The Project Gutenberg eBook of Les préjugés nécessaires
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Title: Les préjugés nécessaires
Author: Émile Faguet
Release date: October 23, 2025 [eBook #77112]
Language: French
Original publication: Paris: Société française d'imprimerie et de librairie, 1911
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PRÉJUGÉS NÉCESSAIRES ***
ÉMILE FAGUET
De l’Académie Française
Les Préjugés
Nécessaires
PARIS
SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cie
15, rue de Cluny, 15
1911
EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE
Ouvrages de M. Émile Faguet
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Seizième siècle.--Dix-septième siècle.--Dix-huitième
siècle.--Dix-neuvième siècle, _études littéraires_, quatre
volumes in-18 jésus, brochés 3 50
Chaque volume se vend séparément.
Politiques et Moralistes du dix-neuvième siècle. Trois séries,
formant chacune un volume in-18 jésus, broché 3 50
L’ouvrage est complet en trois séries. Chaque volume se vend
séparément.
Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire. Un vol.
in-18 jésus, troisième mille 3 50
Propos littéraires. Cinq séries, formant chacune un volume
in-18 jésus, broché (chaque volume se vend séparément) 3 50
Propos de théâtre. Cinq séries, formant chacune un volume in-18
jésus, broché (chaque volume se vend séparément) 3 50
Le Libéralisme. Un volume in-18 jésus, huitième mille, broché 3 50
L’Anticléricalisme. Un vol. in-18 jésus, septième mille, broché 3 50
Le Socialisme en 1907. Un vol. in-18 jésus, huitième mille,
broché 3 50
Le Pacifisme. Un vol. in-18 jésus, troisième mille, broché 3 50
Le Féminisme. Un vol. in-18 jésus, broché 3 50
Discussions politiques. Un vol. in-18 jésus, broché 3 50
La Démission de la Morale. Un volume in-18 jésus, broché 3 50
En lisant Nietzsche. Un volume in-18 jésus, cinquième mille,
broché 3 50
Pour qu’on lise Platon. Un vol. in-18 jésus, broché 3 50
Amours d’hommes de lettres. Un volume in-18 jésus, cinquième
mille, broché 3 50
Simplification simple de l’orthographe. Une piqûre in-18 jésus 0 60
Madame de Maintenon Institutrice. Un volume in-12, orné d’un
portrait, 3e édition, broché 1 50
Corneille. Un vol. in-8º Illustré, 9e édition, broché 2 »
La Fontaine. Un vol. in-8º Illustré, 11e édition, broché 2 »
Voltaire. Un vol. in-8º illustré, 8e édition, broché 2 »
Discours de réception à l’Académie française, avec la réponse
de M. Émile Ollivier. Une brochure in-18 jésus 1 50
Réponse de M. Émile Faguet au discours de réception de M. René
Doumic. Séance de l’Académie française du 7 avril 1910. Une
brochure in-18 jésus 1 »
Cours de poésie française. Leçon d’inauguration. Une piqûre 0 50
Les Préjugés nécessaires
CHAPITRE I
L’ANIMAL SOCIAL
C’est encore une question si l’homme est né pour la société, si l’homme
est un animal social. Incontestablement il en a l’air, puisqu’on n’a
point rencontré, si ce n’est de façon tout exceptionnelle et
accidentelle, un homme vivant isolé, ni même un homme vivant
solitairement en famille, entouré strictement de sa femme et de ses
enfants, comme un oiseau. L’homme a incontestablement l’air d’être né
pour vivre en société.
Cependant on peut réfléchir à ceci. L’homme, s’il ne ressemble pas aux
animaux insociaux, ne ressemble pas non plus aux bêtes sociales, aux
bêtes formant des sociétés animales, et c’est à quoi l’on n’a pas assez
réfléchi. Parmi les animaux il y en a qui ne vivent que familialement,
mâle, femelle, petits. Ils ne sont pas sociaux. Il y en a qui vivent en
société: fourmis, abeilles. Les premiers sont très éloignés du type
humain; mais les autres _n’en sont pas moins éloignés_; car l’instinct
social est chez eux si fort qu’il n’y a plus à proprement parler
d’instinct individuel et qu’on peut douter s’il y a une âme de fourmi et
s’il n’y a pas seulement une âme de la fourmilière, si la fourmi est un
animal ou si ce n’est pas la fourmilière qui en est un, si l’abeille est
un animal ou si elle n’est pas seulement un organe de cet animal: la
ruche.
Donc, ou insociaux et incomparables à l’homme, ou tellement plus sociaux
que l’homme qu’ils sont également incomparables à l’homme; voilà les
animaux que nous connaissons.
Il y a des intermédiaires. Il y a les animaux grégaires, qui ne vivent
pas en sociétés, qui n’ont pas d’organisation sociale, mais qui vivent
en troupes et qui obéissent, d’une façon accidentelle, à des impulsions
communes. Les moutons ne sont pas organisés en société, mais ils aiment
à se suivre, et en cas de danger ils se groupent et se serrent les uns
contre les autres. Les hirondelles se réunissent en société, soit d’une
façon accidentelle, soit d’une façon intermittente. En cas de
mésaventure de l’une d’elles, elles lui prêtent toutes secours et se
prodiguent pour elles en bons offices. Aux époques de départ pour
d’autres climats, elles se constituent en société très réglée et très
disciplinée.
C’est aux animaux grégaires beaucoup plus qu’aux animaux insociaux ou
aux animaux sociaux que l’homme ressemble. Il a des instincts sociaux
qu’il laisse volontiers dormir tant que la société dont il fait partie
n’est pas en danger, qui se réveillent, quelquefois très énergiques,
quand cette société court un péril. Il a des instincts individuels, très
ombrageux, qui font qu’il souffre très vivement des exigences de cette
société ou seulement de son existence quand elle n’est pas en danger et
qu’il ne se sent pas engagé dans un danger qu’elle court. Les
sociologues qui ont assimilé la société à un organisme, à un grand
animal et qui ont assimilé l’homme à une cellule, d’abord ont été
convaincus de parfaite inexactitude scientifique; ensuite ont révolté
l’homme, qui ne veut nullement être réduit au rôle d’un polype dans un
polypier et qui s’écrie comme Michelet: «Qu’on me rende mon _moi_; j’y
tiens.»
Ceux mêmes qui ont dit seulement: «Ce ne sont pas tant les biens qu’il
faut socialiser; il faut socialiser les personnes», ont révolté
également et du reste ont ouvert quelques yeux fermés en faisant bien
comprendre, par la netteté redoutable de la formule, que celui-là qui
socialise les biens, socialise du même coup les personnes et que
celui-là qui ne veut pas qu’on socialise ses biens acquis, _ou à
acquérir_, est un homme qui ne veut pas qu’on socialise sa personne et
qu’on le fasse rouage d’une machine.
Ainsi constitué, individualiste très net et très jaloux, répugnant au
phalanstère, répugnant au couvent, répugnant à la communauté, sans
laquelle, remarquez-le bien, il n’y a pas de véritable société, mais
seulement un commencement de société, un essai de société, seulement _de
quoi en faire une_; répugnant à tout cela, même dans les sociétés
antiques, qui comparées aux nôtres sont ultrasociales; est-ce que
vraiment l’homme est un être né pour la société, πολιτικόν ζῶον, par sa
nature même?
Par sa nature même, je ne crois pas. Il me semble être né pour être un
animal familial et aussi, mais tout au plus, grégaire; familial,
c’est-à-dire vivant avec sa femme et ses enfants jusqu’à ce que ses
enfants soient élevés; grégaire, c’est-à-dire reconnaissant les autres
hommes comme des congénères et s’associant à eux, leur donnant secours
et recevant d’eux assistance en cas de danger. En le considérant dans
les traits généraux de sa nature, qui doivent nous donner l’image de sa
nature primitive, il n’y a rien de plus.
Rousseau en ce point a raison, qui s’obstine à démontrer que la nature
nous a faits pour être sauvages. Il n’a tort, comme nous le verrons plus
loin, que quand il croit que l’état social est né par hasard. Il a
raison en pensant que l’homme _a pu_ vivre très longtemps à l’état
purement familial; il a même raison très probablement, en supposant que
l’homme _a vécu_ effectivement des siècles en cet état.
Mais, sans aller plus loin, comment même est-il devenu animal familial
(ce qui revient à se demander comment a-t-il existé)? Locke prétendait
que l’homme primitif s’attachait à une femme, comme les autres animaux,
par désir sexuel puis pour nourrir les petits jusqu’à ce qu’ils
n’eussent plus besoin de soins, et c’est-à-dire, à la différence des
autres animaux, pendant un temps extrêmement long, les premiers nés
étant suivis d’autres avant que les premiers pussent pourvoir à leur
subsistance, donc la mère n’étant jamais abandonnée, toujours rattachée
de nouveau à l’homme pendant un temps qui pouvait être de vingt ou
trente ans: les enfants non élevés, de l’un à l’autre, font la chaîne;
et de cette chaîne l’homme et la femme sont attachés l’un à l’autre.
Sans m’arrêter à cette idée qu’il n’y aurait même pas besoin de cela,
puisque nous voyons des animaux dont les petits sont complètement élevés
en quatre mois, comme les hirondelles, pratiquer la monogamie; sans
m’arrêter à cette idée, parce que l’homme se montre tellement polygame
dans la période historique qu’il est probable qu’il l’était à l’état
primitif et avait besoin, pour rester familial, de la nécessité d’élever
les jeunes, nécessité qui, comme on a vu, se prolongeait indéfiniment;
je trouve l’idée de Locke parfaitement juste.
Rousseau la conteste. Il croit que «les mâles et les femelles
s’unissaient fortuitement, selon la rencontre, l’occasion et le désir,
et se quittaient avec la même facilité».
--Mais alors l’humanité n’a jamais existé; car la femelle rendue mère
est morte de faim pendant les huit jours qui ont suivi son accouchement!
«--Non, dit Rousseau: vous raisonnez sur les faits de l’état nature avec
vos idées d’homme moderne. La mère à l’état de nature est debout dès le
lendemain de son accouchement, cherche et trouve sa pâture et allaite
son enfant d’abord pour son propre besoin, puis, l’habitude le lui ayant
rendu cher, pour son besoin à lui, et sitôt qu’il a la force de chercher
sa pâture il ne tarde pas à quitter sa mère...»
Ici, Rousseau rencontre Locke et il le réfute ainsi: «M. Locke prouve
tout au plus qu’il pourrait bien y avoir dans l’homme un motif de
demeurer attaché à la femme _lorsqu’elle a un enfant_; mais il ne prouve
nullement qu’il a dû s’y attacher _avant l’accouchement_ et pendant le
temps de la grossesse. Si telle femme est indifférente à l’homme pendant
ces neuf mois, si même elle lui devient inconnue, pourquoi la
secourra-t-il après l’accouchement? Pourquoi lui aidera-t-il à élever un
enfant qu’il ne sait pas seulement lui appartenir et dont il n’a ni
résolu ni prévu la naissance?... L’un s’en va d’un côté et l’autre de
l’autre, et il n’y a pas apparence qu’au bout de neuf mois ils aient
souvenir de s’être connus... Une autre femme peut donc contenter les
nouveaux désirs de l’homme aussi commodément que celle qu’il a déjà
connue et un autre homme contenter de même la même femme, à supposer
qu’elle soit pressée du même appétit pendant l’état de grossesse, de
quoi l’on peut raisonnablement douter. Que si dans l’état de nature la
femme ne ressent plus la passion de l’amour après la conception,
l’obstacle à sa société avec l’homme en devient _encore plus grand_,
puisqu’alors elle n’a plus besoin, ni de l’homme qui l’a fécondée ni
d’aucun autre. Il n’y a donc dans l’homme aucune raison de rechercher la
même femme, ni dans la femme aucune raison de rechercher le même homme.
Et le raisonnement de M. Locke tombe en ruine.»
Il tombe peut-être en ruine; mais alors je me demande comment l’humanité
a existé; car Rousseau a beau dire, une femme, au dernier terme de sa
grossesse et dans les jours qui suivent son accouchement, trouve
difficilement sa pâture.
--Aussi beaucoup succombent-elles; mais il suffit que quelques-unes
subsistent pour que l’humanité subsiste elle-même, à très peu
d’exemplaires d’abord, à un plus grand nombre ensuite.
--Soit; mais alors je demanderai seulement comment la famille a commencé
d’être. Dans le système de Rousseau il n’y a pas de raison pour qu’elle
commence jamais, pour qu’une première famille existe jamais. Un jour que
l’on demandait cela à Renan, sous cette forme: «Comment la société
a-t-elle commencé?» il répondit: «Mon Dieu, par hasard. Le hasard a
beaucoup de part dans l’existence des choses.
--Mais encore?
--Eh bien, il s’est trouvé un anthropoïde, qui, pendant que sa femelle
était en gésine au fond d’une grotte, s’est placé à l’entrée, a arraché
un sapin et a dit: «Personne n’entrera!--Il avait créé la famille, la
société, la patrie, la civilisation, la morale, Dieu... C’était un bon
chimpanzé...»--Le ton dont il le dit, je ne puis pas l’écrire.
Voilà qui est bien et parfaitement certain du reste. Mais Renan n’avait
pas expliqué comment et pourquoi le bon chimpanzé s’était attaché à sa
femelle _avant les douleurs de l’enfantement_, depuis la conception
jusqu’au terme. Il avait, comme Locke, esquivé la principale difficulté.
Il est bien certain pourtant que quelques hommes primitifs, quelques-uns
au moins, sont restés auprès de leurs femmes primitives depuis la
première rencontre jusqu’à l’accouchement. Mais pourquoi y sont-ils
restés? D’abord peut-être par simple esprit de retour à la chose goûtée.
Il est vraisemblable que le primitif, comme encore le paysan, soit
beaucoup moins polygame que l’homme civilisé et revienne à la femme
qu’il a connue d’abord, comme à la source connue d’un plaisir; et quand
Rousseau le voit courant à une autre, il fait précisément ce qu’il
reproche à ses adversaires; il raisonne sur les êtres primitifs en homme
de civilisation. Mais encore, comme je suis très convaincu de la
polygamie foncière du sexe masculin, ainsi que je l’ai déjà indiqué, je
ne donne cette raison que comme vraisemblable.
Il faut tenir plus de compte de l’habitude, qui, par elle seule, qui par
elle-même, ramenait sans doute assez naturellement l’homme à la première
femme qu’il eût connue. Cette raison, en vérité, serait suffisante.
Et enfin et surtout, à quoi il est bizarre que Rousseau n’ait pas songé
et à quoi Locke, sans le dire, tant c’était simple, a dû penser, c’est
la _nécessité_ même ou la _quasi-nécessité_ qui attachait l’homme à sa
pauvre compagne. Rousseau ici encore raisonne sur l’état primitif avec
les données de la civilisation, ce qu’il reproche à Locke et à Hobbes.
Il voit l’homme primitif A fécondant la femme B, puis passant à la femme
C, et ainsi de suite; mais pour que cette «papillonne» fût si facile, il
faudrait que les hommes primitifs fussent très rapprochés les uns des
autres, _et déjà la société serait fondée_; il faudrait qu’elle le fût.
C’est une société déjà existante et depuis longtemps que, sans y
réfléchir, Rousseau se figure. Ce qu’il faut se figurer, ce sont de
vastes déserts où les hommes vont errant et se rencontrent assez
rarement. Beaucoup meurent sans avoir procréé, comme des insectes dans
un bois. Deux individus du sexe différent se rencontrent; ils ne
connaissent qu’eux de leur espèce. Ils s’unissent. Par attrait
persistant, habitude, besoin de secours mutuel, ils ne se quittent pas.
Voilà l’union qui dure depuis l’époque de la conception, jusqu’à celle
de l’accouchement. A cette époque, chez l’homme la pitié intervient,
comme dans l’hypothèse de Renan, et la peur de perdre une amie, une
compagne et une esclave. Aussitôt après la naissance de l’enfant,
l’amour maternel s’éveille chez la mère, si fort, que l’homme, se
sentant abandonné, abandonne lui-même, très souvent, la mère et
l’enfant. Mais souvent aussi l’habitude prise et la peur de la solitude
retiennent le père. S’il reste, l’amour paternel s’éveille chez lui à
voir l’enfant grandir, être amusant, lui ressembler. D’autres enfants
surviennent. Le père reste toujours. Voilà une famille fondée.
D’autres existent, clairsemées, séparées les unes des autres par des
vallons, des plaines et des montagnes; mais il y a des familles humaines
sur la terre.
Les plus nombreux, parmi les humains, sont encore ceux qui errent çà et
là, s’accouplant au hasard et dont la progéniture périt presque toujours
en bas âge; mais il existe des familles humaines sur la terre.--Dès que
la famille existe, il y a hostilité de ceux qui sont en famille contre
ceux qui restent errants, _plus errants_, car tous le sont encore, et
qui sont un danger pour les relativement sédentaires, qui peuvent
violenter, maltraiter leurs femmes, les enlever, etc. La famille
contient déjà l’hostilité de la société contre l’individu. Je ne dis pas
qu’elle contienne la société, je dis qu’elle contient déjà un des
sentiments qui seront caractéristiques et constitutifs de la société.
Voilà donc l’homme à l’état familial, comme beaucoup d’autres animaux,
mais avec cette particularité très importante que par la nécessité
d’élever des enfants qui s’élèvent très lentement, il est en état
familial prolongé et qu’au lieu d’être en état familial annuel, il est
en état familial décennal, quindécennal, vigintennal. En un mot, il est
marqué naturellement pour avoir la même femme jusqu’au moment où elle ne
procrée plus, et alors pour l’abandonner et la laisser mourir; plus
probablement, si l’on tient compte d’une si longue habitude, pour la
garder jusqu’à sa mort à lui ou jusqu’à sa mort à elle.
L’homme est naturellement créé pour la famille persistante, prolongée et
permanente. C’est l’être familial par excellence. Ce qui chez certains
animaux, comme les hirondelles, formant un couple indissoluble, ne
paraît qu’_un goût_ et n’est imposé par aucune nécessité, est pour
l’homme au moins une quasi-nécessité naturelle. Il souffre à s’y
soumettre; mais il souffre à s’y dérober.
Plus à s’y dérober qu’à s’y soumettre? Cela dépend des caractères. Mais
il souffre à s’y dérober.
Il suffit pour que la famille soit un fait très général et qui, dès
qu’il existe, par l’avantage qu’il donne à l’homme familial, à l’homme
entouré des _siens_, sur l’homme isolé, tend à devenir universel.
Mais voici déjà un grand changement. La famille tend à fixer l’homme, à
faire de l’homme, d’être errant, un être sédentaire. Je dis seulement
qu’elle tend à cela. Car c’est bien dit s’il le peut, et encore faut-il
qu’il soit très errant pour chercher sa nourriture. Mais, pour nourrir
la femme quand elle est immobilisée ou à peu près par l’enfant en bas
âge; pour nourrir l’enfant qui ne marche pas ou marche mal, l’homme est
forcé de s’ingénier à s’écarter peu, à s’écarter le moins possible.
Certes, la Genèse a parfaitement raison de dire que Dieu a mis l’homme
primitif dans un jardin. Il ne faut pas rire de cela. Cela signifie que
la terre primitive, non épuisée par l’homme, était tellement productive
en fruits de toute sorte que l’homme n’avait pas besoin d’expéditions de
chasse, d’expéditions de pêche et d’expéditions de cueillettes,
excessives et violentes, pour se nourrir. Sans doute encore, en réaction
contre Lucrèce et contre le tableau trop tragique que le grand poète
nous trace de la condition des premiers hommes[1], Rousseau a
relativement raison de nous assurer que les hommes n’avaient pas tant à
craindre de la dent des bêtes féroces généralement peu agressives; sans
doute encore il a bien raison de dire que la femme est une espèce de
sarigue et que, pouvant porter ses enfants dans ses bras, elle n’est pas
aussi immobilisée par la maternité qu’on l’a si souvent prétendu.
[1] Lucrèce, du reste, ne laisse pas de supposer la condition des
premiers hommes comme relativement facile, et, somme toute, il est
plus optimiste que moi à cet égard:
Glandiferas inter curabant corpora quercus
Plerumque, et quæ nunc hiberno tempore cernis
Arbuta puniceo fieri matura colore,
_Plurima_ tum tellus etiam _majora_ ferebat;
_Multaque_ præterea novitas tum florida mundi
Pabula dura tulit miseris mortalibus ampla.
Quelquefois même Lucrèce fait le même raisonnement que Rousseau sur
l’état de nature, supérieur à certains égards à l’état de
civilisation, et sur les maux que la civilisation apporte avec elle:
_Nec nimio tum plus quam nunc_ mortalia sæcla
Dulcia linquebant lamentis lumina vitæ.
Unus enim tum quisque magis deprensus eorum,
Pabula viva feris præbebat...
_At_ non multa virum sub signis millia ducta...
... nec turbida Ponti
Æquora lædebant naves...
Tunc penuria deinde cibi languentia leto
Membra dabat: contra nunc rerum copia mersat.
Illi imprudentes ipsi sibi sæpe venenum
Vergebant: nunc dant aliis solertius ipsi.
C’est _exactement_ l’argumentation vingt fois répétée de Rousseau.
Tout cela est juste et explique que l’homme ait pu vivre et vivre en
famille. Mais n’est-il pas évident que, pour la recherche seulement de
sa commodité, l’homme père de famille a dû tout de suite songer à se
mobiliser le moins possible? De là ses essais de domestication des
animaux et ses essais d’agriculture. Il s’est aperçu qu’il y avait des
animaux que l’on pouvait traire et que l’on pouvait manger sans courir
après à travers la terre, que l’on pouvait avoir près de soi et traire à
l’heure opportune et tuer et manger au moment utile, à la condition
d’_être plusieurs_ et de combiner et d’alterner les efforts de
surveillance, de sorte que la domestication des animaux, née de
l’existence de la famille, en confirme et en augmente la nécessité.
Il s’est aperçu qu’il n’y a qu’une saison des fruits et qu’ils se
conservent mal et que l’hiver est une saison où l’on meurt; et il s’est
avisé de mettre de côté certaines graines qui se conservent mieux que
les fruits, puis de mettre ces graines dans la terre, à sa portée, pour
les récolter plus facilement à l’époque où elles ont fructifié. Et
c’était, après la domestication des animaux, la domestication des
végétaux.
Cette domestication, plus encore que la précédente, nécessitait une
famille nombreuse, et plus encore que la précédente, née du besoin
d’être un peu fixe, fixait davantage, et cette fois d’une façon
définitive; et encore, née des besoins familiaux, persuadait d’augmenter
la famille en étendue, d’augmenter le nombre des enfants et, le nombre
des enfants augmentant, rendait plus forte cette chaîne qui unissait
l’homme à la femme depuis le premier enfant né jusqu’au vingtième et
consolidait la famille prolongée jusqu’à la faire indissoluble.
La famille a créé la domestication et l’agriculture, et la domestication
et l’agriculture le lui ont bien rendu, en la faisant de plus en plus
prolongée, de plus en plus nombreuse, de plus en plus permanente, en
tant que de plus en plus nécessaire. La nature a fait l’homme cueilleur,
trayeur, chasseur, pêcheur. La quasi-nécessité de la monogamie a créé la
famille. La famille a fait l’homme berger et agriculteur.
Voilà l’homme familial, entouré d’enfants, entouré de troupeaux,
cultivant la terre, habitant des cavernes, et comme il n’y en a pas
assez et qu’elles sont assez mal placées, construisant pour lui, pour
ses enfants et pour ses troupeaux des cavernes artificielles à travers
les plaines; voilà l’homme familial.
--Mais l’homme social, je ne le vois pas.
--Moi non plus; il n’est pas né et je ne vois absolument aucune
nécessité pour qu’il naisse. Locke (et tant d’autres) croit que la
société est née de la famille. Je ne vois pas du tout pourquoi elle en
serait née. Il n’y avait aucune nécessité à cela. L’homme primitif
devenant familial, l’homme familial devenant berger et agriculteur,
voilà qui est nécessaire ou quasi nécessaire; l’homme familial devenant
homme social, il n’y a à cela nécessité d’aucune sorte.
Ai-je besoin de dire qu’au contraire? L’homme familial, entouré de ses
enfants, de ses petits-enfants, de ses troupeaux, de ses chiens et de
ses champs, voit dans tout homme qui n’appartient pas à sa famille un
étranger qui peut devenir un ennemi, un demi-ennemi, pour lequel il n’a
aucune espèce de sympathie, avec lequel il n’a ni aucun intérêt à entrer
en société, ni aucune envie de s’associer. Tout au plus--la bonté étant
le luxe des hommes forts et la pitié le luxe des hommes forts qui se
souviennent d’avoir été faibles ou qui songent qu’ils peuvent le
devenir,--tout au plus assistera-t-il l’étranger errant qui sollicitera
sa pitié; car la pitié, nullement l’instinct social, est naturelle à
l’homme. Rousseau a très bien vu cela et a très judicieusement cité
Juvénal:
_Mollissima corda
Humano generi dare se NATURA fatetur
QUÆ LACRIMAS DEDIT._
Tout au plus il fera cela en faveur d’un être qui lui paraîtra être de
la même nature que lui, et point dangereux; quant à s’associer à tel
autre patriarche qui, au delà de l’horizon, vit de la même façon que
lui, il n’y a à cela aucune raison soit d’intérêt, soit de sensibilité,
soit de nécessité des choses, aucune. Je ne comprends absolument pas les
philosophes qui ont fait dériver la société de la famille; je ne
comprends que leur erreur, qui consiste, encore, à raisonner sur les
états primitifs avec des idées de civilisés, et, parce que les sociétés
actuelles sont des réunions de famille, à croire que de la famille
élargie est née la première société antique. L’homme familial, non
social, est un produit nécessaire, ou quasi nécessaire, de la nature de
l’homme, de la façon dont les femmes enfantent et de la façon dont les
enfants s’élèvent; l’homme familial, berger, agriculteur, patriarche;
mais les _choses naturelles_ s’arrêtent là.
De quoi donc est née la société? De la guerre. C’est la guerre qui a
contraint à l’état social l’être humain qui de soi n’y avait aucun goût
et ne pouvait y avoir aucun goût. C’est la guerre qui a fait de l’être
familial un être social et qui, de ce fait, a presque complètement
changé sa nature et a substitué en lui des sentiments absolument
factices à ses sentiments naturels, à ces sentiments naturels que nous
avons démêlés et reconnus au cours de l’analyse qui précède; c’est la
guerre qui a fait l’homme que nous connaissons, que nous coudoyons tous
les jours et que nous sommes.
Mais de quoi est née la guerre elle-même? De la multiplication des êtres
humains, multiplication que l’état familial avait assez rapidement
produite. Lorsque, par la prolification considérable, ignorée aux temps
de sauvagerie proprement dite, les familles ne furent plus isolées,
séparées les unes des autres par de larges espaces de terre incultes,
mais se rapprochèrent et se touchèrent dans telle ou telle région,
«quand les héritages, comme dit Rousseau, se furent accrus en nombre et
en étendue au point de couvrir le sol entier et de se toucher tous, les
uns ne purent plus s’agrandir qu’aux dépens des autres et les
_surnuméraires_... furent obligés de _recevoir_ ou de _ravir_ leur
subsistance de la main des riches [disons simplement des possesseurs] et
de là commencèrent à naître, selon les divers caractères des uns et des
autres, la domination et la servitude ou la violence et les rapines.»
Laissons de côté ceux qui reçoivent; ils ne troublent rien; ils
constituent seulement une catégorie de sous-hommes; mais ceux qui
_ravissent_, ceux qui tentent de vivre de _rapines_, constituent une
catégorie d’_ennemis_. L’ennemi est né. Pour se garantir contre lui, la
famille suffit longtemps; elle est forte, elle est, sans organisation
sociale, légale, très bien organisée; mais peu à peu, à mesure que le
nombre des _installés_ augmente, le nombre des _surnuméraires_ augmente
aussi et ils forment de véritables armées errantes qui prétendent vivre
des produits du sol qu’ils ne cultivent point, qu’ils voudraient
cultiver peut-être et qu’ils ne peuvent pas cultiver.
Ils sont très forts contre chaque famille; mais il ne faut pas à chaque
famille beaucoup d’esprit pour comprendre qu’ils seraient assez faibles
contre plusieurs familles réunies. De là l’idée d’association
interfamiliale. De là des rudiments de société. On se groupe
temporairement pour la défense avec délibération et entente des chefs de
famille, avec élection, quelquefois, d’un chef militaire pour commander
les hommes valides et refouler les maraudeurs.
Ceci est l’état _grégaire_, de l’humanité. Il n’y a pas société; il y a
associations temporaires, intermittentes, presque éphémères, aux moments
de danger seulement, comme il y a groupement des moutons contre le loup.
Peu à peu, l’humanité devenant plus dense, le nombre des surnuméraires
augmente et le danger, d’intermittent et rare, devient fréquent, et de
fréquent permanent. La défense aussi doit devenir permanente et
l’association accidentelle devient société continue. On établit des
lois, un _droit_ qui n’est que la consécration des choses existantes,
considérées comme devant subsister et qui n’est donc que la force
régularisée; on établit des interprètes des lois, soit contre les
surnuméraires qui pour vivre sur le bien des autres voudraient user de
violence, soit contre les surnuméraires qui pour vivre sur les biens des
autres voudraient user de ruses; on établit un conseil de délibérateurs
et de législateurs; on établit un ou plusieurs chefs de la peuplade
considérée comme force armée. La société est fondée, la société existe.
Mais d’autres sociétés, exactement pour les mêmes raisons, se sont
fondées ailleurs. De ces sociétés les unes sont plus riches, les autres
sont plus pauvres, les autres sont plus fortes en nombre, les autres
plus faibles que la société que nous considérions jusqu’ici. De ces
sociétés l’une qui est plus pauvre, habitant un pays moins fertile, ou
qui est plus riche mais qui est ambitieuse, tente de s’emparer des
terres, tout ou partie, de la nôtre. Il faut se défendre, non plus
contre les antisociaux, mais contre telle ou telle société, antisociale
à l’égard des autres. Renforcement de la nécessité de défense,
renforcement de la nécessité de cohésion et de concentration sociales.
Il y a plus: celui qui n’attaque jamais étant toujours attaqué au moment
favorable à son antagoniste, la nécessité se montre bientôt de faire la
guerre au moment qui nous est favorable à nous, et c’est-à-dire de se
défendre en attaquant. Ce temps venu, la guerre est virtuellement
permanente, et parce qu’elle est permanente elle rend la société non
seulement permanente, elle l’était, mais sociale à l’état aigu, pour
ainsi parler, c’est-à-dire concentrée et ramassée sur elle-même,
toujours, avec le maximum de tension.
Et alors renversement de toutes les valeurs; ce n’est plus l’agriculteur
patient et paisible qui est l’homme le plus utile à la société, c’est
l’homme exercé aux armes; ce n’est plus l’inventeur d’une nouvelle
charrue, c’est l’inventeur d’une arme nouvelle; ce n’est plus le
laborieux doux, charmeur de bêtes de trait ou de bêtes de somme, c’est
l’intrépide, l’homme d’élan et d’impétueuse saillie, etc.
C’est donc la guerre qui a créé l’état social et disons tout de suite
qui le maintient; car si la crainte de la guerre n’existait pas,
l’homme, ne voyant plus l’intérêt de l’existence de la société et
n’éprouvant plus que les gênes qui lui viennent d’elle, éliminerait très
vite l’instinct social, tout artificiel, et reviendrait très vite au
simple instinct familial, lequel est naturel, ou tout au plus à
l’instinct grégaire. La guerre est le fondement même de la société.
C’est ce que bien des philosophes, Hobbes et Proudhon entre autres, ont
mis en lumière, nul plus fortement, plus magistralement, plus
invinciblement que M. Anatole France dans la fameuse page que tout le
monde connaît, mais qu’on n’aura jamais assez citée: «Les vertus
militaires ont enfanté la civilisation tout entière. Industrie, art,
police, tout sort d’elles. Un jour des guerriers armés de lances de
silex se retranchèrent, avec leurs femmes et leurs troupeaux, derrière
une enceinte de pierres brutes. Ce fut la première cité. Ces guerriers
bienfaisants fondèrent ainsi la patrie et l’État. Ils assurèrent la
sécurité publique; ils suscitèrent les arts et les industries de la paix
qu’il était impossible d’exercer avant eux. Ils firent naître peu à peu
tous les grands sentiments sur lesquels l’État repose encore
aujourd’hui; car avec la cité ils fondèrent l’esprit d’ordre, de
dévouement et de sacrifice, l’obéissance aux lois et la fraternité des
citoyens. Le dirai-je? Plus j’y songe et moins j’ose souhaiter la fin de
la guerre. J’aurais peur qu’en disparaissant, cette grande et terrible
puissance n’emportât avec elle les vertus qu’elle a fait naître et sur
lesquelles tout notre édifice social repose encore aujourd’hui.
Supprimez les vertus militaires, et toute la société civile s’écroule.
Mais cette société eût-elle le pouvoir de se reconstituer sur de
nouvelles bases, ce serait payer trop cher la paix universelle que de
l’acheter au prix des sentiments de courage, d’honneur et de sacrifice
que la guerre entretient au cœur des hommes.»
En créant l’état social, la guerre a donc profondément changé la nature
de l’homme, et l’homme social n’est pas un homme naturel; l’homme social
est un être artificiel qui est, sinon le contraire de l’homme naturel,
du moins extrêmement différent de lui. La nature n’ayant aucunement
destiné l’homme à la société, c’est avec raison que l’on oppose la
société et la nature comme antinomiques, et c’est ce qui explique que
l’homme, si souvent, se trouve double et sent une partie de lui-même se
tourner et se retourner contre lui. C’est que, double, il l’est en
effet. Il l’est comme une libellule que certaines circonstances auraient
forcée à vivre en abeille ou comme une fourmi que certaines
circonstances auraient forcée de vivre comme une araignée. Cela ne va
pas jusque-là, puisque libellule et fourmi mourraient, et l’homme est
très souple; c’est l’animal qui se plie le plus facilement à tous les
entours et à tous les climats, par conséquent sans doute, et les faits
le prouvent, à toutes les manières de vivre; mais il n’en est pas moins
qu’il s’écarte de sa nature en vivant en société tout autant, au moins,
qu’on s’écarte de soi en obéissant, non plus à une nécessité interne,
mais à une nécessité extérieure. Qu’il fût propre à cette nécessité,
c’est évident, puisqu’il s’y est accommodé; mais ce n’est pas à dire
qu’il y fût _disposé_.
J’ai connu un homme qui me représentait bien _l’homme_. Il était
professeur et il ne savait pas parler; il était professeur et il n’avait
pas d’autorité sur ses élèves; il était professeur et il ne savait pas,
au besoin, improviser des idées; il était professeur et il ne savait pas
traduire la pensée d’un auteur en la mettant à la portée de ceux à qui
il parlait. Il a été professeur cependant et estimé; mais il a bien
souffert. Il l’a été parce qu’il avait des facultés générales à peu près
adaptables au métier; il a bien souffert parce qu’il n’avait pas la
vocation. L’homme est ainsi; il a des capacités d’être social, mais il
n’en a pas la vocation. Et il souffre.
Or, pour se plier à l’état social, l’homme a dû _se créer un instinct_.
Il a dû se créer un instinct social. Ce que l’abeille a reçu des mains
mêmes de la nature, il a dû se le donner à force d’énergie, de patience,
de résignation vigoureuse et aussi, ce qui lui a facilité la tâche, à
force d’instinct d’imitation, dernier élément sans lequel, je crois, il
n’aurait pas réussi. L’hérédité a fait le reste qui a rendu très aisée,
il faut le dire, l’adaptation des derniers venus. Mais l’hérédité est
naturellement contrariée par l’atavisme, qui reproduit dans l’homme
moderne certains traits de l’homme primitif. Lombroso et Nietzsche me
semblent parfaitement raisonnables quand ils considèrent le méchant, le
malfaiteur, le criminel, l’être insocial, comme un arriéré et un homme
des premiers temps de l’humanité.
--Et l’homme des premiers temps de l’humanité était, selon Rousseau, le
plus doux des animaux.
--Et Rousseau et Nietzsche et Lombroso sont au fond parfaitement
d’accord: le criminel est un homme des premiers temps de l’humanité,
_contrarié_ par le monde social où il est forcé de vivre; en soi, il
n’est qu’insocial et né pour la cueillette, la chasse et la pêche;
contrarié par ses entours, il est insocial violemment, ce qui est tout
naturel.
* * * * *
Cet instinct social que l’homme est forcé de se donner pour vivre dans
la société antinaturelle et nécessaire se compose d’un certain nombre de
croyances, axiomes, doxies, parfaitement nécessaires aussi; mais qui ne
sont vraies ou prouvées vraies que par le besoin que les hommes en
société ont éprouvé de les avoir et qu’il n’aurait pas--pour la
plupart--ou qu’il aurait à un moindre degré, s’il n’était pas forcé
d’être animal social.
Les unes sont des croyances qu’il avait déjà, qu’il pouvait avoir,
quelques-unes qu’il devait avoir, dans l’état grégaire, dans l’état
familial et même dans l’état errant; mais l’état social les a confirmées
et corroborées;--les autres ont été créées de toutes pièces par l’état
social lui-même.
Ce sont ces croyances que j’appelle des préjugés nécessaires. En les
appelant préjugés, je n’entends point dire _qu’elles soient fausses_;
j’entends dire que les hommes, en grande majorité, les acceptent sans
preuves et, inconsciemment, par le seul besoin qu’ils sentent qu’ils en
ont, les acceptent et les professent non _a ratione_, mais _ad usum_,
avec, du reste, un sentiment si profond, quoique confus, de leur
utilité, qu’il n’y a rien, tant que l’instinct social dure, à quoi ils
croient plus fortement, avec quoi ils soient plus fort en état, non
seulement d’adhésion, mais d’adhérence.
Les préjugés nécessaires sont des vérités ou des erreurs dont les hommes
ont besoin pour vivre en société, que le besoin de vivre en société leur
impose comme attachées à lui-même et comme des formes de lui-même; ce
sont des aspects divers de l’instinct social, lequel n’est lui-même
qu’un besoin non primitif et qu’une nécessité historique; il ne faut pas
les prendre, comme on fait souvent, pour des suggestions ou des formes
du vouloir vivre; ils sont des suggestions ou des formes ou des aspects
du vouloir vivre _socialement_, et c’est pour cela qu’ils changent, se
métamorphosent, se substituent les uns aux autres, fléchissent et se
relèvent, etc.; tandis que s’ils étaient des formes du vouloir vivre,
ils seraient, au moins, beaucoup moins variables et auraient quelque
chose de permanent et d’éternel.
En les passant en revue, ou en passant en revue les principaux, il
faudra s’attacher à distinguer ceux qui sont uniquement des formes de
l’instinct social, des formes du vouloir vivre socialement;--ceux qui ne
sont pas ou ne semblent pas être des formes du vouloir vivre
socialement, mais qui ont été inventés par l’instinct social comme des
auxiliaires excellents du vouloir vivre socialement;--ceux enfin qui
sont ou semblent être des formes du vouloir vivre, proprement dit, mais
qui, _pris_ par l’instinct social comme formes du vouloir vivre
socialement, ont revêtu, sous cette espèce, un caractère nouveau,
particulier, quelquefois très différent.
CHAPITRE II
L’AMOUR DE LA VIE
L’amour de la vie est une forme du vouloir vivre, s’il n’est le vouloir
vivre lui-même, et je néglige les distinctions subtiles quand elles
n’ont pas d’utilité, et l’on peut assurer sans crainte qu’il existait
avant l’invention sociale; mais l’invention sociale en a fait une chose
sienne et très différente de ce que probablement il était. L’amour de la
vie chez le primitif est le désir d’action; car on ne se sent vivre que
dans l’action; et le désir de vivre longtemps. Ces deux désirs se
contredisent; car à se jeter dans l’action on risque d’abréger sa vie,
et à vouloir prolonger sa vie on la traîne dans une timidité déprimante.
L’homme primitif est partagé entre ces deux sentiments et tantôt se
jette dans l’acte périlleux avec ivresse, tantôt se ramène à la vie
calme et circonspecte.
Mais «le grand trompeur», pour parler la langue de Schopenhauer, de
Hartmann et de Renan, «le grand trompeur qui nous pipe en vue d’une fin
transcendantale qui nous dépasse infiniment», lui conseille plutôt la
seconde de ces deux existences. L’impulsion serait plutôt de mener la
vie «courte et bonne», c’est-à-dire de la mener en toute ardeur et en
toute expansion tant qu’elle vaut, et ceci même, quoique impulsif,
serait assez raisonnable; car travailler pour sa vieillesse,
c’est-à-dire pour un temps qui probablement ne viendra pas, c’est
«travailler pour l’incertain», comme dit Pascal. Travailler pour
l’incertain, sacrifier le présent qui est sûr à l’avenir qui n’est
qu’une hypothèse, c’est précisément à quoi le grand trompeur nous
convie.
En langage moins mythologique, l’instinct d’épargne l’emporte
tellement--souvent du moins--sur l’instinct de dépense qu’il fait qu’on
joue; puisque travailler pour l’incertain n’est pas autre chose que
jouer; qu’il fait qu’on joue pour soi-même contre soi-même.
Dans les deux cas du reste, dans celui de vie intense et dans celui de
vie d’épargne, il y a amour de la vie, et probablement, amour égal de la
vie.
Or l’amour de la vie consistant, en tant qu’idée, à croire que la vie
est belle, est très vraisemblablement une illusion. Il y a une duperie à
nous faire croire que la vie est belle, si quelqu’un nous y fait croire;
il y a auto-suggestion séductrice si nous y croyons de nous-mêmes, et
dans ce cas c’est de nous-mêmes que nous sommes dupes. Quelque chose en
nous, comme chez les animaux et les végétaux, veut que nous vivions, et
à cause de cela nous nous persuadons que la vie est belle. Jean Paul a
bien dit cela: Nous aimons la vie, non parce qu’elle est belle, mais
parce qu’il faut que nous l’aimions, et puis nous faisons ce
raisonnement: nous aimons la vie, donc elle est belle.» Tout être animé
peut dire de la vie ce que Musset a dit de la Muse:
La vie est toujours belle
Même pour l’insensé, même pour l’impuissant;
Car sa beauté pour nous, c’est notre amour pour elle.
L’amour de la vie, sous ses deux formes, est donc un de ces préjugés que
j’appelle préjugés nécessaires naturels et dont la société s’empare pour
en faire des préjugés nécessaires sociaux. Voyons ce qu’elle en fait.
Elle le prend sous ses deux formes et elle l’altère sous ses deux
formes. Elle dit à l’homme: «Tu veux vivre et tu as raison. Tu veux
vivre d’une façon intense, tu es dans le vrai; tu veux vivre d’épargne,
tu es dans une autre catégorie du vrai. Seulement c’est collectivement
que tu vivras d’une façon intense et c’est collectivement aussi que tu
vivras d’une vie d’épargne. La cité a besoin de vivre longtemps, très
longtemps, éternellement. Pour cela elle a besoin de travailleurs
patients, tenaces, économes, parcimonieux, qui «vivent d’épargne et de
travail», comme dit Bossuet. Vous serez ces hommes-là. Elle a besoin
aussi d’êtres énergiques qui se jettent dans le danger sans hésitation
et sans calcul du risque, quand elle est en péril. Vous serez aussi ces
hommes-là. Ayez l’amour de la vie, sous ses deux formes, _dans la
patrie_. Aimez à vivre longtemps, si vous voulez, mais surtout aimez que
la patrie vive longtemps; aimez-vous vivant longtemps dans la patrie
vivant toujours; transposez votre amour de la vie longue.»
«Et vous aimez la vie intense; vivez intensément dans les limites, assez
restreintes, il est vrai, où je le permets; mais comptez sur les
occasions que je vous donnerai ou qui viendront, de vivre intensément
pour la patrie en danger; transposez votre amour de la vie violente;
réservez, en somme, cet amour et les forces qu’il vous donne pour les
moments où la patrie vivra précisément de cette vie-là.»
Ce qu’il faut remarquer, c’est que la société tient ce double langage _à
tous_; elle ne dit pas aux économes de la vie: vivez d’épargne; et aux
prodigues de la vie: vivez prodigalement. Elle dit à tous: selon les
circonstances et selon mes besoins, vivez intensément ou vivez
d’épargne. Elle contrarie donc tout le monde, les uns qu’elle retient et
réprime dans les temps de paix, et les autres qu’elle aiguillonne dans
les temps de guerre; elle force toujours, en somme, chacun à aimer la
vie de la façon qu’il ne l’aime pas.
--Alors, tout compte fait, elle détruit l’amour de la vie.
--Non tout à fait, mais un peu, et c’est précisément ce qu’elle veut.
Elle prétend transposer l’amour de la vie de l’individu à la cité,
transformer l’amour de la vie personnelle en amour de la vie collective;
pour cela, il faut que l’individu aime beaucoup moins la vie
personnelle, sous quelque forme que ce soit; il faut que l’amoureux de
vie dangereuse «vive en bon citoyen dans le sein de sa ville» pendant
les temps de tranquillité et que le paisible bourgeois devienne un héros
dans les temps de crise.
Elle y réussit du reste assez bien, parce que l’animal humain est assez
souple pour se métamorphoser ainsi et pour vivre collectivement avec
d’éternels regrets de ne pouvoir vivre personnellement et des retours
furtifs, à peu près quotidiens du reste, vers la vie personnelle.
Elle fait plus: elle transforme l’amour de la vie en amour de la mort
pour la vie; elle transforme l’amour de la vie personnelle en amour de
la mort personnelle pour la vie collective. Le sentiment au fond est
resté le même, c’est toujours le vouloir vivre. Seulement c’est le
vouloir vivre social substitué au vouloir vivre personnel. Le héros qui
meurt pour sa cité dit ceci: «Je veux vivre; j’aime la vie; mais je vis
si socialement que c’est dans la mort de la cité que je mourrais et
qu’assurant la vie de la cité par ma mort, je vis, je vis immensément;
je satisfais immensément mon vouloir vivre.»
Pour bien voir que c’est bien le sentiment primitif très transformé,
mais encore le sentiment primitif, songez au suicide à motif personnel.
C’est par amour de la vie qu’on se tue; c’est par un désir de
soulagement qui n’est pas autre chose que désir de bonheur, et désir de
bonheur et amour de la vie se confondent parfaitement. L’homme qui se
tue _ou_ espère _obscurément_ une autre vie où il sera débarrassé des
maux de celle-ci--ce que j’ai toujours eu tendance à croire, parce que
l’homme ne peut guère se figurer le néant, se figurer lui-même
anéanti--_ou_ veut éprouver dans l’instant qui le délivre un bonheur
intense, incomparable, d’être délivré. C’est toujours l’essence même de
l’amour de la vie, à savoir l’amour du bonheur:
Et sæpe usque adeo mortis formidine, vitæ
Percipit humanos odium lucisque videndæ,
Ut sibi consciscant mœrenti pectore letum,
Obliti fontem curarum hunc esse timorem.
«Tous les hommes, dit Pascal, recherchent d’être heureux..., jusques à
ceux qui vont se pendre.»
Or l’acte du héros qui meurt pour sa patrie est un suicide à raison
collective. Sa mort, c’est vivre intensément, une minute, pour la vie
collective et dans la vie collective de la cité.
Voilà ce que la société fait d’un instinct personnel et comment elle
l’altère, le transforme et le transfigure. Voilà l’histoire d’un préjugé
nécessaire naturel devenant, puis devenu préjugé nécessaire social.
L’amour de la vie personnelle devient amour de la vie sociale, par une
suite d’abdications: s’il était amour de la vie d’épargne, devenant,
plus ou moins, mais forcé de devenir et devenant amour de la vie
intense; s’il était amour de la vie intense, devenant, plus ou moins,
mais forcé de devenir et devenant amour de la vie d’épargne; enfin,
dernière abdication, allant jusqu’à se renoncer et devenant, à force
d’amour de la vie sociale, l’amour de la mort personnelle.
La société disloque l’homme et le retourne du _recto_ au _verso_; elle
force les hommes différents de caractères à échanger partiellement leurs
caractères entre eux, de manière à former un caractère commun de la
cité; elle les force enfin _à se préférer quelque chose_ et quelque
chose qui n’est ni une épouse ni un enfant; et à se préférer cela
jusqu’à y sacrifier la vie, ce dont on n’avait pas même l’idée dans la
vie familiale et ce qui est une _révolution_ radicale; si radicale,
quand on y songe, qu’on rit de l’argument toujours opposé aux
révolutionnaires radicaux: «mais il faudrait pour cela changer la nature
humaine!»--Mon Dieu, ce ne serait pas la première fois qu’elle aurait
été changée.
CHAPITRE III
LE LIBRE ARBITRE
Nous voici, cette fois, comme je crois, en présence d’un préjugé
nécessaire social, d’un préjugé nécessaire inventé par la société
elle-même.
Le libre arbitre est la croyance que j’ai que quand je fais quelque
chose, je le fais parce que je le veux. Je pouvais ne pas le vouloir, et
ce quelque chose n’aurait pas été. Est-ce que je veux ramasser cette
pierre et la jeter? Si je ne le veux pas, elle restera à sa place et un
fait qui aurait pu être n’aura pas été. Si je le veux, elle sera
ramassée, élevée, jetée à une certaine distance; et un fait qui aurait
pu ne pas être aura été.
Je suis donc créateur de faits. Il dépend de moi que, dans le monde, des
faits existent ou n’existent pas. Je suis créateur, je suis faiseur de
miracles; car un miracle c’est un fait qui n’était pas contenu dans un
fait précédent et nécessité par lui, qui pouvait et qui devait ne pas
être et qui n’a été que parce qu’il a été créé de rien par une volonté;
je suis faiseur de miracles, je suis créateur, je suis Dieu.--Il n’est
pas impossible.
Seulement c’est invraisemblable. Il se peut que ce soit une illusion. Il
se peut que ce soit--il faut toujours revenir à l’admirable formule de
Spinoza--l’illusion psychologique d’un être qui se saisit comme cause et
qui ne se saisit pas comme effet, qui se saisit comme agent et qui ne se
saisit pas comme _agi_, qui se saisit comme actif et qui ne se saisit
pas comme passif, qui, chaînon dans la chaîne continue, voit le chaînon
qui le suit et ne voit pas le chaînon qui le précède et dès lors croit
le chaînon qui le suit produit par lui et ne songe pas à se croire
produit par le chaînon qui le précède.
Mais pourquoi ne nous saisirions-nous pas comme produits, comme effets,
comme _agis_? Parce que nous avons les yeux devant la tête et non pas
derrière la tête; parce que nous allons en avant et non pas en arrière.
Ce que nous appelons un effet, c’est ce qui vient après quelque chose et
qui nous semble en provenir parce qu’il y succède. Le _post hoc ergo
propter hoc_ nous domine. Or, quand nous nous considérons nous-mêmes,
tout ce qui vient après nous, prévu par nous, nous le considérons comme
venant de nous, ce qui est vrai, mais comme venant de nous première
cause; tandis qu’il vient de nous cause de lui mais effet d’autre chose;
tandis qu’il vient de nous chaînon entre lui et ce qui nous précède;
tandis qu’il vient de nous effets nous-mêmes d’une cause qui elle-même
était effet d’une cause précédente, et ainsi de suite en rebroussant
jusqu’à l’infini. Nous marquons la communication, évidente, entre ce qui
nous suit et nous; nous coupons la communication, invisible pour nous,
entre nous et notre cause, entre notre acte et la cause de notre acte.
Nous sommes la boule de billard qui, poussée par le joueur et
rencontrant une autre bille, croit la pousser, se croit créatrice d’un
mouvement, alors qu’elle ne fait que le transmettre.
C’est tellement vrai que ce libre arbitre, cette faculté de création,
nous croyons y croire, mais nous n’y croyons pas. Nous n’y croyons pas;
puisque nous n’y croyons que chacun pour lui et point du tout pour les
autres. Pour nous, nous disons: «Je ferai ceci parce que je le veux, et
il est possible que ce ne soit point, parce que je ne le voudrai pas.»
Pour les autres, nous disons: «_Je le connais_; il fera ceci; il ne fera
pas autre chose.» Donc nous ne le croyons pas libre. Et s’il fait ce que
nous n’avions pas prévu, nous ne disons pas: «Ah! il paraît qu’il était
libre!» nous disons: «Je ne connaissais pas tout son caractère; il y a
des éléments de son caractère que je ne connaissais pas; si je les avais
connus, j’aurais prévu autrement.» Donc nous ne le croyions pas libre;
la dernière chose dont nous convenions, ou plutôt celle dont nous ne
convenons réellement jamais, c’est qu’un de nos semblables soit libre.
C’est ce qui faisait dire bien spirituellement à Cherbuliez: «Il
faudrait, dans la vie pratique, croire énergiquement à son libre arbitre
et ne pas croire à celui des autres.» Pourquoi? D’abord pour être
énergiques; ensuite pour être indulgents; pour exiger beaucoup de soi et
pour exiger peu des autres et ne jamais leur en vouloir de ce qu’ils
n’ont pas fait ce qu’ils ne pouvaient pas faire. Mais remarquez que ce
que Cherbuliez _voulait qu’on fît_, c’est précisément _ce que nous
faisons_; et il le savait bien, seulement il voulait que nous le
fissions encore davantage; mais c’est bien ce que nous faisons; nous ne
saisissons notre liberté qu’en nous-mêmes, c’est devant l’acte à faire
par nous que nous croyons qu’il dépend de nous qu’il soit ou qu’il ne
soit pas; c’est devant les actes à faire par les autres que nous sommes
persuadés qu’il ne dépend pas d’eux, mais d’une combinaison des
circonstances qui ne dépendent pas d’eux et de leur caractère, qui ne
dépend pas d’eux non plus que cet acte, soit ou ne soit point.
Donc nous nous croyons libres; mais nous ne croyons pas l’homme libre;
donc nous ne croyons pas au libre arbitre. Le libre arbitre n’est qu’une
illusion privée, domestique et personnelle; c’est un dieu lare.
--Mais de ce que nous croyons tous les hommes «déterminés», n’en
devons-nous pas conclure chacun à part soi que nous sommes déterminés
nous-mêmes?
--Oui et par conséquent, non seulement le libre arbitre est une
illusion, mais il n’est qu’une demi-illusion; nous n’y croyons pas pour
les autres et nous n’y croyons qu’à demi pour nous-mêmes; nous nous
disons: «Chacun fait ce qu’il est nécessaire qu’il fasse--et moi aussi.»
Cependant ceci n’est qu’une _réflexion_ philosophique, un retour
philosophique sur nous-mêmes et par conséquent n’a d’influence que sur
notre esprit, ne pénètre pas plus loin, ne descend pas plus à fond.
Il en est de cela comme de nos défauts. Quand nous réfléchissons sur
ceci que tous les hommes ont des défauts, nous convenons que nous en
avons; nous disons: «J’ai les miens»; seulement nous ne le croyons
jamais. La preuve, c’est que nous disons: «J’ai mes défauts»; mais que
nous ne savons jamais lesquels et que nous prenons tous nos défauts pour
des qualités. Que nous croyions avoir des défauts ce n’est qu’une
conviction philosophique, générale, abstraite et superficielle. Les
confesseurs savent cela. Ils savent que les pénitents confessent leurs
actes coupables; ce sont des faits, qu’ils n’ont qu’à rapprocher du
commandement pour voir qu’ils sont délictueux; là ils voient clair;
c’est matériel;--mais ne confessent jamais leurs défauts; et quand on
les amène sur ce terrain, ne font pas autre chose que leur éloge;
personne n’entend plus d’apologies ni plus de panégyriques de soi-même
qu’un confesseur.
Il en va de même du libre arbitre; «lynx envers nos pareils et taupes
envers nous», nous voyons très bien que les autres sont déterminés; nous
croyons voir que nous ne le sommes point et quand, par réflexion et par
modestie, nous pensons que nous pouvons l’être, nous ne faisons que le
penser sans y croire; en le pensant et pour le penser, nous nous sommes
regardés comme nous regarderions un étranger, nous nous sommes mis, pour
nous regarder, dans la peau d’un autre; mais la peau d’un autre est un
vêtement où l’on n’est jamais qu’en imagination et où l’on ne demeure
point.
Donc nous croyons invinciblement à notre libre arbitre; mais nous ne
croyons pas au libre arbitre de l’homme. Donc l’invincible croyance de
l’homme à son libre arbitre, dont on fait tant d’état, n’a, aux yeux du
philosophe, aucune espèce de valeur. Cependant la croyance de chaque
homme à son libre arbitre est un fait psychologique indéniable et sur
lequel il reste à s’expliquer.
