Les Corneilles

By aîné J.-H. Rosny

The Project Gutenberg EBook of Les Corneilles, by J.-H. Rosny

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Les Corneilles

Author: J.-H. Rosny

Release Date: November 20, 2008 [EBook #27303]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CORNEILLES ***




Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online
Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)






[Publié dans _la Revue Indépendante_, numéros 11 à 14 (1887).]




LES CORNEILLES


À une soirée de l'Américain O'Sullivan, boulevard Malesherbes, un
officier du génie se tenait solitaire. Il était grave et très beau. Sur
le sobre uniforme, sa tête blonde, hâlée à peine, se détachait avec
majesté. Il avait de grands yeux celtes, mâles et candides, entre des
cils d'enfance. Revenu de Tunisie avec des états de services superbes,
très jeune encore, il était cité comme un officier de large avenir.

La fête restait nonchalante, une mince valse traînaillait, un bourdon de
causeries entrecoupait la menue musique, l'haleine de Mai entrait par
les larges fenêtres ouvertes, faisait trembloter les lustres,
aimablement caressait les femmes et les fleurs.

Un peu timide, ensauvagé par sa longue absence, l'officier observait
naïvement la bimbeloterie, de ci de là éparse, les rideaux de soie
soufre gonflés au souffle soiral. Brusquement, ses prunelles
s'abaissèrent sur un groupe de femmes.

Alors, il frissonna. On voyait dans une vague de mousselines, une figure
de jeune fille surgir. Elle était très pâle, un délicat chef d'oeuvre
aux prunelles de splendeur noire, au petit geste saccadé, tout furtif,
de charme gracile.

Elle devait être pubère à peine, le cou délicat, la poitrine finement
turgescente, et il s'éblouissait, se sentait devenir craintif et tout
humble. Cependant, il continuait à la contempler, inconscient de la
fixité de son regard, retenant un peu son haleine. Un jeune homme chauve
s'approcha, se pencha gracieusement vers la jeune fille, et, tandis
qu'ils se parlaient, l'officier était blême d'angoisse. Il voulut
détourner la tête, ne put. Il restait à admirer une voie lactée de
perles sur la sombre chevelure de l'adolescente. Soudain, elle se
retourna, ses yeux allèrent à ceux de son contemplateur, s'y fixèrent
quelques secondes avec une expression de colère, de dédain et de
moquerie. Son compagnon, une maigre silhouette de fourbu, regardait
cette scène, les lèvres closes, avec une physionomie dénigrante, un
vague haussement d'épaules. L'officier étonné, abaissa les paupières
dans une tristesse démesurée.

--Pourquoi? murmura-t-il.

Il s'éloigna lentement, poigné, alla vers un groupe de jeunes gens qui
formaient un petit parlement dans l'embrasure d'une fenêtre. Devant la
beauté fine du jardin, le tissage transparent de Mai, le firmament
tendre, irrégulier, plein de menues vapeurs, ils causaient gravement.
L'officier entendit:

--Betoy en croque vingt-six à la minute...

--Oh! Tam O'Shanter fait mieux que ça... trente-deux!

--Pardon, bel et bien, trente-trois.

Mais l'officier, frappant doucement sur l'épaule d'un des causeurs, dit:

--Lannoy... as-tu deux secondes?

Lannoy se retourna. C'était un gars aux fortes épaules, le visage
sincère, des cheveux frisés de sanguin.

--Mille secondes! répondit-il.

--Peux-tu me dire... là-bas... ce jeune homme?

--Victor de Semaise.

--Connais pas!

--N'est pas sot... esprit de silex... expérience et pessimisme. Très
fort à l'épée. Dépense sans se ruiner. Écurie médiocre.

L'officier parut hésitant, un flux rouge à ses tempes; il murmura:

--Et la jeune fille?

--Bah! Tu ne la connais pas?

--Mais non.

--Madeleine Vacreuse.

--Vacreuse! répéta l'officier avec un large trouble.

Il comprenait maintenant la colère de l'adolescente. La foule douce et
farouche des souvenirs se levait, circulait dans la chambre noire de son
cerveau. Toute l'enfance, mêlée à ce nom de Vacreuse, une sotte et
méchante éducation de haine... Et l'officier devenait pâle
excessivement, l'âme en désordre. Pourtant, un brusque espoir le saisit.

--C'est bien la fille de Louis Vacreuse? dit-il.

--Mais oui. Sort de pension... a fait ses débuts dans le monde tout
récemment... charmante, d'ailleurs, mais déjà cueillie.

--Comment?

--Semaise veut faire une fin... est las... a tourné son âme vers cette
fleur... Pas bête!

--Et elle?

--A accepté, parbleu. Elle trouve probablement Semaise très bien, et
aurait raison s'il n'avait pas le moral plus aride qu'un Sahara...
Quelques années de malheur, puis... Tout passe si vite!

L'officier écoutait, appesanti. Une ténébreuse impression de Paradis
perdu était sur sa pensée. Ses beaux yeux celtes tremblaient, l'haleine
vernale entrait plus délicieuse, la frêle musique voltigeait sous l'or
des plafonds, allait se perdre dans le jardin parmi la gravité
frissonnante des arbres. Tout était férocement tendre.

--Tu es triste? dit Lannoy.

--Oui.

--Je t'abandonne, alors. Les paroles, sur un chagrin, c'est des mouches
autour d'une blessure.

L'officier resta seul. Un quadrille dormassant s'engageait, beaucoup de
ridicule sourdait de la gravité des attitudes, mais il n'y songeait
guère, sentait s'épanouir en lui une ombrageuse passion, un amour dont
il connaissait trop la vacuité mélancolique. Mais, au fond de lui, la
pertinacité de sa nature sérieuse s'éveillait, l'opiniâtreté d'espoir
des travailleurs le redressait un peu, il respirait largement, se
remettait à regarder les salons. De suite, sa pâleur reprenait à la vue
de Madeleine Vacreuse mêlée au quadrille, en face de Victor de Semaise.
Alors, inconsciemment, il se mit à marcher le long des fenêtres, avec
une rêverie confuse, un regret infini de n'être plus là-bas, en Tunisie,
préoccupé seulement de futuritions militaires, heureux de sa carrière
magistralement ébauchée, de l'estime des moustaches grises, l'âme toute
claire quand, le soir, il se délassait une heure à faire de la musique,
sous les constellations pures, à faire pleuvoir les notes lentes dans le
cristal nocturne, à travers la solennité large du Silence.

Il s'arrêta. Madeleine Vacreuse était tout près de lui. Les lèvres
tristes, il resta là à se pénétrer de l'ineffable grâce de
l'adolescente, à cueillir une moisson d'âpres et délicieuses adorations,
à savourer les détails minuscules d'une toilette de jeune fille, les
poses, les jeux exquis des étoffes sur la suavité des formes, la nudité
divine du cou. À mesure, le flot amoureux entrait plus profondément au
coeur du soldat, une plénitude accablante remuait ses artères, et grisé,
chancelant, il s'appuyait contre un linteau. Ses yeux ne quittaient pas
la belle vierge, tellement que des gens chuchottaient et que Semaise
ayant murmuré quelques mots, Madeleine se retourna subitement.

De nouveau, le regard moqueur, colère, dédaigneux tomba sur l'officier,
le toisa vite, avec une majesté noire. Il souffrit horriblement, se
détourna, et Semaise, sarcastique, l'air d'un Belzébuth rouillé, passait
son bras autour de la taille de Madeleine, l'entraînait dans le
tourbillon d'une danse.

Alors, avec un grand soupir, un mouvement d'arrachement, l'officier
s'éloigna, sortit des salons, le front humilié, le corps sans force. Il
descendit le boulevard, amèrement pensif, des multitudes d'espérances se
fanant en lui, tombant comme des soldats blessés. Pourtant il s'effarait
de ce que lui, l'énergique, accoutumé aux belles victoires de l'homme
sur soi-même, trempé à d'obstinés labeurs, aux luttes du devoir, fût
capté par cet amour si brusque et ce sombre découragement.

--Ma volonté déserte! murmura-t-il... Mais demain, sans doute, tout
reverdira.

Les feuilles légères frissonnaient aux platanes, les flammes des
réverbères se décoloraient, quelque chose de tendre et de frais semblait
sourdre du firmament. Lui s'en allait à pas mous, s'immobilisant
quelquefois, revenant, et il resta longtemps devant la grande masse
mélancolique de l'Opéra, si longtemps que l'aurore monta parmi des nues
voyageuses. Devant la rougeur élargie, la gamme infiniment nuée du
prisme, il lui arrivait des imaginations élyséennes, des choses
incommensurablement douces cachées au loin, des rêves aussi vastes et
aussi instables que les grottes resplendissantes du Levant.

Il continuait enfin sa route, très las, avec aux lèvres un sourire
chagrin, le cerveau plein d'une grêle, toute suave silhouette de deux
yeux superbes et colères. Son amour grandissait encore, devenait
lentement indomptable.




II


Entre Madame Vacreuse et Pierre Laforge, la haine était impérissable,
augmentait avec les années comme les couches concentriques d'un arbre:
de mutuelles offenses, perpétuellement, la ravivaient. Sa source était
lointaine, remontait au mariage de Jeanne. Il avait existé pour tous
deux une pause d'âme durant laquelle ils s'étaient adorés. Leurs
fiançailles avaient été approuvées par leurs deux familles, l'époque de
leur mariage convenue. Quelques semaines avant la date solennelle,
Pierre dut entreprendre un court voyage. Il partit, l'esprit libre,
aussi assuré de la fidélité de Jeanne que de l'existence des étoiles.
Une formidable déception l'attendait au retour: Jeanne était partie avec
sa famille, laissant une lettre par laquelle elle déclarait la rupture
de ses engagements, avouait le choix d'un autre fiancé.

Pierre lut, relut, avec les intermittences de fureur et de sombre
abattement que provoquent chez un être jeune ces négations de la
loyauté. Pourtant, il aimait tellement Jeanne que, au fond, il était
prêt à lui tout pardonner. Mais l'absence de l'offenseuse,
l'impossibilité d'aller du moins crier son indignation, tout ce que la
fuite ajoute à un déni de justice lui brûlait le coeur... Ah! rien...
rien que ce misérable rectangle de papier blanc où courait l'écriture
fine de la vierge féroce. Et vingt fois il relisait les lignes atroces,
brisait en sanglotant des meubles contre la muraille.

Jeanne, pendant ce temps, était installée à Lille avec sa famille. En
rompant ses promesses, elle avait cédé au moins noble des entraînements:
l'argent. Durant l'absence de Pierre une demande de mariage écrite lui
était parvenue. Elle émanait d'un jeune homme rencontré quelquefois par
Jeanne dans le monde des petits bourgeois.

Timide, il convoitait en sourdine, depuis longtemps, la splendide
Jeanne, hantait les maisons où il avait chance de la frôler, infiniment
triste de la savoir fiancée à Pierre Laforge et priant Dieu chaque soir
d'écarter ce rival. Il espéra longtemps une péripétie. Enfin, les
puissances d'outre-terre déclinant d'intervenir, il joua son va-tout,
écrivit sa demande à peu près dans les termes d'une pétition à un
ministre.

Cette lettre ridicule fut terrible au coeur de Jeanne. À travers la
platitude de la forme, elle vit la solidité du fond, la conquête du
paradis social. Deux jours elle y rêva, l'âme en feu. C'était une fille
ambitieuse, non incapable d'amour, mais trop âpre à la curée pour ne pas
savoir décapiter ses rêves devant une réalité d'or. Pourtant, comme
d'ailleurs le dernier des galériens, elle avait son aune de conscience.
Elle se rappelait ses promesses, s'avouait une tendresse pour Pierre.

Vers le troisième soir, elle penchait de plus en plus à la rupture. Mais
devant la grandeur de l'événement, elle défaillit, se voulut un
complice. Elle alla, la mère étant quantité négligeable chez les
Glavigny, tapoter à la porte du bureau où le père préparait les petites
combinaisons de son négoce.

--Qu'y a-t-il? interrogea le brave homme.

--Ceci, père.

Et elle tendit la lettre de Vacreuse. Le père, attentivement, la lut, la
déposa sur son pupitre d'un air pensif, puis la relut avec tant de
minutie qu'il semblait l'épeler.

--Fameux! dit-il enfin.

Et il recommença à songer, tout en épiant sa fille. Non qu'il hésitât.
L'affaire était claire merveilleusement. Le bonheur de sa jolie fille
passait au-dessus des petites pouilleries. Seulement, il faudrait aviser
à éviter des clabauderies et du scandale.

--J'ai trouvé, chérie! fit-il.

--Quoi donc?

--Le moyen d'éviter le tapage.

--Quel tapage?

--Celui de Pierre et de sa famille.

--Mais je ne t'ai pas dit que j'acceptais Vacreuse.

--Ah bah! fit le père en riant.

Mais devant la figure révoltée de Jeanne, il comprit qu'elle voulait
être convertie. Alors, avec une mine honorable, des paroles
d'enterrement, il joua son rôle, démontra à sa fille ce qu'elle s'était
déjà démontré. Elle écouta, résista convenablement, et déjà au dîner la
famille dressait ses batteries. Le lendemain Glavigny allait trouver
Vacreuse. Le jeune homme fut trop heureux de se soumettre à tout, et
l'on partit pour Lille où les préparatifs du mariage se firent avec
alacrité.

Aucun des obstacles redoutés ne se présenta. À la mairie, à l'église,
l'inquiet M. Glavigny ne vit pas apparaître le trouble-fête. Nulle main
n'essaya d'arracher les fleurs d'oranger de la mariée, nul poing ne
menaça le crâne de Louis Vacreuse. Les époux voyagèrent selon les
traditions, un peu plus longuement même. Au bout de plusieurs années ils
revinrent se fixer à Paris, dans une belle résidence, proche le Bois.




III


Pierre, durant cette période, avait philosophé. L'éternel chirurgien
avait soigné les blessures, métamorphosé la grande haine en amertume
supportable. Nature belliqueuse, il avait plutôt agi que pleuré. Les
mauvaises bêtes de l'ambition s'étaient mises à hurler. Il avait résolu
de boxer le prochain un peu proprement. À un fond de nature escarpé, il
joignit l'idée d'un certain droit de revanche, et il se jeta
méthodiquement sur la société, se rua dans la lutte, avec la stricte
honnêteté légale, mais sans vains scrupules.

Très attentif, sobre, entreprenant, il établit sa base, écrasa
honnêtement les distraits et les faibles, et, estimant qu'il ne
demanderait pas grâce en cas de défaite, n'accorda guère de merci,
marcha d'accord avec les dix commandements de la religion du plus Fort.
Il fut de l'excellente race qui vit sans recueillement, ignore le sens
intime, bâtit des monuments en pièces de cent sous et se croit positive.

Il avait quelques amis, qu'il n'aimait guère, ni eux lui. Très fier de
ce qu'il dénommait son énergie, de son mouvement de loup chasseur, il
méprisait la bête humaine créatrice, la Caste de Pensée et de
Construction.

Pourtant, quand cet homme fort apprit le retour de Jeanne à Paris, il
eut une semaine d'affaissement. Il s'enferma chez lui, âpre. Le crâne
entre ses poings, il rêvait misérablement. Il songeait à l'ancienne
terre promise de sa destinée, à son mariage, à la Jeanne dont il avait
eu si grand faim, au formidable épanouissement de sa chair adolescente.
Il soupirait en rognant ses ongles, il revoyait la fiancée, la
sorcellerie de Jouvence, unique, et trépassée pour l'Éternité!
Graduellement le calme lui revint; il se rua, plus féroce, au torrent,
engagea des spéculations excellentes; les capitaux affluèrent vers lui,
il gagna l'estime des hommes de poids.

Un soir, chez un banquier israëlite, il entendit sonner le nom de Louis
Vacreuse. Il toisa ce rival victorieux, le trouva mesquin, de triste
encolure et de pauvre énergie, puis, quand Vacreuse se fut retiré, il
laissa échapper des épigrammes insultantes. Des bonnes gens
éparpillèrent ses paroles; il reçut une lettre brève où l'on exigeait
des excuses. Il les refusa, se battit, décousit très superficiellement
Vacreuse, et, de son côté, l'affaire en fût restée là.

Mais Jeanne avait été terriblement scarifiée des épigrammes du jeune
homme et d'autant plus que, devant la fortune montante du dédaigné, elle
devait bien s'avouer qu'en somme Pierre lui aurait assuré la fortune
tout comme Louis, avec l'amour en sus! Avec une féminine patience elle
se mit à étudier la vie de son ennemi et Pierre ne tarda pas à
s'apercevoir qu'on lui créait des difficultés, qu'on lui faisait une
guerre sourde, acharnée. Il savait d'où venaient les coups, et sa haine
se réveillait à mesure. Mais cette haine fut immense quand les perfidies
de Jeanne, s'attachant aux projets d'union du jeune homme avec une
gentille enfant de la Haute Banque, réussirent presque à amener une
rupture. De ce moment la lutte éclata, continuellement ravivée par les
humiliations subies à tour de rôle.

Impatiente de l'ascension continuelle de Laforge, Jeanne fut prise
d'ambition pour son mari. La fortune si considérable de Vacreuse
détourna cette ambition des choses d'argent; Jeanne élut la politique.
Vacreuse était quelconque, mais elle se crut de force à l'animer. Il
avait une belle voix, grave et portant loin, une diction claire, bien
articulée quand rien ne le troublait. Le plus grand obstacle était sa
timidité. Dénué de volonté propre, Vacreuse absorbait fatalement les
pensées et les sentiments de sa femme. Pourtant, aux premières
ouvertures des projets qu'elle nourrissait pour lui, il s'épouvanta. Il
ne se sentait pas taillé dans le cuir des hurleurs de tribune. Elle
insista, cita Démosthènes et ses cailloux, le circonvint avec des
affirmations si solennelles que le pauvre homme succomba.

Alors, elle trouva un ex-acteur célèbre, qui, presque chaque matin,
venait enseigner la gymnastique déclamatoire à Vacreuse. Elle assistait
à ces leçons, récompensait son mari par des sourires le jour où il
méritait des bons points. En même temps elle feuilletait les orateurs
contemporains, pinçait la guitare électorale, parcourait ces méchants
petits mémoires où se révèlent les condiments de la cuisine
gouvernementale. Fine, forte en ruse, médiocre en intellect, elle
excellait aux chicanes, aux pouilleries de la faiblesse humaine
transportées dans les graves législatures.

Pour mieux assurer ses projets, elle mit la fortune conjugale à l'abri
des contingences, l'établit sur fonds d'État pour la plus large part,
sur propriétés territoriales de premier ordre pour le reste. D'avance,
elle eut l'audace de choisir le département qui devait élire Vacreuse,
elle mit la résidence estivale de la famille au château des
_Corneilles_.

Pendant ce temps Pierre Laforge escaladait toujours la pente rugueuse du
succès. Devenu un des plus effroyables carnivores du Commerce et de
l'Industrie, un des grands maîtres tondeurs, il venait d'emporter la
jeune proie millionnaire qu'il convoitait, et son mariage lui taillait
un repaire définitif en plein roc financier. Il regardait l'avenir sans
baisser les paupières, l'oeil sûr et fixe, plein de mépris pour
l'humanité, la glaciale morgue des tyrans empreinte sur sa figure,
accablant de mots dédaigneux les vaincus, envieux des vainqueurs, avec
la conviction fantasmagorique d'avoir exécuté des besognes de grand
homme. Il sut que Vacreuse se préparait à la députation, en rit d'abord,
puis devint jaloux. Qu'était Vacreuse auprès de Pierre Laforge? Il
voulut l'écrasement du rival, s'édifia un prodigieux avenir de ministre
d'affaires. Encore assez jeune pour rêver d'énormes rénovations--non
généreuses, d'ailleurs--dans la baraque gouvernementale, il se crut
d'envergure, de par quelques millions acquis et une femme de la haute
banque conquise, à métamorphoser la France. Il modifia considérablement
ses allures, commença de jouer son rôle, phrasant volontiers dans les
conciliabules des salons. À une certaine rudesse de démarche, il
substitua une gravité lente, prit un plaisir d'homme médiocre à des
tenues de diplomate.

Vacreuse, lui, faisait des progrès. Après des récitations en famille,
Jeanne l'amena peu à peu à prononcer de petits discours appris devant
les intimes. Il avait une mémoire tenace, n'oubliait pas un mot, et ses
légères hésitations de timide écartaient le soupçon qu'il ne lançait que
des phrases toutes faites. Sans déclamer remarquablement, il ne manquait
pas de charme, avec sa belle voix grave et sa solennité de bon boeuf.
Avec le temps sa timidité s'atténuait, si bien qu'un jour, à l'occasion
d'un jubilé de vicaire de petite ville, Jeanne lui fabriqua un _speech_
dans la note mirliton, qu'il débita sans anicroche. Dès lors elle le
tint en haleine, le mena par les comices, le fit suer sur les estrades
paysannes, et, durant les deux années qui précédèrent son élection, ne
lui laissa pas quitter le département.

Il fut élu à une respectable majorité, siégea parmi les
ultra-conservateurs. Son premier discours fut misérable. Les cris, les
colloques stupéfièrent le pauvre homme. Doucement, il s'y accoutuma,
devint clair, tint un petit emploi de tam-tam dans le concert
parlementaire. Jeanne le poussait âprement, désolée de l'inertie du
pauvre homme et ne devait jamais s'apercevoir qu'elle-même n'avait pas
l'ensemble des qualités qu'il faut pour faire même un médiocre
politique.

L'élection de Vacreuse ulcéra l'amour-propre de Laforge. Il se vit
devancé, fut en proie aux caustiques de la jalousie. Le député libéral
d'une localité manufacturière s'étant alité, Pierre sut des médecins que
l'issue de la maladie serait fatale. Il se mit en campagne, fréquenta
les clubs de l'endroit, dépêcha des agents munis d'argent et de
promesses, commença de bâtir une cité ouvrière qui, tout en lui donnant
une grosse réputation de philanthropie, ne fut pas une mauvaise affaire.
Affectant des familiarités avec le peuple, une rondeur de bonhomme, il
parla immodérément de Progrès et de Liberté, au fond resta un abominable
despote, un partisan d'oligarchie brutale.

Le député décéda, le jour de l'élection vint. La lutte fut longue, les
ballotages en reculèrent l'issue. Enfin, Pierre triompha, put s'asseoir
sur les sièges législatifs, lorgner de loin, insolemment, celui en qui
se résumait la haine et l'ambition de Jeanne. Mais, malgré une
tâtillonne activité, il ne s'éleva pas considérablement au-dessus du
niveau de son rival. Sa personnalité resta là noyée, impuissante et
aboyante, écrasée par les grands chefs de la doctrine. Il ne fut guère
question pour lui de transformer la France. Furibondes et verbeuses,
cent ambitions palpitaient à côté de la sienne, montraient des dents
carnivores, toutes aspirant à d'éclatants triomphes, haussant
ridiculement leurs menues statures. Il en fut atterré, sa complexion de
lutteur implacable se trouva amoindrie, et même il perdait de son
orgueil au contact de ces lutteurs dont la plupart étaient aussi
intelligents que lui ou, si l'on veut, aussi médiocres.

Cependant, dans l'intervalle, un peu avant son élection, un événement
considérable était survenu chez Pierre, un fils lui naissait. Il coupa
naturellement dans la blague paternelle d'hypothéquer ses vanités sur
l'enfant, de rêver pour lui des revanches, et sa félicité se doublait de
toute la rage qu'il devinait chez les Vacreuse. Cette rage était
violente en effet. Jamais Jeanne ne complota si énergiquement contre
Laforge. Mais les années coulèrent. Jeanne, qui commençait à désespérer,
se sentit mère. Elle rêvait un garçon, un gaillard d'une envergure
autrement puissante que Vacreuse! Mais, au jour de l'accouchement, sa
déception fut dure: rien qu'une fille! N'importe! elle n'en était pas
moins fière. D'ailleurs, tout espoir pour l'avenir n'était pas perdu.
Elle était jeune, le destin pouvait lui accorder le fils dû.

Ces deux enfants reçurent alors une singulière éducation vindicative. On
leur apprit en quelque sorte à haïr avant qu'ils pussent parler. Le
petit Jacques, à l'âge de quatre ans, au seul nom de Vacreuse tremblait
de tous ses membres. La petite Madeleine apprenait à confondre le nom de
Laforge avec celui des cruelles créatures des contes de fées. Avec
l'âge, Jeanne rendit cette exécration plus profonde dans le coeur de sa
fille, mais le petit Laforge, au contraire, répugnait chaque année
davantage à haïr qui que ce fût.

La guerre désastreuse passa sur la France; l'Empire croula. Pendant la
période de Thiers et de l'ordre moral, l'étoile de Pierre pâlit devant
celle de Jeanne. Des ministères conservateurs se succédèrent; Louis
Vacreuse prononça quelques discours assez écoutés, présida plusieurs
fois des commissions, et même faillit faire partie d'un ministère. Perdu
dans la gauche, Laforge se voyait complètement annulé, s'affolait
d'impuissance, mais l'accroissement considérable et continu de sa
fortune lénifiait ses brûlures d'amour-propre.




IV


Jacques Laforge grandissait, orphelin, ayant perdu sa mère très jeune.
Des exquisités se révélaient en lui, une douceur contemplative. La
gâterie autoritaire de M. Laforge rendait les serviteurs humbles et
craintifs; il n'y avait point là d'égaux, de frère, de soeur, pour
susciter les querelles de l'enfance, réveiller les instincts de colère;
la santé du petit le préservant, d'ailleurs, d'être fantasque ou
despotique, aucune âpreté n'avait germé en lui.

On le laissait libre de jouer, de courir par la maison, par le vaste
jardin, et naturellement grave, peu parleur, cela lui suffisait. Les
bonnes plantes, les bêtes domestiques, les oiseaux, les insectes, le
ciel capricieux de nos latitudes tenaient dans les souvenirs de Jacques
la large place qu'ils tiennent aux âmes septentrionales éprises de
nuances fines et de douceurs analytiques.

Le jardin ami le gardait tout l'été, servait à ses paisibles ébats, à
ses menues contemplations. Ce furent d'abord des choses à sa taille: de
grands lys blancs soufrés de pollen, des primevères, des myosotis, des
pensées polychromes, des cinéraires poudrées à frimas. Puis les
arbrisseaux eurent leur tour, toute la bordure des massifs, les aucubas,
les buis, les vinetiers, les symphoricarpes aux baies blanches éclatant
comme des pétards entre les doigts. De plante en plante l'enfant
courait, butinait la moisson merveilleuse des formes fraîches de la vie
végétale.

Au long des murs, entre les branches d'un cerisier étaient de grosses
chenilles brunes; une carapace métallique glissait à ras du sol, le
carabe, bête de proie au corselet dégagé. Des fourmis montaient,
descendaient le tronc d'un marronnier, chargées de leur progéniture, du
maillot blanc, plus gros qu'elles, où dort, du sommeil des
métamorphoses, l'espoir de la race. Une coccinelle faisait une tache
rouge sur une feuille; il la prenait au creux de la main, elle semblait
morte, exhibait son ventre de cuir verni. Dans des coins perdus, plus
sauvages, des lisières de pelouse, où l'humus était noir, l'ivraie
couchée bien verte, des bêtes un peu terribles rôdaient parmi les
mottes, se tenaient au sommet des tigelles; parfois, dans un affreux
pullulement des stercoraires cuirassés de bleu, lents et lourds avec des
parasites plein le dos.

Un petit ami qu'il avait étant mort subitement, Jacques, frappé d'une
affliction immense, avait dû être arraché pour un temps à la campagne où
des souvenirs trop frais lui faisaient saigner l'âme. Amené à Paris, il
y prit les premiers éléments d'instruction. Son intelligence se
compliqua des troubles de la science, de l'effroi qu'éprouve l'oisillon
humain à ses premiers coups d'ailes dans l'abstraction, dans l'infini.
Il aimait déjà le vertige qui accompagne certaines idées, cette
défaillance du coeur que donnent les questions insolubles, la révélation
fugace des beautés, toutes les échappées brusques sur l'Inconnu.

Il prenait une jouissance nouvellement entrée dans sa vie, le jeu du
violon. Toujours la musique l'avait attiré. Un chant, la vibration d'une
mélodie sur un instrument quelconque, le tenaient immobile, grave, avec
une tumultueuse couvée de sentiments. Son père lui donna un professeur
de piano à qui l'enfant arracha des leçons de violon. Rebuté d'abord des
obstacles de l'instrument, Jacques crut perdre tout plaisir, toute
poésie à tâtonner sur le clavier ou sur les cordelles, à chercher
péniblement des sons qui jusque-là lui étaient venus de source; mais une
récompense considérable l'attendait: la révélation de l'harmonie. Ses
doigts ne s'abaissèrent plus en vain sur les touches, et chaque accord
juste éveillait en lui la deuxième puissance de l'Art, le plaisir de
tisser la trame précieuse des ondulations se pénétrant, se mêlant, se
repoussant dans les lois divines de la beauté.

Une passion rivale tenait en échec la musique, l'amour du Nombre. Il
avait dans l'esprit l'obstination qu'il faut pour résoudre les problèmes
de mathématiques. Ce furent ses luttes à lui: il courait les solutions,
en cherchait à plaisir les difficultés, passait des jours entiers à
retourner la même question dans sa tête. L'algèbre l'avait irrité au
commencement par son allure un peu mystérieuse, mais bientôt il en
raffola, étonnant ses professeurs par de considérables progrès
théoriques en contraste avec une maladresse à manier le chiffre, de
fréquentes erreurs d'opération. Mais la géométrie le ravit du coup. Elle
donnait un aliment à la rectitude de son intelligence, à sa soif
d'absolu, de vérités incontestables.

Il était entré au lycée très tard, dans les classes supérieures,
d'ailleurs plus avancé que ses camarades. Une fois mis en rapport
constant avec ses semblables, la hauteur de sa nature apparut: il montra
le dégoût de la brutalité, la soif de justice, d'instinct prenait le
parti des faibles. Très doux, mais d'un courage éprouvé, d'une force
redoutable, il se fit respecter de tous, et cela malgré sa réserve qui
eût prêté au ridicule chez d'autres, cette réserve qui le faisait
s'abstenir des jeux profanateurs, des moqueries contre ce qu'il trouvait
vénérable, des espiègleries méchantes. Bientôt ce ne fut plus seulement
le respect qu'il obtint, mais l'amour. Il était difficile, en effet, de
ne pas l'adorer avec ses grands yeux celtes baignés d'une lueur bleue,
qui regardaient en face sans impudence et sans peur, laissaient
s'épandre l'expressivité d'une belle âme, de ne pas adorer l'être de
sacrifice qu'il était, se donnant sans calcul, avec son rire franc au
plaisir, sa volonté puissante contre le mal, sa haine de la tyrannie et
du vice.

C'est au lycée qu'il comprit la Patrie, qu'il pleura le désastre de 71;
c'est là qu'il entrevit, à travers la bonté native, à travers son
horreur de l'homicide, le rude devoir du Français défendant sa
civilisation. Son père eût préféré le voir mordre à la chicane,
s'adonner à la fabrication de thèses ronflantes et suivre des cours de
déclamation. Mais le jeune homme tint ferme et déclara vouloir se
préparer aux études militaires.




V


Tout annonçait que Madeleine Vacreuse serait aussi belle que sa mère.
Elle en avait les yeux superbes, le visage aux contours d'Ionie,
certaines idiosyncrasies charmantes et aussi, jusqu'à un certain point,
le caractère. La vie de Madeleine tenait, d'ailleurs, entièrement dans
son adoration pour sa mère. À leur éveil ses facultés s'étaient tournées
vers elle comme vers la source des biens qui l'attendaient dans ce
monde. Son éducation se fit en quelque sorte par influence: aimer,
admirer, imiter sa mère, avoir pour idéal de lui ressembler physiquement
et moralement, la croire supérieure à tout et à tous en beauté, en
sagesse, en intelligence. Et cela suffit à créer une adorable jeune
fille, bonne, aimante, dévouée, encore que la mère ne fût ni douce, ni
affectueuse pour d'autres que pour sa petite. Beaucoup des défauts
maternels se retrouvèrent qualités chez l'enfant: l'inflexibilité
hautaine de l'une fut chez l'autre religion de la parole donnée; la
froideur, sévérité; le despotisme, dévouement; la brutalité méprisante,
qui excluait jusqu'aux mensonges cordiaux, amour de la droiture.

Jeanne, charmée des bonnes dispositions de Madeleine, les encouragea,
s'en attribua le mérite. En un seul point elle sortit fermement de ce
rôle: elle imposa à la jeune fille sa haine des Laforge et ce sentiment,
accepté par la fillette, fut robuste et tenace comme si toutes les
virtualités méchantes se fussent portées là. Madeleine sut haïr comme
elle savait adorer, d'instinct. Sa féminéité ne rechercha point de
motifs; il lui suffit que sa mère crût ainsi. De plus libres natures
eussent succombé à l'enveloppement insidieux de la terrible rancune, au
magnétisme des colères, des indignations, aux histoires de fiel et
d'amertume. Elle haïssait à douze ans sans les connaître les Laforge et
plus spécialement, par similitude d'âge, le petit garçon innocent que
les foudres de Jeanne frappaient sans pitié. Sa rancune prit une âpreté
plus vive à l'approche de la nubilité, à l'âge ingrat des filles où la
nature prélude à la tendresse par on ne sait quelle morosité morale,
quelle sécheresse des contours. Le petit Laforge perdit alors son
caractère de monstre idéal, il devint net, corporel, obséda de sa
laideur, de sa matérialité menaçante. Il _exista_: elle le vit dans
toute figure antipathique, dans les traîtres de roman, les criminels de
la troisième page des journaux. Elle prévoyait ses perfidies, songeait à
se défendre, combinait des plans. Durant une période, elle le voulut
rôdant aux environs du château, dans le vague des taillis; elle trembla
pour son chien, son chardonneret, un canard préféré. Puis il hanta ses
rêves: souvent il avait des formes hideuses, parfois sur un corps
d'enfant, une tête de vieillard, mais presque toujours il voulait
embrasser Madeleine, promettait la paix, et la jeune fille, si furieuse
qu'elle en fût à son réveil, s'abandonnait à ces baisers avec le plaisir
de sa sécurité refaite.




VI


La chute du Maréchal, survenue vers l'époque où Jacques entrait dans le
génie militaire, en qualité de sous-lieutenant, vint raviver toutes les
colères de Jeanne. Le même coup qui replongeait Vacreuse dans une
obscurité profonde, exhaussait légèrement Pierre, lui donnait une
notoriété fugitive. La haine de Madame Vacreuse fut alors aussi violente
que celles qui faisaient assassiner les familles aux siècles passés. Et
Madeleine refléta ces grandes passions de sa mère, palpita
frénétiquement en maudissant les Laforge, lança des imprécations de ses
belles lèvres rouges.

Jacques était bien loin de pareils sentiments. Il ne songeait qu'à son
devoir, se montrait un grave, un austère serviteur de la Patrie. Son
père lui allouait une pension royale et le jeune homme se sentait une
honte de cette fortune imméritée, ne voulait pas la dépenser en
plaisirs. Sans avoir encore toute la lucidité du juste, il en avait les
principes au fond de sa haute nature. Il employa l'énorme revenu à faire
du bien dans sa compagnie, augmentait le confort des soldats, procurait
des professeurs et des livres aux studieux, des plaisirs sains à tous,
offrait des primes à ceux qui trouvaient quelque menue amélioration dans
l'exécution des travaux, enfin dépensait beaucoup d'argent en
expériences mécaniques, chimiques, balistiques dans le but d'ajouter
quelque engin perfectionné à la richesse défensive de la France.

Il fut de l'expédition tunisienne. C'est là surtout, aux bivouacs, aux
travaux difficiles, qu'il se montra admirable comme officier et comme
homme, plein de pertinacité, d'ingéniosité et de coeur, donnant son
intelligence, ses bras et sa bourse à la patrie et aux soldats.

Et c'était au retour de Tunisie que le hasard amenait Jacques à la fête
de l'Américain O'Sullivan, et le mettait en face de sa jeune ennemie.

Quinze jours plus tard, les Vacreuse partaient pour leur château des
_Corneilles_.




VII


Depuis son arrivée aux _Corneilles_, Madeleine s'endormait difficilement
le soir. Un trouble était en elle, une nervosité rêveuse, non sans
charme, et elle s'accoudait sur l'allège de sa fenêtre, s'oubliait à
contempler les estompes de la nuit. La Lune grandissait, chaque jour
s'attardait davantage sur l'horizon, et la jeune fille, depuis une
semaine avait vu s'émousser les cornes et se remplir le petit croissant
rougeâtre.

Un soir, elle était penchée, immobile, devant le silence du val. Les
rayons oranges de la Lune dichotome, basse à l'Occident, dessinaient
pâlement sa figure sur la nébulosité blanche de sa robe. Elle se sentait
l'âme fraîche, un peu inquiète pourtant.

Au loin, des rainettes chantaient sur les roseaux, la forêt tremblotait
harmonieusement, un peuplier solitaire était la silhouette d'un élégant
colosse, un vague étang s'argentait entre des fermes. Elle soupira.
Confusément elle désirait quelque chose, à toute cette splendeur
nocturne trouvait du chaos, et son jeune coeur se gonflait, murmurait
contre sa poitrine.

--C'est beau pourtant... Si beau! dit-elle à voix basse.

Elle leva le front vers la Lune; elle avait l'illusion de la voir
descendre la pente rapide du firmament. Une église paysanne se projetait
au-devant des rayons, était noire et délicate, les étoiles luisaient
plus fort, le demi-disque, toujours grandissant et s'empourprant,
semblait s'endormir sur un lointain monticule. Enfin, il disparut.
L'ombre fut plus lourde sur le paysage, Madeleine se sentit très seule.

