédition. Londres 1859.
[Illustration:
CARTE
DES PAMPAS
de Buenos Ayres
et de la
PATAGONIE ]
TABLES DES MATIÈRES
Chapitres pages
AU LECTEUR I
I.--Comment il se fait que je pars pour Montévidéo.--Dans
quel but j'entreprends ce voyage 1
II.--En quelles mains j'étais tombé 35
III.--La Pampa et les Pampéens 96
IV.--De la religion des Indiens 145
V.--La médecine chez les Indiens 152
VI.--Engraissement des chevaux.--Abattage d'un
cheval.--Principale nourriture des Indiens
pendant la belle saison.--Du tatou.--Un évènement
tragique 164
VII.--La musique chez les Indiens.--Leurs divers instruments.
--Jeux 177
VIII.--Projets de fuite.--Désespoir.--Changement de
position.--Je deviens secrétaire des Indiens 185
IX.--Orgies des Indiens.--Leurs différentes boissons.--Je
me construis une case.--Sciences des
Indiens 222
X.--Fêtes religieuses des Indiens 237
XI.--Comment la politique des Provinces unies de la
Plata vint influer sur ma destinée.--Le général
Urquiza.--Délivrance.--Orgie générale 252
XII.--Rio Quinto et mon départ pour Mendoza 270
XIII.--Mendoza 279
XIV.--Départ de Mendoza.--Passage de la Cordillière.--Séjour
au Chili.--Retour en France 287
NOTES 333
FIN DE LA TABLE.
Abbeville.--Imprimerie de P. Briez.
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK TROIS ANS D'ESCLAVAGE CHEZ LES PATAGONS ***
Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.
Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.
START: FULL LICENSE
THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.
Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works
1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.
1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.
1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.
1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:
This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
at www.gutenberg.org. If you
are not located in the United States, you will have to check the laws
of the country where you are located before using this eBook.
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.
1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.
1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.
1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.
1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:
• You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
within 60 days following each date on which you prepare (or are
legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
payments should be clearly marked as such and sent to the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation.”
• You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
License. You must require such a user to return or destroy all
copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
works.
• You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
receipt of the work.
• You comply with all other terms of this agreement for free
distribution of Project Gutenberg™ works.
1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.
1.F.
1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.
1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.
1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.
1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.
1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.
Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™
Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.
Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.
Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.
The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.
Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.
Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.
This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.