Il remonte certainement à la plus haute antiquité, même, probablement,
préhistorique. Tous les anciens, sauf exceptions que je connais, mais
très rares et toutes contestables encore, y ont cru. La chose est bien
naturelle. L’homme antique partait du fait psychologique personnel,
l’affirmation du libre arbitre, la conscience affirmant à chaque homme
qu’il veut et qu’il peut vouloir, et il transportait cette idée au monde
extérieur et il voyait dans tout fait naturel l’effet d’une volonté
personnelle: le dieu qu’il voyait dans le fleuve, dans la mer ou dans le
ciel était un surhomme très puissant qui lançait l’eau comme l’homme
lance une pierre et qui créait l’inondation, la tempête ou l’orage parce
qu’il le voulait. L’homme, certain de sa volonté, peuplait l’univers de
volontés; se connaissant comme créateur, peuplait l’univers de
créateurs; se sentant dieu, peuplait l’univers de dieux:
Quippe ita formido mortales continet omnes,
Quod multa in terris fieri cœloque tuentur,
_Quorum operum causas nulla ratione videre_
Possunt ac fieri divino numine rentur.
Or cette conception générale que l’homme avait de l’univers lui revenait
en quelque sorte, se retournait sur lui, influait sur la conception
qu’il avait de lui-même _et le confirmait_ dans cette créance qu’il
avait qu’il était une cause, un créateur et un dieu. Comme il voyait un
dieu partout parce qu’il se considérait comme tel, aussi et d’autant
plus il se considérait comme un créateur et comme un dieu parce qu’il
_ne voyait nulle part_ rien que des dieux et des créateurs. L’homme se
fait à l’image du monde parce qu’il commence par faire le monde à la
sienne; mais il se fait à l’image du monde autant qu’il fait le monde à
son image, et il y a réciprocité, concordance et renforcement indéfini
d’une des croyances par l’autre.
Mais quand les sciences naturelles, lentement et péniblement, se sont
faites; quand l’homme a appris ou cru apprendre qu’il n’y a dans la
nature qu’un enchaînement de causes et d’effets où aucune volonté
personnelle n’intervient; qu’on ne saurait découvrir dans la nature
aucun agent volontaire de faits particuliers, mais seulement des lois
immuables et inflexibles; alors, le règne de la loi étant le régime de
la nécessité; alors, l’univers considéré comme un mécanisme n’admettant
pas de petites causalités particulières à tout bout de champ, de
prairie, de vallon ou de forêt; alors l’homme est apparu à lui-même
comme un paradoxe, comme une exception étrange, comme un monstre. Il
s’est dit: «Je serais le seul fragment du monde qui fût soustrait à
l’enchaînement des effets et des causes et d’où partiraient des chaînes
d’effets ne commençant pas avant moi! Ce serait extraordinaire!»
L’affirmation intime n’avait pas cessé, la conscience affirmant le libre
arbitre parlait encore tout autant qu’auparavant à chaque acte à faire;
mais à l’état de réflexion, mais, comme penseur, l’homme commençait à
douter de son libre arbitre.
A la vérité, ni l’idée de la nécessité, du caractère nécessaire des lois
naturelles, ne s’est jamais imposée absolument, ni même, et cela est
très curieux, le mythologisme lui-même n’a complètement disparu. On a
fait remarquer que le déterminisme absolu, mathématique, des lois
naturelles, n’est point démontré; que les lois naturelles admettent une
certaine contingence, pour parler un peu grossièrement mais sans
impropriété une certaine élasticité, et que de croire les faits naturels
enchaînés d’une façon absolument étroite, avec une rigueur absolue,
c’était beaucoup plus une idée systématique qu’une idée prouvée et
beaucoup plus une suggestion de l’imagination excitée par le spectacle
général du monde qu’une vérité d’évidence puisée dans l’observation;
que, par conséquent, sans qu’il fût une chimère et un monstre, sans
qu’il fût hors nature et contre nature, l’homme pouvait jouir d’une
liberté relative, n’être que le moins déterminé des producteurs de force
dans l’ample sein de la nature, être déterminé dans une sphère assez
large, libre dans une sphère plus étroite, considérable encore; avoir en
lui une force particulière non déterminée, non indéterminée, mais
déterminante, produisant réellement certains effets très importants pour
lui, trop faibles du reste, et qu’on ne craigne rien là-dessus, pour
troubler l’ordre universel des choses.
D’autres, plus hardis, ont ressuscité le mythologisme lui-même sous des
appellations philosophiques. Ils ont ramené le concept de force au
concept de volonté, faisant exactement avec réflexion ce que le païen
faisait d’instinct. Schopenhauer nous dit: Savez-vous bien ce que c’est
qu’une force? Vous n’en savez rien du tout. Mais vous savez très
clairement ce que c’est qu’une volonté. Vous saisissez cela en vous-même
toutes les fois que vous agissez. Donc ramener le concept de force à
celui de volonté, c’est ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose
d’infiniment plus connu et même à la seule chose que nous connaissions
immédiatement. Donc considérons tout l’univers comme un système de
forces, considérons tous les fragments de l’univers comme des êtres
voulants, comme des volontés;--«tout vit, tout est plein d’âmes», comme
dit Hugo;--reconnaissons dans tous les êtres notre propre essence;
rendons-nous compte de tout ce qui se passe hors nous par ce qui se
révèle en nous, immédiatement, à notre conscience, et voilà le monde
compris.
Ces deux idées, qui, du reste, peuvent être vraies, n’ont pas eu une
très grande influence sur l’esprit des hommes modernes. La première,
quoique plus modeste et plus mesurée que la seconde, a pour elle,
certainement, l’impossibilité de constater avec la dernière évidence le
déterminisme absolu des lois naturelles; elle a contre elle la
vraisemblance très forte, très imposante, de ce déterminisme, de cette
nécessité. Que les lois naturelles admettent une certaine contingence,
rien ne prouve absolument le contraire, mais c’est surtout le contraire
qui est si approximativement démontré que nous y croyons, sinon comme à
ce qui est évident, du moins comme à ce qui va l’être. Nietzsche,
quelque part, nous met en garde de toutes ses forces contre «les vérités
pressenties». Oh! comme il a raison et raison encore d’ajouter: «Entre
les vérités diligemment découvertes et ces choses pressenties, il reste
cet abîme infranchissable que celles-là sont dues à l’intelligence et
celles-ci à une inclination.» Oui bien; mais Nietzsche nous met en garde
surtout contre les vérités pressenties qui ont ce caractère d’être
_désirées_ de nous. Voilà où il voit le péril, très justement. De ce que
vous désirez une chose vous la pressentez comme vérité; mais ce désir,
loin d’être une preuve, serait plutôt une preuve que vous vous
fourvoyez. «La faim ne prouve pas qu’il y a un aliment pour la
satisfaire; pressentir ne signifie pas constater l’existence d’une
chose, mais la tenir pour possible dans la mesure où on la désire, et
donc le pressentiment ne fait pas avancer d’un pas dans le pays de la
certitude.» Très bien; _or_ le déterminisme absolu des choses et notre
déterminisme à nous, comme conséquence, notre non-liberté, ne sont pas
des choses que nous désirons, mais au contraire que nous craignons
beaucoup qui ne soient vraies, dont nous avons une horreur naturelle.
Donc, que nous les pressentions comme vérités alors que nous ne les
désirons point, cela prouve que ce n’est point notre intérêt qui nous
les fait pressentir et que c’est bien notre intelligence qui les
pressent. C’est dans ces conditions et c’est à ce point que nous en
sommes pour ce qui est du caractère nécessaire des lois naturelles.
Quant au mythologisme de Schopenhauer, anthropomorphisme qu’on aurait
envie d’appeler effronté si l’on n’était pas poli, il contrarie toutes
nos habitudes d’esprit si péniblement acquises et dont nous croyions
avoir le droit d’être un peu fiers. Était-ce la peine d’avoir fait tant
d’efforts à secouer cette habitude de nous voir partout nous-mêmes,
toujours nous, nous partout, ce qui faisait qu’on disait de nous: «et
plein de son image, il se _voit_ en tous lieux»; pour qu’un philosophe
nous convie à revenir à cette enfance et à dire: «O Univers,
entendez-vous le nom dont je vous nomme? Du mien.»
Nietzsche malmène un peu son vénérable maître et qu’il vénérait, sur ce
point; et fait remarquer les méfaits d’une métaphore: «le mot de
volonté, chez Schopenhauer, dégénéra entre les mains de son inventeur, à
cause de sa rage philosophique des généralisations, pour le plus grand
malheur de la science; car c’est faire de cette volonté une métaphore
poétique que de prétendre attribuer à toutes les choses de la nature une
_volonté_...»
J’ajoute que, celui qui veut trop prouver arrivant souvent à ce résultat
que son lecteur prenne sa pensée à rebours, Schopenhauer, par son
extrême idéalisme, nous dirige sans le vouloir vers l’idée contraire. Il
veut idéaliser la nature en la montrant comme un système de volontés
pareilles à la nôtre: tout est volonté. Mais à nous montrer la nature
semblable à nous, il nous amène simplement à nous voir semblables à la
nature. En nous disant: «Les forces de la nature sont des volontés», il
nous conduit à nous dire: c’est peut-être nos volontés qui sont des
forces aveugles; ce n’est peut-être pas la nature qui me ressemble, mais
moi qui ressemble à la nature; la nature est comme moi; oui, moi plutôt
comme elle; et elle est toute faite de forces inintelligentes et
fatales: moi de même.» En idéalisant la nature, Schopenhauer n’a
peut-être réussi qu’à matérialiser l’homme à ses propres yeux.
Mais ce n’est pas seulement la conception mécaniste de l’univers qui a
battu en brèche la croyance au libre arbitre. Les psychologues ont
analysé l’acte de volonté lui-même et ont cru voir qu’il n’est pas
simple et qu’il se décompose en plusieurs éléments tous réductibles à
des faits de nature, analogues à ceux que nous voyons hors l’homme, et
que par conséquent cette espèce de pouvoir transcendant, surnaturel, que
j’aurais de créer un fait n’existe pas.
Derrière ce que j’appelle ma volition il y a moi-même. Mais ce moi est
un composé d’une foule de tendances accumulées par l’hérédité, par le
tempérament, par l’éducation. C’est de ce composé que sort l’acte de
vouloir; cet acte n’est qu’une résultante qui à son tour a des
résultats. Mille faits déposés dans une organisation qui est moi
convergent à un fait que j’appelle une volition, puis à un autre que
j’appelle une seconde volition, et _de toutes ces volitions je fais une
faculté_; toutes ces volitions, je les attribue à une faculté que
j’appelle ma volonté. Je ne fais qu’envelopper sous un nom des faits de
même caractère et de même couleur qui passaient par moi, comme il est
possible que la plante se croie l’auteur et la cause de la fleur, alors
qu’elle n’est qu’une usine aménagée pour transmettre des sucs de la
terre à une corolle.
«Le vouloir (Nietzsche) est quelque chose de compliqué qui n’a d’unité
qu’en tant que mot, et c’est dans ce mot unique que réside le préjugé
populaire qui a eu sa maîtrise sur les philosophes... Dans tout vouloir
il y a une multiplicité de sensations qu’il faut savoir décomposer: 1º
la sensation du point de départ de la volition [désir]; 2º la sensation
de l’aboutissant [but]; 3º la sensation d’un va-et-vient entre ses deux
états; 4º la sensation d’un effort musculaire...; 5º la sensation de la
réflexion [mensuration de la distance à parcourir entre le désir et le
but]; 6º le penchant au commandement... un homme qui veut ordonner
quelque chose à son être intime, lequel obéit ou du moins est supposé
obéissant.»
Tous ces faits, si différents, entrent dans la volition quand nous
prenons la peine de l’analyser. La volition n’est donc pas un fait
simple, c’est tout un drame qui se passe en nous; c’est une combinaison
de pensées, de sentiments et d’efforts; c’est un _complexus_.
Pourtant il faudrait que la volition fût un fait simple, comme le
vulgaire croit qu’il l’est, pour que le libre arbitre existât. Le libre
arbitre est une décision souveraine, un _nutus_, ou il n’est pas; il
n’est que s’il est indécomposable. S’il se décompose sous nos yeux, il
n’est qu’un mot sous lequel, par impuissance à l’analyse, l’homme qui
agit a rangé tous les phénomènes qui précèdent l’action, et ce mot n’a
qu’une valeur de synthèse grossière, superficielle et parfaitement
arbitraire.
D’autres viennent dire[2]: Un acte de la volonté est très analogue à un
mouvement réflexe. C’est un mouvement réflexe auquel on consent, et
c’est-à-dire auquel on prend plaisir. Devant un objet qui passe
rapidement à deux doigts de mes prunelles je ferme les yeux: mouvement
réflexe. Devant une scène plaisante ou touchante je ris ou je pleure:
mouvement réflexe auquel je consens, auquel je prends un plaisir d’une
nature ou d’une autre. Devant un obstacle, _je veux_ le vaincre:
mouvement réflexe auquel je consens, auquel je prends plaisir. Quel
plaisir? ce plaisir de commander dont parlait Nietzsche: ce que
j’appelle volition n’est que l’acquiescement à un mouvement réflexe
énergique, qui est réaction de ma force contre un obstacle.
[2] Cf. Scherer, _Études sur la littérature contemporaine_, t. VIII,
article 8, _la Crise actuelle de la morale_, un chapitre admirable,
qui est tout un livre.
Donc les images déterminent les idées et les idées déterminent les
actes, mécaniquement, automatiquement. Seulement les actes dérivant
d’idées qui nous font plaisir, nous les appelons des actes volontaires.
Nous en suivons le mouvement initial avec une vive complaisance, et
c’est pour cela que nous croyons les vouloir, ou plutôt c’est cette
complaisance que nous appelons la volonté. On pourrait dire que là où
nous nous croyons des êtres de volonté nous sommes simplement de bonne
volonté.
C’est ce système que Maine de Biran «pressentait» quand il disait déjà:
«La liberté serait-elle autre chose que la _conscience d’un état de
notre âme, tel que nous désirons qu’il soit_?» C’est ce système que
Théodule Ribot résume excellemment en disant: «L’acte volontaire diffère
du réflexe simple en ce qu’il est le résultat d’une organisation
nerveuse tout entière, laquelle reflète elle même la nature de
l’organisme tout entier.» En d’autres termes l’acte volontaire est un
réflexe auquel il se trouve que s’associent les dispositions de tout
notre être. La volonté est une harmonie d’un désir permanent et d’un
accident physiologique qui se produit au fond de nous. De là le
sentiment, la sensation de plénitude que nous avons dans l’acte dit
volontaire. Voltaire dit très bien:
La liberté dans l’homme est la santé de l’âme.
C’est cela même. Nous nous sentons libres et nous croyons vouloir quand
il y a accord: de l’émotion qu’un fait extérieur produit en nous, du
fait de réaction qui dérive de cette émotion, enfin de nos désirs et
dispositions antérieures et générales. Cet accord est une harmonie de
l’âme, une santé mentale. Mais le _nutus_, l’acte divin ou impérial,
l’acte simple et décisif, le: «_que l’acte soit et l’acte est_», a
disparu.
La croyance au libre arbitre a donc été ébranlée par des assauts
intellectuels donnés de tous côtés; seulement dans la pratique elle
semble bien absolument inébranlable. L’homme dans l’action croira
toujours qu’il dépend de lui, et d’un _lui_ qu’il a à sa disposition, de
faire telle chose ou de ne la point faire et que l’acte qu’il a fait
hier est un fait qui pouvait ne pas être et qui n’aurait pas été s’il
n’avait pas voulu qu’il fût. Ceci est comme indéracinable. Le philosophe
qui est le plus convaincu que le libre arbitre n’existe pas agit en
homme qui est absolument convaincu du libre arbitre, et se félicite et
se fait des reproches en homme qui est absolument sûr qu’il a fait ce
qu’il pouvait ne faire pas.
D’où vient ce phénomène psychologique continu? D’où vient cette loi
psychologique?
De l’état social, je crois. Je ne répugnerais nullement à voir dans la
croyance au libre arbitre une loi de l’esprit antérieure à l’état social
et que l’état social aurait seulement modifiée et confirmée; puisque
l’on sait que parmi les préjugés nécessaires je crois en démêler qui
remontent plus haut que l’invention sociale; mais enfin je crois que la
croyance au libre arbitre est une suggestion de l’instinct social.
Remarquez en effet que l’homme à l’état primitif, selon toutes les
apparences, _se laisse vivre_; il se laisse vivre selon sa nature et
soit paisiblement, soit violemment; et aussi tantôt paisiblement, tantôt
violemment; mais il se laisse vivre. Il est impulsif et il ne se connaît
que comme impulsif; il suit docilement ses instincts; il ne se doute
nullement qu’il y ait en lui une puissance de création qui, _contre ses
impulsions mêmes_, soit capable de produire un fait; c’est bien lui qui
vit par des réflexes auxquels il adhère et uniquement par là. Qu’il ait
conscience, même obscure, du libre arbitre: c’est ce qui ne m’apparaît
pas le moins du monde.
--Mais cependant il adore ou plutôt il redoute autour de lui mille
forces naturelles qu’il prend pour des volontés, ainsi qu’il a été dit
plus haut; il adore ou il redoute mille choses qu’il prend par des
surhommes, et s’il les prend pour des surhommes, c’est bien qu’il les
considère comme analogues à lui, et s’il les tient pour des volontés
agissantes, c’est bien qu’il se considère lui-même comme une volonté qui
agit.
--Ce n’est pas tout à fait cela. D’abord la religion, comme nous verrons
plus loin, n’est à l’état précis et à peu près coordonné que sous le
régime social; ensuite, si, comme je le crois, l’homme primitif a eu une
religion, s’il a adoré, c’est-à-dire redouté des puissances inquiétantes
dans le torrent, la montagne, l’air et la mer, il les a considérées
comme des êtres impulsifs et non point du tout comme des volontés; il
les a considérées comme des génies puissants et capricieux, comme des
forces en acte incessant, non point comme des intelligences délibérant,
décidant et voulant. Le sauvage avec son fétiche nous donne une idée de
cet état d’esprit. Le fétiche est un être protecteur, malicieux et
jaloux et il a une certaine puissance au service de sa bienveillance, de
sa malice et de sa jalousie. Voilà tout. Représente-t-il, aux yeux du
sauvage, un être qui réfléchit, qui délibère, qui pèse les motifs, qui
décide et qui finalement a une volonté? Point du tout. De même l’homme
primitif, dans l’horreur des forêts qui le pénètrent de mystérieuse
crainte, voyait un être, certainement, mais un être passionné et non un
être volontaire, et ni il n’attribuait à ses dieux un libre arbitre en
l’empruntant à lui-même, ni il ne voyait dans ses dieux un libre
arbitre, pour se demander si lui-même il n’était point doué de cette
faculté. L’homme primitif paraît avoir été un animal soit fougueux, soit
timide, ou, et c’est plutôt mon avis, un animal tantôt timide, tantôt
fougueux, obéissant à ses impulsions, à ses réflexes et très loin d’être
assez réfléchi pour se sentir ou s’imaginer être libre.
Une fois en société, et nous savons comment il y est venu, voyez comme
cette idée de libre arbitre personnel lui est suggérée et imposée par
tout ce qui l’entoure. La société a besoin d’individus obéissants,
_consacrés_ au service de l’État, _dévoués_ à la chose publique; elle
n’a pas besoin d’impulsifs; elle les a en défiance et en horreur. Donc
elle les réprime. Elle les réprime pourquoi et de quel droit? Elle ne se
le demande pas; elle les réprime parce qu’il est de son intérêt de les
réprimer. Mais elle rencontre l’individu, très passionné d’autonomie
individuelle, qui lui dit, beaucoup plus confusément que je ne vais
l’écrire, mais qui lui dit: «Pourquoi me réprimes-tu? J’ai fait ce que
j’avais envie de faire, donc ce qu’il fallait que je fisse, ce que je ne
pouvais pas m’abstenir de faire?
--Non; tu pouvais agir autrement, puisque... puisque d’autres agissent
autrement.
--C’est qu’ils ont un autre caractère. Donc je devais agir comme j’ai
agi, ayant un autre caractère qu’eux.
--Ils sont les bons et toi le méchant.
--Peut-être...
--Et il n’est pas plus difficile d’être bon que d’être méchant. Donc tu
pourrais être bon; il suffit de préférer le bien au mal.
--Je ne puis pas.
--Tu le peux, puisqu’ils le peuvent, et facilement; il suffit de...
--De quoi?
--... De vouloir.»
Le mot est trouvé. Étant comparés les uns aux autres au point de vue de
l’intérêt social, étant observé combien aisément ceux qui sont dévoués à
l’intérêt social y sont adhérents en effet; étant supposé que ceux qui
n’y sont pas dévoués pourraient facilement l’être; étant conclu qu’il ne
leur manque qu’un je ne sais quoi qui doit dépendre d’eux, la société
invente la volonté indépendante et l’âme maîtresse d’elle-même.
Et peu à peu elle convainc les individus. L’individu convaincu d’avoir
nui et puni pour cela, tombe d’accord qu’il a nui; cela est
incontestable; mais point, d’abord, qu’il est coupable d’avoir nui,
c’est-à-dire qu’il pouvait ne pas nuire. Mais peu à peu le regret
d’avoir nui qu’il éprouve, parce qu’il est puni, parce qu’il est méprisé
et haï, parce qu’il est poursuivi de huées, se présente à lui sous cette
forme: peut-être aurait-il été possible que je ne nuisisse pas. Ceci
n’est encore qu’un regret, mais mêlé d’une hypothèse qui va grandir. Le
nuisible se dit encore: «Peut-être suis-je victime d’un dieu, d’un démon
malveillant qui a fait que je fusse nuisible.» Le nuisible se dit plus
tard: «Peut-être, comme ils le disent, dépendait-il de moi que je ne
nuisisse pas; peut-être est-il en moi, ce mauvais démon qui m’a poussé à
mal faire.» Et alors le nuisible se maudit d’avoir en lui un esprit du
mal. Le regret est devenu remords; l’idée de liberté est née de l’idée
de responsabilité: il fallait bien que je fusse libre puisqu’on me punit
d’avoir fait le mal et puisque moi-même je me reproche de l’avoir fait;
l’idée de responsabilité est née de la punition, considérée comme
méritée puisqu’il y en a qui l’évitent.
Jamais le regret ne deviendrait remords, jamais l’idée de responsabilité
ne viendrait, sans la comparaison que l’on fait, et que le nuisible fait
lui-même, entre le nuisible et ceux qui ne nuisent pas, et sans cette
idée qu’on peut imiter, qu’on peut se modeler sur les autres: «Ce
n’était pas votre caractère; mais n’avez-vous pas eu de bons exemples et
ne pouviez-vous pas les imiter?»
Or exemple, comparaison des uns avec les autres, assurance qu’on peut
imiter et qu’il est possible et même facile de devenir ce que sont les
bons, c’est de tout cela que se compose et que se fait l’idée du libre
arbitre, et tout cela ne peut exister que dans une société organisée.
C’est ainsi que naît la croyance au libre arbitre. Elle s’implante et se
fortifie dans l’homme «quand et quand l’instinct social», comme on
disait autrefois, et en proportion de cet instinct. Elle crée les grands
honnêtes gens, et les législations rigoureuses, et les justiciers
féroces, et les philosophies exaltées et escarpées. Elle redouble la
vertu des vertueux; car leur vertu, ils la sentaient bien _en eux_ comme
une disposition à être pur, à être juste et à bien mériter de ses
semblables; mais, à croire que c’est _une disposition dont ils
disposent_, ils la sentent plus à eux, produite par eux, créée par eux
et ils en sont fiers et ils la chérissent davantage, comme un enfant, et
ne veulent pas s’en séparer, comme d’un enfant. Elle est pour eux leur
créature magnifique et leur œuvre glorieuse, et à se dire: «je suis
maître de moi», ils se sentent maîtres d’un univers.
Cette croyance crée aussi les grands repentants et fait les grandes
conversions. Le converti--et l’étymologie du mot est bien significative
et elle est très juste--est un homme à qui l’on a persuadé ou qui s’est
persuadé qu’il peut se retourner et qui se retourne en effet; et
c’est-à-dire que ses penchants, très forts, restent les mêmes, mais
prennent une autre direction, sous l’influence de cette idée qu’ils
pourraient être autres. L’idée n’est pas une force, mais elle en devient
une en se pénétrant de passion. Or ici elle se pénètre des passions
mêmes qu’il s’agit, non pas de changer, mais de convertir. L’homme
ardent pour le mal, c’est-à-dire pour le trouble de la cité, si on lui a
persuadé qu’il dépend de lui d’être honnête homme, reste le même,
seulement sur un autre plan: il met au service de la cité ses ardeurs et
ses violences et il devient un terrible honnête homme, à effrayer les
honnêtes gens ordinaires. Et il croit s’être changé, ce qui donne à ses
ardeurs et à ses violences comme une raideur nouvelle. Les héros de la
cité et de l’Église, cette autre cité, sont généralement des convertis
(dont la conversion remonte quelquefois à l’enfance) et que l’idée du
libre arbitre exalte.
La croyance au libre arbitre crée les philosophies escarpées comme le
stoïcisme et les législations draconiennes. Aussitôt que cette idée
s’est emparée des esprits que l’homme est maître de lui, les philosophes
exigent tout de lui, lui demandent tout et les législateurs n’ont pas
assez de rigueurs pour l’homme à qui il suffisait de vouloir être
honnête homme et qui n’a pas voulu l’être; aussitôt que l’idée de
responsabilité s’obscurcit ou doute d’elle-même la législation
criminelle fléchit.
Ici une objection: il n’est donc pas vrai que c’est en nous-même que
nous prenons l’idée du libre arbitre et il n’est donc pas vrai que nous
ne croyions guère à celui des autres, puisque: 1º c’est la société qui
nous donne cette idée; 2º ceux qui l’ont, s’ils sont philosophes ou
législateurs, philosophes la prêchent, législateurs en font le principe
d’une législation qui s’applique aux autres.
Je réponds: 1º C’est en nous homme social, c’est en nous homme pétri
depuis des siècles par la société et pénétré d’instinct social que nous
prenons le sentiment désormais invincible du libre arbitre. Autrement
dit, c’est la délibération qui nous donne le sentiment ou l’illusion du
libre arbitre, et c’est la société qui a fait de l’homme un
délibérateur. L’homme primitif ne délibère pas. Mais depuis le temps que
l’homme social délibère, il s’est habitué suffisamment à croire qu’il
délibère librement et il va même jusqu’à croire résultats d’une
délibération rapide ses actes les moins délibérés.
2º L’homme prend en lui-même son sentiment du libre arbitre et ne croit
jamais beaucoup à celui des autres. S’il ne croyait pas à son libre
arbitre, il prendrait le chemin de retourner à l’état instinctif et
impulsif; mais avant d’y être revenu, la distance étant trop grande à
franchir, il deviendrait dérouté, trébuchant, aboulique, fou.--S’il
croyait radicalement au libre arbitre des autres, ne pouvant jamais
prévoir ce que les autres feraient, ne pouvant compter sur personne, se
sentant entouré d’êtres imprévisibles créateurs de faits inattendus, ne
pouvant plus calculer, étant dans le monde des hommes comme s’il était
dans un monde de choses où les miracles seraient perpétuels, il vivrait
comme en un rêve peuplé de fantômes capricieux et il deviendrait fou
tout de même. La santé du genre humain est faite de la croyance de
chacun en son libre arbitre; le sens commun du genre humain est fait de
la non-croyance de chaque individu en la liberté des autres.
Tout cela est vrai selon moi. _Mais_ d’abord il n’y a pas ici de
croyance absolue, radicale, il n’y a pas de foi; il y a bien quelque
chose, en vérité, qui est assez rapproché de la foi, mais enfin il n’y a
pas de foi. Précisément parce que nous ne croyons pas au libre arbitre
des autres, précisément à cause de cela, ne pouvant pas tout à fait
ignorer que les hommes se ressemblent, avec un peu de réflexion nous en
venons à douter un peu de notre libre arbitre à nous; et aussi parce que
nous croyons à notre libre arbitre, nous ne pouvons pas douter
absolument du libre arbitre d’êtres que nous pensons bien, malgré tout,
être faits à peu près comme nous-mêmes. De sorte qu’il y a là une
singulière, mais très réelle, je crois, intersection d’idées: nous
croyons notre libre arbitre et supposons celui des autres; nous croyons
le déterminisme des autres et supposons le nôtre; notre liberté et le
déterminisme des autres est une vérité, notre déterminisme et la liberté
des autres est une vraisemblance. Ce n’est qu’un état d’âme confus; cela
n’a pas le sens commun; mais c’est réel. Premier point.
Ensuite et en même temps, dans le philosophe qui prêche la morale du
libre arbitre, dans le législateur qui prend le libre arbitre pour
principe de sa législation criminelle, dans le justicier qui applique
cette législation d’une façon très rigoureusement conforme à son esprit,
il y a cette idée que les hommes, sans doute, ne sont pas libres, mais
que sous l’autorité d’une morale qui les proclame tels, sous la terreur
d’une législation et d’une jurisprudence qui les traitent comme tels,
ils feront comme s’ils l’étaient. Le libre arbitre devient ici une
fiction légale, fiction de législation morale ou fiction de législation
politique. Et c’est cette fiction qui gouverne telle ou telle école
philosophique ou l’État.
--Mais comment quelqu’un peut-il croire qu’un seul être au monde,
n’étant pas libre, fera comme s’il était libre, ce qui est, cette fois
on l’a trouvée, la plus absurde des absurdités.
--Mais, c’est la suggestion! Le philosophe et le législateur ne croient
pas que des êtres non libres agiront proprement comme s’ils étaient
libres; ils croient qu’ils feront tous les gestes qu’ils feraient s’ils
étaient libres, qu’ils seront possédés de l’image des actes que feraient
des êtres libres et qu’on leur décrit; et que, très déterminés par cette
suggestion même, ils feront des actions attribuables à des êtres libres.
Or l’action seule importe; et cela est très raisonnable. Ce n’est pas
autre chose que l’admirable «prenez de l’eau bénite» de Pascal.
Philosophes et législateurs du libre arbitre font prendre de l’eau
bénite à leurs administrés ou à leurs disciples.
* * * * *
Le libre arbitre est devenu une des lois de l’humanité. _Cru_ par
l’individu, il le soutient dans la vie, dans ses entreprises, dans ses
travaux, dans ses luttes contre les autres et contre lui-même;--il se
confond avec ses passions pour leur donner l’apparence de choses plus
intimes, plus profondément nées de lui-même, plus siennes; et une
passion n’est jamais plus forte que quand celui qui en est la victime
croit en être la cause et dit: «Je suis orgueilleux parce que je veux
être; je ne suis pas ambitieux, mais je crois qu’il faut l’être, et
c’est ainsi que je le suis», etc.;--il se confond avec le devoir, et ne
se croyant obligé que parce qu’on est libre, ou se croyant libre parce
qu’on se sent obligé, on fait son devoir pour s’obéir, et on s’obéit en
obéissant au devoir, et celui qui a dit: «Le premier des devoirs est de
croire au devoir» devait donner pour corollaire à sa belle maxime: «Et
la première manière de croire au devoir est de croire à son libre
arbitre; et donc le premier des devoirs est de se croire libre; ou, en
d’autres termes, le premier des devoirs est de croire qu’on peut faire
son devoir.»
_Cru_ par les collectivités, le libre arbitre donne l’idée de la
responsabilité et, par conséquent, de la culpabilité, et toute la
répression sociale est fondée sur cette idée. S’il n’y avait pas de
libre arbitre, il n’y aurait pas de coupable. Voulez-vous ne pas croire
coupable le plus grand des criminels, fait remarquer Nietzsche;
connaissez minutieusement toute sa vie; son crime alors vous paraîtra si
exactement la conséquence de tout _ce qui lui est arrivé_, qu’il vous
apparaîtra comme nécessaire, comme n’ayant pas pu ne pas être et que le
criminel vous semblera parfaitement irresponsable; de sorte que, bien
contrairement à son dessein, c’est l’interrogatoire du président sur les
antécédents de l’accusé qui est, plus que toute autre chose, de nature à
disculper le criminel.--La notion de culpabilité est donc fondée tout
entière sur la croyance au libre arbitre, et la notion de culpabilité
est la base même de toute la législation répressive et de tout le régime
répressif.
A la vérité, je prétends, moi, que la société n’a nullement besoin de
croire un homme coupable pour le punir. Elle n’a besoin que de le croire
dangereux pour le réprimer, et même pour le supprimer. Et, à se placer à
ce point de vue, il y a un renversement complet de la question. Celui,
maintenant, qu’on aura le plus raison non pas de punir, mot qui n’a plus
de sens, mais de réprimer, ce sera _le moins coupable_, ce sera cet
homme dont nous parlions tout à l’heure, dont l’hérédité et tous les
antécédents sont tels qu’il était impossible qu’il ne fût pas un violeur
et un meurtrier; c’est lui qui évidemment est le plus dangereux pour la
société.
Cela est certain; comme à l’inverse le plus _coupable_ des hommes c’est
le plus honnête, quand il a fait une légère faute, c’est le saint quand
il a commis une peccadille. Un homme si pur, si irréprochable, si
impeccable qu’il était à croire et même qu’il était évident qu’il avait
le libre arbitre absolu, cet homme-là commet une faute. Qu’en doit-on
conclure, sinon qu’il l’a _voulue_ et qu’il est, pour l’avoir voulue, le
plus coupable des hommes?
--Donc, à se placer au point de vue de la culpabilité, il ne faut
_punir_ que les honnêtes gens; et à se placer au point de vue de la
nocivité, il ne faut _réprimer_ que les innocents, que ceux qui ont _le
plus innocemment_ commis des crimes.
--Cela est incontestable; _mais_ c’est ce qui ne peut pas entrer dans
l’esprit de l’homme social, élevé depuis cinquante siècles dans l’idée
du libre arbitre. Quand on lui présente un criminel monstrueux, il sent
bien que cet être est très dangereux pour la société; mais il ne peut
pas s’empêcher de se dire: «Mais, cependant..., s’il n’est pas coupable?
Je n’ai pas le droit de le punir.»
On lui répond: «Certes Vous n’avez pas le droit de le punir! Mais vous
avez le droit de lui couper le cou.
--Je sais bien; pour me défendre; mais encore, c’est un innocent que je
tue; je ne puis pas me résoudre à cela.»
La notion du libre arbitre arrête toujours ou au moins inquiète l’homme
qui a à juger un criminel chez lequel on lui démontre que le libre
arbitre n’existe pas. La nécessité de se défendre ne lui suffit point.
Pour _redevenir_ sévère et pour ne pas se laisser dévorer, il faut qu’il
revienne à la conception du libre arbitre commun à tous les hommes et
égal chez tous les hommes, ce qui lui permet de considérer le plus
_criminel_ comme le plus _coupable_.
Or c’est cette conception du libre arbitre commun à tous les hommes et
égal chez tous les hommes que l’instinct social, pour défendre la
société, avait instinctivement inventée. Le libre arbitre était _ce
qu’il était bon que l’on crût et ce qu’il était nécessaire que l’on
crût_ pour défendre la société contre les antisociaux. C’était une
_vérité sociale_. Une vérité sociale est ce que l’intérêt social postule
qui soit vrai.
Soit au point de vue individuel, soit au point de vue social, le libre
arbitre est donc tout au moins une illusion salutaire et peut être une
illusion indispensable. A cause de cela, il est peut-être invincible; en
tout cas, il résiste obstinément aux objections. C’est à lui surtout, et
à l’amour de la vie, que s’applique le mot profond de Nietzsche, qu’il
est probable que j’aurai l’occasion de répéter: «Savez-vous ce que sont
_les vérités de l’homme_? Ce sont _ses erreurs irréfutables_.»
CHAPITRE IV
LA MORALE
La morale (quelle qu’elle soit et je cherche ici la définition la plus
générale possible) est le sentiment que l’on a que l’on peut se
gouverner soi-même, que on n’est pas entièrement impulsif.
A la considérer aussi généralement, la morale n’est pas une invention de
la société et il y a une morale présociale. La preuve c’est qu’il y a
une morale des animaux. Les animaux ne font pas toujours ce que
l’impulsion du moment leur commande. Tant s’en faut. Ils savent préférer
leur intérêt personnel général à leur intérêt personnel actuel et
momentané. Ils savent s’abstenir de manger plutôt que de toucher à une
nourriture qu’ils ont quelque raison de croire nocive ou seulement
_qu’ils ne connaissent pas_. Ils savent contrefaire le mort, et très
longtemps, pour tromper l’ennemi, c’est-à-dire pour s’assurer la vie
dans l’avenir aux dépens de la vie dans le moment présent. Ils savent ne
pas se laisser tromper par eux-mêmes. Ils savent préférer une espérance
à une réalité. Ils savent lâcher la proie pour quelque chose qui peut
être une ombre. Ils savent, en un mot, se dominer, se surpasser, se
surmonter; et, se gouverner étant prévoir, ils ont, sinon pleinement, du
moins déjà à un très haut degré, le gouvernement de soi-même.
Tout cela est de la sagesse; tout cela est une moralité, à telles
enseignes que l’on sait assez que beaucoup d’hommes sont à cet égard
très inférieurs aux animaux, sur quoi nous aurons à revenir. Or cette
morale élémentaire, il est peu douteux que les hommes ne l’eussent, ou
du moins qu’un certain nombre d’hommes ne l’eussent avant l’invention
sociale. C’est précisément elle, conjointement avec l’intelligence, avec
quoi du reste elle se confond alors, qui a permis à l’homme de n’être
pas toujours vaincu par les animaux plus forts que lui et de sauver son
espèce; c’est précisément elle, conjointement avec la sensibilité, qui a
permis à l’homme de passer de l’état errant à l’état familial,
l’instinct d’état familial étant fait de douceur, reconnaissance et
pitié à l’égard de la femme; ceci est du sentiment; mais aussi de la
prévoyance confuse que l’on sera mieux, au prix de quelques sacrifices
présents, dans l’état familial que dans l’état errant.
Cette morale présociale n’est guère autre chose, me dira-t-on, que le
vouloir vivre bien entendu et l’esprit de conservation bien entendu. A
coup sûr; mais dès que vous introduisez le mot «bien entendu» dans la
formule, vous y introduisez de l’intelligence et de la moralité, de
l’intelligence qui calcule et de la moralité qui commande, ou qui
persuade, de préférer à la jouissance immédiate la jouissance désirée,
espérée et prévue à long terme.
Cette morale présociale ne contient ni ne comporte, ce me semble, l’idée
du libre arbitre ou elle ne le contient qu’en puissance, si l’on veut,
et de telle manière que sans l’invention sociale il n’apparaîtrait
jamais. L’homme primitif calcule que, dans son intérêt de demain et des
jours suivants, il est telle et telle chose qu’il ne doit pas faire et
telles qu’il doit faire; il va peut-être jusqu’à calculer qu’il vivra
plus heureux en gardant la femme qu’il a prise qu’en l’abandonnant; mais
il n’a pas l’idée de sa puissance plus ou moins grande à agir contre une
partie de lui-même, ce qui est la définition même du libre arbitre; il
n’a pas appris à se scinder, ce qui est la condition même de la
délibération; il ne délibère pas; son calcul même ne peut s’appeler un
calcul qu’en langue moderne et n’est pas proprement un calcul; c’est la
_représentation d’un moment futur comme moment actuel_; c’est, sans
analyse, lui se voyant dans l’avenir comme s’il se voyait dans le
présent, c’est lui se voyant heureux parce qu’il _n’a pas_ mangé de
telle plante suspecte, se voyant vivant parce qu’il _a fait_ le mort
devant un ennemi, se voyant respirant parce que, poursuivi par un
animal, _il est monté_ sur un arbre, etc. Il faudra la notion des
devoirs envers les autres pour que naisse, comme postulée par ces
devoirs, la notion du libre arbitre.
--Cependant il a déjà, il sent déjà des devoirs envers soi-même, et
justement vous venez de les décrire.--Point. Il n’y a pas de devoir
envers soi-même; il n’y a de devoirs qu’envers les autres, il n’y a de
devoirs envers soi-même que relativement aux autres comme but et objet,
et s’il n’y avait pas d’autrui, l’homme n’aurait pas de devoir du tout.
L’homme primitif n’a pas l’idée qu’il se doit à lui-même de se
conserver, de se sauver, de se maintenir vivant; rien n’est plus
étranger à sa pensée; il a le simple sentiment de se conserver, une
volonté de _persévérer_ dans l’être, un instinct de la continuité de son
existence, instinct de continuité qui lui donne ces représentations de
moments futurs comme de moments actuels, de quoi j’ai parlé. L’homme
primitif est simplement un animal qui, comme d’autres animaux, ne vit
pas exclusivement dans la minute qu’il vit; rien de plus; la preuve
peut-être, c’est que vous ne vous le figurez pas, sans doute, parce
qu’il aura mangé des champignons vénéneux et qu’il sera malade, _ayant
des remords_, mais simplement _ayant des regrets_.
Il n’a donc pas de devoirs envers soi-même, et il ne peut pas du
sentiment de ces devoirs tirer la notion du libre arbitre. Il a une
morale mais il n’a pas de conscience; il a une morale, puisqu’il n’est
pas purement impulsif; il n’a pas de conscience, n’ayant ni la notion du
devoir ni la notion de la liberté; il est intermédiaire entre l’être
impulsif et l’être de conscience; il est une impulsivité refrénée par un
certain gouvernement automatique de soi.
La société naît; la morale proprement dite, la morale avec conscience
morale et notion du libre arbitre naît avec la société.
N’allons pas si vite. La morale sociale existe chez les animaux; et il
ne faudrait donc pas dire que la morale proprement dite naisse avec la
société humaine.--Oui, la morale sociale existe chez les animaux; elle
existe chez les animaux qui vivent en société, abeilles, fourmis; elle
existe aussi chez les animaux qui se mettent en société à certains
moments précis, oiseaux migrateurs, ou qui se mettent en société à un
moment quelconque, en cas de péril commun ou en cas de malheur arrivé à
l’un des leurs, hirondelles. Tous ces animaux ont une morale sociale.
Mais d’abord c’est une morale rigide, inflexible, insusceptible de
progrès, ou, pour écarter ce mot de progrès, dont l’emploi est par trop
absurde, insusceptible de variations, d’évolution, une morale qui
ressemble--et qui est peut-être cela--à une raison cristallisée, à une
raison qui aurait été souple et qui s’est nouée. L’animal est capable de
variations en son intelligence, il ne l’est pas en sa morale; à des
circonstances nouvelles il oppose ou il adapte un expédient nouveau; de
sa morale il ne change rien; il invente en intelligence, il n’invente
pas en morale; et il n’en est pas très différemment dans l’homme, mais
cependant il n’en est pas de même.
Ensuite, et ce n’est guère qu’un point de vue différent de la même
chose, la morale de l’animal n’admet à aucun degré la liberté
individuelle. Le salut de l’État est strictement, absolument,
intégralement, son principe. Inutile de le faire remarquer une fois de
plus pour les abeilles et les fourmis: là l’individu n’est rien et il
semble qu’il n’y ait qu’un seul corps à mille organes et à une seule
âme. Mais remarquez nos nobles sœurs les hirondelles: quand elles
émigrent elles font des exercices préparatoires; elles s’essayent aux
longs vols, aux longs _raids_. Pourquoi? Pour éprouver les forces des
jeunes. Peut-être; mais surtout pour éprouver les forces des vieilles et
pour savoir si elles pourront effectuer le voyage. Et celles qui se
révèlent incapables de le fournir? Elles sont tuées.
Pourquoi? Qu’importe à la communauté que l’individu invalide soit
destiné à mourir dans quelques jours, faute d’insectes à manger? Qu’on
le laisse mourir ici ou tomber mourant en voyage.--C’est ici, chez cet
animal, qui pourtant n’est pas, à l’ordinaire, un animal social, qui
n’est pas un animal de «sociétés animales», que, cependant, intervient
l’idée stricte et absolue de corps social. Il ne faut pas qu’un seul
individu du corps social s’en détache, même pour mourir, s’en détache
pour mourir de mort isolée; il n’a pas même cette triste liberté
individuelle; il faut que le corps social tout entier, _comme un seul
animal_, aille de France en Égypte, ou au moins aux pays où il y a des
insectes. La société des hirondelles tue un individu comme un animal se
couperait une partie morte de lui-même qui le gênerait ou, simplement,
qu’il ne verrait plus comme partie de lui-même. A ce moment, pour ce
moment, la société des hirondelles est devenue une ruche, un seul corps
à mille organes et à une seule âme. Parce qu’elle est devenue une
société animale proprement dite pour un moment, pour ce moment l’idée de
la moindre liberté individuelle a complètement disparu.
Voilà les différences, sensibles sinon profondes, entre les sociétés
animales et les sociétés humaines.
--De sorte que les anciens, qui ne connaissaient pas la liberté
individuelle, étaient des animaux?
--Oui; ou du moins il y a du vrai. Les sociétés antiques, étant plus
près de leur origine, étant plus près de l’origine des sociétés,
c’est-à-dire de la guerre, pour mieux parler vivant dans leur origine,
vivant sous le régime vrai de la guerre, sous le régime de la guerre
sans prisonniers ou avec prisonniers devenant esclaves,--et la nation
vraiment patriote, voulant vraiment être et rester une société
_indivisible_, ne ferait pas de prisonniers _pour que_ l’ennemi n’en fît
pas et pour que le citoyen, sachant ce qui l’attend à la guerre, se
battît toujours comme un désespéré,--les nations antiques, vivant sous
ce régime, étaient des sociétés plus voisines des sociétés animales,
attachées très fortement à l’idée de l’indivisibilité du corps social,
comptant un acte de liberté individuelle comme une sécession et
terriblement défiantes et jalouses à l’égard de tout individualisme.
Cependant, je n’ai pas besoin d’indiquer quelle quantité énorme de
liberté individuelle les républiques antiques admettaient,
comparativement aux républiques animales; et cela, encore un coup, parce
que l’animal humain n’est pas né pour la société, mais a été forcé à la
société par la guerre et parce qu’ainsi on voit toujours rester un
animal individuel dans l’animal social que l’homme est devenu.
Donc la société est née et elle invente la morale sociale; c’est-à-dire
elle invente ce qu’il faut que les hommes croient pour que la société:
1º subsiste; 2º se maintienne à un certain niveau; 3º croisse.
Ce qu’il faut, pour que la société subsiste, c’est que chaque citoyen
soit sain, soit fort, se maintienne fort jusqu’à un âge très avancé,
donc soit sobre, tempérant, exercé, dur pour lui-même, endurant,
dompteur de ses désirs, contempteur des jouissances, des plaisirs et de
la mollesse, un spartiate ou un stoïque comme on dira plus tard. Bref,
la société impose à l’individu des devoirs envers lui-même. Nous avons
vu que ces devoirs n’existaient pas chez l’homme à l’état primitif.
C’est la société qui invente les devoirs de l’homme envers soi-même, ou
bien plutôt qui, ayant besoin de devoirs de l’homme envers les autres,
invente des devoirs de l’homme envers les autres qui impliquent d’abord
des obligations de l’homme envers soi-même.
Il n’y a que des devoirs envers les autres; mais le premier devoir
envers les autres est de se faire capable de remplir ses devoirs envers
autrui. Les devoirs envers soi-même sont des devoirs envers autrui
commençant leur mouvement vers autrui dans l’enceinte de notre personne.
Rien de plus juste, interprété raisonnablement, que le proverbe
populaire: «Charité bien ordonnée commence par soi-même.» Oui,
c’est-à-dire charité bien ordonnée commence par dureté envers soi-même
pour être charitable envers le prochain. Traduction qui corrige le
texte, comme toute bonne traduction doit faire.
Donc devoirs envers soi-même, devoirs sociaux; devoirs envers soi-même,
devoirs pour que la société subsiste; devoirs envers soi-même, devoirs
inventés par la société au profit des autres.
--C’est peut-être le moment, me dirait quelqu’un qui m’aurait beaucoup
lu, de vous faire remarquer que, quand vous avez fait de «l’honneur» le
principe de toute la morale, c’est à un devoir envers soi-même que vous
avez rattaché la morale tout entière.
--Point du tout, je crois. Quand j’ai rattaché toute la morale au
sentiment de l’honneur, j’ai rattaché toute la morale à un devoir envers
les autres; car il faut et j’ai insisté sur ce point, qu’il y ait autrui
pour qu’il y ait de l’honneur. L’homme primitif n’a pas d’honneur, non
plus que l’animal; il n’a que le sentiment de l’intérêt bien entendu.
Mais aussitôt que la société existe, elle crée d’une part le devoir
d’être utile à ses concitoyens, d’autre part le désir de se distinguer
des citoyens inutiles ou moins utiles, de se distinguer parmi ses
concitoyens, de se distinguer aussi des animaux qui n’ont pas l’honneur
de former une société ou d’en former une aussi belle que celle dont on
fait partie. La société crée l’honneur, c’est-à-dire un devoir complet
puisqu’il est à la fois devoir envers soi-même et devoir envers les
autres, devoir de s’estimer très haut et de faire ce qu’il faut faire
pour se pouvoir estimer;--devoir de servir les autres; car celui-là qui
se sent inutile ne s’estime point;--devoir enfin de surpasser les
autres, et pour surpasser les autres, de se surmonter et surmonter les
autres indéfiniment.
L’honneur est donc devoir envers soi-même pour les autres et devoir
envers les autres en considération de soi-même; il lie et noue la
personnalité et la collectivité du lien et du nœud le plus fort et le
plus étroit que je sache; et c’est lui qui, dans le service à la
collectivité, sauve l’individualité à laquelle l’individu humain ne
renonce jamais. Mais c’est bien la société qui le crée; il n’existerait
pas sans elle.
En même temps que la société invente ce qu’il faut que les hommes
croient pour que la société subsiste, elle invente ce qu’il faut que les
hommes croient pour que la société se maintienne à un certain niveau.
Dans ce dessein, elle crée une morale qui est une sorte de _discipline_,
qui est, comme a très bien dit Nietzsche, une «contrainte prolongée».
L’homme primitif se contraint, je l’ai dit; mais il se contraint, sinon
accidentellement, ce serait peut-être trop dire, du moins d’une façon
intermittente; le plus souvent il se laisse aller, il goûte le très vif
plaisir d’être impulsif. L’homme en société apprend que, le danger étant
permanent, la contrainte doit être de tous les moments et éternelle.
L’impulsivité doit être réduite à son minimum; il _faudrait_ qu’elle fût
supprimée. La société, contrariant la nature, nous force de croire,
contre notre nature même, qu’il faut nous plier sans cesse, obéir sans
cesse dans une même direction; qu’à ce prix sont les choses belles, même
en art--Nietzsche a là-dessus une page très pénétrante--qu’à ce prix
sont les choses fortes, solides, permanentes; et, nous sollicitant à
nous admirer dans ces choses permanentes, produits de la contrainte
prolongée, elle nous amène, ce qui est le dernier terme de son art, à
aimer la servitude. Elle la pare des plus beaux noms; elle l’appelle
service de l’État, dévouement à l’État, sacrifice à l’État, magnanimité,
agrandissement de l’âme jusque-là qu’une âme humaine embrasse la patrie
tout entière; mais enfin c’est la servitude, c’est le renoncement à
soi-même au service et au projet de quelque chose qui, quoi qu’on en
veuille et puisse dire, n’est pas moi.
Le triomphe de cette mainmise de la collectivité sur l’individu, c’est
l’État antique et c’est encore plus, ou du moins l’exemple est plus net,
la royauté française au temps de Louis XIV. Chez les anciens, l’individu
se fait esclave d’une abstraction, l’État; oh! d’une abstraction qu’il
sent si bien vivante dans les magistrats, dans les prêtres des dieux
indigètes, dans les patriciens, dans tous les citoyens et dans chacun
d’eux, dans aspect même des sept Collines et de ce qui les couvre, que
sa servitude a où se prendre; mais enfin il se fait esclave d’une
abstraction: _respublica_. Sous Louis XIV, l’individu voit la patrie
concentrée, résumée, ramassée en un seul homme qui est éternel. C’est la
fiction monarchique, fiction qui est la formule la plus aiguë, pour
ainsi parler, et la plus intense, du patriotisme. En un homme éternel,
qui se renouvelle de père en fils, la patrie vit, que vous pouvez aimer
comme une personne, sous une forme charnelle, dont vous avez le
portrait, que vous connaissez enfant, jeune homme, homme mûr, vieillard,
qui a une biographie personnelle, qui est la patrie et qui est un homme,
qui est un homme et qui est la nation. Il y a là une manière
d’incarnation, extrêmement favorable aux instincts de servitude, de
dévouement et de dévotion. La mort morale de ceux qui, après avoir joui
de la présence du roi, en étaient privés, dit tout simplement que dans
toute l’histoire peut-être il n’y a pas eu de patriotisme égal à celui
du Français du XVIIe siècle.
Ainsi la société met l’individu au service de la collectivité,
c’est-à-dire au service de la volonté de tous ou d’un seul représentant
tous. Inutile de dire que, pour cela, _qu’en cela_ elle le transforme
radicalement. Car la première chose qu’elle lui suggère, c’est de n’être
plus lui-même. Il ne faut pas d’originaux dans une société où avant
tout, exclusivement s’il est possible, chacun est pour tous. La morale
sociale exige l’uniformité sociale. Il y a un _patron_ des citoyens sur
lequel tous les citoyens doivent se modeler et dont ils ne doivent
s’écarter que par des différences qui sont tolérées pour qu’ils
jouissent un peu d’eux-mêmes, mais qui doivent rester très légères.
Il existe de nos jours une morale-science-des-mœurs qui ne laisse pas
d’avoir son idéal et de tendre, par une sorte d’expédient que j’ai
analysé ailleurs, à une série d’améliorations et de surélévations; mais
dont le fond cependant consiste à connaître les mœurs de ses concitoyens
et, somme toute, à s’y conformer. C’est l’esprit général de la morale
sociale. Quand je relis le _de Officiis_, qui est, du reste, un ouvrage
très estimable, je ne saurais dire à quel point je crois lire un livre
inspiré par la morale-science-des-mœurs. Être ce qu’est un citoyen
romain, ce qu’il doit être pour la défense de sa cité et le maintien de
sa cité à un certain niveau, ne pas se développer individuellement, se
faire de plus en plus être collectif, résumer en soi les mœurs de sa
ville; voilà le _de Officiis_, voilà l’esprit général de la
morale-science-des-mœurs, voilà l’esprit général de la morale sociale.
Elle n’aime pas la recherche désintéressée de la connaissance. Témoin
les Athéniens qui n’ont jamais aimé les philosophes, témoin les
Spartiates qui, ce qui vaut bien mieux à ce point de vue, n’en ont
jamais eu. C’est que le progrès des connaissances humaines mène à la
dispersion des esprits et la dispersion des esprits à l’individualisme,
en faisant deux hommes de la même cité très sensiblement, trop
sensiblement différents l’un de l’autre. Entre un lettré et un savant,
un poète et un médecin, un ingénieur et un artiste, il y a des
différences telles, d’esprit, et par suite de caractère, ou au moins
d’humeur, et par suite de mœurs et d’habitudes, qu’ils ne se sentent
plus solidaires, qu’ils ne se sentent plus en communauté. Je me sens
plus voisin, peut-être à tort, mais il me le semble, et cela suffit pour
cette dissémination dont je parle, d’un Sénèque l’ancien ou d’un
Quintilien que de mon voisin l’ingénieur; et pour celui-ci je suis un
être suranné et arriéré, assez analogue à un diplodocus, et il ne peut
guère parler de moi sans hausser les épaules. Michelet fait remarquer
qu’il est assez probable que les tempéraments aussi se sont
individualisés; qu’autrefois la vieille médecine soignait les maladies
par classes et ne se trompait guère; car on était malade par classes
aussi, _tributim_; que maintenant les maladies sont individuelles.
«Toutes choses aujourd’hui, dit-il encore, sont devenues personnelles.»
Il va un peu loin mais il y a du vrai.
C’est de cela que la morale sociale ne veut point. Car cette
multiplication d’individualismes imperméables les uns aux autres postule
la liberté, exige la liberté d’éducation, de pensée, de groupement entre
gens ayant la même façon de penser, et toute liberté, ou individuelle,
ou d’association, restreint l’État.
C’est bien pour cela que la société a inventé la morale unique et
universelle. «Il existe une morale, _la même_ à Athènes et à Rome, _la
même_ chez les civilisés et chez les barbares, _la même_ pour les
pauvres et les riches, _la même_ pour les grands et les petits...» Voilà
ce dont retentissent tous les _de Officiis_ anciens et modernes, issus
de la morale sociale, de la morale officielle. Il le faut bien: la
morale unique et universelle est l’uniforme que jette la société sur
tous les individus pour qu’ils soient aussi pareils que possible, ce qui
est essentiel à ses desseins, c’est-à-dire à ses intérêts. La société
est une armée, et une armée doit avoir un uniforme pour se reconnaître;
il faudrait même qu’elle eût un uniforme intérieur, et c’est, par cette
morale unique et universelle, ce qu’on cherche. La société tend de
toutes ses forces à l’unanimité et écarte d’instinct tout ce qui en
éloigne et accueille d’instinct, et même invente, tout ce qui en
rapproche.