--Pourquoi suis-je triste?

Elle songea à sa vie future, à son mariage, à Victor de Semaise. Son
fiancé ne lui troublait pas le coeur. Elle l'estimait élégant, en était
même fière. C'était tout. Je ne sais quelle extinction dans le regard du
jeune homme, quelle lassitude sur sa blême face, quel néant atrophiait,
éloignait la tendresse.

Elle essayait pourtant de s'attacher à lui. Elle l'avait accepté de
plein gré, par ignorance. Elle se figurait mal l'amour, malgré les
lectures secrètes, les volumes empruntés mystérieusement. Puis, si
jeune, elle ne vivait que dans le présent ou dans les courts avenirs
d'adolescence. D'ailleurs, tellement passionnée de sa mère, elle en
épousait les haines et les engouements, avait été décidée, dès le
premier mot.

--Si j'avais sommeil, du moins!

Elle n'avait pas sommeil, sa veillée devenait plus misérable et plus
douce, et elle absorbait longuement la bonne odeur de la nuit. La légère
brise était anéantie, une immobilité immense dormait sur la vallée, les
rainettes se taisaient. Dans l'auguste paix des ténèbres, elle essayait
de bâtir un édifice de projets, se figurait des choses de lecture, des
contrées, des villes, des arcatures de palais, des dômes, des aqueducs
levés gravement sur des paysages, la virginité d'une haute montagne, des
Victoria Regia, au soir tombant, nageant en neige, en nacarat tendrement
rose, entre la splendeur des feuilles colossales, sur un lac vierge
religieusement dormassant sous le vol des némocères, dans le clapotis
des monstres de l'abîme. Et d'autres choses plus menues, des retraites
frêles, abritées entre des colonnettes, sous des plantes grimpeuses, des
objets gracieux d'ameublement, des langes d'enfant. Mais la lassitude
revenait, comme un ensevelissement de son âme dans la nuit, et elle se
sentait très petite, débile, rêvait à des contes de candeur, à quelque
bon lutin qui viendrait la consoler, lui susurrer des légendes à
l'oreille, bien mystérieusement.

Tout à coup elle eut le frémissement d'un rêve.

Dans le silence, une musique fine venait de s'élever, une lente et
légère ondulation qui semblait monter aux Étoiles, la voix continue,
infiniment chromatique d'un violon. La mélodie était belle, triste et
inconnue. Elle devait sourdre de la crête d'un massif déclive, un peu à
droite, hors du jardin, là où brusquement se resserrait le domaine, où
le château confinait aux emblaves. D'abord surprise, la jeune fille
écoutait, très émue, la poitrine orageuse.

Continuellement, la musique semblait s'affiner, s'épandre en analyses
harmonieuses, devenir plus plaintive et plus suppliante sous la caresse
de l'archet, raconter quelque histoire bien mélancolique et bien lente
de Calvaire, d'Exil, de Paria. Mais, pour Madeleine, le violon ne
contait qu'une légende d'amour, de désespérance, de trop noire
résignation, une histoire des profondes racines du coeur, et deux
grandes larmes descendaient au long des joues pâles de la vierge.

Pourtant, un délice la pénétrait, un frémissement de bonheur tout à
travers sa chair, et plus la mélodie s'assombrissait, balbutiait, plus
il lui semblait être dans un coin d'Éden, dans la réalisation de ses
plus beaux rêves. Et quand, au finale, de légers silences entrecoupaient
le chant, que l'instrument se mettait à grelotter, que les cordelles
avaient des notes basses comme des vols d'abeilles, quand les dernières
mesures s'épandirent ainsi que des larmes, des soupirs de détresse, puis
moururent en filigranes de musique, en prière suprême, elle tenait sa
figure entre ses mains, les joues tout humides et le coeur plein de
ravissement.

De nouveau régnait le silence. La solitude était élargie, plus vierge,
le battement des astres ralenti, une monotone rainette coassait sa
plainte humide, et Madeleine se demandait qui donc était venu lui
chanter ce nocturne. Mais le massif frémit, une ombre humaine passa
parmi les arbres de la colline, furtive, se dissimulant, et la vierge
restait toute fiévreuse, en plein poëme, le cerveau rempli
d'imaginations merveilleuses, de choses plus belles que la vie n'en
comporte. Son ennui avait disparu, je ne sais quelle joie profonde
vibrait dans l'espace. Sans remords, imprévoyante, elle s'abandonnait à
un flux de tendresse, à la pensée d'un amour noble et large montant vers
elle, du fond de l'ombre, respectueusement.

Un à un, des fragments du nocturne revenaient à la mémoire; elle
revoyait le départ de la silhouette taciturne sous les feuillages, se
grisait du mystère, et le bondissement de son coeur, des impressions
rapides et répercutées, peu à peu lui épelaient une page inconnue, la
page immense de sa jeunesse, de sa puberté épanouie.




VIII


Au matin, Madeleine se levait très étonnée. Une impression bizarre la
prenait au ressouvenir de la scène des ténèbres, une impression de non
réalité, de mystère, comme d'une chose lue dans un livre ou vue au
théâtre. Mais les détails apparaissaient trop nets, et un peu de son
émotion renaissait, une émotion chaste qui amplifiait délicieusement le
mouvement de ses artères. Elle eut très peu d'appétit, se montra
distraite au déjeuner, répondant de travers à Victor Semaise, à ses
parents. Durant la chevauchée matinale qu'elle fit à la lisière du bois,
entre son père et son fiancé, elle n'eut pas ses beaux rires sonores,
toute sa frétillante et jolie innocence.

Grave, ses superbes yeux un peu las, elle savourait on ne sait quelle
germination nubile, sentait un être de passion s'éveiller, briser en
elle la coque puérile. Ce grand renouveau l'étourdissait, et le
firmament, les feuillées jeunes encore, ces petits nids pleins
d'éclosions suspendus dans le frais tissu vert, les neiges éparpillées
et les soufres ardents des corolles amoureuses, le gentil village posé
parmi les prairies, sa pointe enfouie dans le bois, son clocher pointant
modestement dans la pureté du bleu, étaient comme une subite création
pour les yeux de Madeleine, des choses nouvelles, infiniment jeunes,
infiniment féeriques.

--Qu'as-tu Madeleine? disait son père. Ton pauvre cheval est tout
abasourdi de tes caprices.

--Je n'ai rien, dit Madeleine.

--Naturellement! fit Semaise avec un sourire.

Elle commençait à se reprocher ce qu'elle _avait_. Sa conscience lui
disait des choses désagréables, analysait les périls de l'aventure.
Pourtant était-ce un péché, ce rêve si nuageux, cet inconnu de légende à
peine entrevu vaguement à la lueur des étoiles? Au fond, un plaisir
d'imagination, une jolie extravagance qui, sans doute, s'évaporerait
comme les petites nues au firmament d'été. Et des excuses naquirent,
firent la guerre aux scrupules, amusant Madeleine à la façon dont les
joujoux philosophiques préoccupent les gens graves.

Elle s'en revint ainsi, lutinée par ses compagnons, hésitante, avec son
petit mordillement des lèvres. La matinée restait douce adorablement,
juxtaposait le trouble du jour tiède au trouble intime de l'adolescente.
Elle souffrait beaucoup de toutes les beautés éparses, des petits cris
entrecoupés des friquets, de la montée harmonieuse des alouettes, des
nuées minces bues une à une par le soleil, des fils aranéens flottant
délicatement entre les ramures, de tout ce paysage de bonheur, plein
d'ailettes diaphanes, de cellules vivantes, de bestioles et de fleurs
fécondes.

--Madeleine, fit Semaise, vous avez mal dormi, n'est-ce pas?

Et cette simple question l'agita beaucoup. Oh! oui, qu'elle avait mal
dormi. Elle résolut qu'elle ne s'accouderait plus le soir à la fenêtre.
Toutefois, une telle résolution l'emplissait de mélancolie noire, puis
de nervosité et elle jeta brusquement son hongre au galop, suivie de ses
compagnons étonnés. Et dans l'ivresse du mouvement, ses cheveux un peu
dénoués, elle murmurait:

--Pas de rêves, Madeleine!

Quand le soir fut venu, que Madeleine se retrouva seule dans sa chambre,
sa lampe éteinte, elle resta hésitante, la main sur la crémone de la
fenêtre, tandis qu'une lumière pure s'osmosait à travers les rideaux.
Elle murmura:

--Il n'est pas très tard encore... _il_ ne viendra qu'au coucher de la
lune...

Et doucement elle ouvrit la fenêtre, s'accouda comme la veille. Or, la
Lune avait grandi légèrement, devait plus longtemps rester sur
l'horizon; le village était enseveli dans la lueur calme, les rainettes
chantaient, l'étang brillait comme du mercure, et tout cela était beau
autant qu'à l'époque des peuples lacustres.

--Peut-être ne viendra-t-il pas?

Cette pensée la mordait. L'angoisse palpitait dans sa chair. Oh! la Lune
allait mettre des temps infinis à descendre l'Occident! Elle regardait
fixement le clocher, fâchée de ne voir pas son ombre grandir plus vite.
Puis elle se trouva ridicule. Puisqu'elle ne voulait plus écouter! Oh!
bien certainement elle allait fermer la fenêtre, elle allait dormir,
elle n'entendrait pas le nocturne. C'était son devoir. Qui était-il
d'abord, ce musicien. Un paysan peut-être, un rustre, qui sait?

--Oh! un rustre! s'exclama-t-elle... Jamais!




IX


Alors, elle voulut se figurer comme il était, béante de n'y avoir pas
songé plus tôt. Elle échoua. Il restait dans son imagination tout vague
comme la silhouette entrevue sous les arbres, vague comme la nuit et
profond comme elle. Quelque chose des religions s'y mêlait,
l'attouchement de l'Invisible, et Madeleine regardait avec stupeur les
plages stellaires. Elle chuchotait, elle priait. Elle était dans l'Ophyr
du coeur, la contrée où toute âme a plané, posé, oublié les
vissicitudes.

Le temps s'écoula, goutte à goutte, la Lune reposait déjà sur le
monticule et, dans le blêmissement auguste de son départ, des astres se
ravivaient au fond du sanctuaire, comme des cierges par un temps froid.
Le clocher était noir, intensément, le Sphinx de l'ombre balbutiait son
énigme à la chênaie, et Madeleine n'avait plus la force de quitter la
fenêtre. Quoiqu'elle eut écouté, épié, l'arrivée de nulle créature
humaine n'avait été perceptible. Une nostalgie chimérique dilatait sa
poitrine:

--Il ne reviendra pas!

Elle se pencha plus fort. Elle avait peur, à présent, de voir partir la
Lune; elle plongeait sa petite main dans le faible ruissellement
horizontal, semblait vouloir cueillir des rayons. Mais les rayons
quittèrent les massifs, les plantes humbles, errèrent délicatement dans
un pylône de tilleuls. L'astre, couleur de sélénium, croulait entre deux
sapins, les ténèbres gravissaient majestueusement les collines. Enfin,
le dernier segment pourpre s'immergea dans le couchant. L'ombre dévora
l'horizon. Alors, soucieuse, la vierge écouta s'accélérer son coeur, et
le grandissant désir soufflait sur ses scrupules. Rien, sur les
campagnes, que la persistance sonore d'une courtilière!

--Mon Dieu! soupira Madeleine.

Son âme était tout amère. Elle replia à demi la fenêtre.

--Adieu!

Soudain, secouée d'un grelottement, elle se pencha sur l'allège, dans un
doute. Toute basse, intermittente, la vibration de la veille s'élevait,
les battements troubles, les hésitations d'un prélude; puis,
graduellement, le ruisseau mélodique s'élargit, un délicieux petit
peuple de notes vola sous le piquotement des astres. Et l'histoire de la
veille, ce que Madeleine croyait lire dans le réseau sonore, la plainte
passionnée, la supplication d'un dévot timide, caché dans les ténèbres,
se déroula en mélancolie intarissable, en pathétique, en douceur, en
humilités larges.

Par moments, un repos coupait l'entrelacement des sons; le silence de la
nuit disait la lassitude de l'amoureux. Parfois aussi, un espoir
planait, en nuées mélodiques, en gouttelettes vibrantes, en craintive
vivacité. Puis, s'envolait, ailé, comme une bande féerique, le Rêve, le
chant éternel du petit, du petit Clos printanier, du bonheur à deux, les
balbutiements de l'Éden, toutes les corolles du jardin d'amour. Puis, la
tristesse, la noire tristesse d'une créature nocturne rêvant de lumière,
l'humble cri du captif, la prière fervente d'un tout petit exaucement,
et, encore, la résignation solennelle, les notes basses, funèbres, du
coeur brisé...

Tout cela, bien d'autres choses, Madeleine le voyait se lever au fond de
son crâne, le lisait dans la pluie harmonieuse, selon le voeu de sa
puberté, et aucune autre musique, ou la même, jouée un an plus tôt, lui
eût-elle conté la même chose?

Elle cachait ses yeux sur son bras, avec de courts sanglots de bonheur,
et elle oubliait toutes ses promesses du jour dans l'émerveillement de
la nuit, comme si toujours elle avait vécu là, dans une délicieuse
turgescence de l'âme. Mais la mélodie s'éteignit, les petites fées
sonores replièrent leurs ailes. Alors, avec douceur, elle releva le
front, regarda.

Des masses opaques s'élevaient dans la nuit, les arbres entrechoquaient
soyeusement leurs feuilles. Quelques minutes s'écoulèrent. Puis, comme
la veille, le massif trembla, la silhouette humaine passa
mystérieusement, discrètement, au long de la colline, et Madeleine,
toute triste de ce départ, s'en étonnait. Pourquoi s'éloignait-il ainsi,
pourquoi ne murmurait-il pas même une syllabe dans les ténèbres
tranquilles? Peut-être s'était-elle trompée, peut-être ne venait-il pas
pour elle?

Elle jeta un regard de courroux aux étoiles. Puis, il lui monta un doux
sourire, avec un peu du défi de la femme. Oh, bien sûr, il n'aurait pas
cette allure, il choisirait une solitude plus profonde que ce massif au
flanc du château... Et s'il venait pour elle! Oh, s'il venait pour elle,
comme il savait adorer humblement, souverainement, faire s'élever la
voix d'un ange!

Madeleine levait les mains, commençait une prière de passion, un tendre
remerciement à l'Immensité... mais tout à coup s'arrêtant, avec
épouvante:

--Ah! mon Dieu!... Je ne puis pas... je ne puis pas l'aimer!




X


Vers neuf heures du matin, trois chevaux se tenaient devant le grand
perron des _Corneilles_. Vacreuse et Victor de Semaise attendaient
Madeleine. Elle parut, mais non vêtue en amazone.

--Eh bien? s'écria Vacreuse.

Elle, ses yeux baissés, la figure plus douce, comme féminisée davantage,
répondit:

--Je ne monterai pas à cheval aujourd'hui. Je me sens lasse et nerveuse.

--Là! fit le père.

--Pas bien dormi encore, Madeleine? demanda Victor en observant la
cernure de ses paupières.

--Non, répondit-elle... Mais je serais très ennuyée de vous retenir...
Faites votre promenade comme de coutume... Moi, je préfère aller
aujourd'hui à ma fantaisie.

--Ces diables bleus! dit rieusement Semaise.

Ils n'insistèrent pas, tous deux accoutumés aux caprices de la jeune
fille, et, quelques minutes plus tard, ils détalaient vitement sous les
chênes de l'avenue.

Madeleine, à l'ombre du grand auvent, aspirait la matinée, et elle
voyait, sans regret, son hongre favori retourner à l'écurie. Sa pose
était molle, en contraste avec ses fermes allures accoutumées, et elle
n'avait aucun goût pour l'exercice du cheval, pour l'emportement d'une
course violente. Bien plutôt rêvait-elle une promenade paresseuse,
féminine, une traînerie par les sentes dominées de ramures, en forêt.

Elle rentra, alla frapper chez sa mère. Jeanne remuait un tas de
paperasses, les rapports, les placets annotés par les secrétaires, toute
une lourde besogne de femme dominatrice.

--Maman, dit Madeleine, tu n'aimerais pas une promenade sous bois... Il
fait si beau et ces paperasses sont si laides...

--Non, répondit Jeanne, il y a ici des choses pressées.

--Que de peine. Si du moins cela te rendait heureuse!

Elle embrassa sa mère avec compassion, puis d'une moue gentille:

--J'irai avec nourrice, alors!

--Tiens! s'écria Jeanne... Je n'y pensais pas... pourquoi ne fais-tu pas
ta chevauchée, ce matin?

--Ce n'est pas toujours gai, ces deux hommes... Victor me traite en
garçon et papa en petite fille... et il y a des jours où l'on aime à
être femme. Tu ne comprends pas ça toi, maman, tu as trop vécu en homme.

Et Madeleine, d'un coup d'ongle, dédaigneusement, fit s'envoler une
brochure agricole, puis s'enfuit, s'en fut elle-même quérir sa nourrice.
Celle-ci, campagnarde carrée, aux yeux herbivores, animal domestique
d'insouciance et de docilité, était à l'office, finissait de déjeuner
quand la jeune fille apparut:

--Nourrice, tu vas m'accompagner à la forêt, veux-tu?

--À la minute, chère fille.

La bonne femme se montrait heureuse d'accompagner l'enfant qu'elle
aimait de tout son naïf coeur, l'enfant de son lait, son unique enfant,
car celui de ses entrailles était mort...

Des choucas quittaient l'église, l'oiseau gaulois, allègre, montait
musicalement dans le bleu, et un grand vol de pigeons, instable,
s'accourcissant ou s'éparpillant, tournait à l'entour des fermes. Dans
la coupe blonde de la vallée, le soleil coulait à flots vacillants; une
brise alourdie atténuait la chaleur; les cerisiers déployaient leurs
escarboucles, et Madeleine, légèrement appuyée sur la bonne nourrice, en
tendre extase, voyait ramer les oiseaux, toute la tribu libre de l'azur,
les petits corps ivres de lumière et d'oxygène, ces éternels enviés de
l'esclave humain durement fixé sur son sol.

Avec un joyeux cri, une hirondelle de cheminée repassait perpétuellement
auprès des deux femmes, le bec béant, rasait les coquelicots du chapeau
de la jeune fille.

Mais la forêt était là, frémissante de vie, ouvrait son portail
hospitalier, balbutiait au frôlement de la brise. Elles y entrèrent. La
sève et le sang chantaient le grand cantique du désir, le désir des
insectes silencieux dont les antennes effleurent les feuilles, le sonore
désir des bêtes de lumière. Sous les piliers des hêtres, une prière
s'élançait, se perdait dans les verrières du feuillage, et des prunelles
de fleurettes apparaissaient sur le terreau.

Puis, les chênes dominèrent: des rayons entrelacés glissaient comme une
trame d'ambre sur les mousses, d'autres se mouvaient sur les plis des
écorces, uniformément, et des surfaces blanches éblouissaient comme de
la neige. Quatre passereaux, aux angles d'un trapèze de ramures,
contaient leur joie monotone. Et la chênaie persista longtemps,
souveraine, autochtone du maigre terreau. Des fougères saillirent,
délicates comme de l'orfèvrerie, un court taillis s'étala sous le
firmament, et des herbes rôties craquaient sous les pas, une naïade
argentée ruisselait entre les broussailles.

Madeleine, émue, s'accrochait quelquefois à une épine jaillie au bord du
sentier.

Dans ce grand bain de nature, une sérénité, une acuité aussi, pénétrait
la jeune fille. Les forces, autour d'elle, insinuantes, pressantes,
l'accablaient; son sang grondait dans sa poitrine, comme le ruisseau
sous l'herbe. Craintive, elle subissait la pesanteur de la folie
végétale. Toute la forêt, le grand orchestre uniforme, sérieux, coupé de
la vivacité des oisillons, du rire des petites bêtes éblouies de
sécurité, toute la forêt récitait la même strophe de jeunesse.

Une illusion bizarre hantait Madeleine, lui faisait épier le sous-bois:
il lui semblait qu'on la suivait. Par moments elle entendait comme un
pas derrière elle, se retournait, ne voyait rien, restait inquiète, mais
charmée.

--Tu n'entends pas quelqu'un marcher, nourrice? demanda-t-elle.

--Non, répondit la placide créature après avoir écouté une minute.

Brusquement Madeleine poussa un cri:

--Oh! le Paradis!

Enclose entre les futaies géantes, là vivait une solitude adorable où
triomphaient les cryptogames, où, après l'ajourement des fougères
hautes, de vie presque arborescente, venait la douceur épaisse des
mousses, l'entassement des sporules sur le sol, une énorme bordure
elliptique, tendre, d'ineffable monochronisme; et des pierres celtiques,
sous l'âpre lichen, se dressaient mélancoliquement, hiéroglyphiquement,
en mémoire de l'ancêtre sauvage. Au centre, une mare ronde étalait les
algues, la lentille fine, sans un arbrisseau sur ses bords, parcourue de
gerris mélancoliques. Des lueurs vives y reposaient, lentement balancées
selon l'oscillation des feuillages. Puis, au fond, s'ouvrait la grotte
d'une dryade, décorée du velours et de l'argent silvestre, et deux
hêtres la dominaient, posés sur un monticule, leurs troncs envahis de
mousse au nord, nus et bleuâtres au midi.

Madeleine, les narines tremblantes, un doigt levé naïvement, était la
délicate déesse, innocente et éblouie, de la solitude. Derrière elle,
comme une grosse nymphe comique, la nourrice gardait le silence, ouvrait
la bouche largement.

Un daguet passa, dans sa grâce furtive, s'enfuit en froissant les
fougères; un oiseau vocalisait intarissablement, très loin, dans une
gamme grave et vive; d'autres chants plus sourds, plus intermittents
s'épanouissaient; la large mère nature semblait miséricordieuse autant
qu'opulente; un pic s'acharnait, abattait son bec lourd; des ailettes
diaphanes vibraient dans les pénombres pleines de pluie lumineuse, et la
jeune fille se perdait dans un rêve d'universelle croissance, croyait
percevoir un peu de la vie, du mouvement des atomes sous l'écorce de
l'arbre, dans le sein de la terre, se sentait elle-même en chemin
d'épanouissement devant la beauté parsemée là, devant le souverain
labeur, indomptable, qui rend l'âme modeste, remet _au point_ la vanité
humaine.

--Nourrice, dit-elle à voix basse, venez nous asseoir dans la grotte.

Et la fée parisienne et la grosse rustique passèrent sans bruit sur
l'épaisse fourrure végétale, allèrent s'asseoir dans la grotte, émues
diversement, l'une ensevelie dans une joie religieuse, vaguement
reconnaissante à l'Inconnu, l'autre ayant quelque peur, un petit frisson
sur sa peau rude, la pensée que des esprits dangereux pouvaient errer
par là.

--Ma chère enfant, dit la nourrice après quelque hésitation, on dit que
l'endroit est mal hanté...

--Mal hanté! dit Madeleine... Allons, nourrice, rassure-toi, les vilains
esprits ne vivent pas dans de si jolis domaines.

--N'empêche, fit la paysanne, qu'il en a cuit à Jean Mataire pour avoir
passé par ici le soir...

--Ah! le soir, nourrice! fit Madeleine avec un gentil rire. Et puis,
bien sûr, il n'y avait pas même de lune.

--C'est vrai, chérie... mais tout de même... Il s'a cassé la jambe...
Pour sûr, tous les anciens du pays le savent, il y a de vieux esprits
très méchants, ici.

Madeleine inattentive, se reprenait à son rêve. Une félicité abondante
circulait dans ses veines, avec le vague ennui, la nostalgie d'une terre
inconnue. Ses lèvres s'entrouvraient, elle aspirait passionnément
l'oxygène pur et ses grands yeux, dans la splendeur fine de son visage,
étaient amoureux inexprimablement.

--Écoutez! fit la nourrice avec effroi.

Toutes deux avancèrent la tête dans la demi-ombre de la grotte. Entre
les hauts piliers de la futaie, c'était la voix d'un cor de chasse, mais
douce et tremblée, bien plus faible que l'intarissable chanson de la
grive. Elle s'enflait cependant, rampante, priante, approchait.
Madeleine, toute pâle, dans la mélodie inconnue, reconnaissait le mode
du violon nocturne... Et le cor devenait large et grave, s'élevait,
s'abaissait, comme la grande voix de la forêt amoureuse, s'éteignait
lassé, reprenait, écouté des petits oiseaux.

La nourrice, avec peur, ouvrant au large ses prunelles, murmurait des
prières vitement. Son pauvre esprit, en plein Pandémonium, voyait surgir
le monde vague, les bêtes fauves de la sorcellerie et, aux pauses de la
musique, s'étonnait que la mare restât immobile, que des jambes grêles
ne parussent pas derrière le lichen pâle des pierres anciennes.

Le cor se tut. Madeleine, penchée, son âme captive, vainement essayait
la lutte contre ses tendresses, contre toutes ces voix charmantes qui
bruissaient dans elle comme les feuilles dans la forêt. Et, la figure
cachée entre ses doigts, l'aveu jaillissait d'elle en un simple
tremblement de la lèvre:

--Je l'aime.




XI


Un mystère de crépuscule accompagnait l'amour au coeur de Madeleine. De
toute l'attitude de la vierge émanait on ne sait quel charme de
mansuétude, même de solennité. Elle devenait taciturne, avec des revifs
soudains. Elle choisissait pour son costume une gamme de nuances
modestes, des gris jolis, des bleus sombres relevés de tulle, de ruches
fauves, et la finesse blanche de sa face et de son cou jaillissait de là
adorablement.

Le combat, pourtant, n'avait pas cessé en elle. D'un coup de flèche, le
remords troublait souvent sa poitrine. En vain sa conscience se dérobait
derrière l'argument d'un amour impossible, un amour qui devait mourir
sans l'échange d'une parole. Madeleine concevait très bien le sophisme
là dessous, et tout son être protestait, se révoltait contre la
désuétude du beau rêve. Bien plutôt son être intime se berçait d'une
pensée d'éternité, d'une communion plus complète avec celui qui n'osait
conter ses tendresses que sous les ténèbres faiblement brasillantes du
firmament constellé.

Toute cette métamorphose, fort peu déguisée, n'était pas pour être
saisie par Vacreuse, trop endormi, ni par Jeanne, absorbée dans ses
tracas d'ambitieuse. Mais le fiancé était d'autre mesure. Il commençait
à s'inquiéter. Jusqu'alors, exonéré de souci par le caractère ouvert de
Madeleine, il attendait en paix la fin des accordailles. Modérément
passionné, trop las encore de récentes aventures, il n'avait pas essayé
de se faire aimer, aurait trouvé la tâche ardue. Au total, son siège
était fait. Décidé à la vie au pas, il jugeait mauvais d'être tout
d'abord adoré de sa fiancée, remettait à plus tard, quand naîtraient les
premiers orages, d'endosser la cuirasse de guerre. Alors, intervenant à
propos, se montrant subitement transformé, il détournerait à son profit
les premières aspirations dangereuses de sa jeune femme, saurait être
pour quelques mois l'amant au moins une fois désiré par l'épouse.

Dans cet avenir prévu, le Parisien s'était enfoui avec délices. Croyant
bien écarter toute anicroche, il capitonnait son existence, vivait de
régime, insensible à la grâce de la vierge. Sa clairvoyance toutefois ne
s'y rouillait pas. Faible d'intelligence, il avait l'entregent, la ruse
et tout le mobilier de soupçons qui se rencontrent toujours dans ces
égoïsmes féroces passés à la filière de l'expérience. Aussi les
anomalies de Madeleine ne lui échappaient guère, et il voulut en avoir
le coeur net. Un matin donc qu'elle avait encore refusé de monter à
cheval, Semaise dit à Vacreuse:

--Madeleine est singulière depuis quelques jours, ne trouvez-vous pas?

--Je n'ai rien remarqué, dit Vacreuse.

--Non? Vous voyez cependant qu'elle ne monte plus à cheval, qu'elle a
perdu tout son feu.

--Elle est assez capricieuse, vous le savez bien!

--Les caprices, que je sache, ne la font pas si pâle habituellement.

--Voulez-vous dire qu'elle est malade? s'écria Vacreuse avec trouble.

--Que non! Pourtant son allure est lasse, elle a du souci... elle a
modifié son vêtement... s'est convertie à des nuances de cloître, elle
qui adore les couleurs de soleil. Et si modeste soudain. Plus charmante
d'ailleurs que jamais.

--Alors quoi? demanda l'autre.

--Voulez-vous que je vous dise? Elle a tout l'air de se conter une
histoire rose.

--Mon Dieu, Semaise, dites donc les choses tout bonnement.

--Tout bonnement, puisque vous le voulez... Je crois que Madeleine rêve
d'idylle.

--Bah! Tant mieux pour vous!

--Pour moi! Mais je n'y suis pour rien, cher beau-père.

--Comment! balbutia l'autre, scandalisé.

--Écoutez. Vous pensez bien que j'aurais gardé mes observations pour
moi, crainte de vous donner de l'ennui, si je n'avais aucun motif de
vous en instruire. J'avais d'abord attribué le malaise de Madeleine à
quelque trouble physique, puis à des aspirations vagues... mais
l'ensemble de mes notes me portent à croire qu'il y a _quelqu'un_. Oh!
pas de gestes, je sais Madeleine incapable d'une intrigue... elle est
trop loyale, elle dirait tout plutôt. Mais, mon ami, et c'est tout ce
qu'il me faut savoir, dites-moi s'il n'existe pas dans les environs
quelque jeune homme beau, distingué, que Madeleine pourrait entrevoir,
en passant, dans sa promenade quotidienne avec la nourrice?

--La croyez-vous donc capable... à la seule vue d'un beau freluquet...

--Je crois tous les romans possibles, voilà tout, interrompit Semaise.
Madeleine a justement--et ce n'est pas de ma part un reproche--la nature
qu'il faut pour aimer d'un coup de passion. Mais comme je préfère pour
son bonheur et le mien, que son premier coup de passion porte sur moi,
vous feriez bien, cher beau-père, de répondre clairement à ma demande.

--Je ne connais personne dans les environs qui pourrait...

--Personne, bien sûr?

--Que des paysans, et tous laids, ou du moins grossiers.

--Pas de gaillard exerçant un métier original, vêtu bizarrement--pas de
fils de fermier instruit à la ville?

--Non.

--C'est drôle; mais vous vous trompez peut-être... Vous pouvez avoir mal
observé. Il sera bon de questionner Madame Vacreuse.




XII


Au retour de la promenade, Jeanne consultée répondit comme son mari.
Semaise crut s'être trompé, mais continua d'être en éveil, et sa
vigilance s'augmentait encore du frétillement d'une petite tendresse
dans son coeur froid.

La campagne, sans doute, la monotonie des habitudes sous un ciel
impeccable, dans une atmosphère balsamique, surtout la métamorphose de
Madeleine, sa féminéité jaillissant de l'adolescence, pénétraient sous
le cuir épais du scepticisme, remuaient des impressions jeunes, des
souvenirs de printemps humain dans le fiancé.

En se levant au matin, en ouvrant la fenêtre où entrait un grand flot
pur--la senteur de la roseraie des _Corneilles_, des vergers, des
plantes rustiques--il restait surpris, sentait se dissoudre sa glace
d'âme. Il humait, blême, avec une clarté montant à ses yeux, un peu de
sang à ses tempes, vaguement sentait un renouveau, une naïveté agréable.

De vieilles peuplades de pensées, dans la fraîcheur ancienne, la largeur
des vingt ans, le hantaient, tout ce qu'il avait oublié à la fadeur des
nuits blanches, toutes les choses évanouies sur la route du passé. Il
lui semblait qu'il avait été dix ans en geôle, dans l'ombre et la
vétusté, à tourner autour de murailles nues, et respirant rapidement,
les bras ouverts, un cri lui montait:

--Ah! la jeunesse... la jeunesse!... Champagne du coeur!

L'idée lui venait d'être heureux, à la campagne, avec Madeleine, de
prendre le baume de l'existence, sans s'inquiéter, dans la persistance
de son égoïsme, s'il pourrait, faible, usé, suffire à la vierge
épanouie. Mais, au déjeuner, une nébulosité revenait se poser devant ses
rêves.

À l'attitude de Madeleine, il la percevait absente de lui, en course au
pays d'Éden, tout au plus l'aimant en camarade. Ennuyé, jetant
furtivement un regard sur sa tête demi-chauve, dans la glace, il se
demandait comment faire? Parfois il taquinait la jeune fille, essayait
de capter son attention. Elle, avec un sourire, une minute faisait
l'aumône de cette attention, puis, distraite, retombait au doux monde
intérieur, restait vague, incohérente.

Accablé, ployant ses épaules comme sous un faix pesant, il achevait
nerveusement une tasse de café, allait au dehors, murmurant:

--Oh! Je découvrirai le gaillard qui a fraudé l'octroi!...

Embarrassé devant les parents à qui ses soupçons avaient dû paraître
ridicules, il ne pouvait surveiller à sa guise Madeleine, le matin
surtout où il subissait la promenade avec Vacreuse, et il tourmentait
son cheval, déchirait ses cigares d'une mâchoire impatiente.
L'après-midi, il avait plus de largeur d'allures, mais alors Madeleine
sortait rarement, et toute sa tactique restait infructueuse. Souvent,
las, il se disait:

--Bah! il n'y a personne... Madeleine se paie une loge au théâtre
bleu... et voilà tout!

Il n'en gardait pas moins sa défiance.




XIII


Une après-midi, alors que l'ombre des arbres devenait longue déjà,
Madeleine et la nourrice sortirent. Elles contournèrent d'abord l'orée
du village, puis prenant par la place communale, elles se trouvèrent
devant l'église.

La porte était ouverte, une porte basse, cintrée, peinte de gros vert,
fortifiée de cent clous énormes, et la jeune fille aimait voir, dans une
niche au dessus, un vieux, très vieux Saint-Jean, entre deux autres
apôtres, tous trois découpés délicatement dans la pierre.

Elles entrèrent. Le dallage bleu était neuf, proprement entretenu par le
sacristain. Devant les reliques d'un saint--quelques os dans une boîte
d'argent--des cierges de consécration brûlaient avec une odeur de
mouton. Par les verrières rustiques une lumière sourdait, aimable et
naïve, et des rayons jonquilles, rubis feu, bleu intense, éclairaient
les piliers, les chaises, le dallage.

La chaire datait de loin et des manoeuvres avaient revissé des têtes
abominables sur des corps bi-séculaires, y avaient couché de l'ocre.
L'autel, dans une pénombre fraîche, jetait des lueurs d'or, de vieux
cuivre et d'argent; une grande candeur descendait du plafond repeint en
bleu, un bleu de bluet, avec de larges étoiles en dorure, et une tête
rose et blonde de Jésus, souriant d'un air de niaiserie, reposait dans
ce firmament.

Madeleine erra dans le silence des nefs, avec de l'amour pour les
humbles qui venaient là s'agenouiller les dimanches, idéalisant, dans un
rêve d'Éden, l'innocence des mains calleuses, la douceur des faces
hâlées, la fraternité des travaux champêtres; pénétrée de
l'identification que toute âme affectueuse a faite en rencontrant
brusquement un séjour de pauvres, une maisonnette, une rue précaire,
branlante, un champ où traîne un outil de labour. Et c'était un flot de
beauté qui brusquement jaillissait d'elle dans l'église de paysans.

Les tableautins ridicules du chemin de la Croix, le supplicié en robe
rudement rouge, à figure inexpressive, les absurdes soldats romains, les
saintes femmes, la ravissaient à ce moment, bien au-delà des
chefs-d'oeuvre d'un Vinci, et elle aimait encore une statuette de
sainte, en bois, sa mante dévorée de vers, jolie encore dans
l'encadrement d'un capuchon, un angelet posé sur son épaule, murmurant
quelques paroles célestes à une fresque de barbares, à une vaguerie de
personnages grossement bibliques, des Abraham, des Moïse, des Josué,
Adam et Ève écoutant la harangue d'un large Dieu le Père, un Dieu le
Père à face de traîneur de charrue. Des ogives étaient réparées en plein
cintre, les meneaux sertis de petites vitres éclatantes, avec le dédain
des transitions, et l'élan des nervures s'entrecoupait de plâtrages.

N'importe, la vierge, à cet endroit discret, silencieux, humide, un peu
moisissant, trouvait un charme rare, participait d'un mystère de
Divinité, et, assise sous la chaire brune, elle s'attardait à chaque
détail, les rudes et les ingénus, émue par l'idée que les pauvres
avaient trouvé du plaisir à s'arrêter devant ces choses.

Graduellement, en elle, s'élevait un bruit de Messe et de Patenôtres, un
bourdon d'orgue, un plain chant. Alors, elle ferma les yeux quelques
minutes, la tête posée sur ses mains, rêvant à sa religiosité d'enfance.

Mais, dans l'enfoncement, il s'entendit un pas léger. Elle leva la tête,
regarda.

Une silhouette d'ombre disparaissait, devenait invisible. Elle se dit
que c'était _lui_, qu'au détour d'une colonne il l'épiait, l'enveloppait
de contemplation.

Et ses impressions devinrent plus mystiques encore, l'ascension de sa
pensée plus rapide, tandis que s'idéalisait la pâleur de sa face, si
bien qu'elle semblait une admirable statue d'église.

Cependant, la voyant si rêveuse, la nourrice, après un chapelet d'Ave et
de Pater, la toucha du doigt doucement. Elle s'éveilla, accompagna
machinalement sa bonne mère de lait.

