Initiation philosophique

By Émile Faguet

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Title: Initiation philosophique

Author: Émile Faguet

Release date: November 6, 2025 [eBook #77187]

Language: French

Original publication: Paris: Hachette, 1913

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


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  COLLECTION DES INITIATIONS

  INITIATION
  PHILOSOPHIQUE

  PAR ÉMILE FAGUET
  DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE


  HACHETTE & Cie
  79 Bd SAINT-GERMAIN, PARIS
  1913




COLLECTION DES INITIATIONS


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    INITIATION LITTÉRAIRE
    PAR M. FAGUET
    de l’Académie Française

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    de l’Académie Française

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VINGTIÈME MILLE

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.

Copyright by Hachette and Cº 1913.




INITIATION...


Ce volume est destiné, comme son titre l’indique, à tracer la voie au
débutant, à satisfaire déjà et surtout à exciter les premières
curiosités. Il donne une idée suffisante de la marche des faits et des
idées. Il mène le lecteur, un peu rapidement, des origines les plus
reculées aux derniers efforts de l’esprit humain.

Il peut être un répertoire commode auquel l’esprit se reportera pour
voir en larges traits l’esprit général d’une époque, ce qui la rattache
à celle qui la suit et à celle qui la précède. Il veut surtout être _un
cadre_ dans lequel s’inscriront commodément, au cours d’études
ultérieures, de nouvelles notions plus détaillées et plus approfondies.

Il aura rempli son dessein s’il excite aux recherches et aux méditations
et s’il y prépare d’une façon juste.




PREMIÈRE PARTIE

L’ANTIQUITÉ




CHAPITRE I

AVANT SOCRATE

LES PHILOSOPHES EXPLICATEURS DE L’ENSEMBLE DES CHOSES, DE LA CRÉATION ET
DE LA CONSTITUTION DU MONDE


La philosophie

La philosophie consiste à chercher l’explication de l’ensemble des
choses. Elle cherche donc quelles sont les premières _causes_ de tout et
aussi _comment_ toutes les choses sont et enfin _pourquoi_, dans quel
dessein, faites en vue de quoi les choses sont. C’est pourquoi, prenant
_principe_ dans tous les sens du mot, on l’a appelée la science des
premiers principes.

On a philosophé de tout temps. Les religions, toutes les religions sont
des philosophies. Ce sont même les plus complètes. Mais, en dehors des
religions, les hommes ont cherché les causes et les principes de tout et
essayé d’avoir des idées générales. Ces recherches en dehors des dogmes
religieux dans l’antiquité païenne, sont les seules dont nous nous
occuperons ici.


L’école ionienne: Thalès

L’École ionienne est la plus ancienne école philosophique connue. Elle
remonte au VIIe siècle avant Jésus-Christ. Thalès de Milet, physicien et
astronome, comme nous dirions de nos jours, croyait que la matière,
c’est-à-dire ce de quoi toutes les choses et tous les êtres sont faits,
est en perpétuelle transformation et que ces transformations sont
produites par des êtres puissants attachés à chaque portion de la
matière. Ces êtres puissants étaient des dieux. Tout, donc, était plein
de dieux. Sa philosophie était une mythologie. Il pensait, du reste, que
l’élément essentiel de la matière était l’eau et que c’était l’eau, sous
l’influence des dieux, qui se transformait en terre, en air et en feu et
que d’eau, de terre, d’air et de feu tout ce qui est dans la nature est
composé.


Anaximandre, Héraclite

Anaximandre de Milet, astronome lui aussi et géographe, croyait que le
principe de toutes choses était l’_indéterminé_, une manière de chaos,
où rien n’a de forme ni de figure, que du chaos sortent les choses et
les êtres et qu’ils y retournent pour en sortir encore. Une de ses
théories particulières était que les poissons étaient les plus anciens
des animaux et que tous les animaux étaient sortis d’eux par
transformations successives. Cette théorie a été remise en honneur, pour
un temps, il y a environ un demi-siècle.

