Le Rêve

By Émile Zola

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Title: Le rêve

Author: Émile Zola

Release Date: January 16, 2006 [EBook #17533]
[Last modified on March 16, 2007]

Language: French


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Émile Zola

LE RÊVE

(1888)




I


Pendant le rude hiver de 1860, l'Oise gela, de grandes neiges couvrirent
les plaines de la basse Picardie; et il en vint surtout une bourrasque
du nord-est, qui ensevelit presque Beaumont, le jour de la Noël. La
neige, s'étant mise à tomber dès le matin, redoubla vers le soir,
s'amassa durant toute la nuit. Dans la ville haute, rue des Orfèvres, au
bout de laquelle se trouve comme enclavée la façade nord du transept de
la cathédrale, elle s'engouffrait, poussée par le vent, et allait battre
la porte Sainte-Agnès, l'antique porte romane, presque déjà gothique,
très ornée de sculptures sous la nudité du pignon. Le lendemain, à
l'aube, il y en eut là près de trois pieds.

La rue dormait encore, emparessée par la fête de la veille.

Six heures sonnèrent. Dans les ténèbres, que bleuissait la chute lente
et entêtée des flocons, seule une forme indécise vivait, une fillette de
neuf ans, qui, réfugiée sous les voussures de la porte, avait passé la
nuit à grelotter, en s'abritant de son mieux. Elle était vêtue de
loques, la tête enveloppée d'un lambeau de foulard, les pieds nus dans
de gros souliers d'homme.

Sans doute elle n'avait échoué là qu'après avoir longtemps battu la
ville, car elle y était tombée de lassitude. Pour elle, c'était le bout
de la terre, plus personne ni plus rien, l'abandon dernier, la faim qui
ronge, le froid qui tue; et, dans sa faiblesse, étouffée par le poids
lourd de son coeur, elle cessait de lutter, il ne lui restait que le
recul physique, l'instinct de changer de place, de s'enfoncer dans ces
vieilles pierres, lorsqu'une rafale faisait tourbillonner la neige. Les
heures, les heures coulaient. Longtemps, entre le double vantail des
deux baies jumelles, elle s'était adossée au trumeau, dont le pilier
porte une statue de sainte Agnès, la martyre de treize ans, une petite
fille comme elle, avec la palme et un agneau à ses pieds. Et, dans le
tympan, au-dessus du linteau, toute la légende de la vierge enfant,
fiancée à Jésus, se déroule, en haut relief, d'une foi naïve: ses
cheveux qui s'allongèrent et la vêtirent, lorsque le gouverneur, dont
elle refusait le fils, l'envoya nue aux mauvais lieux; les flammes du
bûcher qui s'écartant de ses membres, brûlèrent les bourreaux, dès
qu'ils eurent allumé le bois; les miracles de ses ossements, Constance,
fille de l'empereur, guérie de la lèpre, et les miracles d'une de ses
figures peintes, le prêtre Paulin, tourmenté du besoin de prendre femme,
présentant sur le conseil du pape l'anneau orné d'une émeraude à
l'image, qui tendit le doigt, puis le rentra, gardant l'anneau qu'on y
voit encore, ce qui délivra Paulin. Au sommet du tympan, dans une
gloire, Agnès est enfin reçue au ciel, où son fiancé Jésus l'épouse,
toute petite et si jeune, en lui donnant le baiser des éternelles
délices. Mais, lorsque le vent enfilait la rue, la neige fouettait de
face, des paquets blancs menaçaient de barrer le seuil; et l'enfant,
alors, se garait sur les côtés, contre les vierges posées au-dessus du
stylobate de l'ébrasement. Ce sont les compagnes d'Agnès, les saintes
qui lui servent d'escorte: trois à sa droite, Dorothée, nourrie en
prison de pain miraculeux, Barbe, qui vécut dans une tour, Geneviève,
dont la virginité sauva Paris; et trois à sa gauche, Agathe, les
mamelles tordues et arrachées, Christine, torturée par son père, et qui
lui jeta de sa chair au visage, Cécile, qui fut aimée d'un ange.
Au-dessus d'elles, des vierges encore, trois rangs serrés de vierges
montent avec les arcs des claveaux, garnissent les trois voussures d'une
floraison de chairs triomphantes et chastes, en bas martyrisées, broyées
dans les tourments, en haut accueillies par un vol de chérubins, ravies
d'extase au milieu de la cour céleste.

Et rien ne la protégeait plus, depuis longtemps, lorsque huit heures
sonnèrent et que le jour grandit. La neige, si elle ne l'eût foulée, lui
serait allée aux épaules. L'antique porte, derrière elle, s'en trouvait
tapissée, comme tendue d'hermine, toute blanche ainsi qu'un reposoir, au
bas de la façade grise, si nue et si lisse, que pas un flocon ne s'y
accrochait. Les grandes saintes de l'ébrasement surtout en étaient
vêtues, de leurs pieds blancs à leurs cheveux blancs, éclatantes de
candeur. Plus haut, les scènes du tympan, les petites saintes des
voussures s'enlevaient en arêtes vives, dessinées d'un trait de clarté
sur le fond sombre; et cela jusqu'au ravissement final, au mariage
d'Agnès, que les archanges semblaient célébrer sous une pluie de roses
blanches. Debout sur son pilier, avec sa palme blanche, son agneau
blanc, la statue de la vierge enfant avait la pureté blanche, le corps
de neige immaculé, dans cette raideur immobile du froid, qui glaçait
autour d'elle le mystique élancement de la virginité victorieuse. Et, à
ses pieds, l'autre, l'enfant misérable, blanche de neige, elle aussi,
raidie et blanche à croire qu'elle devenait de pierre, ne se distinguait
plus des grandes vierges.

Cependant, le long des façades endormies, une persienne qui se rabattit
en claquant lui fit lever les yeux. C'était, à sa droite, au premier
étage de la maison qui touchait à la cathédrale. Une femme, très belle,
une brune forte, d'environ quarante ans, venait de se pencher là; et,
malgré la gelée terrible, elle laissa une minute son bras nu dehors,
ayant vu remuer l'enfant. Une surprise apitoyée attrista son calme
visage. Puis, dans un frisson, elle referma la fenêtre. Elle emportait
la vision rapide, sous le lambeau de foulard, d'une gamine blonde, avec
des yeux couleur de violette; la face allongée, le col surtout très
long, d'une élégance de lis, sur des épaules tombantes; mais bleuie
de froid, ses petites mains et ses petits pieds à moitié morts,
'ayant plus de vivant que la buée légère de son haleine de la
cathédrale, entre deux contreforts, comme une verrue qui aurait poussé
entre les deux doigts de pied d'un colosse. Et, accotée ainsi, elle
s'était admirablement conservée, avec son soubassement de pierre, son
étage à pans de bois, garnis de briques apparentes, son comble dont la
charpente avançait d'un mètre sur le pignon, sa tourelle d'escalier
saillante, à l'angle de gauche, et où la mince fenêtre gardait encore la
mise en plomb du temps. L'âge toutefois avait nécessité des
réparations. La couverture de tuiles devait dater de Louis XIV.

On reconnaissait aisément les travaux faits vers cette époque:

Une lucarne percée dans l'acrotère de la tourelle, des châssis à petits
bois remplaçant partout ceux des vitraux primitifs, les trois baies
accolées du premier étage réduites à deux, celle du milieu bouchée avec
des briques, ce qui donnait à la façade la symétrie des autres
constructions de la rue, plus récentes. Au rez-de-chaussée, les
modifications étaient tout aussi visibles, une porte de chêne moulurée à
la place de la vieille porte à ferrures, sous l'escalier, et la grande
arcature centrale dont on avait maçonné le bas, les côtés et la pointe,
de façon à n'avoir plus qu'une ouverture rectangulaire, une sorte de
large fenêtre, au lieu de la baie en ogive qui jadis débouchait sur le
pavé.

Sans pensées, l'enfant regardait toujours ce logis vénérable de maître
artisan, proprement tenu, et elle lisait, clouée à gauche de la porte,
une enseigne jaune, portant ces mots: Hubert chasublier, en vieilles
lettres noires, lorsque, de nouveau, le bruit d'un volet rabattu
l'occupa. Cette fois, c'était le volet de la fenêtre carrée
durez-de-chaussée: un homme à son tour se penchait, le visage tourmenté,
au nez en bec d'aigle, au front bossu, couronné de cheveux épais et
blancs déjà, malgré ses quarante-cinq ans à peine; et lui aussi s'oublia
une minute à l'examiner, avec un pli douloureux de sa grande bouche
tendre.

Ensuite, elle le vit qui demeurait debout, derrière les petites vitres
verdâtres. Il se tourna, il eut un geste, sa femme reparut, très belle.
Tous les deux, côte à côte, ne bougeaient plus, ne la quittaient plus du
regard, l'air profondément triste.

Il y avait quatre cents ans que la lignée des Hubert, brodeurs de père
en fils, habitait cette maison. Un maître chasublier l'avait fait
construire sous Louis XI, un autre, réparer sous Louis XIV; et l'Hubert,
actuel y brodait des chasubles, comme tous ceux de sa race. A vingt ans,
il avait aimé une jeune fille de seize ans, Hubertine, d'une t'elle
passion, que, sur le refus de la mère, veuve d'un magistrat, il l'avait
enlevée, puis épousée.

Elle était d'une beauté merveilleuse, ce fut tout leur roman, leur joie
et leur malheur. Lorsque, huit mois plus tard, enceinte, elle vint au
lit de mort de sa mère, celle-ci la déshérita et la maudit, si bien que
l'enfant, né le même soir, mourut. Et, depuis, au cimetière, dans son
cercueil, l'entêtée bourgeoise ne pardonnait toujours pas, car le ménage
n'avait plus eu d'enfant, malgré son ardent désir. Après vingt-quatre
années, ils pleuraient encore celui qu'ils avaient perdu, ils
désespéraient maintenant de jamais fléchir la morte. Troublée de leurs
regards, la petite s'était renfoncée derrière le pilier de sainte Agnès.
Elle s'inquiétait aussi du réveil de la rue: les boutiques s'ouvraient,
du monde commençait à sortir. Cette rue des Orfèvres, dont le bout vient
buter contre la façade latérale de l'église, serait une vraie impasse,
bouchée du côté de l'abside par la maison des Hubert, si la rue Soleil,
un étroit couloir, ne la dégageait, de l'autre côté, en filant le long
du collatéral, jusqu'à la grande façade, place du Cloître; et il passa
deux dévotes, qui eurent un coup d'oeil étonné sur cette petite
mendiante, qu'elles ne connaissaient pas, à Beaumont. La tombée lente et
obstinée de la neige continuait, le froid semblait augmenter avec le
jour blafard, on n'entendait qu'un lointain bruit de voix, dans la
sourde épaisseur du grand linceul blanc qui couvrait la ville.

Mais, sauvage, honteuse de son abandon comme d'une faute, l'enfant se
recula encore, lorsque, tout d'un coup, elle reconnut devant elle
Hubertine, qui n'ayant pas de bonne, était sortie chercher son pain.

--Petite, que fais-tu là? qui es-tu?

Et elle ne répondit point, elle se cachait le visage. Cependant elle ne
sentait plus ses membres, son être s'évanouissait, comme si son coeur,
devenu de glace, se fût arrêté. Quand la bonne dame eut tourné le dos,
avec un geste de pitié discrète, elle s'affaissa sur les genoux, à bout
de forces, glissa ainsi qu'une chiffe dans la neige, dont les flocons,
silencieusement, l'ensevelirent. Et la dame, qui revenait avec son pain
tout chaud, l'apercevant ainsi par terre, de nouveau s'approcha.

--Voyons, petite, tu ne peux rester sous cette porte.

Alors, Hubert, qui était sorti à son tour, debout au seuil de la
maison, la débarrassa du pain, en disant:

--Prends-la donc, apporte-la!...

Hubertine, sans ajouter rien, la prit dans ses bras solides.

Et l'enfant ne se reculait plus, emportée comme une chose, les dents
serrées, les yeux fermés, toute froide, d'une légèreté de petit oiseau
tombé de son nid.

On rentra, Hubert referma la porte, tandis qu'Hubertine, chargée de son
fardeau, traversait la pièce sur la rue, qui servait de salon et où
quelques pans de broderie étaient en montre, devant la grande fenêtre
carrée. Puis, elle passa dans la cuisine, l'ancienne salle commune,
conservée presque intacte, avec ses poutres apparentes, son dallage
raccommodé en vingt endroits, sa vaste cheminée au manteau de pierre.
Sur les planches, les ustensiles, pots, bouilloires, bassines, dataient
d'un ou deux siècles, de vieilles faïences, de vieux grés, de vieux
étains. Mais, occupant l'âtre de la cheminée, il y avait un fourneau
moderne, un large fourneau de fonte, dont les garnitures de cuivre
luisaient. Il était rouge, on entendait bouillir l'eau du coquemar. Une
casserole, pleine de café au lait, se tenait chaude, à l'un des bouts.

--Fichtre! il fait meilleur ici que dehors, dit Hubert, en posant le
pain sur une lourde table Louis XIII qui occupait le milieu de la pièce.
Mets cette pauvre mignonne près du fourneau, elle va se dégeler.

Déjà Hubertine asseyait l'enfant; et tous les deux la regardèrent
revenir à elle. La neige de ses vêtements fondait, tombait en gouttes
pesantes. Par les trous des gros souliers d'homme, on voyait ses petits
pieds meurtris, tandis que la mince robe dessinait la rigidité de ses
membres, ce pitoyable corps de misère et de douleur. Elle eut un long
frisson, ouvrit des yeux éperdus, avec le sursaut d'un animal qui se
réveille pris au piège. Son visage sembla se renfoncer sous la guenille
nouée à son menton. Ils la crurent infirme du bras droit, tellement elle
le serrait immobile, sur sa poitrine.

--Rassure-toi, nous ne voulons pas te faire du mal.... D'où viens-tu? qui
es-tu? À mesure qu'on lui parlait, elle s'effarait davantage, tournant
la tête, comme si quelqu'un était derrière elle, pour la battre. Elle
examina la cuisine d'un coup d'oeil furtif, les dalles, les poutres, les
ustensiles brillants; puis, son regard, par les deux fenêtres
irrégulières, laissées dans l'ancienne baie, alla au-dehors, fouilla le
jardin jusqu'aux arbres de l'évêché, dont les silhouettes blanches
dominaient le mur du fond, parut s'étonner de retrouver là, à gauche, le
long d'une allée, la cathédrale, avec les fenêtres romanes des chapelles
de son abside. Et elle eut de nouveau un grand frisson, sous la chaleur
du fourneau qui commençait à la pénétrer; et elle ramena son regard par
terre, ne bougeant plus.

--Est-ce que tu es de Beaumont?... Qui est ton père?

Devant son silence, Hubert s'imagina qu'elle avait peut-être la gorge
trop serrée pour répondre.

--Au lieu de la questionner, dit-il, nous ferions mieux de lui servir
une bonne tasse de café au lait bien chaud.

C'était si raisonnable, que, tout de suite, Hubertine donna sa propre
tasse. Pendant qu'elle lui coupait deux grosses tartines, l'enfant se
défiait, reculait toujours; mais le tourment de la faim fut le plus
fort, elle mangea et but goulûment. Pour ne pas la gêner, le ménage se
taisait, ému de voir sa petite main trembler, au point de manquer sa
bouche. Et elle ne se servait que de sa main gauche, son bras droit
demeurait obstinément collé à son corps. Quand elle eut finir elle
faillit casser la tasse, qu'elle rattrapa du coude, maladroite, avec un
geste d'estropiée.

--Tu es donc blessée au bras? lui demanda Hubertine. N'aie pas peur,
montre un peu, ma mignonne.

Mais, comme elle la touchait, l'enfant, violente, se leva, se débattit;
et, dans la lutte, elle écarta le bras. Un livret cartonné, qu'elle
cachait sur sa peau même, glissa par une déchirure de son corsage. Elle
voulut le reprendre, resta les deux poings tordus de colère, en voyant
que ces inconnus l'ouvraient et le lisaient.

C'était un livret d'élève, délivré par l'Administration des Enfants
assistés du département de la Seine. À la première page, au-dessous d'un
médaillon de saint Vincent de Paul, il y avait, imprimées, les formules:
nom de l'élève, et un simple trait à l'encre remplissait le blanc; puis,
aux prénoms, ceux d'Angélique. Marie; aux dates, née le 22 janvier! 85!,
admise le 23 du même mois, sous le numéro matricule! 634. Ainsi, père et
mère inconnus, aucun papier, pas même un extrait de naissance, rien que
ce livret d'une froideur administrative, avec sa couverture de toile
rose pâle. Personne au monde et un écrou, l'abandon numéroté et classé.
--Oh! une enfant trouvée! s'écria Hubertine.

Angélique, alors, parla, dans une crise folle d'emportement.

--Je vaux mieux que tous les autres, oui! je suis meilleure, meilleure,
meilleure.... Jamais je n'ai rien volé aux autres, et ils me volent
tout.... Rendez-moi ce que vous m'avez volé.

Un tel orgueil impuissant, une telle passion d'être la plus forte
soulevaient son corps de petite femme, que les Hubert en demeurèrent
saisis. Ils ne reconnaissaient plus la gamine blonde, aux yeux couleur
de violette, au long col d'une grâce de lis. Les yeux étaient devenus
noirs dans la face méchante, le cou sensuel s'était gonflé d'un flot de
sang. Maintenant qu'elle avait chaud, elle de dressait et sifflait,
ainsi qu'une couleuvre ramassée sur la neige.

--Tu es donc mauvaise? dit doucement le brodeur. C'est pour ton bien, si
nous voulons savoir qui tu es.

Et, par-dessus l'épaule de sa femme, il parcourait le livret, que
feuilletait celle-ci. À la page 2, se trouvait le nom de la nourrice.
«L'enfant Angélique, Marie, a été confiée le 25 janvier 1851 à la
nourrice Françoise, femme du sieur Hamelin, profession de cultivateur,
demeurant commune de Soulanges, arrondissement de Nevers; laquelle
nourrice a reçu, au moment du départ, le premier mois de nourriture,
plus un trousseau.» Suivait un certificat de baptême, signé par
l'aumônier de l'hospice des Enfants assistés; puis, des certificats de
médecins, au départ et à l'arrivée de l'enfant. Les paiements des mois,
tous les trimestres, emplissaient plus loin les colonnes de quatre
pages, où revenait chaque fois la signature illisible du percepteur.

--Comment, Nevers! demanda Hubertine, c'est près de Nevers que tu as été
élevée?

Angélique, rouge de ne pouvoir les empêcher de lire, était retombée dans
son silence farouche. Mais la colère lui desserra les lèvres, elle parla
de sa nourrice.

--Ah! bien sûr que maman Nini vous aurait battus. Elle me défendait,
elle, quoique tout de même elle m'allongeât des claques.

--Ah! bien sûr que je n'étais pas si malheureuse, là-bas, avec les
bêtes....

Sa voix s'étranglait, elle continuait, en phrases coupées, incohérentes,
à parler des prés où elle conduisait la Rousse, du grand chemin où l'on
jouait, des galettes qu'on faisait cuire, d'un gros chien qui l'avait
mordue.

Hubert l'interrompit, lisant tout haut:

--«En cas de maladie grave ou de mauvais traitements, le sous-inspecteur
est autorisé à changer les enfants de nourrice.» Au-dessous, il y avait
que l'enfant Angélique, Marie, avait été confiée, le 20 juin! 860, à
Thérèse, femme de Louis Franchomme, tous les deux fleuristes, demeurant
à Paris.

--Bon! je comprends, dit Hubertine. Tu as été malade, on t'a ramenée à
Paris.

Mais ce n'était pas encore ça, les Hubert ne surent toute l'histoire que
lorsqu'ils l'eurent tirée d'Angélique, morceau à morceau. Louis
Franchomme, qui était le cousin de maman Nini, avait dû retourner vivre
un mois dans son village, afin de se remettre d'une fièvre; et c'était
alors que sa femme Thérèse, se prenant d'une grande tendresse pour
l'enfant, avait obtenu de l'emmener à Paris, où elle s'engageait à lui
apprendre l'état de fleuriste. Trois mois plus tard, son mari mourait,
elle se trouvait obligée, très souffrante elle-même, de se retirer chez
son frère, le tanneur Rabier, établi à Beaumont. Elle y était morte dans
les premiers jours de décembre, en confiant à sa belle-soeur la petite,
qui, depuis ce temps, injuriée, battue, souffrait le martyre.

--Les Rabier, murmura Hubert, les Rabier, oui, oui! des tanneurs, au
bord du Ligneul, dans la ville basse. Le mari boit, la femme a une
mauvaise conduite.

--Ils me traitaient d'enfant de la borne, poursuivit Angélique,
révoltée, enragée de fierté souffrante. Ils disaient que le ruisseau
était assez bon pour une bâtarde. Quand elle m'avait rouée de coups, la
femme me mettait de la pâtée par terre, comme à son chat; et encore je
me couchais sans manger souvent....

Ah! je me serais tuée à la fin!...

Elle eut un geste de furieux désespoir.

--Le matin de la Noël, hier, ils ont bu, ils se sont jetés sur moi, en
menaçant de me faire sauter les yeux avec le pouce, histoire de rire. Et
puis, ça n'a pas marché, ils ont fini par se battre, à si grands coups
de poing, que je les ai crus morts, tombés tous les deux en travers de
la chambre.... Depuis longtemps, j'avais résolu de me sauver. Mais je
voulais mon livre. Maman Nini me le montrait des fois, en disant: «Tu
vois, c'est tout ce que tu possèdes, car, si tu n'avais pas ça, tu
n'aurais rien.» Et je savais où ils le cachaient, depuis la mort de
maman Thérèse, dans le tiroir du haut de la commode.... Alors, je les ai
enjambés, j'ai pris le livre, j'ai couru en le serrant sous mon bras,
contre ma peau. Il était trop grand, je m'imaginais que tout le monde le
voyait, qu'on allait me le voler. Oh! j'ai couru, j'ai couru! et, quand
la nuit a été noire, j'ai eu froid sous cette porte, Oh! j'ai eu froid,
à croire que je n'étais plus en vie. Mais ça ne fait rien, je ne l'ai
pas lâché, le voilà! Et, d'un brusque élan, comme les Hubert le
refermaient pour le lui rendre, elle le leur arracha. Puis, assise, elle
s'abandonna sur la table, le tenant entre ses bras et sanglotant, la
joue contre la couverture de toile rose. Une humilité affreuse abattait
son orgueil, tout son être semblait se fondre, dans l'amertume de ces
quelques pages aux coins usés, de cette pauvre chose, qui était son
trésor, l'unique lien qui la rattachât à la vie du monde. Elle ne
pouvait vider son coeur d'un si grand désespoir, ses larmes coulaient,
coulaient sans fin; et, sous cet écrasement, elle avait retrouvé sa
jolie figure de gamine blonde, à l'ovale un peu allongé, très pur, ses
yeux de violette que la tendresse pâlissait, l'élancement délicat de son
col qui la faisait ressembler à une petite vierge de vitrail.

Tout d'un coup elle saisit la main d'Hubertine, elle y colla ses lèvres
avides de caresses, elle la baisa passionnément.

Les Hubert en eurent l'âme retournée, bégayant, près de pleurer
eux-mêmes.

--Chère, chère enfant!

Elle n'était donc pas encore tout à fait mauvaise? Peut-être pourrait-on
la corriger de cette violence qui les avait effrayés.

--Oh! je vous en prie, ne me reconduisez pas chez les autres,
balbutia-t-elle, ne me reconduisez pas chez les autres! Le mari et la
femme s'étaient regardés. Justement, depuis l'automne, ils faisaient le
projet de prendre une apprentie à demeure, quelque fillette qui
égaierait la maison, si attristée de leurs regrets d'époux stériles. Et
ce fut décidé tout de suite.

--Veux-tu? demanda Hubert. Hubertine répondit sans hâte, de sa voix
calme:

--Je veux bien. Immédiatement, ils s'occupèrent des formalités. Le
brodeur alla conter l'aventure au juge de paix du canton nord de
Beaumont, M. Grandsire, un cousin de sa femme, le seul parent qu'elle
eût revu; et celui-ci se chargea de tout, écrivit à l'Assistance
publique, où Angélique fut aisément reconnue, grâce au numéro matricule,
obtint qu'elle resterait comme apprentie chez les Hubert, qui avaient un
grand renom d'honnêteté. Le sous-inspecteur de l'arrondissement, en
venant régulariser le livret, passa avec le nouveau patron le contrat,
par lequel ce dernier devait traiter l'enfant doucement, la tenir
propre, lui faire fréquenter l'école et la paroisse, avoir un lit pour
la coucher seule.

De son côté, l'Administration s'engageait à lui payer les indemnités et
délivrer les vêtures, conformément à la règle.

En dix jours, ce fut fait. Angélique couchait en haut, près du grenier,
dans la chambre du comble, sur le jardin: et elle avait déjà reçu ses
premières leçons de brodeuse. Le dimanche matin, avant de la conduire à
la messe, Hubertine ouvrit devant elle le vieux bahut de l'atelier, où
elle serrait l'or fin.

Elle tenait le livret, elle le mit au fond d'un tiroir, en disant:

--Regarde où je le place, pour que tu puisses le prendre, si tu en as
l'envie, et que tu te souviennes.

Ce matin-là, en entrant à l'église, Angélique se trouva de nouveau sous
la porte Sainte-Agnès. Un faux dégel s'était produit dans la semaine,
puis le froid avait recommencé, si rude, que la neige des sculptures, à
demi fondue, venait de se figer en une floraison de grappes et
d'aiguilles. C'était maintenant toute une glace, des robes
transparentes, aux dentelles de verre, qui habillaient les vierges.
Dorothée tenait un flambeau dont la coulure limpide lui tombait des
mains. Cécile portait une couronne d'argent d'où ruisselaient des perles
vives. Agathe, sur sa gorge mordue par les tenailles, était cuirassée
d'une armure de cristal. Et les scènes du tympan, les petites vierges
des voussures semblaient être ainsi, depuis des siècles, derrière les
vitres et les gemmes d'une châsse géante. Agnès, elle, laissait traîner
un manteau de cour, filé de lumière, brodé d'étoiles. Son agneau avait
une toison de diamants, sa palme était devenue couleur de ciel.

Toute la porte resplendissait, dans la pureté du grand froid.

Angélique se souvint de la nuit qu'elle avait passée là, sous la
protection des vierges. Elle leva la tête et leur sourit.




II


Beaumont est fait de deux villes complètement séparées et distinctes:
Beaumont-l'Église, sur la hauteur, avec sa vieille cathédrale du
douzième siècle, son évêché qui date seulement du dix-septième, ses
mille âmes à peine, serrées, étouffées au fond de ses rues étroites; et
Beaumont-la-Ville, en bas du coteau, sur le bord du Ligneul, un ancien
faubourg que la prospérité de ses fabriques de dentelles et de batistes
a enrichi, élargi, au point qu'il compte près de dix mille habitants,
des places spacieuses, une jolie sous-préfecture, de goût moderne.

Les deux cantons, le canton nord et le canton sud, n'ont guère ainsi,
entre eux, que des rapports administratifs. Bien qu'à une trentaine de
lieues de Paris, où l'on va en deux heures, Beaumont-l'Église semble
muré encore dans ses anciens remparts, dont il ne reste pourtant que
trois portes. Une population stationnaire, spéciale, y vit de
l'existence que les aïeux y ont menée de père en fils, depuis cinq cents
ans.

La cathédrale explique tout, a tout enfanté et conserve tout.

Elle est la mère, la reine, énorme au milieu du petit tas des maisons
basses, pareilles à une couvée abritée frileusement sous ses ailes de
pierre. On n'y habite que pour elle et par elle; les industries ne
travaillent, les boutiques ne vendent que pour la nourrir, la vêtir,
l'entretenir, elle et son clergé; et, si l'on rencontre quelques
bourgeois, c'est qu'ils y sont les derniers fidèles des foules
disparues. Elle bat au centre, chaque rue est une de ses veines, la
ville n'a d'autre souffle que le sien. De là, cette âme d'un autre âge,
cet engourdissement religieux dans le passé, cette cité cloîtrée qui
l'entoure, odorante d'un vieux parfum de paix et de foi.

Et, de toute la cité mystique, la maison des Hubert, où désormais
Angélique allait vivre, était la plus voisine de la cathédrale, celle
qui tenait à sa chair même. L'autorisation de bâtir là, entre deux
contreforts, avait dû être accordée par quelque curé de jadis, désireux
de s'attacher l'ancêtre de cette lignée de brodeurs, comme maître
chasublier, fournisseur de la sacristie. Du côté du midi, la masse
colossale de l'église barrait l'étroit jardin: d'abord le pourtour des
chapelles latérales dont les fenêtres donnaient sur les plates-bandes,
puis le corps élancé de la nef que les arcs-boutants épaulaient, puis le
vaste comble couvert de feuilles de plomb. Jamais le soleil ne pénétrait
au fond de ce jardin, les lierres et les buis seuls y poussaient
vigoureusement; et l'ombre éternelle y était pourtant très douce, tombée
de la croupe géante de l'abside, une ombre religieuse, sépulcrale et
pure, qui sentait bon. Dans le demi jour verdâtre, d'une calme
fraîcheur, les deux tours ne laissaient descendre que les sonneries de
leurs cloches. Mais la maison entière en gardait le frisson, scellée à
ces vieilles pierres, fondue en elles, vivant de leur sang. Elle
tressaillait aux moindres cérémonies; les grand-messes, le grondement
des orgues, la voix des chantres, jusqu'au soupir oppressé des fidèles,
bourdonnaient dans chacune de ses pièces, la berçaient d'un souffle
sacré, venu de l'invisible; et, à travers le mur attiédi, parfois même
semblaient fumer des vapeurs d'encens.

Angélique, pendant cinq années, grandit là, comme dans un cloître, loin
du monde. Elle ne sortait que le dimanche, pour aller entendre la messe
de sept heures, Hubertine ayant obtenu de ne pas l'envoyer à l'école, où
elle craignait les mauvaises fréquentations. Cette demeure antique et si
resserrée, au jardin d'une paix morte, fut son univers. Elle occupait,
sous le toit, une chambre passée à la chaux; elle descendait, le matin,
déjeuner à la cuisine; elle remontait à l'atelier du premier étage, pour
travailler; et c'étaient avec l'escalier de pierre tournant dans sa
tourelle, les seuls coins où elle vécût, justement les coins vénérables,
conservés d'âge en âge, car elle n'entrait jamais dans la chambre des
Hubert, et ne faisait guère que traverser le salon du bas, les deux
pièces rajeunies au goût de l'époque. Dans le salon, on avait plâtré les
solives; une corniche à palmettes, accompagnée d'une rosace centrale,
ornait le plafond; le papier à grandes fleurs jaunes datait du Premier
Empire, de même que la cheminée de marbre blanc et que le meuble
d'acajou, un guéridon, un canapé, quatre fauteuils, recouverts de
velours d'Utrecht. Les rares fois qu'elle y venait renouveler
l'étalage, quelques bandes de broderies pendues devant la fenêtre, si
elle jetait un coup d'oeil dehors, elle voyait la même échappée
immuable, la rue butant contre la porte Sainte Agnès: une dévote
poussait le vantail qui se refermait sans bruit, les boutiques de
l'orfèvre et du cirier, en face, alignant leurs saints ciboires et leurs
gros cierges, semblaient toujours vides.

Et la paix claustrale de tout Beaumont-l'Église, de la rue Magloire,
derrière l'Évêché, de la Grand-Rue où aboutit la rue des Orfèvres, de la
place du Cloître où se dressent les deux tours, se sentait dans l'air
assoupi, tombait lentement avec le jour pâle sur le pavé désert.

Hubertine s'était chargée de compléter l'instruction d'Angélique.
D'ailleurs, elle pratiquait cette opinion ancienne qu'une femme en sait
assez long, quand elle met l'orthographe et qu'elle connaît les quatre
règles. Mais elle eut à lutter contre le mauvais vouloir de l'enfant,
qui se dissipait à regarder par les fenêtres, quoique la récréation fût
médiocre, celles-ci ouvrant sur le jardin. Angélique ne se passionna
guère que pour la lecture; malgré les dictées, tirées d'un choix
classique, elle n'arriva jamais à orthographier correctement une page;
et elle avait pourtant une jolie écriture, élancée et ferme, une de ces
écritures irrégulières des grandes dames d'autrefois. Pour le reste, la
géographie, l'histoire, le calcul, son ignorance demeura complète. À
quoi bon la science? C'était bien inutile. Plus tard, au moment de la
première communion, elle apprit le mot à mot de son catéchisme, dans une
telle ardeur de foi, qu'elle émerveilla le monde par la sûreté de sa
mémoire.

La première année, malgré leur douceur, les Hubert avaient désespéré
souvent. Angélique, qui promettait d'être une brodeuse très adroite, les
déconcertait par des sautes brusques, d'inexplicables paresses, après
des journées d'application exemplaire. Elle devenait tout d'un coup
molle, sournoise, volant le sucre, les yeux battus dans son visage
rouge; et, si on la grondait, elle éclatait en mauvaises réponses.
Certains jours, quand ils voulaient la dompter, elle en arrivait à des
crises de folie orgueilleuse, raidie, tapant des pieds et des mains,
prête à déchirer et à mordre. Une peur, alors, les faisait reculer
devant ce petit monstre, ils s'épouvantaient du diable qui s'agitait en
elle. Qui était-elle donc? d'où venait-elle? Ces, enfants trouvés,
presque toujours, viennent du vice et du crime. À deux reprises, ils
avaient résolu de s'en débarrasser, de la rendre à l'Administration,
désolés, regrettant de l'avoir recueillie. Mais, chaque fois, ces
affreuses scènes, dont la maison restait frémissante, se terminaient pas
le même déluge de larmes, la même exaltation de repentir, qui jetait
l'enfant sur le carreau, dans une telle soif du châtiment, qu'il fallait
bien lui pardonner.

Peu à peu, Hubertine prit sur elle de l'autorité. Elle était faite pour
cette éducation, avec la bonhomie de son âme, un grand air fort et doux,
sa raison droite, d'un parfait équilibre.

Elle lui enseignait le renoncement et l'obéissance, qu'elle opposait à
la passion et à l'orgueil. Obéir, c'était vivre. Il fallait obéir à
Dieu, aux parents, aux supérieurs, toute une hiérarchie de respect, en
dehors de laquelle l'existence déréglée se gâtait.

Aussi, à chaque révolte, pour lui apprendre l'humilité, lui
imposait-elle, comme pénitence, quelque basse besogne, essuyer la
vaisselle, laver la cuisine; et elle demeurait là jusqu'au bout, la
tenant courbée sur les dalles, enragée d'abord, vaincue enfin.

La passion surtout l'inquiétait, chez cette enfant, l'élan et la
violence de ses caresses. Plusieurs fois, elle l'avait surprise à se
baiser les mains. Elle la vit s'enfiévrer pour des images, des petites
gravures de sainteté, des Jésus qu'elle collectionnait; puis, un soir,
elle la trouva en pleurs, évanouie, la tête tombée sur la table, la
bouche collée aux images. Ce fut encore une terrible scène, lorsqu'elle
les confisqua, des cris, des larmes, comme si on lui arrachait la peau.
Et, dès lors, elle la tint sévèrement, ne toléra plus ses abandons,
l'accablant de travail, faisant le silence et le froid autour d'elle,
dès qu'elle la sentait s'énerver, les yeux fous, les joues brûlantes.

D'ailleurs, Hubertine s'était découvert un aide dans le livret de
l'Assistance publique. Chaque trimestre, lorsque le percepteur le
signait, Angélique en demeurait assombrie jusqu'au soir. Un élancement
la poignait au coeur, si, par hasard, en prenant une bobine d'or dans le
bahut, elle l'apercevait. Et, un jour de méchanceté furieuse, comme rien
n'avait pu la vaincre et qu'elle bouleversait tout au fond du tiroir,
elle était restée brusquement anéantie, devant le petit livre. Des
sanglots l'étouffaient, elle s'était jetée aux pieds des Hubert, en
s'humiliant, en bégayant qu'ils avaient bien eu tort de la ramasser et
qu'elle ne méritait pas de manger leur pain.

Depuis ce jour, l'idée du livret, souvent, la retenait dans ses colères.

Ce fut ainsi qu'Angélique atteignit ses douze ans, l'âge de la première
communion. Le milieu si calme, cette petite maison endormie à l'ombre de
la cathédrale, embaumée d'encens, frissonnante de cantiques, favorisait
l'amélioration lente de ce rejet sauvage, arraché on ne savait d'où,
replanté dans le sol mystique de l'étroit jardin; et il y avait aussi la
vie régulière qu'on menait là, le travail quotidien, l'ignorance où l'on
y était du monde, sans que même un écho du quartier somnolent y
pénétrât. Mais surtout la douceur venait du grand amour des Hubert, qui
semblait comme élargi par un incurable remords.

Lui, passait les jours à tâcher d'effacer de sa mémoire, à elle,
l'injure qu'il lui avait faite, en l'épousant malgré sa mère. Il avait
bien senti, à la mort de leur enfant, qu'elle l'accusait de cette
punition, et il s'efforçait d'être pardonné. Depuis longtemps, c'était
fait, elle l'adorait. Il en doutait parfois, ce doute désolait sa vie.
Pour être certain que la morte, la mère obstinée, s'était laissé fléchir
sous la terre, il aurait voulu un enfant encore. Leur désir unique était
cet enfant du pardon, il vivait aux pieds de sa femme, dans un culte,
une de ces passions conjugales, ardentes et chastes comme de
continuelles fiançailles.

Si, devant l'apprentie, il ne la baisait pas même sur les cheveux, il
n'entrait dans leur chambre, après vingt années de ménage, que troublé
d'une émotion de jeune mari, au soir des noces.

Elle était discrète, cette chambre, avec sa peinture blanche et grise,
son papier à bouquets bleus, son meuble de noyer, recouvert de cretonne.
Jamais il n'en sortait un bruit, mais elle sentait bon la tendresse,
elle attiédissait la maison entière. Et c'était pour Angélique un bain
d'affection, où elle grandissait très passionnée et très pure.

Un livre acheva l'oeuvre. Comme elle furetait un matin, fouillant sur
une planche de l'atelier, couverte de poussière, elle découvrit, parmi
des outils de brodeur hors d'usage, un exemplaire très ancien de La
Légende dorée, de Jacques de Voragine. Cette traduction française, datée
de 1549, avait dû être achetée jadis par quelque maître chasublier, pour
les images, pleines de renseignements utiles sur les saints.

Longtemps elle-même ne s'intéressa guère qu'à ces images, ces vieux bois
d'une foi naïve, qui la ravissaient. Dès qu'on lui permettait de jouer,
elle prenait l'in-quarto, relié en veau jaune, elle le feuilletait
lentement: d'abord, le faux titre, rouge et noir, avec l'adresse du
libraire, «à Paris, en la rue Neuve Nostre Dame, à l'enseigne Saint Jean
Baptiste»; puis, le titre, flanqué des médaillons des quatre
évangélistes, encadré en bas par l'adoration des trois Mages, en haut
par le triomphe de Jésus-Christ foulant des ossements. Et ensuite les
images se succédaient, lettres ornées, grandes et moyennes gravures dans
le texte, au courant des pages: l'Annonciation, un Ange immense inondant
de rayons une Marie toute frêle; le Massacre des Innocents, le cruel
Hérode au milieu d'un entassement de petits cadavres; la Crèche, Jésus
entre la Vierge et saint Joseph, qui tient un cierge; saint Jean
l'Aumônier donnant aux pauvres; saint Mathias brisant une idole; saint
Nicolas, en évêque, ayant à sa droite des enfants dans un baquet; et
toutes les saintes, Agnès, le col troué d'un glaive, Christine, les
mamelles arrachées avec des tenailles, Geneviève, suivie de ses agneaux,
Julienne flagellée, Anastasie brûlée, Marie l'Égyptienne faisant
pénitence au désert, Madeleine portant le vase de parfum. D'autres,
d'autres encore défilaient, une terreur et une pitié grandissaient à
chacune d'elles, c'était comme une de ces histoires terribles et douces,
qui serrent le coeur et mouillent les yeux de larmes. Mais Angélique,
peu à peu, fut curieuse de savoir au juste ce que représentaient les
gravures. Les deux colonnes serrées du texte, dont l'impression était
restée très noire sur le papier jauni, l'effrayaient, par l'aspect
barbare des caractères gothiques. Pourtant, elle s'y accoutuma,
déchiffra ces caractères, comprit les abréviations et les contractions,
sut deviner les tournures et les mots vieillis; et elle finit par lire
couramment, enchantée comme si elle pénétrait un mystère, triomphante à
chaque nouvelle difficulté vaincue. Sous ces laborieuses ténèbres, tout
un monde rayonnant se révélait. Elle entrait dans une splendeur céleste.
Ses quelques livres classiques, si secs et si froids, n'existaient plus.
Seule, la Légende la passionnait, la tenait penchée, le front entre les
mains, prise toute, au point de ne plus vivre de la vie quotidienne,
sans conscience du temps, regardant monter, du fond de l'inconnu, le
grand épanouissement du rêve.

Dieu est débonnaire, et ce sont d'abord les saints et les saintes. Ils
naissent prédestinés, des voix les annoncent, leurs mères ont des songes
éclatants. Tous sont beaux, forts, victorieux. De grandes lueurs les
environnent, leur visage resplendit. Dominique a une étoile au front.
Ils lisent dans l'intelligence des hommes, répètent à voix haute ce
qu'on pense. Ils ont le don de prophétie, et leurs prédictions toujours
se réalisent. Leur nombre est infini, il y a des évêques et des moines,
des vierges et des prostituées, des mendiants et des seigneurs de race
royale, des ermites nus mangeant des racines, des vieillards avec des
biches dans des cavernes. Leur histoire à tous est la même, ils
grandissent pour le Christ, croient en lui, refusent de sacrifier aux
faux dieux, sont torturés et meurent pleins de gloire. Les persécutions
lassent les empereurs. André, mis en croix, prêche pendant deux jours à
vingt mille personnes. Des conversions en masse se produisent, quarante
mille hommes sont baptisés d'un coup. Quand les foules ne se
convertissent pas devant les miracles, elles s'enfuient épouvantées. On
accuse les saints de magie, on leur pose des énigmes qu'ils
débrouillent, on les met aux prises avec les docteurs qui restent muets.
Dès qu'on les amène dans les temples pour sacrifier, les idoles sont
renversées d'un souffle et se brisent. Une vierge noue sa ceinture au
cou de Vénus, qui tombe en poudre. La terre tremblé, le temple de Diane
s'effondre, frappé du tonnerre; et les peuples se révoltent, des guerres
civiles éclatent. Alors, souvent, les bourreaux demandent le baptême,
les rois s'agenouillent aux pieds des saints en haillons, qui ont
épousé la pauvreté. Sabine s'enfuit de la maison paternelle. Paule
abandonne ses cinq enfants et se prive de bains. Des mortifications, des
jeûnes les purifient. Ni froment, ni huile. Germain répand de la cendre
sur ses aliments. Bernard ne distingue plus les mets, ne reconnaît que
le goût de l'eau pure. Agathon garde trois ans une pierre dans sa
bouche. Augustin se désespère d'avoir péché, en prenant de la
distraction à regarder un chien courir. La prospérité, la santé sont en
mépris, la joie commence aux privations qui tuent le corps. Et c'est
ainsi que, triomphants, ils vivent dans des jardins où les fleurs sont
des astres, où les feuilles des arbres chantent. Ils exterminent des
dragons, ils soulèvent des tempêtes et les apaisent, ils sont ravis en
extase à deux coudées du sol. Des dames veuves pourvoient à leurs
besoins pendant leur vie, reçoivent en rêve l'avis d'aller les
ensevelir, quand ils sont morts. Des histoires extraordinaires leur
arrivent, des aventures merveilleuses, aussi belles que des romans. Et,
après des centaines d'années, lorsqu'on ouvre leurs tombeaux, il s'en
échappe des odeurs suaves.

Puis, en face des saints, voici les diables, les diables innombrables.
«Ils volent souvent aux environs de nous comme mouches et remplissent
l'air sans nombre. L'air est aussi plein de diables et de mauvais
esprits: comme les rayons du soleil sont pleins d'atomes, c'est poudre
menue.» Et la bataille s'engage, éternelle. Toujours les saints sont
victorieux, et toujours ils doivent recommencer la victoire. Plus on
chasse de diables, plus il en revient. On en compte six mille six cent
soixante-six dans le corps d'une seule femme, que Fortunat délivre. Ils
s'agitent, ils parlent et crient par la voix des possédés, dont ils
secouent les flancs d'une tempête. Ils entrent en eux par le nez, par
les oreilles, par la bouche, et ils en sortent avec des rugissements,
après des jours d'effroyables luttes. À chaque détour des routes, un
possédé se vautre, un saint qui passe livre bataille.

Basile, pour sauver un jeune homme, se bat corps à corps.

Pendant toute une nuit, Macaire, couché parmi les tombeaux, est assailli
et se défend. Les anges eux-mêmes, au chevet des morts, en sont réduits,
pour avoir les âmes, à rouer les démons de coups. D'autres fois, ce ne
sont que des assauts d'intelligence et d'esprit. On plaisante, on joue
au plus fin, l'apôtre Pierre et Simon le Magicien luttent de miracles.
Satan, qui rôde, revêt toutes les formes, se déguise en femme, va
jusqu'à prendre la ressemblance des saints. Mais, dès qu'il est vaincu,
il apparaît dans sa laideur: «Un chat noir, plus grand qu'un chien, les
yeux gros et flamboyants, la langue longue jusques au nombril large et
sanglante, la queue torse et levée en haut en démontrant son derrière,
duquel il assoit l'horrible punaise.» Il est l'unique préoccupation, la
grande haine. On en a peur et on le raille. On n'est pas même honnête
avec lui. Au fond, malgré l'appareil féroce de ses chaudières, il reste
l'éternelle dupe. Tous les pactes qu'il passe lui sont arrachés par la
violence ou la ruse. Des femmes débiles le terrassent, Marguerite lui
écrase la tête de son pied, Julienne lui crève les flancs à coups de
chaîne. Une sérénité s'en dégage, un dédain du mal puisqu'il est
impuissant, une certitude du bien puisque la vertu est souveraine. Il
suffit de se signer, le diable ne peut rien, hurle et disparaît. Quand
une vierge fait le signe de la croix, tout l'enfer croule. Alors, dans
ce combat des saints et des saintes contre Satan, se déroulent les
effroyables supplices des persécutions.

Les bourreaux exposent aux mouches les martyrs enduits de miel; les font
marcher pieds nus sur du verre cassé et sur des charbons ardents; les
descendent dans des fosses avec des reptiles; les flagellent à coups de
fouets munis de boules de plomb; les clouent vivants dans des cercueils,
qu'ils jettent à la mer; les pendent par les cheveux, puis les allument;
arrosent leurs plaies de chaux vive, de poix bouillante, de plomb
fondues assoient sur des sièges de bronze chauffés à blanc; leur
enfoncent autour du crâne des casques rougis; leur brûlent les flancs
avec des torches, rompent les cuisses sur des enclumes, arrachent les
yeux, coupent la langue, cassent les doigts l'un après l'autre. Et la
souffrance ne compte pas, les saints restent pleins de mépris, ont une
hâte, une allégresse à souffrir davantage. Un continuel miracle
d'ailleurs les protège, ils fatiguent les bourreaux. Jean boit du poison
et n'en est pas incommodé. Sébastien sourit, hérissé de flèches.
D'autres fois, les flèches restent suspendues en l'air, à droite et à
gauche du martyr; ou, lancées par l'archer, elles reviennent sur elles
mêmes et lui crèvent les yeux. Ils boivent le plomb fondu comme de l'eau
glacée. Des lions se prosternent et lèchent leurs mains, ainsi que des
agneaux. Le gril de saint Laurent lui est d'une fraîcheur agréable. Il
crie: «Malheur, tu as pris une partie, retourne l'autre et puis mange,
car elle est assez Rôtie.» Cécile, mise en un bain tout bouillant, «est
toute ainsi comme en un froid lieu et ne sentit qu'un peu de sueur».

Christine déconcerte les supplices: son père la fait battre par douze
hommes qui succombent de fatigue; un autre bourreau lui succède,
l'attache sur une roue, allume du feu dessous, et la flamme s'étend,
dévore quinze cents personnes; il la jette à la mer, une pierre au col,
mais les anges la soutiennent, Jésus vient la baptiser en personne, puis
la confie à saint Michel pour qu'il la ramène à terre; un autre bourreau
enfin l'enferme avec des vipères qui s'enroulent d'une caresse à sa
gorge, la laisse cinq jours dans un four, où elle chante, sans éprouver
aucun mal. Vincent, qui en subit plus encore, ne parvient pas à
souffrir: on lui rompt les membres; on lui déchire les côtes avec des
peignes de fer jusqu'à ce que les entrailles sortent; on le larde
d'aiguilles; on le jette sur un brasier que ses plaies inondent de sang;
on le remet en prison, les pieds cloués contre un poteau; et, dépecé,
rôti, le ventre ouvert, il vit toujours; et ses tortures sont changées
en suavité de fleurs, une grande lumière emplit le cachot; des anges
chantent avec lui, sur une couche de roses. Le doux son du chant et la
suave odeur des fleurs s'entendirent par dehors, et quand les gardes
eurent vus, ils se convertirent à la foi, et quand Dacien entendit cette
chose, il fut tout pris et dis: «Que lui ferons nous plus, nous sommes
vaincus.» Tel est le cri des tourmenteurs, cela ne peut finir que par
leur conversion ou par leur mort. Leurs mains sont frappées de
paralysie. Ils périssent violemment, des arêtes de poisson les
étranglent, des coups de foudre les écrasent, leurs chars se brisent. Et
les cachots des saints resplendissent tous, Marie et les apôtres y
pénètrent à l'aise, au travers des murs.

Des secours continuels, des apparitions descendent du ciel ouvert, où
Dieu se montre, tenant une couronne de pierreries.

Aussi la mort est-elle joyeuse, ils la défient, les parents se
réjouissent, lorsqu'un des leurs succombe. Sur le mont Ararat, dix mille
crucifiés expirent. Près de Cologne, les onze mille vierges se font
massacrer par les Huns. Dans les cirques, les os craquent sous la dent
des bêtes. À trois ans, Quirique, que le Saint-Esprit fait parler comme
un homme, souffre le martyre. Des enfants à la mamelle injurient les
bourreaux. Un dédain, un dégoût de la chair, de la loque humaine,
aiguise la douleur d'une volupté céleste. Qu'on la déchire, qu'on la
broie, qu'on la brûle, cela est bon; encore et encore, jamais elle
n'agonisera assez; et ils appellent tous le fer, l'épée dans la gorge,
qui seule les tue. Eulalie, sur son bûcher, au milieu d'une populace
aveugle qui l'outrage, aspire la flamme pour mourir plus vite. Dieu
l'exauce, une colombe blanche sort de sa bouche et monte au ciel. À ces
lectures, Angélique s'émerveillait. Tant d'abominations et cette joie
triomphale la ravissaient d'aise, au-dessus du réel. Mais d'autres coins
de la Légende, plus doux, l'amusaient aussi, les bêtes par exemple,
toute l'arche qui s'y agite.

Elle s'intéressait aux corbeaux et aux aigles chargés de nourrir les
ermites. Puis, que de belles histoires sur les lions! le lion serviable
qui creuse la fosse de Marie l'Égyptienne; le lion flamboyant qui garde
la porte des vilaines maisons, lorsque les proconsuls y font conduire
les vierges; et encore le lion de Jérôme, à qui l'on a confié un âne,
qui le laisse voler, puis qui le ramène.

Il y avait aussi le loup, frappé de contrition, rapportant un pourceau
dérobé. Bernard excommunie les mouches, lesquelles tombent mortes. Remi
et Blaise nourrissent les oiseaux à leur table, les bénissent et leur
rendent la santé. François, «plein de très grande simplesse columbine»,
les prêche, les exhorte à aimer Dieu. «Un oiseau qui se nomme cigale
était en un figuier, et François tendit sa main et appela à lui
l'oiseau, et tantôt il obéît et vint sur sa main. Et il lui dit: Chante,
ma soeur, et loue notre Seigneur. Et donc chanta incontinent, et ne s'en
alla devant quelle eut congé.» C'était là, pour Angélique, un continuel
sujet de récréation, qui lui donnait l'idée d'appeler les hirondelles,
curieuse de voir si elles viendraient. Ensuite, il y avait des histoires
qu'elle ne pouvait relire sans être malade, tant elle riait. Christophe,
le bon géant, qui porta Jésus, l'égayait aux larmes. Elle étouffait, à
la mésaventure du gouverneur avec les trois chambrières d'Anastasie,
quand il va les trouver dans la cuisine et qu'il baise les poêles et
les chaudrons, en croyant les embrasser. «Il s'assit dehors très noir et
très laid et ses vêtements défaits. Et quant ses serviteurs qui
l'attendaient dehors le virent ainsi tourné, si se pensèrent qu'il était
tourné en diable. Lors le battirent de verges et s'enfuirent et le
laissèrent tout seul.» Mais où le fou rire la prenait, c'était lorsqu'on
tapait sur le diable, Julienne surtout, qui, tentée par lui dans son
cachot, lui administra une si extraordinaire raclée avec sa chaîne.
«Alors commanda le Prévost que Julienne fut amenée, et quand elle
s'assit elle traînait le diable après elle, et il pria disant: Ma dame
Julienne, ne me faites plus de mal. Si le traîna ainsi par tout le
marché, et après le jeta en une fosse.» Ou encore elle répétait aux
Hubert, en brodant, des légendes plus intéressantes que des contes de
fées. Elle les avait lues tant de fois, qu'elle les savait par coeur: la
légende des Sept Dormants, qui, fuyant la persécution, murés dans une
caverne, y dormirent trois cent soixante-dix-sept ans, et dont le réveil
étonna si fort l'empereur Théodose; la légende de saint Clément, des
aventures sans fin, imprévues et attendrissantes, toute une famille, le
père, la mère, les trois fils, séparés par de grands malheurs et
finalement réunis, à travers les plus beaux miracles. Ses pleurs
coulaient, elle en rêvait la nuit, elle revivait plus que dans ce monde
tragique et triomphant du prodige, au pays surnaturel de toutes les
vertus, récompensées de toutes les joies.

