Le culte de l'incompétence

By Émile Faguet

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Title: Le culte de l'incompétence

Author: Émile Faguet

Release date: June 27, 2025 [eBook #76395]

Language: French

Original publication: Paris: Bernard Grasset, 1910

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  LES ÉTUDES CONTEMPORAtNES

  Le
  Culte de l’Incompétence

  par
  ÉMILE FAGUET
  DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE


  PARIS
  BERNARD GRASSET
  ÉDITEUR
  7, Rue Corneille, 7
  1910




LES ÉTUDES CONTEMPORAINES


Sous ce titre paraîtra une série d’études critiques et documentaires sur
ce temps.

Par son caractère, cette collection ne ressemble à aucune de celles qui,
sous des appellations analogues, ont paru jusqu’à ce jour.

Elle se propose d’apporter à la connaissance de l’époque contemporaine
une contribution méthodique, et de susciter au profit des idées et des
individus du présent la même curiosité historique qu’on applique aux
choses du passé.

Reconnaître dans la société française d’aujourd’hui un certain nombre de
tendances essentielles et de courants, dont on s’efforce de déterminer
l’origine, la direction et les effets; retrouver à travers les diverses
manifestations littéraires, scientifiques, artistiques, sociales, les
traits épars d’une physionomie caractéristique, qui est celle de notre
temps; discerner de la foule les individus d’élite qui la dominent et
lui imposent ses idées, ses goûts, ses modes; observer les institutions
dans leurs influence sur les mœurs et l’esprit public; analyser les
mentalités collectives et anonymes qui constituent ce que l’on appelle
proprement les _milieux_, tel est son but.

Une synthèse de ce genre nécessite la collaboration d’un grand nombre de
_spécialistes_, travaillant sous une direction et sous une pensée
communes. Par la variété des sujets qui y seront traités, par l’esprit
d’impartialité critique, soucieux de comprendre plutôt que de juger, qui
restera le sien, par la solidité et l’abondance de sa documentation, la
collection des _Études Contemporaines_ est destinée à constituer un
répertoire universel de la société, des lettres, des sciences et des
arts en France au début du XXe Siècle.

(Note de l’Éditeur.)




LE CULTE DE L’INCOMPÉTENCE




I

PRINCIPES DES RÉGIMES


On s’est toujours demandé quel est le _principe_ des différents
gouvernements, chacun devant avoir le sien; c’est-à-dire quelle est
l’idée générale inspiratrice de chaque régime politique?

Par exemple Montesquieu prouvait que le _principe_ do la monarchie est
_l’honneur_, que le principe du despotisme est la _terreur_ et que le
principe de la République est la _vertu_, c’est-à-dire le patriotisme,
et il ajoutait avec beaucoup de raison, que les gouvernements déclinent
et tombent par l’excès ou par l’abandon de leur principe.

Et cela est vrai, quoique paradoxal. On ne voit pas, au premier abord,
comment le despotisme peut tomber pour ceci qu’il inspire trop de
terreur, la monarchie tempérée pour ceci qu’elle développe trop le
sentiment de l’honneur et la République pour ceci qu’elle a trop de
vertu. C’est pourtant très vrai.

A abuser de la terreur on l’épuise; et c’est le cas de citer le mot
excellent d’Edgar Quinet: «Quand on veut faire de la terreur, il faut
être sûr qu’on en pourra faire toujours.»--Il ne saurait y avoir trop
d’honneur; mais quand, _ne faisant appel qu’à ce sentiment_, on
multiplie les dignités, les distinctions, les panaches, les galons, _les
honneurs_, comme on ne peut pas les multiplier indéfiniment, on a contre
soi et ceux qui n’en ont pas, et ceux qui, en ayant, ne trouvent jamais
en avoir assez.

Et enfin il est bien incontestable qu’on ne peut avoir trop de vertu,
particulièrement trop de patriotisme, et c’est bien ici que les
gouvernements tombent bien plutôt par l’abandon que par l’excès de leur
principe. Cependant n’est-il pas vrai qu’à demander trop de dévouement
au pays on finit par outrepasser les forces humaines et par lasser les
vertus les plus prodigues d’elles-mêmes? C’est ce qui est arrivé à
Napoléon, qui, peut-être sans absolument le vouloir, a trop demandé à la
France pour l’édification de «la France plus grande».

--Mais ce n’était pas une République!

--Au point de vue des sacrifices demandés au citoyen pour sa patrie,
c’était une République analogue à la République romaine et à la
République française de 1792; c’était: «tout pour la gloire du pays»;
c’était «de l’héroïsme encore, de l’héroïsme toujours!» A trop demander
à la vertu civique, on l’épuise.

Il est donc très vrai que les gouvernements ne se ruinent pas moins par
l’excès de leur principe que par l’abandon de leur principe. Montesquieu
avait sans doute puisé cette pensée générale dans Aristote qui dit, non
sans _humour_: «Ceux qui s’imaginent avoir trouvé la base d’un
gouvernement poussent les conséquences de ce principe à l’extrême: ils
ignorent que si le nez, tout en s’écartant de la ligne droite, qui est
la plus belle, pour devenir aquilin ou retroussé, conserve encore une
partie de sa beauté, cependant si l’on poussait cette déviation à
l’excès, on ôterait à cette partie de la personne la juste mesure
qu’elle doit avoir, sans compter qu’en un certain cas on pourrait
arriver à ce résultat qu’il n’y aurait plus de nez du tout.» Cette
comparaison s’applique à tous les gouvernements.

                   *       *       *       *       *

Partant de ces idées générales, je me suis souvent demandé quel est le
principe des démocrates pour ce qui est de leur gouvernement intérieur
et il ne m’a pas fallu de très grands efforts pour apercevoir que c’est
le culte de l’incompétence.

Considérez une maison de commerce ou d’industrie bien ordonnée et qui
prospère. Chacun y fait ce qu’il a appris à faire et ce qu’il est le
plus capable de faire bien; l’ouvrier ici, le comptable là,
l’administrateur plus loin, le préposé aux relations extérieures à sa
place. Il ne viendrait pas à l’idée de dire au comptable d’aller faire
une tournée de commis-voyageur et de le remplacer pendant ce temps-là,
soit par le commis-voyageur lui-même, soit par un contremaître, soit par
un mécanicien.

Considérez les animaux; plus ils s’élèvent dans l’échelle des êtres
organisés, plus la division du travail physiologique est grande et plus
la spécialisation des organes est précise. Tel organe pense, tel organe
agit, tel organe digère, tel organe respire, etc. Y a-t-il des animaux
qui n’ont qu’un organe, ou plutôt qui ne sont qu’un seul organe
respirant, appréhendant, digérant, le tout à la fois? Oui bien. On cite
l’amibe. Seulement l’amibe est au plus bas degré de l’animalité et très
inférieure même à un végétal.

De même, sans doute, une société bien faite est une société où chaque
organe a sa fonction bien précise et c’est-à-dire où ceux qui ont appris
à administrer administrent, où ceux qui ont appris la législation font
les lois ou réparent celles qui sont faites, où ceux qui ont appris la
jurisprudence jugent et où l’on ne confie pas les fonctions de facteur
rural à un paralytique. La société doit procéder en prenant son modèle
sur la nature. Or la nature procède chez les êtres bien faits par
spécialisation des organes; «elle ne procède pas mesquinement, dit
Aristote, comme les couteliers de Delphes, dont les couteaux servent à
plusieurs usages; elle procède pièce par pièce et le plus parfait de ses
instruments n’est pas celui qui sert à plusieurs travaux, mais à un
seul.»--«A Carthage, dit-il encore, c’est un honneur de cumuler
plusieurs emplois; cependant un homme ne fait très bien qu’une seule
chose; le législateur doit prévenir cet inconvénient et ne pas permettre
au même individu de faire des souliers et de jouer de la flûte.»--Une
société bien faite est celle encore où l’on ne confie pas toutes les
fonctions _à tout le monde_, où l’on ne dit pas à la masse elle-même, à
tout le corps social: «Vous gouvernerez, vous administrerez, vous ferez
les lois, etc.» Une société où les choses seraient ainsi, serait la
société-amibe.

Une société est d’autant plus élevée dans l’échelle des sociétés
humaines que le travail social y est plus divisé, que la spécialisation
des organes y est plus précise, que les fonctions y sont plus exactement
données en raison de la compétence.

                   *       *       *       *       *

Or les démocraties ont au moins une forte tendance à n’être pas de cet
avis et à être de l’avis contraire. Il existait à Athènes un grand
tribunal qui était composé d’hommes élevés à connaître les lois, qui les
connaissaient et qui les appliquaient avec précision. Le peuple ne
pouvait pas le souffrir et mit tout son effort prolongé à le détruire et
à le remplacer par le peuple même. Le raisonnement était le suivant: «Je
puis bien appliquer les lois, puisque je les fais.» La conclusion était
juste. C’est la mineure qui était contestable. On pouvait répondre:
«Vous pouvez appliquer les lois puisque vous les faites, mais vous avez
peut-être tort de les faire.» Tant y a qu’il se mit à les appliquer.
Bien plus, il se fit payer pour cela. Il en résulta que ce furent les
citoyens les plus pauvres qui jugèrent à cœur de journée, les autres ne
voulant pas perdre leur jour tout entier pour six drachmes. Ce tribunal
plébéien jugea très longtemps. Son arrêt le plus célèbre est la
condamnation à mort de Socrate. Elle fut peut-être regrettée. Mais le
principe était sauvé: la souveraineté de l’incompétence.

Les démocraties modernes semblent bien avoir le même principe. Elles
sont essentiellement _amibiennes_. Une démocratie déjà célèbre a eu
l’évolution suivante.

Elle commença par cette idée: un roi et le peuple, royauté démocratique,
démocratie royale. Le peuple fait la loi, le roi exécute la loi; le
peuple légifère, le roi gouverne, même avec une certaine influence sur
la loi, car il peut suspendre l’exécution d’une loi nouvelle qu’il
jugerait de nature à l’empêcher de gouverner. Il y avait là encore une
manière de spécialisation des fonctions. Ce n’était pas le même
personnage, individuel ou collectif, qui légiférait et qui gouvernait.

Cela ne dura pas longtemps. Le roi fut supprimé. Resta la démocratie.
Mais un certain respect de la compétence subsista. Le peuple, la masse,
tout le monde ne s’attribua pas le droit de gouverner directement ni de
légiférer directement.

Il ne s’attribua même pas le droit de nommer directement les
législateurs. Il nommait les législateurs par élection à deux degrés; il
nommait des électeurs qui nommaient les légiférants, c’est-à-dire qu’il
laissait au-dessus de lui deux aristocraties, celle des électeurs et,
par delà celle des électeurs, celle des élus. Il était bien loin de la
démocratie athénienne faisant exactement tout elle-même, sur la Pnyx.

Ce n’était pas à dire qu’il eût précisément le souci de la compétence.
Les électeurs qu’il nommait n’étaient désignés par aucune compétence
comme habiles à nommer des législateurs; les élus que nommaient les
électeurs n’étaient désignés par aucune compétence pour être des
légiférants. Mais cependant c’étaient là deux pseudo-compétences, deux
compétences supposées. La foule, ou plutôt la constitution supposait que
des législateurs nommés par des délégués de la foule étaient plus
compétents pour faire des lois que la foule elle-même.

Cette compétence un peu bizarre est ce que j’appelle la compétence par
collation. Rien ne m’indique que tel citoyen ait la moindre compétence
législatrice, c’est-à-dire juridique, rien; mais cette compétence je la
lui confère par la confiance que j’ai en lui et que je manifeste que
j’ai en lui en le nommant; ou je la confie à des gens que je nomme pour
le nommer et qui la lui confèreront en le nommant.

La compétence par collation n’a certainement pas le sens commun; mais
elle a pour elle quelques apparences et même _un peu plus_ que des
apparences.

Elle n’a pas le sens commun, puisqu’elle est une création _ex nihilo_,
puisque c’est l’incompétent tirant de lui le compétent et zéro faisant
sortir de soi un. La collation est assez légitime, encore que je ne
l’aime nulle part, partant d’un corps compétent. A un savant qui n’est
pas bachelier une université confère les grades de bachelier, de
licencié et de docteur pour se l’adjoindre; elle y est habile
puisqu’elle est capable de savoir si c’est par la seule faute des
circonstances que ce savant n’a aucun titre officiel. Mais que tous les
non-bacheliers confèrent à quelqu’un le grade de docteur ès-sciences
mathématiques, cela peut paraître paradoxal et du reste très
humoristique. La compétence par collation des incompétents n’a
certainement pas le sens commun.

Elle a cependant encore pour elle quelques apparences et un peu plus que
des apparences. Remarquez que le grade de docteur ès-sciences
littéraires, que le grade de docteur ès-sciences dramatiques sont
conférés, sont donnés par collation par des incompétents, c’est-à-dire
par le public. On peut dire au public: «Vous ne connaissez rien en
choses littéraires, en choses dramatiques.» Il répondra: «Je n’y connais
rien du tout; mais je suis ému et à qui m’émeut je confère le grade.» Il
n’a pas tout le tort. De même le peuple confère le grade de docteur
ès-sciences politiques à ceux qui l’émeuvent, à ceux qui expriment bien
les passions qu’il a. Les docteurs ès-sciences politiques qu’il fait ce
sont les représentants passionnés de ses passions.

--C’est-à-dire les pires des législateurs!

--A peu près, sans doute, mais non pas tout à fait. Il est très bon
qu’au sommet des choses sociales, autour du sommet des choses sociales,
pour mieux dire, il y ait des représentants des passions populaires,
pour que l’on sache jusqu’où il est dangereux d’aller dans tel sens ou
dans tel autre, pour que l’on sache, non pas ce que pense la foule,
puisqu’elle ne pense rien, mais ce qu’elle _sent_, afin de ne pas la
contrecarrer trop violemment, afin de ne pas lui trop obéir non plus,
afin de savoir, en un mot, sur quoi on agit et avec quoi on peut agir.
Un ingénieur dirait: «C’est la science de la résistance des matériaux.»

Un médium m’assure qu’il a conversé avec Louis XIV et que celui-ci lui a
dit: «Le suffrage universel est une excellente chose en monarchie. Il
est un renseignement. Il informe. Il indique, par ce qu’il prescrit, _ce
qu’on ne doit pas faire_. Si je l’avais eu et si je l’avais consulté sur
la Révocation de l’édit de Nantes il m’aurait, à une immense majorité,
conseillé cette révocation et j’aurais su ce que j’avais à faire: je ne
l’eusse pas faite. C’est parce qu’elle m’a été conseillée par des
ministres que je jugeais politiques habiles que j’ai pris cette
mesure.--_Mais aussi_, à connaître l’opinion générale de la France,
j’aurais su qu’elle en avait assez des guerres, qu’elle en avait assez
des bâtiments, qu’elle en avait assez des dépenses. Cela, ce n’est plus
les passions; c’est les souffrances. Pour ce qui est des passions, aller
droit à contre-fil de l’opinion populaire, c’est l’indication et cette
indication il est bon qu’elle soit donnée: suffrage universel. Pour ce
qui est des cris de douleur, tenir compte et grand compte; or, ce cri de
douleur il faut qu’il ne soit pas étouffé: suffrage universel. Le
suffrage universel est nécessaire à une monarchie à titre de
renseignement.»

Ainsi pense Louis XIV maintenant, à ce qu’on m’assure.

La compétence par collation est donc une absurdité pour ce qui est de
faire les lois; elle est une pseudo-compétence pour ce qui est de
renseigner sur l’état physiologique d’un peuple; d’où il suivrait
qu’elle est aussi mauvaise en république qu’elle serait salutaire en
monarchie. Enfin elle n’est pas tout à fait mauvaise.

La démocratie dont nous parlons, après avoir été gouvernée par les
délégués de ses délégués pendant dix ans, se soumit à un délégué unique
pendant quinze ans et n’eut pas lieu finalement de s’en réjouir.

Alors, pendant trente ans, elle eut recours à un procédé compétentiel.
Elle _supposa_ que les électeurs chargés de nommer les législateurs ne
devaient pas être nommés par elle, mais désignés par leur situation
sociale et c’est-à-dire par leur fortune. Seraient électeurs ceux qui
possédaient tant de drachmes.

Quelle compétence est-ce là?--C’en est une; mais un peu étroite.

C’en est une, puisque, d’une part, celui qui a une certaine fortune a
plus d’intérêt qu’un autre à la bonne gestion des affaires publiques et
que l’intérêt ouvre les yeux et éclaire; d’autre part, puisque celui qui
a une certaine fortune et ne la perd pas n’est jamais tout à fait un
imbécile.

Mais c’est une compétence très étroite; car de ce qu’on a un certain
nombre de drachmes ce n’est pas une raison pour qu’on se connaisse à la
plus difficile des sciences, la législation et la politique; et ce
système se ramène à cet axiome très contestable: «Tout homme riche est
sociologue.» C’était donc une manière de compétence, mais une compétence
très mal établie et très étroite.

Ce régime disparut et la démocratie, dont nous parlons, après un court
interrègne, se laissa gouverner pendant dix-huit ans, comme elle avait
fait une première fois, par un délégué unique et n’eut pas lieu
finalement de s’en féliciter.

Alors elle adopta et elle pratiqua le régime démocratique presque pur.
Je dis le régime démocratique presque pur, parce que le régime
démocratique pur est la nation se gouvernant elle-même directement, sans
délégués, par le plébiscite continu. Notre démocratie pratiqua et
pratique encore le régime démocratique presque pur, c’est-à-dire le
régime de la nation se gouvernant par des délégués nommés directement
par elle et, strictement et exclusivement, par ces délégués. Cette fois,
c’est l’intronisation presque absolue de l’incompétence.

C’est la compétence par collation arbitraire. Comme cet évêque
interpellant un cuissot de chevreuil disait: «Je te baptise carpe», le
peuple dit à ses élus: «Je vous baptise jurisconsultes, je vous baptise
hommes d’État, je vous baptise sociologues.» On verra plus bas que le
baptême s’étend beaucoup plus loin.

Si le peuple était capable de juger de la science juridique ou de la
science psychologique de ceux qui se présentent à ses suffrages, cette
collation, comme je l’ai dit déjà, ne serait pas _anti-compétentielle_
et pourrait donner des résultats assez bons; mais d’abord il n’en est
pas capable; et ensuite, en fût-il capable, rien ne serait gagné.

Rien ne serait gagné parce que ce n’est pas à ce point de vue qu’il se
place. Jamais. Il se place au point de vue, non de la valeur
scientifique d’un homme, mais au point de vue de sa valeur morale.

--C’est quelque chose et voilà une manière de compétence. Les
législateurs ne seront pas capables de faire des lois, il est vrai;
mais, du moins ils seront d’honnêtes gens. Cette compétence morale me
plaît assez.

--Prenez garde; d’abord ce n’est pas au plus honnête homme qu’il faut
donner la direction d’une gare de chemin de fer, mais à un honnête homme
qui, de plus, connaisse très bien l’administration des voies ferrées; et
ce n’est pas seulement d’honnêtes intentions qu’il faut mettre dans les
lois, mais encore des vérités juridiques, des vérités politiques et des
vérités sociologiques.

Ensuite, si le peuple se place au point de vue de la morale pour
apprécier ceux qui se présentent à ses suffrages, c’est d’une façon
particulière. Il estime moralement ceux qui éprouvent ses passions
principales et qui les expriment plus chaudement que les autres. Voilà
pour lui les honnêtes gens et je ne dis pas qu’ils soient déshonnêtes,
je dis qu’ils ne sont pas désignés sûrement, même comme honnêtes, par ce
critérium.

--Au moins sont-ils probablement désintéressés, puisqu’ils suivent des
passions générales et non les leurs propres, particulières,
individuelles.

--Oui, c’est bien ce que le peuple croit; mais il ne réfléchit pas à
ceci qu’il n’y a rien de plus facile que de simuler des passions
générales pour capter la confiance populaire et se faire une fortune
politique. Si c’est au désintéressement que le peuple tient tant, il
devrait ne nommer que ceux, au contraire, qui le contredisent et qui
témoignent par là qu’ils ne tiennent nullement à être élus. Mieux,
beaucoup mieux, il devrait ne nommer que ceux qui ne se présentent pas,
puisque ne pas se présenter est le véritable signe du désintéressement.
Or c’est ce qu’il ne fait jamais. Il ne fait jamais ce qu’il devrait
faire toujours.

--Les corps qui se recrutent par cooptation, Académies et autres, ne le
font pas non plus.

--Et, elles, elles ont raison, parce que ce n’est pas de
désintéressement qu’il s’agit chez elles; mais de valeur scientifique.
Il n’y a pas de raison pour elles de préférer celui qui ne tient pas à
en être à celui qui brûle d’en faire partie. C’est tout autre chose
qu’elles ont à considérer. Mais le peuple, qui prétend se placer au
point de vue moral, devrait écarter du pouvoir exactement tous ceux qui
l’ambitionnent, tout au moins ceux qui l’ambitionnent avec une âpreté
significative.

Et ceci nous indique bien ce que la foule entend par la valeur morale
d’un homme. La valeur morale d’un homme consiste pour elle à éprouver ou
à paraître éprouver les sentiments qu’elle éprouve elle-même; et c’est
bien pour cela que les élus de la multitude sont excellents comme pièces
de renseignement, comme pièces d’information; détestables ou au moins
inutiles, et par conséquent détestables, comme législateurs.

Montesquieu, qui se trompe rarement, s’est bien trompé, à mon avis,
quand il a dit: «Le peuple est admirable pour choisir ses magistrats.»
C’est qu’il ne vivait pas en démocratie. Comment le peuple serait-il
admirable à choisir ses magistrats et particulièrement ses législateurs,
puisque Montesquieu lui-même, avec pleine raison cette fois, a pour un
de ses principes que les mœurs doivent corriger le climat et les lois
corriger les mœurs; et puisque le peuple ne songe à choisir pour
délégués que les hommes qui partagent le plus exactement ses manières de
sentir? Le peuple ne réagit pas mal, quoique incomplètement, contre le
climat; mais pour que les lois corrigeassent les mœurs, il faudrait que
le peuple nommât des législateurs en réaction contre ses mœurs à lui et
c’est ce qu’il serait bien singulier qu’il fît, et c’est ce qu’il ne
fait jamais, et c’est le contraire qu’il fait toujours.

Donc, incompétence intellectuelle, incompétence morale même, voilà ce
que, d’instinct, le peuple recherche dans ses choix.

                   *       *       *       *       *

Il y a plus, si plus il peut y avoir. Le peuple chérit l’incompétence,
non seulement parce que de la compétence intellectuelle il n’est pas
juge et parce qu’il apprécie la compétence morale à un point de vue qui
est faux; mais encore parce qu’il aime avant tout, ce qui est très
naturel, que ses élus lui ressemblent. Il aime que ses élus lui
ressemblent pour deux raisons:

D’abord par sentiment. Il aime, comme nous avons vu, que ses élus
éprouvent ses sentiments, ses passions. Ces élus pourraient éprouver ses
sentiments et passions sans lui ressembler pour ce qui est des mœurs,
des habitudes, des manières, de l’extérieur, etc. Mais, naturellement,
le peuple n’est jamais plus sûr qu’un homme éprouve ses sentiments et
ses passions et ne se borne pas à feindre de les éprouver, que quand cet
homme lui ressemble trait pour trait. C’est un signe et c’est une
garantie. Le peuple est donc instinctivement poussé à élire des hommes
qui ont les mêmes habitudes, les mêmes manières et la même instruction
que lui, ou une instruction un peu supérieure, «pour qu’il puisse
parler»; mais supérieure seulement d’un demi-degré.

Il a une autre raison que cette raison sentimentale et qui est
extrêmement importante; car elle touche au fond même, à l’essence même
de l’esprit démocratique. Que veut le peuple quand une fois la tarentule
démocratique l’a piqué? Il veut d’abord que tous les hommes soient égaux
et par conséquent il souhaite que toutes les inégalités disparaissent,
tant artificielles que naturelles. Il ne veut pas des inégalités
artificielles, noblesse de naissance, faveurs du roi, richesse de
naissance et il est pour l’abolition de la noblesse, de la royauté et de
l’héritage. Il n’aime pas non plus les inégalités naturelles,
c’est-à-dire un homme plus intelligent, plus actif, plus vaillant, plus
habile qu’un autre. Ces inégalités-ci, il ne peut pas les détruire,
puisqu’elles sont naturelles, mais il peut les neutraliser, les frapper
d’impuissance en écartant des emplois dont il dispose ceux qui les
possèdent. Il est donc amené tout naturellement, forcément pour ainsi
dire, à écarter les compétents précisément comme compétents, ou, si vous
voulez et comme il dirait, non comme compétents, mais comme inégaux, ou,
comme il dirait encore, s’il voulait s’excuser, non comme inégaux, mais
comme suspects, parce qu’ils sont inégaux, d’être antiégalitaires; et
tout cela revient bien précisément au même. C’est ce qui faisait dire à
Aristote que là où il y a mépris du mérite, c’est la démocratie. Il ne
s’exprime pas formellement ainsi; mais il écrit: «Partout où le mérite
n’est pas estimé avant tout le reste, il n’est pas possible d’avoir une
constitution aristocratique solide», ce qui revient à dire: là où le
mérite n’est pas estimé, on entre en régime démocratique et l’on y
reste.

La compétence est encore à ce point de vue en mauvaise posture.

Enfin et surtout la démocratie, et cela encore est bien naturel, _veut
tout faire elle-même_, est l’ennemie de la spécialisation des fonctions,
particulièrement voudrait gouverner elle-même, sans délégués, sans
intermédiaires; son idéal est le gouvernement direct tel qu’il existait
à Athènes, son idéal est «la démocratie» pour employer la terminologie
de Rousseau qui appelait ainsi le gouvernement direct et seulement le
gouvernement direct.

Forcée, par les circonstances historiques et peut-être par la nécessité,
de gouverner par des délégués, que lui reste-t-il à faire pour gouverner
directement, ou à peu près, quoique gouvernant par délégués?

Il lui reste d’abord, peut-être, à imposer à ses délégués des mandats
impératifs. Les délégués, dans ces conditions, ne sont plus que les
commissionnaires du peuple; ils vont, dans le corps législatif, déposer
les volontés du peuple, telles qu’ils les ont reçues et le peuple, en
réalité, gouverne directement. Voilà le mandat impératif.

La démocratie y a très souvent songé, jamais avec persistance. C’est en
cela qu’elle montre beaucoup de bon sens. Elle soupçonne bien que le
mandat impératif n’est jamais qu’un leurre. Des représentants du peuple
se réunissent; ils discutent; l’intérêt des partis se dessine. Dès lors,
ils sont en proie à la déesse Opportunité, en grec Κάιρος. Ce qu’ils ont
reçu mission de voter, le voter, en effet, est, tel jour, ce qu’ils
pourraient faire de plus défavorable à l’intérêt de leur parti. Ils sont
véritablement forcés d’être infidèles par fidélité et d’être dévoués en
désobéissant; et, tout au moins, d’avoir trahi leur mandat dans cette
très bonne et louable intention, c’est toujours ce dont ils pourront se
faire gloire, honneur ou excuse devant leurs électeurs et c’est sur quoi
il sera très difficile de les réfuter.

Le mandat impératif est donc un instrument très grossier pour des
besognes très délicates. La démocratie, instinctivement, sent très bien
cela et elle se montre toujours assez indifférente, en somme, au mandat
impératif.

Que lui reste-t-il donc? Mais quelque chose de bien plus riche, la proie
au lieu de l’ombre. Nommer des hommes qui lui ressemblent tellement
bien, qui ont tellement bien tous ses sentiments, qui sont tellement
elle-même, qu’ils feront sûrement, instinctivement, quasi mécaniquement,
ce qu’elle-même ferait si elle formait elle-même un immense corps
législatif; qui voteront sans doute, selon les circonstances, mais qui
voteront comme elle voterait directement. De cette façon, elle est
législative; elle fait la loi et c’est la seule façon qu’elle ait de
faire la loi.

La démocratie a donc le plus grand intérêt à élire des représentants qui
la représentent; qui, d’une part, lui ressemblent le plus exactement que
possible; qui, d’autre part, n’aient pas de personnalité; qui enfin,
n’ayant point de fortune, n’aient point d’indépendance.

On déplore que la démocratie s’abandonne aux politiciens. Mais, au point
de vue où elle se place et où il serait bien singulier qu’elle ne se
plaçât point, elle a absolument raison. Qu’est-ce qu’un politicien?
C’est un homme nul pour ce qui est des idées personnelles, médiocre
comme instruction, partageant les sentiments généraux et les passions
générales de la foule, et enfin qui n’a pas d’autre métier que de
s’occuper de politique et qui, si la carrière politique lui manque,
meurt de faim.

C’est précisément tout ce qu’il faut à la démocratie.

Il ne sera pas amené par son instruction à se faire des idées
personnelles; n’ayant pas d’idées personnelles, ses idées n’entreront
pas en conflit avec ses passions; ses passions seront, d’abord
initialement, ensuite par influence de ses intérêts, celles de la foule
elle-même; et enfin sa pauvreté et l’impossibilité où il est de vivre
d’autre chose que de politique feront qu’il ne sortira jamais du cercle
étroit où ses mandants l’auront enfermé; son mandat impératif sera la
nécessité matérielle où il est d’obéir; son mandat impératif, c’est son
indigence.

La démocratie a donc besoin de politiciens, n’a pas besoin d’autre chose
que de politiciens et a besoin qu’il n’y ait pas aux affaires d’autres
gens que les politiciens.

Son ennemi ou tout au moins l’homme dont elle se défie parce que c’est
lui qui va gouverner et non elle sous son nom, c’est l’homme qui, soit
par influence de fortune, soit par le prestige de son talent et de sa
notoriété, réussit à se faire nommer quelque part. Celui-ci ne dépend
pas d’elle. Supposez qu’un corps législatif soit tout entier composé ou
soit composé en majorité d’hommes riches, d’hommes supérieurs
intellectuellement et d’hommes ayant plus d’intérêt à exercer leur
métier, où ils réussissent, qu’à faire de la politique; tous ces gens-là
votent selon leurs idées, légifèrent selon leurs idées, et alors, quoi?
alors la démocratie est simplement supprimée. Ce n’est pas elle qui
légifère et qui gouverne; c’est, très exactement, une aristocratie, une
aristocratie un peu flottante peut-être, mais une aristocratie,
éliminant l’influence du peuple sur les affaires publiques.

On voit bien qu’il est presque impossible à la démocratie, _si elle veut
être_, de tenir compte des compétences et qu’il lui est à peu près
impossible de ne pas les écarter.

Le peuple, donc, ne nomme que des représentants exacts de lui-même et
toujours dépendants de lui-même.




II

CONFUSION DES FONCTIONS


Dès lors que se passe-t-il? Il se passe ceci, qui est très logique, qui
même est très juste si l’on se place au point de vue démocratique, qui
est précisément ce que la démocratie désire et ne peut que désirer, que
la représentation nationale fait exactement ce que le peuple voudrait
faire et ce qu’il ferait si l’on avait le gouvernement direct. _Elle
veut tout faire par elle-même_, comme le peuple voudrait tout faire par
lui-même s’il possédait le gouvernement direct, comme il faisait tout
par lui-même dans la Pnyx d’Athènes.

Montesquieu a bien vu cela, pleinement, sauf comment cela se pratique en
régime de représentation, en régime parlementaire; mais les choses sont
les mêmes au fond et il n’y aura pour l’interpréter qu’une transposition
à faire: «Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement
lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore _quand on prend l’esprit
d’égalité extrême et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour
lui commander_. Pour lors, le peuple ne pouvant souffrir le pouvoir
qu’il confie, _veut tout faire par lui-même_, délibérer pour le Sénat,
exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges. Le peuple
veut faire les fonctions des magistrats: on ne les respecte donc plus.
Les délibérations du Sénat n’ont plus de poids; on n’a donc plus
d’égards pour les sénateurs...»