Remarquez que cette uniformisation, peut-être regrettable du côté des
hauteurs de l’humanité, est excellente en bas. J’ai parlé de ces hommes
qui, par leur impuissance habituelle à se dominer, à réprimer leurs
passions, à se représenter le moment futur et à préférer leur bien-être
dans ce moment à leur jouissance dans le moment actuel, sont au-dessous
des animaux. Ces hommes sont très nombreux; car l’homme est au-dessus et
au-dessous des animaux; il est au-dessus par sa raison quand sa raison
met ses passions à la raison; il est inférieur aux animaux quand ses
passions l’emportent habituellement, parce que ses passions sont
beaucoup plus vives que celles des bêtes. Les animaux le savent bien
qui, sans doute, obéissent à l’homme passionné parce qu’il a des moyens
de se faire obéir, mais qui ne se laissent véritablement domestiquer que
par l’homme qui leur ressemble, c’est-à-dire qui, au moins avec eux, est
calme, doux, patient et veut toujours la même chose, sagesse animale,
raison animale, que les animaux comprennent.
Or, ces sous-hommes dont je parle, la société, qui ne peut pas les
souffrir, qui voit en eux les êtres insociaux par excellence, les
supprime, les réprime, ou les élève. Elle supprime les plus désespérés,
ceux qui, par atavisme, sont nés pour errer solitaires dans les bois;
elle réprime ceux qui sont moins arriérés et qui sont susceptibles
d’être menés par l’intimidation ou le souvenir d’une punition subie;
elle élève les moins bas placés, ceux qui d’eux-mêmes ne se feraient pas
un gouvernement de vie, mais qui sont capables d’en recevoir un. Elle
les élève, assez peu, mais suffisamment pour qu’on ne soit pas forcé de
les supprimer ou de les enfermer; elle les élève par son existence même,
par l’atmosphère qu’elle crée autour d’eux, par l’habitat qu’elle leur
fait, par l’adaptation instinctive de l’animal aux entours; elle les
élève par l’exemple, par l’appel incessant à leur instinct d’imitation
qui les rend semblables en apparence aux êtres parmi lesquels ils
vivent; elle les élève enfin par sa morale qui s’insinue en eux dès
l’enfance et qui joue le rôle d’une suggestion. Beaucoup d’hommes, sans
aucun sentiment moral, agissent des années, toute leur vie, en faisant
tous les gestes de la moralité sociale, au moins élémentaire.
Quelquefois, brusquement, ils se révèlent êtres de passion sauvage ou de
passion morbide. C’est qu’une circonstance extraordinaire, inattendue
d’eux, violente, leur a soufflé sur les yeux.
Ainsi la société se maintient à un certain niveau par une morale
d’uniformité qui tend à l’unanimité et qui donne à tous, ou à peu près à
tous, des mœurs sensiblement pareilles, conformes à l’intérêt social.
Et enfin la société ne voulant pas seulement exister, ne voulant pas
seulement se maintenir à un certain niveau, mais voulant croître,
invente une morale supérieure qu’elle superpose aux deux morales
précédentes. Par ses sages, par ses hommes d’État, par ses prêtres, elle
fait appel aux sentiments généreux. Elle fait appel aux sentiments
d’abnégation et de sacrifice. Elle fait entendre qu’il est _beau_ de se
sacrifier pour ses concitoyens, pour ses frères, que la beauté morale
est une telle supériorité sur toute chose bonne et sur toute chose belle
que la plus heureuse destinée humaine est de l’atteindre. Elle verse une
sorte d’ivresse de dévouement dans les âmes des citoyens. Elle institue
le culte des héros. Elle les montre plus vivants dans la mort que les
plus heureux des vivants. Elle les montre enviés, c’est-à-dire heureux,
puisque c’est à l’envie qu’on inspire qu’on mesure le bonheur qu’on a.
Excitant une foule de sentiments divers, très antérieurs à elle, pour
les _transformer_ à son profit, le goût du risque, le désir d’être connu
et cité avec honneur parmi les hommes, le désir de se survivre et de
vivre après la mort dans la mémoire de ceux qui fouleront la terre; elle
crée un monde par delà le monde et une vie par delà la vie, région
supérieure où ceux qu’elle a ainsi, non seulement élevés, mais
surélevés, vivent puissamment, glorieusement, sans plus distinguer ce
qui doit précéder leur mort individuelle de ce qui doit la suivre. Le
but est atteint, le dessein rempli: l’individu n’est plus individu que
comme puissance; il n’est plus individu comme préoccupation actuelle de
soi-même; le moi égoïste est aboli, le moi glorieux est créé; le moi
individuel est aboli, le moi collectif est créé. Le Romain mourant en
faisant triompher Rome vit avec une puissance extraordinaire, avec un
accroissement de vie incalculable, puisque Rome s’accroît et que lui
c’est Rome et que Rome c’est lui.
La société crée ainsi des sentiments sublimes et des devoirs sublimes,
_naïvement_, pour son profit. Elle joue exactement ici le rôle de ce
«grand trompeur» dont nous avons parlé et qui, selon certains
philosophes, nous pipe et nous fait agir pour des fins qui nous
dépassent infiniment. Et par parenthèse il est assez probable que c’est
l’action suggestionnante de la société sur les individus qui a inspiré à
nos philosophes cette idée d’une action suggestionnante de la nature et
d’une grande tromperie poursuivie par la nature sur les individus. Que
le grand trompeur existe, je ne suis pas assez métaphysicien pour le
savoir; mais ce que je sais, c’est que la société est ce grand trompeur
dans les limites de la portion de l’humanité qu’elle suggestionne.
Elle fait travailler ses ouvriers dans les soubassements de sa
cathédrale qu’ils ne verront jamais en leur donnant l’hallucination de
la cathédrale bâtie. L’analogie est exacte. Est-ce que l’ouvrier qui
commence la cathédrale songe qu’il la verra ou qu’il ne la verra pas? Il
ne songe ni à l’un ni à l’autre. Il ne réfléchit pas sur les
contingences. Il la voit; il la voit, mort ou vivant, et dans cette
vision l’accident de la mort individuelle est simplement supprimé. Ainsi
la société fait travailler ses ouvriers-héros; et, naïve trompeuse, elle
est la première à les admirer.
Cette admiration est une partie inconsciente de sa tromperie. Si ces
ouvriers ne se sentaient pas admirés par elle, ils ne travailleraient
pas. Mais ils se sentent admirés, magnifiés, glorifiés, bénis et à leur
tour, naïvement aussi, ils trompent la société. Ils lui font croire, par
l’admiration qu’ils lui inspirent, _dans_ l’admiration qu’ils lui
inspirent, non seulement qu’elle est leur obligée, ce qui est vrai, mais
que c’est pour eux qu’elle agit, pour leur gloire, pour leur bonheur
supérieur, pour leur immortalité. Figurez-vous «le grand trompeur» nous
conduisant à ses fins transcendantes que nous ne comprenons pas; oui;
mais en même temps s’imaginant, ce qui est peut-être vrai et je ne suis
pas de son conseil, qu’il nous fait heureux, qu’il nous fait grands,
qu’il nous fait une destinée enviable. Tel est le sentiment de la
société à l’égard de ses bons serviteurs.
De cette combinaison de trompeur trompé et de trompés qui sont
réciproquement trompeurs, se fait le bien social ou du moins ce que les
hommes considèrent comme le bien social; et cela en tout cas est un des
plus grands et des plus beaux spectacles que nous offre l’humanité et
qu’elle puisse offrir à qui la regarde.
Remarquez cependant que la société n’approuve et n’exalte que les
conduites sublimes _qui lui sont utiles_. Elle reste indifférente à la
vertu en soi, à l’héroïsme en soi. Elle ne le comprend même pas, elle ne
le voit point. Le saint, l’ascète, le stoïcien, lui sont étrangers; elle
les regarde comme des originaux sans importance; ils passent à côté
d’elle; elle passe à côté d’eux. Nul doute que Rome n’ait considéré les
martyrs avec indifférence quand elle ne les considérait pas avec haine
comme ennemis publics, ainsi qu’on le lui disait. Ils meurent pour leur
foi: qu’est-ce que cela me fait?
--Cependant mourir pour une idée, c’est la vertu pure.
--Ils ne meurent pas pour moi. Qui êtes-vous pour me tenir ce langage?
Un chrétien?
Et en effet personne, sauf un chrétien, ne pouvait tenir ce langage.
Marc-Aurèle lui-même ayant persécuté les chrétiens, on ne peut guère
supposer qu’en son for intérieur il les admirât, et pourtant il se
connaissait en vertu pure. La société n’admire que les vertus qu’elle
inspire.
_Seulement_, à cultiver ainsi la plante humaine, on lui fait produire
des fruits qu’on n’a point imaginés, _non sua poma_. A créer dans
l’homme une vertu élémentaire, puis une vertu moyenne, puis un idéal de
vertu, on l’habitue, je veux dire on habitue les mieux doués parmi les
hommes à se faire à eux-mêmes une morale de plus en plus élevée qui
pourra se rendre indépendante de ces desseins de la société qui ont
présidé à son élaboration. Il se trouve des hommes qui, pénétrés
héréditairement du sentiment du devoir, confirmés dans ce sentiment par
leur éducation, enfoncés plus avant dans ce sentiment par leurs
réflexions et par la passion généreuse de la lutte contre les passions,
arrivent à adorer le devoir pour lui-même, le devoir pour la beauté du
devoir, le devoir pur.
Ils ne négligeront pas les devoirs sociaux, sachant bien que le devoir
social est une partie du devoir, puisqu’il est devoir de reconnaissance,
devoir de fidélité, devoir de solidarité; ils ne négligeront pas leurs
devoirs sociaux et mettront même un point d’honneur à s’en acquitter
mieux que la plupart, pour ne point se faire dire: «où places-tu ta
sagesse; et ne la places-tu pas loin du péril et du poids du jour?»; ils
ne négligeront point, et tout au contraire, leurs devoirs sociaux; mais
ils seront persuadés que tout le devoir n’est pas là et que le mettre là
c’est le rétrécir; en deçà de la société, ils verront eux-mêmes, ils
verront leur personne morale qu’il s’agit de perfectionner, de rendre
meilleure même en choses dont la société n’a pas besoin; qu’il s’agit de
rendre plus droite, plus pure, plus occupée d’entretiens sublimes,
statue vivante de l’honneur; au delà de la société, ils se verront et se
reconnaîtront des devoirs envers l’humanité; ils découvriront cette
société du genre humain, _societas generis humani_, que démêlaient déjà
Cicéron et Sénèque et qui la démêlaient plus facilement qu’un moderne ne
le peut faire parce que leur pays avait à peu près, par la conquête,
réalisé cette société et tendait entièrement à la réaliser par la «paix
romaine»; ils se verront citoyens du genre humain, ce qui ne laissera
pas de les gêner souvent comme citoyens d’une patrie particulière, et
ils verront naître de là des conflits de devoirs qui tourmenteront leurs
cœurs et exerceront leur esprit.
La société, en créant la morale, a créé un principe d’action et un
principe d’abstention qui étaient à son service, qui étaient pour son
besoin et qui ont fini, en se développant et en s’agrandissant, par la
dépasser.
Considérée comme préjugé nécessaire, la morale est le plus impérieux des
préjugés, peut-être parce qu’il est le plus indispensable. Nietzsche
l’appelle tantôt la Circé des philosophes, tantôt la Circé de
l’humanité, spirituellement, mais avec une exactitude insuffisante
peut-être, puisque Circé transformait les hommes en animaux et que
Nietzsche déclare lui-même que, sans «les erreurs qui résident dans les
données de la morale, l’homme serait resté animal». La morale est une
Circé ascendante. Mais c’est bien une magicienne impérieuse et qui
prétend ramener tout à elle et tout gouverner. Bien avant Platon, qui
n’a fait que systématiser tout cela, elle a prétendu ramener toutes les
actions humaines et toutes les facultés humaines à elle-même comme à
leur dernière fin.
Elle a dit à l’ouvrier en le faisant frémir sur les conséquences
sociales d’une désobéissance à cet ordre: «Tu n’exerceras qu’un métier
qui rendra l’homme plus sain, ou tout au moins tu n’en exerceras pas qui
puisse le déprimer physiquement et moralement.»
Elle a dit à l’artiste en lui inspirant la même terreur: «Tu ne
dépraveras point; et, de plus, tu n’auras de valeur vraie et tu ne seras
respectable que si par ton art tu inspires des sentiments nobles.»
Elle a dit à l’orateur: «Tu ne seras respectable et digne même du nom
d’orateur que si tu es à mon service; que si, finalement, tes discours
tendent à me réaliser davantage et à réaliser mon règne parmi les
hommes.»
Elle a dit à l’homme d’État en lui inspirant la même terreur: «La
politique, c’est moi; et quand elle n’est pas moi, elle n’est qu’un
moyen détestable et honteux d’arriver à la puissance; autrement dit, la
politique, c’est moi ou une escroquerie. La politique c’est l’art
d’amener les hommes à vivre moralement et de plus en plus moralement.»
Elle a dit au savant en lui inspirant les mêmes terreurs: «Prends garde
que la connaissance ne soit immorale; et si elle te paraît telle, ne la
divulgue pas. Une vérité immorale n’a pas le droit d’être vraie, ou
plutôt elle n’est pas vraie; car je suis toute vérité et il n’y a de
vérité que relativement à moi et proportionnellement à moi.» Et les
savants eux-mêmes, tant est grande la force d’intimidation de la morale,
se sont réclamés de la morale même pour lui répondre et ont dit: «Mais
il est moral de ne pas se tromper et de ne pas tromper les autres; nous
sommes moraux en ne mentant pas.» Ils ont cru devoir faire leurs excuses
à la morale.
Si la morale est si séductrice et si impérieuse, c’est que l’homme sent
bien que sans elle il pourrait vivre;--et c’est pour cela que si souvent
il se surprend à en vouloir secouer le joug,--mais non pas de la façon
nouvelle dont les circonstances l’ont forcé de vivre, c’est-à-dire de la
façon sociale; il sent que la morale est le lien même de la société, ou
bien plutôt que la société nécessaire suggère la morale comme une forme
de sa nécessité, comme la maxime de sa nécessité et que le contrat
social, c’est la convention morale.
De sorte que ceux qui nient la morale peuvent avoir raison, peuvent
avoir raison en disant qu’il n’y a là d’abord qu’une convention et
ensuite qu’une habitude; mais sont toujours dans le faux, dans le faux
social parce que la vérité sociale est qu’il y ait un gouvernement des
hommes par eux-mêmes, dans leurs relations entre eux et pour leurs
relations entre eux et que ce gouvernement est une morale, plus ou moins
élevée, plus ou moins pure, plus ou moins noble, mais une morale
toujours, une morale, c’est-à-dire sacrifier quelque chose de soi à
quelque chose qui nous dépasse.
Cela est si vrai que les négateurs de la morale, en théorie, n’existent
pas. On ne nie la morale qu’en action. A la vérité, de cette façon-là,
on la nie bien. Les négateurs de la morale ont toujours une pensée de
derrière la tête qui est une pensée morale. Nietzsche: «Je nie la
moralité comme je nie l’alchimie; je nie les hypothèses, mais non pas
qu’il y ait eu des alchimistes qui ont cru à ces hypothèses et qui se
sont fondés sur elles. Je nie l’immoralité; je ne nie pas qu’il y ait
beaucoup d’hommes qui se sentent immoraux; je nie qu’il y ait vraiment
une raison pour qu’ils se sentent ainsi. Je ne nie point, n’étant pas
fou, qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions dites immorales,
qu’il faut exécuter et encourager beaucoup de celles qu’on dit morales:
mais je crois _qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres
raisons qu’on l’a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre
façon de voir pour arriver à changer notre façon de sentir_.»
Toutes les fois que vous entendrez nier la morale, le dialogue suivant
pourra s’établir entre votre voisin et vous: «Quel est cet homme qui nie
la morale?--C’est un homme qui en cherche une».
CHAPITRE V
LES RELIGIONS
Les religions, comme l’a très bien dit Secrétan, dont la définition,
quoique un peu lourde, me paraît la plus juste, sont des «déterminations
de la vie humaine par le sentiment d’un lien unissant l’esprit humain à
l’esprit [ou aux esprits] mystérieux dont il reconnaît la domination sur
le monde et sur lui-même et auxquels il aime à se sentir uni».
Ce besoin de déterminer ainsi la vie humaine me paraît remonter plus
loin que l’invention sociale. Considérées comme préjugés nécessaires,
les religions seraient donc au nombre de ces croyances antérieures à
elle, que la société prend en main et modifie à son service, pour ses
besoins et pour ses fins. Ce que nous savons des sauvages, qui ne sont
pas des hommes primitifs, mais qui doivent se rapprocher de cela, nous
permet de croire en effet que les religions sont aussi anciennes que
l’homme même ou à très peu près.
Dès que l’homme a erré sur la terre, il a eu peur, et je ne serais pas
très éloigné de croire aussi que dès qu’il a erré sur la terre il a eu
gré. Il a eu peur des forces inconnues qui lui faisaient mal ou qui le
menaçaient de mort, froid, trop grande chaleur, vents, tempêtes, orages,
foudre, eau torrentielle, inondations, incendies allumés par la foudre,
poisons, etc. Mais on peut bien croire aussi qu’il a eu gratitude envers
la source fraîche qui étanchait sa soif, l’ombre reposante des forêts,
l’arbre qui lui donnait des fruits.
Or, de tout cela, qu’il ne pouvait considérer, partant de lui-même, que
comme des personnages supérieurs, malveillants ou bienveillants, il a
fait des dieux. «J’ai lu, dit Bayle, dans le voyage du chevalier Drach,
que les habitants [sauvages] de la Nouvelle Albion prenaient les Anglais
pour des dieux parce que, leur montrant leurs plaies, ils en recevaient
des emplâtres et des onguents qui les guérissaient;--et au contraire les
Espagnols furent pris pour des dieux dans l’Amérique à cause du mal
qu’ils faisaient par leurs canons, et l’on prit leur navire pour un
oiseau qui les eût portés du ciel en terre.» Voilà précisément la
religion primitive: un Dieu est un être supérieur qui est capable de
faire du mal et qu’on craint;--un Dieu est un être supérieur qui est
capable de faire du bien et qu’on aime.
«_Primus in orbe Deos fecit Timor_» est faux, ou du moins incomplet. Il
faut dire «_Et Timor et gaudens fecerunt Gratia divos._» Et si l’on
veut, comme je le crois, que les premières impressions furent de terreur
et qu’il fallut quelques réflexions pour que l’homme _aimât_ la source
après avoir craint le torrent, disons: «_Prima Deos fecit Formido,
proxima fecit Gratia._»
Toujours est-il que la crainte et l’amour reconnaissant sont les
principes mêmes des religions.
La crainte _domine_ longtemps l’homme, l’homme étant beaucoup plus
sensible à la puissance terrible des dieux qu’à leurs faveurs, qui lui
semblent avares et momentanées; et le droit à la vie étant un sentiment
naturel à l’homme et beaucoup de méditations lui étant nécessaires pour
arriver à cette idée que _la vie même_, quelle qu’elle soit, est une
faveur continue et incomparable de la nature. La crainte donc domine
longtemps. On adore surtout des dieux méchants, pour les _apaiser_; on
les considère comme éternellement irrités, la nature nous paraissant
surtout quelque chose qui nous repousse et qui trouve toujours que nous
empiétons sur elle. Le Dieu de la Bible, quoique Dieu unique, est
beaucoup plus un Dieu terrible qu’un Dieu bon et favorable; c’est un
Dieu qui trouve toujours qu’on ne lui obéit pas assez et point assez
correctement, et qui toujours punit et toujours se venge. La plupart des
cérémonies du paganisme sont destinées beaucoup plus à détourner les
infortunes que l’on craint d’en haut qu’à s’attirer les faveurs que l’on
en désire ou qu’à remercier des faveurs qu’on en a reçues. C’est surtout
à la foudre grondant ou lancée qu’on reconnaît Zeus. Traduisant, sans
doute, un vieux poète grec, Horace dit
Cœlo tonantem
Credidimus Jovem regnare.
Et encore:
Parcus deorum cultor et infrequens...
... nunc retrorsum
Vela dare atque iterare cursus
Cogor relictos. Namque Diespiter,
Igni corusco nubila dividens
Plerumque, per purum tonantes
Egit equos...
Tacite encore, très _arriéré_, tout plein de superstitions, voyant donc,
très probablement, la religion sous l’angle des anciens temps, prétend
que les dieux ont plus à cœur de punir l’homme et se venger que de lui
assurer la sécurité: «_Neque enim unquam atrocioribus populi romani
cladibus magisve justis approbatum est non esse curæ deis securitatem
nostram, esse ultionem._» Nous aurons à revenir sur ce point de vue à
propos de la _Némésis_, dont, parce qu’elle est une idée très
particulière, nous ferons un chapitre à part.
Cependant ce double sentiment de terreur mêlée de reconnaissance,
amenait peu à peu à une religion bilatérale, qui admettait dans le monde
des dieux favorables à l’homme et des dieux irrités contre l’homme et
voulant toujours sa perte, en un mot des Dieux du bien et des Dieux du
mal. D’après Plutarque, le roi Amasis, à cette question: quoi de plus
bienfaisant? répondit: Dieu; et à cette question: quoi de plus
malfaisant? le Démon. Le roi Amasis était déjà manichéen.
Les anciens prêtres de l’Étrurie, au témoignage encore de Plutarque,
étaient assurés que Jupiter avait deux foudres, l’une favorable, autant
qu’une foudre peut être favorable à quelque chose, et l’autre funeste;
et que de son premier mouvement, et sans consulter personne, il lançait
la première et qu’il ne lançait l’autre que sur le conseil des autres
dieux. Ceci, sans compter que c’est une histoire charmante, est la
transition de la seconde phase à la troisième, la première étant celle
où surtout on craint les dieux, la seconde étant celle où à la fois on
les craint et on les aime, la troisième étant celle où surtout on a
confiance en eux.
On arrive en effet à les considérer comme auteurs des biens et à se
demander pourquoi le mal existe et à s’ingénier à trouver une réponse
qui justifie les dieux de l’existence du mal et qui le mette en dehors
d’eux. Ne faut-il pas remarquer, en effet, que dans tout le paganisme
romain l’épithète de _très bon_ précède celle de _très grand_ dans
l’énumération des titres de Jupiter, ce qui fait dire à Cicéron: «_Ipse
Jupiter, id est juvans pater, quem appellamus a poetis patrem Divum
atque hominum; a majoribus nostris optimum maximum et quidem ANTE
OPTIMUM, ID EST BENEFICENTISSIMUM, QUAM MAXIMUM, quia majus est certeque
GRATIUS prodesse omnibus quam opes magnas habere._»
Ne faut-il pas remarquer que de très haute antiquité, tout en conservant
les dieux méchants, on ne divinisait parmi les hommes que ceux qui
avaient été bienfaiteurs? Ne faut-il pas remarquer que les Scythes
dirent à Alexandre: «Si tu es né Dieu, tu dois faire du bien aux hommes
et non pas leur nuire»? Ne faut-il pas remarquer que le philosophe
Antipater définissait Dieu: «un animal heureux, immortel et bon à
l’homme»? Enfin c’était un proverbe, chez les Grecs comme chez les
Latins, que la meilleure manière d’imiter les dieux était de faire le
bien, et que jamais l’homme ne se rapprochait plus des dieux que quand
il sauvait un homme.
Au fond, toute religion est faite de pessimisme et d’optimisme; mais les
religions, en général, passent du pessimisme à l’optimisme, à mesure que
cette idée se fait parmi les hommes que la faveur est gratuite et que le
mal infligé peut être une punition; ou seulement que la faveur est
gratuite et que le mal infligé peut-être l’acte de quelqu’un à qui l’on
déplaît. Jouant avec ses idées, comme toujours, Bayle dit d’abord: «De
toutes les vertus de Dieu, c’est la bonté qui serait la plus visible si
les hommes se servaient de réflexion. Quelle bonté n’est-ce pas d’avoir
attaché du plaisir à toutes les actions nécessaires et de nous avoir
rendus susceptibles du plaisir en une infinité de façons? On a beau dire
que nous le sommes encore plus du chagrin et de la douleur, cela n’est
pas vrai, et quand il serait vrai, nous ne devrions pas pour cela
méconnaître la grande bonté de Dieu, puisqu’il nous serait aisé de voir
que les plaisirs dont nous jouissons viennent des lois qu’il a posées
dans la nature et que nos chagrins viennent du mauvais usage que nous
faisons de notre raison.» [Rousseau reprendra cela plus tard.]--Bayle
dit, donc, cela et puis il ajoute, pour jouir du plaisir de se réfuter:
«Notez en passant que cette différence qu’on observe et que l’on fonde
sur les suites du mauvais usage que nous faisons de notre liberté
pourrait ne pas contenter des adversaires difficiles; car ils diraient
que cela même que l’homme abuse de la raison pour se chagriner mal à
propos est un grand malheur et doit être mis dans le partage des
afflictions; de sorte que si l’on fait le parallèle des biens et des
maux que la Providence fait à l’homme, il ne faut pas moins compter les
maux qui naissent de la faiblesse de la raison que les maladies, la
faim, le froid et autres incommodités.»
Il est vrai; mais la méditation de l’homme sur lui-même, nulle au
commencement de l’humanité, progressant à travers les siècles, amenant
de plus en plus l’homme à se considérer comme l’auteur de beaucoup de
ses maux, déchargeant d’autant la responsabilité divine et s’arrêtant
là, du moins pour la plupart des hommes et n’allant pas, ce qui commence
à être un peu raffiné, jusqu’à accuser les dieux des méfaits mêmes de
l’homme contre lui; la méditation de l’homme fait passer les religions
du pessimisme presque intégral à un pessimisme mêlé d’optimisme; puis à
une conception mi-partie optimiste mi-partie pessimiste; puis à une
conception optimiste où le pessimisme ne fait plus qu’une difficulté ou
qu’une ombre.
Ce passage, le naïf Plutarque le marque et le caractérise très bien dans
les lignes souvent citées: [Périclès disait de lui-même en mourant] «que
nul Athénien n’avait jamais par sa faute porté robe noire; et il me
semble que c’est en cela qu’il méritait son surnom d’Olympien, lequel
autrement eût été trop arrogant et superbe, mais qui, à le prendre
ainsi, ne devait être ni odieux ni envié, mais plutôt très séant et
convenable pour, en nature si bénigne et débonnaire et en si grande
liberté d’action, avoir conservé ses mains nettes et pures. _C’est ainsi
que nous réputons les dieux être auteurs de tous biens et causes de nuls
maux_ et dignes en cela de régir et gouverner le monde, nous écartant
des dires des poètes, lesquels mettent nos esprits en trouble et en
confusion par leurs folles fictions qui se contredisent, attendu qu’ils
appellent le ciel séjour très sûr, non tremblant, non agité des vents,
non voilé de nuées, toujours doux et serein, en tout cas éclairé d’une
pure lumière, digne habitation de natures souverainement heureuses et
immortelles; et puis décrivent les dieux eux-mêmes pleins de
dissensions, d’inimitiés, de colère et autres passions qui ne
conviennent pas même à l’homme sage et de sain entendement.»
C’est que les poètes et particulièrement Homère, qui est surtout visé
ici, sont placés chronologiquement--et aussi par leur génie
compréhensif--entre la phase religieuse pessimiste de l’humanité et la
phase religieuse optimiste de l’humanité et, voyant les dieux se
transfigurer, les voient sous leurs deux figures.
C’est ainsi que le sentiment religieux en sa ligne générale, et quand on
veut ne pas tenir compte des régressions, des sinuosités et des
péripéties et des particularités, va de la terreur des dieux à l’amour
de Dieu, d’une conception pessimiste et désespérée de l’univers à une
conception consolante du gouvernement du monde et de divinités
considérées surtout comme hostiles et formidables qu’il faut apaiser par
du sang humain à une divinité qui verse son sang pour l’homme et dans le
sein de laquelle on se réfugie comme dans le sein du consolateur et pour
se consoler _de ce qu’elle a fait_.
J’ai parlé jusqu’ici des religions indépendamment de la société et
indépendamment de l’influence que les sociétés ont eue sur elles. Venons
à ce point de vue. L’homme primitif a, je crois, comme je l’ai dit, le
sentiment religieux. Il sent des puissances mystérieuses dans tout ce
qui l’entoure; il les craint, il en aime quelques-unes; voilà la
première phase. Mais, comme surtout il les redoute, il lui vient à
l’idée de s’attribuer à lui-même un Dieu protecteur qui le soutienne
contre les malices des autres dieux. Comment cette idée, la plus
difficile à expliquer dans toute l’histoire des religions, lui
vient-elle? Probablement de circonstances observées et rattachées à
l’idée générale du surnaturel. Le primitif se croit entouré de dieux.
D’autre part, il rencontre un objet qui l’intéresse par sa beauté ou par
sa bizarrerie:
Des plantes, des cailloux, des écorces bizarres,
Du lit séché des flots les coquillages rares,
Tout ce qui séduit l’œil et fixe le regard...
Cet objet, il l’emporte avec lui comme une compagnie; il lui parle, il
s’entretient avec lui; il en fait déjà une personne. _Si_ le jour où il
l’a trouvé il lui arrive bonne aventure de chasse, de pêche ou de
cueillette, il attribue au petit compagnon cette fortune, cette chance,
et il le conserve avec religion. _Si_ c’est le contraire, il le jette ou
il le brise, et cet acte n’est pas moins religieux que l’autre: l’homme
a vu dans son petit compagnon un Dieu méchant.--Voilà le fétiche.
Béranger écrivait à Lamennais: «J’ai connu un petit enfant qui avait un
Jésus de cire. Sa bonne, en touchant à la statuette, la brisa. L’enfant
se mit à pleurer en disant: «Je n’ai plus de bon Dieu; je vais mourir.»
L’enfant avait le sentiment religieux sous forme de fétichisme. L’homme
primitif a le même sentiment, seulement plus viril; et passe à l’égard
de son fétiche de la vénération à la colère:
Chacun avait le sien qu’il brisait à son gré,
A qui l’on prodiguait le respect ou l’insulte,
Selon que le hasard vérifiait le culte.
Le fétichisme me paraît l’état intermédiaire entre la religion vague des
forces de la nature et la religion des dieux de la cité. Il a dû être la
religion caractéristique de l’état familial. Chaque chef de famille
avait son fétiche protecteur de sa personne et de ce qui était attaché à
sa personne; et au cou de la femme et des enfants on suspendait d’autres
fétiches probablement considérés comme subordonnés au fétiche du chef de
famille.
La religion des forces naturelles continue, du reste, tantôt en accord,
tantôt en désaccord avec le culte fétichiste; mais elle est plus
lointaine, moins intime. L’homme continue à craindre la foudre et à
aimer la bonne naïade de la source fraîche; mais, tout en le craignant
quelquefois, il a plus de confiance dans son Dieu personnel. Le
fétichisme est la religion rapprochée de l’homme, une religion
familière, une religion où l’homme dispose de l’objet de son culte et,
intimidé par lui, peut-être l’intimide; une religion où, en tout cas, il
y a toujours plus de confiance que de terreur. Le fétiche est un hôte
qui serait un Dieu. On a toujours, quoique le respectant beaucoup,
quelque prise sur lui, et l’on a lieu d’espérer qu’en le traitant bien
on en sera toujours, malgré ses caprices, plutôt protégé que persécuté.
J’ai toujours pensé que le fétichisme, là où il a existé--car il n’est
pas sûr qu’il ait existé partout--a retardé le moment où la religion des
forces naturelles devait s’adoucir et passer du pessimisme prépondérant
à l’optimisme relatif. Du moment que j’ai un Dieu personnel qui surtout
me protège, je ne cherche pas ou je cherche moins des dieux protecteurs
dans la nature et je regarde davantage la nature comme une collection de
monstres divins...
--Cette collection de monstres se concerte--
qui est conjurée contre moi. Le fétichisme, besoin d’avoir un Dieu pour
soi, issu de la terreur qu’inspire la nature, entretient et redouble
cette terreur. L’enfant se jette au giron de sa mère par peur des
figures étrangères, et il a peur des figures étrangères tant qu’il a le
giron maternel où se réfugier et d’autant plus qu’il l’a sans cesse.
Quand l’homme passe de l’état familial à l’état social, comme la famille
avait ses fétiches, la tribu, la cité a les siens. L’homme se complique.
Il est lui-même et il est la cité, il vit en lui-même et en sa famille;
et il vit dans la cité. Le fétiche devient _totem_, ou plutôt le fétiche
reste pour chaque homme, pour chaque famille, et le _totem_ apparaît,
qui protège la cité tout entière.
C’est ici que commence l’intervention de la cité dans la religion. La
cité ne crée pas la religion; mais elle la transforme, l’altère et la
fait servir à ses fins. D’un préjugé nécessaire personnel elle fait un
préjugé nécessaire social.
Elle comprend très bien, en effet: 1º que la religion peut être
antisociale; 2º qu’elle peut être socialisée; 3º qu’il y a le plus grand
intérêt pour la cité à ce qu’elle ne soit pas antisociale et, si l’on
peut arriver jusque-là, à ce qu’elle soit socialisée.
La religion peut être antisociale. D’abord l’homme convaincu qu’il est
protégé, lui et sa famille, par un Dieu bienveillant et qui est fort,
peut n’être pas attaché à la société par un lien très solide. Il se sent
protégé par autre chose. Rien n’a dû être suspect aux premières sociétés
comme le fétiche. Le Totem, né du fétiche et agrandissement du fétiche,
a dû avoir le fétiche en horreur. Opposer le Totem au fétiche et
absorber tous les fétiches dans le Totem a dû être un des exercices
naturels et instinctifs de l’instinct social. D’autre part, créé plus
tard, mais pouvant, dès l’origine des sociétés, se dessiner déjà un
groupe social peut avoir des fétiches communs ou apparentés les uns aux
autres, de même caractère, de même origine commune, de la même région
par exemple, écorces de la même forêt, coquillages de la même rivière,
et ces citoyens peuvent être reliés entre eux par cette communauté et ce
parentage des fétiches et former par ce fait une cité dans la cité, une
tribu dans la tribu, un État dans l’État. Voilà ce que la cité regardera
d’un très mauvais œil et combattra de tout son pouvoir.
Ce qu’elle admettra seulement, c’est la grande religion universelle à
l’égard des puissances de la nature _et_ la religion nationale, civique,
patriotique à l’égard du Totem ou des Totems nationaux. Le grand
théologien ancien, le _pontifex maximus_ des religions antiques, c’est
Jean-Jacques Rousseau. Que veut-il? Deux choses seulement, et c’est bien
en deux articles seulement que se résume sa fameuse religion civile. Il
veut qu’on croie en Dieu rémunérateur et vengeur et que l’on croie au
Contrat social. Dieu rémunérateur et vengeur, c’est, résumé et ramassé
en un seul, tous les grands dieux naturels des religions antiques,
protecteurs des uns, terribles aux autres, dispensateurs des faveurs et
des défaveurs, peut-être selon une certaine loi de justice, en tout cas
puissants gouverneurs de l’univers sous lesquels il est bon, ne fût-ce
que pour éviter l’orgueil et la violence individualiste (ὕβρις) que le
citoyen s’incline et ploie.
Et le Contrat social, c’est le Totem, c’est le Dieu national, c’est
l’Esprit de la cité; c’est l’Esprit social. C’est un Dieu; le citoyen
lui prête serment, comme à une divinité, tout aussi bien et tout autant
qu’au Dieu rémunérateur et vengeur. Il jure de lui obéir et _d’y
croire_. Il jure une foi en lui. S’il n’avait pas cette foi il serait
mauvais citoyen, il ne serait pas citoyen. Et s’il manque à son serment,
si, ayant prêté ce serment, «il se conduit comme s’il ne l’avait pas
prêté», alors, tout autant pour être infidèle à son serment au contrat
social que pour être infidèle à son serment à Dieu, tout autant pour
manquer à l’Esprit social que pour manquer à la Divinité proprement
dite, il sera puni de mort, comme infidèle, comme impie, ou, si vous
voulez, «non comme impie, mais comme parjure», parce que le Contrat
social est un Dieu, l’Esprit social est un Dieu tout autant que l’Être
suprême.--Et de quoi, quand il s’agit de voir où est la volonté
générale, quand il s’agit de dégager, de démêler, de reconnaître
l’Esprit social, de quoi Rousseau ne veut-il pas, à quoi répugne-t-il,
qu’est-ce qu’il récuse et repousse? Les suffrages des citoyens qui se
seront associés, ligués, entendus, concertés; c’est-à-dire non pas les
fétiches particuliers, je le reconnais, mais les fétiches associés, les
fétiches de corps, de corporation, de _gentes_, bien plus dangereux pour
le Totem national que les fétiches personnels, lesquels ne sont pas un
danger, étant très faibles. Rousseau a créé le Dieu national. Non pas;
il l’a renouvelé des sociétés antiques, et comme les sociétés antiques
il l’installe, à titre de pair, à côté du Dieu créateur ou démiurge.
La société antique, en effet, s’aperçoit que la religion peut être
socialisée. Elle peut l’être de deux façons, en sens inverse: à la
condition que l’individu se dépersonnalise en abandonnant son fétiche
qui était un Dieu attaché à sa personne et comme un double de lui-même
et s’agrandisse, s’élargisse, se socialise jusqu’à n’adorer que le Totem
national et n’avoir confiance qu’en lui;--à la condition aussi que
l’individu qui adore les grandes forces naturelles les adore comme
rattachées à la cité, les adore comme nationales.
D’un côté élargir le fétiche jusqu’au Totem; d’autre côté rapetisser le
grand Dieu et le ramener à n’être guère qu’un Totem; c’est le double jeu
naturel et c’est le double effort instinctif de la cité.
De là la guerre à l’idolâtrie, c’est-à-dire aux petits dieux personnels,
familiaux ou gentiliaux; de là aussi la transformation bizarre des Dieux
naturels en Dieux nationaux. Il y a un Dieu universel, qui a créé le
ciel et la terre, qui a créé tous les hommes, mais qui en même temps est
le Dieu étroit du peuple hébreu, un Dieu à la fois mondial et national;
il faudrait dire: «Dieu» qui est «un Dieu». Il y a une déesse de l’ordre
universel et de l’intelligence universelle qui est en même temps la
déesse locale des Athéniens ou plutôt qui est Athènes elle-même; il y a
un roi de l’air, du ciel, des astres et des météores, mais qui est en
même temps le Dieu d’un petit roc qui s’appelle le Capitole et le Dieu
d’un petit peuple qui s’appelle Romain.
D’autre part, la cité ne peut pas extirper le fétiche; elle ne
l’extirpera jamais; sous toutes les religions, ou à travers toutes les
religions, il reparaîtra toujours et toutes les religions seront forcées
de le tolérer sous un nom ou sous un autre; la cité ne peut pas extirper
le fétiche; mais elle le combat. Elle admet ici et là les Dieux lares,
mais elle combat les génies particuliers, les divinités particulières,
surtout quand ceux qui croient les avoir les considèrent comme
inspiratrices; ce qui a tué surtout Socrate, c’est son démon. Mais ce
que la cité combat avec le plus d’énergie, c’est l’association des
fétiches, c’est le fétichisme collectif; c’est, séparée, distincte de la
religion nationale, une religion rassemblant un certain nombre de
membres de l’État dans un culte qui n’est pas celui de l’État. Cela lui
paraît, non sans quelque raison, une patrie dans la patrie, une
communauté d’âmes formant îlot, récif et citadelle, au milieu de la
grande communauté d’âmes.
L’attitude d’Athènes en face des mystères d’Éleusis et de l’Orphisme est
bien remarquable, à cet égard. Athènes avait pour les orphiques et les
sectateurs d’Éleusis un mélange de mépris, de crainte et de défiance.
Elle méprisait, comme nous l’apprennent Théophraste et Platon, ces
orphéotélistes qui s’en allaient frapper à la porte des riches,
apportant leurs formules et leurs rites et remettant les péchés de toute
la famille depuis les ancêtres jusqu’aux petits enfants; elle craignait
les colères de dieux particuliers ou plutôt de dieux généraux invoqués
d’une façon particulière et pouvant avoir pour ceux qui les invoquaient
des faveurs particulières se tournant en défaveurs à l’égard de la
généralité; et c’est pour cela qu’elle n’osait pas interdire ces
mystères; mais surtout elle voulait _qu’on n’en parlât pas_; la
divulgation des mystères était rigoureusement interdite, parce que ce
qui n’était pas dangereux, cru et pratiqué par un groupe d’originaux ou
d’excentriques, pouvait l’être, pratiqué et cru par une fraction
importante de la population et devenant religion contre religion; il
fallait que l’orphisme demeurât conciliabule et _convent_ d’initiés sans
prétentions à la prédication et à la propagande.
Quant à l’attitude de Rome devant le christianisme, elle est plus
significative encore. Voltaire dit toujours: Rome n’a jamais persécuté
les chrétiens; non jamais; car elle les a persécutés, non comme
chrétiens, mais comme ennemis de l’Empire.--Or rien ne dit plus
fortement que c’est la fondation même d’une religion étrangère à la
religion nationale qui était considérée par la cité antique comme crime
contre la cité elle-même. Car, que des gens qui ne formaient aucunement
un parti politique, qui ne se révoltaient jamais et qui ne fomentaient
aucune révolte--«les a-t-on vus mutins? les a-t-on vus rebelles?»--qui
obéissaient strictement aux lois politiques de l’Empire, fussent
cependant massacrés; cela montre assez que le seul fait d’avoir un Totem
autre que les Totems nationaux était tenu et pour crime et pour danger.
--Mais, comme dit toujours Voltaire avec une naïveté surprenante, les
Romains si tolérants, qui admettaient dans leur Panthéon les quatre
mille dieux de l’univers!
--Précisément! En apporter un de plus c’est faire adhésion à la religion
nationale, qui est le polythéisme; mais en proclamer un comme seul et
unique pour tout l’univers et comme excluant, éliminant et exterminant
tous les autres, c’est nier le polythéisme qui est la religion
nationale; et c’est cela qui est le crime.
Hostiles aux religions particulières, favorables aux religions
naturelles à la condition de les transformer en religions d’un caractère
mixte, en religions naturelles-nationales, les cités songent surtout et
c’est leur caractère le plus marqué en choses religieuses, à faire des
dieux nationaux qui soient bien véritablement des dieux du pays en tant
qu’y étant nés. Elles transforment de tout leur courage les grands
hommes locaux en divinités. Ceux-ci sont les véritables Totems, les
grands fétiches de la patrie. Ils tiennent au sol d’où ils sont sortis,
où ils sont rentrés avec honneur et avec gloire et qu’ils continuent à
habiter. Ils sont immortels, que personne ne songe à le nier puisqu’on
parle d’eux autant et beaucoup plus que des hommes vivants et puisque
leurs exemples, mêlés aux actions des hommes et les créant, sont un acte
permanent qui vient d’eux.
La cité insiste beaucoup sur cette idée, sur ce sentiment, parce qu’elle
a bien conscience de ce qu’elle est, une association non seulement dans
l’espace, mais dans le temps, à travers les temps, et que cette
association des vivants avec les morts et des morts avec les vivants ne
peut s’obtenir, d’abord que par le culte des morts dans chaque famille,
ensuite que par le culte des morts glorieux par la tribu tout entière
les considérant comme pères communs de la cité.
Cela devenait quelquefois une dévotion particulière, très analogue à
celles que l’on trouve plus tard dans le christianisme. L’antiquité a
connu «l’Imitation des Dieux», comme nous avons connu l’Imitation de
Jésus-Christ. Pythagore enseignait que l’acquisition de la vérité était
l’unique moyen de parvenir à être semblable aux dieux; mais que, pour
connaître la vérité, il fallait la rechercher avec une âme purifiée et
qui eût dompté les passions du corps. Les Pythagoriciens, par suite,
assuraient qu’on se perfectionne de trois manières: en conversant avec
les dieux; car pendant ce commerce on s’abstient de toute mauvaise
action et l’on se rend semblable à la Divinité autant qu’une pareille
chose est possible;--en faisant du bien aux autres; car c’est le propre
de la Divinité et faire de même c’est l’imitation des dieux;--enfin en
sortant de la vie. Les hommes qui ont ainsi imité les dieux sont comme
des intermédiaires entre les dieux et les hommes et doivent être honorés
comme des divinités de second ordre. Les divinités humaines de
l’antiquité, si je puis ainsi parler, ont été les héros, les
bienfaiteurs et les sages. On a reconnu en eux comme une émanation de la
Divinité, dont ils dérivaient en quelque sorte à eux les attributs
caractéristiques. Ils comblaient, ce qui a toujours été le désir secret
des anciens, la distance entre la terre et le ciel. Plus la cité eut
conscience de sa perpétuité dans le temps, c’est-à-dire d’elle-même,
plus le culte des héros (Athènes, Sparte, Rome) y fut énergique et plus
le culte des héros fut ardent et profond dans un peuple, plus ce peuple
fut longtemps fort.
Par le culte des héros, la cité, d’une part combattait le fétichisme et
lui donnait pour ainsi parler un équivalent et un succédané; d’autre
part, sans combattre précisément la religion des puissances naturelles,
mais en habituant les esprits à cette idée qu’un Dieu a pu être un
homme, anthropomorphisait de plus en plus les dieux naturels et par
conséquent les rendait plus propres à être des totems, des dieux
nationaux, un Dieu national ayant besoin d’être localisé, d’avoir un
état civil. Jamais les dieux naturels ne furent complètement
anthropomorphisés et nationalisés; mais ils le furent à moitié. Le Dieu
naturel restait toujours le Dieu de son élément, air, feu, eau, terre,
forêt, soleil; mais il était aussi un Dieu de cité: Poséidon dans le
cerveau d’un bourgeois d’Athènes est le Dieu de la mer et un ancien
amiral athénien.
En possession de ces éléments religieux: dieux naturels nationalisés,
dieux nationaux proprement dits, quand une tradition en a établi, héros
légendaires ou historiques transformés en dieux, la cité a les éléments
d’une religion sociale; elle n’a point encore une religion sociale.
Qu’est-ce qu’une religion sociale? «Une détermination de la vie humaine
par le sentiment d’un lien unissant l’esprit humain aux esprits dont il
reconnaît la domination sur lui-même et auxquels il aime à se sentir
uni»? Point du tout. Une religion sociale est une religion qui fera
aimer la société et qui amènera les citoyens à se dévouer à elle. Voilà
la religion qu’instinctivement la société veut.
Elle dirigera donc la religion du côté de la morale; elle moralisera la
religion. C’est le grand phénomène social dans l’ordre des choses
religieuses. La religion du primitif n’est pas morale. Elle est faite de
beaucoup de terreur, d’un peu de gratitude et d’un peu d’amour. Elle ne
lui commande rien, si ce n’est d’apaiser le Dieu méchant et de remercier
le Dieu bon. Elle ne lui prescrit aucun devoir. La religion du
«familial» n’est pas morale. Elle ne lui suggère que d’élever ses
enfants dans la crainte du Dieu méchant et dans la reconnaissance envers
le Dieu bon. Elle ne lui prescrit aucun devoir proprement dit. Le
familial ne peut pas savoir que les dieux veulent qu’il soit bon fils,
bon mari et bon père; rien absolument ne peut lui donner une idée de
cela. La religion, jusqu’au moment où la société existe, n’a aucun
caractère moral.
Dès que la société existe, la société a un intérêt, et très grand, à
persuader au citoyen que les dieux veulent qu’il soit bon citoyen. Elle
a intérêt à exploiter à son profit un des sentiments les plus forts, un
des sentiments les plus gros d’actions que l’homme ait en lui.
Elle fait donc _des_ dieux bons et elle fait _les_ dieux bons.
Elle fait _des_ dieux bons et cela ne lui est pas difficile, puisqu’elle
n’a qu’à élever au rang des dieux les bienfaiteurs de la cité.
--Encore faut-il que les citoyens se prêtent à ce jeu!
--Comment ne s’y prêteront-ils pas puisque le héros bienfaisant, 1º est
une force, comme un torrent et un coup de vent; 2º est une force
bienfaisante et salutaire, comme la source qui rafraîchit ou la caverne
qui protège? L’assimilation d’un homme à une force de la nature, voilà,
semble-t-il, la difficulté, le grand pas à franchir. La difficulté n’est
pas si forte, le pas n’est pas si grand qu’il paraît. Pourquoi? A cause
de l’organisation aristocratique de l’humanité par la nature, à cause de
l’organisation naturellement aristocratique de l’humanité, à cause de
l’aristocratie naturelle. «_Quanto homo homini præstat_--combien un
homme l’emporte sur un autre homme», dit le comique latin. Il y a de si
grandes différences entre un homme et un autre homme que l’humanité, dès
qu’elle est rassemblée, voit dans son sein des hommes tellement
supérieurs qu’elle est disposée tout naturellement, dès qu’ils sont
morts, à les considérer comme des forces bienfaisantes de la nature qui
se sont incarnées en hommes, comme des visiteurs mystérieux du monde de
la divinité à travers le monde humain. «Qu’on ne nous parle plus, dit
Platon, de ces dieux qui se promènent parmi les hommes, inventions
malsaines des poètes...»--«Comment donc! répondra l’Athénien qui aura
quelque chose en lui de l’homme primitif; mais des dieux se promenant
parmi les hommes, c’est ce qui arrive tous les jours, et Périclès en est
un, et Phidias en est un, et Socrate en est un, et soyez assuré que vous
en êtes un autre.»
Ce qui frappe alors l’humanité et en vérité sans qu’elle y mette
beaucoup d’imagination, c’est la singulière ressemblance, malgré des
différences déjà sensibles et qui s’accuseront plus tard, de l’humanité
avec la nature. L’humanité a ses sommets, ses dépressions et ses
platitudes; l’humanité a ses forces bienfaisantes, ses forces
malfaisantes et ses choses neutres; l’humanité a ses grandeurs et ses
petitesses; l’humanité a ses convulsions, ses orages, ses tempêtes et
ses bonaces; l’humanité a ses montagnes, ses volcans, ses plaines et ses
marécages. Assimiler les hommes qui ont bien mérité de l’humanité à des
forces de la nature bienfaisantes envers l’homme, à des dieux bons, est
donc la chose la plus naturelle du monde.
Donc la société fait _des_ dieux bons. Elle fait, de plus, _les_ dieux
bons; elle fait bons les dieux, indifférents au bien et au mal que
l’humanité a adorés jusqu’à présent et qu’elle continue à adorer. Elle
les fait bons parce qu’elle a besoin qu’ils le soient. Pour cela elle
les humanise. Double mouvement dans le même sens: les grands hommes
deviennent des quasi forces naturelles bienfaisantes; les forces
naturelles deviennent des quasi hommes supérieurs qui sont bienfaisants
et moraux et _qui protègent les sociétés_. Remarquez que dans ce jeu
qu’elle doit jouer et qu’elle ne peut pas s’empêcher de jouer, la
société est singulièrement aidée par ceci: on observe, on constate que
les bons citoyens réussissent, que, finalement du moins, ils sont
heureux, que l’homme prévoyant, sage, économe, qui est fidèle à sa
femme, qui élève bien ses enfants, est en honneur dans la cité et jouit
d’un bel âge mûr et d’une belle vieillesse, cela par le jeu naturel de
la société à peu près bien organisée. Mais, puisqu’on croit encore aux
dieux très puissants et dispensateurs du bonheur et du malheur, pour que
l’homme de bien soit heureux, _ne faut-il pas que les dieux le
veuillent?_ Donc, ils aiment le bien, donc ils sont bons, donc ils sont
moraux: les dieux sont moralisés à mesure que la société se moralise
parce qu’elle a besoin de la morale.
Cela est si vrai qu’il se produit un double courant. Parmi les hommes
qui philosophent sur la nature des dieux, les uns sont frappés de ce
qu’étaient les dieux dans les premières conceptions de l’humanité et,
les trouvant immoraux, les incriminent et les insultent. Ce que _tous_
les poètes moralistes grecs ont dit des dieux a dû se dire plus ou moins
haut dès les premiers temps de l’humanité sociale.
Les autres, et généralement les prêtres et ceux qui ont l’âme
sacerdotale, les Sophocle des premiers temps de l’humanité, s’efforcent
de présenter les dieux comme ayant été mal compris, comme ayant été
calomniés par leurs premiers adorateurs et comme étant très bons, très
moraux, très purs, meilleurs, plus moraux et plus purs que la société
elle-même; et ils opposent les lois non écrites, que, de leur grâce, ils
prêtent aux dieux, aux lois écrites, insuffisamment nobles et
vertueuses, de la cité. Ou l’on ne veut plus de dieux immoraux, ou l’on
moralise les dieux.
Les deux courants sont dans Homère, ce qui me ferait croire qu’il y a
plusieurs Homères, si d’autre part je ne savais que dans un homme il y a
plusieurs hommes, et que dans un poète il peut y avoir plusieurs
penseurs. Les deux courants sont dans Homère: il a une théodicée
immorale avec ses dieux qui sont des hommes passionnés et assez
vilainement passionnés; il a une théodicée morale avec ses dieux qui
sont _sociaux_, qui sont protecteurs de la bonté, de la pitié, de
l’hospitalité, de la fidélité au serment, etc.
Ainsi la société fait des dieux moraux, rend moraux, comme elle peut,
les dieux qui existaient avant elle et qui subsistent.
Ce qu’elle fait là, elle le fait tout naturellement, se bornant presque
à prendre la façon de vivre et par conséquent la façon de sentir et par
conséquent la façon de penser de la majorité des citoyens et à
l’entourer d’une «auréole» surnaturelle; elle fait cela quotidiennement,
au jour le jour, sans se lasser; et quand elle se lasse, un fondateur de
religion arrive, qui, tout simplement, regagnant le temps perdu,
observant de combien est en avance la façon de vivre, de sentir et de
penser de la majorité sur la religion officielle, voyant nettement ce
nouvel esprit public, accommode la religion éternelle à cet esprit
général nouveau. Oui, la page de Nietzsche à laquelle vous songez est
excellente de tout point: «Les véritables inventions des fondateurs de
religion sont, d’une part: d’avoir _fixé_ une façon de vivre déterminée,
des mœurs de tous les jours, qui agissent comme une discipline de
volonté et du même coup suppriment l’ennui; et d’autre part d’avoir
donné à cette vie une _interprétation_, au moyen de quoi elle apparaît
enveloppée de l’auréole d’une valeur supérieure, en sorte qu’elle
devient maintenant un bien pour lequel on lutte et l’on sacrifie parfois
sa vie. Des deux inventions, sans doute, la seconde est la plus
importante: la première, la façon de vivre, existait déjà, mais à côté
d’autres façons de vivre et sans qu’elle se rendît compte de la valeur
qu’elle avait. L’importance, l’originalité du fondateur de religion se
manifeste généralement par le fait qu’il _voit_, qu’il _distingue_ la
façon de vivre et que, lui le premier, il devine à quoi elle peut
servir, comment on peut l’interpréter. Saint Paul trouva autour de lui
la vie des petites gens des provinces romaines; il l’interpréta; il y
mit un sens supérieur et par là même le courage de mépriser tout autre
genre de vie, le tranquille fanatisme que reprirent plus tard les Frères
Moraves... Bouddha, de même, trouva, disséminée dans toutes les classes
de son peuple, cette espèce d’hommes qui, par paresse, est bonne et
bienveillante, inoffensive surtout, et qui, également par paresse, vit
dans l’abstinence et presque sans besoins; il s’entendit à attirer
invinciblement cette espèce d’hommes dans une croyance qui promettait
d’éviter le retour des misères terrestres, travail, action. Entendre
cela fut son trait de génie. Pour être fondateur de religion, il faut
une sorte d’infaillibilité psychologique dans la découverte d’une
certaine catégorie d’âmes moyennes qui n’ont pas encore reconnu qu’elles
étaient de même espèce. C’est le fondateur de religion qui les réunit et
c’est pourquoi la fondation d’une religion devient toujours une longue
fête de reconnaissance.»
La société fait _les_ dieux bons; elle fait _des_ dieux bons avec des
hommes.--Elle fait _des_ dieux bons autrement encore qu’avec des hommes.
Elle en fait _avec les vertus humaines_.
--Très tardivement: la mythologie par abstraction est la dernière en
date de toutes les mythologies.
--Tardivement peut-être. On ne trouve pas, que je croie, de mythologie
par abstraction dans Homère ni dans Hésiode. Remarquez toutefois
qu’Homère fait des poèmes épiques, où la mythologie par abstraction
trouverait peu de place et Hésiode une théogonie, où les dieux, étant
des êtres qui s’engendrent les uns les autres, la mythologie par
abstraction trouverait place moins encore. Je ne serais pas étonné que
les abstractions déifiées remontassent assez haut. Notez à quelle époque
lointaine les Grecs commencent à avoir au nombre de leurs dieux la
Pitié, la Terreur, l’Esprit d’opportunité, la Chance (Ἐλεός, Φόβος,
Καιρός, Τύχη). Ils semblent avoir toujours existé.