Quand elles eurent quitté depuis quelques minutes, Semaise sortit d'un
cabaret de la place villageoise. Il entra dans l'église, les sourcils en
angle, il marcha par le petit temple, fouillant tout de son regard pâle,
puis, devant le néant de sa détection, désappointé, jurant:

--Stupide charade! Moi qui me chauffais si paisiblement devant le foyer
de mon avenir--et voilà qu'il fume, mon avenir!




XIV


La Lune, décroissante, se levait toujours plus tard dans la nuit, ne se
couchait qu'au milieu du jour. Le nocturne maintenant s'élevait quand la
Lune dichotome arrivait pourpre dans l'Orient. Un soir, à demi couchée
dans la pénombre de la chambre, Madeleine l'écoutait, pâle d'extase, et
déjà un fleuve de lumière moins oblique circulait sur la campagne, émané
d'un demi-disque d'or, quand le violon se tut.

Alors, quelque chose bruissa dans le silence, un pas furtif. Elle crut
d'abord que c'était le départ accoutumé, mais une ombre parut à droite,
à l'opposite du massif. Madeleine se recula doucement dans sa chambre,
palpitante, écouta: Une voix sarcastique s'élevait:

--Eh! monsieur le musicien, vous qui faites concurrence aux grenouilles
et aux grillons des champs... deux mots, s'il vous plaît?

C'était Semaise. À la palpitation de son coeur, Madeleine chancelait,
étayée à la muraille, écoutait intérieurement repasser les paroles
sèches. Mais, sérieuse, une autre voix s'éleva:

--J'écoute!

La vierge en adora la vibration grave, et le timbre s'en fixa dans sa
mémoire parmi les grands événements de sa vie.

--Ah! vous écoutez! Pourrait-on savoir quel péché vous expiez ici en
aspergeant les Corneilles de musique au clair de lune?

--Il est inutile, répondit l'autre, de s'attarder à des puérilités. Je
suis prêt à vous donner toute explication convenable, mais point ici.

--Soit, dit brusquement Semaise... vous suivrai-je ou me suivrez-vous?

--Je vous suivrai.

Le massif bruissa doucement. Une haute silhouette se profila.
Invinciblement Madeleine avançait la tête, et invinciblement aussi le
musicien tournait son regard vers la fenêtre de la jeune fille. Alors,
béante sous la clarté lunaire, Madeleine reconnut l'officier, entrevu à
la soirée de fin de saison, et qu'elle avait accablé de la moquerie de
son regard. Quoi! Jacques, le fils de l'ennemi, l'inconnu haï depuis
l'enfance, haï autant que son père, et au nom de qui le coeur de
Madeleine avait toujours sauté de colère!

--Ah! c'est fini!... c'est fini! balbutia-t-elle. Et que je suis punie,
mon Dieu!

Le flot amer jaillissait entre ses paupières, et reculée tout au fond de
la chambre, enterrée dans les ténèbres, son être intime saignait
affreusement. Ah! géhenne d'un jeune coeur, entre les passions de
miséricorde et de dureté, et toute analyse s'évanouissant!... Du fond du
passé montaient les événements tenaces, les pauses d'âme qui semblent
l'individualité même, la source de l'existence. Arrêtée, dans des
minutes d'extase cruelle, enveloppée de douloureuses apparitions, elle
croyait triompher, chasser la passion fraîche éclose. Toutes les étoiles
du ciel d'enfance, les chronologies minuscules immortellement inscrites,
palpitantes dans chaque fibre, mille splendeurs sans nom, innombrables
dans une mémoire comme les éphémères dans un soir de septembre,
l'infinité, l'intensité, la suavité qui sont le début de la vie pour
chaque être, tout cela, en elle, dans la lutte et le remords, se
ternissait, s'effaçait, mourait de la mort intime, et elle avait
l'impression d'une large, implacable hache coupant en pleine chair,
faisant s'écouler tout un monde saignant, doux et misérable...

Puis sur la roue du doute, elle revenait à la nouvelle aurore, rêvait
d'avenir, s'abandonnait. Larges lendemains des nubilités naissantes!
Devant elle, interminable, la route du Reverdis allait sous le firmament
de joie. Rien ne finissait, les jours après les jours, la renaissance
éternelle, à chaque tournant une revirginité des formes, l'abondante
féerie de l'amour remplissant tous les espaces, éclairant toutes les
ombres, élevant ses ailes au-dessus de l'obstacle, dans les régions de
sécurité et de lumière!...

Ses sanglots redoublèrent, un épuisement l'arrêta dans son vagabondage
de pensée, une minute lui ôta presque la conscience.

Les ténèbres étaient légères. La neige du lit y saillissait
nébuleusement, des surfaces de meubles, un lustre, de pâles figurines,
une boîte d'ivoire, un cercle d'argent rayonnaient, et l'oblique
blancheur de la Lune, sa dissolvante sérénité, se posait doucement dans
une encoignure. Madeleine, avec surprise, regardait ces choses, et
toutes lui semblaient innaturelles.

Mais elle se remettait à vivre, à souffrir, et malgré tout, c'était le
Passé qui s'écroulait devant une genèse nouvelle, c'était le triomphe du
Futur, la haine déchirée par l'amour. En même temps, une joie
singulière, incoercible, se levait au-dessus de la douleur d'un trépas
de vie intime, au-dessus de sourds cris d'angoisse. Et il semblait à la
vierge qu'un esprit de mansuétude surgissait en elle, une compréhension
plus large du livre de vie. Ses larmes s'arrêtaient, elle sortait
lentement des ténèbres, regardait par les vitres la nuit abaissée sur
les champs.

Et dans ses yeux las, dans la grâce affaissée, affinée encore, de sa
délicate personne, l'issue du combat se lisait, son profond amour
triomphant, indomptable, la Foi neuve dans laquelle elle voulait vivre
et mourir.




XV


Au détour d'un ados, Jacques Laforge et Semaise s'étaient arrêtés.
L'officier s'appuyait paisiblement contre un petit frêne, les yeux
vagabondant à travers le paysage lunaire, les rubans clairs des
sentiers, le clocher tout blanc, la masse grisonnante de la forêt. Il
attendait, était un bel être humain de force et de patience.

La colère, sur la figure de Semaise, houlait, combattue, civilisée. Il
tentait le mépris, un long toisement de son adversaire, mais la
nervosité de ses lèvres, de ses mains faisait avorter son jeu, le
ridiculisait quelque peu. Il en eut conscience; et d'un timbre mordant:

--Comment, monsieur, c'était vous!... Vous, l'ennemi de la famille!...

--Je ne suis l'ennemi de personne, dit Jacques.

--Dites cela aux imbéciles!... Au surplus, peu m'importe... vous seriez
le meilleur ami des Vacreuse que cela ne justifierait pas votre musique
sous les fenêtres de ma fiancée. J'ai le droit...

--Le droit de m'interroger... j'y consens! dit Jacques.

--Ah! vous consentez--c'est heureux! Alors, expliquerez-vous votre
présence?

--J'aime votre fiancée.

Sans bravade, profonde, cette déclaration humiliait Semaise. Il perçut
la supériorité de son adversaire, d'instinct l'estima. Il dit:

--Comme ça, mon bien vous chausse. Très flatté, cher monsieur! Et
l'admirable excuse, n'est-ce pas, pour braconner sur mes terres!

--Mon Dieu, monsieur, vos droits n'ont aucun caractère définitif! Le
mariage seul... Puis, j'ai jugé que vous n'aimeriez jamais Madeleine
comme le mérite sa jeunesse.

--Vous avez jugé!

--Oui... Vous êtes fatigué, on m'a dit vos aventures, l'incertitude de
votre santé. Ces considérations suffisent. Il est selon ma conscience
d'engager une lutte, où hélas! presque toutes les armes redoutables sont
de votre côté. En quoi puis-je n'être pas loyal?

C'était dit doucement, fermement, et Semaise sentait que, au-delà des
puérilités moutonnières, Jacques avait raison. Mais trop d'amertume lui
envahissait l'âme devant son rival, trop jeune, trop beau. Il voulut un
dénouement à son goût, un coup d'épée, sûr de sa supériorité dans le
noble art. Il y rêva deux secondes, et reprenant, très froid:

--Très bien, mais, cher monsieur, il m'énerve de voir jouer, fût-ce par
un des sept sages, des nocturnes sous la fenêtre de ma fiancée, et sans
tant d'arguties, j'exige tout bonnement et des excuses et la promesse de
ne plus recommencer.

--Je n'ai, dit Jacques, ni excuses ni promesses à faire, n'étant point
sorti de ce que je pense être honnête. Je suis pour vous un rival, et un
rival malheureux. Je déclare que je persévérerai dans la lutte et que
rien ne m'y fera renoncer, sinon votre mariage avec Madeleine.

--C'est net, fit Semaise avec un méchant sourire. Où puis-je s'il vous
plaît, vous envoyer deux de mes amis?

--Vos amis n'ont que faire ici. Jusqu'à présent, nul de nous deux n'a,
je pense, insulté l'autre.

--Ah! vous trouvez? Ces apôtres, ma parole, ont le cuir dur... Est-ce,
peut-être, que vous voulez le choix des armes?

Jacques regarda Semaise avec un peu de surprise dédaigneuse, et sans
qu'un trouble parût dans la beauté de sa face, avec l'aise d'une
personnalité probe, courageuse et fraternelle:

--Ce serait, monsieur, une noble action à nous d'éviter un duel. Dans
notre patrie, le sang de ceux qui peuvent servir est plus précieux
qu'ailleurs.

Une âpre émotion prit Semaise. Sa conscience était émue de l'appel,
mais, en même temps, s'élargissait sa rancune. Et soudain, brutal:

--La première qualité du soldat français, monsieur, c'est la bravoure.

--C'est bien, murmura Jacques.

Il avait baissé la tête, un peu pâle de trouver là cette sotte querelle.
Il croyait qu'il ne sied pas, dans un pays mutilé, tendu pour la
bataille, de s'insurger contre les préjugés de l'honneur militaire.
Aussi, se résignant à l'aventure:

--Soit. Vous voudrez bien, j'espère, vous considérer comme l'offensé.
Envoyez vos témoins à la ferme des Avelines.

--Quand?

--Décidez.

--Aujourd'hui?

--Bien. L'heure?

--Cinq heures du soir.

Ils se saluèrent taciturnement, et Semaise s'en alla, non sans un
remords tout au fond. Jacques, seul, semblait absorbé par une touffe
d'Achillée, ses paillettes pures épanouies à la Lune. Une effraye passa,
ramant sans bruit de ses ailes cotonneuses, un fuseau de petites nues
était posé sur le firmament et la vie, décrue sur toutes choses était
solennelle, chaste et religieuse. Jacques soupira; il monta lentement le
flanc de l'ados. Au loin, une porte s'ouvrait lourdement, se refermait,
et Semaise était déjà entré aux Corneilles quand l'officier se trouva
debout sur une faible éminence, triste et tout plein d'amour, à
contempler la fenêtre de Madeleine.




XVI


Au bruit de la grande porte des Corneilles, assez brutalement close par
de Semaise, Madeleine s'effarait. Quelle scène s'était déroulée par delà
le monticule? Et toutes sortes d'imaginations circulaient dans son
cerveau, surtout la bouleversante pensée d'une provocation. Puis, ce fut
un autre frisson: là, sur la déclivité, loin du massif, elle venait
d'apercevoir Jacques, dressé en douce estompe dans l'argent nocturne. Il
regardait fixement, opiniâtrement.

Alors, un effroi passa sur Madeleine. Elle imagina que c'était le
dernier adieu du musicien, que jamais plus il ne reviendrait semer ses
amoureuses tristesses. La lune roulait entre des langes fins, la lumière
était moins vive, un navrement susurrait dans les arbres. Brusquement,
Jacques mit la tête entre ses mains. À travers l'espace il parut à
Madeleine entendre une vague rumeur de sanglots. Toute sa chair soulevée
de tendresse, d'angoisse, en vain luttait-elle contre une inférieure
voix interne. Je ne sais quoi la soulevait, l'entraînait hors de la
chambre, et elle se trouva, comme hantée, à la grande porte, détachant
la chaîne, tournant, emportant la clef.

La roseraie était là, ses suaves encensoirs, un tremble agitait ses
ailettes de soie blanche, des ombres végétales ondulaient sur la cendre
du sol. Elle eut peur, s'arrêta, apparition de déesse ineffable, un
doigt sur la lèvre, hésitante. Elle s'élança de nouveau, froissait des
herbes, des arbustes, et elle se sentait comme glissant sur une onde.
Puis, elle alla sous l'ombre d'une ligne de chênes. Un petit ménage
d'oiseaux s'éveilla, s'effara, et Madeleine, au cri de l'un d'eux,
s'arrêta, prise de dyspnée, toute molle, contre un arbre. Le filagramme
des ombres et des rayons évoluait sur sa figure; une aile de papillon
nocturne effleura ses joues. Le courage lui revint, elle se remit à
marcher, et, au détour des chênes, elle aperçut Jacques.

Une petite porte, dans la clôture, était restée ouverte; elle la
franchit.

Il était toujours debout sur le monticule, la tête entre les mains, et
des sanglots achevaient de mourir dans sa poitrine. Un désespoir
intarissable pesait sur sa vie. Toutes ses belles futuritions
d'optimiste, les claires architectures de la jeunesse, s'écroulaient
comme un arbre dans le cyclone. Il revoyait monter, abondantes, de vive
lumière, ses pensées de Tunisie, l'austérité charmante d'une existence
toute construite, l'aspiration de sa nature vers le devoir et le
sacrifice. Hélas! un fantôme s'était interposé, et maintenant plus
jamais son sang n'était tranquille, son âme était nue, frissonnante et
faible. Dans ses jours de maladie, jamais il ne s'était senti vaincu
comme maintenant, jamais si craintif, et une sentinelle de chagrin,
vigilante, implacable, veillait aux profondeurs de son crâne. Et quel
vain, ridicule amour! Nul espoir de triomphe dans la lutte du fond de
l'ombre, cette lutte du paria qui n'a sur lui que les regards de la
haine. Non! il était trop condamné! Jamais, pour lui, des lèvres de
l'aimée ne jaillirait le mot créateur. Et, alors, n'est-ce pas,
qu'importe la beauté du firmament et celle du brin d'herbe?

Levant péniblement ses deux bras, avec un large soupir d'angoisse, il
allait partir à travers les campagnes. Son regard soudain s'abaissa,
fixe. Puis, sous ses mains grelottantes pressant sa poitrine, tout pâle,
en sursaut, il douta.

Mais à force de regarder la certitude lui vint.

Sous le grand bras feuillu du chêne aïeul, dans la blonde lueur mêlée à
des pans de nuit, c'était bien Madeleine, debout sur les graminées
basses. Les tigelles d'herbe, en fins glaives, environnaient ses petits
pieds, ses chevilles emprisonnées de nacarat, et tous les yeux pâles des
corolles étaient tournés attentivement vers la lune dichotome.




XVII


Alors Jacques descendit lentement le monticule, et toute la scène
lunaire, l'herbe, la branche épanouie, les meneaux bleuâtres, la vierge
frêle et divine, pour toujours s'inscrivirent au fond de son cerveau. À
quelques pas d'elle, il s'arrêta, la tête nue. Il était plein de
religieux respect. Des phrases d'adoration se pressaient, insonores, sur
ses lèvres. Il n'osait plus regarder Madeleine, il regardait les plis de
la robe blanche, l'ombre cendreuse étalée sur le pré. Le vague frisson
de la campagne lui semblait un bruit d'océan. Brusquement il balbutia:

--Pardonnez-moi! La témérité qui m'a entraîné sous votre fenêtre était
indomptable. J'ai espéré n'être entendu que de vous. Mon tort, à
présent, me semble infini. Mais pourquoi ces haines qui séparent nos
familles? Moi, je n'ai jamais pu haïr personne, tellement que je ne vous
connaissais pas jusqu'au soir où vous m'avez si durement regardé. Dès la
première minute je vous ai adorée... et pour toujours. Alors, en vain,
j'ai voulu rester loin de vous. Toute ma vie se traînait misérablement
dans le désir de vous revoir. J'ai combattu, j'ai de la volonté. Hélas!
contre votre souvenir ma volonté est morte. Peut-être que c'est mal de
vous le dire et que vous êtes fâchée. Pardonnez-moi, j'obéirai si vous
voulez que je me taise, si vous voulez que je m'éloigne.

Il avait un genou en terre, ses cheveux blonds tremblaient légèrement,
une lueur charmante éclairait ses yeux. Involontairement elle le
regardait, étonnée de le voir si beau. Il continuait:

--Ma vie est grave. J'ai dédaigné les plaisirs qui détrempent, j'ai
donné mon âme au travail et à la patrie. J'étais très heureux, plein de
larges espérances. Alors vous avez passé, et je n'ai plus dormi. Mes
livres sont clos, le devoir, si doux jadis, m'est dur aujourd'hui. Une
poussière couvre mes souvenirs, mon intimité m'échappe, je ne sais quoi
d'âpre accompagne la moindre de mes pensées. Je souffre de tout ce qui
est beau...

Il se tut. Cela s'était épanché de ses lèvres gravement, avec une
intensité de candeur, la vibration d'une nature sincère. Madeleine, dans
la nuit, en pleine poésie, apte d'ailleurs à l'enthousiasme, s'enivrait
à l'emphase du jeune homme. Une grande sécurité lui était de plus en
plus venue. Le silence les embarrassait cependant. Elle le rompit:

--Monsieur, dit-elle avec tremblement, est-ce que vous allez vous battre
avec Semaise?

Une grande mélancolie alla au coeur de Jacques. Il crut comprendre la
démarche de Madeleine, crut qu'elle était venue pour supplier au nom de
son fiancé. Et la voix plus basse, un peu brisée, il murmura:

--Mon Dieu! rassurez-vous, il ne courra aucun danger...

--Oh! fit Madeleine avec pitié.

Et s'avançant, quittant l'ombre du chêne:

--Vous ne comprenez pas, dit-elle. Votre réponse est douce pourtant,
mais si triste! Je voudrais seulement éviter ce duel, mais non pour
Semaise.

Il levait le front, un trouble immense parcourait ses vertèbres, et ses
lèvres remuaient. Madeleine sentit grandir son courage.

--Toute ma haine est évanouie, dit-elle. Du passé cruel, entre nous, il
ne reste que de la cendre. Et rien autre, entendez-vous, ne m'a attirée
ici que la crainte de ne plus vous revoir.

--Est-ce vrai? cria-t-il.

Une lueur de ravissement errait entre les cils de Jacques, il était tout
près de la vierge, à genoux, la figure levée. Il avait pris la main
délicate, il y posait les lèvres lentement, timidement.

--L'existence va être si douce, murmura-t-il. Mais je voudrais vous
dire... ô les nuits de ma misère qui finissent... ce noir avenir si beau
maintenant... non, je n'osais pas rêver... toujours une voix triste
s'élevait, protestait, Madeleine... à peine, étant seul, si j'osais
murmurer ce nom... mais est-ce vrai, est-ce vrai? me voulez-vous?

--Pour toute la vie, répondit-elle.

Des tilleuls argentés répondaient à l'hymne des chênes, la roseraie
encensait la pénombre divine, des formes mousses tremblaient
lointainement, des taraxacums dressaient leurs menus pédoncules sur le
tertre, et eux se sentaient enveloppés d'une bienveillance énorme, en
sécurité sous le saphir nocturne semé de toisons vagabondes.

--Vous êtes belle, Madeleine.

--Et vous très beau... et si bon que, sans doute, vous ignorez votre
beauté.

Puis, tout à coup, penchée sur lui, frissonnante, elle chuchota:

--Je me sens misérable.

--Quoi?

--Ce duel. Il y a tant de hasard dans ces choses. Et puis, j'en ai le
remords, ma conscience est lourde. Ne peut-on pas l'éviter?

--J'ai promis.

Elle soupirait, leurs mains s'entrelacèrent. Une lente brise méridionale
remuait dans les plantes:

--Il ne faut pas craindre, fit Jacques... Ce duel ne coûtera la vie à
personne...

Sa voix était persuasive, détournait, allégeait la crainte de Madeleine.
Ils se turent. Jacques s'était relevé. À mesure de l'ascension lunaire,
les ombres s'accourcissaient. Les campagnes étaient comme une mer pâle,
et la joie vitale accélérait la vie des jeunes gens. Leurs lèvres
étaient sèches, leurs yeux tendres ineffablement, et il leur semblait
vivre là ensemble et s'aimer depuis des temps immenses, et que toujours
ils s'étaient connus. Madeleine était faible, sa tête ployait et elle se
trouvait réfugiée contre la poitrine de Jacques. Alors, lui, au contact
des beaux cheveux, ivre, pressa contre lui la vierge, et leurs bouches
se touchèrent dans le premier baiser, chaste et pourtant plein de
flamme.

--Je t'aime par-dessus toute créature, murmura-t-il.

L'église sonna, l'aube commença de vibrer derrière la forêt, une vague,
une délicieuse rumeur de vie roulait sur les campagnes, les bestioles
fauves froissèrent les feuilles, de menus cris s'éparpillèrent, et la
Lune pâlit entre les nuées.

--Au revoir, dit Madeleine.

Elle partait furtivement sous les chênes; il contemplait ce départ
léger, de charme intense, de la jolie fée, et quand elle eut disparu,
quand la grande porte des _Corneilles_ se fut refermée avec un
grincement, il s'en alla, pensif, par les larges campagnes.




XVIII


Semaise fut debout de bonne heure. Pâle de lourds rêves, et quelques
minutes accoudé à la fenêtre, devant le brillant château des Corneilles,
il respira la beauté du jour avec des délices chagrines, puis,
atteignant un buvard, il commença lentement à écrire, mit beaucoup de
temps à libeller deux lettres brèves. Les ayant enveloppées, il
descendit. Les gens dormaient encore au château, et il se promena
longtemps entre les plates-bandes, sous les massifs, charmé confusément
de la prodigue splendeur épandue, de la joie étincelante des oisillons
amoureux de la lumière, turgescents, babillards devant le disque jaune
qui escaladait l'Orient solennellement.

Des rustres passaient dans les sentiers, pesants et solides. Lui, las,
sentant le chancellement de la santé, l'amollissement de ses fibres,
enviait, non leur destin, mais la puissance de leurs épaules, la
sérénité de leurs faces, le bel équilibre de leurs organes, de leur sang
hématose au vif oxygène.

--Qui m'empêchait d'être sobre, chaste, de mener une existence gymnique,
avec les jouissances cueillies à l'heure? Être riche à la fois... et
fort comme eux!... Il y a tant de façons de varier le plaisir, sans
jamais abuser! Mais non, le tourbillon atroce est là, et ce n'est pas
encore tant la volupté qui perd que l'imbécillité d'amour-propre. On a
la vanité de la débauche comme d'autres la vanité de porter des poids
lourds, et l'un jeu n'est pas moins grossier que l'autre, mon Dieu non!

Sourdement, la jalousie le mordait d'une destinée comme celle de
Jacques. Souvent, le soir, dans des confabulations de jeunes gens, il
avait entendu conter des bribes de la vie de l'officier. Un colonel, un
jour, vieille moustache rigide, avait proposé le jeune homme comme
prototype à des gaspilleurs de vie. D'autres fois, Jeanne Vacreuse, qui
avait ses détectives dans l'armée de Pierre, raillait avec âcreté le
fils de l'ennemi, le raillait de cette façon qui hausse le raillé,
disait moqueusement sa vie studieuse, l'estime de ses chefs... Semaise,
à ces réminiscences soupirait:

--Et on n'est jeune qu'une fois!

Il regardait avec irritation un grave platane, indigné de la splendeur
de l'arbre. La belle santé végétale le conspuait, riait de son crâne
indigent. Il sentait la lourdeur heureuse de la nature l'étouffer. Il
serrait son poing chétif, il trouvait stupide aux fleurs de jaillir si
radieuses; des phrases amères viraient derrière son front. Puis, il se
mettait à rire sardoniquement, arrêté devant une euphorbe et un cactus
cierge, deux monstres formidables où il lui plut de voir un emblème de
la stupidité de la nature.

--Cette fourbue! grognait-il. Euphorbes au Cap et idiots au
boulevard--un tas de sales créations. Vieille bête qui n'a d'ailleurs
rien inventé de plus fort pour passer la vie éternelle que de se dévorer
les pieds du matin jusqu'au soir.

Il haussait les épaules d'un air de philosophie. Mais l'envie lui
restait--le rongeait--de l'existence de _l'autre_, de l'autre livré à la
science, optimiste, jeune, pur et beau, riche et dédaigneux des jeux
débilitants de l'opulence, amoureux de justice... et digne d'être aimé
d'une belle vierge comme Madeleine.

--Trève de pipeaux! murmura-t-il. Et puisqu'il ne nous reste qu'un
maigre patrimoine de santé et de cervelle... sachons au moins le
dépenser en ladre, sou par sou.

Le château s'éveillait, des faces bouffies et pâles se montraient aux
lucarnes, le valet de Semaise parut à la grande porte, étonné de voir
son maître si matinal.

--Blondeau, lui dit le jeune homme, tu selleras de suite «Blue beard»
après avoir mangé un morceau sur le pouce, puis tu iras bon train à
Hétremont, avec les lettres que je te remettrai.

--Bien, Monsieur.

Vingt minutes plus tard le superbe «Blue beard» emportait au galop le
valet, et Semaise, plus morose, allait à sa toilette, labourait
lui-même, du peigne et de la brosse, la stérilité de sa chevelure et,
faisant passer une excuse aux Vacreuse de ne pas partager le familier
petit déjeuner habituel, consomma une tasse de café solitaire.

Puis, dans le spleen de son existence vide, il s'abandonnait en
pandiculations, ricanait devant les paillons solaires coulant sur la
vallée, allumait un cigare.

--Tiens, Madeleine! s'exclama-t-il.

Elle s'en allait, sous le petit dôme éblouissant d'une ombrelle, dans
une robe de couleur sombre, délicieuse statue moderne, finement ciselée.
Le jeune homme, abaissant ses bras, fermant sa bouche baîllante, de son
oeil d'ennui la suivait, peu à peu se récréait au mouvement d'harmonie
féminine, aux ondes attrayantes de la soie, et un brin d'ivresse vernale
secouait l'atrophie de son coeur. Puis, le frisson de sa nuit, ses rêves
lourds, tous ses doutes lui revinrent. Il savait maintenant l'origine
des troubles de la jeune fille. Ah! ses soupçons étaient justes! C'était
bien l'antique histoire. Il ne fallait rien grossir, pourtant. Deux
nuits n'avait-il pas épié, avant d'intervenir, n'avait-il pas vu les
départs discrets de Jacques? Oui, mais comme elle écoutait, si tard! Et
elle restait à rêver, et, les matins, elle était lasse!

--Bah! puisqu'ils ne se sont pas parlé!

Il regarda de nouveau circuler la jeune fille. Il se rassurait. C'était
une puérilité. Attentif, désormais, il saurait écarter toute ombre. Une
bonne saignée coucherait l'autre quelques semaines! Et Madeleine ne se
souviendrait guère; c'est si oiseau, ces gamines! Dans le vide de cette
absence, lui, Semaise, se substituerait, conquerrait. Alors, avec un
sourire:

--Si j'allais déjà faire un brin de bucolique?

Il secoua les coudes, avec un souffle dénigreur, se replongea en
arrière.

--À quoi bon?

Et, répétant: «À quoi bon?», il se leva, descendit.

Sur le perron, il hésita. Tout autour de Madeleine, dans la roseraie,
d'éclatantes buveuses de lumière, de pétillantes corolles serrées dans
le corselet d'émeraude, un monde de folioles, des arbustes flottant sur
le bleu, lui faisaient un plan de fraîcheur, de divinité, de pénétrante
vibration.

Justement, elle aperçut Semaise, vint à lui. Ils se rencontrèrent sous
un marronnier à ronde feuillaison, dense, encore tout humide de la nuit.
La peau de Madeleine, dans l'ombre fraîche, se décorait de quelques
menues gouttes de lueur venues en maraude. Elle avait fermé son
ombrelle, elle s'appuyait légèrement contre le tronc noir du bel arbre.
Elle levait sur Semaise ses grands yeux un peu las. Lui, animé à ce
regard, tendait le cou, respirait vite, plissait ses lèvres. La voyant
rougir, il se détourna une minute. Tout son appétit sensuel lui
revenait, ce que la présence d'une femme fine éveillait en lui aux
années où ses nerfs étaient neufs encore. Sa moustache tremblait aux
palpitations de sa lèvre, et les narines ouvertes il respirait le fleur
amoureux du jardin.

Elle ne mouvait pas, posée sur les racines de l'arbre et sa pantoufle,
soulevant un pli de sa robe, soufflait le désir dans les veines usées du
jeune homme.

Il daignait la trouver en beauté. Tout en paraissant attentif au grand
horizon, aux arbres trempés dans un ruissellement de chaleur, à l'énorme
nappe blonde des blés tout tressaillants aux légers souffles de
l'horizon clair, il ne voyait que Madeleine. L'oeil oblique, sa prunelle
morne de gypaëte, les mâchoires détendues, il se délectait de la jupe
ondulante selon les jolies lignes de la statue d'adolescence, observait
le faible sinus du corsage, la grâce du profil, la pesanteur des cheveux
sur la nuque, des plis de grisaille un peu serrés autour des jambes de
la vierge.

Cependant, hésitante, balbutiante, elle dit:

--Je vous cherchais!

--Vous me cherchiez?

Et une envie de troubadour lui venait de lui dire quelque niaiserie au
sucre.

--Oui, reprit-elle. J'ai à vous parler de choses sérieuses.

Son ton étonna Semaise. Il lui semblait y lire une volonté, ferme, et
dont il avait peur confusément. Cependant, avec un sourire, et prenant
la main de la jeune fille:

--Voyons! répondit-il.

Elle abandonnait vaillamment sa main, et le regardant avec force:

--Je me suis aperçue, depuis quelques jours, dit-elle, que la vie est un
peu moins simple que je ne l'avais imaginé. Des choses que je croyais
faciles à accomplir me sont apparues pleines d'obstacles, et il m'a
semblé surtout qu'on avait abusé de mon inexpérience.

Il avait eu d'abord sa moue. Puis, la voyant trop grave, toute droite et
pudique, une chose aiguë lui piquait la chair, il avait un haussement
inquiet des omoplates. Tous ses soupçons revenaient, grandissaient.

--Pour inexpérimentée que je puisse être, dit-elle, je veux une
existence claire, sans aucun remords. C'est ce qui m'amène ce matin,
après des hésitations de plusieurs jours.

Elle s'arrêta devant les yeux hyalins du viveur, la froide colère de sa
face. Mais, intrépide:

--Je ne crois plus, reprit-elle, que je puisse être votre femme. J'en
remplirais les devoirs avec douleur, et je vous détesterais. Il est très
vrai que j'ai de la sympathie pour vous, mais une sympathie paisible.
Nous serions misérables ensemble. Je me reprends donc et je pense que
vous me rendrez une promesse faite par ignorance uniquement.

--Votre petit discours est charmant! fit-il.

Puis, avec férocité, il lui fit subir l'insolence de son regard, une
moqueuse analyse qui la parcourait lentement des pieds à la tête:

--Ces fillettes! murmura-t-il avec mépris.

Elle attendait, simple, dans une majesté gracieuse qui irritait l'autre
davantage. Il l'aurait mordue, sentait en lui grandir la cruauté des
déchus:

--Dites donc, reprit-il, est-ce sérieusement que vous me contez ces
balivernes?

Elle haussa légèrement les épaules. Elle ne le plaignait pas beaucoup,
dans la certitude qu'il ne l'aimait guère plus qu'un animal domestique.

--Eh! s'exclama-t-il, c'est donc vrai... on n'est plus contente. Il a
fallu introduire l'oiseau bleu! Défiez-vous, Mademoiselle, les oiseaux
bleus sont des scélérats.

Elle devenait très rouge, confuse et colère d'entendre ce mièvre
désabusé railler sa large tendresse. Plus dur encore, il mordait ses
syllabes:

--Oh! nous connaissons le drôle! Tout jeune, hein? tout blond... quelque
peu apôtre. Et quelle musique au clair de lune!

Et quittant la moquerie:

--L'ennemi de votre famille, Mademoiselle!

--Que vous importe à vous, dit-elle. Faut-il m'insulter avant d'agir en
honnête homme? En déclarant ne jamais pouvoir vous aimer en épouse, je
suis simplement loyale. Je n'ai pas besoin de votre acquiescement pour
rompre... ma promesse a été surprise... pourtant, j'aurais du remords si
je ne vous suppliais pas d'abord de me délier...

--Je le refuse! cria-t-il.

--Pourquoi?

--Parce que.

--La réponse de ceux qui ont tort... J'ai agi selon ma conscience.
Adieu.

Elle avait rouvert son ombrelle, allait partir. D'un geste quasi brutal,
il atteignit l'épaule de la jeune fille. Il avait envie de la secouer,
la serrait sans ménagement.

--Vous êtes bête! gronda-t-il. Vous jonglez avec des citrouilles et
elles vous retomberont sur le nez. Voyons, est-ce que vous espérez
vaincre votre père et votre mère? Est-ce que vous allez enterrer toute
leur colère sous votre amourette? Généralement on vous voit du bon sens.
Car elle ne rime à rien, votre aventure. Elle est niaise. Qu'est-ce
qu'on dirait si l'on voyait vos fiançailles rompues? Pour tous nos amis
nous sommes autant que mariés. Ça serait du clabaudage pour six mois.
Dites, serait-ce supportable? D'ailleurs, est-ce que vous aurez jamais
le consentement de personne? Chère enfant, si l'on avait commandé les
symboles de l'opiniâtreté au grand Faiseur, il aurait fabriqué Mme
Vacreuse et Pierre Laforge. La déroute est certaine. Et quant à l'autre,
au violoneux, c'est un animal gothique... Voyons, ne tentez pas cette
lutte absurde. Quoique vous en pensiez, il y a un moyen d'être heureuse
avec moi. Au fond, je suis un excellent apôtre, plein d'indulgence. Nous
vivrions paisibles, vous seriez très libre, très obéie... tandis que ces
godelureaux, neufs comme un costume de marié, n'ont aucune souplesse.
Tous despotes... Dans votre destinée, je représente en ce moment le bon
sens, et le bon sens, c'est le pain quotidien du bonheur.

Il se radoucissait, l'air sage, tapotait le bras de Madeleine:

--Que diable! vous avez été étonnée de ma colère. Vous étiez féroce. Au
fond, voyez-vous, je vous aime beaucoup, moi...

Elle sourit avec une douceur malicieuse, obstinée, et l'interrompant:

--Sincèrement, m'aimez-vous beaucoup plus que votre cheval Barbe-Bleue?

Cette question simple l'embarrassait. Il s'avoua l'épaisseur de son
égoïsme, fugacement, et revenant à l'irritation:

--Il faut être raisonnable! dit-il rudement.

--Mais je m'efforce beaucoup de l'être. Et je trouve infiniment absurde
qu'au lieu de ce que j'ai légitimement droit d'exiger de l'amour,
j'irais me contenter de ce que vous appelez le bon sens de ma destinée.
C'est ce que j'en nommerais plutôt la folie. Tant jeune que je puisse
être, je sais ceci: On ne vit pas deux fois. Et je ne vois pas pourquoi
l'on sacrifierait la partie la plus belle de cette vie à des
considérations malhonnêtes!

--Malhonnêtes!

--Serais-je honnête si je vous jure un amour dont je me sens pour vous
incapable?

--C'est un si vieux procès, chère enfant! Il est tout fait, tout jugé,
par des juges d'une autre compétence que vous. Après bien des
divagations, le monde en revient toujours aux considérations que vous
traitez--en vraie petite fille--de malhonnêtes.

--Mon Dieu! fit-elle, laissons là ces jugements si bien faits. Je
m'efforcerai de ne faire jamais rien que de loyal et d'honnête, et même
que de raisonnable. Et rien ne me paraît plus raisonnable en ce moment
que de vous supplier encore de me délier d'un engagement injuste.

Elle se tenait au bord de l'ombre et du soleil, pleine d'un charme
sérieux, avec un petit pli de volonté au milieu du front, et Semaise
était agacé terriblement par la subtilité de son élégance, la suavité de
son profil.

--Je vous répète que je refuse! dit-il violemment. Et je ferai, pardieu!
tout ce qui sera nécessaire pour maintenir ce godelureau loin de vous!

Elle pâlit, entrevit une scène horrible, la lueur des épées, la férocité
d'un combat:

--C'est vil ce que vous dites là! murmura-t-elle.

Elle s'éloignait, révoltée, épouvantée, avec des sanglots d'angoisse. Il
la regardait partir, méchamment. Le cri de sa vanité saignante jaillit.

--Être sacrifié à une boîte à musique!




XIX


Deux sous-lieutenants de la ligne étaient les témoins de Jacques. Vers
quatre heures, assis au bord du verger des Avelines, ils attendaient les
témoins de Semaise. Leur café fumait doucement dans des tasses bleues,
sur une petite table carrée, l'arôme s'en répandait parmi les pommiers,
et la conversation était calme. Le rouge de leurs pantalons attirait la
marmaille et les dindons. Près d'eux, Jacques, avec un regard de bonheur
contemplait la perspective.