Transposez. En gouvernement démocratique parlementaire la représentation
du peuple veut tout faire par elle-même. Elle veut être l’égale de ceux
qu’elle choisit pour lui commander; elle ne peut souffrir le pouvoir
même qu’elle confie; elle veut gouverner à la place du gouvernement,
exécuter à la place des agents du pouvoir exécutif, substituer son
autorité à celle de tous les juges; faire fonction de magistrats,
n’avoir plus d’égards pour personne et ne respecter plus rien.

C’est l’esprit même du peuple qui l’inspire, du peuple qui veut tout
faire par lui-même, c’est-à-dire par elle fidèle et obéissante.

Dès lors la compétence est pourchassée partout et éliminée de partout.
De même que le peuple l’a éliminée de son choix quand il nommait ses
représentants, de même la représentation nationale l’élimine avec
patience et avec suite de toutes les fonctions du corps social, quelles
qu’elles soient.

Le gouvernement, pour commencer par lui, doit être surveillé et
conseillé par la représentation nationale, mais indépendant de la
représentation nationale, tout au moins ne doit pas être confondu avec
elle, en d’autres termes la représentation nationale ne doit pas
gouverner. En régime démocratique c’est précisément ce qu’elle veut
faire. Elle nomme le gouvernement, ce qui à la rigueur peut lui être
accordé; mais, «ne pouvant souffrir le pouvoir qu’elle confie», dès
qu’elle l’a nommé elle pèse sur lui pour gouverner continuellement à sa
place. Le corps législatif n’est pas un corps qui fait les lois, mais un
corps qui, par une série ininterrompue d’interpellations, _dicte_ au
jour le jour au gouvernement ce qu’il doit faire, c’est-à-dire gouverne.

Littéralement le pays est gouverné par la Chambre des députés. _Il le
faut bien_, pour que le peuple ne soit gouverné que par lui-même, ce qui
est l’esprit du régime. Il le faut bien, pour qu’il n’y ait pas d’autre
volonté que celle du peuple, partie de lui et revenant à lui sous forme
d’actes exécutifs, ce qui est l’esprit du régime. Il le faut bien, pour
qu’il n’y ait pas _quelque chose_, même issu du peuple, qui pour un
temps, qui même un instant, fasse fonction de souveraineté, même en un
domaine très étroitement délimité, sur le peuple souverain.

Seulement gouverner est un art et suppose une science et voilà le peuple
gouverné par gens n’ayant ni science, ni art, et qu’on a choisis
précisément parce qu’ils n’en avaient pas et sur cette garantie qu’ils
n’en avaient point.

Et si, dans une démocratie de ce genre, il existe, par un effet de la
tradition ou par quelque nécessité ressortissant aux relations
extérieures, un pouvoir indépendant pour un certain nombre d’années du
corps législatif et qui n’a pas de comptes à lui rendre et qui ne
peut pas être interpellé et qui ne peut pas être renversé
constitutionnellement, ce pouvoir est une anomalie si étrange et pour
ainsi dire si monstrueuse, qu’il n’ose pas s’exercer, qu’il craint le
scandale qu’il soulèverait en s’exerçant et qu’il est comme paralysé par
la terreur de paraître exister.

Et il a raison; car s’il s’exerçait, s’il s’en donnait même l’apparence,
il y aurait un acte de volonté qui ne serait pas un acte de la volonté
populaire, ce qui est contraire à l’esprit du régime. En ce régime le
chef de l’État ne peut être que le chef nominal de l’État. Une volonté
de lui serait un abus de pouvoir, une idée de lui serait un empiétement,
une parole de lui serait un acte de lèse-souveraineté.

Même, si la constitution lui a donné formellement des pouvoirs, la
constitution sur ces points est lettre morte, parce qu’elle violait une
constitution non écrite et supérieure, l’âme même de l’institution
politique.

Un de ces chefs d’État _ad honores_ a dit: «Pendant toute ma présidence,
je me suis tu constitutionnellement.» C’était faux; car la constitution
lui permettait de parler et même d’agir. Au fond c’était vrai; car la
constitution, en lui permettant d’agir et de parler, avait un caractère
inconstitutionnel. En parlant il eût été constitutionnel, en se
taisant il était _institutionnel_. Il avait été silencieux
_institutionnellement_. Il avait contrarié la lettre de la constitution;
il en avait admirablement démêlé, compris et respecté l’esprit.

Donc, en démocratie, la représentation nationale gouverne aussi
directement que possible et réellement, dictant le gouvernement au
pouvoir exécutif, neutralisant le chef suprême du pouvoir exécutif à qui
elle ne peut rien dicter.

Il ne lui suffit pas de gouverner, elle veut administrer. Songez en
effet que si les administrateurs des finances, de la justice, de la
police, etc., ne dépendaient que de leurs ministres, les ministres,
précisément parce qu’ils dépendent du corps législatif et sont souvent
renversés par lui, changeant très souvent, les administrateurs, plus
stables que leurs chefs, formeraient une aristocratie; ils
administreraient l’État indépendamment de la volonté populaire et selon
leurs principes, leurs règles, leurs traditions et leurs idées.

Cela ne se peut pas. Il ne se peut pas qu’il y ait une autre volonté que
la volonté populaire, un autre pouvoir, même très limité, que le sien.

Ceci fait une antinomie assez remarquable. Effets contraires de la même
cause. Parce que le corps législatif gouverne les ministres, elle les
renverse souvent; parce qu’elle les renverse souvent, ils ne gouvernent
pas leurs subordonnés comme un Colbert et un Louvois et leurs
subordonnés sont assez indépendants; de sorte que l’autorité que le
corps législatif se donne sur les ministres, il la perd du côté des
administrateurs; et, en détruisant un pouvoir rival du sien, il crée un
pouvoir rival du sien.

Mais il résout l’antinomie assez facilement. Il n’admet pas qu’un
administrateur soit nommé sans recevoir son visa, et il s’arrange même
de manière à nommer les administrateurs. D’une part, de sa résidence
corporative, de son palais législatif et dictatorial, il surveille
attentivement les nominations d’administrateurs; d’autre part, chaque
membre du corps législatif dans sa province, dans son département, dans
son arrondissement, impose les nominations d’administrateurs, a ses
candidats qu’il fait accepter, nomme réellement les administrateurs. Il
le faut pour que la volonté nationale règne là aussi et que le peuple
n’ait pour l’administrer que les administrateurs qu’il choisit selon son
esprit, pour qu’il «nomme ses magistrats» comme dit Montesquieu.

Il les nomme en effet par l’intermédiaire de ses représentants; et
jugez, pour y revenir, s’il faut qu’il nomme bien des représentants
exactement pareils à lui et modelés sur son esprit! Tout se rejoint.

Voilà donc le peuple qui tout au moins intervient puissamment dans les
nominations de ses administrateurs. Il continue de «faire tout par
lui-même». On se plaint couramment de l’immixtion de la politique dans
l’administration et du reste en toutes choses, de «la politique qui se
mêle à tout, qu’on retrouve partout». Mais qu’est-ce au fond? C’est le
principe de la souveraineté nationale. La «politique», la force
politique, c’est la volonté de la majorité de la nation. La volonté de
la majorité de la nation, ne convient-il pas qu’elle s’exerce, peut-on
s’étonner qu’elle veuille s’exercer, aussi bien sur l’administration et
dans l’administration que partout ailleurs? L’idéal démocratique c’est
le peuple nommant tous ses chefs; ou, si ce n’est pas l’idéal
démocratique, c’est bien l’idée démocratique. C’est ce que le peuple
fait, en démocratie encore parlementaire, par l’intermédiaire de ses
représentants.

Voilà qui est bien; seulement la compétence reçoit là encore un coup.
Car ce candidat à une fonction administrative que le peuple choisit par
l’intermédiaire de ses mandataires, par quoi plaira-t-il? Par son
mérite? Ses chefs et ses pairs en seraient bons juges; le peuple ou son
représentant, non, ou beaucoup moins.

«Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque
partie de son autorité», dit Montesquieu. C’est le moment d’examiner
cela d’un peu près. Quelles sont les raisons du philosophe? «Il n’a à se
déterminer que par des choses qu’il ne peut ignorer et qui tombent, pour
ainsi dire, sous les sens. Il sait très bien qu’un homme a été souvent à
la guerre, qu’il y a eu tels ou tels succès: il est donc très capable
d’élire un général. Il sait qu’un juge est assidu, que beaucoup de gens
se retirent de son tribunal contents de lui, qu’on ne l’a pas convaincu
de corruption: en voici assez pour qu’il élise un préteur. Il a été
frappé de la magnificence ou des richesses d’un citoyen: cela suffit
pour qu’il choisisse un édile. Toutes ces choses sont des faits dont il
s’instruit mieux dans la place publique qu’un monarque dans son palais.»

Le passage ne me paraît pas heureux. Comment un monarque dans son palais
ne connaîtrait-il pas la richesse d’un financier, la réputation
d’intégrité d’un juge et les succès d’un colonel aussi bien que le
peuple dans la place publique? Ce ne sont pas choses très difficiles à
savoir. Le peuple sait qu’un tel fut toujours bon juge et qu’un tel fut
un excellent officier. Donc il peut nommer un préteur et un général.
Soit; mais, pour nommer un jeune juge et un officier débutant, quelles
seront les lumières du peuple? Je ne les démêle pas très bien. Par son
raisonnement même, Montesquieu limite l’habileté du peuple à ne nommer
que les grands chefs, que les très hauts magistrats, et, en définitive,
à assigner à chacun une carrière quand il l’aura achevée. Mais pour l’y
mettre, sur quels renseignements le peuple s’appuiera-t-il et où
puisera-t-il son information? Montesquieu le montre très capable de
reconnaître les compétences vérifiées, mais non point capable de
connaître les compétences naissantes. L’argumentation de Montesquieu est
ici peu probante.

Ce qui l’y a entraîné, c’est l’antithèse (au sens logique du mot). Ce
qu’il voulait prouver c’était moins la vérité de la proposition qu’il
avance ici que la fausseté d’une autre proposition. La question pour
lui, la question qu’il avait dans l’esprit était celle-ci: Le peuple
est-il apte à gouverner l’État, à prévoir, à suivre et à résoudre les
affaires intérieures ou extérieures? Non. L’est-il à nommer ses
magistrats? Plutôt. Entraîné par cette antithèse il a été jusqu’à dire:
Apte à gouverner: nullement; apte à nommer ses magistrats:
admirablement. L’explication de tout le paragraphe que je viens de citer
est dans sa conclusion: «Toutes ces choses sont des faits où il
s’instruit mieux dans la place publique qu’un monarque dans son palais.
_Mais_ saura-t-il conduire une affaire, connaître les lieux, les
occasions, les moments, en profiter? Non, il ne le saura pas.»

La vérité est que le peuple est un peu plus apte à choisir un magistrat
qu’à abaisser progressivement la maison d’Autriche; mais non pas
beaucoup plus; car il est presque également difficile d’abaisser la
maison d’Autriche et de distinguer l’homme qui l’abaissera.

Il est surtout incapable de donner les postes de début d’une carrière et
les premiers avancements dans une carrière à qui les mérite. Cependant,
en démocratie c’est ce qu’il fait.

Or ce candidat fonctionnaire qui a plu au peuple ou aux représentants du
peuple, par quoi plaît-il? Par son mérite dont le peuple et son
représentant sont très mauvais juges, non. Par quoi donc? Par sa
conformité aux opinions générales du peuple, c’est-à-dire par ses
opinions politiques. Les opinions politiques d’un candidat fonctionnaire
sont la seule chose qui le désigne au choix populaire parce que c’est la
seule chose dont le peuple soit bon juge.

--Mais la conformité aux opinions générales du peuple peut s’unir chez
ce candidat à un vrai mérite.--Certainement; mais c’est un hasard. Le
peuple, ici du moins, n’est pas un ennemi de la compétence, mais il y
est indifférent ou plutôt il y est étranger. La compétence n’a pas à se
louer de cette position.

D’autant plus que ceci a lieu inévitablement: le candidat fonctionnaire
qui ne se sent aucun mérite n’a aucune peine à comprendre que c’est par
ses opinions politiques qu’il arrivera et il se donne celles qu’il faut.
Le candidat fonctionnaire qui se sent du mérite, lui-même, très souvent,
sachant très bien ce que fait le candidat sans mérite et ne voulant pas
être vaincu, se donne lui aussi les opinions utiles. C’est la
«solidarité du mal» dont parle si bien M. Renouvier dans la _Science de
la Morale_. De sorte que la plupart des candidats choisis par les
mandataires du peuple sont des incapables; et quelques-uns qui sont
choisis, quoique ayant du mérite, sont médiocres comme caractère. Or le
caractère aussi, dans la plupart des carrières, dans presque toutes, est
une partie de la compétence.

Reste un tout petit nombre d’hommes de mérite qui n’ont affiché aucune
opinion utile et qui se sont glissés dans une carrière administrative
grâce à quelque moment d’inattention des politiciens. Ces intrus vont
quelquefois assez loin comme par la force des choses, sans jamais
parvenir aux premiers postes, toujours réservés, comme il est légitime,
à ceux en qui le peuple a mis sa confiance.

Voilà comment le peuple administre par l’intermédiaire de sa
représentation, de même qu’il gouverne par l’intermédiaire de sa
représentation dictant aux ministres leurs actes de gouvernement.

--Mais je ne vois pas que le peuple administre, je vois qu’il nomme les
administrateurs.

--D’abord c’est immense de les nommer; car c’est faire entrer dans le
corps administratif l’esprit du peuple à l’exclusion de tout autre
esprit et empêcher que l’administration ne devienne une aristocratie, ce
qu’elle n’a, toujours, que trop de tendances à devenir. De plus le
peuple ne se borne pas, par l’intermédiaire de ses représentants, à
nommer les administrateurs; il les surveille, il les guette, il les
tient du regard et il les tient en laisse, et comme la représentation
populaire dicte aux ministres les actes de gouvernement, de même et en
outre elle dicte aux administrateurs leurs actes d’administration.

Un préfet, un procureur général, un ingénieur en chef, en régime
démocratique, est un homme très écartelé. Il fait la chouette avec son
ministre et les députés de sa région. Il doit obéir à son ministre; il
doit obéir aussi aux députés du pays qu’il administre. Il arrive même
ici des choses assez curieuses; il y a des situations très compliquées.
Le préfet devant obéir aux députés et à son ministre et le ministre
obéissant aux députés, il semblerait que ce fût à la même volonté, à une
volonté unique que le préfet obéît. Mais c’est à la volonté générale de
la représentation populaire que le ministre obéit et c’est cette volonté
générale qu’il transmet à son préfet; et d’autre part le préfet se
trouve en présence de volontés particulières des députés du pays qu’il
administre. Il en résulte ce que l’on pourrait appeler des conflits
d’obéissance qui sont très intéressants pour le psychologue. Ils sont
moins agréables pour le préfet, l’ingénieur en chef ou le procureur
général.

Remarquez, d’autre part, comme tout concourt à rendre le représentant de
la volonté nationale aussi incompétent qu’il est omnipotent. Incompétent
il l’est, comme nous l’avons vu, par ses origines; mais _ne le fût-il
pas_, il le deviendrait par le métier qu’on lui fait faire, par la
multiplicité des métiers qu’on lui fait faire. Le meilleur moyen de
rendre quelqu’un incompétent, c’est de l’occuper à toutes choses. Or le
représentant de la volonté populaire et de l’esprit populaire, outre son
métier de législateur, est occupé à interpeller les ministres et à leur
dicter leurs actes de gouvernement, c’est-à-dire qu’il est occupé à
gouverner la politique intérieure et extérieure; il est occupé à
administrer en choisissant les administrateurs et en surveillant,
contrôlant et inspirant les actes des administrateurs. Sans parler des
petits services particuliers qu’il est de son intérêt de rendre à ses
électeurs et que ses électeurs ne se font pas faute ni scrupule de lui
demander, il est exactement préposé à tout. Il est quelque chose comme
le contremaître universel. Cet homme-orchestre est si occupé qu’il ne
peut s’appliquer à rien. Il ne peut rien étudier, rien méditer, rien
approfondir, et pour ainsi parler, et du reste pour parler exactement,
rien savoir.

Fût-il compétent en quelque chose au moment de son entrée en fonctions,
il est admirablement incompétent en toutes choses après quelques années
de fonctionnement. Dès lors, vidé, pour ainsi parler, de toute
personnalité, il n’a plus en lui que l’homme public, c’est-à-dire
l’homme représentant la volonté populaire et ne songeant et ne pouvant
songer exclusivement qu’à la faire prévaloir.

Et, encore un coup, c’est ce qu’il faut; car voyez-vous un représentant
de la volonté populaire ayant conservé assez de compétence en
administration des finances ou en administration judiciaire pour
préférer, entre quelques candidats, celui qui aurait, non les meilleures
opinions politiques, mais le mérite, le savoir ou la vocation, et pour
approuver, d’un administrateur, non l’acte à tendances politiques, mais
l’acte juste et conforme aux intérêts de l’État? Il serait un serviteur
détestable de la démocratie.

Je l’ai bien connu. Il ne manquait pas d’intelligence, ni même d’esprit
et il était droit. Avocat de troisième ordre, il avait naturellement
versé dans la politique. Pour des raisons locales il n’avait réussi ni à
se faire nommer député, ni à se faire nommer sénateur. De guerre lasse,
par le crédit de ses amis politiques, il se fit pourvoir d’une charge de
judicature. Devenu président de tribunal, il eut à connaître d’un procès
où l’accusé, sans être bien recommandable, ne tombait évidemment sous
aucun article du Code. Mais cet accusé, ancien préfet d’un gouvernement
maintenant détesté, connu comme réactionnaire et aristocrate, était
poursuivi de l’animosité de toute la population démocratique de la ville
et de la province. Le président de tribunal, au milieu des rumeurs
hostiles qui grondaient dans tout le palais, acquitta net le prévenu. Il
disait le soir, assez humoristiquement: «Voilà! Cela leur apprendra à ne
pas m’avoir nommé sénateur!» Et c’est-à-dire: «Ils m’auraient ôté toute
ma compétence, ou ils auraient paralysé en moi toute ma compétence, en
faisant de moi un homme politique. Ils ne l’ont pas voulu; reste l’homme
qui connaît la loi et qui l’applique. Tant pis pour eux!»

«En faisant d’un homme un esclave Zeus lui été la moitié de son âme»
disait Homère. En faisant d’un homme un homme politique, Démos enlève à
un homme son âme tout entière; en n’en faisant pas un homme politique il
commet la faute de la lui laisser.

Voilà bien pourquoi Démos déteste les fonctions inamovibles. Un
magistrat inamovible, un fonctionnaire inamovible est un homme que la
constitution soustrait à la prise populaire. Un magistrat inamovible, un
fonctionnaire inamovible est un affranchi. Démos n’aime pas les
affranchis.

C’est pour cela que, s’il y a, dans la nation où il règne, des fonctions
inamovibles, il suspend, de temps en temps, l’inamovibilité. C’est
d’abord pour «_épurer_» le personnel de ces fonctions; c’est surtout
pour bien convaincre les fonctionnaires qu’il veut bien y laisser, que
leur inamovibilité n’est que très relative et qu’ils doivent compter,
comme tous les autres, avec la souveraineté populaire qui peut se
retourner contre eux s’ils s’avisent d’être indépendants au delà des
limites de l’obéissance.

Il y avait en France, d’après la constitution de 1873, des sénateurs
inamovibles. Au point de vue de la bonne administration des affaires,
c’était peut-être assez bien vu. Les sénateurs inamovibles devaient
être, dans la pensée de la constitution et étaient en effet des vétérans
de la politique et de l’administration, faisant profiter leurs collègues
de leurs lumières, de leur compétence, de leur expérience. Il eût même
été bon, si l’on se place à ce point de vue, que les sénateurs
inamovibles ne fussent point élus par leurs collègues, mais fussent
sénateurs de droit, devenant sénateur inamovible tout ancien président
de la République, tout ancien président de la Cour de cassation, tout
ancien président de la Cour d’appel, tout amiral, tout archevêque, etc.
Mais au point de vue démocratique c’était une monstruosité qu’un homme
représentant du peuple et n’ayant aucun compte à rendre au peuple, qu’un
homme représentant du peuple et n’ayant à craindre aucun accident de
réélection ni aucun risque de non-réélection, qu’un homme enfin placé là
pour sa prétendue compétence et ne représentant point du tout le peuple
et ne représentant que lui-même.

Les sénateurs inamovibles furent abolis. Il est bien certain qu’ils
constituaient une aristocratie politique fondée sur la prétendue
importance des services rendus et que le Sénat lui-même qui les élisait
tombait sous l’inculpation d’aristocratisme et prenait, le jour où il
les élisait, couleur aristocratique, puisqu’il était, ce jour-là, un
corps se recrutant par cooptation. Cela ne pouvait guère se souffrir.




III

REFUGES DE LA COMPÉTENCE


La compétence ainsi éliminée de toutes les fonctions publiques
nationales se réfugiera-t-elle quelque part? Oui bien; dans les métiers
privés, et dans les métiers que rémunèrent les associations. Un avocat,
un avoué, un médecin, un industriel, un commerçant, un écrivain, n’est
pas rémunéré par l’État; un ingénieur, un mécanicien, un homme d’équipe
des compagnies de chemins de fer n’est pas rémunéré par l’État; et les
uns et les autres, loin que leur compétence leur soit un obstacle ou
puisse leur en être un, n’ont précisément à compter que sur elle. Il est
bien évident que ce n’est pas au point de vue des opinions politiques
que se placera le plaideur pour faire plaider sa cause ni le malade pour
se faire soigner; bien évident aussi qu’une compagnie de chemins de fer,
pour prendre un ingénieur, ne s’occupera aucunement de la conformité de
son esprit à la mentalité générale du peuple, mais uniquement de son
intelligence et de son savoir.

C’est pour cela, du moins c’est en partie pour cela, que la démocratie
cherche à nationaliser toutes les fonctions et du reste à nationaliser
tout. Elle cherche à nationaliser toutes les fonctions. Par exemple elle
nationalisera partiellement le médecin en créant des fonctions de
médecin d’hospice, de médecin d’école, de médecin de lycée, etc. Elle
nationalisera partiellement l’avocat, comme professeur de droit rémunéré
par l’État, etc.

Elle tient du reste quelque peu déjà tous ces gens-là par ceci qu’il n’y
en a guère qui n’aient des parents fonctionnaires et qu’ils doivent,
pour ne pas nuire à ceux-ci, ne point prendre d’attitude hostile aux
opinions de la majorité des citoyens; mais elle cherche à les tenir
encore davantage en multipliant les occasions et les moyens de les
nationaliser et socialiser.

Enfin elle tend à détruire les grandes associations et à absorber leurs
œuvres. Racheter les chemins de fer d’une grande compagnie, par exemple,
c’est d’abord les exploiter, de quoi on espère toujours que l’État
retirera un bénéfice; c’est surtout supprimer toute une population de
fonctionnaires et employés de cette compagnie qui n’étaient pas forcés
de plaire à l’État, au gouvernement, à la majorité des citoyens, qui
n’avaient pas d’autre souci et d’autre devoir que d’être bons
fonctionnaires; et la remplacer, même les individus restant les mêmes,
par une population de fonctionnaires de l’État tenus avant tout d’être
dociles et bien pensants.

A l’état extrême et à l’état complet de ce régime, c’est-à-dire en
régime socialiste, il n’y aurait que des fonctionnaires.

--Et par conséquent, disent les théoriciens socialistes, tous les
prétendus inconvénients que vous signalez seraient évités. L’État, la
démocratie, le parti dominant, comme vous voudrez l’appeler, n’aurait
pas à choisir ses fonctionnaires en raison, comme vous dites qu’il le
fait, de leur docilité et de leur incompétence, puisque tous les
citoyens seraient fonctionnaires. Et disparaîtrait ainsi cette dualité
sociale qui consiste en ce qu’une population vit de l’État, tandis
qu’une autre vit par elle-même et se targue d’être bien supérieure à
l’autre, pour les raisons que vous avez déduites, en caractère, en
intelligence et en _compétence_. La solution est là.

--Je doute que la solution soit là, parce qu’en régime socialiste le
régime électoral subsiste et par conséquent les partis subsistent. Les
citoyens nomment les législateurs, les législateurs nomment le
gouvernement, le gouvernement nomme les chefs du travail et les
répartiteurs des subsistances. Les partis subsistent, c’est-à-dire des
groupements d’intérêt, chaque groupement voulant avoir pour soi les
législateurs et le gouvernement pour qu’on tire de lui les chefs du
travail et les répartiteurs des subsistances, aristocrates de ce
régime-ci, et pour qu’aux membres de ce groupement les chefs du travail
et les répartiteurs des subsistances fassent le travail plus doux et la
provende plus large.

Sauf que la richesse a été supprimée et que ce qui pouvait rester de
liberté a été supprimé, rien n’est changé, et tous les inconvénients que
j’ai énumérés plus haut subsistent. La solution n’est pas trouvée.

Pour qu’elle le fût, il faudrait que le gouvernement socialiste ne fût
pas électif; il faudrait qu’il fût de droit divin, comme était celui des
Jésuites au Paraguay; il faudrait qu’il fût despotique, non seulement
dans son action, mais dans son origine; il faudrait qu’il fût la
royauté. Un roi intelligent n’a aucun intérêt à choisir ses
fonctionnaires parmi les incompétents et son intérêt est même de faire
exactement le contraire. On me dira qu’il est extrêmement rare et qu’il
est anormal qu’un roi soit intelligent, ce que je ne me ferai pas prier
pour reconnaître. Le roi, sauf exception très rare et que l’histoire
enregistre avec stupéfaction, a exactement les mêmes raisons que le
peuple d’avoir des favoris qui ne l’éclipsent pas et qui ne le
contrarient pas et par conséquent qui ne soient les meilleurs parmi les
citoyens ni comme intelligence ni comme caractère. Le régime socialiste
électif et le régime socialiste dictatorial offrent donc les mêmes
inconvénients que la démocratie telle que nous la connaissons.

Au fond, du reste, le glissement, si je puis ainsi parler, de la
démocratie vers le socialisme n’est pas autre chose qu’une régression
vers le despotisme. Si le régime socialiste s’établissait, il serait
électif d’abord; et tout régime électif supposant, comportant et
nécessitant des partis, ce serait le parti dominant qui élirait les
législateurs, qui par conséquent constituerait le gouvernement et qui de
ce gouvernement tirerait, parce qu’il les exigerait, toutes les faveurs.
Exploitation du pays par la majorité, comme en tout pays à gouvernement
électif.

Mais le gouvernement socialiste étant surtout une oligarchie de chefs du
travail et de distributeurs des subsistances et une oligarchie très
dure, n’ayant sous elle que des êtres sans défense, égaux dans
l’indigence et nivelés dans la misère; étant du reste une oligarchie
difficile à remplacer, tant l’administration extrêmement compliquée
qu’elle aurait en mains exigerait qu’elle restât en place sans variation
brusque; étant donc une oligarchie inamovible; se concentrerait très
vite autour d’un chef et supprimerait ou mettrait au second plan et au
second rang la représentation nationale et ses électeurs.

Ce serait quelque chose d’analogue au premier Empire en France. Sous le
premier Empire la caste des guerriers prédomine, domine, éclipse et
écrase tout, parce qu’on a d’elle un besoin constant, que du reste elle
fait renaître quand il cesse et elle se serre autour d’un chef qui lui
donne l’unité et la force d’unité.

En régime socialiste--plus lentement, au bout d’une génération--les
chefs du travail et les distributeurs des subsistances, janissaires
pacifiques, formeraient une caste, très liée, très cohérente, très
contractée, dont on ne pourrait pas se passer, tandis qu’on peut
toujours se passer de législateurs, un Conseil d’État suffisant; et se
serreraient autour d’un chef qui leur donnerait l’unité et la force
d’unité.

Quand on ne connaissait pas le socialisme, on disait toujours que la
démocratie tendait naturellement au despotisme. Cela a paru changer et
il a semblé qu’elle tendait au socialisme. Rien n’a changé; car en
tendant au socialisme, c’est au despotisme qu’elle tend. Elle n’en a pas
conscience; car, consciemment, elle ne tend qu’à l’égalité; mais de
l’état égalitaire c’est toujours le despotisme qui sort.

Ceci est un peu digressif étant une considération sur l’avenir.
Revenons.




IV

LE LÉGISLATEUR COMPÉTENT


La démocratie, telle qu’elle existe de nos jours, empiète donc sur le
pouvoir exécutif, l’asservit et l’absorbe, empiète sur le pouvoir
administratif, l’asservit et l’absorbe, le tout par l’intermédiaire de
ses représentants, les législateurs, qu’elle choisit à son image et
c’est-à-dire qu’elle choisit incompétents et passionnés, puisque aussi
bien, comme dit Montesquieu, se contredisant peut-être quelque peu: «Le
peuple n’agit jamais que par passion.»

Or que devraient être les législateurs? Tout le contraire, ce me semble,
des législateurs tels que les fait la démocratie. Le législateur idéal
devrait être très informé et tout à fait dénué de passions.

Il devrait être très informé, non pas tant de ce qui est dans les
livres,--quoique encore il dût avoir des connaissances juridiques assez
étendues, pour ne pas faire, ce qui arrive à chaque instant, exactement
le contraire de ce qu’il veut faire--que du tempérament et de l’esprit
général du peuple pour lequel il fait des lois.

Car il ne faut commander à un peuple que ce qu’il peut supporter de
commandement et de prescriptions, et le mot de Solon est admirable: «Je
leur ai donné les meilleures des lois qu’ils peuvent souffrir»; et le
mot du Dieu des Juifs est vénérable: «Je vous ai donné des préceptes qui
ne sont pas bons»; c’est-à-dire qui n’ont que la bonté que votre
méchanceté peut admettre, «ce qui est l’éponge, dit Montesquieu, de
toutes les difficultés qu’on peut faire sur les lois de Moïse.»

Le législateur doit donc connaître le tempérament et l’esprit du peuple
puisqu’il fait des lois; il doit être expert en psychologie des peuples,
comme disent les Allemands. Et notez qu’il doit connaître le
tempérament, le caractère et l’esprit général de son peuple, sans avoir
ce tempérament, ce caractère et cet esprit; car en matière de passions,
d’inclinations et de tendances, éprouver n’est pas connaître et au
contraire éprouver est ne pas connaître et connaître a pour condition ne
pas éprouver.

Le législateur idéal, ou simplement suffisant, doit donc connaître les
inclinations générales de son peuple et les dépasser et les dominer,
puisqu’il a pour mission en partie de les satisfaire, en partie de les
combattre.

_En partie de les satisfaire_ ou au moins de les ménager, puisqu’une loi
qui contrarierait absolument le tempérament d’un peuple serait la jument
de Roland, aurait toutes les qualités du monde avec l’unique défaut
d’être morte et même morte-née. Donnez aux Romains une loi de droit des
gens, une loi prescrivant le respect des peuples vaincus, elle ne sera
jamais exécutée et, de plus elle habituera, par une sorte de contagion,
à ne pas exécuter les autres. Donnez aux Français une loi libérale, une
loi prescrivant de respecter les droits individuels de l’homme et du
citoyen, la liberté étant pour les Français, comme dit le baron Joannès,
«le droit de faire ce qu’on veut et d’empêcher les autres de faire ce
qu’ils veulent», cette loi ne sera jamais que médiocrement et
péniblement exécutée et habituera à ne pas exécuter les autres.

Le législateur devra donc connaître les inclinations de son peuple pour
savoir la limite où il devra s’arrêter en les contrariant.

_En partie de les combattre_; car la loi dans une nation--ou elle n’est
qu’un règlement de police--doit être ce qu’est la loi morale dans
l’individu; elle doit être une contrainte prolongée en vue d’un résultat
salutaire; elle doit être un frein aux passions funestes, aux velléités
nuisibles et aux caprices dangereux; elle doit combattre le moi; pour
beaucoup mieux dire, elle doit être le moi rationnel combattant le moi
passionnel. C’est ce que Montesquieu veut faire entendre quand il dit
que les mœurs doivent combattre le climat et les lois combattre les
mœurs.

La loi doit donc combattre dans une certaine mesure les inclinations
générales de la nation. Elle doit être sa règle, un peu aimée, parce
qu’on la sent bonne; un peu crainte, parce qu’on la sent dure; un peu
odieuse, parce qu’on la sent relativement hostile; respectée, parce
qu’on la sent nécessaire.