Lorsque Angélique fit sa première communion, il lui sembla qu'elle
marchait comme les saintes, à deux coudées de terre.

Elle était une jeune chrétienne de la primitive Église, elle se
remettait aux mains de Dieu, ayant appris dans le livre qu'elle ne
pouvait être, sauvée sans la grâce. Les Hubert pratiquaient, simplement
la messe le dimanche, la communion aux grandes fêtes; et cela avec la
foi tranquille des humbles, un peu aussi par tradition et pour leur
clientèle, les chasubliers ayant de père en fils fait leurs pâques.
Hubert, lui, s'interrompait parfois de tendre un métier, pour écouter
l'enfant lire ses légendes, dont il frémissait avec elle, les cheveux
envolés au léger souffle de l'invisible. Il avait de sa passion, il
pleura, lorsqu'il la vit en robe blanche. Cette journée fut comme un
songe, tous les deux revinrent de l'église, étonnés et las. Il fallut
qu'Hubertine les grondât, le soir, elle raisonnable qui condamnait
l'exagération, même dans les bonnes choses. Dès lors, elle dut combattre
le zèle d'Angélique, surtout l'emportement de charité dont celle-ci
était prise. François avait la pauvreté pour maîtresse, Julien
l'Aumônier appelait les pauvres ses seigneurs, Gervais et Protais leur
lavaient les pieds, Martin partageait avec eux son manteau. Et l'enfant,
à l'exemple de Luce, voulait tout vendre pour tout donner. Elle s'était
dépouillée d'abord de ses menues affaires, ensuite elle avait commencé à
piller la maison. Mais le comble devint qu'elle donnait à des indignes,
sans discernement, les mains ouvertes. Un soir, le surlendemain de la
première communion, réprimandée pour avoir jeté par la fenêtre du linge
à une ivrognesse, elle retomba dans ses anciennes violences, elle eut un
accès terrible. Puis, écrasée de honte, malade, elle garda le lit trois
jours.

Cependant, les semaines, les mois coulaient. Deux années s'étaient
passées, Angélique avait quatorze ans et devenait femme.

Quand elle lisait la Légende, ses oreilles bourdonnaient, le sang
battait dans les petites veines bleues de ses tempes; et, maintenant,
elle se prenait d'une tendresse fraternelle pour les vierges.

Virginité est soeur des anges, possession de tout bien, défaite du
diable, seigneurie de foi. Elle donne la grâce, elle est l'invincible
perfection. Le Saint-Esprit rend Luce si pesante, que mille hommes et
cinq paires de boeufs, sur l'ordre du proconsul, ne peuvent la traîner à
un mauvais lieu. Un gouverneur, qui veut embrasser Anastasie, devient
aveugle. Dans les supplices, la candeur des vierges éclate, leurs chairs
très blanches, labourées par les peignes de fer, laissent ruisseler des
fleuves de lait, au lieu de sang. À dix reprises, revient l'histoire de
la jeune chrétienne, fuyant sa famille, cachée sous une robe de moine,
qu'on accuse d'avoir mis à mal une fille du voisinage, qui souffre la
calomnie sans se disculper, puis qui triomphe, dans la brusque
révélation de son sexe innocent. Eugénie est ainsi amenée devant un
juge, reconnaît son père, déchire sa robe et se montre. Éternellement,
le combat de la chasteté recommence, toujours les aiguillons
renaissent. Aussi la peur de la femme est-elle la sagesse des saints. Ce
monde est semé de pièges, les ermites vont au désert, où il n'y a pas de
femmes.

Ils luttent effroyablement, se flagellent, se jettent nus dans les
ronces et sur la neige. Un solitaire, aidant sa mère à traverser un gué,
se couvre les doigts de son manteau. Un martyr, attaché, tenté par une
fille, coupe avec les dents sa langue, qu'il lui crache au visage.
François déclare qu'il n'a pas de plus grand ennemi que son corps.
Bernard crie au voleur! au voleur! pour se défendre contre une dame, son
hôtesse. Une femme, à qui le pape Léon donne l'hostie, le baise à la
main; et il se tranche le poignet, et la Vierge Marie remet la main en
place. Tous glorifient la séparation des époux. Alexis, très riche,
marié, instruit sa femme dans la chasteté, puis s'en va. On ne s'épouse
que pour mourir. Justine, tourmentée à la vue de Cyprien, résiste, le
convertit, et marche avec lui au supplice. Cécile, aimée d'un ange,
révèle ce secret, le soir des noces, à Valérien, son mari, qui veut bien
ne pas la toucher et recevoir le baptême, afin de voir l'ange. «Il
trouva en sa chambre Cécile parlant à l'ange, et l'ange tenait en sa
main deux couronnes de roses, et les bailla lune à Cécile et l'autre à
Valérien, et dit: Gardez ces couronnes du coeur et de corps sans
macule.» La mort est plus forte que l'amour, c'est un défi de
l'existence. Hilaire prie Dieu d'appeler au ciel sa fille Apia, pour
qu'elle ne se marie point; elle meurt, et la mère demande au père de la
faire appeler également; ce qui est fait. La Vierge Marie, elle-même,
enlève aux femmes leurs fiancés. Un noble, parent du roi de Hongrie,
renonce à une jeune fille d'une beauté merveilleuse, dès que Marie entre
en lutte. «Soudainement apparut notre Dame à lui disant: Si je suis si
belle comme tu dis, pourquoi me laisses-tu pour une autre?» et il se
fiance à elle.

Parmi toutes ces saintes, Angélique eut ses préférées, celles dont les
leçons allaient jusqu'à son coeur, qui la touchaient au point de la
corriger. Ainsi, la sage Catherine, née dans la pourpre, l'enchantait
par la science universelle de ses dix-huit ans, lorsqu'elle dispute avec
les cinquante rhéteurs et grammairiens, que lui oppose l'empereur
Maxime. Elle les confond, les réduit au silence. «Ils furent ébahis et
ne surent que dire, mais se turent tous. Et l'empereur les blâma pour ce
qu'il se soient laissaient vaincre si laidement d'une pucelle.» Les,
cinquante alors vont lui déclarer qu'ils se convertissent. «Et donc
quant le tyran entendit ceci, il fut tout pris de grande forcenerie et
commanda qu'il fussent tous amenés au milieu de la cité.» À ses yeux,
Catherine était la savante invincible, aussi fière et éclatante de
sagesse que de beauté, celle qu'elle aurait voulu être, pour convertir
les hommes et se faire nourrir en prison par une colombe, avant d'avoir
la tête tranchée. Mais surtout Élisabeth, la fille du roi de Hongrie,
lui devenait un continuel enseignement. À chacune des révoltes de son
orgueil, lorsque la violence l'emportait, elle songeait à ce modèle de
douceur et de simplicité, pieuse à cinq ans, refusant de jouer, se
couchant par terre pour rendre hommage à Dieu, plus tard épouse
obéissante et mortifiée du landgrave de Thuringe, montrant à son époux
un visage gai que des larmes inondaient toutes les nuits, enfin veuve
continente, chassée de ses États, heureuse de mener la vie d'une
pauvresse. «Sa vesture estoit si vile quelle portoit ung manteau gris
alonge de autre couleur de drap. Les manches de sa cotte estoient
rompues et ramendées d'autre couleur.» Le roi, son père, l'envoie
chercher par un comte. «Et quant le comte la veit en tel habit et
fillant, il se escria de douleur et de merveilles, et dist: Oncques
fille de roy ne apparut en tel habit, ne ne fut veue filler laine.» Elle
est la parfaite humilité chrétienne qui vit de pain noir avec les
mendiants, panse leurs plaies sans dégoût, porte leurs vêtements
grossiers, dort sur la terre dure, suit les processions pieds nus.

«Elle lavoit aucunes fois les escueles et les vaisseaulx de la cuysine,
et se mussoit et cachoit que les chambrieres ne l'en détournassent, et
disoit: Si je eusse trouve une autre vie plus despite, je leusse
prinse.» De sorte qu'Angélique, raidie de colère autrefois, lorsqu'on
lui faisait laver la cuisine, s'ingéniait maintenant à des besognes
basses, quand elle se sentait tourmentée du besoin de domination. Enfin,
plus que Catherine, plus qu'Élisabeth, plus que toutes, une sainte lui
était chère, Agnès, l'enfant martyre. Son coeur tressaillait, en la
retrouvant dans la Légende, cette vierge, vêtue de sa chevelure, qui
l'avait protégée sous la porte de la cathédrale. Quelle flamme de pur
amour! comme elle repousse le fils du gouverneur qui l'accoste au sortir
de l'école! «Da! hors de moy, pasteur de mort, commencement de peche et
nourrissement de felonie.» Comme elle célèbre l'amant! «Jayme celluy
duquel la mere est Vierge et le pere ne congneut oncque femme, de la
beaulte duquel le soleil et lune sesmerveillent, par l'odeur duquel les
morts revivent.» Et, quand Aspasien commande qu'on lui mette «ung glayve
parmy la gorge», elle monte au paradis s'unir à «son espoux blanc et
vermeil». Depuis quelques mois surtout, à des heures troubles, lorsque
des chaleurs de sang lui battaient les tempes, Angélique l'évoquait,
l'implorait; et, tout de suite, il lui semblait être rafraîchie. Elle la
voyait continuellement à son entour, elle se désespérait de faire
souvent, de penser des choses, dont elle la sentait fâchée. Un soir
qu'elle se baisait les mains, ainsi qu'elle en prenait parfois encore le
plaisir, elle devint brusquement très rouge et se tourna, confuse, bien
qu'elle fût seule, ayant compris que la sainte l'avait vue.

Agnès était la gardienne de son corps.

À quinze ans, Angélique fut ainsi une adorable fille. Certes, ni la vie
cloîtrée et travailleuse, ni l'ombre douce de la cathédrale, ni la
Légende aux belles saintes, n'avaient fait d'elle un ange, une créature
d'absolue perfection. Toujours des fougues l'emportaient, des fautes se
déclaraient, par des échappées imprévues, dans des coins d'âme qu'on
avait négligé de murer.

Mais elle se montrait si honteuse alors, elle aurait tant voulu être
parfaite! et elle était si humaine, si vivante, si ignorante et pure au
fond! En revenant d'une des grandes courses que les Hubert se
permettaient deux fois l'an, le lundi de la Pentecôte et le jour de
l'Assomption, elle avait arraché un églantier, puis s'était amusée à le
replanter dans l'étroit jardin. Elle le taillait, l'arrosait; il y
repoussait plus droit, il y donnait des églantines plus larges, d'une
odeur fine; ce qu'elle guettait, avec sa passion habituelle, répugnant à
le greffer pourtant, voulant voir si un miracle ne lui ferait pas porter
des roses. Elle dansait à l'entour, elle répétait d'un air ravi: «C'est
moi! c'est moi!» Et, si on la plaisantait sur son rosier de grand
chemin, elle en riait elle-même, un peu pâle, des larmes au bord des
paupières.

Ses yeux couleur de violette s'étaient encore adoucis, sa bouche
s'entrouvrait, découvrait les petites dents blanches, dans l'ovale
allongé du visage, que les cheveux blonds, d'une légèreté de lumière,
nimbaient d'or. Elle avait grandi, sans devenir fluette, le cou et les
épaules toujours d'une grâce fière, la gorge ronde, la taille souple; et
gaie, et saine, une beauté rare, d'un charme infini, où fleurissaient la
chair innocente et l'âme chaste.

Les Hubert, chaque jour, se prenaient pour elle d'une affection plus
vive. L'idée leur était venue à tous deux de l'adopter. Seulement, ils
n'en disaient rien, de peur d'éveiller leur éternel regret. Aussi, le
matin où le mari se décida, dans leur chambre, la femme, tombée sur une
chaise, fondit-elle en sanglots. Adopter cette enfant, n'était-ce pas
renoncer à en avoir jamais un? Certes, il n'y fallait plus guère
compter, à leur âge; et elle consentit, vaincue par la bonne pensée d'en
faire sa fille.

Angélique, quand ils lui en parlèrent, leur sauta au cou, étrangla de
larmes. C'était chose entendue, elle resterait avec eux, dans cette
maison toute pleine d'elle maintenant, rajeunie de sa jeunesse, rieuse
de son rire. Mais, dès la première démarche, un obstacle les consterna.
Le juge de paix, M. Grandsire, consulté, leur expliqua la radicale
impossibilité de l'adoption, la loi exigeant que l'adopté soit majeur.
Puis, comme il voyait leur chagrin, il leur suggéra l'expédient de la
tutelle officieuse: tout individu, âgé de plus de cinquante ans, peut
s'attacher un mineur de moins de quinze ans, par un titre légal, en
devenant son tuteur officieux. Les âges y étaient, ils acceptèrent,
enchantés; et même il fut convenu qu'ils conféreraient ensuite
l'adoption à leur pupille, par voie testamentaire, ainsi que le Code le
permet. M. Grandsire se chargea de la demande du mari et de
l'autorisation de la femme, puis se mit en rapport avec le directeur de
l'Assistance publique, tuteur de tous les enfants assistés, dont il
fallait obtenir le consentement. Il y eut enquête, enfin les pièces
furent déposées à Paris, chez le juge de paix désigné. Et l'on
n'attendait plus que le procès-verbal, qui constitue l'acte de la
tutelle officieuse, lorsque les Hubert furent pris d'un scrupule tardif.
Avant d'adopter ainsi Angélique, est-ce qu'ils n'auraient pas dû faire
un effort pour retrouver sa famille? Si la mère existait, où
prenaient-ils le droit de disposer de la fille, sans être absolument
certains de son abandon? Puis, au fond, il y avait cet inconnu, cette
souche gâtée d'où sortait l'enfant peut-être, qui les inquiétait
autrefois, dont le souci leur revenait à cette heure. Ils s'en
tourmentaient tellement, qu'ils n'en dormaient plus.

Brusquement, Hubert fit le Voyage de Paris. C'était une catastrophe,
dans son existence calme. Il mentit à Angélique, il parla de la
nécessité de sa présence, pour la tutelle. En vingt quatre heures, il
espérait tout savoir. Mais, à Paris, les jours coulèrent, des obstacles
se dressaient à chaque pas, il y passa une semaine, rejeté des uns aux
autres, battant le pavé, éperdu, pleurant presque. D'abord, à
l'Assistance publique, on le reçut fort sèchement. La règle de
l'Administration est que les enfants ne soient pas renseignés sur leur
origine, jusqu'à leur majorité. Trois matins de suite, on le renvoya.
Il dut s'obstiner, s'expliquer dans quatre bureaux, s'enrouer à se
présenter comme tuteur officieux, avant qu'un sous-chef, un grand sec,
voulût bien lui apprendre l'absence absolue de documents précis.
L'Administration ne savait rien, une sage-femme avait déposé l'enfant
Angélique, Marie, sans nommer la mère.

Désespéré, il allait reprendre la route de Beaumont, quand une idée le
ramena une quatrième fois, pour demander communication de l'extrait de
naissance, qui devait porter le nom de la sage-femme. Ce fut toute une
affaire encore. Enfin, il connut le nom, Mme Foucart, et il apprit même
que cette femme demeurait rue des Deux-Écus, en 1850.

Alors, les courses recommencèrent. Le bout de la rue des Deux-Écus était
démoli, aucun boutiquier des rues voisines ne se rappelait Mme Foucart.
Il consulta un annuaire: le nom ne s'y trouvait plus. Les yeux levés,
guettant les enseignes, il se résigna à monter chez les sages-femmes; et
ce fut ce moyen qui réussit, il eut la chance de tomber sur une vieille
dame, laquelle se récria. Comment! si elle connaissait Mme Foucart! une
personne d'un si grand mérite, qui avait eu bien des malheurs! Elle
demeurait rue Censier, à l'autre bout de Paris. Il y courut. Là,
instruit par l'expérience, il s'était promis d'agir diplomatiquement.
Mais Mme Foucart, une femme énorme, tassée sur des jambes courtes, ne le
laissa pas déployer en bel ordre les questions qu'il avait préparées à
l'avance. Dès qu'il lâcha les prénoms de l'enfant et la date du dépôt,
elle partit d'elle même, elle conta toute l'histoire, dans un flot de
rancune. Ah! la petite vivait! eh bien, elle pouvait se flatter d'avoir
pour mère une fameuse coquine! Oui, Mme Sidonie, comme on la nommait
depuis son veuvage, une femme très bien apparentée, ayant un frère
ministre, disait-on, ce qui ne l'empêchait pas de faire les plus
vilains commerces! Et elle expliqua de quelle façon elle l'avait connue,
quand la gueuse tenait, rue Saint-Honoré, un commerce de fruits et
d'huile de Provence, à son arrivée de Plassans, d'où ils débarquaient,
elle et son mari, pour tenter fortune. Le mari mort et enterré, elle
avait eu une fille quinze mois après, sans savoir au juste où elle
l'avait prise, car elle était sèche comme une facturé, froide comme un
protêt, indifférente et brutale comme un recors!... On pardonne une faute,
mais l'ingratitude! Est-ce que le magasin mangé, elle, Mme Foucart, ne
l'avait pas nourrie pendant ses couches, ne s'était pas dévouée jusqu'à
la débarrasser, en portant la petite là-bas?

Et, pour récompense, lorsqu'elle était, à son tour, tombée dans la
peine, elle n'avait pas réussi à en tirer le mois de la pension, ni même
quinze francs prêtés de la main à la main. Aujourd'hui, Mme Sidonie
occupait, rue du Faubourg-Poissonnière, une petite boutique et trois
pièces, à l'entresol, où, sous le prétexte de vendre des dentelles, elle
vendait de tout. Ah! oui, ah! oui, une mère de cette espèce, il valait
mieux ne pas la connaître! Une heure plus tard, Hubert était à rôder
autour de la boutique de Mme Sidonie. Il y entrevit une femme maigre,
blafarde, sans âge et sans sexe, vêtue d'une robe noire élimée, tachée
de toutes sortes de trafics louches. Jamais le ressouvenir de sa fille,
née d'un hasard n'avait dû échauffer ce coeur de courtière.
Discrètement, il se renseigna, apprit des choses qu'il ne répéta à
personne, pas même à sa femme. Pourtant, il hésitait encore, il revint
une dernière fois passer devant l'étroit magasin mystérieux. Ne
devait-il point se faire connaître, obtenir un consentement? C'était à
lui, honnête homme, de juger s'il avait le droit de trancher ainsi le
lien, pour toujours.

Brusquement, il tourna le dos, il rentra le soir à Beaumont.

Hubertine venait justement de savoir, chez M. Grandsire, que le
procès-verbal, pour la tutelle officieuse, était signé. Et, lorsque
Angélique se jeta dans les bras d'Hubert, il vit bien, à l'interrogation
suppliante de ses yeux, qu'elle avait compris le vrai motif de son
voyage. Alors, simplement, il lui dit:

--Mon enfant, ta mère est morte.

Angélique, pleurante, les embrassa avec passion. Jamais il n'en fut
reparlé. Elle était leur fille.




III


Cette année-là, le lundi de la Pentecôte, les Hubert avaient mené
Angélique déjeuner aux ruines du château d'Hautecoeur, qui domine le
Ligneul, à deux lieues en aval de Beaumont; et, le lendemain, après
toute cette journée de plein air, de courses et de rires, lorsque la
vielle horloge de l'atelier sonna sept heures, la jeune fille dormait
encore.

Hubertine dut monter frapper à la porte.

--Eh bien! paresseuse!... nous avons déjà déjeuné, nous autres.

Vivement Angélique s'habilla, descendit déjeuner seule.

Puis, quand elle entra dans l'atelier, où Hubert et sa femme venaient de
se mettre au travail:

--Ah! ce que je dormais! Et cette chasuble qu'on a promise pour
dimanche! L'atelier, dont les fenêtres donnaient sur le jardin, était
une vaste pièce, conservée presque intacte dans son état primitif.

Au plafond, les deux maîtresses poutres, les trois travées de solives
apparentes n'avaient pas même reçu de badigeon, très enfumées, mangées
des vers, laissant voir les lattes des entreyous sous les éclats du
plâtre. Un des corbeaux de pierre qui soutenaient les poutres, portait
une date, 1463; sans doute la date de la construction. La cheminée,
également en pierre émiettée et disjointe, gardait son élégance simple,
avec ses montants élancés, ses consoles, sa hotte terminée par un
couronnement; même, sur la frise, on pouvait distinguer encore, comme
fondue par l'âge, une sculpture naïve, un saint Clair, patron des
brodeurs. Mais la cheminée ne servait plus, on avait fait de l'âtre une
armoire ouverte, en y posant des planches, où s'empilaient des dessins;
et c'était maintenant un poêle qui chauffait là pièce, une grosse
cloche de fonte, dont le tuyau, après avoir longé le plafond, allait
crever la hotte. Les portes, déjà branlantes, dataient de Louis XIV. Des
lames de l'ancien parquet achevaient de se pourrir, parmi les feuillets
plus récents, remis un à un, à chaque trou. Il y avait près de cent ans
que la peinture jaune des murs tenait, déteinte en haut, éraillée dans
le bas, tachée de salpêtre. Toutes les années, on parlait de faire
repeindre, sans pouvoir s'y décider, par haine du changement.

Hubertine, assise devant le métier où était tendue la chasuble, leva la
tête en disant:

--Tu sais que, si nous la livrons dimanche, je t'ai promis une bourriche
de pensées pour ton jardin.

Gaiement, Angélique s'exclama:

--C'est vrai.... Oh! je vais m'y mettre!... Mais où donc est mon
doigtier? Les outils s'envolent, quand on ne travaille plus.

Elle glissa le vieux doigtier d'ivoire à la seconde phalange de son
petit doigt, et elle s'assit de l'autre côté du métier, en face de la
fenêtre.

Depuis le milieu du dernier siècle, pas une modification ne s'était
produite dans l'aménagement de l'atelier!... Les modes changeaient, l'art
du brodeur se transformait, mais on retrouvait encore là, scellée au
mur, la chanlatte, la pièce de bois, où s'appuie le métier, qu'un
tréteau mobile porte, à l'autre bout.

Dans les coins, dormaient des outils antiques: un diligent, avec son
engrenage et ses brochettes, pour mettre en broche l'or des bobines,
sans y toucher; un rouet à main, une sorte de poulie, tordant les fils,
qu'on fixait au mur; des tambours de toutes grandeurs, garnis de leur
taffetas et de leur éclisse, servant à broder au crochet. Sur une
planche, était rangée une vieille collection d'emporte-pièce pour les
paillettes; et l'on y voyait aussi une épave, un tatignon de cuivre, le
large chandelier classique des anciens brodeurs. Aux boucles d'un
râtelier, fait d'une courroie clouée, s'accrochaient des poinçons, des
maillets, des marteaux, des fers à découper le vélin, des menne-lourd,
ébauchoirs de buis pour modeler les fils, à mesure qu'on les emploie.
Sous la table de tilleul où l'on découpait, il y avait un grand
dévidoir, dont les deux tourrettes d'osier, mobiles, tendaient un
écheveau de laine rouge. Des colliers de bobines aux soies vives,
enfilés dans une corde, pendaient près du bahut. Par terre, une
corbeille était pleine de bobines vides. Une pelote de ficelle venait de
tomber d'une chaise, déroulée.

--Ah! le beau temps, le beau temps! reprit Angélique. Cela fait plaisir
de vivre.

Et, avant de se pencher sur son travail, elle s'oubliait encore un
instant, devant la fenêtre ouverte, par laquelle entrait la radieuse
matinée de mai. Un coin de soleil glissait du comble de la cathédrale,
une odeur fraîche de lilas montait du jardin de l'Évêché. Elle souriait,
éblouie, baignée de printemps.

Puis, dans un sursaut, comme si elle se fût rendormie:

--Père, je n'ai pas d'or à passer.

Hubert, qui achevait de piquer le décalque d'un dessin de chape, alla
chercher au fond du bahut un écheveau, le coupa, effila les deux bouts
en égratignant l'or qui recouvrait la soie; et il apporta l'écheveau,
enfermé dans une torche de parchemin.

--C'est bien tout?

--Oui, oui. D'un coup d'oeil, elle s'était assurée que rien ne manquait
plus: les broches chargées des ors différents, le rouge, le vert, le
bleu; les bobines de soies de tous les tons; les paillettes, les
cannetilles, bouillon ou frisure, dans le pâté, un fond de chapeau
servant de boire; les longues aiguillés fines, les pinces d'acier, les
dés, les ciseaux, la pelote de cire. Tout cela trottait sur le métier
même, sur l'étoffe tendue que protégeait un fort papier gris.

Elle avait enfilé une aiguillée d'or à passer. Mais, dès le premier
point, il cassa, et elle dut effiler de nouveau, en égratignant un peu
de l'or, qu'elle jeta dans le bourriquet, le carton aux déchets, qui
traînait également sur le métier.

--Ah! enfin! dit-elle, quand elle eut piqué son aiguille.

Un grand silence régna. Hubert s'était mis à tendre un métier. Il avait
posé les deux ensubles sur la chanlatte et sur le tréteau, bien en face,
de façon à placer de droit fil la soie cramoisie de la chape,
qu'Hubertine venait de coudre aux coutisses. Et il introduisait les
lattes dans les mortaises des ensubles, où il les fixait, à l'aide de
quatre clous. Puis, après avoir trélissé à droite et à gauche, il acheva
de tendre en reculant les clous. On l'entendit taper du bout des doigts
sur l'étoffé, qui résonnait comme un tambour. Angélique était devenue
une brodeuse rare, d'une adresse et d'un goût dont s'émerveillaient les
Hubert. En dehors de ce qu'ils lui avaient appris, elle apportait sa
passion, qui donnait de la vie aux fleurs, de la foi aux symboles. Sous
ses mains, la soie et l'or s'animaient, une envolée mystique élançait.
les moindres ornements, elle s'y livrait toute, avec son imagination en
continuel éveil, sa croyance au monde de l'invisible.

Certaines de ses broderies avaient tellement remué le diocèse de
Beaumont, qu'un prêtre, archéologue, et un autre, amateur de tableaux,
étaient venus la voir, en s'extasiant devant ses Vierges, qu'ils
comparaient aux naïves figures des primitifs.

C'était la même sincérité, le même sentiment de l'au-delà, comme cerclé
dans une perfection minutieuse des détails.

Elle avait le don du dessin, un vrai miracle qui, sans professeur, rien
qu'avec ses études du soir, à la lampe, lui permettait souvent de
corriger ses modèles, de s'en écarter, d'aller à sa fantaisie, créant de
la pointe de son aiguille. Aussi les Hubert, qui déclaraient la science
du dessin nécessaire à une bonne brodeuse, s'effaçaient-ils devant elle,
malgré leur ancienneté dans la partie. Et il s'en arrivaient modestement
à n'être plus que ses aides, à la charger de tous les travaux de grand
luxe, dont ils lui préparaient les dessous.

D'un bout de l'année à l'autre, que de merveilles, éclatantes et
saintes, lui passaient par les mains! Elle n'était que dans la soie, le
satin, le velours, les draps d'or et d'argent. Elle brodait des
chasubles, des étoles, des manipules, des chapes, des dalmatiques, des
mitres, des bannières, des voiles de calice et de ciboire. Mais,
surtout, les chasubles revenaient, continuelles, avec leurs cinq
couleurs: le blanc pour les confesseurs et les vierges, le rouge pour
les apôtres et les martyrs, le noir pour les morts et les jours de
jeûne, le violet pour les innocents, le vert pour toutes les fêtes; et
l'or aussi, d'un fréquent usage, pouvant remplacer le blanc, le rouge et
le vert. Au centre de la croix, c'étaient toujours les mêmes symboles,
les chiffres de Jésus et de Marie, le triangle entouré de rayons,
l'agneau, le pélican, la colombe, un calice, un ostensoir, un coeur
saignant sous les épines; tandis que, dans le montant et dans les bras,
couraient des ornements ou des fleurs, toute l'ornementation des vieux
styles, toute la flore des fleurs larges, les anémones, les tulipes, les
pivoines, les grenades, les hortensias. Il ne s'écoulait pas de saison
qu'elle ne refit les épis et les raisins symboliques, en argent sur le
noir, en or sur le rouge. Pour les chasubles très fiches, elle nuançait
des tableaux, des têtes de saints, un cadre central, l'Annonciation, la
Crèche, le Calvaire.

Tantôt les orfrois étaient brodés sur le fond même, tantôt elle
rapportait les bandes, soie ou satin, sur du brocart d'or ou du
velours. Et cette floraison de splendeurs sacrées, une à une, naissait
de ses doigts minces.

En ce moment, la chasuble à laquelle travaillait Angélique était une
chasuble de satin blanc, dont la croix se trouvait faite d'une gerbe de
lis d'or, entrelacée de roses vives, en soie nuancée. Au centre, dans
une couronne de petites roses d'or mat, le chiffre de Marie rayonnait,
en or rouge et vert, d'une grande richesse d'ornements.

Depuis une heure qu'elle achevait, au passé, les feuilles des petites
roses d'or, pas une parole n'avait troublé le silence. Mais l'aiguillée
cassa de nouveau, elle la renfila à tâtons, sous le métier, en ouvrière
adroite. Puis, comme elle avait levé la tête, elle parut boire dans une
longue aspiration tout le printemps qui entrait.

--Ah! murmura-t-elle, faisait-il beau, hier!... Que c'est bon, le
soleil!

Hubertine, en train de cirer son fil, hocha la tête.

--Moi, je suis moulue, je ne sens plus mes bras: C'est que je n'ai pas
tes seize ans, et lorsqu'on sort si peu! Tout de suite, pourtant, elle
se remit au travail. Elle préparât les lis, en cousant des coupons de
vélin, aux repères indiqués, pour donner du relief.

--Et puis, ces premiers soleils vous cassent la tête, ajouta Hubert,
qui, son métier tendu, s'apprêtait à poncer sur la soie la bande de la
chape.

Angélique était restée les yeux vagues, perdus dans le rayon qui tombait
d'un arc-boutant de l'église. Et, doucement:

--Non, non, moi, ça m'a rafraîchie, ça m'a délassée, toute cette journée
de grand air.

Elle avait terminé le petit feuillage d'or, elle se mit à une des larges
roses, tenant prêtes autant d'aiguilles enfilées que de nuances de soie,
brodant à points fendus et rentrants, dans le sens même du mouvement des
pétales: Et, malgré la délicatesse de ce travail, les souvenirs de la
veille qu'elle revivait, tout à l'heure, dans le silence, débordaient
maintenant de ses lèvres, s'échappaient si nombreux, qu'elle ne
tarissait plus. Elle disait le départ, la vaste campagne, le déjeuner
là-bas, dans les ruines d'Hautecoeur, sur le dallage d'une salle dont
les murs écroulés dominaient le Ligneul, coulant en dessous parmi les
saules, à cinquante mètres. Elle en était pleine, de ces ruines, de ces
ossements épars sous les ronces, qui attestent l'énormité du colosse,
lorsque, debout, il commandait les deux vallées. Le donjon restait, haut
de soixante mètres, découronné, fendu, solide malgré tout sur ses
fondations de quinze pieds d'épaisseur. Deux tours avaient également
résisté, la tour de Charlemagne et la tour de David, reliées par une
courtine presque intacte. À l'intérieur, on retrouvait une partie des
bâtiments, la chapelle, la salle de justice, des chambres; et cela
semblait avoir été bâti par des géants, les marches des escaliers, les
allèges des fenêtres, les bancs des terrasses, à une échelle démesurée
pour les générations d'aujourd'hui. C'était toute une ville forte, cinq
cents hommes de guerre pouvaient y soutenir un siège de trente mois,
sans manquer de munitions ni de vivres. Depuis deux siècles, les
églantiers disjoignaient les briques des pièces basses, les lilas et les
cytises fleurissaient les décombres des plafonds effondrés, un platane
avait grandi dans la cheminée de la salle des gardes. Mais, quand, au
soleil couchant, la carcasse du donjon allongeait son ombre sur trois
lieues de cultures, et que le château entier semblait se reconstruire,
colossal dans les brumes du soir, on en sentait encore l'ancienne
souveraineté, la force rude qui en avait fait l'imprenable forteresse
dont tremblaient jusqu'aux rois de France.

--Et j'en suis sûre, continua Angélique, c'est habité par des âmes qui
reviennent, la nuit. On entend toutes sortes de voix, il y a des bêtes
partout qui vous regardent, et j'ai bien vu, en me retournant, lorsque
nous sommes partis, de grandes figures blanches flotter au-dessus des
murs.... N'est-ce pas, mère, vous qui savez l'histoire du château?

Hubertine eut un sourire placide.

--Oh! des revenants, je n'en ai jamais vu, moi. Mais, en effet, elle
savait l'histoire, lue dans un livre, et elle dut la raconter de
nouveau, sur les questions pressantes de la jeune fille.

Le territoire appartenait au siège de Reims, depuis saint Remi, qui le
tenait de Clovis. Un archevêque, Séverin, dans les premières années du
dixième siècle, fit élever à Hautecoeur une forteresse, pour défendre le
pays contre les Normands, qui remontaient l'Oise, où se déverse le
Ligneul. Au siècle suivant, un successeur de Séverin le donna en fief à
Norbert, cadet de la maison de Normandie, moyennant un ceps annuel de
soixante sous et à la condition que la ville de Beaumont et son église
resteraient franches. Ce fut ainsi que Norbert Ier devint le chef des
marquis d'Hautecoeur, dont la fameuse lignée, dès lors, emplit
l'histoire. Hervé IV, excommunié deux fois pour ses vols de biens
ecclésiastiques, bandit de grandes routes qui égorgea de sa main trente
bourgeois d'un coup, eut sa tour rasée par Louis le Gros, auquel il
avait osé faire la guerre. Raoul Ier, qui s'était croisé avec Philippe
Auguste, périt devant Saint-Jean d'Acre, d'un coup de lance au coeur.
Mais le plus illustre fut Jean V le Grand, qui, en 1225, rebâtit la
forteresse, éleva en moins de cinq années ce redoutable château
d'Hautecoeur, à l'abri duquel il rêva un moment le trône de France; et,
après avoir échappé aux massacres de vingt batailles, il mourut dans son
lit, beau-frère du roi d'Écosse. Puis, ce furent Félicien III, qui alla
pieds nus à Jérusalem, Hervé VII qui revendiqua ses droits au trône
d'Écosse, d'autres encore, puissants et nobles au travers des siècles,
jusqu'à Jean IX, qui, sous Mazarin, eut la douleur d'assister au
démantèlement du château.

Après un dernier siège, on fit sauter à la mine les voûtes des tours et
du donjon, on incendia les bâtiments, où Charles VI était venu distraire
sa folie, et que, près de deux cents ans plus tard, Henri IV avait
habité huit jours avec Gabrielle d'Estrées.

Tous ces royaux souvenirs, maintenant, dormaient dans l'herbe.

Angélique, sans arrêter son aiguille, écoutait passionnément, comme si
la vision de ces grandeurs mortes s'était levée de son métier, à mesure
que la rose y naissait, dans la vie tendre des couleurs. Son ignorance
de l'histoire élargissait les faits, les reculait au fond d'une
prodigieuse légende.

Elle en tremblait de foi ravie, le château se reconstruisait, montait
jusqu'aux portes du ciel, les Hautecoeur étaient les cousins de la
Vierge.

--Et, demanda-t-elle, notre nouvel évêque, Monseigneur d'Hautecoeur, est
alors un descendant de cette famille?

Hubertine répondit que Monseigneur devait être d'une branche cadette, la
branche aînée se trouvant depuis longtemps éteinte. C'était même un
singulier retour, car pendant des siècles les marquis d'Hautecoeur et le
clergé de Beaumont avaient vécu en guerre. Vers 1150, un abbé entreprit
la construction de l'église, avec les seules ressources de son ordre;
aussi l'argent manqua-t-il bientôt, l'édifice n'était qu'à la hauteur
des voûtes des chapelles latérales, et l'on dut se contenter de couvrir
la nef d'une toiture en bois. Quatre-vingts ans s'écroulèrent, Jean V
venait de rebâtir le château, lorsqu'il donna trois cent mille livres,
qui jointes à d'autres sommes, permirent de continuer l'église. On
acheva d'élever la nef. Les deux tours et la grande façade ne furent
terminées que beaucoup plus tard, vers 1430, en plein quinzième siècle.
Pour récompenser Jean V de sa largesse, le clergé lui avait accordé le
droit de sépulture, à lui et à ses descendants, dans une chapelle de
l'abside, consacrée à saint Georges, et qui, depuis lors, se nommait la
chapelle Hautecoeur. Mais les bons rapports ne pouvaient guère durer, le
château mettait en continuel péril les franchises de Beaumont, sans
cesse des hostilités éclataient sur des questions de tribut et de
préséance. Une surtout, le droit de péage dont les seigneurs
prétendaient frapper la navigation du Ligneul, éternisa les querelles,
lorsque se déclara la grande prospérité de la ville basse, avec ses
fabriques de toiles fines.

Dès cette époque, la fortune de Beaumont s'accrut de jour en jour,
tandis que celle d'Hautecoeur baissait, jusqu'au moment où, le château
démantelé, l'église triompha. Louis XIV en fit une cathédrale, un
évêché fut bâti dans l'ancien clos des moines; et le hasard voulait,
aujourd'hui, que justement un Hautecoeur revînt, comme évêque, commander
à ce clergé, toujours debout, qui avait vaincu ses ancêtres, après
quatre cents ans de lutte.

--Mais, dit Angélique, Monseigneur a été marié. Il a un grand fils de
vingt ans, n'est-ce pas?

Hubertine avait pris les ciseaux, pour corriger un des coupons de vélin.

--Oui, c'est l'abbé Cornille qui m'a conté ça. Oh! une histoire bien
triste.... Monseigneur a été capitaine à vingt et un ans, sous Charles X.
À vingt-quatre ans, en 1830, il donna sa démission, et l'on prétend que,
jusqu'à la quarantaine, il mena une vie dissipée, des voyages, des
aventures, des duels. Puis, un soir, chez des amis, à la campagne, il
rencontra la fille du comte de Valençay, Paule, très riche,
miraculeusement belle, qui avait à peine dix-neuf ans, vingt-deux de
moins que lui. Il l'aima à en être fou, et elle l'adora, on dut hâter le
mariage.

Ce fut alors qu'il racheta les ruines d'Hautecoeur pour une misère, dix
mille francs je crois, dans l'intention de réparer le château, où il
rêvait de s'installer avec sa femme. Pendant neuf mois, ils avaient vécu
cachés au fond d'une vieille propriété de l'Anjou, refusant de voir
personne, trouvant les heures trop courtes.... Paule eut un fils et
mourut.

Hubert, en train de tamponner le dessin avec une poncette chargée de
blanc, avait levé la tête, très pâle.

--Ah! le malheureux, murmura-t-il.

--On raconte qu'il faillit en mourir, continua Hubertine. Une semaine
plus tard, il entrait dans les ordres. Il y a vingt ans de cela, et il
est évêque aujourd'hui.... Mais ce qu'on ajoute, c'est que, pendant vingt
ans, il a refusé de voir son fils, cet enfant qui avait coûté la vie à
sa mère. Il s'en était débarrassé, en le plaçant chez un oncle de
celle-ci, un vieil abbé, ne voulant pas même en recevoir des nouvelles,
tâchant d'oublier son existence.

Un jour qu'on lui envoyait un portrait du petit, il crut revoir sa chère
morte, on le trouva sur le plancher, raidi, comme abattu d'un coup de
marteau.... Et puis, l'âge, la prière, ont dû apaiser ce grand chagrin,
car le bon curé Comille me disait hier que Monseigneur venait enfin
d'appeler son fils près de lui.

Angélique, ayant terminé la rose, si fraîche que l'odeur semblait s'en
exhaler du satin, regardait de nouveau par la fenêtre ensoleillée, les
yeux noyés d'une rêverie. Elle répéta à voix basse:

--Le fils de Monseigneur....

Hubertine achevait son histoire.

--Un jeune homme beau comme un dieu, paraît-il. Son père désirait en
faire un prêtre. Mais le vieil abbé n'a pas voulu, le petit manquant
tout à fait de vocation.... Et des millions! cinquante à ce qu'on
raconte! Oui, sa mère lui aurait laissé cinq millions, qui, placés en
achat de terrains, à Paris, en représenteraient plus de cinquante
maintenant. Enfin, riche comme un roi!--Riche comme un roi, beau comme
un dieu, répéta inconsciemment Angélique, de sa voix de songe.

Et, d'une main machinale, elle prit sur le métier une broche chargée de
fil d'or, pour se mettre à la broderie en guipure d'un grand lis. Après
avoir dépassé la fil du bec de la broche, elle en fixa le bout avec un
point de soie, au bord même du vélin, qui faisait épaisseur. Puis,
travaillant, elle dit encore, sans achever sa pensée, perdue dans le
vague de son désir:

--Oh! moi, ce que je voudrais, ce que je voudrais....

Le silence retomba, profond, troublé seulement par un chant affaibli qui
venait de l'église. Hubert ordonnait son dessin, en repassant, avec un
pinceau, toutes les lignes pointillées de la ponçure; et les ornements
de la chape apparaissaient ainsi, en blanc, sur la soie rouge. Ce fut
lui qui, de nouveau, parla.

--Ces temps anciens, c'était si magnifique! Les seigneurs portaient des
vêtements tout raides de broderies. À Lyon, on en vendait l'étoffe
jusqu'à six cents livres l'aune. Il faut lire les statuts et ordonnances
des maîtres brodeurs, où il est dit que les brodeurs du roi ont le droit
de réquisitionner par la force armée les ouvrières des autres maîtres....
Et nous avions des armoiries: d'azur, à la fasce diaprée d'or,
accompagnée de trois fleurs de lis de même, deux en chef, une en
pointe.... Ah! c'était beau, il y a longtemps!

Il se tut, tapa de l'ongle sur le métier, pour en détacher les
poussières. Puis, il reprit:

--À Beaumont, on raconte encore sur les Hautecoeur une légende que ma
mère me répétait souvent, quand j'étais petit.... Une peste affreuse
ravageait la ville, la moitié des habitants avait déjà succombé, lorsque
Jean V, celui qui a rebâti la forteresse, s'aperçut que Dieu lui
envoyait le pouvoir de combattre le fléau. Alors, il se rendit nu-pieds
chez les malades, s'agenouilla, les baisa sur la bouche; et, dès que ses
lèvres les avaient touchés, en disant: «Si Dieu veut, je veux», les
malades étaient guéris. Voilà pourquoi ces mots sont restés la devise
des Hautecoeur, qui, tous, depuis ce temps, guérissent.

La peste.... Ah! de fiers hommes! une dynastie! Monseigneur, lui, avant
d'entrer dans les ordres, se nommait Jean XII, et le prénom de son fils
doit être également suivi d'un chiffre, comme celui d'un prince.

Chacune de ses paroles berçait et prolongeait la rêverie d'Angélique.
Elle répétait, de la même voix chantante:

--Oh! ce que je voudrais, moi, ce que je voudrais....

Tenant la broche, sans toucher au fil, elle guipait l'or, en le
conduisant de droite à gauche, sur le vélin, alternativement, et en le
fixant, à chaque retour, avec un point de soie. Le grand lis d'or, peu à
peu, fleurissait.

--Oh! ce que je voudrais, ce que je voudrais, ce serait d'épouser un
prince.... Un prince que je n'aurais jamais vu, qui viendrait un soir, au
jour tombant, me prendre par la main et m'emmener dans un palais.... Et
ce que je voudrais, ce serait qu'il fût très beau, très riche, oh! le
plus beau, le plus riche que la terre eût jamais porté! Des chevaux que
j'entendrais hennir sous mes fenêtres, des pierreries dont le flot
ruissellerait sur mes genoux, de l'or, une pluie, un déluge d'or, qui
tomberait de mes deux mains, dès que je les ouvrirais.... Et ce que je
voudrais encore, ce serait que mon prince m'aimât à la folie, afin
moi-même de l'aimer comme une folle! Nous serions très jeunes, très
purs et très nobles, toujours, toujours!...

Hubert, abandonnant son métier, s'était approché en souriant; tandis
qu'Hubertine, amicale, menaçait la jeune fille du doigt.

--Ah! vaniteuse, ah! gourmande, tu es donc incorrigible?

Te voilà partie avec ton besoin d'être reine. Ce rêve-là, c'est moins
vilain que de voler le sucre et de répondre des insolences.

Mais, au fond, va! le diable est dessous, c'est la passion, c'est
l'orgueil qui parlent.

Gaiement, Angélique la regardait.

--Mère, mère, qu'est-ce que vous dîtes?... Est-ce donc une faute, d'aimer
ce qui est beau et riche? Je l'aime, parce que c'est beau, parce que
c'est riche, et que ça me tient chaud, il me semble, là, dans le
coeur.... Vous savez bien que je ne suis pas intéressée. L'argent, ah!
vous verriez ce que j'en ferais, de l'argent, si j'en avais beaucoup. Il
en pleuvrait sur la ville, il en coulerait chez les misérables. Une
vraie bénédiction, plus de misère! D'abord, vous et père, je vous
enrichirais, je voudrais vous voir avec des robes et des habits de
brocart, comme une dame et un seigneur de l'ancien temps.

Hubertine haussa les épaules.

--Folle!... Mais, mon enfant, tu es pauvre, toi, tu n'auras pas un sou
en mariage. Comment peux-tu rêver un prince? Tu épouserais donc un homme
plus riche que toi?

--Comment si je l'épouserais! Et elle avait un air de stupéfaction
profonde.

--Ah! oui, je l'épouserais!... Puisqu'il aurait de l'argent, lui, à quoi
bon en avoir, moi? Je lui devrais tout, je l'aimerais bien plus.

Ce raisonnement victorieux enchanta Hubert. Il partait volontiers avec
l'enfant, sur l'aile d'un nuage. Il cria:

--Elle a raison.

--Mais sa femme lui jeta un coup d'oeil mécontent. Elle devenait sévère.

--Ma fille, tu verras plus tard, tu connaîtras la vie.

--La vie, je la connais.

--Où aurais-tu pu la connaître?... Tu es trop jeune, tu ignores le mal.
Va, le mal existe, et tout-puissant.

--Le mal, le mal....

Angélique articulait lentement ce mot, pour en pénétrer le sens. Et,
dans ses yeux purs, c'était la même surprise innocente.

Le mal, elle le connaissait bien, la Légende le lui avait assez montré.
N'était-ce pas le diable, le mal? et n'avait-elle pas vu le diable
toujours renaissant, mais toujours vaincu? À chaque bataille, il restait
par terre; roué de coups, pitoyable.

--Le mal, ah! mère, si vous saviez comme je m'en moque!...

On n'a qu'à se vaincre, et l'on vit heureux.

Hubertine eut un geste d'inquiétude chagrine.

--Tu me ferais repentir de t'avoir élevée dans cette maison, seule avec
nous, à l'écart de tous, ignorante à ce point de l'existence.... Quel
paradis rêves-tu donc? comment t'imagines-tu le monde?

La face de la jeune fille s'éclairait d'un vaste espoir, tandis que,
penchée, elle menait la broche, du même mouvement continu.

--Vous me croyez donc bien sotte, mère?... Le monde est plein de braves
gens. Quand on est honnête et qu'on travaillé, on en est récompensé,
toujours.... Oh! je sais, il y a des méchants aussi, quelques-uns. Mais
est-ce qu'ils comptent? On ne les fréquente pas, ils sont vite punis....
Et puis, voyez-vous, le monde, ça me produit de loin l'effet d'un grand
jardin, oui! d'un parc immense, tout plein de fleurs et de soleil. C'est
si bon de vivre, la vie est si douce, qu'elle ne peut pas être mauvaise.

Elle s'animait, comme grisée par l'éclat des soies et de l'or.

--Le bonheur, c'est très simple. Nous sommes heureux, nous autres. Et
pourquoi? parce que nous nous aimons. Voilà! ce n'est pas plus
difficile.... Aussi, vous verrez, quand viendra celui que j'attends. Nous
nous reconnaîtrons tout de suite. Je ne l'ai jamais vu, mais je sais
comment il doit être. Il entrera, il dira: Je viens te prendre. Alors,
je dirai: Je t'attendais, prends-moi. Il me prendra, et ce sera fait,
pour toujours. Nous irons dans un palais dormir sur un lit d'or,
incrusté de diamants. Oh! c'est très simple!

--Tu es folle, tais-toi! interrompit sévèrement Hubertine.

Et, la voyant excitée, près de monter encore dans le rêve:

--Tais-toi! tu me fais trembler.... Malheureuse, quand nous te marierons
à quelque pauvre diable, tu te briseras les os, en retombant sur la
terre. Le bonheur, pour nous misérables, n'est que dans l'humilité et
l'obéissance.

Angélique continuait de sourire, avec une obstination tranquille.

--Je l'attends, et il viendra.

--Mais elle a raison! s'écria Hubert, soulevé lui aussi, emporté dans
sa fièvre. Pourquoi la grondes-tu?... Elle est assez belle pour qu'un
roi nous la demande. Tout arrive.

Tristement, Hubertine leva sur lui ses beaux yeux de sagesse.

--Ne l'encourage donc pas à mal faire. Mieux que personne tu sais ce
qu'il en coûte de céder à son coeur.

Il devint très pâle, de grosses larmes parurent au bord de ses
paupières. Tout de suite, elle avait eu regret de la leçon, elle s'était
levée pour lui prendre les mains. Mais, lui, se dégagea, répéta d'une
voix bégayante:

--Non, non, j'ai eu tort. Tu entends, Angélique, il faut écouter ta
mère. Nous sommes deux fous, elle seule est raisonnable....

J'ai eu tort, j'ai eu tort....

Trop agité pour s'asseoir, laissant la chape qu'il venait de tendre, il
s'occupa à coller une bannière, terminée et restée sur le métier. Après
avoir pris le pot de colle de Flandre dans le bahut, il enduisit au
pinceau l'envers de l'étoffe, ce qui consolidait la broderie. Ses lèvres
avaient gardé un petit frisson, il ne parla plus. Mais, si Angélique,
obéissante, se taisait également, elle continuait tout bas, elle montait
plus haut, plus haut encore, dans l'au-delà du désir; et tout le disait
en elle, sa bouche que l'extase entrouvrait, ses yeux où se reflétait
l'infini bleu de sa vision. Maintenant, ce rêve de fille pauvre, elle le
brodait de son fil d'or; c'était de lui que naissaient, sur le satin
blanc, et les grands lis, et les roses, et le chiffre de Marie. La tige
du lis, en couchure chevronnée, avait l'élancement d'un jet de lumière,
tandis que les feuilles longues et minces, faites de paillettes cousues
chacune avec un brin de cannetille, retombaient en une pluie d'étoiles.
Au centre, le chiffre de Marie était l'éblouissement, d'un relief d'or
massif, ouvragé de guipure et de gaufrure, brûlant comme une gloire de
tabernacle, dans l'incendie mystique de ses rayons. Et les roses de
soies tendres vivaient, et la chasuble entière resplendissait, toute
blanche, miraculeusement fleurie d'or.

Au bout d'un long silence, Angélique leva la tête. Elle regarda
Hubertine d'un air de malice, elle hocha le menton, en répétant:

--Je l'attends, et il viendra.

C'était fou, cette imagination. Mais elle s'entêtait. Cela se passerait
ainsi, elle en était sûre. Rien n'ébranlait sa conviction souriante.

--Quand je te dis, mère, que ces choses arriveront.

Hubertine prit le parti de plaisanter. Et elle la taquina.

--Mais je croyais que tu ne voulais pas te marier. Tes saintes, qui
t'ont tourné la tête, ne se mariaient pas, elles. Plutôt que de s'y
soumettre, elles convertissaient leurs fiancés, elles se sauvaient de
chez leurs parents et se laissaient couper le cou.

La jeune fille écoutait, ébahie. Puis, elle éclata d'un grand rire.
Toute sa santé, tout son amour de vivre, chantait dans cette gaieté
sonore. Ça datait de si loin, les histoires des saintes! Les temps
avaient bien changé, Dieu triomphant ne demandait plus à personne de
mourir pour lui. Dans la Légende, le merveilleux l'avait prise, plus que
le mépris du monde et le goût de la mort. Ah! oui, certes, elle voulait
se marier, et aimer, et être aimée, et être heureuse!

La grosse cloche de la tour se mit à sonner, un vol de moineaux s'envola
d'un lierre énorme, qui encadrait, une des fenêtres de l'abside. Dans
l'atelier, Hubert, toujours, muet, venait de pendre la bannière tendue,
encore humide de colle, pour qu'elle séchât, à un des grands clous de
fer scellés au mur.

Le soleil, en tournant, se déplaçait, égayait les vieux outils, le
diligent, les tourrettes d'osier, le tatignon de cuivre; et, comme il
gagnait les deux ouvrières, le métier où elles travaillaient flamba,
avec ses ensubles et ses lattes vernies par l'usagé, avec tout ce qui
trottait sur l'étoffe, les cannetilles et les paillettes du pâté, les
bobines de soie, les broches chargées d'or fin.

Alors, dans ce rayonnement tiède de printemps, Angélique regarda le
grand lis symbolique qu'elle avait terminé. Puis, elle répondit de son
air d'allégresse confiante:

--Mais c'est Jésus que je veux!




IV


Malgré sa gaieté vivace, Angélique aimait la solitude; et c'était avec
la joie d'une véritable récréation qu'elle se retrouvait seule dans sa
chambre, le matin et le soir: elle s'y abandonnait, elle y goûtait
l'escapade de ses songeries. Parfois même, au cours de la journée,
lorsqu'elle pouvait y courir un instant, elle en était heureuse comme
d'une fuite, en pleine liberté. La chambre, très vaste, tenait toute
une moitié du comble, dont le grenier occupait le reste. Elle était
entièrement blanchie à la chaux, les murs, les solives, jusqu'aux
chevrons apparents des parties mansardées; et, dans cette nudité
blanche, les vieux meubles de chêne semblaient noirs. Lors des
embellissements du salon et de la chambre à coucher, en bas, où avait
monté là l'antique mobilier, datant de toutes les époques: un coffre de
la Renaissance, une table et des chaises Louis XIII, un énorme lit Louis
XIV, une très belle armoire Louis XV.