C'étaient des champs pleins d'ordre, et tous petits, en rectangles. Sur
le vert des luzernières, des bêtes à cornes s'engraissaient avec
patience; les rondeurs blanches des oies entrecoupaient la couleur sale
des moutons; un grêle poulain sautait avec gentillesse. Les sentes
blanches, entre les pâturages, étaient comme des lignes tracées à la
craie; les céréales tremblant aux légers souffles, perpétuellement
variaient leur clair-obscur, semblaient couler et s'enfuir vers la
rivière. Dans un petit étang trois gorets se baignaient. Les fermes,
sous la rougeur des tuiles, au-dessus des fruitiers, apparaissaient avec
une gaîté laiteuse; au fond, minuscule, un homme hersait une jachère;
des femmes accroupies sarclaient un champ de navets; une houe et un
tombereau de compost s'arrêtaient au bord d'un herbage, et l'on
récoltait, dans les terres fraîches, le chanvre mâle. Une longue ligne
de peupliers et de vernes, en arc sinué, suivait les cours de la
rivière.

--Le meilleur système, disait un des sous-lieutenants, est un vase de
terre vernie, large du bas. On y met un appât... et tous les mulots y
tombent.

--Oui, répondit l'autre.

Ils burent un peu de café, lentement, examinèrent les champs avec une
approbation sereine et reprirent leur confabulation.

Jacques observait la branche d'un pommier, décorée de petits globes
vernis, et comme peinte sur de la soie bleue. On entendait le broutement
de trois brebis, à l'orée du verger, sur des éteules de seigle. Dans la
cour des Avelines, un adolescent tondait des agneaux et les douces bêtes
bêlaient par intervalle. Un étalon amoureux remuait la poudre de la
route; cachés dans les toisons végétales les pierrots pépiaient. Il
régnait une douceur d'évangile. Et Jacques comparait la beauté du
firmament à la beauté de ses souvenirs.

--La truffe aime le chêne, disait le premier sous-lieutenant.

--Et le cochon aime la truffe, répliqua l'autre plaisamment.

Tous deux se mirent à rire, et Jacques par politesse souriait. Il
baissait la tête, il était reconnaissant aux brins d'herbe d'avoir tant
de grâce. Sa destinée lui semblait de cristal, toute sonore et toute
diaphane. Tous les carillons de la joie y tintaient, y chantaient la
palingénésie du coeur.

Cependant, quelquefois, il s'y abattait un pan de froide nuit. Le choc
d'angoisse, le court arrêt du coeur, pâlissait Jacques, un blêmissement
venait sur le vaste horizon. Demain, peut-être, une épée allait le rayer
du monde. Puis, le flux rouge reprenait, remontait en mascaret aux
artérioles de la face, y ramenait un vague sourire de béatitude. À tant
de périls, déjà, il avait échappé. La niaiserie d'un duel ne
l'emporterait pas.

--Oui, c'est ainsi, déclarait le sous-lieutenant rural, dans les
truffières d'Étampes, les chiens seuls sont employés à la récolte. Et
cette méthode se généralisera.

--Évidemment.

Un court silence. Tous trois regardaient en cillant la perspective
plane, coupée au loin d'un côteau et d'une forêt. Il y avait un grand
firmament tranquille, très haut. Une nue scaphoïde planait par-dessus le
dévalement des côteaux, bordée de peluche blanche; des strates
montraient leurs lames minces vers le couchant; des vals d'onyx se
creusaient entre des cumulus ronds; la chaleur était caressée d'un
souffle d'éventail, et rien n'était adorable comme des cimes de sveltes
peupliers en rideaux sur les pacages, mouvant délicatement des nuances
d'argent vert dans la mer lumineuse. Leur ombre couvrait le ruminement
des bêtes.

--Les voilà, je pense, dit un des lieutenants.

Devant un chariot de foin, deux gentlemen s'avançaient. Un chenapan
étique les escorta jusqu'aux Avelines. Après des salutations graves et
de courtes paroles, Jacques quitta les témoins, et sur le bord d'une
tréflière, à l'ombre d'un petit tremble, il continuait à édifier son
Atlantide. Pourtant, comme des feuilles séchant dans un feuillage jeune,
des soucis apparaissaient sur sa sérénité. Dans sa miséricorde de haut
Arya, l'inquiétude était double, car il répugnait à rêver des
futuritions menaçantes pour son adversaire. Il désirait l'issue heureuse
pour Semaise autant que pour lui-même, et sa détestation était profonde
d'être ensanglanté d'une stupide victoire de duel.




XX


Cependant, au bord du verger, le marchandage des témoins se faisait sans
âpreté. Ceux de Semaise étaient venus avec des résolutions dures. Mais
les officiers ayant cédé sur tous les points, selon les ordres de
Jacques, l'entrevue devenait souriante. On avait convenu de prendre
l'épée. Le combat ne devait pas cesser pour une blessure légère, à moins
qu'elle n'entraînât l'incapacité. Et l'on ne discutait plus que
l'endroit de la rencontre, non que les officiers eussent soulevé quelque
objection, mais les témoins de Semaise hésitaient à choisir,
consultaient leurs adversaires.

--Je connais, fit l'officier rural, au bois des Clares, un endroit
délicieux. La lumière y est égale, le terrain élastique. Personne n'y
passe. On y serait chez soi. Ce n'est guère loin d'ici, une demi-heure
de cheval.

Tous se regardèrent une seconde, pour la forme. Ils étaient à l'unisson.
On convint de prendre le bois des Clares.

--Ce sont de bons garçons, fit le lieutenant rural quand les gentlemen
s'éloignèrent sur la route.

Quelques minutes plus tard, ayant refusé de dîner aux Avelines, par
délicatesse, les officiers quittèrent Jacques. Il les suivit du regard,
longtemps. Entre les peupliers ils jetaient des lueurs de coquelicots.
Et la rêverie de Jacques s'allongea comme les ombres vespérales
s'allongeaient sur la vallée.

Une note basse, tombale, toujours revenait, le troublait par son
insinuante monotonie, finissait par dominer l'harmonie claire du
bonheur. Être effacé du monde? Oh! non, pas maintenant, pas à l'heure où
s'ouvre la cervelle, où l'être va prendre sa courte joie d'éphémère.
Mais, inutilement, il écartait la musique noire. Sur les champs, où
continuait le cycle du jour, où dormait une lueur jaune, où déjà se
déployaient de larges mantes sombres, il retrouvait l'histoire de sa
pensée. Le soleil marquait la désuétude, descendait, se fonçait. La
profondeur du tabernacle poignait le jeune homme davantage. Il baissa
les yeux.

Alors, sur un arbuste, il vit une belle chenille, en peluche noire et
blanche. Brusquement un calosome jaillit, et de ses formidables
mandibules emprisonna la bête de velours. Et cette parabole de la lutte
éternelle, de l'insouciance de l'énorme travailleuse qui jamais ne
s'effare du massacre d'aucun de ses enfants, rendit Jacques plus pâle.

Le jour avançait encore. Au loin les travailleurs cessaient la tâche. On
voyait de pauvres dos courbés onduler au long des sentes; des herbivores
s'attroupaient lentement dans la lueur rouge, l'armée des moutons
tremblait comme des flots d'écume, un boeuf blanc levait la tête,
longuement criait sa mélancolie, le soleil se réfugiait entre les
arbres.

Alors Jacques se mettait à marcher par les campagnes, saluant avec
douceur les figures ocreuses de la pauvreté, apitoyé, plein de regret
que l'imbécilité humaine eût fait la lutte pour l'existence si
abominablement amère. Mais les sentiers se vidaient. Il s'arrêtait dans
un pré solitaire, entre deux vernes.

C'était l'heure adorable. La molle lumière tombait du firmament sublime
sur la terre qui se taisait, qui semblait écouter. Une haleine
traversait l'horizon, un peu alourdie, passait sans bruit. Dans la mort
des rayons, des vapeurs montaient, voilaient les contours
harmonieusement, et le silence marquait la transition, le demi-sommeil,
l'angoisse vague des bêtes du jour. Une émotion tendre sourdait d'en
bas, tombait d'en haut. Quelques pâles étoiles primaires arrivaient sur
les plages bleues.

Étonné, pris d'un saisissement, Jacques contemplait cette heure. Devant
la splendeur auguste, la marche de son coeur était douce; une confiance
énorme lui venait, et les minutes coulèrent, si remplies qu'elles
semblaient des journées... Les verrières du couchant s'assombrirent, les
vibrations alanguies, plus longues, se retirèrent de la vaste contrée
muette. Soudain, le silence de l'heure fut troublé; une grêle mélodie
courut sur les herbages.

C'était là-bas, sous la masse grise des feuilles... Un vieil homme s'y
tenait, appuyé au tronc d'un frêne, soutenant un misérable instrument à
manivelle. Sans doute, il avait, durant les heures claires, parcouru
plus d'un village, attristant les gens de la musique chevrotante de son
orgue, cueillant, liard par liard, la menue somme dont il sait vivre.
Et, maintenant, loin de tous, dans les premières ténèbres, poëte
inconscient, il écoute, avec un doux plaisir, un air de ce vieux
instrument dont il a joué tout le jour sans en rien entendre.

Et Jacques aussi écoute.

Dans la musique pauvre, sans couleur, sans éclat, coulant si pénible,
rampante, grêle et caduque, il était ressaisi du doute. Il regardait les
prés noirs d'un regard amer. Et quand l'orgue se tut, que l'heure calme
se fut perdue dans l'éternité, il marchait tristement sous l'étoilement
de l'ombre. Près de la ferme il s'arrêta et les deux mains sur la
poitrine, tout bas, il murmurait:

--Faudra-t-il mourir demain?

Puis, plus bas encore, un nom bien doux lui venait, plus doux que le
grand chuchotement des ténèbres.




XXI


Dans la forêt des Clares, vers le Levant, un triangle s'ouvrait entre
des sapins. À la septième heure la brise remuait péniblement les
feuillages, en tirait un chant dur, et les piliers augustes, immobiles,
tout droits sous les arches sombres, s'étendaient avec une majesté de
salle hypostyle. Le soleil, oblique, entre les masses sévères, vaincu, à
peine survenait par lames minces, par ovules tressaillants sur le
triangle libre. Des plantules chétives essayaient de vivre à l'ombre des
colosses, de petites fleurs se regardaient avec mélancolie, des demeures
de ramiers oscillaient entre les ramures, au dessus s'épandait un ciel
d'allégresse, d'un léger bleu poudroyant et les témoins de Jacques et
Semaise préparaient un drame dans cette solitude.

Semaise était pâle, ferme cependant, avec un petit tremblement de la
bouche. Il songeait que le hasard favorise quelquefois un novice. Son
doute, pourtant, était faible. Il croyait à la victoire, et il appuyait
parfois une pupille furtive sur Jacques, essayait de l'évaluer. Une
fois, l'oeil celte, paisible et miséricordieux, se posa sur l'oeil
trouble du viveur. Semaise en fut irrité violemment.

Le drame semblait stupide à Jacques. Il aspirait doucement le baume des
conifères, et son étonnement croissait d'être là, par la matinée
allègre, engagé dans cette chose brutale. Était-ce misérable! Et il se
sentait ridicule, dans une honte grave, par intervalles regardait ces
hommes qui discutaient lentement le choix du terrain, l'égale
distribution de l'ombre et du soleil, qui mesuraient deux joujoux
argentins...

Toute contestation étant terminée, les deux adversaires posés l'un
devant l'autre, le signal fut donné. Et le débutant cliquetis des jolies
épées rendait les témoins attentifs, et aussi le docteur Gervasy qui se
tenait un peu à l'arrière. Les premiers tâtonnements ne préjugèrent
rien. Semaise était prudent, presque timide, comme il était toujours au
début. Jacques avait une pose tranquille, un haut dédain stoïque,
attentif cependant.

Mais l'élan, bientôt, l'irrésistible colère des batailles, rougissait
les joues de Semaise; un pétillement sec allumait ses prunelles. Il
pressait son délicat joujou, en faisait onduler le ruban lumineux, et la
sonorité, le grincement des lames attirait bientôt un oiseau curieux, le
faisait, entre les aiguilles d'un sapin, avec un gentil penchement de
tête, épier de son oeil rond comme une perle noire.

Jacques ne s'irritait pas. Il répondait nettement aux rampements, aux
dégagés vifs, aux clairs coups droits, se gardait, sans peine encore,
car c'était toujours le prélude, mais un prélude graduellement accéléré,
peu à peu marchant vers la haute lutte. Déjà Semaise, avec ennui,
s'apercevait que l'homme du compas tenait l'épée irréprochablement. Il
baissait les sourcils, s'indignait, mais sans perdre confiance, car
Jacques se maintenant en défensive, sa solidité ne pouvait tenir qu'à
son sang-froid.

Alors Semaise se mit à tâter l'adversaire, renforça ses attaques.

Les fers chantaient; l'oiseau, attentif, à ce léger bruit croyait devoir
son accompagnement, gonflait sa cornemuse, et sa voix charmante vibra,
courut en échos de cuivre parmi les arceaux. Les témoins, le docteur,
avaient de mauvaises figures, la méchante animation, le battement de
coeur des vieux Romains aux cirques. Semaise, la mâchoire pointue,
semblait une frêle bête féroce; mais réglée, pondérée, prudente, seule
la figure de Jacques gardait une belle humanité douce, d'une douceur
d'énergie, d'un resplendissement de beauté stoïque. Il n'attaquait pas
encore, mais nul des élans de Semaise ne le prenait au piège. Sa large
volonté suffisait à la tâche de repousser cette éblouissante vipère qui
cherchait à le mordre. Et Semaise, avec tremblement, s'aheurtait à cette
force tranquille, que tous, silencieux, reconnaissaient maintenant.

--Halte! fit une voix.

Les témoins ordonnaient la première pause. Elle était nécessaire à
Semaise. Les arcs de ses dégagés s'élargissaient, ses coups déviaient,
perdaient leur concision. Les épées s'abaissèrent, l'oiseau sonna
quelques notes encore à travers l'opéra végétal. Il s'échangea des
paroles brèves. Semaise se massait le poignet délicatement, et la fureur
de l'impuissance, un désir immense de tuer l'ennemi, mettaient sur sa
figure lasse une expression de bandit.

Les témoins regardaient préférablement Jacques. Ils l'avaient vu, sans
trouble, avec un air de bonté, se satisfaire de la parade, à peine
feindre de courtes attaques. Maintenant, son épée légèrement fixée dans
le sol, il gardait une belle attitude, semblait incapable de rancune,
incapable de haine. Alors, involontairement, toute sympathie fut pour
lui, même les amis du viveur, au fond, souhaitaient la victoire de son
adversaire.

Semaise, dans une atrophie de courage, baissait le front, et son rêve,
ne reposant plus sur la certitude de sa force, devenait un rêve de
faible, un rêve de chance, un triomphe de loterie.

Mais la pause finissait; les frêles instruments de combat se relevaient
obliquement, comme deux rayons blancs.

--Allons!

La musique grêle du métal recommençait, et aussi la voix de cuivre de
l'oiseau. Immédiatement l'action s'éleva au maximum. Semaise, coërçant
son expérience, la pliait à sa colère, développait toutes ses
ressources. Son attaque échoua. Une pluie d'éclairs annihilait sa
tactique et brusquement Jacques prit l'offensive. Alors, le viveur
recula, mené d'une pointe terrible, jusqu'à un tronc brisé, une sorte de
cippe végétal, où Jacques parut une seconde le tenir à merci. Mais les
épées se ralentirent, les jouteurs reprirent leur place, et tous
savaient que Jacques avait fait grâce à l'autre.

Quatre fois cette bataille reprit, la charge impétueuse du Celte,
l'écrasement de Semaise contre la lisière du triangle, et chaque fois la
pointe victorieuse s'écartait.

--Nom de Dieu! grommela un des officiers.

La poitrine gonflée, tous frissonnaient, dans le saisissement de cette
forte scène, dans l'admiration d'une belle lutte, et de nouveau l'homme
civilisé s'immergeait en eux sous l'instinct des brutes.

Pourtant, un d'eux exigea la seconde pause:

--Halte!

Les épées retombèrent. Au loin, un ramier roucoulait, accompagnait en
sourdine la basse forestière. Maintenant Semaise, appuyé contre le
cippe, loin du groupe, tout en sueur, le souffle caverneux, béant,
montrait une figure de décadence. Il avait senti l'haleine de la force,
d'une force immense, aussi indomptable pour lui que la colère de
l'ouragan; il en gardait l'épouvante et l'humiliation. Il avait compris
aussi la pitié de l'adversaire, la mansuétude d'un être supérieur,
quatre fois avait vu se relever l'arme de mort. Où donc la puissance
qu'il croyait posséder?... Il restait pensif, il essuyait la sueur de sa
face, n'osait plus lever ses paupières, et sa fureur de vaincu devenait
tout son être, toute sa vie, lui faisait une conscience de brigand, où
toujours revenait la pensée d'une trahison, d'une adroite infamie, qui
lui livrât cette vie qui avait fait grâce à la sienne. Et il murmurait
entre ses dents jaunes la parole triste de Charles-Quint devant Metz:

--La fortune n'aime pas les barbes grises!

Jacques n'était pas très las. Sa jeunesse gardait l'aise à sa poitrine,
la force à son poignet. Il regardait devant lui, un peu surpris. Les
sous-bois envoyaient une voix paisible, le frémissement des feuillages
où courait la consonnance du ramier, la flûte aiguë de quelques
oisillons. L'être intime de Jacques avait la sérénité de la forêt, son
calme et son ampleur. Il n'appréhendait plus ni de tuer ni de mourir, il
se sentait plein de patience et de force.

Mais comme il détournait le front, il rencontra la silhouette du viveur.
Et la vue de l'adversaire pâle, courbaturé, de son profil de bandit
vindicatif, lui prit tristement le coeur, le fit souffrir d'avoir tant
humilié un homme.

Semaise, cependant, s'était replacé au champ du combat. Il attendait le
signal, d'un air d'opiniâtreté. Et Jacques se plaça devant lui avec
mélancolie.

--Allons!

Au ferraillement clair, l'oiseau ne répondait plus, il voguait
par-dessus les cimes, sous les groupes lumineux du ciel. La reprise
était molle. Tous deux hésitaient. Jacques n'attaquait pas, laissait
venir les coups, ripostait sans rudesse, et un vague espoir revenait à
l'âme de Semaise.

Une grande troupe de cumulus passa dans l'horizon, mettant une étoupe
blanche sur le soleil, et la lumière sourdait en diffusion calme, se
couchait sur le val avec une douceur de lumière tamisée à l'albâtre.
Soudain, le viveur, après une faible offensive, marcha vivement en
retraite, et quand Jacques le rejoignit sa pose s'était métamorphosée,
moins souple, un peu étrange. Les témoins ne comprirent pas de suite,
puis, un des officiers crut devoir protester:

--Laissez, dit Jacques.

Semaise venait de prendre son épée de la gauche, s'escrimait ainsi avec
bizarrerie mais adroitement. Sentant Jacques désorienté, il bondit en
charge, et deux secondes mena la bataille. Mais bientôt, pressé de
l'impétuosité du Celte, il était ramené, il allait s'acculer encore
contre la lisière, quand on le vit faire crochet, sauter à gauche
agilement. Alors, immobile, dans une attitude de fataliste, il attendit.
Mais Jacques ne le rejoignit pas. Il avait baissé l'épée, il fit le
premier pas pour rejoindre le terrain de la lutte.

Des choses noires roulèrent au cerveau de Semaise, toute la condensation
souffrante de sa défaite, et les sourcils très bas, très proches, lui
aussi abaissa l'arme. Il précéda Jacques, un peu en biais. Une de ses
lèvres était saignante. Il tanguait. Une houle remua ses tempes. Et
brusquement, en brute, le malheureux se déshonora. Sa pointe relevée,
projetée en foudre, sembla devoir percer obliquement Jacques. Les
témoins poussèrent une clameur furieuse.

Mais l'épée du Celte, incroyablement rapide, en retard pourtant, se
redressa, horizontale, perpendiculaire au poignet, et l'attaque avorta
en simple déchirure à la base du cou. Troublé, à la merci cette fois
d'un instinct, Jacques à son tour poussa l'épée, la plongea dans la
mamelle de Semaise. Tout de suite il en eut regret, horreur, recula; et
il baissait le front tandis que le viveur oscillait, tombait, un genou
en terre. Tous, alors, le docteur Gervasy, les témoins, se pressèrent
autour de Jacques, laissant Semaise sans secours, et le praticien, après
un examen rapide déclara:

--Ce n'est rien! Deux millimètres sous la peau... non, rien!

--Occupez-vous de Monsieur! fit Jacques en montrant son rival.

--Un monsieur, ce cochon-là! grondait un officier.

Cependant, Semaise venait d'abandonner son épée, croulait, étayé sur ses
mains, et des bouillons de sang coulaient sur sa chemise, ruisselaient
au travers. Alors, le docteur l'assit, mit à nu le torse, et lentement
analysait, sondait la plaie fine et profonde, l'étanchait d'un geste
doux.

Comme Jacques le questionnait, il murmura:

--Ce n'est guère... oblique... les organes saufs... mais la guérison ne
sera pas prompte...

--Crânement mérité! chuchota un témoin de Jacques.

Le sang fluait; une syncope se déclara. Le docteur posait un appareil
provisoire.

Alors Jacques, plein de remords, humble:

--Messieurs... n'est-ce pas? Vous serez généreux!... Tout le monde hors
nous ignorera l'aventure...

Les officiers hésitaient. Jacques leur prit à chacun la main:

--Sur votre honneur?

--Soit! fit le plus colère. Pour vous faire plaisir. Mais vrai, vous
êtes trop bon. Ça ne vous réussira pas toujours. Le monde est canaille.

Tous, cependant, aidèrent à transporter le blessé. Après quelques
minutes on atteignit une grand'route. Les deux voitures amenées par
Semaise et Jacques y stationnaient; et le vaincu, ayant été hissé dans
la meilleure, on partit lentement. À l'orée du bois, les deux groupes se
séparèrent.




XXII


Le lendemain de l'aventure du bois des Clares, le docteur Gervasy se
présentait aux _Corneilles_, porteur d'une lettre de Semaise. Le
docteur, homme dénué de politique mondaine, remit cette lettre sans
introduction, et la surprise des Vacreuse fut immense en la parcourant.
Elle annonçait le renoncement du viveur à la main de Madeleine,
insistait sur le caractère irrévocable de cette décision, parlait de
déshonneur, de tare, en phrases concises, d'une manière ambiguë. Un
événement aussi considérable surexcitait Jeanne et déconcertait
Vacreuse. La lèvre colère, elle lisait, relisait, finissait par
s'écrier:

--Qu'est-ce que ça veut dire? Pourquoi Semaise ne vient-il pas lui-même?

--Madame, fit Gervasy... C'est un cas de force majeure... Monsieur de
Semaise est blessé.

--On écrit clairement, au moins... Comment veut-on que je comprenne
cette lettre?

--Semaise a donc été blessé? demanda doucement Vacreuse.

--Oui, d'un coup d'épée... il s'est battu, riposta le docteur.

--Bon! grommela Jeanne avec un haussement d'épaules... duel, déshonneur,
tare... un roman enfin! Du moins, Monsieur, ne vous a-t-il pas confié
quelque message verbal... une explication un peu moins confuse que sa
charade?

--Madame, répondit le docteur avec gravité, Monsieur de Semaise m'a
chargé, en effet, de compléter sa lettre de vive voix, et si vous voulez
bien m'écouter...

Il réfléchit une minute, avec le souci de mettre ses phrases en ordre,
et de l'ongle de son pouce, il faisait distraitement vibrer celui de son
médius. Jeanne, impatiente, attendait, tandis que Vacreuse s'amusait
d'une petite tribu de mouches voletant au plafond ou broutant des
pâtures invisibles.

--Ma mission, reprit enfin Gervasy, est, d'abord, de vous confier que
Monsieur de Semaise a effectivement commis une action indélicate, et qui
le rend peu digne d'épouser Mademoiselle votre fille... Secondement, de
vous dire que des mesures sont prises dès à présent pour que la rupture
des fiançailles soit ébruitée de manière à convaincre tout le monde que
c'est vous qui l'avez voulue... que vous avez décliné l'alliance de
Monsieur de Semaise. Afin de renforcer encore cette conviction, Monsieur
de Semaise se propose de voyager en pays étranger pendant plusieurs
années et ses premières lettres, destinées à la demi-publicité des
salons, exprimeront les regrets... regrets d'ailleurs très sincères...
qu'il éprouve du renversement de ses espérances...

Le docteur s'arrêta, content de la tournure de cette petite harangue, et
recommença de faire vibrer l'ongle de son médius. Jeanne, moins
nerveuse, comprenant qu'une circonstance extraordinaire avait pu seule
déterminer la résolution du viveur, disait cependant:

--Enfin, c'est donc bien grave, cette aventure qui nous enlève Semaise?

--Madame, répondit le docteur avec une nuance de majesté... c'est assez
grave pour que tout homme d'honneur approuve sans réserve la décision
prise... et il y a d'ailleurs une cause intime... aggravante... qui
exigeait rigoureusement que Monsieur de Semaise renonçât à épouser
Mademoiselle votre fille...

Monsieur Gervasy s'interrompit, rougit légèrement, puis ajouta:

--Je n'aurais pas, en somme, accepté d'être le mandataire de Monsieur de
Semaise si ma conscience ne m'y avait forcé impérieusement... car je ne
me sens aucune disposition naturelle pour cette espèce de mission...

Il s'arrêta de nouveau, timide, ne trouvant pas le tour exact, la phrase
correcte, pondérée, délicate qu'il aurait fallu pour terminer, et avec
un sourire embarrassé, naïf:

--Mais nous sommes tous le jouet des circonstances!...

--C'est bien vrai! murmura Vacreuse par bienveillance.

--Alors, demanda Jeanne, c'est tout ce que Semaise vous a prié de nous
dire?

--Mon Dieu! Madame, répliqua le docteur... il aurait bien voulu me
charger d'un plus gros bagage... mais je m'y suis refusé... je n'ai
voulu accepter que le strict nécessaire... ne me sentant ni la capacité
ni surtout la volonté de prendre au delà!... C'est regrettable pour vous
peut-être... mais mettez-vous à ma place... vous comprendrez que je ne
pouvais agir autrement!

--Parfaitement! répondit Jeanne d'un ton froid. Il nous reste, Monsieur,
à vous remercier d'avoir bien voulu servir d'intermédiaire en cette
pénible circonstance.

Puis, se tournant vers Vacreuse, avec un air de déférence, elle ajouta:

--Devant les motifs mystérieux, mais graves, qui sont invoqués pour la
rupture des fiançailles... il est clair que nous ne pouvons que donner
notre adhésion pleine et entière... Vous pouvez d'ailleurs affirmer à
Monsieur de Semaise, et je pense qu'il en a toujours été persuadé, que
pas une seule parole compromettante ne sera dite par nous contre sa
personne... Pourtant nous prenons acte de l'engagement pris par lui, de
persuader au monde que le refus n'émane que de nous... et nous agirons
en conséquence.

Le docteur s'inclina, heureux d'avoir terminé, sans anicroche, son
ambassade. Quand Vacreuse et Jeanne se retrouvèrent seuls, il y eut deux
minutes de silence, elle ténébreuse, lui nerveux, un peu apeuré, comme à
toutes les tempêtes de son intimité.

--Et ça ne vous fait pas plus que ça! cria Jeanne enfin, furieuse de
l'attitude recroquevillée de son mari.

--Moi!... ma chère, mais ça m'écrase!

--On ne le dirait guère!... Ah! décidément ces aventures-là n'arrivent
qu'à moi!

--Oh! fit craintivement Vacreuse... ça, vraiment, Jeanne!... C'est
justement à toi seule que ces sortes de choses n'arrivent jamais!




XXIII


L'après-midi de ce même jour, Vacreuse étant dehors, Jeanne se tenait
solitaire dans son cabinet de travail. Son désappointement persistait,
son ennui dur d'ambitieuse et d'opiniâtre déçue, et elle murmurait, par
intervalles, des paroles de colère. En ce moment, un domestique entra
lui remettre la carte d'un visiteur. Elle regarda vaguement le petit
rectangle blanc, indifférente. Mais brusquement, elle tressauta, et,
après de l'hésitation, d'un mouvement vif:

--Introduisez ce monsieur!

Puis, tandis que le domestique sortait, elle relisait le nom imprimé sur
la carte, avec, peut-être, plus de surprise encore que dans le premier
moment, et, avec sa moue carrée, elle grommelait:

--Jacques Laforge!... Jacques Laforge!

Et, l'aventure du matin s'entremêlant au petit mystère de cette visite,
elle liait des événements lointains, des idées hétérogènes, lorsque,
lente, la portière se souleva et Jacques parut. Elle l'observa avec
attention, sans parvenir à reconnaître en lui le souvenir qu'elle avait
du petit garçon de Pierre Laforge. Lui, dans la beauté de Jeanne, à
peine en désuétude, cette noire beauté de Proserpine, retrouvait
Madeleine, la regardait gravement.

--Monsieur, fit-elle, rêche, d'un air de malveillance, il me reste un
doute: vous êtes bien, n'est-ce pas, le fils de Monsieur Pierre Laforge?

--Oui, Madame.

--Excusez-moi, le hasard a oublié de nous mettre en présence depuis
quatre ou cinq années et, à votre âge on change vite: je ne vous aurais
pas reconnu.

Au léger sarcasme du ton, il rougissait, et ses yeux se fixaient sur les
yeux ibériens de Jeanne. Elle perçut tant de sincérité dans ce
regard--et une certaine admiration qui, malgré tout, berçait sa
féminéité--qu'elle se sentait mollir. Elle murmura:

--J'imagine qu'une chose grave a pu seule vous amener aux Corneilles.

--Une chose très grave, en effet...

Et il ajouta, presque à voix basse, craintif:

--Aussi grave, pour moi, que l'existence de l'univers.

--Ah! fit-elle.

Elle faisait des hypothèses, surprise à l'extrême. Qu'est-ce donc qu'un
Laforge pouvait venir demander chez les Vacreuse? Et l'idée lui vint
naturellement d'une catastrophe, de quelque péripétie où le sort la
faisait arbitre, mettait à ses pieds l'orgueil de l'ennemi.

Elle baissa le menton, s'imagina bonne princesse, accueillant avec
mansuétude le vaincu; puis, irritée de sa bêtise, elle reprit:

--Vous ne venez pas au nom de votre père?

Jacques perçut, dans la voix âpre, la haine contre sa race, devint pâle,
avec un éveil de révolte, mais se raidissant:

--Je viens pour moi seulement!

Maintenant elle avait les tempes roses d'un peu de pudeur mécontente
d'avoir laissé jaillir sa rancune devant ce jeune homme. Lui reprenait
avec une énergie paisible:

--J'ai toujours, Madame, détesté les rancunes de nos familles... dès
l'enfance j'avais l'instinct de leur injustice et de leur inanité... et
tenez, il me serait impossible de vous haïr, maintenant surtout--bien
plutôt est-ce une véritable sympathie que j'éprouve...

Elle haussait d'abord les épaules impérieusement, puis, par degrés, la
parole de Jacques la captait, l'engourdissait. En même temps, elle
s'étonnait davantage, renonçait à deviner pourquoi ce jeune homme était
là, demandait avec presque de la bonté:

--Enfin, Monsieur, tout cela ne me dit pas le but de votre visite?

--Madame, c'est tellement grave cette démarche... à peine si j'ose!

--Il faudra pourtant bien! fit-elle en souriant.

Alors lui, d'une voix chevrotante, le geste humble, tout bas:

--Je viens vous demander votre fille!

--Madeleine! cria Jeanne.

Et elle ne comprenait pas pourquoi la surprise n'était pas plus
profonde, elle échouait à être rude, malgré elle ne pouvait trouver
absurde que ce beau jeune homme osât prétendre à Madeleine.

--Mais savez-vous que c'est fou, cria-t-elle enfin.

--Je le sais, dit Jacques.

--Vous ne connaissez seulement pas Madeleine.

--Je l'aime!

--Et elle?... Vous lui êtes complètement inconnu.

--Je vous demande pardon, mais je crois...

Il s'arrêta, les cils abaissés, avec un tressaillement d'angoisse.

--Voyons, dit-elle... Vous ne voulez pas dire que vous avez parlé à
Madeleine?

--Si.

--C'est un roman alors?

Et brusquement la bienveillance de Mme Vacreuse s'évanouit, son regard
de colère tomba sur le jeune homme, tout noir et méprisant. La multitude
des conjectures recirculait dans sa tête, de confuses corrélations entre
la lettre de Semaise et l'arrivée de Jacques. En même temps, elle se
sentait humiliée que Madeleine eût pu parler au jeune homme et le lui
eût caché. Tout cela cahoté, inharmonique, singulièrement troublant.

--Oui, un vrai roman! reprit-elle brutalement. Une histoire
désagréable...

Alors Jacques, à cette minute si décisive, reconquit sa pertinacité des
jours de travail et de guerre, et son regard large, sincère, se
plongeait dans celui de Jeanne, malgré elle l'émouvait, la faisait plus
souple. Il dit avec tranquillité:

--N'est-il pas préférable que je vous explique?

--Oui, dit-elle.

Il commença lentement, et son air de belle vaillance peu à peu
harmonisait les nerfs de Jeanne. Il dit l'éveil, l'éclosion douloureuse,
les longues luttes dans le vide, dans la nuit, la mélancolie des
espérances fanées, l'impraticabilité de tout travail, la mort de la
volonté, l'antique drame du printemps humain compliqué de la haine des
familles, les interminables rôderies d'un être vaincu, amolli,
ballottant dans le tumulte des rues. Puis, comment la force indomptable
l'amenait autour des Corneilles, ses contemplations nocturnes quand
toutes les fenêtres du château étaient noires, que Madeleine s'accoudait
solitairement, regardait tomber le croissant rouge dans l'occident, et
comme il se sentait débile, écrasé du vaste ciel, si près et si loin de
la jeune fille. Enfin, un soir, l'audace du désespoir était venue, il
avait osé... il avait fait vibrer dans les ténèbres l'humble plainte de
son amour. Mon Dieu! il n'osait rien rêver, il ne voyait se lever aucune
consolation dans le futur. Et jamais, peut-être, ils n'auraient échangé
une parole, si Semaise...

--Ah! cria Jeanne, Semaise y a donc été mêlé!

Colère à peine, fémininement émue du récit de Jacques, elle y goûtait
une pause de saine humanité, toute surprise de la pureté de cette
confession, de la rareté exquise de sa candeur. Il continuait, disait
l'arrivée de Semaise, la dispute, puis s'arrêtait.

--Et quand avez-vous vu Madeleine? demanda Mme Vacreuse.

--Cette même nuit.

Elle le toisa, altière, avec solennité. Elle comprenait qu'on pût
l'aimer mieux que Semaise, et sous le glacement de son front, elle
laissait errer cette pensée qu'avec lui Madeleine serait heureuse. Mais
une révolte grondait dans toute sa personne, la crainte que ce ne fût
pour elle une défaite et aussi la jalousie d'avoir été sevrée de la
confidence de sa fille. Puis, son indestructible haine bouillonna, une
rage d'avoir vu écarter le fiancé choisi par elle. Et les mâchoires
denses, les sourcils rabattus, elle réfléchissait:

--Que vous a dit Madeleine? demanda-t-elle.

--Il m'est impossible de répéter cela, Madame.

--Bien! fit-elle avec un geste de dure approbation.

Et sa pensée retournait le problème, s'ébahissait des complications
excentriques de la réalité. Puis, une face nouvelle apparut: si Pierre
cédait, si de l'anomalie même de l'aventure pouvait jaillir un triomphe?
L'autre devait adorer un tel fils! Et les mâchoires de Mme Vacreuse
s'écartèrent, un maigre sourire évolua sur ses lèvres, tandis qu'elle
reprenait:

--Tout cela est extraordinaire... très irritant... le bouleversement de
nos projets... des choses longuement combinées et sur lesquelles nous
comptions. Puis, je déteste en principe les aventures qui ne vont pas au
grand jour. Mon Dieu! Je sais bien... vous direz que vous n'aviez pas le
choix. Et puis, quelle diable d'idée à vous d'aller justement aimer
Madeleine... Et vous vous êtes battu avec Semaise?

--Oui.

--Et vous l'avez blessé?

--Nous avons été atteints l'un et l'autre.

--Mais lui plus que vous, n'est-ce pas?

Il rougit. Jeanne, d'instinct, se sentait heureuse que Jacques eût eu
l'avantage, un bonheur enfantin, antiraisonnable, dont elle s'indignait.
Elle se leva, et droite, pâle dans ses vêtements noirs, l'accent
monotone:

--Je réfléchirai... et c'est beaucoup accorder au fils de Pierre
Laforge. J'ai besoin d'interroger Madeleine et de parler à mon mari. À
la vérité, je suis un juge prévenu contre vous, et je tiens à vous dire
qu'il n'est pas probable que je cède. Pourtant, je ferai un effort. Si
c'est non, je vous écrirai; notre refus serait irrévocable, et toute
démarche ultérieure inutile. Si je n'envoie pas de lettre, revenez ici
dans trois jours, à la même heure qu'aujourd'hui, j'aurai des conditions
à vous imposer.

Il la sentait toute de volonté, invincible, et il observait les tempes
dures entre lesquelles allait se décider le procès de sa vie et de sa
mort. Et sa propre volonté, son énergie persévérante de nature noble,
trop doublée d'intelligence pour se parer de contours violents, se
rebellait, se préparait à la bataille. Un court silence s'abattit,
durant lequel l'Ibérienne et le Celte se regardaient, puis Jacques
s'inclina, avec un sourire très doux:

--Madame, dit-il, je remets ma destinée entre vos mains. Vous pouvez la
faire toute haute si cela vous plaît ainsi. Vous pouvez aussi la faire
plus triste que le sépulcre. Souvenez-vous seulement que je suis sans
haine et tout prêt à vous aimer comme un fils.