C’est que les dieux sont des forces--toujours--et qu’il y a des forces
naturelles, des forces synthétiques qui sont des hommes, et des forces,
encore, qui sont les sentiments ou les idées qui nous poussent ou qui
nous retiennent. L’homme sent ces forces en lui ou chez les autres et il
ne sait pas ce que c’est, mais il sait qu’elles sont singulièrement
puissantes et il les _isole_, autrement dit il les abstrait et il les
divinise. Elles sont peut-être extérieures, se dit-il, et soufflent sur
nous; elles sont peut-être intérieures et soufflent en nous, nous
_inspirent_; il n’en sait rien; mais il les divinise comme toutes les
forces. Lucrèce, qui ne croit pas à un Dieu providence et qu’on puisse
prier, s’en fait un de la nature et le _prie_:
_Quod procul a nobis flectat Natura gubernans._
Le mot de Fustel est bien profond: «L’homme est porté à se faire une
religion de tout ce qui remplit son âme.» Ainsi font tous les hommes et
ils divinisent, comme les forces naturelles, les forces qu’ils portent
en eux. Les Grecs, qui les premiers de mémoire d’homme, mais non pas,
sans doute, les premiers réellement, ont créé une mythologie par
abstraction, ont, les premiers, eu l’idée des «idées forces», chères à
M. Fouillée. N’oubliez pas que ce mouvement intellectuel a en lui-même
une telle puissance que Platon, avec son système des _idées_, des idées
vivantes, subsistant au sein de Dieu, a tout simplement voulu substituer
un Olympe d’idées à un Olympe de surhommes.
Par tous ces moyens, la société, de plus en plus, _humanise_ et
_moralise_ les dieux, et c’est-à-dire qu’elle les _socialise_. Il n’y a
presque plus de place dans le royaume des dieux pour les dieux antiques.
Tout presque est Dieu, excepté les dieux eux-mêmes. Pressez-vous, dieux,
place au grand homme! Pressez-vous, dieux, place à l’idée! Pressez-vous,
dieux, place au sentiment! Pressez-vous, dieux, place à la morale sous
toutes ses formes!
Au fond, la société a soif de morale et peur de la religion. Elle a
peur, comme tout être au monde, de ce qui n’est pas elle. La morale,
c’est elle-même; c’est elle qui l’a faite à la mesure juste de ses
besoins. La religion éternelle, création de l’animal mystique et qui ne
disparaîtra que quand l’homme cessera d’être un animal mystique,
c’est-à-dire sans doute jamais, la gêne comme une forme de
l’individualisme. C’est l’individu qui a vu des dieux, épars et rôdant
autour de lui dans l’univers; c’est l’individu qui a eu son Dieu
personnel, son fétiche, son amulette, qui l’a encore, soit qu’il
l’appelle son génie, soit qu’il l’appelle son _daimon_, soit qu’il
l’appelle sa conscience. La société combat la religion comme elle combat
l’individualisme.
Elle la combat comme elle peut. Elle la combat respectueusement; elle la
combat avec des détours; elle la combat en l’attirant et en l’absorbant;
elle la moralise; elle la pénètre de morale sociale; elle persuade aux
dieux qu’ils sont des êtres qui s’intéressent à la société et qui n’ont
de rien plus souci que d’elle. En cela elle l’altère profondément.
Elle fait de la religion une chose qui intéresse chaque homme, sans
doute, c’est ce qu’elle concède; mais qui intéresse bien plus la cité,
sur qui la cité se fonde, et c’est un détour très ingénieux pour fonder
la religion sur la cité et l’enfermer dans l’enceinte sacrée des
remparts. En cela elle l’absorbe, plus ou moins, quelquefois
complètement. Qu’est-ce que le Dieu d’Israël, si ce n’est Israël
lui-même?
La société réussit dans cette manœuvre qui lui est nécessaire, dont la
nécessité s’impose à elle. Elle confond la religion avec elle. Il n’y a
pas, chez les anciens, de distinction entre le gouvernement temporel et
le gouvernement spirituel; il n’y a pas «deux puissances».
Mais viendra quelqu’un qui affirmera que la société est une chose et que
la religion en est une autre; que la société est obéissance dévouée de
chacun à tous; mais que la religion est obéissance, jusqu’au sacrifice,
de chacun au dieu qui lui parle et qui parle en lui; que, donc, ce n’est
pas à la société de faire la religion, ni de la défaire, ni de la
refaire et qu’elle n’a qu’à la respecter dans son domaine, comme la
religion respectera la puissance sociale dans le sien. Il affirmera cela
et il sera très puissant; car cette religion affranchie, cette religion
libérée, cette religion, non pas insociale, mais asociale, qu’il
apportera, il la fondera, non sur des légendes primitives, non sur des
personnalités illustres, non pas même sur la morale sociale, sur _une_
morale sociale; mais sur une morale universelle, débordant la cité,
dépassant la cité, toutes les cités, et du reste tellement pure,
tellement élevée, tellement sublime, que cette religion ne pourra être
ni attaquée comme immorale, ni moralisée, étant plus morale que tout; ni
socialisée, étant plus morale que chaque morale sociale, quelle qu’elle
soit.
La morale sociale de ce temps-là et la religion sociale de ce temps-là
résisteront de toutes leurs forces, car elles verront en péril la
société qui, après avoir refondu les anciennes religions, s’était
confondue avec elles ainsi modifiées. Mais la morale sociale et la
religion sociale de ce temps-là seront refoulées et surmontées par la
religion nouvelle: Tu as vaincu, Galiléen!
Du reste, les hommes, invinciblement _sociaux_, ne tarderont pas
beaucoup à traiter cette religion, à la comprendre, à la sentir et à y
vivre, _comme si elle était d’invention sociale_. Ils la socialiseront,
ils la nationaliseront.
Ils la socialiseront: ils ramèneront les préceptes de la morale
évangélique à des préceptes de morale sociale, par des accommodements,
des tempéraments et des rétrécissements imprévus, au grand scandale des
croyants purs, si bien que l’Évangile ne sera plus considéré que comme
un idéal poétique et inaccessible et que la morale sociale, en face du
christianisme tel qu’il sera pratiqué, pourra dire: «Je te vaux; tu ne
commandes que ce que j’ordonne et tu n’es que ce que j’étais avant que
tu fusses venu.»
Ils la nationaliseront: chaque peuple, à un moment donné, aura _son_
christianisme, malgré le contresens contenu dans ce seul mot; au moins
chaque peuple aura sa nuance particulière de christianisme et sa façon
très particulière de croire à la religion universelle. Alors le
christianisme sera devenu une religion analogue aux religions antiques;
je veux dire chaque fraction de christianisme sera devenue une religion
analogue aux religions antiques, une religion pour laquelle on se
battra, pour laquelle on fera la guerre, soit de peuple à peuple, soit
de partie d’un peuple à partie d’un peuple, etc.
Et alors aussi, _à cause de cela_, chargeant le christianisme des
accusations dont la morale sociale antique chargeait la religion qu’elle
avait devant elle, la philosophie voudra remplacer le christianisme par
une religion naturelle, comme elle dira, c’est-à-dire par une religion
sociale, laquelle du reste est le contraire, et déclarera le
christianisme suranné et surmonté, et voudra revenir, rêve de Voltaire
comme de Rousseau, à la société antique, à «une seule puissance». Tu as
vaincu, Julien l’Apostat.
Non pas sans doute, parce que, quand on a affaire au christianisme, il
n’y a qu’à remonter à son origine, il n’y a qu’à remonter à son livre,
il n’y a qu’à remonter à son âme, pour recouvrer _la_ religion,
c’est-à-dire une doctrine fondée sur une morale indépassable et
rattachant cette morale à une conception surnaturelle. Je n’ai voulu que
montrer que les religions sont _reçues_ par les sociétés qui, les
altérant, les modifiant, en bien ou en mal, les ajustant à leur mesure,
moralisant celles qui sont immorales, démoralisant celles qui sont trop
morales pour les nécessités sociales, en font de simples expédients, des
préjugés sociaux nécessaires, des croyances _ad usum_ et _ex usu_, des
ferments de vie sociale dont la vertu est strictement limitée aux
besoins sociaux constatés, mesurés et prévus, des _instrumenta regni_
aux mains de l’instinct social séducteur et dominateur.
CHAPITRE VI
LA VIE FUTURE
Pierre Pomponace naquit à Mantoue en 1462 et mourut on ne sait quand, à
Bologne probablement. Il était de si petite taille, qu’il s’en fallait
de peu qu’il ne fût un nain authentique. Il s’occupa de philosophie
aristotélicienne et de sciences occultes. Il s’appliquait à ses
méditations d’une telle force, qu’il négligeait de manger, de boire, de
dormir et même de cracher, ce qui à cette époque passait pour une
nécessité naturelle. Il en devenait presque fou et il se rendit ridicule
à tout le monde. C’est lui-même qui le dit avec une naïveté charmante:
«Voilà ce qui me presse, ce qui m’angoisse, ce qui me prive de sommeil
et me rend fou... Tel est mon sort, être rongé de pensées et de soucis
continuels, n’avoir pas soif, n’avoir pas faim, ne pas manger, ne pas
dormir, ne pas cracher, être moqué de tout le monde: _Ista sunt quæ me
premunt, quæ me angustiant, quæ me insomnem et insanum reddunt...
perpetuis curis et cogitationibus rodi, non sitire, non famescere, non
dormire, non comedere, non expuere, ab omnibus irrideri._»
Il enseignait la philosophie à Padoue avec un grand succès, nonobstant
les railleries dont il se plaint, très contredit et réduisant ses
contradicteurs au silence par des traits de plaisanterie fort
spirituels. Il s’inquiétait extrêmement de la question de l’immortalité
de l’âme. Il n’en trouvait pas la preuve dans Aristote et il tenait
extrêmement à montrer que la preuve n’en était pas dans Aristote, chose
très importante alors; et que, d’après tout ce qu’on pouvait lire dans
le péripathétique, l’âme immortelle était _neutrum problema_. En
conséquence, il professait qu’aucune argumentation rationnelle ne
pouvait conduire soit à l’affirmation, soit à la négation de
l’immortalité de l’âme. Du reste, il n’en assurait _que davantage_ que
personnellement il y croyait; puisqu’il n’y pouvait croire _que_ sur la
parole de Dieu et sa révélation contenue dans les Écritures. La position
qu’il prenait ainsi déplaisait fort aux théologiens, parce que les
théologiens se partagent en deux classes: ceux qui croient aux vérités
religieuses _d’autant plus_ qu’elles sont inaccessibles à la raison
proprement humaine, à la raison _non aidée_, et qui seraient désolés que
ce qu’ils professent, le bon sens humain suffît pour l’établir; et nous
avons en notre Pascal un beau spécimen de cette classe-là;--et ceux qui
ne sont point fâchés que les raisons humaines acheminent au moins vers
la croyance, ceux que les raisons humaines appuient, assurent, peut-être
rassurent dans leur foi et de qui l’on dirait, n’était le scandale, que
la parole de Dieu est nécessaire, mais ne suffit pas. Les théologiens du
temps de Pomponace étaient pour la plupart de cette seconde classe.
Pomponace était-il de la première ou affectait-il d’en être et était-il
vraiment heureux que la raison humaine ne prouvât point l’âme immortelle
pour y pouvoir croire d’une façon plus purement religieuse; ou cette
attitude n’était-elle qu’un biais pour se défendre contre les
incriminations? La seconde hypothèse me paraît plus vraisemblable, parce
qu’il avait, dans le sens de la mortalité de l’âme, au moins des
préférences purement humaines, sans doute, mais que n’ont pas, à
l’ordinaire, ceux qui sont convaincus _a Deo_ de l’immortalité. Il
disait, et cela sent bien Épicure, que, puisque l’homme aime
naturellement le bonheur, il suffit, pour en faire un honnête homme, de
lui montrer que le bonheur de la vie consiste dans la pratique de la
vertu et la misère dans la pratique du vice. Il disait encore que c’est
aux brutaux qu’il faut proposer l’immortalité de l’âme pour les retenir
sur la pente du vice, que beaucoup d’écrivains l’ont proposée ainsi sans
y croire, mais en vue de la guérison de ceux qui ont besoin de cette
médication, _sicut medicus ad ægrum_; enfin--ce qui est une idée très
haute--il disait que ceux qui professent la mortalité de l’âme _sauvent
la vertu_, sauvent la raison d’être de la vertu, lui permettent
d’exister, n’y ayant vertu que là où il n’y a ni espérance de récompense
ni crainte du châtiment, et l’idée du châtiment et de récompense
ressortissant à la morale des esclaves: «_Afferentes animam mortalem
melius videntur salvare rationem virtutis quam afferentes ipsam
immortalem; nam spes præmii et pœnæ timor videntur servilitatem quamdam
importare._» Pomponace m’est très suspect comme partisan de
l’immortalité de l’âme.
L’immortalité de l’âme ne saurait, en effet, être prouvée par des
arguments humains, et Descartes, avec sa belle distinction entre la
substance matérielle et la substance spirituelle, laquelle étant
spirituelle ne périt point, s’est épuisé en vain; car il aurait fallu
prouver deux choses, d’abord qu’il est vraiment impossible qu’une chose
spirituelle périsse et, d’autre part, qu’il est impossible que la
matière pense; et ni l’une ni l’autre de ces deux assertions n’est
prouvée ni susceptible de l’être. Au fond, Descartes n’est convaincu que
d’une chose, c’est qu’il n’y a pas de justice d’outre-tombe si l’âme
n’est pas immortelle, et que, par conséquent, si l’âme n’est pas
immortelle, il n’y a pas de justice, puisqu’il s’en faut de beaucoup que
toute justice soit réalisée ici-bas. Au fond, Descartes raisonne comme
Kant et voit, croit voir, que la morale postule les récompenses et les
peines d’outre-tombe comme sa sanction et partant l’âme immortelle comme
condition de sa sanction.
La preuve, c’est son acharnement contre l’âme des animaux. Son
acharnement contre l’âme des animaux n’est que le fait d’un homme qui
prévoit l’objection. L’objection est celle-ci: Si, pour que la justice
soit réalisée, il faut, puisqu’elle ne l’est pas sur cette terre, que
les malheureux d’ici bas reçoivent une compensation dans un autre
séjour; et si, pour qu’ils reçoivent cette compensation, il faut que
leur âme soit immortelle; il est nécessaire que l’âme des animaux aussi
soit immortelle, pour que les bêtes qui ont été lésées ici-bas soient
récompensées ailleurs et que justice soit.--A quoi Descartes répond:
Oui; mais les animaux _n’ont pas d’âme_; ils ne sont que des mécanismes,
et envers des mécanismes la justice divine n’est obligée à aucune
réparation et les animaux peuvent _sembler souffrir_ sans qu’il y ait
injustice à cela. La justice divine est sauvée. Il y aurait un terrible
danger à croire que les animaux aient une âme; car alors: ou il faudrait
admettre un paradis des animaux; ou, ceci non admis, croire que la
justice divine ne s’exerce qu’envers l’homme. Nous échappons à cette
double conclusion en niant l’âme des bêtes.--Ainsi pense Descartes. Ce
n’est pas moi qui le fais parler; c’est lui qui le dit: «Après l’erreur
de ceux qui nient Dieu, il n’y en a point qui éloigne plutôt les esprits
faibles que d’imaginer que la nature des bêtes soit de même nature que
la nôtre et que par conséquent nous n’avons rien à craindre ni à espérer
après cette vie non plus que les mouches ou les fourmis; au lieu que
lorsqu’on sait combien elles diffèrent on comprend beaucoup mieux les
raisons qui prouvent que la nôtre est d’une nature entièrement
indépendante du corps et par conséquent qu’elle n’est point sujette à
mourir avec lui...»
Ainsi parle Descartes découvrant bien sa pensée de derrière la tête.
Mais il n’a pas vu qu’il y a un terrible danger aussi à raisonner comme
il fait, parce que son raisonnement peut se retourner contre lui et nous
invite presque à le retourner. Ceux à qui il paraît insensé de
considérer un animal comme une montre, ceux qui disent, comme Mme de
Sévigné: «une montre qui est sensible, une montre qui est
reconnaissante, une montre qui aime!» ceux-là, ou croient à l’âme
immortelle des bêtes, ou, reculant devant cette conclusion, inclineront
à ne pas croire à l’âme immortelle des hommes en disant: pourquoi n’y
aurait-il pas injustice à l’égard des hommes comme il y en a une à
l’égard des animaux? La question reste délicate.
Il est bien certain que l’homme croit à l’immortalité de son âme surtout
à cause du _postulatum_ de l’idée de justice et du _postulatum_ de la
morale demandant une sanction; mais les difficultés restent.--L’homme ne
croit-il à l’immortalité de l’âme qu’à cause de ces deux postulats? Je
ne pense pas. L’homme croit partout à l’âme immortelle, sauf exceptions
si rares et si négligeables à cause de la stupidité des exceptés, que
l’on peut n’en tenir point compte. Que les anciens Hébreux n’y aient
point cru, cela ne me paraît pas démontré. Que leur Dieu ne leur parle
que de récompenses terrestres, cela est tout à fait dans l’esprit de
leur race, mais ne prouve point du tout qu’ils n’aient pas cru à
d’autres récompenses que celles-ci; et que Jésus, qui a tout renouvelé
en morale, mais qui n’a rien inventé en religion, leur ait parlé de ciel
et d’enfer, c’est pour moi une grande présomption que cette conception
était une croyance populaire assez répandue avant Jésus.--Mais, quand
même il serait vrai que les anciens Hébreux n’eussent pas cru en
l’immortalité de l’âme, cela ne serait encore qu’une exception peu
considérable, Israël étant un bien petit peuple dans l’ample sein de
l’humanité. Tous les hommes, sauf, et peut-être, quelques peuplades, ont
cru et croient à l’âme immortelle.
Il est infiniment probable que l’homme primitif y a cru. Or il paraît
bien que homme primitif n’y a pas cru à cause des postulats de la
justice et de la morale ou à cause de l’un des deux. Dans Homère, le
séjour des morts n’est ni un lieu de récompenses ni un lieu de
châtiment. Il est analogue aux limbes; il est un monde où l’on s’ennuie.
Il y a bien [interpolation? il est possible] comme un rudiment d’enfer
_et d’Élysée_ dans Homère. D’Élysée, à quoi l’on ne songe jamais, non
pas dans la _Necuia_, mais dans la _Télémachie_: «Toi, Ménélas, dit
Protée, parce qu’en épousant Hélène tu es devenu gendre de Jupiter, tu
n’es point condamné à mourir ni à subir le destin dans Argos féconde en
coursiers. Mais les dieux t’enverront aux Champs Élysées, aux confins de
la Terre où déjà réside le blond Rhadamanthe. En ces lieux la vie est
facile aux hommes; ils ne connaissent point les neiges, les longues
pluies, les glaces; mais toujours l’Océan, pour les rafraîchir, exhale
la douce haleine de Zéphyre.»--Et dans la _Necuia_ il y a Minos «jugeant
les morts» (?--rien de plus) et, suppliciés, Tityos, Tantale et Sisyphe,
rien de plus. Même à supposer que ces courts passages soient du même
temps que le fond de la _Necuia_, on remarque comme ils sont restreints
et confus et comme hésitants. Du temps de la _Necuia_ commençait à
s’introduire dans les esprits, vague encore et bornée à quelque héros du
crime ou du bonheur, l’idée d’un séjour de félicité et d’un séjour de
douleurs après la mort. Mais, tout compte fait, le fond de la conception
homérique sur ce point, c’est un séjour neutre et vague, plutôt
douloureux que bienheureux, plutôt triste, au moins, que serein, où les
morts regrettent la vie et qui est destiné à tous, sans partage entre
récompensés et punis. Il n’y a là de net que l’idée de _demi-survie_.
On peut donc penser que les primitifs ont cru à l’âme immortelle, et,
bien plutôt, au corps affaibli, mais immortel, à l’ombre immortelle du
corps, sans aucune raison tirée de l’idée de justice ou de l’idée de
morale. Ils y ont cru sans doute à cause des apparitions, des
hallucinations qui mettaient devant leurs yeux leurs parents ou leurs
amis morts; à cause des songes où passaient devant eux et leur parlaient
les mêmes parents et amis, et cela d’autant plus que, voyant en rêve _et
leurs amis vivants et leurs amis morts_ et leurs animaux domestiques
morts et leurs animaux domestiques vivants, ils étaient autorisés à
croire que la vie des êtres vivants ne s’arrête pas; qu’il en reste
quelque chose, quelque chose qui ressemble à une image de rêve ou à un
fantôme, un corps astral, sans consistance, sans profondeur, et que tous
les êtres qui ont vécu doivent encore
_Volitare cava sub imagine formæ._
Ils y croyaient surtout parce que l’idée de néant, d’anéantissement,
d’annihilation, est une idée abstraite, qui ne se conçoit
qu’abstraitement, que logiquement, jamais, et c’est impossible, sous
forme d’image, et que ce qui ne se conçoit pas sous forme d’image n’est
pas réellement conçu et, en vérité, est inconcevable. Jamais nous-mêmes,
habitués à raisonner, à abstraire, nous ne nous figurons nous-mêmes
devenus _rien_, vraiment rien. A côté de l’idée tout abstraite du rien,
il y a toujours une idée-image de nous réduits, de nous effacés, de nous
à peine vivants, mais de nous étant encore.
... Ubi se videas hominem indignarier ipsum
Post mortem fore ut aut putescat corpore posto,
Aut flammis interfiat malisve ferarum;
Scire licet non sincerum sonere, atque subesse
Cæcum aliquem cordi stimulum, quamvis neget ipse
Credere se quemquam sibi sensum in morte futurum.
Non, ut opiner, enim dat quod promittit et unde
_Nec radicitus e vita se tollit et eieit;
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse._
Vivus enim sibi cum proponit quisque futurum
Corpus uti volucres lacerent in morte feræque,
Ipse sui miseret neque enim se dividit illim
Nec removet satis a projecto corpore; et illum
Se fingit, _sensuque suo contaminat adstans_.
En somme, nous ne nous représentons la mort que comme un minimum de la
vie. Les animaux ne semblent pas avoir idée de la mort; mais seulement
de la souffrance et du danger de souffrir. En conséquence, ils doivent
avoir l’idée vague d’une vie indéfinie telle qu’ils l’ont. L’homme, qui
sait qu’il mourra, ne peut avoir l’idée d’une vie d’outre-tombe
semblable à celle-ci; mais il a l’idée d’une vie d’outre-tombe
intermédiaire, si l’on peut ainsi parler, entre la vie et le néant et
qui, étant celle d’une ombre, d’un corps inconsistant, n’a pas de raison
de cesser.
Peut-être aussi,--et j’avoue que, sans aucune raison solide d’y croire
et assurément sans document, j’incline vers cette opinion,--peut-être
aussi le primitif ne croit-il à la survie que pour un temps, pour un
temps très long, mais pour un temps. L’idée d’éternité est trop
abstraite pour lui. Il peut croire que le mort existe tant qu’il
apparaît dans les hallucinations et dans les rêves de ceux qui l’ont
connu, de ses fils, de ses petits-enfants; et puis, qu’il _diminue
d’existence_ jusqu’à une disparition à peu près complète, s’effaçant aux
dernières limites de l’être. Au fond, c’est comme cela, à bien peu près,
que nous nous figurons l’immortalité. Revoir ceux que nous avons aimés,
ceux que nous avons perdus, _quos funere mersit acerbo_; voir, de
quelque part, ceux que nous aurons laissés ici-bas et savoir qu’ils
sauront que nous existons encore, c’est à cela presque que se borne
notre espoir de la vie future; au delà commence le vague et une
espérance, vague aussi, qui ne se prend à rien et qui, à cause de cela,
n’a rien d’énergique ni d’ardent. Peu nous importe, ou plutôt nous n’y
songeons pas.
L’historien seul--mais, oui--qui vit par curiosité du passé,
c’est-à-dire de l’avenir, voudrait vivre éternellement, pour savoir ce
qui arrivera et de quelle manière le présent qu’il voit aujourd’hui
accouchera. C’est parmi les historiens qu’il doit y avoir le plus
d’hommes désireux de l’âme immortelle et, par conséquent, le plus de
croyants en l’immortalité de l’âme.
Le primitif croit donc à une survie, plus ou moins nettement et surtout
sans idée de récompenses ou de châtiments dans cette survie. Dès que les
sociétés sont nées, tout change très sensiblement. La croyance en
l’immortalité est encore une de ces choses excellentes pour elle,--elle
doit le sentir tout de suite, c’est-à-dire en quelques siècles,--que la
société peut transformer à son profit. La société, c’est Dante; elle
invente un Enfer et des Champs Élysées pour y mettre ses ennemis et ses
amis. Remarquez-vous dans Homère, en ce commencement, en ce rudiment
d’enfer et de ciel dont nous avons parlé, qui sont ceux qui sont au
ciel, qui sont ceux qui sont aux enfers? Au ciel, non pas les vertueux,
mais les amis et les alliés des dieux; aux enfers, les ennemis des
dieux. De même que la société ramène la religion à être une religion
sociale et en fait un instrument de son règne, de même elle fait de la
croyance en l’immortalité une chose à son profit et un agent de son
autorité; de même qu’elle moralise la religion, elle pénètre de moralité
la croyance en la vie future et elle décide que la vie future _sert_ à
récompenser les serviteurs de la moralité sociale et à punir les
contempteurs de la moralité sociale.
Elle invente l’idée de justice, qui n’existe aucunement dans la nature,
et qui ne pouvait pas exister dans l’homme primitif, et qui est
favorable à son institution et au maintien de son institution, et comme,
soit du fait de la nature, soit du fait de la société elle-même, la
justice complète n’existe nulle part, elle la rétablit en expectative
par cette hypothèse, qui devient une foi, que toutes les infractions à
la justice seront réparées dans un autre monde, que toutes les lacunes
de la justice, pour ainsi parler, seront comblées ailleurs.--Elle
invente la morale et, une fois qu’elle l’a inventée, elle est bien
forcée de reconnaître que la morale postule quelqu’un qui la sanctionne
comme rémunérateur et punisseur pour faire régner l’accord
vraisemblablement raisonnable et à coup sûr souhaité du bien et du
bonheur. Ce quelqu’un qui sanctionne la morale comme rémunérateur et
punisseur, c’est elle-même autant qu’elle peut l’être; mais comme il
s’en faut qu’elle puisse l’être intégralement, elle renvoie à une autre
cité, à une autre société, le soin de compléter son œuvre et assure que
son œuvre sera complétée. Les dieux deviennent alors la cour suprême qui
rectifie les jugements de la nature et de la société elle-même, qui juge
en dernier ressort, pour leur donner solution absolument juste, les
procès injustement perdus et les procès injustement gagnés ici-bas, qui
achève et qui consomme la justice. L’Olympe ou, si l’on veut, Minos,
Éaque et Rhadamanthe sont, projetée dans l’au-delà, la société telle
qu’elle voudrait être et telle qu’il faudrait qu’elle fût. Rien de tout
cela n’existait dans la conception primitive de la vie future; mais
l’instinct social, l’instinct justice-et-morale, rencontrant cette
conception et la trouvant, ce qui est heureux, un peu vide, l’a remplie
de moralité et de justice pour la faire servir à ses desseins; à quoi
les hommes se sont laissés très facilement entraîner car, d’une part
croyant invinciblement à la vie future pour les raisons que nous avons
dites; et d’autre part ayant soif de justice dès qu’ils sont réunis en
société et étant comme étonnés qu’elle ne soit pas; et d’autre part
voulant avec une certaine naïveté, mais voulant toujours, que le bien
mène au bien-être; ils sont heureux que cette espérance qu’ils avaient
de la vie future se remplisse d’un espoir de réalisation de la justice
et d’un espoir de bien-être, récompense et aboutissement du bien.
Et comme tout cela est naturel et s’arrange et se compose naturellement
dans leurs esprits! La vie future était un prolongement de la vie
individuelle; l’homme devenu social, la vie future devient un
prolongement de la vie sociale, un prolongement de la vie sociale avec
complément et réparation. La vie sociale cherche à assurer la justice et
cherche à accorder la pratique du bien avec le bonheur; la vie future
réalise la justice, fait qu’enfin elle est; et réalise l’équation
vertu-bonheur, crime-malheur. L’homme se voit, par la mort, passant
d’une société imparfaite à une société parfaite, d’une société qui a
besoin d’être complétée à une société qui complète, d’une société au
moins à moitié fausse à une société vraie, d’une société qui cherche le
vrai à une société qui l’a trouvé.
Et c’est ici, peut-être, à ce qu’il me semble, que naît l’idée
d’éternité, qui devait être bien indistincte, peut-être n’être point,
dans le cerveau des primitifs. Possédé de cette idée de réparation dont
nous venons de parler, l’homme, ce me semble, a un scrupule, une gêne,
quelque chose qui l’arrête, une dernière objection et une dernière
révolte. Il dit: «Il n’y a jamais réparation! Une vie de justice corrige
un peu une vie où l’on a vécu injustement; mais ne l’efface pas, ne fait
point qu’elle n’a pas été. Il reste toujours que j’ai souffert
injustement. En mettant bout à bout ma vie actuelle, où je suis lésé, et
ma vie future, qui est selon la justice, je ne suis plus lésé que
partiellement, mais je le suis encore. Je n’ai pas mon compte.»--Pour
que le compte y soit, il faut qu’une vie où l’honnête homme a été lésé
soit compensée par une vie qui soit incommensurable avec la première.
Or, il n’y a d’incommensurable avec le temps que l’éternité. Il faut,
donc, pour que la justice soit, que ma vie de misères imméritées ne soit
plus qu’un point, ne soit plus même un point dans ma vie totale, que ma
vie de misères imméritées ne soit plus qu’une goutte d’eau perdue dans
un océan de félicités où elle ne peut plus se retrouver. Alors j’ai mon
compte.
Non, je ne l’ai pas encore, parce que l’idée d’éternité n’est jamais
concevable à l’homme et ne lui représente jamais que quelque chose
d’immensément long; mais cependant, avec un effort d’abstraction,
j’arrive à me faire comme une idée hypothétique ou plutôt asymptotique
de l’éternité, et je conviens que la réparation est à très peu près
faite.--Cette idée d’éternité a été inventée par un bienfaiteur de
l’humanité et acceptée avec bonheur par les affamés de justice et de
sanction morale qui ont fait tous leurs efforts pour la comprendre et
pour se figurer qu’ils la comprenaient, qui l’ont comprise du reste
assez pour que leurs espérances et les exigences de leur conscience
fussent satisfaites.
Une rêverie toute contraire, ou au moins très différente, a occupé les
hommes, j’entends la métempsycose, crue très généralement chez les
Égyptiens, chez les Indiens, très chérie de Pythagore, comme des Grecs
(Platon, _Phédon_) et des Latins (Virgile, Ennius). Cette croyance et
ceci qu’elle n’a jamais pris très grande consistance et longuement parmi
les hommes sont choses également dignes d’intérêt. Cette croyance met
bien en lumière que l’homme, en rêvant vie future, rêve surtout de la
vie actuelle et d’un retour à cette vie. La métempsycose, soit que, pour
nous punir, elle nous ramène dans le corps d’un animal ou même d’un
végétal, comme les Indiens le croyaient, ou même d’un minéral, comme
Victor Hugo l’imaginait; soit qu’elle nous ramène dans le corps d’un
homme, comme Pythagore semble l’avoir cru; détruit l’enfer éternel, la
punition éternelle des méchants et comme Ovide le fait dire à Pythagore:
_O genus attonitum gelidæ formidine mortis
Quid Styga, quid tenebras et nomina vana timetis,
Materiem vatum, falsique pericula mundi?
Corpora sive rogus flamma, seu tabe vetustas
Abstulerit, mala posse pati non ulla putetis._
Elle détruit également le ciel, le séjour des justes récompensés; car, à
la vérité, la métempsycose, c’est la vie éternelle:
_Morte carent animæ, SEMPERQUE, priore relicta
Sede, novis domibus vivunt habitantque receptæ._
Mais ce n’est nullement la récompense éternelle, la compensation
éternelle des misères endurées injustement; puisque la plus belle
récompense sera de vivre seulement dans la personne d’un homme plus
illustre, plus haut placé et plus heureux, puis d’un autre plus heureux
encore. Mais la vie de l’homme le plus heureux est loin encore de la
félicité véritable et, aux désireux de la métempsycose, quelqu’un pourra
toujours dire le terrible mot pessimiste d’Énée dans Virgile:
_Quæ lucis miseris tam dira cupido[3]?_
[3] Vers qui, du reste, est de Lucrèce: _Quæ mala nos subigit vitai
tanta cupido?_
Sur quoi il y aurait beaucoup à réfléchir. Achille, dans la _Necuia_,
dit à Ulysse: «_Ne me parle pas de la mort!_ J’aimerais mieux être le
mercenaire d’un pauvre homme, à peine assuré de sa subsistance, que de
régner sur tous ceux qui ne sont plus», tandis qu’Énée s’étonne qu’un
homme qui a le bonheur d’être mort puisse désirer revenir sur la terre.
Il est vrai qu’Achille est mort et qu’Énée est encore vivant, ce qui
fait une différence. Mais les auteurs ont-ils tenu compte de cette
différence et n’est-ce pas leur pensée à eux qu’ils ont exprimée? Il est
assez probable que c’est leur pensée. Il y a entre Homère et Virgile la
distance d’une époque de civilisation commençante, voisine encore des
temps primitifs, à une civilisation achevée, la distance d’une humanité
encore instinctive à une humanité qui a beaucoup réfléchi, la distance
de l’adolescence à l’âge mûr. Quoi qu’il en soit, la croyance à la
métempsycose indique que l’homme, quand il rêve à la vie future, rêve
communément d’un retour _à la vie qu’il mène_, à la vie actuelle
retrouvée. Il dit, comme Lamartine dans _la Vigne et la maison_:
Dans l’immuable sein qui contiendra nos âmes
Ne rejoindrons-nous pas tout ce que nous aimâmes
Au foyer qui n’a plus d’absents?
Toi qui formas ces nids rembourrés de tendresses.
Où la nichée humaine est chaude de caresses,
Est-ce pour en faire un cercueil?
N’as-tu pas dans un coin de tes globes sans nombre
Une pente au soleil, une vallée à l’ombre,
Pour y rebâtir ce doux seuil?
_Non plus grand, non plus beau, mais pareil, mais le même._
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Même la conception du retour à la vie dans le corps d’un animal est très
significative. Elle indique que l’homme, _s’il doit être puni_,
désirerait être ici, sur la terre qu’il connaît, en revoyant encore les
mêmes choses. Peut-être même n’implique-t-elle pas l’idée de punition ni
de récompense; peut-être le désir de retour à cette vie, mêlé d’un
certain désir de changement, amène l’homme à considérer avec
complaisance le retour à la vie dans le corps d’un animal dont il a
souvent envié certaines supériorités. Rien d’étonnant à ce qu’un
chasseur accepte avec intérêt l’idée de revenir dans le corps d’un
cheval ou d’un chien et à ce qu’un poète souhaite de survivre dans celui
d’un oiseau: Michelet: «Nous sera-t-il donné de venir à tire-d’ailes
revoir ce cher foyer de travail et d’amour; de dire un mot encore en
langue d’hirondelles, à ceux qui même alors garderont notre cœur?»
Mais ce qui prouve aussi que l’idée de vie future est devenue surtout,
chez les sociaux et chez les civilisés, l’idée d’un supplément
judiciaire de la vie, l’idée d’une vie prolongée pour la peine ou la
récompense, c’est que la métempsycose n’a pas réussi. La
métempsycose--si variée, du reste, si mêlée, qu’on a peine à la bien
circonscrire et à la faire tenir dans une formule--est une survivance,
tout compte fait, de l’état primitif; elle est le rêve de l’homme qui
surtout veut survivre; et qui, de plus, par curiosité et par fantaisie
d’imagination, voudrait survivre dans un être autre que celui qu’il est;
peut-être qui, par suite de l’observation qu’il a faite des
métamorphoses de quelques animaux, croit que c’est une loi de l’univers
que la métamorphose des êtres; et la métempsycose peut être le rêve
d’une nuit d’été d’un naturaliste; mais parce qu’elle n’était pas une
idée d’homme social et une idée ayant une utilité sociale, elle n’a pas
eu un crédit universel ni un long crédit parmi les hommes.
La vie future _humaine_, c’est une réclamation et une exigence de l’idée
de justice et du sentiment moral; c’est la morale demandant une sanction
et la justice voulant être réalisée, idée sociale par excellence,
puisque c’est vouloir que le préteur soit juste et vouloir que Caton
soit récompensé et Catilina puni; idée religieuse aussi, mais
sociale-religieuse, en ce qu’elle est ne pas vouloir que les dieux
soient indifférents, comme ceux d’Épicure, mais providentiels et
équitables, comme un bon consul, _consules mundi_, et se trouvent
toujours, en dernier compte, _avoir raison_. Épicure est _naturiste_ et,
ayant profondément conscience de l’indifférence de la nature à toute
morale et à toute justice, fait les dieux à cette image et les éloigne
de l’homme autant que la nature est éloignée de lui. Le croyant en
l’immortalité de l’âme rapproche les dieux de l’homme et les considère
comme des magistrats qui ne seraient pas intègres s’il n’y avait que
cette vie d’ici-bas. Il en crée une autre où les magistrats célestes
réintègrent le droit. Il suffit: il a justifié les dieux; «_absolvitque
deos._»
Ainsi fait le peuple aux représentations théâtrales qui lui sont
destinées: il veut que la vertu soit récompensée et le vice puni. Que
pourrait-il vouloir autre chose? Ils ne le sont pas toujours dans la vie
vraie. Dans la vie imaginaire, dans la vie qu’on invente (très analogue
à la vie future) c’est votre devoir de montrer la justice réalisée. Le
peuple traite l’auteur comme une providence littéraire, puisqu’il est un
démiurge en écritures; et, dépositaire de l’instinct social, il veut que
le magistrat fasse régner la justice autant qu’il le peut et que ceux
qui créent un monde, réel ou imaginaire, fassent ce à quoi ils sont
tenus, réalisent la justice absolument.
CHAPITRE VII
LA NÉMÉSIS
Cette justice des dieux, du reste, ne s’exerce pas seulement au delà des
limites de l’existence terrestre. Elle s’exerce ici-bas, avec une sorte
de sournoiserie spirituelle qui lui donne l’apparence de la malignité,
mais qui n’est, quand on y réfléchit sagement, qu’une forme, un peu
aiguë, de la justice.
Solon disait à Crésus, nous assure Hérodote: «Est-ce à moi qu’il faut
demander si la destinée de l’homme est d’être heureux, à moi qui sais
que tous les dieux sont envieux et anarchistes (τὸ θεῖον πᾶν ἐὸν
φθονερόν τε καὶ ταραχῶδες).»
Le bon Plutarque s’indigne de ce «blasphème»; mais il ne pénètre pas le
fond des choses. Les dieux sont jaloux des hommes et ne veulent pas
qu’ils soient trop heureux, qu’ils soient semblables à des immortels; et
quand ils le sont un temps trop long, ils plongent brusquement les
heureux dans un abîme d’infortunes pour leur rappeler leur condition.
Voilà un sentiment bien aristocratique!--Non pas; c’est un sentiment
démocratique au premier chef. Le peuple, au-dessus de son aristocratie
trop heureuse, trop brillante et trop orgueilleuse, met une autre
aristocratie, une aristocratie compensatrice, qui est une menace
perpétuelle pour l’aristocratie d’ici-bas. Ne vous fiez pas à votre
bonheur. Nous sommes jaloux de vous, et cette jalousie est approuvée des
dieux parce qu’elle est une forme de l’idée d’égalité et que l’idée
d’égalité est l’idée de justice elle-même. Et cette jalousie, les dieux,
parce qu’ils l’approuvent, ils l’éprouvent et ils vous la feront sentir
tôt ou tard. Ne le voyez-vous pas? Observez ces chutes profondes qui
«pendent aux sommets les plus hauts», ces brusques retours de fortune?
Ce sont des «revers équitables»; ce sont des compensations par quoi la
justice et l’ordre sont rétablis. Crésus n’est pas coupable; il est trop
heureux; il doit connaître le malheur; il le connaîtra; il sera tout
près de la mort et d’une mort horrible; mais, comme il a reconnu la
justesse des paroles de Solon, comme il a expié son bonheur, son bonheur
lui sera pardonné et il aura une vieillesse heureuse. Œdipe n’est pas
coupable; il est trop heureux, trop orgueilleux aussi de son bonheur et
de sa supériorité intellectuelle. Il a découvert le secret de la Sphinx,
résolu ses énigmes, il est devenu roi puissant; il doit connaître le
malheur; il le connaîtra; mais comme il s’est humilié, comme il a expié,
comme il a accepté ses souffrances, les mérites de l’expiation en feront
un être sacré, un saint, dont le tombeau mystérieux protégera, bénira la
terre où il est.
Bien des sentiments divers se réunissent, se mêlent et, pour ainsi
parler, flottent dans cette conception de la Némésis: le sentiment
démocratique: le bonheur des grands est insolent, par lui-même, ne
fussent-ils pas insolents ni injurieux eux-mêmes; il doit être _averti_
par des revers; «Dieu les frappe pour nous avertir», pour les avertir,
pour nous avertir tous, eux et nous;--le sentiment aristocratique aussi:
il y a, au-dessus de l’aristocratie humaine, une aristocratie céleste
qui n’aime pas les trop heureux, qui aime la tempérance, la modération
et non pas sans doute l’égalité, mais une certaine équivalence
définitive parmi les hommes et qui est _ce que devrait être_
l’aristocratie humaine et qui donne à celle-ci l’exemple et les
leçons;--le sentiment d’une certaine justice immanente de la nature,
d’un rêve de justice que la nature réalise à moitié; les plus hauts
sommets, _acrocérauniens_, sont les plus foudroyés, «les grands pins
sont en butte aux coups de la tempête et la rage des vents brise plutôt
le faîte des palais de nos rois que des toits des bergers»; _de même_
dans la société les grandeurs sont scabreuses et les sommités sont
glissantes; l’univers n’est pas si injuste qu’il paraît; il a comme des
essais de rétablissement de l’ordre que si souvent il viole ou semble
violer; tout cela est une demi-révélation de la justice définitive et
suprême qui doit se réaliser ailleurs; les premiers seront les derniers.
L’idée de la Némésis est éternelle; elle est moins forte chez nous que
chez les anciens, qui avaient plus d’imagination que nous; elle est
sensible encore; le peuple dit: «Qu’il ne soit pas si fier! Il ne sait
pas ce qu’il deviendra; nul ne peut dire: «J’ai été heureux», avant sa
mort.» C’est le mot de Solon, toujours répété, toujours vrai du reste.
Les hommes ont peur du bonheur. Ils n’ont pas tort, puisque le bonheur
les enivre, les jette dans la «fureur» et la démence; ils y voient comme
une tentation de quelque Dieu jaloux. L’instinct social, qui désire
qu’il y ait de la modération dans les désirs, inspire aux hommes une
frayeur salutaire de ce qu’ils convoitent le plus et met comme un
remords dans la concupiscence. Il enseigne aux petits de ne pas envier
des succès qui ne sont qu’un piège; aux grands de ne pas se fier à une
grandeur qui est un danger.
CHAPITRE VIII
LA RÉVERSIBILITÉ DES FAUTES
Les hommes ont cru et beaucoup d’hommes croient encore à la
réversibilité des fautes, c’est-à-dire à la solidarité dans le crime,
c’est-à-dire à ceci que, parce que les pères ont péché, les fils peuvent
être punis, doivent être punis. Ce dogme est peut-être aussi ancien que
les sociétés humaines.
Solon dit avec une clarté absolue et une décision tranchante: «La
vigilance de Zeus n’oublie jamais celui dont l’âme est criminelle et, en
dépit de tout, il se montre à la fin. Mais l’expiation arrive tout de
suite pour l’un, plus tard seulement pour l’autre; si les coupables y
échappent eux-mêmes, si la justice des dieux [ou la destinée voulue par
les dieux, μοῖρα θεῶν] ne se précipite pas pour les frapper, elle vient
cependant un jour: les enfants innocents ou les générations suivantes
payent la dette des pères.»
Pindare dit tout de même: «Chacun est responsable des œuvres de ses
ancêtres et de leur destinée.»
L’expiation est atavique. On sait qu’un des offices des prêtres ou
religieux orphiques était de remettre les péchés de toute la famille qui
se confiait à eux, depuis les ancêtres jusqu’aux derniers des
petits-enfants.
Cette solidarité de toute une famille, voire de tout un peuple, voire de
toute l’humanité dans la faute, est une idée qui remplit toute la Bible.
L’humanité est punie par la faute de son premier père envers Dieu. Adam
a condamné tous ses enfants, il les a tous enveloppés dans son crime.
«Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né?--Si ce n’est toi, c’est
donc ton père.» Car, comme parle Job, «qui peut rendre pur celui qui est
né d’une source impure?» et: «Qu’est-ce que l’homme pour être sans tache
et pour paraître juste étant né d’une femme?» et comme parle David:
«Vous savez que j’ai été formé dans l’iniquité et que ma mère m’a conçu
dans le péché.» Je ne multiplierai pas ces exemples.
Il ne faut pas croire que des modernes seulement aient protesté contre
cette conception qui blesse notre sentiment de justice individuelle en
faisant, du crime et de la faute, des choses qui ne sont plus
individuelles. Theognis s’indignait déjà contre cette idée[4].
Profondément inquiet de l’injustice des dieux sur la terre, reprochant à
Zeus de mettre sur le même rang ici-bas le prévaricateur et le juste, le
modéré et le violent, à plus forte raison il s’indignait de ce que les
fautes des coupables retombassent sur les innocents: «Grand Zeus, s’il
plaît aux dieux que le scélérat aime la violence, que ne leur plaît-il
aussi qu’il expie ensuite lui-même le mal qu’il a fait, sans que les
transgressions des pères fassent plus tard le malheur des enfants et que
les enfants d’un père injuste, qui pensent et agissent selon la justice,
qui craignent ta colère, fils de Chronos, et se distinguent parmi leurs
concitoyens par leur amour de la justice, n’aient point à payer les
crimes paternels? Telle devrait être la volonté des divinités
bienheureuses; mais en réalité le coupable échappe, et c’est sur un
autre que, plus tard, tombe le châtiment.»
[4] Cf. Jules Girard, _le Sentiment religieux en Grèce_.
Deux siècles après, Bion de Borysthène, philosophe cynique, qui était
très spirituel, fit remarquer que les dieux, en châtiant les enfants des
coupables, sont aussi ridicules, sinon un peu plus, qu’un médecin qui
droguerait un fils ou un petit-fils pour la maladie de son père ou de
son aïeul--sans se douter que c’est précisément ce que font les médecins
dans quatre-vingts cas sur cent.
Transporté chez les modernes par le christianisme, qui en cela a accepté
l’héritage de la Bible, le dogme de la réversibilité des peines a étonné
beaucoup d’esprits, qui les uns l’ont rejeté, les autres ont cherché à
l’expliquer, les autres ont tiré de son absurdité même, ou, si l’on
veut, de ce qu’il avait de paradoxal, une raison de l’admettre.
Pascal raisonne ainsi: «Le péché originel est folie devant les hommes;
mais _on le donne pour tel_. Vous ne me devez donc pas reprocher le
défaut de raison en cette doctrine puisque je la donne pour être sans
raison. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes;
car sans cela que dira-t-on qu’est l’homme? Tout son état dépend de ce
point imperceptible. Et comment s’en fût-il aperçu par sa raison,
puisque c’est une chose au-dessus de sa raison, et puisque sa raison,
bien loin de l’inventer par ses voies, s’en éloigne quand on le lui
présente?»
Oui, assurément le péché originel est un scandale de notre entendement.
«Il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de
dire que la faute du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant
si éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer. Cet
écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous paraît très
injuste; car qu’y a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable
justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour
un péché commis six mille ans avant qu’il fût un être? Certainement rien
ne nous heurte plus que cette doctrine.»
_Mais_ cependant considérez que ce mystère est intelligible en ce sens
que c’est nous qui serions inintelligibles s’il n’était pas: «Sans ce
mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles
nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours
dans cet abîme; de sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce
mystère que ce mystère n’est inconcevable à l’homme.»
En effet,--voici le raisonnement,--l’homme est incomplet, donc l’homme
est double, et sa _duplexité_ est expliquée par la chute: «Si l’homme
n’avait jamais été _que_ corrompu, il n’aurait aucune idée ni de la
vérité ni de la béatitude. Si l’homme n’avait jamais été corrompu, il
jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec
assurance. Mais (malheureux que nous sommes et plus que s’il n’y avait
pas de grandeur dans notre condition), nous avons une idée du bonheur et
nous ne pouvons pas y arriver; nous sentons une image de la vérité et
nous ne possédons que le mensonge, incapables d’ignorer absolument et de
savoir certainement, tant il est manifeste que nous avons été dans un
degré de perfection dont nous sommes déchus[5].»
[5] Sur quoi l’intrépide Ernest Havet s’écrit: «Il le suppose, il ne
le prouve pas, et par où le prouverait-il? Comment savoir qu’on est
dans le faux si on ne connaît pas le vrai?...»--Si Pascal avait
écrit «incertitude» au lieu de mensonge (et son raisonnement
resterait le même), je suppose qu’Havet n’aurait pas le front de
s’inscrire en faux.
On voit comment Pascal explique la réversibilité. Il explique
l’impuissance, l’incertitude et l’incohérence de l’homme par une rupture
d’équilibre; cette rupture d’équilibre, c’est «la chute». Mais la chute
est le fait d’un seul homme. Puisque la rupture d’équilibre subsiste,
_il faut bien croire_ que sa faute s’est étendue à ses descendants, ce
qui rend l’homme intelligible.
Je dis cela un peu pour montrer que Scherer a été léger en disant que
sur ce point Pascal n’avait que _posé_ la question: «On sait à quoi s’en
tenir avec des apologistes de cette trempe, et si de cette manière les
questions ne sont pas résolues, du moins elles sont vigoureusement
posées.» Pascal n’a pas seulement posé la question; il l’a sinon
résolue, du moins très vigoureusement argumentée. Le défaut de son
argumentation n’est que celui-ci: l’homme est incomplet, _donc il est
double_, donc il est en deux morceaux, ce qui indique cassure. Non.
Pourquoi serait-il double? Il est incomplet, comme tous les animaux,
voilà tout ce que nous en savons. Et qu’il soit incomplet, cela ne
postule aucune espèce d’explication. L’étonnant serait qu’il ne le fût
pas.
Guizot, dont la discussion vaut qu’on la prenne fort au sérieux, a, lui
aussi, entrepris de défendre le péché originel. Il le rattache fortement
à la question de l’existence du mal sur la terre. Dieu a _dû_ créer
l’homme pour la vertu et le bonheur, aimant la vertu et n’étant pas
méchant. Or, l’homme est vicieux et misérable. C’est inexplicable, _à
moins_ de supposer que l’homme a mérité par une première faute de n’être
pas innocent et de n’être pas heureux. Et il a ainsi corrompu sa nature,
qui, par hérédité, s’est transmise corrompue à tous ses descendants.
Raisonnement spécieux, mais très fragile. Sur le premier point, si
l’homme par une première faute a démérité de Dieu, c’est donc que Dieu
l’avait créé capable de faute, donc non innocent, ce qui est le
contraire de ce que Dieu aurait dû faire s’il est bon.
Sur le second point, que l’homme ait en péchant corrompu sa nature et
celle de tous ses descendants, cela aussi n’a pu être possible que par
la volonté de Dieu; et Dieu qui devient responsable de cette injustice
qui consiste en ce que les fautes ne soient pas personnelles, devient
responsable de cette iniquité qui consiste en ce que j’ai péché en Adam.
Ajoutez que ma nature héréditaire et moi, cela fait deux; que si c’est
Adam, c’est-à-dire ma nature héréditaire, qui pèche en moi, ce n’est pas
moi, ce n’est pas le moi volontaire. Je suis de mauvaise nature et de
bonne volonté. Punir un homme de bonne volonté à cause de sa mauvaise
nature est très injuste, surtout quand, de cette mauvaise nature, c’est
le punisseur, ainsi que nous avons essayé de le démontrer, qui est la
cause.
Il n’est pas probable que ce soit dans des idées théologiques que les
anciens, au moins les anciens qui étaient polythéistes, aient pris
l’idée de la réversibilité des peines. Cette idée est selon moi une idée
toute sociale, qui a rencontré, chemin faisant, des idées théologiques
et qui s’y est accommodée, qui s’y est ajustée plus ou moins. C’est une
idée toute sociale. L’homme, à vivre en société, s’est aperçu: 1º que
les maladies se transmettaient des pères aux enfants, ce qui est
beaucoup plus sensible dans la vie sociale, rassemblée et resserrée, que
dans la vie familiale ou grégaire; 2º et surtout que la cité souffrait
toujours des erreurs et des sottises des ancêtres, beaucoup plus que de
ses erreurs et sottises présentes, actuelles. Du moins, c’est ainsi que
les choses apparaissent. On ne voit pas, on voit mal les imprudences que
l’on commet socialement; on est toujours porté à ne pas les voir ou à
s’aveugler sur elles; on voit très bien, trop bien, on s’exagère les
fautes autrefois commises et dont les conséquences ou ce qui semble en
être les conséquences, éclatent aux yeux à l’heure où l’on est.--L’homme
a donc deux raisons pour une de croire à la réversibilité des fautes
commises. La première de ces deux raisons est très forte. Le spirituel
Bion de Borysthène, quand il disait que punir les petits-enfants pour la
faute des aïeux c’était comme purger un petit-fils pour la maladie de
son grand-père, croyait triompher et était un peu battu; il donnait
_contre_ la raison qui est _pour_. Oui, justement, les médecins soignent
en nous les maladies de nos aïeux, et les anciens n’étaient pas sans
s’être aperçus de cela. A la vérité, nous le savons mieux qu’eux, et,
par parenthèse, c’est à mesure que nous connaissons mieux la
réversibilité des maladies que nous croyons moins à la réversibilité des
fautes; mais enfin ils ne laissaient pas d’avoir été frappés de
l’hérédité des états morbides.
Cette hérédité était pour Brunetière un très grand argument en faveur du
péché originel, et, avec les ressources de son génie, il lui donnait une
force extraordinaire. Ici, répétait-il, nous sommes sur un terrain bien
solide, celui des faits. Nous croyons à l’hérédité physiologique et nous
croyons à l’hérédité morale, nous croyons que les diathèses se
transmettent et que les caractères se transmettent; or, qu’il y ait une
hérédité criminelle et par conséquent une solidarité criminelle, non
seulement c’est analogue, mais c’est la même chose.
C’est la même chose, oui; abstraction faite de la liberté, abstraction
faite de la volonté. _Si_ nous sommes absolument déterminés, si notre
hérédité nous force absolument à faire tous les actes que nous faisons,
il est incontestable que la faute n’est pas personnelle et qu’en moi
c’est toute la série de mes ascendants qui fait le mal; mes ascendants
et moi nous ne sommes qu’une longue chaîne, qu’une longue courroie de
transmission du péché; pour mieux dire, qu’un seul animal se prolongeant
dans le temps et qui fait, comme si c’était d’un seul coup, tous les
actes mauvais que l’on voit commis. Mais s’il n’y a chez nous ni volonté
ni liberté, il n’y a pas responsabilité. Or, c’est précisément de
responsabilité qu’il s’agit avec le péché originel. Le péché originel
impute à moi comme responsable la faute de l’aïeul. Il me condamne et me
«damne», comme dit Pascal, donc me tient pour _coupable_ pour une faute
qui n’est pas de moi. Donc il croit à ma volonté, à ma liberté et en
même temps il m’impute un acte où, par définition, ma liberté n’est pour
rien, et c’est en cela qu’il est incohérent.
Il y a hérédité de diathèses, oui; et solidarité de diathèses, oui;
hérédité de caractères, oui; et solidarité de caractères, oui; mais
hérédité et solidarité de culpabilité, non; puisque la culpabilité c’est
précisément l’homme considéré comme personnel, considéré comme _ne
dépendant pas_ de ses procréateurs, ou considéré en ce qui, dans lui, ne
dépend pas de ses procréateurs[6].
[6] Cf. Scherer, _Études sur la littérature contemporaine_, IV, 13, et
VIII, 8.
Il n’en est pas moins que l’hérédité morbide devait singulièrement
frapper les anciens et les incliner très naturellement, je le reconnais,
vers l’idée de la réversibilité des fautes. Si, d’une part, ils
voyaient, ce qui n’était pas se tromper, les maladies se transmettre;
si, d’autre part, ils croyaient--c’est ici que l’idée sociale rencontre
l’idée religieuse comme je l’annonçais--que la maladie est un châtiment,
est une malédiction, ne les voilà-t-il pas pleinement dans l’idée
complexe d’une hérédité morbide qui est une punition, qui descend, qui
coule, comme disait Pascal, des pères aux fils? Or, justement ils
croyaient que la maladie est un châtiment, une malédiction. La
réversibilité des fautes leur apparaissait donc dans la réversibilité
des maladies. De la rencontre d’une idée de fait, idée sociale, et d’une
croyance religieuse, sortait comme forcément la croyance à la
réversibilité des erreurs, des fautes et des crimes.