C’est cette loi-là que doit faire le législateur et par conséquent il
doit être extrêmement fin connaisseur de toute l’âme du peuple pour
lequel il fait des lois, aussi bien des parties de cette âme qui
résisteraient que des parties de cette âme qui peuvent accepter et aussi
bien de ce qu’il peut faire accepter sans résistance que de ce qu’il ne
peut hasarder sans risquer d’être impuissant.

Voilà la compétence principale et essentielle qu’il doit avoir.

D’autre part, il doit être sans passion. La «modération», cette vertu si
vantée par Cicéron et qui est en effet une rare vertu si on prend le mot
dans son sens complet et si on entend par cela _l’équilibre de l’âme et
de l’esprit_, doit être le fond même du législateur: «Je le dis, affirme
Montesquieu, _et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le
prouver_, l’esprit de modération doit être celui du législateur; le bien
politique, comme le bien moral se trouvant toujours entre deux limites.»

Rien n’est difficile à l’homme comme de se défendre contre les passions
et par conséquent au législateur comme de se défendre contre les
passions du peuple dont il est, sans compter les siennes propres:
«Aristote, dit Montesquieu, voulait satisfaire tantôt sa jalousie contre
Platon, tantôt sa passion pour Alexandre; Platon était indigné contre la
tyrannie du peuple d’Athènes; Machiavel était plein de son idole, le duc
de Valentinois. Thomas More, qui parlait plutôt de ce qu’il avait lu que
de ce qu’il avait pensé, voulait gouverner tous les États avec la
simplification d’une ville grecque. Harrington ne voyait que la
République d’Angleterre, pendant qu’une foule d’écrivains trouvaient le
désordre partout où ils ne voyaient pas de couronne. Les lois
_rencontrent_ toujours les passions et les préjugés du législateur [soit
siens, soit communs à lui et à son peuple]. Quelquefois _elles passent
au travers_ et s’y teignent; quelquefois elles y _restent_ et s’y
_incorporent_.»

Et c’est précisément ce qu’il ne faudrait point. Il faudrait que le
législateur fût dans le peuple comme la conscience dans le cœur de
l’homme, connaissant toutes ses passions, connaissant toute leur
étendue, connaissant toute leur portée, ne se laissant pas tromper par
leurs prestiges et leurs hypocrisies et leurs déguisements; tantôt les
combattant de front, tantôt les combattant les unes par les autres,
tantôt favorisant un peu l’une aux dépens d’une autre plus redoutable,
tantôt cédant du terrain, tantôt en regagnant; toujours adroit, toujours
habile, toujours modéré; mais ne se laissant, par ses ennemies
naturelles, ni entamer, ni intimider, ni amuser, ni circonvenir, ni
conduire.

Il faudrait même, pour ainsi parler, qu’il fût plus consciencieux que la
conscience, puisque la loi qu’il fait il ne peut pas tout à fait oublier
que, s’il la fait pour les autres, il la fait aussi pour lui et qu’à ce
qu’il décrète aujourd’hui il va obéir demain--_semel jussit semper
paruit_.--Il doit donc être exactement, littéralement désintéressé, ce
qui lui est plus difficile qu’à la conscience qui n’a aucune peine à se
donner pour cela.

Il doit, non seulement être sans passion, mais se dépouiller de ses
passions, qui plus est. Il doit être, figurons-nous cela par hypothèse,
une passion qui deviendrait la conscience. Comme dit Jean-Jacques
Rousseau:

«Pour découvrir les meilleures règles de Société qui conviennent aux
nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les
passions des hommes et qui n’en éprouvât aucune; qui n’eût aucun rapport
avec notre nature et qui la connût à fond, dont le bonheur fût
indépendant de nous et qui pourtant voulût s’occuper du nôtre; enfin
qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, pût
travailler dans un siècle et jouir dans un autre.»

C’est pour cela que l’ingénieuse Grèce a supposé que certains
législateurs, après avoir fait adopter leurs lois à leur peuple et après
avoir fait jurer à leurs concitoyens d’observer leurs lois jusqu’à ce
qu’ils revinssent, se sont exilés et confinés au loin dans une retraite
inconnue. C’était peut-être pour enchaîner leurs concitoyens par le
serment ainsi prêté; mais n’était-ce point pour ne pas obéir aux lois
qu’ils avaient faites; ou plutôt, faisant leurs lois, ne s’étaient-ils
pas donné toute liberté de les faire rigoureuses, en se promettant de se
dérober par la fuite à la nécessité de leur obéir?

Proudhon disait: «Je rêve une république si libérale que j’y fusse
guillotiné comme réactionnaire.» Lycurgue fut peut-être un Proudhon qui
fondait une république si sévère qu’il savait qu’il n’y pourrait pas
vivre, mais qui faisait le ferme propos de la quitter du jour où elle
serait faite. Solon et Sylla sont restés dans l’État auquel ils avaient
donné des lois. Il faut les mettre au-dessus de Lycurgue qui a quitté le
sien, l’excuse de Lycurgue étant, du reste, que, très probablement, il
n’a pas existé.

Il reste cette légende qui signifie que le législateur doit être
tellement au-dessus de ses passions, comme des passions de son peuple
que, comme législateur, il fasse des lois devant lesquelles, comme
homme, il soit, d’une manière ou d’une autre, très intimidé.

Cette modération, au sens que nous avons restitué à ce mot, inspire du
reste quelquefois au législateur, comme nous l’avons indiqué, la pensée
d’insinuer la loi plutôt que de l’imposer, ce qui n’est pas toujours
possible; mais ce qui l’est assez souvent. Montesquieu rapporte ceci de
Saint Louis, roi: «Voyant les abus de la jurisprudence de son temps, il
chercha à en dégoûter les peuples. Il fit plusieurs règlements pour les
tribunaux de ses domaines et pour ceux de ses barons, et il eut un tel
succès que, très peu de temps après sa mort, sa manière de juger était
pratiquée dans un grand nombre de cours des seigneurs. Ainsi ce prince
remplit son objet, quoique ses règlements n’eussent pas été faits pour
être une loi générale du royaume, mais comme un exemple que chacun
pourrait suivre et aurait intérêt à suivre. Il ôta le mal en faisant
sentir le meilleur. Quand on vit dans ses tribunaux, quand on vit dans
ceux de quelques seigneurs une manière de procéder plus naturelle, plus
raisonnable, plus conforme à la morale, à la religion, à la tranquillité
publique, à la sûreté de la personne et des biens, on la prit et on
abandonna l’ombre. _Inviter quand il ne faut pas contraindre, conduire
quand il ne faut pas commander, c’est l’habileté suprême._»

Et Montesquieu ajoute avec, assurément, un peu d’optimisme, mais enfin
c’est encourageant: «La raison a un empire naturel: on lui résiste; mais
dans cette résistance elle trouve son triomphe; encore un peu de temps
et l’on sera forcé de revenir à elle.»

Cet exemple est bien lointain et s’applique peu à quoi que ce soit de
nos jours. Cependant considérez la loi, renouvelée du droit
ecclésiastique, sur le repos du dimanche. La mettre dans le Code a été
une faute, parce qu’elle contrariait un trop grand nombre d’habitudes
françaises et en quelque sorte la complexion nationale elle-même; et
l’on s’exposait à ce qui est arrivé, à savoir: à ce qu’elle fût très peu
exécutée et avec des difficultés infinies. On pouvait l’édicter sans la
mettre dans le Code. Que l’État accorde la liberté du dimanche à tous
ses fonctionnaires, à tous ses employés, à tous ses ouvriers; qu’il soit
entendu, ce qui pouvait l’être par l’effet d’une simple circulaire du
ministre de la Justice, que les infidélités des ouvriers au contrat de
travail consistant en refus de travailler le dimanche ne seront jamais
punies; la loi du repos hebdomadaire existe sans être promulguée, existe
par insinuation et persuasion et s’arrête dans ses effets là où elle
doit s’arrêter, aux cas où la nécessité de travailler le dimanche est
tellement évidente aux yeux des ouvriers, comme à ceux des patrons, que
les uns et les autres s’y soumettent comme à la force des choses; et, en
deçà, elle a assez de force pour modifier, sans les bouleverser, les
habitudes séculaires de la nation.

Voyez encore tel cas où dans la loi même, dans la loi inscrite au Code,
le législateur procède par insinuation ou recommandation. Le législateur
du commencement du XIXe siècle avait dans l’esprit qu’il était dans les
bienséances que le mari surprenant sa femme en flagrant délit d’adultère
la tuât et aussi son complice. Cette idée peut être discutée; mais enfin
elle était celle du législateur. En a-t-il fait une prescription légale?
Non; il l’a inscrite dans la loi sous forme d’insinuation, de
recommandation discrète, d’encouragement affectueux; il a écrit ces
mots: «en cas de flagrant délit le meurtre est excusable.» Ce n’est pas
ce texte que j’approuve; c’est cette manière d’indiquer la loi sans
l’imposer, d’indiquer ce qu’on juge d’une bonne pratique sans l’ordonner
que j’estime possible, puisqu’on en voit des cas, et puisque, dans
d’autres cas que celui-ci, je la trouverais excellente.

Enfin une des qualités essentielles du législateur est la prudence à
changer les lois existantes et c’est cette prudence essentielle qui
exige le plus de lui qu’il soit exempt de passions ou qu’il soit maître
de celles qu’il a. La loi en effet n’a d’autorité réelle que quand elle
est ancienne; ou plutôt il y a deux cas: où la loi n’est qu’une coutume
passée en loi et alors elle a une très grande autorité dès sa naissance,
parce qu’elle bénéficie de toute l’ancienneté de la coutume d’où elle
est sortie; ou la loi n’est pas une coutume passée en loi et, au
contraire, elle contrarie une coutume; et alors il faut, pour qu’elle
ait de l’autorité, que par la longueur de temps elle soit devenue
coutume elle-même.

Dans les deux cas, on le voit, c’est bien réellement l’ancienneté de la
loi qui fait sa force d’autorité sur les hommes. La loi a comme une
végétation et elle est tendre arbrisseau d’abord, puis son écorce se
forme et se durcit, et ses racines s’enfoncent profondément dans le sol
et se cramponnent aux rochers.

Il faut donc une extrême circonspection à remplacer le vieux tronc par
le jeune arbrisseau: «La plupart des législateurs, dit Usbek à Rhédi,
ont été des hommes bornés que le hasard a mis à la tête des autres et
qui n’ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies... Ils
ont souvent aboli sans nécessité les lois qu’ils ont trouvées établies,
c’est-à-dire qu’ils ont jeté les peuples dans les désordres inséparables
des changements. Il est vrai que, par une bizarrerie qui vient plutôt de
la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de
changer certaines lois. Mais le cas est rare et lorsqu’il arrive, il n’y
faut toucher que d’une main tremblante; on y doit observer tant de
solennité et y apporter tant de précautions que le peuple en conclut
naturellement que les lois sont bien saintes puisqu’il faut tant de
formalités pour les abroger.»--Montesquieu était ici, comme il l’est
souvent, tout à fait aristotélicien; car Aristote écrivait: «Il est
évident qu’il y a certaines lois à changer, à certaines époques; mais
cela exige beaucoup de circonspection; car, lorsque l’avantage est peu
considérable, _étant dangereux d’habituer les citoyens à changer
facilement les lois_, il vaut mieux laisser subsister quelques erreurs
du législateur et des magistrats. Il y aura moins d’avantage à changer
les lois que de danger à donner l’habitude de désobéir aux magistrats»
[en considérant la loi qu’ils appliquent comme éphémère, inconstante et
toujours à la veille d’être changée].

Connaissance des lois des principaux peuples; connaissance, et profonde,
du tempérament, du caractère, des sentiments, des passions, des
penchants, des opinions, des préjugés et des coutumes du peuple auquel
il appartient, modération d’esprit et de cœur, absence de passions,
désintéressement, sang-froid et même ataraxie: telles sont les qualités
du législateur idéal et même c’est trop dire; telles sont les qualités
qui sont presque nécessaires à un homme pour faire une bonne loi; telles
sont presque, en vérité, les qualités élémentaires du législateur.

On a bien vu que c’est aussi presque le contraire de tout cela que la
démocratie aime chez son législateur et pour ainsi dire exige de lui.
Elle nomme des incompétents, des ignorants presque toujours, j’ai dit
pourquoi; et elle nomme des hommes deux fois incompétents, je veux dire
des hommes chez qui la passion neutraliserait la compétence si la
compétence existait.

Il y a même ce fait curieux à observer. C’est tellement à cause de leurs
passions, et non malgré leurs passions, c’est tellement _parce que_
passionnés et non _quoique_ passionnés que la démocratie choisit ses
mandataires et elle les choisit si bien pour les raisons pour lesquelles
elle les devrait exclure; que l’homme capable de modération, de justesse
d’esprit, de vue nette du réel et du possible, de réalisme et d’esprit
pratique, pour se faire nommer et pour arriver à pratiquer toutes ces
vertus, commence par les dissimuler avec soin et par afficher bruyamment
tous les défauts contraires. Il a des paroles de guerre civile pour se
faire nommer au poste où il compte bien défendre et assurer la paix; et
il faut, pour qu’il puisse devenir un pacificateur, qu’il commence par
faire figure de séditieux.

Tous les favoris du peuple passent par ces deux phases et fournissent
ces deux stades, et il faut qu’ils parcourent tout le premier pour
pouvoir s’engager dans le second.--«Ne vaut-il pas mieux commencer que
finir par être conservateur?»--Non pas; car on ne peut pas être
conservateur puissant et exercer la puissance conservatrice, qu’on n’ait
commencé par être anarchiste.

Le peuple est tellement habitué à ces évolutions qu’il ne fait plus
qu’en sourire. Il y a pourtant cet inconvénient que le conservateur qui
a un passé de séditieux a une autorité toujours mêlée et contestée et
passe une partie de sa vie à expliquer les raisons du vaste détour qu’il
a décrit et que ce lui est embarras et entraves.

Toujours est-il que le peuple ne nomme que des passionnés vrais ou faux
qui, ou bien resteront toujours des passionnés et c’est le gros des
législateurs, ou bien deviendront des modérés très mal entraînés à leur
nouveau rôle. Et ces passionnés, pour parler du gros, de l’immense
majorité, se déchaînent dans la législation au lieu d’y travailler avec
prudence, sang-froid et sagesse. Les règles précédemment indiquées sont
très précisément renversées. Ce ne sont pas les passions populaires que
les lois répriment ou refrènent; c’est des passions populaires que la
loi est l’expression même. Les lois sont une suite de mesures des partis
les uns contre les autres. Les lois proposées sont des batailles
livrées; les lois votées sont des victoires; et voilà autant de
définitions qui condamnent les législateurs et qui incriminent le
régime.




V

LES LOIS EN DÉMOCRATIE


Et le signe qu’il en est ainsi c’est que toutes les lois sont des lois
de circonstance, ce qu’une loi ne devrait jamais être. Loin de craindre
en tout état de cause, comme le voulait Montesquieu, de toucher aux
vieilles lois pour en faire de nouvelles et de démolir la maison pour
dresser une tente, les lois nouvelles se multiplient selon tous les
accidents atmosphériques, selon tous les incidents de la politique au
jour le jour. Semblable au guerrier barbare, dont parle Démosthène, qui
se défend toujours du côté du coup qu’il vient de recevoir, et, frappé à
l’épaule, porte son bouclier à son épaule, puis frappé à la cuisse, le
porte vivement à sa cuisse, le parti dominant ne fait des lois que pour
se défendre contre l’adversaire qu’il a ou qu’il croit avoir; ou il ne
fait une réforme, précipitée et improvisée, que sous le coup d’un
scandale ou d’un prétendu scandale qui vient d’éclater.

Un «aspirant à la tyrannie», comme on disait à Athènes, est-il nommé
député dans un trop grand nombre de circonscriptions, vite une loi
interdisant les candidatures multiples. Pour la même raison, par crainte
du même homme, vite une loi remplaçant le scrutin de liste par le
scrutin d’arrondissement.

Une accusée a été, paraît-il, maltraitée dans l’instruction qu’elle a
subie, menée trop vivement dans l’interrogatoire du président, accusée
maladroitement par le ministère public; vite une réforme radicale de
toute la procédure criminelle.

Ainsi en toutes choses. L’usine des lois est un magasin de nouveautés.
Plutôt encore c’est un journal. On y «interpelle» une fois par jour;
c’est l’article de polémique; on y «questionne» les ministres plusieurs
fois par jour sur les petits faits signalés ici et là; c’est le
roman-feuilleton ou le conte; on y fait une loi à propos de ce qui s’est
passé la veille; c’est l’article de fond; et l’on s’y donne des coups de
poing; c’est le fait divers. Il n’y a pas de représentation plus exacte
du pays; c’en est l’image fidèle; tout ce qui l’occupe le matin y est
traité le soir comme au café du commerce de Casteltartarin; c’est le
miroir grossissant du pays bavard. Or une chambre de législation ne doit
pas être l’image du pays; elle doit en être l’âme, elle doit en être le
cerveau; mais pour toutes les raisons que nous avons dites, la
représentation nationale ne représentant que les passions du pays ne
peut pas être autre chose que ce qu’elle est. En d’autres termes la
démocratie moderne _n’est pas gouvernée par des lois_, mais par des
décrets; car les lois de circonstance ne sont pas des lois, ce sont des
décrets. Une loi est un règlement ancien, consacré par le long usage,
auquel on obéit presque en ignorant si c’est à une loi que l’on obéit ou
à une coutume, et qui fait partie d’un ensemble médité, cohérent,
logique et harmonieux de prescriptions. Une loi inspirée par une
circonstance n’est qu’un décret.--C’est une des choses qu’a le mieux vu
Aristote et cent fois il met en lumière cette différence essentielle,
fondamentale et que l’on court les plus grands risques à méconnaître ou
à ignorer. Je cite le passage de lui qui est le plus précis et le plus
fort à cet égard: «Enfin, il y a une cinquième espèce de démocratie _où
la souveraineté est transportée de la loi à la multitude_. C’est ce qui
arrive _quand les décrets enlèvent l’autorité absolue à la loi_, ce qui
est l’effet du crédit des démagogues. Dans les gouvernements
démocratiques où la _loi_ règne, il n’y a pas de démagogues; ce sont les
citoyens les plus recommandables qui ont la prééminence; mais une fois
que la _loi_ a perdu la souveraineté, il s’élève une foule de
démagogues. Alors le peuple est comme un monarque à mille têtes; il est
souverain, non pas par individu, mais en corps... Un tel peuple, vrai
monarque, veut régner en monarque; il s’affranchit du joug de la _loi_
et devient despote; ce qui fait que les flatteurs y sont en honneur.
Cette démocratie est en son genre ce que la tyrannie est à la monarchie.
De part et d’autre, même oppression des hommes de bien: en monarchie les
ordonnances arbitraires, en démocratie les _décrets_ arbitraires. Et le
démagogue et le flatteur ne font qu’un: ils ont entre eux une
ressemblance qui les confond, avec une égale influence les uns sur les
tyrans, les autres sur les peuples qui se sont réduits à l’état de
tyrans. Les démagogues sont cause que l’autorité souveraine _est dans
les décrets et non dans la loi_, par le soin qu’ils prennent de tout
ramener au peuple; il en résulte qu’ils deviennent puissants parce que
le peuple est maître de tout et qu’eux-mêmes sont maîtres du peuple...
Or on peut soutenir avec raison qu’un pareil régime _est une démocratie
et non une république_; car _il n’y a pas de république là où les lois
ne règnent pas_. Il faut en effet que l’autorité de la _loi_ s’étende
sur tous les objets... Par conséquent, si la démocratie doit être
comptée parmi les formes de gouvernement, il est clair qu’un pareil
régime, celui dans lequel tout se règle par _décrets, n’est pas même, à
proprement parler, une démocratie_; car jamais un _décret_ ne peut avoir
une forme générale, comme la _loi_.»

Cette distinction entre la loi séculaire qui est la loi et la loi de
circonstance qui n’est qu’un décret, entre la loi qui fait partie d’une
législation coordonnée qui est la loi et la loi de circonstance qui
n’est qu’un décret; entre la loi faite pour toujours, qui est la loi et
la loi de circonstance qui est analogue et même toute semblable à la
velléité d’un tyran; cette distinction, à le bien prendre, c’est toute
la différence entre les sociologues de l’antiquité et les sociologues
modernes. Quand les sociologues anciens et les sociologues modernes
parlent de la loi, _ils ne parlent pas de la même chose_ et c’est ce qui
fait faire tant de contre-sens. Quand le sociologue moderne parle de la
loi il entend par là l’expression de la volonté générale à telle date,
en 1910 par exemple. Pour le sociologue ancien l’expression de la
volonté générale à telle date, l’an II de 73e Olympiade par exemple,
n’est pas une loi, c’est un décret. Une loi c’est un paragraphe de la
législation de Solon, de Lycurgue ou de Charondas. Toutes les fois que
vous verrez dans un politique grec ou dans un politique romain ces mots:
un état gouverné par les lois, ne traduisez pas autrement, n’interprétez
pas autrement; cela veut dire un état gouverné par une législation très
ancienne et qui ne change pas cette législation. C’est ce qui donne son
vrai sens à la fameuse prosopopée des Lois dans le _Phédon_, qui serait
stupide si les Grecs avaient entendu par «lois» ce que nous entendons
par ce mot. La loi est-elle l’expression de la volonté générale du
peuple? Alors pourquoi Socrate la respecterait-il, lui qui méprise le
peuple, lui qui s’est moqué du peuple toute sa vie et jusque dans son
procès criminel? Ce serait absurde. Mais les lois ne sont pas les
décrets que le peuple porte au moment où Socrate existe; ce sont les
lois qui protègent la cité depuis qu’elle existe; ce sont ces lois qui
sont les Déités antiques de la cité.

Elles peuvent se tromper, à preuve qu’on tire d’elles de quoi condamner
Socrate à mort; mais elles sont respectables, vénérables et inviolables,
parce qu’elles ont été tutélaires à la cité depuis des siècles et
tutélaires à Socrate lui-même jusqu’au moment où l’on a abusé d’elles
contre lui.

Donc une «république», pour adopter la terminologie d’Aristote, c’est
une nation qui obéit à des lois et qu’elle obéisse à des lois cela veut
dire qu’elle obéit aux lois écrites par ses ancêtres.--Mais alors, c’est
une aristocratie; car obéir, non pas à ceux qui représentent les
traditions des ancêtres, c’est-à-dire aux nobles, mais _aux ancêtres
eux-mêmes_, en obéissant à leur pensée qu’ils ont déposée dans une
législation vieille de cinq siècles, c’est bien plus aristocratique que
d’obéir aux aristocrates. Les aristocrates sont toujours moitié
traditionnels, moitié de leur temps; la loi d’il y a quatre cents ans
est de quatre cents ans et n’est rien autre chose. Obéir à la loi telle
que les sociologues anciens l’entendent, ce n’est pas obéir au Scipion
que je rencontre sur la voie sacrée, c’est obéir à l’arrière-grand-père
de son aïeul. C’est ultra-aristocratique!--Précisément! _La loi est
aristocratique_; et il n’y a de démocratique que le _décret_, que la
_loi de circonstance_. C’est pour cela que Montesquieu parle toujours
d’une monarchie contenue, réprimée et du reste soutenue par des lois.
Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire en son temps où la «volonté
générale» n’a pas «d’expression» et où, par conséquent, la monarchie ne
peut pas être contenue par des lois, expressions de la volonté générale;
dans un temps, d’autre part, où c’est la royauté qui est pouvoir
législatif, qui fait les lois et où, par conséquent, elle ne peut pas
être contenue par les lois qu’elle fait elle-même et qu’elle peut
défaire et refaire? Qu’est-ce donc que cela peut bien vouloir dire? Cela
veut dire que par «loi», comme tous les sociologues anciens où il a
appris à lire, Montesquieu entend les vieilles lois antérieures au
régime dans lequel il vit, les vieilles lois de l’antique monarchie (il
les appelle les «Lois fondamentales») qui lient, qui doivent lier la
monarchie actuelle, sans quoi elle serait pareille à un despotisme ou à
une démocratie. La _loi_ est essentiellement aristocratique. Elle fait
gouverner les gouvernés par les gouvernants et les gouvernants par les
morts. C’est l’essence même de l’aristocratie que le gouvernement de
ceux qui vivent par ceux qui ont vécu en prévision de ceux qui vivront.
L’aristocratie proprement dite est une aristocratie charnelle; la _loi_
est une aristocratie spirituelle; l’aristocratie proprement dite
représente les morts par tradition, par héritage, par leçons reçues, par
éducation transmise, aussi par hérédité physiologique de tempérament et
de caractère; la loi ne représente pas les morts; elle est eux-mêmes;
elle est leur pensée déposée dans un texte qui ne change pas ou qui
change insensiblement.

Est aristocratique, est en régime aristocratique et en esprit
aristocratique, une nation qui conserve son vieil état-major
aristocratique et qui le renouvelle discrètement, avec ménagement, et
précaution par des additions successives d’hommes nouveaux. Est
aristocratique par le même procédé exactement, mais beaucoup plus
encore, la nation qui conserve sa vieille législation avec la plus
grande piété et qui la rajeunit, la renouvelle discrètement, avec
ménagements et circonspection par des additions successives de lois
nouvelles qui doivent toujours avoir quelque chose de l’esprit nouveau,
quelque chose de l’esprit ancien. _Homines novi, novæ res._ _Homo novus_
veut dire l’homme qui n’a pas d’ancêtres et qu’il faut, pour son mérite,
adjoindre à ceux qui en ont. _Novæ res_ ce sont des choses qui n’ont pas
d’antécédents et aussi cela veut dire: révolution. Les _Novæ res_ ne
doivent être introduites que partiellement, insensiblement et
progressivement dans les choses anciennes comme les «hommes nouveaux»
dans la corporation des hommes anciens. L’aristocratie est
aristocratique, la loi est plus aristocratique encore. Voilà pourquoi la
démocratie est ennemie naturelle des lois et ne peut souffrir que les
décrets.

Représentation du pays réservée aux incompétents et aussi aux passionnés
qui sont deux fois incompétents; représentation du pays voulant tout
faire et faisant tout mal, gouvernant et administrant et versant
l’incompétence et la passion dans le gouvernement et l’administration:
voilà où nous en sommes dans notre examen d’une démocratie moderne.




VI

INCOMPÉTENCE GOUVERNEMENTALE


Ce n’est pas tout; la loi de l’incompétence s’étend plus loin, soit par
conséquence logique, soit par une sorte de contagion. On a remarqué en
riant, car la chose est comique comme toutes les choses tragiques que
l’on prend avec bonne humeur, qu’il est très rare qu’un ministère soit
attribué à l’homme qui y serait compétent; que généralement le ministère
de l’Instruction publique est donné à un avocat, le ministère du
Commerce à un homme de lettres, le ministère de la Guerre à un médecin,
le ministère de la Marine à un journaliste et que Beaumarchais a donné
la formule beaucoup plus de la démocratie que de la monarchie absolue en
disant: «Il fallait un calculateur; ce fut un danseur qui l’obtint.»

La chose est tellement de règle qu’elle a comme un effet rétroactif dans
les idées historiques de la foule. Trois Français sur quatre sont
persuadés que Carnot était un «civil» et cela a été imprimé bien des
fois. Pourquoi? parce qu’on ne peut pas s’imaginer qu’en démocratie le
ministère de la Guerre ait pu être donné à un soldat, que les
Conventionnels aient pu confier le ministère de la guerre à un officier;
cela semblait trop paradoxal pour être vrai.

Cette singulière attribution des ministères en raison de l’incompétence
des titulaires semble, au premier regard, un simple jeu, une simple
coquetterie spirituelle et raffinée de la déesse Incompétence. C’est un
peu cela; ce n’est pas cela, tout à fait cela. Les ministères sont
d’ordinaire attribués ainsi parce qu’il s’agit pour celui qui les forme
de donner une portion de pouvoir à chacun des groupes de la majorité sur
laquelle il veut s’appuyer. Ces groupes n’ayant pas chacun un
spécialiste à fournir, le personnage politique ne peut pas s’occuper des
spécialités et distribue les ministères en obéissant à des convenances
politiques et non à des convenances professionnelles; le résultat est
celui que j’indiquais; le seul ministère attribué d’une façon à peu près
rationnelle est celui que le président du conseil s’est réservé et prend
pour lui-même; encore, très souvent, pour ménager une personnalité
politique importante, le cède-t-il et en prend un qui n’est pas celui où
il serait à son affaire.

Conséquences: chaque ministère étant dirigé par un incompétent, est
dirigé par un homme qui, s’il est consciencieux, y apprend le métier où
il devrait être passé maître; qui, s’il est moins consciencieux, ou s’il
est pressé, et il l’est toujours, dirige son ministère selon des idées
générales politiques et non selon des idées pratiques. Incompétence en
quelque sorte redoublée.

Il faut entendre le discours par lequel un nouveau ministre de
l’Agriculture se présente à son personnel: il n’y est question que des
principes de 1789.

Or, dans un pays centralisé, c’est le ministre qui fait tout dans son
département. Il fait tout sous la pression de la représentation
nationale, mais il fait tout; il prend toutes les décisions. On peut
prévoir quelles elles peuvent être. Souvent elles sont tellement en
dehors de la loi et contraires à elle qu’elles sont lettre morte en
naissant. Les circulaires ministérielles ont souvent ce caractère
singulier d’être illégales. Il n’en est que cela et elles tombent; mais
elles ont apporté un trouble profond dans l’administration tout entière.

Quant aux nominations, elles sont faites comme j’ai dit, par influence
politique sans qu’elles puissent être corrigées, quand elles sont trop
abusives ou trop erronées, par la compétence d’un ministre éclairé sur
les choses et les hommes de son ministère, qui dirait: «Cependant,
n’allons pas jusque-là!»




VII

INCOMPÉTENCE JUDICIAIRE


Ceci est l’incompétence élargissant, pour ainsi dire, son domaine par
conséquence logique; il y a d’autres régions où elle l’élargit par une
sorte de contagion. A-t-on remarqué que l’ancien régime, avec toutes ses
très graves imperfections, avait, par une sorte de tradition historique,
un certain respect des compétences diverses? En choses de juridiction,
par exemple, il y avait des juridictions seigneuriales, des juridictions
ecclésiastiques, des juridictions militaires. Sans doute ce n’était pas
la raison, ce n’étaient pas des méditations profondes qui avaient établi
ces institutions; c’était l’histoire même, c’étaient les événements;
mais il parut juste, même à la monarchie empiétante et tournant au
despotisme, de les conserver.

Les justices seigneuriales, quoique étant les moins fondées en raison,
n’étaient point sans utilité, rattachant ou pouvant rattacher le
seigneur à sa terre et empêcher qu’il perdît de vue ses vassaux et que
ses vassaux le perdissent de vue et elles étaient donc conservatrices de
la constitution aristocratique du royaume; j’ajoute que bien réglées,
délimitées et définies dans un code, ce qui ne fut jamais fait, elles
eussent été conformes à la loi de compétence: il est des affaires qui
sont proprement affaires ressortissant à la compétence du seigneur du
pays, comme étant proprement locales; dans ces affaires, le seigneur
jouait le rôle que joue de nos jours le juge de paix et il n’aurait
fallu que déterminer avec précision quelles étaient ces affaires-ci et
toujours permettre l’appel.

Les juridictions ecclésiastiques étaient parfaitement raisonnables, les
délits commis par les ecclésiastiques ayant un caractère très
particulier dont seuls des juges ecclésiastiques peuvent bien connaître.
Cela paraît étrange aux esprits d’à présent; mais pourquoi y a-t-il, de
nos jours mêmes, des tribunaux de commerce et des conseils de
prud’hommes, si ce n’est parce que les procès entre commerçants et les
contestations entre ouvriers et ouvrières et entre ouvriers et patrons
ne peuvent être jugés avec connaissance de cause que par des hommes qui
sont de la partie, toujours, du reste, appel à une juridiction
supérieure étant réservé.

Enfin l’ancien régime avait des tribunaux militaires, des conseils de
guerre, exactement pour les mêmes raisons.