Et se baissant, posant sa bouche sur la main de Jeanne, avec un soupir
il s'éloigna. Cette sombre Jeanne, singulièrement trouble, restait
pensive, l'âme dégelée, ses deux yeux de haine envahis d'une mélancolie
de mansuétude.

--M'a-t-il vaincue? murmura-t-elle.

Elle passait silencieusement à travers les appartements, trouvait très
charmante la coulée du soleil sur la majesté du jardin, entre le dense
tremblement des chênes, et avant de faire venir Madeleine elle
s'immobilisa devant une fenêtre, le frond chaud rafraîchi au vitrage,
rêvant à une existence moins âpre que la sienne, à des jours de pardon,
des intimités profondes, sans angles, sans violences. N'avait-elle pas
trop été la sentinelle misérable d'une guerre aride, inutile et sans
gloire?




XXIV


Madeleine arrivait craintive, toute pâle, ayant surpris la sortie de
Jacques des Corneilles. Jeanne tendait son visage, essayait le
froncement des jours d'orage. Mais un irrésistible sourire, comme une
vibration du soleil de l'âme, flottait autour de ses paupières.

--Suivez-moi au jardin. Je suis lasse d'être emprisonnée ici.

Et sur le perron, la voix grondeuse:

--J'ai à vous parler sérieusement!

Madeleine courba la tête, et elles circulèrent quelques minutes en
silence. Un ruisseau les arrêta, tout grêle, avec un pan de lumière
orange étalé sur ses rides. En amont, des ronces et du chèvrefeuille
élevaient un palais de scarabées; une branche pendante, fleurie au bout,
semblait tremper un petit pied blanc dans l'onde. Un saule ragot se
tenait tristement près d'un petit havre minuscule, un lézard s'obstinait
sur un fragment de schiste, et une pauvre statuette ébréchée, toute rose
dans la décadence diurne, ouvrait ses yeux de plâtre que les rayons
chatouillaient. Au loin s'allongeait la lumière, presque horizontale, et
on la voyait mourir, comme un grand psaume de mélancolie, croître en
analytique splendeur à mesure que croulait l'astre.

--Madeleine, dit Jeanne, je suis profondément triste de votre conduite.
Vous vous êtes cachée de moi, vous avez eu le courage de me sourire
pendant qu'un secret blâmable existait en vous.

La jeune fille détourna la tête, et sa mère l'effrayait, lui semblait
importante et formidable.

--Écoutez, continua Jeanne, en la prenant au bras. Tout ce qui s'est
passé, et ce qui va se passer, est grave. Je remettrai les reproches à
plus tard. Dites-vous seulement que tout manque de sincérité serait
dangereux, que votre meilleure ressource est de tout me dire. Ne cachez
rien, soyez franche: je vous écouterai sans colère et je jugerai.

Et ayant sommairement dit la visite de Jacques:

--Parlez, et quelque sujet de rancune que j'aie contre vous, je suis
pourtant votre mère, partiale en votre faveur.

--Maman! dit Madeleine.

Et tapie contre Mme Vacreuse, câline, frémissante, un court sanglot la
parcourait. La mère, avec douceur, regardait les collines lentement
montantes, la mort successive des rayons sur les fermes et les
cabanes... Et d'une voix assourdie, comme tantôt Jacques, Madeleine
disait la simple histoire de son coeur, le grandissement de l'Inconnu
pendant les nuits de juin, et la confidence avait exactement le charme
ralenti de l'heure où l'on était. Jeanne y retrouvait la pureté,
l'idéalité chaude du récit de Jacques, quelque chose des rares contes
blancs de la littérature humaine où la beauté ne glace pas la
palpitation de la vie. Elle accompagnait Madeleine aux paysages vagues
sous la lune croissante et décroissante, frémissait à la musique
délicate, aux vols de petites fées sonores, aux départs tout craintifs,
tout furtifs de Roméo. De l'aride de son coeur, durci aux cratères de
l'ambition, elle sentait jaillir un filet de source, regrettait de
n'avoir pas eu, elle aussi, son printemps, son oasis de jeunesse, et
déjà l'océan blond des emblaves lointaines devenait rose, qu'elle
écoutait toujours, dans l'effort, la demi-rigidité de l'attention.

Elle se sentait bien mère à cette heure, elle percevait intensément où
se trouvait le bonheur de Madeleine, avait honte d'avoir voulu la
condamner à ce chauve, cet usé de Semaise, et elle se contenait pour
éviter la tentation de mettre un grand baiser sur la jeune tête
amoureuse, de dire trop vite une parole tendre. Puis, le souvenir de
Jacques lui revenait, elle réécoutait ses paroles de paix, revoyait la
solennité noire de son départ. En vain, cherchait-elle une fureur contre
lui. Son coeur était mou, sa pensée plus encore; et le récit finissait,
une minute de taciturnité, de palpitation y succédait, tandis que la
cloche du château finissait de sonner pour le repas du soir, dans le
blêmissement, dans la monotonie de la clarté couchante.

--Madeleine, dit Jeanne, je voulais te gronder bien fort.

Elle attira la jeune fille, la mit sur son coeur tout chaud de
maternité:

--Et je n'en ai pas le courage, chère enfant.

--Mère! fit Madeleine.

Abritée au tiède nid d'enfance, ses larmes ruisselaient, une rosée de
bonheur. Était-ce vrai?... son conte de fées réalisé... une tendre
hospitalité où elle avait craint le péril et l'ombre!

Et elle chuchotait son ravissement, l'immensité de sa reconnaissance:

--Oh! Je t'adore... si bonne... si bonne!

--Je suis ta mère, Madeleine!

Elles s'en revinrent, et Madeleine songeait, devant l'étoile Cappella,
intime, apparue dans un triangle bleu du septentrion, entre trois
branches de frêne, que jamais un astre plus doux n'avait dû briller au
fond d'un firmament d'été, comme une veilleuse de bonheur, un clignement
exorable de l'infini.




XXV


Les trois jours s'écoulèrent et Jacques ne reçut pas de lettre. Il
arriva aux _Corneilles_ dans l'incertitude, la nervosité d'une espérance
qui n'osait pas jaillir, qu'il essayait de refouler tout au fond de lui.
Quand il fut dans le salon des Vacreuse où Jeanne n'était pas encore,
tout soudain il désespéra. Non, c'était absurde, impossible! Jamais on
ne lui donnerait Madeleine. Et les tentures sobres, à grisailles, les
sièges pesants, de forme massive, les portières rigides, les tapis
presque noirs, tout cet ameublement sombre, sans fleurs, éclairé d'un
jour immobile, dialysé au travers de verrières bleuâtres, écrasait,
tuait son optimisme. Quand le pas frôlant de Jeanne s'entendit,
l'officier se sentit sans courage, aphone, dans un vague abrutissement.
Elle parut la bouche condensée, comme un barbare qui ne veut pas
succomber à l'embûche des ennemis.

Elle avait eu le temps de réfléchir, était en deçà de ses premières
impressions. La lutteuse, heure par heure, avait reparu avec sa volonté
brutale, et si elle gardait quelque bienveillance, le désir du bonheur
de Madeleine, ce n'était pas sans condition de guerre.

--Mon mari et moi nous avons réfléchi, dit-elle à Jacques.

Son mari! Jacques songea que l'intervention de Vacreuse avait dû être
singulièrement négligeable, pendant qu'elle continuait de l'air de
traiter une chose de négoce:

--Nos conclusions vous sont favorables...

--Oh! soupira Jacques tout pâle.

Et il faisait l'effort de balbutier son ravissement.

--Attendez! dit Jeanne. Nous ne cédons pas sans exigence... Avez-vous
déjà parlé à M. Laforge?

--Non, dit Jacques.

--Son consentement est-il probable?

--Il est certain.

--Bien. Sans doute, vous vaincrez. Mais monsieur votre père voudra-t-il
venir, en personne, me demander Madeleine? car c'est là notre condition!

Alors Jacques vit se lever la silhouette de son père, le masque bilieux,
d'étroitesse butée, bouillant d'énergies tâtillonnes, aux taches
d'ictère, aux pupilles d'un coq de combat. Celui-là céderait-il? Après
le premier veto de son indignation, veto certain, combien de chances
qu'il restât inaccessible! Car Jacques n'ignorait pas, hélas! les bornes
peu étendues de cette pensée de lutteur, combien tout l'être était en
lui déraisonnable, en proie aux impressions barbares. Ah! l'oeuvre était
dure de vaincre sa rancune, de desserrer les crocs de sa volonté.
Jacques pourtant l'espéra; il osa compter sur l'instinct violent de race
qui hante ces natures, sur les menaces qu'un fils peut faire à leur
orgueil. Oui, à une demande suprême, le père pouvait céder. Et Jacques
se tourna vers Mme Vacreuse:

--Je pars, Madame... Je vais combattre!

--Je vous souhaite la victoire! fit-elle doucement.

C'était vrai. Tandis qu'il s'en allait, lentement, elle, appuyée sur son
coude, se trouvait féroce, avait envie de le faire revenir. Mais, plus
fort qu'elle, veillait le sombre pilote de sa volonté, plus fort que la
maternité, que tout désir, que toute justice! Et elle ne rappela pas le
jeune homme.




XXVI


La rencontre fut rude du père au fils. Le premier cri, un veto, une
indignation de tempête, puis, plusieurs jours durant, Pierre resta
inaccessible. Dans sa face à trame serrée, à tension perpétuelle, se
pétrifiait l'opiniâtreté de la première parole de refus. Pourtant, ce
n'était encore que l'attaque préliminaire, où le fils croyait fermement
à la victoire: rien que l'aveu, la prière du consentement. Jacques, sans
lassitude, revenait, opposait des forces très douces, variées, qui,
heure par heure, usaient le roc, allaient au plus profond. Si bien qu'un
jour, las des paroles désespérées de sa pertinacité toute filiale qui
jamais ne blessait, de ce qui se sentait d'incurabilité dans son amour,
tout soudain le sanglier céda:

--Soit! cria-t-il. Si on te la donne prends-la!

--On ne me donne pas Madeleine! répondit Jacques. Il faut la conquérir.

--Qu'y puis-je? grommela l'autre.

Jacques lui prit lentement les deux mains, et son regard, tendre,
intense, se posait sur l'oeil d'ombre:

--Il faut aller la demander, murmura-t-il.

--Moi!

--Oui.

Alors recommença la dispute, et plus terrible. Dans le cabinet triste où
montait un mélancolique pandémonium de cartonniers, ce sombre alambic de
ruines et de fortunes, cet antre où Pierre était tout chez lui, sentait
triplées sa volonté et sa force, longtemps une voix rauque s'épandit en
récriminations. Jacques écoutait, immobile, appuyé à un coffre de fer
énorme. Dans la colère paternelle, sa jeunesse, même son enfance, mille
choses perdues sur la route qu'on ne parcourt plus, levaient leurs
ombres, leurs fantômes dans l'encéphale du jeune homme. Souvent, il
oubliait d'écouter, à la pause de quelque idée qui avait palpité trop
vivement et qu'il poursuivait. Une pluie lente dansotait sur les vitres,
une façade blanchâtre entrait dans l'ouverture des rideaux, il régnait
une odeur de papier, et une faible tribu de mouches paissait dans ce
microcosme sec, sur les verdâtres près des cartonniers, la plaine
blanche, les collines du plafond.

Pierre continuait, se lassait, le larynx trouble, avait des reprises,
vantait ses sacrifices, ses travaux, ses entreprises... et pour qui tout
cela? Pour son fils! Et Jacques songeait, malgré lui, que si, en vérité,
tant de méchante lutte, de brutaux renversements de pauvre monde, de
tyrannie sotte et irréparable, si tant de volonté aveugle avait été
déployée par amour paternel, pour _lui_, que c'était bien noir, qu'il y
avait regret profondément, et même remords.

Enfin Pierre se taisait, aride, ayant épuisé son fiel, et à son tour
écoutait, avec des sursauts, des interjections. Le soir venait, tout
mouillé, mais chaud, accablant, sous les crinières, les volutes d'un
ciel bas. Et Jacques parlait dans la pénombre, sans aucune violence,
dans une concentration d'âme, en pénétrantes paroles. Ses arguments de
raison, de nature, souvent laissaient le père comme vaincu, vibraient
sur l'endormissement de sa conscience. Puis, la dispute reprenait plus
violente, Pierre troublait tout, roulait obscurément des phrases; puis,
à de certaines minutes, il sentait s'éveiller sa vanité paternelle de
tyran, admirait ce qu'il y avait de volonté douce dans son fils...

Les ténèbres étaient venues. La porte du bureau restait fermée,
verrouillée. Des lueurs obliques, un tissu de phosphorescences,
tremblotaient sur les murailles:

--Tu auras pitié de moi! finissait Jacques. Tu ne sacrifieras pas deux
innocents. Pour toi, cette démarche est toute impersonnelle--une
ambassade qui n'engage pas ton orgueil. Pour moi, c'est toute la vie car
tu sais que je suis de ceux qui n'engagent pas deux fois leur amour? Et
puisque tu as parlé de sacrifices, d'orgueil paternel... voudrais-tu ma
carrière impraticable, mes jours sans travail, toute la débilité
d'esprit d'un désespéré? Ah! si tu m'aimes, si par moi tu veux
satisfaire quelque grande ambition, il faut dire oui! Ils se tenaient
maintenant près de la fenêtre. Aux baisers de l'air, dans la claire cage
de cristal, une flamme jaune dansait, vivait. Paris remuait, clapotait,
nerveux, trouble, dans l'horrible chaos du combat pour vivre. Pierre,
lentement, frottait la précipitation d'eau qui voilait la vitre et d'un
oeil terne regardait le trottoir, les soies mouvantes de la lumière sur
le miroir grisâtre de l'asphalte. Il était attendri, sombre. Il tâchait
de se reconquérir encore, inspectait comme un poëte tous les menus
détails de la rue, les petites sources temporaires, les flaquettes
étoilées, le passage brusque d'une voiture. Brusquement, il se retourna,
avec une pensée trouble de recommencer la lutte, vit Jacques qui le
regardait, et le coeur lui faillit:

--J'irai! dit-il.

Puis se reprenant, voulant au moins gagner quelque chose:

--Mais pas avant un mois d'ici!

Et la pression des mains de son fils, ce ravissement au visage de
l'unique être de son sang, le récompensèrent alors, bien mieux que tant
de victoires, tant d'âpres butins conquis sur les écrasés de la Bataille
humaine.




XXVII


Jacques arrivait aux Corneilles le lendemain matin, sans avoir dormi,
dans une dépolarisation de tout son être, écrasé de lassitude et
d'impatience, avec la fièvre d'obtenir maintenant le dernier «oui», ce
«oui» de Jeanne qui était devenu comme l'essence de son être, flottant,
vibrant dans son cerveau, l'effarant d'un dernier doute. Il descendait
de cheval devant le grand perron quand, à l'improviste, Mme Vacreuse
apparut. Alors, il resta figé, et elle se trompa à sa pâleur:

--Vous avez échoué?

Sa voix n'était pas méchante, compatissante peut-être: Jacques y
percevait pourtant le timbre implacable, le son de la catastrophe où,
sans la pitié de son père, il devait s'ensevelir. Et il eut l'épouvante,
le raidissement de poils des grands périls disparus.

--Je n'ai pas échoué! dit-il.

Elle tressaillit, leva le sourcils, muette d'étonnement.

--Allons, vous êtes un magicien! finit-elle par dire.

Elle admirait le jeune homme pour avoir triomphé de Pierre Laforge, le
contemplait avec une figure de soleil, avec un pli de bonté sur la
bouche. Et allant à lui contente, avec le désir de le rendre heureux,
elle ajouta:

--Madeleine va venir!

Jacques se troubla, et à la Proserpine là debout, avec les plis de sa
robe pleins de soleil, il ne trouvait plus qu'une douceur de bonne
déesse. Puis, après un silence:

--Mon père demande un mois! dit Jacques.

--C'est bien... nous serons heureux de vous voir souvent aux Corneilles.

--Même chaque jour?

--Même chaque jour.

Jacques restait deux minutes à imaginer cette béatitude, et toute misère
s'évanouissait dans un horizon de transparence où les choses de la terre
se confondaient, se multipliaient, transfigurées, faisaient un seul
séjour, immuable, profond et palpitant, une genèse, une jeunesse sacrée
de l'Univers.




XXVIII


Un petit pas s'entendit sur les dalles du corridor, et Mme Vacreuse dit
à Jacques:

--C'est elle.

Madeleine parut, lasse, languide et pâle, et tout à coup vit le jeune
homme. Alors, ils restèrent là, timides, tellement que Jeanne alla
prendre Madeleine par la main, et les mit en face l'un de l'autre. Ils
balbutièrent, pris d'un grand malaise, d'impressions violentes subtiles
et presque douloureuses. Dans la crudité du grand jour ils se trouvaient
changés, ils s'examinaient lentement avec la peur mutuelle de déplaire.
Il fallut que la mère intervînt encore, dirigeât la conversation, et
elle les tourmentait un peu, moqueuse:

--Faut-il vous présenter?... Monsieur Jacques Laforge... Mademoiselle
Madeleine Vacreuse... Vous ne vous êtes jamais rencontrés auparavant?
Non?... Monsieur revient de Tunisie... Mademoiselle sort de pension...

Puis, apitoyée de leur attitude, peu apte, par nature, au badinage, elle
s'écria:

--Faites donc une promenade au jardin, en attendant M. Vacreuse!

Au jardin, leur embarras se perpétua, mais, par degrés, ce qu'il avait
de pénible se métamorphosait en douceur ailée, en nervosités
délectables, et ils foulaient le sol avec une impression de fluidité,
toute leur vitalité reportée au coeur et au cerveau. Autour, dans le
treillis végétal, les oisillons tout jeunes, une multitude de bestioles
à peine sorties de l'enfance, à peine accoutumées au vol, pépiaient avec
abondance, racontaient la félicité de vivre. Par instants, Jacques
murmurait une phrase courte, Madeleine répondait, puis ils retombaient
au silence, avec des rougeurs subites, des peurs délicieuses l'un de
l'autre.

--Voulez-vous voir _mon_ jardin? demanda Madeleine.

--Le vôtre... oh, oui.

Il était à deux pas, caché derrière une charmille, et Madeleine disait:

--Il y a tant de fleurs rares ailleurs... que je n'ai voulu que des
plantes simples... sans même choisir.

Jacques s'arrêta, ému, et, véritablement, il était bizarre ce petit coin
de Madeleine. D'humbles némophilias, aux facettes bleues, surgissaient
sous l'impétuosité jaune des taraxacums; des résédas encensaient les
pénombres, une carotte jaillissait, en filigrane, les pissenlits étaient
robustes, les mourons innombrables. Des lys surmontaient le gramen,
tranquilles ineffablement, et les géraniums, autour, semblaient des
lueurs d'aurore; du persil était adorable, un chou s'arrondissait
débonnaire et il poussait aussi un cyprès, des buis, un peuplier fin
comme une flèche, hardiment lancé dans le firmament, des renoncules, des
bluets, des coquelicots, des millepertuis, des achillées, des
ombellifères, de la vigne sauvage, des mauves, des fèves.

--Regardez donc! s'écria Madeleine en montrant un coin de la charmille.

Quatre araignées attendaient là sur leurs toiles, dans un calme
formidable, leurs grosses pattes jaunes lacées de noir, accrochées
fermement. Elles étaient de la même race, toutes géantes, avec de
merveilleux ventres troubles, rayés de traits fins d'encre. La même
ligne sombre coupait leurs dos.

De gros câbles, aux coins, soutenaient la grêle splendeur de leurs rêts,
la trame ourdie de belle géométrie et toute générée d'elles, en forme et
en substance.

Mais, parmi ces forteresses orgueilleuses, il existait une ruine, un
flottant cordage, de petits haillons tremblotants, déchirés, ennuagés,
dispersés sur cinquante feuilles. Quelque passant rude, oiseau, chat,
avait déchiré l'oeuvre de l'ourdisseuse, et l'araignée dépossédée se
tenait sur une feuille, haletante et désespérée et maigrie à ce qu'il
semblait, pensive, peut-être épuisée par d'opiniâtres engendrements,
n'ayant plus de matériaux dans sa filature. Une goutte d'eau roulant
d'une ramille, légèrement effleura la déçue; elle mut ses pattes
véloces, prit refuge dessous une autre feuille, et s'immobilisa
farouche.

Autour des Tueuses, les proies voletaient, tournoyaient, effleuraient
les embuscades ou se posaient une minute.

Une grande mouche avait de pâles saphirs sur les ailes, le ventre
d'acier bleu, le thorax mat, la tête sanguine, et une plus petite était
d'émeraude, un reflet micassé sur ses ailettes, et leurs pattes
menues--fils noirs--montraient de petits coudes. Une abeille rousse, de
pattes plus larges, trapue d'ailleurs, vraie ouvrière, la tête noir mat,
terne, avec un point fauve, et le thorax velu, se palpait, passait ses
pattes dans son cou, entre la tête et le thorax, les glissait au long
des ailes, proprement les essuyait sur une feuille de fève. Et bien
d'autres bestioles tourbillonnaient, noires, grises, brunes, un léger
peuple industrieux ou purificateur.

--Que c'est charmant à vous d'avoir voulu me montrer ce coin de
sauvagerie, murmura Jacques.

Et la parole valant d'après l'homme, Madeleine était heureuse de la
louange, doucement la savourait.

--Puis-je y prendre une fleur? dit-il encore.

Elle se pencha, lui cueillit simplement une némophilia frêle, puis ils
continuèrent leur flânerie, avec toujours leur demi-silence, leur
inaptitude à se familiariser au bonheur. Mais le trot d'un cheval dans
la grande allée des Corneilles, fit dresser la tête à la vierge.

--Mon père! dit-elle... Je sais qu'il est impatient de vous voir.

Elle l'entraînait, elle atteignait le perron au moment où Vacreuse
venait de descendre de cheval. Le député s'avança vers les jeunes gens,
avec son air de brave homme qui n'a cherché que le repos dans son
existence. Contre sa coutume, il eut un mouvement de spontanéité:

--Monsieur Laforge, je pense!... Soyez le bienvenu!

Puis, une hésitation le prit; mais, devant le sourire gai de Madeleine,
il comprit que Jacques avait triomphé, et il se montra aimable,
instinctivement se sentait à l'aise, tout disposé à préférer l'officier
à Semaise dont l'humeur raide, les dédains, les railleries à froid, ne
convenaient guère à sa bénévolence. Une conversation s'engageait, où
Vacreuse mettait son esprit pauvre, son habitude d'homme public,
tâtonneur qui préfère questionner, prendre des mines sérieuses
d'écouteur. Interrogé sur ses souvenirs de campagne, Jacques fuyait les
épisodes personnels, racontait sans hâblerie, disait la pauvreté de
cette guerre où la nature seule était redoutable. Il ne lui arrivait de
s'animer un peu qu'en parlant du soldat, et son amour des sacrifiés, sa
préoccupation d'une bonne intendance, son esprit clair d'organisateur
déconcertaient Vacreuse. Madeleine écoutait aussi, avec une jolie mine
de jouissance, absolument indifférente au sujet, et n'y comprenant
goutte, mais très charmée de la manière dont Jacques accouplait les mots
et de l'aisance de sa parole:

--Vous devriez écrire quelque chose là-dessus! murmurait Vacreuse d'un
air profond.

Une sensation infiniment douce sourdait entre les paroles, et la
présence de Vacreuse, après l'intensité nerveuse de leur promenade,
plutôt plaisait aux jeunes gens, harmonisait leur tendresse, mettait en
eux une langueur de rêverie, un endormissement de volupté, ce léger
obstacle qui semble nécessaire au début des trop vivaces joies humaines
et qui, dans le recueillement, la reprise du «moi» prépare à les
cueillir plus entières, plus complexes et plus suaves.




XXIX


Après quelque temps, la familiarité naquit entre Jacques et Madeleine,
mais lentement, quelque chose de la stupeur bienheureuse des premières
minutes se continuant en eux. Leur heure préférée, durant cette première
période, était, après le dîner, tandis que Vacreuse et Jeanne se
reposaient sous le tilleul de Hongrie, au rebord de la grande terrasse
des Corneilles. Au loin, se déroulait l'harmonieuse agonie
crépusculaire. Devant le cantique de lumière, sur le treillis végétal,
se gonflaient les petits corps sphériques des oisillons, dans leur
extase débordante, leur amour du disque croulant. La basilique
colossale, le vrai sanctuaire de Bélus, ouvrait ses cent portails. Des
bêtes de cendre se dressaient sur une architrave de vif argent, dans un
jardin de fumée rose. Sous des strafes finement fuselés, en rude violet,
sur la porte pourpre du bas horizon, une ombre était dévorée dans un
brasier de Cabires. L'émailleur divin, penché aux polygones de poudre
d'or, aux arborisations éphémères, aux rocs de jade, aux bas-reliefs
polychromes, continuellement variait l'oeuvre sublime. Mais la nuit
lente, toujours avançait son Océan dévorant, effaçait la trame
éblouissante, les volutes du Rhodium, et l'hymne de flamme devenait la
plainte faiblement lumineuse de l'adieu, la défaite des rayons, toujours
plus brisés, plus courbes. Une rouille traînait aux nues, les décombres
s'accumulaient, les cavernes éboulées s'emplissaient de taches d'ombre,
de précipitation cuivreuse, et le rouge descendait les rampes, les
flancs des montagnes évaporées, se réfugiait au bas de l'horizon,
derrière les fins réticules découpés noirement sur le couchant. Puis,
gravement, la dernière vibration trépassait derrière la forêt. Une
chauve-souris indécise voletait quelques minutes encore, attendrissante
dans la désuétude cendreuse. Entre les astres primaires, leurs foyers
d'abord luttant péniblement contre la forge occidentale, entre le
tremblement de Wéga, d'Arcturus, d'Antarès pourpre au ras de l'horizon,
peu à peu s'éparpillait l'égrisée nocturne. La grande, profonde nuit
s'étendait. À peine, sur la vallée taciturne, une humble lampe de ferme
s'allumait, aimablement. Parmi l'opacité des arbres, leurs frissonnantes
estompes, il apparaissait des trouées grises des faunes vagues, des
lueurs sourdes. Le cigare de Vacreuse montrait une braise ardente, et la
sérénité toujours plus vaste, comme si l'abîme firmamentaire
s'élargissait avec le croulement des ténèbres, oppressait les pauvres
humains de la terrasse.

Madeleine, avec un gracile mouvement d'épaules, se pressait contre
Jacques, balbutiait une syllabe tendre, à voix toute basse. Lui, dans
son grand ravissement, son heure de récompense, plein de gratitude
confuse, essayait de voir la jeune fille dans l'ombre, percevait la
clarté faible du visage. Parfois, le nom d'une étoile coupait leur
silence, ou bien une phrase de Jeanne et de Vacreuse leur arrivait en
sourdine. Du cri d'un grillon, d'un court aboi de mollosse troublé, de
la senteur d'herbes coupées s'entremêlant à l'encens des parterres, ils
éprouvaient une joie ineffable.

Pourtant, à la longue, la causerie naissait, et c'était, en même temps
que les astres, une idée d'Espace, une idée de Temps qui prédominait.
Ils reculaient en arrière. Le château n'existait plus, mais à la place
une Tour, noire et pesante, avec l'homme d'acier entrevu derrière les
créneaux fauves, et sur la plaine, le serf, la maigre humanité de la
glèbe, l'affreux travail, la récolte d'avance dévorée. Tremblant
perpétuellement, son oeil mélancolique levé vers le gibet seigneurial,
pas même consolé par l'agenouillement au temple avare de lumière et
triste comme une caverne, l'esclave avait vécu cependant, avait
lentement créé l'humanité héroïque de Valmy, d'Iéna et de Wagram... Ils
reculaient plus loin encore: sur la vallée antique s'étalaient les
huttes d'une peuplade aïeule et l'homme du Peulvaen, du Crombech, le
pauvre ancêtre barbare circulait sous les ramilles, misérablement
chassait, priait au rebord des grottes, apportait la pierre du souvenir
sur le Tertre funéraire. Alors, comme maintenant, la Géométrie immuable
des constellations vibrait dans l'abîme noir, et presque les mêmes
astres. À peine, à la minuscule distance de quelques mille ans, un arc
du cercle de précession était parcouru par l'aiguille axiale, à peine la
Croix du Sud croulée derrière l'Équateur. Et Madeleine, sous l'angoisse
de l'Immuable, soupirait craintivement, imaginait, au loin du beau
jardin des Corneilles, les huttes disjointes, les bêtes rôdeuses, un
chef celte, farouche, debout dans la nuit d'été, des yeux de flamme
fixés sur la Chèvre ou Altaïr...

Ils se taisaient. Un exégète invisible traduisait la bible universelle.
Leurs vies palpitaient l'une à côté de l'autre avec suavité. Leurs mains
se trouvaient, se nouaient, le sang de jeunesse renouvelait
perpétuellement leurs délices; tous leurs sens y participaient.

--Madeleine, murmurait Jacques après un silence, je doute!

--De quoi donc!

--Que tu m'aimes... et que nous sommes ici, et que cette terrasse, ce
jardin, ces arbres qui chantent dans l'ombre, ce village endormi là-bas,
Pégase là-haut, la petite lumière qui tremblote derrière les trembles,
le grillon qui vibre... que tout cela existe, j'en doute!

--Et moi, dit Madeleine, je n'existe pas?

--Toi!... ô mon Dieu! penser que tu es là, que tu parles, que je vois la
blancheur de ton visage... et que je tiens tes mains entre les
miennes...

Il la pressait contre lui, contre sa poitrine tumultueuse, et elle, dans
une naïve extase, lentement montait à ses lèvres, se sentait la douce
humilité de l'esclavage féminin. Mais, mollement, un pas vibrait sur la
terrasse, le cigare de Vacreuse se mouvait dans l'ombre.

--Eh! disait il... la nuit s'avance... où diable êtes-vous?

Ils se rapprochaient lentement. Jacques causait avec gravité, écouté
avec plaisir par Jeanne et même par Vacreuse, et une lanterne bleuâtre
était apportée, suspendue à un arbre, lançait une magie lumineuse dans
l'ajour des feuilles, sur la façade du château, se perdait au jardin, de
fleur en fleur, par ci par là rebondissante, absorbée enfin par les
trous d'ombre, mangée par la nuit. Puis, les minutes finales coulaient,
le jeune homme se levait tristement, partait, mais loin déjà, invisible
dans l'opacité des campagnes, il se retournait encore pour regarder la
cariatide adorée, claire devant le château, baignée d'un peu de
fantasmagorie par la lanterne bleue.

--Viens donc, disait Jeanne à Madeleine... l'air fraîchit... Comme tu
l'aimes!... Je l'envie.

Mais, au fond, Jeanne était séduite par le jeune homme, captée par sa
fraîcheur de nature, sa grâce extérieure.




XXX


Debout, au début d'une trouée dans les géométries d'arbres du jardin
français des Corneilles, se tenait une déité maigre, en harmonie douce
avec les pénombres, et les jeunes gens aimaient cette frêle silhouette,
par elle commençait leur quotidienne rôderie du matin. Une petite
rousseur était sur la fourrure fraîche des massifs, et les fleurs, en
quatre enclos, autour d'un bassin, pointillaient du rouge-vif, de léger
blanc, peu de jaune, du bleu noyé. C'étaient les petits poils de
l'agirate, les éponges pourpres, de vélin violet, de safran, de neige,
des dahlias, l'ascension haute des trémières, la pauvreté des bégonias,
la subite originalité d'une orchidée suspendue à une tresse d'arbre,
face animale, gueule, vase, l'inévitable mais lumineux géranium, la
chrysanthème étoile d'or, les menus yeux mauves de l'héliotrope, et la
strophe des feuilles-fleurs, ce que créent d'agréable opulence l'Irésine
et le Coleus sombrement rouges, le pyrèthre doré, la cinéraire maritime,
sa vive découpure saupoudrée d'argent, l'ampleur des balisiers
noirâtres, l'amaranthe tricolore, le gnaphale laineux, les glaives de
l'agavé, puis la plébéienne, l'ancêtre, la mousse subitement
jaillissante dans cette belle aristocratie des tisseuses de rayons.

Jacques, amoureusement, improvisait un bouquet, le posait d'une main
tremblotante au corsage de Madeleine, et ils abandonnaient les
parterres, glissaient par les allées d'arbres. Les vieux riviaux des
chênes, les ormes, plus doux, s'enlaçaient en fortes arcades, faisaient
une nuit de crypte romane, tandis que sous les peupliers d'Italie
c'était une haute, frêle voûte ogivale. Les peupliers canadiens
remuaient leurs petites ailes d'argent, frétillantes; la symétrie des
folioles du frêne, sur les arcatures moëlleuses, agréait à côté de la
gentille personnalité du cytise, son manteau tendre, fraîchement ajouré;
et des saules blancs, nullement ragots, aux bords de fragmentaires
pièces d'eau, miraient leurs frondaisons de lames aiguës, blanches aux
coups de soleil en revers; et quelque saule de Babylone, édicule de haut
art végétal, ses frêles, pleureux et pâles filaments touchant l'onde de
leurs pointes, rasant les nénuphars, toute sa toison de douleur épandue
sur un large périmètre, prenaient fortement le coeur, le pénétraient
d'exquisité mélancolique.

Puis, en pente douce, des herbes s'étendaient, l'humble vulpin et le
ray-grass, des rectangles frisottants avec des polissures fugitives,
coupés de sentiers de sable, et un coin de jardin potager apparaissait,
où, parmi les légumes, des cloches de melons brillaient comme des
domuscules d'argent; des poireaux balançaient leurs sphéroïdes pleins de
semences. Et toujours la promenade des jeunes gens aboutissait à un
grand étang, près de la grille, devant le village.

Par un délicat travail de nuances, le firmament, gris-pâle au pourtour,
bleuissait lentement jusqu'au zénith. La tour de l'église, teinte comme
un camaïeu, émergeait derrière les toits ardoisés, à cheminées
blanchâtres, du village. Trois îlots, en triangle, saillaient sur le
tremblement léger de l'onde, et, parmi leur toison tendre d'arbustes, se
profilaient quelques dures, sombres pyramides de conifères; un seul
peuplier noir, tout frêle, élevait chaque ramille en verticale. À
l'Orient, une pagode à toits retroussés, les arêtes recourbées comme des
cimeterres, apparaissait par-dessus de basses têtes de frênes, entre des
trembles sensitifs. Le ciel teintait l'étang de prismes saphirins, nués
d'ambre vers les bords. Deux cygnes australiens voguaient en
philosophes, leurs yeux rouges pareils à des rubis, leurs becs écarlates
comme des gousses de poivre de Cayenne. Un canard suivait, qui, par
instants, plongeait sa tête dans l'eau, relevait sa courte queue diaprée
et les bouts lapis-lazuli de ses ailes, tandis que ses pattes orangées
battaient mollement de bas en haut. Cols plus longs, les cygnes noirs
plongeaient sans quitter l'horizontale, hérissant un peu leurs plumes,
et leurs becs vermillonnés reparaissaient mâchant des herbes
fluviatiles.

Jacques et Madeleine longeaient les bords à loisir, et au-delà d'un
petit pont de poutres, ils passaient dans une chapelle de platanes. Là
causait une fontaine. Un noir géant de bronze, l'air rustre, point
féroce dans son excessive toison de barbe, de cheveux, les pectoraux
renflés, les reins câblés, avec une peau de bête aux épaules dont
passait la tête cornue, était là rêveur sur un roc, et deux marbres bien
mièvres se tenaient plus loin, les pieds dévorés de lichen.

L'eau tombait frêlement, avec son bruit de soupireuse qui monotonise la
pensée, croulait sur des marches en grès, par-dessus des paquets de
mousse laineuse, emplissant un bassin décagone relié à l'étang, où
filaient, à l'ombre, de fainéants cyprins. Les platanes étaient pâles
dans le soleil, se rejoignaient en voussure de chrysolithe, au bout des
troncs écorchés, tachetés de soufre. Hauts par-dessus la fontaine, deux
fleuves, dévorés par la dent éternelle, penchaient des urnes ébréchées.

Les jeunes gens écoutaient là, ravis, le petit clapotis de clepsydre, et
Jacques s'agenouillait une minute, posait de dévorants baisers sur les
bras de Madeleine. Un trouble venait à leur regard, leurs coeurs
grondaient.

--Viens! disait Jacques, effrayé du péril de la solitude trop ombreuse.

Ils partaient, allaient se reposer au petit kiosque japonais, devant la
campagne d'août. Les grains étaient fauchés, des meules blondes
s'édifiaient, et des tas fauves de foin. Près des rectangles hérissés
d'éteules, trop secs, les prés captivaient fraîchement. Des volets se
rabattaient dans la brasillante journée, des gramens se glissaient parmi
les vernes des mares, et des vignes rougissaient sur l'arrière-plan
déclive.




XXXI


Il leur arrivait de sortir des Corneilles. Leur promenade les portait
fréquemment auprès d'une ferme où le travail n'avait pas la tristesse
d'ailleurs. Un diable de laboureur, vif, toujours chantant à plein
gosier, y besognait en famille, aidé de ses fils et de ses
belles-filles. Et une des particularités du bonhomme était une
ressemblance physique incroyable avec le roi Henri IV, dont il avait
encore des traits de caractère, la bénévolence, la gaîté, la pertinacité
sans faste. Toujours les jeunes gens faisaient une courte halte près de
cette ferme, en admiraient l'ordonnance.