Plus encore, peut-être elle sortait de cette considération, sociale
aussi, du malheur social, du malheur politique que les ancêtres versent,
pour ainsi parler, sur leurs descendants. C’est évidemment la faute
d’Alcibiade ou de Cléon, si la République est tombée si bas et se trouve
si malheureuse. Ils ont commis des fautes. C’est nous qui en sommes
punis. Comme fait, c’est incontestable. Est-ce juste? Il ne semble pas.
Mais enfin c’est l’ordre naturel. Et que ce soit l’ordre naturel, cela
n’indique-t-il pas qu’il y a un quelque chose qui veut que les fautes
soient payées, un quelque chose, qui du reste nous dépasse et nous
surplombe et qui ne s’arrête pas parce que notre vie individuelle
s’arrête, dont la loi de compensation va son chemin et, non satisfaite
au temps d’une génération, se satisfait au temps des générations
suivantes?
Ce quelque chose, c’est la justice, c’est la Diké, c’est un Dieu pour
qui, parce qu’il est éternel, l’humanité est un seul homme; et que le
petit-fils soit puni pour les fautes du grand-père, ce n’est pas autre
chose qu’un homme puni dans sa vieillesse pour les fautes de sa
jeunesse.--De la rencontre d’une idée de fait, idée sociale, et d’un
état d’âme religieux sortait comme forcément, assez naturellement du
moins, la croyance en la réversibilité des erreurs, des fautes et des
crimes.
Remarquez que l’état social enfonce cette idée de la solidarité morale
dans les esprits, pour ce qui est du temps où l’on vit. Ceci est la
«solidarité du mal», si bien analysée par Renouvier. Êtes-vous coupable
quand vous faites le mal? Jamais complètement. Jamais la faute ne vous
est imputable à vous seul. Vous faites le mal, parce que, dans l’état
social, vous êtes forcé de faire le mal par le mal qu’on fait autour de
vous. Parce qu’il y a des gens qui abusent de la charité, vous ne faites
pas la charité ou la faites moins que vous ne devriez la faire. Parce
qu’il y a des gens qui se poussent par l’intrigue, vous êtes forcé
d’intriguer un peu. Parce qu’il y a des gens qui usent de charlatanisme,
vous ne pouvez pas vous passer ni vous abstenir absolument de
charlatanisme. Parce qu’il y a des gens qui sont de très grands voleurs,
vous êtes forcé de voler un peu pour n’être pas écrasé par la
concurrence. Parce qu’il y a des gens qui conquièrent les femmes par
leurs flatteries et cajoleries, vous êtes forcé de conquérir et retenir
la vôtre par autre chose que votre seule vertu. Parce qu’il y a des gens
qui tuent, vous êtes forcé de tuer, en légitime défense, il est vrai, ou
en quasi légitime défense; mais enfin, vous tuez ou vous vous disposez à
tuer, vous vous préparez à tuer; vous avez un revolver dans votre poche.
C’est la solidarité du mal; c’est une des plaies sociales les plus
tristes, c’est la plaie sociale par excellence.
_Donc_ le crime n’est pas personnel, il n’est pas tout à fait personnel.
Dans votre faute il y a de la faute d’un autre; dans la faute d’un autre
il y a de votre faute. Vous êtes complice de tout le monde, tout le
monde est complice de vous. La complicité sociale nous enveloppe et nous
pénètre, et nous rayonnons en tous sens dans la complicité sociale. La
société pèche en moi, parce que la société pèche en commun, pèche
globalement. Toute faute est partiellement un acte personnel,
partiellement un acte social.
_Mais alors_, si les fautes ne sont que partiellement personnelles, s’il
y a une solidarité du mal, pourquoi le remède de la faute, pourquoi le
châtiment, ne serait-il pas, lui aussi, non personnel, mais social?
Pourquoi ne serions-nous pas solidaires dans le châtiment comme dans la
faute, dans la médication comme dans la maladie? Pourquoi les dieux ne
me puniraient-ils pas pour la faute d’un autre, puisque la faute d’un
autre, je l’ai commise, puisque la faute d’un autre, j’en suis
partiellement coupable?
Et la société, ne vivant pas un seul moment, mais se prolongeant dans le
temps, étant un être qui engrène en lui les vies successives des hommes,
pourquoi ne serais-je pas aussi responsable des fautes des hommes du
temps passé que des fautes des hommes de mon temps? Je pèche par la
faute d’Alcibiade ou de Périclès (c’est dans Platon), cela me décharge,
oui; mais cela me charge aussi, car il y a une solidarité entre Périclès
et moi, et si Périclès pèche en moi, j’ai péché d’avance en Périclès.
Mais oui; car si Périclès a établi telles et telles institutions, tel et
tel esprit général de la cité, tel état social, c’est à cause du
caractère général des Athéniens, qui exigeait ou comportait ces
institutions et cet esprit; donc c’est en prévision de nous, c’est en
prévision de moi; j’ai péché d’avance en Périclès.
Solidarité sociale dans un temps donné, solidarité sociale même à
travers les temps, solidarité du mal entre les citoyens d’un même temps,
solidarité du mal même entre les citoyens à travers les temps;
solidarité du châtiment puisqu’il y a solidarité du mal; voilà l’idée
tout entière. De la rencontre de plusieurs idées de fait, idées
sociales, et d’une croyance religieuse, est sortie, comme forcément, la
croyance en la réversibilité des erreurs, des fautes, des crimes et des
punitions.
Cette croyance est donc beaucoup plus naturelle et même beaucoup plus
logique qu’on ne croit. C’est elle qui est, plus que d’autres, le
produit naturel de l’état social et de l’instinct social lui-même. Il a
fallu le progrès de l’individualisme moderne pour qu’elle s’obscurcît et
pour qu’elle parût fausse et comme barbare.
--Mais est-elle morale? N’est-elle pas, contenant évidemment un certain
fatalisme, n’est-elle pas une immoralité?--Comme cela dépend des points
de vue! Vue dans un regard en arrière, cette idée est d’une moralité
très douteuse; vue dans un regard en avant, ce à quoi on ne songe
jamais, elle est d’une moralité très appréciable. Si je songe que je
suis puni pour les fautes de Napoléon Ier, ce qui du reste est
parfaitement véritable, je trouve cela très immoral; mais si je songe
que mes descendants seront punis pour mes fautes, je ne vois rien qui
puisse me pousser davantage à n’en pas commettre. Si je pense qu’en
contractant telle maladie que je puis ne pas contracter, je gâte toute
ma postérité; si je pense qu’en faisant par cupidité, par amour du
confort et du luxe un mariage honteux avec une folle, une idiote, une
malade; ou, simplement, qu’en faisant un mariage sans amour, je risque
très fort d’avoir des enfants et des petits-enfants malades, arriérés ou
tout au moins mal venus; si je songe, citoyen, qu’en obéissant à mes
passions ou à mes intérêts, je contribue à créer des institutions
mauvaises qui ruineront mon pays, qui feront vivre mes enfants et mes
neveux sous un despotisme odieux, d’un homme ou de la foule, ou sous la
menace impérieuse d’un étranger insolent, ou sous la domination d’un
étranger à qui ces institutions auront fait très facile la marche
victorieuse jusqu’au cœur de mon pays; si je songe à tout cela, la loi,
vraie ou fausse, de la réversibilité des fautes et de la réversibilité
des châtiments m’apparaîtra comme la chose du monde la plus propre à me
maintenir, comme jalousement, comme passionnément, dans la vertu, dans
la probité, dans la droiture et, sans aller si loin, dans le bon sens.
Du fond du passé mes aïeux me crient: «Tu es malheureux, parce que nous
avons été criminels et fous; c’est la loi» et je me révolte;--mais du
fond de l’avenir mes enfants me crient: «Sauve-nous! Ne nous tue pas! Ne
nous fais pas naître pour nous tuer! Ne nous fais pas naître mourants!
Nous dépendons de ta vertu et de ta sagesse; nous dépendons de ton bon
sens; nous dépendons de ta civilisation ou de ta barbarie; fils de ton
corps, nous dépendons de ton âme. Ne nous sacrifie pas à tes intérêts
d’un jour et à tes passions d’une minute. Vis en nous par ta prévision,
par ta prévoyance, par ta prudence. Vis en nous, ce qui est peut-être la
seule façon d’être immortel, et ce qui très probablement a donné le
désir et par conséquent l’idée de l’immortalité.»
Et le préjugé qui met ainsi l’individu en présence de l’innombrable
postérité comme devant un immense conseil de famille qui a la fois le
supplie, l’adjure, l’exhorte et le juge, est une des formes,
accidentelles et imprévues, je le veux bien, mais imposantes et même
terribles, de la morale éternelle.
CHAPITRE IX
LE CULTE DE LA FORCE
La première chose dont les hommes s’aperçurent quand ils furent en
société et même avant, sans doute, mais beaucoup plus quand ils y
furent, fut qu’il y a entre les hommes des différences très
considérables et que tel homme beaucoup plus fort qu’un autre trouve
toujours son supérieur en force. L’inégalité est une loi naturelle dans
l’humanité comme dans la nature proprement dite.
Les hommes en ont conclu que la force était un privilège, une chose
accordée, un don des puissances supérieures, quelque chose de mystérieux
ayant une origine transcendantale.
Nous ne sommes pas encore si loin des origines de l’humanité que vous
n’ayez remarqué ceci que nous nous faisons un mérite des qualités que
nous n’avons aucun mérite à posséder. De quoi sommes-nous fiers? De
notre force, de notre grâce, de notre beauté, de notre adresse, de notre
esprit. De notre bonté, de notre patience, de notre labeur, jamais, ou
très rarement et par réflexion.
Pourquoi cela?
Parce que force, grâce, adresse, beauté, esprit, nous viennent de la
nature, nous sont innés; et que bonté, patience, application, labeur,
viennent de nous, ou nous paraissent venir de nous, sont ou paraissent
être des produits de notre volonté.
De sorte que ce à quoi nous n’avons aucun mérite c’est de quoi nous
tirons vanité; et ce qui est tout notre mérite c’est de quoi nous ne
nous flattons point.
Ce que dit La Rochefoucauld du cœur et de l’esprit n’est point
contradictoire à ce que je fais remarquer. Il dit: «Chacun dit du bien
de son cœur et personne n’ose en dire de son esprit.» Mais, s’il vous
plaît, cela tient à ce que l’on dit le contraire de ce qu’on pense.
Chacun dit du bien de son cœur parce que tout le monde sait qu’il n’est
pas vrai que nous soyons fiers de notre bonté; et, tout le monde sachant
que nous sommes très fiers de notre esprit, nous «n’osons pas» en dire
du bien, parce que ce serait manquer de modestie, parce que ce serait
étaler notre vanité; et donc c’est bien de notre esprit que nous sommes
fiers et de notre cœur que nous ne le sommes pas.
La chose de soi que l’on peut louer sans ridicule, c’est la chose dont
tout le monde sait que nous ne nous enorgueillissons point.
D’où vient donc que nous ne nous faisons pas un mérite des choses qui,
dépendant de nous, font précisément notre mérite? Mais justement de ce
que nous croyons qu’elles dépendent de nous. Je suis bon, je suis
patient, je suis discipliné, je suis travailleur... et, étant convaincu
que c’est parce que je le veux, je suis persuadé que tout le monde
pourrait l’être comme moi. Donc aucune supériorité. Je suis beau, je
suis adroit, j’ai de la grâce, j’ai de l’esprit. A cela je ne suis pour
rien. J’ai apporté tout cela en naissant. Et les autres, une infinité
d’autres, pourront se trémousser tant qu’ils voudront et tant qu’ils
pourront, ils n’auront ni ma beauté ni mon adresse, etc. Donc c’est un
privilège; je suis un privilégié, je suis un favori des dieux.
Les hommes ont été frappés des privilèges de quelques-uns et ont
considéré ceux-ci comme des favorisés, comme des favoris, comme des élus
de quelqu’un et comme des êtres désignés par ce quelqu’un.
Ils ont été frappés d’abord du privilège de la force physique, la plus
sensible, la plus incontestable, la plus indiscutable, la plus capable
de se prouver à chaque instant et la plus utile, aux temps primitifs.
Très longtemps ce fut le plus vigoureux qui fut le chef. Inutile
d’insister.
Ils s’aperçurent ensuite de l’importance de la force intellectuelle;
mais ici les choses étaient moins incontestables et moins vite prouvées,
plus divergentes du reste. La force intellectuelle s’appliquait, comme
elle s’applique encore, en différents sens, à des objets divers. Elle
s’appliquait, d’une part, aux inventions, invention du feu, invention de
la charrue, invention de la roue, etc. Autrement dit, il y avait des
hommes de génie. Les hommes de génie ont en général cette destinée
d’être assommés dans leur temps et d’être adorés comme des dieux dans
les temps suivants. Et cela est bien naturel. Par leur invention ils
contrarient les habitudes, ils bouleversent toute la vie de leurs
contemporains; ils les forcent à faire un effort d’adaptation à une vie
nouvelle. Ils sont des ennemis. Voyez tout homme, de nos jours, qui, en
industrie, invente un nouveau procédé. Il est détesté de tous les
industriels qu’il oblige à renouveler tout leur matériel et, s’il était
entre leurs mains, personne ne pourrait répondre de lui. Ainsi en a-t-il
été des premiers inventeurs. On reconnaissait leur force intellectuelle,
sans doute mais, comme elle était funeste, on la reconnaissait pour la
maudire et ils passaient non pour demi-dieux, mais pour magiciens. C’est
la même chose, mais avec une différence au point de vue sentimental.
Seulement, au bout d’une génération ou de deux, le bienfait de
l’invention s’étant montré d’une façon éclatante et l’invention
elle-même s’étant généralisée et l’effort d’adaptation aux procédés
nouveaux n’existant plus, la mémoire de l’inventeur était honorée, son
nom glorieux et béni et le magicien passait demi-dieu.
D’autre part, la force intellectuelle s’exerçait à l’organisation et à
l’administration de la cité et aux opérations de la guerre. Ici elle
était contestée encore, souvent; mais souvent aussi reconnue. On avait
affaire non plus au génie; mais au talent, et au talent s’adaptant à la
vie telle qu’elle était, tout au plus l’améliorant par petits progrès au
lieu de la bouleverser: C’est sous cette forme que la force fut tout
particulièrement honorée et respectée.
Concurremment à celle-ci, deux forces très analogues à certains points
de vue, quoique très différentes à certains autres, se révélèrent. Ce
furent des forces de rassemblement et de cohésion. Un certain nombre
d’hommes, non plus vigoureux individuellement que les autres, non plus
intelligents individuellement que les autres, avaient l’instinct de
rassemblement, s’unissaient et voulaient rester unis. Voulant rester
unis, ils s’avisèrent que, pour rester ainsi, il fallait s’obéir les uns
aux autres d’une façon très exacte et très régulière, s’obéir d’après un
classement des individus et d’après un règlement très précis. Ils
créèrent la hiérarchie et la discipline. Rassemblement, hiérarchie et
discipline, c’était la cohésion et par la cohésion ils étaient forts.
Une nouvelle force était créée. La caste des guerriers existait.
Quelquefois elle n’était pas autre chose que le reste et la descendance
d’une nation étrangère qui avait envahi le pays et qui l’avait conquis.
Quelquefois elle était autochtone et se composait des hommes qui, ayant
défendu le pays plus brillamment ou plus heureusement que d’autres,
avaient pris dans les camps l’habitude de la hiérarchie et s’étaient
aperçus qu’il n’y avait qu’à la maintenir en temps de paix (c’est-à-dire
en temps de trêve) pour dominer toute la ville, pour se trouver plus
prêts que les autres au moment de la guerre suivante, pour en revenir
avec une force plus grande encore de cohésion; et ainsi de suite.
La foule les honorait comme les anciens inventeurs et comme les
organisateurs, législateurs et administrateurs actuels, quoiqu’ils
n’eussent ni génie ni talent, mais parce qu’ils avaient la force et
aussi parce que, dans cette force, elle admirait le talent d’avoir de la
force, l’instinct de rassemblement, d’union, de hiérarchie et de
cohésion; et à ce titre ils étaient, eux aussi, des favorisés des dieux,
des favoris, des élus, des privilégiés et des surhommes.
Quand Platon, dans sa République, organise à sa fantaisie sa caste des
guerriers, quand il les montre sobres, durs à eux-mêmes, étroitement
unis, ne possédant rien individuellement, il ne fait qu’exagérer les
vertus réelles que la foule admira dans les premiers guerriers et qui
lui imposèrent, qui firent qu’elle les considéra comme une race
particulière.
Exactement de la même manière, mais s’appuyant d’une autorité plus haute
et admettant des éléments mystiques, s’organisèrent les castes
sacerdotales. Elles se composèrent des hommes qui avaient l’instinct du
rassemblement et de la cohésion par la hiérarchie. Mais elles
s’appuyèrent sur les croyances religieuses du peuple et elles
s’appliquèrent à les interpréter, à les codifier, en quoi elles
répondaient à un vague besoin et à un désir. Elles s’appuyèrent aussi
sur des légendes, sur des souvenirs; elles passèrent, ce qu’elles ne se
soucièrent point de démentir et ce qu’elles s’appliquèrent à confirmer,
pour posséder d’anciens secrets bienfaisants ou redoutables,
bienfaisants _et_ redoutables, selon les mérites des uns et des autres.
Elles inspirèrent la confiance, le respect et la terreur.
Mais leur principale autorité, c’était leur force, et leur force,
c’était la cohésion. Comme la caste guerrière, la caste sacerdotale
était hiérarchisée et disciplinée. Comme la caste guerrière, elle était
serrée autour d’un drapeau et autour d’un chef; comme la caste
guerrière, elle avait sa règle à elle, sa loi particulière, à laquelle
elle obéissait strictement. Comme la caste guerrière, elle était non
seulement une force, ce qui aurait suffi pour qu’elle fût respectée et
même obéie; mais elle était une force au service de la cité, une des
forces sociales: la caste guerrière défendait la cité contre l’ennemi;
la caste sacerdotale défendait la cité contre les dieux, toujours
redoutés à l’égal de l’ennemi. Elle les apaisait, elle les adoucissait,
elle les désarmait, peut-être elle les trompait. Elle les rendait
favorables. Elle les vainquait presque: car prévoir c’est vaincre, et
elle pénétrait leurs desseins. Elle savait ce qu’ils voudraient, science
qui permettait, non pas sans doute de leur désobéir, mais de prendre ses
dispositions pour leur obéir de la façon la plus favorable. Elle les
faisait parler, ce qui était les désarmer à demi, puisque la force la
plus redoutable est la force muette, dont on ne sait quoi attendre et
quoi n’attendre point.
Ainsi la cité respirait, encadrée entre ses deux armées défensives,
l’une qui avait l’habitude de l’ennemi terrestre, qui le connaissait,
qui le tenait du regard, qui l’épiait, qui surveillait tous ses
mouvements, qui était toujours prête à la défense, toujours prête aussi
pour les moments où le bon moyen de se défendre est d’attaquer; l’autre
qui avait l’habitude de l’ennemi céleste, qui le connaissait, qui savait
ses exigences, ses susceptibilités et ses impatiences, qui ne le
quittait point des yeux, qui l’amusait, qui l’endormait, qui lui payait
rançon, qui lui cédait quelque chose pour avoir davantage, qui signait
avec lui des traités, concluait avec lui des alliances et avait toujours
des intelligences dans la place.
Il en est de ces forces de cohésion dans la cité, comme des forces de
cohésion dans le genre humain lui-même. Dans le genre humain, les hommes
qui ont volonté de puissance et qui se reconnaissent et se rencontrent
dans cette volonté de puissance, acquièrent la volonté de puissance
collective; dès ce moment, ils font un peuple, fut-il composé de cent
familles; ils forment noyau et ils s’annexent les parties molles de
l’humanité. De même dans la cité faite, continuant le même mouvement,
les individus doués de volonté de puissance et se rencontrant et se
reconnaissant dans cette volonté, acquièrent, se donnent et maintiennent
en eux une volonté de puissance collective, forment noyau, forment
centre, se ramassent et se contractent énergiquement et soumettent à
eux, clientélisent, les parties molles de la cité.
Ces deux forces de cohésion étaient sans doute les plus capables de
maintenir la cité dans l’obéissance; mais ce sont précisément elles qui,
avec le temps, _enseignèrent_ à la foule à se passer d’elles et à
secouer leur joug. En effet, on obéit instinctivement à la force
physique; on obéit instinctivement à la supériorité intellectuelle; on
obéit encore instinctivement, je l’ai dit, à la cohésion dans laquelle
on reconnaît une force qui est précisément l’instinct et la volonté de
cohésion. Mais pour ce qui est de celle-ci, on se dit assez
naturellement qu’étant composée d’individus qui n’ont individuellement
ni supériorité physique ni supériorité intellectuelle, une caste n’est
qu’artificiellement privilégiée et que son privilège est tout factice;
que ce qui fait sa force, à savoir l’instinct de cohésion, on peut
facilement se le donner et qu’il y suffit de vouloir. Le jour donc
arrive où la foule, ne fût-ce que par esprit d’imitation et du reste
parce qu’elle est instruite, se donne à elle-même l’instinct de
cohésion, s’entend, se concerte, se ramasse et se contracte et devient
elle-même une force; il ne faut pas dire la force du nombre; car le
nombre n’a aucune force, mais la force du nombre qui s’est ramassé, qui
s’est donné un centre, qui s’est donné des chefs et qui a pris
conscience de lui-même.
Alors la caste des guerriers et la caste sacerdotale sont réprimées et
diminuées; et c’est la foule ou plutôt la pluralité de la foule qui
gouverne dans la société.
Cela est plus juste, disent quelques-uns. Cela n’est ni plus ni moins
juste, c’est toujours et peut-être plus que jamais la force qui
gouverne. Seulement c’est une autre force. Les hommes ont adoré la force
physique; ils ont adoré la force intellectuelle; ils ont adoré la force
d’instinct de cohésion; ils adorent encore la force d’instinct de
cohésion unie au poids du nombre.
Pascal a très bien vu tout cela. L’humanité a le désir de la justice;
seulement, ne pouvant pas réaliser la justice, elle a supposé que la
justice était avec la force, avec _une_ force, celle-ci, celle-ci ou
celle-là. «_Ne pouvant pas fortifier la justice, ils ont justifié la
force._»--«Si on avait pu, on aurait mis la force entre les mains de la
justice; mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut,
parce que c’est une qualité palpable, au lieu que la justice est une
qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on a mis la justice
entre les mains de la force et ainsi on appelle justice ce qu’il est
force d’obéir.»--«Il est _juste_ que ce qui est juste soit suivi; il est
_nécessaire_ que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la
force est impuissante; la force sans la justice est tyrannique. La
justice sans la force est _contredite_ [on la conteste toujours] parce
qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée
[d’être arbitraire, d’être la violence]. Il faut donc mettre ensemble la
justice et la force; faire que ce qui est juste soit fort et que ce qui
est fort soit juste. [Mais] la justice est sujette à disputes; la force
est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pas pu donner la
force à la justice parce que la force a contredit la justice et a dit
qu’elle [la justice] était injuste; et a dit que c’était elle [la force]
qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui fût juste fût
fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.»
Les souverains sont _tenus_ pour justes parce qu’ils ont la force; les
castes sont tenues pour justes parce qu’elles ont la force, j’ai dit
laquelle. La «pluralité» enfin est tenue pour juste dès qu’elle s’est
donné la cohésion. «Les seules règles universelles sont les lois du pays
aux choses ordinaires; la pluralité aux autres. D’où vient cela? _De la
force qui y est._» Force de coutume, voilà pour les lois; force
proprement dite, voilà pour la pluralité. La pluralité n’a aucune
autorité, rien qui prouve qu’elle ait raison; «c’est l’avis des moins
habiles»; mais elle est «la meilleure voie, parce qu’elle est visible et
qu’elle a la force pour se faire obéir».--«Pourquoi suit-on la
pluralité? Est-ce à cause qu’ils [ceux qui sont les plus nombreux] ont
plus de raison? Non; mais plus de force.»
Tout cela est la vérité même. Je n’y ajouterai que ceci, c’est que les
hommes ne font pas, je crois, le _raisonnement_ que Pascal leur prête.
Ils le font après coup, comme il le fait lui-même; ils ne le font pas
avant, ni en même temps. Ils ne se disent pas: «il faut attribuer la
justice à la force, puisque nous ne pouvons pas donner la force à la
justice; il faut justifier la force puisque nous ne pouvons pas
fortifier la justice»; ils ne se disent pas cela; simplement ils aiment
la force, ou, si l’on veut, la force leur impose et ils ont pour elle
une manière de culte; et ils l’aiment successivement dans la vigueur
physique, dans la supériorité intellectuelle, dans l’énergie de cohésion
ou synergie sociale, enfin dans la pluralité approximativement
consciente d’elle-même.
De plus, ils aiment la justice, c’est-à-dire l’égalité; car quand on
analyse l’idée de justice on n’y trouve que l’idée d’un niveau, l’idée
que personne ne doit avoir plus qu’un autre. Et cette idée est contraire
et contradictoire à l’idée de force et la heurte dans l’esprit des
hommes, la heurte absolument, si absolument que je ne crois pas que ce
soit la justice que les hommes, même par expédient, attribuent à la
force; l’incompatibilité est trop forte. Ce qu’ils attribuent à la
force, c’est la _raison_. Ils ne justifient pas précisément la force (à
moins d’attribuer aux mots _juste_ et _justifier_ un sens très large, et
c’est ce que fait Pascal), ils _rationalisent_ la force; ils veulent
croire qu’elle a raison; ils croient qu’elle a raison. Ceux qui ont
parlé du droit de la force ont gâté par une expression impropre une idée
juste. Dans l’esprit des hommes la force n’a jamais le droit; mais elle
a raison; il est à croire qu’elle a raison, que ce qu’elle fait est
encore le meilleur qui se puisse faire.
Ils sont amenés à cette conception générale par tout ce qu’ils voient,
par le spectacle de la nature et par celui de la société; par le
spectacle de la nature qui n’a aucun souci de justice, et c’est-à-dire
d’égalité et où tout simplement les plus forts vivent et les plus
faibles meurent; par le spectacle de la société où, successivement, les
plus forts en raison de telle force et les plus forts en raison de telle
autre force règnent, dominent et oppriment. Et quand ils en arrivent au
règne de la pluralité, ils sont plus convaincus que jamais de cette
idée, puisque, ayant voulu renverser la force, ils s’aperçoivent qu’ils
n’ont fait qu’en introniser une autre, et la plus inepte de toutes. Il
n’y a donc jamais que la force, se disent-ils alors. Et pourquoi non?
Qu’il n’y ait jamais que la force, c’est peut-être le signe que la force
a raison, que le règne de la force est conforme à l’ordre naturel du
monde, que c’est ainsi que le monde est et que vouloir qu’il fût
autrement, ce serait la raison contre la raison, chose éminemment
irrationnelle, ce serait une raison individuelle contre la raison
universelle, chose au moins vaine.
Le culte de la force est chez les hommes une sorte de culte de
constatation: les choses sont ainsi; elles sont tellement ainsi que les
vouloir autrement est de l’imagination, donc n’est pas du bon sens; et
une chose est très raisonnable quand elle ne peut être combattue et
contredite que par une chimère.
Les hommes ne trouvent pas la force juste, ils la trouvent rationnelle.
Ils protestent toujours contre elle au nom du droit, et reconnaissant
toujours qu’il est déraisonnable de protester contre elle; mais ils
reconnaissent par là même qu’elle est raisonnable, qu’il y a en elle je
ne sais quelle raison supérieure et transcendante.
Les hommes honoreront toujours la force sous ses différentes formes,
d’abord par instinct naturel, ensuite par instinct social, par sentiment
qu’ils se sont toujours ralliés dans leur cité autour de ce qui était
fort; enfin par cette conception générale, que, si injuste qu’elle soit
toujours, la force a en elle le vrai secret, la raison profonde des
choses, ce par quoi le monde est ce qu’il est, l’esprit pouvant le rêver
autrement, mais non pas le faire autre.
CHAPITRE X
L’ARISTOCRATIE
Le culte de l’aristocratie est très analogue au culte de la force, très
analogue surtout au culte de la force de cohésion, et l’aristocratie
elle-même est très analogue à une caste; cependant il y a des
différences.
J’appelle aristocratie toute oligarchie, en donnant au mot oligarchie un
sens très étendu. J’appelle aristocratie toute partie de la nation qui
est groupée, soit par des affinités de naissance, soit par des affinités
électives, qui se connaît comme groupe, qui est par son éducation
supérieure à la masse, ou différente de la masse; et qui exerce sur la
masse soit une autorité, soit une influence.
Donc l’aristocratie dépasse la caste. Elle peut être, selon les cas,
supérieure à la caste guerrière et à la caste sacerdotale; elle peut
être _composée_ de la caste guerrière et de la caste sacerdotale; elle
peut être composée de la caste guerrière, de la caste sacerdotale et
d’autre chose en outre; elle peut être de naissance; elle peut être
élective, à la condition, dans ce cas, que pour telle raison ou pour
telle autre, quoique élective elle change peu de personnel, et que ses
membres se reconnaissent toujours comme formant un groupement peu
variable; elle peut être partie de naissance, partie élective; elle peut
être constituée par la richesse, à la condition, dans ce cas, que pour
telle raison ou pour telle autre, elle varie peu et soit composée
d’hommes qui de pères en fils se reconnaissent comme faisant partie du
même rassemblement social.
Un groupement quelconque d’hommes se distinguant, par une différence
d’éducations et d’habitudes, de la masse du corps social et exerçant sur
le corps social soit autorité, soit influence, c’est une aristocratie.
La plupart des aristocraties viennent de la conquête d’un peuple par un
autre, et celles qui sont de ce genre sont toujours les plus fortes.
Nietzsche dit très bien: «Il ne faut pas se faire d’illusions
humanitaires sur l’histoire des origines d’une société aristocratique.
La vérité est dure. Des hommes d’une nature restée naturelle, des
barbares, dans le sens le plus redoutable du mot, des hommes de proie en
possession d’une force de volonté et d’un désir de puissance encore
inébranlé se sont jetés sur des races plus faibles, plus policées, plus
pacifiques, peut-être commerçantes ou pastorales, ou encore sur des
civilisations amollies et vieillies, chez qui les dernières forces
vitales s’éteignaient dans un brillant feu d’artifice d’esprit et de
corruption. La caste noble fut à l’origine toujours la caste barbare. Sa
supériorité ne résidait pas avant tout dans sa force physique, mais dans
sa force psychique. Elle se composait d’hommes _plus complets_.»
Telles sont évidemment, pour la plupart, les aristocraties primitives;
le phénomène se renouvelant du reste, toutes les fois qu’un peuple
fléchit et n’est pas annexé par son voisin, mais, ce qui est meilleur
pour lui, reçoit sur son territoire une peuplade errante qui le subjugue
et le réduit en servage.
Quelquefois, du reste, c’est du sein même du peuple que s’élance le
conquérant qui doit devenir son aristocratie. En France, en 1789,
profitant du fléchissement, de la désorganisation, de la
quasi-disparition de l’ancienne aristocratie, une armée d’hommes de
France, «plus complets» que ceux qui dominaient, se jette sur le
pouvoir, s’en empare, brise les obstacles, au centre et dans les
provinces, par les moyens ordinaires de la conquête; et crée une
aristocratie, d’abord militaire, ensuite bourgeoise, qui gouverne et
exploite le pays pendant un siècle et dont le gouvernement, quoique très
menacé par d’autres forces, dure encore.
Il est possible cependant que souvent, sans conquête, une aristocratie
se soit formée spontanément. Elle s’est formée des «meilleurs»,
c’est-à-dire des «plus complets», comme une caste, se confondant souvent
avec une caste ou en enveloppant plusieurs en elle-même, et elle a
dominé tant qu’elle a été fidèle à ses principes: supériorité, cohésion.
L’aristocratie, chez les peuples primitifs, est plus forte, soit qu’elle
soit fille de la conquête, soit qu’elle soit autochtone, quand elle se
confond dans les souvenirs populaires avec les origines mêmes de la
nation. Ces origines sont toujours légendaires, et ce qui est légendaire
a toujours un caractère religieux. Un respect religieux s’ajoute donc, à
l’égard des nobles, au respect naturel que la force de cohésion, à elle
seule, inspire déjà. On appelle les nobles «pères», ce qui veut dire
qu’ils sont les fils des pères de la patrie et qu’on honore en eux, non
sans quelque superstition, cette tradition de paternité.
Surtout on les considère comme des «_chefs tout trouvés_». La cité, en
ces temps-là, est un camp--et elle n’a pas cessé d’être cela; seulement
on en avait alors le sentiment plus vif--et dans un camp on a besoin de
chefs. Or on ne se dissimule pas ce que valent des chefs militaires
élus, combien ils sont toujours contestés et de peu d’autorité sur leurs
troupes. Le chef, et particulièrement le chef militaire, tout trouvé,
agrée singulièrement, à ce point que pendant longtemps on n’a pas même
l’idée d’en prendre d’autres.
Pascal analyse bien cet état d’esprit où il entre, comme nous venons de
le voir, tant de choses diverses: superstition, respect de la force,
sens pratique de l’intérêt public, etc., et que doivent combattre
d’autres sentiments: instinct d’égalité, amour-propre, même scrupules de
piété: «Le peuple honore les personnes de grande naissance
[instinctivement, ou héréditairement, sans raison]. Les demi-habiles les
méprisent, disant que la naissance n’est pas un avantage de la personne
[«grandeur naturelle»], mais du hasard [«grandeur d’établissement»]. Les
habiles les honorent, non par la pensée du peuple [c’est-à-dire sans
pensée], mais par la pensée de derrière [ils ne sont pas bons en soi;
mais il est bon qu’on les croie bons pour qu’il y ait stabilité
politique]. Les dévots qui ont plus de zèle que de science les
méprisent, malgré cette considération qui les fait honorer par les
habiles, parce qu’ils en jugent par une nouvelle lumière que la piété
leur donne [il n’y a de vraie grandeur que celle qui vient de Dieu et
qui rattache l’homme à Dieu]; mais les chrétiens parfaits [mettons, pour
généraliser, les dévots parfaits] les honorent par une autre lumière
supérieure» [parce qu’ils savent que cette grandeur fausse, étant voulue
des dieux pour le salut de la cité, est vraie en ce sens et d’une vérité
divine elle-même].
Ainsi peuvent sentir, même dans des temps très antérieurs aux nôtres,
les citoyens à l’égard des patriciens, et tout cela part d’un respect
instinctif et aboutit à un respect social et se résume en une déférence
générale, traversée de doutes qui auront leurs effets plus tard.
De son côté, l’aristocratie, si elle sait son métier, et tout contribue
à le lui faire savoir, s’organise et se dresse d’elle-même en classe
d’élite, de manière à perpétuer les raisons que le peuple a de la
respecter et de lui obéir. La supériorité donne le désir perpétuel
d’augmenter sa supériorité. Le patricien en conséquence a, avant tout,
le respect de soi-même: «L’âme noble, dit Nietzsche, a [non pas l’amour
de soi, mais] le respect de soi.» Le patricien se fait une morale fondée
sur l’honneur, sur le constant besoin de s’élever au-dessus de ceux
qu’il domine et de se distinguer de ceux dont déjà il diffère. Il se
fait une âme d’exception. Chez ceux qui sont peu intelligents, ce besoin
de supériorité s’exprime par des procédés qui rabaissent et humilient
les inférieurs, et cela est d’une lamentable indigence; mais, chez ceux
qui comprennent, il a pour démarche de s’élever sans cesse et de
souhaiter que les inférieurs s’élèvent et de les y aider pour avoir une
nouvelle raison d’ascension et de perfectionnement.
Le patricien se fait une âme dure pour lui-même, aussi pour les autres,
mais surtout pour lui, afin de pouvoir exiger des autres ce qu’il exige
de lui-même; il se donne une éducation spéciale très laborieuse pour
qu’il y ait toujours, d’homme à homme, une différence marquée entre la
foule et lui il se donne des sentiments particuliers: profond respect de
la vieillesse--Nietzsche remarque bien cela--pour maintenir fortement
l’idée de tradition qui est une partie de sa force; culte du sérieux et
de la dignité dans la vie publique et privée, pour que la familiarité
n’intervienne pas, où se perdrait au moins le prestige extérieur;
susceptibilité, ou point d’honneur, pour que l’idée se répande et se
maintienne comme un proverbe qu’un noble ne peut pas être injurié sans
qu’il en coûte la vie à l’insulté ou à l’insulteur.
Surtout il pousse au dernier degré l’instinct de cohésion qui est
l’essentiel même de sa force; il est dévoué à ses amis et il considère
tous les hommes de sa classe comme des amis pour lesquels il est prêt à
tous les sacrifices et sur lesquels il compte absolument au besoin.
Surtout il se persuade, pour le persuader aux autres, que le plus grand
ami qu’il ait au monde c’est le pays, et que le pays est comme son Dieu
domestique qui le protège et qu’il protège et à qui il est
indissolublement lié et uni. Ce sentiment est même un de ceux qui, après
l’avoir longtemps fait vénérer, éloignera de lui le peuple, qui finira
par se dire que la patrie est la chose des patriciens et leur affaire;
mais n’importe pas au peuple, qui n’en retire rien et qui peut s’en
désintéresser; mais ceci ne viendra que plus tard.
Les patriciens doivent avoir le mépris absolu des richesses, parce que
le sentiment du peuple à l’égard des aristocrates doit être un sentiment
de respect moral où l’envie n’entre point; or c’est la richesse beaucoup
plus que le talent ou même la puissance qui excite l’envie; une
aristocratie ruine le sentiment aristocratique quand elle se transforme
en ploutocratie (Platon, voyant bien cela, a voulu que ses nobles ne
possédassent _rien_); si les nobles sont riches, ils doivent vivre comme
gens de médiocre fortune et consacrer leurs richesses aux plaisirs et
fêtes publics, embellissement des villes, etc., de manière qu’il soit
bien apparent, comme dit Montesquieu, que «la fortune est aussi onéreuse
que la pauvreté».
En un mot, comme dit Montesquieu encore, l’aristocratie mettant «les
mêmes gens», à savoir les aristocrates, «sous la puissance des lois en
même temps» qu’elle les en retire, il est difficile à ces gens de «se
réprimer» et il est indispensable qu’ils se répriment, d’où suit qu’il
leur faut «une grande vertu» et qui est celle dont nous venons
d’énumérer les éléments, mais vertu très rare et extraordinaire.
Enfin les aristocraties intelligentes comprennent le principe de
destruction qu’elles portent en elles, la maladie constitutionnelle qui
peut les ronger et les détruire. Elles comprennent qu’elles sont des
haras destinés à constituer et à maintenir une race d’élite et que
précisément les races d’élite s’épuisent très vite. Elles ne comprennent
pas cela scientifiquement, mais elles le comprennent à l’user, par
l’expérience et par la vue des choses. «L’extrême corruption, dit
Montesquieu, est quand les nobles deviennent héréditaires»; du moins,
quand il n’y a dans une aristocratie _que_ des nobles héréditaires. Car
alors il se produit un renversement des valeurs. Les nobles
héréditaires, descendants des grandes familles, atteints la plupart par
l’épuisement de la race,--auquel l’adultère même n’a pas su remédier,
parce que le plus souvent il a lieu entre personnes précisément de la
même classe sociale,--sont méprisés individuellement par le peuple, et
alors le peuple reporte son instinct aristocratique, reporte son respect
des supériorités sur les mieux doués des plébéiens, sur ceux des
plébéiens que leur intelligence, leur énergie ou seulement leur
éloquence désignent comme chefs; de sorte qu’il y a deux aristocraties,
l’une établie, installée, légale, à laquelle l’instinct aristocratique
ne s’attache plus, l’autre en puissance, vers laquelle l’instinct
aristocratique va tout droit.
Ce qu’il faut donc, c’est adjoindre à l’aristocratie légale ces éléments
aristocratiques nouveaux qui la renouvelleront, la fortifieront, la
raviveront, et ainsi confisqués, ainsi captés, empêcheront qu’une autre
ne se forme. Dans ces conditions, l’instinct aristocratique populaire
est maintenu et n’a aucune raison de fléchir. Cela est naturel, puisque
ce qui l’a suscité continue à être et continue à agir. Ce qui a suscité
l’instinct aristocratique aux origines de la cité, c’est l’existence
d’un certain nombre d’hommes estimés supérieurs et dans lesquels on
pouvait avoir confiance. En s’adjoignant les supériorités d’aujourd’hui,
l’aristocratie ne fait que continuer, que prolonger cela même qui l’a
créée. Elle est dans la vérité vivante de son institution et elle
réveille indéfiniment le sentiment qui a accueilli son institution, ou,
pour mieux dire, d’où son institution est sortie.
Comment le sentiment aristocratique du peuple s’affaiblit-il et comment
les aristocraties disparaissent-elles? Nous avons déjà rencontré
quelques réponses à cette question. Nous avons vu qu’une aristocratie
disparaît naturellement quand elle est exclusivement héréditaire, parce
que le sentiment aristocratique populaire, s’il s’attache à la
naissance, s’attache encore plus à la supériorité et probablement ne
s’attache à la naissance qu’en raison de la supériorité qu’elle suppose.
Or ce qui est une vérité pendant un certain temps, à savoir la
supériorité des fils des hommes supérieurs, ne l’étant plus après un
temps plus long, le sentiment aristocratique du peuple se détache des
descendants abâtardis et traite de préjugé et de superstition le respect
de la race.
Une aristocratie disparaît encore, nous l’avons vu, quand elle devient
riche, quand elle se transforme en ploutocratie; d’abord parce que la
richesse détruit en elle les vertus qui la faisaient respecter et qui la
feraient respecter encore; ensuite parce que le luxe, le faste, les
dépenses d’ostentation, excitent l’envie du peuple et détruisent en lui
le respect.
Chose intéressante pour le moraliste. Le peuple, semble-t-il, ne devrait
qu’être reconnaissant envers l’homme des hautes classes qui est
prodigue, puisque la prodigalité est à peu près le seul moyen, le plus
pratique en tous cas et peut-être le plus sain, de faire participer le
peuple à la fortune des grands. C’est la prodigalité qui entretient
l’industrie et c’est l’industrie qui fait vivre le peuple. La
prodigalité est infiniment supérieure à l’aumône, puisque la prodigalité
entretient le travailleur et que l’aumône n’entretient guère que le
fainéant. Toutefois le peuple ne fait jamais, presque jamais, ce
raisonnement. Très idéaliste en cela, il n’apprécie que l’intention, et
l’intention de celui qui fait l’aumône étant évidemment de secourir son
prochain et l’intention du prodigue n’étant aucunement philanthropique,
il méprise le prodigue purement et simplement. Il se contredit même sur
ce point; car il estime le riche «qui fait travailler» et il méprise le
prodigue, sans réfléchir que le prodigue est l’homme du monde qui fait
le plus travailler et que, très souvent, entre «le riche qui fait
travailler» et le prodigue la nuance est difficile à saisir et ces deux
personnages se confondent.
Toujours est-il que le meilleur moyen pour une aristocratie de détruire
le sentiment aristocratique dans le peuple, c’est d’être riche et d’être
fastueuse. L’envie, excitée par le spectacle de la richesse en exercice,
ronge peu à peu le respect et n’en laisse rien. La diminution
progressive du sentiment aristocratique en Angleterre, de nos jours, est
un exemple assez frappant, je crois, de ce que j’avance.
L’aristocratie disparaît encore comme d’elle-même, tout ainsi que
disparaît dans les corps vivants un organe qui ne fait plus sa fonction.
C’est connu. On sait assez, et je n’insisterai pas, toute l’histoire de
France depuis Louis XIV. _Ils ne résidaient plus_, tout fut là. Les
gentilshommes et les évêques ne résidant plus, n’étant plus ni dans
leurs châteaux ni dans leurs palais, et _quand ils y étaient_, ne se
mêlant plus au peuple pour le diriger, le guider et le soutenir, ils en
vinrent à n’être plus rien dans le corps social. Ce fut un suicide. Ce
fut un suicide un peu aidé, comme il y en a beaucoup par le monde; car
la royauté, peu avisée en cela et voulant de toutes ses forces changer
la monarchie en despotisme, ce qui est dangereux, y prêta la main; mais
ce fut un suicide; l’aristocratie française était morte quand on la tua,
et il n’y a rien de plus juste que le mot de Chateaubriand: «la
Révolution était faite quand elle éclata.»
Il existe, pour ainsi parler, des succédanés d’aristocratie, des
aristocraties relatives, je ne dis pas de fausses aristocraties, car
elles sont réelles, mais enfin des aristocraties qui n’ont pas toute la
réalité des aristocraties véritables, et elles existent au sein des
démocraties les plus déclarées. C’est d’abord la classe riche, quelle
que soit son origine. La classe riche a quelques-uns des caractères de
l’aristocratie: elle est différente de la masse par ses habitudes de
vie; elle peut s’en distinguer par des différences d’éducation; elle se
groupe instinctivement par la communauté de ses habitudes de vie; elle
exerce sur la masse une certaine influence. Elle est une manière
d’aristocratie, et c’est bien pourquoi la démocratie extrême tient
essentiellement à la détruire. Seulement elle est une aristocratie
essentiellement sans prestige et à laquelle manque précisément ce qui
fonde et ce qui soutient l’aristocratie véritable, le respect de la part
du peuple. La classe riche est enviée et crainte; enviée, il est inutile
de dire pourquoi; crainte, parce qu’elle a en main une force qui peut
faire fléchir en sa faveur et au détriment de l’homme du peuple la
police, l’administration, la magistrature et la loi. Elle est donc
enviée et crainte; mais c’est là tous les sentiments qu’elle inspire;
elle n’est pas respectée, le peuple _n’est pas fier d’elle_; elle n’a
donc pas d’autorité; elle n’a qu’une influence indirecte; elle a une
influence en raison de la peur qu’elle inspire; mais l’influence qui est
en raison de l’intimidation est négative. Cette influence-là préserve,
elle n’agit pas; elle empêche qu’on ne fasse quelque chose contre vous;
elle n’obtient pas qu’on fasse pour vous quelque chose. Un membre de la
classe riche peut dire à peu près: «On ne peut rien contre moi; mais je
ne peux rien.» La ploutocratie est socialement une aristocratie
invulnérable et impuissante. Ce n’est qu’une demi-aristocratie.
C’est pour cela qu’elle fait tant d’efforts, quelquefois pour
s’attribuer le privilège de vote et de délibération dans les affaires
politiques (système censitaire); toujours pour peser par son concours
financier dans les élections, de manière à revenir indirectement au
système censitaire. Et cela même fait qu’elle n’est pas exactement la
demi-aristocratie que je disais tout à l’heure, une aristocratie
invulnérable et impuissante. Elle est quelque chose de plus. Même, si
elle se concertait, elle serait plus que quelque chose de plus. Mais
elle n’a pas les mêmes raisons de se concerter et de se donner de la
cohésion que l’aristocratie de naissance; elle n’est pas depuis des
siècles soudée et cimentée par la communauté d’origine et par de
multiples alliances. Tout au plus (et cela s’aperçoit), quand une partie
de cette classe riche se trouve avoir une communauté d’origine plus ou
moins authentique et être boulonnée par des alliances consanguines,
cette partie de la classe riche prend figure d’aristocratie, comme il
est très naturel, et ne laisse pas d’avoir dans le pays plus que de
l’influence. Mais encore, même quand la force de cohésion existe dans
une ploutocratie, le penchant populaire, le sentiment populaire
s’attachant à une aristocratie nationale et historique lui manquera
toujours, et c’est-à-dire que lui manquera toujours l’essentiel. A un
certain égard, même, la foule ici ne se trompe pas, non seulement à son
point de vue, mais même sur le fond des choses, parce que la richesse
inintelligente, au moins celle-ci, fausse les idées publiques, répand
une idée qui est erronée et dangereuse; elle répand l’idée que la
richesse est une valeur, est la première des valeurs, ce qui est faux et
ce qui, donnant le désir furieux d’acquérir cette première des valeurs,
est socialement dangereux. Nietzsche dit là-dessus de fort bonnes
choses: «Danger dans la richesse [il y a un danger dans la richesse]:
Seul devrait posséder celui qui a de l’esprit; autrement la fortune est
un péril public. Car celui qui possède, lorsqu’il ne s’entend pas à
utiliser les loisirs que lui donne la fortune, continuera toujours à
vouloir acquérir du bien: cette aspiration sera son amusement, sa ruse
de guerre dans la lutte contre l’ennui. C’est ainsi que la modeste
aisance qui suffirait à l’homme intellectuel se transforme [pour l’homme
amoureux de l’argent] en véritable richesse, résultat trompeur de
dépendance et de pauvreté intellectuelles. Cependant le riche apparaît
tout autrement que pourrait le faire attendre son origine misérable; car
il peut prendre le masque de la culture et de l’art. Il peut acheter ce
masque. Par là il éveille l’envie des pauvres et des illettrés, qui
jalousent toujours, en somme, l’éducation et qui ne voient pas que
celle-ci n’est qu’un masque et il prépare ainsi peu à peu un
bouleversement social. Car la brutalité, sous un vernis de luxe, de
vantardise histrionesque, par quoi le riche fait étalage de ses
prétendues jouissances de civilisé, évoque chez le pauvre l’idée que
«l’argent seul importe», tandis qu’en réalité si l’argent importe
quelque peu, l’esprit importe bien davantage.
Cette confusion, très bien observée par Nietzsche, entre l’aristocratie
de l’argent et l’aristocratie de l’art et du talent, cette confusion
faite très innocemment par la foule; ajoutez cette idée qu’elle
a--beaucoup moins erronée du reste--que les artistes, les hommes de
lettres, les poètes, les hommes de tous les arts, travaillent simplement
pour cette classe riche, pour lui plaire, pour être récompensé par elle
et pour y pénétrer; tout cela fait rentrer, à ses yeux, la classe
intellectuelle dans la classe ploutocratique; fait qu’en son esprit ces
deux classes se confondent et, même sans «préparer un bouleversement
social», confirment la foule dans son animadversion à l’égard de toute
aristocratie.
Dans tous les pays, mais particulièrement dans les pays centralisés, une
autre aristocratie de second ordre se forme toujours, c’est à savoir
l’administration, le corps des fonctionnaires.
Le corps des fonctionnaires a une certaine cohésion; il a des affinités
électives très naturelles, puisqu’il s’occupe des mêmes choses à
différents points de vue; il ne laisse pas d’être héréditaire, les fils
ayant le plus grand intérêt à suivre la carrière de leurs pères, ce qui
ne fait pas qu’ils la suivent toujours, mais ce qui fait qu’ils la
suivent souvent; les membres de ce corps ont une éducation spéciale, la
même à peu près, intermédiaire entre l’éducation primaire et l’éducation
supérieure; enfin ils ont de l’autorité sur la masse de la nation. Ils
forment donc une manière d’aristocratie.
Cela est si vrai que, comme toute aristocratie qui n’est pas le
gouvernement lui-même, ils forment frein, obstacle et borne du côté du
gouvernement; ils l’arrêtent, ils le gênent et ils rectifient son
action. Dans les pays où le gouvernement change souvent, c’est eux qui,
ne changeant pas, ne changeant guère ou changeant lentement parce qu’ils
ne sont pas remplaçables en un tourne-main, maintiennent une certaine
unité et une certaine stabilité sociales à travers les péripéties
politiques. Ce sont bien là les caractères et c’est bien là le rôle
d’une aristocratie; le corps des fonctionnaires est une aristocratie de
second ordre, analogue aux chevaliers dans l’empire romain, plus
caractérisée, plus importante et plus considérable que l’ordre des
chevaliers romains.
Il y a même ceci d’intéressant que dans les pays où la démocratie
absolue, c’est-à-dire le collectivisme, s’établirait, il resterait une
aristocratie, ce serait celle des administrateurs, distributeurs du
travail, inspecteurs du travail et distributeurs des aliments; il
resterait cette aristocratie, et plus nombreuse que jamais, et plus
forte que jamais; car étant donnée la science très compliquée qu’il
faudrait qu’elle eût, elle serait encore moins remplaçable à main levée
que celle d’aujourd’hui.
Le corps des fonctionnaires est donc une aristocratie très réelle, et
qui peut devenir une aristocratie de plus en plus solide et de plus en
plus active.
Je n’ai pas besoin de dire qu’à elle comme à la précédente manque le
viatique même d’une aristocratie véritable, d’une pleine aristocratie, à
savoir l’assentiment populaire, la complicité aristocratique du peuple.
Dans les pays de système parlementaire, le personnel politique fait
encore une aristocratie très nette.
Dans les pays de système parlementaire, un très petit nombre seulement
de citoyens ayant le temps et le goût de s’occuper constamment de
politique, ce petit nombre forme une classe de la nation, d’éducation à
peu près pareille, à savoir élémentaire, d’affinités naturelles, de
commerce journalier. Cette classe fait sortir d’elle-même un certain
nombre de chefs qu’elle fait nommer aux élections, qui deviennent
représentants de la nation, qui sont à très peu près toujours les mêmes,
que leurs fils, gendres et neveux remplacent et qui gouvernent le pays.
Ces représentants de la nation sont très proprement une aristocratie. Le
gouvernement parlementaire, quelque suffrage universel qu’il y ait, est
un gouvernement essentiellement aristocratique, et c’est pour cela que
les démocrates radicaux sont très énergiquement pour l’abolition du
système parlementaire.
Cette aristocratie, comme dans tous les pays où il y en a plusieurs,
gêne considérablement les autres, ne pouvant, naturellement, en
supporter aucune autre.
Elle gêne la ploutocratie qu’elle veut appauvrir, ou qu’elle veut plier
à ses desseins et prendre comme auxiliaire; et tantôt elle négocie avec
elle, tantôt elle prend des mesures pour l’affaiblir en la dépouillant;
toujours elle la surveille et la gêne.
Elle met à la torture l’administration dans le domaine de qui elle
s’ingère et à laquelle elle veut toujours se substituer. «Administrez;
mais comme nous entendrons que vous administriez; et que toutes vos
mesures, toutes vos modifications, toutes vos démarches et toutes vos
nominations soient inspirées par nous et dirigées en vue de nos
intérêts.»
Cette aristocratie n’est ni aimée, ni respectée, ni haïe, ni méprisée du
peuple. Sauf certains sursauts amenés par des circonstances
exceptionnelles, elle lui est indifférente. On la considère comme un
expédient. Au fond, le désir d’en être débarrassé et de faire ses
affaires directement, mêlé de la crainte de ne pas pouvoir les faire, de
la crainte aussi de remplacer une aristocratie par le despotisme, domine
dans l’esprit du peuple aux pays du système parlementaire.
Jusque dans les pays les plus éloignés des sociétés primitives, le
régime même des castes a laissé des traces et des héritages, soit par
l’effet d’une nécessité matérielle, soit par l’effet d’une nécessité
morale, et ces héritages des castes sont encore des manières
d’aristocraties.
L’armée permanente est une aristocratie, et là où il n’y a pas d’armée à
proprement parler permanente, le corps des officiers est une
aristocratie. Il a une éducation toute spéciale, une cohésion très
énergique, des traditions, un caractère et une mentalité toutes
particulières et qui font de lui presque une personne collective; comme
l’administration, davantage peut-être, il est en partie héréditaire.
Dans les pays où il prendrait sur les troupes, même passant un temps
court sous ses ordres, une grande autorité et un grand ascendant, il
serait maître du pays, ce qui fait que les démocraties ont à son égard
une défiance invincible et se persuaderont toujours que la guerre ne
peut avoir lieu, que l’ère de la guerre est close, _pour_ s’autoriser à
limiter ou à abolir cette aristocratie menaçante.
La vérité est que les sociétés n’ayant été créées que par la guerre, si
la guerre disparaît, les sociétés distinctes disparaîtront très vite
après elle; mais que, tant que les sociétés dureront, comme elles
n’existent qu’en prévision de la guerre, les armées, avec, comme élément
permanent, le corps des officiers, leur seront absolument nécessaires.
L’utopie qui pourrait à la rigueur se réaliser, c’est le genre humain
sans sociétés distinctes; la chimère pure, c’est les armées
disparaissant et les sociétés ne laissant pas de subsister.
Le clergé aussi est une aristocratie. Il a une éducation toute spéciale,
une cohésion extrêmement énergique, plus que des traditions, un dogme
traditionnel, un caractère et une mentalité toutes particulières, qui
font de lui presque tout à fait une personne collective. Il ressemble
trait pour trait à l’armée. Il est même héréditaire en grande partie
dans les pays où les prêtres se marient, et, dans les autres, il est
héréditaire d’une certaine sorte; il pratique une hérédité d’adoption
qui a les mêmes effets que l’hérédité naturelle. Il a éminemment le
caractère aristocratique.