Héraclite d’Éphèse, très obscur du reste et cette épithète était restée
attachée à son nom, voit toutes choses comme dans un écoulement
perpétuel, dans un _devenir_ indéfini. Les choses ne sont pas; elles
deviennent et sont destinées à devenir éternellement. Derrière elles,
cependant, il y a un maître éternel qui ne change pas. Lui ressembler,
autant que nous pouvons et c’est-à-dire autant qu’un singe peut
ressembler à un homme est tout notre devoir. Rester toujours calmes,
c’est-à-dire aussi immobiles que des êtres changeants peuvent l’être. La
légende populaire veut qu’Héraclite «pleurât toujours»; ce que nous
savons de lui tend à établir seulement qu’il était grave et n’aimait pas
les agités.


Anaxagore, Empédocle

Anaxagore de Clazomène, surtout physicien, vint s’établir à Athènes,
vers 470 avant Jésus-Christ, fut le maître et l’ami de Périclès, fut sur
le point d’être mis à mort, comme Socrate le fut plus tard, pour crime
d’indifférence à la religion des Athéniens et dut se réfugier à
Lampsaque, où il mourut. Comme Anaximandre il croyait que tout sort d’un
je ne sais quoi indéterminé et confus; mais il ajoutait que ce qui
faisait sortir les choses de cet état, c’était l’intelligence
organisatrice, l’esprit, comme chez l’homme c’est l’intelligence qui
tire les pensées du flottement cérébral et fait d’une idée confuse une
idée claire. Anaxagore a eu une influence presque incomparable sur la
philosophie grecque des temps classiques.

Empédocle d’Agrigente qui fut une sorte de magicien et de grand-prêtre
et pour ainsi dire de dieu, dont la vie et la mort sont du reste mal
connues, semble avoir été un cerveau très encyclopédique. La doctrine
des quatre éléments est de lui, et c’est-à-dire que les philosophes qui
l’avaient précédé donnaient pour principe unique des choses, les uns
l’eau, les autres l’air, les autres le feu, les autres la terre et que
lui les considéra tous quatre comme, à titre égal, les éléments premiers
de tout. Il croyait que le monde est mené par deux forces contraires:
l’amour et la discorde, ce qui veut éternellement unir et ce qui veut
éternellement séparer. A travers cette lutte un mouvement d’organisation
se fait, sans cesse retardé par la discorde, sans cesse favorisé par
l’amour et de ce mouvement sont sortis d’abord les végétaux, puis les
animaux inférieurs, puis les animaux supérieurs, puis les hommes. Il y a
dans Empédocle soit des souvenirs évidents de la religion du Persan
Zoroastre (opposition perpétuelle des deux grands dieux, celui du bien
et celui du mal) soit une coïncidence curieuse avec cette doctrine, qui
se retrouvera plus tard chez les Manichéens.


Pythagore

Pythagore paraît être né vers 500 avant Jésus-Christ, dans l’île d’Élée,
avoir beaucoup voyagé et s’être fixé enfin dans la Grande Grèce (Italie
méridionale). Pythagore, comme Empédocle, fut une espèce de mage ou de
dieu. Sa doctrine fut une religion, le respect dont il fut entouré un
culte, les habitudes qu’il imposa à sa famille et à ses disciples des
rites. Ce qu’il enseignait était que les véritables réalités, ce qui ne
change pas, étaient les nombres. La réalité à la fois fondamentale et
suprême est le _un_; l’être qui est un est Dieu; de ce nombre qui est un
dérivent tous les autres nombres qui sont le fond même des êtres, leur
raison intime, leur essence; nous sommes des nombres plus ou moins
parfaits; chaque chose créée est un nombre plus ou moins parfait. Le
monde, du reste, régi ainsi par des combinaisons de nombres a toujours
existé et existera toujours. Il se développe, seulement, selon une série
numérique dont nous n’avons pas la clef mais que nous pouvons
soupçonner. Quant à la destinée humaine elle est celle-ci: nous avons
été des êtres animés, hommes ou animaux; selon que nous aurons bien ou
mal vécu, nous revivrons dans les corps d’hommes supérieurs ou d’animaux
plus ou moins inférieurs. C’est la doctrine de la _métempsychose_, qui a
eu beaucoup de partisans chez les anciens, et même, d’une façon plus ou
moins fantaisiste, chez les modernes.

On attribue à Pythagore un certain nombre de maximes en vers, que l’on a
appelées les _Vers dorés_.


Xénophe, Parménide

Xénophe de Colophon est, lui aussi, un _unitaire_. Il n’admet qu’un Dieu
et paraît être de tous les philosophes anciens, le plus opposé à la
mythologie, à la croyance en des dieux multiples et ressemblant à des
hommes, doctrine qu’il méprise comme immorale. Il y a un Dieu éternel,
immuable, immobile, qui n’a pas besoin de se transporter d’un lieu à un
autre, qui est _sans lieu_ et qui gouverne tout par sa seule pensée.