Seuls, le poêle, en faïence blanche, et la table de toilette, une petite
table recouverte de toile cirée, juraient, au milieu de ces vieilleries
vénérables. Drapé dans une ancienne Perse rose, à bouquets de bruyères,
si pâlie qu'elle était devenue d'un rose éteint, soupçonné à peine,
l'énorme lit surtout gardait la majesté de son grand âge. Mais ce qui
plaisait à Angélique, c'était le balcon. Des deux portes-fenêtres
d'autrefois, l'une, celle de gauche, avait été condamnée, simplement à
l'aide de clous; et le balcon, qui jadis régnait sur la largeur de
l'étage, n'existait plus que devant la fenêtre de droite. Comme les
solives, dessous, étaient encore bonnes, on avait remis un parquet et
vissé dessus une rampe de fer, à la place de l'ancienne balustrade
pourrie. C'était là un coin charmant, une sorte de niche, sous la pointe
du pignon, que fermaient des voliges, remplacées au commencement de ce
siècle. Lorsqu'on se penchait, on voyait toute la façade sur le jardin,
très caduque celle-ci, avec son soubassement de petites pierres
taillées, ses pans de bois garnis de briques apparentes, ses larges
baies, aujourd'hui réduites. En bas, la porte de la cuisine était
surmontée d'un auvent, recouvert de zinc. Et, en haut, les dernières
sablières, qui avançaient d'un mètre, ainsi que le faîtage du comble, se
trouvaient consolidées par de grandes consoles, dont le pied s'appuyait
au bandeau du rez-de-chaussée. Cela mettait le balcon dans toute une
végétation de charpentes, au fond d'une forêt de vieux bois, que
verdissaient des giroflées et des mousses.

Depuis qu'elle occupait la chambre, Angélique avait passé là bien des
heures, accoudée à la rampe, regardant. D'abord, sous elle, s'enfonçait
le jardin, que de grands buis assombrissaient de leur éternelle verdure;
dans un angle, contre l'église, un bouquet de maigres lilas entourait un
vieux banc de granit; tandis que, dans l'autre angle, à moitié cachée
par un lierre dont le manteau couvrait tout le mur du fond, se trouvait
une petite porte débouchant sur le Clos-Marie, vaste terrain laissé
inculte. Ce Clos-Marie était l'ancien verger des moines. Un ruisseau
d'eau vive le traversait, la Chevrote, où les ménagères des maisons
voisines avaient l'autorisation de laver leur linge; des familles de
pauvres se terraient dans les ruines d'un ancien moulin écroulé; et
personne autre n'habitait le champ, que la ruelle des Guerdaches reliait
seule à la rue Magloire, entre les hautes murailles de l'Évêché et
celles de l'hôtel Voincourt. En été, les ormes centenaires des deux
parcs barraient de leurs cimes de feuillage l'horizon étroit, qui était
fermé au midi par la croupe géante de l'église. Ainsi enclavé de toutes
parts, le Clos-Marie dormait dans la paix de son abandon, envahi
d'herbes folles, planté de peupliers et de saules que le vent avait
semés. Parmi les cailloux, la Chevrote bondissait, chantante, d'une
musique continue de cristal.

Jamais Angélique ne se lassait, en face de ce coin perdu.

Et, pendant sept années pourtant, elle n'y avait retrouvé chaque matin
que le spectacle déjà regardé la veille. Les arbres de l'hôtel
Voincourt, dont la façade donnait sur la Grand Rue, étaient si touffus,
que, l'hiver seulement, elle distinguait la fille de la comtesse,
Claire, une enfant de son âge. Dans le jardin de l'Évêché, c'était une
épaisseur de branches plus profonde encore, elle avait tenté en vain de
reconnaître la soutane de Monseigneur; et la vieille grille garnie de
volets, qui s'ouvrait sur le clos, devait être condamnée depuis
longtemps car elle ne se souvenait pas de l'avoir vue entrebâillée une
seule fois, même pour livrer passage à un jardinier. En dehors des
ménagères battant leur linge, elle n'apercevait toujours là que les
mêmes petits pauvres en guenilles, couchés dans les herbes.

Le printemps, cette année, fut d'une douceur exquise. Elle avait seize
ans, et jusqu'à ce jour, ses regards seuls s'étaient plu à voir reverdir
le Clos-Marie, sous les soleils d'avril. Il a poussée des feuilles
tendres, la transparence des soirées chaudes, tout le renouveau odorant
de la terre, simplement, l'amusait.

Mais cette année, au premier bourgeon, son coeur venait de battre. Il y
avait, en elle, un émoi grandissant; depuis que montaient les herbes, et
que le vent lui apportait l'odeur plus forte des verdures. Des angoisses
brusques, sans cause, la serraient à la gorge. Un soir, elle se jeta
dans les bras d'Hubertine, pleurant, n'ayant aucun sujet de chagrin,
bien heureuse au contraire.

La nuit, surtout, elle faisait des rêves délicieux, elle voyait passer
des ombres, elle défaillait en des ravissements, qu'elle n'osait se
rappeler au réveil, confuse de ce bonheur que lui donnaient les anges.
Parfois, au fond de son grand lit, elle s'éveillait en sursaut, les deux
mains jointes, serrées contre sa poitrine; et il lui fallait sauter
pieds nus sur le carreau de sa chambre, tant elle étouffait; et elle
courait ouvrir la fenêtre, elle restait là, frissonnante, éperdue, dans
ce bain d'air frais qui la calmait.

C'était un émerveillement continuel, une surprise de ne pas se
reconnaître, de se sentir comme agrandie de joies et de douleurs qu'elle
ignorait, toute la floraison enchantée de la femme.

Eh! quoi, vraiment, les lilas et les cytises invisibles de l'Évêché
avaient une odeur si douce, qu'elle ne la respirait plus, sans qu'un
flot rose lui montât aux joues? Jamais encore elle ne s'était aperçue de
cette tiédeur des parfums, qui, maintenant, l'effleuraient d'une haleine
vivante. Et, aussi, comment n'avait-elle pas remarqué, les années
précédentes, un grand paulownia en fleur, dont l'énorme bouquet violâtre
apparaissait entre deux ormes du jardin des Voincourt? Cette année, dès
qu'elle le regardait, une émotion troublait ses yeux, tellement ce
violet pâle lui allait au coeur. De même, elle ne se souvenait point
d'avoir entendu la Chevrote causer si haut sur les cailloux, parmi les
joncs de ses rives. Le ruisseau parlait sûrement, elle l'écoutait dire
des mots vagues, toujours répétés, qui l'emplissaient de trouble,
N'était-ce donc plus le champ d'autrefois, que tout l'y étonnait et y
prenait de la sorte des sens nouveaux? ou bien était-ce elle, plutôt,
qui changeait, pour y sentir, y voir et y entendre germer la vie?...

Mais la cathédrale, à sa droite, la masse énorme qui bouchait le ciel,
la surprenait plus encore. Chaque matin, elle s'imaginait la voir pour
la première fois, émue de sa découverte, comprenant que ces vieilles
pierres aimaient et pensaient comme elle. Cela n'était point raisonné,
elle n'avait aucune science, elle s'abandonnait à l'envolée mystique de
la géante, dont l'enfantement avait duré trois siècles et où se
superposaient les croyances des générations. En bas, elle était
agenouillée, écrasée par la prière, avec les chapelles romanes du
pourtour, aux fenêtres à plein cintre, nues, ornées seulement de minces
colonnettes, sous les archivoltes. Puis, elle se sentait soulevée, la
face et les mains au ciel, avec les fenêtres ogivales de la nef,
construites quatre-vingts ans plus tard, de hautes fenêtres légères,
divisées par des meneaux qui portaient des arcs brisés et des roses.
Puis, elle quittait le sol, ravie, toute droite, avec les contreforts et
les arcs-boutants du choeur, repris et ornementés deux siècles après, en
plein flamboiement du gothique, chargés de clochetons, d'aiguilles et de
pinacles:

Des gargouilles, au pied des arcs-boutants, déversaient les eaux des
toitures. On avait ajouté une balustrade garnie de trèfles, bordant la
terrasse, sur les chapelles absidales. Le comble, également, était orné
de fleurons. Et tout l'édifice fleurissait, à mesure qu'il se
rapprochait du ciel, dans un élancement continu, délivré de l'antique
terreur sacerdotale, allant se perdre au sein d'un Dieu de pardon et
d'amour. Elle en avait la sensation physique, elle en était allégée et
heureuse, comme d'un cantique qu'elle aurait chanté, très pur, très fin,
se perdant très haut.

D'ailleurs, la cathédrale vivait. Des hirondelles, par centaines,
avaient maçonné leurs nids sous les ceintures de trèfles, jusque dans
les creux des clochetons et des pinacles; et, continuellement, leurs
vols effleuraient les arcs-boutants et les contreforts, qu'ils
peuplaient. C'étaient aussi les ramiers des ormes de l'évêché, qui se
rengorgeaient au bord des terrasses, allant à petits pas, ainsi que des
promeneurs. Parfois, perdu dans le bleu, à peine gros comme une mouche,
encore beau se lissait les plumes, à la pointe d'une aiguille. Des
plantes, toute une flore, les lichens, les graminées qui poussent aux
fentes des murailles, animaient les vieilles pierres du sourd travail de
leurs racines. Les jours de grandes pluies, l'abside entière
s'éveillait et grondait, dans le ronflement de l'averse battant les
feuilles de plomb du comble, se déversant par les rigoles des galeries,
roulant d'étage en étage avec la clameur d'un torrent débordé. Même les
coups de vent terribles d'octobre et de mars lui donnaient une âme, une
voix de colère et de plainte, quand ils soufflaient au travers de sa
forêt de pignons et d'arcatures, de colonnettes et de roses. Le soleil
enfin la faisait vivre, du jeu mouvant de la lumière, depuis le matin,
qui la rajeunissait d'une gaieté blonde, jusqu'au soir, qui, sous les
ombres lentement allongées, la noyait d'inconnu. Et elle avait son
existence intérieure, comme le battement de ses veines, les cérémonies
dont elle, vibrait toute, avec le branle des cloches, la musique des
orgues, le chant des prêtres.

Toujours la vie frémissait en elle: des bruits perdus, le murmure d'une
messe basse; l'agenouillement léger d'une femme, un frisson à peine
deviné, rien que l'ardeur dévote d'une prière, dite sans paroles, bouche
close.

Maintenant que les jours croissaient, Angélique, le matin et le soir,
restait longuement accoudée au balcon, côte à côte avec sa grande amie
la cathédrale. Elle l'aimait plus encore le soir, quand elle n'en voyait
que la masse énorme se détacher d'un bloc sur le ciel étoilé. Les plans
se perdaient, à peine distinguait-elle les arcs-boutants jetés comme des
ponts dans le vide. Elle la sentait éveillée sous les ténèbres, pleine
d'une songerie de sept siècles, grande des foules qui avaient espéré et
désespéré devant ses autels. C'était une veille continue, venant de
l'infini du passé, allant à l'éternité de l'avenir, la veille
mystérieuse et terrifiante d'une maison où Dieu ne pouvait dormir. Et,
dans la masse noire, immobile et vivante, ses regards retournaient
toujours à la fenêtre d'une chapelle du choeur, au ras des arbustes du
Clos-Marie, la seule qui s'allumât, ainsi qu'un oeil vague ouvert sur la
nuit. Derrière, à l'angle d'un pilier, brûlait une lampe de sanctuaire.
Justement, cette chapelle était celle que les abbés d'autrefois avaient
donnée à Jean V d'Hautecoeur et à ses descendants, avec le droit d'y
être ensevelis, en récompense de leur largesse. Consacrée à saint
Georges, elle avait un vitrail du douzième siècle, où l'on voyait peinte
la légende du saint. Dès le crépuscule, la légende renaissait de
l'ombre, lumineuse, comme une apparition; et c'était pourquoi Angélique,
les yeux rêveurs et charmés, aimait la fenêtre.

Le fond du vitrail était bleu, la bordure, rouge. Sur ce fond d'une
sombre richesse, les personnages, dont les draperies volantes
indiquaient le nu, s'enlevaient en teintes vives, chaque partie faite de
verres colorés, ombrés de noir, pris dans les plombs. Trois scènes de
la légende, superposées, occupaient la fenêtre, jusqu'à l'archivolte.
Dans le bas, la fille du roi, sortie de la ville en habits royaux, pour
être mangée, rencontrait saint Georges, près de l'étang, d'où émergeait
déjà la tête du monstre; et une banderole portait ces mots: «Bon
chevalier, ne te peris pas pour moy, car tu ne me pourrois ayder ne
delivrer, mais periroys avec moy.» Puis, au milieu, c'était le combat,
le saint à cheval traversant le monstre de part en part, ce
qu'expliquait cette phrase: «George brandit tellement sa lance qu'il
navra le dragon et le gecta à terre.» Enfin, au-dessus, la fille du roi
emmenait à la ville le monstre vaincu:

«George dist: gecte luy ta ceincture entour le col, et ne te doubte en
rien, belle fille. Et quant elle eut ce faict, le dragon la suyvit comme
un tres debonnaire chien.» Lors de son exécution, le vitrail devait être
surmonté, dans le plein cintre, d'un motif d'ornement. Mais, plus tard,
quand la chapelle appartint aux Hautecoeur, ils remplacèrent ce motif
par leurs armes.

Et c'était ainsi que, durant les nuits obscures, flambaient, au dessus
de la légende, des armoiries de travail plus récent, éclatantes.
Écartelé, un et quatre, deux et trois, de Jérusalem et d'Hautecoeur; de
Jérusalem, qui est d'argent à la croix potencée d'or, cantonnées de
quatre croisettes de même; d'Hautecoeur, qui est d'azur à la forteresse
d'or, avec un écusson de sable au coeur d'argent en abîme, le tout
accompagné de trois fleurs de lis d'or, deux en chef, une en pointe.
L'écu était soutenu, de dextre et de senestre, par deux chimères d'or,
et timbré, au milieu d'un plumail d'azur, du casque d'argent, damasquiné
d'or, taré de front et fermé d'onze grilles, qui est le casque des ducs,
maréchaux de France, seigneurs titrés et chefs de compagnies
souveraines. Et, pour devise: «Si Dieu volt ie vueil.».

Peu à peu, à force de le voir perçant le monstre de sa lance, tandis que
la fille du roi levait ses mains jointes, Angélique s'était passionnée
pour saint Georges. À cette distance, elle distinguait mal les figures,
elle les apercevait dans un agrandissement de songe, la fille mince,
blonde, avec son propre visage, le saint candide et superbe, d'une
beauté d'archange.

C'était elle qu'il venait délivrer, elle lui aurait baisé les mains de
gratitude. Et, à cette aventure qu'elle rêvait confusément, une
rencontre au bord d'un lac, un grand péril dont la sauvait un jeune
homme plus beau que le jour, se mêlait le souvenir de sa promenade au
château d'Hautecoeur, toute une évocation du donjon féodal, debout sur
le ciel, peuplé des hauts seigneurs de jadis. Les armoiries luisaient
comme un astre des nuits d'été, elle les connaissait bien, les lisait
couramment, avec leurs mots sonores, elle qui brodait souvent des
blasons. Jean V s'arrêtait de porte en porte, dans la ville ravagée par
la peste, montait baiser les mourants sur la bouche et les guérissait,
en disant: «Si, Dieu veut, je veux.» Félicien III, prévenu qu'une
maladie empêchait Philippe le Bel de se rendre en Palestine, y allait
pour lui, pieds nus, un cierge au poing, ce qui lui avait fait octroyer
un quartier des armes de Jérusalem. D'autres, d'autres histoires
s'évoquaient, surtout celle des dames d'Hautecoeur, les Mortes
heureuses, ainsi que les nommait la légende. Dans la famille, les femmes
mouraient jeunes, en plein bonheur. Parfois, deux, trois générations
étaient épargnées, puis la mort reparaissait, souriante, avec des mains
douces, et emportait la fille ou la femme d'un Hautecoeur, les plus
vieilles à vingt ans, au moment de quelque grande félicité d'amour,
Laurette, fille de Raoul Ier, le soir de ses fiançailles avec son cousin
Richard, qui habitait le château, s'étant mise à sa fenêtre, l'aperçut
à la sienne, de la tour de David à la tour de Charlemagne; et elle crut
qu'il l'appelait, et comme un rayon de lune jetait entre eux un pont de
clarté, elle marcha vers lui; mais, au milieu, dans sa hâte, un faux pas
la fit sortir du rayon, elle tomba et se brisa au pied des tours; si
bien que, depuis ce temps, chaque nuit, lorsque la lune est pure, elle
marche dans l'air, autour du château, que baigne de blancheur le muet
frôlement de sa robe immense. Balbine, femme d'Hervé VII, crut pendant
six mois son mari tué à la guerre; puis, un matin qu'elle l'attendait
toujours, au sommet du donjon, elle le reconnut sur la route qui
rentrait, elle descendit en courant, si éperdue de joie, qu'elle en
mourut à la dernière marche de l'escalier; et, aujourd'hui, au travers
des ruines, dès que tombait le crépuscule, elle descendait encore, on la
voyait courir d'étage en étage, filer par les couloirs et les pièces,
passer comme une ombre derrière les fenêtres béantes, ouvertes sur le
vide. Toutes revenaient, Ysabeau, Gudule, Yvonne, Austreberthe, toutes
les Mortes heureuses, aimées de la mort qui leur avait épargné la vie,
en les enlevant d'un coup d'aile, très jeunes, dans le ravissement de
leur premier bonheur. Certaines nuits, leur vol blanc emplissait le
château, ainsi qu'un vol de colombes.

Et jusqu'à la dernière d'elles, la mère du fils de Monseigneur, qu'on
avait trouvée étendue sans vie devant le berceau de son enfant, où,
malade, elle s'était traînée pour mourir, foudroyée par la joie de
l'embrasser. Ces histoires hantaient l'imagination d'Angélique: elle en
parlait comme de faits certains, arrivés la veille; elle avait lu les
noms de Laurette et de Balbine sur de vieilles pierres tombales,
encastrées dans les murs de la chapelle. Alors, pourquoi donc ne
mourrait-elle pas toute jeune, heureuse elle aussi? Les armoiries
rayonnaient, le saint descendait de son vitrail, et elle était ravie au
ciel, dans le petit souffle d'un baiser. La Légende le lui avait
enseigné: n'est-ce pas le miracle qui est la règle commune, le train
ordinaire des choses? Il existe à l'état aigu, continu, s'opère avec une
facilité extrême, à tous propos, se multiplie, s'étale, déborde, même
inutilement, pour le plaisir de nier les lois de la nature. On vit de
plain-pied avec Dieu. Abagar, roi d'Edesse, écrit à Jésus qui lui
répond.

Ignace reçoit des lettres de la Vierge. En tous lieux, la Mère et le
Fils apparaissent, prennent des déguisements, causent d'un air de
bonhomie souriante. Lorsqu'il les rencontre, Étienne est plein de
familiarité. Toutes les vierges épousent Jésus, les martyrs montent au
ciel s'unir à Marie. Et, quant aux anges et aux saints, ils sont les
ordinaires compagnons des hommes, vont, viennent, passent au travers des
murs, se montrent en rêve, parlent du haut des nuages, assistent à la
naissance et à la mort, soutiennent dans les supplices, délivrent des
cachots, apportent des réponses, font des commissions. Sur leurs pas,
c'est une floraison inépuisable de prodiges. Sylvestre attache la gueule
d'un dragon avec un fil. La terre se hausse, pour servir de siège à
Hilaire, que ses compagnons voulaient humilier.

Une pierre précieuse tombe dans le calice de saint Loup. Un arbre écrase
les ennemis de saint Martin, un chien lâche un lièvre, un incendie cesse
de brûler, quand il l'ordonne. Marie l'Égyptienne marche sur la mer, des
mouches à miel s'échappent de la bouche d'Ambroise, à sa naissance.
Continuellement, les saints guérissent les yeux malades, les membres
paralysés ou desséchés, la lèpre, la peste surtout. Pas une maladie ne
résiste au signe de la croix. Dans une foule, les souffrants et les
faibles sont mis à part, pour être guéris en masse, d'un coup de foudre.
La mort est vaincue, les résurrections sont si fréquentes, qu'elles
rentrent dans les petits événements de chaque jour. Et, lorsque les
saints eux-mêmes ont rendu l'âme, les prodiges ne s'arrêtent pas, ils
redoublent, ils sont comme les fleurs vivaces de leurs tombeaux. Deux
fontaines d'huile, remède souverain, coulent des pieds et de la tête de
Nicolas.

Une odeur de rose monte du cercueil de Cécile, quand on l'ouvre. Celui
de Dorothée est plein de manne. Tous les os des vierges et des martyrs
confondent les menteurs, forcent les voleurs à restituer leurs larcins,
exaucent les voeux des femmes stériles, rendent la santé aux moribonds.
Plus rien n'est impossible, l'invisible règne, l'unique loi est le
caprice du surnaturel.

Dans les temples, les enchanteurs s'en mêlent, on voit des faucilles
faucher toutes seules et des serpents d'airain se mouvoir, on entend des
statues de bronze rire et des loups chanter.

Aussitôt, les saints répondent, les accablent: des hosties sont changées
en chair vivante, des images du Christ laissent échapper du sang, des
bâtons plantés en terre fleurissent, des sources jaillissent, des pains
chauds se multiplient aux pieds des indigents, un arbre s'incline et
adore Jésus; et encore les têtes coupées parlent, les calices brisés se
réparent d'eux-mêmes, la pluie s'écarte d'une église pour noyer les
palais voisins, la robe des solitaires ne s'use point, se refait à
chaque saison, comme une peau de bête. En Arménie, les persécuteurs
jettent à la mer les cercueils de plomb de cinq martyrs, et celui qui
contient la dépouille de l'apôtre Barthélemy prend la tête, et les
quatre autres l'accompagnent, pour lui faire honneur, et tous, dans le
bel ordre d'une escadre, ils flottent lentement sous la brise, par de
longues étendues de mer, jusqu'aux rives de Sicile.

Angélique croyait fermement aux miracles. Dans son ignorance, elle
vivait entourée de prodiges, le lever des astres et l'éclosion des
simples violettes. Cela lui semblait fou, de s'imaginer le monde comme
une mécanique, régie par des lois fixes.

Tant de choses lui échappaient, elle se sentait si perdue, si faible,
au milieu de forces dont il lui était impossible de mesurer la
puissance, et qu'elle n'aurait pas même soupçonnées, sans les grands
souffles, parfois, qui lui passaient sur la face! Aussi, en chrétienne
de la primitive Église, nourrie des lectures de la Légende,
s'abandonnait-elle, inerte, entre les mains de Dieu, avec la tache du
péché originel à effacer; elle n'avait aucune liberté, Dieu seul pouvait
opérer son salut en lui envoyant la grâce; et la grâce était de l'avoir
amenée sous le toit des Hubert, à l'ombre de la cathédrale, vivre une
vie de soumission, de pureté et de croyance. Elle l'entendait gronder au
fond d'elle, le démon du mal héréditaire. Qui sait ce qu'elle serait
devenue, dans le sol natal? une mauvaise fille sans doute, tandis
qu'elle grandissait en santé nouvelle, à chaque saison, dans ce coin
béni. N'était-ce pas la grâce, ce milieu fait des contes qu'elle savait
par coeur, de la foi qu'elle y avait bue, de l'au-delà mystique où elle
baignait, ce milieu de l'invisible où le miracle lui semblait naturel,
de niveau avec son existence quotidienne?

Il l'armait pour le combat de la vie; comme la grâce armait les martyrs.
Et elle le créait elle-même, à son insu: il naissait de son imagination
échauffée de fables, des désirs inconscients de sa puberté; il
s'élargissait de tout ce qu'elle ignorait, s'évoquait de l'inconnu qui
était en elle et dans les choses. Tout venait d'elle pour retourner à
elle, l'homme créait Dieu pour sauver l'homme, il n'y avait que le rêve.
Parfois, elle s'étonnait, se touchait le visage, pleine de trouble,
doutant de sa propre matérialité. N'était-elle pas une apparence qui
disparaîtrait, après avoir créé une illusion?

Une nuit de mai, à ce balcon où elle passait de si longues heures, elle
éclata en larmes. Elle n'avait point de tristesse, elle était
bouleversée par une attente, bien que personne ne dût venir. Il faisait
très noir, le Clos-Marie se creusait comme un trou d'ombre, sous le ciel
criblé d'étoiles, et elle ne distinguait que les masses ténébreuses des
vieux ormes de l'Évêché et de l'hôtel Voincourt. Seul, le vitrail de la
chapelle luisait. Si personne ne devait venir, pourquoi donc son coeur
battait-il ainsi, à larges coups? C'était une attente qui datait de
loin, du fond de sa jeunesse, une attenté qui avait grandi avec l'âge,
pour aboutir à cette fièvre anxieuse de sa puberté. Rien ne l'aurait
surprise, il y avait des semaines qu'elle entendait bruire des voix,
dans ce coin de mystère peuplé de son imagination.

La Légende y avait lâché son monde surnaturel de saints et de saintes,
le miracle était prêt à y fleurir. Elle comprenait bien que tout
s'animait, que les voix venaient des choses, jadis silencieuses, que les
feuilles des arbres, les eaux de la Chevrote, les pierres de la
cathédrale lui parlaient. Mais qui donc annonçait ainsi les
chuchotements de l'invisible, que voulaient faire d'elle les forces
ignorées, soufflant de l'au-delà et flottant dans l'air? Elle restait
les yeux sur les ténèbres, comme à un rendez-vous que personne ne lui
avait donné, et elle attendait, elle attendait toujours, jusqu'à tomber
de sommeil, tandis qu'elle sentait l'inconnu décider de sa vie, en
dehors de son vouloir. Pendant une semaine, Angélique pleura ainsi, dans
la nuit sombre. Elle revenait là, et patientait. L'enveloppement, autour
d'elle, continuait, augmentait chaque soir, comme si l'horizon se fût
rétréci et l'eût oppressée. Les choses pesaient sur son coeur, les voix
maintenant bourdonnaient au fond de son crâne, sans qu'elle les entendît
plus clairement. C'était une prise de possession lente, toute la nature,
la terre avec le vaste ciel entrant dans son être. Au moindre bruit, ses
mains brûlaient, ses yeux s'efforçaient de percer les ténèbres. Était-ce
enfin le prodige attendu? Non, rien encore, rien que le battement
d'ailes d'un oiseau de nuit, sans doute. Et elle tendait de nouveau
l'oreille, elle percevait jusqu'au bruissement diffèrent des feuilles,
dans les ormes et dans les saules. Vingt fois, ainsi, un frisson la
secoua toute, lorsqu'une pierre roulait dans le ruisseau ou qu'une bête
rôdeuse glissait d'un mur. Elle se penchait, défaillante. Rien, rien
encore. Enfin, un soir qu'une obscurité plus chaude tombait du ciel.
sans lune, quelque chose commença. Elle craignit de se tromper, cela
était si léger, presque insensible, un petit bruit, nouveau parmi les
bruits qu'elle connaissait. Il tardait à se reproduire, elle retenait
son haleine. Puis, il se fit entendre plus fort, toujours confus. Elle
aurait dit le bruit lointain, à peine deviné, d'un pas, ce tremblement
de l'air annonçant une approche, hors de la vue et des oreilles. Ce
qu'elle attendait venait de l'invisible, sortait lentement de tout ce
qui frissonnait à son entour. Pièce à pièce, cela se dégageait de son
rêve, comme une réalisation des vagues souhaits de sa jeunesse. Était ce
le saint Georges du vitrail qui, de ses pieds muets d'image peinte,
foulait les hautes herbes pour monter vers elle? La fenêtre justement
pâlissait, elle ne voyait plus nettement le saint, pareil à une petite
nuée pourpre, brouillée, évaporée. Cette nuit-là, elle n'en put
apprendre davantage. Mais, le lendemain, à la même heure, par la même
obscurité, le bruit augmenta, se rapprocha un peu. C'était un bruit de
pas, certainement, des pas de vision effleurant le sol. Ils cessaient,
ils reprenaient, ici et là, sans qu'il fût possible de préciser
l'endroit. Peut-être lui arrivaient-ils du jardin des Voincourt, quelque
promeneur nocturne attardé sous les ormes. Peut-être, plutôt,
sortaient-ils des massifs touffus de l'Évêché, des grands lilas dont
l'odeur violente lui noyait le coeur. Elle avait beau fouiller les
ténèbres, son ouïe seule l'avertissait du prodige attendu, son odorat
aussi, ce parfum accru des fleurs, comme si une haleine s'y fût mêlée.
Et, pendant plusieurs nuits, le cercle des pas se resserra sous le
balcon, elle les écouta s'avancer jusqu'au mur, à ses pieds. Là, ils
s'arrêtaient, et un long silence se faisait alors, et l'enveloppement
s'achevait, cette étreinte lente et grandissante de l'ignoré, où elle se
sentait défaillir.

Les soirées suivantes, parmi les étoiles, elle vit paraître le mince
croissant de la lune nouvelle. Mais l'astre déclinait avec le jour
finissant et s'en allait, derrière le comble de la cathédrale, pareil à
un oeil de clarté vive que la paupière recouvre. Elle le suivait, le
regardait s'élargir à chaque crépuscule, impatiente de ce flambeau, qui
allait enfin éclairer l'invisible.

Peu à peu, eu effet, le Clos-Marie sortait de l'obscurité, avec les
ruines de son vieux moulin, ses bouquets d'arbres, son ruisseau rapide.
Et alors, dans la lumière, la création continua. Ce qui venait du rêve
finit par prendre l'ombre d'un corps. Car elle n'aperçut d'abord qu'une
ombre effacée se mouvant sous la lune. Qu'était-ce donc? l'ombre d'une
branche balancée par le vent? Parfois, tout s'évanouissait, le champ
dormait dans une immobilité de mort, elle croyait à une hallucination de
sa vue. Puis, le doute ne fut plus possible, une tache sombre avait
franchi un espace éclairé, se glissant d'un saule à un autre. Elle la
perdait, la retrouvait, sans jamais arriver à la définir. Un soir, elle
crut reconnaître la fuite leste de deux épaules, et ses yeux se
portèrent aussitôt sur le vitrail: il était grisâtre, comme vidé, éteint
par la lune qui l'éclairait en plein. Dès ce moment, elle remarqua que
l'ombre vivante s'allongeait, se rapprochait de sa fenêtre, gagnant
toujours, de trous noirs en trous noirs, parmi les herbes, le long de
l'église: À mesure qu'elle la devinait plus proche, une émotion
grandissante l'envahissait, cette sensation nerveuse qu'on éprouve à
être regardé par des yeux de mystère, qu'on ne voit point. Sûrement, un
être était là; sous les feuilles, qui, les regards levés, ne la quittait
plus. Elle avait, sur les mains, sur le visage, l'impression physique de
ces regards, longs, très doux, craintifs aussi; elle ne s'y dérobait
pas, parce qu'elle les sentait purs, venus du monde enchanté de la
Légende; et son anxiété première se changeait, en un trouble délicieux,
dans sa certitude du bonheur. Une nuit, brusquement, sur la terre
blanche de lune, l'ombre se dessina d'une ligne franche et nette,
l'ombre d'un homme, qu'elle ne pouvait voir, caché derrière les saules.
L'homme ne bougeait pas, elle regarda longtemps l'ombre immobile.

Dès lors, Angélique eut un secret. Sa chambre nue, badigeonnée à la
chaux, toute blanche, en était emplie. Elle restait des heures, dans son
grand lit, où elle se perdait, si minée, les yeux clos, mais ne dormant
pas, revoyant toujours l'ombre immobile, sur le sol éclatant. À l'aube,
quand elle rouvrait les paupières, ses regards allaient de l'armoire
énorme au vieux coffre, du poêle de faïence à la petite table de
toilette, dans la surprise de ne pas retrouver là ce profil mystérieux,
qu'elle eût dessiné d'un trait sûr, de mémoire. Elle l'avait revu en
dormant, glisser parmi les bruyères pâles de ses rideaux. Ses songes
comme sa veille en étaient peuplés. C'était une ombre compagne de la
sienne, elle avait deux ombres, bien qu'elle fût seule, avec son rêve.
Et ce secret, elle ne le confia à personne, pas même à Hubertine, à
laquelle, jusque-là, elle avait tout dit. Lorsque celle-ci la
questionnait, étonnée de sa joie, elle devenait très rouge, elle
répondait que le printemps précoce la rendait joyeuse. Du matin au soir,
elle bourdonnait, ainsi qu'une mouche ivre des premiers soleils. Jamais
les chasubles qu'elle brodait n'avaient flambé d'un tel resplendissement
de soie et d'or. Les Hubert, souriants, la croyaient simplement
bien-portante. Sa gaieté montait à mesure que tombait le jour, elle
chantait au lever de la lune, et quand l'heure était arrivée, elle
s'accoudait au balcon, elle voyait l'ombre. Pendant tout le quartier,
elle la trouva exacte à chaque rendez-vous, droite et muette, sans
qu'elle en sût davantage, ignorante de l'être qui devait la produire.
N'était-ce donc qu'une ombre, une apparence seulement, peut-être le
saint disparu du vitrail, peut-être l'ange qui avait aimé Cécile
autrefois, qui descendait l'aimer à son tour? Cette pensée la, rendait
orgueilleuse, lui était très douce, comme une caresse venue de
l'invisible. Puis, une impatience la prit de connaître, son attente
recommença. La lune, en son plein, éclairait le Clos-Marie. Quand elle
était au zénith, les arbres, sous la lumière blanche qui tombait
d'aplomb, n'avaient plus d'ombres, pareils à des fontaines ruisselantes
de muettes clartés. Tout le champ s'en trouvait baigné, une onde
lumineuse l'emplissait, d'une limpidité de cristal; et l'éclat en était
si pénétrant, qu'on y distinguait jusqu'à la découpure fine des feuilles
de saule. Le moindre frisson de l'air semblait rider ce lac de rayons,
endormi dans sa paix souveraine, entre les grands ormes des jardins
voisins et la croupe géante de la cathédrale.

Deux soirées s'étaient passées encore, lorsque, la troisième nuit, en
venant s'accouder, Angélique reçut au coeur un choc violent. Là, dans la
clarté vive, elle l'aperçut debout, tourné vers elle. Son ombre, ainsi
que celle des arbres, s'était repliée sous ses pieds, avait disparu. Il
n'y avait plus que lui; très clair.

À cette distance, elle le voyait comme en plein jour, âgé de vingt ans,
blond, grand et mince. Il ressemblait au saint Georges, à un Jésus
superbe, avec ses cheveux bouclés, sa barbe légère, son nez droit, un
peu fort, ses yeux noirs, d'une douceur hautaine. Et elle le
reconnaissait parfaitement: jamais elle ne l'avait vu autre, c'était
lui, c'était ainsi qu'elle l'attendait. Le prodige s'achevait enfin, la
lente création de l'invisible aboutissait à cette apparition vivante. Il
sortait de l'inconnu, du frisson des choses, des voix murmurantes, des
jeux mouvants de la nuit, de tout ce qui l'avait enveloppée, jusqu'à la
faire défaillir. Aussi le voyait-elle à deux pieds du sol, dans le
surnaturel de sa venue, tandis que le miracle l'entourait de toutes
parts, flottant sur le lac mystérieux de la lune. Il gardait pour
escorte le peuple entier de la Légende, les saints dont les bâtons
fleurissent, les saintes dont les blessures laissent pleuvoir du lait.
Et le vol blanc des vierges pâlissait les étoiles.

Angélique le regardait toujours. Il leva les deux bras, les tendit,
grands ouverts. Elle n'avait pas peur, elle lui souriait.




V


C'était une affaire, tous les trois mois, lorsque Hubertine coulait la
lessive. On louait une femme, la mère Gabet; pendant quatre jours, les
broderies en étaient oubliées; et Angélique elle-même s'en mêlait, se
faisait ensuite une récréation du savonnage et du rinçage, dans les eaux
claires de la Chevrote. Au sortir de la cendre, on brouettait le linge
par la petite porte de communication. On vivait les journées dans le
Clos-Marie, en plein air, en plein soleil.

--Mère, cette fois, je lave, ça m'amuse tant!

Et, secouée de rires, les manches retroussées au-dessus des coudes,
brandissant le battoir, Angélique tapait de bon coeur, dans la joie et
la santé de cette rude besogne qui l'éclaboussait d'écume.

--Ça me durcit les bras, ça me fait du bien, mère!

La Chevrote coupait le champ de biais, d'abord endormie, puis très
rapide, lancée en gros bouillons sur une pente caillouteuse. Elle
sortait du jardin de l'Évêché, par une sorte de vanne, laissée au bas de
la muraille; et, à l'autre bout, à l'angle de l'hôtel Voincourt, elle
disparaissait sous une arche voûtée, s'engouffrait dans le sol, pour
reparaître, deux cents mètres plus loin, tout le long de la rue Basse,
jusqu'au Ligneul, où elle se jetait.

De sorte qu'il fallait bien veiller sur le linge, car on pouvait courir:
toute pièce lâchée était une pièce perdue.

--Mère, attendez, attendez!... Je vais mettre cette grosse pierre sur
les serviettes. Nous verrons si elle les emportera, la voleuse! Elle
calait la pierre, elle retournait en arracher une autre aux décombres du
moulin, ravie de se dépenser, de se fatiguer; et, quand elle se
meurtrissait un doigt, elle le secouait, elle disait que ce n'était
rien: Dans la journée, la famille de pauvres qui se terrait sous ces
ruines, s'en allait à l'aumône, débandée par les routes. Le clos restait
solitaire, d'une solitude délicieuse et fraîche, avec ses bouquets de
saules pâles, ses hauts peupliers, son herbe surtout, son débordement
d'herbe folle, si vivace, qu'on y entrait jusqu'aux épaules. Un silence
frissonnant venait des deux parcs voisins, dont les grands arbres
barraient l'horizon. Dès trois heures, l'ambre de la cathédrale
s'allongeait, d'une douceur recueillie, d'un parfum évaporé d'encens.

Et elle battait le linge plus fort, de toute la force de son bras frais
et blanc.

--Mère! mère, ce que je vais manger, ce soir!... Ah! vous savez, vous
m'avez promis une tarte aux fraises. Mais, pour cette lessivé, le jour
du rinçage, Angélique resta seule. La mère Gabet, souffrant d'une crise
brusque de sa sciatique, n'était pas venue; et d'autres soins de ménage
retenaient Hubertine au logis. Agenouillée dans sa boîte garnie de
paille, la jeune fille prenait les pièces une à une, les agitait
longuement, jusqu'à ce que l'eau n'en fût plus troublée, d'une limpidité
de cristal. Elle ne se hâtait point, elle éprouvait depuis le matin une
curiosité inquiète, ayant eu l'étonnement de trouver là un vieil ouvrier
en blouse grise, qui dressait un léger échafaud, devant la fenêtre de la
chapelle Hautecoeur. Est-ce qu'on voulait réparer le vitrail? Il en
avait bon besoin: des verres manquaient dans le saint Georges; d'autres,
cassés au cours des siècles, étaient remplacés par de simples vitres.

Pourtant, cela l'irritait. Elle était si habituée aux lacunes du saint
perçant le dragon, et de la fille du roi l'emmenant avec sa ceinture,
qu'elle les pleurait déjà, comme si l'on avait eu le dessein de les
mutiler. Il y avait sacrilège à changer de si vieilles choses. Et, tout
d'un coup, lorsqu'elle revint de déjeuner, sa colère s'en alla: un
second ouvrier était sur l'échafaud, jeune celui-ci, également vêtu
d'une blouse grise. Et elle l'avait reconnu, c'était lui. Gaiement, sans
embarras, Angélique reprit sa place, à genoux dans la paille de sa
boîte. Puis, de ses poignets nus, elle se remit à agiter le linge au
fond de l'eau claire. C'était lui, grand, mince, blond, avec sa barbe
fine et ses cheveux bouclés de jeune dieu, aussi blanc de peau qu'elle
l'avait vu sous la blancheur de la lune. Puisque c'était lui, le vitrail
n'avait rien à craindre: s'il y touchait, il l'embellirait. Et elle
n'éprouvait aucune désillusion, à le retrouver vêtu de cette blouse,
ouvrier comme elle, peintre verrier sans doute. Cela, au contraire,
la faisait sourire, dans son absolue certitude en son rêve de royale
fortune. Il n'y avait qu'apparence. À quoi bon savoir? Un matin, il
serait celui qu'il devait être. La pluie d'or ruisselait du comble de
la cathédrale, une marche triomphale éclatait, dans le grondement
lointain des orgues. Même elle ne se demandait pas quel chemin il
prenait pour être là, de nuit et de jour.

À moins d'habiter une des maisons voisines, il ne pouvait passer que par
la ruelle des Guerdaches, qui longeait le mur de l'Évêché, jusqu'à la
rue Magloire.

Alors, une heure charmante s'écoula. Elle se penchait, elle rinçait son
linge, le visage touchant presque l'eau fraîche; mais, à chaque nouvelle
pièce, elle levait la tête, jetait un coup d'oeil, où, dans l'émoi de
son coeur, perçait une pointe de malice. Et, lui, sur l'échafaud, l'air
très occupé à constater l'état du vitrail, la regardait de biais, gêné
dès qu'elle le surprenait ainsi, tourné vers elle. C'était une chose
étonnante comme il rougissait vite, le teint brusquement coloré, de très
blanc qu'il était. À la moindre émotion, colère ou tendresse, tout le
sang de ses veines lui montait à la face. Il avait des yeux de bataille,
et il était si timide, quand il la sentait l'examiner, qu'il redevenait
un petit enfant, embarrassé de ses mains, bégayant des ordres au vieil
homme, son compagnon. Elle, ce qui l'égayait, dans cette eau dont la
turbulence lui rafraîchissait les bras, était de le deviner innocent
comme elle, ignorant de tout, avec la passion gourmande de mordre à la
vie. On n'a pas besoin de dire à voix haute ce qui est, des messagers
invisibles l'apportent, des bouches muettes le répètent. Elle levait la
tête, le surprenait à détourner la sienne, et les minutes coulaient, et
cela était délicieux.

Soudain, elle le vit qui sautait de l'échafaud, puis qui s'en éloignait
à reculons, au travers des herbes, comme pour prendre du champ, afin de
mieux voir. Mais elle faillit éclater de rire, tellement cela était
clair, qu'il voulait se rapprocher d'elle, uniquement. Il avait mis à
sauter une décision farouche d'homme qui risque tout, et la drôlerie
touchante, maintenant, était qu'il restait planté à quelques pas, lui
tournant le dos, n'osant se retourner, dans le mortel embarras de son
action trop vive. Un instant, elle crut bien qu'il repartirait vers le
vitrail, ainsi qu'il en était venu, sans un coup d'oeil en arrière.
Pourtant, il prit une résolution désespérée, il se retourna; et, comme,
justement, elle levait la tête, avec son rire malicieux, leurs regards
se rencontrèrent, demeurèrent l'un dans l'autre. Ce fut, pour les deux,
une grande confusion: ils perdaient contenance, ils n'en seraient jamais
sortis, s'il ne s'était produit alors un, incident dramatique.

--Oh! mon Dieu! cria-t-elle, désolée.

Dans son émotion, la camisole de basin qu'elle rinçait, d'une main
inconsciente, venait de lui échapper; et le ruisseau rapide l'emportait;
et, une minute encore, elle allait disparaître, au coin du mur des
Voincourt, sous l'arche voûtée, où s'engouffrait la Chevrote. Il y eut
quelques secondes d'angoisse. Il avait compris, s'était élancé. Mais le
courant bondissait sur les cailloux, cette diablesse de camisole courait
plus vite que lui. Il se penchait, croyait la saisir, ne prenait qu'une
poigne d'écume. Deux fois, il la manqua. Enfin, excité, de l'air brave
dont on se jette au péril de sa vie, il entra dans l'eau, il sauva la
camisole, juste à l'instant où elle s'abîmait sous terre. Angélique,
qui, jusque-là, avait suivi anxieusement le sauvetage, sentit le rire,
le bon rire lui remonter des flancs. Ah! cette aventure qu'elle avait
tant rêvée, cette rencontre au bord d'un lac, ce terrible danger dont la
délivrait un jeune homme plus beau que le jour! Saint Georges, le
tribun, le guerrier, n'était plus que ce peintre sur verre, ce jeune
ouvrier en blouse grise. Quand elle le vit revenir, les jambes trempées,
tenant la camisole ruisselante d'un geste gauche, comprenant le ridicule
de la passion qu'il avait mise à l'arracher des flots, elle dut se
mordre les lèvres, pour contenir la fusée de gaieté qui lui chatouillait
la gorge.

Lui, s'oubliait à la regarder. Elle était si adorable d'enfance, dans ce
rire qu'elle retenait et dont sa jeunesse vibrait toute! Éclaboussée
d'eau, les bras glacés par le courant, elle sentait bon la pureté, la
limpidité des sources vives, jaillissant de la mousse des forêts.
C'était de la santé et de la joie, au grand soleil. On la devinait bonne
ménagère, et reine pourtant, dans sa robe de travail, avec sa taille
élancée, son visage long de fille de roi, tel qu'il en passe au fond des
légendes. Et il ne savait plus comment lui rendre le linge, tellement il
la trouvait belle, de la beauté d'art qu'il aimait. Cela l'enrageait
davantage, d'avoir l'air d'un innocent, car il s'apercevait très bien de
l'effort qu'elle faisait pour ne pas rire. Il dut se décider, il lui
remit la camisole.

Alors, Angélique comprit que, si elle desserrait les lèvres, elle
éclatait. Ce pauvre garçon! il la touchait beaucoup; mais cela était
irrésistible, elle était trop heureuse, elle avait un besoin de rire, de
rire à perdre haleine, qui la débordait.

Enfin, elle crut qu'elle pouvait parler, voulut dire simplement:

--Merci, monsieur. Mais le rire était revenu, le rire la fit bégayer,
lui coupa la parole; et le rire sonnait très haut, une pluie de notes
sonores, qui chantaient, sous l'accompagnement cristallin de la
Chevrote. Lui, déconcerté, ne trouva rien, pas un mot. Son visage, si
blanc, s'était brusquement empourpré; ses yeux d'enfant timide avaient
flambé, pareils à des yeux d'aigle. Et il s'en alla, il avait disparu
avec le vieil ouvrier, qu'elle riait encore; penchée sur l'eau claire,
s'éclaboussant de nouveau à rincer son linge, dans l'éclatant bonheur de
cette journée.

Le lendemain, dès six heures, on étendit le linge, dont le paquet
s'égouttait depuis la veille. Justement, un grand vent s'était levé qui
aidait au séchage. Même, pour que les pièces ne fussent pas emportées,
on dut les fixer avec des pierres, aux quatre coins. Toute là lessive
était là, étalée, très blanche parmi l'herbe verte, sentant bon l'odeur
des plantes; et le pré semblait s'être fleuri soudain de nappes
neigeuses de pâquerettes.

Après le déjeuner, lorsqu'elle revint donner un regard, Angélique se
désespéra: la lessive entière menaçait de s'envoler, tellement les coups
de vent devenaient plus forts, dans le ciel bleu, d'une limpidité vive,
comme épuré par ces grands souffles; et, déjà, un drap avait filé, des
serviettes étaient allées se plaquer contre les branches d'un saule.
Elle rattrapa les serviettes. Mais, derrière elle, des mouchoirs
partaient. Et personne! elle perdait la tête. Lorsqu'elle voulut étendre
le drap, elle dut se battre. Il l'étourdissait, l'enveloppait d'un
claquement de drapeau. Dans le vent, elle entendit alors une voix qui
disait:

--Mademoiselle, désirez-vous que je vous aide?

C'était lui, et tout de suite elle cria, sans autre préoccupation que
son souci de ménagère:

--Mais bien sûr, aidez-moi donc!... Prenez le bout, là-bas! tenez ferme!

Le drap, qu'ils étiraient de leurs bras solides, battait comme une
voile. Puis, ils le posèrent sur l'herbe, ils remirent aux quatre coins
des pierres plus grosses. Et, maintenant qu'il s'affaissait, dompté, ni
lui ni elle ne se relevaient, agenouillés aux deux bouts, séparés par ce
grand linge, d'une blancheur éblouissante.

Elle finit par sourire, mais sans malice, d'un sourire de remerciement.
Il s'enhardit.

--Moi, je me nomme Félicien.

--Et moi, Angélique.

--Je suis peintre verrier, on m'a chargé de réparer ce vitrail.

--J'habite là, avec mes parents, et je suis brodeuse.

Le grand vent emportait leurs paroles, les flagellait de sa pureté
vivace, dans le chaud soleil dont ils étaient baignés. Ils se disaient
des choses qu'ils savaient, pour le plaisir de se les dire.

--On ne va pas le remplacer, le vitrail?

--Non, non. La réparation ne se verra seulement pas.... Je l'aime autant
que vous l'aimez.

--C'est vrai, je l'aime. Il est si doux de couleur!... J'en ai brodé un,
de saint Georges, mais il était moins beau.

--Oh! moins beau.... Je l'ai vu, si c'est le saint Georges de la chasuble
de velours rouge que l'abbé Comille avait dimanche.

Une merveille!

Elle rougit de plaisir et lui cria brusquement:

--Mettez donc une pierre sur le bord du drap, à votre gauche.

Le vent va nous le reprendre.

Il s'empressa, chargea le linge qui avait eu une grande palpitation, le
battement d'ailes d'un oiseau captif, s'efforçant de voler encore. Et,
comme il ne remuait plus, cette fois, tous deux se relevèrent.
Maintenant, elle marchait par les étroits sentiers d'herbe, entre les
pièces, donnait un coup d'oeil à chacune; tandis que lui la suivait,
très affairé, l'air préoccupé énormément de la perte possible d'un
tablier ou d'un torchon. Cela semblait tout naturel. Aussi
continuait-elle de causer, racontant ses journées, expliquant ses goûts.


--Moi, j'aime que les choses soient à leur place.... Le matin, c'est le
coucou de l'atelier qui me réveille, toujours à six heures; et il ne
ferait pas clair, que je m'habillerais: mes bas sont ici, le savon est
là, une vraie manie. Oh! je ne suis pas née comme ça, j'étais d'un
désordre! Mère a dû en dire, des paroles!... Et, à l'atelier, je ne
ferais rien de bon, si ma chaise n'était pas au même endroit, en face du
jour. Heureusement que je ne suis ni gauchère ni droitière, et que je
brode des deux mains, ce qui est une grâce, car toutes n'y parviennent
pas....

C'est comme les fleurs que j'adore, je ne puis en garder un bouquet près
de moi, sans avoir des maux de tête terribles. Je supporte les violettes
seules, et c'est surprenant, l'odeur m'en calme plutôt. Au moindre
malaise, je n'ai qu'à respirer des violettes, elles me soulagent.

Il l'écoutait, ravi. Il se grisait de la douceur de sa voix, qu'elle
avait d'un charme extrême, pénétrante et prolongée; et il devait être
particulièrement sensible à cette musique humaine, car l'inflexion
caressante, sur certaines syllabes, lui mouillait les yeux.

--Ah! dit-elle en s'interrompant, voici les chemises qui sont bientôt
sèches.

Puis, elle acheva ses confidences, dans le besoin naïf et inconscient de
se faire connaître.--Le blanc, c'est toujours beau, n'est-ce pas?
Certains jours, j'ai assez du bleu, du rouge, de toutes les couleurs;
tandis que le blanc est une joie complète dont jamais je ne me lasse.

Rien n'y blesse, on voudrait s'y perdre.... Nous avions un chat blanc,
avec des taches jaunes, et je lui avais peint ses taches.

Il était très bien, mais ça n'a pas tenu.... Tenez! ce que mère ne sait
pas, je garde tous les déchets de soie blanche, j'en ai plein un tiroir,
pour rien, pour le plaisir de les regarder et de les toucher, de temps
en temps.... Et j'ai un autre secret, oh! un gros celui-là! Quand je
m'éveille, chaque matin, il y a près de mon lit, quelqu'un, oui! une
blancheur qui s'envole! Il n'eut pas un doute, il parut fermement la
croire. Cela n'était-il pas simple et dans l'ordre? Une jeune princesse
ne l'aurait point conquis si vite, parmi les magnificences de sa cour.
Elle avait, au milieu de tout ce linge blanc, sur cette herbe verte, un
grand air charmant, joyeux et souverain, qui le prenait au coeur, d'une
étreinte grandissante. C'en était fait, il n'y avait plus qu'elle, il
la suivrait jusqu'au bout de la vie.

Elle continuait à marcher, de son petit pas rapide, en tournant parfois
la tête, avec un sourire; et il venait derrière toujours, suffoqué de ce
bonheur, sans aucun espoir de l'atteindre jamais.

Mais une bourrasque souffla, un vol de menus linges, des cols et des
manchettes de percale, des fichus et des guimpes de batiste, fut
soulevé, s'abattit au loin, ainsi qu'une troupe d'oiseaux blancs, roulés
dans la tempête.

Et Angélique se mit à courir.

--Ah! mon Dieu! arrivez donc! aidez-moi donc!

Tous deux s'étaient précipités. Elle arrêta un col, sur le bord de la
Chevrote. Lui, déjà, tenait deux guimpes, retrouvées au milieu de hautes
orties. Les manchettes, une à une, furent reconquises. Mais, dans leurs
courses à toutes jambes, trois fois elle venait de l'effleurer, des plis
envolés de sa jupe; et, chaque foi?, il avait eu une secousse au coeur,
la face subitement rouge. À son tour, il la frôla, en faisant un saut
pour rattraper le dernier fichu, qui lui échappait. Elle était restée
debout, immobile, étouffant. Un trouble noyait son rire, elle ne
plaisantait plus, ne se moquait plus de ce grand garçon innocent et
gauche. Qu'avait-elle donc, pour n'être plus gaie et pour défaillir
ainsi, sous cette angoisse délicieuse? Quand il lui tendit le fichu,
leurs mains, par hasard, se touchèrent. Ils tressaillirent, ils se
contemplèrent, éperdus. Elle s'était reculée vivement, elle demeura
quelques secondes à ne savoir que résoudre, dans la catastrophe
extraordinaire qui lui arrivait. Puis, tout d'un coup, affolée, elle
prit sa course, elle se sauva, les bras pleins du menu linge,
abandonnant le reste.

Félicien, alors, voulut parler.

--Oh! de grâce... je vous en prie.... Le vent redoublait, lui coupait le
souffle. Désespéré, il la regardait courir, comme si ce grand vent l'eût
emportée. Elle courait, elle courait parmi la blancheur des draps et des
nappes, dans l'or pâle du soleil oblique. L'ombre de la cathédrale
semblait la prendre, et elle était sur le point de rentrer chez elle,
par la petite porte du jardin, sans un regard en arrière.