Il l’a d’autant plus, naturellement, qu’il est séparé de l’État,
c’est-à-dire du gouvernement. Fonctionnaires, les prêtres forment une
aristocratie subordonnée, comme l’administration et l’armée, ils sont un
de ces «corps intermédiaires dépendants» dont parlait Montesquieu; non
fonctionnaires, ils sont purement et simplement un corps autonome ayant
autant de cohésion, mais n’ayant plus d’attaches du côté du
gouvernement; ils sont une aristocratie indépendante. Toute séparation
de l’Église et de l’État est une mesure essentiellement aristocratique.
La tendance des peuples modernes à la séparation de l’Église et de
l’État est une régression, que je suis du reste très loin de blâmer,
mais qui va tout à fait à l’encontre des tendances démocratiques.
Faut-il en conclure que les nations démocratiques qui ont fait cette
séparation reviendront à l’union de l’État et de l’Église? Non, mais
que, rencontrant l’Église comme corps aristocratique et plus
aristocratique que jamais, ils prendront des mesures à la détruire
radicalement.
* * * * *
Il existe enfin des... le mot manque un peu... ce que j’appellerai des
faits aristocratiques; qui ne sont pas des aristocraties, puisqu’ils ne
sont pas des corps et tout au contraire; qui n’ont pas la cohésion,
l’hérédité, les traditions, les affinités, rien de tout cela; mais que
le peuple reconnaît parfaitement, non sans quelque raison, comme
_éléments_ aristocratiques, comme quelque chose qui sent l’aristocratie.
Ce sont les hommes supérieurs.
Les hommes supérieurs sont des faits aristocratiques, par cela seul
qu’ils sont supérieurs à la moyenne. Ils sont nés directeurs, ils sont
nés chefs. Le peuple sait cela et, selon les temps, il les adopte, les
exalte et les divinise; ou les craint, les hait, les refoule et les
réprime. Le premier temps est celui du culte des héros; le second temps
est celui du culte de la médiocrité. Ils ont chacun leur raison d’être.
A la vérité, les hommes supérieurs ne sont pas très dangereux, puisque
par leur supériorité même, qui n’est pas du tout celle d’une caste ou
d’une classe dirigeante, qui est essentiellement individuelle, ils ne
peuvent pas faire corps, ni même faisceau, et sont presque radicalement
séparés les uns des autres. Ils s’essayent, sans doute, à se grouper; le
groupement est naturel aux hommes, n’eussent-ils d’autre affinité que de
ne pas avoir d’affinités, et ne fussent-ils semblables qu’en ceci qu’ils
sont plusieurs à ne ressembler à personne, ce qui est encore une
similitude; ils s’y essayent donc; ils fondent des académies, des
sociétés, des «encyclopédies»; mais ils ne s’entendent jamais beaucoup;
leurs corporations ne sont guère que pour la cérémonie, du reste
agréables, et leurs «encyclopédies» durent peu et meurent après une
existence traversée de discordes. Jamais ils ne forment une
aristocratie.
Ils ne sont donc pas dangereux mais le peuple, aux temps de culte de la
médiocrité, les voit comme _pouvant_ faire une aristocratie; il les
regarde comme une aristocratie en puissance, qui ne laisserait pas
d’être gênante si elle parvenait à être, qui, en tout cas, serait d’une
bienveillance un peu dédaigneuse et il a pour eux une défiance mêlée
d’intérêt, mais qui est insurmontable.
Tous ces résidus aristocratiques, comme aurait dit Auguste Comte, sont
destinés à subsister plus ou moins longtemps; mais ce qui me paraît
certain, c’est qu’il existera toujours une aristocratie quelconque, ne
fût-ce que celle de l’administration du travail et de l’alimentation que
nous prévoyions plus haut et qui exigerait encore le maintien et même un
singulier agrandissement de l’École Polytechnique. Les aristocraties se
succèdent, mais l’aristocratisme est éternel. Seulement l’esprit
démocratique le rapproche asymptotiquement, le rapproche de plus en
plus, du régime démocratique pur.
Par exemple, si cela doit arriver, quand il n’y aura d’autre
aristocratie que l’administration du travail et de l’alimentation, il y
aura encore une aristocratie, mais un minimum d’aristocratie; le peuple
n’obéira plus à des législateurs, à des chefs militaires, à des consuls,
etc.; il n’obéira plus, comme les naturels du Paraguay à leurs jésuites,
qu’à des piqueurs et à des distributeurs de vivres. En dehors de cela,
il se sentira dans un régime d’exacte, de précise, de parfaite égalité.
Montesquieu a très bien vu cela: «Le Paraguay peut nous fournir un autre
exemple [de législation communautaire]... _Ceux qui voudront faire des
institutions pareilles_ établiront la communauté des biens... et la cité
faisant le commerce et non pas les citoyens, ils donneront nos arts sans
notre luxe et nos besoins sans nos désirs. Ils proscriront l’argent,
dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au delà des bornes que
la nature y avait mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on a
ramassé de même, de multiplier à l’infini les désirs et de suppléer à la
nature qui nous avait donné des moyens très bornés d’irriter nos
passions et de nous corrompre les uns les autres.»
Voilà la vraie démocratie, voilà l’égalité réelle, aussi réelle qu’elle
peut l’être, c’est-à-dire incomplète encore, mais ne comportant et
n’admettant qu’un minimum inévitable d’inégalité. Qu’est-ce donc en soi
que la démocratie, puisque j’essaye de définir l’instinct aristocratique
et que l’on définit bien par les contraires et que l’on ne définit
nettement que par les contraires? Montesquieu me paraît s’être trompé, à
demi, du reste, en prenant pour la corruption de la démocratie ce qui en
est, ce me semble, le principe. Il dit: «Le principe de la démocratie se
corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore
quand on prend l’esprit d’égalité extrême et que chacun _veut être
l’égal de ceux qu’il choisit pour commander_. Pour lors, le peuple, ne
pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, _veut tout faire par
lui-même_, délibérer pour le Sénat, exécuter pour les magistrats et
dépouiller tous les juges... Le peuple voulant faire les fonctions des
magistrats, on ne les respecte plus; les délibérations du Sénat n’ont
plus de poids; on n’a donc plus d’égard pour les sénateurs ni par
conséquent pour les vieillards; que si l’on n’a plus de respect pour les
vieillards on n’en aura pas non plus pour les pères; les maris ne
méritent pas plus de déférence, ni les maîtres de soumission. Tout le
monde parviendra à aimer ce libertinage; les femmes, les esclaves, les
enfants, n’auront de soumission pour personne; il n’y aura plus de
mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu.»
Il me semble que ce qui est pour Montesquieu la définition de la
démocratie corrompue est la définition de la démocratie même. Le
démocratisme c’est le désir d’être égal à qui que ce soit dans la cité,
ou je ne vois pas trop ce qu’il serait. Le démocratisme, c’est le désir,
dans le peuple, de tout faire par soi-même et de ne point reconnaître
au-dessus de lui des gens, quels qu’ils soient, qui prétendent faire à
sa place et faire mieux qu’il ne ferait. Montesquieu, en un autre
endroit, parle de ses chers Romains qui, ayant, plébéiens, conquis le
droit d’accession à toutes les magistratures, continuèrent pendant très
longtemps à n’y nommer que des patriciens. Voilà la démocratie non
corrompue, dirait Montesquieu. Je dis simplement que ces plébéiens-là
n’étaient pas démocrates, puisque, en pleine démocratie légale, ils
étaient dominés par l’instinct aristocratique jusqu’à maintenir de fait
l’aristocratie. Le démocratisme _commence_ et non entre en décadence à
vouloir l’égalité et vouloir que le peuple fasse tout par lui-même (par
tel procédé ou par tel autre).
La démocratie est donc, tout d’abord, l’apothéose de l’incompétence; le
démocratisme est le culte des zéros.
Voltaire, qui du reste est un des dieux de la démocratie, tant il est
vrai que le monde est une des sept cents comédies dont s’amuse
l’Éternel, comme disent les Védas, Voltaire disait: «Quand la populace
se mêle de raisonner, tout est perdu»; et: «Il ne s’agit point de
rétablir la constitution athénienne; je n’aime pas le gouvernement de la
canaille.» Il voulait dire: le peuple croit pouvoir raisonner; quand il
s’en mêle tout est perdu, parce que, à des raisonnements éclairés de
quelque savoir se substituent des raisonnements qui sont tout d’instinct
et de sentiment. L’instinct démocratique consiste à vouloir remplacer
ceux qui savent quelque chose par ceux qui ne savent rien, _précisément
parce qu’ils ne savent rien_ et parce que, dès lors, ce qu’ils sentent
ne peut pas être contrarié par ce qu’ils savent. L’incompétence est
considérée comme une pureté, et l’ignorant n’est pas intronisé malgré
son ignorance, mais à cause et en honneur de son ignorance même.
Rien n’éclaire mieux là-dessus que le contraire même de ceci, à savoir
le rêve un peu ingénu d’un aristocrate radical. Nietzsche rêve ceci:
«_De la domination des compétences._--Il est facile, ridiculement
facile, d’élaborer un modèle pour le choix d’un corps législatif. Il
faudrait d’abord mettre à part dans un pays les hommes, du reste loyaux
et dignes de confiance, qui seraient maîtres connaisseurs en certaines
choses et _reconnaîtraient réciproquement leurs capacités_ [déjà
cooptation]. Dans l’assemblée formée de ces hommes-ci, il faudrait faire
un choix plus restreint qui déterminerait les spécialités et les
compétences de premier ordre dans chaque ordre de connaissance, et ce
choix se ferait par l’estime et la garantie mutuelle [seconde
cooptation]. Le corps législatif ainsi composé, les voix et décisions de
chaque homme spécialement compétent devraient seules décider dans chaque
question particulière, et l’honorabilité de _tous les autres_ devrait
être assez grande pour que, ne fût-ce que par simple convenance, ils
abandonnassent la décision à ceux-ci sur cette question spéciale. De
sorte que, strictement, _la loi_ [en chaque espèce] _naîtrait de la
décision des plus raisonnables_... Mais si, comme je l’ai dit, il est
facile, ridiculement facile d’élaborer une pareille construction, il n’y
a pas de puissance assez forte sur la terre pour la réaliser,--à moins
que la croyance en l’utilité supérieure de la science ne devienne
évidente, même pour le plus malveillant, et que l’on ne préfère cette
croyance en la foi au nombre. C’est dans le sens de cet avenir qu’il
faut dire: «Respect pour l’homme compétent et à bas tous les partis!»
Voilà qui est précisément le contraire de ce que pense l’instinct
démocratique. Il pense que la compétence résoudrait les questions dans
le sens de la raison (relativement, humainement); que «la loi naîtrait
de la décision du plus raisonnable», et c’est devant quoi il recule avec
horreur, sur cette considération qu’à agir ainsi jamais une loi ne
serait l’expression d’une passion, chose qu’il ne peut pas même
envisager de sang-froid.
Car là est le point. On se demande toujours pourquoi, dans les temps
démocratiques, le peuple a horreur de la compétence, n’a qu’un principe,
à savoir que les affaires ne doivent être traitées que par ceux qui ne
les connaissent pas, à l’exclusion de ceux qui les connaissent. On dit:
la démocratie est le culte des nullités. Soit; mais encore pourquoi
l’est-elle?--Mais, parce que savoir quelque chose sur une question, je
ne dis pas ôte la passion, mais diminue la passion avec laquelle on la
traite; ce qui est précisément ce dont le démocratisme ne veut pas,
voulant que la loi soit l’expression des diverses passions qui
l’animent.
Leibniz remarquait qu’il était très difficile qu’un homme intelligent
entrât dans un gouvernement monarchique. Il avait raison s’il parlait de
monarchie absolue, un monarque absolu répugnant, sauf s’il est très
intelligent lui-même, (et encore!) à un ministre intelligent qui
contrariera très probablement ses penchants. Or, n’y ayant rien qui soit
plus semblable au despotisme personnel que le despotisme populaire, la
remarque de Leibniz s’applique à la démocratie, qui n’admet pas qu’un de
ses ministres ait une opinion à lui, qui veut que ceux qui sollicitent
ses suffrages lui disent, comme le candidat de la comédie: «Tout ce que
vous voulez, je le veux encore plus que vous»; qui veut qu’ils lui
disent, comme M. Henry Maret en 1878: «Mon concurrent vous dira: «Voilà
ce que je veux»; moi, je vous dis: «Qu’est-ce que vous voulez?»; et qui
a toujours peur que de savoir quelque chose cela n’amène à avoir une
opinion personnelle.
Le peuple, aux temps démocratiques, ne veut avoir pour ministres que des
simples d’esprit ou des simples d’esprit volontaires, se fiant du reste
plus à ceux-là qu’à ceux-ci, parce que ceux-là sont plus sûrs, comme le
montre précisément le petit exemple cité plus haut, M. Maret s’étant
lassé assez vite de vouloir ce que tout le monde voulait.
On a dit que le sentiment aristocratique, quand il est éprouvé par le
peuple, est le sentiment confus qu’on n’est qu’un imbécile. Ce n’est pas
faux; mais ce qui me semble encore plus vrai c’est qu’aux temps
démocratiques le sentiment démocratique est le sentiment qu’on est un
imbécile et qu’à cause de cela tout le monde doit l’être, _ut fiat
æqualitas_.
La démocratie est aussi--et ce n’est qu’un autre aspect du même
sentiment--le goût de l’égalité _réelle_, c’est-à-dire le goût du
nivellement des conditions; c’est pour cela qu’elle _veut tout faire par
elle-même_, qu’elle ne veut pas de chefs, même élus par elle et
continuellement révocables par elle, parce qu’encore ils sont des chefs
tant qu’elle ne les a pas révoqués; elle ne veut que des délégués à
mandat impératif, c’est-à-dire des commissionnaires.
Qu’elle ne veuille pas de chefs, cela signifie qu’elle a perdu la notion
de la hiérarchie et de la discipline, c’est-à-dire la notion que la
patrie est un camp, et c’est-à-dire la notion de la patrie; car la
patrie est toujours un camp, n’est jamais autre chose, et quand on dit:
«Ce qui faisait la vertu romaine, c’était Annibal aux portes de Rome»;
il faut toujours ajouter: «Annibal est toujours aux portes de Rome.» Le
démocratisme, le plébéianisme, n’est pas autre chose que l’oubli de la
patrie, ou tout au moins, et cela pratiquement revient au même, la
méconnaissance de ce qu’elle est, c’est-à-dire une armée.
Et ici j’ai bien l’air d’être en contradiction avec Montesquieu, car si,
selon ses définitions, «la vertu politique» est «l’amour de la patrie»
et si je tiens pour principe de la démocratie l’oubli de la patrie,
c’est-à-dire le vice politique, je suis en contradiction avec lui, qui
affirme que le principe des républiques c’est la vertu politique.
Il n’y a qu’une contradiction apparente. Montesquieu veut dire, et tous
ses textes le prouvent, _qu’il faut_ que la vertu soit le principe des
républiques, que la vertu _doit être_ le principe des républiques, que
si les républiques n’ont pas ce principe elles n’en ont pas, n’ont rien
qui les soutienne et doivent périr. Et cela est bien évident, car les
républiques, démocratiques surtout, puisqu’elles s’ôtent tout autre
principe (crainte, obéissance, «honneur»), sont bien forcées de posséder
d’autant plus le principe de la vertu politique, sans quoi elles ne sont
plus rien du tout. Mais il ne dit point _qu’en fait_ les républiques
aient toujours ce principe. Et je dis qu’en fait les républiques
démocratiques ne l’ont jamais si elles sont véritablement démocratiques
et que, quand elles l’ont, démocratiques elles ne le sont point.
Qu’une république, par «vertu politique», par amour de la patrie, nomme
toujours pour ses magistrats les hommes les plus compétents et les plus
intègres; qu’elle conserve très énergiquement les traditions; qu’elle
ait un culte pour son armée et qu’elle la considère comme son âme;
qu’elle ait des institutions conservatrices de tout ce qui a fait la
grandeur du pays, avec la conviction que ce qui a fait cette grandeur la
doit faire encore, la patrie, comme l’humanité, «se composant de plus de
morts que de vivants» et vivant surtout de l’esprit des morts; qu’elle
se soucie beaucoup plus de la liberté que de l’égalité, la liberté
mettant chaque individu dans toute sa valeur, de quoi la patrie fait son
profit et l’égalité diminuant les forts sans augmenter les faibles, d’où
résulte pour la patrie une perte sèche; que la foule n’y veuille pas
faire tout par elle-même, mais assigne à des corps compétents, qu’elle
laisse libres, le soin de régler dans l’intérêt de tous, chacun les
affaires où il se connaît et qu’il peut traiter selon le savoir et non
selon la passion ou le caprice; qui dira que cette république est
démocratique et qui ne dira que cette république est la plus idéalement
aristocratique de l’univers?
Et maintenant, pour démêler encore mieux peut-être ce que c’est que
l’instinct aristocratique, demandons-nous _comment_ une nation passe de
l’instinct aristocratique à l’instinct contraire.
Par une suite de transitions qui sont toujours à peu près les mêmes.
L’idée de patrie s’efface. Comment? Par la trop grande victoire ou la
trop grande défaite. Comment voudrait-on que le Romain sentît la patrie
présente et proche et le touchant, lui la touchant aussi, quand l’ennemi
est un Parthe qui est à cinq cents lieues et un Breton qui n’est guère
plus près?--Et comment voudrait-on que le Grec, conquis par le
Macédonien, conquis par le Romain, écrasé par ces colosses, eût de la
patrie autre chose qu’une idée vague?--Et, d’autre part, quelquefois, un
peuple non conquis, mais blessé grièvement, pour ne pas songer à un
effort surhumain qu’il faudrait faire, se persuade qu’on ne l’achèvera
pas, qu’il n’est plus menacé parce qu’il ne menace plus personne; que,
du reste, l’ère des guerres est finie, qu’il fondera la paix universelle
en la prêchant; et, se donnant ces raisons, il vit comme si la guerre
avait disparu du monde, auquel cas il est très vrai que la patrie serait
inutile et que l’on pourrait par conséquent vivre en pur régime
démocratique.
La disparition ou l’affaiblissement des religions, entraînant en partie
la disparition de la morale, puisque la religion est la forme que le
peuple donne à la morale et puisque la morale ne lui est presque
accessible que sous cette forme, ôte ces sentiments d’abnégation, «de
préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre»[7], de
«renoncement à soi-même»[8], qui sont les éléments mêmes de la vertu
politique[9] et laissent toute sa libre carrière à l’envie et à la
jalousie, ces parties honteuses de l’âme, comme dit Nietzsche, qui
peuvent tant qu’elles voudront se déguiser par pudeur en amour de
l’égalité et en amour de la justice.
[7] Montesquieu.
[8] _Id._
[9] Cet excellent Claude Dupin, qu’il faut honorer, non seulement
comme bisaïeul de George Sand, mais comme mari de la protectrice de
Rousseau et comme fort bon économiste, fait cette remarque sur ces
mots de Montesquieu: «Cette vertu, que Montesquieu va définir:
«l’amour de la patrie», n’est point un renoncement à soi-même. Au
contraire, loin de porter l’homme à l’abnégation de ses intérêts,
elle lui donne un extrême désir de voir l’État florissant et
tranquille. Dans cette prospérité et cette tranquillité publique le
citoyen trouve à la fois sa tranquillité particulière, son
indépendance, la possession et la jouissance paisible de ses biens,
l’espérance de les augmenter par la liberté du commerce et celle
d’être élevé à de plus hautes dignités.»--Fort bien; mais comme la
plupart du temps, ce que la vertu politique, ce que l’amour de la
patrie demande au citoyen, c’est une mise de fonds--je parle à un
économiste--dont ses arrière-neveux seulement recueilleront le
bénéfice, c’est parfaitement une grande abnégation et un grand
renoncement à soi-même, ou une considération de ses arrière-neveux
et des arrière-neveux des autres, qui est précisément amour de la
patrie et abnégation en sa faveur, qu’il faut au citoyen pour
consentir les sacrifices que la vertu politique lui demande. Claude
Dupin n’est pas seulement peu idéaliste, il est un peu myope. Je dis
cela en passant pour faire comprendre les rapports qu’il y a entre
la religion et la patrie et aussi pourquoi le peu religieux
Montesquieu a été jusqu’à dire: «Les principes du christianisme,
bien gravés dans le cœur, seraient _infiniment plus forts_ que ce
faux _honneur_ des monarchies, ces _vertus_ humaines des républiques
et cette _crainte_ servile des États despotiques.»
Quelquefois aussi la prospérité commerciale et industrielle amenant la
richesse et la richesse ne produisant pas d’autres sentiments, chez ceux
qui ne la possèdent pas et même chez ceux qui la possèdent, que le désir
de l’acquérir, ce mobile l’emporte sur tous les autres, et dès qu’il
l’emporte il n’y a plus de place dans les âmes pour l’abnégation, le
renoncement et autres vertus républicaines, lesquelles disparues il ne
reste que le combat pour la vie entre citoyens.
L’ambition aussi, militaire ou autre, contribue beaucoup à faire passer
une nation de l’état d’âme aristocratique à l’état d’esprit
démocratique. L’ambition est la chose du monde la plus favorable et la
plus défavorable à l’agrandissement de la patrie. Quand elle est volonté
de puissance, elle tire de l’individu tout ce qui est en lui et, pour
ainsi dire, un peu plus et en fait une cellule sociale d’une richesse
extraordinaire, d’où il suit que l’ambition sous cette forme est un
immense bienfait pour la société et un devoir pour l’individu. Quand
elle est avidité de jouissances ou exigence de la vanité, elle ne
développe plus les facultés utiles et nobles de l’homme, mais seulement
ses facultés industrielles. Elle s’accommode de l’intrigue, de la
courtisanerie, du charlatanisme, des compromissions, des transactions,
des marchés, des fourberies, des escroqueries qui échappent à la loi, de
tout ce qu’on peut appeler les brigandages sociaux.
Or, de ces deux ambitions, la première s’ajuste bien au régime
aristocratique, la seconde a besoin, soit du régime monarchique, soit du
régime démocratique. La première consistant en ceci: un homme de la
classe noble veut gouverner; un homme de la classe plébéienne veut
entrer dans la classe noble; est à son aise dans le régime
aristocratique, parce qu’on ne gouverne jamais seul et qu’il faut, pour
gouverner, s’associer des compagnons de gouvernement et des instruments
de gouvernement qu’on ne trouve jamais que dans une classe dressée aux
affaires et qui les connaisse pour ainsi dire héréditairement, οἴκοθεν;
parce que l’homme du peuple qui veut participer au gouvernement, entrer
dans la classe des gouvernants, ne le peut honnêtement, méritoirement et
utilement, que quand il se fait juger, non par la foule qui ne connaît
rien aux affaires, mais par une classe qui les connaît, qui s’aperçoit
qu’il les connaît et qui l’adopte, ayant intérêt à l’adopter pour avoir
une force de plus en elle et contre elle une force de moins.
Quelques mois avant sa mort, Thiers croyait revenir au pouvoir et s’y
maintenir de nombreuses années; c’est «très humain».
«Et Gambetta? lui dit-on.
--Je prends Gambetta. Je lui donnerai un ministère.
--Lequel?
--Les affaires étrangères.
--Hé!
--Oui. Il connaît la France. Il ne la connaît pas mal. Mais il ne
connaît pas l’Europe, et _il aura besoin de moi pour la connaître_. Je
la lui apprendrai.»
Ceci est l’image même d’une aristocratie adoptant un homme nouveau.
Quant à l’ambition qui est désir de jouissance ou exigence de vanité,
elle ne s’accommode que d’une monarchie ou d’une démocratie, parce que
c’est là que ses moyens, intrigue, courtisanerie, charlatanisme,
fourberie, sont de mise et portent fruit. Montesquieu remarque très
judicieusement que l’ambition personnelle est pernicieuse dans une
république et a de bons effets dans une monarchie, en ce sens qu’elle
donne la vie à ce gouvernement, sans y être dangereuse, parce qu’elle y
peut être sans cesse réprimée. Il est vrai; mais si l’ambition peut être
en effet réprimée dans une monarchie forte, d’une part elle ne laisse
pas d’y être dangereuse quand l’ambitieux plaît au prince, d’autre part
la monarchie a justement ce défaut que l’ambition vulgaire y est comme
chez elle, captant par de bas moyens la faveur souvent facile à séduire
d’un seul homme; et l’ambition supérieure y est gênée et réprimée,
consistant à vouloir gouverner, ce qu’il est rare que le prince
permette.
Que l’ambition vulgaire et funeste à l’État soit exactement dans les
mêmes conditions de ses exercices et démarches dans la monarchie et la
démocratie, c’est, je crois, ce que le fameux passage, un peu
déclamatoire, mais au fond très juste, de Montesquieu sur «les cours»
démontrera assez bien: «L’ambition dans l’oisiveté, la bassesse dans
l’orgueil, le désir de s’enrichir sans travail, l’aversion pour la
vérité, la flatterie, la trahison, la perfidie, l’abandon de tous ses
engagements, le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du
prince, l’espérance de ses faiblesses... forment, je crois, le caractère
du plus grand nombre des courtisans, marqué dans tous les lieux et dans
tous les temps.»
Rien de plus exact; mais remplacez le mot _prince_ par le mot _peuple_,
relisez tout le passage et voyez si tous les mots, littéralement, ne
s’appliquent pas aux courtisans de la démocratie aussi bien qu’aux
courtisans de la monarchie et même peut-être un peu plus? _Mutato nomine
de te fabula narratur._ L’ambitieux vulgaire, l’ambitieux de titres et
d’argent, a donc besoin de la monarchie ou de la démocratie; il a besoin
de Τύραννος ou de Δῆμος, et ce n’est que l’aréopage qui le gêne.
Donc, quand, dans un peuple, l’ambition malpropre, ou seulement
l’ambition enfantine, par opposition à l’ambition virile, commence à se
répandre, à gagner, à l’emporter sur l’autre, la gent ambitieuse vise,
assez indifféremment, à la monarchie ou à la démocratie. C’est
l’histoire des démagogues d’Athènes, des démagogues romains, démagogues
d’abord, césariens ensuite, des démagogues français, jacobins d’abord,
napoléoniens ensuite, c’est l’histoire universelle. De la valeur de
l’ambition dépend ou l’aristocratisme ou le démocratisme et le
monarchisme; la dégradation de l’ambition incline les peuples à la
démocratie ou à la monarchie absolue, fait passer, contribue à faire
passer les peuples de l’état d’esprit aristocratique à l’état d’esprit
contraire.
Une cause encore de ce passage, quelquefois brusque, de l’état
aristocratique à l’état démocratique, est la disparition, dans un
peuple, de la classe moyenne. La classe moyenne n’est pas seulement
l’échelon intermédiaire entre la plèbe et la classe dirigeante. Elle est
l’usine d’élaboration du plébéien ascendant à la classe haute. Elle
ménage «l’étape» et fait que l’étape est fournie dans des conditions
favorables et heureuses. Le fils, intelligent et de toutes façons bien
doué, d’un plébéien a besoin de ne pas passer brusquement de la plèbe
dans le patriciat, où il serait maladroit, malavisé, inexpérimenté et
dépaysé. Il faut, ou que lui-même fasse un stage dans la classe moyenne
pour s’y affiner, avant d’entrer dans la classe dirigeante, ou, et plus
souvent, que son fils seulement, après le stage fait par son père,
pénètre dans la classe supérieure. La classe intermédiaire est le
laminoir de la plèbe se dirigeant vers le patriciat. Il faut donc
qu’elle existe. Elle a une importance sociale considérable et comme une
mission sociale de premier ordre. Or, il arrive qu’elle disparaît. C’est
même très facile et par conséquent très fréquent. L’encombrement des
carrières qui lui sont réservées, les difficultés, en conséquence, de la
vie, les mariages tardifs, le peu de postérité, diminuent l’importance
numérique de la classe moyenne. Elle disparaît ou plutôt se renouvelle,
par l’accession de la plèbe, mais si rapidement, qu’elle n’est plus une
classe, qu’elle n’est plus constituée et stable, qu’elle n’est plus
conservatrice de traditions, de mœurs, de coutumes, d’idées générales,
de préjugés, si l’on veut, qui lui soient propres; elle n’est plus
qu’une plèbe dégrossie. Alors l’aristocratie se trouve directement et
sans intermédiaire en contact avec la plèbe; alors la difficulté, pour
la plèbe, d’entrer dans le patriciat est plus grande; car l’étape
régulière raccourcit les distances, bien loin qu’elle les augmente; et
l’aristocratie, qui puisait ses recrues dans le plébéianisme affiné,
hésite, non sans quelque raison, à les puiser dans cette classe
intermédiaire qui n’est plus que le plébéianisme brut, ou peu s’en faut,
et le jeu naturel, si salutaire, de l’ascension et de la cooptation est
détruit. Une des causes du brusque passage, à Rome, de l’aristocratie à
la démocratie césarienne, est qu’il n’y a jamais eu à Rome de classe
moyenne nombreuse, considérable et solidement constituée.
Une cause encore, et peut-être la plus importante, de ce passage est
l’infiltration des peuples étrangers dans une nation. Si, par suite soit
de l’abaissement de la natalité, soit de la nonchalance des citoyens, le
peuple A est insensiblement pénétré par un très grand nombre d’individus
du peuple B, il se produit une invasion pacifique, une invasion à
l’amiable, beaucoup plus dangereuse que l’invasion guerrière et
torrentielle. Le peuple A est encombré de métèques qui affaiblissent en
lui le sentiment national. Il faut bien s’entendre. Le métèque n’est
point l’ennemi du peuple qui l’a adopté. Souvent même il l’aime. Mais il
l’aime d’une manière qui n’est pas favorable à la grandeur, à la force
de ce pays. Il l’aime parce qu’il s’y trouve bien. Il le tient pour sa
patrie dans le sens du proverbe: _ubi bene, ibi patria._ Or, c’est le
contraire qui fait le vrai patriotisme. Le vrai patriote est celui qui
dit: _quamquam male, ibi patria_, et qui regrette à l’étranger le
malaise même qu’il éprouvait dans son pays. Le métèque, donc, aime sa
nouvelle patrie, à condition qu’il y soit à l’aise. C’est lui qui sera
très favorable à l’abolition du service militaire, aux impôts supportés
uniquement par la classe riche, c’est-à-dire ne produisant presque rien,
en un mot à toutes les mesures démocratiques, et qui se dérobera le plus
possible à tous les sacrifices que le vrai patriote, que l’autochtone
consent avec joie.
Cette infiltration de l’élément étranger dans un peuple fut la cause
principale de la décadence d’Athènes, de la décadence de Rome. On a
remarqué que l’empire romain ne fut pas conquis par les «barbares»,
qu’il se donna progressivement aux barbares, leur accordant des terres,
les prenant comme soldats, comme Athènes prenait des mercenaires, les
admettant à l’empire, lentement imbibé par eux, si bien que la conquête
était faite quand l’invasion se déchaîna. Sans insister sur ceci qui est
un peu en dehors de notre sujet, il paraît peu douteux aux historiens
que dès le temps des guerres civiles, le grand nombre d’étrangers
devenus citoyens romains avait changé l’esprit de la ville et fait de
Rome une espèce d’Antioche ou de Corinthe. La ville mondiale sera
toujours cosmopolite; la ville cosmopolite ne se considérera jamais
comme un camp; la ville qui ne se considérera pas comme un camp sera
toujours prête, soit à la démocratie, soit à la monarchie despotique.
Voilà d’où partent l’instinct démocratique et la démocratie elle-même.
Où mènent-ils?
Il faut remarquer d’abord que l’instinct démocratique développe
extraordinairement vite ses conséquences, parce qu’il s’entraîne
lui-même avec une extraordinaire rapidité. Dès qu’il domine, il est
unanime. En effet, n’y ayant pour l’aristocrate lui-même, et pour le
plus aristocrate des aristocrates, d’autre moyen d’être quelque chose
que de plaire au peuple pénétré de sentiments démocratiques, ou ce sont
tous les moyens démocratiques qu’il emploiera, flatteries,
mercantilisme, surenchères, charlatanisme, et il ne fera que confirmer
dans la nation l’état d’âme démocratique;--ou il s’abstiendra, dira,
comme Nietzsche, que s’occuper de politique est une «indécence» et
deviendra un émigré à l’intérieur, c’est-à-dire ne comptera pour rien,
non seulement comme influence, mais même comme unité dans l’État;--et
dans les deux cas la démocratie suivra son cours, de plus en plus
précipité. Pour que l’aristocratie existe (et c’est un _truism_), il
faut que le peuple surtout soit aristocrate.
Une fois que l’instinct démocratique s’est emparé de l’âme d’un peuple,
il l’amène successivement à toutes les démarches qui peuvent et qui
doivent dissoudre et pulvériser ce peuple même. En effet, le
démocratisme c’est l’amour de la justice, _c’est-à-dire_ de l’égalité,
étant entendu, en bon esprit démocratique, que dès qu’il y a inégalité
il y a injustice et qu’il est juste que tout homme soit exactement
autant qu’un autre.
Or l’esprit égalitaire s’attaque d’abord à toutes les inégalités
_sociales_. Le privilège de la naissance paraît monstrueux: «Vous vous
êtes donné la peine de naître.» Pour cela, en vertu de cela, vous êtes
chef. Y a-t-il rien de plus inique? Les privilèges dus à la naissance
seront abolis. On ne naîtra plus chef, on ne naîtra plus noble.
Bien. Mais, s’il vous plaît, naître riche n’équivaut-il pas à naître
noble? Non seulement il y équivaut; mais il est un avantage beaucoup
plus considérable. Montesquieu fait remarquer que naître noble, en 1740,
fait gagner à un enfant une vingtaine d’années sur les autres. Voltaire
dit exactement la même chose de la richesse et il a tout autant raison,
beaucoup plus, puisqu’avec l’argent on achète la noblesse, ce qui fait
que l’enfant qui naît riche est plus favorisé dès sa naissance que
l’enfant qui naît pauvre. La richesse est donc une inégalité de
naissance tout autant, au moins, que la noblesse. Donc il faut abolir
l’enfant naissant riche, il faut abolir l’héritage. _Ut fiat æqualitas._
La noblesse, en disparaissant, a découvert une autre inégalité qu’elle
cachait et qui apparaît.
Bien. Mais détruire l’héritage suffit-il? Non; car il suffit que le père
soit riche jusqu’à sa mort pour que l’enfant ait un privilège de
naissance. Il sera mieux élevé, mieux instruit, mieux dressé, mieux
armé; il aura le privilège de l’éducation que sa naissance lui aura
valu. Encore deux classes: celle de ceux qui ont pu être élevés, celle
de ceux qui n’ont pas pu l’être. Il ne suffit donc pas d’abolir
l’héritage, il faut abolir la richesse elle-même, l’aisance elle-même,
ou la faire égale entre tous. _Ut fiat æqualitas._ L’héritage, en
disparaissant, a découvert une autre inégalité qu’il cachait et qui
apparaît.
Bien. Que la richesse disparaisse. Mais, ce n’est encore rien. L’on n’a
aboli que les inégalités sociales. On se trouve en présence des
inégalités naturelles. Tel homme est plus intelligent qu’un autre, plus
ingénieux, plus adroit, plus habile, plus éloquent, d’une capacité de
travail plus grande. Voilà les inégalités naturelles. Sont-elles plus
justes parce qu’elles sont naturelles? En quoi? Pourquoi? Elles ne sont
pas plus justes et elles sont plus douloureuses. Elles sont plus
douloureuses que les inégalités sociales, parce que, même quand on
souffrait le plus de celles-ci, on a toujours senti qu’on pouvait les
abolir; tandis que les inégalités naturelles, on sent qu’elles sont
indestructibles. Mme de Staël a un mot très juste, et même profond,
parmi tant d’autres; elle dit: «La Révolution française n’a pas établi
l’égalité. Elle a remplacé une inégalité par une autre. Elle a remplacé
les inégalités sociales par les inégalités naturelles.» Évidemment! Elle
a remplacé les inégalités sociales--ou plutôt quelques-unes; car elle
n’a pas ôté l’inégalité des fortunes--par l’inégalité naturelle:
différence d’intelligence, d’adresse, d’habileté et de puissance de
travail entre les hommes.
Or, en cela, le but étant l’égalité, elle a rétrogradé plutôt qu’avancé.
Car les inégalités sociales contrariaient les inégalités naturelles, les
refoulaient et les réprimaient: un enfant bien doué était, par les
enfants bien nés, bien élevés et bien rentés, empêché de percer et
d’arriver à la lumière, au développement de lui-même et à la puissance.
_Si_ l’inégalité sociale avait _absolument_ empêché les inégalités
naturelles de sortir leur effet, elle eût bien mérité de l’égalité, les
inégalités naturelles étant, quand elles sont laissées libres, beaucoup
plus envahissantes, dominantes, accapareuses et oppressives que les
inégalités sociales, lesquelles se contentent le plus souvent d’honneurs
et d’oisiveté. Donc, à avoir supprimé les inégalités sociales, en
supposant qu’on les ait détruites, on n’a rien fait pour l’égalité, et
peut-être au contraire. Les privilèges sociaux, en disparaissant, ont
découvert les privilèges naturels qu’ils cachaient et qui apparaissent.
Il faudrait supprimer les inégalités naturelles elles-mêmes et les
inégalités naturelles surtout, _ut fiat æqualitas_.
On ne peut pas les détruire, mais on peut les neutraliser. A mon avis on
ferait mieux de les détruire, toute vaine sensibilité mise de côté. A
Sparte on immolait sans pitié les enfants mal conformés. Pourquoi? parce
que Sparte était une société aristocratique qui ne voulait conserver
comme citoyens que «les meilleurs» au point de vue de la défense du
pays. Une société démocratique doit faire la même chose, c’est-à-dire
l’inverse, et ostraciser par la mort les enfants bien doués, qui sont
une menace pour l’égalité.
Sans aller jusque-là, si, je ne sais pourquoi, du reste, on ne veut pas
y aller, on peut neutraliser les inégalités naturelles. On peut faire à
leur égard ce qu’on fait à l’égard des «fils de rois»: car précisément
ils sont des «fils de rois» selon la terminologie de Gobineau. A l’égard
des fils de rois, on peut, soit les tuer, soit les réduire à
l’impuissance. La première République a tué Louis XVI parce qu’il
émigrait; la troisième République a forcé ses petits-neveux à émigrer
parce qu’ils résidaient. Il n’y a pas illogisme, il y a deux façons
différentes de réduire à rien. De même à l’endroit des hommes supérieurs
par l’intelligence, l’adresse ou la puissance de travail, il faut
pratiquer l’ostracisme déprimant; il faut pratiquer la stérilisation; il
faut en faire des émigrés à l’intérieur, en ne leur accordant ni
faveurs, ni honneurs, ni places, ni fonctions, ni occasions de
travailler, et les ramener ainsi à un nirvana inoffensif. _Ut fiat
æqualitas._
C’est le système de Babeuf que j’expose ici, de Babeuf, le plus logique
et peut-être le seul logique des révolutionnaires démocrates. C’est du
reste, instinctivement et fatalement, le système que suivent les
démocraties en abaissant progressivement le niveau de leurs délégations
parlementaires et par là le niveau des fonctionnaires de l’État, puisque
ce sont leurs délégations parlementaires qui indirectement, mais
réellement, nomment ceux-ci; et du reste, en faisant progressivement de
toutes les fonctions des fonctions d’État, pour que tout ce qui agira
dans l’État passe sous ce niveau toujours et indéfiniment rabaissé; et
encore en mêlant à toute nomination des questions politiques afin que
soit préféré à l’homme compétent, celui qui, se sentant incompétent,
aura remplacé l’aptitude par une opinion politique, supériorité qu’il
est toujours à la portée de tout le monde de se donner.
Ainsi la démocratie, éliminant peu à peu toute supériorité inventée par
l’instinct social, _puis_ toute supériorité inventée par la nature,
affaiblit les muscles et les nerfs de l’État; _ut fiat æqualitas_, ce
qui est, au point de vue qu’elle a adopté, non seulement le souverain
bien, mais le seul bien.
Telles sont, selon moi, les transitions par lesquelles les peuples
passent de l’instinct aristocratique à l’instinct démocratique et de
l’état aristocratique à l’état de démocratie intégrale.
CHAPITRE XI
LE MARIAGE
De toutes les victoires de la société sur la nature, le mariage
monogamique est la plus éclatante, la plus vigoureuse et peut-être la
plus féconde.
L’homme est polygame de nature, ce qui est suffisamment indiqué par ce
fait que la grossesse de sa compagne est très longue et que, pendant
cette grossesse, ne cessent ni ses désirs à lui ni ses besoins.
A la vérité, l’homme a tellement changé, même naturellement, même
physiologiquement, que j’ai souvent pensé qu’en des temps très anciens
il avait pu être beaucoup plus prédestiné à la monogamie qu’il n’y
paraît à le considérer pendant la période historique. N’a-t-il pas pu
être, aux temps primitifs, comme l’immense majorité des animaux,
sollicité par les désirs de l’amour seulement pendant une saison de
l’année et assez courte? Et ne se serait-il pas fait lui-même «amoureux
en toute saison», comme dit le peuple, sous l’influence de ses passions
et de son imagination et par un entraînement progressif? Cela
expliquerait cette anomalie qui consiste en ce que, constitué pour vivre
cent cinquante ans au moins, à en juger par la longueur de sa période de
croissance, il ne vit que la moitié de ce temps; il aurait raccourci sa
vie par cet excès, parmi beaucoup d’autres. Cela expliquerait aussi les
légendes, qui sont peut-être des souvenirs confus et traditions
confuses, sur la longueur d’existence des hommes antédiluviens. Quoi
qu’il en soit, cela a pu être.
Si cela a été, si les hommes des premiers âges ne pratiquaient l’amour
sexuel qu’en une seule saison de l’année, ils pouvaient être monogames,
leurs compagnes étant grosses et eux abstinents précisément pendant le
laps de temps qui sépare un printemps d’un autre.
Mais il reste la période d’allaitement, peu favorable au commerce sexuel
et qui nous ramène à l’hypothèse de la polygamie chez les primitifs,
même eussent-ils été exclusivement _printaniers_. Donc le polygamisme de
l’homme est encore l’hypothèse la plus vraisemblable.
Non seulement les tout à faits primitifs, les errants, mais les
_familiaux_ ont été polygames, ceux-ci du reste plus que ceux-là; car la
monogamie devait être assez fréquente chez les errants, très isolés,
très éloignés les uns des autres, comme je l’ai dit; et la polygamie
assez fréquente chez les familiaux, la femme errante venant chercher
asile à la ferme, à l’isba, à la hutte du familial primitif, même qui
avait compagne, s’y rendant utile, y devenant agréable et passant au
rang de compagne adjointe. Que la polygamie fût l’état ordinaire des
primitifs, cela fait peu de doute à mes yeux.
La société, primitive encore, car plus tard elle fera un peu le
contraire, créa et imposa le mariage pour le besoin qu’elle en avait et
inventa le préjugé monogamique comme tous les autres préjugés sociaux,
pour le besoin qu’elle avait de ce préjugé. Elle en avait besoin, comme
dit Montesquieu, parce que «la continence publique est naturellement
jointe à la propagation de l’espèce»; parce que la polygamie tarit, en
la dispersant, la puissance virile; parce qu’elle tarit aussi la
fécondité féminine, la crainte, chez le polygame, du trop grand nombre
d’enfants, l’amenant à faire de la plupart de ses compagnes seulement
des instruments de plaisir, d’où résulte toute une catégorie de femmes
inutiles à la société.
Aussi la polygamie, même dans les pays où elle est légale, n’est qu’une
tolérance, n’est nullement recommandée par la loi religieuse et elle
change peu du reste l’état social, l’immense majorité des hommes
pratiquant la monogamie et la loi ne permettant qu’aux riches d’être
polygames. C’est un privilège aristocratique. Les Orientaux manquent
rarement de nous dire: «Nous sommes polygames comme vous, quand nous
sommes dans l’aisance, avec cette seule différence que nous avons un
harem concentré et vous un harem dispersé; et, comme chez vous, la règle
générale est qu’un homme soit l’époux d’une seule femme.»
La société a toujours protégé le mariage monogamique avec des tendresses
qui entraînaient des rigueurs. La conservation de l’État l’exigeait.
L’État a toujours tenu aux hommes le discours que le censeur Metellus
Numidius tint aux Romains: «S’il était possible de n’avoir point de
femmes, nous vous délivrerions de ce mal; mais comme la nature a établi
que l’on ne peut guère vivre heureux avec elles ni subsister sans elles,
il faut avoir plus d’égard à notre conservation qu’à nos satisfactions
passagères.»
L’État romain établit des peines pour ceux qui n’étaient pas mariés et
des récompenses et une multitude d’honneurs variés pour ceux qui
étaient. Il alla jusqu’à interdire le mariage aux vieillards, défendant
à un homme qui avait soixante ans d’épouser une femme qui en avait
cinquante, ce que du reste je ne comprends pas bien; car ce qu’il faut
défendre au vieillard c’est moins de faire un mariage inutile, en
épousant une cinquantenaire, que de faire, en épousant une jeune fille,
un mariage inutile aussi, mais qui, de plus, vole une épouse à quelque
jeune homme et empêche des enfants de venir au monde.
Aussi Tibère interdit-il aux vieillards d’épouser une femme au-dessus de
cinquante ans _et aussi au-dessous_. Mais Claude revint au système
antérieur. Doit-on soupçonner Claude d’avoir pensé que le mariage d’un
vieillard avec une jeune fille est moins infécond, comme le pensait
Corvisart, qu’on ne croit à première vue?
Toujours est-il que toutes les idées romaines étaient tournées du côté
de la monogamie féconde. Auguste exprimait l’esprit romain quand il
disait aux chevaliers romains célibataires: «La cité ne consiste pas
dans les maisons, les portiques, les places publiques: ce sont les
hommes qui font la cité. Vous ne verrez pas, comme dans les fables,
sortir des hommes de dessous terre pour prendre soin de la chose
publique. Ce n’est point pour vivre seuls que vous restez dans le
célibat; chacun de vous a des compagnes de table et de lit, et vous ne
cherchez que la tranquillité dans le libertinage. Mon unique objet est
la perpétuité de la République.»
L’unique objet des sociétés a été la perpétuité de la République; et
c’est pourquoi, par les mœurs autant que par les lois, elles ont exalté
le mariage et l’ont fait considérer comme le fondement même de toute
morale. L’homme moral, pour elles, c’est l’homme marié de bonne heure,
fidèle à sa femme, exigeant impérieusement que sa femme lui soit fidèle,
_fidèle à ses enfants_ et exigeant impérieusement que ses enfants lui
soient fidèles, c’est-à-dire obéissants. C’est cet homme-là qui est
l’homme social, la cellule pure et saine du corps social. Il est digne
de tous les respects, de toutes les dignités, de toutes les faveurs.
Celui des deux consuls qui a le plus d’enfants prend les faisceaux le
premier. Celui des sénateurs qui a le plus d’enfants est inscrit le
premier et opine le premier.
D’après cette conception, la première vertu des femmes et la seule
presque dont on tienne compte est la chasteté. Tout le reste est
secondaire, puisqu’il n’importe pas directement à la perpétuité de la
République. Faire considérer à la femme la chasteté et la fidélité comme
«son honneur», c’est-à-dire comme sa morale, faire considérer au mari la
chasteté et la fidélité de sa femme comme «son honneur» à lui, ce qui
est une absurdité, mais ce qui importe infiniment pour la moralité
publique, pour la pureté des générations, pour la stabilité et la
continuité des familles; c’est l’effort constant de la cité comme
législatrice et de la cité comme moraliste, comme agent de moralisation,
comme constitutrice des mœurs, comme prédicatrice de morale; c’est ce
qu’elle met dans la loi et ce qu’elle met dans tous ses discours.
Montesquieu, sur un passage de Dion Cassius qui est susceptible de
plusieurs interprétations, raisonne ainsi: «Dans le Sénat de Rome
composé de graves magistrats, de jurisconsultes et d’hommes pleins de
l’idée des premiers temps, on proposa, sous Auguste, la correction du
luxe et des mœurs des femmes. Il éluda avec art. C’est qu’il fondait une
monarchie et dissolvait une République.»
Montesquieu n’a pas tout à fait raison. Un fondateur de monarchie n’a
pas intérêt à la dissolution des mœurs, aucune société n’y ayant
intérêt; mais il est très vrai qu’une société aristocratique a plus
d’intérêt à la pureté des mœurs qu’une démocratie, soit césarienne, soit
populaire: une société aristocratique a besoin d’une nation où tout le
monde soit aristocrate, c’est-à-dire où tout le monde soit soucieux
d’être ascendant et fondateur de famille ascendante; une société
démocratique peut relâcher quelque chose de cette rigueur, se proposant
non la tension de la patrie, de manière à lui faire produire son plus
grand effort, mais l’aisance, la facilité et la douceur des relations,
au risque que le pays soit surpassé, surmonté et vaincu par d’autres, ce
à quoi elle n’attache pas une très grande importance. Douce philosophie
qui, relativement, était permise à Rome au temps d’Auguste; mais il
aurait fallu voir, au temps d’Auguste, de Tibère ou même des Antonins,
un Annibal descendant des Alpes.
Dans cette contrainte continue qu’elle exerce pour constituer la famille
forte, _casta domus_, la société rencontre la nature qui pousse plutôt à
la polygamie, l’homme surtout; elle rencontre le désir de divorce, chez
l’homme surtout, chez la femme quelquefois. Elle est embarrassée; car
son premier intérêt est la multiplication de l’espèce, et le maintien
des mariages où la discorde règne entre les époux est contraire à la
multiplication de l’espèce; et le divorce est favorable à la
multiplication de l’espèce.
Mais, d’autre part, le maintien des mariages, même de ceux où règne la
discorde, est favorable à la multiplication de l’espèce en ce sens qu’il
conserve les enfants, ne les disperse pas, ne les met pas, de mauvaises,
dans de plus mauvaises encore conditions d’élevage; et le divorce est
défavorable à la multiplication de l’espèce en ce sens _et_ qu’il
disperse les enfants et les met dans les plus mauvaises conditions
d’élevage _et_ qu’il déprave les parents, non pas tous, mais un certain
nombre.
Le mariage indissoluble a un caractère redoutable et sacré qui donne aux
conjoints une mentalité particulière; ils se soumettent au mariage comme
à une fatalité, comme à une partie de la fatalité universelle, comme à
une des nombreuses choses de ce monde qui sont fatales et ils y plient
leurs esprits comme à une fatalité; ils l’acceptent gravement et le
supportent avec sérieux; le mariage indissoluble est une école, sinon de
stoïcisme, du moins de philosophie grave et virile; _parce qu’il est une
fatalité, il prend le caractère d’un devoir_.
Le mariage dissoluble a quelque caractère de l’union libre; on le
contracte légèrement, comme engagement très facilement révocable. On y
entre comme en un lieu d’où il est très aisé de sortir. On a toujours
l’impression que l’on n’y est point, mais que l’on y passe. Il donne une
mentalité qui n’est pas suffisamment sérieuse. C’est là son grand défaut
pour moi, c’est presque son unique défaut.
J’ai fait remarquer ceci à propos du _Demi-Monde_ de Dumas fils. On
avait noté qu’Olivier de Jalin, ce personnage «le plus honnête homme du
monde» selon l’auteur, qui renseigne, sur les mauvaises mœurs d’une
femme dont il a été l’amant, quelqu’un qui va l’épouser et qu’il connaît
depuis quelques jours, avait paru en effet très honnête homme au public
de son temps; puis, que, peu à peu, il avait paru un homme assez
répugnant aux nouveaux publics. Je donnai cette explication que cela
tenait tout simplement à ce que, depuis l’apparition du _Demi-Monde_, le
mariage avait été aboli. Quand le mariage indissoluble existait, c’était
une chose si redoutable, si funeste, que d’épouser une courtisane qui
devait garder votre nom toute sa vie, qu’avertir celui qui allait faire
cette sottise était honnête en somme, quoique inquiétant. Mais, du
moment que le mariage n’est qu’une union libre légale, se marier avec
une courtisane qu’on pourra quitter dès qu’on saura qu’elle l’est et qui
ne gardera pas votre nom, est une chose si peu grave, si peu importante,
un incident désagréable, mais si peu funeste, dans la vie, qu’avertir
cet homme n’est plus qu’une goujaterie inutile, n’est plus aucunement
excusable. Et donc, les publics des deux temps avaient raison.
L’exemple me semble topique. Le mariage indissoluble est une chose
terriblement grave et qui donne de la gravité à ceux qui le contractent.
Le mariage dissoluble est chose légère et qui donne de la légèreté à
ceux qui le contractent, ou qui leur laisse celle qu’ils avaient.
Or cette mentalité sérieuse, c’est précisément celle que la société
désire qu’aient les citoyens et par le mariage indissoluble elle la leur
inspire. Elle fait le mariage indissoluble, non pour lui-même, ayant
plutôt intérêt à son contraire, mais pour préparer l’état d’âme que le
mariage indissoluble crée et dont elle a besoin plus peut-être que
d’autre chose.
Montesquieu (dans les _Persanes_, il est vrai) est léger sur ce sujet.
«Le divorce était permis dans la société païenne; il fut défendu aux
chrétiens. Ce changement, qui parut d’abord de si petite conséquence
[parut-il tel et pourquoi? passons] eut insensiblement des suites
terribles et telles qu’on peut à peine les croire. On ôta non seulement
toute la douceur du mariage mais aussi on donna atteinte à sa fin; en
voulant resserrer ses nœuds on les relâcha, et au lieu d’unir les cœurs,
comme on le prétendait, on les relâcha pour jamais... On voulut fixer le
cœur; c’est-à-dire ce qu’il y a de plus variable et de plus inconstant
dans la nature: on attacha sans retour et sans espérance des gens
accablés l’un de l’autre et presque toujours mal assortis, et l’on fit
comme ces tyrans qui faisaient lier des hommes vivants à des corps
morts. Rien ne contribuait plus à l’attachement mutuel que la facilité
du divorce; un mari et une femme étaient portés à souffrir patiemment
les peines domestiques, sachant qu’ils étaient maîtres de les faire
finir et ils gardaient souvent ce pouvoir en main toute leur vie sans en
user, par cette seule considération qu’ils étaient sûrs de pouvoir le
faire... Il n’en est pas de même des chrétiens que leurs peines
présentes désespèrent pour l’avenir. Ils ne voient dans les désagréments
du mariage que leur durée et, pour ainsi dire, leur éternité. De là
viennent les dégoûts, les discordes, les mépris; et c’est autant de
perdu pour la postérité. A peine a-t-on trois ans de mariage qu’on en
néglige l’essentiel; on passe ensemble trente ans de froideur[10]. Il se
forme des séparations intestines aussi fortes et peut-être plus
pernicieuses que si elles étaient publiques; chacun vit et reste de son
côté, et tout cela au préjudice des races futures. Bientôt un homme,
dégoûté d’une femme éternelle, se livre aux filles de joie, commerce
honteux et si nuisible à la société, lequel, sans remplir l’objet du
mariage, n’en représente tout au plus que les plaisirs. Il ne faut donc
pas s’étonner si l’on voit chez les chrétiens tant de mariages fournir
un si petit nombre de citoyens. Le divorce est aboli; les mariages mal
assortis ne se raccommodent plus [ne se réparent plus par le fait d’en
contracter d’autres; c’est mal écrit], les femmes ne passent plus, comme
chez les Romains, successivement dans les mains de plusieurs maris, qui
en tiraient chemin faisant le meilleur parti possible... Si à Lacédémone
il avait été établi que les maris changeassent de femme tous les ans, il
en serait né un peuple innombrable. Il est assez difficile de faire bien
comprendre la raison qui a porté les chrétiens à abolir le divorce...»
[10] On voit d’où vient (peut-être) le mot de Taine, si joli du reste:
«On s’étudie trois semaines, on s’aime trois mois, on se querelle
trois ans, on se supporte trente ans, et les enfants recommencent.»
La part faite de la plaisanterie, du badinage et du paradoxe, il reste
de ce passage que Montesquieu: 1º considère l’union libre comme plus
productrice de fidélité que le mariage; 2º considère surtout la
multiplicité des enfants.
Sur le premier point il se réfute lui-même--en prend-il le soin? on le
dirait--en nous parlant de ces Romains qui changeaient de femmes avec
tant de facilité et si fréquemment. S’il est vrai «qu’être maître de
faire finir les peines du mariage et savoir qu’on en est maître porte à
les soutenir patiemment», comment ces Romains ne «restaient-ils pas
toute leur vie sans user du divorce»; comment usaient-ils si volontiers
et si souvent de ce remède qu’il suffirait, selon Montesquieu, de
posséder pour n’avoir nulle envie de s’en servir? La vérité est que
l’union libre ne pousse pas plus à la fidélité et à la constance que le
mariage, et que, malgré l’esprit de contradiction humain, il ne suffit
pas de pouvoir se quitter pour rester ensemble.