Poussant plus loin, Parménide se dit que, si celui-là seul existe
réellement qui est un et qui est éternel et qui ne change pas, tout le
reste, non seulement lui est inférieur mais n’est qu’_apparence_ et que
nous tous, terre, ciel, végétaux, animaux, hommes, nous ne sommes qu’une
grande illusion, que fantômes, que mirage, qui disparaîtraient, qui
n’existeraient plus et qui n’_auraient jamais existé_ si nous pouvions
apercevoir l’être en soi.


Zénon, Démocrite

Zénon d’Élée, qu’il faut nommer surtout parce qu’il a été le maître de
ce Gorgias dont Socrate fut l’adversaire, était surtout un subtil
dialecticien en qui le sophiste apparaît déjà et qui embarrassait les
Athéniens par des arguments captieux, au fond desquels du reste apparaît
toujours ce grand principe: sauf l’Être éternel tout n’est qu’apparence;
sauf celui qui est tout, tout n’est rien.

Démocrite d’Abdère, disciple de Leucippe d’Abdère (de celui-ci on ne
sait rien), est l’inventeur de la théorie des atomes. La matière est
composée d’un nombre infini de petits corps indivisibles que l’on
appellera les atomes; les atomes, de toute éternité ou depuis le
commencement des choses, sont doués de certains mouvements par lesquels
ils s’accrochent les uns aux autres et s’agglomèrent ou se décrochent et
se séparent et de là la formation de toutes choses et la destruction,
qui n’est que désagrégation, de toutes choses. Notre âme elle-même n’est
qu’une agrégation d’atomes particulièrement ténus et subtils. Il est
probable que quand un certain nombre de ces atomes quittent notre corps
c’est le sommeil, que quand presque tous le quittent, c’est la mort
apparente (léthargie, catalepsie), que quand ils nous quittent tous
c’est la mort. Nous sommes en relations avec le monde extérieur par
l’afflux en nous d’atomes extrêmement subtils, reflets des choses,
apparences des choses, qui viennent se mêler aux atomes constitutifs de
notre âme. Il n’y a rien, du reste, dans notre intelligence qui n’y ait
été apporté par nos sens, et notre intelligence n’est que la combinaison
des atomes qui constituent notre âme avec les atomes que les choses
extérieures envoient, pour ainsi parler, dans notre âme.

Nous retrouverons les doctrines de Démocrite dans Épicure et dans
Lucrèce.




CHAPITRE II

LES SOPHISTES

LOGICIENS ET PROFESSEURS DE LOGIQUE ET D’ANALYSE DES IDÉES ET DE
DISCUSSION


Doctrine des sophistes

Les sophistes sont nés des Parménide et des Zénon d’Élée. Gorgias fut
disciple de celui-ci. A force de penser que tout est apparence sauf
l’Être suprême seul réel, on en vient très facilement à croire que tout
est apparence et aussi cet être là ou du moins, ce qui ne laisse pas de
revenir à peu près au même, que tout est apparence y compris l’idée que
nous pouvons avoir de l’Être suprême. Ne croire rien et démontrer qu’il
n’y a aucune raison de croire à quelque chose, c’est comme le point
central de tous les sophistes. Alors, direz-vous, il n’y a qu’à se
taire. Mais non, il y a à cultiver son esprit, seule chose de
l’existence de quoi nous soyons sûrs, pour le rendre habile, adroit et
fort.--Pourquoi?--Pour être un penseur habile, ce qui en soi est une
belle chose; pour être aussi un homme considérable et écouté dans sa
cité et arriver à la gouverner.

Aussi les sophistes donnent-ils surtout des leçons de psychologie, de
dialectique et d’éloquence. Ils enseignent du reste la philosophie; mais
pour démontrer que toute philosophie est fausse et que, comme dira
Pascal plus tard, se moquer de la philosophie est vraiment philosopher.
Ils semblent avoir été extrêmement intelligents, extrêmement instruits,
très sérieux malgré leur scepticisme et avoir rendu à la Grèce ce très
grand service de faire une analyse pénétrante, la première, de notre
faculté de connaître et des limites réelles, possibles ou probables, de
notre faculté de connaître.