Mais; au seuil, vivement, elle se retourna, saisie d'une bonté subite,
ne voulant pas qu'il la crût trop fâchée. Et, confuse, souriante, elle
cria:

--Merci! merci!

Était-ce de l'avoir aidée à rattraper son linge qu'elle le remerciait?
Était-ce d'autre chose? Elle avait disparu, la porte se refermait. Et
lui demeura seul, au milieu du champ, sous les grandes rafales
régulières, qui soufflaient, vivifiantes, dans le ciel pur.

Les ormes de l'Évêché s'agitaient avec un long bruit de houle, une voix
haute clamait au travers des terrasses et des arcs-boutants de la
cathédrale. Mais il n'entendait plus que le claquement léger d'un petit
bonnet, noué à une branche de lilas ainsi qu'un bouquet blanc, et qui
était à elle.

À partir de cette journée, chaque fois qu'Angélique ouvrit sa fenêtre,
elle aperçut Félicien, en bas, dans le Clos-Marie. Il avait le prétexte
du vitrail, il y vivait sans que le travail avançât le moins du monde:
Pendant des heures, il s'oubliait derrière un buisson, allongé sur
l'herbe, guettant entre les feuilles.

Et cela était très doux, d'échanger un sourire, matin et soir.

Elle, heureuse, n'en demandait pas davantage. La lessive ne devait
revenir que dans trois mois, la porte du jardin, jusque-là, resterait
close. Mais, à se voir quotidiennement, ce serait si vite passé, trois
mois! et puis, y avait-il un bonheur plus grand que de vivre de la
sorte, le jour pour le regard du soir, la nuit pour le regard du matin?

Dès la première rencontre, Angélique avait tout dit, ses habitudes, ses
goûts, les petits secrets de son coeur. Lui, silencieux, se nommait
Félicien, et elle ne savait rien autre. Peut-être cela devait-il être
ainsi, la femme se donnant toute, l'homme se réservant dans l'inconnu.
Elle n'éprouvait aucune curiosité hâtive, elle souriait, à l'idée des
choses qui se réaliseraient, sûrement. Puis, ce qu'elle ignorait ne
comptait pas, se voir importait seul. Elle ne savait rien de lui, et
elle le connaissait au point de lire ses pensées dans son regard. Il
était venu.

Elle l'avait reconnu, et ils s'aimaient. Alors, ils jouirent
délicieusement de cette possession, à distance. C'étaient sans cesse des
ravissements nouveaux, pour les découvertes qu'ils faisaient. Elle avait
des mains longues, abîmées par l'aiguille, qu'il adora. Elle remarqua
ses pieds minces, elle fut orgueilleuse de leur petitesse. Tout en lui
la flattait, elle lui était reconnaissante d'être beau, elle ressentit
une joie violente, le soir où elle constata qu'il avait la barbe d'un
blond plus cendré que les cheveux, ce qui donnait à son rire une douceur
extrême. Lui, s'en alla éperdu d'ivresse, un matin qu'elle s'était
penchée et qu'il avait aperçu, sur son cou délicat, un signe brun. Leurs
coeurs aussi se mettaient à nu, ils y eurent des trouvailles.
Certainement, le geste dont elle ouvrait sa fenêtre, ingénu et fier,
disait que, dans sa condition de petite brodeuse, elle avait l'âme d'une
reine. De même, elle le sentait bon, en voyant de quel pas léger il
foulait les herbes.

C'était, autour d'eux, un rayonnement de qualités et de grâces, à cette
heure première de leur rencontre. Chaque entrevue apportait son charme.
Il leur semblait que jamais ils n'épuiseraient cette félicité de se
voir.

--Cependant, Félicien marqua bientôt quelque impatience.

Il ne restait plus allongé des heures, au pied d'un buisson, dans
l'immobilité d'un bonheur absolu. Dès qu'Angélique paraissait, accoudée,
il devenait inquiet, tâchait de se rapprocher d'elle. Et cela finissait
par la fâcher un peu, car elle craignait qu'on ne le remarquât. Un jour
même, il y eut une vraie brouille: il s'était avancé jusqu'au mur, elle
dut quitter le balcon. Ce fut une catastrophe, il en demeura bouleversé,
le visage si éloquent de soumission et de prière, qu'elle pardonna le
lendemain, en s'accoudant à l'heure habituelle. Mais l'attente ne lui
suffisait plus, il recommença. Maintenant, il semblait être partout à la
fois, dans le Clos-Marie, qu'il emplissait de sa fièvre.

Il sortait de derrière chaque tronc d'arbre, il apparaissait au-dessus
de chaque touffe de ronces. Comme les ramiers des grands ormes, il
devait avoir son logis aux environs, entre deux branches. La Chevrote
lui était un prétexte à vivre là, penché au-dessus du courant, où il
avait l'air de suivre le vol des nuages. Un jour, elle le vit parmi les
ruines du moulin, debout sur la charpente d'un hangar éventré, heureux
d'être ainsi monté un peu, dans son regret de ne pouvoir voler jusqu'à
son épaule. Un autre jour, elle étouffa un léger cri, en l'apercevant
plus haut qu'elle, entre deux fenêtres de la cathédrale, sur la terrasse
des chapelles du choeur. Comment avait-il pu atteindre cette galerie,
fermée d'une porte dont le bedeau gardait la clef?...

Comment, d'autres fois, le retrouva-t-elle en plein ciel, parmi les
arcs-boutants de la nef et les pinacles des contreforts? De ces
hauteurs, il plongeait au fond de sa chambre, ainsi que les hirondelles
volant à la pointe des clochetons. Jamais elle n'avait eu l'idée de se
cacher. Et, dès lors, elle se barricada, et un trouble la prenait,
grandissant, à se sentir envahie, à être toujours deux. Si elle n'avait
pas de hâte, pourquoi donc son coeur battait-il si fort, comme le
bourdon du clocher en plein branle des grandes fêtes?

Trois jours se passèrent, sans qu'Angélique se montrât, effrayée de
l'audace croissante de Félicien. Elle se jurait de ne plus le revoir,
elle s'excitait à le détester. Mais il lui avait donné de sa fièvre,
elle ne pouvait rester en place, tous les prétextes lui étaient bons à
lâcher la chasuble qu'elle brodait.

Aussi, ayant appris que la mère Gabet gardait le lit, dans le plus
profond dénuement, alla-t-elle la visiter chaque matin.

C'était rue des Orfèvres même, à trois portes. Elle arrivait avec du
bouillon, du sucre, elle redescendait acheter des médicaments, chez le
pharmacien de la Grand-Rue. Et, un jour qu'elle remontait, portant des
paquets et des fioles, elle eut le saisissement de trouver Félicien au
chevet de la vieille femme malade. Il devint très rouge, il s'esquiva
gauchement. Le jour suivant, comme elle partait, il se présenta de
nouveau, elle lui laissa la place, mécontente. Voulait-il donc
l'empêcher de voir ses pauvres? Justement, elle était prise d'une de ces
crises de charité qui lui faisaient se donner toute, pour combler ceux
qui n'avaient rien. Son être se fondait de fraternité pitoyable, à
l'idée de la souffrance. Elle courait chez le père Mascart, un aveugle
paralytique de la rue Basse, à qui elle faisait manger elle-même
l'assiettée de soupe qu'elle lui apportait; chez les Chouteau, l'homme
et la femme, deux vieux de quatre-vingt-dix ans, qui occupaient une cave
de la rue Magloire, où elle avait emménagé d'anciens meubles, pris dans
le grenier des Hubert; chez d'autres, d'autres encore, chez tous les
misérables du quartier, qu'elle entretenait en cachette des choses
traînant autour d'elle, heureuse de les surprendre et de les voir
rayonner, pour quelque reste de la veille. Et voilà que, chez tous,
désormais, elle rencontrait Félicien! Jamais elle ne l'avait tant vu,
elle qui évitait de se mettre à la fenêtre, de crainte de le revoir. Son
trouble grandissait, elle se croyait très en colère.

Dans cette aventure, le pis, vraiment, fut qu'Angélique bientôt
désespéra de sa charité. Ce garçon lui gâtait la joie d'être bonne.
Auparavant, il avait peut-être d'autres pauvres, mais pas ceux-là, car
il ne les visitait point; et il avait dû la guetter, monter derrière
elle, pour les connaître et les lui prendre ainsi, l'un après l'autre.
Maintenant, chaque fois qu'elle arrivait chez les Chouteau, avec un
petit panier de provisions, il y avait des pièces blanches sur la table.
Un jour qu'elle courait porter dix sous, ses économies de toute la
semaine, au père Mascart, qui pleurait sans cesse misère pour son tabac,
elle le trouva riche d'une pièce de vingt francs, luisante comme un
soleil. Même, un soir qu'elle rendait visite à la mère Gabet, celle-ci
la pria de descendre lui changer un billet de banque. Et quel
crève-coeur de constater son impuissance, elle qui manquait d'argent,
lorsque lui, si aisément, vidait sa bourse! Certes, elle était heureuse
de l'aubaine, pour ses pauvres; mais elle n'avait plus de bonheur à
donner, triste de donner si peu, lorsqu'un autre donnait tant. Le
maladroit, ne comprenant pas, croyant la conquérir, cédait à un besoin
de largesses attendri, lui tuait ses aumônes. Sans compter qu'elle
devait subir ses éloges, chez tous les misérables: un jeune homme si
bon, si doux, si bien élevé! Ils ne parlaient plus que de lui, ils
étalaient ses dons comme pour mépriser les siens.

Malgré son serment de l'oublier, elle les questionnait sur son compte:
qu'avait-il laissé, qu'avait-il dit? et il était beau, n'est-ce pas? et
tendre, et timide! Peut-être osait-il parler d'elle? Ah! bien sûr, il en
parlait toujours! Alors, elle l'exécrait décidément, car elle finissait
par en avoir trop lourd sur le coeur.

Enfin, les choses ne pouvaient continuer de la sorte; et, un soir de
mai, par un crépuscule souriant, la catastrophe éclata.

C'était chez les Lemballeuse, la nichée de pauvresses qui se terraient
dans les décombres du vieux moulin. Il n'y avait là que des femmes, la
mère Lemballeuse, une vieille couturée de rides, Tiennette, la fille
aînée, une grande sauvagesse de vingt ans, ses deux petites soeurs, Rose
et Jeanne, les yeux hardis déjà, sous leur tignasse rousse. Toutes
quatre mendiaient par les routes, le long des fossés, rentraient à la
nuit, les pieds cassés de fatigue, dans leurs savates que rattachaient
des ficelles. Et, justement, ce soir-là, Tiennette, ayant achevé de
laisser les siennes parmi les cailloux, était revenue blessée, les
chevilles en sang. Assise devant leur porte, au milieu des hautes herbes
du Clos-Marie, elle s'arrachait de la chair des épines, tandis que la
mère et les deux petites, autour d'elle, se lamentaient.

À ce moment, Angélique arriva, cachant sous son tablier le pain qu'elle
leur donnait chaque semaine. Elle s'était échappée par la petite porte
du jardin, et l'avait laissée ouverte derrière elle, car elle comptait
rentrer en courant. Mais la vue de toute la famille en larmes l'arrêta.

--Quoi donc? qu'avez-vous?...

--Ah! ma bonne demoiselle, gémit la mère Lemballeuse, voyez dans quel
état cette grande bête s'est mise! Demain, elle ne pourra pas marcher,
c'est une journée fichue.... Faudrait des souliers.

Les yeux flambants sur leur crinière, Rose et Jeanne redoublèrent de
sanglots, en criant d'une voix aiguë:

--Faudrait des souliers, faudrait des souliers.

Tiennette avait levé à demi sa tête maigre et noire. Puis, farouche,
sans une parole, elle s'était fait saigner encore, acharnée sur une
longue écharde, à l'aide d'une épingle.

Émue, Angélique donna son aumône.

--Voilà toujours un pain.

--Oh! du pain, reprit la mère, sans doute il en faut. Mais elle ne
marchera pas avec du pain, bien sûr. Et c'est la foire à Bligny, une
foire où elle fait tous les ans plus de quarante sous....

Bon Dieu de bon Dieu! qu'est-ce qu'on va devenir? La pitié et l'embarras
rendirent Angélique muette. Elle avait cinq sous tout ronds dans sa
poche. Avec cinq sous, on ne pouvait guère acheter des souliers, même
d'occasion. Chaque fois, son manque d'argent la paralysait. Et, à cette
minute, ce qui acheva de la jeter hors d'elle, ce fut, comme elle
détournait les yeux, d'apercevoir Félicien, debout à quelques pas, dans
l'ombre croissante. Il avait dû entendre, peut-être se trouvait-il là
depuis longtemps. C'était toujours ainsi qu'il lui apparaissait, sans
qu'elle sût jamais par où ni comment il était venu.

--Il va donner les souliers, pensa-t-elle.

En effet, il s'avançait déjà. Dans le ciel violâtre, naissaient les
premières étoiles. Une grande paix tiède tombait de haut, endormait le
Clos-Marie, dont les saules se noyaient d'ombre.

La cathédrale n'était plus qu'une barre noire, sur le couchant.

--Pour sûr, il va donner les souliers.

Et elle en éprouvait un véritable désespoir. Il donnerait donc tout, pas
une fois elle ne le vaincrait! Son coeur battait à se rompre, elle
aurait voulu être très riche, pour lui montrer qu'elle aussi faisait des
heureux.

Mais les Lemballeuse avaient vu le bon monsieur, la mère s'était
précipitée, les deux petites soeurs geignaient, la main tendue, tandis
que la grande, lâchant ses chevilles sanglantes, regardait de ses yeux
obliques.

--Écoutez, ma brave femme, dit Félicien, vous irez dans la Grand-Rue, au
coin de la rue Basse....

Angélique avait compris, la boutique d'un cordonnier était là. Elle
l'interrompit vivement, si agitée, qu'elle bégayait des mots au hasard.

--En voilà une course inutile!... À quoi bon?... Il est bien plus
simple....

Et elle ne la trouvait pas, cette chose plus simple. Que faire,
qu'inventer pour le devancer dans son aumône? Jamais elle n'aurait cru
le détester à ce point.

--Vous direz que vous venez de ma part, reprit Félicien. Vous
demanderez....

De nouveau, elle l'interrompit, répétant d'un air anxieux:

--Il est bien plus simple.., il est bien plus simple....

Tout d'un coup, calmée, elle s'assit sur une pierre, dénoua ses
souliers, les ôta, ôta les bas eux-mêmes, d'une main vive.

--Tenez! c'est si simple! Pourquoi se déranger?

--Ah! ma bonne demoiselle, Dieu vous le rende! s'écria la mère
Lemballeuse, en examinant les souliers, presque tout neufs. Je les
fendrai dessus, pour qu'ils aillent.... Tiennette, remercie, grande bête!

Tiennette arrachait des mains de Rose et de Jeanne les bas, que
celles-ci convoitaient. Elle ne desserra pas les lèvres.

Mais, à ce moment, Angélique s'aperçut qu'elle avait les pieds nus et
que Félicien les voyait. Une confusion l'envahit.

Elle n'osait plus bouger, certaine que, si elle se levait, il les
verrait davantage. Puis, elle s'alarma, perdit la tête, se mit à fuir.

Dans l'herbe, ses petits pieds couraient, très blancs. La nuit s'était
accrue encore, le Clos-Marie devenait un lac d'ambre, entre les grands
arbres voisins et la masse noire de la cathédrale. Et il n'y avait, au
ras des ténèbres du sol, que la fuite des petits pieds blancs, du blanc
satiné des colombes. Effrayée, ayant peur de l'eau, Angélique suivit la
Chevrotte, pour gagner la planche qui servait de pont. Mais Félicien
avait coupé au travers des broussailles. Si timide jusqu'alors, il était
devenu plus rouge qu'elle, à voir ses pieds blancs; et une flamme le
poussait, il aurait voulu crier la passion qui l'avait possédé tout
entier, dès le premier jour, dans le débordement de sa jeunesse. Puis,
quand elle le frôla, il ne put que balbutier l'aveu, dont ses lèvres
brûlaient: Je vous aime.

Éperdue, elle s'était arrêtée. Un instant, toute droite, elle le
regarda. Sa colère, la haine qu'elle croyait avoir, s'en allait, se
fondait en un sentiment d'angoisse délicieuse. Qu'avait-il dit, pour
qu'elle en fût bouleversée de la sorte? Il l'aimait, elle le savait, et
voilà que le mot murmuré à son oreille la confondait d'étonnement et de
crainte. Lui, enhardi, le coeur ouvert, rapproché du sien par la charité
complice, répéta:

--Je vous aime.

Et elle se remit à fuir, dans sa peur de l'amant. La Chevrotte ne
l'arrêta plus, elle y entra comme les biches poursuivies, ses petits
pieds blancs y coururent parmi les cailloux, sous le frisson de l'eau
glacée. La porte du jardin se referma, ils disparurent.




VI


Pendant deux jours, Angélique fut accablée de remords. Dés qu'elle était
seule, elle pleurait, comme si elle eût commis une faute. Et la
question, d'une obscurité alarmante, renaissait toujours: avait-elle
péché avec ce jeune homme? était-elle perdue, ainsi que ces vilaines
femmes de la Légende, qui cèdent au diable? Les mots, murmurés si bas:
«Je vous aime», retentissaient d'un tel fracas à son oreille, qu'ils
venaient pour sûr de quelque terrible puissance, cachée au fond de
l'invisible. Mais elle ne savait pas, elle ne pouvait savoir, dans
l'ignorance et la solitude où elle avait grandi.

Avait-elle péché avec ce jeune homme? Et elle tâchait de bien se
rappeler les faits, elle discutait les scrupules de son innocence.
Qu'était-ce donc que le péché? Suffisait-il de se voir, de causer, de
mentir ensuite aux parents? Cela ne devait pas être tout le mal. Alors,
pourquoi suffoquait-elle ainsi? pourquoi, si elle n'était pas coupable,
se sentait elle devenir autre, agitée d'une âme nouvelle? Peut-être le
péché poussait-il là, dans ce malaise sourd dont elle défaillait. Elle
avait plein le coeur de choses vagues, indéterminées, toute une
confusion de paroles et d'actes à venir, dont elle s'effarait, avant de
comprendre. Un flot de sang lui empourprait les joues, elle entendait
éclater les mots terrifiants: «Je vous aime»; et elle ne raisonnait
plus, elle se remettait à sangloter, doutant des faits, craignant la
faute au-delà, dans ce qui n'avait pas de nom et pas de forme.

Son grand tourment était de ne s'être pas confiée à Hubertine. Si elle
avait pu l'interroger, celle-ci, d'un mot sans doute, lui aurait révélé
le mystère. Puis, il lui semblait que parler seulement à quelqu'un de
son mal, l'aurait guérie. Mais le secret était devenu trop gros, elle
serait morte de honte. Elle se faisait rusée, affectait des airs
tranquilles, lorsqu'il y avait tempête, au fond de son être. Quand on
l'interrogeait sur ses distractions, elle levait des yeux surpris, en
répondant qu'elle ne pensait à rien. Assise devant son métier, les mains
machinales tirant l'aiguille, très sage, elle était ravagée par une
pensée unique, du matin au soir. Être aimée, être aimée! Et elle à son
tour, aimait-elle? Question obscure encore, celle-ci, que son ignorance
laissait sans réponse. Elle se la répétait jusqu'à s'étourdir, les mots
perdaient leur sens usuel, tout coulait à une sorte de vertige qui
l'emportait. D'un effort, elle se reprenait, elle se retrouvait,
l'aiguille à la main, brodait quand même avec son application
accoutumée, dans un rêve. Peut être couvait-elle quelque grande maladie.
Un soir, en se couchant, elle fut saisie d'un frisson; elle crut qu'elle
ne se relèverait pas. Son coeur battait à se rompre, ses oreilles
s'emplissaient d'un bourdonnement de cloche. Aimait-elle ou allait-elle
mourir? Et elle souriait paisiblement à Hubertine, qui, en train de
cirer son fil, l'examinait, inquiète.

D'ailleurs, Angélique avait fait le serment de ne jamais revoir
Félicien. Elle ne se risquait plus parmi les herbes folles du Clos
Marie, elle ne visitait même plus ses pauvres. Sa peur était qu'il ne se
passât quelque chose d'effrayant, le jour où ils se retrouveraient face
à face. Dans sa résolution, entrait en outre une idée de pénitence, pour
se punir du péché qu'elle avait pu commettre. Aussi, les matins de
rigidité, se condamnait-elle à ne pas jeter un seul coup d'oeil par la
fenêtre, de crainte d'apercevoir, au bord de la Chevrotte, celui qu'elle
redoutait. Et si, tentée, elle regardait, et qu'il ne fût pas là, elle
en était toute triste, jusqu'au lendemain. Or, un matin, Hubert
ordonnait une dalmatique, lorsqu'un coup de sonnette le fit descendre.
Ce devait être un client, quelque commande sans doute, car Hubertine et
Angélique entendaient le bourdonnement des voix, par la porte de
l'escalier restée ouverte. Puis, elles levèrent la tête, très surprises:
des pas montaient, le brodeur amenait le client, ce qui n'arrivait
jamais. Et la jeune fille demeura saisie, en reconnaissant Félicien. Il
était mis simplement, en ouvrier d'art, dont les mains sont blanches.
Puisqu'elle n'allait plus à lui, il venait à elle, après des journées
d'attente vaine et d'incertitude anxieuse, passées à se dire qu'elle ne
l'aimait donc pas.

--Tiens! mon enfant, voici qui te regarde, expliqua Hubert.

Monsieur vient nous commander un travail exceptionnel: Et, ma foi! pour
en causer tranquillement, j'ai préféré le recevoir ici....

C'est à ma fille, monsieur, qu'il faut montrer votre dessin.

Ni lui ni Hubertine n'avaient le moindre soupçon. Ils s'approchèrent
seulement avec curiosité, pour voir. Mais Félicien était, comme
Angélique, étranglé d'émotion. Ses mains tremblaient, lorsqu'il déroula
le dessin; et il dut parler lentement, afin de cacher le trouble de sa
voix.--C'est une mitre pour Monseigneur.... Oui, ces dames de la ville,
qui veulent lui faire ce cadeau, m'ont chargé d'en dessiner les pièces
et d'en surveiller l'exécution. Je suis peintre verrier, mais je
m'occupe beaucoup aussi d'art ancien.... Vous voyez, je n'ai fait que
reconstituer une mitre gothique....

Angélique, penchée sur la grande feuille qu'il posait devant elle, eut
une exclamation légère.

--Oh! sainte Agnès!

C'était, en effet, la martyre de treize ans, la vierge nue et vêtue de
ses cheveux, d'où ne sortaient que ses petits pieds et ses petites
mains, telle qu'elle était sur son pilier, à une des portes de la
cathédrale, telle surtout qu'on la retrouvait à l'intérieur, dans une
vieille statue de bois, anciennement peinte, aujourd'hui d'un blond
fauve, toute dorée par l'âge. Elle occupait la face entière de la mitre,
debout, ravie au ciel, emportée par deux anges; et, au-dessous d'elle,
un paysage très lointain, très fin, s'étendait. Le revers et les barbes
étaient enrichis d'ornements lancéolés, d'un beau style.

--Ces dames, reprit Félicien, font le cadeau pour la procession du
Miracle, et j'ai naturellement cru devoir choisir sainte Agnès....

--L'idée est excellente, interrompit Hubert.

Hubertine dit à son tour:

--Monseigneur sera très touché. La procession du Miracle, qui se
faisait chaque année le 28 juillet, datait de Jean V d'Hautecoeur, en
remerciement du pouvoir miraculeux de guérir, que Dieu lui avait envoyé,
à lui et à sa race, pour sauver Beaumont de la peste. La légende contait
que les Hautecoeur devaient ce pouvoir à l'intervention de sainte Agnès,
dont ils étaient fort dévots; et de là l'usage antique, à la date
anniversaire, de sortir la vieille statue de la sainte, que l'on
promenait solennellement au travers des rues de la ville, dans la pieuse
croyance qu'elle continuait à en écarter tous les maux.

--Pour la procession du Miracle, murmura enfin Angélique les yeux sur le
dessin, mais c'est dans vingt jours, jamais nous n'aurons le temps.

Les Hubert hochèrent la tête. En effet, un pareil travail demandait des
soins infinis. Hubertine, cependant, se tourna vers la jeune fille.

--Je pourrais t'aider, je me chargerais des ornements, et tu n'aurais à
faire que la figure.

Angélique examinait toujours la sainte, dans son trouble.

Non, non! elle refusait, elle se défendait contre la douceur d'accepter.
Ce serait très mal, d'être complice; car, sûrement, Félicien mentait,
elle sentait bien qu'il n'était pas pauvre, qu'il se cachait sous ce
vêtement d'ouvrier; et cette simplicité jouée; toute cette histoire pour
pénétrer jusqu'à elle, la mettait en garde, amusée et heureuse au fond,
le transfigurant, voyant le royal prince qu'il devait être, dans
l'absolue certitude où elle vivait de la réalisation entière de son
rêve.

--Non, répéta-t-elle à demi-voix, nous n'aurions pas le temps.

Et, sans lever les yeux, elle continua, comme se parlant à elle-même:

--Pour la sainte, on ne peut employer ni le passé, ni la guipure. Ce
serait indigne.... Il faut une broderie en or nué.

--Justement, dit Félicien, je songeais à cette broderie, je savais que
mademoiselle en avait retrouvé le secret.... On en voit encore un assez
beau fragment à la sacristie.

Hubert se passionna.--Oui, oui, il est du quinzième siècle, il a été
brodé par une de mes arrière-grand-mères.... De l'or nué, ah! il n'y
avait pas de plus beau travail, monsieur. Mais il demandait trop de
temps, il coûtait trop cher, puis il exigeait de vraies artistes. Voici
deux cents ans que ce travail ne se fait plus.... Et si ma fille refuse,
vous pouvez y renoncer, car elle seule aujourd'hui est capable de
l'entreprendre, et je n'en connais pas d'autre ayant la finesse
nécessaire de l'oeil et de la main.

Hubertine, depuis qu'on parlait de l'or nué, était devenue respectueuse.
Elle ajouta, convaincue:

--En vingt jours, en effet, c'est impossible.... Il y faut une patience
de fée. Mais à regarder fixement la sainte, Angélique venait de faire
une découverte qui noyait de joie son coeur. Agnès lui ressemblait. En
dessinant l'antique statue, Félicien certainement songeait à elle; et
cette pensée qu'elle était ainsi toujours présente, qu'il la revoyait
partout, amollissait sa résolution de l'éloigner. Elle leva le front
enfin, elle l'aperçut tremblant, les yeux mouillés d'une supplication si
ardente, qu'elle fut vaincue. Seulement, par cette malice, cette science
naturelle qui vient aux filles, même quand elles ignorent tout, elle ne
voulut pas avoir l'air de consentir.

--C'est impossible, répéta-t-elle, en rendant le dessin. Je ne le ferais
pour personne.

Félicien eut un geste de véritable désespoir. C'était lui qu'elle
refusait, il croyait le comprendre. Il partait, il dit encore à Hubert:

--Quant à l'argent, tout ce que vous auriez demandé.... Ces dames
mettraient jusqu'à deux mille francs....

Certes, le ménage n'était pas intéressé. En pourtant ce gros chiffre
l'émotionna. Le mari avait regardé la femme. Était-ce fâcheux de laisser
aller une commande si avantageuse!

--Deux mille francs, reprit Angélique de sa voix douce, deux mille
francs, monsieur....

Et elle, pour qui l'argent ne comptait pas, retenait un sourire, un
taquin sourire qui pinçait à peine les coins de sa bouche, s'égayant de
ne point paraître céder au plaisir de le voir, et de lui donner d'elle
une opinion fausse.

--Oh! deux mille francs, monsieur, j'accepte.... Je ne le ferais pour
personne, mais du moment qu'on est décidé à payer.. S'il le faut, je
passerai les nuits.

Hubert et Hubertine, alors, voulurent refuser à leur tour, de crainte
qu'elle ne se fatiguât trop.

--Non, non, on ne peut pas renvoyer l'argent qui vient....

Comptez sur moi. Votre mitre sera prête, la veille de la procession.
Félicien laissa le dessin et se retira, le coeur navré, sans trouver le
courage de donner des explications nouvelles, pour s'attarder encore.
Elle ne l'aimait certainement pas, elle avait affecté de ne point le
reconnaître et de le traiter en client ordinaire, dont l'argent seul est
bon à prendre. D'abord, il s'emporta, il l'accusa d'avoir l'âme basse.
Tant mieux! c'était fini, il ne penserait plus à elle. Puis, comme il y
pensait toujours, il finit par l'excuser: ne vivait-elle pas de son
travail, ne devait-elle pas gagner son pain? Deux jours après, il fut
très malheureux, il se remit à rôder, malade de ne point la voir. Elle
ne sortait plus, elle ne paraissait même plus aux fenêtres. Et il en
était à se dire que, si elle ne l'aimait pas, si elle n'aimait que le
gain, lui chaque jour l'aimait davantage, comme on aime l'amour à vingt
ans, sans raison, au hasard du coeur, pour la joie et la douleur
d'aimer. Un soir, il l'avait vue, et c'en était fait: maintenant,
c'était celle-ci, et non une autre; quelle qu'elle fût, mauvaise ou
bonne, laide ou jolie, pauvre ou riche, il allait en mourir, s'il ne
l'avait point. Le troisième jour, sa souffrance devint telle, que,
malgré son serment d'oublier, il retourna chez les Hubert.

En bas, quand il eut sonné, il fut encore reçu par le brodeur, qui,
devant l'obscurité de ses explications, se décida à le faire monter de
nouveau.

--Ma fille, monsieur désire t'expliquer des choses que je ne comprends
pas très bien.

Alors, Félicien balbutia:

--Si ça ne gêne pas trop mademoiselle, j'aimerais à me rendre compte....
Ces dames m'ont recommandé de suivre en personne le travail.... À moins
pourtant que je ne dérange....

Angélique, en le voyant paraître, avait senti son coeur battre
violemment, jusque dans sa gorge. Il l'étouffait. Mais elle l'apaisa
d'un effort; le sang n'en monta même pas à ses joues; et ce fut très
calme, l'air indifférent, qu'elle répondit:

--Oh! rien ne me dérange, monsieur. Je travaille aussi bien devant le
monde.... Le dessin est de vous, il est naturel que vous en suiviez
l'exécution.

Décontenancé, Félicien n'aurait point osé s'asseoir, sans l'accueil
d'Hubertine, qui souriait de son grave sourire à ce bon client. Tout de
suite, elle se remit au travail, penchée sur le métier, où elle brodait
en guipure les ornements gothiques du revers de la mitre. De son côté,
Hubert venait de décrocher de la muraille une bannière terminée,
encollée, qui depuis deux jours y séchait, et qu'il voulait détendre.
Personne ne parla plus, les deux brodeuses et le brodeur travaillaient,
comme si personne ne se fût trouvé là.

Et le jeune homme s'apaisa un peu, au milieu de cette grande paix. Trois
heures sonnaient, l'ombre de la cathédrale s'allongeait déjà, un
demi-jour fin entrait par la fenêtre large ouverte.

C'était l'heure crépusculaire, qui commençait dès midi, pour la petite
maison, fraîche et verdissante, au pied du colosse. On entendit un bruit
léger de souliers sur les dalles, un pensionnat de fillettes qu'on
menait à confesse. Dans l'atelier, les vieux outils, les vieux murs,
tout ce qui restait là immuable, semblait dormir du sommeil des siècles;
et il en venait aussi beaucoup de fraîcheur et de calme. Un grand carré
de lumière blanche, égale et pure, tombait sur le métier, où se
courbaient les brodeuses, avec leurs délicats profils, dans le reflet
fauve de l'or.

--Mademoiselle, je voulais vous dire, commença Félicien gêné, sentant
qu'il devait motiver sa venue, je voulais vous dire que, pour les
cheveux, l'or me semblait préférable à la soie.

Elle avait levé la tête. Le rire de ses yeux signifia clairement qu'il
aurait pu ne pas se déranger, s'il n'avait point d'autre recommandation
à faire. Et elle se pencha de nouveau, en répondant d'une voix doucement
moqueuse:

--Sans doute, monsieur.

Il fut très sot, il remarqua seulement alors que, justement, elle
travaillait aux cheveux. Devant elle, était le dessin qu'il avait fait,
mais lavé de teintes d'aquarelle, rehaussé d'or, d'une douceur de ton
d'ancienne miniature, pâlie dans un livre d'heures. Et elle copiait
cette image; avec une patience et une adresse d'artiste peignant à la
loupe. Après l'avoir reproduite d'un trait un peu gros sur du satin
blanc, fortement tendu, doublé d'une toile solide, elle avait couvert le
satin de fils d'or lancés de gauche à droite, arrêtés aux deux bouts
simplement, libres et se touchant tous. Puis, se servant de ces fils
comme d'une trame, elle les écartait de la pointe de son aiguille pour
retrouver dessous le dessin, elle suivait ce dessin, cousait les fils
d'or de points de soie en travers, qu'elle assortissait aux nuances du
modèle. Dans les parties d'ombre, la soie cachait complètement l'or;
dans les demi-teintes, les points s'espaçaient de plus en plus; et les
lumières étaient faites de l'or seul, laissé à découvert. C'était l'or
nué, le fond d'or que l'aiguille nuançait de soie, un tableau aux
couleurs fondues, comme chauffées dessous par une gloire, d'un éclat
mystique.

--Ah! dit brusquement Hubert, qui commençait à détendre la bannière, en
dévidant sur ses doigts la ficelle du trélissage, le chef-d'oeuvre d'une
brodeuse autrefois était d'or nué...

Elle devait faire, comme il est écrit dans les statuts, «une image seule
qui est d'or nué, d'un demi-tiers de haut...» Tu aurais été reçue,
Angélique.

Et le silence retomba. Pour les cheveux, dérogeant à la règle, Angélique
avait eu la même idée que Félicien; celle de ne point employer de soie,
de recouvrir l'or avec de l'or; et elle manoeuvrait dix aiguillées d'or
à passer, de tons différents, depuis l'or rouge sombre des brasiers qui
meurent, jusqu'à l'or jaune pâle des forêts d'automne. Agnès, du col aux
chevilles, se vêtait ainsi d'un ruissellement de cheveux d'or. Le flot
partait de la nuque, couvrait les reins d'un épais manteau, débordait
devant, par dessus les épaules, en deux ondes qui, rejointes sous le
menton, coulaient jusqu'aux pieds. Une chevelure du miracle, une toison
fabuleuse, aux boucles énormes, une robe tiède et vivante, parfumée de
nudité pure.

Ce jour-là, Félicien ne sut que regarder Angélique brodant les boucles à
points fendus, dans le sens de leurs enroulements; et il ne se lassait
pas de voir les cheveux croître et flamber sous son aiguille. Leur
profondeur, le grand frisson qui les déroulait d'un coup, le
troublaient. Hubertine, en train de coudre des paillettes, cachant le
fil à chacune avec un grain de frisure, se tournait de temps à autre,
l'enveloppait de son calme regard, quand elle devait jeter au bourriquet
quelque paillette mal faite.

Hubert, qui avait retiré les lattes pour découdre la bannière des
ensubles, achevait de la plier soigneusement. Et Félicien, dont le
silence augmentait l'embarras, finit par comprendre qu'il devait avoir
la sagesse de partir, puisqu'il ne retrouvait aucune des observations
qu'il s'était promis de faire. Il se leva, il bégaya:

--Je reviendrai.... J'ai si mal reproduit le dessin charmant de la tête,
que vous aurez peut-être besoin de mes indications.

Angélique posa sur les siens ses grands yeux noirs tranquillement.

--Non, non.... Mais revenez, monsieur, revenez, si l'exécution vous
inquiète.

Il s'en alla, heureux de la permission, désolé de cette froideur. Elle
ne l'aimait pas, elle ne l'aimerait jamais, c'était décidé.

À quoi bon, alors? Et le lendemain, et les jours suivants, il revint à
la fraîche maison de la rue des Orfèvres. Les heures qu'il n'y passait
pas étaient abominables, ravagées de son combat intérieur, torturées
d'incertitudes. Il ne se calmait que près de la brodeuse, même résigné à
ne pas lui plaire, consolé de tout, pourvu qu'elle fût présente. Chaque
matin, il arrivait, parlait du travail, s'asseyait devant le métier,
comme si sa présence eût été nécessaire; et cela l'enchantait de
retrouver son fin profil immobile, baigné de la clarté blonde de ses
cheveux, de suivre le jeu agile de ses petites mains souples, se
débrouillant au milieu des longues aiguillées. Elle était très simple,
elle le traitait maintenant en camarade. Pourtant, il sentait toujours
entre eux des choses qu'elle ne disait pas et dont son coeur à lui
s'angoissait. Elle levait parfois la tête, avec son air de moquerie, les
yeux impatients et interrogateurs. Puis, en le voyant s'effarer, elle
redevenait très froide.

Mais Félicien avait découvert un moyen de la passionner, dont-il
abusait. C'était de lui parler de son art, des anciens chefs d'oeuvre de
broderie qu'il avait vus, conservés dans les trésors des cathédrales, ou
gravés dans les livres: des chapes superbes, la chape de Charlemagne, en
soie rouge, avec de grands aigles aux ailes éployées, la chape de Sion,
que décore tout un peuple de figures saintes; une dalmatique qui passe
pour la plus belle pièce connue, la dalmatique impériale, où est
célébrée la gloire de Jésus-Christ sur la terre et dans le ciel, la
Transfiguration, le Jugement dernier, dont les nombreux personnages sont
brodés de soies nuancées, d'or et d'argent; un arbre de Jessé aussi, un
orfroi de soie sur satin, qui semble détaché d'un vitrail du quinzième
siècle, Abraham en bas, David, Salomon, la Vierge Marie, puis en haut
Jésus; et ses chasubles admirables, la chasuble d'une simplicité si
grande, le Christ en croix, saignant, éclaboussé de soie rouge sur le
drap d'or, ayant à ses pieds la Vierge soutenue par saint Jean, la
chasuble de Naintré enfin, où l'on voit Marie, assise en majesté, les
pieds chaussés, tenant l'Enfant nu sur ses genoux. D'autres, d'autres
merveilles défilaient, vénérables par leur grand âge, d'une foi, d'une
naïveté dans la richesse, perdues de nos jours, gardant des tabernacles
l'odeur d'encens et la mystique lueur de l'or pâli.

--Ah! soupirait Angélique, c'est fini, ces belles choses. On ne peut pas
seulement retrouver les tons.

Et, les yeux luisants, elle s'arrêtait de travailler, quand il lui
contait l'histoire des grandes brodeuses et des grands brodeurs
d'autrefois, Simonne de Gaules, Coli Jolye, dont les noms ont traversé
les âges. Puis, tirant de nouveau l'aiguille, elle en restait
transfigurée, elle gardait au visage le rayonnement de sa passion
d'artiste. Jamais elle ne lui semblait plus belle, si enthousiaste, si
virginale, brûlant d'une flamme pure dans l'éclat de l'or et de la soie,
avec son application profonde, son travail de précision, les points
menus où elle mettait toute son âme.

Il cessait de parler, il la contemplait, jusqu'à ce que, réveillée par
le silence, elle s'aperçût de la fièvre où il la jetait. Elle en était
confuse comme d'une défaite, elle rattrapait son calme indifférent, la
voix fâchée.

--Bon! voilà encore mes soies qui s'emmêlent!... Mère, ne remuez donc
pas! Hubertine, qui n'avait point bougé, souriait, tranquille.

Elle s'était inquiétée d'abord des assiduités du jeune homme, elle en
avait causé un soir avec Hubert, en se couchant. Mais ce garçon ne leur
déplaisait pas, il demeurait très convenable: pourquoi se seraient-ils
opposés à des entrevues d'où pouvait sortir le bonheur d'Angélique?
Elle laissait donc aller les choses, qu'elle surveillait, de
son air sage. D'ailleurs, elle-même, depuis quelques semaines,
vivait le coeur gros des tendresses vaines de son mari. C'était
le mois où ils avaient perdu leur enfant; et chaque année, à
cette date, ramenait chez eux les mêmes regrets, les mêmes désirs, lui
tremblant à ses pieds, brûlant de se croire pardonné enfin, elle aimante
et désolée, se donnant toute, désespérant de fléchir le sort. Ils n'en
parlaient point, n'en échangeaient pas un baiser de plus, devant le
monde; mais ce redoublement d'amour sortait du silence de leur chambre,
se dégageait de leur personne, au moindre geste, à la façon dont leurs
regards se rencontraient, s'oubliaient une seconde l'un dans l'autre.

Une semaine s'écoula, le travail de la mitre avançait. Ces entrevues
quotidiennes avaient pris une grande douceur familière.

--Le front très haut, n'est-ce pas? sans trace de sourcils.

--Oui, très haut, et pas une ombre, comme dans les miniatures du
temps.--Passez-moi la soie blanche.

--Attendez, je vais l'effiler.

Il l'aidait, c'était un apaisement que cet ouvrage à deux. Cela les
mettait dans la réalité de tous les jours. Sans qu'un mot d'amour fût
prononcé, sans même qu'un frôlement volontaire rapprochât leurs doigts,
le lien se resserrait à chaque heure.

--Père, que fais-tu donc? on ne t'entend plus.

Elle se tournait, apercevait le brodeur, les mains occupées à charger
une broche, les yeux tendres, fixés sur sa femme.

--Je donne de l'or à ta mère.

Et, de la broche apportée, du remerciement muet d'Hubertine, du
continuel empressement d'Hubert autour d'elle, un souffle tiède de
caresse se dégageait, enveloppait Angélique et Félicien, penchés de
nouveau sur le métier.

L'atelier lui-même, l'antique pièce avec ses vieux outils, sa paix d'un
autre âge, était complice. Il semblait si loin de la rue, reculé au fond
du rêve, dans ce pays des bonnes âmes où règne le prodige, la
réalisation aisée de toutes les joies.

Dans cinq jours, la mitre devait être livrée; et Angélique, certaine
d'avoir fini, de gagner même vingt-quatre heures, respira, s'étonna de
trouver Félicien si près d'elle, accoudé au tréteau. Ils étaient donc
camarades? Elle ne se défendait plus contre ce qu'elle sentait de
conquérant en lui, elle ne souriait plus de malice, à tout ce qu'il
cachait et qu'elle devinait.

Qu'était-ce donc qui l'avait endormie, dans son attente inquiète? Et
l'éternelle question revint, la question qu'elle se posait chaque soir,
à son coucher: l'aimait-elle? Pendant des heures, au fond de son grand
lit, elle avait retourné les mots, cherchant des sens qui lui
échappaient. Brusquement, cette nuit là, elle sentit son coeur se
fendre, elle fondit en larmes, la tête dans l'oreiller, pour qu'on ne
l'entendît point. Elle l'aimait, elle l'aimait, à en mourir. Pourquoi?
comment? elle n'en savait, elle n'en saurait jamais rien; mais elle
l'aimait, tout son être le criait. La clarté s'était faite, l'amour
éclatait comme la lumière du soleil. Elle pleura longtemps, pleine d'une
confusion et d'un bonheur inexprimables, reprise du regret de ne s'être
pas confiée à Hubertine. Son secret l'étouffait, et elle fit un grand
serment, celui de redevenir de glace pour Félicien, de souffrir tout
plutôt que de lui laisser voir sa tendresse.

L'aimer, l'aimer sans le dire, c'était la punition, l'épreuve qui devait
racheter la faute. Elle en souffrait délicieusement, elle songeait aux
martyres de la Légende, il lui semblait qu'elle était leur soeur, à se
flageller ainsi, et que sa gardienne Agnès la regardait avec des yeux
tristes et doux.

Le lendemain, Angélique acheva la mitre. Elle avait brodé avec des soies
refendues, plus légères que des fils de la Vierge, les petites mains et
les petits pieds, les seuls coins de nudité blanche qui sortaient de la
royale chevelure d'or. Elle terminait la face, d'une délicatesse de lis,
où l'or apparaissait comme le sang des veines, sous l'épiderme des
soies. Et cette face de soleil montait à l'horizon de la plaine bleue,
emportée par les deux anges.

Lorsque Félicien entra, il eut un cri d'admiration.

--Oh! elle vous ressemble!

C'était une confession involontaire, l'aveu de cette ressemblance qu'il
avait mise dans son dessin. Il le comprit, devint très rouge.

--C'est vrai, fillette, elle a tes beaux yeux, dit Hubert, qui s'était
approché.

Hubertine se contentait de sourire, ayant fait la remarque depuis
longtemps; et elle parut surprise, attristée même, quand elle entendit
Angélique répondre, de son ancienne voix des mauvais jours:

--Mes beaux yeux, moquez-vous de moi!... Je suis laide, je me connais
bien.

Puis, se levant, se secouant, outrant son rôle de fille intéressée et
froide:

--Ah! c'est donc fini!... J'en avais assez, un fameux poids de moins sur
les épaules!... Vous savez, je ne recommencerais pas pour le même prix.

Saisi, Félicien l'écoutait. Eh! quoi? encore l'argent! Il l'avait sentie
un moment si tendre, si passionnée de son art! S'était-il donc trompé,
qu'il la retrouvait sensible à la seule pensée du gain, indifférente au
point de se réjouir d'avoir fini et de ne plus le voir? Depuis quelques
jours, il se désespérait, cherchait vainement sous quel prétexte il
pourrait revenir. Et elle ne l'aimait pas, et elle ne l'aimerait jamais!
Une telle souffrance lui étreignit le coeur, que ses yeux pâlirent.

--Mademoiselle, n'est-ce pas vous qui monterez la mitre?

--Non, mère fera ça beaucoup mieux....

Je suis trop contente de ne plus avoir à y toucher.

--Vous n'aimez donc pas votre travail?...

--Moi!... Je n'aime rien.

Il fallut qu'Hubertine, sévèrement, la fit taire. Et elle pria Félicien
d'excuser cette enfant nerveuse, elle lui dit que le lendemain, de bonne
heure, la mitre serait à sa disposition.

C'était un congé, mais il ne s'en allait pas, il regardait le vieil
atelier, plein d'ombre et de paix, comme si on l'eût chassé du paradis.
Il avait eu là l'illusion d'heures si douces, il sentait si
douloureusement que son coeur y restait, arraché!

Ce qui le torturait, c'était de ne pouvoir s'expliquer, d'emporter
l'affreuse incertitude. Enfin, il dut partir.

La porte à peine refermée, Hubert demanda:

--Qu'as-tu donc, mon enfant? Es-tu souffrante?

--Eh! non, c'est ce garçon qui m'ennuyait. Je ne veux plus le voir.

Et Hubertine conclut alors:

--C'est bon, tu ne le verras plus. Seulement, rien n'empêche d'être
polie.

Angélique, sous un prétexte, n'eut que le temps de monter dans sa
chambre. Elle y éclata en larmes. Ah! qu'elle était heureuse et qu'elle
souffrait! Son pauvre cher amour, comme il avait dû s'en aller triste!
Mais c'était juré aux saintes, elle l'aimerait à en mourir, et jamais il
ne le saurait.




VII


Le soir du même jour, tout de suite en sortant de table, Angélique se
plaignit d'un grand malaise et remonta dans sa chambre. Ses émotions de
la matinée, ses luttes contre elle-même, l'avaient anéantie. Elle se
coucha immédiatement, elle éclata de nouveau en larmes, la tête enfoncée
sous le drap, avec le besoin désespéré de disparaître, de n'être plus.

Les heures s'écoulèrent, la nuit s'était faite, une ardente nuit de
juillet, dont la paix lourde entrait par la fenêtre, laissée grande
ouverte. Dans le ciel noir luisait un fourmillement d'étoiles. Il devait
être près de onze heures, la lune n'allait se lever que vers minuit, à
son dernier quartier, amincie déjà.

Et, dans la chambre sombre, Angélique pleurait toujours, d'un flot de
pleurs intarissable, lorsqu'un craquement, à sa porte, lui fit lever la
tête.

Il y eut un silence, puis une voix, tendrement, l'appela.

--Angélique.... Angélique... ma chérie....

Elle avait reconnu la voix d'Hubertine. Sans doute, celle-ci, en se
couchant avec son mari, venait d'entendre le bruit lointain des
sanglots; et, inquiète, à demi déshabillée, elle montait voir:

--Angélique, es-tu malade?

Retenant son haleine, la jeune fille ne répondit pas.

Elle n'éprouvait qu'un désir immense de solitude, l'unique soulagement à
son mal. Une consolation, une caresse, même de sa mère, l'aurait
meurtrie. Elle se l'imaginait derrière la porte, elle devinait qu'elle
avait les pieds nus, à la douceur du frôlement sur le carreau. Deux
minutes se passèrent, et elle la sentait toujours là, penchée, l'oreille
collée au bois, ramenant de ses beaux bras ses vêtements défaits.

Hubertine, ne percevant plus rien, pas un souffle, n'osa appeler de
nouveau. Elle était bien certaine d'avoir entendu des plaintes; mais, si
l'enfant avait fini par s'endormir, à quoi bon l'éveiller? Elle attendit
encore une minute, troublée de ce chagrin que lui cachait sa fille,
devinant confusément, emplie elle-même d'une grande émotion tendre. Et
elle se décida à redescendre comme elle était montée, les mains
familières aux moindres détours, sans laisser d'autre bruit derrière
elle, dans la maison noire, que le frôlement doux de ses pieds nus.

Alors, ce fut Angélique qui, assise sur son séant, au milieu de son lit,
écouta. Le silence était si absolu, qu'elle distinguait la pression
légère des talons au bord de chaque marche. En bas, la porte de la
chambre s'ouvrit, se referma; puis, elle saisit un murmure à peine
distinct, un chuchotement affectueux et triste, ce que ses parents
disaient d'elle sans doute, leurs craintes, leurs souhaits; et cela ne
cessait pas, bien qu'ils dussent s'être couchés, après avoir éteint la
lumière. Jamais les bruits nocturnes du vieux logis n'étaient montés de
la sorte jusqu'à elle. D'habitude, elle dormait de son gros sommeil de
jeunesse, elle n'entendait pas même les meubles craquer; tandis que,
dans l'insomnie de sa passion combattue, il lui semblait que la maison
entière aimait et se lamentait. N'étaient-ce pas les Hubert qui, eux
aussi, étouffaient des larmes, toute une tendresse éperdue et désolée
d'être stérile? Elle ne savait rien, elle avait la seule sensation, dans
la nuit chaude, au-dessous d'elle, de cette veille des deux époux, un
grand amour, un grand chagrin, la longue et chaste étreinte des noces
toujours jeunes.

Et, pendant qu'elle était assise, écoutant la maison frissonnante et
soupirante, Angélique ne pouvait se contenir, ses larmes coulaient
encore; mais, à présent, elles ruisselaient muettes, tièdes et vives,
pareilles au sang de ses veines. Une seule question, depuis le matin, se
retournait en elle, la blessait dans tout son être: avait-elle eu raison
de désespérer Félicien, de le renvoyer ainsi, avec la pensée qu'elle ne
l'aimait pas, enfoncée en plein coeur, comme un couteau? Elle l'aimait,
et elle lui avait fait cette souffrance, et elle-même en souffrait
affreusement. Pourquoi tant de douleur? Les saintes demandaient-elles
des larmes? est-ce que cela aurait fâché Agnès, de la savoir heureuse?
Un doute, maintenant, la déchirait.

Autrefois, lorsqu'elle attendait celui qui devait venir, elle arrangeait
mieux les choses: il entrerait, elle le reconnaîtrait, tous deux s'en
iraient ensemble, très loin, pour toujours. Et il était venu, et voilà
que l'un et l'autre sanglotaient, à jamais séparés. À quoi bon? que
s'était-il donc produit? qui avait exigé d'elle ce cruel serment, de
l'aimer sans le lui dire?

Mais, surtout, la crainte d'être la coupable, d'avoir été méchante,
désolait Angélique. Peut-être la fille mauvaise avait-elle repoussé.
Étonnée, elle se rappelait son manège d'indifférence, la façon moqueuse
dont elle accueillait Félicien, le plaisir de malice qu'elle prenait à
lui donner d'elle une idée fausse. Ses larmes redoublaient, son coeur
fondait d'une pitié immense, infinie, pour la souffrance qu'elle avait
ainsi faite, sans le vouloir. Elle le revoyait toujours s'en allant,
elle avait présente la désolation de son visage, ses yeux troubles, ses
lèvres tremblantes; et elle le suivait dans les rues, chez lui, pâle,
blessé à mort par elle, perdant le sang goutte à goutte. Où était-il, à
cette heure? ne frissonnait-il pas de fièvre? Ses mains se serraient
d'angoisse, à l'idée de ne savoir comment réparer, le mal.

Ah! faire souffrir, cette pensée la révoltait! Elle aurait voulu être
bonne, tout de suite, faire du bonheur autour d'elle.

Minuit allait sonner bientôt, les grands ormes de l'Évêché cachaient la
lune à l'horizon, et la chambre restait noire. Alors, la tête retombée
sur l'oreiller, Angélique ne pensa plus, voulut s'endormir; mais elle ne
le pouvait, ses larmes continuaient à couler de ses paupières closes. Et
la pensée revenait, elle songeait aux violettes que, depuis quinze
jours, elle trouvait en montant se coucher, sur le balcon, devant sa
fenêtre. Chaque soir, c'était un bouquet de violettes. Félicien,
certainement, le jetait du Clos-Marie, car elle se souvenait de lui
avoir conté que les violettes seules, par une singulière vertu, la
calmaient, lorsque le parfum des autres fleurs, au contraire, la
tourmentait de terribles migraines; et il lui envoyait ainsi des nuits
douces, tout un sommeil embaumé, rafraîchi de bons rêves. Ce soir-là,
comme elle avait mis le bouquet à son chevet, elle eut l'heureuse idée
de le prendre, elle le coucha avec elle, près de sa joue, s'apaisa à le
respirer. Les violettes enfin tarirent ses larmes.

Elle ne dormait toujours pas, elle demeurait les yeux fermés, baignée de
ce parfum qui venait de lui, heureuse de se reposer et d'attendre, dans
un abandon confiant de tout son être.

Mais un grand frisson passa sur elle. Minuit sonnait, elle ouvrit les
paupières, elle s'étonna de retrouver sa chambre pleine d'une clarté
vive. Au-dessus des ormes, la lune montait avec lenteur, éteignant les
étoiles, dans le ciel pâli. Par la fenêtre, elle apercevait l'abside de
la cathédrale, très blanche.