Quant aux enfants, il est bon de considérer les enfants à faire, mais il
est bon de considérer aussi les enfants à élever, et Montesquieu, ou, si
l’on veut, son Persan, ne considère les enfants qu’à ce premier point de
vue. Qu’il y en ait beaucoup, énormément, «innombrablement», c’est à
quoi il attache exclusivement sa pensée, et qu’ils soient quasi
abandonnés, abandonnés tout à fait, à la charge de l’État, mal élevés,
destinés par leur éducation à devenir des _outlaw_, c’est de quoi il ne
se préoccupe pas. Or la question la plus importante dans le divorce,
c’est la question de l’enfant dans le divorce.
Beaucoup plus sérieux dans l’_Esprit des Lois_, (puisque Montesquieu n’a
écrit l’_Esprit des Lois_ que pour reprendre toutes les questions
traitées dans les _Persanes_ et pour montrer qu’elles pouvaient être
ennuyeuses), Montesquieu y accepte le divorce sans en faire l’éloge.
Surtout il montre une défiance très grande à l’égard de la répudiation,
si joliment décorée de nos jours du nom de «divorce par consentement
d’un seul», et qui n’est pas autre chose qu’un acte de sauvagerie.
Surtout il se montre contraire à la répudiation de la femme par le mari
et favorable à la répudiation du mari par la femme, ce qui me paraît le
bon sens même: «Il est quelquefois si nécessaire aux femmes de répudier
et il leur est toujours si fâcheux de le faire que la loi est dure qui
donne ce droit aux hommes sans le donner aux femmes.» Entre les mains de
l’homme, «la répudiation n’est qu’un nouvel abus de sa puissance. Mais
une femme qui répudie n’exerce qu’un triste remède. C’est toujours un
grand malheur pour elle d’être contrainte d’aller chercher un second
mari quand elle a perdu la plupart de ses agréments chez un autre...
C’est donc une règle générale que dans tous les pays où la loi accorde
aux hommes la faculté de répudier elle doit aussi l’accorder aux femmes.
_Il y a plus_: dans les climats où les femmes vivent sous un esclavage
domestique, il semble que la loi doive permettre aux femmes la
répudiation et aux maris seulement le divorce [c’est-à-dire, d’après la
définition que Montesquieu donne plus haut du divorce, la dissolution du
mariage par consentement mutuel: au mari le droit de répudier si la
femme y consent; à la femme le droit de répudier sans le consentement du
mari]. Et cela me paraît tout à fait conforme à la justice.»--A moi
aussi.
Pour revenir, la société se trouve donc en présence de cette antinomie:
le divorce, qui certainement lui est utile, et l’indissolubilité du
mariage, qui lui est utile certainement; le divorce qui, à certains
égards, dissolvant la famille et par suite la société, est très funeste
à la société; l’indissolubilité du mariage qui, gâtant la famille et par
suite la société, est très funeste à la société.
Dans cet embarras, la société fait comme elle peut. En principe, elle
est surtout favorable à l’indissolubilité du mariage, même chez les
Romains, même chez tous les anciens, parce que cette mentalité de
l’homme et de la femme mariés indissolublement est surtout ce qu’elle
considère, et avec une extrême bienveillance. Ce préjugé de la fatalité
de l’union conjugale, c’est elle qui l’a fait pour donner à l’époux cet
état d’âme sérieux et grave qui en fait un homme préparé à accepter tous
les devoirs; en un mot, c’est elle qui a mis le devoir dans l’union
conjugale pour bénéficier d’une âme ainsi préparée à d’autres devoirs et
à tous. C’est cela, sans aucun doute pour moi, que la société considère
le plus et à cause de cela elle est très particulièrement favorable au
mariage indissoluble.
Mais les raisons qu’elle aurait d’accepter au moins le divorce et
l’intérêt qu’elle aurait à l’admettre et encore la considération des
conjoints, décidément trop malheureux dans certains cas, la touchent
aussi; d’autant que, même au point de vue social, il ne faut pas qu’il y
ait des individus trop malheureux qui peuvent devenir des criminels.
De tout cela il suit que la société finit toujours par permettre le
divorce en l’entourant de garanties, c’est-à-dire de difficultés, ceci
étant nécessaire que le divorce ne soit qu’une extrémité, non un
caprice, et que deux époux, surtout s’ils sont père et mère, ne se
séparent que quand il y a apparence qu’ils ne peuvent être que séparés
ou meurtriers ou suicidés.
Les anciennes lois romaines n’avaient permis la répudiation (sauf le cas
d’adultère, de tentative de meurtre et de falsification des clefs) qu’à
la condition que le mari donnât la moitié de ses biens à sa femme et
l’autre moitié à Cérès. Voilà ce qui s’appelle un frein. Ce frein fut
ôté plus tard, et l’on ne voit pas que la République ni l’Empire aient
eu beaucoup à se louer de cette mesure libérale.
* * * * *
En face de l’adultère la société se trouve dans une position analogue à
celle où elle se trouve relativement au divorce. L’adultère relâche le
lien familial et le fortifie; l’adultère diminue le nombre des enfants
et l’augmente.
Il relâche le lien familial; cela a peu besoin d’être expliqué; il
l’augmente dans beaucoup de cas, parce qu’il est comme une soupape de
sûreté, comme une diversion utile, le mari adultère ayant moins de
raison de trouver sa femme insupportable et d’avoir de la mauvaise
humeur contre elle et étant comme un prisonnier qui aurait la liberté de
se promener quelques heures par jour et qui, par conséquent, ne
trouverait pas sa prison trop odieuse quand il y rentrerait; la femme
adultère étant dans les mêmes conditions et n’ayant plus dans son mari
qu’un compagnon et non un geôlier. Il arrive très souvent que les
ménages où les deux conjoints pratiquent l’adultère sont pleins de
douceur et de bonne grâce et que l’adultère se trouve être un moyen
qu’ont pris les conjoints pour n’avoir point besoin du divorce et pour
ne point le désirer.
D’autre part, l’adultère augmente le nombre des enfants, le mari
adultère portant des enfants dans un ménage où le dégoût mutuel des
conjoints ferait qu’il n’y en eût plus; et l’adultère de la femme
apportant des enfants dans une maison où le dégoût mutuel des conjoints
ferait qu’il ne s’en produisît plus.
_Mais_ l’adultère diminue le nombre des enfants, les adultères, femme
chez un autre que son mari, mari chez une autre que sa femme, ayant
souvent d’importantes raisons de prendre tous les moyens possibles de
n’en point faire naître; la femme adultère se trouvant, au point de vue
de la natalité, dans les mêmes conditions que la courtisane; le mari
adultère se trouvant chez la femme adultère dans les mêmes conditions
que l’homme chez la courtisane proprement dite.
La société, devant ce phénomène si complexe de l’adultère, se trouve
donc dans une sorte de perplexité. Elle se range généralement du côté de
cette idée: l’adultère considéré comme à elle nuisible.
D’abord parce que très longtemps règne en elle le préjugé de l’homme
propriétaire de la femme, ce qui est absurde, car l’homme n’est
propriétaire que de la femme qui l’aime exclusivement--dans ce cas, à la
vérité, il l’est bien--et la femme n’est propriétaire que de l’homme qui
l’aime exclusivement, et dans ce cas, à la vérité, elle l’est bien;
mais, ce qui est une survivance très naturelle de l’état primitif.
Ensuite parce que la société considère, peut-être avec raison, que
l’adultère empêche de naître plus d’enfants qu’il n’en produit, l’homme
adultère en produisant peu chez la femme adultère et l’homme forcé de
n’être pas adultère en produisant encore chez lui, malgré le dégoût, par
impossibilité d’en produire ailleurs; et la société joue ici, dans son
intérêt, le rôle d’une divinité proliphile qui ferait des conjoints des
amants malgré eux.
Enfin parce que la société se persuade, peut-être avec raison, que
d’imposer aux époux la nécessité conjugale crée en eux une mentalité
impliquant l’idée de l’amour conjugal tenu pour un devoir; et les
expressions un peu ridicules, mais très sociales, de «devoir conjugal»
(celle-ci usitée depuis très longtemps) et de «le mari doit à sa femme
l’amour...» (celle-ci récemment proposée), sont des signes peut-être
divertissants, mais très caractéristiques, de cette manière de voir.
Somme toute, la société réprime ou veut réprimer très énergiquement
l’adultère.
Elle est si décidée sur ce point qu’elle veut, à Rome--ce que M. Paul
Adam demandait récemment qui fût mis dans la loi moderne--que l’adultère
soit poursuivi par publique accusation, par le ministère public;
c’est-à-dire que, le mari, soit ignorance, soit tolérance, ne
poursuivant pas, la société poursuive.
Montesquieu approuve cette façon d’agir: «La loi romaine, qui voulait
que l’accusation de l’adultère fût publique, était admirable pour
maintenir la pureté des mœurs.» Elle était admirable, «soit que, dans
une république, une si grande violation de mœurs intéressât le
gouvernement; soit que le dérèglement de la femme pût faire suspecter
celui du mari; soit enfin que l’on craignît que les honnêtes gens même
n’aimassent mieux cacher ce crime que le punir, l’ignorer que le
venger».
Je retiens seulement ceci que, soumettant l’adultère à l’accusation
publique, la société proclamait que l’adultère est un crime comme le vol
ou le meurtre, un crime contre la société tout entière, un crime qui
intéresse non quelqu’un, mais tout le monde et dont par conséquent la
société doit connaître. Mais (quoique Sixte-Quint ait voulu faire
revivre, en partie et d’une façon détournée, l’accusation publique de
l’adultère en décrétant qu’un mari qui n’irait point se plaindre à lui
des débauches de sa femme serait puni de mort) l’accusation publique de
l’adultère fut assez vite abandonnée. La loi Julia ordonna qu’on--qu’un
délateur--ne pût accuser une femme d’adultère qu’après avoir accusé son
mari de favoriser ses dérèglements, ce qui, excluant de l’affaire le
plus grand nombre des cas, à savoir les maris qui étaient trompés sans
le savoir, fit tomber en désuétude cette procédure. Montesquieu dit à ce
propos: «On pouvait craindre qu’un malhonnête homme, piqué des mépris
d’une femme, indigné de ses refus, outré de sa vertu même, ne formât le
dessein de la perdre.» Et c’est ce que pensait Constantin quand il
disait à ce propos: «C’est une chose indigne que les mariages
tranquilles soient troublés par l’audace des étrangers.»
Cette objection n’est pertinente que dans l’hypothèse d’une action
introduite par un délateur; mais il suffisait de décider que l’action
contre l’adultère ne pourrait être introduite que par le préteur, que
par l’autorité publique. La vérité est que la société, tant qu’elle a
admis et voulu l’accusation publique de l’adultère, considérait
l’adultère comme un crime public; et que plus tard elle l’a considéré
comme un crime privé, n’intéressant qu’un particulier, lequel n’est
condamnable que moralement de le tolérer et n’est pas condamnable du
tout s’il l’ignore. Déclin, relâchement de l’instinct social, qu’il se
trompe du reste sur ce qui lui importe ou qu’il ait raison; mais déclin
et relâchement de l’instinct social.
Quand M. Paul Adam veut ressusciter cette procédure, il est homme social
par excellence, tenant l’adultère pour un si grand crime envers tous
que, pour le réprimer, il ne faut pas craindre d’ouvrir les yeux et de
percer le cœur de celui-là même envers qui, particulièrement, il est
commis; qu’il ne faut pas craindre, pour punir le coupable, de meurtrir
aussi l’offensé.
C’est le même esprit d’intérêt social qui a maintenu jusqu’à nos jours,
dans le code même, la peine de mort contre l’adultère surpris en
flagrant délit. Le code ne la prescrit pas, mais il l’admet. Il inscrit
que, quand le mari surprend sa femme en flagrant délit d’adultère, le
meurtre de la femme et de l’amant est «excusable». Ce n’est pas une
prescription, mais c’est un encouragement; car si à un homme
naturellement porté par sa passion, quelquefois par son intérêt, à tuer,
vous dites, avec votre autorité de législateur, qu’il est excusable de
le faire, vous ajoutez à sa passion et à son intérêt une sorte de mobile
légal, vous l’autorisez, vous faites qu’il se considère comme un
justicier, comme un agent de la loi et qu’il se tiendrait pour mauvais
citoyen par faiblesse s’il n’était pas meurtrier.
Ainsi la société a maintenu la peine de mort contre l’adultère dans
certains cas limitativement spécifiés, en confiant à l’offensé le soin
et l’honneur de l’appliquer. Si la peine de mort était abolie, les maris
trompés seraient les seuls en France qui restassent investis du droit de
la décréter et aussi de la faire subir. Il n’y aurait d’exécuteurs des
hautes œuvres que les maris, sur mandat donné par eux-mêmes. Cela marque
combien la société considère encore l’adultère comme le plus grand des
crimes.
Seulement elle est restée très singulière dans sa façon de considérer
l’adultère selon les sexes. Elle punit l’adultère féminin où qu’il soit
commis, elle ne punit l’adultère masculin que s’il est commis au
domicile conjugal. Elle excuse le mari qui tue sa femme surprise par lui
en flagrant délit d’adultère; elle n’excuse pas la femme qui tue son
mari dans le même cas. Elle tient, très évidemment, l’adultère masculin
comme beaucoup moins grave que l’adultère féminin.
Cette singularité doit trouver elle-même son explication. Il me semble
que l’explication est celle-ci. Voulant la famille, la maison, chaste,
austère et réglée (_casta domus_), la société _se place_, pour ainsi
parler, _dans cette maison_ et dit: «J’en écarterai tout ce qui est
impur. L’adultère de la femme, même commis au dehors, parce qu’il
apporte des enfants adultérins ici, je le frapperai. L’adultère du mari,
s’il est commis ici, je le frapperai. L’adultère du mari commis au
dehors, s’il est commis avec une femme mariée, je le frapperai sur la
personne de cette femme mariée, car je suis aussi dans la maison de
cette femme mariée et je protège cette maison-là comme celle-ci.
L’adultère du mari commis avec une femme qui n’est pas mariée, je ne le
frapperai nullement, car il n’intéresse ni cette maison ni une autre, ni
cette famille ni une autre; il a été commis _in domo nullius_ ou _in
domo omnium_; il est une faute morale, non un crime social; il
n’intéresse pas la société. Dans cette pensée, je frappe toujours la
femme, soit par la main du mari, soit par la mienne; je ne frappe le
mari que dans certains cas.»
Voyez là-dessus un passage de Montesquieu, peu connu, parce qu’il est à
un endroit où on ne le chercherait guère[11] et qui est extrêmement
significatif, qui résume l’esprit juridique de la société pour ce qui
est de sa partialité à l’égard de la femme. La loi romaine, admettant la
demande de divorce faite par le mari pour infidélité de la femme,
n’admettait pas la demande de divorce faite par la femme pour infidélité
du mari; _l’Église admettait la demande de séparation dans les deux
cas_; les lois françaises que connaissait Montesquieu n’admettaient
_que_ la demande de séparation faite par le mari pour infidélité de la
femme. Raisonnement de Montesquieu sur ces disparates. «Comme le mari
peut demander la séparation à cause de l’infidélité de sa femme, la
femme la demandait autrefois (au moyen âge, Beaumanoir, _Coutume du
Beauvoisis_) à cause de l’infidélité du mari. Cet usage, contraire à la
disposition des lois romaines, s’était introduit dans les cours d’église
où l’on ne voyait que les maximes du droit canonique et, effectivement,
à ne regarder le mariage que dans les idées purement spirituelles et
dans le rapport aux choses de l’autre vie, la violation est la même.
Mais les lois politiques et civiles de presque tous les peuples _ont
avec raison distingué ces deux choses. Elles ont demandé des femmes un
degré de retenue et de continence qu’elles n’exigent pas des
hommes,--parce que la violation de la pudeur suppose dans les femmes un
renoncement à toutes les vertus;--parce que la femme, en violant les
lois du mariage, sort de l’état de sa dépendance naturelle;--parce que
la nature a marqué l’infidélité des femmes par des signes
certains;--outre que les enfants adultérins de la femme sont
nécessairement au mari et à la charge du mari, au lieu que les enfants
adultérins du mari ne sont pas à la femme ni à la charge de la femme_.»
[11] _Esprit_, XXVI, 19.
Montesquieu a mis ici, avec sa clarté ordinaire, _toutes_ les raisons
pourquoi la société est plus sévère à la femme coupable qu’au mari
coupable; et elles me paraissent toutes _rationnellement_ fausses,
toutes _socialement_ plausibles. Reprenons:
(1º) En quoi la violation de la pudeur suppose-t-elle dans les femmes un
renoncement à toutes les vertus? Il n’y a rien de moins prouvé ni de
plus démenti par les faits. Il y a des femmes qui ont renoncé à la
pudeur et qui n’ont renoncé à aucune autre vertu: «Parce que je suis
courtisane, disait cette dame, que cite Montaigne, faut-il aussi que je
sois punaise?»;--et il y a des femmes très parfaitement chastes qui, de
toutes les vertus, n’ont que celle-ci.
(2º) La femme, en violant les lois du mariage, sort de l’état de sa
dépendance naturelle; oui, mais en quoi cette dépendance est-elle
naturelle et qui a dit que l’homme fût seigneur et la femme serve? La
nature n’indique qu’une chose, c’est qu’ils doivent être associés.
(3º) La nature a marqué l’infidélité de la femme par des signes
certains. Quels signes marquant l’infidélité de la femme, plus certains
que ceux qui marquent l’infidélité des hommes? Les enfants? Alors la
femme qui est infidèle sans concevoir est hors de cause.
(4º) Les enfants adultérins de la femme sont au mari et à la charge du
mari. Mais les enfants que fait le mari hors de sa maison sont à la
charge de sa femme! Oui bien; ils sont à la charge de sa femme, parce
qu’une partie de la fortune du mari ou de ce qu’il gagne va à eux; ils
sont à la charge de sa femme parce que, du moment qu’il a fait des
enfants ailleurs, le mari s’abstient d’en faire à la maison, ce qui
prive la femme d’une joie aujourd’hui et d’un soutien plus tard. Il n’y
a rien de plus onéreux à la femme, moralement et matériellement, que les
enfants extérieurs du mari.
Rien de tout cela ne tient debout.
_Mais_, socialement, tout cela se tient assez bien. (1º) La violation de
la pudeur chez les femmes suppose le renoncement à toutes les vertus _en
ce sens_ que la société a limité à la pudeur toutes les vertus des
femmes; elle ne leur a demandé que celle-ci parce que c’était celle qui
lui importait le plus. Cela est si vrai que le mot «la vertu des femmes»
ne veut rien dire autre chose que la continence féminine. Or il est bien
certain que si vous mettez toutes les vertus des femmes dans la pudeur,
quand elles ont perdu celle-ci elles les ont perdues toutes.
Cela est même un peu vrai, un peu réel, _à cause de l’invention
sociale_, parce que la femme qui a perdu la pudeur n’a point du tout
perdu ses autres vertus, non, mais ne trouve presque plus occasion de
les exercer. Elle est _outlaw_; elle est, comme on dit, en marge de la
société, et la plupart des vertus s’exerçant en commun ou avec un
certain concert, la femme _outlaw_ peut difficilement pratiquer les
vertus et ne semble pas les pratiquer, d’où il suit qu’elle passe pour
ne les pratiquer point. Et quand elle en pratique une qui peut être
pratiquée sans le concours de personne, quand elle est bonne mère, par
exemple, il y a un certain étonnement chez les naïfs[12].
[12] Ou chez les _sociaux_ intransigeants. Bonald: «N’en croyez pas
les romans: il faut être épouse pour être mère.»
Ajoutez que l’opinion ayant une grande puissance et ceci étant très vrai
qu’en attribuant des vices à quelqu’un on les lui donne, beaucoup de
femmes irrégulières perdent en effet les vertus qu’elles avaient et que
l’opinion générale n’admet pas qu’elles aient. C’est ce qui fait que
Montesquieu n’est pas dans le faux comme sociologue quand il écrit (très
loin du passage précédemment cité, VII, 9) «Il y a tant d’imperfections
attachées à la perte de la vertu chez les femmes, _toute leur âme_ en
est si fort _dégradée, ce point principal ôté en fait tomber tant
d’autres_, que l’on peut regarder dans un état populaire l’incontinence
publique comme le dernier des malheurs...»
(2º) «La femme, en violant la loi du mariage, sort de l’état de sa
dépendance naturelle.»--Elle sort de l’état de sa dépendance sociale.
Elle peut rester l’associée de son mari; elle peut rester très
dépendante de lui pour ce qui est de toute l’administration domestique;
seulement elle est sortie de sa dépendance sociale en niant par le fait
qu’elle fût sa chose; ou, et bien plutôt, qu’elle fût sa personne, la
personne dont il est l’âme, ce qui, au point de vue social, est tenu
pour nécessaire, la famille n’existant plus, la _maison_ n’existant plus
si elle n’a plus son unité, et dans la personne de qui? de celui des
deux qui est citoyen. Quand nous demandons le suffrage politique pour
les femmes, on nous dit: «Prenez garde: à se considérer comme pouvant
avoir une opinion politique différente de celle de leur mari, elles
seront amenées à se considérer comme pouvant avoir toute une morale
autre que la sienne et qui n’aura aucun compte à lui rendre.» Conception
surannée et généralisation abusive, mais qui ressortissent très bien à
l’instinct social tel qu’il existe généralement: la femme doit avoir son
âme dans le cerveau de son mari; elle ne doit pas avoir une âme
particulière.
(3º) «Les enfants adultérins de la femme sont à la charge du mari.»--Et
les enfants adultérins du mari sont à la charge de sa femme, nous le
savons très bien, dit la société; mais les choses sont très inégales; ce
qui importe, c’est qu’il n’y ait pas de bâtards dans la maison du
citoyen, de bâtards peut-être fils d’étranger, peut-être fils d’esclave,
qui n’auront pas dans le sang les traditions, les mœurs, l’âme de la
maison, qui seront de race basse et qui siégeront au Sénat ou qui
voteront au Comitium comme des patriciens ou comme des hommes libres.
Que les enfants extérieurs du mari, nés d’une courtisane, suivent leur
chemin aux bas côtés de la société; mais que les enfants extérieurs de
la femme nés on ne sait de qui, ne s’installent pas dans la maison, qui
est une cellule sociale.»
* * * * *
On voit qu’une société, et particulièrement une société aristocratique,
a toutes ses raisons, tout compte fait, pour favoriser le mariage, pour
repousser le divorce, pour être très dure pour l’adultère, pour être
très sévère pour les bâtards et pour entourer le mariage indissoluble,
ou à très peu près indissoluble, d’une auréole, d’un prestige qui créent
une opinion, qui créent une mentalité particulière. La société
démocratique n’a plus qu’une partie de ces raisons et devient favorable
au divorce, indulgente à l’adultère, condescendante à la bâtardise,
moins jalousement protectrice de la famille.
CHAPITRE XII
LA PROPRIÉTÉ
Si nous avons vu l’instinct social _pouvant hésiter_ sur la question du
mariage indissoluble et sur les questions connexes, il me semble que
nous devons le voir hésitant bien plus sur la question de la propriété
individuelle.
Ici il a affaire à un instinct antérieur à lui qu’il ne sait pas s’il
doit combattre et détruire, ou absorber pour le transformer, comme il a
fait l’instinct religieux.
L’homme qui a une propriété y tient de toute son âme et ce n’est que
pour la garder, c’est bien clair, qu’il s’est associé à d’autres
propriétaires, qu’il a désiré et accepté l’état social. La société est
née de la propriété menacée par la guerre. Mais une fois la société
faite et toute-puissante, a-t-elle intérêt à ce que l’instinct
propriétiste reste ce qu’il est ou à ce qu’il se transforme en un amour
de la propriété collective, de la propriété non plus seulement protégée,
mais possédée par l’État lui-même?
La société se dit, assez naturellement, que son intérêt serait que la
propriété fût collective, que la propriété fût sociale. L’État,
possédant tout, réglerait d’une façon ordonnée, précise, bien concertée,
bien pertinente aux besoins, bien méthodique, l’exploitation de tout. Il
en résulterait pour tous et chacun le plus grand bien humainement
réalisable. Ou je me trompe, ou c’est ainsi que l’instinct social
raisonne sur cette affaire dès qu’il existe, et il doit s’efforcer de
substituer à l’amour de la propriété individuelle un préjugé social en
faveur de la propriété collective.
Seulement il n’y réussit quasi jamais. Les exemples qu’on nous donne de
propriété collective chez les peuples anciens sont très rares et encore
sont presque tous très peu établis. Ici la société rencontre sa limite,
à savoir l’individualisme, à l’état de rempart presque inexpugnable.
Elle doit se dire: «_Ils_ tiennent donc à leurs propriétés plus qu’à
leur vie, puisque je _les_ ai amenés à mourir pour la patrie et que je
ne puis pas les amener à se dépouiller de leurs biens pour la patrie?»
C’est presque cela. Il en est de la communauté des biens à très peu près
comme de la communauté des femmes; chaque homme veut avoir son bien, en
profitant quelquefois en cachette de celui des autres; mais ne peut pas
comprendre le plaisir qu’il y aurait à posséder collectivement la
propriété de tous. C’est ici, famille particulière, propriété
particulière, le dernier retrait, le fort de l’individualisme, où il se
défend âprement.
Pourquoi? On peut très sérieusement se le demander. Pour la famille
individuelle, non pas très sérieusement; car on peut considérer comme
irréductible le sentiment naturel qui porte un homme à désirer des
enfants dont il soit très probablement le père; et non des enfants qui,
étant de tous, ne l’intéressent point, quoique étant aussi de lui. Pour
la propriété individuelle on peut se demander pourquoi elle est aimée
d’un amour si âpre. Il y a là un préjugé singulier. L’homme croirait-il
que la propriété le fait indépendant, augmente son indépendance? C’est
le contraire. Nietzsche dit très bien: «C’est la propriété qui possède.
Ce n’est que jusqu’à un certain degré que l’homme riche est plus
indépendant et plus libre; un échelon de plus, et la propriété devient
le maître, le propriétaire l’esclave; il faut, du moment qu’il possède,
qu’il sacrifie son temps, sa méditation, pour engager des relations,
s’attacher à un lieu, s’incorporer à un État, tout cela peut-être à
l’encontre de ses besoins intimes et essentiels.»
Je ne sais pas pourquoi Nietzsche dit: «Ce n’est que jusqu’à un certain
degré que...» et croit possédé par la propriété seulement le grand
propriétaire. Tout homme qui possède est possédé, ne possédât-il qu’un
trou de lézard; tout homme qui regarde l’indépendance comme le plus
grand bien se garde soigneusement d’être propriétaire; il se borne à
amasser un médiocre pécule pour sa vieillesse et l’établissement de ses
enfants, sous forme, par exemple, d’une assurance et ne va pas au delà,
sachant bien que se faire propriétaire foncier, c’est, au métier qu’on
exerce, en ajouter un autre très pénible, plein de soins et de tracas,
ce qui est une singulière manière de se faire indépendant; que même le
possesseur de valeurs immobilières a des soucis de placement de fonds;
que dans tous les cas il y a une administration dont on se charge et
qu’on superpose à ses autres travaux.
Ce n’est donc pas du tout, à moins d’une erreur invraisemblable, la
volonté d’indépendance qui pousse à posséder; c’est la volonté de
puissance. On veut posséder pour se sentir agrandi. On veut posséder
pour être plus que soi, pour être plus d’un.
Le propriétaire est heureux de voir des hommes travailler _pour lui_ sur
ses terres. _Pour lui_ n’a absolument aucun sens; car ils travaillent
pour vivre, et lui, de ce qu’ils travaillent, ne vit pas davantage. Mais
il y a là une fiction; c’est à son profit que ces gens semblent
travailler et il jouit de cette fiction, encore qu’en dernière analyse,
de ce qu’ils travaillent censément pour lui, il n’en résulte pour lui
que soucis et tracas.
Le propriétaire de valeurs immobilières est heureux d’avoir un nombreux
domestique. Ces gens-là _le servent_. Il en est agrandi, augmenté; il
est plus d’un. «_Le servent_» n’a aucun sens; car ils ne le servent
point; ils font partie seulement d’une administration compliquée qu’il a
créée autour de lui et qui l’encombre et où il est empêtré. Mais il y a
là une fiction; ces gens-là semblent le servir et il jouit de cette
fiction, encore qu’en dernière analyse il n’a inventé pour lui qu’une
façon plus embarrassée et par conséquent plus difficile de vivre, ce qui
est s’asservir et non se libérer.
C’est donc la seule volonté de puissance, la seule volonté
d’agrandissement du moi qui pousse l’homme à s’enrichir et à posséder.
Mais cette volonté est terrible, magnifique, formidable et invincible.
Je le pense bien; c’est une forme ou plutôt une excroissance de la
volonté de vivre. Le malade ne demande qu’à vivre à moitié; le
prolétaire ne demande qu’à vivre médiocrement; l’homme qui vit aisément
souhaite posséder, c’est-à-dire vivre d’une vie qui lui semble plus
large, plus grande, plus étendue, qui lui paraît tenir plus de place au
soleil. On n’a pas remarqué, je crois, l’analogie du désir des richesses
avec le désir de la vie future. Elle est frappante. L’ambitieux de vie
future veut prolonger sa vie dans le temps, l’ambitieux de biens
terrestres veut élargir sa vie dans l’espace; et c’est bien pour cela
que, sinon toujours--car l’homme est insatiable--du moins souvent,
l’homme qui croit fortement à la vie future a peu de souci des biens
terrestres et que l’homme qui veut s’élargir dans l’espace est tout de
suite soupçonné, et très raisonnablement, de ne pas croire beaucoup à sa
prolongation dans l’éternité.
Quoi qu’il en soit, l’homme désire passionnément posséder, c’est-à-dire
mettre son nom sur un certain nombre de choses et de gens qui ne lui
appartiennent pas, mais qui paraîtront ainsi lui appartenir.
La société s’aperçoit très bien que ce penchant est invincible et
indéracinable. Quelquefois elle essaye de l’extirper, au moins
partiellement. Elle établit, comme à Sparte, le partage égal des terres,
et c’est-à-dire qu’elle satisfait l’instinct propriétiste en en ôtant le
plaisir de posséder plus qu’un autre, ce qui est évidemment son plus
grand plaisir. Elle imagine dans la République de Platon une nation où
au moins les aristocrates ne posséderaient rien qu’en commun, et
c’est-à-dire qu’elle veut dégrader l’instinct propriétiste, le ravaler,
le laisser dédaigneusement à la plèbe, en faire un instinct strictement
populaire; ce qu’au fond il est un peu; car l’homme supérieur sait la
vanité de la propriété et ne tient pas à posséder.
Elle inspire la conception conventuelle, par laquelle un certain nombre
d’individus prennent leur plaisir à posséder en commun sans rien
posséder individuellement, et cette conception est exactement celle des
aristocrates de Platon; les moines ont un instinct social très
énergique, qui leur persuade que le plaisir et l’orgueil de posséder
peuvent être collectifs et que la joie de dire: «Ceci est à moi» peut
subsister en se convertissant en la joie de dire: «Ceci est à nous.»
Enfin, presque en tous les temps, la société rêve de propriété non
personnelle, non conventuelle aussi, mais nationale, et imagine avec
plaisir une nation où personne ne posséderait rien et où tout le monde
posséderait tout, ce qui d’une part réaliserait l’égalité, d’autre part
mettrait de l’ordre et de la régularité dans l’exploitation des biens
possédés.
La société, jusqu’à nos jours du moins, échoue toujours dans ces
projets. Elle se heurte à l’instinct, qui semble inexpugnable, de
propriété personnelle et familiale. L’état familial, sur ce point,
survit à travers l’état social. La propriété n’est pas autre chose que
l’individualisme doublé de l’instinct familial, restant intact et se
défendant au milieu de la société, qui sur tant d’autres points l’a
dompté, asservi ou transformé.
Alors, je veux dire dans ces conditions, qui semblent éternelles, la
société cède à l’instinct individuel et familial; mais, comme toujours,
y cède en le tournant autant qu’elle peut à son profit et, sinon, cette
fois, en le transformant, du moins en le modifiant. Elle se dit que la
propriété individuelle n’est peut-être pas aussi antisociale qu’on est
disposé à le croire au premier abord; que peut-être même elle est
favorable à la société; que l’ambition de posséder tire de l’individu
tout ce qu’il peut avoir et donner d’énergie; que, si l’exploitation
individuelle du sol est évidemment désordonnée, irrégulière et
anarchique, l’exploitation nationale pourrait bien être nonchalante,
passive et inerte et qu’il y aurait exactement les mêmes différences
entre celle-là et celle-ci qu’entre le travail libre et le travail
esclave; et que par conséquent ce que l’exploitation perd d’un côté,
elle le regagne de l’autre, si tant est que l’avantage définitif ne soit
pas du côté de l’exploitation individuelle, malgré ses imperfections;
elle se dit surtout que la propriété, si elle n’est pas trop
considérable, moralise l’homme au point de vue social, l’attache à sa
patrie et au coin de sa patrie où il réside, le stabilise, le fait
régulier, s’oppose à ce qu’il peut avoir d’instincts nomades et
aventureux et que ce sont là des bénéfices sociaux très considérables.
Mais elle se dit aussi que moraliser et stabiliser une partie de la
population, celle qui aura su acquérir, c’est démoraliser et
déstabiliser d’autant la partie de la population qui n’aura pas su
acquérir et posséder; et, sur toutes ces idées ensemble, elle se fait un
idéal tout contraire à celui que nous avons vu qu’elle caressait tout à
l’heure, aussi égoïste du reste, c’est-à-dire aussi fortement imposé par
l’instinct social.
Elle désire que tous les citoyens possèdent ou que le plus grand nombre
de citoyens possède. Elle fait des partages égaux de terres, qui,
naturellement, ne se maintiennent pas, des possesseurs les uns perdant
leurs biens par infériorité intellectuelle ou morale et les autres, par
supériorité intellectuelle ou morale, augmentant les leurs;--elle fait
de grands efforts pour que ces partages égaux se maintiennent cependant,
proposant (Platon, _Lois_, XI) qu’un père ayant plusieurs enfants en
choisisse un pour succéder à sa portion et donne les autres en adoption
à quelqu’un qui n’a point d’enfants, afin que le nombre des citoyens
soit toujours égal à celui des partages;--elle propose (Phaléas de
Chalcédoine dans Aristote, _Politique_, II, 7) que les riches donnent
des dots aux filles des pauvres;--lorsque la différence devient trop
grande entre les fortunes des riches et les conditions des pauvres, elle
propose ou impose (loi agraire) un nouveau partage des terres, ce qui
est un expédient pour un nombre d’années assez restreint;--elle
s’attaque à l’héritage: tantôt elle ne permet pas au citoyen de tester
(lois d’Athènes antérieures à Solon) pour que le partage égal entre les
enfants diminue les parts, ne permette pas que tombe aux mains d’un seul
une part disproportionnée, conjure, comme dit Montesquieu, la «funeste
différence entre la richesse et la pauvreté»;--tantôt, partagée entre le
sentiment de la liberté individuelle et de l’intérêt social, elle
restreint seulement la liberté de tester et, assurant aux enfants non
favorisés par le testateur une portion légale, empêche la portion du
favorisé d’être trop forte;--tantôt elle charge l’héritage d’une
redevance si forte envers l’État, qu’elle l’annule en trois générations,
l’État, en ce laps de temps, par ses reprises à chaque décès, ayant
absorbé tout l’héritage primitif.
En un mot, elle maintient et elle refoule la propriété individuelle;
elle la soutient et elle la réprime; elle l’encourage et elle la ronge.
Son objet, à ce nouveau point de vue qu’elle a adopté, c’est beaucoup de
petits propriétaires et, pour cela, _une loi de maximum sur les
propriétés_. Tout citoyen pourra être propriétaire; nul ne pourra
posséder plus de... (chiffre à fixer). C’est le rêve de Rousseau dans sa
constitution de Pologne; c’est, toutes différences négligées et en
prenant la moyenne, l’idéal de _tous_ les politiques de la Révolution
française, jusqu’à Babeuf exclusivement.
Qu’est-ce à dire? Que la société, ne pouvant pas extirper le préjugé
propriétiste, lui cède, le trompe et le détourne. Elle lui cède en lui
permettant d’exister, de se manifester, de s’exercer. Elle le trompe en
lui laissant croire qu’il s’exerce alors qu’il s’exerce à peine, un
propriétaire n’étant qu’un usufruitier et sa fortune, tout compte fait,
appartenant à l’État beaucoup plus qu’à lui, beaucoup plus surtout qu’à
ses enfants pour qui il l’a acquise et la conserve.
Elle le détourne de son but, sans qu’il s’en aperçoive, la soif
d’acquérir décuplant l’énergie de l’homme et lui faisant déployer des
efforts qu’il croit qui sont à son profit, mais qui, par les mesures
qu’a prises l’État, n’ont d’effets réels que dans l’activité générale,
la production générale et la prospérité générale, sans profits sensibles
pour lui. Exciter la cupidité de l’homme pour que, croyant travailler
pour lui, il travaille pour la société, c’est le jeu que la société a
fini par adopter relativement à l’instinct propriétiste. La société,
ici, est un maître qui va à la chasse aux truffes avec un animal
familier et qui, à chaque truffe découverte, lui donne un gland.
Le propriétisme est un préjugé naturel que la société, ne pouvant
détruire, a endigué et canalisé. Une fois qu’elle l’a eu canalisé
solidement, elle n’a plus eu intérêt à le détruire et n’a plus eu
intérêt qu’à l’encourager et à l’activer. Elle l’a revêtu alors de
favorables noms et d’appellations élogieuses. Elle le nomme épargne,
économie, esprit d’ordre, esprit de prévoyance, esprit de discipline
envers soi-même. Elle met la propriété au nombre des droits de l’homme
et déclare sacrées, pour les individus, ces propriétés qu’elle ronge,
sape et mine sans cesse à son profit. Elle est, à leur égard, comme une
fourmilière qui défend énergiquement ses pucerons contre tous leurs
ennemis, à la condition de les traire, et que ses pucerons remercient de
sa sollicitude avec une infinie reconnaissance.
Cependant son rêve primitif n’est pas dissipé. Il ne l’est ni par les
difficultés de son exécution, ni par cette considération que le régime
actuel est peut-être, après tout, le meilleur pour elle et le plus
favorable pour elle. Il en est, _mutatis mutandis_, pour la société, de
la propriété comme de la religion. Elle a tellement socialisé la
religion qu’elle pourrait être satisfaite des résultats obtenus; il lui
reste toujours ce regret que, malgré tout, la religion soit autre chose
qu’elle, que l’instinct religieux ne soit pas tout entier créé par elle,
sorti d’elle, découlant d’elle, ne soit pas _elle-même_ prise à un
certain point de vue. De même, si socialisée que soit la propriété, si
trompé et détourné au profit de l’État que soit l’instinct propriétiste,
la société regrette toujours que la propriété ne soit pas purement
sociale. A mesure que les sociétés deviennent plus démocratiques, une
tendance sociale se manifeste, plus accusée, dans ce sens; contrariée du
reste par une autre.
Une tendance sociale se manifeste dans ce sens, parce que l’esprit
d’égalité s’est répandu et que l’égalité trouve son compte au
nivellement des fortunes et ne le trouve même complet que là.
Cette tendance est contrariée par une autre, parce que si la démocratie
statique veut le nivellement des fortunes, la démocratie en marche a
pour premier geste de s’approprier des fortunes, soit en les acquérant
par le travail, soit en se les adjugeant dans une crise sociale comme la
Révolution française. Il en résulte que les démocraties modernes ne sont
socialisatrices des propriétés que partiellement, non point unanimement.
C’était la plèbe romaine qui était unanimement, sinon socialisatrice des
propriétés, ce système n’étant point inventé, du moins unanimement
agrarienne, c’est-à-dire partagiste, parce qu’elle n’avait rien; et elle
le fut, comme le dit Montesquieu, «continuellement», aussi bien au temps
«de la frugalité, de la parcimonie et de la pauvreté» qu’aux temps «où
le luxe des Romains fut porté à l’excès». Dans les démocraties modernes
il n’y a pas de plèbe, il y a plusieurs plèbes superposées les unes aux
autres et les deux ou trois plèbes supérieures, plèbes relativement à ce
qui est au-dessus d’elles, bourgeoisies relativement à ce qui est
au-dessous, désireuses de partager quand elles lèvent les yeux, et
répugnant à partager quand elles les baissent, tendant à une
socialisation quand elles veulent rabaisser ceux qui les dépassent, ne
se souciant pas de socialiser quand elles songent que cela élèverait
ceux qu’elles dominent, se contentent de souhaiter qu’on tonde le riche,
le riche étant toujours, par définition, celui qui l’est plus qu’on ne
l’est.
Or en cela les plèbes sont précisément dans l’état d’âme de l’État
lui-même, lequel n’encourage la possession que pour en profiter.
Il est donc à croire que le préjugé propriétiste, entretenu avec soin,
peut-être avec raison, par la société, croîtra et s’avivera, tout au
travers des attaques dont il est l’objet, plutôt qu’il ne tendra à
s’éteindre.
CHAPITRE XIII
LE «AMA NESCIRE»
De tout temps l’homme a été partagé entre le désir de savoir et un
instinct secret qui l’avertissait que savoir lui est inutile. La Genèse
croit que la chute de l’homme vient de ce qu’il a voulu savoir ce que
Dieu s’était réservé de connaître. L’homme a voulu être «comme un Dieu»,
et c’est pour cela qu’il a été condamné à une vie de misère, ou, si l’on
préfère, c’est pour cela qu’il _s’est_ condamné à une vie de misère et
d’infortunes.
L’Ecclésiaste dit: «J’ai appliqué mon âme pour acquérir la science et la
doctrine et j’ai vu que cela aussi est vanité, travail et affliction
d’esprit; parce qu’une grande sagesse est accompagnée d’une grande
indignation et que plus on a de science plus on a de peine.»
Prométhée a été puni, moins sans doute pour avoir donné aux hommes
quelque chose d’utile que pour avoir dérobé aux dieux et divulgué un des
secrets qui leur appartiennent. Il est le type de l’_inventeur_ qui
déplaît à la Divinité et qui est frappé par elle.
Le mythe de Psyché est analogue. Psyché est punie de sa curiosité, de
son indiscrétion, de sa démangeaison de savoir; elle perd tout son
bonheur à vouloir le connaître, à vouloir en connaître la raison, la
cause et l’auteur.
Sémélé, pour avoir voulu voir Zeus, non pas comme il lui permettait de
le contempler, mais dans toute la vérité de sa gloire divine, fut
consumé par les rayons qui émanaient du dieu.
Il est évident que ceci est une forme de la Némésis; mais c’en est une
forme particulière. La Némésis ne veut pas que l’homme soit trop
_puissant_, ou trop _heureux_, parce que la puissance et le bonheur sont
apanages des dieux. Au fond du mythe il y a ceci: la puissance et le
bonheur, délogeant l’homme de sa position naturelle, le dépaysant, le
désorientent et le jettent, par une sorte de déséquilibre et de démence,
dans le malheur.
La Némésis, sous sa forme de puissance mystérieuse poursuivant celui qui
a appris, ne veut pas que l’homme _sache_ au delà, sans doute, d’une
certaine limite, au delà de ce qu’il doit savoir pour ses besoins.
Pourquoi cela? Parce que le savoir aussi est apanage des dieux qui
savent pour l’homme ce qu’il lui faut et que l’homme par conséquent est
impie, _n’a pas confiance_, à vouloir le savoir lui-même. Au fond du
mythe il y a ceci: la science aveugle; étant divine, c’est-à-dire
infinie, n’étant jamais épuisée, la recherche qu’on en fait élargit
indéfiniment le cercle de l’ignorance, et c’est à vouloir parcourir et
percer ce cercle, que les yeux de l’homme s’usent et s’éteignent.
Le christianisme a adopté ces maximes.
Saint Paul parle avec dédain de la science qui enfle, pour l’opposer à
la charité qui édifie.
Saint Jean a mis la passion du savoir de pair avec celle du plaisir et
celle de la domination: «_Omne quod est in mundo est concupiscentia
carnis, et concupiscentia oculorum et superbia vitae_; tout ce qui est
sur la terre est concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux ou
orgueil de la vie.» Ce que saint Augustin a interprété par _libido
sentiendi, libido sciendi, libido dominandi_, passion de sentir, passion
de savoir, passion de dominer.
Dante ne manque pas de mettre Ulysse dans son Enfer parce que, par désir
de connaître, il a osé franchir les colonnes d’Hercule et a découvert
l’Océan.
L’_Imitation de Jésus-Christ_ insiste sur ce point: «Après avoir
beaucoup lu et beaucoup appris, il en faut toujours revenir à l’unique
principe de toutes choses; c’est moi qui donne à l’homme la science et
qui éclaire l’intelligence des petits enfants plus que l’homme ne
pourrait par aucun enseignement... Malheur à ceux qui interrogent les
hommes sur toutes sortes de questions curieuses et qui s’inquiètent peu
de me servir... C’est moi qui, en un moment, élève l’âme humble et la
fais pénétrer plus avant dans la vérité éternelle que ne le pourrait
celui qui aurait étudié dix ans dans les écoles... Quelques-uns, en
m’aimant ainsi, ont appris des choses toutes divines dont ils parlaient
d’une manière admirable; ils ont fait plus de progrès en quittant tout
que par une profonde étude.»
Pascal remarque que «les trois concupiscences ont fait trois sectes et
que les philosophes n’ont fait autre chose que de suivre une des trois
concupiscences... Les uns le cherchent [le vrai bien] dans l’autorité
[_libido dominandi_; ce sont sans doute les stoïciens, qui se prétendent
au-dessus des rois quand ils sont sages]; les autres dans les voluptés
[_libido sentiendi_; ce sont les épicuriens]; les autres dans les
curiosités et dans les sciences [Platon, qui a confondu la science et la
vertu, et Aristote, qui n’a cherché qu’à savoir].» Et par ce qui suit,
où il parle de ceux qui ont plus approché du vrai en éliminant tous les
biens qui peuvent être possédés individuellement, comme n’étant pas des
biens, on voit assez qu’il croit dans l’erreur autant ceux qui ont
confiance dans le savoir que ceux qui fondent sur la domination ou sur
le plaisir.
Jean-Jacques Rousseau attribue, comme on sait assez, tout le malheur
humain à la science; mais, pour plus de précision, voyons bien comme il
raisonne. C’est ainsi. Est-il vrai que nous sommes malheureux? Vous le
reconnaîtrez. Y avait-il dans la condition humaine, la civilisation
n’ayant pas commencé, de quoi l’être? On ne le voit point. Remontez à
l’origine de tous vos maux, de chacun de vos maux, vous trouverez un
savoir, quelque chose que l’on a appris. Les malheureux artisans
souffrent dans les mines et les usines; cela vient de ce qu’on a
découvert le fer et la manière de le travailler;--vous, riche et
prétendument heureux, vous vous épuisez de mollesse dans vos
appartements, ou vous êtes saisis par le froid et rendus malades dès que
vous en sortez; c’est qu’on a inventé les maisons confortables au lieu
de continuer la vie de plein air;--ne vous plaignez pas des maladies:
toutes viennent de la science de la cuisine et quelques-unes en même
temps de la science de la médecine, qui se trompe souvent et sur
laquelle on se trompe, ce qui vous donne une affection réelle à propos
d’une autre que vous croyiez avoir;--ne vous plaignez même pas des
tragédies de la nature; ce n’est pas l’architecture qui a inventé les
tremblements de terre; mais c’est parce que nous habitons des maisons
hautes à matériaux lourds que les tremblements de terre nous écrasent;
l’architecture n’a pas fait les tremblements de terre, mais elle les a
faits dangereux.
Nos passions mêmes sont les fruits malsains d’une science malsaine.
Elles sont excitées par tout ce qu’on a découvert pour les satisfaire et
redoublées par tout ce qu’on a inventé pour les assouvir. En elles-mêmes
elles sont bénignes; fouettées par la science de leurs objets, par la
connaissance minutieuse et approfondie de ce à quoi elles aspirent,
elles sont devenues ambitieuses, furieuses et mortelles. L’amour ne
serait que très languissant et ne serait que salutaire, sans toutes les
méditations sur l’amour faites par les philosophes et les poètes;--il en
est de même de l’ambition, et c’est Homère qui a fait Alexandre;--il en
est de même de la gourmandise, et s’il est très vrai que ce sont les
gourmands qui ont fait les cuisiniers, encore plus l’est-il que ce sont
les cuisiniers qui ont fait les gourmands.
Il en est ainsi de toutes les passions.
Donc «j’ai bien peur que quelqu’un ne s’avise un jour de me répondre que
toutes ces grandes choses, savoir les arts, les sciences et les lois ont
été très sagement inventées par les hommes comme une peste salutaire
pour prévenir l’excessive multiplication de l’espèce, de peur que ce
monde qui nous est destiné ne devînt à la fin trop petit pour ses
habitants».--Perfectibilité, c’est ce qui distingue l’homme des animaux;
oui, et c’est ce qui fait sa perte, c’est ce qui l’élève au-dessus des
bêtes, puis le rabaisse au-dessous d’elles et l’en distingue toujours;
«il serait triste pour nous d’être forcés de convenir que cette faculté
distinctive et presque illimitée est la source de tous les malheurs de
l’homme, que c’est elle qui le tire, à force de temps, de cette
condition originelle dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et
innocents; que c’est elle qui, faisant éclore avec les siècles ses
lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le
tyran de la nature et de lui-même. Il serait affreux d’être obligé de
louer comme un être bienfaisant celui qui le premier suggéra à
l’habitant des rives de l’Orénoque l’usage de ces ais qu’il applique sur
les tempes de ses enfants et qui leur assure une partie du moins de leur
imbécillité et de leur bonheur originel».
La _position_ de la société en face du _Ama nescire_ est très curieuse.
Elle est double et par conséquent pleine d’embarras; elle est double et
embarrassée et par conséquent pleine de duplicité.
D’une part, la société sait très bien qu’elle a besoin de vérité et de
savoir. _Ce sont les progrès de la société et les exigences de la
société en raison de ces progrès, qui ont fait de la vérité une valeur._
Les hommes primitifs avaient peu besoin de vérité. Savoir que telles
plantes sont vénéneuses; savoir que telle saison est bonne pour semer
les céréales, savoir que tels simples sont des remèdes assez efficaces,
c’est à peu près tout ce qu’il importait aux hommes de connaître. Mais
la société étant faite, elle a eu besoin _d’exactitude_.
Cette chose odieuse aux hommes primitifs, odieuse encore à la plupart
des femmes, l’exactitude, est un besoin social. Il faut, si humble
qu’elle soit, que la société ait de l’exactitude dans son
administration, c’est-à-dire des renseignements sûrs, précis, sans aucun
flottement, sur ses besoins, ses ressources, ses dépenses; il faut
qu’elle ait des renseignements exacts sur ses ennemis, leur nombre, la
distance où ils sont; il faut qu’elle ait des renseignements exacts sur
la manière dont elle a réussi à vaincre et sur la manière dont elle a
été vaincue.
Vérité administrative, vérité géographique, vérité historique,
s’imposent comme moyens de salut, comme nécessités pour la vie. Le
hableur de place publique dissertant sur les choses d’administration, le
voyageur romanesque et romancier, l’historien poète épique, tous gens
charmants et que c’est plaisir d’écouter, deviennent, au grand regret de
chacun, mais il faut bien qu’on s’y résigne, des ennemis publics. _Vera
pro gratis loqui necessitas cogit._
La vérité n’a d’importance que sociale, mais elle a une importance
sociale de premier ordre. Elle est une valeur sociale, elle est la
première des valeurs sociales. A ce titre, la société la loue, l’honore
et l’impose.
Mais, comme il arrive toujours, car l’homme est généralisateur, de ce
que la vérité, certaine vérité, _certaines espèces de vérité_, importent
à la société, il en est conclu, assez généralement, qu’il faut la
chercher en toutes choses, en sciences proprement dites, en morale, en
politique générale, en métaphysique, en religion, et qu’il ne peut en
résulter que du bien, comme de la rechercher en choses intéressant la
cité il n’est résulté et il ne résulte que du bien social.
Une chose du reste, à l’user, se révèle, très intéressante: c’est que la
recherche de la vérité, la recherche de la connaissance, fait l’homme
relativement heureux; que la vie scientifique est une vie heureuse; et
alors la science ayant le même agrément que l’art, devenant une manière
d’art, devenant un art à la recherche du vrai comme l’art est un art à
la recherche du beau, la science devenant l’art du vrai, ce qu’elle
avait d’odieux disparaît, le savant vaut le poète. Et de ces deux idées:
utilité sociale de la science, contribution de la recherche scientifique
au bonheur individuel,--l’homme cherchant toujours la conjonction du
bonheur individuel et du bonheur social,--naît cette troisième idée: la
science est la première des valeurs; non seulement la première des
valeurs sociales, mais la première des valeurs, absolument, et il n’y a
d’important que la vérité.
C’est l’idée peut-être de Socrate; c’est l’idée certainement de Platon
et d’Aristote, malgré les différences qu’il y a entre eux c’est _l’idée
hellénique_ par excellence; c’est l’idée qui, après avoir traversé, plus
ou moins triomphante, toute l’antiquité, est le fond même de la
civilisation moderne.
Mais ici la société, l’instinct social hésite, et il faut convenir qu’il
a quelque raison d’hésiter. Il se demande, lui toujours utilitaire,
d’abord si la recherche de toute vérité, de toute la vérité, lui est
bien utile, et il ne voit pas trop ce que l’explication de la nature et
l’explication du surnaturel pourrait bien lui apporter. La connaissance
est pour lui un divertissement extrasocial, une curiosité de méditatifs
qui ne l’intéresse en quoi que ce soit.
Il se demande ensuite, ce qui est plus grave, si la recherche de la
vérité n’irait pas contre lui-même. Il se demande si la société ne
repose pas sur des conventions faisant office de vérité que la recherche
de la vérité pourrait mettre en discussion, en doute et _désautoriser_.
Intimement associée comme nous l’avons vu, à la religion qu’elle a
rectifiée à son usage, qu’elle a socialisée; à la morale qu’elle a
rectifiée à son usage, qu’elle a socialisée; à des opinions générales,
de différentes sortes, qui sont nées d’elle et du besoin qu’elle avait
qu’elles fussent et qui ne sont rien moins que prouvées; la Société a
peur que la recherche de la vérité ne batte en ruine la religion, la
morale et les opinions générales nées de la société et pour son service.
Cela en tous les temps. A telle époque la société a peur pour le
principe aristocratique sur lequel elle repose et que la science menace
de ramener à l’état de conception fausse; à telle époque elle a peur
pour le principe démocratique que la science menace de ramener à l’état
de conception contre nature et absolument artificielle.
Elle a peur pour la morale qu’elle a tellement faite sienne que de
démontrer qu’elle est individuelle et qu’elle a pour but le bonheur
personnel ou la perfection et la sainteté personnelle, serait ôter à la
société son rôle de créatrice et édificatrice de la morale et, par
conséquent, son autorité mystique, ne lui laissant que son caractère de
nécessité matérielle.
Elle a peur pour elle-même enfin, pour elle-même en soi, si je puis
dire, sentant bien que, née d’une nécessité historique, née d’une
circonstance, née d’un accident, à la vérité cent fois séculaire et qui
fait mine d’être séculaire encore longtemps, mais enfin d’une nécessité
historique, d’une circonstance et d’un accident; elle n’a pas en elle
une vérité essentielle, une vérité éternelle et éternellement
inébranlable et qu’elle peut être, par la recherche du vrai, démontrée
comme fausse, ou tout au moins, par le vrai absolu, démontrée comme
relative.
Pour ces raisons, personne n’a peur de la vérité, personne n’a peur de
la connaissance comme la société. Elle l’aime pour soi; elle l’aime en
choses administratives, en choses géographiques, en choses de
statistique, en choses historiques. En choses générales, elle ne l’aime
pas.
Cédant à l’opinion générale qui s’est faite,--quand elle s’est
faite,--que la vérité est toujours bonne, bonne en toutes choses, et que
la recherche de la vérité est toujours bonne, bonne en toutes choses, la
société feint de favoriser la recherche de la vérité; elle institue des
chaires, des laboratoires de science absolument libre; mais elle
s’arrange toujours de manière à codifier et à imposer à très peu près
une science officielle, c’est-à-dire une vérité officielle qui est celle
qui est accommodée à la société telle qu’elle est à un moment donné, qui
est celle qui, à ce moment, démontrera la société telle qu’elle est
comme étant bonne. Il y aura une science aristocratique dans les pays
d’aristocratie, une science monarchique dans les pays de monarchie et
une science démocratique dans les pays de démocratie. «On nous parle
aujourd’hui d’un Dieu républicain», disait spirituellement Alfred de
Musset.