En démocratie tous ces tribunaux d’exception sont objets de vive
défiance parce qu’ils sont contraires à l’uniformité, forme et souvent
caricature de l’égalité, et aussi parce qu’ils sont le domaine et le
refuge de la compétence.

La démocratie a aboli, cela va de soi, les tribunaux aristocratiques
avec l’aristocratie elle-même et les tribunaux ecclésiastiques avec
l’Église elle-même considérée comme corps de l’État; mais elle a
tendance à considérer les tribunaux exceptionnels qui restent encore
comme instruments d’aristocratie; elle poursuit de sa haine les conseils
de guerre parce que sur la culpabilité militaire, sur le devoir
militaire et sur l’honneur militaire ils ont des idées particulières;
mais c’est précisément là leur compétence; c’est ce qu’il faut qu’ils
aient pour entretenir l’esprit militaire et pour maintenir dans sa force
une armée forte. Le soldat, l’officier qui ne serait jugé et qui ne
serait puni que comme un civil, ne serait ni bien jugé ni assez puni en
considération des devoirs particuliers qui incombent à l’armée et des
services qu’elle doit rendre. Il y a là une question de compétence
technique et une question de compétence morale dans lesquelles la
démocratie ne veut pas entrer par suite de sa conviction qu’il n’y a pas
de compétence particulière et qu’en toutes choses il suffit d’avoir du
bon sens; mais le bon sens est comme l’esprit: il sert à tout et ne
suffit à rien; c’est précisément ce que la démocratie ne veut pas
comprendre ou ne peut pas concevoir.

Son erreur est aussi grande pour ce qui est de la magistrature civile et
pour ce qui est du juge criminel. Pour la magistrature civile elle a cru
bien faire en dérogeant, jusqu’à présent, à son principe et en confiant
la tâche de juger à des juristes. Voilà enfin un corps qui a la
compétence, c’est incontestable et personne ne la lui conteste: ceux qui
jugent sont ceux qui savent le droit. Mais, comme j’ai eu souvent
l’occasion de le dire déjà, à côté de la compétence technique il y a la
compétence morale et la démocratie s’est efforcée de diminuer la
compétence morale de la magistrature et, faites-y bien attention, en
diminuant cette compétence morale, de neutraliser la compétence
technique elle-même.

Il y avait autrefois une magistrature qui était un corps de l’État, un
corps autonome et qui par conséquent--sauf coups d’État de temps en
temps et par conséquent, chez elle, peur des coups d’État--avait une
indépendance absolue. Cela lui donnait ou pour mieux dire laissait
intacte chez elle la compétence morale: la compétence morale consiste à
pouvoir agir selon les lumières de sa conscience.

On a créé une magistrature qui est une administration comme les autres,
qui est un corps de fonctionnaires. L’État nomme ces fonctionnaires, les
promeut, leur refuse les promotions, les paie. En un mot il les a dans
sa main, comme le ministre de la Guerre les officiers, comme le ministre
des Finances les employés des contributions indirectes. Dès lors ils
n’ont plus de compétence morale pour juger. Ils seront toujours tentés,
trop tentés, de juger comme le gouvernement voudra qu’ils jugent.

Il est vrai qu’ils ont une garantie, qui est l’inamovibilité; mais
l’inamovibilité n’est une garantie, bien évidemment, que pour ceux qui
sont arrivés au sommet de la hiérarchie ou au terme de leur carrière,
que pour ceux qui, à cause de la retraite proche, ou parce qu’ils ne
peuvent monter plus haut que là où ils sont, n’ont aucune préoccupation
d’avancement. Le jeune magistrat qui veut avancer, désir légitime, n’est
point du tout indépendant, puisque, s’il déplaît, il jouira d’un genre
particulier d’inamovibilité: il restera toujours à son poste de début.
Il n’y a de magistrat indépendant, il n’y a de magistrat sans souci que
de la justice, d’une part que les juges chargés de quarante ans de
service, et d’autre part que le président de la Cour de cassation;
j’ajoute celui qui, pourvu des biens de la fortune, est indifférent à
l’avancement et fait toute sa carrière dans la ville de ses débuts,
magistrat exactement pareil aux magistrats de l’ancien régime,
extrêmement rare et de plus en plus rare de nos jours.

Du reste, cette inamovibilité même, dont on fait état, est suspendue de
temps en temps par un gouvernement ou par un autre, de sorte que réduite
à l’inamovibilité comme seule garantie et comme garantie presque
illusoire, la magistrature actuelle est de plus, comme celle de l’ancien
régime, sous la menace continuelle des coups d’État. Sa compétence
morale est très restreinte.

Or je dis que la diminution de sa compétence morale neutralise sa
compétence technique; car de sa compétence technique il faut qu’elle
fasse abstraction quand elle a à juger entre le gouvernement et les
particuliers et même entre les particuliers protégés par le gouvernement
et les particuliers que le gouvernement ne tient pas pour ses amis. Or,
qu’elle ait à juger entre le gouvernement et les particuliers c’est ce
qui arrive quelquefois, et qu’elle ait à juger entre les amis du
gouvernement et ses adversaires c’est ce qui arrive presque tous les
jours, dans un pays où le gouvernement est un parti qui gouverne et qui
est sans cesse en lutte contre tous les autres.

On a fait remarquer avec raison que le gouvernement parlementaire à base
de suffrage universel c’est la guerre civile, régularisée, mais en
permanence; c’est la guerre civile non sanglante, le plus souvent; mais
c’est la guerre par insultes, par provocations, par calomnies, par
dénonciations, par méchants tours et par procès entre différents partis
et cela en permanence, depuis le commencement de l’année jusqu’à la fin.
Et c’est dans un pays qui se trouve en ces conditions que la
magistrature devrait être radicalement indépendante pour être
impartiale; et c’est précisément dans ce pays que la magistrature,
n’étant pas autonome, est forcée, tout au moins, de ne pas déplaire à un
parti, celui qui gouverne et qui est terriblement exigeant, ayant peur
que le gouvernement lui soit arraché.

--Il n’y a rien à faire à cela. Voudriez-vous en revenir à la vénalité
des charges de judicature?

--D’abord ce ne serait pas une chose si monstrueuse; ensuite on
pourrait, sans la vénalité, avoir les avantages que cette vénalité
assurait.

Ce ne serait pas une chose si monstrueuse. Il en est encore ici comme
tout à l’heure quand on s’indignait à la pensée de tribunaux d’exception
sans songer aux tribunaux de commerce et aux conseils de prud’hommes qui
sont des tribunaux d’exception et qui sont très bons. On s’indigne
contre l’achat d’une fonction de conseiller à la cour et l’on ne songe
pas que les huissiers, les avoués et les notaires, de qui nous ne
laissons pas de dépendre, à qui nous ne laissons pas de confier des
intérêts de tout premier ordre, achètent leurs charges ou les héritent.
Être jugé en régime de vénalité des offices de judicature, c’est être
jugé par des avoués ou des notaires à qui on a demandé des connaissances
juridiques plus étendues; c’est être jugé par des notaires et des avoués
supérieurs. Il n’y a rien là d’abominable.

On sait que Montesquieu était partisan de la vénalité des charges et que
Voltaire y était très opposé. Ils avaient tous deux bien raison, je veux
dire chacun d’eux était bien d’accord avec ses idées générales.
Montesquieu dit: «Cette vénalité est bonne dans les États monarchiques
parce qu’elle fait faire comme un métier de famille ce qu’on ne voudrait
pas entreprendre pour la vertu, qu’elle destine chacun à son devoir et
rend les ordres de l’État plus permanents. Suidas dit très bien
qu’Anastase avait fait de l’Empire une espèce d’aristocratie en vendant
toutes les magistratures.»

Voltaire répond: «Est-ce par vertu qu’on accepte en Angleterre la charge
de juge du banc du roi? [C’est par vertu ou par intérêt; et s’il n’y a
pas d’intérêt il faut en effet une très grande vertu pour cela]. Quoi!
on ne trouverait pas de conseillers pour juger dans les Parlements de
France si on leur donnait les charges gratuitement? [On en trouverait;
mais il se pourrait qu’ils fussent trop reconnaissants]. La fonction de
rendre la justice, de disposer de la fortune et de la vie des hommes un
métier de famille! [Mais le métier de porter les armes et de disposer,
en temps de guerre civile de la fortune et de la vie des hommes est en
1760 un métier de famille et je ne vous vois pas protester contre lui;
le métier de roi est en 1760 un métier de famille et je ne vous vois pas
vous indigner contre la royauté]. Plaignons Montesquieu d’avoir
déshonoré son ouvrage par de tels paradoxes; mais pardonnons-lui: son
oncle avait acheté une charge de président en province et la lui avait
laissée; on retrouve l’homme partout. Nul de nous n’est sans faiblesse.»

Montesquieu croit que les corps aristocratiques sont une bonne chose;
Voltaire est pour le pouvoir absolu.--Montesquieu aime que la judicature
soit un métier de famille, c’est-à-dire traditionnel, comme le métier
militaire, ce qui rend l’ordre judiciaire permanent comme les autres
ordres et il montre avec Suidas la vénalité créant une aristocratie.
Voltaire voudrait, comme Napoléon Ier, qu’il n’y eût que soldats du roi,
prêtres du roi, juges du roi, tous hommes du roi et lui appartenant
corps et âmes.

Montesquieu avait un contradicteur plus grand que Voltaire; c’était
Platon. Platon dans sa _République_ avait écrit, en parlant _en général_
de toutes les magistratures: «C’est comme si dans un navire on faisait
quelqu’un pilote pour son argent. Serait-il possible que la règle fût
mauvaise dans quelque autre emploi que ce fût et bonne seulement pour
conduire une République?»

Montesquieu répond très spirituellement à Platon (et d’avance à
Voltaire): «Platon parle d’une république vertueuse et moi d’une
monarchie. Or dans une monarchie, où, quand les charges ne se vendraient
pas par règlement, l’indigence et l’avidité des courtisans les
vendraient tout de même, le hasard donnera de meilleurs sujets que le
choix du prince.»

En résumé, Montesquieu veut que la magistrature, partie héréditaire,
partie recrutée dans les classes riches, soit un corps aristocratique
indépendant, analogue à l’armée, armée de la loi, analogue au clergé,
clergé de la loi et rendant la justice avec la compétence technique que
les titres universitaires établiront et avec cette compétence morale qui
est faite d’indépendance, de dignité, d’esprit de corps et
d’impartialité.

Mais j’ai ajouté que la vénalité des offices n’était pas nécessaire pour
obtenir ces résultats, pour établir ces garanties. Le principe, qui
tombe sous le sens, est celui-ci: la magistrature doit être
indépendante. Elle ne peut l’être que si elle l’est par la propriété de
ses fonctions, par le fait d’être propriétaire de ses fonctions. Elle ne
peut être propriétaire de ses fonctions que si elle les achète, ou les
hérite, comme sous l’ancien régime;--ou si elle n’est pas nommée par le
gouvernement. On n’aime point qu’elle les achète ou les hérite; alors il
faut qu’elle soit nommée autrement que par le gouvernement.

Par qui donc? Par le peuple? Mais alors elle sera dépendante du peuple,
elle sera dépendante de ses électeurs.

--Ce sera meilleur, ou moins mauvais.

--Point du tout. D’abord, nommée par les électeurs, la magistrature sera
encore moins impartiale qu’elle ne l’est nommée par le gouvernement. Le
juge ne songera qu’à se faire réélire et donnera toujours raison aux
plaideurs appartenant au parti qui l’aura élu. Voudriez-vous être jugé
par un tribunal composé des députés de votre département? Non, certes,
si vous appartenez au parti le plus faible. Oui, si vous appartenez au
parti le plus fort; et encore à la condition que vous ayez pour partie
un homme appartenant au parti le plus faible; car si vous avez pour
partie un homme appartenant comme vous au parti le plus fort, il s’agira
de savoir si vous êtes électeur plus influent que lui ou s’il est
électeur plus influent que vous. _Ad summam_, aucune garantie
d’impartialité avec une magistrature élue.

Ajoutez qu’avec le système des juges élus par les justiciables vous
aurez une très grande, très agréable du reste, diversité de justice. Ce
sera un bariolage. Dans les pays bleus les juges nommés par une majorité
bleue et tenant à être réélus par elle jugeront toujours en faveur des
bleus; dans les pays blancs, les juges nommés par une majorité blanche
et tenant à être réélus par elle, jugeront toujours en faveur des
blancs. «Le droit a ses époques!» s’écrie ironiquement Pascal. Le droit
aura ses régions. Il ne sera pas le même dans les Alpes-Maritimes et
dans les Côtes-du-Nord. La Cour de cassation, à la supposer impartiale,
passera son temps à renvoyer les procès des pays blancs à juger à
nouveau dans les pays bleus et les jugements des tribunaux des pays
bleus à corriger dans les pays blancs. Et ce sera l’anarchie judiciaire,
l’anarchie juridique, et l’anarchie de la jurisprudence.

--Si la magistrature ne doit pas être héréditaire ou acquise à prix
d’argent; et ne doit pas être nommée par le gouvernement et ne doit pas
être élue par le peuple; par qui sera-t-elle bien nommée?

--Par elle-même; je ne vois pas d’autres solutions.

Par exemple--car je ne vois qu’un système juste; mais il peut y avoir
plusieurs méthodes--par exemple tous les docteurs en droit de France
nomment la Cour de cassation et la Cour de cassation nomme tous les
magistrats de la magistrature assise et les promeut. C’est une méthode
aristocratique-démocratique; la base est très large.

Ou bien les magistrats seulement nomment les membres de la Cour de
cassation et la Cour de cassation nomme les magistrats et les promeut.
C’est une méthode oligarchique.

Ou bien--procédé de transition entre ce qui est et ce qui doit
être--pour la première fois seulement, tous les docteurs en droit de
France nomment la Cour de cassation et la Cour de cassation nomme tous
les magistrats de France et ensuite et désormais ce sont les magistrats
de France qui pourvoient aux vides de la Cour de cassation et la Cour de
cassation, laquelle nomme et promeut tous les magistrats de France.

Le gouvernement n’a pas cessé et il continue de nommer les membres de la
magistrature debout.

Dans toutes ces méthodes la magistrature forme un corps autonome, issu
d’elle-même, ne dépendant que d’elle-même, ne relevant que d’elle-même,
capable, à cause de son absolue indépendance, d’une impartialité
absolue.

--Mais c’est une caste!

--C’est une caste. J’en suis affligé; mais c’est une caste. Jamais vous
ne serez bien jugés que par une caste, parce que ce qui n’est pas caste
ne peut être que le gouvernement ou tout le monde et le gouvernement ne
peut pas bien juger étant souvent juge et partie; et, s’il est
ombrageux, se croyant toujours partie; et tout le monde ne peut pas bien
juger, tout le monde, dans la pratique étant la majorité et la majorité
étant un parti et un parti, par définition, pouvant difficilement être
impartial.

Mais la démocratie tient à ne pas être jugée par une caste, d’abord par
horreur des castes, ensuite parce qu’elle ne tient pas à être jugée
impartialement. Ne criez pas au paradoxe; elle tient à être jugée
impartialement dans les petits procès, dans le train de tous les jours,
couramment; elle tient, dans tous procès impliquant question politique,
dans tout procès, aussi, où un homme appartenant à la majorité se trouve
en présence d’un homme appartenant à «l’opposition» à ce qu’il soit jugé
contre celui-ci.

Elle dit à la magistrature ce qu’un député naïf disait au président de
la Chambre: «Votre devoir est de protéger la majorité.»

Voilà pourquoi elle tient à cette magistrature de fonctionnaires, qui,
bien que contenant de très bons éléments, ne peut pas être _toujours_
impartiale, à cette magistrature qui par la bouche d’un de ses plus
hauts dignitaires, interrogée sur une procédure peu conforme à la loi,
répondait: «il y avait là _le fait du prince_» et jetait ainsi aux pieds
du gouvernement et la magistrature et la loi; à cette magistrature qui,
dans d’assez bonnes intentions du reste et pour en finir avec une
affaire interminable, tournait la loi ou plutôt la _retournait_, à coup
sûr ne l’appliquait pas et donnait ainsi un mauvais exemple, et du
reste, permettant ainsi de contester indéfiniment et très pertinemment
son arrêt, ne procurait pas l’apaisement qu’elle voulait produire et
laissait l’affaire éternellement ouverte au lieu de la clore; à cette
magistrature enfin qui a de la science, du sens, de l’intelligence, mais
qui, son incompétence morale neutralisant sa compétence technique, n’a
pas d’autorité et ne peut pas en avoir.

Mais la démocratie ira plus loin et il ne se peut guère, puisqu’elle
penche de plus en plus du côté de son principe, qu’elle n’y aille point.
Comme son idéal est le gouvernement direct, de même et pour la même
raison son idéal, là où il faut absolument des magistratures, est le
magistrat élu. Elle voudra élire ses juges.

Notez en effet qu’elle les nomme déjà, mais au troisième degré. Elle
nomme les députés qui nomment le gouvernement qui nomme les juges. Cela
est lointain.

Elle les nomme aussi, un peu, au second degré, car elle nomme les
députés qui pèsent sur la nomination des juges et qui pèsent sur leur
avancement ou sur leur non avancement et qui pèsent encore souventes
fois sur leurs décisions; mais cela encore est lointain.

Et puisque, par cette constitution, ou plutôt par cette pratique, le
principe est reconnu que c’est le peuple qui, médiatement, mais
réellement, nomme les juges, la démocratie, logique, simpliste et
simplificatrice comme toujours, voudra que le principe soit appliqué
sans détours et voudra que le peuple, directement et immédiatement nomme
les juges.

Alors interviendront les éternelles questions de la manière de voter, de
la manière de nommer. Si l’on vote, si l’on nomme au scrutin
unipersonnel, le canton nommera son juge de paix, l’arrondissement son
tribunal, la région sa Cour, tout le pays la Cour de cassation; et il y
aura le double inconvénient signalé plus haut, jurisprudence et justice
diverses selon les pays et impartialité nulle part.

Si l’on nomme au scrutin de liste, tout le pays nomme toute la
magistrature et alors elle appartiendra tout entière au parti vainqueur
et la justice sera absolument uniforme mais il n’y aura d’impartialité
nulle part.

Quant aux systèmes intermédiaires ils réuniront les inconvénients des
deux systèmes extrêmes. Si, par exemple, vous faites nommer par régions,
juges de paix, juges, conseillers et présidents de Bretagne seront tous
blancs et tous partiaux, juges de paix, juges, conseillers et présidents
de Provence tous bleus et tous partiaux; et il y aura diversité; mais il
n’y aura que différentes couleurs de partialité.

Mais ceci est l’avenir, quoique probablement assez prochain. Restons
dans le présent. Le présent, c’est encore le jury. Le jury a une
parfaite compétence morale; mais il a une parfaite incompétence
technique. Il semble que la démocratie veuille toujours avoir son compte
d’incompétence et si ce n’est pas d’une manière que ce soit d’une autre.
Le jury est indépendant de tout; il l’est du gouvernement; il l’est du
peuple et de la meilleure manière qui puisse être; car il est le
mandataire du peuple sans en être l’élu et il ne tient pas du tout à sa
réélection, trouvant déjà que son élection est une aventure assez
fâcheuse. D’autre part, partagé toujours entre deux sentiments, celui de
la pitié et celui de la conservation, celui de la tendresse humaine et
celui de la nécessité de la défense sociale, il est _également_ touché
par le verbiage de l’avocat et par celui du ministère public et ces deux
influences se neutralisant il est dans les meilleures conditions morales
pour bien juger.

C’est pour cela que le jury est de toute antiquité. A Athènes le
tribunal des Héliastes était une espèce de jury, trop nombreux, ayant le
caractère d’une réunion publique; mais c’était une manière de jury.

A Rome il y avait, mais désigné par le prêteur et nous sommes ici dans
une république plus réglée, des citoyens constitués comme juges des
questions de fait, et c’est-à-dire appelés à décider si une action avait
été commise ou n’avait pas été commise, si une somme avait été payée ou
non, la question de droit étant réservée aux centumvirs.

En Angleterre le jury existe et fonctionne depuis des siècles.

Ces différents peuples ont pensé avec raison que les jurés sont dans les
meilleures conditions morales pour bien juger, possédant la compétence
morale autant que personne.

Il est vrai; seulement ils ne comprennent rien. Il arrive qu’un jury,
celui de la Côte-d’Or, en novembre 1909, ayant à juger un meurtrier
déclare 1º que cet homme n’a pas porté de coups, 2º que les coups qu’il
a portés ont entraîné la mort; sur quoi on est bien forcé d’acquitter
l’homme, dont les violences, quoique inexistantes, ont été meurtrières.
Il arrive que, dans l’affaire Steinheil, également en novembre 1909, il
ressort des déclarations du jury que personne n’a été assassiné dans la
maison Steinheil et que du reste Mme Steinheil n’est pas la fille de Mme
Japy, ce qui, si un verdict était un jugement, entraînerait d’une part
la cessation de toutes recherches des assassins de Mme Steinheil et de
Mme Japy, d’autre part de terribles complications d’état civil.

Mais un verdict n’est pas un jugement. Pourquoi? C’est que le
législateur a prévu la redoutable absurdité des verdicts. Il est donc de
droit écrit que les verdicts des jurys sont présumés absurdes; il est
d’expérience qu’ils le sont en effet très souvent. Il semble que les
décisions des jurys sont tirées aux dés comme celles du fameux juge de
Rabelais. Il est proverbial au Palais qu’avec le jury on ne peut jamais
prévoir l’issue d’une affaire. On dirait que le juré raisonne ainsi: «Je
suis juge de hasard; il est juste que mon jugement soit de hasard
lui-même.»

On sait que Voltaire a réclamé le jury, par horreur des «Busiris», ainsi
qu’il appelait les magistrats de son temps; mais, avec son étourderie
habituelle, il n’a pas le soin de cacher et au contraire il déclare à
plusieurs reprises que la population d’Abbeville et de la région
d’Abbeville et que la population de Toulouse et de la région de Toulouse
étaient _unanimement_ déchaînées, celle-là contre La Barre et
d’Étalonde, celle-ci contre Calas. Donc si l’on avait fait juger La
Barre et d’Étalonde par un jury nécessairement tiré de la population
d’Abbeville et de la population de Toulouse, il est probable qu’ils
auraient été condamnés tout aussi bien qu’ils l’ont été par les
«Busiris».

Le jury n’est pas autre chose qu’un raffinement du culte de
l’incompétence. La société, ayant à se défendre contre les voleurs et
les meurtriers, donne le soin de la défendre à quelques citoyens, avec
une arme qui est la loi; seulement elle choisit pour cela des citoyens
qui ne connaissent pas cette arme et c’est ainsi qu’elle se croit bien
défendue. Le juré est un rétiaire bien et dûment pourvu du filet, mais
qui n’en connaît pas la manœuvre et qui n’en tire autre chose que d’y
rester empêtré lui-même.

Inutile de dire que la démocratie suivant toujours sa pointe, car elle
est merveilleuse à la suivre, fait à l’heure où nous sommes, descendre
le jury d’un cran et transforme le jury bourgeois en jury ouvrier. Je
n’y vois pour ma part aucun mal; car en matière de lois l’ignorance et
l’impéritie du bourgeois et l’ignorance et l’impéritie de l’ouvrier
étant égales; et du jury bourgeois au jury bourgeois-ouvrier et du jury
bourgeois-ouvrier au jury ouvrier il n’y aura pas décadence; ceci est
noté seulement pour indiquer la tendance de la démocratie vers une
incompétence qui est présumée de plus en plus grande.

Le présent, c’est encore les juges de paix.

Un exemple assez intéressant de la démocratie à la recherche de
l’incompétence en matière judiciaire est le suivant:

Les juges de paix sont très souvent, à cause des frais qu’il faut que le
plaideur fasse pour appeler de leur juridiction à une juridiction
supérieure, des juges en dernier ressort. Ils sont donc des juges très
considérables. Il serait donc très nécessaire qu’ils fussent instruits,
qu’ils connussent du droit et de la jurisprudence. Par suite on les
choisissait généralement parmi les licenciés en droit, les bacheliers en
droit, les anciens clercs de notaire pourvus du «brevet de capacité».
Tout cela, à vrai dire, était assez faible comme garantie.

Par la loi du 12 juillet 1905, le Sénat français, désireux de trouver
par ces fonctions une incompétence plus radicale, décida que pourraient
être nommés juge de paix «ceux qui, à défaut de licence ou de
baccalauréat en droit, ou de certificat de capacité, auront exercé
pendant dix ans les fonctions de _maires_ ou _adjoints_ ou conseillers
généraux.»

Il y avait dans cette décision le désir, très légitime et très honnête,
de permettre aux sénateurs et députés de récompenser les services
électoraux qui leur seraient rendus, par des places de juges de paix
(songez que les sénateurs, particulièrement, sont nommés par les maires
et adjoints de village). Mais il y avait surtout l’_application du
principe_. Le principe est, comme nous savons, celui-ci: Où est
l’incompétence absolue? C’est à celui qui l’a sans contestation
possible, qu’il faut confier la fonction.

Or les maires et adjoints répondaient intégralement à cette façon de
considérer les choses. Les maires et adjoints, en France, doivent savoir
signer; mais il n’est nullement obligatoire qu’ils sachent lire; et
quatre-vingt fois sur cent, ils sont de purs illettrés dont
l’instituteur de la commune fait tout le travail. Le Sénat était donc
sûr d’avoir en eux des hommes radicalement incapables d’être juges de
paix. C’est ce qu’il lui fallait. L’incompétence étant absolue, la
fonction lui était due; il la lui a donnée.

Certaines conséquences de cette institution éminemment démocratique ont
paru émouvoir la magistrature et les pouvoirs publics. M. Barthou
ministre de la Justice, sur la fin de l’année 1909, s’est plaint du
travail que lui donne l’institution nouvelle. Il a dit aux députés:
«Nous sommes ici pour nous dire réciproquement nos vérités et, avec
toute la modération et toute la prudence qui conviennent, j’ai le droit
de mettre la Chambre en garde contre les conséquences de la loi de 1905.
A l’heure actuelle je suis assailli par les demandes de justices de
paix. Je ne vous dirai pas qu’il y a quelque 9.000 dossiers au ministère
de la Justice; parce que je conviens que, parmi ces dossiers il peut
s’en rencontrer quelques-uns qui, pour des raisons diverses, ne sont pas
susceptibles d’un examen; mais il y a, en chiffres ronds, 5.000 dossiers
qui sont _appuyés_, qui sont _examinés_. [Ce qui veut dire qu’ils sont
examinés parce qu’ils sont appuyés, ceux qui ne sont apostillés par
aucun personnage politique étant classés sans examen, comme il est
juste] et si vous prenez garde qu’il y a une moyenne annuelle de 180
vacances, vous apercevrez immédiatement la difficulté devant laquelle je
me heurte. Or parmi ces candidatures il en est qui se présentent avec
une force, je ne veux pas dire avec une âpreté singulière: ce sont les
candidatures de ceux qui, pendant dix ans, ont exercé, quelquefois dans
les plus petites communes, les fonctions de maire et les fonctions
d’adjoint.»

Et le ministre de la Justice faisait connaître à MM. les députés le
rapport d’un procureur général sur cette question.

Ce procureur général disait:

«Ce département compte quarante-sept juges de paix. D’un relevé
nominatif que je viens d’établir il résulte que vingt de ces magistrats
étaient maires au moment de leur nomination. Il ne faut pas être surpris
si le nombre des candidats aux fonctions de la magistrature cantonale
s’élève de plus en plus parmi les chefs des municipalités. Il semble
admis dans ce département que les fonctions électives, en dehors de
toute aptitude professionnelle, soient la voie d’accès normale aux
fonctions rétribuées et spécialement aux places de juge de paix. Une
fois nommés, les juges de paix cumulent du reste leurs nouvelles
fonctions avec leur mandat municipal. Leur résidence effective est
beaucoup plus dans la commune qu’ils administrent que dans le canton où
ils rendent la justice et d’où ils ne doivent jamais s’absenter sans
congé... Ces magistrats cantonaux n’hésitent pas parfois à tout mettre
en œuvre pour arracher aux hommes politiques de l’arrondissement un
appui moral qui est en somme la rançon de l’influence électorale dont
ils disposent comme magistrats municipaux. Ils sont beaucoup plus
rassurés par l’intervention éventuelle du député qu’inquiets des mises
en demeure comminatoires du parquet. Les justiciables sont les
intéressantes victimes de ces compromissions qui portent atteinte au bon
renom du régime républicain.»

Les gémissements du ministre de la Justice et de son procureur général
me paraissent bien peu justifiés. M. le ministre ne se plaint que
d’avoir 9.000 dossiers sur les bras. Il ne laisse pas de lui être
facile, soit en conformité avec le principe général, de nommer parmi les
candidats ceux dont l’incompétence lui paraîtra la plus radicale; soit,
en conformité avec les usages, ceux qui lui paraîtront les plus
_appuyés_.

Quant au procureur général il a des ironies qui lui paraissent
spirituelles, mais qui sont empreintes de la plus divertissante naïveté:
«Il semble admis que les fonctions électives, en dehors de toute
aptitude professionnelle, soient la voie d’accès normale aux fonctions
rétribuées...» Eh bien! Il est éminemment démocratique que l’absence de
toute capacité professionnelle désigne aux fonctions, puisque c’est
l’esprit de la démocratie elle-même. Est-ce la capacité législatrice ou
gouvernementale qui fait qu’on est électeur?

Et il est éminemment démocratique aussi que les fonctions électives
mènent aux fonctions rétribuées, puisque, d’après les principes
démocratiques, toutes les fonctions rétribuées et du reste toutes les
fonctions devraient être électives. Ce procureur général est
aristocrate.

Quant aux services réciproques rendus par le juge de paix, en tant que
maire, au député et par le député au juge de paix, tout simplement c’est
tout le régime. Le régime, c’est: des députés répandant des faveurs pour
être élus et réélus; des électeurs influents mettant leur influence,
soit personnelle, soit de fonctionnaires, au service des députés, pour
en obtenir des faveurs; et les uns et les autres faisant bloc.

Que voudrait donc le procureur général? Un régime autre que celui-ci?
Mais, s’il vous plaît, ce régime autre, quel qu’il fût, ne serait pas la
démocratie, ou ce ne serait pas une démocratie démocratique.--Et je ne
sais ce que M. le procureur général entend par le bon renom du régime
républicain. Le bon renom du régime républicain consiste en ceci que la
République soit réputée comme réalisant tous les principes
démocratiques; or jamais les principes démocratiques n’ont été plus
précisément réalisés que dans l’exemple ci-dessus qu’il était très
intéressant de relever et de livrer aux méditations des sociologues.




VIII

AUTRES INCOMPÉTENCES


J’ai dit que le culte de l’incompétence fait tache d’huile, se propage
par contagion et il est assez naturel qu’étant endémique il soit
épidémique et qu’étant au centre même et au noyau de l’État, à savoir
dans sa constitution, il se répande dans les coutumes et dans les mœurs.

On sait en effet que le théâtre est l’imitation de la vie et que la vie
est peut-être encore plus l’imitation du théâtre: de même les lois
sortent des mœurs mais aussi, sinon encore plus, les mœurs sortent des
lois. «Plusieurs choses gouvernent les hommes, dit Montesquieu, le
climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples
des choses passées, les mœurs, les manières; d’où il se forme un esprit
général qui en résulte»; et il y a entre ces différentes choses qui
gouvernent les hommes des séries d’actions et de réactions réciproques.

Le plus souvent les mœurs font les lois, particulièrement en démocratie,
ce qui du reste est déplorable; mais Montesquieu n’a pas tort de dire
aussi que «les mœurs représentent les lois et les manières représentent
les mœurs» et que les lois peuvent au moins «contribuer à former les
mœurs et les manières» et même «le caractère d’une nation»; qu’une
partie des mœurs des Romains à dater de l’Empire a tenu à l’existence du
pouvoir arbitraire et qu’une partie des mœurs des Anglais tient à leur
constitution et à leurs lois.

On sait que, par des lois, Pierre le Grand modifia profondément, sinon
le caractère, du moins les coutumes et les mœurs de son peuple.