Et il semblait que ce fût le reflet de cette blancheur qui éclairât la
chambre, une lumière d'aube, laiteuse et fraîche. Les murs blancs, les
solives blanches, toute cette nudité blanche en était accrue, élargie et
reculée ainsi que dans un rêve. Elle reconnaissait pourtant les vieux
meubles de chêne sombre, l'armoire, le coffre, les chaises, avec les
arêtes luisantes de leurs sculptures. Son lit seul, son lit carré, d'une
ampleur royale, l'émotionnait, comme si elle ne l'avait jamais vu,
dressant ses colonnes, portant son dais d'ancienne perse rose, baigné
d'une telle nappe de lune, profonde, qu'elle se croyait sur une nuée, en
plein ciel, soulevée par un vol d'ailes muettes et invisibles.

Un instant, elle en eut le balancement large; puis, ses yeux
s'accoutumèrent, son lit était bien dans l'angle habituel. Elle resta la
tête immobile, les regards errants, au milieu de ce lac de rayons, le
bouquet de violettes sur les lèvres. Qu'attendait-elle? pourquoi ne
pouvait-elle dormir? Elle en était certaine maintenant! elle attendait
quelqu'un. Si elle avait cessé de pleurer, c'était qu'il allait venir.
Cette clarté consolatrice, qui mettait en fuite le noir des mauvais
songes, l'annonçait. Il allait venir, la lune messagère n'était entrée
avant lui que pour les éclairer de cette blancheur d'aurore. La chambre
était tendue de velours blanc, ils pourraient se voir.

Alors, elle se leva, elle s'habilla: une robe blanche simplement, la
robe de mousseline qu'elle avait le jour de la promenade aux ruines
d'Hautecoeur. Elle ne noua même pas ses cheveux qui vêtirent ses
épaules. Ses pieds restèrent nus dans ses pantoufles.

Et elle attendit.

À présent, Angélique ne savait par où il arriverait. Sans doute, il ne
pourrait monter, ils se verraient tous deux, elle accoudée au balcon,
lui en bas, dans le Clos-Marie. Cependant, elle s'était assise, comme si
elle eût compris l'inutilité d'aller à la fenêtre. Pourquoi ne
passerait-il pas au travers des murs, comme les saints de la Légende?
Elle attendait. Mais elle n'était point seule à attendre, elle les
sentait toutes à son entour, les vierges dont le vol blanc l'enveloppait
depuis sa jeunesse. Elles entraient avec le rayon de lune, elle venaient
des grands arbres mystérieux de l'Évêché, aux cimes bleues, des coins
perdus de la cathédrale, enchevêtrant sa forêt de pierres. De tout
l'horizon connu et aimé, de la Chevrotte, des saules, des herbes, la
jeune fille entendait ses rêves qui lui revenaient, les espoirs, les
désirs, ce qu'elle avait mis d'elle dans les choses, à les voir chaque
jour, et que les choses lui renvoyaient.

Jamais les voix de l'invisible n'avaient parlé si haut, elle écoutait
l'au-delà, elle reconnaissait, au fond de la nuit brûlante, sans un
souffle d'air, le léger frisson qui était pour elle le frôlement de la
robe d'Agnès, quand la gardienne de son corps se tenait à son côté. Elle
s'égayait de savoir Agnès là, avec les autres. Et elle attendait.

Du temps s'écoula encore, Angélique n'en avait pas conscience. Cela lui
parut naturel, lorsque Félicien arriva, enjambant la balustrade du
balcon. Sur le ciel blanc, sa taille haute se détachait. Il n'entra pas,
il resta dans le cadre lumineux de la fenêtre.

--N'ayez pas peur.... C'est moi, je suis venu. Elle n'avait pas peur,
elle le trouvait simplement exact.

--C'est par les charpentes, n'est-ce pas, que vous êtes monté?

--Oui, par les charpentes.

Ce moyen si aisé la fit rire. Il s'était hissé d'abord sur l'auvent de
la porte; puis, de là, grimpant le long de la console, dont le pied
s'appuyait au bandeau du rez-de-chaussée, il avait sans peine atteint le
balcon.

--Je vous attendais, venez près de moi.

Félicien, qui arrivait violent, jeté aux résolutions folles, ne bougea
pas, étourdi de cette félicité brusque. Et Angélique, maintenant, était
certaine que les saintes ne lui défendaient pas d'aimer, car elle les
entendait l'accueillir avec elle, d'un rire d'affection, léger comme une
haleine de la nuit; Où avait-elle eu la sottise de prendre qu'Agnès se
fâcherait? À son côté, Agnès était radieuse d'une joie qu'elle sentait
descendre sur ses épaules et l'envelopper, pareille à la caresse de deux
grandes ailes. Toutes, qui étaient mortes d'amour, se montraient
compatissantes aux peines des vierges, et ne revenaient errer, par les
nuits chaudes, que pour veiller, invisibles, sur leurs tendresses en
larmes.

--Venez près de moi, je vous attendais.

Alors, chancelant, Félicien entra. Il s'était dit qu'il la voulait,
qu'il la saisirait entre ses bras, à l'étouffer, malgré ses cris. Et
voilà qu'en la trouvant si douce, voilà qu'en pénétrant dans cette
chambre toute blanche et si pure, il redevenait plus candide et plus
faible qu'un enfant.

Il avait fait trois pas. Mais il frissonnait, il tomba sur les deux
genoux, loin d'elle.

--Si vous saviez quelle abominable torture! Je n'avais jamais souffert
ainsi, l'unique douleur est de ne se croire pas aimé... Je veux bien
tout perdre, être un misérable, mourant de faim, tordu par la maladie.
Mais je ne veux plus passer une journée, avec ce mal dévorant dans le
coeur, de me dire que vous ne m'aimez pas.... Soyez bonne,
épargnez-moi....

Elle l'écoutait, muette, bouleversée de pitié, bienheureuse cependant.

--Ce matin, comme vous m'avez laissé partir! Je m'imaginais que vous
étiez devenue meilleure, que vous aviez compris. Et je vous ai retrouvée
telle qu'au premier jour, indifférente, me traitant en simple client qui
passe, me rappelant durement aux questions basses de la vie.... Dans
l'escalier, je trébuchais. Dehors, j'ai couru, j'avais peur d'éclater en
larmes.

Puis, au moment de monter chez moi, il m'a semblé que j'allais étouffer,
si je m'enfermais.... Alors, je me suis sauvé en rase campagne, j'ai
marché au hasard, un chemin, puis un autre.

La nuit s'est faite, je marchais encore. Mais le tourment galopait aussi
vite et me dévorait. Quand on aime, on ne peut fuir la peine de son
amour.... Tenez! c'était là que vous aviez planté le couteau, et la
pointe s'enfonçait toujours plus avant.

Il eut une longue plainte, au souvenir de son supplice.

--Je suis resté des heures dans l'herbe, abattu par le mal, comme un
arbre arraché... Et plus rien n'existait, il n'y avait que vous. La
pensée que je ne vous aurais pas me faisait mourir. Déjà, mes membres
s'engourdissaient, une folie emportait ma tête.... Et c'est pourquoi je
suis revenu. Je ne sais par où j'ai passé, comment j'ai pu arriver
jusqu'à cette chambre.

Pardonnez-moi, j'aurais fendu les portes avec mes poings, je me serais
hissé à votre fenêtre en plein jour....

Elle était dans l'ombre. Lui, à genoux sous la lune, ne la voyait pas,
toute pâlie de tendresse repentante, si émue qu'elle ne pouvait parler.
Il la crut insensible, il joignit les mains.

--Cela date de loin.... C'est un soir que je vous ai aperçue, ici, à
cette fenêtre. Vous n'étiez qu'une blancheur vague, je distinguais à
peine votre visage, et pourtant je vous voyais, je vous devinais telle
que vous êtes. Mais j'avais très peur, j'ai rôdé, pendant des nuits,
sans trouver le courage de vous rencontrer en plein jour.... Et puis,
vous me plaisiez dans ce mystère, mon bonheur était de rêver à vous,
comme à une inconnue que je ne connaîtrais jamais..: Plus tard, j'ai su
qui vous étiez, on ne peut résister à ce besoin de savoir, de posséder
son rêve. C'est alors que ma fièvre a commencé. Elle a grandi à chaque
rencontre. Vous vous rappelez, la première fois, dans ce champ, le matin
où j'examinais le vitrail. Jamais je ne m'étais senti si gauche, vous
avez eu bien raison de vous moquer de moi.... Et je vous ai effrayée
ensuite, j'ai continué à être maladroit, en vous poursuivant jusque chez
vos pauvres.

Déjà, je cessais d'être le maître de ma volonté, je faisais les choses
avec l'étonnement et la crainte de les faire.... Lorsque je me suis
présenté pour la commande de cette mitre, c'est une force qui me
poussait, car moi je n'osais point, j'étais certain de vous déplaire....
Si vous compreniez à quel point je suis misérable! Ne m'aimez pas, mais
laissez-moi vous aimer. Soyez froide, soyez méchante, je vous aimerai
comme vous serez. Je ne vous demande que de vous voir, sans espoir
aucun, pour l'unique joie d'être ainsi, à vos genoux.

Il se tut, défaillant, perdant courage à croire qu'il ne trouvait rien
pour la toucher. Et il ne sentait pas qu'elle souriait, d'un sourire
invincible, peu à peu grandi sur ses lèvres. Ah! le cher garçon, il
était si naïf et si croyant, il récitait là sa prière de coeur tout neuf
et passionné, en adoration devant elle, comme devant le rêve même de sa
jeunesse! Dire qu'elle avait lutté d'abord pour ne pas le revoir, puis
qu'elle s'était juré de l'aimer sans jamais qu'il le sût! Un grand
silence s'était fait, les saintes ne défendaient point d'aimer,
lorsqu'on aimait ainsi. Derrière son dos, une gaieté avait couru, à
peine un frisson, l'onde mouvante de la lune sur le carreau de la
chambre.

Un doigt invisible, sans doute celui de sa gardienne, se posa sur sa
bouche, pour la desceller de son serment. Elle pouvait parler désormais,
tout ce qui flottait de puissant et de tendre à son entour lui soufflait
des paroles.

--Ah! oui, je me souviens, je me souviens....

Et Félicien, tout de suite, fut pris par la musique de cette voix, dont
le charme était sur lui si fort, que son amour grandissait, rien qu'à
l'entendre.

--Oui, je me souviens, quand vous êtes venu dans la nuit.

Vous étiez si loin, les premiers soirs, que le petit bruit de vos pas me
laissait incertaine. Ensuite, je vous ai reconnu, et j'ai vu plus tard
votre ombre, et un soir enfin vous vous êtes montré, par une belle nuit
pareille à celle-ci, en pleine lumière blanche. Vous sortiez lentement
des choses, tel que je vous attendais depuis des années.... Je me
souviens du grand rire que je retenais, qui a éclaté malgré moi, lorsque
vous avez sauvé ce linge, emporté par la Chevrotte. Je me souviens de ma
colère, lorsque vous me voliez mes pauvres, en leur donnant tant
d'argent, que j'avais l'air d'une avare. Je me souviens de ma peur, le
soir où vous m'avez forcée à courir si vite, les pieds nus dans
l'herbe.... Oui, je me souviens, je me souviens....

Sa voix de cristal s'était troublée un peu, dans le frisson de ce
dernier souvenir qu'elle évoquait, comme si le: Je vous aime, eût de
nouveau passé sur son visage. Et lui, l'écoutait avec ravissement.

--J'ai été méchante, c'est bien vrai. On est si sotte, quand on ne sait
pas! On fait des choses qu'on croit nécessaires, on a peur d'être en
faute, dès qu'on obéit à son coeur. Mais que j'ai eu des remords
ensuite, que j'ai souffert de votre souffrance!... Si je voulais
expliquer cela, je ne pourrais pas sans doute. Lorsque vous êtes venu,
avec votre dessin de sainte Agnès, j'étais enchantée de travailler pour
vous, je me doutais bien que vous reviendriez chaque jour. Et, voyez un
peu, j'ai affecté l'indifférence, comme si je prenais à tâche de vous
chasser de la maison. On a donc le besoin de se rendre malheureux?
Tandis que j'aurais voulu vous accueillir les mains ouvertes, il y
avait, au fond de mon être, une autre femme qui se révoltait, qui avait
crainte et méfiance de vous, qui se plaisait à vous torturer
d'incertitude, dans l'idée vague d'une querelle à vider, dont elle
aurait oublié la cause très ancienne.

Je ne suis pas toujours bonne, il repousse en moi des choses que
j'ignore.... Et, le pis, certes, est que je vous ai parlé d'argent. Ah!
l'argent, moi qui n'y ai jamais songé, qui en accepterais seulement de
pleins chariots pour la joie d'en faire pleuvoir où je voudrais! Quel
amusement de malice ai-je pu prendre à me calomnier ainsi? Me
pardonnerez-vous?

Félicien était à ses pieds. Il avait marché sur les genoux, jusqu'à
elle. C'était inespéré et sans bornes.

Il murmura:

--Ah! chère âme, inestimable, et belle, et bonne, d'une bonté de prodige
qui m'a guéri d'un souffle! Je ne sais plus si j'ai souffert.... Et c'est
à vous de me pardonner, car j'ai à vous faire un aveu, il faut que je
vous dise qui je suis.

Un grand trouble le reprenait, à l'idée qu'il ne pouvait se cacher
davantage, lorsqu'elle se confiait si franchement à lui.

Cela devenait déloyal. Il hésitait pourtant, dans la crainte de la
perdre, si elle s'inquiétait de l'avenir, en le connaissant enfin.

Et elle attendait qu'il parlât, de nouveau malicieuse, malgré elle.

À voix très basse, il continua:

--J'ai menti à vos parents.

--Oui, je sais, dit-elle, souriante.

--Non, vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir, cela est trop loin....
Je ne peins sur verre que pour mon plaisir, il faut que vous sachiez....

Alors, d'un geste prompt, elle lui mit la main sur la bouche, elle
arrêta sa confidence.

--Je ne veux pas savoir.... Je vous attendais, et vous êtes venu.

Cela suffit.

Il ne parlait plus, cette petite main sur ses lèvres le suffoquait de
bonheur.

--Je saurai plus tard, quand il sera temps.... Puis, je vous assure que
je sais. Vous ne pouvez être que le plus beau, le plus riche, le plus
noble, car ce rêve-là est le mien. J'attends bien tranquille, j'ai la
certitude qu'il s'accomplira.... Vous êtes celui que j'espérais, et je
suis à vous....

Une seconde fois, elle s'interrompit, dans le frémissement des mots
qu'elle prononçait. Elle n'était pas seule à les trouver, ils lui
arrivaient de la belle nuit, du grand ciel blanc, des vieux arbres et
des vieilles pierres, endormis dehors, rêvant tout haut ses rêves; et
des voix, derrière elle; les murmuraient aussi, les voix de ses amies de
la Légende, dont l'air était peuplé. Mais un mot restait à dire, celui
où tout allait se fondre, l'attente lointaine, la lente création de
l'amant, la fièvre accrue des premières rencontres. Il s'échappa, du vol
blanc d'un oiseau matinal montant au jour, dans la blancheur vierge de
la chambre.

--Je vous aime.

Angélique, les deux mains ouvertes, glissées sur les genoux, se donnait.
Et Félicien se rappelait le soir où elle courait pieds nus dans l'herbe,
si adorable, qu'il l'avait poursuivie pour balbutier à son oreille: Je
vous aime. Et il entendait bien qu'elle venait seulement de lui
répondre, du même cri: Je vous aime, l'éternel cri sorti enfin de son
coeur grand ouvert.

--Je vous aime.... Prenez-moi, emportez-moi, je vous appartiens.

Elle se donnait, dans un don de toute sa personne. C'était une flamme
héréditaire rallumée en elle. Ses mains tâtonnantes étreignaient le
vide, sa tête trop lourde pliait sur sa nuque délicate. S'il avait tendu
les bras, elle y serait tombée, ignorant tout, cédant à la poussée de
ses veines, n'ayant que le besoin de se fondre en lui. Et ce fut lui,
venu pour la prendre, qui trembla devant cette innocence, si passionnée.
Il la retint doucement par les poignets, il lui recroisa ses mains
chastes sur la poitrine.

Un instant, il la regarda, sans même céder à la tentation de baiser ses
cheveux.

--Vous m'aimez, et je vous aime.... Ah! la certitude d'être aimé!

Mais un émoi les tira de ce ravissement. Qu'était-ce donc?

Ils se voyaient dans une grande lumière blanche, il lui semblait que la
clarté de la lune s'élargissait, resplendissait comme celle d'un soleil.
C'était l'aube, une nuée s'empourprait au-dessus des ormes de l'Évêché.
Eh! quoi? déjà le jour! Ils en restaient confondus, ils ne pouvaient
croire que, depuis des heures, ils étaient là, à causer. Elle ne lui
avait rien dit encore, et lui avait tant d'autres choses à dire!

--Une minute, rien qu'une minute!

L'aube, souriante, grandissait, l'aube déjà tiède d'une chaude journée
d'été. Une à une, les étoiles venaient de s'éteindre, et avec elles
étaient parties les visions errantes, les amies invisibles, remontées
dans un rayon de lune.

Maintenant, sous le plein jour, la chambre n'était plus blanche que de
la blancheur de ses murs et de ses poutres, toute vide avec ses antiques
meubles de chêne sombre: On voyait le lit défait, qu'un des rideaux de
perse, retombé, cachait à demi.

--Une minute, une minute encore!

Angélique s'était levée, refusant, pressant Félicien de partir. Depuis
que le jour croissait, elle était prise d'une confusion, et la vue du
lit l'acheva. À sa droite, elle avait cru entendre un léger bruit,
tandis que ses cheveux s'envolaient, bien que pas un souffle de vent ne
fût entré. N'était-ce pas Agnès qui s'en allait la dernière, chassée par
le soleil?

--Non, laissez-moi, je vous en prie.... Il fait si clair maintenant, j'ai
peur.

Alors, Félicien, obéissant, se retira. Être aimé, cela dépassait son
désir. À la fenêtre pourtant, il se retourna, il la regarda longuement
encore, comme s'il voulait emporter en lui quelque chose d'elle. Tous
deux se souriaient, baignés d'aube, dans cette caresse prolongée de leur
regard.

Une dernière fois, il lui dit:

--Je vous aime.

Et elle répéta:

--Je vous aime.

Ce fut tout, il était descendu déjà par les charpentes, avec une agilité
souple, tandis que, demeurée sur le balcon, accoudée, elle le suivait
des yeux. Elle avait pris le bouquet de violettes, elle le respirait
pour dissiper sa fièvre. Et, quand il traversa le Clos-Marie et qu'il
leva la tête, il l'aperçut qui baisait les fleurs.

Félicien avait à peine disparu derrière les saules, qu'Angélique
s'inquiéta, en entendant, au-dessous d'elle, ouvrir la porte de la
maison. Quatre heures sonnaient, on ne s'éveillait jamais que deux
heures plus tard. Sa surprise augmenta, lorsqu'elle reconnut Hubertine;
car, d'habitude, Hubert descendait le premier.

Elle la vit se promener lentement par les allées de l'étroit jardin, les
bras abandonnés, la face pâle dans l'air matinal, comme si un
étouffement lui eût fait quitter sitôt sa chambre, après une nuit
brûlante d'insomnie. Et Hubertine était très belle encore, vêtue d'un
simple peignoir, avec ses cheveux noués à la hâte; et elle semblait très
lasse, heureuse et désespérée.




VIII


Le lendemain, en s'éveillant d'un sommeil de huit heures, d'un de ces
doux et profonds sommeils qui reposent des grandes félicités, Angélique
courut à sa fenêtre. Le ciel était très pur, le temps chaud continuait,
après un gros orage qui l'avait inquiétée, la veille; et elle cria
joyeusement à Hubert, en train d'ouvrir les volets, au-dessous d'elle!

--Père, père! du soleil!... Ah! que je suis contente, la procession sera
belle!...

Vite, elle s'habilla pour descendre. C'était ce jour-là, le 28 juillet,
que la procession du Miracle devait parcourir les rues de Beaumont. Et,
chaque année, à cette date, il y avait fête chez les brodeurs: on ne
touchait pas une aiguille, on passait la journée à orner le logis,
d'après tout un arrangement traditionnel, que, depuis quatre cents ans,
les mères léguaient aux filles.

Angélique, en se hâtant de prendre son café au lait, s'occupait déjà des
tentures.

--Mère, on devrait les visiter, pour voir si elles sont en bon état.

--Nous avons le temps, répondit Hubertine de sa voix placide. Nous ne
les accrocherons pas avant midi.

Il s'agissait de trois panneaux admirables d'ancienne broderie, que les
Hubert gardaient avec dévotion, comme une relique de famille, et qu'ils
sortaient une fois l'an, le jour où passait la procession. Dès la
veille, selon l'usage, le cérémoniaire, le bon abbé Cornille, était allé
de porte en porte avertir les habitants de l'itinéraire que suivrait la
statue de sainte Agnès, accompagnée de Monseigneur portant le Saint
Sacrement. Il y avait plus de quatre siècles que cet itinéraire restait
le même: le départ se faisait par la porte Sainte-Agnès, la rue des
Orfèvres, la Grand-Rue, la rue Basse; puis, après avoir traversé la
ville nouvelle, on regagnait la rue Magloire et la place du Cloître,
pour rentrer par la grande façade. Et les habitants, sur le parcours,
rivalisaient de zèle, pavoisaient les fenêtres, tendaient les murs de
leurs plus riches étoffes, semaient le petit pavé caillouteux de roses
effeuillées.

Angélique ne se calma que lorsqu'on lui eut permis de tirer les trois
morceaux brodés du tiroir où ils dormaient l'année entière.

--Ils n'ont rien, rien du tout, murmurait-elle, ravie.

Quand elle eut enlevé soigneusement les papiers fins qui les
protégeaient, ils apparurent, tous les trois consacrés à Marie: la
Vierge recevant la visite de l'Ange, la Vierge pleurant au pied de la
croix, la Vierge montant au ciel. Ils dataient du quinzième siècle, en
soie nuancée sur fond d'or, d'une conservation merveilleuse; et les
brodeurs, qui en avaient refusé de grosses sommes, en étaient très
fiers.

--Mère, c'est moi qui les accroche!

C'était toute une affaire. Hubert passa la matinée à nettoyer la vieille
façade. Il emmanchait un balai au bout d'un bâton, il époussetait les
pans de bois garnis de briques, jusqu'aux charpentes du comble; puis, il
lavait à l'éponge le soubassement de pierre, ainsi que toutes les
parties de la tourelle d'escalier qu'il pouvait atteindre. Et les trois
morceaux brodés, alors, prenaient leurs places. Angélique les accrocha,
par les anneaux, aux clous séculaires, l'Annonciation sous la fenêtre de
gauche, l'Assomption sous celle de droite; quant au Calvaire, il avait
ses clous au-dessus de la grande fenêtre du rez-de-chaussée, et elle dut
sortir une échelle pour l'y pendre à son tour. Déjà elle avait garni de
fleurs les fenêtres, l'antique logis semblait revenu au temps lointain
de sa jeunesse, avec ces broderies d'or et de soie rayonnante dans le
beau soleil de fête.

Depuis le déjeuner, toute la rue des Orfèvres s'activait. Pour éviter la
chaleur trop forte, la procession ne sortait qu'à cinq heures; mais, dès
midi, la ville faisait sa toilette. En face des Hubert, l'orfèvre
tendait sa boutique de draperies bleu ciel, bordées d'une frange
d'argent; tandis que le cirier, à côté, utilisait les rideaux de son
alcôve, des rideaux de cotonnade rouge, saignant au plein jour. Et
c'était, à chaque maison, d'autres couleurs, une prodigalité d'étoffes,
tout ce qu'on avait, jusqu'à des descentes de lit, battant dans les
souffles las de la chaude journée. La rue en était vêtue, d'une gaieté
éclatante et frissonnante, changée en une galerie de gala, ouverte sous
le ciel.

Tous les habitants s'y bousculaient, parlant haut, comme chez eux, les
uns promenant des objets à pleins bras, les autres grimpant, clouant,
criant. Sans compter le reposoir qu'on dressait au coin de la Grand-Rue,
et qui mettait en l'air les femmes du voisinage, empressées à fournir
les vases et les candélabres. Angélique courut offrir les deux flambeaux
Empire, qui ornaient la cheminée du salon. Elle ne s'était pas arrêtée
depuis le matin, elle ne se fatiguait même pas, soulevée, portée par sa
grande joie intérieure. Et, comme elle revenait, les cheveux au vent,
effeuiller des roses dans une corbeille, Hubert plaisanta.

--Tu te donneras moins de mal, le jour de tes noces.... C'est donc toi
qu'on marie?

--Mais oui, c'est moi? répondit-elle gaiement.

Hubertine sourit à son tour.

--En attendant, puisque la maison est belle, nous ferions bien de monter
nous habiller.

--Tout de suite, mère.... Voici ma corbeille pleine.

Elle acheva d'effeuiller ses roses, qu'elle se réservait de jeter devant
Monseigneur. Les pétales pleuvaient de ses doigts minces, la corbeille
débordait, légère, odorante. Et elle disparut dans l'étroit escalier de
la tourelle, en disant avec un grand rire:

--Vite! je vais me faire belle comme un astre!

L'après-midi s'avançait. Maintenant, la fièvre active de
Beaumont-l'Église s'était apaisée, une attente frémissait dans les rues,
prêtes enfin, chuchotantes de voix discrètes. La grosse chaleur avait
décru avec le soleil oblique, il ne tombait plus du ciel pâli, entre les
maisons resserrées, qu'une ombre tiède et fine, d'une sérénité tendre.
Et le recueillement était profond, comme si toute la vieille cité
devenait un prolongement de la cathédrale. Seuls, des bruits de voitures
montaient de Beaumont-la-Ville, la cité nouvelle, au bord du Ligneul, où
beaucoup de fabriques ne chômaient même pas, dédaigneuses de fêter cette
antique solennité religieuse.

Dès quatre heures, la grosse cloche de la tour du nord, celle dont le
branle remuait la maison des Hubert, se mit à sonner; et ce fut au même
instant qu'Angélique et Hubertine reparurent, habillées. Celle-ci était
en robe de toile écrue, garnie d'une modeste dentelle de fil, mais la
taille si jeune, dans sa rondeur puissante, qu'elle semblait être la
soeur aînée de sa fille adoptive. Angélique, elle, avait mis sa robe de
foulard blanc; et rien autre, pas un bijou aux oreilles ni aux poignets,
rien que ses mains nues, son col nu, rien que le satin de sa peau
sortant de l'étoffe légère, comme un épanouissement de fleur. Un peigne
invisible, planté à la hâte, retenait mal les boucles de ses cheveux en
révolte, d'un blond de soleil. Elle était ingénue et fière, d'une
simplicité candide, belle comme un astre.

--Ah! dit-elle, on sonne, Monseigneur a quitté l'Évêché.

La cloche continuait, haute et grave, dans la grande pureté du ciel. Et
les Hubert s'installaient à la fenêtre du rez-de-chaussée large ouverte,
les deux femmes accoudées sur la barre d'appui, l'homme debout derrière
elles. C'étaient leurs places accoutumées, ils étaient au bon endroit
pour voir, les premiers à regarder la procession venir du fond de
l'église, sans perdre un cierge du défilé.

--Où est ma corbeille? demanda Angélique.

Il fallut qu'Hubert lui passât la corbeille de roses effeuillées,
qu'elle garda entre ses bras, serrée contre sa poitrine.

--Oh! cette cloche, murmura-t-elle encore, on dirait qu'elle nous berce!

Toute la petite maison vibrait, sonore du branle de la cloche; et la
rue, le quartier restait dans l'attente, gagné par ce frisson, tandis
que les tentures battaient plus languissamment, à l'air du soir. Le
parfum des roses était très doux.

Une demi-heure se passa. Puis, d'un seul coup, les deux vantaux de la
porte Sainte-Agnès furent poussés, les profondeurs de l'église
apparurent, sombres, piquées des petites taches luisantes des cierges.
Et d'abord le porte-croix sortit, un sous-diacre en tunique, flanqué de
deux acolytes tenant chacun un grand flambeau allumé. Derrière eux, se
hâtait le cérémoniaire, le bon abbé Camille, qui, après s'être assuré du
bel état de la rue, s'arrêta sous le porche, assista au défilé un
instant, pour vérifier si les places d'ordre étaient bien prises. Les
confréries laïques ouvraient la marche, des associations pieuses, des
écoles, par rang d'ancienneté. Il y avait des enfants tout petits, des
fillettes en blanc, pareilles à des épousées, des garçonnets frisés et
nu-tête, endimanchés comme des princes, ravis, cherchant déjà leurs
mères du regard. Un gaillard de neuf ans allait seul, au milieu, vêtu en
saint Jean Baptiste, avec une peau de mouton sur ses maigres épaules
nues. Quatre gamines, fleuries de rubans roses, portaient un pavois de
mousseline, où se dressait une gerbe de blé mûr.

Puis, c'étaient de grandes demoiselles, groupées autour d'une bannière
de la Vierge, des dames en noir qui avaient également leur bannière, une
soie cramoisie brodée d'un saint Joseph, d'autres, d'autres bannières
encore, en velours, en satin, balancées au bout des bâtons dorés. Les
confréries d'hommes n'étaient pas moins nombreuses, des pénitents de
toutes les couleurs, les pénitents gris surtout, vêtus de toile bise,
encapuchonnés, et dont l'emblème faisait sensation, une immense croix
garnie d'une roue, à laquelle pendaient, accrochés, les instruments de
la Passion.

Angélique se récria de tendresse, dès que les enfants se montrèrent.

--Oh! les amours! regardez donc! Un, pas plus haut qu'une botte, trois
ans à peine, chancelant et fier sur ses petits pieds, passait si drôle,
qu'elle plongea la main dans la corbeille et le couvrit d'une poignée de
fleurs. Il disparaissait, il avait des roses sur les épaules, parmi les
cheveux. Et le rire tendre qu'il soulevait, gagna de proche en proche,
des fleurs plurent de chaque fenêtre. Dans le silence bourdonnant de la
rue, on n'entendait plus que le piétinement assourdi de la procession,
tandis que les poignées de fleurs s'abattaient sur le pavé, d'un vol
silencieux. Bientôt, il y en eut une jonchée.

Mais, rassuré sur le bon ordre des laïques, l'abbé Cornille
s'impatienta, inquiet de ce que le cortège s'immobilisait depuis deux
minutes, et il s'empressa de regagner la tête, tout en saluant les
Hubert d'un sourire, au passage.

--Qu'ont-ils donc à ne pas marcher? dit Angélique, qu'une fièvre
prenait, comme si elle eût, à l'autre bout, là-bas, attendu son bonheur.

Hubertine répondit de son air calme:

--Ils n'ont pas besoin de courir.

--Quelque encombrement, peut-être un reposoir qu'on achève, expliqua
Hubert.

Les filles de la Vierge s'étaient mises à chanter un cantique, et leurs
voix aiguës montaient dans le plein air, avec une limpidité de cristal.
De proche en proche, le défilé s'ébranla. On repartit.

Maintenant, après les laïques, le clergé commençait à sortir de
l'église, les moins dignes les premiers. Tous, en surplis, se couvraient
de la barrette, sous le porche; et chacun tenait un cierge allumé, ceux
de droite, de la main droite, ceux de gauche, de la main gauche, en
dehors du rang, double rangée de petites flammes mouvantes, presque
éteintes dans le plein jour. D'abord, ce fut le grand séminaire, les
paroisses, les églises collégiales; puis, vinrent les clercs et les
bénéficiaires de la cathédrale, que suivaient les chanoines, les épaules
couvertes de pluviaux blancs. Au milieu d'eux, se trouvaient les
chantres, en chapes de soie rouge, qui avaient commencé l'antienne, à
pleine voix, et auxquels tout le clergé répondait, d'un chant plus
léger. L'hymne Pange lingua s'éleva très pure, la rue était pleine d'un
grand frissonnement de mousseline, les ailes envolées des surplis, que
les petites flammes des cierges criblaient de leurs étoiles d'or pâli.

--Oh! sainte Agnès! murmura Angélique.

Elle souriait à la sainte, que quatre clercs portaient sur un brancard
de velours bleu, orné de dentelle. Chaque année, elle avait un
étonnement, à la voir ainsi hors de l'ombre où elle veillait depuis des
siècles, tout autre sous la grande lumière, dans sa robe de longs
cheveux d'or. Elle était si vieille et très jeune pourtant, avec ses
petites mains, ses petits pieds fluets, son mince visage de fillette,
noirci par l'âge.

Mais Monseigneur devait la suivre. On entendait déjà venir, du fond de
l'église, le balancement des encensoirs.

Il y eut des chuchotements, Angélique répéta:

--Monseigneur.... Monseigneur....

Et, à cette minute, les yeux sur la sainte qui passait, elle se
rappelait les vieilles histoires, les hauts marquis d'Hautecoeur
délivrant Beaumont de la peste, grâce à l'intervention d'Agnès, Jean V
et tous ceux de sa race venant s'agenouiller devant elle, dévots à son
image; et elle les voyait tous, les seigneurs du miracle, défiler un à
un, comme une lignée de princes.

Un large espace était resté vide. Puis, le chapelain chargé du soin de
la crosse s'avança, la tenant droite, la partie courbe vers lui.
Ensuite, parurent deux thuriféraires, qui allaient à reculons et
balançaient à petits coups les encensoirs, ayant chacun près de lui un
acolyte chargé de la navette. Et le grand dais de velours pourpre, garni
de crépines d'or, eut quelque peine à sortir par une des baies de la
porte. Mais, vivement, l'ordre se rétablit, les autorités désignées
prirent les bâtons. Dessous, entre ses diacres d'honneur, Monseigneur
marchait, tête nue, les épaules couvertes de l'écharpe blanche, dont les
deux bouts enveloppaient ses mains, qui portaient le Saint Sacrement
sans le toucher, très haut.

Tout de suite, les thuriféraires venaient de prendre du champ, et les
encensoirs, lancés à la volée, retombèrent en cadence, avec le petit
bruit argentin de leurs chaînettes.

Où donc Angélique avait-elle connu quelqu'un qui ressemblait à
Monseigneur? Un recueillement inclinait tous les fronts. Mais elle, la
tête penchée à demi, le regardait. Il avait la taille haute, mince et
noble, d'une jeunesse superbe pour ses soixante ans. Ses yeux d'aigle
luisaient, son nez un peu fort accentuait l'autorité souveraine de sa
face, adoucie par sa chevelure blanche, en boucles épaisses; et elle
remarqua la pâleur du teint où elle crut voir monter un flot de sang.
Peut être n'était-ce que le reflet du grand soleil d'or, qu'il portait
de ses mains couvertes, et qui le mettait dans un rayonnement de clarté
mystique.

Certainement, un visage à cette ressemblance s'évoquait, au fond d'elle.
Dès les premiers pas, Monseigneur avait commencé les versets d'un
psaume, qu'il récitait à voix basse, avec ses diacres; alternativement.
Et elle trembla, quand elle le vit tourner les yeux vers la fenêtre où
elle était, tellement il lui apparut sévère, d'une froideur hautaine,
condamnant la vanité de toute passion. Ses regards étaient allés aux
trois broderies anciennes, Marie visitée par l'Ange, Marie au pied de la
Croix, Marie montant aux cieux. Ils se réjouirent, puis ils
s'abaissèrent, se fixèrent sur elle, sans que, dans son trouble, elle
pût comprendre s'ils pâlissaient de dureté ou de douceur. Déjà, ils
étaient revenus au Saint Sacrement, immobiles, luisants dans le reflet
du grand soleil d'or. Les encensoirs partaient à la volée, retombaient
avec le bruit argentin des chaînettes, pendant qu'un petit nuage, une
fumée d'encens, montait dans l'air.

Mais le coeur d'Angélique battit à se rompre. Derrière le dais, elle
venait d'apercevoir la mitre, sainte Agnès ravie par deux anges,
l'oeuvre brodée fil à fil de son amour, qu'un chapelain, les doigts
enveloppés d'un voile, portait dévotement, comme une chose sainte. Et
là, parmi les laïques qui suivaient, dans le flot des fonctionnaires,
des officiers, des magistrats, elle reconnaissait Félicien, au premier
rang, mince et blond, en habit, avec ses cheveux bouclés, son nez
droit, un peu fort, ses yeux noirs, d'une douceur hautaine. Elle
l'attendait, elle n'était pas surprise de le voir enfin se changer en
prince. Au regard anxieux qu'il lui jeta, implorant le pardon de son
mensonge, elle répondit par un clair sourire.

--Tiens! murmura Hubertine stupéfaite, n'est-ce point ce jeune homme?

Elle aussi l'avait reconnu, et elle s'inquiéta, lorsque, se tournant,
elle vit sa fille transfigurée.

--Il nous a donc menti?... Pourquoi? le sais-tu?... Sais-tu qui est ce
jeune homme?

Oui, peut-être le savait-elle. Une voix répondait en elle à des
questions récentes. Mais elle n'osait, elle ne voulait plus
s'interroger. La certitude se ferait, lorsqu'il en serait temps.

Elle en sentait l'approche, dans un gonflement d'orgueil et de passion.

--Qu'y a-t-il donc? demanda Hubert, en se penchant derrière sa femme.
Jamais il n'était à la minute présente. Et, quand elle lui eut désigné
le jeune homme, il douta.

--Quelle idée! ce n'est pas lui.

Alors, Hubertine affecta de s'être trompée. C'était le plus sage, elle
se renseignerait. Mais la procession qui venait de s'arrêter de nouveau,
pendant que Monseigneur, à l'angle de la rue, encensait le Saint
Sacrement, parmi les verdures du reposoir, allait repartir; et
Angélique, dont la main s'était oubliée au fond de la corbeille, tenant
une dernière poignée de feuilles de rose, eut un geste trop prompt, jeta
les fleurs, dans son trouble enchanté. Justement, Félicien se remettait
en marche.

Les fleurs pleuvaient, deux pétales, balancés lentement, volèrent, se
posèrent sur ses cheveux. C'était la fin. Le dais avait disparu au coin
de la Grand-Rue, la queue du cortège s'écoulait, laissant le pavé
désert, recueilli, comme assoupi de foi rêveuse, dans l'exhalaison un
peu âpre des roses foulées. Et l'on entendait encore, au loin, de plus
en plus faible, le bruit argentin des chaînettes, retombant à chaque
volée des encensoirs.

--Oh! veux-tu, mère? s'écria Angélique, nous irons dans l'église les
voir rentrer. Le premier mouvement d'Hubertine fut de refuser. Puis,
elle éprouvait elle-même un si grand désir d'avoir une certitude,
qu'elle consentit.

--Oui, tout à l'heure, puisque cela te fait plaisir.

Mais il fallait patienter. Angélique, qui était montée mettre un
chapeau, ne tenait pas en place. Elle revenait à chaque minute devant la
fenêtre, interrogeait le bout de la rue, levait les yeux comme pour
interroger l'espace lui-même; et elle parlait tout haut, elle suivait la
procession, pas à pas.

--Ils descendent la rue Basse.... Ah! les voilà qui doivent déboucher sur
la place, devant la Sous-Préfecture.... Ça n'en finit plus, les grandes
voies de Beaumont-la-Ville. Et pour le plaisir qu'ils ont à voir sainte
Agnès, ces marchands de toile!

Un fin nuage rose, coupé délicatement d'un treillis d'or, planait au
ciel. Cela se sentait, dans l'immobilité de l'air, que toute la vie
civile était suspendue, que Dieu avait quitté sa maison, où chacun
attendait qu'on le ramenât, pour reprendre les occupations quotidiennes.
En face, les draperies bleues de l'orfèvre, les rideaux rouges du
cirier, barraient toujours leurs boutiques.

Les rues semblaient dormir, il n'y avait plus, de l'une à l'autre, que
le lent passage du clergé, dont le cheminement se devinait de tous les
points de la ville.

--Mère, mère, je t'assure qu'ils sont à l'entrée de là rue Magloire. Ils
vont remonter la pente.

Elle mentait, il n'était que six heures et demie, et jamais la
procession ne rentrait avant sept heures un quart. Elle savait bien que
le dais devait longer à ce moment le bas port du Ligneul. Mais elle
avait une telle hâte!...

--Mère, dépêchons, nous n'aurons pas de placé.

--Allons, viens! finit par dire Hubertine, en souriant malgré elle.

--Moi, je reste, déclara Hubert. Je vais décrocher les broderies et je
mettrai la table.

L'église leur parut vide, Dieu n'étant plus là. Toutes les portes en
restaient ouvertes, comme celles d'une maison en déroute, où l'on attend
le retour du maître. Peu de monde entrait, le maître-autel seul, un
sarcophage sévère de style roman, braisillait au fond de la nef, étoilé
de cierges; et le reste du vaste vaisseau, les bas-côtés, les chapelles,
s'emplissaient de nuit, sous la tombée du crépuscule.

Lentement, Angélique et Hubertine firent le tour. En bas, l'édifice
s'écrasait, des piliers trapus portaient les pleins cintres des
collatéraux. Elles marchaient le long de chapelles noires, enterrées
comme des cryptes. Puis, lorsqu'elles traversèrent, devant la
grand-porte, sous la travée des orgues, elles eurent un sentiment de
délivrance, en levant les yeux vers les hautes fenêtres gothiques de la
nef, qui s'élançaient au-dessus de la lourde assise romane. Mais elles
continuèrent par le bas-côté méridional, l'étouffement recommença. À la
croix du transept, quatre colonnes énormes étaient aux quatre angles;
montaient d'un jet soutenir la voûte; et là régnait encore une clarté
mauve, l'adieu du jour dans les roses des façades latérales. Elles
avaient gravi les trois marches qui menaient au choeur, elles tournèrent
par le pourtour de l'abside, la partie la plus anciennement bâtie, d'un
enfouissement de sépulcre. Un instant, contre la vieille grille, très
ouvragée, qui fermait le choeur de partout, elles s'arrêtèrent pour
regarder scintiller le maître-autel, dont les petites flammes se
reflétaient dans, le vieux chêne poli des stalles, de merveilleuses
stalles fleuries de sculptures. Et elles revinrent ainsi à leur point de
départ, levant de nouveau la tête, croyant sentir le souffle de
l'envolée de la nef, tandis que les ténèbres croissantes reculaient,
élargissaient les antiques murailles, où s'évanouissaient des restes
d'or et de peinture.

--Je savais bien qu'il était trop tôt, dit Hubertine.

Angélique, sans répondre, murmura:

--Comme c'est grand!

Il lui semblait qu'elle ne connaissait pas l'église, qu'elle la voyait
pour la première fois. Ses yeux erraient sur les rangées immobiles des
chaises, allaient au fond des chapelles, où l'on ne devinait que les
pierres tombales, à un redoublement d'ombre. Mais elle rencontra la
chapelle Hautecoeur, elle reconnut le vitrail, réparé enfin, avec son
saint Georges vague comme une vision, dans le jour mourant. Et elle en
eut beaucoup de joie.

À ce moment, un branle anima la cathédrale, la grosse cloche se
remettait à sonner.

--Ah! dit-elle, les voilà, ils montent la rue Magloire.

Cette fois, c'était vrai. Un flot de foule envahit les collatéraux, et
l'on sentit croître de minute en minute l'approche de la procession.
Cela grandissait avec les volées de la cloche, avec un Souffle large qui
venait du dehors, par la grand-porte béante. Dieu rentrait. Angélique,
appuyée à l'épaule d'Hubertine, haussée sur la pointe des pieds,
regardait cette baie ouverte, dont la rondeur se découpait dans le blanc
crépuscule de la place du Cloître.

D'abord, reparut le sous-diacre portant la croix, flanqué des deux
acolytes, avec leurs chandeliers; et, derrière eux, s'empressait le
cérémoniaire, le bon abbé Comille, essoufflé, rendu de fatigue. Au seuil
de l'église, chaque nouvel arrivant se détachait une seconde, d'une
silhouette nette et vigoureuse, puis se noyait dans les ténèbres
intérieures. C'étaient les laïques, les écoles, les associations, les
confréries, dont les bannières, pareilles à des voiles, se balançaient,
tout d'un coup mangées par l'ombre. On revit le groupe pâle des filles
de la Vierge, qui entrait en chantant de leurs voix aiguës de séraphins.
La cathédrale avalait toujours, la nef s'emplissait lentement, les
hommes à droite, les femmes à gauche. Mais la nuit s'était faite, la
place au loin se piqua d'étincelles, des centaines de petites lumières
mouvantes, et ce fut le tour du clergé, les cierges allumés en dehors du
rang, un double cordon de flammes jaunes, qui passa la porte. Cela n'en
finissait plus, les cierges se succédaient, se multipliaient, le grand
séminaire, les paroisses, la cathédrale, les chantres attaquant
l'antienne, les chanoines en pluviaux blancs. Et, peu à peu, alors,
l'église s'éclaira, se peupla de ces flammes, illuminée, criblée de
centaines d'étoiles, comme un ciel d'été.

Deux chaises étaient libres, Angélique monta sur l'une d'elles.

--Descends, répétait Hubertine, c'est défendu.

Mais elle s'obstinait, tranquille.

--Pourquoi défendu? Je veux voir.... Oh! est-ce beau!

Et elle finit par décider sa mère à monter sur l'autre, chaise.

Maintenant, toute la cathédrale braisillait, ardente. Cette houle de
cierges qui la traversait, allait allumer des reflets sous les voûtes
écrasées des bas-côtés, au fond des chapelles, où brillaient la vitre
d'une châsse, l'or d'un tabernacle. Même, dans le pourtour de l'abside
jusque dans les cryptes sépulcrales, s'éveillaient des rayons. Le choeur
flambait, avec son autel incendié, ses stalles luisantes, sa vieille
grille dont les rosaces se découpaient en noir. Et l'envolée de la nef
s'accusait encore, en bas les lourds piliers trapus portant les pleins
cintres, en haut les faisceaux de colonnettes s'amincissant,
fleurissant, parmi les arcs brisés des ogives, tout un élancement de foi
et d'amour, qui était comme le rayonnement même de la lumière.

Mais, dans le roulement des pieds et le remuement des chaises, on
entendit de nouveau retomber les chaînettes claires des encensoirs. Et
les orgues, aussitôt, chantèrent une phrase énorme qui déborda, emplit
les voûtes d'un grondement de foudre. C'était Monseigneur, encore sur la
place, Sainte Agnès, à ce moment, gagnait l'abside, toujours portée par
les clercs, la face comme apaisée aux lueurs des cierges, heureuse de
retourner à ses songeries de quatre siècles. Enfin, précédé de la
crosse, suivi de la mitre, Monseigneur rentra, tenant le Saint Sacrement
du même geste, de ses deux mains couvertes de l'écharpe. Le dais, qui
filait au milieu de la nef, s'arrêta devant la grille du choeur. Là, il
y eut un peu de confusion, l'évêque fut un moment rapproché des
personnes de sa suite.

Depuis que Félicien avait reparu, derrière la mitre, Angélique ne le
quittait pas des yeux. Or, il arriva qu'il se trouva porté sur la droite
du dais; et, à cet instant, elle vit, dans le même regard, la tête
blanche de Monseigneur et la tête blonde du jeune homme. Un flamboiement
avait passé sur ses paupières, elle joignit les mains, elle parla tout
haut:

--Oh! Monseigneur, le fils de Monseigneur!

Son secret lui échappait. C'était un cri involontaire, la certitude
enfin qui se faisait, dans la brusque clarté de leur ressemblance.
Peut-être, au fond d'elle, le savait-elle déjà, mais elle n'aurait point
osé se le dire; tandis que, maintenant, cela éclatait, l'éblouissait. De
toutes parts, d'elle-même et des choses, des souvenirs remontaient,
répétaient son cri.

Hubertine, saisie, murmura:

--Le fils de Monseigneur, ce garçon?

Autour d'elles deux, des gens s'étaient poussés. On les connaissait, on
les admirait, la mère adorable encore dans sa toilette de simple toile,
la fille d'une grâce d'archange, avec sa robe de foulard blanc. Elles
étaient si belles et si en vue, ainsi montées sur des chaises, que des
regards se levaient, s'oubliaient.

--Mais oui, ma bonne dame, dit la mère Lemballeuse, qui se trouvait dans
le groupe, mais oui, le fils de Monseigneur!

Comment, vous ne saviez pas?... Et un beau jeune homme, et riche, ah!
riche à acheter la ville, s'il voulait. Des millions, des millions!

Toute pâle, Hubertine écoutait.

--Vous avez bien entendu conter l'histoire? continua la vieille
mendiante. Sa mère est morte en le mettant au monde, et c'est alors que
Monseigneur s'est fait prêtre. Aujourd'hui, il se décide à l'appeler
près de lui.... Félicien VII d'Hautecoeur, comme qui dirait un vrai
prince! Alors, Hubertine eut un grand geste de chagrin. Et Angélique
rayonna, devant son rêve qui se réalisait. Elle ne s'étonnait toujours
pas, elle savait bien qu'il devait être le plus riche, le plus beau, le
plus noble; mais sa joie était immense, parfaite, sans souci des
obstacles, qu'elle ne prévoyait point. Enfin, il se faisait connaître,
il se donnait à son tour. L'or ruisselait avec les petites flammes des
cierges, les orgues chantaient la pompe de leurs fiançailles, la lignée
des Hautecoeur défilait royalement, du fond de la légende: Norbert Ie,
Jean V, Félicien III, Jean XII; puis, le dernier, Félicien VII, qui
tournait vers elle sa tête blonde. Il était le descendant des cousins de
la Vierge, le maître, le Jésus superbe, se révélant dans sa gloire, près
de son père.

Justement, Félicien lui souriait, et elle ne remarqua pas le regard
fâché de Monseigneur, qui venait de l'apercevoir debout sur la chaise,
au-dessus de la foule, le sang au visage, en orgueilleuse et en
passionnée.

--Ah! ma pauvre enfant, soupira Hubertine avec désespoir.

Mais les chapelains et les acolytes s'étaient rangés à droite et à
gauche, et le premier diacre, ayant pris le Saint Sacrement des mains de
Monseigneur, le posa sur l'autel. C'était la bénédiction finale, le
Tantum ergo mugi parles chantres, l'encens des navettes fumant dans les
encensoirs, le grand silence brusque de l'oraison. Et, au milieu de
l'église ardente, débordante du clergé et de peuple, sous les voûtes
élancées, Monseigneur remonta à l'autel, reprit des deux mains le grand
soleil d'or, que par trois fois il agita en l'air, d'un lent signe de
croix.




IX


Le soir même, en rentrant de l'église, Angélique pensait: «Je le verrai
tout à l'heure: il sera dans le Clos-Marie, et je descendrai le
retrouver.» Leurs yeux s'étaient donné ce rendez-vous. On ne dîna qu'à
huit heures, dans la cuisine, selon l'habitude. Hubert parlait seul,
excité par cette journée de fête.

Sérieuse, Hubertine répondait à peine, ne quittant pas du regard la
jeune fille, qui mangeait d'un gros appétit, mais inconsciente, sans
paraître savoir qu'elle portait la fourchette à sa bouche, toute à son
rêve. Et Hubertine lisait clairement en elle, voyait se former et se
suivre une à une les pensées, sous ce front candide, comme sous le
cristal d'une eau pure.

À neuf heures, un coup de sonnette les étonna. C'était l'abbé Cornille.
Malgré sa fatigue, il venait leur dire que Monseigneur avait beaucoup
admiré les trois anciens panneaux de broderie.

--Oui, il en a parlé devant moi. Je savais que vous seriez heureux de
l'apprendre.

Angélique, qui, au nom de Monseigneur, s'était intéressée, retomba dans
sa songerie, dès que l'on causa de la procession.

Puis, au bout de quelques minutes, elle se mit debout.

--Où vas-tu donc? interrogea Hubertine.

Cette question la surprit, comme si elle-même ne se fût pas demandé
pourquoi elle se levait.

--Mère, je monte, je suis très lasse.

Et, derrière cette excuse, Hubertine devinait la vraie raison, le besoin
d'être seule, avec son bonheur.

--Viens m'embrasser.

Lorsqu'elle la tint serrée contre elle, dans ses bras, elle la sentit
frémir. Son baiser de chaque soir se déroba presque.

Alors, très grave, elle la regarda en face, elle lut dans ses yeux le
rendez-vous accepté, la fièvre de s'y rendre.

--Sois sage, dors bien.

Mais déjà Angélique, après un rapide bonsoir à Hubert et à l'abbé
Cornille, montait dans sa chambre, éperdue, tellement elle avait senti
son secret au bord de ses lèvres. Si sa mère l'avait gardée une seconde
encore contre son coeur, elle aurait parlé.

Quand elle se fut enfermée à double tour, la lumière la blessa, elle
souffla sa bougie. La lune se levait de plus en plus tard, la nuit était
très sombre. Et, sans se déshabiller, assise devant la fenêtre ouverte
sur les ténèbres, elle attendit pendant des heures. Les minutes
s'écoulaient remplies, la même idée suffisait à l'occuper: elle
descendrait le rejoindre, quand minuit sonnerait. Cela se ferait très
naturellement, elle se voyait agir, pas à pas, geste à geste, avec cette
aisance qu'on a dans les songes. Presque tout de suite, elle avait
entendu partir l'abbé Cornille. Ensuite, les Hubert étaient montés à
leur tour. Deux fois, il lui sembla que leur chambre se rouvrait, que
des pieds furtifs s'avançaient jusqu'à l'escalier, comme si quelqu'un
fût venu écouter là, un instant. Puis, la maison parut s'anéantir dans
un sommeil profond. Lorsque l'heure eut sonné, Angélique se leva.

--Allons, il m'attend.

Et elle ouvrit sa porte, qu'elle ne referma même pas. Dans l'escalier,
en passant devant la chambre des Hubert, elle prêta l'oreille; mais elle
n'entendit rien, rien que le frisson du silence. D'ailleurs, elle était
très à l'aise, sans effarement ni hâte, n'ayant point conscience d'être
en faute. Une force la menait, cela lui semblait tellement simple, que
l'idée d'un danger l'aurait fait sourire. En bas, elle sortit dans le
jardin, par la cuisine, et elle oublia encore de refermer le volet.
Puis, de son allure rapide, elle gagna la petite porte qui donnait sur
le Clos-Marie, la laissa également toute grande derrière elle. Dans le
clos, malgré l'ombre épaisse, elle n'eut pas une hésitation, marcha
droit à la planche, traversa la Chevrotte, se dirigea à tâtons comme
dans un lieu familier, où chaque arbre lui était connu.