Protagoras, Gorgias, Prodicos

Ils furent très nombreux, le goût de leur art, que l’on pourrait appeler
la critique philosophique, s’étant extrêmement répandu en Attique. On
peut croire, d’après Platon, qu’il y en eut de très médiocres et cela
est naturel; mais il y en eut qui furent évidemment de très grands
maîtres. Les plus illustres furent Protagoras, Gorgias et Prodicos de
Céos. Protagoras paraît avoir été le plus philosophe d’entre eux,
Gorgias le plus orateur et le plus professeur de rhétorique, Prodicos le
plus moraliste et le plus poète. Protagoras repoussait toute
métaphysique, c’est-à-dire toute recherche sur les causes premières et
sur l’ensemble des choses; et réduisait toute la philosophie à la
science de se gouverner en vue du bonheur et de gouverner les autres en
vue du bonheur. Comme Anaxagore, il fut banni de la cité à titre d’impie
et ses livres furent brûlés publiquement.

Gorgias semble avoir soutenu les mêmes idées avec plus de modération et
surtout moins de profondeur. Il prétendait surtout à former un bon
orateur. C’est lui, d’après Platon, que Socrate a le plus rigoureusement
poursuivi de ses sarcasmes.

Prodicos, que Platon lui-même a eu en estime, paraît avoir été le plus
préoccupé du problème moral. Le fameux apologue est de lui qui
représente Hercule ayant à choisir entre deux chemins dont l’un est
celui de la vertu et l’autre celui du plaisir. Comme Socrate devait
l’être plus tard, il fut en butte à la terrible accusation d’impiété et
subit la peine capitale. Les sophistes sont la date la plus importante
de l’histoire de la philosophie antique. Jusqu’à eux les systèmes
philosophiques étaient de vastes poèmes sur l’ensemble de toutes les
choses connues et inconnues. Les sophistes ont réagi contre ces
généralisations ambitieuses et précipitées où l’imagination avait le
plus de part et leur découverte a été de ramener la philosophie à son
vrai point de départ en affirmant qu’au moins la première chose à faire,
et avant tout autre, était de connaître notre esprit et le mécanisme de
notre esprit. Leur tort a été peut-être, en disant que c’était la
première chose à faire, de dire le plus souvent que c’était la seule;
reste encore qu’ils étaient tout à fait dans le vrai en assurant que
c’était la première.




CHAPITRE III

SOCRATE

LA PHILOSOPHIE RAMENÉE TOUT ENTIÈRE A LA MORALE ET LA MORALE CONSIDÉRÉE
COMME LE BUT DE TOUTE ACTIVITÉ INTELLECTUELLE


La philosophie de Socrate

Nous ne savons rien de Socrate si ce n’est qu’il est né à Athènes, qu’il
a beaucoup discuté dans les rues d’Athènes avec tout le monde et qu’il a
souffert et qu’il est mort sous les Trente Tyrans. De ses idées nous ne
savons rien parce qu’il n’a rien écrit et parce que ses disciples ont
été beaucoup trop intelligents, par suite de quoi on ne peut toujours
savoir si ce qu’ils ont dit comme ayant été pensé par lui, l’a été par
lui ou par eux. Ce qui semble certain c’est que ni Aristophane ni les
juges du procès de Socrate ne se sont complètement trompés en le prenant
pour un sophiste; car il procède d’eux. Il procède d’eux par réaction,
il est vrai, car évidemment leur scepticisme universel l’a effrayé; mais
il procède très bien d’eux directement aussi, car comme eux il se défie
extrêmement des anciens vastes systèmes philosophiques et à ces hommes
qui prétendaient tout savoir, il oppose son mot très probablement
authentique: «Je sais que je ne sais rien»; car, comme les sophistes, il
veut ramener la philosophie du ciel sur la terre, c’est-à-dire de la
métaphysique à l’unique étude de l’homme; car, comme les sophistes, il
restreint le champ et le délimite avec une sorte de modestie rigoureuse
et impérieuse qui ne laisse pas d’être méprisante à l’égard des
audacieux; car enfin, comme les sophistes, mais en ceci très analogue à
bien des philosophes antérieurs aux sophistes, il n’a évidemment qu’un
respect très modéré et très mêlé à l’égard de la religion de ses
compatriotes.