Les lois engendrent des coutumes et les coutumes engendrent des mœurs.
Le «caractère» n’en est pas changé et je crois qu’il ne l’est jamais par
rien; mais il semble l’être et même il est, du moins, modifié, par ce
que certaines parties de lui qui étaient refoulées sont mises en liberté
et certaines parties de lui qui étaient libres en leur expansion sont
refoulées: il y a eu un déclanchement. Il est évident pour tous que la
loi qui a aboli le droit d’aînesse n’a point changé le caractère de la
nation, mais en a changé les mœurs ce qui a eu, dans une certaine
mesure, répercussion sur le caractère lui-même. Sentir dès l’enfance,
même au-dessous du père, un chef, quelqu’un qui vous domine, qui est
plus que vous par droit de naissance; cela vous donne une mentalité
particulière. Il est clair que les pays où existe le droit de tester ont
des mœurs de famille très différentes de celles des pays où l’enfant est
considéré comme copropriétaire du patrimoine.

On a remarqué que depuis la loi de divorce, très nécessaire du reste,
mais triste nécessité, il y a beaucoup plus, incomparablement plus de
demandes de divorce qu’il n’y avait auparavant de demandes de
séparation. Cela tient-il à ce que, la séparation ne donnant qu’une
libération relative, qu’un demi-affranchissement, on jugeait qu’il ne
valait pas la peine de se mettre en mouvement pour si peu? Je ne crois
pas; car lorsqu’il s’agit d’un joug insupportable il est naturel qu’on
fasse autant d’efforts pour qu’il soit desserré, largement du reste,
qu’on en ferait pour qu’il fût ôté.

La vérité, je crois, est que l’existence de la loi civile et son accord
avec la loi religieuse donnaient aux individus une mentalité
particulière relativement à l’affaire du mariage, faisaient qu’ils la
considéraient comme quelque chose de sacré, comme un lien qu’il y avait
une grande honte à rompre et qu’on ne pouvait rompre en effet que l’on
n’y fût absolument contraint et forcé, presque sous peine de la vie. La
loi établissant le divorce a été ce que nos pères eussent appelé une
«indiscrétion» légale; elle a ôté une pudeur. Sauf quand le sentiment
religieux est fort, on n’a plus scrupule moral à divorcer; on divorce
sans honte. Il y a eu déclanchement: la pudeur a pris le dessous, le
désir de la liberté ou d’une nouvelle union le dessus. De ce
déclanchement une loi a été cause, une loi certainement effet de mœurs
nouvelles; mais qui, à son tour, a fait de nouvelles mœurs, ou étendu,
répandu celles qui étaient en train de se faire.

C’est ainsi que la démocratie étend et répand cet amour de
l’incompétence qui est sa caractéristique et comme sa faculté maîtresse.
Ç’a été un jeu traditionnel chez les philosophes grecs de dépeindre avec
gaîté les mœurs démocratiques et je veux dire les mœurs domestiques et
personnelles qu’ils considéraient comme inspirées et entretenues par
l’état démocratique. A cet égard ils rivalisent tous avec Aristophane.
«Je suis content de moi, dit un personnage de Xénophon, à cause de ma
pauvreté. Quand j’étais riche j’étais obligé de faire ma cour aux
calomniateurs, sachant bien que j’étais plus susceptible de recevoir du
mal d’eux que capable de leur en faire. Et puis la République me
demandait toujours quelque nouvelle somme; et puis je ne pouvais pas
m’absenter. Depuis que je suis pauvre, j’ai acquis de l’autorité;
personne ne me menace; je menace les autres; je suis libre de m’en aller
ou de rester. Les riches se lèvent devant moi et me cèdent le pas.
J’étais esclave; je suis un roi; je payais un tribut à la République;
aujourd’hui elle me nourrit; je ne crains plus de perdre, j’espère
acquérir...»

Platon s’amuse de même: «En vérité cette forme de gouvernement a bien
l’air d’être la plus belle de toutes et cette prodigieuse diversité de
caractères pourrait bien paraître d’un admirable effet... A juger sur le
premier coup d’œil, n’est-ce pas une condition bien douce et bien
commode de ne pouvoir être contraint d’accepter aucune charge publique
quelque mérite que l’on ait pour la remplir, de n’être soumis à aucune
autorité si vous le voulez et d’être juge ou magistrat si la fantaisie
vous en prend? N’est-ce encore quelque chose d’admirable que la douceur
avec laquelle on y traite certains condamnés? N’as-tu pas vu, dans
quelque état de ce genre des hommes condamnés à la mort ou à l’exil
rester dans le pays et se promener en public avec une démarche et une
contenance de héros, comme si personne ne faisait attention à eux? Et
ces maximes que nous traitions, nous, avec tant de respect en traçant le
plan de notre République, quand nous assurions qu’à moins d’être doué
d’un excellent naturel, si l’on n’a vécu dès les jeux de l’enfance au
milieu du bien et de l’honnêteté et si l’on n’en a fait ensuite une
étude sérieuse, jamais on ne deviendra vertueux; ces maximes, quelle
condescendance généreuse, quelle large façon de penser montrent nos
démocrates dans le mépris qu’ils leur témoignent! Avec quelle grandeur
d’âme ils foulent aux pieds ces maximes, ne se mettant jamais en peine
d’examiner quelle a été l’éducation de ceux qui s’ingèrent dans le
mouvement des affaires! Quel empressement, au contraire, à les
accueillir et à les honorer, pourvu qu’ils se disent pleins de zèle pour
les intérêts du peuple! Cela suppose une haute générosité.--Tels sont
avec d’autres, analogues, les avantages de la démocratie. C’est un
gouvernement très agréable _où l’égalité règne entre les choses inégales
comme entre les choses égales_... [Or] lorsqu’un État démocratique,
dévoré d’une soif ardente de la liberté est gouverné par de mauvais
échansons qui la lui versent toute pure et la lui font boire jusqu’à
l’ivresse, alors si les gouvernants ne portent pas la complaisance
jusqu’à lui verser de la liberté tant qu’il veut, le peuple les accuse
et les châtie sous prétexte que ce sont des traîtres qui aspirent à
l’oligarchie... il vante et honore l’égalité qui confond les magistrats
avec les citoyens. Se peut-il dès lors que dans un pareil État l’esprit
de liberté ne s’étende pas à tout? Se peut-il que l’esprit
d’indépendance et d’anarchie ne pénètre pas dans l’intérieur des
familles?... [Et ainsi] les pères s’accoutument à traiter leurs enfants
comme leurs égaux et même à les craindre, ceux-ci à s’égaler à leurs
pères et à n’avoir pour eux ni crainte ni respect; et les citoyens et
les simples habitants et les étrangers mêmes aspirent aux mêmes
droits... Et les maîtres, dans cet État, craignent et ménagent leurs
disciples et ceux-ci se moquent de leurs maîtres et de leurs
gouverneurs. Et les jeunes gens veulent aller de pair avec les
vieillards et les vieillards descendent aux manières des jeunes gens et
s’étudient à copier leurs façons dans la crainte de passer pour des gens
d’un caractère morose et despotique... Et il faut remarquer à quel point
de liberté et d’égalité sont les relations entre les hommes et les
femmes. Et l’on aurait peine à croire, à moins de l’avoir vu, combien
les animaux, même, qui sont à l’usage des hommes, sont plus libres là
que partout ailleurs. De petites chiennes--et c’est un proverbe--y sont
sur le même pied que leurs maîtresses et les chevaux et les ânes,
accoutumés à marcher tête levée et sans se gêner heurtant tous ceux
qu’ils rencontrent si on ne leur cède le passage.»

Aristote, infidèle sur ce point à sa méthode favorite qui était de dire
toujours le contraire de Platon, n’a aucune tendresse, nous l’avons déjà
vu, pour l’aristocratie. Très froid, rarement humoriste, sarcastique
jamais, il ne fonce pas sur elle, comme Platon, mais il ne la ménage
nullement.

D’abord, il est esclavagiste très affirmatif. Cela ne le distingue
d’aucun philosophe ancien, Sénèque à demi excepté; mais il est
esclavagiste avec une insistance et une énergie qui lui est, en vérité,
particulière. Par lui l’Esclavage n’est pas seulement une des bases, il
est la base même, essentielle, absolument indispensable, de la société
antique.

A un degré plus haut, il tient les artisans pour des espèces de
demi-esclaves. Il affirme historiquement que ce ne sont que les
démocraties tombées en corruption qui leur ont accordé les droits de
citoyen; et théoriquement il soutient que jamais une bonne république ne
leur donnera le droit de cité. «Chez certains peuples, les artisans
n’étaient point admis aux magistratures avant les excès de la
démocratie... Dans les temps anciens certains peuples considéraient les
artisans comme des esclaves ou des étrangers; et c’est pour cela
qu’aujourd’hui encore la plupart des artisans sont considérés comme
tels. Ce qu’il y a de certain, c’est que la cité modèle n’admettra
jamais l’artisan au nombre des citoyens...»

Sans doute la démocratie est à la rigueur un gouvernement («... si l’on
compte la démocratie au nombre des gouvernements...»); sans doute «il
est possible que ceux qui composent la multitude, bien que chacun d’eux
ne soit pas un homme supérieur, l’emportent quand ils sont réunis sur
les hommes éminents, non pas comme individus, mais comme masse... Voilà
pourquoi la multitude juge mieux les œuvres des musiciens et des poètes;
car l’un apprécie une partie, l’autre une autre et tous apprécient le
tout [Notez qu’il parle toujours d’une _démocratie_ dont ne font partie
ni les esclaves ni les artisans.] Sans doute on peut considérer la
démocratie comme «le plus tolérable des gouvernements dégénérés» et
Platon «quoique se plaçant à un autre point de vue [qu’Aristote] a assez
bien conclu en disant que la démocratie est le plus mauvais des bons
gouvernements, mais est le meilleur entre les mauvais.» Mais aussi, il
est difficile de ne pas la considérer comme une erreur sociologique. Il
est faux que la cité trouve son compte «à ce qu’on élève au rang de
citoyens tous les hommes, même utiles, tous ceux dont la cité a besoin
pour exister».

Elle a ce défaut bien sensible qu’elle ne peut pas, en quelque sorte
constitutionnellement, supporter, garder en son sein, les hommes
supérieurs. En démocratie «Si un citoyen a une telle supériorité de
mérite, ou si plusieurs citoyens sont tellement supérieurs qu’on ne
puisse comparer à ceux des autres ni le mérite ni l’influence de ce
citoyen ou de ces citoyens, on ne peut plus les regarder comme faisant
partie de la cité. Ce serait leur faire tort que de les y admettre sur
le pied de l’égalité, eux qui l’emportent tant sur les autres; il semble
qu’un être de cette espèce doive être considéré comme un Dieu parmi les
hommes. On voit bien que les lois ne sont nécessaires que pour les
hommes égaux par leur naissance et par leurs facultés et que pour ceux
qui s’élèvent à ce point au-dessus des autres il n’y a point de loi: ils
sont eux-mêmes leur propre loi; celui qui prétendrait leur imposer des
règles se rendrait ridicule; et peut-être seraient-ils en droit de lui
dire ce que les lions d’Antisthène répondirent aux lièvres qui
plaidaient la cause de l’égalité entre tous les animaux. _C’est pour
cette raison_ que l’ostracisme a été établi dans les États démocratiques
qui sont plus que tous les autres jaloux de l’égalité. Dès qu’un citoyen
semblait s’élever au-dessus des autres par son crédit, par ses
richesses, par le nombre de ses admirateurs ou par toute influence
politique, l’ostracisme le frappait et l’éloignait de la cité. Il était
comme Hercule, que les Argonautes délaissèrent parce qu’Argo, leur
navire, déclarait qu’il était trop lourd pour qu’il pût le porter.»

Thrasibule, tyran de Milet, demanda à Périandre, tyran de Corinthe, un
des sept sages de la Grèce, des conseils de gouvernement. Périandre ne
répondit rien; mais nivela un champ de blé en coupant les épis qui
s’élevaient au-dessus des autres. «Ce ne sont pas seulement les tyrans
qui ont intérêt à faire cela et qui le font; il en va tout de même dans
les États oligarchiques et dans les États démocratiques: l’ostracisme y
produit à peu près les mêmes résultats en empêchant les citoyens de trop
s’élever et en les exilant.»

C’est là comme une nécessité constitutionnelle de la démocratie.

A la vérité, elle n’est pas toujours forcée d’exiler ou de faire tomber
les têtes des blés; elle peut, pour ainsi parler, exiler à l’intérieur,
c’est-à-dire refuser systématiquement toute élévation et même toute
fonction sociale à l’homme qui montrera une supériorité de quelque genre
que ce soit, de naissance, de richesses, de vertu ou de talent. C’est
l’ostracisme «à la muette», comme dit le peuple. J’ai quelquefois fait
remarquer que sous la première démocratie Louis XVI avait été guillotiné
pour avoir voulu quitter le territoire et que sous la troisième
démocratie ses petits-neveux avaient été expulsés du territoire pour
avoir voulu y rester. Ceci c’est l’ostracisme qui se cherche et qui se
contredit parce qu’il hésite. Il se cherchera et il hésitera encore;
mais en viendra, régularisé, à ramener à l’impuissance, par tel ou tel
système de compression, tout ce qui sera puissance individuelle grande
ou petite, tout ce qui s’élèvera, peu ou prou, au-dessus du commun
niveau. C’est l’ostracisme; il est un organe physiologique, pour ainsi
parler, des démocraties. A en user, elles mutilent le pays, il est vrai;
à s’en passer elles se mutileraient elles-mêmes.

Aristote se pose souvent cette question de «l’homme éminent». L’homme
éminent, dit-il, diffère de l’individu pris dans la foule comme la
beauté diffère de la laideur, comme un beau tableau diffère de la
réalité, quelques fragments de beauté, du reste, qui existent dans le
réel... «Est-il vrai que dans toute espèce de peuple la différence entre
la foule et le petit nombre soit toujours la même. C’est ce qui est
incertain mais peu importe... Notre observation reste juste [qu’il y a
la différence que nous avons dite]. Aussi peut-elle servir à résoudre la
question proposée: de quelle autorité doit être investie la masse des
citoyens? Leur donner accès aux grandes magistratures n’est pas sûr; car
on doit craindre qu’ils ne commettent des injustices, faute de probité,
ou des erreurs, faute de lumière. D’un autre côté à les exclure de tous
les emplois, il y a le danger de faire à l’État trop d’ennemis. Il reste
donc à faire sa part à la multitude dans les délibérations... C’est pour
cela que Solon... Mais, pris à part, chaque citoyen de cette classe est
incapable de juger.»

Ce n’est pas seulement «l’homme éminent» qui gêne les démocraties; c’est
toute espèce de force individuelle ou collective, qui est en dehors de
l’État, en dehors du gouvernement.

Si l’on se rappelle qu’Aristote a assimilé la démocratie en son état
aigu à la tyrannie, on trouvera intéressant le tableau en raccourci
qu’il trace des _moyens_ de la tyrannie: «réprimer ceux qui ont quelque
supériorité, faire mourir les hommes qui ont des sentiments généreux, ne
permettre ni les repas en commun, _ni les associations d’amis, ni
l’instruction_ [sauf celle qu’elle donne] ni rien de pareil, éviter
toutes ces habitudes qui sont propres ordinairement à faire naître la
grandeur d’âme et la confiance, _ne tolérer ni assemblées_, ni aucune
des réunions où les hommes occupent leurs loisirs, _tout faire pour que
les citoyens soient autant que possible inconnus les uns des
autres_.»--Les conclusions d’Aristote sont _personnellement_
aristocratiques: «La cité parfaite nous présente une difficulté très
gênante. Dans le cas d’une supériorité manifestement reconnue, non pas
en fait d’avantages ordinaires tels que la force, la richesse ou le
grand nombre de partisans, mais en vertu, que faut-il faire? Car enfin
on ne peut pas dire qu’il faille bannir de l’État celui qui a une
supériorité de ce genre. D’un autre côté on ne peut pas non plus le
soumettre à l’autorité; ce serait vouloir commander à Jupiter et
partager avec lui la puissance. Le seul parti qui reste à prendre c’est
que tous consentent de bon cœur, ce qui semble naturel, à lui obéir et à
donner l’autorité, à perpétuité dans les États, aux hommes qui lui
ressemblent.»--Mais _objectivement_, pour ainsi parler, et se plaçant en
face des divers gouvernements qui se partagent l’humanité, Aristote a
une autre conclusion que nous aurons l’occasion de rencontrer et de
mettre convenablement en lumière.

Chez les modernes, Rousseau, qui affirmait qu’il n’était pas démocrate
et qui avait raison parce que ce qu’il appelait «Démocratie» c’était le
régime athénien, le gouvernement direct, dont il ne voulait point du
tout; Rousseau qui a tracé, dans le _Contrat social_, le schéma le plus
précis, malgré certaines contradictions et obscurités, du gouvernement
démocratique au sens que nous donnons à ce mot, mais de qui encore on ne
peut pas savoir s’il est formellement démocrate parce qu’on ne sait pas
ce qu’il entend par «citoyens» et si c’est tout le monde ou si c’est
seulement une classe, nombreuse à la vérité, de la nation; Rousseau a,
plus que tout autre, parlé, non point précisément de l’influence de la
démocratie sur les mœurs, mais _de l’accord_, pour ainsi dire, de la
démocratie avec les bonnes mœurs. Égalité, frugalité, simplicité, voilà
_ce qu’on trouve_ selon lui dans les États qui n’ont ni royauté, ni
aristocratie, ni ploutocratie; il semble que du même fond de vertu qui
fait que certains peuples aiment l’égalité, la frugalité et la
simplicité sorte aussi un régime exclusif de l’aristocratie, de la
ploutocratie et de la royauté: aimez la simplicité, la frugalité et
l’égalité et il est probable que vous vivrez en république démocratique
ou sensiblement démocratique. Voilà le résumé le plus impartial, je
crois et le plus clair, que l’on puisse faire de la doctrine, toujours
fuyante sous des formules rigides, de Rousseau.

En cela il n’est qu’un élève, beaucoup plus fidèle qu’il ne veut
l’avouer, de Montesquieu. Tout ce que je viens de dire est littéralement
dans tous les chapitres de Montesquieu qui sont relatifs à la démocratie
et son fameux mot de «vertu principe des républiques», quand il le prend
dans un certain sens, n’est pas autre chose que la synthèse de ces trois
perfections: égalité, simplicité, frugalité. Car Montesquieu prend
«vertu» tantôt dans un sens restreint, tantôt dans un sens large, tantôt
dans le sens de vertu politique (civisme et patriotisme) tantôt dans le
sens de vertu proprement dite (simplicité, frugalité, épargne,
égalité)--et dans ce second cas, Montesquieu et Rousseau sont absolument
d’accord.

Seulement Montesquieu envisage aussi, comme il fait tous les
gouvernements, la démocratie décadente et résumant, sans le citer, le
tableau qu’en a tracé Platon et que nous avons vu plus haut, il écrit:
«Le peuple voulant faire les fonctions des magistrats, on ne les
respecte plus; les délibérations du Sénat n’ayant plus de poids, on n’a
plus de respect pour les sénateurs ni par conséquent pour les
vieillards. Que si l’on n’a pas de respect pour les vieillards on n’en
aura pas non plus pour les pères: les maris ne méritent pas plus de
déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à
aimer ce libertinage; la gêne du commandement fatiguera comme celle de
l’obéissance. Les femmes, les enfants et les esclaves n’auront plus de
soumission pour personne. Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de
l’ordre, enfin plus de vertu.»

Or, pour ce qui est de cette transition, de ce passage des mœurs
publiques de la démocratie aux mœurs privées, domestiques et
personnelles régnant dans l’État démocratique, remarquez-vous la racine
commune des défauts publics et des défauts privés? Cette racine commune
c’est la méconnaissance, c’est l’oubli, c’est le mépris de la
compétence. Si les élèves méprisent leurs maîtres, les jeunes gens les
vieillards, les femmes leurs maris, les métèques les citoyens, les
condamnés leurs condamnateurs, les fils les pères; c’est que l’idée de
la compétence a disparu; c’est que les élèves n’ont pas le sentiment de
la supériorité scientifique de leurs professeurs, les jeunes gens, le
sentiment de la supériorité expérimentale des vieillards, les femmes le
sentiment de la supériorité de leurs maris au point de vue de la vie
pratique, les métèques le sentiment de la supériorité des citoyens au
point de vue de la tradition nationale, les condamnés le sentiment de la
supériorité morale de leurs juges, les fils le sentiment de la
supériorité scientifique, expérimentale, civique et morale de leurs
pères.

Et comment l’auraient-ils, ou l’auraient-ils bien profond, bien
permanent et bien stable, puisque la cité elle-même est fondée sur
l’insouci de la compétence, si tant est qu’elle ne le soit pas sur le
respect de l’incompétence elle-même et sur le besoin continu et
persistant et universel de la rechercher comme guide et comme reine?

Et c’est ainsi que les mœurs publiques ont leur influence, et
considérable, sur les mœurs privées, sur les mœurs proprement dites et
que, dans la famille, dans le «monde», dans les relations quotidiennes
entre les citoyens se glisse peu à peu ce relâchement que Platon appelle
spirituellement «l’égalité entre les choses égales et aussi entre les
choses qui ne le sont pas».--Dans la famille ce que l’État démocratique
apporte d’abord ou ce qu’il favorise, c’est l’esprit d’égalité entre les
deux sexes et par conséquent c’est l’irrespect de la femme à l’égard de
l’homme. Notez qu’en son fond cette idée est très juste; mais c’est
relativement aux questions de compétence qu’elle cesse de l’être. La
femme est parfaitement l’égale de l’homme en tant que facultés
cérébrales, et, en état de civilisation où les facultés cérébrales
comptant seules, la femme est parfaitement l’égale de l’homme. Partout
dans la société elle doit être admise aux mêmes emplois que l’homme dans
les mêmes conditions de capacité et d’instruction; mais dans la famille
il est clair qu’il doit y avoir, comme dans toute entreprise: 1º
division du travail selon les compétences: 2º reconnaissance d’un chef
selon les compétences. C’est cette loi qu’en régime démocratique les
femmes sont amenées à méconnaître continuellement. Elles n’admettent pas
le partage du travail en travail extérieur et travail domestique et
prétendent s’immiscer dans le travail extérieur, dans le métier de
l’homme, qu’elles feraient peut-être très bien si elles avaient à le
faire et si elles n’avaient à faire que lui, qu’elles gênent et gâtent
en prétendant s’y mêler alors qu’elles ont autre chose à mener à
bien.--Elles n’admettent pas la direction générale de l’entreprise par
l’homme et prétendent, non seulement être associées, mais être chefs de
l’entreprise. Ceci est le mépris de la compétence conventionnelle ou de
la compétence contractuelle. La femme serait sans doute aussi bon
percepteur que son mari; mais, du moment que l’on s’est mis à deux, l’un
pour administrer une perception et l’autre pour diriger une maison, que
celui qui dirige la maison veuille s’occuper de la perception, c’est
aussi mauvais que si celui qui s’est chargé d’administrer la perception
s’occupait de la cuisine et de l’achat des subsistances; il faut
respecter ici la compétence conventionnelle et contractuelle, qui
devient très vite, par l’habitude et l’exercice, une compétence très
véritable et très réelle, que gêne, altère et désorganise une
intervention étrangère.

Surtout par le mépris, non pas même déguisé, de cette compétence
contractuelle, puis acquise et par la méconnaissance du rôle de chef de
famille, les femmes habituent quotidiennement, minutieusement, les
enfants au mépris des pères. Les enfants sont comme élevés par la
démocratie dans le mépris de leurs pères et de leurs mères. Il n’y a en
vérité pas d’autre mot, quelque innocentes, quelque bonnes même que
soient ses intentions. Comptez, en effet. D’abord la démocratie nie
cette première compétence: l’habileté des morts à guider et conduire les
vivants; c’est une de ses maximes essentielles et fondamentales qu’une
génération ne saurait être liée par celles qui l’ont précédée. Quelle
conclusion veut-on que les enfants tirent, soit de cette maxime, soit de
toutes les applications de cette maxime qu’ils voient autour d’eux, si
ce n’est qu’ils ne sont liés en rien à la génération qui les précède,
c’est-à-dire à leur père et à leur mère?

Naturellement les enfants n’ont déjà que trop, ou ont déjà assez de
tendances à tenir en petite estime leurs parents. Fiers de leur
supériorité physique et de ce sentiment qu’ils montent et que leurs
parents descendent, imbus de ce préjugé universel de l’humanité moderne
_qu’il y a toujours progrès_ et que par conséquent ce qui est d’hier est
toujours inférieur par définition à ce qui est d’aujourd’hui; poussés
aussi, je l’ai toujours cru, par une certaine Némésis qui est persuadée
que la science et la puissance humaines iraient trop vite si les enfants
prenaient le chaînon juste au moment où leurs pères le quittent et
continuaient tout simplement leur père et ne commençaient pas par
effacer tout ce que leurs pères ont fait, pour recommencer, ce qui fait
que l’édifice reste toujours près de ses fondements; pour toutes ces
raisons les enfants ont une tendance naturelle à traiter leurs parents
de Cassandres. Or la démocratie y ajoute cet enseignement que les
générations sont indépendantes les unes des autres et que les morts
n’ont rien à enseigner aux vivants.

En second lieu la démocratie, se fondant d’abord sur cette même idée,
ensuite sur cette idée que l’État est maître de tout, soustrait l’enfant
à sa famille autant qu’elle le peut: «La démocratie, a dû dire Socrate,
dans quelqu’un de ses dialogues humoristiques, est un saltimbanque
voleur d’enfants. Elle soustrait l’enfant à sa famille pendant qu’il
joue; elle l’emmène au loin et ne lui permet plus de voir sa famille;
elle lui apprend plusieurs langues étrangères, elle le disloque et le
désarticule; elle le farde; elle le revêt d’un costume étrange; elle lui
révèle tous les mystères de l’acrobatie et le rend capable de paraître
devant le public et de le divertir par des tours.»

Tant y a que la démocratie tient essentiellement à soustraire l’enfant à
sa famille, à lui donner l’éducation qu’elle a choisie et non que les
parents choisissent et à lui enseigner ainsi qu’il ne faut pas croire ce
que ses parents lui enseignent. Elle nie la compétence des parents en y
substituant la sienne et en assurant que seule la sienne vaut.

Ceci est encore une des grandes causes de la séparation des pères et des
enfants en régime démocratique.

On me dira que, dans cette mission qu’elle se donne de séparer les
enfants des pères, la démocratie ne réussit pas toujours, parce que le
même mépris que les enfants ont, pour tant de causes, à l’égard de leurs
parents, rien n’empêche qu’ils ne l’aient à l’égard de leurs
professeurs.

Rien de plus juste et les maximes générales de la démocratie ne vont pas
moins à faire mépriser les maîtres par les disciples que les parents par
les fils. Le maître, lui aussi, est aux yeux de l’élève le passé qui ne
lie pas le présent et le passé qui, de par la loi du progrès, est très
inférieur à l’actuel. Il est vrai; mais le fait de combattre à l’école
les parents, qui, à domicile, combattent l’école, amène l’enfant à être
un personnage qui, entre ces influences contraires, n’aura pas été élevé
du tout. Il en sera de lui comme de l’enfant qui dans sa famille même,
aura reçu les leçons, surtout l’exemple, d’une mère croyante et d’un
père athée. Il n’est pas élevé; il n’a reçu aucune espèce d’éducation.
La seule éducation et c’est-à-dire la seule transmission aux fils des
idées générales de leurs parents, consiste en une éducation de famille
soutenue d’une éducation donnée par des maîtres que la famille a choisis
selon son esprit. C’est précisément ce à quoi la démocratie n’aime point
se résoudre.

                   *       *       *       *       *

A plus forte raison en régime démocratique les vieillards ne sont ni
respectés ni honorés. Encore une compétence niée formellement et
formellement écartée. Il y aurait à écrire un traité, qui pourrait être
assez curieux, sur la grandeur et la décadence des vieillards. Les
vieillards n’ont pas à se louer de la civilisation. Dans les temps
primitifs, comme encore aujourd’hui chez les sauvages, les vieillards
sont rois. La gérontocratie est la plus ancienne forme de gouvernement.
Cela se comprend assez, puisque toute science, dans les temps primitifs,
est expérience et que les vieillards ont ainsi en eux toute la science
historique, sociale et politique de la cité. Aussi sont-ils en très
grand honneur et écoutés avec le plus grand respect, la plus grande
attention, presque avec superstition. Nietzsche se rappelle ces temps
quand il dit: «Signe de noblesse, signe d’aristocratie, le respect des
vieillards.» Et il se rappelle aussi la raison de ce préjugé quand il
ajoute: «Le respect des vieillards, c’est le respect de la tradition.»
Comme on acceptait d’instinct le gouvernement des morts sur les vivants,
ce qu’on honorait chez les vieillards, c’était d’être à moitié morts:

    Le vieillard qui remonte à la source première,
    Entre aux jours éternels et sort des jours changeants;
    Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens
    Mais aux yeux du vieillard on voit de la lumière.

Plus tard le vieillard _partagea_ avec la royauté, ou avec l’oligarchie,
ou avec l’aristocratie, le gouvernement des affaires civiles et conserva
presque tout le gouvernement des affaires juridiques. On appréciait sa
compétence morale et sa compétence technique. Sa compétence morale
consistait, pour les hommes de ces époques, en ce que ses passions sont
amorties et son jugement aussi désintéressé que peut l’être un jugement
humain. Son entêtement même n’est pas une mauvaise chose ou est une
chose plutôt bonne que mauvaise. Il est exclusif de versatilités, de
caprices, de mouvement d’humeur et d’obéissance trop facile aux
influences. Sa compétence technique est considérable, parce qu’il a
beaucoup vu, beaucoup retenu, beaucoup comparé et qu’il s’est fait, en
quelque sorte, inconsciemment, un répertoire des cas. Or l’histoire
recommençant toujours, avec des variantes, somme toute, assez légères,
chaque nouveau cas qui se présente est pour lui un cas connu, un cas
ancien, qui ne l’étonne point et pour lequel il a une solution qu’il
s’agit seulement de modifier légèrement pour l’accommoder.

Mais ceci se passait dans des temps très anciens.

Ce qui a miné peu à peu l’autorité du vieillard, c’est le livre. Le
livre renferme la science acquise, le droit, la jurisprudence,
l’histoire, mieux sans doute que le vieillard ne les peut contenir. Les
jeunes gens, un jour, se sont dit: nos vieillards à nous, ce sont les
livres; et, ayant nos livres, nous n’avons plus besoin des vieillards.

C’était une erreur: la science livresque n’est jamais qu’une auxiliaire
de la science vivante, de la science qui est toute mêlée et toute
combinée avec la pensée active qui l’assouplit et qui la vérifie en la
repensant. Le livre est un savant paralysé; le savant est un livre qui
continue de se penser et de s’écrire.

Mais ces idées ne s’imposèrent point et le livre fit tort au vieillard
et le vieillard ne fut plus la bibliothèque nationale.

Plus tard encore, pour plusieurs raisons, le vieillard glissa du respect
dans le ridicule. Convenons de bonne grâce qu’il prête à cela: il est
entêté, il est maniaque, il est verbeux, il est conteur, il est
ennuyeux, il est grondeur et son aspect est désagréable. Ce sont les
auteurs comiques qui, en s’emparant de ces défauts, qui ne sont que trop
réels, lui portèrent les coups les plus sensibles. Comme la majorité de
tous les publics est composée de jeunes gens, d’abord parce qu’il y a
plus de jeunes gens que de vieillards, ensuite parce que les vieillards
fréquentent peu le théâtre, les auteurs comiques étaient sûrs de succès
faciles en tournant les vieillards en ridicule ou plutôt en ne montrant
d’eux que les ridicules dont il est vrai qu’ils sont chamarrés.

A Athènes, à Rome, probablement ailleurs, le vieillard fut un des
principaux personnages grotesques. Ces choses, comme Rousseau l’a bien
remarqué, ont un grand retentissement sur les mœurs. Une fois classé
personnage ridicule, et traditionnel comme personnage ridicule, le
vieillard fut destitué de son autorité sociale. On voit très bien dans
le _de Senectute_ de Cicéron que l’auteur remonte un courant, réagit,
réhabilite et, pour un personnage qui n’est plus sympathique, plaide les
circonstances atténuantes.