Et, tournant à droite, sous un saule, elle n'eut qu'à étendre les mains
pour rencontrer les mains de celui qu'elle savait être là, à l'attendre.

Un instant, muette, Angélique serra dans les siennes les mains de
Félicien. Ils ne pouvaient se voir, le ciel s'était couvert d'une nuée
de chaleur, que la lune à son lever, amincie, n'éclairait pas encore. Et
elle parla dans les ténèbres, tout son coeur se soulagea de sa grande
joie.

--Ah! mon cher seigneur, que je vous aime et que je vous remercie!... Elle
riait de le connaître enfin, elle le remerciait d'être jeune, beau,
riche, plus encore qu'elle ne l'espérait. C'était une gaieté sonnante,
le cri d'émerveillement et de gratitude devant ce cadeau d'amour que lui
faisait son rêve.

--Vous êtes le roi, vous êtes mon maître, et me voici à vous, je n'ai
que le regret d'être si peu.... Mais j'ai l'orgueil de vous appartenir,
cela suffit que vous m'aimiez, pour que je sois reine à mon tour....
J'avais beau savoir et vous attendre, mon coeur s'est élargi, depuis que
vous y êtes devenu si grand.... Ah! mon cher seigneur, que je vous
remercie et que je vous aime!

Alors, doucement, il lui passa son bras à la taille, il l'emmena, en
disant:

--Venez chez moi.

Il lui fit gagner le fond du Clos-Marie, au travers des herbes folles;
et elle s'expliqua comment il passait chaque soir par la vieille grille
de l'Évêché, condamnée autrefois. Il avait laissé cette grille ouverte,
il l'introduisit à son bras dans le grand jardin de Monseigneur. Au
ciel, la lune peu à peu montante, cachée derrière le voile de vapeurs
chaudes, les blanchissait d'une transparence laiteuse. Toute la voûte,
sans une étoile, en était emplie d'une poussière de clarté, qui pleuvait
muette dans la sérénité de la nuit. Lentement, ils remontèrent la
Chevrotte, dont le cours traversait le parc; mais ce n'était plus le
ruisseau rapide, précipité sur une pente caillouteuse; c'était une eau
calme, une eau alanguie, errant parmi des touffes d'arbres. Et, sous la
nuée lumineuse, entre ces arbres baignés et flottants, la rivière
élyséenne semblait se dérouler dans un rêve.

Angélique avait repris, joyeusement:

--Je suis fière et si heureuse d'être ainsi, à votre bras!

Félicien, ravi de tant de simplicité et de charme, l'écoutait s'exprimer
sans gêne, ne rien cacher, dire tout haut ce qu'elle pensait, dans la
naïveté de son coeur.

--Ah! chère âme, c'est moi qui dois vous être reconnaissant de ce que
vous voulez bien m'aimer un peu, si gentiment....

Dites-moi encore comment vous m'aimez, dites-moi ce qui s'est passé en
vous, lorsque vous avez su enfin qui j'étais.

Mais, d'un joli geste d'impatience, elle l'interrompit:

--Non, non, parlons de vous, rien que de vous. Est-ce que je compte,
moi? est-ce que ça importe, ce que je suis, ce que je pense?... C'est
vous seul qui existez maintenant.

Et, se serrant contre lui, ralentissant le pas, le long de la rivière
enchantée, elle l'interrogeait sans fin, elle voulait tout connaître,
son enfance, sa jeunesse, les vingt années qu'il avait vécues loin de
son père.

--Je sais que votre mère est morte à votre naissance, et que vous avez
grandi chez un oncle, un vieil abbé... Je sais que Monseigneur refusait
de vous revoir.

Il parla très bas, d'une voix lointaine, qui semblait monter du passé.

--Oui, mon père avait adoré ma mère, j'étais coupable d'être venu et de
l'avoir tuée.... Mon oncle m'élevait dans l'ignorance de ma famille,
durement, comme si j'avais été un enfant pauvre, confié à ses soins. Je
n'ai su la vérité que très tard, il y a deux ans à peine.... Mais cela ne
m'a pas surpris, je sentais cette grande fortune derrière moi. Tout
travail régulier m'ennuyait, je n'étais bon qu'à courir les champs.
Puis, s'est déclarée ma passion pour les vitraux de notre petite
église....

Elle riait, et il s'égaya aussi.

--Je suis un ouvrier comme vous, j'avais décidé que je gagnerais ma vie
à peindre des vitraux, lorsque tout cet argent s'est écroulé sur moi....
Et mon père montrait tant de chagrin, les jours où l'oncle lui écrivait
que j'étais un diable, que jamais je n'entrerais dans les ordres!
C'était sa volonté formelle, de me voir prêtre, peut-être l'idée que je
rachèterais par là le meurtre de ma mère. Il s'est rendu pourtant, il
m'a rappelé près de lui....

Ah! vivre, vivre, que c'est bon! Vivre pour aimer et être aimé!

Sa jeunesse bien-portante et vierge vibra dans ce cri, dont frissonna la
nuit calme. Il était la passion, la passion dont sa mère était morte, la
passion qui l'avait jeté à ce premier amour, éclos du mystère. Toute sa
fougue y aboutissait, sa beauté, sa loyauté, son ignorance et son désir
gourmand de la vie.

--J'étais comme vous, j'attendais, et la nuit où vous vous êtes montrée
à votre fenêtre, je vous ai reconnue aussi....

Dites-moi ce que vous rêviez, contez-moi vos journées d'auparavant....

Mais, de nouveau, elle lui ferma la bouche.

--Non, parlons de vous, rien que de vous. Je voudrais que rien de vous
ne me restât caché... Que je vous tienne, que je vous aime tout entier!
Et elle ne se lassait pas de l'entendre parler de lui, dans une joie
extasiée à le connaître, adorante comme une sainte fille aux pieds de
Jésus. Et ni l'un ni l'autre ne se fatiguaient de répéter les mêmes
choses, à l'infini, comment ils s'étaient aimés, comment ils s'aimaient.
Les mots revenaient pareils, toujours nouveaux, prenant des sens
imprévus, insondables. Leur bonheur grandissait à y descendre, à en
goûter la musique sur leurs lèvres. Il lui confessa le charme où elle le
tenait avec sa voix seule, si touché, qu'il n'était plus, que son
esclave, rien qu'à l'entendre. Elle avoua la crainte délicieuse où il la
jetait, lorsque sa peau si blanche s'empourprait d'un flot de sang, à la
moindre colère. Et ils avaient quitté maintenant les bords vaporeux de
la Chevrotte, ils s'enfonçaient sous la futaie obscure des grands ormes,
les bras à la taille.

--Oh! ce jardin, murmura Angélique, jouissant de la fraîcheur qui
tombait des feuillages.

--Il y a des années que j'ai le désir d'y entrer.... Et m'y voilà avec
vous, m'y voilà!...

Elle ne lui demandait pas où il la conduisait, elle s'abandonnait à son
bras, dans les ténèbres des troncs centenaires.

La terre était douce aux pieds, les voûtes de feuilles se perdaient,
très hautes, comme des voûtes d'église. Pas un bruit, pas un souffle,
rien que le battement de leurs coeurs.

Enfin, il poussa la porte d'un pavillon, il lui dit:

--Entrez, vous êtes chez moi.

C'était là que son père croyait convenable de le loger, à l'écart, dans
ce coin reculé du parc. Il y avait, en bas, un grand salon; en haut,
tout un appartement complet. Une lampe éclairait la vaste pièce du
rez-de-chaussée.

--Vous voyez bien, reprit-il, avec un sourire, que vous êtes chez un
artisan. Voici mon atelier.

Un atelier en effet, le caprice d'un garçon riche qui se plaisait au
côté métier, dans la peinture sur verre. Il avait retrouvé les anciens
procédés du treizième siècle, il pouvait se croire un de ces verriers
primitifs, produisant des chefs-d'oeuvre, avec les pauvres moyens du
temps. L'ancienne table lui suffisait, enduite de craie fondue, sur
laquelle il dessinait en rouge, et où il découpait les verres au fer
chaud, dédaigneux du diamant.

Justement, le moufle, un petit four reconstruit d'après un dessin, était
chargé; une cuisson s'y achevait, la réparation d'un autre vitrail de la
cathédrale; et il y avait encore là, dans des caisses, des verres de
toutes les couleurs, qu'il devait faire fabriquer pour lui, les bleus,
les jaunes, les verts, les rouges, pâles, jaspés, fumeux, sombres,
nacrés, intenses. Mais la pièce était tendue d'admirables étoffes,
l'atelier disparaissait sous un luxe merveilleux d'ameublement. Au fond,
sur un antique tabernacle qui lui servait de piédestal, une grande
Vierge dorée souriait, de ses lèvres de pourpre.

--Et vous travaillez, vous travaillez! répétait Angélique avec une joie
d'enfant.

Elle s'amusa beaucoup du four, elle exigea qu'il lui expliquât tout son
travail, comment il se contentait, à l'exemple des maîtres anciens,
d'employer des verres colorés dans la pâte, qu'il ombrait simplement de
noir; pourquoi il s'en tenait aux petits personnages distincts,
accentuant les gestes et les draperies; et ses idées sur l'art du
verrier, qui avait décliné dès qu'on s'était mis à peindre sur le verre,
à l'émailler, en dessinant mieux; et son opinion finale qu'une verrière
devait être uniquement une mosaïque transparente, les tons les plus vifs
disposés dans l'ordre le plus harmonieux, tout un bouquet délicat et
éclatant de couleurs. Mais, en ce moment, ce qu'elle se moquait au fond
de l'art du verrier! Ces choses n'avaient qu'un intérêt, venir de lui,
l'occuper encore de lui, être comme une dépendance de sa personne.

--Ah! dit-elle, nous serons heureux. Vous peindrez, je broderai.

Il lui avait repris les mains, au milieu de la vaste pièce, dont le
grand luxe la mettait à l'aise, semblait le milieu naturel où sa grâce
allait fleurir. Et tous deux, un instant, se turent. Puis, ce fut elle
qui, de nouveau, parla.

--Alors, c'est fait?

--Quoi? demanda-t-il, souriant.

--Notre mariage.

Il eut une seconde d'hésitation. Sa face, très blanche, s'était
brusquement colorée. Elle en fut inquiète.

--Est-ce que je vous fâche? Mais déjà il lui serrait les mains, d'une
étreinte qui l'enveloppait toute.

--C'est fait. Il suffit que vous désiriez une chose, pour qu'elle soit
faite, malgré les obstacles. Je n'ai plus qu'une raison d'être, celle de
vous obéir.

Alors, elle rayonna.

--Nous nous marierons, nous nous aimerons toujours, nous ne nous
quitterons jamais plus.

Elle n'en doutait pas, cela s'accomplirait dès le lendemain, avec cette
aisance des miracles de la Légende. L'idée du plus léger empêchement, du
moindre retard, ne lui venait même point. Pourquoi, puisqu'ils
s'aimaient; les aurait-on séparés davantage? On s'adore, on se marie, et
c'est très simple. Elle en avait une grande joie tranquille.

--C'est dit, tapez-moi dans la main, reprit-elle en plaisantant.

Il porta la petite main à ses lèvres.

--C'est dit. Et, comme elle partait, dans la crainte d'être surprise par
l'aube, ayant une hâte aussi d'en finir avec son secret, il voulut la
reconduire.

--Non, non, nous n'arriverions pas avant le jour. Je retrouverai, bien
ma route:.. À demain.

--À demain.

Félicien obéit, se contenta de regarder partir Angélique, et elle
courait sous les ormes sombres, elle courait le long de la Chevrotte
baignée de lumière. Déjà, elle avait franchi la grille du parc, puis
s'était lancée au travers des hautes herbes du Clos-Marie. Tout en
courant, elle pensait que jamais elle ne pourrait patienter jusqu'au
lever du soleil, que le mieux était de frapper chez les Hubert, pour les
éveiller et leur tout dire. C'était une expansion de bonheur, une
révolte de franchise: elle se sentait incapable de le taire cinq minutes
encore, ce secret gardé si longtemps. Elle entra dans le jardin, referma
la porte.

Et là, contre la cathédrale, Angélique aperçut Hubertine, qui
l'attendait dans la nuit, assise sur le banc de pierre, qu'une maigre
touffe de lilas entourait. Réveillée, avertie par une angoisse, celle-ci
était montée, avait compris en trouvant les portes ouvertes. Et,
anxieuse, ne sachant où aller, craignant d'aggraver les choses, elle
attendait.

Tout de suite, Angélique se jeta à son cou, sans confusion, le coeur
bondissant d'allégresse, riant gaiement de n'avoir plus rien à cacher.

--Ah! mère, c'est fait!... Nous allons nous marier, je suis si contente!

Avant de répondre, Hubertine l'examinait fixement..

Mais ses craintes tombèrent, devant cette virginité en fleur, ces yeux
limpides, ces lèvres pures. Et il ne lui resta que beaucoup de chagrin,
des larmes coulèrent sur ses joues.

--Ma pauvre enfant! murmura-t-elle, comme la veille, dans l'église.

Angélique, surprise de la voir ainsi, elle, pondérée, qui ne pleurait
jamais, se récria.

--Quoi donc? mère, vous vous faites du chagrin.... C'est vrai, j'ai été
vilaine, j'ai eu un secret pour vous. Mais si vous saviez combien il a
pesé lourd en moi! On ne parle pas d'abord, ensuite on n'ose plus.... Il
faut me pardonner.

Elle s'était assise près d'elle, et d'un bras caressant l'avait prise à
la taille. Le vieux banc semblait s'enfoncer dans ce coin moussu de la
cathédrale. Au-dessus de leurs têtes, les lilas faisaient une ombre; et
il y avait là cet églantier que la jeune fille cultivait, pour voir s'il
ne porterait pas des roses; mais, négligé depuis quelque temps, il
végétait, il retournait à l'état sauvage.

--Mère, je vais tout vous dire, tenez! à l'oreille.

À demi-voix, alors, elle lui conta leurs amours, dans un flot de paroles
intarissables, revivant les moindres faits, s'animant à les revivre.
Elle n'omettait rien, fouillait sa mémoire, ainsi que pour une
confession. Et elle n'en était point gênée, le sang de la passion
chauffait ses joues, une flamme d'orgueil allumait ses yeux, sans
qu'elle haussât la voix, chuchotante et ardente.

Hubertine finit par l'interrompre, parlant elle aussi tout bas.

--Va, va, te voilà partie! Tu as beau te corriger, c'est emporté à
chaque fois, comme par un grand vent.... Ah! orgueilleuse, ah!
passionnée, tu es toujours la petite fille qui refusait de laver la
cuisine et qui se baisait les mains.

Angélique ne put s'empêcher de rire.

--Non, ne ris pas, bientôt tu n'auras pas assez de larmes pour
pleurer.... Jamais ce mariage ne se fera, ma pauvre enfant.

Du coup, sa gaieté éclata, sonore, prolongée.

--Mère, mère, qu'est-ce que vous dites? Est-ce pour me taquiner et me
punir?... C'est si simple! Ce soir, il va en parler à son père. Demain,
il viendra tout régler avec vous.

Vraiment, elle s'imaginait cela? Hubertine dut être impitoyable. Une
petite brodeuse, sans argent, sans nom, épouser Félicien d'Hautecoeur!
Un jeune homme riche à cinquante millions! le dernier descendant d'une
des plus vieilles maisons de France!

Mais, à chaque nouvel obstacle, Angélique répondait tranquillement:

--Pourquoi pas?

Ce serait un vrai scandale, un mariage en dehors des conditions
ordinaires du bonheur. Tout se dresserait pour l'empêcher. Elle comptait
donc lutter contre tout?

--Pourquoi pas?

On disait Monseigneur fier de son nom, sévère aux tendresses d'aventure.
Pouvait-elle espérer le fléchir?

--Pourquoi pas?

Et, inébranlable dans sa foi:

--C'est drôle, mère, comme vous croyez le monde méchant! Quand je vous
dis que les choses marcheront bien!... Il y a deux mois, vous me
grondiez, vous me plaisantiez, rappelez-vous et pourtant j'avais raison,
tout ce que j'annonçais s'est réalisé.

--Mais, malheureuse, attends la fin! Hubertine se désolait, tourmentée
par son remords d'avoir laissé Angélique ignorante à ce point. Elle
aurait voulu lui dire les dures leçons de la réalité, l'éclairer sur les
cruautés, les abominations du monde, prise d'embarras, ne trouvant pas
les mots nécessaires. Quelle tristesse, si, un jour, elle avait à
s'accuser d'avoir fait le malheur de cette enfant, élevée ainsi en
recluse, dans le mensonge continu du rêve!

--Voyons, ma chérie, tu n'épouserais pourtant pas ce garçon malgré nous
tous, malgré son père.

Angélique devint sérieuse, la regarda en face, puis d'un ton grave:

--Pourquoi pas? Je l'aime et il m'aime.

De ses deux bras, sa mère la reprit, la ramena contre elle; et elle
aussi la regardait, sans parler encore, frémissante. La lune voilée
était descendue derrière la cathédrale, les brumes volantes se rosaient
faiblement au ciel, à l'approche du jour.

Toutes deux baignaient dans cette pureté matinale, dans le grand silence
frais, que seul le réveil des oiseaux troublait de petits cris.

--Oh! mon enfant, il n'y a que le devoir et l'obéissance qui fassent le
bonheur. On souffre toute sa vie d'une heure de passion et d'orgueil. Si
tu veux être heureuse, soumets-toi, renonce, disparais....

Mais elle la sentait se rebeller dans son étreinte, et ce qu'elle ne lui
avait jamais dit, ce qu'elle hésitait encore à lui dire, j'échappa de
ses lèvres.

--Écoute, tu nous crois heureux, père et moi: Nous le serions, si un
tourment n'avait pas gâté notre vie....

Elle baissait la voix davantage, elle lui conta d'un souffle tremblant
leur histoire, le mariage malgré sa mère, la mort de l'enfant, l'inutile
désir d'en avoir un autre, sous la punition de la faute. Cependant, ils
s'adoraient, ils avaient vécu de travail, sans besoins; et ils étaient
malheureux, ils en seraient certainement arrivés à des querelles, une
vie d'enfer, peut-être une séparation violente, sans leurs efforts, sa
bonté à lui, sa raison à elle.

--Réfléchis, mon enfant, ne mets rien dans ton existence, dont tu
puisses souffrir plus tard.... Sois humble, obéis, fais taire le sang de
ton coeur.

Combattue, Angélique l'écoutait, toute pâle, retenant des larmes.

--Mère, vous me faites du mal.... Je l'aime et il m'aime.

Et ses larmes coulèrent. Elle était bouleversée de la confidence,
attendrie, avec un effarement dans les yeux, comme blessée de ce coin de
vérité entrevu. Mais elle ne cédait pas. Elle serait morte si volontiers
de son amour!

Alors, Hubertine se décida.

--Je ne voulais pas te causer tant de peine en une fois. Il faut
pourtant que tu saches.... Hier soir, quand tu as été montée, j'ai
interrogé l'abbé Cornille, j'ai appris pourquoi Monseigneur, qui
résistait depuis si longtemps, a cru devoir appeler son fils à
Beaumont.... Un de ses grands chagrins était la fougue du jeune homme, la
hâte qu'il montrait de vivre, en dehors de toute règle. Après avoir
douloureusement renoncé à en faire un prêtre, il n'espérait même plus le
lancer dans quelque occupation convenant à son rang et à sa fortune. Ce
ne serait jamais qu'un passionné, un fou, un artiste.... Et c'est alors
que; craignant des sottises de coeur, il l'a fait venir ici, pour le
marier tout de suite.

--Eh bien? demanda Angélique, sans comprendre encore.

--Un mariage était en projet avant même son arrivée, et tout paraît
réglé aujourd'hui, l'abbé Cornille m'a formellement dit qu'il devait
épouser à l'automne mademoiselle Claire de Vincourt.... Tu connais
l'hôtel de Voincourt, là, près de l'Évêché. Ils sont très liés avec
Monseigneur. De part et d'autre, on ne pouvait souhaiter mieux, ni comme
nom ni comme argent. L'abbé approuve beaucoup cette union.

La jeune fille n'écoutait plus ces raisons de convenance. Une image
s'était brusquement évoquée devant ses yeux, celle de Claire. Elle la
revoyait passer, telle qu'elle l'apercevait parfois sous les arbres de
son parc, l'hiver, telle qu'elle la retrouvait dans la cathédrale, aux
fêtes: une grande demoiselle brune, de son âge, très belle, d'une beauté
plus éclatante que la sienne, avec une démarche de royale distinction.
On la disait très bonne, malgré son air de froideur.

--Cette grande mademoiselle, si belle, si riche.... Il l'épouse....

Elle murmurait cela comme en songe. Puis, elle eut un déchirement au
coeur, elle cria:

--Il ment donc! il ne me l'a pas dit.

Le souvenir lui était revenu de la courte hésitation de Félicien, du
flot de sang dont ses joues s'étaient empourprées, lorsqu'elle lui avait
parlé de leur mariage. La secousse fut si rude, que sa tête décolorée
glissa sur l'épaule de sa mère.

--Ma mignonne, ma chère mignonne.... C'est bien cruel, je le sais. Mais,
si tu attendais, ce serait plus cruel encore.

Arrache donc tout de suite le couteau de la blessure.... Répète-toi, à
chaque réveil de ton mal, que jamais Monseigneur, le terrible Jean XII,
dont le monde, paraît-il, se rappelle encore la fierté intraitable, ne
donnera son fils, le dernier de sa race, à une petite brodeuse,
ramassée sous une porte, adoptée par de pauvres gens tels que nous.

Dans sa défaillance, Angélique entendait cela, ne se révoltait plus.
Qu'avait-elle senti passer sur sa face? Une haleine froide, venue de
loin, par-dessus les toits, lui glaçait le sang.

Était-ce cette misère du monde, cette réalité triste, dont on lui
parlait comme on parle du loup aux enfants déraisonnables? Elle en
gardait une douleur, rien que d'avoir été effleurée. Déjà, pourtant,
elle excusait Félicien: il n'avait pas menti, il était resté muet,
simplement. Si son père voulait le marier à cette jeune fille, lui sans
doute la refusait. Mais il n'osait encore entrer en lutte; et, puisqu'il
n'avait rien dit, peut-être était-ce qu'il venait de s'y décider. Devant
ce premier écroulement, pâle, touchée du doigt rude de la vie, elle
demeurait croyante toujours, elle avait quand même foi en son rêve. Les
choses se réaliseraient, seulement son orgueil était abattu, elle
retombait à l'humilité de la grâce.

--Mère, c'est vrai, j'ai péché et je ne pécherai plus.... Je vous promets
de ne pas me révolter, d'être ce que le Ciel voudra que je sois.

C'était la grâce qui parlait, la victoire restait au milieu où elle
avait grandi, à l'éducation qu'elle y avait reçue. Pourquoi aurait-elle
douté du lendemain, puisque, jusqu'alors, tout ce qui l'entourait
s'était montré si généreux pour elle, et si tendre. Elle voulait garder
la sagesse de Catherine, la modestie d'Élisabeth, la chasteté d'Agnès,
réconfortée par l'appui des saintes, certaine qu'elles seules
l'aideraient à vaincre. Est-ce que sa vieille amie la cathédrale, le
Clos-Marie et la Chevrotte, la petite maison fraîche des Hubert, les
Hubert eux-mêmes, tout ce qui l'aimait, n'allait pas la défendre, sans
qu'elle eût à agir, simplement obéissante et pure?

--Alors, tu me promets que tu ne feras jamais rien contre notre volonté,
ni surtout contre celle de Monseigneur?

--Oui, mère, je promets.--Tu me promets de ne jamais revoir ce jeune
homme et de ne plus songer à cette folie de l'épouser? Là, son coeur
défaillit. Une rébellion dernière manqua de la soulever, en criant son
amour. Puis, elle plia la tête, définitivement domptée.--Je promets de
ne rien faire pour le revoir et pour qu'il m'épouse. Hubertine, très
émue, la serra désespérément dans ses bras, en remerciement de son
obéissance. Ah! quelle misère! vouloir le bien, faire souffrir ceux
qu'on aime! Elle était brisée, elle se leva, surprise du jour qui
grandissait. Les petits cris des oiseaux avaient augmenté sans qu'on en
vît encore voler un seul. Au ciel, les nuées s'écartaient comme des
gazes, dans le bleuissement limpide de l'air. Et Angélique, alors, les
regards tombés machinalement sur un églantier, finit par l'apercevoir,
avec ses fleurs chétives. Elle eut un rire triste.--Vous aviez raison,
mère, il n'est pas près de porter des roses.




X


Le matin, à sept heures, comme de coutume, Angélique était au travail;
et les jours se suivirent, et chaque matin elle se remit, très calme, à
la chasuble quittée la veille. Rien ne semblait changé, elle tenait
strictement sa parole, se cloîtrait, sans chercher à revoir Félicien.
Cela même ne paraissait pas l'assombrir, elle gardait son gai visage de
jeunesse, souriant à Hubertine, lorsqu'elle la surprenait, étonnée, les
yeux sur elle. Pourtant, dans cette volonté de silence, elle ne songeait
qu'à lui, la journée entière. Son espoir demeurait invincible, elle
était certaine que les choses se réaliseraient, malgré tout.

Et c'était cette certitude qui lui donnait son grand air de courage, si
droit et si fier.

Hubert, parfois, la grondait.

--Tu travailles trop, je te trouve un peu pâle.... Est-ce que tu dors
bien au moins?

--Oh! père, comme une souche! Jamais je ne me suis mieux portée! Mais
Hubertine, à son tour, s'inquiétait, parlait de prendre des
distractions.

--Si tu veux, nous fermons les portes, nous faisons tous les trois un
voyage à Paris.

--Ah! par exemple! Et les commandes, mère?... Quand je vous dis que
c'est ma santé, de travailler beaucoup! Au fond, Angélique, simplement,
attendait un miracle, quelque manifestation de l'invisible, qui la
donnerait à Félicien.

Outre qu'elle avait promis de ne rien tenter, à quoi bon agir, puisque
l'au-delà, toujours, agissait pour elle? Aussi, dans son inertie
volontaire, tout en feignant l'indifférence, avait-elle continuellement
l'oreille aux aguets, écoutant les voix, ce qui frissonnait à son
entour, les petits bruits familiers de ce milieu où elle vivait et qui
allait la secourir. Quelque chose devait se produire, forcément. Penchée
sur son métier, la fenêtre ouverte, elle ne perdait pas un frémissement
des arbres, pas un murmure de la Chevrotte. Les moindres soupirs de la
cathédrale lui parvenaient, décuplés par l'attention: elle entendait
jusqu'aux pantoufles du bedeau éteignant les cierges. De nouveau, à ses
côtés, elle sentait le frôlement d'ailes mystérieuses, elle se savait
assistée de l'inconnu; et il lui arrivait de se tourner soudain, en
croyant qu'une ombre lui avait balbutié à l'oreille un moyen de
victoire.

Mais les jours passaient, rien ne venait encore.

La nuit, pour ne pas manquer à son serment, Angélique évita d'abord de
se mettre au balcon, dans la crainte de rejoindre Félicien, si elle
l'apercevait en bas. Elle attendait, du fond de sa chambre. Puis, comme
les feuilles elles-mêmes ne bougeaient point, endormies, elle se risqua,
elle recommença à interroger les ténèbres. D'où le miracle allait-il se
produire? Sans doute, du jardin de l'Évêché, une main flambante qui lui
ferait signe de venir. Peut-être de la cathédrale, où les orgues
gronderaient et l'appelleraient à l'autel. Rien ne l'aurait surprise, ni
les colombes de la Légende apportant des paroles de bénédiction, ni
l'intervention des saintes entrant par les murs lui annoncer que
Monseigneur voulait la connaître. Et elle n'avait qu'un étonnement, qui
grandissait chaque soir: la lenteur du prodige à s'opérer. Ainsi que les
jours, les nuits succédaient aux nuits, sans que rien, rien encore se
montrât.

Après la seconde semaine, ce qui étonna plus encore Angélique, ce fut de
n'avoir pas revu Félicien. Elle avait bien pris l'engagement de ne rien
tenter pour se rapprocher de lui: mais, sans le dire, elle comptait que,
lui, ferait tout pour se rapprocher d'elle; et le Clos-Marie restait
vide, il n'en traversait même plus les herbes folles. Pas une fois, en
quinze jours, aux heures de nuit, elle n'avait aperçu son ombre. Cela
n'ébranlait pas sa foi: s'il ne venait point, c'était qu'il s'occupait
de leur bonheur. Pourtant, sa surprise augmentait, mêlée à un
commencement d'inquiétude.

Un soir enfin, le dîner fut triste chez les brodeurs, et comme Hubert
sortait, sous le prétexte d'une course pressée, Hubertine demeura seule
avec Angélique, dans la cuisine. Longuement, elle la regardait, les yeux
mouillés, émue de son beau courage.

Depuis quinze jours qu'elles ne disaient pas un mot des choses dont
leurs coeurs débordaient, elle était touchée de cette force et de cette
loyauté à tenir un serment. Une brusque tendresse lui fit ouvrir les
deux bras, et la jeune fille se jeta sur sa poitrine, et toutes deux,
muettes, s'étreignirent.

Puis, lorsque Hubertine put parler:

--Ah! ma pauvre enfant, j'ai attendu d'être seule avec toi, il faut que
tu saches.... Tout est fini, bien fini.

Éperdue, Angélique s'était redressée, criant:

--Félicien est mort!

--Non, non.

--S'il ne vient pas, c'est qu'il est mort!

Et Hubertine dut expliquer que, le lendemain de la procession, elle
l'avait vu, pour exiger également de lui le serment de ne plus
reparaître, tant qu'il n'aurait pas l'autorisation de Monseigneur.
C'était un congé définitif, car elle savait le mariage impossible. Elle
l'avait bouleversé, en lui montrant sa mauvaise action, cette pauvre
fille confiante, ignorante, qu'il compromettait, sans pouvoir l'épouser
un jour; et il s'était écrié, lui aussi, qu'il mourrait du chagrin de ne
pas la revoir, plutôt que d'être déloyal. Le soir même, il se confessait
à son père.

--Voyons, reprit Hubertine, tu as tant de courage, que je te parle sans
ménagement.... Ah! si tu savais, mignonne, comme je te plains et comme je
t'admire, depuis que je te sens si fière, si brave, à te taire et à être
gaie, lorsque ton coeur éclate.... Mais il t'en faut encore, du courage,
beaucoup, beaucoup.... J'ai rencontré cet après-midi l'abbé Cornille.
Tout est fini, Monseigneur ne veut pas.

Elle s'attendait à une crise de larmes, et elle s'étonna de la voir,
très pâle, se rasseoir, l'air tranquille. La vieille table de chêne
venait d'être desservie, une lampe éclairait l'antique salle commune,
dont la paix n'était troublée que par le petit frémissement du coquemar.

--Mère, rien n'est fini.... Racontez-moi, j'ai le droit d'être
renseignée, n'est-ce pas? Puisque ce sont là mes affaires.

Et elle écouta attentivement ce qu'Hubertine crut pouvoir lui dire des
choses qu'elle tenait de l'abbé, sautant certains détails, continuant de
cacher la vie à cette ignorante.

Depuis qu'il avait appelé son fils près de lui, Monseigneur vivait dans
le trouble. Après l'avoir écarté de sa présence, au lendemain de la mort
de sa femme, et être resté vingt ans sans consentir à le connaître,
voilà qu'il le voyait dans la force et l'éclat de la jeunesse, vivant
portrait de celle qu'il pleurait, ayant son âge, la grâce blonde de sa
beauté. Ce long exil, cette rancune contre l'enfant qui lui avait coûté
la mère, était aussi une prudence: il le sentait à cette heure, il
regrettait d'être revenu sur sa volonté. L'âge, vingt années de prières,
Dieu descendu en lui, rien n'avait tué l'homme ancien. Et il suffisait
que ce fils de sa chair, cette chair de la femme adorée se dressât, avec
le rire de ses yeux bleus, pour que son coeur battît à se rompre, en
croyant que la morte ressuscitait. Il se frappait la poitrine du poing,
il sanglotait dans la pénitence inefficace, criant qu'on devrait
interdire le sacerdoce à ceux qui ont goûté à la femme, qui ont gardé
d'elle des liens de sang.

Le bon abbé Cornille en avait parlé à Hubertine, tout bas, les mains
tremblantes. Des bruits mystérieux couraient, on chuchotait que
Monseigneur s'enfermait dès le crépuscule; et c'étaient des nuits de
combat, des larmes, des plaintes, dont la violence, étouffée par les
tentures, effrayait l'Évêché. Il avait cru oublier, dompter la passion;
mais elle renaissait avec un emportement de tempête, dans le terrible
homme qu'il était jadis, l'homme d'aventure, le descendant des
capitaines légendaires. Chaque soir, à genoux, la peau écorchée d'un
cilice, il s'efforçait de chasser le fantôme de la femme regrettée, il
évoquait du cercueil la poussière qu'elle devait être maintenant.

Et c'était vivante qu'elle se levait, en sa fraîcheur délicieuse de
fleur, telle qu'il l'avait aimée toute jeune, d'un amour fou d'homme
déjà mûr. La torture recommençait, saignante comme au lendemain de sa
mort; il la pleurait, il la désirait, avec la même révolte contre Dieu,
qui la lui avait prise; il ne se calmait qu'au petit jour, épuisé, dans
le mépris de lui-même et le dégoût du monde. Ah! la passion, la bête
mauvaise, qu'il aurait voulu écraser, pour retomber à la paix anéantie
de l'amour divin!

Monseigneur, quand il sortait de sa chambre, retrouvait son attitude
sévère, sa face calme et hautaine, à peine blêmie d'un reste de pâleur.
Le matin où Félicien s'était confessé, il avait écouté, sans une parole,
en se domptant d'un tel effort, que pas une fibre de sa chair ne
tressaillait. Il le regardait, le coeur bouleversé de le voir si jeune,
si beau, si ardent, de se revoir, dans cette folie de l'amour. Ce
n'était plus de la rancune, c'était l'absolue volonté, le devoir rude de
le soustraire au mal dont lui-même souffrait tant. Il tuerait la passion
dans son fils, comme il voulait la tuer en lui. Cette histoire
romanesque achevait de l'angoisser. Quoi! une fille pauvre, une fille
sans nom, une petite brodeuse aperçue sous un rayon de lune,
transfigurée en vierge mince de la Légende, adorée dans le rêve! Et il
avait fini par répondre d'un seul mot: Jamais! Félicien s'était jeté à
ses genoux, l'implorant, plaidant sa cause, celle d'Angélique.

Jusque-là, il ne l'avait approché qu'en tremblant, il le suppliait de ne
pas s'opposer à son bonheur, sans même oser encore lever les yeux sur sa
personne sainte. La voix soumise, il offrait de disparaître, d'emmener
sa femme si loin qu'on ne les reverrait pas, d'abandonner à l'Église sa
grande fortune. Il ne voulait qu'être aimé et aimer, inconnu. Un
frisson, alors, avait secoué Monseigneur. Sa parole était engagée aux
Voincourt, jamais il ne la reprendrait. Et Félicien, à bout de forces,
se sentant envahir d'une rage, s'en était allé, dans la crainte du flot
de sang dont ses joues s'empourpraient, et qui le jetait au sacrilège
d'une révolte ouverte.

--Mon enfant, conclut Hubertine, tu vois bien qu'il ne faut plus songer
à ce jeune homme, car tu ne comptes point sans doute agir contre la
volonté de Monseigneur.... Je prévoyais tout cela. Mais j'aime mieux que
les faits parlent et que l'obstacle ne vienne pas de moi.

Angélique avait écouté de son air tranquille, les mains tombées et
jointes sur les genoux. À peine ses paupières battaient elles de loin en
loin, ses regards fixes voyaient la scène, Félicien aux pieds de
Monseigneur, parlant d'elle, dans un débordement de tendresse. Elle ne
répondit pas tout de suite, elle continuait de réfléchir, au milieu de
la paix morte de la cuisine, où le petit frémissement du coquemar venait
de s'éteindre. Elle abaissa les paupières, elle regarda ses mains que la
lumière de la lampe faisait de bel ivoire. Puis, tandis que son sourire
d'invisible confiance lui remontait aux lèvres, elle dit simplement:

--Si Monseigneur refuse, c'est qu'il attend de me connaître.

Cette nuit-là, Angélique ne dormit guère. L'idée que sa vue déciderait
l'évêque, la hantait. Et il n'y avait là aucune vanité personnelle de
femme, elle sentait l'amour tout-puissant, elle aimait Félicien si fort
que cela certainement se verrait, et que le père ne pourrait s'entêter à
faire leur malheur. Vingt fois, dans son grand lit, elle se retourna, se
répéta ces choses.

Monseigneur passait devant ses yeux clos. Peut-être était-ce en lui et
par lui que le miracle attendu allait se produire.

La nuit chaude dormait au-dehors, elle prêtait l'oreille pour écouter
les voix, pour tâcher de surprendre ce que lui conseillaient les arbres,
la Chevrotte, la cathédrale, sa chambre elle-même, peuplée des ombres
amies. Mais tout bourdonnait, il ne lui arrivait rien de précis. Une
impatience lui venait des certitudes trop lentes. Et, en s'endormant,
elle se surprit à dire:

--Demain, je parlerai à Monseigneur.

Quand elle se réveilla, sa démarche lui parut toute simple et
nécessaire. C'était de la passion ingénue et brave, une grande pureté
fière dans la bravoure.

Elle savait que, chaque samedi, vers cinq heures du soir, l'évêque
allait s'agenouiller dans la chapelle Hautecoeur, où il aimait à prier
seul, tout au passé de sa race et de lui-même, cherchant une solitude
respectée de son clergé entier; et, justement, on était au samedi. Elle
eut vite pris une décision. À l'Évêché, peut-être ne l'aurait-on pas
reçue; d'autre part, il y avait toujours là du monde, elle se serait
troublée; tandis qu'il était si commode d'attendre dans la chapelle et
de se nommer à Monseigneur, dès qu'il paraîtrait. Ce jour-là, elle broda
avec son application et sa sérénité accoutumées, elle n'avait aucune
fièvre, résolue en son vouloir, certaine de bien agir. Puis, à quatre
heures, elle parla de monter voir la mère Gabet, elle sortit, vêtue
comme pour ses courses de quartier, simplement coiffée d'un chapeau de
jardin, noué au petit bonheur des doigts. Elle avait tourné à gauche,
elle poussa le battant rembourré de la porte Sainte-Agnès, qui retomba
sourdement derrière elle.

L'église était vide, seul un confessionnal de la chapelle Saint Joseph
se trouvait occupé encore par une pénitente, dont on ne voyait déborder
que la jupe noire; et Angélique, très calme jusque-là, se mit à
trembler, en entrant dans cette solitude sacrée et froide, où le petit
bruit de ses pas lui paraissait retentir terriblement. Pourquoi donc son
coeur se serrait-il ainsi? Elle s'était crue si forte, elle avait passé
une journée tranquille; dans l'idée de son bon droit à vouloir être
heureuse! Et voilà qu'elle ne savait plus, qu'elle pâlissait comme une
coupable! Elle se glissa jusqu'à la chapelle Hautecoeur, elle dut s'y
tenir appuyée contre la grille. Cette chapelle était une des plus
enterrées, une des plus sombres de l'antique abside romane. Pareille à
un caveau taillé dans le roc, étroite et nue, avec les simples nervures
de sa voûte basse, elle n'était éclairée que par le vitrail, la légende
de saint Georges, où les verres rouges et les verres bleus, dominant,
faisaient un jour lilas, crépusculaire. L'autel, en marbre blanc et
noir, sans ornement aucun, avec son christ et sa double paire de
chandeliers, ressemblait à un sépulcre. Et le reste des murs était
revêtu de pierres tombales, tout un encastrement du haut en bas, des
pierres rongées par l'âge, où des inscriptions en lettres profondes se
lisaient encore.

Étouffée, Angélique attendait, immobile. Un bedeau passa, qui ne la vit
même point, collée à l'intérieur de cette grille. Elle apercevait
toujours la jupe de la pénitente débordant du confessionnal. Ses yeux
s'habituaient au demi-jour, se fixaient machinalement sur les
inscriptions, dont elle finit par déchiffrer les caractères. Des noms la
frappaient, éveillaient en elle les légendes du château d'Hautecoeur,
Jean V le Grand, Raoul III, Hervé VII. Elle en rencontra deux autres,
ceux de Laurette et de Balbine, qui l'émurent aux larmes, dans son
trouble.

C'étaient ceux des Mortes heureuses, Laurette tombée d'un rayon de lune
en allant rejoindre son fiancé, Balbine foudroyée de joie par le retour
de son mari qu'elle croyait tué à la guerre, toutes les deux revenant la
nuit, enveloppant le château du vol blanc de leur robe immense. Ne les
avait-elle pas vues, le jour de sa visite aux ruines, flotter au-dessus
des tours, parmi la cendre pâle du crépuscule? Ah! qu'elle serait morte
volontiers comme elles, à seize ans, dans le bonheur de son rêve
réalisé!

Un bruit énorme, répercuté sous les voûtes, la fit tressaillir.

C'était le prêtre qui sortait du confessionnal de la chapelle Saint
Joseph, et qui en refermait la porte. Elle eut une surprise, en ne
retrouvant pas la pénitente, disparue déjà. Puis, quand le prêtre, à son
tour, s'en fut allé par la sacristie, elle se sentit absolument seule,
dans la vaste solitude de l'église. À ce bruit de tonnerre du vieux
confessionnal craquant sur ses ferrures rouillées, elle avait cru que
Monseigneur approchait. Elle l'attendait depuis une demi-heure bientôt,
et elle n'en avait point conscience, son émotion emportait les minutes.

Mais un nouveau nom arrêtait ses yeux, Félicien III, celui qui s'était
rendu en Palestine, un cierge au poing, pour remplir un voeu de Philippe
le Bel. Et son coeur battit, elle voyait se lever la tête jeune de
Félicien VII, leur descendant à tous, le blond seigneur qu'elle adorait,
dont elle était adorée. Elle en demeurait éperdue d'orgueil et de
crainte. Était-ce possible qu'elle fût là, pour l'accomplissement du
prodige? Devant elle, il y avait une plaque de marbre, plus récente,
datant du siècle dernier, où elle lisait couramment, en lettres noires:
Norbert, Louis, Ogier, marquis d'Hautecoeur, prince de Mirande et de
Rouvres, comte de Ferrières, de Montégu, de Saint-Marc, et aussi de
Villemareuil, baron de Combeville, seigneur de Morainvilliers, chevalier
des quatre ordres du roi, lieutenant de ses armées, gouverneur de
Normandie, pourvu de la charge de capitaine général de la vénerie et de
l'équipage du sanglier.

C'étaient les titres du grand-père de Félicien, elle était venue, si
simple, avec sa robe d'ouvrière, ses doigts abîmés par l'aiguille, pour
épouser le petit-fils de ce mort.

Il y eut un léger bruit, à peine un frôlement sur les dalles.

Elle se retourna, et vit Monseigneur, et resta saisie de cette approche
silencieuse, sans le coup de foudre qu'elle attendait. Il était entré
dans la chapelle, très grand, très noble, avec sa face pâle au nez un
peu fort, aux yeux superbes, restés jeunes.

D'abord, il ne l'aperçut pas, contre cette grille noire. Puis, comme il
s'inclinait vers l'autel, il la trouva devant lui, à ses pieds. Les
jambes fléchissantes, anéantie de respect et d'effroi, Angélique était
tombée sur les deux genoux. Il lui apparaissait comme Dieu le Père,
terrible, maître absolu de sa destinée. Mais elle avait le coeur
courageux, elle parla tout de suite.

--Ô Monseigneur, je suis venue....

Lui, s'était redressé. Il se souvenait d'elle: la jeune fille remarquée
à sa fenêtre, le jour de la procession, retrouvée dans l'église, debout
sur une chaise, cette petite brodeuse dont son fils était fou. Il n'eut
pas une parole, pas un geste. Il attendait, haut, rigide.--Ô
Monseigneur, je suis venue, pour que vous puissiez me voir.... Vous
m'avez refusée, seulement vous ne me connaissiez pas. Et me voilà,
regardez-moi, avant de me repousser encore.... Je suis celle qui aime et
qui est aimée, et rien autre, rien en dehors de cet amour, rien qu'une
enfant pauvre, recueillie à la porte de cette église.... Vous me voyez à
vos pieds, combien je suis petite, faible et humble. Cela vous sera
facile de m'écarter, si je vous gêne. Vous n'avez qu'à lever un doigt,
pour me détruire.... Mais, que de larmes! Il faut savoir ce qu'on
souffre. Alors, on est pitoyable.... J'ai voulu, à mon tour, défendre ma
cause, Monseigneur. Je suis une ignorante, je sais uniquement que j'aime
et que je suis aimée.... Cela ne suffit-il point? Aimer, aimer et le
dire!

Et elle continuait en phrases, coupées et soupirées, elle se confessait
toute, dans un élan de naïveté, de passion croissante.

C'était l'amour qui avoue. Elle osait ainsi, parce qu'elle était chaste.
Peu à peu, elle avait relevé la tête.

--Nous nous aimons, Monseigneur. Lui, sans doute, vous a expliqué
comment cette chose a pu se faire. Moi, souvent, je me le suis demandé,
sans parvenir à me répondre.... Nous nous aimons, et si c'est un crime,
pardonnez-le, car il est venu de loin, des arbres et des pierres mêmes
qui nous entouraient.

Quand j'ai su que je l'aimais, il était trop tard pour ne plus
l'aimer.... Maintenant, est-ce possible de vouloir cela? Vous pouvez le
garder chez vous, le marier ailleurs, mais vous n'arriverez pas à faire
qu'il ne m'aime point. Il mourra sans moi, comme je mourrai sans lui.
Lorsqu'il n'est pas là, à mon côté, je sens bien qu'il y est encore, que
nous ne nous séparons plus, que l'un emporte le coeur de l'autre. Je
n'ai qu'à fermer les yeux, je le revois, il est en moi.... Et vous nous
arracheriez de cette union? Monseigneur, cela est divin, ne nous
empêchez pas de nous aimer.

Il la regardait, si fraîche, si simple, d'une odeur de bouquet, dans sa
petite robe d'ouvrière. Il l'écoutait dire le cantique de son amour,
d'une voix pénétrante de charme, peu à peu raffermie. Mais le chapeau de
jardin glissa sur ses épaules, ses cheveux de lumière lui nimbèrent le
visage d'or fin; et elle lui apparut comme une de ces vierges
légendaires des anciens missels, avec quelque chose de frêle, de
primitif, d'élancé dans la passion, de passionnément pur.

--Soyez bon, Monseigneur.... Vous êtes le maître, faites que nous soyons
heureux. Elle l'implorait, elle courbait de nouveau le front, en le
voyant si froid, toujours sans une parole, sans un geste. Ah! cette
enfant éperdue à ses pieds, cette odeur de jeunesse qui s'exhalait de sa
nuque ployée devant lui! Là, il retrouvait les petits cheveux blonds, si
follement baisés autrefois. Celle dont le souvenir le torturait après
vingt ans de pénitence, avait cette jeunesse odorante, ce col d'une
fierté et d'une grâce de lis. Elle renaissait, c'était elle-même qui
sanglotait, qui le suppliait d'être doux à la passion.

Les larmes étaient venues, Angélique continuait pourtant, voulait tout
dire.

--Et, Monseigneur, ce n'est pas seulement lui que j'aime, j'aime encore
la noblesse de son nom, l'éclat de sa royale fortune.... Oui, je sais
que, n'étant rien, n'ayant rien, j'ai l'air de le vouloir pour son
argent; et, c'est vrai, c'est aussi pour son argent que je le veux.... Je
vous dis cela, puisqu'il faut que vous me connaissiez.... Ah! devenir
riche par lui, avec lui, vivre dans la douceur et la splendeur du luxe,
lui devoir toutes les joies, être libres de notre amour, ne plus laisser
de larmes, plus de misères, autour de nous!... Depuis qu'il m'aime, je
me vois vêtue de brocart, comme dans l'ancien temps; j'ai au cou, aux
poignets, des ruissellements de pierreries et de perles; j'ai des
chevaux, des carrosses, de grands bois où je me promène à pied, suivie
par des pages.... Jamais je ne pense à lui, sans recommencer ce rêve; et
je me dis que cela doit être, il a rempli mon désir d'être reine.
Monseigneur, est-ce donc vilain, de l'aimer davantage, parce qu'il
comblera tous mes souhaits d'enfant, les pluies d'or miraculeuses des
contes de fées?

Il la trouvait fière, redressée, avec son grand air charmant de
princesse, dans sa simplicité. Et c'était bien l'autre, la même
délicatesse de fleur, les mêmes larmes tendres, claires comme des
sourires. Toute une ivresse émanait d'elle, dont il sentait monter à sa
face le frisson tiède, ce même frisson du souvenir qui le jetait, la
nuit, sanglotant à son prie-Dieu, troublant de ses plaintes le silence
religieux d'évêché. Jusqu'à trois heures du matin, la veille, il avait
lutté encore; et cette aventure d'amour, cette passion remuée ainsi,
irritait son inguérissable blessure. Mais, derrière son impassibilité,
rien n'apparaissait, ne trahissait l'effort du combat, pour dompter les
battements du coeur. S'il perdait son sang goutte à goutte, personne ne
le voyait couler: il n'en était que plus pâle et plus muet.

Alors, ce grand silence obstiné désespéra Angélique, qui redoubla de
supplications.--Je me remets entre vos mains, Monseigneur. Ayez pitié,
décidez de mon sort. Et il ne parlait toujours pas, il la terrifiait,
comme s'il avait grandi devant elle, d'une redoutable majesté. La
cathédrale déserte, avec ses bas-côtés déjà sombres, ses voûtes hautes
où se mourait le jour, élargissait encore l'angoisse de l'attente. Dans
la chapelle, on ne distinguait même plus les pierres tombales, il ne
restait que lui, avec sa soutane noire, sa longue face blanche, qui
semblait seule avoir gardé de la lumière. Elle en voyait les yeux luire,
s'attacher sur elle avec un éclat croissant.

Était-ce donc de la colère qui les allumait de la sorte?

--Monseigneur, si je n'étais pas venue, je me serais éternellement
reproché d'avoir fait notre malheur à tous deux, par manque de
courage.... Dites, je vous en supplie, dites que j'ai eu raison, que vous
consentez.

À quoi bon discuter avec cette enfant? Il avait donné à son fils les
raisons de son refus, cela suffisait. S'il ne parlait pas, c'était qu'il
croyait n'avoir rien à dire. Elle le comprit sans doute, elle voulut se
hausser jusqu'à ses mains, pour les baiser. Mais il les écarta
violemment en arrière; et elle s'effara, en remarquant que sa face pâle
s'empourprait d'un brusque flot de sang.

--Monseigneur.... Monseigneur....

Enfin, il ouvrit les lèvres, il lui dit un seul mot, le mot jeté à son
fils: Jamais! Et, sans même faire ses dévotions, ce jour-là, il partit.
Ses pas graves se perdirent derrière les piliers de l'abside. Tombée sur
les dalles, Angélique pleura longtemps à gros sanglots, dans la grande
paix vide de l'église.




XI


Dés le soir, dans la cuisine, en sortant de table, Angélique se confessa
aux Hubert, dit sa démarche près de l'évêque et le refus de celui-ci.
Elle était toute pâle, mais très calme.

Hubert fut bouleversé. Eh quoi! déjà, sa chère enfant souffrait! Elle
aussi était frappée au coeur. Il en avait des larmes plein les yeux,
dans sa parenté de passion avec elle, cette fièvre de l'au-delà qui les
emportait si aisément ensemble, au moindre souffle.

--Ah! ma pauvre chérie, pourquoi ne m'as-tu pas consulté?

Je serais allé avec toi, j'aurais peut-être fléchi Monseigneur.

D'un regard, Hubertine le fit taire. Il était vraiment déraisonnable. Ne
valait-il pas mieux saisir l'occasion, pour enterrer ce mariage
impossible? Elle prit la jeune fille entre ses bras, elle la baisa
tendrement au front.

--Alors, c'est fini, mignonne, bien fini? Angélique, d'abord, ne parut
pas comprendre. Puis, les mots lui revinrent, de loin. Elle regarda
devant elle, comme si elle eût interrogé le vide; et elle répondit:

--Sans doute, mère.

En effet, le lendemain, elle s'assit à son métier, elle broda, de son
air habituel. Sa vie d'autrefois reprenait, elle semblait ne point
souffrir. Aucune allusion d'ailleurs, pas un regard vers la fenêtre, à
peine un reste de pâleur. Le sacrifice parut accompli. Hubert lui-même
le crut, se rendit à la sagesse d'Hubertine, travailla à écarter
Félicien, qui, n'osant encore se révolter contre son père, s'enfiévrait,
au point de ne plus tenir la promesse qu'il avait faite d'attendre, sans
tâcher de revoir Angélique. Il lui écrivit, et les lettres furent
interceptées. Il se présenta un matin et ce fut Hubert qui le reçut.
L'explication les désespéra autant l'un que l'autre, tellement le jeune
homme montra sa peine, lorsque le brodeur lui dit le calme convalescent
de sa fille, en le suppliant d'être loyal, de disparaître, pour ne pas
la rejeter au trouble affreux du dernier mois. Félicien s'engagea de
nouveau à la patience; mais il refusa violemment de reprendre sa parole.
Il espérait toujours convaincre son père.

Il attendrait, il laisserait les choses en l'état avec les Voincourt, où
il dînait deux fois la semaine, dans l'unique but d'éviter une rébellion
ouverte. Et, comme il partait, il supplia Hubert d'expliquer à Angélique
pourquoi il consentait au tourment de ne pas la voir: il ne pensait qu'à
elle, tous ses actes n'avaient d'autre fin que de la conquérir.

Hubertine, quand son mari lui rapporta cet entretien, devint grave.
Puis, après un silence:

--Répéteras-tu à l'enfant ce qu'il t'a chargé de lui dire?

--Je le devrais. Elle le regarda fixement, déclara ensuite:

--Agis selon ta conscience.... Seulement, il s'illusionne, il finira par
plier sous la volonté de son père, et ce sera notre pauvre chère
fillette qui en mourra. Alors, Hubert, combattu, plein d'angoisse,
hésita, se résigna à ne répéter rien. D'ailleurs, chaque jour, il se
rassurait un peu, lorsque sa femme lui faisait remarquer l'attitude
tranquille d'Angélique.