Les boeufs rouges, patiemment broutant, circulant, ou assis sous quelque
pommier, levaient leur oeil de pensée lente, de lente digestion,
pesamment bleuâtre, et à côté, vif, un étincelant poulain, animal de
nerfs, s'ébrouait, rejetait, par pétulance, espièglerie, sa tête en
arrière, grattait le sol de son joli sabot. Le mâtin, massif, sa langue
rose dépassant ses babines, avait un autre regard que ces herbivores,
des yeux graves et très beaux, disposés pour la vue d'ensemble, comme
ceux de l'homme. Il flairait, aimait les jeunes gens, les recevait en
seigneurie hospitalière. Souvent une chèvre projetait ses cornes au bord
de l'ombre de l'étable, et sa prunelle lenticulaire, presque un trait
dans le soleil, était bienheureuse d'un bonheur sec de grimpeuse de
rochers. La gorge des pigeons se métamorphosait perpétuellement, et plus
encore celle du coq, tandis que, impassibles, les poitrines bombées
comme des cuirasses blanches, des pelotons d'oies s'avançaient par la
prairie, cernées par les poules en maraude, et qu'un petit auvent
abritait la gentillesse d'une couvée jaune, avec la mère maigre,
ardente, enflammée de défiance, d'amour, déployant une bravoure
colérique à la moindre approche, les ailes palpitantes, hérissées.
Infatigable, dédaigneux de contemplation, le peuple abeille bruissait
aux portes minuscules et innombrables des ruches, et toutes étaient de
jolies vivantes roussâtres dans le soleil. D'autres insectes ramaient,
et la bergeronnette vite volait au secours des graminivores, chassait,
dévorait vaillamment les petits suceurs de sang.

Cependant, dans une incoercible gaîté, Henri IV et ses fils terminaient
la rentrée des céréales, et le lourd chariot débordant de gerbes
arrivait par périodes synchroniques à la ferme. En passant, dans sa
casaque poudroyante, le paysan répondait allègrement au salut de
Jacques, dans une belle attitude d'aise, virile, digne, et familière
exactement au point.

--La terre m'a fait bonne mesure cette année! dit-il après les mots de
prélude. J'ai quasi trois fois la consommation de la famille en céréales
pour la prochaine année. Faudra vendre le surplus et ce n'est guère ma
coutume.

--Vous ne faites pas de blé? demanda Jacques.

--Nenni. Voyez là-bas ces boeufs rouges... je les crois beaux. Je fais
de bonne viande depuis que je vois le Nouveau-Monde nous dévorer la
culture du froment... J'ai lieu de chanter, tout prospère!...

--Et vous chantez, dit Madeleine, à réjouir le coeur des passants!

--Dame, ma belle mam'zelle! Je suis pas malheureux! Le soleil et la
pluie viennent à souhait, les étables sont pleines... voilà! mais ça ne
me suffit pas pourtant, vous savez! J'ai encore un souhait, et, par
exemple, un bien grand diable de souhait!

Henri IV jeta autour de l'horizon un coup d'oeil large, et, sur sa
physionomie un peu railleuse, une grande douceur transsuda.

--Et ce souhait, on ne peut pas le connaître, sans doute? demanda
Jacques.

Henri IV épia le jeune homme, embarrassé:

--Pardi... Quelque chose me plaît en vous... Sauf vot' respect,
monsieur... Je vas donc vous le dire. Donc, moi, j'ai pas à crier contre
la terre, ni contre les hommes: la terre n'est pas avare et les hommes
nous laissent ces bons arpents... et c'est juste un bon lopin pour une
famille... du travail pour le père et les fils... et des économies pour
les mauvais jours. Enfin, un bon sort, faut dire. Mes belles-filles, mes
petits-enfants, tous vivent en joie. Eh bien! c'est drôle, ça ne suffit
pas tout à fait à mon coeur, monsieur... Ce que je voudrais, sous ce
ciel qui s'étend si bleu en ce moment, et sur toute notre France, et
même plus loin, c'est que tous les hommes en aient autant, tous ceux qui
veulent bien travailler, s'entend. Vous me direz, et je le sais bien, le
sol de France n'est pas assez grand pour donner ça à chaque famille.
Mais je ne suis pas assez sot pour ne pas savoir que la terre n'est
point tout, et qu'il y a d'autres richesses, comme dit le livre que je
lis pendant les veillées d'hiver. Eh bien, alors? Croyez-vous qu'avec un
peu d'entente, et sans colère, ça ne pourrait pas venir un jour. Dame,
qu'il y ait des riches, je ne dis pas non, mais qu'il n'y ait pas de
pauvres, monsieur, voilà à quoi je rêvasse après le travail, et surtout
pendant le repos du dimanche... Ça serait si beau... tout ce monde qui
chanterait!

Et Jacques restait surpris, extrêmement, de voir ce voeu de «poule au
pot» jaillir des lèvres de ce paysan, de ce paysan qui, au physique
ressemblait tellement au bonhomme roi qui disait à son Parlement: «Mes
prédicateurs vous ont donné des paroles avec beaucoup d'apparat. Et moi,
avec jaquette grise, je vous donnerai les effets. Je n'ai qu'une
jaquette grise; je suis gris par le dehors, mais tout doré au dedans.»

--Bénie soit votre famille! fit Jacques avec gravité en tendant la main
au paysan.

--Vous en êtes donc... de mon idée? demanda Henri IV.

--De tout mon coeur!

--Ah!... il me semblait bien! Vos yeux chantent la bien venue au pauvre
monde...

Les amoureux s'éloignent, tandis que déjà reprenait une strophe sonore
du paysan, et ils causaient longtemps du rêve candide.

--Est-ce donc impossible? demandait Madeleine avec un gentil
enthousiasme.

--Non, mais il faudra tant de siècles!

--C'est bien noir! soupira-t-elle.

--Bien noir.

Et leurs ombres, excessivement longues et toutes grêles, les précédaient
sur la sérénité mi-crépusculaire des pâturages.




XXXII


À la longue, tandis que leurs personnalités s'harmonisaient, se
confondaient davantage, l'Idylle devenait périlleuse. Déjà leur voeu
d'amour tendait plus loin que la volupté confuse d'être ensemble et de
se frôler, la voix éternelle les troublait, les faisait pâles, et deux
événements intimes marquèrent profondément cet état la première fois, ce
fut au bord du grand étang des Corneilles, un jour que des nimbus
montaient sur le paysage, se massaient impétueusement dans le zénith.
L'atmosphère se dilatait, de pénible respiration, et Madeleine vibrait
électriquement.

C'était l'heure générique de l'orage. Dans la respiration basse d'une
brise mourante, le paysage devint violet, la tourmente des nues créa une
fièvre noire percée de blancs livides. L'étang reflétait les âpres tons
du firmament; les arbres troubles attendaient dans les îles roussies où
s'abattaient des ramiers émus, et les martinets quittèrent la tour de
l'église. Puis, le ciel furieux se coupa de vents électriques, à trous
dentelés, à nues grises, graduellement charbonnées, enfumées, bientôt
fusionnées en grandes masses aux bordures de lumière tremblantes comme
des ailes, et, enfin, un cyclone zénithal, des nébuleuses en spirales.
L'air monta, subitement rare, forçant la respiration, et Madeleine
nerveuse, haletante, charmée au fond, levait la tête, se serrait à
Jacques. De grands lambeaux violâtres, figurant des forêts, des
descentes de collines, des entassements de champs jaunes, cernèrent le
cirque horizontal. Immobiles quelques minutes les arbres frémirent comme
des vivants, de grands tourbillons emportèrent des feuilles, en
ascensions hélicoïdales, puis les recouchèrent brutalement sur le sol.
De brusques paix, des silences maladifs, des attentes où se condensaient
les électricités énormes de cette journée, puis toute la nature
luttante, tournante, prête à l'orage qui va bondir d'une nue à l'autre.
Le premier éclair jaillit, bleuissant la Pagode, les rainures, l'eau
boueuse; puis les décharges s'accumulèrent, baignant toute la coupe de
splendeurs larges ébranlant formidablement les ondes sonores; puis les
premières gouttes tombèrent, éparses.

--Mon Dieu! murmurait Madeleine.

Apeurée, elle se tapissait tout contre Jacques, et un petit tremblement
relevait ses épaules, passait sur sa nuque délicate. Il la soutenait,
disant quelques syllabes tendres, mais au soyeux contact de la vierge,
peu à peu, il devenait tout pâle, lui-même frissonnait, respirait mal.
Ses mots s'embarrassèrent, il regardait vaguement devant lui. Mais elle
leva les yeux, vit le trouble de Jacques et se troubla. Dans les
intermittences silencieuses ils entendaient leurs coeurs, et
indomptablement leurs bouches se rencontrèrent. Puis, immobiles une
minute, dominés, ils se sentaient sous un obscur vouloir qui dénouait
leurs forces.

Mais la volonté leur revint, l'effroi du péril, leurs bras se
desserrèrent, et ils baissaient la tête, la chair trop émue encore pour
oser se regarder.

Une brise régulière courut, des flocons venus du sud se posèrent sous
les masses grises du firmament. Puis, des sillons resplendissants, une
crépitation bizarre, et une avalanche se roulait sur les herbes, une
magnifique pluie blanche. Elle fut brève, les nimbus lacérés
s'éparpillèrent en écumes, un océan de rayons s'abattit.

Avec sa peur passée, les yeux pleins du charme d'après pluie, Madeleine
souriait à Jacques, et lui s'éloignait d'un pas, un instant contemplait
la pose délicate de la jeune fille.

--Oh! que c'est aimable à toi d'être si jeune... d'être là debout... et
de me laisser t'adorer!

Elle, embarrassée et rose, mordait sa lèvre, abaissait les fins rais de
ses cils. Des plis vivaient doucement, variaient le discret clair-obscur
de sa toilette, et au bas de la robe gris de nue, un filet merise
courait en ondulations. Son pied s'avançait un peu, enceint de velours
cramoisi, se découpait sous la cheville légère où un bas de soie mettait
un treillis de soufre et d'ébène. En dessous, elle contemplait Jacques,
ses grands yeux celtiques, sa belle tête pensive sous l'abondance des
cheveux blonds, à son tour l'admirait, s'approchait de lui
impétueusement, l'enveloppait du noir regard de son amour jaloux, et
bégayait, en syllabes entrecoupées, le Cantique des Cantiques...

--Venez-nous en! dit-elle enfin. Il doit faire adorable marcher sur
l'herbe humide. Puis, tu sais, les moindres choses ont pris de la grâce
depuis que tu es au château.

La beauté d'un monticule les arrêta, planté de conifères. La sombre
famille, presque rieuse après la pluie, presque gaie, mais d'une gaîté
sage, philosophique, en contraste avec la vivacité étincelante de
l'herbe, pleine d'irisements à la pointe des petits glaives verts, la
sombre famille montait au long des plis lents du terrain. En sa majesté
droite, pointant ses aiguilles sous les cocons déchirés des nues, un
grand pin régnait à la cime, et il y avait des cèdres étendant
longuement leurs mains plates; d'âpres lierres vêtissant de deuil un fût
mort; des sapins immobiles dans un songe de septentrion; une jeune tribu
de bouleaux, tremblants encore de l'orage, trempés, découvrant leurs
torses délicats vêtus de soie blanche; une source éphémère dans un pli
de l'herbe, pleurant bas, avec de petits soubresauts, frôlant deux houx
leurs feuilles ourlées d'argent; des ifs de vie lente, lourde, taillés
férocement par les jardiniers, et un cyprès, un cénobite colossal,
noirement rêveur, devant qui reculaient les siècles.

Ils montèrent.

Leurs pas se répercutaient aux concavités déclives. Entre les fûts, la
religieuse lumière ondulait. Ils levaient les yeux, vers le plafond d'un
cèdre, et dans l'horizontalité des ramures de l'arbre noir, son rigide
duvet cristallisé, il transsudait une lueur idéale. Elle blanchissait
les vides légers de la trame, pénétrait en polygones bleuâtres par les
meneaux, rasait, enveloppait les bras monstrueux, leur nudité râpeuse,
leurs déroulements graves, puissants, solennels. Ravis par la splendeur
silencieuse, par ce merveilleux coulement de clair-obscur, Jacques et
Madeleine y percevaient comme un élargissement sacré de leur amour, et
taciturnes, l'âme très douce, ils s'attardaient longtemps à cueillir une
grappe de sensations, puis, bien lentement, avec au fond de leur mémoire
un tableau robuste, un chef-d'oeuvre de l'Artiste inlassable, ils
reprirent leur route au long des sentiers, las et l'âme surhaussée.




XXXIII


La seconde tentation survint au dehors des Corneilles. Ils s'étaient
égarés. Quoiqu'ils se tinssent près des rideaux de peupliers, par les
sentes encaissées, ils étaient pleins de poudre grise, arides, l'âme un
peu stérilisée par la marche sur le sol blanc, suivis de la sèche rumeur
des insectes, quand, entre les aulnes, ils aperçurent une mare. Entrés
dans la pénombre, de suite leur âme eut la paix du monde des eaux, la
muette fraîcheur d'Oannès.

Là, croissait la beauté abondante, sa ténuité, ses minuties. Le pinceau
minuscule, d'heure en heure, y retouchait. Dans les petites chevelures,
dans les toisons, sur les agames flottants, sur l'élégance des
graminées, des salicaires, à toutes les courbes des végétaux,
continuellement la grâce ruisselait, le ravissement de la lumière,
l'indéfinie métamorphose. Dans le silence, toute voix diurne y était
rare. Les jeunes gens firent quelques pas. L'eau clapota sous des bonds
de grenouilles. Ils se trouvèrent sur un petit promontoire, entre deux
saules. Devant eux, une ouverture dentelée laissait entrer des choses
lointaines, excessivement lointaines. Alors, ils se tinrent immobiles,
et, près d'une colline, dans la tremblante vie lumineuse, des boeufs,
des chevaux, des hommes semblaient, à cause de la distance, glisser avec
une lenteur dormeuse de rêve.

Mais voilà que, rassurées du silence, sur le petit promontoire, il vint
un monde de grenouilles vertes. Elles levaient leurs têtes, ouvraient
des yeux couleur de cuivre dans la singulière pénombre, étaient assises
sur leurs cuisses, appuyées sur leurs courts avant-membres, avec leurs
doigts palmés, leurs ventres blancs, les taches, les filets bruns du
dos, des êtres de singulière sorcellerie, de petites nécromanciennes
grotesquement contemplatives, réfléchies. L'une, l'autre, parfois criait
doucement, bondissait aux blancs périanthes des sagittaires, étendait
ses membres humains sous l'onde, et Jacques et Madeleine s'intéressaient
prodigieusement à ce peuple, ne pouvaient le quitter. Les algues, les
écaillettes des lentilles d'eau laissaient des miroirs libres où les
gerris glissaient furtivement; la grêle massette poussait des glaives
déjà flétris, avec des ajourements longs, des losanges de vide bleuâtre,
les populages se fanaient et quelque chose d'exquis s'exhalait de
l'épilobe de ses fleurettes rosâtres. De puissants roseaux poussaient
comme des bambous. Et les ramuscules de la grande douve, la majesté de
la flambe, la coriacité du terne plantain, un buisson clair de
lysimaque, tout cela, dans le tamisement des rayons, des ombres de soie,
des clairs de topaze émeraudée, dans le volètement des insectes, sous le
tremblement d'un large peuplier, donnait la grande jouvence aux
amoureux, l'allégresse de genèse éternelle, émanée de la Mère
impérissable.

Sur le cou de Madeleine, un rayon réfléchi remuait et la tête restait
ombragée, dans une attention exquise, avec la vie divine des deux
prunelles fixées sur le promontoire. La robe souple, à douce
transparence de perle, s'harmoniait aux plantes; mais Jacques ne suivait
que le tremblement du rayon dans le cou de napée, et un peu la lueur
d'un rubis feu oscillant au bout d'un lobe couleur de liseron.

Elle, préoccupée des raînettes, se sentit enlacée brusquement et les
lèvres de Jacques errèrent dans sa nuque. Elle ferma les yeux, avec un
frisson de satin sur sa chair; il la sentit faible, il se mit à genoux,
dit son culte, la tête cachée dans les plis de la robe parfumée, et se
perdant au contact de la Sulamite.

Quand, par un immense effort, il dégagea sa tête, tous deux
grelottaient. D'en bas, il la regardait, craintif, et elle, farouche,
abaissait sur lui la splendeur noire de ses prunelles. Alors, ils se
sentirent dans une profonde misère. C'était, tout autour, insinuante, la
même Voix, la Voix de la minute qui passe, de l'Instable, de l'Éphémère.
Elle chuchotait sur l'eau d'ambre, sur l'algue humble, tombait des
feuilles du saule, tremblait dans les miroitements du soleil. Apeurés,
écrasés par l'Infini qui, si vite, les reprendrait à la Vie, leurs
veines étaient en tumulte.

--Madeleine! murmurait-il.

Il la tenait contre son coeur, et toutes ses forces, au doux fardeau
tiède, palpitant, embaumé, s'évanouissaient. Du vaste monde, ils ne
percevaient plus que les grondements de leurs poitrines. Comme l'autre
jour, dans l'orage, le périlleux vouloir, obscur et immense, les
dominait, commandait de créer, de se soumettre à la Sélection.

Ils s'y refusèrent. Il recula lentement, en désordre, et sur le pied
d'enfant de la Vierge, sa petite chaussure ajourée, il mettait un long,
soumis et triste baiser. Puis, tous deux, pendant longtemps, ils
restèrent détournés l'un de l'autre, la chair trop lourde, tremblants de
leur solitude, épouvantés de se dire une parole.

Cependant, le crépuscule approchait, les ombres devenaient roses, des
taches de lumière plus dorées se posaient au tronc du peuplier, l'eau
était mystérieuse, et les raînettes commençaient à chanter. Ils les
écoutaient, trouvant que c'était bien un concert de filles aquatiques,
des accents humides, admirant les métamorphoses de leurs nuances à la
chute des lueurs, leurs yeux convexes devenus plus rouges.

Et c'est ainsi que, lentement, la paix revint à leurs nerfs, la victoire
de leur loyauté, la joie grave de n'avoir pas déçu la confiance des
ascendants. Madeleine, dans un recueillement, posa ses lèvres sur la
main de Jacques:

--Mon doux maître! murmura-t-elle...

Au loin, sur la parabole de l'horizon, le jour s'assoupissait
ineffablement.




XXXIV


Vers la mi-septembre, l'après-midi, Pierre Laforge descendit de wagon, à
la gare la plus proche des Corneilles. Il n'avait pas prévenu Jacques,
voulant faire une surprise. La journée était gentille, protégée du
soleil par un vélarium de nues claires. Pierre, au seuil de la petite
gare, hésita. Puis, tenté du paysage placide, il résolut d'aller à pied.
Une raison morale l'y poussait d'ailleurs: il se sentait en mauvais
équilibre, trop ému, embrouillé. Sans doute la marche décrasserait sa
pensée, la ferait plus lucide.

Il partit à l'aise, après s'être fait indiquer le chemin. Tout en
marchant, il préparait son entrée aux Corneilles, les phrases à dire. Il
ne trouva rien d'autre que ce qu'il avait imaginé durant son cahotement,
sur la voie ferrée, mais, dans la sérénité champêtre, il semblait que
chaque pensée fût neuve. Lui-même se sentait neuf. Des souvenances
d'antan bruissaient dans son crâne. Que la vie est drôle! Après tant
d'années d'inimitié, voilà qu'il allait demander la fille de Jeanne pour
son fils. La querelle finissait en fleurs blanches. Mon Dieu! lui
n'avait pas désiré une si longue lutte. Sans l'opiniâtreté de Jeanne,
depuis longtemps il aurait mis tout ça avec les vieilles lunes. Mais
avait-elle été méchante, adroite à le cribler de vilaines petites
blessures... et à verser de l'acide dessus!

--Sacrebleu, oui! murmura-t-il.

Il s'arrêta, se sentit moins neuf. Une rafale de colère passait sur son
visage... Il avait bien fallu se défendre! Alors, il avait rendu les
coups, solidement. Mais c'est égal, dans l'ensemble elle avait eu
l'avantage. Ah! la sacrée mâtine!

Un corbeau passa, ricana. Pierre le regarda avec malveillance. Et ses
pensées continuaient à tourbillonner... Oui, elle avait plus donné que
reçu. Et c'était injuste, terriblement injuste. Qu'avait-il fait, lui?
dit une parole amère... une simple parole après le plus lâche abandon.
En vérité, il fallait un aplomb extraordinaire pour se permettre de
l'attaquer à cause de cette parole.

--Extraordinaire!

Voilà qu'il racontait ses idées aux sillons! Et puis, qu'est-ce que
cette colère signifiait? C'était indigne de sa volonté. Puisqu'il était
venu avec des idées de raccommodage, il fallait penser à des choses
douces. Il voulait entrer chez Jeanne aussi paisible qu'un boeuf. Il
débiterait son petit boniment, il ajouterait quelques bonnes paroles qui
ne signifieraient rien du tout, et ce serait une affaire embrochée. Et
si Jacques était heureux, il ne regretterait pas d'avoir mis un peu les
pouces. Il avait assez vécu pour voir que ces interminables haines ne
mènent absolument à rien.

Redevenu neuf, il reprenait attention au paysage. De loin, il voyait
déjà poindre les Corneilles. Alors, son coeur sauta. Le vieux monde
intime ressuscita. Il se revit à l'adolescence, aux années larges,
planant sur l'horizon démesuré de la Foi et de l'Espérance. Puis, son
grand amour, cette Jeanne! Comment était-elle maintenant? Naguère encore
elle était belle. Depuis deux ans, il ne l'avait vue. Le temps
continuait-il à la respecter?

Un paysan, à l'orée d'une ferme, chantait, plus gai qu'une alouette.
Pierre releva la tête. Tiens! Comme ce paysan ressemblait au roi Henri
IV!

--Eh! monsieur, cria Laforge, c'est bien le château des Corneilles, là?

--Oui, m'sieur, répondit Henri IV.

Et il se remit à chanter, intarissablement.

Cependant, Pierre franchissait les grilles du château. Au moment décisif
il reprenait son allure de personnage de banque et de politique. Le pas
ralenti, il regardait les jardins. Brusquement, il poussa une
exclamation. Sous une allée de chênes il venait de reconnaître son fils.
Il n'était pas seul, Madeleine l'accompagnait. Tous deux s'avançaient.

--Tu ne m'avais pas prévenu! dit Jacques avec un ton de bonheur et de
léger reproche.

--Je voulais te faire une surprise... Je n'ai pas réussi, voilà tout!

Il épiait Madeleine, la trouvait d'infinie grâce: elle ressemblait à la
Jeanne de jadis. Un peu plus douce pourtant... Et Pierre comprenait
l'amour de Jacques.

--Mon fils est bien heureux! finit-il par dire à Madeleine.

Et elle devint gentiment rose et de sa vieille haine il ne restait plus
rien. L'amour de Jacques avait tout emporté.

--Allons! murmura Pierre à son fils... Je vais te chercher le Paradis.

--Oh, ne le laisse pas échapper! cria le jeune homme.

Il serrait les mains de son père, d'un air de supplication, et une vague
épouvante apparaissait au fond de ses yeux.

--Rassure-toi, répliqua le père. J'ai trop envie d'avoir une fée dans la
famille.

Et saluant Madeleine, il s'éloigna. Les jeunes gens le suivaient des
yeux. Tous deux tremblaient, étaient pâles.

--Oh! que j'ai peur! murmura Jacques.

Il serrait Madeleine contre lui, avec un grelottement d'amour, dans une
sauvage inquiétude.




XXXV


Quand Jeanne tint la carte de Pierre, elle resta une seconde éblouie de
la volupté du triomphe, une multitude innombrable de pensées
conquérantes palpitaient dans son cerveau. Mais, se remettant, elle
donna l'ordre d'introduire Pierre. Il entra, gravement, balbutiant deux
ou trois syllabes.

Et il y eut un irrésistible intervalle de silence, pendant lequel ils se
considéraient discrètement.

Il était resté maigre, dévoré d'une tâtillonne volonté, le teint
tourmenté, sans teinte franche, des taches d'ictère autour des yeux, et
une multitude de fines rides venues de la facile irritation du masque.
Ses tempes étaient rases, sa barbe bouquetée de poils blancs, et
pourtant un certain attrait persistait par la vitalité orange du regard.
D'ailleurs le corps conservait une habitude souple, vive, sans
déformation.

Elle avait mieux résisté à la lime implacable. Sa chevelure restait
admirable, vivante, ses yeux ténébreusement beaux. Irritable aussi,
pourtant, mais d'une façon plus économe, si l'on peut dire; avec
toujours un fond de réserve qui la préservait, son teint gardait
l'unité, comme un pétale blanc légèrement nué de soufre, et des soins
méticuleux dérobaient les légers plis de maturité. Sous des lèvres
violentes, ses dents paraissaient claires encore, à peine allongées,
déchaussées... Et Pierre regardait en frémissant ce reliquat de ses
années fleuries.

À mesure, il lui venait un énorme regret, le fantôme de son désespoir de
jadis ramené par la concordance de vibration. Il lui semblait que sa vie
était vide, trouée d'une large ombre, qu'il était terrible de descendre
au tombeau sans avoir eu cette femme. Dans le silence de la pièce, coupé
du clair isochronisme du balancier de la pendule, du frappement de son
coeur, cette idée absorbait l'importance de tout l'Univers. Un flot
d'âpre jouvence fluait à son cerveau, annulait les distances, tous les
événements, toutes les variations vitales de trente ans de lutte. Comme
jadis il la désirait, plus que jadis, avec la condensation du désir des
sénilités naissantes, du sépulcre approchant. Sa chair remuait sous la
redingote, sa bouche était abandonnée, involontaire. Il se sentait
pauvre, nu, peureux, mais plein d'un sang d'adolescence, de choses
larges et naïves, singulières à lire sur la terre cuite du masque, ce
masque aux lèvres sèches écartées sur le jaunissement, le trouement de
la denture.

Jeanne, étonnée de son silence, et qui s'embarrassait un peu, le visage
détourné, finit, d'impatience, par fixer vers lui ses prunelles. Alors,
voyant son trouble, l'humidité de son regard, elle eut la perception du
mouvement qui était en lui, elle-même une seconde eut à la poitrine un
grand flux, un subit retour sur la route parcourue.

Puis, le voyant si vieilli, si vilain, un cou veule, violâtre, avec tant
de plis, elle frissonna légèrement, comme touchée de froid.

Vit-il le passage de ce dégoût? Ses mâchoires reprirent leur
opiniâtreté, leur brièveté d'animal carnivore. Un colérique désespoir le
dressa. C'était le retour de haine, sans que le désir eût complètement
trépassé, la furie de son voeu inexaucé. Dire qu'elle avait trente ans
été belle sans lui, trente ans été tissée de cette grâce qu'il avait cru
conquérir! Et tout le temps, elle l'avait harcelé, combattu, maintes
fois fait trébucher sur sa route victorieuse. Et maintenant! Maintenant,
il fallait, vieille bête chauve, vieux chien pelé, il fallait enfin
venir jeter un cri de supplication, se mettre au pilori devant la beauté
de Jeanne presque intacte, cette beauté qu'on lui avait volée.

Cependant, balançant sa bottine, Jeanne ne pouvait refouler entièrement
l'irradiation de son triomphe, un léger sourire de femme, puéril à la
fois et dédaigneux, et dans ses yeux noirs arrivait une interrogation,
l'ordre à Pierre de parler enfin. Il souffrit abominablement. Les
sottises de la rancune, l'impétuosité de la vengeance concentraient des
rides autour de ses paupières, accentuaient les taches d'ictère. Il se
mit à balbutier incorrectement:

--Mon fils... Je viens à sa prière... il m'a supplié... de faire auprès
de vous une démarche... de vous demander la main...

Ses sclérotiques jaunissaient, rougissaient, une impression
d'impuissance, la trépidation de se sentir embroussaillé dans des bouts
de phrases, tout le poussait hors du raisonnable, dans l'imbécillité
furieuse, et surtout le visage convenable de Jeanne, son air de personne
paisible.

--Eh bien non! cria-t-il. Non!

Elle parut surprise, mais railleuse. Il jeta sa colère en paquet.

--Ah mais!... Je ne suis pas le chien que vous croyez! Vous avez espéré
comme ça que j'allais vous lécher les pieds. Et j'ai fait cette sottise
de venir! Par bonheur, rien n'est perdu... Je ne demande rien,
entendez-vous, rien, rien! Est-ce à moi les torts, est-ce moi qui ai
dénudé votre existence?... Comment! après m'avoir jeté dans le ruisseau
pour les pièces de cent sous de Vacreuse, voilà que je devrais faire
amende honorable? Elle est bien bonne! Et j'allais...

Il était rustre, de geste, d'accent. Et avançant l'index ridiculement,
la tutoyant:

--Toi! toi! Mais je te méprise! Tu ne vaux pas...

--Je vais vous faire chasser, dit Jeanne.

--Fais donc! Eh parbleu! Ça te ressemble!

Il reculait pourtant, posait son chapeau sur sa tête, et ses rides
s'effaçaient, un violent regret, un étonnement plus violent encore, lui
venait du personnage absurde qu'il venait d'être. Il pensait à Jacques
qui l'attendait, à ses promesses, et le sang redescendait à son coeur,
ses tempes devenaient pâles. Pourtant, il sentait l'impossibilité de
revenir sur le fait accompli, il bredouillait:

--Après tout... si Jacques veut épouser votre fille... c'est son
affaire... moi je ne m'y oppose pas... les querelles des parents ne
regardent pas les enfants...

Alors Jeanne, debout, pâle et méprisante, chassant Pierre d'un geste
large:

--Votre fils épousera Madeleine quand vous serez venu me faire des
excuses publiques!

Il poussa un âpre éclat de rire, et renfonçant son chapeau d'un geste
d'insolence, il disparut. Elle, levant la main, faisait un serment
impitoyable, sombre, gonflée de colère et d'injustice.

Lorsque Pierre fut sur le perron, devant le jardin où déjà jaunissait la
lumière, il se sentit les jambes lourdes. Son sang circulait péniblement
dans sa nuque. Une concentration nerveuse le gênait à l'épigastre. Il
avait le remords d'une faute immense et irréparable. Il épiait les
parterres et les allées d'un vacillant regard, avait peur de se
retrouver devant Jacques. Un moment il eut la tentation de s'enfuir, en
rasant les serres. Puis, il eut honte de cette pensée, se trouva lâche
et, son humeur évoluant, il s'indigna. L'armée des sophismes circula; il
se trouva impeccable. Pourquoi se serait-il abaissé? Il avait promis à
Jacques... et après? C'était indigne d'un fils de vouloir l'humiliation
de son père! Est-ce que ce grand garçon ne pouvait pas arranger lui-même
ses amourettes?

Et Pierre, d'un geste rageur, balayait son remords, se préparait à
prendre l'offensive. L'image de Jeanne, sa sombre silhouette, son
dédain, sa beauté insolente, debout sur le tapis, le dominant, le
chassant d'un mouvement tranquille, cette image reparaissait en lui,
envahissait toute sa substance, électrisait ses vertèbres. De ses dents
jaunes il mordait sa moustache, jurait, marchait rapidement par les
allées, cherchant maintenant Jacques avec des allures de bravade.
Brusquement il l'aperçut. Alors du malaise le reprit.

Jacques et Madeleine arrivaient par la roseraie. Ils avaient vu Pierre
de loin, étaient surpris de la brièveté de sa visite. Et tous trois,
quand ils se furent rejoints, restèrent muets, elle baissant les cils,
comme attentive au labeur d'un insecte, dans le sentier, les deux hommes
se regardant en face, misérablement. Enfin, le père cria:

--J'ai échoué.

Alors le silence fut plus lourd, atroce. À peine Jacques et Madeleine
avaient tremblé. Leurs mains s'étaient jointes. Une cane criait, deux
belles guêpes de soufre revenaient obstinément, un jeune peuplier avait
un frisson de soie claire, le sentier blanc se perdait entre les fleurs
tardives, un homme, sur une colline, au-dessus des fermes, était une
silhouette atomique, et la lumière s'ambrait encore, dormait gravement
parmi les ombres colossales des choses... Le monde venait de crouler
pour Jacques et Madeleine.

L'énormité du cataclysme étouffait leurs sanglots. Ils ne se regardaient
pas. Leurs lèvres palpitaient un peu. Par moments, ils doutaient. Puis,
ce dénouement leur semblait naturel, le seul convenable.

--Échoué! murmura Jacques.

Un pli d'épouvante coupait son front. Il courbait les épaules, avait
froid. Ses mains peu à peu se mettaient à grelotter. Il tombait dans
l'affreuse analyse de son infortune, gravissait l'effroyable calvaire,
les tempes couvertes des gouttes froides du supplice... Ses yeux étaient
trop larges, terribles.

--Jacques! cria Madeleine.

Elle portait humblement la main du jeune homme à ses lèvres. Des
balbutiements d'espérance jaillissaient de sa bouche, et de larges
larmes noyaient le pauvre sourire de courage dont elle cherchait à
l'affermir.

D'abord ému, Pierre commençait à se révolter contre cette souffrance
dont il était la cause. L'ictère s'accentuait autour de ses yeux, il
battait le chemin du talon, embarrassé, irrité du drame. Brusquement, il
cria:

--C'est votre faute! Il ne fallait pas me demander des choses
impossibles. Si j'ai été bête d'accepter, vous avez, de votre côté,
manqué à votre devoir de fils en me contraignant à une sotte démarche.
Est-ce que ça ne pouvait pas se faire sans moi? Que diable!...
Maintenant c'est fini... Il n'y a plus à y revenir... et je fais le
serment, entendez-vous, le serment de ne plus rien écouter sur cet
article. Vous savez si je tiens mes serments! Quant à mon consentement,
vous l'aurez en tous cas... et je ne vois pas pourquoi l'autre partie se
montrerait plus récalcitrante que moi!...

Il s'arrêta, soufflant, et les voyant si pâles, tout dévorés par leur
douleur, inattentifs à sa colère, il eut un mouvement d'épaules
dénigreur:

--Bah! dit-il platement, peine d'amour n'est pas mortelle!

Puis, fixant son chapeau, après un vague adieu, il se disposa à les
quitter.

Il partait à pas nerveux, sombrement découpé sur l'Occident, et son
ombre le suivait, oscillatoire, démesurée.

Eux restaient immobiles, dans le glacement de leur coeur, dans un dur
hiver de pensée. Tout près, la nature déployait un petit coin de joie.
Deux moineaux, sur un rameau de cytise, regardaient la beauté de la
lumière, du disque adouci sous une fine poussière safranée. À petits pas
vifs, sur ses pieds roses, une colombe familière marchait dans les
herbes, variait la ligne ondée de sa gorge, et arrêtée bientôt, en
extase comme les passeraux, étalant les larges pennes de sa queue, elle
clignait son oeil rond, innocente, toute ravie. Des némocères
bourdonnaient en nuée, un petit microcosme fourmillant s'acharnait à
finir le travail; un scarabée rôdait à l'ombre d'une campanule, et la
fleur se baignait doucement dans l'oblique traînée rougissante. Les
feuilles luttaient contre la désuétude annuelle, drues encore, tintées
seulement de légères chloroses...

Ils n'avaient pas le courage de bouger, de dire une parole. Des choses
profondes mouraient en eux comme les rayons au fond du ciel. Pourtant,
quand débuta le crépuscule, une grave débâcle de couleurs, atténuée,
d'une majesté simple, ils se regardèrent en frémissant, leurs doigts
entrelacés, et ils murmurèrent à voix basse la volonté de s'appartenir,
de lutter indomptablement contre la volonté de Jeanne.

Ils avaient marché. Des frênes les cachaient, abaissaient vers eux leurs
branches. Alors, il l'attira, et son regard de volonté tomba sur la
jeune fille, tranquille, pertinace. Il murmura:

--Si la lutte est impossible pourtant, me suivras-tu?

Elle, aussi grave que lui, les joues tremblantes, répondit:

--Oui.

--Partout?

--Partout.

Leur étreinte se resserrait. Il sentait contre sa poitrine la tiède
mollesse de la vierge. Elle abaissait son cou chaste, baigné de lumière
d'ambre. La vénusté de son corps se dessinait en courbes de jeunesse, de
divine gracilité. Des corpuscules vibraient sur ses cheveux. Un peu de
sa jupe lourde se relevait. Il s'émut. Il mesura la brièveté de la vie,
l'incertitude de toute chose; et la chair révoltée, il se mettait à
genoux lentement, embrassait la robe de Madeleine, y enfouissait son
front.

Le soleil était vertical maintenant, avait tout un coin de paysage mêlé
à sa base rouge, un coin plein de choses déliées, délicates,
ramusculées, intensément noires sur le brasier. Madeleine regardait cela
vaguement. À chaque seconde elle sentait décroître ses forces, se
penchait plus molle vers Jacques. Il l'attirait avec douceur. L'immense
désir palpitait en eux, s'amplifiait du silence, de la paix tiède de la
lumière.

--Jacques! dit-elle avec un peu d'effroi.

Il la tenait à demi-renversée. Elle étendait les bras faiblement,
semblait se défendre. Brusquement, elle se serra contre lui, farouche,
toute pâle. Alors, la cloche des Corneilles s'éleva, plana sonore sur
les feuillées, à travers les campagnes. Cette grande voix les réveilla,
leur rendit la force. Ils se regardèrent avec timidité, purs encore, et
lentement, tristement, ils marchèrent vers le château.