Il est remarquable que dans les épopées, même, du moyen âge, Charlemagne
lui-même, l’empereur à la barbe fleurie, joue assez souvent un
personnage ridicule. L’épopée se ressent du voisinage du fabliau.

Avec la Renaissance, le XVIIe siècle et le XVIIIe, le vieillard est je
ne dis pas toujours, mais le plus souvent figure à nasardes.

Successeur d’Aristophane et de Plaute plus que de Térence, Molière est
le fléau de la vieillesse autant que «le fléau du ridicule»; il poursuit
le vieillard comme un chien fait sa proie et jamais dans ses vers il ne
les laisse en paix, ni dans sa prose.

Il faut rendre cette justice à Rousseau et à sa fille qu’ils ont essayé
de réhabiliter le vieillard; il lui fait une belle place dans ses œuvres
et elle lui accorde une large place, et honorable, dans ses cérémonies
publiques et ses fêtes nationales. Les souvenirs antiques sont là, ceux
de Lacédémone et des commencements de Rome; et aussi c’est là une des
formes de la réaction contre le temps de Louis XIV et celui de Louis XV.

Mais la démocratie triomphante a mis définitivement le vieillard au
dernier rang de la considération. Elle a oublié le conseil que
Montesquieu lui donne quand il dit que _dans une démocratie_ (Voir le
contexte, _Lois_, v. 8.) «rien ne maintient plus les mœurs qu’une
extrême subordination des jeunes gens envers les vieillards. Les uns et
les autres seront contenus, ceux-là par le respect qu’ils auront pour
les vieillards et ceux-ci par le respect qu’ils auront pour eux-mêmes»
[et que le respect des jeunes gens pour eux entretiendra].

La Démocratie a oublié ce conseil, parce qu’elle ne croit pas à la
tradition et croit un peu trop au progrès. Or les vieillards sont
naturellement conservateurs de la tradition et il faut convenir que leur
défaut n’est pas d’avoir une foi trop véhémente au progrès. C’est
précisément pour cela que leur influence serait un excellent correctif
dans un régime et surtout dans une mentalité générale où le passé est
trop méprisé et où tout changement est considéré comme un progrès. Mais
la démocratie n’admet guère qu’elle ait besoin de correctif et pour elle
le vieillard n’est que l’ennemi. Outre qu’il est traditionnel et peu
affamé de progrès, il aime le respect, en général, parce qu’il l’aime
d’abord pour lui; il l’aime pour la religion, pour la gloire, pour le
pays, pour l’histoire nationale. La démocratie n’aime pas le respect:
c’est un sentiment qu’elle craint toujours qui ne s’applique à autre
qu’elle.

--Mais, qu’est-ce qu’elle réclame donc pour elle-même?

--Point le respect; la ferveur, la passion, l’amour, le dévouement.
Chacun aime qu’on ait pour lui les sentiments qu’il éprouve lui-même. La
foule ne respecte pas: elle aime, elle s’échauffe, elle s’enthousiasme,
elle se fanatise; elle ne respecte pas, même ce qu’elle aime.

Au fait il est naturel que le peuple n’aime pas les vieillards; il est
un jeune homme. Avez-vous remarqué comme tous les traits dont Horace
peint le jeune homme s’appliquent au peuple exactement:

    _Imberbis juvenis, tandem custode remoto,
    Gaudet equis canibusque et aprici gramine campi;
    Cereus in vitium flecti, monitoribus asper,
    Utilium tardus provisor, prodigus æris,
    Sublimis, cupidusque et amata relinquere pernix._

«Débarrassé de son gouverneur il ne rêve que chevaux, que chiens, que
Champ de Mars; il est de cire aux impressions du vice et se raidit
contre les remontrances; s’occupant peu de provisions utiles, prodigue
d’argent, présomptueux, bouillant dans ses désirs et prompt à se
détacher de ce qu’il a aimé.»

Quoi qu’il en soit, le respect est peu son fait et quand il règne ce
n’est pas du respect que son exemple donne leçon. Le vieillard n’a pas
dans la démocratie une amie fervente. Il est à noter que le mot
_gérontocratie_, qui était pris fort au sérieux et avait la
signification la plus honorable chez les anciens, n’a maintenant qu’un
sens ridicule et désigne un gouvernement qui, étant réservé aux
vieillards, sera le plus grotesque du monde.

                   *       *       *       *       *

Cette disparition du respect, signalée, nous l’avons vu, par Platon, par
Aristote et par Montesquieu comme un symptôme morbide, est tout au moins
une chose assez grave. Kant, se demandant à quoi il faut obéir, à quel
critérium se reconnaît ce à quoi, en nous-mêmes, nous devons obéir, a
répondu: à ce qui, en nous, commande le respect et ne commande rien que
le respect, à ce qui, en nous, ne demande pas qu’on l’aime, ou qu’on le
craigne; mais à ce qui, en nous, nous paraît respectable; c’est le
sentiment du respect qui seul, en cela, ne trompe pas.

De même dans la vie sociale c’est aux sentiments qui commandent le
respect qu’il faut obéir et ce sont les hommes qui inspirent le respect
qu’il convient d’honorer et d’écouter. C’est ce critérium qu’il faut
prendre pour connaître à quoi et à qui doit s’appliquer, sinon notre
obéissance absolue, du moins notre attention et notre déférence. Les
vieillards sont la conscience de la nation. C’est une conscience sévère,
morose, vétilleuse, opiniâtre, scrupuleuse, sermonneuse et qui répète
toujours la même chose; enfin c’est une conscience; mais c’est la
conscience.

La comparaison peut se poursuivre et pour autre chose que pour le
divertissement de la continuer. On altère la conscience et on la
corrompt à ne pas la respecter. Elle finit par se faire petite, humble,
timide, retirée et à parler à voix basse; car on n’obtient jamais
qu’elle se taise absolument.

Elle devient même sophistique; elle prend le langage des passions, non
point des passions basses, mais enfin des passions; elle cesse d’être
impérieuse pour devenir persuasive; elle n’a plus le doigt levé, elle se
fait une main caressante.

Elle tombe plus bas: elle affecte l’indifférence, le scepticisme, le
dilettantisme; pour glisser une parole sage à travers les séductions et
les _lenocinia_, elle vous dit, ou à peu près: «il est probable que tout
se vaut, que vice et vertu, crime et probité, péché et innocence,
brutalité et politesse, libertinage et pureté sont des formes diverses
d’une activité qui ne saurait se tromper absolument dans aucune de ses
expansions; mais c’est précisément parce que tout se vaut qu’on n’a rien
à perdre à être honnête homme et peut-être vaut-il mieux l’être.»

Tout de même la nation qui ne respecte pas ses vieillards les altère,
les corrompt et les enlaidit. Que Montesquieu parle bien quand il dit
que le respect des jeunes gens aide les vieillards à se respecter
eux-mêmes! Les vieillards non respectés se désintéressent de leur office
naturel; ils donnent leur démission de conseillers; ou bien ils ne
conseillent que par détours et comme en demandant pardon de leur
sagesse; ou bien ils affectent une morale presque relâchée pour glisser
comme subrepticement quelque avis anodin;--et le pire encore c’est qu’à
voir le rôle effacé que dans la société jouent les vieillards, ils ne
veulent plus consentir à l’être.




IX

MŒURS GÉNÉRALES


Si le culte de l’incompétence a un retentissement qui n’est pas très
heureux dans les mœurs familiales, il en a un aussi, qui n’est peut-être
pas meilleur sur les mœurs sociales, sur les relations des hommes entre
eux. On se demande souvent pourquoi la politesse disparaît de jour en
jour et tout le monde répond en riant: «C’est démocratique.» Sans doute;
mais il faudrait chercher un peu pourquoi c’est démocratique.
Montesquieu fait observer que «s’affranchir des règles de la civilité
c’est chercher le moyen de mettre ses défauts plus à l’aise». Il ajoute,
faisant une distinction un peu subtile, que la «_politesse_ flatte les
vices des autres et que la _civilité_ nous empêche de mettre les nôtres
au jour: c’est une barrière que les hommes mettent entre eux pour
s’empêcher de se corrompre.»--Ce qui flatte les vices ne peut guère
s’appeler politesse et doit se nommer adulation. Civilité et politesse
sont même chose avec une légère différence de degré; la civilité est un
peu froide, elle est tout respect; la politesse est un commencement de
flatterie élégante, mais qui s’adresse aux qualités d’autrui pour les
mettre gracieusement en lumière et non aux défauts et moins encore aux
vices.

Ce qu’il y a de vrai c’est que civilité et politesse sont bien moyens
adroits pour marquer à son semblable un certain respect et un certain
désir d’être respecté. Ce sont donc «barrières»; mais barrières sur
lesquelles on s’appuie et qui séparent, mais qui soutiennent; et qui
séparent sans vous tenir éloignés les uns des autres.

Et aussi il est très vrai que s’affranchir des règles, soit de la
civilité soit de la politesse, est mettre ses défauts en liberté. Au
fond de la politesse et de la civilité il y a respect des autres,
respect de soi. C’est ce qui faisait dire très bien à l’abbé Barthélémy:
«Dans la première classe des citoyens règne cette bienséance qui fait
croire qu’un homme s’estime lui-même et cette politesse qui fait croire
qu’il estime les autres.» C’est ce qui faisait dire à Pascal: «le
respect est incommodez-vous»; et en effet, comme il l’explique, si l’on
s’incommode en restant debout quand l’autre est assis, en restant
découvert quand l’autre est couvert, et cela sans aucune utilité, cela
prouve à l’autre combien nous nous incommoderions pour lui être utile
puisque nous nous gênons par égard pour lui sans qu’il y ait service à
lui rendre.

La politesse est une marque de respect et une promesse de dévouement.

Or tout cela n’est pas démocratique, parce que la démocratie, ne
reconnaissant pas de supériorité, ne connaît pas de respect et ne
reconnaissant pas de supériorité ne connaît pas de dévouement personnel.
Le respect c’est se mettre au-dessous de quelqu’un et la politesse
envers un égal est une affectation, excellente du reste, de le
considérer comme un supérieur. Cela est tout à fait contraire à l’esprit
démocratique: il n’y a pas de supérieur, en quoi que ce soit; et quant à
affecter de traiter en supérieur quelqu’un qui est votre égal, c’est une
double hypocrisie; car c’est une hypocrisie qui en réclame une autre
réciproque; et si vous louez quelqu’un de son esprit c’est pour qu’il
vous félicite du vôtre.

Sans même aller jusque-là, la politesse est condamnable par ce seul fait
que, non contente de reconnaître des supérieurs, elle en crée. Elle
traite un égal en supérieur pour inventer une supériorité, comme s’il
n’y en avait pas assez. C’est comme si elle disait que si l’inégalité
n’existait pas il faudrait l’inventer. C’est proclamer qu’il n’y a
jamais assez d’aristocratie. Cela ne peut pas se souffrir.

Quant à la civilité considérée comme promesse de dévouement, elle est
antidémocratique tout autant. Le citoyen ne doit de dévouement à aucun
individu, il n’en doit qu’à la communauté. Il est très grave de se dire
de quelqu’un le très humble serviteur. C’est distinguer quelqu’un parmi
tous les autres et affirmer qu’on le servira. C’est reconnaître en lui
je ne sais quelle supériorité, ou naturelle ou sociale et il n’y a pas
de supériorités sociales ou naturelles; et, s’il y a des supériorités
naturelles, la nature a eu tort de les établir. C’est proclamer une
espèce de vassalité. Cela ne doit plus être toléré.

Quant à l’absence de politesse considérée comme «un moyen de mettre ses
défauts plus à l’aise» ceci encore est essentiellement démocratique en
un certain sens. Le démocrate n’est pas content de ses défauts ou fier
de ses défauts; point du tout; seulement, par définition, il croit qu’il
n’en a pas. Un défaut est une infériorité d’un homme relativement à un
autre. Le mot même l’indique et défaut c’est quelque chose qui manque et
par conséquent quelque chose qu’un autre a et que je n’ai pas. Or tous
les hommes sont égaux. Donc je n’ai pas de défaut. Je n’ai donc pas à
pratiquer cette orthopédie morale qui consiste, en dissimulant mes
prétendus défauts, à les contenir; et je peux, ce que Montesquieu
appelle impolitesse, mettre en liberté mes prétendus défauts, «mettre au
jour» mes prétendus défauts, qui ne sont que des manières d’être et qui
très probablement sont des qualités.

Le démocrate en effet, comme les adolescents, comme la plupart des
femmes, comme tous les humains qui commencent à réfléchir mais qui ne
réfléchissent pas beaucoup, connaît ses défauts et les prend pour des
qualités, ce qui est tout naturel; car les défauts sont les traits
saillants de notre caractère et quand nous en sommes encore à aimer
notre caractère, ce sont nos défauts que nous chérissons et que nous
admirons. Or la politesse, consistant à dissimuler nos défauts, est
insupportable à un homme qui est plutôt impatient de montrer ce qui, en
lui, lui paraît recommandable et plein de valeur. Ce qui fait que, pour
la plupart, nous ne nous corrigeons pas de nos défauts, c’est que nous
les prenons pour des qualités; la méthode qui consiste à refouler nos
défauts dans l’ombre nous paraît donc tyrannique et absurdement
tyrannique.

Au fond, persuadé d’une part que tous les hommes sont égaux et que le
défaut considéré comme infériorité n’existe pas; d’autre part que ce que
quelques-uns appellent ses défauts sont des traits intéressants de sa
nature, le démocrate a cette idée générale que les défauts sont des
préjugés, que les défauts ont été inventés par des intrigants, prêtres,
nobles, puissants, gouvernants, pour inspirer au pauvre peuple
l’humilité, très favorable à leurs mauvais desseins, pour le contenir
par ce frein, d’autant plus puissant qu’il est un frein intérieur; pour
le paralyser par ce scrupule intime et pour le dominer par ce sentiment
d’infériorité qui se transforme en acceptation de la domination. La
politesse considérée comme méthode pour refouler les défauts ne peut
donc être tenue que pour artifice aristocratique et instrument de
tyrannie.

De là est venu, par exemple, à l’époque de l’explosion de la démocratie
française, chez un peuple naturellement ami des bonnes manières, cette
fureur d’impolitesse qui a été si caractéristique. C’était une
affirmation de l’inexistence des supériorités, quelles qu’elles fussent,
et aussi de l’excellence de la nature humaine sous quelques espèces
qu’elle parût et en quelque individu qu’elle se montrât. L’impolitesse
est démocratique.




X

LES HABITUDES PROFESSIONNELLES


Le mépris de la compétence va assez loin même dans le domaine des
professions, dans les habitudes professionnelles. On connaît le mot,
peut-être légendaire, du président de Chambre à un avocat qui traitait
consciencieusement «la question de droit»: «Maître, nous ne sommes pas
ici pour faire du droit; mais pour traiter d’affaires.» Il n’y mettait
aucune malice; il voulait dire: «Au Palais on n’examine plus les
affaires au point de vue du droit; on les examine en elles-mêmes et l’on
juge en équité et en bon sens; et on laisse l’étude et le débrouillement
des textes aux professeurs. Ne soyez pas professeur de droit à la
barre.» Cette théorie, qui, même adoucie comme je viens de l’adoucir,
aurait scandalisé les magistrats anciens, est très courante au palais;
elle est ce que l’on pourrait appeler une infiltration démocratique.

Quelques restes de l’ancien esprit de caste qu’il conserve encore, le
magistrat moderne ne se tient pas pour lié par le texte des lois, ni par
la jurisprudence, cette tradition écrite; quand il n’est pas purement
fonctionnaire obéissant au gouvernement, ce qu’il considère comme un
devoir, il est magistrat démocrate, c’est-à-dire Héliaste d’Athènes; il
juge selon sa conscience individuelle, ne se considérant pas comme
membre d’un corps savant et appliquant les décisions de ce corps, mais
comme dépositaire du vrai, lui, aussi bien qu’un autre.

Un exemple excentrique, à la vérité, mais significatif de cette
mentalité nouvelle, a été ce juge qui s’attribua formellement le droit
de ne pas juger selon la loi, mais de la faire, et qui invoquait dans
ses considérants, soit des idées générales et qui étaient celles qu’il
préférait parmi toutes les idées générales qui courent le monde, soit
des doctrines qui devaient _plus tard_, selon lui, trouver place dans la
loi. Il jugeait selon le Code de l’avenir.

Ce n’est pas qu’un si singulier magistrat ait existé qui soit signe,
marque ou symptôme de quoi que ce soit; c’est qu’il ait été pris au
sérieux par beaucoup de personnes, même à demi éclairées; c’est qu’il
ait été populaire; c’est qu’il ait été proclamé «bon juge» par une
partie très considérable de l’opinion; c’est cela qui est un signe.

Il y en a un autre, beaucoup plus fréquent. Le pire de l’incompétence,
peut-être, c’est d’être compétent et de ne pas croire qu’on le soit.
C’est, dans les procès criminels, du moins, l’état d’esprit de la
plupart des magistrats.

Il faut lire, sur ce point, une brochure très curieuse d’un magistrat de
province, intitulée _Le pli professionnel_ (1909) et signée Marcel
Lestranger. Elle est très topique. On y voit fort nettement que le
magistrat d’aujourd’hui, tant de la magistrature assise que de la
magistrature debout, d’abord n’a plus confiance en lui-même, ensuite a
la terreur de l’opinion publique (journaux, cafés, loges, cercles
politiques); ensuite sait ou croit savoir que son avancement dépend, non
de sa sévérité, comme autrefois, mais de son indulgence.

En face des forces toujours coalisées contre lui: public _presque_
toujours favorable à l’accusé, presse locale et presse parisienne,
médecine légale, presque constamment disposée à voir «des
irresponsables» dans tous les accusés; ayant l’effroi de l’erreur
judiciaire depuis que l’erreur judiciaire est une sorte d’hallucination
universelle et que toute condamnation est considérée par une fraction
très considérable de l’opinion comme une erreur judiciaire; le magistrat
debout n’ose plus requérir sévèrement et le magistrat assis n’ose plus
interroger avec ténacité.

Il y a des exceptions; mais ces exceptions, par l’étonnement qu’elles
inspirent et par la réaction qu’elles suscitent, montrent assez,
montrent plus que tout, à quel point elles sont anormales, hors de la
règle nouvelle, hors des nouvelles habitudes.

Le plus souvent c’est avec timidité, réserves, atténuations, portes de
sortie laissées entr’ouvertes, appels à demi-voix à l’indulgence, ou
demi-aveux d’incertitude, que le magistrat debout requiert.

    _Il_ demande sa tête et craint de l’obtenir.

Au fond ce qu’il désire, et le magistrat assis tout autant que lui,
c’est que l’affaire soit liquidée par un acquittement, parce qu’une
affaire liquidée par un acquittement est une affaire enterrée. Elle ne
revient plus; elle ne ressuscite plus; on n’en parle plus. Elle n’est
pas cette affaire que toujours quelqu’un trouve mal jugée et qui,
toujours relevée par quelqu’un, soit par animosité, soit par passion
politique, soit par simple amusement, vient obséder comme un fantôme,
pendant dix ans, quinze ans, le magistrat qui en a connu.

M. Lestranger raconte, à ce propos, une histoire typique, qui, d’après
tous les renseignements que je reçois de province et toutes les
conversations dont j’ai gardé le souvenir, est la vérité même, est
exactement figurative de mille affaires semblables.

Un braconnier de dix-neuf ans avait violenté, puis étranglé, dans les
bois, une paysanne, mère de famille. Ce qu’il y avait à craindre, ce
n’était pas, pour cette fois, l’erreur judiciaire ou les accusations,
toujours prêtes à s’élancer, d’erreurs judiciaires. L’accusé ne faisait
aucune difficulté d’avouer. Grand point. En France toute condamnation
qui n’a pas pour base l’aveu de l’accusé est une erreur judiciaire;
mais, devant l’aveu de l’accusé, les incriminations d’erreur judiciaire
ne se produisent pas, encore qu’elles pussent se produire puisqu’il y a
eu de faux aveux; mais enfin elles ne se produisent pas. L’affaire
semblait donc être de tout repos.

Seulement la crainte des magistrats, c’était une condamnation à mort. Le
crime était odieux, surtout pour un jury de villageois qui ont des
femmes et des filles très souvent obligées de s’écarter du village. De
plus, il y avait un homme insupportable, le veuf de la victime, qui
était acharné à la vengeance, qui faisait l’éloge de sa femme, qui
amenait, pleurant et criant, son fils, fils de la victime, pendant que
lui-même déposait. Président et ministère public étaient désolés.

«J’ai fait ce que j’ai pu, disait le président au ministère public. J’ai
insisté sur son âge. J’ai répété dix-neuf ans. J’ai fait tout ce que
j’ai pu.»

--«J’ai fait ce que j’ai pu, disait le ministère public au président. Je
n’ai pas parlé de la peine. Je n’ai pas dit un mot de la peine. J’ai
seulement accusé. Je ne pouvais pas plaider pour. J’ai fait tout ce que
j’ai pu.»

A l’issue de l’audience le capitaine de gendarmerie donne un peu de
réconfort à ces messieurs. «Il n’a pas vingt ans. Il a eu une bonne
tenue à l’audience. Il est sympathique. Il est impossible qu’on
l’exécute. Une exécution capitale ici, dans une ville si paisible! Il ne
sera pas condamné à mort.»

Il ne le fut point. Le jury trouva des circonstances atténuantes. Les
magistrats recouvrèrent leur tranquillité.

Les chiffres viennent à l’appui des assertions de M. Lestranger. Les
crimes susceptibles d’exciter la pitié, infanticides, avortements, sont
de moins en moins poursuivis et ceux qui le sont, quelque patents qu’ils
soient, sont très souvent impunis: moyenne, vingt-six acquittements pour
cent depuis une douzaine d’années. Les magistrats contemporains sont des
Saints François d’assises.

En somme le magistrat, ou ne croit pas à sa compétence, ou par goût de
sa tranquillité, en fait bon marché. Il a plus souci de sa tranquillité
que de la sécurité publique. La magistrature ne sera bientôt plus qu’une
façade, imposante encore, intimidante très peu.

Déjà un symptôme assez grave du peu de confiance qu’a la foule dans la
salutaire sévérité de la justice: le criminel pris en flagrant délit est
souvent lynché ou à demi lynché. C’est qu’on sait que, s’il n’est pas
puni immédiatement, il a de grandes chances pour ne jamais l’être.

--Mais cette même foule, sous forme de jury, est souvent, presque
toujours, bien indulgente.

--Oui parce qu’entre le crime et la session d’assises il se passe six
mois, et que ce qui émeut la foule au moment du crime c’est le malheur
de la victime, au moment des assises c’est le malheur de l’accusé. Mais
il reste que l’habitude du lynchage accuse formellement d’excès
d’indulgence et les magistrats et le jury.

                   *       *       *       *       *

Le clergé lui-même, beaucoup plus attaché à ses traditions que tout
ordre de l’État, se démocratise aussi, en ce sens que, professeur de
dogme et professeur de mystères, il n’enseigne plus que la morale. Il
veut par là se rapprocher des humbles et, en s’en rapprochant, avoir
prise sur eux. Évidemment il n’a pas tout le tort. Seulement, en
négligeant le dogme et l’interprétation des mystères, il cesse d’être un
corps savant et d’imposer à titre de corps savant; et, d’autre part, il
s’assimile et s’égale au premier philosophe venu, qui enseigne la
morale, qui l’explique, qui l’illustre d’exemples, même sacrés, tout
aussi bien qu’un prêtre peut faire; et il amène le peuple à se dire:
«Qu’ai-je besoin des prêtres, puisque les professeurs de morale me
suffisent?»

Cet américanisme n’est pas très dangereux et même n’est pas très mauvais
en Amérique où il y a très peu de professeurs laïques de morale; il est
un très grand danger en France, en Italie, en Belgique, où les
professeurs laïques de morale ne manquent pas.

                   *       *       *       *       *

Dans toutes les professions, du reste, le vice radical est celui-ci:
croire que l’habileté et l’adresse sont incomparablement supérieures à
la connaissance, que le savoir-faire l’emporte infiniment sur le savoir.
Ceux qui exercent la profession le croient, ceux qui font appel à cette
profession ne sont pas effrayés de ce que ceux qui exercent la
profession le croient. Et ainsi s’établit précisément cette égalité
réelle à laquelle tend instinctivement la démocratie. Elle ne respecte
pas les compétences; mais aussi elle n’aura plus longtemps à les
respecter; car justement elles s’effacent et ne tarderont pas à
disparaître et il n’y aura plus guère de différence entre un plaideur et
un juge, entre le fidèle et son prêtre, entre le malade et le médecin.
Le mépris des compétences détruit peu à peu les compétences et les
compétences, en se renonçant, vont au-devant du mépris que l’on fait
d’elles. On finira par n’être que trop d’accord.




XI

REMÈDES TENTÉS


On a cherché très consciencieusement, des démocrates même ont cherché
très consciencieusement, des remèdes à cette maladie constitutionnelle
de la démocratie. D’abord on a conservé quelques corps relativement
aristocratiques, refuges, on le croyait, de la compétence. On a conservé
un Sénat qui est nommé par le suffrage universel, mais seulement au
second degré. On a conservé, du reste, un Parlement (Sénat et Chambre
des députés) qui est une aristocratie flottante et continuellement
renouvelable; mais qui est encore une espèce d’aristocratie, puisqu’il
empêche le gouvernement direct et immédiat du peuple par le peuple.

Ces remèdes ne sont pas méprisables, assurément; mais on a vu comme ils
sont faibles, pour cette raison que la démocratie, pour ainsi parler,
les élude. Par son soin d’écarter les compétences, elle fait de la
Chambre des députés, sauf quelques exceptions, un corps qui lui
ressemble tellement, tant par le caractère superficiel des connaissances
que par la véhémence des passions, que les choses sont comme si la foule
gouvernait directement et immédiatement et qu’autant vaudrait, je crois,
qu’elle gouvernât de la sorte, par plébiscite.

Pour ce qui est du Sénat, c’est un peu la même chose, ou plutôt c’est la
même chose obtenue par voie indirecte. Le Sénat est nommé par des
délégués du suffrage universel; mais ces délégués sont élus, non pas par
le suffrage universel en masse, chaque département par exemple nommant
quatre ou cinq cents délégués; mais par les conseillers municipaux de
chaque commune. Or ces conseillers municipaux, ceux des communes rurales
surtout, incomparablement les plus nombreux et maîtres de l’élection,
sont, pour toutes sortes de raisons, sinon complètement du moins très
sensiblement, sous la dépendance des préfets. Il en résulte que le
Sénat--et cela a été voulu par le rédacteur de la Constitution qui était
autoritaire et qui désirait que le pouvoir central pesât sur les
élections sénatoriales; et il faisait cela pour son parti, mais cela a
profité à un autre, _vos non vobis_--il en résulte que le Sénat est un
peu nommé par les préfets et c’est-à-dire par le gouvernement lui-même
comme sous le premier Empire et sous le second Empire.

On sait très bien en France qu’un député d’opposition, sûr de sa
circonscription, qui continuerait d’y être nommé indéfiniment; mais qui,
pour des raisons de convenances personnelles, désire devenir sénateur,
est obligé au moins de devenir demi-agréable au gouvernement, de
s’atténuer et de s’adoucir pour ne pas échouer dans sa nouvelle
ambition. Il ne peut pas y avoir au Sénat une opposition très forte et
très vive.

Et cela revient à quelque chose qui est analogue à un Sénat nommé par le
suffrage universel lui-même.

Le suffrage universel nomme la Chambre des députés, la Chambre des
députés nomme le gouvernement et le gouvernement, à très peu près, nomme
les sénateurs. Le Sénat est donc un remède antidémocratique extrêmement
faible et si c’est correctif de la démocratie qu’on a voulu qu’il fût,
on n’a pas été trop loin dans le succès.

Si l’on avait voulu une Chambre haute aussi compétente que possible et
indépendante du pouvoir central et relativement indépendante du suffrage
universel; il aurait fallu instituer une Chambre nommée par les grands
corps constitutifs de la nation et aussi, à mon avis, par le suffrage
universel, mais procédant de la manière suivante: _toute la nation_,
partagée seulement, pour la commodité pratique, en cinq ou six grandes
régions, nomme cinq ou six mille délégués qui nomment trois cents
sénateurs. Il n’y aurait ainsi ni influence gouvernementale, ni
fabrication par la foule d’une représentation directement à son image et
il y aurait une élite véritable, chargée, pour ainsi parler, d’autant de
compétence qu’il y en aurait dans le pays.

C’est presque exactement le contraire qu’on a fait. Le Sénat français
est un remède antidémocratique extrêmement faible.

Il représente la démocratie rurale conduite et guidée un peu
impérieusement par le gouvernement démocratique.

                   *       *       *       *       *

Un autre remède qui a été cherché, aussi consciencieusement que le
précédent, a été: garanties de capacité des fonctionnaires, recherchées
par un système d’examens et de concours et constatées par ces examens et
ces concours. Examens ou concours à l’entrée de chaque carrière, très
minutieux, très compliqués, de nature à éprouver à tous les égards la
capacité du candidat et permettant ainsi de ne donner les places qu’au
mérite et d’exclure toute faveur.

--Vous appelez cela un remède anti-démocratique! C’est démocratique par
excellence!

--Pardon! Ce serait anti-monarchique si nous étions en monarchie; ce
serait anti-aristocratique si nous étions sous un régime aristocratique
et c’est anti-démocratique parce que nous sommes en démocratie. Les
places au concours c’est une espèce de cooptation; ce n’est même pas
autre chose qu’une cooptation. Quand je proposais la nomination des
magistrats par les magistrats, tous les magistrats nommant la Cour de
cassation et la Cour de cassation nommant tous les magistrats, j’étais
certainement incriminé de paradoxe, comme toutes les fois que l’on
propose autre chose que ce qui est en usage; je ne faisais pourtant
qu’appliquer à la magistrature, avec une certaine extension, ce qui est
en usage pour les fonctionnaires. Dans une certaine mesure, dans une
assez large mesure, les fonctionnaires se recrutent eux-mêmes par
cooptation.

Ils ne nomment pas eux-mêmes les fonctionnaires, non; mais ils éliminent
les candidats fonctionnaires dont ils ne veulent pas comme
fonctionnaires. Les examens sont un ostracisme des incompétents.
N’entreront dans le corps des fonctionnaires que ceux qui auront été
nommés par le gouvernement; mais le gouvernement ne pourra nommer que
ceux que nous, fonctionnaires, nous aurons préalablement désignés comme
pouvant l’être. C’est bien une cooptation.

Le jury qui admet un candidat à l’École Saint-Cyr nomme un officier. Le
jury qui admet un candidat à l’École Polytechnique nomme un officier ou
un ingénieur. Et le jury qui refuse un candidat à l’École Saint-Cyr ou à
l’École Polytechnique empiète sur la souveraineté nationale; car il
interdit à la souveraineté nationale de faire de ce jeune homme un
officier ou ingénieur. Voilà une cooptation; voilà une garantie de
compétence; voilà une digue élevée contre l’incompétence et contre la
faveur dont l’incompétence pourrait être l’objet.

Je n’ai pas besoin de dire que cette cooptation est assez limitée. Elle
s’arrête au seuil de la carrière. Une fois le candidat sacré
fonctionnaire par un jury de fonctionnaires, il appartient, pour ce qui
est de l’avancement, des promotions et de la destitution, au pouvoir
central tout seul, sauf quelques cas. La cooptation des fonctionnaires
est une cooptation strictement éliminatoire. L’élimination faite une
fois pour toutes, le non-éliminé rentre sous la prise du gouvernement,
c’est-à-dire de la démocratie, c’est-à-dire de la politique et peuvent
se produire et se produisent tous les abus que nous avons signalés plus
haut. Mais il fallait cependant indiquer qu’il y a quelque chose au
moins que l’on a inventé et que l’on conserve contre l’omnipotence de
l’incompétent et qui ne lui permet pas d’être absolument souverain.