D’après ce que nous savons de Socrate par Xénophon, le moins imaginatif
sans doute de ses disciples, Socrate, comme les sophistes, réduisait la
philosophie à l’étude de l’homme; mais sa grande et incomparable
originalité consistait en ce que les sophistes voulaient que l’homme
s’étudiât pour être heureux, tandis que Socrate voulait qu’il s’étudiât
pour être moral, pour être honnête, pour être juste, sans se soucier du
bonheur. Tout, pour Socrate, devait converger vers la morale et
concourir à la morale et être subordonné à la morale comme à son but,
comme à sa dernière fin. Il s’appliquait sans relâche, dit Xénophon, à
examiner et déterminer ce que c’est que le bien et le mal, le juste et
l’injuste, la sagesse et la folie, le courage et la lâcheté, etc. Il
s’appliquait infiniment, dit Aristote, et en cela il était vrai
professeur de rhétorique autant que bon professeur de morale, à bien
définir, à bien préciser le sens des mots, pour qu’on ne se payât point
de termes vagues qui sont des illusions de pensée et pour que l’on
disciplinât rigoureusement son esprit de manière à en faire un preneur
de vrai.


Sa manière

Il avait des procédés de dialectique ou d’«art de conférer», comme dit
Montaigne, plus ou moins heureux, qu’il avait très probablement
empruntés aux sophistes, qui contribuèrent à le faire passer pour l’un
d’entre eux et qui eurent après lui et longtemps après lui une grande
vogue. Il «accouchait les esprits», comme il disait, c’est-à-dire il
croyait ou affectait de croire que les vérités sont à l’état latent dans
tous les esprits et qu’il ne s’agissait, patiemment, habilement, par des
investigations adroites, que de les en faire sortir. D’autre part, il
_interrogeait_ d’une manière captieuse, de manière à mettre
l’interlocuteur en contradiction avec lui-même et à lui faire avouer
qu’il avait dit ce qu’il n’avait pas cru dire, accordé ce qu’il n’avait
pas cru accorder; et il triomphait malicieusement de ces confusions.
Bref, il semble avoir été un Franklin spirituel et taquin et avoir
enseigné la vraie sagesse en se moquant de tout le monde. Les peuples
n’aiment jamais qu’on se moque d’eux et nul doute que le souvenir de ces
railleries n’ait été pour beaucoup dans le jugement inique qui le frappa
et que, du reste, jusqu’au dernier moment, il semble avoir provoqué.


Son influence

Son influence fut infinie. C’est à partir de lui que la morale devint
comme l’objet même, le dernier et suprême objet de toute philosophie,
devint la raison de la philosophie et, comme a dit Nietzsche, la Circé
des philosophes, c’est-à-dire celle qui les enchante, qui leur dicte à
l’avance ou qui modifie d’avance leurs systèmes en les effrayant sur ce
que leurs systèmes pourraient avoir d’irrévérencieux à son égard ou de
dangereux par rapport à elle. De Socrate à Kant et au delà, la morale a
été la Circé des philosophes et la morale est comme la fille spirituelle
de Socrate. D’autre part, son influence a été terrible pour la religion
antique en inclinant tous les esprits vers cette idée que la morale est
le seul digne objet de la connaissance et que les religions antiques
étant immorales ou d’une moralité très douteuse doivent être abandonnées
et méprisées des honnêtes gens. Le christianisme a combattu le paganisme
avec les arguments mêmes des disciples de Socrate, avec des arguments
socratiques. Philosophies et religions modernes sont toutes pénétrées de
socratisme. Quand nous avons dit que les sophistes sont la date la plus
importante de l’histoire de la philosophie antique, c’était parce qu’ils
ont enseigné à Socrate de chercher une philosophie qui fût tout humaine
et préoccupée uniquement du bonheur de l’homme, et cela devait amener un
grand esprit, et à la suite de très grands esprits encore à diriger
toute la philosophie et même toute la science humaine vers la recherche
du bien, le bien étant considéré comme la condition du bonheur.