XXXVI


Jeanne avait dit à Jacques les conditions de sa rentrée en grâce. Tant
que Pierre ne serait pas venu faire des excuses personnelles, toute
autre démarche devenait inutile. La consternation des amoureux, la
supplication de Madeleine, la mâle douleur de Jacques avaient laissé la
mère inflexible. Elle avait même signifié qu'elle n'attendrait pas
longtemps ces excuses, qu'elle ne pouvait compromettre dans une fausse
situation prolongée l'avenir de sa fille. En hâte donc, Jacques était
parti pour Paris; mais, cette fois, il avait perdu sa meilleure arme, la
patience, et cela devant des difficultés infiniment plus grandes. Car
Jeanne, il le sentait, était dans son tort, ayant dû, par un misérable
orgueil, soulever la colère sanguine du vieil ennemi. Donc, il n'y
aurait plus procès, essai de persuasion, mais bien demande de sacrifice.
Son père aurait-il l'héroïsme, la philosophie nécessaire? L'amour
paternel lui ouvrirait-il assez les yeux pour donner à sa démarche
l'impersonnalité voulue, lui ferait-il comprendre tout le bien qu'on
pouvait obtenir avec un peu de mal, et que de sauver deux existences
valait une offrande d'amour-propre?

C'est dans ce sens que Jacques plaida sa cause. Mais comme il se
heurtait à une fureur toute fraîche, il échoua. Pierre Laforge refusait
de voir avec les yeux de son fils. Sa haine pesait sur les pensées de
miséricorde, les empêchait de prendre leur vol. Il s'obstinait à
refaire, sans même écouter les objections, l'historique des offenses
qu'il avait endurées, à demander si, dans telle et dans telle
circonstance, il avait eu tort ou raison, et à chaque confirmation de
Jacques, il reprenait:

--Tu vois bien, mais si j'ai raison, ce n'est pas à moi de faire des
excuses!

Épouvanté de l'allure de la discussion, de l'étroitesse des arguments,
d'ailleurs, une partie de sa mansuétude l'ayant abandonné dans l'excès
de sa misère, Jacques rompit brusquement:

--Père, dit-il, c'est une chose terrible que vous ne puissiez, ni vous,
ni cette femme, comprendre que votre haine est cruelle envers Madeleine
et moi, c'est une chose terrible surtout que vous puissiez attacher plus
d'importance à une légère piqûre de vanité qu'au bonheur, à la vie de
vos enfants. Eh bien! sans tant de mots, je vous le dis, père, las de
supplications, las de raisonnements, choisissez entre votre fils et
votre rancune:

--Que voulez-vous dire?

--Ceci: que si la rupture de mes espérances devient irrémédiable, je n'y
survivrai pas.

Laforge pâlit, étreint d'une insupportable angoisse, fit un grand geste
éperdu; puis la colère de sa peur lui monta et il cria sourdement:

--Fais à ta tête, mauvais fils!

--Hélas! fit Jacques. Enfin me condamnes-tu?

--Fais ce que tu voudras!

Ils s'étaient quittés sur cette dure parole, le fils au désespoir, le
père épouvanté, mais sûr au fond que Jacques n'exécuterait son lugubre
projet qu'à bout d'expédients. Et il goûtait le tragique de la scène,
croyait avoir joué quelque peu le rôle d'un Brutus. Néanmoins, il passa
les premiers jours dans des transes affreuses, ne se tranquillisa
qu'après avoir envoyé un homme sûr s'informer de Jacques, reparti dès le
lendemain pour les Corneilles. Les renseignements obtenus dissipèrent ce
qu'avaient de trop aigü les craintes de Pierre Laforge.

--Bah! murmura-t-il, on dit ça... Et puis il paraît calme... Il est trop
intelligent pour ne pas écrire encore... pour ne pas faire un nouvel
essai.

Jacques, cependant, dans le train qui l'emportait vers les Corneilles,
était travaillé d'un chagrin immense. Las d'avoir tourné et retourné
dans sa tête le tout petit problème où tenait à présent son bonheur, sa
pensée était obscure et les coups sourds, uniformes des pistons lui
battaient dans la poitrine douloureusement. Rien n'était doux. Derrière
la vitre du wagon apparaissaient tour à tour des vignobles, des côteaux
boisés, les petites maisons éparses d'un village, une rive de trembles
ou de saules, des moutons aux pâturages; ou des boeufs levant leurs
longues têtes pleines de stupeur, sans qu'il prît plaisir à voir ces
choses, ni tristesse. Sa peine lui suffisait, le lourd accablement du
mauvais coup reçu.

Ses appréhensions redoublèrent quand il aperçut les Corneilles.
Derechef, il soupesa le Destin. Qu'allait dire Jeanne? Ne
parviendrait-il pas à la fléchir? Mais les alternatives des bonnes et
mauvaises chances de ces derniers jours avaient usé la volonté de son
espoir. Il s'abandonnait, désemparé, se sentait dans les serres du
fatal, avait une impression de déracinement, de perpétuelle chute. La
vue du château le réveilla. Les souvenirs étaient si frais encore! Un
temps si court avait suffi à la catastrophe? Il frissonnait; le refus de
son père lui apparaissait dans ses terribles conséquences. Que dirait-il
à l'autre pour vaincre son orgueil, plus implacable, plus fémininement
cruel? Pourquoi ces deux êtres étaient-ils tant différents de lui
qu'aucun sacrifice ne leur fût possible? Et tout à coup il eut
l'intuition de leurs âmes hermétiques, de leur idéal mesquin, de leur
moi cristallisé, féroce, et qui devait peser comme des dalles mortuaires
sur l'existence de leurs enfants. Non, il n'ouvrirait pas ces âmes-là à
la mansuétude. Étaient-ce des intelligences? Des instincts plutôt, des
instincts colères de dogues qui meurent sans lâcher leur proie. Des
instincts trempés dans l'odieuse lutte sociale, dans le heurt des petits
intérêts, des petites vanités; la spécialisation des facultés humaines,
sur un but étroit et misérable, une puissance stupide, un infâme idéal
de lucre que des sauvages plus nobles, au fond des savanes,
repousseraient avec mépris. Enfin fallait-il se soumettre? Non, mille
fois; les bons ne peuvent être faibles, il se l'était dit souvent. Mais
Madeleine? Oui, elle déciderait. Et si elle ne décidait pas? Un mot lui
monta qu'il ne put arrêter: mourir.

La fraîcheur d'un frêne le tenta. Une grosse fièvre lui mettait des
gouttes froides aux tempes. Il s'appuya un instant au tronc de l'arbre.
L'ombre du feuillage finissait en dentelle légèrement mouvante, et les
ellipsoïdes de la lumière avaient à leurs rebords un iris très pâle qui
préoccupait Jacques sans le distraire de son affliction. Là-bas, le
soleil d'automne pleuvait abondamment sur les chaumes mûrs, tassés en
moyettes, en meules, et le château, au loin, avait, dans un contour de
feu, une lumière blême endormie sur ses ardoises, parmi les reflets
éblouissants des vitrages.

Jacques soupira, continua sa route. Quelque chose s'allégeait en lui,
pourtant, à l'approche des Corneilles.

L'idée de voir Madeleine le faisait sourire puérilement. Il s'étonnait
de son malheur comme d'une chose contradictoire avec la présence de
l'aimée. Les sentiers devenaient plus familiers. Des haillons de ronce
pendaient au long des escarpements. Le millepertuis perforé sur le
bronze des feuilles graciles détachait le moulin à vent d'or de sa
corolle; des bouillons blancs, des lichnites montaient au bout de leur
hampe. Et de plus humbles, de plus intimes, le petit chêne, le lierre
terrestre, les achillées, les pâquerettes, les renoncules, tout
l'aimable petit monde des herbes ténues... Infiniment douces avaient été
les heures passées aux mêmes endroits, douces comme l'âme même de la
nature.

Il arrivait à un chemin plus large et il se détourna, perdit son temps à
rendre visite à la petite chapelle abandonnée qui dormait à une courte
distance. Une Vierge s'y tenait encore debout, quelques fleurs flétries,
une couronne sur la tête et les bras. Un jour de sépulcre passait au
travers des vitres poussiéreuses, baignait de tristesse intense les
dalles rompues, l'autel vétuste. Et c'était mélancolique comme une
pensée de vieillesse proche la mort, une histoire d'abandon, de culte
tombé, d'amour perdu. Il y resta quelque temps à désespérer de l'avenir,
à se rappeler toutes ses mauvaises heures, tous les hasards malchanceux
de sa vie, à croire qu'il n'aurait pas Madeleine, et que des
conjurations le voulaient. Puis il se remit en marche, et ses épaules
s'affaissaient, frissonnaient, tandis qu'une plainte s'exhalait de sa
bouche.

Arrêté un instant devant la grille, il finissait par sonner. Un
domestique campagnard traversa les allées, et parut saisi d'un soudain
effroi à la vue du jeune homme. Cependant, il s'approcha, craintif, mais
sans ouvrir le battant.

--Eh bien! Baptiste, fit Jacques, tu ne me reconnais pas?

--Si fait, monsieur, que je vous reconnais, mais sauf votre respect,
monsieur... Madame m'a dit qu'elle ne pouvait vous recevoir.

Le coup frappa Jacques au coeur, il chancela, pâle, mais calme.

Il répondit avec bienveillance au valet qui s'excusait et tourna le dos
à cette porte inhospitalière.

Tout ce qu'il y avait de noblesse dans son âme se révolta contre
l'affront imbécile. Quoi, lorsqu'il aurait été si aisé de lui dire...
Une haine, subtilement, se mêlait à son mépris, la haine légitime contre
les forces aveugles, et presque une satisfaction de n'avoir plus à
garder de ménagement, de pouvoir sans remords, si Madeleine y
consentait, opposer la violence à la violence.

Il atteignit les Avelines, s'y installa, et jusqu'au soir il eut comme
un renouveau d'espérance qui lui allégeait sa douleur. Mais quand, à la
nuit, il s'en fut rôder autour des Corneilles, son excitation tomba. Il
se rendit compte de l'effroyable passivité des obstacles qu'on lui
opposait, et que tout le mal était dans des forces morales perverses,
mais qui avaient pour elles l'apparence. Rien à faire; toute violence
élargirait le gouffre. Il dut se contenir, tourner comme une bête fauve,
haleter aux décevants espoirs d'une porte, d'une fenêtre qui s'ouvre ou
se ferme, d'un son de voix. Quand la nuit fut tout à fait venue, il
franchit la haie comme un voleur, s'approcha le plus possible de la
maison, de la chambre de Madeleine. Hélas, les croisées de cette chambre
ne s'illuminèrent point, et il comprit qu'on avait installé la jeune
fille ailleurs. Il resta là, à souffrir épouvantablement, son paradis
perdu sous les yeux. Désormais cette maison serait toujours ainsi close.
On allait probablement même lui enlever Madeleine, la conduire au loin.

L'aube vint, qu'il était à la même place encore. Il dut se retirer, de
crainte d'une surprise qui augmenterait la vigilance de Jeanne. Il
rentra aux Avelines, sans force, le coeur épandu, fluide dans la
douleur, le corps insensible. Des formes circulaient en lui et qu'il
regardait passer dans l'hébétude, des formes qui avaient la décevante
solidité des nues crépusculaires, qui s'effritaient, s'évanouissaient,
s'obscuraient, comme répondant à une dissolution de sa mémoire.




XXXVII


Des journées navrantes s'écoulèrent.

Quelquefois, las de rôder autour des _Corneilles_, Jacques partait,
allait sans décision, droit par la fauve nudité des champs, par la
forêt, à travers les villages. Des suavités l'arrêtaient, de brusques
beautés sous les nues basses, ou bien des coins d'intimité, un lambeau
de bourgade, un jardin, une hutte sabotière, l'opalescence d'une mare,
et partout c'était la monotone idée d'un bonheur qui vivait devant lui,
d'un endroit désirable de repos. Maigri, il ouvrait les yeux tristement,
se détournait, gagnait peur d'admirer, peur d'analyser le moindre
tableau de nature ou d'humanité. Souvent, la simple silhouette d'un
peuplier, l'attendrissante grâce d'une bestiole, brusquement lui
gonflait le coeur, mouillait ses cils de navrement.

Il s'asseyait sur une borne, au revers d'un ados, sur une racine
d'arbre, cachait sa tête, supprimait la lumière par l'interposition des
mains sur les paupières, et voulait se perdre en des synthèses sur les
choses. C'était une minute de calme bizarre, un endormissement
bourdonnant de la douleur, et le défilé des sentences stoïques coulait
dans son crâne, les mots graves--Résignation, Devoir, Patrie, Volonté,
Travail... Mais dans les ténèbres, peu à peu les idées se
matérialisaient et le flot sonore du sang courait par ses artères en
navrante palpitation. Alors, avec un geste de deuil, ses mains
retombaient, et l'automne était là, toutes ses nuances douces, ses
lueurs dialysées, et Jacques criait:

--Je ne peux pas... Je ne peux pas!...

D'autres fois, au secouement de la marche, l'instinct de lutte lui
revenait, surtout si les nues n'enserraient pas trop la terre, si
quelque brise roborative courait sur les plaines. Alors, il édifiait
largement l'avenir, recommençait sous d'autres formes la destinée. Rien
n'était fini, tous deux résolus et jeunes, et leur persévérance
vaincrait, rongerait la haine des parents. Il reparlerait à Mme
Vacreuse; il la ferait rougir de la férocité de cette vengeance
satisfaite sur des innocents... Il marchait plus vite; ses tempes
chauffaient, une lueur s'épanouissait dans ses prunelles:

--Vaincre!

Car c'était trop noir pour s'éterniser. Une éclaircie allait se faire
dans ces ténèbres. Et la vie large s'ouvrirait, un bel univers d'amour
et de splendeur, une ascension de travail, de devoir harmonieusement
accompli.

Dans ces futuritions heureuses, il cessait de marcher vite,
s'amollissait, tendrement rêveur devant la nature. Sous le voyage du
firmament schisteux, entrecoupé d'écumes, c'était la belle fête de
l'année couchante, le crépuscule des feuillages qui mouraient en nuances
infinies. Des peupliers ne balançaient plus qu'une houppe à la cime,
d'autres éclataient comme des dentelles d'or; les ormes, retroussant les
plis de leur robe où Octobre faisait des soutaches, dominaient de
tendres tilleuls qui avaient versé tout leur thé, les hêtres
s'élançaient altièrement, d'acier dans l'air automnal, sous des
couronnes de bronze couperosé; le peuple argentin des bouleaux laissait
pendre en deuil ses grappes de feuilles fines, déjà montrait, de ci de
là, l'extrême ténuité noire des ramilles; et les buissons violaçaient la
nudité des campagnes, la douce Veilleuse, sur son pédoncule chauve,
était une petite cloche discrète sur la moiteur des prairies; les
achillées agonisaient au long des talus.

Cependant, il n'arrivait toujours pas de lettre de Madeleine, et Jacques
rêvait à des solutions quasi-violentes, rôdait autour du château avec la
tentation d'en franchir les barrières.

Un soir, après de longues courses en forêt, il contemplait les dernières
palpitations crépusculaires. Devant l'Occident, un enfant était posé sur
un tertre pyramidal, et le petit être était noir extrêmement, découpé
comme une statuette d'encre de Chine. Des prés reculaient, fort pâles,
d'un jade doré, avec de mornes buissons haillonnés, et trois barres
cuivreuses nageaient sur l'eau de l'étang, l'eau de bitume faite
légèrement vineuse par la vapeur froide. La masse des arbres avait une
sombre puissance encore, dense, opaque, dominée de quelques frondaisons
grêles, à peines feuillues, effiloquées en charpies noires, en filaments
adorablement capillaires. Puis venait l'énorme magnificence céleste,
simple d'ailleurs, rien qu'une mer de rouge, opalescente, sous un fleuve
orange et un grand segment de turquoise, semé de quelque îlot de
limaille, et dont la clarté jaune montait, blanchissait, s'effaçait au
quart de la voûte, dans un bleu plombé, lentement fonçant au méridien.
Vénus frissonnait parmi des poudres grises, une cavité délicieuse
s'ouvrait entre les futaies. Et tout mourait. Dans le froid d'une nuit
pure, couleur et calorique s'éparpillaient sous le vaste dôme, un rêve
de cristal s'ouvrait, d'immobilité, de sérénité monotone sous le faible
étoilement de la nuit d'Octobre.

L'enfant descendit du tertre, avec un petit chant rustique, vague, qui
s'éloignait. Une cabane eut le luxe d'une petite lumière, et Jacques
sanglotait, écrasé, effroyablement seul.

--Pourquoi vivre... tout est vide... et si beau cependant!

Et il se figurait, par cette même nuit, assis doucement derrière une
vitre avec celle qui hantait sans intermittence son intimité. Oh! tout
serait si léger, la splendeur des choses si heureuse!

--Et ce n'est pas irréalisable, cependant!

Si, c'était irréalisable! De noires volontés étaient là, ennemies.
Madeleine même faiblissait peut-être, l'oubliait!

--Oh, non! non! cria-t-il dans une sombre angoisse. Et les bras étendus,
dans une humilité immense, il implorait une pitié, cherchait quelqu'un
dans la perspective noire, le quelqu'un qui n'a jamais répondu!

Il se mit à marcher, la tête nue. Comme un pôle irrésistible, le château
des _Corneilles_ l'attirait, et par les sentiers mous, à travers les
prés clapotants, il suivait une ligne presque droite. Des points de
rubis brillaient épars aux fermes, puis ce fut une file de lueurs
tamisées, un doux centre de lumières, et Jacques s'arrêta, éperdu. Que
faisait-elle? Souffrait-elle autant que lui, rêveuse près du foyer?...
Un piano s'éveilla, une vibration toute grêle et Jacques tendait
l'oreille, le front contre la grille du jardin, au plus près du château.
Et, dans le balbutiement de l'instrument, il reconnut une mélodie à lui,
une mélodie éclose là-bas, en Afrique, sous le resplendissement d'un
beau soir, et qu'il avait une seule fois exécutée devant Madeleine, une
après-midi qu'il pleuvait.

--Mon Dieu!... elle se souvient!

Son coeur éclata, d'immense amour, de la rage de se sentir si près
d'elle--et si loin! Il franchit la grille. En quelques bonds il se
trouva sur le perron de marbre, sonna fiévreusement.

Un domestique parut, et reconnaissant le jeune homme, poussa une petite
exclamation:

--Monsieur Laforge!

Mais il barra l'entrée. Alors, Jacques, farouche, d'un large geste
l'écarta, et passant à travers le corridor mi-obscur, éclairé d'une
petite lampe tremblante, il ouvrait une porte déjà. Cependant, le valet,
abasourdi quelques secondes, poussait un cri d'alarme. Un flot de
lumière jaillit, Vacreuse se montra. Ses yeux clignaient un peu, et il
ne reconnut pas tout d'abord le jeune homme. Enfin, il murmura:

--Comment... c'est vous!

Sa voix était tremblante, comme attendrie et il s'avançait
machinalement, tendait la main. Jacques saisit avidement cette main
entre les siennes:

--Oh! merci! dit-il.

Et pâlissant, s'appuyant au mur dans la débilitation de son trouble:

--Et Madeleine?

Vacreuse devint grave subitement, avec une grise figure, un peu effrayé,
et il balbutiait:

--Je vous en prie... partez!... Ma femme est malade... ce serait très
mal!

Devant l'immense navrement du regard de Jacques il s'arrêta, très ému.
Il aurait été heureux, lui, de plaire aux jeunes gens! mais il n'osait
pas, toujours courbé, sans aucune des autorités d'un époux.

--Oh! finit par dire Jacques, deux paroles... rien que l'entrevoir!...

Sa parole était basse, terrible d'humilité et de détresse. Vacreuse
hésitait, baissait la tête.

--Qu'y a-t-il donc? murmura une voix douce... Maman dort!

Une forme fine se profila dans le linteau lumineux.

--Madeleine! s'écria Jacques.

Indomptablement, ils se rejoignirent, égarés, éblouis. De vagues phrases
tremblaient sur leurs lèvres. Ils se regardaient, voyaient la trace de
l'âpre ciseau de douleur, leur amaigrissement, l'élargissement triste de
leurs prunelles. Dans le blêmissement de leurs faces montait un sourire
suave, victorieux... Et Jacques la soulevait, semblait vouloir
l'emporter, serrée, abandonnée contre sa poitrine.

--Voyons! voyons! disait Vacreuse.

Doucement, les yeux pleins de larmes, il mettait la main sur l'épaule de
Jacques, suppliait. Mais, de la chambre, un appel jaillit:

--Madeleine... où es-tu?

Alors, durant deux secondes, leur étreinte se resserra, et une promesse
opiniâtre, convulsive, jaillissait des lèvres de Madeleine:

--Je vaincrai! Je vaincrai! Je ne veux pas mourir ainsi!

Elle disparut, et Jacques eut l'illusion plusieurs minutes encore de sa
présence, voyait son fantôme, les moindres détails de son visage, les
ajourements de son corsage, ses dormeuses scintillantes. Il se redressa
enfin. Silencieusement, Vacreuse et lui se serrèrent la main, et il
sortit en tremblant, se retrouva sous l'étoilement aqueux de la nuit
d'octobre, et pendant des heures il y vagabonda, dans une
demi-conscience de rêve sinistre.




XXXVIII


Depuis la maladie de Jeanne, Madeleine menait une existence de réclusion
morose, étouffante. C'était, de la part de Mme Vacreuse, une inquiétude,
des soupçons déguisés sous une exagération de maternité qui
emprisonnèrent d'abord la jeune fille auprès du lit de la malade, et
qui, plus tard, la retinrent aux côtés de la convalescente,
perpétuellement. Une convalescence lente, d'ailleurs, avec des récidives
partielles du mal. Puis, sur tous les actes de Madeleine, une
surveillance de deux valets inféodés à Jeanne. Même, un jour que la
jeune fille tenta d'envoyer une nouvelle lettre à Jacques, par
l'intermédiaire de la nourrice, un des épieurs fila la messagère,
l'aborda près des Avelines et lui intima l'ordre, de par Mme Vacreuse,
d'avoir à le suivre immédiatement au château. Quoique la nourrice eût
affirmé résolument être seule coupable, être allée de sa propre autorité
chez Jacques, il n'en était pas moins devenu impossible de correspondre,
la jeune fille n'ayant que cette unique complice, à laquelle toute
sortie, provisoirement, était interdite.

Par surcroît de précautions, dès la rupture, on avait changé la chambre
de la vierge. Maintenant, elle était porte à porte avec sa mère, au côté
du château, où des tilleuls, des ados cachaient la campagne. Elle ne
voyait que le jardin, le travail défervescent de la saison,
l'alanguissement du grand labeur de Cybèle aux sèves figées.
Vertigineuse, lasse de voir flotter les fumerolles de la brume, ou
l'indigent soleil pointer entre les haillons firmamentaires, tout orange
dans un bain de vapeur, elle fermait la fenêtre. Elle restait assise,
sans courage. Tendues de pâleurs virginales, les murailles montraient
des volutes, un dessin d'âge d'or; des livres étageaient leurs reliures
jolies, des puérilités et des ouvrages traînaient, des laines, des
soies, des outils clairs, des orfèvreries. L'orteil levé, une napée
argentine à lèvre courte, à figure sylvestre, riait dans la pénombre, et
Madeleine allait la regarder souvent. Un pasteur de bronze ne l'attirait
pas moins, le front ombragé largement, l'oeil levé en Compteur
d'étoiles, et vaguement il avait une parenté avec Jacques, une parenté
dans les sourcils graves, un peu tombants, dans la coupe douce des
mâchoires.

Elle prenait un livre. Des mots grossissaient dans son imagination,
emplissaient l'espace, elle restait anesthésiée sur la page blanche, et
les amertumes de sa misère montaient:

--Ah! ah!

Elle reprenait la page, continuellement substituait son histoire aux
tribulations de la fable. Puis, tout croulait, ses artères semblaient
immobiles, et un canal de lumière, jailli entre les rideaux, jaune,
triste, plein de corpuscules, augmentait l'impression du vide
formidable.

Mais la vie remontait, une vibration aiguë dans la jeune chair et cette
expansion était une chose horriblement dure, la suppliciait d'un infini
besoin de paix et d'amour. Elle courait à la fenêtre, la rouvrait. Les
cimes tremblaient, des nervures claires liaient les peupliers, un
marronnier était un globe de feuilles jaunes, des yeux pétulants de
fleurettes vivaient encore, et Madeleine, pleine d'un ravissement
atroce, laissait entrer cela dans ses yeux, en flairait l'exquisité, ses
deux petits poings serrée sur l'allège. Mon Dieu! et qu'avait-elle fait
pour que la grâce des rameaux lui fut amère!




XXXIX


Elle avait gardé parmi quelques jouets d'enfance, un harmonica. La nuit
quand tout sommeillait, que s'en allait une grande mélopée par les
ramures, elle prenait l'instrument grêle. Entre des cumulus, l'esquif
lunaire flottait. Il y avait des crinières blanches, des suies légères,
de profondes constellations dans les abîmes, une écume d'océan.
Madeleine, doucement, si doucement que Jeanne, dans la chambre à côté ne
pouvait entendre, tentait, sur les lamelles de cristal de l'harmonica,
d'imiter, d'évoquer l'ombre des petites fées sonores qui pleuvaient du
violon de Jacques. Les voix frêles tintelaient, les fantômes des
mélodies d'antan frémissaient, ondulaient, suivaient le vent nocturne,
et Madeleine se les figurait planant au-dessus des champs, par les prés,
les emblaves, allant frapper amoureusement aux vitres de son bien-aimé.
Bientôt, aux envolements brisés de chanterelle, à des reconstructions
fragmentaires, des réminiscences fidèles des nocturnes d'été, son coeur
défaillait, bondé de trop suaves, trop navrants souvenirs, et elle
levait naïvement le front, joignait ses doigts mincis vers les vapeurs
vogueuses, les puits sidéraux, criait sa débilité à l'Entéléchie
décevante:

--Grâce! grâce... Oh, si tu écoutais, Dieu de la nuit!

Des astres se noyaient un à un. Une nue s'amarrait à une autre, des
tourbillons se déchiraient en écharpes, le fleuve monotone du vent
courait sans lassitude, colère sur les collines, impitoyable aux
frondaisons pleureuses. Quelquefois la nuit était morte, l'Immobilité
s'accouplait au silence; entre des albâtres et des neiges le bleu
arrivait mollement, et de larges débris de Pégase, d'Altaïr,
d'Andromède, de Cassiopée, du Cygne, étendaient leurs limpidités
immuables. Madeleine regarda l'Aigle, et tout bas, eroulant avec une
frange de la ceinture lactée. Le froid prenait sa douleur,
l'endolorissait: elle fermait la croisée. Le rideau, de son faible
voile, cachait l'Infini. Et dur était son sommeil, son sang brassé par
des forces misérables, sa jeunesse gâtée de pesants songes, déclinante,
perdant la douce, la puissante inconscience du vrai repos, de la chair
contente.




XL


Le moment arriva enfin où le docteur prescrivit à Mme Vacreuse de sortir
quelques minutes, le matin. Il faisait une température délicieuse, tout
une semaine d'automne paisible, caressant, à percées intermittentes de
soleil. Les forces de la malade revenaient, tellement qu'un jour elle
poussa avec Madeleine jusque près de la Fontaine du Géant, où les
amoureux, tant de fois, avaient rêvé d'avenir.

À présent, le réservoir décagone s'enveloppait d'adorable deuil. Les
demi-cirques en gradins laissaient fluer une eau si maigre, des
filaments si capillaires, qu'à peine était-ce un bruit de clepsydre dans
le grand silence, à peine de petits cercles ridés à l'orée de la pièce
d'eau. Une humidité terreuse limonait le Géant, tachait les mèches
noires de ses cheveux, ses pectoraux immenses, la saignée de son bras.
Les grêles statues, sous les stalactites, dans une robe verte d'algues,
de mousses, étaient par places lavées par une colonnette d'eau, et là
c'étaient des contours éclatants, des nudités neigeuses sous leur
vêtement de cryptogames.

Mais, autour du réservoir, les grands platanes étaient presque chauves,
se frôlaient de leurs tremblants rameaux, de leurs branches en cintre,
et le corps de quelques-uns, apparus entre les lambeaux de l'écorce,
étaient livides sous la monochrome porcelaine du firmament. L'eau était
toute noire, sans fond, et les platanes y profilaient leurs fantômes,
très loin, très profond, dans un abîme fantasmagorique où un ciel
renversé s'enfonçait suave, ombreux, d'un blanc pareil à celui d'une
sclérotique d'enfant. Des cimes de ces ombres de platanes, on voyait se
détacher, monter vers la surface de l'eau, monter de ce gouffre superbe
des feuilles. Les feuilles y venaient, très lentes d'abord, uniformément
accélérées, jusqu'à ce qu'à la surface, l'ombre de feuille joignît la
feuille réelle, et que doucement, toutes deux se missent à voguer avec
des milliers d'autres ruines légères, des esquifs dentelés finement, un
monde de nuances discrètes.

Dans ce coin muet de désuétude, Madeleine était ivre tristement, et,
fermant les yeux bientôt, le même tableau lui revenait, non plus mi-mort
comme à présent, mais dans sa vie pleine, sous la verdure aurée,
l'abondance riche de l'été. Oh! un jour, là, Jacques la tenait dans ses
bras--des filaments moirés flottaient--les feuilles buvaient la gaie
lumière--des moineaux roux criaient--les cyprins voguaient lentement, et
de grands rayons les atteignaient, les faisaient fuir--l'eau avait une
voix de charmeuse--un lézard frétillait sur une grande pierre plate--du
chèvrefeuille et de la ronce croissaient entre des pierrailles--il
passait des carabes d'acier--un petit insecte, tout vert, sans cesse
partait, revenait--des tipules en nuée, s'élevaient, s'abaissaient,
vibraient en million de coups d'ailes--sur des rais irisés, une
araignée, croisée de jonquille, dormassait, indifférente--un oiseau, à
petits cris fous disait la joie, le ravissement de l'abondance--et
Jacques se tenait là--ne disait rien--il était pâle!--Oh, mon Dieu!
pourquoi cette eau coule-t-elle encore, pourquoi tremblent les cimes des
platanes!...

De grandes larmes coulaient aux joues de Madeleine, tombaient dans l'eau
d'encre du bassin. Jeanne, assise encore au petit banc de pierre, voyait
cette scène, et, colère, indignée, portait ailleurs son regard.

C'était un de ses jours de coeur dur, de volonté raide. Madeleine lui
semblait bête, pleine de caprice, presque de vice, une mule entêtée à ne
vouloir s'arracher du coeur un fétu d'amourette, butée dans une stupide
tristesse. Et pâlir et maigrir, quand la demeure paternelle lui était si
douce, sa vie toute dorée! Il fallait être bien sotte, ingrate surtout.
Et elle prétendait aimer sa mère!

--Je la ploierai! murmurait Mme Vacreuse.

Dix-sept ans, elle n'avait que dix-sept ans! À cet âge on oublie,
n'est-ce pas? Bientôt, d'ailleurs, maintenant que Jeanne redevenait
forte, on pourrait rejoindre Paris. Des fêtes distraieraient la gamine.
Ce n'était pas une si grosse affaire d'étouffer une tendresse: est-ce
que Jeanne ne le savait pas? Mon Dieu, ça paraît énorme et c'est si peu.
Et les plus jeunes se consolent le plus vite. Un autre passerait, il n'y
avait pas que ce Jacques qui eût de beaux yeux et de belles paroles! Et
personne ne serait humilié, personne ne tendrait la joue à l'injure. Un
peu de patience seulement.

Jeanne s'apaisait, se découpait dans la lumière tranquille avec une
sérénité lapidaire, une beauté raide, presque ninivite, digne d'être
encadrée dans une inscription cunéiforme.

Brusquement elle se sentit saisie entre deux bras frissonnants, touchée
d'une figure humide et tendre, et une voix de prière et d'humilité
murmurait à son oreille:

--Mère! Ta pauvre fille te demande grâce!

Jeanne se leva. Elle avait le regard très loin, comme attentive à une
hêtraie qui s'apercevait entre les troncs des platanes, tout en haut des
emblaves. Sa bouche était tranquille, dédaigneuse et, comme Madeleine se
pressait plus fort contre elle, dans une grâce filiale, elle l'écarta,
elle dit:

--Je suis malade par ta faute, Madeleine, et je mourrai plutôt que de
consentir. Souhaite ma mort!

Ces paroles de férocité tombèrent formidablement sur la pauvre fille.
Elle s'appuya contre un arbre, les yeux grands ouverts, pleins de
protestation douce, et, avec un faible soupir, elle s'évanouit.
Peut-être Jeanne eut-elle regret. Rien ne le témoigna. Elle se pencha
sans hâte, tamponna les tempes de la jeune fille avec un peu de parfum.
Madeleine se ranima, et, sans un mot, suivit sa sombre mère. Mais le
sentiment pieux, de confiance, de filial respect trépassait en elle,
laissait l'impression d'une chose arrachée, de la mort d'un être intime.




XLI


D'abord retrempé par sa courte entrevue avec la vierge, se répétant
perpétuellement ses paroles, sa promesse si formelle, Jacques était vite
ressaisi par la souffrance, l'âpre doute, la vision d'une séparation
éternelle.

À peine s'il dormait. Derrière ses côtes maigries, il entendait,
indomptables, les oscillations du veilleur. Elles étaient rapides,
bourdonnantes, presque métalliques. Son cou, ses tempes battaient aussi.
Il avait grand froid aux pieds. Il lui devenait souvent impossible de
garder closes les prunelles. Il les levait, et les Formes des ténèbres
entraient en lui. Des choses ondulaient aux murailles, du blanc
renvoyait de la clarté, la fenêtre était une aube, une chaise semblait
un squelette accroupi. Après longtemps, un bruit de flots, incessant,
écartait, submergeait la pensée. Il s'endormait. Mais jamais ce n'était
l'immense apaisement, la bonne chimie réparatrice. Des choses dures
butaient dans son crâne, y avivaient le chaos de l'angoisse. Un à un se
levaient les songes, et tous farouches, horriblement fatigants. Oh, ces
nuits!

Souvent, sorti du cauchemar, l'étroitesse de la chambre l'étouffait
d'une impression d'ensevelissement. Il se levait, sortait, allait au
fond de l'enclos des Avelines. Une maisonnette y vieillissait, tout
humble, à deux chambres, et la campagne d'octobre, dans sa nudité, ses
grêles éteules, quelques pâtures, était visible lointainement. Sur le
toit fauve, aux vitres, au seuil, une opulence fraîche émanait de la
chaste luminosité lunaire, un petit cytise roulait ses ramilles dans la
cendre et l'argent, une cloche de verre luisait cristallinement. Des
fermes blanchâtres bosselaient la campagne, un chien lançait quelques
abois de mélancolie, des peupliers se posaient noirement au pied d'un
monticule, et le firmament pâle reposait sur les bords de l'horizon,
avec sa mince poussière sidérale, dans une beauté qui faisait trembler
la chair de l'homme.

--Je t'aime! Je t'aime! criait-il dans l'espace, tourné dans la
direction des _Corneilles_.

Il arrivait pourtant, par des nuits fraîches, que ses nerfs, son cerveau
vibraient presque sainement, qu'une pause de paix survenait et que le
sommeil lui dispensait quelque rêve exquis. Alors, sur des fonds de
couleur douce, une orée sylvestre, un pacage discrètement vert, dans une
lumière reposante, Madeleine apparaissait, confuse, grise, et seconde à
seconde s'affermissait, se matérialisait, avançait vers Jacques, le
frôlait. Il touchait la robe, les mains roses, posait la vierge sur son
coeur, et calme, elle parlait d'avenir, de large et immuable avenir. Il
écoutait, absorbait les joies de l'Espérance, la mélodie d'une voix de
chanterelle, et ses doutes s'évanouissaient dans une sensation toujours
croissante que le corps chéri était bien entre ses bras, bien abrité
contre sa poitrine. Pourtant il objectait encore, timidement, avec un
vide bizarre, une impression de néant entre les tempes. Elle se moquait,
même contait que toute l'histoire de leur séparation était fausse,
absolument fausse--_un Rêve_.--Lui, l'attirait toujours, la serrait
contre lui avec la pensée de ne plus rouvrir les bras, et ses prunelles
s'emparaient suavement des traits délicats, du contour des cheveux qui
se détachaient noirs, presque violets sur les fonds de couleur douce.
Elle continuait à le rassurer: aucun obstacle. Toutes les volontés unies
pour leur bonheur... Sa mère... _sa mère!_ Ce mot en Jacques frappait le
tocsin, des coupetées de bronze parcouraient son cerveau d'un rythme
atroce, bourdonnant. L'autre mot s'y mêlait, le mot qui l'avait rassuré
d'abord--_un Rêve_--et peu à peu, c'était la terreur insinuante, une
aridité, un étouffement, la prescience du Réel, le soulèvement de la
poitrine sous des paroles qui ne peuvent pas vibrer, meurent
misérablement dans la gorge, et enfin le dernier cri jaillissant,
l'éveil... Et tout autour du malheureux, les Ténèbres, la Solitude, la
Vérité!... Hélas! il enterrait sa face dans l'oreiller, et longtemps,
longtemps, il restait à contempler la cime noire de son Golgotha!




XLII


À travers cette sombre histoire de son être, de nouveau il vint une
espérance à Jacques. Ce fut le jour où, pour la première fois, il vit
Mme Vacreuse, convalescente, sortir des Corneilles.

C'était le matin. Un soleil de douceur émergeait entre des cumulus,
tendrement chauffait la terre. Jacques se tenait sur un tertre, près de
la grille du château, abrité derrière par un massif. Le trouble des
beaux matins d'automne passait dans sa chair. Des fleurs tardives se
tissaient de lumière. Un beau corbeau glorieusement se promenait sur les
gazons, dévorait les limaces innombrables. Un étalon enflammé
hennissait, levait son chanfrein frémissant. Au loin, des paysannes
arrachaient des navets et des carottes de la terre grasse. Un semeur
jetait largement le froment, suivi d'une nuée d'oisillons; un jardinier
tondait les charmilles du château; l'église était rajeunie, prenait un
bain d'or; deux chiens, fous, tournaient vertigineusement autour d'une
cabane; et sur une déclivité, Henri IV, radieux, élaguait des arbres,
chantait largement, sa riche nature toute retentissante de la vibration
solaire.