Seulement ce système prophylactique est assez mal organisé et il ne
saurait être «approuvé» que «tourné d’autre façon», comme dit Boileau.

Les examens dans notre pays sont tous fondés sur un contre-sens, je veux
dire sur la confusion entre le savoir et la compétence. Ils cherchent la
compétence, très consciencieusement et ils croient la trouver dans le
savoir, ce qui est une erreur. L’examen demande au candidat qu’il sache
et le concours demande au candidat qu’il sache plus que les autres; et
c’est _presque_ tout ce que demandent examens et concours. De là une des
plaies les plus douloureuses de notre civilisation: la préparation aux
examens.

La préparation aux examens est une ingurgitation de savoir, un
entassement, un gavage, qui, d’abord, rend tout passif un homme
peut-être bien doué, à l’âge qui est celui de l’activité intellectuelle
la plus vive; qui, ensuite, par l’effet du surmenage, dégoûte du travail
intellectuel et y rend impuissant pour toute sa vie le patient ainsi
traité pendant cinq, huit ou dix ans de sa jeunesse.

Je suis persuadé, si l’on me permet de parler de moi pour m’appuyer sur
un exemple qui m’est bien connu, que si j’ai un peu travaillé de
vingt-cinq à soixante-trois ans, c’est parce que je n’ai jamais réussi
qu’à moitié, et je me flatte, dans les examens et concours. Très curieux
de beaucoup de choses, je m’intéressais aux «matières du programme»,
mais à d’autres matières aussi et le programme était négligé. J’étais
reçu; j’étais refusé, plus souvent; en définitive, j’ai atteint la
vingt-sixième année, en retard sur mes contemporains, mais non surmené,
non fourbu et point du tout dégoûté du travail intellectuel. Je
reconnais que quelques-uns de mes camarades, qui n’ont jamais manqué un
examen et qui les ont passés tous très brillamment, ont travaillé tout
autant que moi jusqu’à la soixantaine mais ils sont extrêmement rares.

Chose curieuse, les résultats, non point désastreux sans doute, mais
évidemment assez mauvais, de ce système examinatoire ne font pas qu’on
l’abandonne, ce qui, du reste, serait excessif; mais ils font qu’on
l’aggrave et qu’on le complique. Les examens de droit, les concours
d’agrégation de droit, les concours d’internat aux hôpitaux sont
beaucoup plus «lourds» qu’autrefois, demandent un effort matériel
beaucoup plus grand, sans demander et sans prouver une plus grande
valeur intellectuelle. En vérité j’en viendrai à dire: les examens ne
sont plus qu’une preuve de santé; mais ils prouvent bien la santé;
autant au moins qu’ils la détruisent.

Un exemple que je connais bien. Il faut pour être professeur remarqué,
professeur notable, de l’enseignement secondaire, être bachelier,
licencié, agrégé, docteur. C’est déjà chose qui compte, Cela fait _dix_
examens ou concours: deux pour le baccalauréat première partie, deux
pour le baccalauréat seconde partie, deux pour la licence, deux pour
l’agrégation, deux pour le doctorat. Or cela n’a point paru suffisant.
On a remarqué qu’entre le baccalauréat seconde partie et la licence il y
a normalement, deux ans; qu’entre la licence et l’agrégation il y a
normalement deux ans; qu’entre l’agrégation et le doctorat il y a
normalement trois ou quatre ans. Voyez-vous le péril! Entre la licence
et l’agrégation, sans aller plus loin pour le moment, le futur
professeur a deux ans à lui. Et c’est-à-dire que pendant la première de
ces deux années il travaille seul! Il travaille librement, il se
développe comme il l’entend, sans préoccupation d’examen au bout de ses
douze mois, sans servitude de programme! Cela fait frémir. Cela fait
redouter que le jeune homme, ou se repose et souffle un peu, ou se
developpe dans le sens de ses facultés personnelles ou de ses goûts
personnels. La personnalité du candidat a une ouverture, un moment qui
lui est laissé pour intervenir! Il fallait empêcher cela.

On a créé un examen intermédiaire entre la licence et l’agrégation,
examen, sans doute, qui porte sur un travail choisi par le candidat
lui-même, il faut reconnaître cela; mais examen qui porte sur un travail
dont le sujet a dû être adopté par les professeurs, examen qui porte sur
un travail pour lequel le candidat a dû consulter les professeurs,
examen qui porte sur un travail auquel les professeurs ont dû plus ou
moins collaborer, examen, en somme, qui a eu, sinon pour but, du moins
pour effet d’empêcher, pendant une année périlleuse, la personnalité de
l’élève de se chercher, de se trouver et de se produire.

_Un examen par an pendant dix ans_, c’est l’idée du professeur moderne à
l’égard des professeurs en formation. Entre le baccalauréat seconde
partie et la licence, comme il y a deux ans, on s’apercevra bientôt
qu’il faut un examen à la fin de la première année et l’on créera _le
Certificat d’études intermédiaires-secondaires-supérieures_. Entre
l’agrégation et le doctorat, comme il y a quatre ans, on s’avisera
bientôt qu’il faut trois examens, destinés à démêler et reconnaître où
en est relativement à ses thèses le futur docteur et à l’aider à les
faire et à l’empêcher de les faire tout seul: premier examen, dit de
_Bibliographie de la thèse de doctorat_; deuxième examen, dit de
_Méthodologie doctorale_; troisième examen dit de _Préparation à la
soutenance_; enfin doctorat lui-même.

De la sorte, ce qu’il fallait obtenir, d’abord le disciple aura, de
dix-sept ans à vingt-sept ou trente ans, subi seize examens ou concours;
ensuite il n’aura jamais travaillé seul; il aura toujours travaillé, à
terme de douze mois, sur un programme, pour un examen, en vue de plaire
à tel ou tel professeur, se modelant et se composant sur leurs vues, sur
leurs conceptions, sur leurs idées générales, sur leurs manies, aidé par
eux, porté par eux, se laissant porter par eux et ne sachant jamais et
ne devant pas savoir, et ne voulant pas savoir, et en grand risque s’il
savait, et s’habituant pour la vie à ne pas savoir, ce qu’il pense par
lui-même, ce qu’il imagine par lui-même, ce qu’il cherche ou voudrait
chercher par lui-même et ce qu’il pourrait bien être lui-même. Il
s’occupera de cela après la trentaine.

Point de personnalité avant le moment où il est trop tard pour qu’elle
apparaisse, telle est la maxime.

D’où vient cette fureur? D’où vient cette _examinomanie_? D’abord, comme
bien vous pensez, c’est une simple _dandinomanie_. Dandin disait
obstinément: «Je veux aller juger.» Le professeur d’un certain âge veut
aller examiner. Il n’aime plus professer; il aime toujours examiner.
Cela est très naturel: professant, il est jugé; examinant, il juge. On
aime toujours mieux l’un que l’autre. Suer sous le harnais et se sentir
_examiné_, apprécié, discuté, compulsé, un peu raillé par un auditoire
d’étudiants et d’amateurs, ne laisse pas, à un certain âge, d’être
pénible; examiner, trôner dans la majesté de juge, n’avoir qu’à
critiquer et n’avoir pas à produire, n’intervenir que quand le
justiciable bronche et pour lui faire remarquer qu’il choppe; il y a
plus, tenir toute l’année l’étudiant sous la salutaire intimidation de
l’examen si proche qu’il a à subir et de l’aide qu’il a à attendre et à
solliciter de vous et du besoin où il est de ne pas vous déplaire; tout
cela est agréable et compense bien des ennuis du métier. L’examinomanie
se compose moitié de la terreur d’être examiné, moitié de l’allégresse
d’examiner les autres.

Il y a cela; il y a autre chose. L’éclosion et le développement précoces
de l’originalité, voilà ce que redoutent étrangement les examinomanes.
Ils ont horreur de l’autodidacte. Ils ont horreur de celui qui croit
penser par lui-même et qui cherche par lui-même à vingt-cinq ans. Ils
veulent couver aussi longtemps que possible le jeune esprit et ne le
laisser marcher de ses propres jambes que très tard et je permets au
railleur de dire: quand ses jambes seront authentiquement
atrophiées.--Ils n’ont pas tout le tort. L’autodidacte volontaire est le
plus souvent un orgueilleux, un esprit vain, qui prend pour plaisir de
penser par lui-même, la volupté de mépriser la pensée des autres. Mais
il n’en est pas moins que c’est _parmi_ les autodidactes que se trouvent
les esprits vigoureux qui aborderont vaillamment le domaine de la
connaissance et qui l’étendront. La question est donc de savoir s’il
vaut mieux, en favorisant les mauvais autodidactes, ménager et conserver
les bons, ou, en contrariant et contenant les mauvais autodidactes, tuer
les bons. Je suis tout à fait pour le premier de ces deux partis. Il
vaut mieux laisser aller, un peu, tout le monde, moyennant quoi les
esprits faussement originaux s’égareront et il ne m’importe guère; et
les esprits véritablement originaux s’épanouiront et se déploieront dans
leur force.

Mais ici--voyez comme l’esprit démocratique s’introduit
partout--intervient la question numérique: «Dix fois plus nombreux, me
dit-on, sont les faux originaux que nous sauvons d’eux-mêmes en les
disciplinant que les vrais originaux à qui peut-être nous coupons les
ailes.»

Je réponds qu’en choses intellectuelles les questions de chiffres ne
comptent pas. Un esprit original étouffé est une perte qui n’est pas
compensée par dix sots préservés d’être ultra-sots. Un esprit original
laissé libre de l’être vaut mieux que dix sots à moitié contenus et
réprimés.

Nietzsche dit très bien: «L’éducation moderne consiste à étouffer
l’exception en faveur de la règle; ... elle consiste à diriger les
esprits loin de l’exception du côté de la moyenne.» Elle a tort. Je ne
dis pas qu’elle devrait faire le contraire. Oh! non! Loin de là! Son
office n’est pas de solliciter l’exceptionnel et de l’aider à naître. Il
naît tout seul et il n’a pas besoin d’être flatté. Mais son office n’est
pas non plus d’avoir la terreur de l’exceptionnel et de prendre tous les
moyens possibles, même en vérité les plus barbares ou les plus
fastidieux, pour l’empêcher, aussi longtemps que possible, de se
produire.

L’éducation doit tirer de la médiocrité tout ce qu’elle peut, respecter
l’originalité autant qu’il se peut, pousser la médiocrité à
l’originalité, jamais; ramener l’originalité à la médiocrité, jamais.

Comment tout cela? Par une intervention discrète toujours; par la non
intervention quelquefois.

Elle est en ce moment extrêmement loin de la non-intervention et même de
l’intervention discrète.

Et c’est ainsi que ce qu’on a inventé pour sauver la compétence
contribue sensiblement à faire triompher son contraire. Ces victimes de
l’examen sont des compétents comme savoir, comme instruction,
comme technique. Ils sont incompétents en tant que valeur
intellectuelle,--souvent même, quoique moins et moins souvent,--en tant
que valeur morale.

En tant que valeur intellectuelle ils n’ont, très souvent, aucune
initiative cérébrale. La leur a été repoussée, cachée, aplatie. Si elle
a existé elle n’existe plus. Ils ne sont plus, pour toute leur vie, que
des instruments. On leur a appris beaucoup de choses; mais surtout
l’obéissance intellectuelle. Ils continuent d’obéir intellectuellement,
leur cerveau est un rouage bien fait, une courroie de transmission bien
fabriquée et bien installée. «La différence entre le roman et le drame,
disait Brunetière, c’est que dans le drame le personnage agit et que
dans le roman il est agi.» Je ne sais pas si c’est vrai; mais du
fonctionnaire on peut dire que, le plus souvent, il ne pense pas; il est
pensé.

Ils sont incompétents encore, quoique moins et moins souvent, en tant
que valeur morale. Par l’exercice de l’obéissance intellectuelle on les
a habitués à l’obéissance morale et ils sont, pour la plupart, peu
entraînés à l’indépendance. Et voyez comme tout s’accorde bien, trop
bien. Cette cooptation éliminatoire, dont j’ai parlé, des
fonctionnaires, elle s’arrête, comme j’ai dit, à l’entrée en fonctions.
A partir de ce moment c’est uniquement du gouvernement que dépendra le
fonctionnaire; or c’est à une dépendance absolue à l’égard de qui le
dirige que le fonctionnaire aura été préparé pendant dix ans par son
éducation. C’est bien; c’est un peu trop bien. Il serait bon que
l’éducation du fonctionnaire lui eût laissé, avec un peu d’originalité
d’intelligence, un peu, aussi, d’originalité de caractère.

On a cherché, très consciencieusement aussi et même avec une très belle
ardeur, un autre remède aux défauts de la démocratie, un autre remède à
son incompétence. On a dit: «La foule est incompétente; soit, il faut
l’éclairer. L’enseignement primaire largement répandu est la solution de
toutes les difficultés, est la solution même de toutes les questions.»

Les aristocrates se divertirent un peu là-dessus: «Comment donc,
s’écrièrent-ils et quelle est cette contradiction? Vous êtes démocrates
et c’est-à-dire que vous attribuez l’excellence politique, la «vertu
politique», comme nous disions autrefois, à la foule, c’est-à-dire à
l’ignorance. Pourquoi donc voulez-vous éclairer la foule, c’est-à-dire
lui faire perdre la vertu qui fait selon vous son excellence?»--Les
démocrates répondirent que la foule était déjà très préférable aux
aristocrates telle qu’elle était et qu’elle le serait plus encore quand
elle aurait de l’instruction. On résout les contradictions par des _a
fortiori_.

Tant y a que les démocrates s’attelèrent vigoureusement à l’œuvre de
l’instruction du peuple. Le résultat est d’abord que le peuple est
beaucoup plus instruit qu’autrefois et je suis de ceux qui estiment que
ce résultat est excellent. Mais le résultat est ensuite que le peuple
est saturé d’idées fausses et ceci est moins réjouissant.

Les républiques anciennes ont connu les démagogues, c’est-à-dire les
orateurs qui poussent à l’extrême tous les défauts du peuple en les
parant de beaux noms et en le flattant lui-même. La grande démocratie
moderne a ses démagogues, ce sont les instituteurs. Ils sortent du
peuple, sont fiers de lui appartenir, de quoi l’on ne peut pas les
blâmer, ont pour tout ce qui n’est pas le peuple une certaine défiance,
sont d’autant plus peuple qu’ils sont intellectuellement les premiers
dans le peuple et ailleurs en rang secondaire; et ce qu’on aime le plus
ce n’est pas le groupe dont on est, mais le groupe dont on est le chef.
Ils sont donc profondément démocrates.

Jusque-là rien que d’acceptable. Mais ils le sont étroitement, parce
qu’ils n’ont qu’une demi-instruction, ou plutôt,--car qui a une
instruction complète ou même une grande instruction?--parce qu’ils n’ont
qu’une instruction rudimentaire. Or l’instruction rudimentaire rend
peut-être capable d’avoir une idée, mais surtout rend incapable d’en
avoir deux. L’homme d’instruction rudimentaire est toujours l’homme
d’une idée unique et d’une idée fixe. Il doute peu. Le savant doute
souvent, l’ignorant rarement, le fou jamais. L’homme à idée unique est à
peu près imperméable à tout raisonnement qui est étranger à cette idée.
Un auteur indien disait: «Tu peux convaincre le docte; tu peux
convaincre, plus difficilement, l’ignorant; le demi-savant jamais.»

On ne convainc pas l’instituteur. On le confirme dans sa conviction en y
adhérant; encore plus en la discutant. Il est prisonnier de sa doctrine.
Il ne la possède pas toujours très bien; mais il est possédé par elle.
Il l’aime de toute son âme comme un prêtre sa religion, parce qu’elle
est la vérité, parce qu’elle est belle, parce qu’elle a été persécutée
et parce qu’elle doit sauver le monde. Il n’est pas fâché qu’elle
triomphe; mais il serait heureux de se sacrifier pour elle.

Il est démocrate convaincu et démocrate sentimental. Sa conviction fonde
solidement son sentiment et son sentiment échauffe merveilleusement sa
conviction. Sa conviction le fait invincible à l’objection, son
sentiment le fait hostile à l’adversaire. Pour lui, l’homme qui n’est
pas démocrate a tort et de plus il lui est odieux. Il y a entre lui et
l’aristocrate la distance de la vérité à l’erreur et la distance plus
grande du bien au mal, de l’honnête au déshonnête. L’instituteur est
l’homme lige mystique de la démocratie.

Or, comme il est l’homme d’une seule idée, il est simpliste et comme il
est simpliste il est logique direct et logique à toute outrance, tout
droit et jusqu’au bout. Une idée qui n’est pas contrariée par quelques
autres et qui ne veut être contrariée par aucune va devant elle avec un
élan qu’elle ne réprime pas et que rien ne réprime et ses chemins sont
courts. Donc l’instituteur pousse jusqu’à leur point d’aboutissement
naturel et logique toutes les idées démocratiques.

Il développe, en pleine «raison raisonnante», tout ce qu’elles
contiennent et il lui paraît non seulement naturel, mais salutaire de
donner leur dernier développement comme le but et toutes leurs
conséquences comme des résultats. Tout ce dont le principe est bon est
bon lui-même et il n’y a que Montesquieu pour croire qu’une institution
bonne peut périr par l’excès de son principe.

En conséquence l’instituteur déduit les suites logiques des deux
principes démocratiques: souveraineté nationale, égalité; il les déduit
rigoureusement et il arrive aux conclusions suivantes.

Le peuple seul est souverain. Donc _il peut y avoir_ des libertés
individuelles et des libertés d’association; mais _il ne doit y avoir_
que les libertés individuelles et les libertés d’association que le
peuple permet. Les libertés ne peuvent être et ne doivent être que des
tolérances. L’individu peut penser à sa guise, parler à sa façon, écrire
à sa manière, agir à son gré; mais en tant seulement que le peuple le
lui permettra; car s’il le pouvait, soit absolument, soit même
limitativement, mais dans des limites qui seraient fixées par un autre
pouvoir que celui du peuple, c’est lui qui serait souverain ou c’est le
pouvoir qui aurait fixé ces limites qui serait souverain et ce ne serait
pas le peuple et il n’y aurait plus, il n’y aurait pas de souveraineté
nationale.

Cela revient à dire très simplement que la liberté est le droit de faire
tout ce qu’on veut dans les limites de la loi. Et qui fait la loi? c’est
le peuple. La liberté est donc le droit de faire tout ce que le peuple
permet qu’on fasse. Rien de plus. Au delà c’est la souveraineté de
l’individu qui commence et la souveraineté du peuple qui disparaît.

--Mais avoir la liberté de faire tout ce que le peuple permet qu’on
fasse et strictement ce que le peuple permet qu’on fasse, c’est être
libre comme sous Louis XIV; c’est n’être pas libre du tout.

--Soit. Il n’y aura pas de liberté si la loi ne permet pas qu’il y en
ait. Voulez-vous être libre contre la loi?

--Mais la loi peut être tyrannique; elle est tyrannique si elle est
injuste.

--La loi a le droit d’être injuste; ou la souveraineté du peuple serait
limitée; elle ne doit pas l’être.

--Des lois fondamentales, constitutionnelles, pourraient limiter cette
souveraineté du peuple pour garantir telles et telles libertés de
l’individu.

--Et le peuple serait lié! Et la souveraineté du peuple serait
supprimée. Le peuple ne peut pas être lié. La souveraineté du peuple
doit être intégrale et elle doit être intangible.

--Donc point de libertés individuelles?

--Celles que le peuple tolérera.

--Point de libertés d’association?

--Moins encore; car une association est une limitation, par elle-même,
de la souveraineté nationale. Elle a ses lois à elle, ce qui, au point
de vue démocratique, est un contre-sens, une absurdité et une
monstruosité. L’association limite la souveraineté nationale comme
ferait une ville libre, une place de sûreté; elle limite la nation, la
refoule, l’arrête à une porte. C’est un État dans l’État; où il y a
association, il y a autre chose d’organisé que le grand organisme
populaire. C’est comme un animal qui vivrait d’une façon indépendante
dans un animal plus grand et qui vivrait indépendamment de lui, en
vivant de lui. Il ne peut y avoir qu’une association, l’association
nationale, ou la souveraineté nationale est bornée, c’est-à-dire
détruite. Aucune liberté d’association ne peut exister.

Existeront les associations que le peuple tolèrera, toujours révocables,
toujours pouvant être dissoutes et détruites par lui; ou ce serait la
souveraineté nationale abdiquant et elle ne peut jamais abdiquer.

--Il existe au moins une association sacrée en quelque sorte et devant
laquelle la souveraineté populaire s’arrête; c’est la famille. Le père
est chef de ses enfants et les élève et les dirige comme il l’entend
jusqu’à ce qu’ils soient des hommes.

--Mais non! Voilà encore une limitation de la souveraineté nationale.
L’enfant n’appartient pas au père. S’il lui appartenait, au seuil de
chaque maison la souveraineté nationale s’arrêterait et ce serait
précisément qu’elle n’existerait nulle part. L’enfant, comme l’homme,
appartient au peuple. Il lui appartient en ce sens qu’il ne doit pas
faire partie d’une association qui penserait autrement que le peuple,
peut-être contrairement à la pensée du peuple. Il y aurait même un péril
à laisser un futur citoyen pendant vingt ans en dehors de la pensée
nationale, c’est-à-dire en dehors de la communauté. Figurez-vous cinq ou
six abeilles élevées à part et en dehors des lois, des règles, de la
constitution de la ruche; et figurez-vous que de ces groupes d’abeilles
il y en eût des centaines dans la ruche. Ce serait la ruche détruite.

La souveraineté du peuple doit pénétrer _surtout_ dans la famille, doit
nier surtout la liberté de l’association familiale, doit détruire
surtout l’association familiale. Elle doit laisser aux parents la
liberté d’embrasser leurs enfants; rien de plus; le droit de les élever
dans des idées peut-être contraires à celles de leurs parents appartient
au peuple, qui, là autant qu’ailleurs, peut-être plus qu’ailleurs, parce
que l’intérêt est plus grand, doit être souverain absolu.

Voilà ce que l’instituteur, avec une logique qui me semble inattaquable,
déduit du principe de la souveraineté nationale.

Du principe de l’égalité il déduit ceci: «Tous les hommes sont égaux par
la nature et devant la loi.» C’est-à-dire que, pour qu’il y eût justice,
tous les hommes devraient être égaux par la nature; et que, pour qu’il y
ait justice, tous les hommes doivent être égaux devant la loi.

Or ils ne sont pas égaux devant la loi et ils ne sont pas égaux par la
nature. Donc il faut qu’ils le deviennent.

Ils ne sont pas égaux devant la loi. Ils ont l’air de l’être, ils ne le
sont pas. L’homme riche, même en supposant parfaitement et strictement
intègres les magistrats chargés de rendre la justice, par ce seul fait
qu’il peut rémunérer largement avoués, avocats et témoins, par ce seul
fait qu’il intimide par sa puissance tous ceux qui pourraient déposer
contre lui, n’est point du tout l’égal du pauvre devant la loi.

Encore moins l’est-il devant la société, c’est-à-dire devant l’ensemble
des forces sociales constituées. A cet égard il sera «l’homme influent»,
«l’homme à relations», l’homme de qui personne ne dépend, mais que
personne n’aime à contrecarrer, à contrarier, à contreminer ni à
contredire. Il y a entre l’homme riche et l’homme pauvre, si égaux que
l’on prétende qu’ils soient devant la loi, la différence de celui qui
commande à celui qui est forcé d’obéir. L’égalité _réelle_, dans la
société, devant la société et même devant la loi, n’existera que s’il
n’y a ni riches ni pauvres.

Or, il y aura toujours des riches et des pauvres tant que l’héritage
existera. Abolition de l’héritage.

Mais l’héritage aboli, il y aura encore des riches et des pauvres.
L’homme qui aura rapidement fait sa fortune sera homme puissant
relativement à celui qui ne l’aura pas faite, et, remarquez-le, bien que
nous ayons aboli l’héritage, le fils de l’homme puissant, pendant toute
la vie de son père, sera puissant lui-même, si bien que, quoique nous
ayons aboli l’héritage, un privilège, même de naissance, existe encore
et l’égalité n’existe pas.

Il n’y a qu’un moyen pour qu’elle existe, c’est que personne ne possède
et que personne ne puisse acquérir. Le seul régime social aménagé pour
que personne ne puisse posséder et pour que personne ne puisse acquérir,
c’est le régime communautaire, c’est le communisme, c’est le
collectivisme. Le collectivisme ce n’est rien de très extraordinaire; le
collectivisme c’est l’égalité; et l’égalité c’est le collectivisme ou ce
n’est qu’un fantôme d’égalité et une hypocrisie d’égalité. Quiconque est
égalitaire convaincu et sincère et qui a réfléchi est forcé d’être
collectiviste. Bonald disait très spirituellement: «Savez-vous ce que
c’est qu’un déiste? C’est un homme qui n’a pas vécu assez longtemps pour
être athée.» Nous disons, nous: «Savez-vous ce que c’est qu’un démocrate
anticollectiviste? C’est un homme qui n’a pas vécu assez longtemps pour
être collectiviste, ou qui a vécu longtemps sans réfléchir et sans voir
ce qu’il y avait dans ses idées.»

--_Mais_ le collectivisme est une chimère; il est une utopie, il est
impossible.--Certainement il est impossible en ce sens que dans le pays
qui l’adopterait le ressort d’action serait brisé. Personne ne ferait
d’effort pour améliorer sa situation qui ne pourrait jamais être
améliorée. Le pays serait tout entier une de ces «mares stagnantes» dont
a parlé un ministre contemporain. Tout le monde étant fonctionnaire,
tout le monde réaliserait l’idéal du fonctionnaire ainsi défini par les
Goncourt: «Le bon fonctionnaire, j’entends celui qui unit la paresse à
l’exactitude», ce qui est une définition définitive. Et ainsi constitué
le pays serait conquis au bout de dix ans par un peuple voisin plus ou
moins ambitieux.

Cela est certain; mais qu’est-ce que cela prouve? Que le collectivisme
n’est impossible que parce qu’il n’est possible qu’établi dans tous les
pays à la fois. Eh bien, pour qu’il soit établi dans tous les pays à la
fois, il ne faut qu’une chose, c’est qu’il n’y ait plus de pays
distincts, c’est qu’il n’y ait plus de patries. Il ne faut certes pas
établir le collectivisme avant l’abolition des patries, puisque, ainsi
établi, il ne servirait à rien qu’à constituer la supériorité des
patries qui ne l’auraient pas adopté; il faut, sériant les questions,
d’abord abolir les patries, pour pouvoir ainsi établir le collectivisme.

_Aussi bien_, si les nations s’organisent _naturellement contre nature_,
si, instinctivement, elles s’organisent d’une manière hiérarchique,
c’est-à-dire aristocratique; si elles ont des chefs et des subordonnés,
des puissants et des inférieurs; c’est qu’il faut cela dans un camp et
que chacune sent qu’elle est un camp. Si chacune sent qu’elle est un
camp, c’est tout simplement qu’il y en a d’autres et qu’elle sent et
qu’elle sait qu’il y en a d’autres. Qu’il n’y en ait plus d’autres et
elle s’organisera, non plus contre nature, mais naturellement,
c’est-à-dire égalitairement, la nature n’étant pas égalitaire,
peut-être, mais tendant à l’égalité en ce sens qu’elle crée beaucoup
plus, infiniment plus d’égaux que de supérieurs.

Ainsi l’égalité exige l’abolition de l’héritage et l’égalité des biens;
l’égalité des biens nécessite le collectivisme et le collectivisme
postule l’abolition des patries. Nous sommes égalitaires, donc
collectivistes et par conséquent anti-patriotes.

Ainsi raisonnent avec une logique absolue, à mon avis irréfutable, avec
cette logique qui ne tient pas compte des faits et qui ne tient compte
que de son principe et que d’elle-même, la plupart des instituteurs.
Ainsi raisonneront-ils tous demain, s’ils continuent, comme il est
probable qu’ils continueront, à être de très bons dialecticiens.

Quant à _remonter_ et à se dire que, si la souveraineté nationale et
l’égalité mènent logiquement et impérieusement à ces conclusions, c’est
peut-être que la souveraineté nationale et l’égalité sont des idées
fausses et que c’est ce qui prouve qu’elles sont en effet des idées
fausses; il n’est pas très probable que telles seront leurs démarches,
parce que la souveraineté populaire et l’égalité, en même temps qu’elles
sont des idées générales, sont des sentiments.

Ce sont des sentiments devenus idées, comme, sans doute, toutes les
idées générales; et ce sont des sentiments très forts. La souveraineté
populaire est la vérité pour celui qui y croit, parce qu’elle doit être
vraie, parce qu’elle est une chose aussi majestueuse pour lui que César
dans toute sa pompe pour le romain ancien et que Louis XIV dans toute sa
gloire pour l’homme du XVIIe siècle.

L’égalité est la vérité pour celui qui y croit parce qu’elle doit être
vraie, parce qu’elle est la justice et parce qu’il serait infâme que la
justice ne fût pas la vérité. Pour le démocrate le monde monte peu à
peu, depuis qu’il existe, vers la souveraineté du peuple et l’égalité,
celle-ci contenant celle-là et celle-là destinée à fonder celle-ci et
ayant pour mission de la fonder, et l’une et l’autre c’est la
civilisation elle-même et l’une et l’autre non atteintes ou refoulées
c’est la barbarie.

Donc ce sont des dogmes. Un dogme est un sentiment puissant qui a trouvé
sa formule. De ces deux dogmes tout ce qu’on tire sans faute de logique
est vérité, que c’est un droit et un devoir de répandre.

Ajoutez à cela que l’instituteur est poussé dans le même sens par des
sentiments moins généraux; mais qui ont leur force eux-mêmes. Il est
placé dans une commune en face d’un prêtre, seul personnage, le plus
souvent, qui soit comme lui, dans cet endroit, un homme un peu instruit.
Rivalité, lutte d’influence. Or le prêtre, par suite de contingences
historiques, est un partisan plus ou moins chaud, de la monarchie
quelquefois, de l’aristocratie presque toujours. Il fait partie d’un
corps qui a été un ordre de l’État; il est persuadé que sa corporation
est un ordre de l’État encore, malgré tout. Si le régime est
concordataire, le régime reconnaît sa corporation comme corps de l’État
puisqu’elle la traite sur le même pied que la magistrature ou l’armée.
Si le régime est celui de la séparation de l’État et de l’Église sa
corporation lui paraît _encore plus_ être un ordre de l’État, puisque,
solidement organisée et dépassant même les frontières, elle forme un
personnage collectif qui, non sans péril, mais aussi non sans quelque
succès, entre souvent en conflit avec l’État lui-même.

Comme faisant partie d’une puissance historique qui est distincte de la
puissance nationale et qui n’est pas une délégation de la puissance
nationale, le prêtre ne peut pas manquer d’avoir, plus ou moins, plus ou
moins distinctement et consciemment, une mentalité aristocratique.

L’instituteur, son rival, s’est rejeté d’autant plus du côté des
principes démocratiques et il les embrasse avec une ferveur où il entre
autant de jalousie que de conviction. C’est lui surtout, plus qu’un
philosophe du XVIIIe siècle, parce qu’il a un plus grand intérêt,
d’animadversion et d’animosité, à le croire, qui croit que tout ce que
le prêtre enseigne est invention pure d’oppresseurs ingénieux qui ont
voulu brider et enchaîner le peuple, pour fonder à jamais leur
domination; et de là son ostentation d’idées philosophiques renouvelées
de Diderot et d’Holbach. Il est presque invraisemblable que, pour
l’instituteur, le prêtre ne soit pas un scélérat.

«L’athéisme est aristocratique», disait Robespierre se souvenant de
Rousseau. L’athéisme est démocratique, disent les instituteurs modernes.
D’où vient cette différence de jugement? De ce que le libertinage était
à la mode au XVIIIe siècle chez les grands seigneurs et la croyance en
Dieu unanime dans le peuple. De ce que les prêtres, de nos jours, pour
les raisons que j’ai dites et par souvenir des persécutions subies par
leur Église aux temps des premiers triomphes de la démocratie, sont
_restés_ aristocrates ou le sont _devenus_ plus qu’ils ne l’avaient
jamais été. L’athéisme est donc devenu démocratique comme arme contre
des déistes qui sont généralement aristocrates.