--Tu vois bien que la blessure se ferme.... Elle oublie.

Elle n'oubliait pas, elle attendait, elle aussi, simplement.

Toute espérance humaine était morte, elle en revenait à l'idée d'un
prodige. Il s'en produirait sûrement un, si Dieu la voulait heureuse.
Elle n'avait qu'à s'abandonner entre ses mains, elle se croyait punie,
par cette nouvelle épreuve, de ce qu'elle avait essayé de forcer sa
volonté, en importunant Monseigneur.

Sans la grâce, la créature était débile, incapable de victoire.

Son besoin de la grâce la rendait à l'humilité, à la seule espérance du
secours de l'invisible, n'agissant plus, laissant agir les forces
mystérieuses, épandues à son entour. Elle recommença, chaque soir, sous
la lampe, à relire son antique exemplaire de La Légende dorée; et elle
en sortait ravie, comme dans la naïveté de son enfance; et elle ne
mettait en doute aucun miracle, convaincue que la puissance de l'inconnu
est sans bornes pour le triomphe des âmes pures.

Justement, le tapissier de la cathédrale était venu demander aux Hubert
un panneau de très riche broderie, pour le siège épiscopal de
Monseigneur. Ce panneau, large d'un mètre cinquante, haut de trois,
devait s'encadrer dans la boiserie du fond, et représentait deux anges
de grandeur naturelle, tenant une couronne, sous laquelle se trouvaient
les armoiries des Hautecoeur. Il nécessitait de la broderie en
bas-relief, travail qui demande beaucoup d'art et une grande dépense de
force physique. Les Hubert, d'abord, avaient refusé, de crainte de
fatiguer Angélique, surtout de l'attrister, à broder ces armoiries, où,
fil à fil, pendant des semaines, elle revivrait ses souvenirs. Mais elle
s'était fâchée pour retenir la commande, elle se remettait chaque matin
à la besogne, avec une énergie extraordinaire. Il semblait qu'elle était
heureuse de se lasser, qu'elle avait le besoin de briser son corps,
voulant être calme.

Et la vie continuait, dans l'antique atelier, toujours pareille et
régulière, comme si les coeurs, un moment, n'y avaient pas battu plus
vite. Tandis qu'Hubert s'affairait aux métiers, dessinait, tendait et
détendait, Hubertine aidait Angélique, toutes les deux les doigts
meurtris, quand venait le soir. Pour les anges et pour les ornements,
il avait fallu diviser chaque sujet en plusieurs parties, qu'on traitait
à part. Angélique, afin d'exprimer les grandes saillies, conduisait,
avec une broche, de gros fils écrus, qu'elle recouvrait, en sens
contraire, de fil de Bretagne; et, au fur et à mesure, usant du
menne-lourd ainsi que d'un ébauchoir, elle modelait ces fils, fouillait
les draperies des anges, détachait les détails des ornements. Il y avait
là un vrai travail de sculpture. Ensuite, quand la forme était obtenue,
Hubertine et elle jetaient des fils d'or, qu'elles cousaient à points
d'osier. C'était tout un bas-relief d'or, d'une douceur et d'un éclat
incomparables, rayonnant comme un soleil, au milieu de la pièce enfumée.
Les vieux outils s'alignaient dans leur ordre séculaire, les emporte
pièce, les poinçons, les maillets, les marteaux; sur les métiers,
trottaient le bourriquet et le pâté, les dés et les aiguilles; et, au
fond des coins où ils achevaient de se rouiller, le diligent, le roue ta
main, le dévidoir avec ses tourrettes, paraissaient dormir, assoupis
dans la grande paix qui entrait par les fenêtres ouvertes.

Des jours s'écoulèrent, Angélique cassait des aiguilles du matin au
soir, tellement il était dur de coudre l'or, à travers l'épaisseur des
fils cirés. On l'aurait dite absorbée toute par cette rude besogne, le
corps et l'esprit, au point de ne plus penser. Dès neuf heures, elle
tombait de fatigue, se couchait, dormait d'un sommeil de plomb. Quand le
travail lui laissait la tête libre une minute, elle s'étonnait de ne pas
voir Félicien. Si elle ne faisait rien pour le rencontrer, elle songeait
qu'il aurait dû tout franchir, lui, pour être près d'elle. Mais elle
l'approuvait de se montrer si sage, elle l'aurait grondé, de vouloir
hâter les choses. Sans doute il attendait aussi le prodige. C'était
l'attente unique dont elle vivait maintenant, espérant chaque soir que
ce serait pour le lendemain. Elle n'avait pas eu jusque-là de révolte.
Parfois, cependant, elle levait la tête: quoi, rien encore? Et elle
piquait fortement son aiguille, dont ses petites mains saignaient.
Souvent, il lui fallait la retirer avec les pinces. Quand l'aiguille
cassait, d'un coup sec de verre qu'on brise, elle n'avait pas même un
geste d'impatience.

Hubertine s'inquiéta de la voir si acharnée au travail, et comme
l'époque de la lessive était venue, elle la força à quitter le panneau
de broderie, pour vivre quatre bons jours de vie active, sous le grand
soleil. La mère Gabet, que ses douleurs laissaient tranquille, put aider
au savonnage et au rinçage. C'était une fête dans le Clos-Marie, cette
fin d'août avait une splendeur admirable, un ciel ardent, des ombrages
noirs; tandis qu'une délicieuse fraîcheur s'exhalait de la Chevrotte,
dont l'ombre des saules glaçait l'eau vive. Et Angélique passa la
première journée très gaiement, tapant et plongeant les linges,
jouissant de la rivière, des ormes, du moulin en ruine, des herbes, de
toutes ces choses amies, si pleines de souvenirs. N'était-ce pas là
qu'elle avait connu Félicien, d'abord mystérieux sous la lune, puis si
adorablement gauche, le matin où il avait sauvé la camisole emportée?
Après chaque pièce qu'elle rinçait, elle ne pouvait s'empêcher de jeter
un coup d'oeil vers la grille de l'Evêché, condamnée autrefois: elle
l'avait un soir franchie à son bras, peut-être allait-il brusquement
l'ouvrir, pour la venir prendre et l'emmener aux genoux de son père. Cet
espoir enchantait sa grosse besogne, dans les éclaboussures de l'écume.

Mais, le lendemain, comme la mère Gabet amenait la dernière brouettée du
linge qu'elle étendait avec Angélique, elle interrompit son bavardage
interminable, pour dire sans malice:

--À propos, vous savez que Monseigneur marie son fils?

La jeune fille, en train d'étaler un drap, s'agenouilla dans l'herbe, le
coeur défaillant sous la secousse.

--Oui, le monde en cause.... Le fils de Monseigneur épousera mademoiselle
de Voincourt à l'automne.... Tout est réglé d'avant-hier, paraît-il. Elle
restait à genoux, un flot d'idées confuses bourdonnait dans sa tête. La
nouvelle ne la surprenait point, elle la sentait vraie. Sa mère l'avait
avertie, elle devait s'y attendre. Mais, en ce premier moment, ce qui
lui brisait ainsi les jambes, c'était la pensée que, tremblant devant
son père, Félicien pouvait épouser l'autre, sans l'aimer, un soir de
lassitude. Alors, il serait perdu pour elle, qu'il adorait. Jamais elle
n'avait songé à cette faiblesse possible, elle le voyait plié sous le
devoir, faisant au nom de l'obéissance leur malheur à tous deux. Et,
sans qu'elle bougeât encore, ses yeux s'étaient portés vers la grille,
une révolte la soulevait enfin, le besoin d'en aller secouer les
barreaux, de l'ouvrir de ses ongles, de courir près de lui et de le
soutenir de son courage, pour qu'il ne cédât pas.

Elle fut surprise de s'entendre répondre à la mère Gabet, dans
l'instinct purement machinal de cacher son trouble.

--Ah! c'est mademoiselle Claire qu'il épouse.... Elle est très belle, on
la dit très bonne....

Sûrement, dès que la vieille femme serait partie, elle irait le
rejoindre. Elle avait assez attendu, elle briserait son serment de ne
pas le revoir, comme un obstacle importun. De quel droit les séparait-on
ainsi? Tout lui criait leur amour, la cathédrale, les eaux fraîches, les
vieux ormes, parmi lesquels ils s'étaient aimés. Puisque leur tendresse
avait grandi là, c'était là qu'elle voulait le reprendre, pour s'enfuir
à, son cou, très loin, si loin, que jamais plus on ne les retrouverait.

--Ça y est, dit enfin la mère Gabet, qui venait de pendre à un buisson
les dernières serviettes. Dans deux heures, ça sera sec.... Bien le
bonsoir, mademoiselle, puisque vous n'avez que faire de moi.

Maintenant, debout au milieu de cette floraison de linges, éclatants sur
l'herbe verte, Angélique songeait à cet autre jour, où, dans le grand
vent, parmi le claquement des draps et des nappes, leurs coeurs
s'étaient donnés, si ingénus. Pourquoi avait-il cessé de venir la voir?
Pourquoi n'était-il pas à ce rendez-vous, dans cette gaieté saine de la
lessive? Mais, tout à l'heure, quand elle le tiendrait entre ses bras,
elle savait bien qu'il n'appartiendrait plus qu'à elle seule. Elle
n'aurait, pas même besoin de lui reprocher sa faiblesse, il lui
suffirait de s'être montrée, pour qu'il retrouvât la volonté de leur
bonheur. Il oserait tout, elle n'avait qu'à le rejoindre, dans un
instant.

Une heure se passa, et Angélique marchait à pas ralentis, entre les
linges, toute blanche elle-même de l'aveuglant reflet du soleil, et une
voix confuse s'élevait dans son être, grandissait, l'empêchait d'aller
là-bas, à la grille. Elle s'effrayait devant cette lutte commençante.
Quoi donc? il n'y avait pas en elle que son vouloir? une autre chose,
qu'on y avait mise sans doute, la contrecarrait, bouleversait la bonne
simplicité de sa passion. C'était si simple, de courir à celui qu'on
aime; et elle ne le pouvait déjà plus, le tourment du doute la tenait:
elle avait juré, puis ce serait très mal peut-être. Le soir, lorsque la
lessive fut sèche et qu'Hubertine vint l'aider à la rentrer, elle ne
s'était pas décidée encore, elle se donna la nuit pour réfléchir. Les
bras débordant de ces linges de neige, qui sentaient bon, elle jeta un
regard d'inquiétude au Clos-Marie, déjà noyé de crépuscule, comme à un
coin de nature ami refusant d'être complice. Le lendemain, Angélique
s'éveilla pleine de trouble. D'autres nuits se passèrent, sans lui
apporter une résolution. Elle ne retrouvait son calme que dans sa
certitude d'être aimée. Cela était resté inébranlable, elle s'y reposait
divinement. Aimée, elle pouvait attendre, elle supporterait tout. Des
crises de charité l'avaient reprise, elle s'attendrissait aux moindres
souffrances, les yeux gonflés de larmes toujours près de jaillir. Le
père Mascart se faisait donner du tabac, les Chouteau tiraient d'elle
jusqu'à des confitures. Mais surtout les Lemballeuse profitaient de
l'aubaine, on avait vu Tiennette danser dans les fêtes, avec une robe de
la bonne demoiselle. Et voilà, un jour, comme Angélique apportait à la
mère Lemballeuse des chemises promises la veille, qu'elle aperçut de
loin, chez les mendiants, madame de Vaincourt et sa fille Claire,
accompagnées de Félicien. Celui-ci, sans doute, les avait amenées. Elle
ne se montra pas, elle s'en revint, le coeur glacé.

Deux jours plus tard, elle les vit qui entraient tous les trois chez les
Chouteau; puis, un matin, le père Mascart lui conta une visite du beau
jeune homme avec deux dames. Alors, elle abandonna ses pauvres, qui
n'étaient plus à elle, puisque, après les lui avoir pris, Félicien les
donnait à ces femmes; elle cessa de sortir, de peur de les rencontrer
encore, de recevoir au coeur la blessure dont la souffrance, chaque
fois, s'enfonçait davantage; et elle sentait que quelque chose mourait
en elle, sa vie s'en allait goutte à goutte.

Ce fut un soir, après une de ces rencontres, seule dans sa chambre,
étouffée d'angoisse, qu'elle laissa échapper ce cri:

--Mais il ne m'aime plus! Elle revoyait Claire de Voincourt, grande,
belle, avec sa couronne de cheveux noirs; et elle le revoyait, lui, à
côté, mince et fier. N'étaient-ils pas faits l'un pour l'autre, de la
même race, si appareillés, qu'on les aurait crus mariés déjà?

--Il ne m'aime plus, il ne m'aime plus!...

Cela éclatait en elle, avec un grand bruit de ruine. Sa foi ébranlée,
tout croulait, sans qu'elle retrouvât le calme d'examiner, de discuter
froidement les faits. Elle croyait la veille, elle ne croyait plus à
cette heure: un souffle, sorti elle ne savait d'où, avait suffi; et,
d'un coup, elle était tombée à l'extrême misère, qui est de ne se croire
pas aimé. Il le lui avait bien dit, autrefois: c'était l'unique douleur,
l'abominable torture.

Jusque-là, elle avait pu se résigner, elle attendait le miracle.

Mais sa force s'en était allée avec la foi, elle roulait à une détresse
d'enfant. Et la lutte douloureuse commença.

D'abord, elle fit appel à son orgueil: tant mieux, s'il ne l'aimait
plus! car elle était trop fière pour l'aimer encore. Et elle se mentait
à elle-même, elle affectait d'être délivrée, de chantonner
d'insouciance, pendant qu'elle brodait les armoiries des Hautecoeur,
auxquelles elle s'était mise. Mais son coeur se gonflait à l'étouffer,
elle avait la honte de s'avouer qu'elle était assez lâche pour l'aimer
toujours, l'aimer davantage. Durant une semaine, les armoiries, en
naissant fil à fil sous ses doigts, l'emplirent d'un affreux chagrin.
Écartelé, un et quatre, deux et trois, de Jérusalem et d'Hautecoeur; de
Jérusalem, qui est d'argent à la croix potencée d'or, cantonnée de
quatre croisettes de même; d'Hautecoeur, qui est d'azur à la forteresse
d'or, avec un écusson de sable au coeur d'argent en abîme, le tout
accompagné de trois fleurs de lis d'or, deux en chef, une en pointe.

Les émaux étaient faits de cordonnet, les métaux de fil d'or et
d'argent. Quelle misère de sentir trembler sa main, de baisser la tête
pour cacher ses yeux, que le flamboiement de ces armoiries aveuglait de
larmes! Elle ne songeait qu'à lui, elle l'adorait dans l'éclat de sa
noblesse légendaire. Et, lorsqu'elle broda la devise: Si Dieu veut, je
veux, en soie noire sur une banderole d'argent, elle comprit bien
qu'elle était son esclave, que jamais plus elle ne se reprendrait: ses
pleurs l'empêchaient de voir, tandis que, machinalement, elle continuait
à piquer l'aiguille.

Alors, ce fut pitoyable, Angélique aima en désespérée, se débattit dans
cet amour sans espoir, qu'elle ne pouvait tuer.

Toujours, elle voulait courir à Félicien, le reconquérir en se jetant à
son cou; et, toujours, la bataille recommençait. Parfois, elle croyait
avoir vaincu, il se faisait un grand silence en elle, il lui semblait se
voir, comme elle aurait vu une étrangère, toute petite, toute froide,
agenouillée en fille obéissante, dans l'humilité du renoncement: ce
n'était plus elle, c'était la fille sage qu'elle devenait, que le milieu
et l'éducation avaient faite. Puis, un flot de sang montait,
l'étourdissait; sa belle santé, sa jeunesse ardente galopaient en
cavales échappées; et elle se retrouvait avec son orgueil et sa passion,
toute à l'inconnu violent de son origine.

Pourquoi donc aurait-elle obéi? Il n'y avait pas de devoir, il n'y avait
que le libre désir. Déjà, elle apprêtait sa fuite, calculait l'heure
favorable pour forcer la grille du jardin de l'évêque. Mais, déjà aussi,
l'angoisse revenait, un sourd malaise, le tourment du doute. Si elle
cédait au mal, elle en aurait l'éternel remords. Des heures, des heures
abominables se passaient; au milieu de cette incertitude du parti à
prendre, sous ce vent de tempête qui, sans cesse, la rejetait de la
révolte de son amour à l'horreur de la faute.

Et elle sortait affaiblie de chaque victoire sur son coeur.

Un soir, au moment de quitter la maison pour aller rejoindre Félicien,
elle songea brusquement à son livret d'enfant assistée, dans la détresse
où elle était de ne plus trouver la force de résister à sa passion. Elle
le prit au fond du bahut, le feuilleta, se souffleta à chaque page de la
bassesse de sa naissance, affamée d'un ardent besoin d'humilité. Père et
mère inconnus, pas de nom, rien qu'une date et un numéro, l'abandon de
la plante sauvage qui pousse au bord du chemin! Et les souvenirs se
levaient en foule, les prairies grasses de la Nièvre, les bêtes qu'elle
y avait gardées, la route plate de Soulanges où elle marchait pieds nus,
maman Nini qui la giflait, quand elle volait des pommes. Des pages
surtout réveillaient sa mémoire, celles qui constataient, tous les trois
mois, les visites du sous-inspecteur et du médecin, des signatures,
accompagnées parfois d'observations et de renseignements: une maladie
dont elle avait failli mourir, une réclamation de sa nourrice au sujet
de souliers brûlés, des mauvaises notes pour son caractère indomptable.
C'était le journal de sa misère. Mais une pièce acheva de la mettre en
larmes, le procès-verbal constatant la rupture du collier qu'elle avait
gardé jusqu'à l'âge de six ans. Elle se souvenait de l'avoir exécré
d'instinct, ce collier fait d'olives en os, enfilées sur une ganse de
soie, et que fermait une médaille d'argent, portant la date de son
entrée et son numéro. Elle le devinait un collier d'esclave, elle
l'aurait rompu de ses petites mains, sans la terreur des conséquences.

Puis, l'âge venant, elle s'était plainte qu'il l'étranglait. Pendant un
an encore, on le lui avait laissé. Aussi quelle joie, lorsque le
sous-inspecteur avait coupé la ganse, en présence du maire de la
commune, remplaçant ce signe d'individualité par un signalement en
forme, où étaient déjà ses yeux couleur de violette, ses fins cheveux
d'or! Et, pourtant, elle le sentait toujours à son cou, ce collier de
bête domestique, qu'on marque pour la reconnaître: il lui restait dans
la chair, elle étouffait. Ce jour-là, à cette page, l'humilité revint,
affreuse, la fit remonter dans sa chambre, sanglotante, indigne d'être
aimée. Deux autres fois, le livret la sauva. Ensuite, lui-même fut sans
force contre ses révoltes.

Maintenant, c'était la nuit que les crises de tentation la
tourmentaient. Avant de se coucher, pour purifier son sommeil, elle
s'imposait de relire la Légende. Mais, le front entre les mains, malgré
son effort, elle ne comprenait plus: les miracles la stupéfiaient, elle
ne percevait qu'une fuite décolorée de fantômes.

Puis, dans son grand lit, après un anéantissement de plomb, une angoisse
brusque l'éveillait en, sursaut, au milieu des ténèbres.

Elle se dressait, éperdue, s'agenouillait parmi les draps rejetés, la
sueur aux tempes, toute secouée d'un frisson; et elle joignait les
mains, et elle bégayait: «Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonnée?»
Car sa détresse était de se sentir seule, à ces moments, dans l'ombre.
Elle avait rêvé de Félicien, elle tremblait de s'habiller, d'aller le
rejoindre, sans que personne fût là pour l'en empêcher. C'était la grâce
qui se retirait d'elle, Dieu cessait d'être à son entour, le milieu
l'abandonnait. Désespérément, elle appelait l'inconnu, elle prêtait
l'oreille à l'invisible.

Et l'air était vide, plus de voix chuchotantes, plus de frôlements
mystérieux. Tout semblait mort: le Clos-Marie, avec la Chevrotte, les
saules, les herbes, les ormes de l'Évêché, et la cathédrale elle-même.
Rien ne restait des rêves qu'elle avait mis là, le vol blanc des
vierges, en s'évanouissant, ne laissait des choses que le sépulcre. Elle
en agonisait d'impuissance, désarmée, en chrétienne de la primitive
Église que le péché héréditaire terrasse, dès que cesse le secours du
surnaturel. Dans le morne silence de ce coin protecteur, elle l'écoutait
renaître et hurler, cette hérédité du mal, triomphante de l'éducation
reçue. Si, deux minutes encore, aucune aide ne lui arrivait des forces
ignorées, si les choses ne se réveillaient et ne la soutenaient, elle
succomberait certainement, elle irait à sa perte. «Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m'avez-vous abandonnée?» Et, à genoux au milieu de son grand
lit, toute petite, délicate, elle se sentait mourir.

Puis, chaque fois, jusqu'à présent, à la minute de son extrême détresse,
une fraîcheur la soulageait. C'était la grâce qui avait pitié, qui
entrait en elle lui rendre son illusion. Elle sautait pieds nus sur le
carreau de la chambre, elle courait à la fenêtre, dans un grand élan;
et là, elle entendait de nouveau les voix, des ailes invisibles
effleuraient ses cheveux, le peuple de la Légende sortait des arbres et
des pierres, l'entourait en foule.

Sa pureté, sa bonté, tout ce qu'il y avait d'elle dans les choses, lui
revenait et la sauvait. Dès lors, elle n'avait plus peur, elle se savait
gardée: Agnès était de retour, en compagnie des vierges, errantes et
douces dans l'air frissonnant. C'était un encouragement lointain, un
long murmure de victoire qui lui parvenait, mêlé au vent de la nuit.
Pendant une heure, elle respirait cette douceur calmante, mortellement
triste, affermie en sa volonté d'en mourir, plutôt que de manquer à son
serment. Enfin, brisée, elle se recouchait, elle se rendormait avec la
crainte de la crise du lendemain, tourmentée toujours de cette idée
qu'elle finirait par succomber, si elle s'affaiblissait ainsi, à chaque
fois.

Une langueur, en effet, épuisait Angélique, depuis qu'elle ne se croyait
plus aimée de Félicien. Elle avait la blessure au flanc, elle en mourait
un peu à chaque heure, discrète, sans une plainte. D'abord, cela s'était
traduit par des lassitudes: un essoufflement la prenait, elle devait
lâcher son fil, restait une minute les yeux pâlis, perdus dans le vide.
Puis, elle avait cessé de manger, à peine quelques gorgées de lait; et
elle cachait son pain, le jetait aux poules des voisines, pour ne pas
inquiéter ses parents. Un médecin appelé, n'ayant rien découvert,
accusait la vie trop cloîtrée, se contentait de recommander l'exercice.
C'était un évanouissement de tout son être, une disparition lente. Son
corps flottait comme au balancement de deux grandes ailes, de la lumière
semblait sortir de sa face amincie où l'âme brûlait. Et elle en était
venue à ne plus descendre de sa chambre qu'en s'appuyant des deux mains
aux murs de l'escalier, chancelante. Mais elle s'entêtait, faisait la
brave, dès qu'elle se sentait regardée, voulait quand même terminer le
panneau de dure broderie, pour le siège de Monseigneur. Ses petites
mains longues n'avaient plus la force, et quand elle cassait une
aiguille, elle ne pouvait l'arracher avec les pinces.

Or, un matin qu'Hubert et Hubertine, forcés de sortir, l'avaient laissée
seule, au travail, le brodeur, en rentrant le premier, la trouva sur le
carreau, glissée de sa chaise, évanouie, abattue devant le métier. Elle
succombait à la tâche, un des grands anges d'or restait inachevé.
Bouleversé, Hubert la prit dans ses bras, s'efforça de la remettre
debout. Mais elle retombait, elle ne s'éveillait pas de ce néant.

--Ma chérie, ma chérie.... Réponds-moi, de grâce....

Enfin, elle ouvrit les yeux, elle le regarda avec désolation.

Pourquoi la voulait-il vivante? Elle était si heureuse, morte!

--Qu'as-tu, ma chérie? Tu nous as donc trompés, tu l'aimes donc
toujours? Elle ne répondait pas, elle le regardait de son air d'immense
tristesse. Alors, d'une étreinte désespérée, il la souleva, il la monta
dans sa chambre; et, quand il l'eut posée sur le lit, si blanche, si
faible, il pleura de la cruelle besogne qu'il avait faite sans le
vouloir, en écartant d'elle celui qu'elle aimait.

--Je te l'aurais donné, moi! Pourquoi ne m'as-tu rien dit?

Mais elle ne parla pas, ses paupières se refermèrent, et elle parut se
rendormir. Il était resté debout, les yeux sur son mince visage de lis,
le coeur saignant de pitié. Puis, comme elle respirât avec douceur, il
descendit, en entendant sa femme rentrer.

En bas, dans l'atelier, l'explication eut lieu. Hubertine venait d'ôter
son chapeau, et tout de suite il lui dit qu'il avait ramassé l'enfant
là, qu'elle sommeillait sur son lit, frappée à mort.

--Nous nous sommes trompés. Elle songe toujours à ce garçon, et elle en
meurt.... Ah! si tu savais le coup que j'ai reçu, le remords qui me
déchire, depuis que j'ai compris et que je l'ai portée là-haut, si
pitoyable! C'est notre faute, nous les avons séparés par des
mensonges.... Quoi? tu la laisserais souffrir, tu ne dirais rien pour la
sauver!

Hubertine, comme Angélique, se faisait, le regardait de son grand air
raisonnable, toute pâle de chagrin. Et lui, le passionné que cette
passion souffrante jetait hors de son habituelle soumission, ne se
calmait pas, agitait ses mains fiévreuses.

--Eh bien! je parlerai, moi, je lui dirai que Félicien l'aime, que c'est
nous autres qui avons eu la cruauté de l'empêcher de revenir, en le
trompant lui aussi.... Chacune de ses larmes, maintenant, va me brûler le
coeur. Ce serait un meurtre dont je me sentirais complice.... Je veux
qu'elle soit heureuse, oui! heureuse, quand même, par tous les moyens....

Il s'était approché de sa femme, il osait crier sa tendresse révoltée,
s'irritant davantage du silence triste qu'elle gardait.

--Puisqu'ils s'aiment, ils sont les maîtres.... Il n'y a rien au-delà,
quand on aime et qu'on est aimé... Oui! par tous les moyens, le bonheur
est légitime.

Enfin, Hubertine parla, de sa voix lente, debout, immobile.

--Qu'il nous la prenne, n'est-ce pas? qu'il l'épouse, malgré nous,
malgré son père.... C'est ce que tu leur conseilles, tu crois qu'ils
seront heureux ensuite, que l'amour suffira....

Et, sans transition, de la même voix navrée, elle poursuivit:

--En revenant, j'ai passé devant le cimetière, un espoir m'y a fait
entrer encore.... Je me suis agenouillée une fois de plus, à cette place
usée par nos genoux, et j'y ai prié longtemps.

Hubert avait pâli, un grand froid emportait sa fièvre. Certes, il la
connaissait, la tombe de la mère obstinée, où ils étaient allés si
souvent pleurer et se soumettre, en s'accusant de leur désobéissance,
pour que la morte leur fit grâce, du fond de la terre.

Et ils restaient là des heures, certains de sentir en eux fleurir cette
grâce, si jamais elle leur était accordée. Ce qu'ils demandaient, ce
qu'ils attendaient, c'était un enfant encore, l'enfant du pardon,
l'unique signe auquel ils se sauraient pardonnés enfin.

Mais rien n'était venu, la mère froide et sourde les laissait sous
l'inexorable punition, la mort de leur premier enfant, qu'elle avait
pris et emporté, qu'elle refusait de leur rendre.

--J'ai prié longtemps, répéta Hubertine, j'écoutais si rien ne
tressaillait....

Anxieux, Hubert l'interrogeait du regard.

--Et rien, non! rien n'est monté de la terre, rien n'a tressailli en
moi. Ah! c'est fini, il est trop tard, nous avons voulu notre malheur.

Alors, il trembla, il demanda:

--Tu m'accuses?

--Oui, tu es le coupable, j'ai commis la faute aussi en te suivant....
Nous avons désobéi, toute notre vie en a été gâtée.

--Et tu n'es pas heureuse?

--Non, je ne suis pas heureuse.... Une femme qui n'a point d'enfant n'est
pas heureuse. Aimer n'est rien, il faut que l'amour soit béni. Il était
tombé sur une chaise, épuisé, les yeux gros de larmes. Jamais elle ne
lui avait reproché ainsi la plaie vive de leur existence; et elle, qui
revenait si vite et le consolait, lorsqu'elle l'avait blessé d'une
allusion involontaire, cette fois le regardait souffrir, toujours
debout, sans un geste, sans un pas vers lui. Il pleura, il cria au
milieu de ses pleurs:

--Ah! la chère enfant, là-haut, c'est elle que tu condamnes....

Tu ne veux pas qu'il l'épouse, comme je t'ai épousée, et qu'elle souffre
ce que tu as souffert.

Elle répondit d'un signe de tête, simplement, dans toute la force et la
simplicité de son coeur.

--Mais tu le disais toi-même, la pauvre chère fillette en mourra....
Veux-tu donc sa mort?

--Oui, sa mort, plutôt qu'une vie mauvaise.

Il s'était redressé, frémissant, et il se réfugia entre ses bras, et
tous deux sanglotèrent. Longtemps, ils s'étreignirent. Lui, se
soumettait; elle, maintenant, devait s'appuyer à son épaule, pour
retrouver assez de courage. Ils en sortirent désespérés et résolus,
enfermés dans un grand et poignant silence, au bout duquel, si Dieu le
voulait, était la mort consentie de l'enfant.

À partir de ce jour, Angélique dut rester dans sa chambre:

Sa faiblesse devenait telle, qu'elle ne pouvait descendre à l'atelier:
tout de suite, sa tête tournait, ses jambes se dérobaient.

D'abord, elle marcha, voyagea jusqu'au balcon, en s'aidant des meubles.
Puis, il lui fallut se contenter d'aller de son lit à son fauteuil. La
course était longue, elle ne la risquait que le matin et le soir,
épuisée. Pourtant, elle travaillait toujours, abandonnant la broderie en
bas-relief, trop rude, brodant des fleurs en soies nuancées; et elle les
brodait d'après nature, un bouquet de fleurs sans parfum, qui la
laissaient calme, des hortensias et des roses trémières. Le bouquet
fleurissait dans un vase, souvent elle se reposait longuement à le
regarder, car la soie, si légère, pesait lourd à ses doigts. En deux
journées, elle n'avait fait qu'une rose, toute fraîche, éclatante sur le
satin; mais c'était sa vie, elle tiendrait l'aiguille jusqu'au dernier
souffle. Fondue de souffrance, amincie encore, elle n'était plus qu'une
flamme pure et très belle.

À quoi bon lutter davantage, puisque Félicien ne l'aimait pas?
Maintenant, elle mourait de cette conviction: il ne l'aimait pas,
peut-être ne l'avait-il jamais aimée. Tant qu'elle avait eu des forces
elle s'était battue contre son coeur, sa santé, sa jeunesse, qui la
poussaient à courir le rejoindre. Depuis qu'elle se trouvait clouée là,
elle devait se résigner, c'était fini.

Un matin, comme Hubert l'installait dans son fauteuil, en posant sur un
coussin ses petits pieds inertes, elle dit avec un sourire:

--Ah! je suis bien sûre d'être sage, à présent, et de ne pas me sauver.
Hubert se hâta de descendre, suffoqué, craignant d'éclater en larmes.




XII


Cette nuit-là, Angélique ne put dormir. Une insomnie la tenait les
paupières ardentes, dans l'extrême faiblesse où elle était; et, comme
les Hubert s'étaient couchés et que minuit allait sonner bientôt, elle
préféra se relever, malgré l'effort immense, prise de la peur de mourir,
si elle restait au lit davantage.

Elle étouffait, elle passa un peignoir, se traîna jusqu'à la fenêtre,
qu'elle ouvrit toute grande.

--L'hiver était pluvieux, d'une douceur humide. Puis, elle s'abandonna
dans son fauteuil, après avoir, devant elle, sur la petite table, relevé
la mèche de la lampe, qu'on laissait allumée la nuit entière. Là, près
du volume de La Légende dorée, était le bouquet de roses trémières et
d'hortensias, qu'elle copiait. Et, pour se rendre à la vie, elle eut une
fantaisie de travail, attira son métier, fit quelques points, de ses
mains égarées. La soie rouge d'une rose saignait entre ses doigts
blancs, il semblait que ce fût le sang de ses veines qui achevait de
couler, goutte à goutte.

Mais elle, qui, depuis deux heures, se retournait en vain dans ses draps
brûlants, céda presque tout de suite au sommeil, dès qu'elle fut assise.
Sa tête se renversa, soutenue par le dossier, s'inclina un peu sur
l'épaule droite; et, la soie étant demeurée entre ses mains immobiles,
on aurait dit qu'elle travaillait encore. Très blanche, très calme, elle
dormait sous la lampe, dans la chambre d'une paix et d'une blancheur de
tombe. La lumière pâlissait le grand lit royal, drapé de sa perse rose
déteinte. Seuls, le coffre, l'armoire, les sièges de vieux chêne
tranchaient, tachaient les murs de deuil. Des minutes s'écoulèrent, elle
dormait très calme et très blanche.

Enfin, il y eut un bruit. Et, sur le balcon, Félicien parut, tremblant,
amaigri comme elle. Sa face était bouleversée, il s'élançait dans la
chambre, lorsqu'il l'aperçut, affaissée ainsi au fond du fauteuil,
pitoyable et si belle. Une douleur infinie lui serra le coeur, il
s'agenouilla, s'abîma dans une contemplation navrée.

Elle n'était donc plus, le mal l'avait donc détruite, qu'elle lui
semblait ne plus peser, s'être allongée là, ainsi qu'une plume que le
vent allait reprendre? Dans son clair sommeil, sa souffrance se voyait,
et sa résignation. Il ne la reconnaissait qu'à sa grâce de lis,
l'élancement de son col délicat sur ses épaules tombantes, sa face
longue et transfigurée de vierge volant au ciel. Les cheveux n'étaient
plus que de la lumière, l'âme de neige éclatait sous la soie
transparente de la peau. Elle avait la beauté des saintes délivrées de
leur corps, il en était ébloui et désespéré, dans un saisissement qui
l'immobilisait, les mains jointes.

Elle ne se réveillait pas, il la regardait toujours.

Un petit souffle des lèvres de Félicien dut passer sur le visage
d'Angélique. Tout d'un coup, elle ouvrit des yeux très grands.

Elle ne bougeait pas, elle le regardait à son tour, avec un sourire,
comme dans un rêve. C'était lui, elle le reconnaissait, bien qu'il fût
changé. Mais elle croyait sommeiller encore, car il lui arrivait de le
voir ainsi en dormant, ce qui, au réveil, aggravait sa peine.

Il avait tendu les mains, il parla.

--Chère âme, je vous aime.... On m'a dit ce que vous souffriez, et je
suis accouru.... Me voici, je vous aime.

Elle frémissait, elle passait les doigts sur ses paupières, d'un geste
machinal.

--Ne doutez plus.... Je suis à vos pieds, et je vous aime, je vous aime
toujours.

Alors, elle eut un cri.

--Ah! c'est vous.... Je ne vous attendais plus, et c'est vous....

De ses mains tâtonnantes, elle lui avait pris les tiennes, elle
s'assurait qu'il n'était pas une vision errante du sommeil.

--Vous m'aimez toujours, et je vous aime, ah! plus que je ne croyais
pouvoir aimer!

C'était un étourdissement de bonheur, une première minute d'allégresse
absolue, où ils oubliaient tout, pour n'être qu'à cette certitude de
s'aimer encore, et de se le dire. Les souffrances de la veille, les
obstacles du lendemain, avaient disparu; ils ne savaient comment ils
étaient là; mais ils y étaient, ils mêlaient leurs douces larmes, ils se
serraient d'une étreinte chaste, lui éperdu de pitié, elle si émaciée
par le chagrin, qu'il n'avait d'elle, entre les bras, qu'un souffle.
Dans l'enchantement de sa surprise, elle restait comme paralysée,
chancelante et bienheureuse au fond du fauteuil, ne retrouvant pas ses
membres, ne se soulevant à demi que pour retomber, sous l'ivresse de sa
joie.

--Ah! cher seigneur, mon désir unique est accompli: je vous aurai revu,
avant de mourir. Il releva la tête, il eut un geste d'angoisse.

--Mourir!... Mais je ne veux pas! Je suis là, je vous aime.

Elle souriait divinement.

--Oh! je puis mourir, puisque vous m'aimez. Cela ne m'effraie plus, je
m'endormirai ainsi, sur votre épaule.... Dites-moi encore que vous
m'aimez.

--Je vous aime, comme je vous aimais hier, comme je vous aimerai
demain.... N'en doutez jamais, cela est pour l'éternité.

--Oui, pour l'éternité, nous nous aimons.

Angélique, extasiée, regardait devant elle, dans la blancheur de la
chambre. Mais, peu à peu, un réveil la rendit grave. Elle réfléchissait
enfin, au milieu de cette grande félicité qui l'avait étourdie. Et les
faits l'étonnaient.

--Si vous m'aimez, pourquoi n'êtes-vous pas venu?

--Vos parents m'ont dit que vous n'aviez plus d'amour pour moi. J'ai
manqué aussi d'en mourir.... Et c'est lorsque je vous ai sue malade, que
je me suis décidé, quitte à être chassé de cette maison, dont on me
fermait la porte.

--Ma mère me disait également que vous ne m'aimiez plus, et j'ai cru ma
mère.... Je vous avais rencontré avec cette demoiselle, je pensais que
vous obéissiez à Monseigneur.

--Non, j'attendais. Mais j'ai été lâche, j'ai tremblé devant lui.

Il y eut un silence. Angélique s'était redressée. Sa face devenait dure,
le front coupé d'un pli de colère.

--Alors, on nous a trompés l'un et l'autre, on nous a menti pour nous
séparer.... Nous nous aimions, et on nous a torturés, on a failli nous
tuer tous les deux.... Eh bien! c'est abominable, cela nous délie de nos
serments. Nous sommes libres.

Un furieux mépris l'avait mise debout. Elle ne sentait plus son mal, ses
forces revenaient, dans ce réveil de sa passion et de son orgueil. Avoir
cru son rêve mort, et tout d'un coup le retrouver vivant et rayonnant!
se dire qu'ils n'avaient pas démérité de leur amour, que les coupables
étaient les autres! Ce grandissement d'elle-même, ce triomphe enfin
certain, l'exaltaient, la jetaient à une révolte Suprême.

--Allons, partons! dit-elle simplement.

Et elle marchait par la chambre, vaillante, dans toute son énergie et sa
volonté. Déjà, elle choisissait un manteau pour s'en couvrir les
épaules. Une dentelle, sur sa tête, suffirait.

Félicien avait eu un cri de bonheur, car elle devançait son désir, il ne
songeait qu'à cette fuite, sans trouver l'audace de la lui proposer. Oh!
partir ensemble, disparaître, couper court à tous les ennuis, à tous les
obstacles! Et cela à l'instant, en s'évitant même le combat de la
réflexion!

--Oui, tout de suite, partons, ma chère âme. Je venais vous prendre, je
sais où nous aurons une voiture. Avant le jour, nous serons loin, si
loin, que jamais personne ne pourra nous rejoindre. Elle ouvrait des
tiroirs, les refermait violemment, sans rien y prendre, dans une
exaltation croissante. Comment! elle se torturait depuis des semaines,
elle avait travaillé à le chasser de sa mémoire, même elle croyait y
avoir réussi! et il n'y avait rien de fait, et cet affreux travail était
à refaire! Non, jamais elle n'aurait cette force. Puisqu'ils s'aimaient,
c'était bien simple: ils s'épousaient, aucune puissance ne les
détacherait l'un de l'autre.

--Voyons, que dois-je emporter?... Ah! j'étais sotte, avec mes scrupules
d'enfant. Quand je songe qu'ils sont descendus jusqu'à mentir! Oui, je
serais morte, qu'ils ne vous auraient pas appelé... Faut-il prendre du
linge, des vêtements, dites?

Voici une robe plus chaude.... Et ils m'avaient mis un tas d'idées, un
tas de peurs dans la tête. Il y a le bien, il y a le mal, ce qu'on peut
faire, ce qu'on ne peut pas faire, des choses compliquées, à vous rendre
imbécile. Ils mentent toujours, ce n'est pas vrai: il n'y a que le
bonheur de vivre, d'aimer celui qui vous aime....

Vous êtes la fortune, la beauté, la jeunesse, mon cher seigneur, et je
me donne à vous, à jamais, entièrement, et mon unique plaisir est en
vous, et faites de moi ce qu'il vous plaira.

Elle triomphait, dans une flambée de tous les feux héréditaires que l'on
croyait morts. Des musiques l'enivraient; elle voyait leur royal départ,
ce fils de princes l'enlevant, la faisant reine d'un royaume lointain;
et elle le suivait, pendue à son cou, couchée sur sa poitrine, dans un
tel frisson de passion ignorante, que tout son corps en défaillait de
joie. N'être plus que tous les deux, s'abandonner au galop des chevaux,
fuir et disparaître dans une étreinte!...

--Je n'emporte rien, n'est-ce pas?... À quoi bon?

Il brûlait de sa fièvre, déjà devant la porte.

--Non, rien.... Partons vite.

--Oui, partons, c'est cela.

Et elle l'avait rejoint. Mais elle se retourna, elle voulut donner un
dernier regard à la chambre. La lampe brûlait avec la même douceur pâle,
le bouquet d'hortensias et de roses trémières fleurissait toujours, une
rose inachevée, vivante pourtant, au milieu du métier, semblait
l'atteindre. Surtout, jamais la chambre ne lui avait paru si blanche,
les murs blancs, le lit blanc, l'air blanc, comme empli d'une haleine
blanche.

Quelque chose en elle vacilla, et il lui fallut s'appuyer au dossier
d'une chaise.

--Qu'avez-vous? demanda Félicien inquiet.

Elle ne répondait pas, elle respirait difficilement. Reprise d'un
frisson, les jambes déjà brisées, elle dut s'asseoir.

--Ne vous inquiétez pas, ce n'est rien.... Une minute de repos seulement,
et nous partons.

Ils se turent. Elle regardait dans la chambre, comme si elle y eût
oublié un objet précieux, qu'elle n'aurait pu dire. C'était un regret,
d'abord léger, puis qui grandissait et lui étouffait peu à peu la
poitrine. Elle ne se rappelait plus. Était-ce tout ce blanc qui la
retenait ainsi? Toujours elle avait aimé le blanc, jusqu'à voler les
bouts de soie blanche pour s'en donner le plaisir en cachette.

--Une minute, une minute encore, et nous partons, mon cher seigneur.

Mais elle ne faisait même plus un effort pour se lever.

Anxieux, il s'était remis à genoux devant elle.

--Est-ce que vous souffrez, ne puis-je rien pour votre soulagement? Si
vous avez froid, je prendrai vos petits pieds dans mes mains, et je les
réchaufferai, jusqu'à ce qu'ils soient assez vaillants pour courir. Elle
hocha la tête.

--Non, non, je n'ai pas froid, je pourrai marcher.... Attendez une
minute, une seule minute.

Il voyait bien que d'invisibles chaînes la liaient aux membres, la
rattachaient là, si fortement, que, dans un instant peut-être, il lui
serait impossible de l'en arracher. Et, s'il ne l'emmenait pas tout de
suite, il songeait à la lutte inévitable avec son père, le lendemain, à
ce déchirement, devant lequel il reculait depuis des semaines. Alors, il
se fit pressant, d'une supplication ardente.

--Venez, les routes sont noires à cette heure, la voiture nous emportera
dans les ténèbres; et nous irons toujours, toujours, bercés, endormis
aux bras l'un de l'autre, comme enfouis sous un duvet; sans craindre les
fraîcheurs de la nuit; et, quand le jour se lèvera, nous continuerons
dans le soleil, encore, encore plus loin, jusqu'à ce que nous soyons
arrivés au pays où l'on est heureux.... Personne ne nous connaîtra, nous
vivrons, cachés au fond de quelque grand jardin, n'ayant d'autre soin
que de nous aimer davantage, à chaque journée nouvelle. Il y aura là des
fleurs grandes comme des arbres, des fruits plus doux que le miel. Et
nous vivrons de rien, au milieu de cet éternel printemps, nous vivrons
de nos baisers, ma chère âme.

Elle frissonna sous ce brûlant amour, dont il lui chauffait la face.
Tout son être défaillait, à l'effleurement des joies promises.

--Oh! dans un moment, tout à l'heure!...

--Puis, si les voyages nous fatiguent, nous reviendrons ici, nous
relèverons les murs du château d'Hautecoeur, et nous y achèverons nos
jours. C'est mon rêve.... Toute notre fortune, s'il le faut, y sera
jetée, à main ouverte. De nouveau, le donjon commandera aux deux
vallées. Nous habiterons le logis d'honneur, entre la tour de David et
la tour de Charlemagne.

Le colosse en entier sera rétabli, comme aux jours de sa puissance, les
courtines, les bâtiments, la chapelle, dans le luxe barbare
d'autrefois.... Et je veux que nous y menions l'existence des temps
anciens, vous princesse, et moi prince, au milieu d'une suite d'hommes
d'armes et de pages. Nos murailles de quinze pieds d'épaisseur nous
isoleront, nous serons dans la légende....

Le soleil baisse derrière les coteaux, nous revenons d'une chasse, sur
de grands chevaux blancs, parmi le respect des villages agenouillés. Le
cor sonne, le pont-levis s'abaisse. Des rois, le soir, sont à notre
table. La nuit, notre couche est sur une estrade, surmontée d'un dais,
comme un trône. Des musiques jouent, lointaines, très douces, tandis que
nous nous endormons aux bras l'un de l'autre, dans la pourpre et l'or.
Frémissante, elle souriait maintenant d'un orgueilleux plaisir,
combattue d'une souffrance, qui revenait, l'envahissait, effaçant le
sourire de sa bouche douloureuse. Et, comme de son geste machinal elle
écartait les visions tentatrices, il redoubla de flamme, tâcha de la
saisir, de la faire sienne, entre ses bras éperdus.

--Oh! venez, oh! soyez à moi.... Fuyons, oublions tout dans notre
bonheur.

Elle se dégagea brusquement, d'une révolte instinctive; et, debout, ces
mots jaillirent de ses lèvres:

--Non, non, je ne peux pas, je ne peux plus! Pourtant, elle se
lamentait, encore ravagée par la lutte, hésitante, bégayante.

--Je vous en prie, soyez bon, ne me pressez pas, attendez....

Je voudrais tant vous obéir pour vous prouver que je vous aime, m'en
aller à votre bras dans les beaux pays lointains, habiter royalement
ensemble le château de vos rêves. Cela me semblait si facile, j'avais si
souvent refait le plan de notre fuite....

Et, que vous dirai-je? maintenant, cela me paraît impossible.

C'est comme si, tout d'un coup, la porte se soit murée et que je ne
puisse sortir.

Il voulut l'étourdir de nouveau, elle le fit taire d'un geste.

--Non, ne parlez plus.... Est-ce singulier! à mesure que vous me dites
des choses si douces, si tendres, qui devraient me convaincre la peur me
prend, un froid me glace...Mon Dieu! qu'ai-je donc? Ce sont vos paroles
qui m'écartent de vous. Si vous continuez, je vais ne plus pouvoir vous
entendre, il faudra que vous partiez.... Attendez, attendez un peu.

Et elle marchait lentement par la chambre, cherchant à se reprendre,
tandis que lui, immobile, se désespérait.

--J'avais cru ne plus vous aimer, mais ce n'était que du dépit
assurément, puisque là, tout à l'heure, lorsque je vous ai retrouvé à
mes pieds, mon coeur a bondi, mon premier élan a été de vous suivre, en
esclave.... Alors, si je vous aime, pourquoi m'épouvantez-vous? et qui
m'empêche de quitter cette chambre, comme si des mains invisibles me
tenaient par tout le corps, par chacun des cheveux de ma tête? Elle
s'était arrêtée près du lit, elle revint vers l'armoire, alla ainsi
devant les autres meubles. Certainement, des liens secrets les
unissaient à sa personne. Les murs blancs surtout, la grande blancheur
du plafond mansardé, l'enveloppaient d'une robe de candeur, dont elle ne
se serait dévêtue qu'avec des larmes.

Désormais, tout cela faisait partie de son être, le milieu était entré
en elle. Et elle le comprit davantage, lorsqu'elle se trouva en face du
métier, resté sous la lampe, à côté de la table.

Son coeur fondait, à voir la rose commencée, qu'elle ne finirait jamais,
si elle partait de la sorte, en criminelle. Les années de travail
s'évoquaient dans sa mémoire, ces années si sages, si heureuses, une si
longue habitude de paix et d'honnêteté, que révoltait la pensée d'une
faute. Chaque jour, la petite maison fraîche des brodeurs, la vie active
et pure qu'elle y menait, à l'écart du monde, avaient refait un peu du
sang de ses veines.

Mais lui, la voyant ainsi reconquise par les choses, sentit le besoin de
hâter le départ.

--Venez, l'heure s'écoule, bientôt il ne sera plus temps.

Alors, la lumière se fit complète, elle cria:

--Il est déjà trop tard.... Vous voyez bien que je ne peux pas vous
suivre. Il y avait en moi, jadis, une passionnée et une orgueilleuse qui
aurait jeté ses deux bras à votre cou, pour que vous l'emportiez. Mais
on m'a changée, je ne me retrouve plus....

Vous n'entendez donc pas que tout, dans cette chambre, me crie de
rester? Et ma joie est devenue d'obéir.

Sans parler, sans discuter avec elle, il tâchait de l'emmener comme une
enfant indocile. Elle l'évita, s'échappa vers la fenêtre.

--Non, de grâce! Tout à l'heure, je vous aurais suivi. Mais c'était la
révolte dernière. Peu à peu, à mon insu, l'humilité et le renoncement
qu'on mettait en moi, devaient s'y amasser.

Aussi, à chaque retour de mon péché d'origine, la lutte était-elle moins
rude, je triomphais de moi-même avec plus de facilité. Désormais, c'est
fini, je me suis vaincue.... Ah! cher seigneur, je vous aime tant! Ne
faisons rien contre notre bonheur. Il faut se soumettre pour être
heureux.

Et, comme il s'avançait d'un pas encore, elle se trouva devant la
fenêtre grande ouverte, sur le balcon.

--Vous ne voulez pas me forcer à me jeter par là... Écoutez donc,
comprenez que j'ai avec moi ce qui m'entoure. Les choses me parlent
depuis longtemps, j'entends des voix, et jamais je ne les ai entendues
me parler si haut.... Tenez! c'est tout le Clos-Marie qui m'encourage à
ne pas gâter mon existence et la vôtre, en me donnant à vous, contre la
volonté de votre père. Cette voix chantante, c'est la Chevrotte, si
claire, si fraîche, qu'elle semble avoir mis en moi sa pureté de
cristal. Cette voix de foule, tendre et profonde, c'est le terrain
entier, les herbes, les arbres, toute la vie paisible de ce coin sacré,
travaillant à la paix de ma propre vie. Et les voix viennent de plus
loin encore, des ormes de l'Évêché, de cet horizon de branches, dont la
moindre s'intéresse à ma victoire.... Puis, tenez! cette grande voix
souveraine, c'est ma vieille amie la cathédrale, qui m'a instruite,
éternellement éveillée dans la nuit. Chacune de ses pierres, les
colonnettes de ses fenêtres, les clochetons de ses contreforts, les
arcs-boutants de son abside, ont un murmure que je distingue, une langue
que je comprends. Écoutez ce qu'ils disent, que même dans la mort
l'espérance reste. Lorsqu'on s'est humilié, l'amour demeure et
triomphe.... Et enfin, tenez! l'air lui-même est plein d'un chuchotement
d'âmes, voici mes compagnes les vierges qui arrivent, invisibles.
Écoutez, écoutez!

Souriante, elle avait levé la main, d'un geste d'attention profonde.
Tout son être était ravi dans les souffles épars. C'étaient les vierges
de la Légende, que son imagination évoquait comme en son enfance, et
dont le vol mystique sortait du vieux livre, aux images naïves, posé sur
la table. Agnès, d'abord, vêtue de ses cheveux, ayant au doigt l'anneau
de fiançailles du prêtre Paulin. Puis, toutes les autres, Barbe avec sa
tour, Geneviève avec ses agneaux, Cécile avec sa viole, Agathe aux
mamelles arrachées, Élisabeth mendiant par les routes, Catherine
triomphant des docteurs. Un miracle rend Luce si pesante, que mille
hommes et cinq paires de boeufs ne peuvent la traîner à un mauvais lieu.
Le gouverneur qui veut embrasser Anastasie, devient aveugle. Et toutes,
dans la nuit claire, volent, très blanches, la gorge encore ouverte par
le fer des supplices, laissant couler, au lieu du sang, des fleuves de
lait. L'air en est candide, les ténèbres s'éclairent comme d'un
ruissellement d'étoiles. Ah! mourir d'amour comme elles, mourir vierge,
éclatante de blancheur, au premier baiser de l'époux! Félicien s'était
rapproché.

--Je suis celui qui existe, Angélique, et vous me refusez pour des
rêves....

--Des rêves, murmura-t-elle.

--Car, si elles vous entourent, ces visions, c'est que vous même les
avez créées.... Venez, ne mettez plus rien de vous dans les choses, elles
se tairont. Elle eut un mouvement d'exaltation.

--Oh! non, qu'elles parlent, qu'elles parlent plus haut! Elles sont ma
force, elles me donnent le courage de vous résister....

C'est la grâce, et jamais elle ne m'a inondée d'une pareille énergie. Si
elle n'est qu'un rêve, le rêve que j'ai mis à mon entour et qui me
revient, qu'importe! Il me sauve, il m'emporte sans tache, au milieu des
apparences.... Oh! renoncez, obéissez comme moi. Je ne veux pas vous
suivre.

Dans sa faiblesse, elle s'était redressée, résolue, invincible.

--Mais on vous a trompée, reprit-il, on est descendu jusqu'au mensonge
pour nous désunir!

--La faute d'autrui n'excuserait pas la nôtre.

--Ah! votre coeur s'est retiré de moi, vous ne m'aimez plus.