Ainsi la société combat plus ou moins ouvertement le préjugé qui est né
d’elle-même, l’opinion que la science est la méthode de salut et que la
vérité est le salut même. Elle combat cette opinion en tout ce qui ne la
regarde pas personnellement et directement, continuant à s’y ranger en
ce qu’elle voit distinctement qui la regarde; et, au fond et en général,
elle en revient au préjugé de l’ignorance, au _Ama nescire_.
La religion dit: «Ne vous occupez pas de tant de choses qui vous
dépassent; je suis la vraie science, la science de vie, la seule
nécessaire.» La société, cette religion temporelle, dit tout de même:
«Ne vous occupez pas de tant de choses qui probablement vous dépasseront
toujours; je suis la vraie science, la seule nécessaire, la science de
vie sociale. Ce que je veux qu’on sache, c’est ce qui peut avoir
importance pour que je vive; ce que je veux qu’on recherche, c’est ce
qui peut importer pour que je me développe et m’agrandisse; pour tout le
reste, aimez une discrétion salutaire et une abstention très prudente;
aimez ce qui ne vous écartera ni de moi ni des conventions utiles sur
lesquelles je repose ou avec lesquelles j’ai fait un accommodement qui a
ajouté à ma force. Aimez à ignorer ce qui est en dehors de moi. Ce qui
n’est pas avec moi peut être contre moi;--et contre vous, puisque vous
ne vivez qu’en moi et par moi.»
CHAPITRE XIV
LUTTES ET TRANSFORMATIONS
Les préjugés sociaux sont généralement assez bien d’accord entre eux.
Ils tendent au même but, la conservation sociale; ils sont nés du besoin
qu’on en a, ou ils se sont accommodés à ce besoin et altérés dans le
sens de ce besoin. Tant de communautés les font comme parents et alliés
les uns des autres.
Cependant ils ne laissent pas de se heurter quelquefois et d’entrer dans
une lutte, le plus souvent sourde, quelquefois plus accusée. Il y a
lutte surtout entre ceux qui, quoique socialisés et très socialisés,
sont cependant antérieurs à la société et ceux qui sont purement des
produits directs de la société elle-même; bref, entre les préjugés
_socialisés_ et les préjugés _sociaux_.
Il est naturel, par exemple, que l’amour de la vie soit en lutte souvent
avec l’instinct du sacrifice de la vie. L’amour de la vie est un
sentiment instinctif, qui, élaboré par la réflexion, est devenu moins
impulsif, est devenu une opinion, mais une opinion encore très mêlée
d’instinct, d’une force énorme sur l’esprit, même sur l’esprit qui veut
la combattre.
L’instinct du sacrifice de la vie est un instinct acquis, laborieusement
acquis, que la vie sociale a fini par inculquer dans l’esprit et même
dans le cœur de l’homme. C’est bien un instinct, puisque celui qui
sacrifie sa vie à sa patrie ne raisonne pas, ne délibère pas, à
proprement parler ne veut pas, et c’est sa gloire même d’avoir tant
voulu qu’il n’ait plus besoin de vouloir; ou c’est la gloire de sa race
qu’elle ait tant voulu que son produit n’ait plus besoin de vouloir;
c’est bien un instinct, mais c’est un instinct acquis et acquis
longuement et péniblement.
Rien d’étonnant à ce que, contre lui, l’ancien instinct, l’instinct
naturel, héréditaire aussi--ou rompant l’hérédité comme force
atavique,--se révolte contre l’instinct nouveau et le combatte. C’est
l’individualisme contre la société, c’est l’individu ancestral se
réveillant et se demandant d’où vient le droit à la société de vouloir
qu’il ne vive qu’en elle, à ce point de mourir pour qu’elle vive. La
réponse de la société est: «Tu ne serais pas venu à la vie si je
n’existais pas», et c’est parfaitement vrai; mais l’instinct résiste.
Ces luttes de l’instinct de vie individuelle contre l’instinct de vie
sociale non seulement sont dramatiques, mais elles contribuent à
constituer le devoir, le devoir s’alimentant du souvenir de ces luttes
mêmes et de la peine que coûtent ces sacrifices; s’en alimentant et même
en naissant, car si ces déchirements n’existaient pas et si les
sacrifices n’existaient pas, il n’y aurait pas de devoir, il y aurait
automatisme. Le patriotisme n’existe qu’à la condition qu’on ait envie
de désobéir à la patrie, puisqu’il n’existe qu’à la condition qu’il soit
dur de lui obéir. Les héros de Corneille ne sont des héros que parce
qu’ils sont, et assez longtemps, sur le point de ne pas l’être; et
Corneille n’est une école de devoir que parce qu’il nous montre des
hommes qui ont toutes les peines du monde à le faire, mais qui le font.
L’instinct d’amour de la vie rend à l’instinct de sacrifice le service
de l’ébranler, pour que, n’étant plus instinct qu’à demi, il ait le
mérite de contenir de la volonté. La société est assise et fondée sur le
devoir précisément parce qu’il y a deux instincts dans l’homme et qu’ils
luttent l’un contre l’autre. La société a à livrer une éternelle
bataille contre la nature, et son histoire, depuis sa naissance jusqu’à
sa mort, n’est que le bulletin de ses victoires.
De même, quoique toute la morale, à mon avis, soit une invention de la
société, la morale individuelle est souvent en lutte avec la morale
sociale. La morale individuelle, à mon avis, n’est pas le germe d’où
sort la morale sociale; elle est, au contraire, le dernier échelon où
s’élève la morale humaine après avoir traversé la morale sociale: à la
morale des animaux se superpose la morale sociale des animaux; à la
morale sociale des animaux se superpose la morale sociale humaine; à la
morale sociale humaine se superpose la morale individuelle, qui n’est
plus: «je dois»; mais: «je me dois».
Cette morale, élaborée du reste par la morale sociale et qui en est le
dernier produit, dépasse et surpasse la morale sociale, se fait des
règles à elle-même, selon le sentiment et selon l’idée de l’honneur; et,
dépassant et surpassant la morale sociale, ne laisse pas de s’apercevoir
à un moment donné, telles circonstances étant données, qu’elle la
dépasse et la surpasse en effet. Elle se rend compte, certainement, de
toutes les raisons d’être de la morale sociale et elle l’approuve
d’exister; mais cependant elle se sent au-dessus d’elle. Elle se demande
si elle n’est pas une illusion de «l’amour-propre» et de la vanité; mais
quand elle s’est bien interrogée sur ce point et quand, en conscience,
elle s’est répondu négativement, elle se sent pieusement insoumise aux
lois parce qu’elle se sent législatrice elle-même au delà des lois et
elle peut entrer en conflit avec la morale sociale.
Vous songez avec raison à l’Antigone de Sophocle. Quand Antigone oppose
aux lois écrites les ἄγραπτα νομίματα, les lois qui ne sont écrites
nulle part et auxquelles elle se range, c’est elle-même qu’elle sent
législatrice au delà des lois, du droit de son grand cœur, de sa haute
intelligence et de sa vue plus complète de l’humanité. Jamais on n’a
opposé d’une façon plus forte et plus éloquente la morale sociale et la
morale d’un seul, la société législatrice et le législateur isolé sûr
d’avoir raison contre la société législatrice, la science d’un contre la
science de tous. «Le plus sage des Grecs», après un autre peut-être, a
voulu dire que tel individu ne se sépare de la société que parce qu’il
la dépasse et en la dépassant y rentre véritablement, parce qu’il se
place à l’avance dans une société qui dépassera celle d’aujourd’hui et
relativement à laquelle il est au centre, loin de se trouver au dehors.
Car le conflit de la morale individuelle et de la morale sociale est la
condition même du progrès moral, non point la seule, mais une condition
très importante. Une société ne peut pas s’améliorer en se regardant;
elle se trouve trop sage, ce qu’elle a fait contre la sagesse ayant été
fait conformément à son tempérament, à ses passions maîtresses,
auxquelles elle tient. Elle peut s’améliorer, il est vrai, en
considérant les nations étrangères, et peu de choses m’ont paru plus
judicieuses dans toute l’histoire que les nations anciennes envoyant
chercher des lois pour elles dans les pays étrangers. Mais elle
s’améliore surtout par les individus nés dans son sein, qui s’élèvent
au-dessus d’elle, qui conçoivent une morale individuelle plus pure, qui
conçoivent pour eux-mêmes une morale plus pure; que l’État,
généralement, fait périr comme ennemis publics; qui laissent des
disciples et dont la morale individuelle est transformée par la
propagande de ces disciples en morale sociale;--avec le déchet qui se
produit toujours dans ces histoires-là.
Il est donc d’intérêt public que la morale publique soit combattue
quelquefois par la morale individuelle.
* * * * *
En conflit encore, souvent, la religion et l’État, et ici nous rentrons
dans la catégorie des idées générales présociales dont la société a
comme hérité et qu’elle a transformées selon ses intérêts, à son image
et à son profit. La société socialise la religion qu’elle reçoit quand
elle se forme. Elle l’adoucit, elle la civilise, elle la moralise comme
nous avons vu. Mais la religion résiste de toutes sortes de façons; elle
résiste tantôt comme arriérée, tantôt comme en avance, toujours comme
individuelle.
Comme arriérée. Surtout dans les commencements et pendant très
longtemps, elle résiste aux législations qu’elle n’inspire pas et qui
sont le résultat soit des nécessités sociales, soit des emprunts faits
aux nations qui ont d’autres dieux; et elle résiste, quelquefois avec
raison, aux mœurs nouvelles qui sont en contradiction avec les mœurs
inspirées et consacrées par les anciens dieux. La lutte du passé et du
présent a très souvent, le plus souvent, couleur religieuse, plus même,
quelquefois, que la religion ne voudrait; car si la religion se réclame
du passé, le passé qui veut survivre se réclame encore plus de la
religion.
Comme en avance. Après une révolution religieuse qui marque toujours une
révolution sourde et inaperçue des mœurs, la religion joue le rôle que
vous voyiez joué tout à l’heure par la morale individuelle; elle juge la
société, non plus d’après un passé vénérable et donné pour sacré, mais
d’après un idéal qu’elle s’est fait et qu’elle veut imposer. Dans ce
cas, elle a pour elle les jeunes et non pas les vieillards, les
générations qui montent et non celles qui déclinent. Dans ce cas, elle
est plus morale, pour un temps, que la société à laquelle elle s’adresse
et que la religion, _socialisée_ depuis longtemps, qu’elle prétend
surmonter et remplacer en la dépassant. Pendant toute la période de
luttes, avec des tristesses, des misères et des horreurs inévitables, il
y a une renaissance des énergies, des grands espoirs, des grandes forces
morales. La religion nouvelle s’établit, réformée et réformante,
purifiée et purifiante, réformant et améliorant surtout, je crois, celle
à côté de laquelle elle s’installe; force morale, du reste, et, tout
compte fait, très appréciable;--jusqu’à ce que, à son tour, elle soit
socialisée par la société qui l’a admise.
Comme individuelle. La religion est toujours partiellement individuelle.
Elle est une forme, la plus belle, de cet individualisme antérieur à la
société et qui au sein de la société veut toujours renaître. La religion
a beau être socialisée au point de se confondre apparemment avec l’État,
elle n’est jamais socialisée complètement. S’il y a des dieux de l’État
et qui sont les plus grands, il y a des dieux de _gens_, des dieux de
famille, des dieux individuels.
L’État ne goûte point beaucoup cela. Il est bien remarquable que l’État
romain n’ait jamais voulu que les plébéiens eussent des dieux autres que
ceux de l’État. Il tolérait ceux des patriciens, comme souvenirs de
famille et comme consécration de cette aristocratie même sur laquelle,
tout compte fait, il reposait et à laquelle il fallait donner ou laisser
un caractère sacré. Mais point de dieux particuliers pour le plébéien,
qui ne doit adorer que Rome en elle-même et en la personne des dieux qui
la protègent.
L’État goûte donc peu les dieux de famille et les dieux domestiques. Ils
existent pourtant toujours, au moins en ce sens que chacun, parmi les
dieux communs, choisit son dieu ou ses dieux particuliers, qu’il entoure
et poursuit d’une dévotion particulière. Ils existent pourtant toujours
en ce sens qu’en dehors de la religion officielle le croyant s’affilie à
tels ou tels mystères où il trouve une religion distincte de celle de la
cité. Ils existent pourtant toujours en ce sens que brusquement toute
une partie de la population adopte, et avec une sorte de fureur, des
dieux venus d’Orient et fait trembler de scandale, d’indignation et de
peur le gouvernement, moins effrayé de la détestable morale qu’apporte,
paraît-il, cette religion bachique, que du fait même que le peuple
romain est en train de changer de dieux, de faire un schisme, de se
séparer religieusement des dieux du Capitole.
Et en effet, qu’est-ce à dire? C’est à dire que la tendance n’a pas
péri, qu’elle ne périt jamais, de choisir son dieu, d’adorer
individuellement, d’adorer en dehors de l’État, d’adorer celui que l’on
veut adorer et non pas celui que la cité prétend imposer à votre
adoration.
Et quand, de cette compression même, de cette ingérence de l’État dans
la conscience individuelle, dans le sanctuaire de l’âme, ingérence que
le citoyen ancien lui-même sent indiscrète et abusive; de cette
socialisation extrême, désordonnée et tyrannique de la religion, sort
une religion qui sépare nettement ce que l’individu doit à l’État et ce
qu’il se doit à lui-même; qui laisse vivre et respecte la cité des
hommes, mais réserve la cité de Dieu; qui soustrait à l’État une partie
de l’âme de l’individu, qui ne permet pas à l’État de prétendre y
entrer, y administrer et y gouverner; qui fait la séparation de l’Église
d’avec l’État pour la première fois dans le monde, d’une façon non plus
furtive et à demi inconsciente, mais nette, décisive et radicale; qui, à
la vérité, méconnaissant que c’est là qu’est sa force et oubliant son
principe, se rattachera un jour à l’État ou se laissera rattacher à lui,
mais qui toujours retiendra quelque chose de ses origines, et quoique
alimentée, protégée, soutenue par l’État, ne se laissera jamais
gouverner spirituellement par l’État, ne se laissera jamais dogmatiser
par l’État, ne se laissera jamais socialiser; et qui retrouvera toute sa
force et toute sa vertu vivificatrice, même en des temps de peu de foi,
quand de nouveau la séparation radicale entre elle et l’État sera
faite;--cette religion aura apporté au monde un régime essentiellement
rationnel, un régime où ce qui doit rester à l’homme, au sein de la
société, de son autonomie naturelle, sera respecté et sauvé; un régime
où l’homme, ne se sentant plus un simple rouage dans la machine sociale,
pourra avoir, en même temps que le respect de la société, le respect de
lui-même; pourra avoir, en même temps que le culte de la société, le
culte de soi et un ardent désir de se cultiver; pourra, ne se bornant
plus à se laisser élever, discipliner et améliorer par la société,
vouloir s’améliorer lui-même au delà de la société, en vue d’un idéal
qui dépasse la société et qui la surmonte; pourra, quoique toujours
fidèle à l’État, outrepasser l’État dans ses perfectionnements, dans ses
édifications intérieures comme dans ses espérances; d’autant plus
dévoué, du reste, à la société que, ne se sentant plus sa _chose_, il se
donnera d’autant plus à elle comme _personne_.
* * * * *
Ainsi, les conventions générales de l’humanité entrent en conflit et en
lutte quelquefois et même souvent; mais il est à remarquer qu’elles
entrent en lutte le plus souvent, comme nous venons de le voir, pour un
profit humain et même social, et que la lutte qui est entre elles est
une condition et un facteur d’un progrès.
* * * * *
D’autre part, les conventions générales se transforment les unes dans
les autres. Nous en avons vu un exemple bien frappant dans le culte de
la force. Le culte de la force est d’abord le culte de la force
physique; puis il devient le culte de la force intellectuelle, qui est
le contraire de la force physique; puis il devient le culte de la force
de cohésion, c’est-à-dire qu’il devient l’aristocratisme; et
l’aristocratisme devient le démocratisme qui est son contraire, le culte
de la force de cohésion s’étant transporté de la cohésion d’une classe à
la cohésion de tout un peuple, ou plutôt d’un parti embrassant la
majorité d’un peuple[13].
[13] C’est ce qui explique, je crois, un passage de Montesquieu
généralement peu compris et qui étonne: «La meilleure aristocratie
est celle où la partie du peuple qui n’a point part à la puissance
est si petite et si pauvre que la partie dominante n’a aucun intérêt
à l’opprimer. Ainsi quand Antipater établit à Athènes que ceux qui
n’auraient pas deux mille drachmes seraient exclus du droit de
suffrage, il forma la meilleure aristocratie qui fût possible, parce
que ce cens était si petit qu’il n’excluait que peu de gens et
personne qui eût quelque considération dans la cité.»--Mais, se
dit-on, ce n’était nullement une aristocratie; c’était une
démocratie! Certainement; mais Montesquieu sait bien qu’une
démocratie, à moins qu’elle ne soit faite d’une nation unanime dans
toutes ses idées, ce qui n’arrive jamais, est encore une
aristocratie; c’est une aristocratie très élargie; c’est un parti
qui, sachant qu’il a la pluralité, d’autre part sachant qu’il a de
la cohésion et que, s’il n’a pas tout à fait la pluralité, il
l’entraînera, s’attribue le gouvernement, exactement comme une
aristocratie qui, quoique minorité, par sa force de cohésion et le
prestige qu’elle en tire, s’attribue le gouvernement. La démocratie
est donc une aristocratie très nombreuse, ce qu’était l’aristocratie
d’Antipater. Seulement, ce n’est pas le petit peuple très pauvre
qu’elle élimine du gouvernement, c’est la minorité riche et la
minorité compétente. C’est l’aristocratie d’Antipater renversée.
Mais il reste qu’appeler la démocratie une aristocratie nombreuse
est très exact.
Dans cette évolution du culte de la force, la force intellectuelle a
_tourné_ la force physique et l’a supplantée; puis la force de cohésion
aristocratique a tourné la force intellectuelle et l’a supplantée; puis
la force de cohésion des plus nombreux a tourné la force de cohésion
aristocratique et l’a supplantée à son tour; et finalement le culte de
la force a abouti au gouvernement de ceux qui sont individuellement les
plus faibles.
Une transformation semblable,--beaucoup moins complète, jusqu’à présent
du moins,--a lieu pour ce qui est de l’instinct de propriété. L’instinct
de propriété est d’abord strictement et sauvagement personnel; le
primitif est propriétaire et entend être propriétaire de sa terre, de
ses troupeaux, de ses femmes et de ses enfants; puis, l’instinct de
propriété, sans cesser d’être encore très personnel, devient familial;
le patriarche considère que son bien est avant tout sa propriété, mais
l’est aussi, en quelque mesure, de sa femme légitime et de ses enfants.
La _dot_ est une chose à bien considérer à cet égard. Le primitif vole
sa femme ou l’achète et il en est très précisément propriétaire; le
demi-civilisé ne la vole plus et ne l’achète plus; c’est lui qui est
payé; c’est un progrès ou, si vous préférez, c’est un grand changement;
cela signifie que la femme n’est plus la chose du mari; elle a son bien
à elle, dont le mari n’a que l’administration; elle pourra se retirer en
reprenant son bien; et son bien à elle et celui de son mari, considérés
globalement, sont un bien de famille, déjà un bien collectif.
Puis vient, très longtemps après, l’instinct de propriété conventuelle,
et c’est une époque bien importante dans l’histoire de l’humanité. Des
hommes, transformant le sentiment familial, se sentent assez unis, assez
frères, pour, conservant et très énergiquement l’instinct de propriété,
jouir en commun d’une propriété qui appartient à tous et qui
n’appartient à aucun d’eux.
Ici la transformation est très forte, forte à ce point qu’on pourrait
croire que l’instinct de propriété a disparu. Il est plus fort que
jamais; mais il a changé de nature. Il a pris un caractère
aristocratique. La volonté de puissance individuelle s’est changée en
volonté de puissance collective, comme une aristocratie est un tyran à
plusieurs têtes au lieu d’être un tyran à tête unique. Le moine jouit de
la richesse de son couvent par une transposition de personnalité. Il se
voit absolument pauvre en sa personne proprement dite, mais il se voit
riche, influent, puissant en la personne de la communauté dont il est
une cellule, et il est heureux d’être d’autant plus riche d’une façon
qu’il est plus pauvre d’une autre; et cela le charme que la richesse
commune qu’il contemple avec orgueil soit précisément le résultat
magnifique de son dénuement individuel; et, humble comme fait, il est
infiniment fier et heureux comme cause. La propriété conventuelle
satisfait l’instinct de propriété comme on peut supposer que la source
est satisfaite en contemplant la rivière.
Sois petit comme source et sois grand comme fleuve.
Est-il possible, sur cet exemple très frappant, d’imaginer que
l’instinct propriétiste se transformera encore en s’élargissant encore
et arrivera à se satisfaire d’une propriété nationalement collective,
d’une propriété où personne, ni individuellement, ni conventuellement,
ne serait propriétaire et où chacun ne se sentirait possédant que dans
la nation possédant tout?
Il est possible. Pour mon compte je n’en crois rien, parce qu’il me
semble que la propriété conventuelle n’achemine pas à la propriété
sociale, mais en détourne. La propriété conventuelle est une propriété
de gens qui, par un tour particulier de caractère, se sont séparés
autant de l’individualité que de la nationalité, et autant de la
nationalité que de l’individualité. Ils ne veulent pas posséder
individuellement, mais non plus ils ne veulent, encore moins peut-être,
posséder socialement. Ils se sont fait une personne collective qui se
sent, qui a conscience d’elle-même, surtout en tant que distincte de la
société. Ils se sont fait une personne collective qui est formée de
penchants communs, d’idées communes, d’habitudes communes, lesquels ne
leur sont communs que parce qu’ils leur sont chers et ne leur sont chers
que parce qu’eux-mêmes sont éloignés, très éloignés, et dédaigneux, et
très dédaigneux des habitudes, des idées et des penchants nationaux.
--Alors ils sont plus individualistes que des individualistes?
--Mais tout juste! Ils n’ont pas autre chose en eux qu’un individualisme
intransigeant qui, pour s’affirmer et s’exercer, s’est allié à des
individualismes du même genre et du même caractère et s’est fortifié par
eux; et, tout au contraire d’être un esprit de collectivisme général,
leur collectivisme est un collectivisme de sécession, et il ne peut donc
pas être un acheminement au collectivisme général.
Ce qu’il faudrait supposer, pour que le propriétisme individuel se
transformât en propriétisme collectif, ce serait que tous les citoyens
d’une nation eussent entre eux les affinités électives qu’ont entre eux
les moines d’un ordre; et cette supposition est bien arbitraire et elle
est contredite par l’exemple même des moines qui n’ont d’affinités
électives entre eux que précisément parce qu’ils n’ont pas de très
fortes affinités électives avec les autres citoyens de la nation. On
accepte la propriété collective pour se séparer de la masse; ce n’est
donc pas pour qu’on l’accepte afin de se noyer dans la masse; on accepte
la propriété collective pour se distinguer, et c’est donc qu’on ne
l’accepterait pas pour se confondre.
Il est possible pourtant que l’instinct propriétiste s’élargisse jusqu’à
devenir l’instinct de propriété collective sociale; mais il me semble
que ce ne pourrait être que chez un très petit peuple, où, à la grande
rigueur, on peut supposer que les affinités entre les citoyens seraient
aussi fortes qu’entre les moines d’un ordre.
* * * * *
Enfin, une transformation des préjugés généraux qui est elle-même assez
générale est celle-ci. Renan a remarqué, dans l’_Avenir de la Science_,
je crois, qu’au cours de l’évolution d’un peuple la langue ancienne
qu’il a parlée et qu’il ne parle plus devient la langue savante et la
langue sacrée. De même, toutes les «religions» des hommes deviennent en
vieillissant des sentiments esthétiques. Sentiment religieux, sentiment
monarchique, sentiment aristocratique, deviennent des sentiments
esthétiques, des émotions esthétiques. Ceux qui les gardent trouvent
beau de les avoir et les cultivent avec des sensations de beauté.
On a remarqué assez le caractère du sentiment religieux dans
Chateaubriand. Son sentiment est l’amour de la beauté contenue dans le
christianisme; son sentiment est l’amour de l’émotion que le
christianisme lui fait ressentir.
De même le monarchiste est fidèle à ses rois pour la beauté du sentiment
même de fidélité; son royalisme est un _loyalism_. Ce qu’il aime dans la
monarchie, c’est qu’elle soit capable de lui inspirer un sentiment qui
est beau et par lequel il se distingue du vulgaire.
De même, l’aristocrate, quand l’aristocratie a disparu, la restitue
idéalement en se persuadant qu’elle est quelque chose qui ne rend plus
de services, mais qui impose encore des devoirs, qui impose une
conception particulière de la dignité et de l’honneur; et il est fidèle
à cette aristocratie toute spirituelle et il l’aime pour la beauté des
sentiments qu’elle lui suggère.
En un mot, il y a une religion qui prend le caractère mystique, un
monarchisme qui prend le caractère mystique et une aristocratie qui
prend le caractère mystique.
Et qu’on ne pense point qu’en devenant sentiments esthétiques les
anciennes croyances s’affaiblissent. Chez ceux qui les gardent elles
gagnent au contraire en profondeur et en sincérité. Elles sont comme la
vieille langue qui, parce qu’on ne la parle plus, devient sacrée pour
ceux qui savent encore la lire. Il est étrange qu’on ait douté de la
sincérité du sentiment religieux de Chateaubriand sous ce prétexte qu’il
considérait la religion en artiste. On peut trouver que le sentiment
religieux de Chateaubriand n’est pas très profond; mais il est sincère,
et ce n’est pas parce qu’il est artistique qu’il n’est pas profond. Au
contraire; s’il était plus pleinement artistique, si Chateaubriand
admirait la beauté du christianisme uniquement, comme absolument
incomparable à tout autre, alors il serait très profondément chrétien et
plus chrétien peut-être qu’un chrétien aimant le christianisme pour la
force morale qu’il y trouve.
Car le sentiment esthétique, quand il est fort, est absolument
désintéressé, et c’est ce qui fait qu’il est sincère, et c’est ce qui
fait qu’il est profond. Le chrétien qui est ému de la beauté du
christianisme jusque-là qu’il l’aimerait passionnément, même s’il n’en
retirait aucun réconfort, s’il n’y puisait aucune douceur d’âme et s’il
n’y trouvait aucune espérance, serait chrétien parmi les plus chrétiens
d’entre les chrétiens.
De même le monarchiste fidèle à une monarchie disparue et l’admirant
avec une émotion d’artiste est le plus sincère des monarchistes parce
qu’il est le plus désintéressé, et il est beaucoup plus sincère que M.
de Villeroi aimant en Louis XIV les faveurs qu’il en pouvait recevoir.
Tout ainsi, aimer une aristocratie vivante dont on fait partie prouve
peu et la sincérité et la force de cet amour, et de plus d’un
aristocrate de cette sorte on pourrait dire: «Un aristocrate est un
homme qui sous un régime populaire serait démocrate.» Mais l’amour pour
une aristocratie morte est un acte de désintéressement qui prouve
combien la beauté seule, vraie ou prétendue, du système aristocratique
vous a touché.
La survie sentimentale des opinions anciennes prouve donc, non seulement
qu’elles ont été puissantes, mais qu’elles le sont, qu’elles n’ont pas
reçu leur force des circonstances, des contingences et des accidents,
mais qu’elles avaient et qu’elles ont une très grande force en
elles-mêmes. Gambetta disait: «Il faut réduire le cléricalisme à être un
jeu de société.» Ne s’est-il trouvé personne pour lui dire: «Prenez
garde! Tant qu’on y jouera, c’est qu’il habitera les esprits comme
quelque chose de très intéressant. Ce qu’il faudrait, c’est qu’on n’y
jouât plus. Les jeux antiques sur les tombeaux des morts prouvaient
quelque chose.--Quoi donc?--Qu’on les croyait encore vivants.»
Les opinions anciennes devenues sentiments esthétiques sont des opinions
qui survivent dépouillées de leurs mobiles intéressés et par conséquent
qui sont très vivaces. Elles peuvent être des germes de végétations
futures; elles peuvent être des pierres d’attente des édifices de
l’avenir.
CHAPITRE XV
LES PRÉJUGÉS NÉCESSAIRES
Les préjugés, ou ce qu’on est convenu d’appeler ainsi, paraissent
tellement nécessaires à la vie humaine et conditions de cette vie, et
d’autre part tellement contredits ou mis en doute par la raison, que
l’on s’est demandé souvent s’il n’y avait pas antinomie entre la raison
et la vie, si l’homme ne vivait pas de mensonges ou d’illusions et s’il
ne mourait pas de raison et de vérité. Nous avons déjà vu que les mythes
d’Ève et du serpent, de Prométhée, de Psyché et toute la doctrine du
_Ama nescire_ sont dans le sens d’une réponse affirmative à cette
question.
Même «aux siècles des lumières» il y a eu beaucoup de «réflexions» au
sens précis du mot, dans cette direction. C’est Duclos qui écrit: «On
déclame depuis un temps contre les préjugés; peut-être en a-t-on trop
détruit. _Le préjugé est la loi du commun des hommes._ La discussion en
cette matière exige des principes sûrs et des lumières rares. La
plupart, étant incapables d’un tel examen, doivent consulter le
sentiment intérieur [qui est inspiré par le préjugé lui-même]. Les plus
éclairés pourraient encore en morale le préférer souvent à leurs
lumières.»
Fontenelle, si admiré avec raison par Nietzsche, écrit de son côté: «Ce
qui maintient ce misérable monde, c’est que l’ordre que la nature a
voulu établir dans l’Univers va toujours son train; ce que la nature
n’aurait pas pu obtenir de notre raison, elle l’obtient de notre folie»;
ce qui veut dire que nous obéissons, soit naturellement, soit
socialement, la socialisation étant une seconde nature, à des
suggestions que notre raison repousserait, encore que salutaires, et que
notre déraison accepte, ce qui nous sauve.
Il disait encore: «On perdrait courage si l’on n’était soutenu par des
idées fausses.»
Joubert revenait souvent sur cette idée: «Il y a souvent plus
d’esprit et plus de _perspicacité_ dans une erreur que dans une
découverte.»--«Mes découvertes m’ont ramené aux préjugés.»
Pascal disait: «Lorsqu’on ne sait pas la vérité d’une chose, il est bon
qu’il y ait une erreur commune qui fixe l’esprit des hommes, comme par
exemple la lune, à qui l’on attribue le changement des saisons; car la
maladie principale de l’homme est la curiosité inquiète des choses qu’il
ne peut pas savoir, et il ne lui est pas si mauvais d’être dans l’erreur
que dans cette curiosité inutile.»
J’ai fait remarquer au cours de cet essai que Schopenhauer, avec son
invention du Grand Trompeur, n’avait fait que transposer le rôle de la
société à l’égard de l’individu. Le grand trompeur, c’est le préjugé
social qui nous joue salutairement en vue de ses fins, qui assure la
perpétuité de la race et de la cité en sacrifiant l’individu à la cité
et à la race et qui nous persuade que c’est notre fin que nous
poursuivons alors que nous poursuivons celle de l’espèce;--et il est
possible que la nature agisse de même, mais c’est moins net.
Nietzsche a cent fois opposé ces deux idées, ces deux forces et, pour
ainsi parler, ces deux déités: vérité, vie; et les a montrées en
parfaite antinomie, la vie s’alimentant d’illusions, la vérité menant à
la mort. «_Préjugé des préjugés_ [c’est-à-dire: on a un préjugé contre
les préjugés; on a tort]. Il serait possible, au fond, que la
conformation véritable des choses fût dangereuse et opposée aux
conditions premières de la vie, si bien que l’apparence serait
précisément nécessaire pour permettre de vivre. Notre monde empirique
serait ainsi limité dans les bornes de la connaissance par les instincts
de la conservation de soi: nous tenons pour vrai ce qui est bon, ce qui
est précieux, ce qui sert à la conservation de l’espèce. En admettant
que le monde-vérité existe, il se pourrait qu’il fût encore de _valeur
moindre_ pour nous; car la dose d’illusion pourrait être d’un ordre
supérieur pour nous à cause de sa valeur de conservation--à moins que
son caractère d’apparence suffise par lui-même pour qu’on rejette une
chose.»--«Critique _du saint mensonge_.--Pour des fins pieuses le
mensonge est permis, c’est une des théories de tous les sacerdoces...
Les philosophes, eux aussi, dès qu’ils ont eu l’intention de prendre en
mains la direction des hommes avec des arrière-pensées sacerdotales, se
sont immédiatement réservé le droit de mentir; Platon avant
tous.»--«Nécessité des _valeurs fausses_. On peut réfuter un
raisonnement en démontrant qu’il est conditionné; mais par là n’est pas
supprimée _la nécessité de l’émettre_. Les valeurs erronées ne peuvent
être exterminées par le raisonnement; il faut comprendre la nécessité de
leur présence: elles sont les conséquences de causes qui n’ont rien à
voir avec les raisons.»--«Qu’est-ce, en dernière analyse, que _les
vérités de l’homme_? Ce sont ses erreurs irréfutables.»--«Pendant
d’énormes espaces de temps l’intellect n’a engendré que des erreurs.
_Quelques-unes_ de ces erreurs _se trouvèrent_ être utiles,
conservatrices de l’espèce; celui qui tomba sur elles accomplit la lutte
pour lui et ses descendants avec plus de bonheur. Il y a eu beaucoup de
ces articles de foi erronés, qui, transmis par héritage, ont fini par
devenir une sorte de masse et de fonds humains... Ce n’est que fort
tardivement que se présentèrent ceux qui niaient ou mettaient en doute
de pareilles propositions; ce n’est que fort tardivement que surgit _la
vérité, cette forme la moins efficace de la connaissance_. Il semble que
l’on ne puisse pas _vivre avec elle_, notre organisme étant accommodé
pour l’opposé de la vérité... La _force_ de la connaissance ne réside
pas dans son degré de vérité, mais dans son ancienneté, son degré
d’assimilation, son caractère en tant que condition de vie. Dans tous
les cas où ces deux choses, vivre et connaître, semblaient entrer en
contradiction, il n’y a jamais eu de lutte sérieuse; sur ce domaine, la
négation et le doute étaient de la folie... Jusqu’à quel point la vérité
supporte-t-elle l’assimilation [pour n’être pas contraire à la vie]?
Voilà [désormais] la question, voilà l’expérience [à faire]».
Il y a beaucoup de vrai dans tout ce que je viens de rapporter des
penseurs des deux derniers siècles; mais il me semble que la question
est toujours par eux à demi mal posée, posée _à côté_, très près du vrai
point, surtout par Nietzsche, mais encore à côté.
La vérité n’est pas opposée à la vie, contraire à la vie, funeste à la
vie; elle est opposée, contraire et funeste _à la vie sociale_. Si la
vérité est opposée à la vie humaine, c’est que les hommes se sont mis en
société, ce que du reste il s’est trouvé nécessaire qu’ils fissent, par
où tous mes penseurs ont encore raison, et je dis qu’ils ont seulement
posé la question avec une précision insuffisante.
Les vérités ne contrarient que la vie sociale. Les préjugés sont
l’instinct de conservation des sociétés sous différentes formes. Les
préjugés sont l’instinct social humain; les hommes les ont comme les
animaux ont l’instinct animal, chacun selon son espèce. L’homme est
religieux (a une religion socialisée) et il est persuadé de son libre
arbitre, aristocrate, propriétiste, etc.; comme l’abeille fait sa ruche,
la fourmi sa fourmilière et l’hirondelle ses migrations.
Mais qu’est-ce que c’est que l’instinct? C’est de la raison fixée, c’est
de la raison figée, c’est de la raison cristallisée. Il est parfaitement
à croire, et les naturalistes nous l’enseignent maintenant, que l’animal
a appris son instinct; qu’il a cherché longtemps,--la peine de mort
étant décrétée pour ceux qui ne les trouvaient pas, la survie étant
décrétée par ceux qui les trouvaient un peu, au quart, à demi,--les
conditions de vie, les procédés et méthodes à suivre pour se conserver
et se perpétuer.
Il les a trouvés; ceux du moins qui les ont trouvés ont subsisté. Mille
espèces contre une, ne les ayant pas trouvés ont disparu. Ayant trouvé
ses conditions de vie, l’animal s’est arrêté; car il ne tient qu’à
vivre, et c’est la différence principale entre lui et nous. Il s’est
arrêté, et sa raison, si inventive, qui a été forcée d’être si inventive
pendant des siècles, s’est fixée, n’a plus fait que les mêmes gestes,
les gestes nécessaires et suffisants. C’est alors qu’on a pu la nommer
instinct, l’animal ne paraissant plus qu’automatique et ayant l’air
d’une mécanique réglée de toute éternité pour toute l’éternité.
Seulement, pour l’observateur attentif, l’animal devant une nouveauté
qui le gêne, un obstacle nouveau qui l’arrête, sachant très bien
inventer quelque chose qui n’était nullement inscrit dans l’instinct, on
est bien forcé de convenir qu’il est doué de raison et que son instinct
n’est qu’une raison ancestrale fixée _ne varietur, nisi necessitate
intercedente_. L’animal est un animal raisonnable et raisonnant qui,
seulement, arrivé à un certain point, ne sent plus la nécessité de ce
que nous appelons le progrès, c’est-à-dire le changement, et s’arrête à
un degré de civilisation qui lui paraît être suffisant. Les animaux sont
des Chinois.
Il en est de même de nous, avec cette différence que nous avons toujours
besoin de changement et que nous croyons toujours que tout changement
est un progrès. Les préjugés sociaux sont notre instinct animal, et
c’est-à-dire qu’ils sont notre raison séculaire fixée, relativement,
dans des procédés, et des méthodes de conservation sociale.
Ces préjugés, pénétrés de raison sociale, saturés de raison sociale, à
mesure qu’ils se fixent, s’arrêtent et se convertissent en instinct; et
deviennent plus forts et plus inintelligibles.
Ils deviennent plus forts, par la puissance, d’abord, de l’habitude et
de l’hérédité, par la force, ensuite, de leur inintelligibilité même. Ce
sont des idées vagues qui gouvernent le monde en raison même de leur
vague et de l’impossibilité ou de la difficulté de les analyser et de
les affaiblir par l’analyse. L’homme n’est bien convaincu que des choses
auxquelles il croit sans savoir pourquoi. Et c’est ainsi qu’il croit
longtemps, très longtemps, aux préjugés que la société a faits et qui
l’ont faite, elle les créant pour ses besoins, ses besoins même les
créant pour elle.
Mais, en même temps qu’ils deviennent plus forts, ils deviennent plus
inintelligibles, les raisons s’éloignant dans le passé pour lesquelles
ils étaient adoptés et qui faisaient qu’ils étaient compris. Alors la
raison intervient qui les démontre faux ou qui les démontre non prouvés,
parce qu’elle n’en voit plus les raisons d’être.
Quelle raison? Non plus la raison sociale et socialisante, qui n’est
plus là, qui s’est enkystée dans l’instinct; mais la raison proprement
dite, la raison abstraite, la raison raisonnante, qui cherche non la
vérité sociale, mais la vérité en soi. Quelle raison? La raison de
l’être primitif, affiné du reste par l’instruction et l’hérédité, mais
la raison de l’être primitif, individuel, qui peut faire et qui doit
faire, tout naturellement, quand il recherche le fond des choses,
abstraction de la société, abstraction de l’accident social.
Si nous étions nés en société, comme je crois que quelques-uns le
croient, nous n’aurions pas d’autre raison que la raison sociale et il
n’y aurait pas plus d’anarchistes et d’antipatriotes chez nous que chez
les fourmis.
Si nous avions pu vivre à l’état individuel ou familial il n’y aurait
pas chez nous de raison sociale, il n’y aurait chez nous que de la
raison raisonnante, peut-être peu affinée, mais allant tout droit au
vrai en soi sans s’inquiéter d’un vrai ajusté à des conditions
spéciales.
Mais parce que nous sommes à la fois des animaux qui ne sont pas nés
nécessairement pour la société et des animaux qui n’ont pas trouvé le
moyen de vivre autrement qu’en société--la voilà, notre double
nature--nous sommes à la fois sous la tyrannie de la raison socialisante
et sous la domination de la raison abstraite; sous la domination de la
raison abstraite qui considère comme irrationnels les produits de la
raison socialisante et sous la tyrannie de la raison socialisante qui
considère comme destructrices toutes les conceptions de la raison
abstraite; et nous sommes victimes des combats en nous de ces deux
raisons représentatives de nos deux natures.
A mesure que la société devient plus sûre, plus assise, et qu’elle
craint moins la guerre, car tout est là, la guerre étrangère ou la
guerre intérieure, l’homme s’éloigne de ses préjugés, de tous ses
préjugés et s’étonne de les avoir eus, s’étonne que des êtres de son
espèce aient pu les avoir.
Et de ce même sang se peut-il que je sois?
et il revient à sa nature primitive.
Quelqu’un a dit--c’est peut-être moi--que la Révolution française a été
un retour à l’animalité. C’est une erreur: la Révolution française a été
un retour, inspiré par Rousseau et caressé d’avance par lui, à
l’humanité primitive, une gageure faite pour se passer de tout ce qui
avait été le résultat nécessaire, la condition nécessaire et le soutien
nécessaire de l’institution sociale.
Elle a été une sorte de _moyenne_ prise entre ces deux solutions de
Rousseau, s’interrogeant lui-même sur ce qu’il y aurait de pratique à
faire en partant de ses propres théories: «Quoi donc? Faut-il détruire
les cités, anéantir le tien et le mien et retourner vivre dans les
forêts avec les ours? Conséquence à la manière de mes adversaires que
j’aime autant prévenir que de leur laisser la honte de la tirer.--(1º) O
vous, à qui la voix céleste ne s’est point fait entendre et qui ne
reconnaissez pour votre espèce d’autre destination que d’achever en paix
cette courte vie; vous qui pouvez laisser au milieu des villes vos
funestes acquisitions, vos esprits inquiets, vos cœurs corrompus et vos
désirs effrénés, reprenez, puisqu’il dépend de vous, votre antique et
première innocence; allez dans les bois perdre la vue et la mémoire des
crimes de vos contemporains et ne craignez pas d’avilir votre espèce en
renonçant à ses lumières pour renoncer à ses vices.--(2º) Quant aux
hommes semblables à moi dont les passions ont détruit pour toujours
l’originelle simplicité, qui ne peuvent plus se nourrir d’herbes et de
glands, ni se passer de lois et de chefs..., ceux qui sont convaincus
que la voix divine appela tout le genre humain aux lumières et aux
bonheurs des célestes intelligences, tous ceux-là tâcheront, par
l’exercice des vertus qu’ils s’obligent à pratiquer en apprenant à les
connaître, de mériter le prix éternel qu’ils en doivent attendre; ils
respecteront les sacrés liens des sociétés dont ils sont les membres;
ils aimeront leurs semblables et les serviront de tout leur pouvoir; ils
obéiront scrupuleusement aux lois et aux hommes qui en sont les auteurs
et les ministres; ils honoreront surtout les bons et sages princes qui
sauront prévenir, guérir ou pallier cette foule de maux toujours prêts à
nous accabler; ils animeront le zèle de ces dignes chefs, en leur
montrant, sans crainte et sans flatterie, la grandeur de leur tâche et
la rigueur de leur devoir; mais ils n’en mépriseront pas moins une
constitution qui ne peut se maintenir qu’à l’aide de tant de gens
respectables qu’on désire plus souvent qu’on ne les obtient et de
laquelle, malgré tous leurs soins, naissent toujours plus de calamités
réelles que d’avantages apparents.»
Résumé: que les innocents et les purs fuient la société et reviennent à
la vie sauvage, c’est-à-dire à la vie individuelle. Que les corrompus
_et les religieux_ restent dans la société en la servant, en la
méprisant, en n’en attendant rien de bon.
Or, prenant une moyenne entre ces deux solutions, la Révolution a
maintenu la société en y introduisant le plus de vie individuelle
possible, en détruisant le plus de hiérarchie possible, en supprimant le
plus possible l’homme corrompu et l’homme religieux, en rapprochant le
plus possible la société de l’insociété, et c’est cette régression,
gauche du reste et à pas d’aveugle, vers l’état primitif, qui sera au
fond de toutes les révolutions plébéiennes dirigées par la raison pure
se passant de la raison historique.
Quand les préjugés sont ainsi oubliés, méconnus, «méprisés», quand la
raison socialisante a perdu ses titres, on ne croit plus, on ne veut
plus croire qu’à la raison abstraite et à la science et, ce qui est
divertissant et très naturel, la raison abstraite et la science
deviennent _à leur tour_ des objets d’admiration irraisonnée et
ignorante, des divinités et, en un mot, _des préjugés_.
De même qu’à la fin de la vie naît une dernière illusion, consolante
encore, qui est de croire que tout ce qu’on a aimé est illusion, de même
au déclin des sociétés s’élèvent deux préjugés, la raison et la science,
qui ont comme pour mission de détruire et pulvériser tous les préjugés
anciens.
A telle époque l’ignorant le plus ignorant est persuadé, aussi fort que
l’était le sauvage ancestral de la vertu de son fétiche, que la raison,
non seulement expliquera tout, mais a tout expliqué et que la science
fait du bonheur. Nietzsche a bien exprimé cela. Il est arrivé un moment
où «la connaissance, la recherche du vrai, l’aspiration au vrai _prirent
place enfin comme un besoin_ au milieu des autres besoins. Depuis lors,
non plus seulement la conviction et la foi, mais encore l’examen, la
négation, la méfiance, la contradiction, tout cela ensemble devint une
puissance... La connaissance devint un morceau de la vie même et, en
tant que vie, une puissance toujours grandissante.»
Toujours grandissante, jusque-là qu’elle dissout tout ce qui n’est pas
elle, ou plutôt tout ce qui fut elle et qu’elle ne reconnaît plus, parce
qu’il est ancien et qu’il est sorti d’elle dans des conditions autres
que les conditions présentes. Elle dissout tout ce qui est sorti d’elle,
alors qu’elle était en contact avec les réalités contraignantes et
inéluctables et qu’elle ne reconnaît pas parce qu’elle est plus loin de
ces réalités, qui du reste existent toujours et de temps en temps se
rapprochent. Elle est comme un Saturne qui pulvériserait ses enfants,
mais surtout ceux qui, étant presque aussi vieux que lui, seraient
méconnus par l’œil de leur père.
Elle dissout tout ce qu’elle croit qui n’est plus elle et du reste elle
ne crée plus rien, je veux dire rien qui, comme les anciens préjugés,
soutienne les sociétés et leur donne la cohésion et la force. Elle
apprend à tout désapprendre et n’enseigne rien. Elle est comme un
Saturne qui dévorerait ses enfants mais qui n’aurait pas l’excuse d’être
encore fécond.
Salut au dernier préjugé, exterminateur de tous les autres! Il se peut
que lui aussi soit utile; il se peut que lui aussi soit nécessaire, il
se peut qu’il soit _dans le plan_. Proudhon a entrevu cela: «Je conçois
que l’humanité, soumise aux conditions d’infertilité du sol... [c’est
là, ce me semble, qu’il s’égare] finisse pour ainsi dire volontairement,
non dans la décrépitude, mais au contraire dans la haute spiritualité.
Arrivé à la perfection, l’homme doit finir. Parvenu au plus haut degré
de conscience, d’intelligence, de dignité, devenu Dieu, l’homme doit se
mettre à l’unisson de la nécessité et léguer son âme à un monde plus
jeune.»
Ce n’est pas tout à fait cela; mais il y a quelque chose. Ce n’est pas
par haute spiritualité que les sociétés périssent; c’est par raison
pure, ce qui n’est pas exactement la même chose, c’est par raison
désocialisante, succédant, de loin, à la raison socialisatrice. Cela
sans doute est dans l’ordre. Supposons, une fois de plus, le Grand
Trompeur de Schopenhauer. Il nous donne, pour que nous vivions en
société, toutes les illusions qui sont nécessaires pour cet objet; mais
il nous donne aussi quelque chose qui, très faible au commencement,
croîtra peu à peu, qui est capable de détruire toutes ces illusions et
qui, à un moment donné, arrivera en effet à les détruire.
Pourquoi? Pour que nous mourions. Il a voulu notre mort autant que notre
vie et il a pourvu à l’une avec autant de sollicitude qu’à l’autre. Il
nous a donné les forces de vie et une force meurtrière. Il a voulu notre
existence et aussi notre suicide. Minutieusement il nous a garnis de
tous les viatiques et aussi d’un poison et il a tracé la courbe selon
laquelle, par tous les viatiques, nous croîtrions et nous élèverions
vers la puissance et la grandeur; et, par l’effet du poison lent, nous
éliminerions peu à peu tous les viatiques et tomberions dans la
dissolution définitive. Il a voulu que les raisons de vivre eussent leur
temps et la raison de mourir la sienne.
Pourquoi? Pour s’amuser? Peut-être; je n’en sais rien; car je ne suis
pas dans son conseil. Peut-être aussi, et il serait très sage s’il en
était ainsi, parce qu’il faut s’en aller quand on a fini son rôle; parce
que chaque peuple a dans son tempérament quelque chose à apprendre et à
faire admirer à l’humanité, qu’il l’exprime en effet et le met en
lumière; puis ne pourrait que le répéter plus faiblement; et qu’il doit
se résigner à ce qu’un autre s’avance au _proscenium_.--Du moins la
représentation semble ainsi réglée et, si elle l’est ainsi, il faut bien
que quelque chose, interprète sans doute de quelqu’un, dise au vieux
comédien: «_Solve senescentem..._»
Devant les nations qui meurent, comme devant les hommes qui se sentent
mourir, la Nature se dresse et dit de sa voix sévère: «Trêve de larmes,
vieux sépulcre, et assez de gémissements, et cède la place à d’autres
plus dignes ou simplement plus jeunes. Combien d’autres t’ont précédée
qui valaient mieux que toi ou tout autant et qui sont mortes parce
qu’elles avaient en elles ce précieux principe de mort qui permet au
monde de ne pas voir toujours les mêmes visages. La vie n’est donnée à
personne en propriété, chacun n’en a que l’usufruit.»
«Tu te révolterais contre la mort, toi dont la vie à cette heure même
n’est qu’une mort anticipée, toi qui dors tout éveillée et dont l’esprit
est tout hanté de visions et de cauchemars? Sors de ce monde comme tu y
es entrée. Le même passage que tu fis de la mort à la vie sans passion
et sans frayeur, refais-le de la vie à la mort. Ta mort est une des
pièces de l’ordre de l’univers; c’est une pièce de la vie du monde. Fais
place aux autres comme d’autres te l’ont faite. C’est justice, puisque
c’est égalité. L’égalité est la première pièce de l’équité.
«Tu avais des principes de vie autant qu’une autre, plus que plusieurs
autres; tu avais un principe de mort comme toutes. Il y a des
privilégiés, ce sont ceux qui vivent plus longtemps que d’autres, parce
qu’ils ont des principes de vie plus actifs et plus persistants,
peut-être parce qu’ils les ménagent et les respectent plus et plus
longtemps que d’autres. Mais il n’y a personne qui ait le privilège de
l’éternité.
«Tu es partie d’un rien, d’un état très faible, languissant et précaire.
Tu t’es élevée peu à peu par le sentiment de volonté de puissance
collective, par le sentiment de hiérarchie, par le sentiment de
discipline. Tu as été très forte et en admiration aux yeux du monde; tu
as eu un énergique amour de la vie collective sous forme d’absolu mépris
de la vie individuelle; tu t’es fait une aristocratie fière, puissante
et intelligente qui a été gardienne des traditions, c’est-à-dire des
procédés éprouvés de vivre et de vaincre; tu t’es fait une religion, ou
tu as pénétré de ton esprit et de ton âme la religion qu’on t’avait
apportée et tu y as trouvé de nouvelles raisons de te maintenir saine et
forte; tu t’es fait un art selon ton esprit et selon ton cœur pour te
reposer aux moments de trêves, sans te douter que tu te créais ainsi de
nouvelles raisons de te reconnaître, de prendre conscience de toi dans
toute ta suite, de t’admirer, de t’aimer, de te préférer à d’autres et,
par conséquent, que tu créais pour toi une nouvelle force de vie; mais
tu t’en es bien aperçue plus tard et ton patriotisme s’est fait, plus
fort et plus profond, de l’histoire de ta pensée autant que de
l’histoire de tes gestes.
«Tout cela a disparu ou a décliné, comme les forces d’un homme sur qui
l’âge a appesanti sa main. Tout cela a disparu ou a décliné, parce que
tu n’y as plus tenu, parce que tu n’y as plus attaché d’importance,
parce que tout cela t’a ennuyé; parce que tu as dit comme cet empereur:
«_Omnia fui, nil expedit_»; et si tu as dit cela, c’est que déclinaient
en toi, se développaient chez d’autres, les ferments de vie qui ne sont
déposés, par moi, chez chacun, que pour un temps; et il n’y a rien là
qui doive te contrister, puisque c’est la loi commune à laquelle tu
cèdes aujourd’hui, à qui d’autres ont cédé jadis, à qui ceux qui, avec
une très grande satisfaction, te regardent disparaître, céderont demain.
«Tu vas maintenant revenir plus ou moins lentement au point de départ.
Ce qui fait les peuples, c’est-à-dire l’abnégation de l’individu,
s’étant retiré de toi, tu redeviendras, simplement, un certain nombre
d’individus.
«Ces individus, comme ceux qui vivaient avant l’invention des sociétés,
ne se connaîtront plus les uns les autres et n’auront aucun désir de se
servir les uns les autres, de s’enchaîner par des services réciproques
et de vivre de cette vie, singulière à la vérité, qui consiste à se
sentir exister beaucoup plus dans la personne des autres que dans la
sienne.
«Ils seront une manière de poussière dispersée et fuyante, comme ont été
les plus anciens de leurs premiers ancêtres; car souviens-toi que tu as
été poussière, que tu as cessé d’être poussière et que tu retourneras en
poussière.
«Des peuplades étrangères viendront, de tous les points de l’horizon, et
s’empareront de leur sol, comme il est juste; car ce qui est constitué
en nation s’installe où il se trouve le mieux pour se développer et
s’accroître; et, eux, ils ne s’en apercevront pas très distinctement,
puisque chacun ne tiendra qu’à vivre sa vie personnelle, avec un certain
étonnement que d’autres tiennent à vivre d’une vie collective.
«Toi, tu auras disparu: la mort est une dispersion. Il ne restera de toi
qu’un nom, glorieux du reste et dont s’entretiendront longtemps les
hommes, peut-être une langue qu’ils épèleront pendant des siècles avec
vénération, avec ennui et avec quelque profit intellectuel. Tes membres
se fondront peu à peu dans le complexus physiologique des peuples qui
habiteront où tu as si longtemps habité, comme les restes d’un homme se
fondent et se disséminent dans le suc des plantes et par les plantes
dans les animaux et par les animaux dans les hommes.
«Mais toi-même n’existeras plus, tout de même que n’existe plus le chêne
séculaire chez qui la sève a fini par se tarir et qui n’est plus que
poudre blanche que la terre attire à soi et élabore pour la production
de nouveaux êtres. Peut-être même, car moi-même ne connais pas tous les
secrets; peut-être même tous les peuples, sans qu’il en reste un,
finiront-ils comme tu fais en ce moment, par perdre l’instinct social,
et je crois bien, en effet, que l’instinct social n’est qu’un accident,
un peu long pour des yeux humains, mais un accident insignifiant au
regard de l’Éternel, de la vie de certains êtres; et alors l’humanité
reprendra sa forme primitive qu’il est parfaitement possible qu’elle ait
eu tort de quitter. Et alors tous les peuples du monde, un peu plus tôt
un peu plus tard, seront arrivés au même point, ne seront plus même des
souvenirs et seront confondus dans le néant, ce que tu peux prendre pour
une considérable consolation.»
* * * * *
Voylà les bons advertissements de nostre mère Nature.
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre I.--L’animal social 1
Chapitre II.--L’amour de la vie 31
Chapitre III.--Le libre arbitre 39
Chapitre IV.--La morale 75
Chapitre V.--Les religions 106
Chapitre VI.--La vie future 146
Chapitre VII.--La Némésis 170
Chapitre VIII.--La réversibilité des fautes 175
Chapitre IX.--Le culte de la force 194
Chapitre X.--L’aristocratie 211
Chapitre XI.--Le mariage 267
Chapitre XII.--La propriété 300
Chapitre XIII.--Le _Ama nescire_ 315
Chapitre XIV.--Luttes et transformations 330
Chapitre XV.--Les préjugés nécessaires 352
Poitiers.--Société Française d’Imprimerie
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PRÉJUGÉS NÉCESSAIRES ***
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Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact
Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation
Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.
The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.
While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.
International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.
Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works
Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.
Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.
Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.
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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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