Il s’allie du reste assez bien, quoi que Robespierre en ait pu croire,
avec les sentiments généraux de la basse démagogie. N’être lié par rien,
n’être limité par rien dans sa souveraine puissance, voilà l’idée
maîtresse du peuple; ou plutôt que le peuple ne soit lié par rien, ne
soit limité par rien dans sa puissance souveraine, voilà l’idée
maîtresse du démocrate. Or Dieu est une limite, Dieu est un lien. De
même que le démocrate n’admet pas une constitution séculaire que le
peuple ne puisse pas détruire et qui lui interdise de faire des lois
mauvaises; de même que le démocrate n’admet pas, pour prendre la
terminologie d’Aristote, le gouvernement des _lois_, le gouvernement
d’une législation ancienne, arrêtant le peuple et le contenant dans sa
fabrication quotidienne de _décrets_; tout de même le démocrate n’admet
pas un Dieu qui a ses commandements, qui a sa législation, antérieure et
supérieure à toutes les lois et à tous les décrets et qui fait limite
aux velléités législatrices du peuple, à son omnipotence capricieuse, en
un mot à la souveraineté du peuple.

Après Sedan on demandait à Bismarck: «Maintenant que Napoléon est tombé,
à qui faites-vous la guerre?» Il répondit: «A Louis XIV.» Le démocrate,
interrogé sur son athéisme, pourrait répondre: «Je fais la guerre à
Moïse.»

De là l’athéisme des démocrates, de là l’athéisme des instituteurs. De
là la formule «ni Dieu ni maître», qui pour l’anarchiste ne demande
aucune correction ni supplément; qui pour le démocrate, doit être
modifiée ainsi: «Ni Dieu ni maître, que le peuple.»

A la fin d’un de ses grands discours politiques de 1849 ou 1850, Victor
Hugo disait: «... et il n’y aura plus que deux puissances: le peuple et
Dieu.» Le démocrate moderne croit savoir que, s’il y a un Dieu, la
souveraineté du peuple est atteinte, s’il y croit.

Et enfin l’instituteur est confirmé dans ses sentiments démocratiques,
dans tous ses sentiments démocratiques par la situation politique qu’on
lui a faite en France. C’est une chose étrange, c’est une anomalie
déconcertante, que les gouvernements du XIXe siècle (surtout, il faut
lui rendre cette justice, le gouvernement actuel) ont très grandement
respecté la liberté des professeurs de l’enseignement supérieur et de
l’enseignement secondaire et n’ont point respecté le moins du monde la
liberté des professeurs du peuple. Le professeur de l’enseignement
supérieur, surtout depuis 1870, peut enseigner exactement tout ce qu’il
veut, sauf l’immoralité et le mépris de la patrie et des lois. Il peut
même discuter les lois, à la seule condition de poser en principe qu’il
faut leur obéir tant qu’elles ne sont pas abrogées. La liberté de ses
opinions politiques, sociales et religieuses est complète. Elle n’est
entravée, quelquefois, que par les manifestations de ses étudiants. Le
professeur de l’enseignement secondaire jouit d’une liberté à très peu
près égale. Il n’est assujetti, et encore d’une façon très
latitudinaire, qu’à un programme d’études. Sur l’esprit dans lequel il
s’y meut il n’est quasi jamais inquiété. On lui fait confiance.

D’autre part, il n’est peut-être jamais venu à l’idée d’aucun
gouvernement de demander des comptes au professeur de l’enseignement
supérieur ou de l’enseignement secondaire sur la façon dont il vote aux
élections politiques; encore moins de le prier de faire de la propagande
en faveur des candidats agréables au gouvernement.

Quand on passe de l’enseignement secondaire à l’enseignement, on voit
tout changer. D’abord l’instituteur n’est pas nommé par ses chefs
naturels, par le recteur ou le ministre de l’instruction publique, il
est nommé par le préfet, c’est-à-dire par le ministre de l’Intérieur,
c’est-à-dire par le chef politique du gouvernement. En d’autres termes
cette nomination des fonctionnaires par le peuple, de quoi nous avons
parlé plus haut, elle a lieu ici avec un intermédiaire de moins. C’est
éminemment le ministre de l’Intérieur qui représente la volonté
politique nationale à telle date. Et c’est le ministre de l’Intérieur
qui, par ses préfets, nomme les instituteurs. C’est donc la volonté
politique nationale qui choisit les instituteurs. Impossible de mieux
leur dire, et voilà qui est bien, car il faut prévenir les gens, qu’ils
sont choisis au point de vue politique et qu’ils doivent se considérer
comme des agents politiques.

Et en effet ils ne sont pas autre chose ou plutôt ils sont autre chose;
mais ils sont surtout cela. Comme ils dépendent des préfets et que les
préfets dépendent beaucoup des députés, ce ne sont pas les députés qui
les nomment, mais ce sont les députés qui les font déplacer, qui les
font avancer, qui les font disgrâcier, qui, par des déplacements
multiples, peuvent les réduire à la famine, etc. Oh! Comme, étant donnée
la situation difficile et scabreuse où les met la main d’où part leur
nomination, il leur faudrait au moins la garantie très relative et
l’assurance, très faible du reste, mais enfin au moins cela, de
l’inamovibilité! Ils ne l’ont pas. Les professeurs de l’enseignement
supérieur l’ont, qui n’en ont pas besoin; les professeurs de
l’enseignement secondaire l’ont, de fait, à très peu près; l’instituteur
ne l’a pas.

Il est donc livré aux politiciens, qui en font un agent électoral, qui
comptent sur lui comme tel et qui lui pardonnent peu s’ils ont en vain
compté sur lui.

Il en résulte que la plupart des instituteurs sont démagogues parce
qu’ils veulent l’être et avec un entrain et une fougue admirables; et
que ceux qui ne tiendraient pas à être démagogues sont démagogues sans
le vouloir; mais parce qu’il faut qu’ils le soient.

D’autant plus, car ainsi vont les choses, que ceux qui n’auraient
aucunes dispositions à l’être le deviennent. «Il n’y a pas de
mercenaires dans la mêlée», disait Augier. Jetés, même quelquefois
malgré eux, dans la bataille, forcés au moins de paraître s’y mêler, ils
reçoivent des coups et, dès qu’ils en ont reçu, ils sont attachés à la
cause pour laquelle et au nom de laquelle ils les reçoivent. On finit
toujours par avoir les opinions qu’on vous attribue et, tenu pour
démagogue dès qu’il arrive dans son village, le jeune instituteur, forcé
de ne pas dire le contraire et mal reçu comme tel par le parti adverse,
est démagogue avec un commencement de conviction l’année suivante.

                   *       *       *       *       *

Ainsi la démocratie ne reçoit que les enseignements qui la confirment et
qui la renfoncent dans ses défauts.

Elle aurait besoin de ne pas se croire toute puissante, d’avoir des
scrupules sur sa toute puissance et de croire que cette toute puissance
doit avoir certaines limites; on lui enseigne sans réserve le dogme de
la souveraineté populaire sans limite.

Elle aurait besoin de croire un peu que l’égalité est tellement contre
nature qu’on ne peut pas corriger la nature jusqu’à établir «l’égalité
réelle» entre les hommes et que le peuple qui l’aurait établie, ce qui
est possible, subirait le sort des êtres qui voudraient vivre exactement
à contrepied des lois naturelles; on lui enseigne, ce qui est vrai, du
reste, que l’égalité n’existe pas si elle n’est pas complète, si elle
n’est pas intégrale et qu’elle doit s’appliquer aux fortunes, aux
situations sociales, aux intelligences, aux tailles et statures
peut-être et faire tout pour que le nivellement absolu soit réalisé.

Elle aurait besoin, puisqu’il est bien naturel qu’on ait peu de goût
pour les lourdes charges, qu’on renforçât en elle le sentiment
patriotique; on lui enseigne que le service militaire est un legs
douloureux d’un passé odieux et barbare et doit disparaître avant peu
aux rayons de la civilisation pacifique.

En un mot, pour parler comme Aristote, on lui verse la démocratie toute
pure comme les démagogues faisaient aux Athéniens; et où devrait être le
remède, de là part l’intoxication.

Ce même Aristote a un mot spirituel et profond sur l’égalité: «_C’est
dans les passions qu’il faut établir l’égalité plutôt que dans les
fortunes._» Et il ajoute: «Et cette égalité ne peut être que le fruit de
l’éducation donnée par les lois.» C’est bien cela. L’éducation ne
devrait tendre qu’à un but: ramener les passions à l’égalité, à
l’_équanimité_, à un certain équilibre de l’âme. Il se trouve que
l’éducation donnée à la démocratie moderne ne va pas tout à fait dans ce
sens mais va tout à fait dans le sens contraire.




XII

LE RÊVE


Quels seraient donc les remèdes que l’on pourrait apporter à cette
maladie moderne, le culte de l’incompétence intellectuelle, le culte de
l’incompétence morale? Quels sont, comme dit M. Fouillée, les principaux
moyens d’éviter les écueils dont les démocraties sont menacées? On pense
bien que je n’en vois aucun, puisque nous avons affaire à un mal qui ne
peut être guéri que par lui-même et à un mal qui se chérit.

M. Fouillée[1] propose une Chambre haute aristocratique, c’est-à-dire
qui représenterait toutes les compétences du pays, étant nommée par tout
ce qui dans le pays est constitué sur une compétence particulière:
magistrature, armée, université, Chambres de commerce, etc.

  [1] _Revue des Deux Mondes_ du 15 novembre 1909.

Rien de mieux; mais il faudrait que la démocratie y consentît et c’est
précisément de ces groupements de compétence qu’elle se défie, les
considérant, avec pleine raison du reste, dans un certain sens du mot,
comme des aristocraties.

Il propose encore une intervention énergique de l’État pour restaurer la
moralité publique: anti-alcoolisme, anti-jeu, anti-pornographie.

Outre que ce discours sent la réaction; car c’est proprement le
programme de «l’ordre moral» en 1873, il faut remarquer, comme du reste
M. Fouillée le reconnaît lui-même, que l’État démocratique ne peut guère
tuer ce qui le fait vivre, détruire les sources principales de ses
revenus. La démocratie, des représentants authentiques de la démocratie
elle-même l’ont reconnu, «n’est pas un gouvernement à bon marché»; elle
a toujours été instituée avec cette espérance et en partie dans le
dessein d’être un gouvernement économique et elle a toujours été
ruineuse, parce qu’elle a besoin d’un plus grand nombre de partisans
qu’un autre gouvernement, d’un moins grand nombre de mécontents qu’un
autre gouvernement; et que ces partisans, il faut les rémunérer d’une
façon ou d’une autre et que ces mécontents il faut les désarmer en les
achetant d’une manière ou d’une autre.

La démocratie, qu’elle soit ancienne ou qu’elle soit moderne, vit
toujours dans la terreur d’un tyran possible et qu’elle imagine comme
imminent. Contre ce tyran qui gouvernerait avec une minorité énergique,
elle a besoin d’une majorité immense qu’elle doit s’assurer par des
faveurs; et à ce tyran elle doit dérober les mécontents qui seraient ses
soutiens, en les désarmant par des faveurs plus grandes encore.

Elle a donc besoin de beaucoup d’argent. Elle le trouvera en dépouillant
la classe riche autant que possible; mais c’est une ressource très
limitée, la classe riche étant toute petite. Elle le trouvera plus
aisément, plus abondamment aussi, en exploitant les vices de tout le
monde, tout le monde étant un groupe très nombreux. De là ses
complaisances nécessaires pour les «cabarets», comme dit M. Fouillée,
«qu’il serait beaucoup plus dangereux pour elle de fermer que de fermer
les églises». Les besoins croissants, nul doute, comme le présage encore
M. Fouillée, qu’elle ne s’attribue le monopole des maisons de débauche
et des publications licencieuses, ce qui serait «faire fortune». Et,
après tout, les tolérer pour le bénéfice de quelques industriels ou se
les adjuger pour en tirer bénéfice soi-même, n’est-ce pas même chose
comme résultat moral; et opération financière bien meilleure dans le
second cas que dans le premier?

M. Fouillée assure encore que la réforme doit venir «d’en haut et non
pas d’en bas»; que «d’en haut et non pas d’en bas peut venir le
mouvement de régénération».

Je ne demande pas mieux; mais je demande comment cela pourrait se faire?
Tout, exactement, dépendant du peuple, qui, quoi, peut agir sur le
peuple excepté le peuple lui-même? Tout dépendant du peuple, par quoi
peut-il être mû, excepté par une force intime? Nous sommes,--puisque
nous causons avec un philosophe, nous pouvons nous servir de ces
termes,--en face d’un κινητής ἀκίνητος, d’un moteur qui donne le
mouvement mais qui ne le reçoit pas.

Un principe a disparu, un préjugé si vous voulez, le préjugé de la
compétence; on ne croit plus que ce soit celui qui sait une chose qui
doive s’occuper de cette chose ou être choisi pour s’en occuper. Dès
lors, non seulement mauvaise tractation de toutes choses; mais
impossibilité que l’on arrive par aucun biais à les bien traiter. On ne
voit pas de solution.

Nietzsche avait horreur, bien entendu, de la démocratie; seulement,
comme tous les pessimistes énergiques, comme tous les pessimistes qui ne
sont pas des _pococurante_, il disait de temps en temps: «Il y a des
pessimistes, résignés, lâches; de ceux-là nous ne voulons pas être»; et,
quand il n’en voulait pas être, il s’entraînait à voir la démocratie
avec des yeux bienveillants.

Alors, tantôt il disait, se plaçant au point de vue esthétique:
«fréquenter le peuple dont on ne peut se passer, non plus que de
contempler une végétation puissante et saine»; et quoique abominablement
contradictoire avec tout ce qu’il a dit de la «bête de troupeau» et de
la «bête de marécage», cette pensée a quelque sens. Elle signifie que
l’instinct est une force et que toute force, d’abord est intéressante à
contempler; ensuite doit avoir en elle une vertu d’action, un principe
de vie, un ressort d’extension.

Il est possible, quoiqu’il soit vague. En somme la foule n’est puissante
que de nombre et parce qu’il a été décidé que ce serait le nombre qui
déciderait. C’est un expédient; mais un expédient ne donne pas une force
réelle à qui n’en a pas. La force d’action est toujours à celui qui a un
dessein, qui le combine, qui le soutient, qui le prolonge et qui le
poursuit. Si celui-ci est précisément éliminé et réduit à l’impuissance
ou au minimum d’efficace, on ne voit pas bien ce que la foule, moins
lui, aura de force d’action. Il faudrait s’expliquer davantage.

D’autres fois Nietzsche se demandait s’il ne fallait pas respecter le
droit qu’après tout peut avoir la multitude à se diriger d’après un
idéal--il en est de plusieurs degrés--qui est le sien; devons-nous
refuser aux masses le droit de chercher leurs vérités et de croire les
avoir trouvées; leurs croyances vitales, les croyances de leur vie à
elles et de les avoir trouvées? Les masses sont le fondement de toute
humanité, les assises de toute culture. Privés d’elles, que
deviendraient les maîtres? Ils ont besoin qu’elles soient heureuses.
Soyons patients; souffrons que nos esclaves insurgés et pour un instant
nos maîtres inventent des illusions qui leur soient favorables...

Plus souvent, car il est revenu plusieurs fois sur cette idée, ramené à
son aristocratisme coutumier, il considérait la démocratie comme une
décadence, condition de l’avènement d’un aristocratisme futur: «Une
haute culture ne peut s’édifier que sur un terrain vaste, sur une
médiocrité bien portante et fortement consolidée» [1887. Dix ans plus
tôt il avait considéré l’esclavage comme ayant été la condition
nécessaire de la haute culture de la Grèce et de Rome]. En conséquence
le but unique, provisoire, mais pour longtemps encore, doit être
l’amoindrissement de l’homme; car il faut d’abord avoir une vaste
fondation sur laquelle pourra s’élever la race des hommes forts.
«L’amoindrissement de l’homme européen est le grand _processus_ que l’on
ne saurait entraver; il faudrait plutôt l’accélérer encore. C’est la
force active qui permet d’espérer l’ascension d’une race plus forte,
d’une race qui posséderait en excès ces qualités mêmes qui manquent à
l’espèce amoindrie, volonté, responsabilité, certitude, faculté de se
fixer un but...»

Mais comment, de la médiocrité et de la médiocrité sans cesse
croissante--telle que Nietzsche se la figure--de la masse, comment, par
quel procédé naturel ou artificiel, une nouvelle race d’élite
pourra-t-elle sortir? Nietzsche semble se rappeler la très
irrespectueuse théorie et très dénuée de piété filiale, par laquelle
Renan expliquait son génie à lui: «une longue série d’aïeux obscurs ont
économisé pour moi les vigueurs intellectuelles...» et il jette sur son
carnet ces «réflexions» un peu informes, d’où émane pourtant une
lumière: «Il est insensé de se figurer que toute cette victoire des
valeurs [les valeurs basses?] puisse être antibiologique; il faut
chercher à l’expliquer par un intérêt vital pour le maintien du type
«homme», dût-il être atteint par la prépondérance des faibles et des
déshérités. Peut-être, si les choses allaient d’une autre manière,
l’homme n’existerait plus.--L’élévation du type est dangereuse pour la
conservation de l’espèce. Pourquoi?--_Les races fortes sont des races
prodigues. Nous nous trouvons ici devant un problème d’économie._»

On entrevoit maintenant sur quoi Nietzsche compte ou s’efforce un moment
de compter; c’est bien sur un procédé naturel; c’est sur une sorte de
_vis medicatriæ naturæ_. En s’abaissant, en s’amoindrissant, les races
s’épargnent, se ménagent, s’économisent; et la quantité d’énergie, de
puissance intellectuelle et de puissance morale, de _valeurs_ humaines
étant supposée toujours la même dans l’humanité, les races qui se
traitent ainsi créent en elles-mêmes une réserve qui forcément
s’incarnera un jour dans une élite; elles créent donc en leur sein une
élite qui en sortira; elles se font grosses, inconsciemment, d’une
aristocratie qui jaillira d’elles pour les dominer.

Nous retrouvons toujours dans Nietzsche la théorie Schopenhaurienne du
grand trompeur qui mène le genre humain par le bout du nez et qui lui
fait faire, et comme agréable, ce qu’il ne ferait point s’il savait où
cela le mène. Il est possible: cependant, l’économie à outrance, si elle
peut mener à une réserve de forces, peut mener, peut-être plus sûrement,
à l’anémie; et d’annihiler les élites actuelles pour préparer les élites
futures, je ne sais pas si c’est un jeu inspiré par le grand trompeur
mais c’est un jeu qui paraît dangereux. Il faudrait être sûr, et qui
l’est? que le grand trompeur n’abandonne pas ceux qui s’abandonnent.

J’ai dit, sans songer à aucune mythologie métaphysique et ne songeant
qu’aux ambitieux qui nous entourent et ne songeant qu’à leur donner un
bon conseil: «Le meilleur moyen d’arriver est de descendre.» Il n’y a
rien de plus philosophique, me répond Nietzsche; c’est bien plus vrai
des peuples que des individus: le meilleur moyen pour les peuples de
devenir grands un jour, c’est de commencer par s’amoindrir.--Je doute un
peu. Il n’y a pas de raison solide pour que de la faiblesse
persévéramment cultivée sorte la force. Ni la Grèce, ni Rome, ne nous
donnent un exemple à l’appui et ni la démocratie républicaine d’Athènes,
ni la démocratie césarienne de Rome n’ont donné naissance à une
aristocratie, par économie prolongée de valeurs.

--Elles n’ont pas eu le temps.

--On peut toujours dire cela.

                   *       *       *       *       *

Mieux vaut peut-être chercher à enrayer la démocratie que d’accélérer le
processus de décadence pour qu’il aboutisse à une résurrection. Tout au
moins c’est ce qui se présente le plus naturellement à la pensée et ce
qui ressemble le plus au devoir.

Quand je dis enrayer la démocratie on pense bien que je veux dire faire
en sorte qu’elle s’enraye elle-même, puisque rien ne peut l’enrayer une
fois qu’elle a pris conscience de soi. Il ne faut songer qu’à la
persuader. Encore que ce soit la tentative la plus étrangement téméraire
que d’essayer de lui persuader autre chose que sa confiance en
elle-même, il ne faut songer qu’à la persuader, puisque tout autre
effort serait encore plus vain.

Il faut lui rappeler que les régimes périssent par l’abandon et aussi
par l’excès de leur principe, quoique ce soit une maxime très surannée;
qu’ils périssent par l’abandon de leur principe parce que leur principe
est la raison historique de leur naissance; et qu’ils périssent par
l’excès de leur principe parce qu’il n’y a pas un principe qui soit bon
tout seul et qui suffise, à lui tout seul, à la complexité de la machine
sociale.

Qu’est-ce que le principe d’un gouvernement? Ce n’est pas ce qui le fait
être tel ou tel; c’est «ce qui le fait agir», comme dit Montesquieu;
c’est «les passions humaines qui le font mouvoir». Or il est évident que
la passion de la souveraineté, que la passion de l’égalité et que la
passion de l’incompétence ne suffisent pas à donner à un gouvernement
une vie complète et une vie forte.

Il faut faire à la compétence sa part; disons mieux, il faut faire à la
compétence _une_ part; car je ne veux pas prétendre qu’elle ait un
droit, mais seulement qu’elle est une nécessité sociale. Il faut faire
une part à la compétence technique, à la compétence intellectuelle, à la
compétence morale, la souveraineté nationale dût-elle en être limitée,
et l’égalité dût-elle en souffrir.

Un élément démocratique est essentiellement nécessaire à un peuple; un
élément aristocratique, aussi, est essentiellement nécessaire à un
peuple.

Un élément démocratique est essentiellement nécessaire à un peuple, pour
que le peuple ne se sente pas uniquement passif, pour qu’il sente qu’il
est une partie et une partie importante du corps social, pour que ces
mots: «la nation, c’est vous; défendez-la» aient un sens; et autrement
le raisonnement des démagogues anti-patriotes serait juste: «à quoi bon
se battre pour ces maîtres-ci contre ces maîtres-là, puisqu’il n’y
aurait aucune différence, ces maîtres-là ayant remplacé ceux-ci?»

Il faut un élément démocratique dans le gouvernement d’un peuple pour
ceci encore qu’il est très dangereux que le peuple soit une énigme;
qu’il faut savoir ce qu’il pense, ce qu’il sent, ce qu’il souffre, ce
qu’il désire, ce qu’il craint, ce qu’il espère; et comme on ne peut le
savoir que par lui, il faut qu’il ait une voix quelque part et une voix
qu’on n’étouffe pas.

D’une façon ou d’une autre, par une Chambre qui soit à lui et qui ait
une grande part d’autorité; par la présence dans une Chambre unique d’un
nombre considérable de représentants du peuple; par des plébiscites
institués constitutionnellement comme nécessaires pour la révision de la
Constitution et pour les lois d’intérêt universel; par la liberté de
l’imprimerie et la liberté d’association et de réunion, ce qui ne serait
pas suffisant mais ce qui suffirait presque; il faut que le peuple
puisse faire savoir ce qu’il souhaite et puisse peser sur les décisions
du gouvernement, en un mot soit _entendu_ et soit _écouté_.

Mais il faut un élément aristocratique dans une nation et dans le
gouvernement d’une nation, pour que ce qu’elle a de précis ne soit pas
étouffé par ce qu’elle a de confus; pour que ce qu’elle a d’exact ne
soit pas obscurci par ce qu’elle a de vague et pour que ce qu’elle a de
volonté ne soit pas brouillé par ce qu’elle a de velléités capricieuses
ou incohérentes.

Cette aristocratie, quelquefois l’histoire la fait elle-même et dans ce
cas elle n’est pas mauvaise, ayant, caste plus ou moins fermée, des
traditions, et les traditions, plus que les lois, conservatrices des
lois du reste, étant ce qu’il y a de plus vivant, de plus vivace et de
plus fécond dans l’âme d’un peuple. Quelquefois l’histoire ne la fait
pas, ou, celle que l’histoire a faite ayant disparu, il n’y en a plus;
c’est alors que le peuple doit en tirer une de lui-même; et c’est alors
que le respect des services rendus, le respect des services rendus même
par les ascendants de l’homme à distinguer et à choisir, le respect des
compétences selon la fonction à donner à un homme, le respect, quelle
que soit la fonction à donner, de la valeur morale de l’homme à choisir,
sont des qualités que la démocratie doit se donner et doit savoir
conserver.

Ces qualités sont son aptitude acquise à prendre part au gouvernement;
ces qualités sont son adaptation au milieu social, à la machine sociale
et à l’organisation sociale. On peut dire que c’est par ces qualités
qu’_elle entre dans l’organisme dont elle est la matière_. Comme dit
très bien Stuart Mill, «on ne peut pas avoir une démocratie _habile_, si
la démocratie ne consent pas à ce que la besogne qui demande de
l’habileté soit faite par ceux qui en ont».

Donc ce qu’il faut, ce qu’il faudra toujours, même en régime socialiste,
où, comme je l’ai montré, l’aristocratie existera encore, mais,
seulement, sera plus nombreuse; ce qu’il faut, ce qu’il faudra toujours,
c’est un mélange de démocratie et d’aristocratie; et, quoiqu’il soit
bien vieux, mais parce qu’il avait examiné, et en naturaliste, cent
cinquante constitutions différentes, c’est toujours Aristote qui aura
raison.

Il est aristocrate, nettement, on l’a vu, mais ses conclusions
dernières, soit qu’il parle de Lacédémone, encore qu’il ne l’aime pas,
soit qu’il parle de Carthage, soit qu’il parle d’une façon générale,
sont bien que les meilleures constitutions sont encore les constitutions
mixtes. «Cependant il y aurait une manière d’avoir la démocratie et
l’aristocratie; ce serait de faire en sorte que les citoyens distingués
et la multitude eussent de chaque côté ce qu’ils peuvent désirer. Le
droit pour tous d’arriver aux magistratures est un principe
démocratique; n’admettre aux magistratures que les citoyens distingués
est un principe aristocratique.»

C’est ce mélange de démocratie et d’aristocratie qui fait une bonne
constitution. Mais il ne faut pas que cette constitution mixte soit une
simple juxtaposition, ce qui ne ferait que mettre en contact des
éléments hostiles. J’ai dit «mélange» et j’aurais dû dire «combinaison».
Il faut que, dans le maniement des affaires, aristocratie et démocratie
soient combinées.

Comment? Il y a quelque temps que je le dis et je ne demande que d’avoir
quelque temps encore pour le répéter. Un peuple sain est celui où
l’aristocratie est démophile et où le peuple est aristocrate. Tout
peuple où l’aristocratie est aristocrate et où le peuple est démocrate
est un peuple qui est destiné à périr promptement, parce qu’il ne sait
pas ce que c’est qu’un peuple, mais ne va pas plus loin qu’à savoir ce
que c’est qu’une classe et peut-être ne va pas même jusque-là.

Montesquieu admire beaucoup les Athéniens et les Romains pour la raison
suivante: «On sait qu’à Rome, quoique le peuple se fût donné le droit
d’élever aux charges les plébéiens, il ne pouvait se résoudre à les
élire; et quoique à Athènes on pût, par la loi d’Aristide, tirer les
magistrats de toutes les classes, il n’arriva jamais, dit Xénophon, que
le bas peuple demandât celles qui pouvaient intéresser son salut et sa
gloire.» Les deux faits sont exacts; seulement celui qui concerne
Athènes ne signifie rien, parce qu’à Athènes tout, exactement, se
décidait par plébiscite et que par conséquent les véritables magistrats
d’Athènes étaient les orateurs en qui le peuple avait confiance, qui
entraînaient ses décisions et qui réellement administraient la cité. A
Rome le même fait est de toute importance parce que c’étaient bien les
magistrats élus qui gouvernaient.

La Rome républicaine fut bien un pays à gouvernement aristocratique,
mais qui avait un élément démocratique; et cet élément démocratique,
jusqu’aux guerres civiles, fut profondément aristocrate; de même que
l’aristocratie, toujours ouverte, du reste, à l’accession du
plébéianisme, était profondément démophile.

L’institution de la clientèle, à quelque dégénérescence qu’elle dût
aboutir, est un phénomène à peu près unique je crois, qui montre à quel
point les deux classes sentaient la nécessité sociale, la nécessité
patriotique de s’appuyer l’une sur l’autre et d’être comme enracinées
l’une dans l’autre.

Le peuple où la plèbe est aristocrate et l’aristocratie démophile est le
peuple sain. Rome a réussi dans le monde parce qu’elle a eu pendant cinq
cents ans la santé sociale.

Le peuple aristocrate et l’aristocratie démophile, j’ai cru longtemps
que cette formule était de moi. Je viens de m’apercevoir, ce qui du
reste ne m’a nullement étonné, qu’elle est d’Aristote encore: «Voici le
serment que les oligarques prêtent maintenant dans quelques cités: «Je
jure d’être toujours ennemi du peuple et de ne jamais conseiller que ce
que je saurai lui être nuisible.» C’est tout le contraire qu’il faudrait
au moins affecter de dire et faire entendre. C’est une faute politique
qui se commet dans les oligarchies et aussi dans les démocraties; et là
où la multitude est maîtresse des lois, ce sont les démagogues qui la
commettent. En combattant contre les riches ils divisent toujours l’État
en deux partis opposés. _Il faut, au contraire, dans les démocraties
avoir l’air de parler pour les riches et dans les oligarchies il faut
que les oligarques semblent parler en faveur du peuple._»

C’est un conseil machiavélique. Aristote paraît persuadé que les
démocrates ne peuvent que _paraître_ parler pour les riches et que tout
ce qu’on peut demander aux oligarques c’est de _sembler_ parler en
faveur du peuple. Mais encore il comprend bien que pour la paix et le
bien de la cité telles doivent être les attitudes.

Il y a plus; il y a plus profond. Les aristocrates doivent non seulement
paraître, mais _être_ démophiles s’ils comprennent les intérêts de
l’aristocratie elle-même, qui doit avoir une base; les démocrates
doivent non seulement paraître, mais être aristocrates s’ils comprennent
les intérêts de la démocratie qui doit avoir un guide.

Cette réciprocité de bons offices, cette réciprocité de dévouement et
cette combinaison d’efforts sont nécessaires dans les républiques
modernes autant que dans les républiques anciennes. Ce n’est pas autre
chose que la synergie sociale. La synergie sociale doit être aussi forte
que la synergie familiale. Toute famille divisée périra, tout royaume
divisé périra.

J’ai peu parlé de la royauté qui n’entrait qu’indirectement dans mon
sujet. Si l’on a vu des royautés si fortes, c’est que le sentiment
royaliste éprouvé en commun par l’aristocratie et par le peuple
réalisait cette synergie sociale dont nous parlons; c’est qu’être dévoué
tous les deux à quelqu’un se ramène à être très dévoués l’un à l’autre
par la convergence des volontés. «_Eadem velle, eadem nolle amicitia
est._»

Il n’est pas besoin pour cela de la royauté. La royauté c’est la patrie
vue dans un homme. A voir la patrie en elle-même on peut et l’on doit
aboutir à la même synergie, à la même communauté et convergence des
volontés. Il faut que les petits aiment la patrie dans les grands et que
les grands aiment la patrie dans les petits; et que par suite les uns et
les autres veuillent les mêmes choses, repoussent les mêmes choses.
_Amicitia sit!_




TABLE


  Les Études contemporaines                  5

     I.--Principes des Régimes               7
    II.--Confusion des fonctions            32
   III.--Refuges de la Compétence           52
    IV.--Le Législateur compétent           59
     V.--Les Lois en Démocratie             76
    VI.--Incompétence gouvernementale       86
   VII.--Incompétence judiciaire            90
  VIII.--Autres Incompétences              119
    IX.--Mœurs générales                   154
     X.--Les Habitudes professionnelles    161
    XI.--Remèdes tentés                    171
   XII.--Le Rêve                           212




MAYENNE.--IMPRIMERIE DE CHARLES COLIN






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE CULTE DE L'INCOMPÉTENCE ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
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computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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