--Je vous aime, je ne lutte contre vous que pour notre amour et notre
bonheur.... Obtenez le consentement de votre père, et je vous suivrai.

--Mon père, vous ne le connaissez pas. Dieu seul pourrait le fléchir....
Alors, dites, c'est fini? Si mon père m'ordonne d'épouser Claire de
Voincourt, faut-il donc que je lui obéisse?

À ce dernier coup, Angélique chancela. Elle ne put retenir cette
plainte:

--C'est trop.... Je vous en supplie, allez-vous-en, ne soyez pas cruel....
Pourquoi êtes-vous venu? J'étais résignée, je me faisais à ce malheur de
ne pas être aimée de vous. Et voilà que vous m'aimez et que tout mon
martyre recommence!...

Comment voulez-vous que je vive, maintenant?

Félicien crut à une faiblesse, il répéta:

--Si mon père veut que je l'épouse....

Elle se raidissait contre la souffrance; et elle parvint encore à se
tenir debout, dans le déchirement de son coeur; puis, se traînant vers
la table, comme pour lui livrer passage:

--Épousez-la, il faut obéir.

Il se trouvait à son tour devant la fenêtre, prêt à partir, puisqu'elle
le renvoyait.

--Mais vous en mourrez! cria-t-il.

Elle s'était calmée, elle murmura, avec un sourire:

--Oh! c'est à moitié fait.

Un instant encore, il la regarda, si blanche, si réduite, d'une légèreté
de plume qu'un souffle emporte; et il eut un geste de résolution
furieuse, il disparut dans la nuit. Elle, appuyée au dossier du
fauteuil, quand il ne fut plus là, tendit désespérément les mains vers
les ténèbres. De gros sanglots agitaient son corps, une sueur d'agonie
couvrait sa face.

Mon Dieu! c'était la fin, elle ne le verrait plus. Tout son mal l'avait
reprise, ses jambes brisées se dérobaient sous elle. Ce fut à
grand-peine qu'elle put regagner son lit, où elle tomba victorieuse et
sans souffle. Le lendemain matin, on l'y trouva mourante. La lampe
venait de s'éteindre d'elle-même, à l'aube, dans la blancheur triomphale
de la chambre.




XIII


Angélique allait mourir. Il était dix heures, une claire matinée de la
fin de l'hiver, un temps vif, avec un ciel blanc, tout égayé de soleil.
Dans le grand lit royal, drapé d'une ancienne perse rose, elle ne
bougeait plus, sans connaissance depuis la veille. Allongée sur le dos,
ses mains d'ivoire abandonnées sur le drap, elle n'avait plus ouvert les
yeux; et son fin profil s'était aminci, sous le nimbe d'or de ses
cheveux; et on l'aurait crue morte déjà, sans le tout petit souffle de
ses lèvres.

La veille, Angélique s'était confessée et avait communié, se sentant
très mal. Le bon abbé Cornille, vers trois heures, lui avait apporté le
saint viatique. Puis, dans la soirée, comme la mort la glaçait peu à
peu, un grand désir lui était venu de l'extrême-onction, la médecine
céleste, instituée pour la guérison de l'âme et du corps. Avant de
perdre connaissance, sa dernière parole, un murmure à peine, recueilli
par Hubertine avait bégayé ce désir des saintes huiles, Oh! tout de
suite, pour qu'il fût temps encore. Mais la nuit s'avançait, on avait
attendu le jour, et l'abbé, averti, allait enfin arriver. Tout se
trouvait prêt, les Hubert achevaient d'arranger la chambre. Sous le gai
soleil, qui, à cette heure matinale, frappait les vitres, elle était
d'une blancheur d'aurore, avec la nudité de ses grands murs blancs. Ils
avaient couvert la table d'une nappe blanche. À droite et à gauche d'un
crucifix, deux cierges y brûlaient, dans les flambeaux d'argent, montés
du salon. Et il y avait encore là de l'eau bénite et un aspersoir, une
aiguière d'eau avec son bassin et une serviette, deux assiettes de
porcelaine blanche, l'une pleine de flocons d'ouate; l'autre de cornets
de papier blanc. On avait couru les serres de la ville basse sans
trouver d'autres fleurs que des roses, de grosses roses blanches dont
les énormes touffes garnissaient la table comme d'un frisson de blanches
dentelles. Et, dans cette blancheur accrue, Angélique mourante respirait
toujours de son petit souffle, les paupières closes.

À sa visite du matin, le docteur venait de dire qu'elle ne vivrait pas
la journée. D'un moment à l'autre, peut-être, passerait-elle, sans même
reprendre connaissance. Et les Hubert attendaient. Il fallait que la
chose fût, malgré leurs larmes. S'ils avaient voulu cette mort,
préférant l'enfant morte à l'enfant révoltée, c'était que Dieu la
voulait avec eux. Maintenant, cela échappait à leur puissance, ils ne
pouvaient que se soumettre.

Ils ne regrettaient rien, mais leur être succombait de douleur.

Depuis qu'elle était là, agonisante, ils l'avaient soignée, en refusant
tout secours étranger. Ils se trouvaient seuls encore, à cette heure
dernière, et ils attendaient.

Hubert, machinal, alla ouvrir la porte du poêle de faïence, dont le
ronflement ressemblait à une plainte: Le silence se fit, une douce
chaleur pâlissait les roses. Depuis un instant, Hubertine écoutait les
bruits de la cathédrale, derrière le mur. Un branle de cloche donnait un
frisson aux vieilles pierres; sans doute l'abbé Cornille quittait
l'église, avec les saintes huiles; et elle descendit pour le recevoir,
au seuil de la maison. Deux minutes s'écoulèrent, un grand murmure
emplit l'étroit escalier de la tourelle. Puis, dans la chambre tiède,
Hubert, frappé d'étonnement, se mit à trembler, tandis qu'une crainte
religieuse, un espoir aussi, le faisaient tomber à genoux.

Au lieu du vieux prêtre attendu, c'était Monseigneur qui entrait,
Monseigneur en rochet de dentelle, ayant l'étole violette et portant le
vaisseau d'argent, où se trouvait l'huile des infirmes, bénite par
lui-même le Jeudi saint. Ses yeux d'aigle restaient fixes, sa belle face
pâle, sous les épaisses boucles de ses cheveux blancs, gardait une
majesté. Et, derrière lui, comme un simple clerc, marchait l'abbé
Cornille, un crucifix à la main et le rituel sous l'autre bras.

Debout un moment à la porte, l'évêque dit d'une voix grave:

--Fax huic domui.

--Et omnibus habitantibus in ea, répondit plus bas le prêtre.

Quand ils furent entrés, Hubertine, qui remontait à leur suite,
tremblante elle aussi de saisissement, vint s'agenouiller près de son
mari. L'un et l'autre, prosternés, les mains jointes, prièrent de toute
leur âme.

Au lendemain de sa visite à Angélique, l'explication terrible avait eu
lieu entre Félicien et son père. Dès le matin, ce jour-là, il força les
portes, se fit recevoir dans l'oratoire même, où l'évêque était encore
en oraison, après une de ces nuits de lutte affreuse contre le passé
renaissant. Chez ce fils respectueux, courbé jusqu'alors par la crainte,
la révolte débordait, longtemps étouffée; et le choc fut rude, qui
heurtait ces deux hommes, du même sang, prompt à la violence. Le
vieillard, ayant quitté son prie-Dieu, écoutait, les joues tout de suite
empourprées, muet, dans une obstination hautaine. Le jeune homme, la
flamme également au visage, vidait son coeur, parlait d'une voix qui
s'élevait peu à peu, grondante. Il disait Angélique malade, à l'agonie,
il racontait dans quelle crise de tendresse épouvantée il avait fait le
projet de fuir avec elle, et comment elle s'était refusée à le suivre,
d'un renoncement et d'une chasteté de sainte. Ne serait-ce pas un
meurtre, que de la laisser mourir, cette enfant obéissante, qui
entendait ne le tenir que de la main de son père? Lorsqu'elle pouvait
l'avoir enfin, lui, son titre, sa fortune, elle avait crié non, elle
s'était débattue, victorieuse d'elle-même. Et il l'aimait, à en mourir,
lui aussi, il se méprisait de n'être point à son côté, pour s'éteindre
ensemble, du même souffle! Aurait-on la cruauté de vouloir leur fin
misérable à tous deux? Ah! l'orgueil du nom, la gloire de l'argent,
l'entêtement dans la volonté, est-ce que cela pesait, lorsqu'il n'y
avait plus que deux heureux à faire?

Et il joignait, il tordait ses mains tremblantes, hors de lui, il
exigeait un consentement, suppliant encore, menaçant déjà.

Mais l'évêque ne se décida à ouvrir les lèvres que pour répondre par le
mot de sa toute-puissance: Jamais! Alors, Félicien, dans sa rébellion,
avait déliré, perdant tout ménagement. Il parla de sa mère. C'était elle
qui ressuscitait en lui, pour réclamer les droits de la passion. Son
père ne l'avait donc pas aimée, il s'était donc réjoui de sa mort, qu'il
se montrait si dur à ceux qui s'aimaient et qui voulaient vivre? Mais il
avait beau s'être glacé dans les renoncements du culte, elle reviendrait
le hanter et le torturer, puisqu'il torturait l'enfant qu'elle avait eu
de leur mariage. Elle était toujours, elle voulait être dans les enfants
de son enfant, à jamais; et il la tuait de nouveau, en refusant à cet
enfant la fiancée choisie, celle qui devait continuer la race. On
n'épousait pas L'Église, quand on avait épousé la femme. Et, en face de
son père immobile, grandi dans un effrayant silence, il lança les mots
de parjure et d'assassin. Puis, épouvanté, chancelant, il s'enfuit.

Lorsqu'il fut seul, Monseigneur, comme frappé d'un couteau en pleine
poitrine, tourna sur lui-même et s'abattit, les deux genoux sur le
prie-Dieu. Un râle affreux sortait de sa gorge. Ah! les misères du
coeur, les invincibles faiblesses de la chair! Cette femme, cette morte
toujours ressuscitée, il l'adorait ainsi qu'au premier soir, quand il
avait baisé ses pieds blancs; et ce fils, il l'adorait comme une
dépendance d'elle même, un peu de sa vie qu'elle lui avait laissé; et
cette jeune fille, cette petite ouvrière qu'il repoussait, il l'adorait
aussi, de l'adoration que son fils avait pour elle. Maintenant, tous les
trois désespéraient ses nuits. Sans qu'il se l'avouât, elle l'avait
touché dans la cathédrale, la petite brodeuse, si simple, avec ses
cheveux d'or, sa nuque fraîche, sentant bon la jeunesse. Il la revoyait,
elle passait délicate, pure, d'une soumission irrésistible. Un remords
ne serait pas entré en lui, d'une marche plus certaine, ni plus
conquérante. Il pouvait la rejeter à voix haute, il savait bien
désormais qu'elle lui tenait le coeur, de ses humbles mains, abîmées par
l'aiguille. Pendant que Félicien le suppliait violemment, il les avait
aperçues, derrière sa tête blonde, les deux femmes adorées, celle que
lui pleurait, celle qui se mourait pour son enfant. Et, ravagé,
sanglotant, ne sachant où retrouver le calme, il demandait au Ciel de
lui donner le courage de s'arracher le coeur, puisque ce coeur n'était
plus à Dieu.

Monseigneur pria jusqu'au soir. Quand il reparut, il était d'une
blancheur de cire, déchiré, résolu pourtant. Lui ne pouvait rien, il
répéta le mot terrible: Jamais! C'était Dieu qui seul avait le droit de
le relever de sa parole; et Dieu, imploré, se taisait. Il fallait
souffrir. Deux jours s'écoulèrent. Félicien rôdait devant la petite
maison, fou de douleur, aux aguets des nouvelles. Chaque fois que
sortait quelqu'un, il défaillait de crainte. Et ce fut ainsi que le
matin où Hubertine courut à l'église demander les saintes huiles, il sut
qu'Angélique ne passerait pas la journée. L'abbé Cornille n'était pas
là, il battit la ville pour le trouver, mettant en lui une dernière
espérance de secours divin. Puis, comme-il ramenait le bon prêtre, son
espoir s'en alla, il tomba à une crise de doute et de rage. Que faire?
de quelle façon obliger le Ciel à intervenir? Il s'échappa, força de
nouveau les portes de l'Évêché; et l'évêque, un moment, eut peur, devant
l'incohérence de ses paroles. Ensuite, il comprit:

Angélique agonisait, elle attendait l'extrême-onction, Dieu seul pouvait
la sauver. Le jeune homme n'était venu que pour crier sa peine, rompre
avec ce père abominable, lui jeter son meurtre au visage. Mais
Monseigneur l'écoutait sans colère, les yeux éclairés brusquement d'un
rayon, comme si une voix enfin avait parlé. Et il lui fit signe de
marcher le premier, il le suivit, en disant:

--Si Dieu veut, je veux.

Félicien fut traversé d'un grand frisson. Son père consentait, déchargé
de son vouloir, soumis à la bonne volonté du miracle. Eux n'étaient
plus, Dieu agirait. Les larmes l'aveuglèrent, pendant que Monseigneur, à
la sacristie, prenait les saintes huiles des mains de l'abbé Cornille.
Il les accompagna, éperdu, il n'osa entrer dans la chambre, tombé à deux
genoux sur le palier, devant la porte grande ouverte.

--Fax huic domui.

--El omnibus habitantibus in ea.

Monseigneur venait de poser, sur la table blanche, entre les deux
cierges, les saintes huiles en traçant dans l'air le signe de la croix,
avec le vase d'argent. Il prit ensuite, des mains de l'abbé, le
crucifix, et s'approcha de la malade, pour le lui faire baiser.

Mais Angélique était toujours sans connaissance, les paupières closes,
les mains raidies, pareille aux minces et rigides figures de pierre
couchées sur les tombeaux. Un instant, il la regarda, s'aperçut qu'elle
n'était point morte, à son petit souffle, lui mit aux lèvres le
crucifix. Il attendait, sa face gardait la majesté du ministre de la
pénitence, aucune émotion humaine ne s'y montra, lorsqu'il eut constaté
que pas un frémissement n'avait couru sur le fin profil ni dans les
cheveux de lumière. Elle vivait pourtant, cela suffisait au rachat des
fautes. Alors, Monseigneur reçut de l'abbé le bénitier et l'aspersoir;
et, tandis que celui-ci lui présentait le rituel ouvert, il jeta de
l'eau bénite sur la mourante, en lisant les paroles latines:

--Asperges me, Domine, hyssopo, et mundabor; lavabis me, et super nivem,
dealbabor. Des gouttes jaillissaient, tout le grand lit en était
rafraîchi, comme d'une rosée. Il en plut sur les doigts, sur les joues;
mais, une à une, elles y roulaient, ainsi que sur un marbre insensible.

Et l'évêque se tourna ensuite vers les assistants, il les aspergea à
leur tour. Hubert et Hubertine, agenouillés côte à côte, dans leur
besoin de foi ardente, se courbèrent sous l'ondée de cette bénédiction.
Et l'évêque bénissait aussi la chambre, les meubles, les murs blancs,
toute cette blancheur nue, lorsque, en passant près de la porte, il se
trouva devant son fils, abattu sur le seuil, sanglotant dans ses mains
brûlantes. D'un geste lent, il leva par trois fois l'aspersoir, il le
purifia d'une pluie douce. Cette eau bénite, ainsi répandue partout,
c'était pour chasser d'abord les mauvais esprits, volant par milliards,
invisibles. À ce moment, un pâle rayon de soleil d'hiver glissait
jusqu'au lit; et tout un vol d'atomes, des poussières agiles, semblaient
y vivre, innombrables, descendus d'un angle de la fenêtre comme pour
baigner de leur foule tiède les mains froides de la mourante.

Revenu devant la table, Monseigneur dit l'oraison:--Exaudi nos.... Il ne
se pressait point. La mort était là, parmi les rideaux de vieille perse;
mais il la sentait sans hâte, elle patienterait.

Et, bien que, dans l'anéantissement de son être, l'enfant ne pût
l'entendre, il lui parla, il demanda:

--N'avez-vous rien sur la conscience qui vous fasse de la peine?
Confessez vos tourments, soulagez-vous, ma fille.

Allongée, elle garda le silence. Lorsqu'il lui eut en vain donné le
temps de répondre, il commença l'exhortation de la même voix pleine,
sans paraître savoir que pas une de ses paroles ne lui arrivait.

--Recueillez-vous, demandez, au fond de vous-même, pardon à Dieu. Le
sacrement va vous purifier et vous rendre des forces nouvelles. Vos yeux
deviendront clairs, vos oreilles chastes, vos narines fraîches, votre
bouche sainte, vos mains innocentes....

Il dit jusqu'au bout ce qu'il fallait dire, les yeux sur elle; et elle
soufflait à peine, pas un des cils de ses paupières closes ne remuait.
Puis, il commanda:

--Récitez le symbole.

Après avoir attendu, il le récita lui-même.

--Credo in unum Deum....

--Amen, répondit l'abbé Cornille.

On entendait toujours, sur le palier, Félicien pleurer à gros sanglots,
dans l'énervement de l'espoir. Hubert et Hubertine priaient, du même
geste élancé et craintif, comme s'ils avaient senti descendre les
toutes-puissances inconnues. Un arrêt s'était produit, un balbutiement
de prière. Et, maintenant, les litanies du rituel se déroulaient,
l'invocation aux saints et aux saintes, l'envolée des _Kyrie eleison_,
appelant tout le ciel au secours de l'humanité misérable.

Puis, soudain, les voix tombèrent, il se fit un silence profond.
Monseigneur se lavait les doigts, sous les quelques gouttes d'eau que
l'abbé lui versait de l'aiguière. Enfin, il reprit le vaisseau des
saintes huiles, en ôta le couvercle, vint se placer devant le lit.
C'était la solennelle approche du sacrement, de ce dernier sacrement
dont l'efficacité efface tous les péchés mortels ou véniels, non
pardonnés, qui demeurent dans l'âme après les autres sacrements reçus:
anciens restes de péchés oubliés, péchés commis sans le savoir, péchés
de langueur n'ayant pas permis de se rétablir fermement en la grâce de
Dieu.

Mais où les prendre, ces péchés? Ils venaient donc du dehors, dans ce
rayon de soleil, aux poussières dansantes, qui semblaient apporter des
germes de vie jusque sur ce grand lit royal, blanc et froid de la mort
d'une vierge?

Monseigneur s'était recueilli, les regards de nouveau sur Angélique,
s'assurant que le petit souffle n'avait pas cessé. Il se défendait
encore de toute émotion humaine, à la voir si amincie, d'une beauté
d'ange, immatérielle déjà. Son pouce ne trembla pas, lorsqu'il le trempa
doucement dans les saintes huiles et qu'il commença les onctions sur les
cinq parties du corps où résident les sens, les cinq fenêtres par
lesquelles le mal entre dans l'âme.

D'abord, sur les yeux, sur les paupières fermées, la droite, la gauche;
et le pouce, légèrement, traçait le signe de la croix.

--Fer istam sanctam unctionem, et sltam piissimam misericordiam,
indulgeattibi Dominus quidquid per visum deliquisti.

Et les péchés de la vue étaient réparés, les regards lascifs, les
curiosités déshonnêtes, les vanités des spectacles, les mauvaises
lectures, les larmes répandues pour des chagrins coupables. Et elle ne
connaissait d'autre livre que la Légende, d'autre horizon que l'abside
de la cathédrale, qui lui bouchait le reste du monde. Et elle n'avait
pleuré que dans la lutte de l'obéissance contre la passion. L'abbé
Cornille prit un des flocons d'ouate, en essuya les deux paupières, puis
l'enferma dans un des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur oignit les oreilles, aux lobes d'une transparence
de nacre, le droit, le gauche, à peine mouillés du signe de la croix.

--Fer istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam,
indulgeat tibi Dominus quidquid per gustum delisquisti. Et toute
l'abomination de l'ouïe se trouvait rachetée, toutes les paroles, toutes
les musiques qui corrompent, les médisances, les calomnies, les
blasphèmes, les propos licencieux écoutés avec complaisance, les
mensonges d'amour aidant à la défaite du devoir, les chants profanes
exaltant la chair, les violons des orchestres pleurant de volupté sous
les lustres. Et, dans son isolement de fille cloîtrée, elle n'avait même
jamais entendu le bavardage libre des voisines, le juron d'un charretier
qui fouette ses chevaux. Et elle n'avait dans les oreilles d'autres
musiques que les cantiques saints, le grondement des orgues, le
balbutiement des prières, dont la petite maison fraîche vibrait toute,
au flanc de la vieille église.

L'abbé, après avoir essuyé les oreilles avec un flocon d'ouate, le mit
dans un des cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur passa aux narines, la droite, la gauche, pareilles
à deux pétales de rose blanche, que son pouce purifiait du signe de la
croix.

--Fer istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam,
indulgeat tibi Dominus quidquid per odoratum deliquisti.

Et l'odorat retournait à l'innocence première, lavé de toute souillure,
non seulement de la honte charnelle des parfums, de la séduction des
fleurs aux haleines trop douces, des senteurs éparses de l'air qui
endorment l'âme, mais encore des fautes de l'odorat intérieur, les
mauvais exemples donnés à autrui, la peste contagieuse du scandale. Et,
droite, pure, elle avait fini par être un lis parmi les lis, un grand
lis dont le parfum fortifiait les faibles, égayait les forts. Et,
justement, elle était si candidement délicate, qu'elle n'avait jamais pu
tolérer les oeillets ardents, les lilas musqués, les jacinthes
fiévreuses, seulement à l'aise parmi les floraisons calmes, les
violettes et les primevères des bois.

L'abbé essuya les narines, glissa le flocon d'ouate dans un autre des
cornets de papier blanc.

Ensuite, Monseigneur, descendant à la bouche close, qu'entrouvrait à
peine le léger souffle, barra la lèvre inférieure du signe de la croix.

--Fer btam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam, indulgeat
tibi Dominus quidquid per gustum deliquisti.

Et toute sa bouche n'était plus qu'un calice d'innocence, car c'était,
cette fois, le pardon des basses satisfactions du goût, la gourmandise,
la sensualité du vin et du miel, le pardon surtout des crimes de la
langue, l'universelle coupable, la provocatrice, l'empoisonneuse, celle
qui fait les querelles, les guerres, les erreurs, les paroles fausses
dont le ciel lui-même est obscurci. Et la gourmandise n'avait jamais été
son vice, elle en était venue, comme Elisabeth, à se nourrir, sans
distinguer les aliments. Et, si elle vivait dans l'erreur, c'était son
rêve qui l'y avait mise, l'espoir de l'au-delà, la consolation de
l'invisible, tout ce monde enchanté que créait son ignorance et qui
faisait d'elle une sainte.

L'abbé, ayant essuyé la bouche, plia le flocon d'ouate dans le quatrième
des cornets de papier blanc.

Enfin, Monseigneur, à droite, puis à gauche, joignant les paumes des
deux petites mains d'ivoire, renversées sur le drap, effaça leurs
péchés, du signe de la croix.

--Fer istam sanctam unctionem, et suam piissimam misericordiam,
indulgeat tibi Dominus quidquid per tactum deliquisti.

Et le corps entier était blanc, lavé de ses dernières macules, celles du
toucher, les plus salissantes, les rapines, les batteries, les meurtres,
sans compter les péchés des autres parties omises, la poitrine, les
reins et les pieds, que cette onction rachetait aussi, tout ce qui brûle
et rugit dans la chair, nos colères, nos désirs, nos passions déréglées,
les charniers où nous courons, les joies défendues dont crient nos
membres. Et, depuis qu'elle était là, mourante de sa victoire, elle
avait abattu sa violence, son orgueil et sa passion, comme si elle n'eût
apporté le mal originel que pour la gloire d'en triompher. Et elle ne
savait même pas qu'elle avait eu des désirs, que sa chair avait gémi
d'amour, que le grand frisson de ses nuits pouvait être coupable,
tellement elle était cuirassée d'ignorance, l'âme blanche, toute
blanche.

L'abbé essuya les mains, fit disparaître le flocon d'ouate dans le
dernier cornet de papier blanc, et brûla les cinq cornets, au fond du
poêle.

La cérémonie était terminée, Monseigneur se lavait les doigts, avant de
dire l'oraison finale. Il n'avait plus qu'à exhorter encore la mourante,
en lui mettant au poing le cierge symbolique, pour chasser les démons et
montrer qu'elle venait de recouvrer l'innocence baptismale. Mais elle
était restée rigide, les yeux fermés, morte. Les saintes huiles avaient
purifié son corps, les signes de croix laissaient leurs traces aux cinq
fenêtres de l'âme, sans faire remonter aux joues une onde de vie.
Imploré, espéré, le prodige ne s'était pas produit. Hubert et Hubertine,
toujours agenouillés côte à côte, ne priaient plus, regardaient de leurs
yeux fixes, si ardemment qu'on les aurait dits tous les deux immobilisés
à jamais, ainsi que ces figures de donataires qui attendent la
résurrection, dans un coin d'ancien vitrail. Félicien s'était traîné sur
les genoux, maintenant à la porte même, ayant cessé de sangloter, la
tête droite, lui aussi, pour voir, enragé de la surdité de Dieu.

Une dernière fois, Monseigneur s'approcha du lit, suivi de l'abbé
Cornille, qui tenait, tout allumé, le cierge qu'on devait mettre dans la
main de la malade. Et l'évêque, s'entêtant à aller jusqu'au bout du
rite, afin de laisser à Dieu le temps d'agir, prononça la formule:

--Accipe lampadem ardentem, custodi unctionem tuam, ut cum Dominus ad
judicandum venerit, possis occurrere ei cum omnibus sanctis, et vivas in
soecula soeculorum.

--Amen, répandit l'abbé.

Mais, quand ils essayèrent d'ouvrir la main d'Angélique et de la serrer
autour du cierge, la main inerte retomba sur la poitrine.

Alors, Monseigneur fut saisi d'un grand tremblement.

C'était l'émotion, longtemps combattue, qui débordait en lui, emportant
les dernières rigidités du sacerdoce. Il l'avait aimée, cette enfant, du
jour où elle était venue sangloter à ses genoux. À cette heure, elle
était pitoyable, avec cette pâleur du tombeau, d'une beauté si
douloureuse, qu'il ne tournait plus les regards vers le lit, sans que
son coeur, secrètement, fût noyé de chagrin. Il cessait de se contenir,
deux grosses larmes gonflèrent ses paupières, coulèrent sur ses joues.
Elle ne pouvait pas mourir ainsi, il était vaincu par son charme dans la
mort.

Et Monseigneur, se rappelant les miracles de sa race, ce pouvoir que le
Ciel leur avait donné de guérir, songea que Dieu sans doute attendait
son consentement de père. Il invoqua sainte Agnès, devant laquelle tous
les siens avaient fait leurs dévotions, et comme Jean V. d'Hautecoeur
allant prier au chevet des pestiférés et les baiser, il pria, il baisa
Angélique sur la bouche.

--Si Dieu veut, je veux.

Tout de suite, Angélique ouvrit les paupières. Elle le regardait sans
surprise, éveillée de son long évanouissement; et ses lèvres, tièdes du
baiser, souriaient. C'étaient des choses qui devaient se réaliser,
peut-être sortait-elle de les rêver une fois encore, trouvant très
simple que Monseigneur fût là, pour la fiancer à son fils, puisque
l'heure était arrivée enfin.

D'elle-même elle se mit sur son séant, au milieu du grand lit royal.

L'évêque, ayant dans les yeux la clarté du prodige, répéta la formule:

--Accipe lampadem ardentem....

--Amen, répondit l'abbé.

Angélique avait pris le cierge allumé, et d'une main ferme, elle le
tenait droit. La vie était revenue, la flamme brûlait très claire,
chassant les esprits de la nuit.

Un grand cri traversa la chambre, Félicien était debout, comme soulevé
par le vent du miracle; tandis que les Hubert, renversés sous le même
souffle, restaient à genoux, les yeux béants, la face ravie, devant ce
qu'ils venaient de voir. Le lit leur avait paru enveloppé d'une vive
lumière, des blancheurs montaient encore dans le rayon de soleil,
pareilles à des plumes blanches; et les murs blancs, toute la chambre
blanche gardait un éclat de neige. Au milieu, ainsi qu'un lis rafraîchi
et redressé sur sa tige, Angélique dégageait cette clarté. Ses cheveux
d'or fin la nimbaient d'une auréole, les yeux couleur de violette
luisaient divinement, toute une splendeur de vie rayonnait de son visage
pur. Et Félicien, la voyant guérie, bouleversé de cette grâce que le
Ciel leur faisait, s'approcha, s'agenouilla près du lit.

--Ah! chère âme, vous nous reconnaissez, vous vivez.... Je suis à vous,
mon père le veut bien, puisque Dieu l'a voulu.

Elle inclina la tête, elle eut un rire gai.

--Oh! je savais, j'attendais.... Tout ce que j'ai vu doit être.

Monseigneur, qui avait retrouvé sa hauteur sereine, lui posa de nouveau
sur la bouche le crucifix, qu'elle baisa cette fois, en servante
soumise. Puis, d'un grand geste, par toute la chambre, au-dessus de
toutes les têtes, il donna les bénédictions dernières, pendant que les
Hubert et l'abbé Comille pleuraient.

Félicien avait pris la main d'Angélique. Et, dans l'autre petite main,
le cierge d'innocence brûlait, très haut.




XIV


Le mariage fut fixé aux premiers jours de mars. Mais Angélique restait
très faible, malgré la joie qui rayonnait de toute sa personne. Elle
avait d'abord voulu redescendre à l'atelier, dés la première semaine de
sa convalescence, s'entêtant à finir le panneau de broderie en
bas-relief, pour le siège de Monseigneur: c'était la dernière
tâche d'ouvrière, disait-elle gaiement, on ne lâchait pas
une commande au beau milieu. Puis, épuisée par cet effort,
elle avait dû de nouveau garder la chambre. Elle y vivait souriante,
sans retrouver la santé pleine d'autrefois, toujours blanche et
immatérielle comme sous les saintes huiles, allant et venant d'un petit
pas de vision, se reposant, songeuse, pendant des heures, d'avoir fait
quelque longue course, de sa table à sa fenêtre. Et l'on recula le
mariage, on décida qu'on attendrait son complet rétablissement, qui ne
pouvait tarder, avec des soins.

Chaque après-midi, Félicien montait la voir, Hubert et Hubertine
étaient-là, on passait ensemble d'adorables heures, on refaisait les
mêmes projets, continuellement. Assise, elle se montrait d'une vivacité
rieuse, la première à parler des jours si remplis de leur prochaine
existence, les voyages, Hautecoeur à restaurer, toutes les félicités à
connaître. On l'aurait dit bien sauvée alors, reprenant des forces, dans
le printemps hâtif qui entrait, chaque jour plus tiède, par la fenêtre
ouverte. Et elle ne retombait aux gravités de ses songeries que
lorsqu'elle était seule, ne craignant pas d'être vue. La nuit, des voix
l'avaient effleurée; puis, c'était un appel de la terre, à son entour;
en elle aussi, la clarté se faisait, elle comprenait que le miracle
continuait uniquement pour la réalisation de son rêve. N'était-elle pas
morte déjà, n'existant plus parmi les apparences que grâce à un répit
des choses? Cela, aux heures de solitude, la berçait avec une douceur
infinie, sans regret à l'idée d'être emportée dans sa joie, certaine
toujours d'aller jusqu'au bout du bonheur. Le mal attendrait. Sa grande
allégresse en devenait simplement sérieuse, elle s'abandonnait, inerte,
ne sentait plus son corps, volait aux pures délices; et il fallait
qu'elle entendît les Hubert rouvrir la porte, ou que Félicien entrât la
voir, pour qu'elle se redressât, feignant la santé revenue, causant avec
des rires de leurs années de ménage, très loin, dans l'avenir.

Vers la fin de mars, Angélique sembla s'égayer encore. Deux fois, toute
seule, elle avait eu des évanouissements. Un matin, elle venait de
tomber au pied du lit, comme Hubert lui montait justement une tasse de
lait; et, pour le tromper, elle plaisanta par terre, raconta qu'elle
cherchait une aiguille perdue.

Puis, le lendemain, elle se fit très joyeuse, elle parla de brusquer le
mariage, de le mettre à la mi-avril. Tous se récrièrent: elle
était encore si faible, pourquoi ne pas attendre? rien ne pressait.
Mais elle s'enfiévra, elle voulait tout de suite, tout de suite.
Hubertine, surprise, eut un soupçon devant cette hâte, la regarda un
instant, pâlissante au petit souffle froid qui l'effleurait. Déjà, la
chère malade se calmait, dans son tendre besoin de faire illusion aux
autres, elle qui se savait condamnée. Hubert et Félicien, en continuelle
adoration, n'avaient rien vu, rien senti. Et, se mettant debout par un
effort de volonté, allant et venant de son pas souple d'autrefois, elle
était charmante, elle dit que la cérémonie achèverait de la guérir, tant
elle serait heureuse. D'ailleurs, Monseigneur déciderait. Quand, le soir
même, l'évêque fut là, elle lui expliqua son désir, les yeux dans les
siens, sans le quitter du regard, la voix si douce, que, sous les mots,
il y avait l'ardente supplication de ce qu'elle ne disait pas.
Monseigneur savait, et il comprit. Il fixa le mariage à la mi-avril.

Alors, on vécut dans le tumulte, de grands préparatifs furent faits.
Hubert, malgré sa tutelle officieuse, avait dû demander son consentement
au directeur de l'Assistance publique qui représentait toujours le
conseil de famille, Angélique n'étant point majeure; et M. Grandsire, le
juge de paix, s'était chargé de ces détails, afin d'en éviter le côté
pénible à Félicien et à la jeune fille. Mais celle-ci ayant vu qu'on se
cachait, se fit monter un jour son livret d'élève, désirant le remettre
elle même à son fiancé. Elle était désormais en état d'humilité
parfaite, elle voulait qu'il sût bien la bassesse d'où il la tirait,
pour la hausser dans la gloire de son nom légendaire et de sa grande
fortune. C'étaient ses parchemins, à elle, cette pièce administrative,
cet écrou où il n'y avait qu'une date suivie d'un numéro. Elle le
feuilleta une fois encore, puis le lui donna sans confusion, joyeuse de
ce qu'elle n'était rien et de ce qu'il la faisait tout. Il en fut touché
profondément, il s'agenouilla, lui baisa les mains avec des larmes,
comme si ce fût elle qui lui eût fait l'unique cadeau, le royal cadeau
de son coeur. Les préparatifs, pendant deux semaines, occupèrent
Beaumont, bouleversèrent la ville haute et la ville basse.

Vingt ouvrières, disait-on, travaillaient nuit et jour au trousseau. La
robe de noce, à elle seule, en occupait trois; et il y aurait une
corbeille d'un million, un flot de dentelles, de velours, de satin et de
soie, un ruissellement de pierreries, des diamants de reine. Mais
surtout ce qui remuait le monde, c'étaient les aumônes considérables, la
mariée ayant voulu donner aux pauvres autant qu'on lui donnait, à elle,
un autre million qui venait de s'abattre sur la contrée, en une pluie
d'or.

Enfin, elle contentait son ancien besoin de charité, dans les
prodigalités du rêve, les mains ouvertes, laissant couler sur les
misérables un fleuve de richesse, un débordement de bien-être. De la
petite chambre blanche et nue, du vieux fauteuil où elle était clouée,
elle en riait de ravissement, lorsque l'abbé Cornille lui apportait les
listes de distribution. Encore, encore! on ne distribuait jamais assez.
Elle aurait désiré le père Mascart attablé devant des festins de prince,
les Chouteau vivant dans le luxe d'un palais, la mère Gabet guérie,
redevenue jeune, à force d'argent; et les Lemballeuse, la mère et les
trois filles, elle les aurait comblées de toilettes et de bijoux. La
grêle des pièces d'or redoublait sur la ville, ainsi que dans les contes
de fées, au-delà même des nécessités quotidiennes, pour la beauté et la
joie, la gloire de l'or, tombant à la rue et luisant au grand soleil de
la charité.

Enfin, la veille du beau jour, tout fut prêt. Félicien avait acquis,
derrière l'Évêché, rue Magloire, un ancien hôtel, qu'on achevait
d'installer somptueusement. C'étaient de grandes pièces, ornées
d'admirables tentures, emplies des meubles les plus précieux, un salon
en vieilles tapisseries, un boudoir bleu, d'une douceur de ciel matinal,
une chambre à coucher surtout, un nid de soie blanche et de dentelle
blanche, rien que du blanc, léger, envolé, le frisson même de la
lumière. Mais Angélique, qu'une voiture devait venir prendre, avait
constamment refusé d'aller voir ces merveilles.

Elle en écoutait le récit avec un sourire enchanté, et elle ne donnait
aucun ordre, elle ne voulait point s'occuper de l'arrangement. Non, non,
cela se passait très loin, dans cet inconnu du monde qu'elle ignorait
encore. Puisque ceux qui l'aimaient lui préparaient ce bonheur, si
tendrement, elle désirait y entrer, ainsi qu'une princesse, venue des
pays chimériques, abordant au royaume réel, où elle régnerait. Et, de
même, elle se défendait de connaître la corbeille, qui, elle aussi,
était là-bas, le trousseau de linge fin, brodé à son chiffre de
marquise, les toilettes de gala chargées de broderies, les bijoux
anciens, tout un lourd trésor de cathédrale, et les joyaux modernes, des
prodiges de monture délicate, des brillants dont la pluie ne montrait
que leur eau pure. Il suffisait à la victoire de son rêve que cette
fortune l'attendît chez elle, rayonnante dans la réalité prochaine de la
vie. Seule, la robe de noce fut apportée, le matin du mariage.

Ce matin-là, éveillée avant les autres, dans son grand lit, Angélique
eut une minute de défaillance désespérée, en craignant de ne pouvoir se
tenir debout. Elle essayait, sentait plier ses jambes; et, démentant la
vaillante sérénité qu'elle montrait depuis des semaines, une angoisse
affreuse, la dernière, cria de tout son être. Puis, dès qu'elle vit
entrer Hubertine joyeuse, elle fut surprise de marcher, car ce n'étaient
plus ses forces à elle, une aide sûrement lui venait de l'invisible, des
mains amies la portaient. On l'habilla, elle ne pesait plus rien, elle
était si légère, que, plaisantant, sa mère s'en étonnait, lui disait de
ne pas bouger davantage, si elle ne voulait point s'envoler. Et, pendant
toute la toilette, la petite maison fraîche des Hubert, vivant au flanc
de la cathédrale, frissonna du souffle énorme de la géante, de ce qui
déjà y bourdonnait de la cérémonie, l'activité fiévreuse du clergé, les
volées des cloches surtout, un branle continu d'allégresse, dont
vibraient les vieilles pierres.

Sur la ville haute, depuis une heure, les clochers sonnaient, comme aux
grandes fêtes. Le soleil s'était levé radieux, une limpide matinée
d'avril, une ondée de rayons printaniers, vivante des appels sonores qui
avaient mis debout les habitants.

Beaumont entier était en liesse pour le mariage de la petite brodeuse,
que tous les coeurs épousaient. Ce beau soleil criblant les rues,
c'était comme la pluie d'or, les aumônes des contes de fées, qui
ruisselaient de ses mains frêles. Et, sous cette joie de la lumière, la
foule se portait en masse vers la cathédrale, emplissant les bas-côtés,
débordant sur la place du Cloître. Là, se dressait la grande façade,
ainsi qu'un bouquet de pierre, très fleuri, du gothique le plus orné,
au-dessus de la sévère assise romane. Dans les tours, les cloches
continuaient à sonner, et la façade semblait être la gloire même de ces
noces, l'envolée de la fille pauvre au travers du miracle, tout ce qui
s'élançait et flambait, avec la dentelle ajourée, la floraison liliale
des colonnettes, des balustrades, des arcatures, des niches de saints
surmontées de dais, des pignons évidés en trèfles, garnis de crossettes
et de fleurons, des roses immenses, épanouissant le mystique rayonnement
de leurs meneaux.

À dix heures, les orgues grondèrent, Angélique et Félicien entraient,
marchant à petits pas vers le maître-autel, entre les rangs pressés de
la foule. Un souffle d'admiration attendrie fit onduler les têtes. Lui,
très ému, passait fier et grave, dans sa beauté blonde de jeune dieu,
aminci encore par la sévérité de l'habit noir. Mais elle, surtout,
soulevait les coeurs, si adorable, si divine, d'un charme mystérieux de
vision. Sa robe était de moire blanche, simplement couverte de vieilles
malines, que retenaient des perles, des cordons de perles fines
dessinant les garnitures du corsage et les volants de la jupe. Un voile
d'ancien point d'Angleterre, fixé sur la tête par une triple couronne de
perles, l'enveloppait, descendait jusqu'aux talons. Et rien autre, pas
une fleur, pas un bijou, rien que ce flot léger, ce nuage frissonnant,
qui semblait mettre dans un battement d'ailes sa petite figure douce de
vierge de vitrail, aux yeux de violette, aux cheveux d'or.

Deux fauteuils de velours cramoisi attendaient Félicien et Angélique
devant l'autel; et, derrière eux, pendant que les orgues élargissaient
leur phrase de bienvenue, Hubert et Hubertine s'agenouillèrent sur les
prie-Dieu destinés à la famille. La veille, ils avaient eu une joie
immense, dont ils demeuraient éperdus, ne trouvant point assez d'actions
de grâces pour leur bonheur à eux, qui s'ajoutait à celui de leur fille.
Hubertine, étant allée au cimetière une fois encore, dans la pensée
triste de leur solitude, de la petite maison vide, lorsque cette fille
aimée ne serait plus là, avait supplié sa mère longtemps; et, tout d'un
coup, un choc en elle l'avait redressée, frémissante, exaucée enfin. Du
fond de la terre, après trente ans, la morte obstinée pardonnait, leur
envoyait l'enfant du pardon, si ardemment désiré et attendu. Était-ce la
récompense de leur charité, de cette pauvre créature de misère
recueillie, un jour de neige, à la porte de la cathédrale, aujourd'hui
mariée à un prince, dans toute la pompe des grandes cérémonies? Ils en
restaient sur les deux genoux, sans prière, sans paroles formulées,
ravis de gratitude, tout leur être s'exhalant en un remerciement infini.
Et, de l'autre côté de la nef, sur son siège épiscopal, Monseigneur
était lui aussi de la famille, plein de la majesté du Dieu qu'il
représentait: il resplendissait dans la gloire de ses vêtements sacrés,
la face d'une hauteur sereine, dégagé des passions de ce monde; tandis
que les deux anges du panneau de broderie, au-dessus de sa tête,
soutenaient les armes éclatantes des Hautecoeur.

Alors, la solennité commença. Tout le clergé était présent, des prêtres
étaient venus des paroisses, pour honorer leur évêque. Dans ce flot
blanc des surplis, dont les grilles débordaient, luisaient les chapes
d'or des chantres et les robes rouges des enfants de choeur. L'éternelle
nuit des bas-côtés, sous l'écrasement des chapelles romanes, s'éclairait
ce matin-là du limpide soleil d'avril, allumant les vitraux, où
rougeoyait une braise de pierreries. Mais l'ombre de la nef, surtout,
flambait d'un fourmillement de cierges, des cierges aussi nombreux que
les étoiles en un ciel d'été: au milieu, le maître-autel en était
incendié, l'ardent buisson symbolique brûlant du feu des âmes; et il y
en avait dans des flambeaux, dans des torchères, dans des lustres; et,
devant les époux, deux grands candélabres, à branches rondes, faisaient
comme deux soleils. Des massifs de plantes vertes changeaient le choeur
en un jardin vivace, que fleurissaient de grosses touffes d'azalées
blanches, de camélias blancs et de lilas blancs. Jusqu'au fond de
l'abside, étincelaient des échappées d'or et d'argent, des pans entrevus
de velours et de soie, un éblouissement lointain de tabernacle, parmi
les verdures. Et, au-dessus de ce braisillement, la nef s'élançait, les
quatre énormes piliers du transept montaient soutenir la voûte dans le
souffle tremblant de ces milliers de petites flammes, qui donnaient un
frisson à la pleine lumière des hautes fenêtres gothiques. Angélique
avait voulu être mariée par le bon abbé Camille, et lorsqu'elle le vit
s'avancer en surplis, avec l'étole blanche, suivi de deux clercs, elle
eut un sourire. C'était enfin la réalisation de son rêve, elle épousait
la fortune, la beauté, la puissance, au-delà de tout espoir. L'église
chantait par ses orgues, rayonnait par ses cierges, vivait par son
peuple de fidèles et de prêtres.

Jamais l'antique vaisseau n'avait resplendi d'une pompe plus souveraine,
comme élargi, dans son luxe sacré, d'une expansion de bonheur. Et
Angélique souriait, sachant qu'elle avait la mort en elle, au milieu de
cette joie, célébrant sa victoire.

En entrant, elle venait d'avoir un regard pour la chapelle Hautecoeur,
où dormaient Laurette et Balbine, les Mortes heureuses, emportées toutes
jeunes en pleine félicité d'amour.

À cette heure dernière, elle était parfaite, victorieuse de sa passion,
corrigée, renouvelée, n'ayant même plus l'orgueil du triomphe, résignée
à cette envolée de son être, dans l'hosanna de sa grande amie, la
cathédrale. Lorsqu'elle s'agenouilla, ce fut en servante très humble et
très soumise, entièrement lavé du péché d'origine; et elle était aussi
très gaie de son renoncement. L'abbé Cornille, après être descendu de
l'autel, fit l'exhortation, d'une voix amie. Il donna en exemple le
mariage que Jésus avait contracté avec l'Église, il parla de l'avenir,
des jours à vivre dans la foi, des enfants qu'il faudrait élever en
chrétiens; et là, de nouveau, en face de cet espoir, Angélique sourit;
tandis que Félicien, près d'elle, frémissait, à l'idée de tout ce
bonheur, qu'il croyait fixé maintenant. Puis, vinrent les demandes du
rituel, les réponses qui lient pour l'existence entière, le «oui»
décisif qu'elle prononça, émue, du fond de son coeur, qu'il dit plus
haut, avec une gravité tendre. L'irrévocable était fait, le prêtre avait
mis leurs mains droites l'une dans l'autre, en murmurant la formule: Ego
conjungo vos in matrimonium, in nomine Patri, et Filii, et Spiritus
Sancti. Mais il restait à bénir l'anneau, qui est le symbole de la
fidélité inviolable, de l'éternité du lien; et cela dura. Dans le bassin
d'argent, au-dessus de l'anneau d'or, le prêtre agitait l'aspersoir, en
forme de croix. Benedic, Domine, annulum hunc.... Ensuite, il le présenta
à l'époux, pour lui témoigner que L'Église scellait et cachetait son
coeur, où aucune autre femme ne devait plus entrer; et l'époux le mit au
doigt de l'épouse, afin de lui apprendre à son tour que, seul parmi les
hommes, il existait, pour elle désormais. C'était l'union étroite, sans
fin, le signe de dépendance porté par elle, qui lui rappellerait
constamment la foi jurée; c'était aussi la promesse d'une longue suite
d'années communes, comme si ce petit cercle d'or les attachait jusqu'à
la tombe. Et, tandis que le prêtre, après les oraisons finales, les
exhortait une fois encore, Angélique avait son clair sourire de
renoncement, elle qui savait.

Les orgues, alors, clamèrent d'allégresse, derrière l'abbé Cornille, qui
se retirait avec les clercs. Monseigneur, immobile en sa majesté,
abaissait sur le couple ses yeux d'aigle, très doux. À genoux toujours,
les Hubert levaient la tête, aveuglés de larmes heureuses. Et la phrase
énorme des orgues roula, se perdit en une grêle de petites notes aiguës,
pleuvant sous les voûtes, pareilles à un chant matinal d'alouette. Un
long frémissement, une rumeur attendrie avait agité la foule des
fidèles, entassée dans la nef et dans les bas-côtés. L'église, parée de
fleurs, étincelante de cierges, éclatait de la joie du sacrement. Puis,
ce furent encore deux heures de souveraine pompe, la messe chantée, avec
les encensements. Le célébrant avait paru, vêtu de la chasuble blanche,
accompagné du cérémoniaire, des deux thuriféraires tenant l'encensoir et
la navette, des deux acolytes portant les grands chandeliers d'or
allumés. Et la présence de Monseigneur compliquait le rite, les saluts,
les baisers. À chaque minute, des inclinations, des génuflexions,
faisaient battre les files des surplis. Dans les vieilles stalles
fleuries de sculptures, tout le chapitre se levait; et c'était, à
d'autres instants, comme une haleine du ciel qui prosternait d'un coup
le clergé, dont la foule emplissait l'abside. Le célébrant chantait à
l'autel. Il se, taisait, allait s'asseoir, pendant que le choeur, à son
tour, longuement, continuait, des phrases graves de chantre, des notes
fines d'enfant de choeur, légères, aériennes comme des flûtes
d'archange. Une voix très belle, très pure, s'éleva, une voix de jeune
fille délicieuse à entendre, la voix, disait-on, de mademoiselle Claire
de Voincourt, qui avait voulu chanter à ces noces du miracle. Les orgues
qui l'accompagnaient avaient un large soupir attendri, une sérénité
d'âme bonne et heureuse. Il se produisait de brusques silences, puis les
orgues éclataient de nouveau en roulements formidables, pendant que le
cérémoniaire ramenait les acolytes avec leurs chandeliers, conduisait
les thuriféraires au célébrant, qui bénissait l'encens des navettes. Et,
à tous moments, des volées d'encensoir montaient, avec le vif éclair et
le bruit argentin des chaînettes. Une nuée odorante bleuissait dans
l'air, on encensait l'évêque, le clergé, l'autel, l'Évangile, chaque
personne et chaque chose à son tour, jusqu'aux masses profondes du
peuple, de trois coups, à droite, à gauche, et en face.

Cependant, Angélique et Félicien, à genoux, écoutaient dévotement la
messe, qui est la consommation mystérieuse du mariage de Jésus et de
l'Église on leur avait mis en la main, à chacun, une chandelle ardente,
symbole de la virginité conservée depuis le baptême. Après l'oraison
dominicale, ils étaient restés sous le voile, signe de soumission, de
pudeur et de modestie, pendant que le prêtre, debout du côté de
l'Épître, lisait les prières prescrites. Ils tenaient toujours les
chandelles ardentes, qui sont aussi un avertissement de songer à la
mort, même dans la joie des justes noces. Et c'était fini, l'offrande
était faite, le célébrant s'en allait, accompagné du cérémoniaire, des
thuriféraires et des acolytes, après avoir prié Dieu de bénir les époux,
afin qu'ils voient croître et multiplier leurs enfants, jusqu'à la
troisième et la quatrième génération.

À ce moment, la cathédrale entière exulta. Les orgues entamèrent la
marche triomphale, dans un tel éclat de foudre, que le vieil édifice en
tremblait. Frémissante, la foule était debout, se haussait pour voir;
des femmes montaient sur les chaises, il y avait des rangs pressés de
têtes, jusqu'au fond des chapelles noires des collatéraux; et tout ce
peuple souriait, le coeur battant. Les milliers de cierges, en cet adieu
final, semblaient brûler plus haut, allongeant leurs flammes, des
langues de feu dont vacillaient les voûtes. Un dernier hosanna du clergé
montait, dans les fleurs et les verdures, au milieu du luxe des
ornements et des vases sacrés. Mais, tout d'un coup, la grand porte,
sous les orgues, ouverte à deux battants, troua le mur sombre d'une
nappe de plein jour. C'était la claire matinée d'avril, le vivant soleil
du printemps, la place du Cloître avec ses gaies maisons blanches; et là
une autre foule attendait les époux, plus nombreuse encore, d'une
sympathie plus impatiente, agitée déjà de gestes et d'acclamations. Les
cierges avaient pâli, les orgues couvraient de leur tonnerre les bruits
de la rue.

Et, d'une marche lente, entre la double haie des fidèles, Angélique et
Félicien se dirigèrent vers la porte. Après le triomphe, elle sortait
du rêve, elle marchait là-bas, pour entrer dans la réalité. Ce porche de
lumière crue ouvrait sur le monde qu'elle ignorait; et elle ralentissait
le pas, elle regardait les maisons actives, la foule tumultueuse, tout
ce qui la réclamait et la saluait. Sa faiblesse était si grande, que son
mari devait presque la porter. Pourtant, elle souriait toujours, elle
songeait à cet hôtel princier, plein de bijoux et de toilettes de reine,
où l'attendait la chambre des noces, toute de soie blanche. Une
suffocation l'arrêta, puis elle eut la force de faire quelques pas
encore. Son regard avait rencontré l'anneau passé à son doigt, elle
souriait de ce lien éternel. Alors, au seuil de la grand-porte, en haut
des marches qui descendaient sur la place, elle chancela. N'était-elle
pas allée jusqu'au bout du bonheur? N'était-ce pas là que la joie d'être
finissait? Elle se haussa d'un dernier effort, elle mit sa bouche sur la
bouche de Félicien. Et, dans ce baiser, elle mourut.

Mais la mort était sans tristesse. Monseigneur, de son geste habituel de
bénédiction pastorale, aidait cette âme à se délivrer, calmé lui-même,
retourné au néant divin. Les Hubert, pardonnés, rentrant dans
l'existence, avaient la sensation extasiée qu'un songe finissait. Toute
la cathédrale, toute la ville étaient en fête. Les orgues grondaient
plus haut, les cloches sonnaient à la volée, la foule acclamait le
couple d'amour, au seuil de l'église mystique, sous la gloire du soleil
printanier. Et c'était un envolement triomphal, Angélique heureuse,
pure, élancée, emportée dans la réalisation de son rêve, ravie des
noires chapelles romanes aux flamboyantes voûtes gothiques, parmi les
restes d'or et de peinture, en plein paradis des légendes.

Félicien ne tenait plus qu'un rien très doux et très tendre, cette robe
de mariée, toute de dentelles et de perles, la poignée de plumes
légères, tièdes encore, d'un oiseau. Depuis longtemps, il sentait bien
qu'il possédait une ombre. La vision, venue de l'invisible, retournait à
l'invisible. Ce n'était qu'une apparence, qui s'effaçait, après avoir
créé une illusion. Tout n'est que rêve. Et, au sommet du bonheur,
Angélique avait disparu, dans le petit souffle d'un baiser.






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Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
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1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

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electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
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request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
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License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***