Mais sur la terrasse des Corneilles, des domestiques apportèrent une
chaise longue, sous l'ombre argentée du tilleul de Hongrie. Jacques,
pour mieux voir, s'avança derrière un buisson. Bientôt, bien pâle,
enveloppée de sombres étoffes, Jeanne parut, appuyée sur le bras de
Vacreuse. Elle s'abandonna lentement sur la chaise, avec un petit
sourire devant la fête rustique, la belle mer lumineuse dévalant les
collines.

Vacreuse rentra, Jeanne resta seule, et une espérance grandissante
troublait le coeur de Jacques: s'il pouvait arriver jusqu'à la malade,
l'implorer! Si douce était la nature, si remplie de vague miséricorde!
Et, irrésolu encore, il tournait le monticule. Une petite porte, ouverte
derrière les chênes, renforça ses tentations. Il s'y arrêta, les artères
tumultueuses, et soudain se décida, marcha furtivement sous les ramures,
atteignit le rebord de la terrasse. Jeanne lui tournait le dos; une
véritable épouvante saisit le jeune homme, il n'osa pas tenter le
destin, il s'en alla à pas étouffés. Mais il revint le lendemain, le
surlendemain, vit Madeleine assise auprès de sa mère, et, caché, il
étendait les bras, il soupirait misérablement. Puis, un peu plus tard,
il assistait aux courtes promenades de la mère et de la fille, il se
prenait à songer que la guérison approchait, que Madeleine avait promis
de le suivre, et il mettait toute la puissance de son être dans une foi
voulue au bonheur...

Et, effectivement, ses songes parurent vouloir se réaliser, la fortune
s'adoucit.

Une après-midi qu'il rentrait aux Avelines, un petit paysan l'aborda:

--C'est bien vous, monsieur Laforge?

Et sur l'affirmative de Jacques il tendait une lettre. Jacques regarda
la suscription, respira plus vite, et dit au petit de revenir dans
quelques minutes. Il restait à grelotter:

--Oui... d'elle!

Il déchira le pli, se mit à lire, et un délice, une ivresse pure
grandissait dans sa chair maigrie. La lettre était longue et très nette.
Elle disait le déclin du mal de Mme Vacreuse, la miséricorde maternelle
sourde, les irrésolutions de Madeleine balayées par l'injustice. Et
Jacques sentait dans la clarté concise du style l'éveil d'une volonté
forte à l'égal des contingences, l'opiniâtreté de la mère revenait dans
la fille, et, stupéfait, ébloui, lisait un plan d'évasion simple sinon
sans obstacles. Lui partirait le 7 novembre pour Douvres, préparerait
tout pour un mariage, Madeleine et la nourrice fuiraient le 10, dans la
soirée, monteraient dans la carriole d'un fermier des environs. Le
fermier, neveu de la nourrice, incapable de soupçonner sa tante de rien
d'irrégulier, les mènerait au passage d'un train pour Paris. De là,
elles s'embarqueraient pour Douvres, et, afin de dépister les
recherches, Madeleine disait avoir modifié, pour toutes deux, des
costumes hors d'usage.

Jacques, après la lecture, eut un moment d'incertitude, la frayeur que
le projet ne fût puéril, précipité, inexécutable. Mais son coeur
protestait contre le doute; il se sentait envahi de toute espèce de
certitudes très douces; il crut à la volonté, à la persévérance, à
l'adresse de Madeleine, et, appuyé contre un pommier, les prunelles
immobiles, heureuses, le cerveau dénué d'analyse, il prit son notier, il
écrivit le «oui» demandé par Madeleine.

Et tandis que le petit messager disparaissait au loin, vers les
Corneilles, il restait à poursuivre l'Oiseau bleu, à laisser revenir en
lui les jeunesses d'âme toutes ensemble.




XLIII


Quand Madeleine sut que sa lettre avait été remise à Jacques, une grande
tranquillité descendit sur elle. Pendant deux jours elle eut le
sentiment d'une force ajoutée à sa vie, d'un élargissement de sa
destinée. Puis, des scrupules vinrent à naître, légers d'abord,
fugitifs, insaisissables, mais qui grandissaient, la tourmentaient
pendant son sommeil, et la faisaient timide devant sa mère, et contre sa
coutume depuis la rupture, plutôt inquiète, effarée que chagrine. Jeanne
eut le soupçon de quelque chose, et toute sa vigilance, qui s'était
détendue dans la conviction que Madeleine commençait à se résigner à
l'aventure, toute sa vigilance lui revint. Mais, la jeune fille étant
exonérée de toute action jusqu'au soir décisif, sa conduite et celle de
la nourrice ne fournissaient aucun indice à l'observation de sa mère
qui, forcément, dut s'en tenir aux conjectures. Toutefois, à force
d'induire et d'expérimenter par de petites demandes soudaines, les
hypothèses de Jeanne finissaient par confiner à la réalité.

Outre ce trouble apporté par Madeleine, un autre souci tourmentait Mme
Vacreuse au fur et à mesure qu'approchait la date du retour à Paris, le
souci de sa vanité, le souci de ce que pourrait penser son monde des
fiançailles rompues, du départ de Semaise. Malgré tout, malgré les
mesures prises par l'ex-fiancé, il y aurait des sceptiques, de ces gens
qui veulent voir l'équivoque en toutes choses, et ces gens-là
chuchotteraient. Dans cet agacement vaniteux, Jeanne se mettait à
regretter confusément que le mariage avec Jacques ne fût plus possible:
ce mari jeune, beau, fils d'un riche et d'un puissant, nécessairement
aurait fait s'incliner le monde. Et tout en rêvant à quelque péripétie
qui lui vint en aide, quelque situation suraiguë, une démarche
désespérée de Jacques, elle capitulait en partie, elle songeait qu'elle
renoncerait volontiers à exiger une démarche personnelle de Pierre,
qu'elle se contenterait d'un mot écrit d'excuse. Les événements parurent
devoir la seconder.

Le 21, au matin, après avoir pris une tasse de chocolat, elle fut prise
d'une défaillance et dut se mettre au lit. Le docteur, immédiatement
requis, ne reconnut qu'une recrudescence très légère de son mal et qu'il
déclarait due soit à une reprise prématurée du travail, soit à des
préoccupations intimes. Après son départ Jeanne demanda Madeleine. Quand
la jeune fille fut introduite auprès d'elle, Mme Vacreuse se montra très
affectueuse, très triste aussi, et finit par dire:

--Je ne vivrai peut-être plus longtemps, mon enfant... Je me fais
patraque!

Madeleine, très émue, subitement bourrelée de remords, s'inclina sur le
lit et sanglota:

--Voyons!... Ne te désole pas, dit la mère... Viens ici... là!

Et tandis que Madeleine l'embrassait, elle poursuivait l'idée qui lui
avait fait désirer cette entrevue: profiter du trouble de la jeune fille
pour obtenir une confidence, et elle murmura:

--Vois-tu!... Si j'avais en ce moment-ci une grande douleur... je crois
que ça me tuerait!...

Madeleine frissonna, avec une exclamation vague, touchée au plus
profond.

--Qu'as-tu donc, Madeleine?... Allons, Madeleine, regarde-moi...
dis-moi!...

Et risquant brusquement l'aventure:

--Je sais tout!...

Madeleine se jeta de côté avec un frémissement de terreur, balbutiait:

--Non!... non!...

--Si! fit la mère.

Et saisissant la main de la jeune fille elle l'attirait, elle la
regardait en face avec l'impassibilité morose qui dans l'enfance
épouvantait Madeleine, elle chuchottait:

--Allons, avoue... tu voulais partir?... Tu voulais nous abandonner...
Réponds donc!... Tu aurais eu ce courage, Madeleine!

La jeune fille ne répondait pas, grelottante, ses lèvres rouges
distendues sur les dents fines, écartelée entre son amour infini pour
Jacques et l'imagination affreuse de sa mère tuée par l'abandon. Chez
Jeanne, c'était, au fond, une rage, une sensation d'humiliation à l'idée
de ce triomphe de Jacques, et en même temps une satisfaction
indéterminée et vaniteuse d'avoir violemment arraché le secret. Elle se
tut quelques minutes, la tête roulée en arrière sur le traversin, les
paupières mi-closes et jouant un accablement extrême, une tristesse
immense. Puis, d'une voix exténuée, intermittente:

--Ah! Jamais je n'aurais cru... nous quitter... partir au loin... sans
calculer notre désespoir... et toi!... toi que j'ai aimée par-dessus
toute chose?

À travers son remords et sa souffrance, Madeleine songeait pourtant que
«ce par-dessus toute chose» ne comprenait pas l'orgueil de sa mère, et
elle revoyait les phases de son immolation, son amour jeté en holocauste
au sombre Dieu! Mais Madame Vacreuse s'arrêtait, retenait un cri «pour
un étranger!» disait sourdement:

--Si tu voulais m'écouter... Si tu voulais suivre mes conseils... tout,
peut-être, pourrait s'arranger!

La jeune fille tourna la tête, surprise, incrédule, avec pourtant,
l'éveil de l'espérance de son âge.

--Oui, si tu voulais! reprenait Jeanne... Et pourquoi pas, dis?... Tu
pourrais bien, une fois, me croire plus sage que toi.

Alors, avec un regard de douceur et d'humilité, avec le geste de
supplier sa mère de ne pas la tromper, Madeleine murmura:

--Que veux-tu que je fasse?

--Écrire, dit Jeanne... ce que je te dicterai.

--Ce que tu me dicteras?

Un frisson de défiance glacée, de terreur insinuante parcourut
Madeleine, puis le désir d'une péripétie heureuse triompha d'elle, et
elle répondit.

--Dicte... Je verrai!

--Prends du papier... dans le tiroir, là... Écris:

«Maman se contenterait d'un mot d'excuse écrite de Monsieur Pierre
Laforge, sinon tout est impossible!» Et signe.

--Oh non! Oh non! Je t'en supplie... pas ça! s'écria Madeleine.

Et le visage enterré entre ses petites mains, elle se plaignait
lentement, d'une manière navrante et continue:

--Écoute! dit Jeanne... C'est enfant! Veux-tu que je dise ce qui
arrivera si tu obéis?... Il arrivera ceci: Jacques ira à Paris, il
pressera de nouveau son père... il le suppliera plus longuement que la
première fois... il lui répétera qu'un mot à écrire c'est moins ennuyeux
qu'une démarche personnelle... et il vaincra... tenez! j'en suis sûre!
Et s'il ne réussissait pas...

Elle s'interrompit, elle hésita, et Madeleine, oppressée, répétait:

--Et s'il ne réussissait pas?

--Eh bien! reprit Jeanne... s'il ne réussissait pas... peut-être... oui,
peut-être je pourrais... trouver tout de même un moyen!

--Oh! balbutia la jeune fille.

Elle parut réfléchir encore, mais déjà était vaincue, son jeune cerveau
dépolarisé par l'affirmation de la mère, par le vague délicieux des
dernières paroles. Elle reprit la plume, écrivit les trois lignes
dictées, signa. Puis, l'adresse faite, Mme Vacreuse sonnait, faisait
venir la nourrice, et Madeleine donnait elle-même l'ordre de porter le
pli, grelottante d'un effroi intime, du pressentiment inanalysé d'une
contingence ténébreuse.




XLIV


En Jacques, depuis huit jours, c'était une réaction de vivacité, la
robuste régénération de son sang, de ses nerfs, de toute sa personnalité
d'optimisme. Après tant d'heures noires, l'instinct, les nécessités
secrètes de l'électrolyse organique, lui défendaient la désespérance, et
il avait mis toute sa foi dans le projet de Madeleine. Il se préparait,
il écrivait à Paris, se plaisait à prévoir les nécessités d'une longue
absence.

C'est dans cette disposition de lutte, cette expansion de reverdis,
qu'il reçut la missive dictée par Madame Vacreuse. Il eut dès l'abord la
terreur de l'événement, une panique nerveuse qui le faisait scruter la
nourrice, poser trois ou quatre questions, et à mesure, son inquiétude
fut atroce, lui tenailla l'aorte. Puis brusque, il arracha le cachet,
lut:

--Ah!... fit-il.

Némésis revenait, le sombre écroulement des misères sur l'homme, et
Jacques douta de l'amour de Madeleine. Puis, avec un désir immense
d'ensevelissement, avec à l'âme l'amertume d'une trahison; il balbutia:

--Dites que j'irai... C'est tout!

Et la nourrice, peureuse devant sa face livide, s'en allait à pas
rapides, se figurait avoir vu un mort. Quand il fut seul, il resta
pendant des heures immobile, assis dans une encoignure de la chambre,
avec des tortures telles que, par instants, il n'avait plus son sens
intime, sa pensée s'anéantissait. Et sa fatigue devint si lourde, qu'il
s'abattit, qu'il s'endormit. Il s'éveilla vers le soir, dans une fatigue
énorme, se leva, sortit. Après une marche très longue, il s'arrêta, il
contempla les choses devant lui, vaguement.

C'étaient d'abord trois arbres inégaux. Le plus petit élevait un cône,
l'autre se détachait en haillons, traînait des fourrures chaudes à côté
de grêles nudités, et le troisième, tout fin, grandissait en flèche, par
chaque rameau escaladait indomptablement le firmament. Il partait un
chemin blanc, qui se perdait, s'évanouissait dans une étendue grise,
confusément montante vers la côte lointaine dessinée noirement dans une
vapeur de chaux. La Lune était enfumée; un Calvaire triste, déchiré,
montrait un baliveau pareil à une Croix. Et la lumière sur le chemin,
sur la côte, sur le Calvaire, surtout entre les arbres compagnons, était
tellement fine, tellement belle, qu'après le premier cri du ravissement,
Jacques se sentait de l'épouvante, l'épouvante du temps qui passe, de la
nébulosité où se heurte l'idée devant la sensation du Beau.

Vacillant, il recommençait sa marche, il s'en allait contempler les
épaisseurs des _Corneilles_, et longtemps il y attendit quelque chose,
un imprévu de féerie, l'arrivée de Madeleine entre les hauts troncs des
arbres. Mais tout se taisait, les escadrilles nuageuses continuaient à
siller sous la Lune, le silence dormait sur les emblaves, dans les
soieries, les mousselines du clair-obscur, et Jacques démarrait,
retournait aux Avelines faisait atteler la carriole pour se rendre à la
ville prochaine et prendre le premier train pour Paris.




XLV


Ce ne fut pas sans plaisir que Pierre Laforge apprit les concessions de
Jeanne. Résultat inespéré qui lui en fit entrevoir un autre. Encore un
brin de résistance et tout cédait, on ne parlerait plus d'excuse, on
serait trop heureux seulement qu'il consentît. Ses craintes pour son
fils avaient disparu. En vérité Jacques avait maigri, était cruellement
ravagé; mais, tout s'arrangeant, il redeviendrait prospère Même, afin de
presser les événements il crut bon de se montrer tout à fait
intraitable, se déclara déterminé à ne faire aucune espèce d'excuse.
Jacques partit là-dessus, sans force pour la révolte.

Dès son arrivée, le lendemain, il envoya un petit paysan au château,
avec un billet pour la nourrice. Le messager fut accueilli par une femme
de chambre préposée par Mme Vacreuse et qui parvint à se faire donner le
pli en assurant qu'on le remettrait à la nourrice. Le garçonnet, timide,
céda, sans oser rapporter la vérité à Jacques.

Toute la journée se passa en courses dans les bois, en rôderies autour
des Corneilles. Personne ne parut au jardin, ni Jeanne, ni Madeleine. Au
soir, nulle réponse n'était venue. Sa lettre pourtant était pressante,
sollicitait la mise à exécution du projet d'enlèvement comme le dernier
espoir qui restât. Tenaillé de cette phrase qui terminait le mot si
court de Madeleine «sinon tout est impossible», il se mettait à
désespérer, à songer qu'elle avait eu peur au dernier moment, qu'elle le
sacrifiait à sa mère.

Madeleine, cependant, se rongeait. Le laconisme de Jacques l'avait
effrayée. Vingt fois, dans un interrogatoire minutieux la nourrice avait
répété la phrase de l'amant, et que cela avait été dit avec amertume,
très doucement, mais si tristement! Le remords de la jeune fille était
immense. Elle se trouvait infiniment lâche d'avoir cédé à sa mère.
Enfin, elle sut le départ de Jacques, se tranquillisa un peu. Le
surlendemain, à l'heure du retour probable, l'inquiétude la reprit.
Lorsqu'elle voulut parler à sa nourrice, elle ne la trouva point, apprit
qu'on l'avait envoyée à cinq lieues de là, chez des parents. Alors la
pauvre fille s'affola, conçut les craintes les plus vives, finit par se
jeter aux genoux de sa mère, par la supplier de ne lui rien céler.
Jeanne la rassura, instruite de l'échec de Jacques, elle méditait un
nouvel atermoiement qui préparât la rupture. Elle pensait d'exiger une
année entière de séparation, avec des promesses plus ou moins formelles.
En un an elle arriverait à détacher sa fille, Jacques même se lasserait.
La loyauté des deux jeunes gens faciliterait l'entreprise. Mais, en
attendant il fallait parer aux péripéties possibles. Elle affecta donc
un grand malaise, exigea la présence continuelle de Madeleine. La
journée se passa, pleine d'angoisses. Au soir, Madeleine ne cachait plus
ses larmes, si bien que Vacreuse pleura presque, lui aussi, le coeur
contristé, avec des supplications muettes à sa femme. Celle-ci, l'âme
débordante de fiel, se répandit en gronderies, la veillée fut lugubre;
tous les liens de la famille semblaient rompus, on n'échangeait aucun
regard, de crainte d'y trouver du désespoir, de la tristesse ou de la
menace. On dressa un lit pour Madeleine dans la chambre de Jeanne. Ces
précautions épouvantèrent la jeune fille, lui donnèrent d'affreux
pressentiments. Toute la nuit, la mère put entendre les soupirs exhalés
de ce coeur qu'elle torturait. Une fois même, elle essaya d'une
consolation, mais Madeleine, révoltée, ne répondait plus. Elle souffrait
trop; sa mère lui paraissait féroce. De bonne heure, elle fut debout.
Jeanne dormait encore. La jeune fille put sortir sans être entendue.
Elle descendit au jardin.

C'était un jour doux; le grand vent de la nuit semblait apaisé par
l'aube, et les nues claires qu'il avait charriées jusque là continuaient
à marcher très lentement sur la pâleur grise de l'azur. Au levant, les
strates rouges des tempêtes achevaient de mourir, et c'était partout,
sur les labours, dans la lumière horizontale, une brume éblouissante
posée à ras du sol, comme une décoration d'Olympe où les dieux avaient
fêté la nuit et qu'on n'avait pas encore fait disparaître.

Dans les allées fraîches Madeleine promenait ses pas indécis, le trouble
de son âme. Une dernière pudeur l'empêchait d'aller aux Avelines, la
crainte aussi de gâter la situation en irritant sa mère. Le matin lui
rendait quelque espoir avec son éternelle splendeur d'enfance, toutes
ses teintes jeunes et molles, sa griserie optimiste.

Mais un bruit de charrette se rapprochait, et Madeleine, par une
échappée, put voir une carriole attelée d'un cheval gris et que
conduisait un jeune paysan. Les ailes d'un bonnet de femme battaient au
vent de la course.

--Mais c'est nourrice! fit la jeune fille.

Elle se précipitait; la carriole entrait aux Corneilles. Madeleine eut
beau courir, déjà la nourrice disparaissait dans une porte de service:

--Nourrice! nourrice!

La bonne femme se retourna, s'approcha et tandis que Madeleine
l'embrassait, elle lui glissait une lettre dans la main.

--Prenez vite, Mam'zelle, madame me demande.

Déjà Madeleine avait serré le billet, courait se cacher aux profondeurs
des massifs. Là, elle regardait la lettre, n'osait l'ouvrir.

--Mon Dieu! mon Dieu! Est-ce bon, au moins?

Elle déchira l'enveloppe, déplia le papier. Il n'y avait que ces mots:

«Puisque tout est inutile, adieu!»




XLVI


Là-bas, aux Avelines, où Madeleine s'était envolée, on n'avait rien pu
lui dire. Sinon le grand nombre de lettres que le jeune homme avait fait
porter à la poste, ils n'avaient, dans leur apathie paysanne, fait
aucune remarque particulière. Pour Madeleine, ce détail simple des
lettres eut l'affreuse clarté de la foudre. Elle se tordait les mains à
une pensée qui l'envahissait, qu'elle n'osait exprimer, qu'aucune
puissance au monde ne lui aurait fait exprimer.

Elle était revenue vers les Corneilles, toute plaintive et douce, avec
une imploration continuelle et ardente à la divinité. Mais, aux abords
du château, elle s'arrêtait, réfléchissait que sa mère l'empêcherait de
ressortir. Elle ne voulait plus être enfermée, elle voulait chercher
Jacques, le retrouver. Un aboi grondait dans le jardin, l'aboi de
Marcus, et elle se rémémorait des histoires où des chiens retrouvent
leur maître.

--Il faut que j'aie Marcus! pensait elle.

Elle s'approcha, appela l'animal à voix de plus en plus haute. Il
l'entendit, il vint ramper à ses pieds, la couvrir de caresses. Elle
l'amena aux Avelines. Là, comme la fermière était seule, Madeleine eut
l'audace de demander à voir la chambre de Jacques. La bonne femme,
d'ailleurs tenue au courant par les caquets, ne fut pas surprise de
cette requête, mais défiante et curieuse elle accompagna la jeune fille.

Elle avait, cette chambre, l'ordre instinctif de l'officier. La fenêtre
était ouverte et Madeleine _le_ vit penché dans l'embrasure à tous les
soirs navrés de la séparation. Elle reconnut la forme de son corps dans
la capote pendue à la muraille, la trace de sa main dans l'éparpillement
de quelques livres sur la table. Jamais plus forte émotion et plus
adorable ne fit frémir son coeur, que de se trouver dans cette chambre
où il avait vécu, respiré et souffert pour elle. Et tant fut indomptable
la secousse qu'elle s'abattit sur le lit, mit passionnément sa bouche de
vierge au creux de l'oreiller, là où naguère reposait la tête blonde de
l'amant, et longuement baisa cette place; y sanglota.

La fermière pleurait silencieusement, et Marcus, induit par la tristesse
ambiante, se prenait à hurler. Alors Madeleine se retourna et nulle
honte ne la prit devant l'étrangère, comme si elle eût été l'épouse qui
pouvait sans rougir aimer ainsi, toute préoccupation mondaine enfuie
devant l'intensité de la minute présente. Elle prit sur la table une
paire de gants, les présenta à Marcus. L'animal reconnut l'objet, le
manifesta par des bonds joyeux.

--Si Monsieur Laforge rentrait, dit Madeleine à la paysanne, dites-lui
de m'attendre, que je reviendrai tout à l'heure.

--Je n'y manquerai pas, mam'zelle.

Dehors, le chien, dans un inquiet furetage s'orientait. Madeleine lui
présenta de nouveau le gant. Il eut un gémissement très doux et reprit
sa quête.




XLVII


Le chien allait très capricieusement, et Madeleine s'étonnait de tous
les détours, mais se fiait à la bête sagace. Dans son coeur douloureux
d'amoureuse, elle avait un noir délice à suivre le même chemin vagabond
que Jacques avait dû parcourir, foulait avec je ne sais quel respect ce
sol. Une fois, sur un morceau de mousse elle vit la trace d'un soulier,
et elle poussa un cri, toute raide. À voir tout ce vagabondage elle
comprenait la souffrance de Jacques, et les détours de l'animal étaient
comme l'écriture où elle lisait le drame, le poignant hiéroglyphe de
douleur, d'âme égarée, perdue, illogique de désespoir. Mon Dieu! Entre
les grands hêtres, leur majesté, leurs belles colonnes de bleuâtre
barydum, montant haut, tout haut, solennellement, dans cette salle
hypostyle végétale, sous les dais de toison roussie, les meneaux percés
de livide luminosité, elle s'effrayait, ayant, plus fort, une idée
sinistre, une idée d'énorme cataclysme, comme si le monde, pour elle,
allait sombrer. Elle soupirait, quelque chose d'implacable sourdait de
l'harmonie des arbres, avec une inimitié plus lourde, ce semble, du
tordement des chênes, de leur attitude plus convulsive, moins froids.

Mais elle avait une belle vaillance, levait son petit front volontaire.
Pourtant la forêt était trop âpre, puissante, pesant sur sa menue
personnalité. Elle se sentait dans une vie inconnue, en dehors d'elle,
avec une impression païenne de dieux vagues, cachés aux grands hêtres,
épiant aux troncs des chênes son passage. Une blancheur quelquefois
semblait la marche d'une lumière, une silhouette d'encre, la rôderie
d'un homme. Parfois, une malveillance, une méchante épine prenant au
passage, la robe... Sous les chênes, ils étalaient leurs feuilles
roussissantes mais opiniâtres, qui devaient dans le blanc hiver avoir un
frissonnement de haillons de cuivre sous la bise. Ils étaient sur la
partie aride du sol... magnifiques, pertinaces, vivant leur dure vie
dans leur dur bois, arrêtant les végétations, sauf les cryptogames, des
mousses, des champignons qui montaient leurs domuscules sinistres sur le
pédoncule mou, tachetés, avec parfois une vague sanguinolence, des
aspects de chair. Et il en poussait là de monstrueux, une prolifique vie
inférieure; ils effaraient la jeune fille, la faisaient marcher
précautionneusement, pousser un petit cri, toute pâle, si son soulier
détachait un des chapeaux, le faisait rouler sur la mousse, montrant sa
concavité, ses lamelles rayonnantes.

Sa petite chaussure, trop délicate, entravait la marche, le vent
s'abattait souvent en brutal, faisait siffler la robe comme un voile.
Madeleine avait froid, sentait du formidable dans les solitaires
pénombres, aux courts horizons du sous-bois. Elle avait de l'enfance à
l'âme, retenait le chien près d'elle, pour la protéger, d'un air de
supplication levait les yeux. À travers la délicatesse automnale, les
beaux haillons encore feuillus, les trames noires, venait un variable
firmament. Il était pâle, avec des jaunes troubles, des nuances fauves,
et une gaze, une fumée, allait vélocement. Tout son jeu de couleur, ses
belles tonalités mates, ternes, des éparpillements, des nébuleuses, des
toiles d'araignées nuageuses, des étains dépolis, un vague abîme de
lueur dans le couchant, l'orient couleur de muraille, tout prenait
l'âme, doucement la noyait de chagrin et de tendresse. C'était une
saison d'amour, on le sentait, une saison de chauds, de froids
alternatifs, de variables vibrations dans les organismes, et le grand
cerf passionné, aux confuses, profondes solitudes de la futaie, las,
maigre, fier, gardait le harpail de grêles biches bramait, gravement
roux, équitable et beau sultan. Des bouvreuils épiaient, écoutaient
quelque bruit de travail, coups de hache, de scie, comme intéressés,
amis du barbare humain; un roitelet, frais venu du mois de septembre,
assis dans un petit sapin, disait une phrase fine au jour couchant; des
moineaux friquets tournoyaient revenus d'expédition, au-dessus d'une
clairière, près à s'ébattre aux petites niches des arbres.

Elle allait toujours. Le chien, vif à l'entrée en forêt avait sans doute
fini par comprendre la fragilité de sa compagne, il allait plus
lentement. L'heure crépusculaire peu à peu approchait, mais l'opacité
des vapeurs devait arrêter la grande fête des coloris, le jour décédant
dans un Océan de grisaille. Une lassitude farouche descendait, le vent
cessait de se ruer aux rameaux, le vert des mousses, le bronze des
feuilles, les grandes poutres forestières étaient dans de la lumière de
rêverie. Aux carrefours, Madeleine s'arrêtait une minute, sondait de son
regard noir, plein d'angoisse, d'amour infini.

Soudain, au bord d'un pli de la forêt, elle tressaillit. Sur le chemin
de cendre, au tournant, un homme venait, mince, torse, très haut, dans
des pantalons roussâtres, une casaque de misère. Il portait un peu de
bois sur son bras, des brindilles, et, arrêté en voyant l'étrangère, la
jolie étrangère en dentelles il regardait avec des yeux clairs, de
défiance et de sauvagerie, des yeux d'éternelle pauvreté, mais sans
haine ni colère, d'une sorte de fauve douceur sylvestre. Madeleine eut
le coeur ému, vit dans ce spectre, sous l'arcature grisonnante d'un
frêne, je ne sais quelle entéléchie du grand travail méconnu, de toute
une humanité désespérée, sans plainte mourant au fond des cabanes, et le
remords lui montait de son existence passée, si large, si abondamment
heureuse, insoucieuse des pauvres chairs bises qui maigrissent dans
l'âpre combat, sans récompense.

Madeleine avançait encore, la traînerie de la diffuse lumière était plus
douce, on sentait que le Crépuscule, maintenant, débutait, luttait
harmonieusement derrière les nuages, mais les choses restaient claires,
d'une clarté de mystère, immobiles. Le chien, brusquement, fit deux,
trois gémissants abois: Madeleine se sentait mal au coeur, et les fûts
géants s'élargissaient, des fougères roussies s'étalaient contre le sol,
une grande vasque de ciel gris s'étendait, libre de ramures.

Alors, le tremblant voile du souvenir se souleva au cerveau de
Madeleine, découvrit une suave, pénétrante scène du passé. L'Éden de
Juin était là, la mare ronde, aux roseaux flétris, la grotte encore
toute verte, et les deux hêtres debouts, moussus au nord, glabres au
sud, dans le bronze clair, tombant de la désuétude, et il semblait à
Madeleine entendre s'élever, s'abaisser, le son lent du cor, la plainte
harmonieuse comme la voix de l'arcane forestier.




XLVIII


Le chien, de nouveau, gémit, leva sa noire tête constellée de blanc,
deux yeux de noir bleuâtre, la gueule béante.

--Mais quoi donc, quoi donc? s'écria Madeleine toute pâle.

Et soudain, entre l'orée de droite de l'Éden, entre des fougères sèches,
elle vit une forme étendue, sombre, et vers laquelle marchait le chien
lentement. Alors elle eut un froid atroce, les lèvres bleues, le coeur
mort une seconde, puis battant impétueusement, funèbrement. Elle voulut
voir, s'avança.

--Oh! cria-t-elle.

Elle ne croyait pas encore, regardait avec des prunelles trébuchantes.
C'était lui, pourtant, étendu là, pâle de la grande pâleur, effroyable
et d'une beauté d'archange sur le fauve sol, sous le gris solennel du
firmament. Du sang coulait encore de sa poitrine, sa main droite
allongée se cachait sous une fougère.

--C'est toi... bien toi!

Elle tomba là, pesamment, sur ses genoux, mit ses lèvres douloureuses
sur les lèvres de marbre, et aucune plainte ne la secouait encore dans
l'énorme étonnement de l'aventure. Elle soulevait la tête de Jacques,
frissonnait au soyeux contact des superbes cheveux blonds, précipitait
ses baisers avec la folie d'espérance de son amour, l'espérance d'une
résurrection. Mais elle sentait toujours plus l'épouvantable froid des
joues, la féroce inertie de la bouche adorée, et le désespoir venait,
dominait sa terreur, se fondait avec la certitude. Les sanglots
montèrent, un âpre flux qui déchirait la poitrine de la vierge.

--C'est donc vrai! Vrai! cria-t-elle, rauque. Ah! bien-aimé, mon pauvre,
mon doux Jacques... mon doux Jacques! Et j'ai dit non, et je ne le
pensais pas, et tu as cru... en mourant... Mon Dieu, tu as cru cette
parole... et voilà le monde écroulé maintenant... rien que la nuit, la
nuit, toute noire. Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!

Elle relevait, avec un reproche immense, sa pâle figure vers le ciel,
tragique et toujours pleine de sa frêle grâce, et tout mourait dans sa
tête, disparaissait dans la cendre de sa vie. Son pauvre coeur
balbutiait entre ses côtes, s'affaiblissait, sa voix se lassait,
s'éteignait, et il ne venait plus que de larges larmes, intarissables,
entre les grands cils ombreux, sur les joues blanches. À voix toute
basse, elle se mit à parler au mort:

--Tantôt, sous les ramures, quand j'ai rencontré cet homme... l'espoir
m'est venu, abondant... et j'étais si sûre de te retrouver, si sûre! Je
me sentais puissante, capable de toute victoire. Nous serions retournés
ensemble aux Corneilles, devant maman, et j'aurais parlé, oh! j'aurais
dit tout mon coeur... tout mon coeur, dit l'impossibilité de vivre sans
toi... et que tu étais sans haine, sans colère, et que la querelle de
famille n'existait pas pour nous... et que tu l'aimais bien elle... Et
elle aurait compris, vois-tu, elle aurait cédé... bien sûr, et père
aurait parlé pour nous... Oh! et te voilà parti, te voilà parti, tout
froid, qui ne me réponds pas, qui es parti avec une âme qui me
soupçonnait... Oh, tu as même pensé peut-être que je vivrais sans
toi?...

Soulevée, elle regardait, furetait, et tout à coup écarta les fougères
qui couvraient la main droite de Jacques. Un canon nickelé scintillait,
le canon d'un revolver échappé aux doigts du mort. Avec un cri d'amère
victoire elle le prit, le regarda. Il était chargé largement: cinq
balles restaient aux courtes chambres de la roue:

--C'est ça qui t'a tué! dit-elle.

Ses larmes s'arrêtèrent, une gravité très douce parut sur sa figure, et
elle déposa l'arme soigneusement, dans la mousse. Puis, assise à côté du
cadavre, les lèvres naïvement entr'ouvertes, elle resta là rêveuse,
comme une adorable divinité forestière. C'étaient toutes sortes de
petites choses, un peuple de chromatiques souvenirs apparaissant entre
les portes de la mémoire, et bien des jours d'enfance oubliés, bien des
croquis d'infini charme, et l'aurore éblouissante de la nubilité, la
Genèse nouvelle, l'Univers peuplé de prodiges.

Les premiers bégaiements du sens intime, un milieu de sécurité, large et
moëlleux, en belle lumière, un sentiment vague de souveraineté dès
l'aube sur des gens gravitant autour d'elle, des profils de jouets,
l'accomplissement des petits désirs puérils, la ténacité, les
virtualités de joie, d'intense renouveau d'impressions du petit être,
tel rayon de soleil, telle féerie entrevue au théâtre, tel coin de nef
dans la pénombre bleuâtre, un arbre blanc de fleurs, la douceur d'une
amitié, de furtives curiosités satisfaites, telle parole, tel baiser de
la mère, le nuageux lit de l'enfant, puis de la vierge, la placidité
affectueuse du père, la bonne, aimante nourrice aux yeux bovins, des
tendresses de personnes, de bêtes, d'objets, le charme brusque d'une
petite science acquise, d'une sonate bien jouée, l'inculcation par la
mère d'une haine contre un inconnu, des heures de pénétrante
familiarité, le brusque éblouissement du monde, des fiançailles, de la
sérieuse, responsable vie débutant.

Elle frissonna soudain en levant le front. Las d'attendre le grand chien
s'était levé, et léchait lentement la poitrine de Jacques.

--À bas! fit Madeleine.

L'animal obéit, se coucha docilement sur la mousse, et le rêve revint au
fond du cerveau triste... Lentement, la pensée arrivait au soir de juin,
à la lune dichotome croulant au fond de l'occident, et la frêle voix
instrumentale s'élevait, l'essaim des petites fées sonores. Mon Dieu! un
élargissement se faisait dans l'univers, les formes étaient renouvelées,
la vie semblait devoir palpiter si douce et sans jamais tarir!

                   *       *       *       *       *

L'ombre se mêlait subtilement au crépuscule, une poussière, une vapeur
coulait sur les cimes des grands chênes, et lointaine, une petite cloche
tremblota:

--L'Angelus! murmura Madeleine avec douceur.

Elle souleva le revolver, le contempla attentivement, un frisson, une
grande palpitation de ses fibres la parcourut. Ses dents bruissaient,
elle continuait à écouter le tintement candide de la cloche, sérieuse et
la lèvre amère, prise de l'indomptable dégoût de la vie. L'Angelus
s'éteignit. Alors, elle se pencha lentement vers Jacques, embrassa
encore ces lèvres fermées par la pesanteur incommensurable, cette figure
de livide splendeur, et le dégoût de la terre, de sa noire destinée la
reprenait à mesure. Elle respira vivement l'atmosphère sylvestre, essaya
de voir un astre au zénith entre les hautes frondaisons. La grisaille
épaisse couvrait la voûte, mais une clarté transsudait de la lune
cachée.

--Mon doux Jacques!... La vie pouvait être adorable!

Elle avait levé l'arme. Elle l'appuya sur sa poitrine à gauche. Un petit
éclair jaillit, un bref crépitement, et elle tombait là, près de lui,
ensevelie dans l'Immuable.

Et dans les demi-ténèbres, la tête levée douloureusement, le grand chien
hurlait, emplissait d'une plainte téméraire les larges, les
sommeillantes futaies.

  J.-H. ROSNY





End of the Project Gutenberg EBook of Les Corneilles, by J.-H. Rosny

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES CORNEILLES ***

***** This file should be named 27303-8.txt or 27303-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        https://www.gutenberg.org/2/7/3/0/27303/

Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online
Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)


Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.