CHAPITRE IV

PLATON

PLATON EST SURTOUT UN MORALISTE COMME SOCRATE MAIS IL REVIENT A DES
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR L’ENSEMBLE DES CHOSES ET IL S’OCCUPE DE
POLITIQUE ET DE LÉGISLATION


Platon disciple de Socrate

Platon était un élève de Socrate, comme Xénophon, mais Xénophon n’a
voulu être que le greffier de Socrate et Platon a été un disciple à la
fois très enthousiaste, très fidèle et très infidèle de Socrate. Il a
été disciple très fidèle de Socrate en ce qu’il n’a jamais cessé de
mettre la morale au tout premier rang des considérations philosophiques;
en cela il n’a pas varié. Il a été disciple infidèle de Socrate en ce
que, imaginatif, poète et admirable poète, il a reporté la philosophie
de la terre au ciel; il ne s’est pas interdit, et tout au contraire,
d’échafauder de grands systèmes sur l’ensemble des choses et
d’envelopper l’univers dans ses vastes et audacieuses conceptions. Il a
établi invinciblement la morale, la science du bien, comme la fin
dernière de toute connaissance, dans ses brillants et charmants
_Dialogues socratiques_; il a fait de grands systèmes dans tous les
ouvrages où il se donne comme parlant en son propre nom. Il était très
savant, n’ignorant rien de tout ce qu’avaient écrit les philosophes
antérieurs à Socrate, particulièrement Héraclite, Pythagore, Parménide,
Anaxagore. Il repensait tout cela et il pensait par lui-même avec une
force et une richesse d’esprit dont il semble bien qu’il n’y ait pas eu
d’autre exemple au monde.


Les «Idées»

Cherchant, à son tour, quelles sont les causes premières de tout et ce
qu’il y a d’éternellement réel derrière les apparences de ce monde
changeant, il croit en un seul Dieu, comme bien d’autres avant lui; mais
dans le sein de ce Dieu, pour ainsi dire, il place, il croit voir des
_Idées_, c’est-à-dire des types éternels de toutes les choses qui, en ce
monde, sont changeantes, transitoires et périssables. On entend bien ce
qu’il faisait par cette imagination toute nouvelle, si originale et si
puissante. Il remplaçait l’olympe du peuple par un olympe spirituel, la
mythologie matérielle par une mythologie idéaliste, le polythéisme par
un polyidéisme, si je puis ainsi parler, les dieux par des types.
Derrière tout phénomène, source, forêt, montagne, les Grecs voient un
Dieu, un être matériel, semblable à eux, plus puissant qu’eux. Derrière
tout phénomène, toute pensée, aussi, tout sentiment, toute institution,
derrière _quoi que ce soit_, Platon voit une idée, immortelle,
éternelle, indestructible, incorruptible qui vit dans le sein de
l’Éternel, dont tout ce qui est sous nos yeux n’est que le reflet
vacillant et trouble, et qui soutient, anime, conserve pour un temps
tout ce qui est sous nos yeux. Or avoir quelque connaissance de ces
_Idées_ c’est toute la philosophie. Comment peut-on en avoir quelque
connaissance? En s’élevant du particulier au général, en distinguant
dans chaque chose ce qui est son fond permanent, ce qu’elle a de moins
changeant, de moins variable, de moins circonstanciel. Par exemple, un
homme est un être bien complexe, il a mille sentiments divers, mille
idées diverses, mille façons d’être et de vivre. Quel peut être son fond
permanent? C’est sa conscience, qui elle, ne varie pas, ne se transforme
pas, dit toujours obstinément la même chose; le fond de l’homme, l’idée
éternelle dont chaque homme est ici le reflet, c’est la conscience du
bien; l’homme est une incarnation ici-bas de cette partie de Dieu qui
est le vouloir du bien; selon que de ce vouloir il s’écarte ou se
rapproche, il est moins homme ou plus homme.


La dialectique et la morale platonique

Cette méthode, pour s’élever jusqu’aux idées, est ce que Platon appelle
la dialectique, c’est-à-dire l’art de discerner. La dialectique discerne
le fond du superficiel, le permanent du transitoire, l’indestructible du
toujours détruit. Elle est la méthode philosophique par excellence qui
contient toutes les autres ou à quoi toutes les autres se ramènent. Sur
cette métaphysique et à l’aide de cette dialectique, Platon construisait
une morale extrêmement pure qui était simplement (comme on a dit plus
tard Imitation de Jésus-Christ) une _Imitation de Dieu_. Être aussi
semblable à Dieu qu’il le pourra, c’est tout le devoir de l’homme. En
Dieu résident les idées de vrai, de beau, de bien, de grand, de
puissant, etc. Réaliser relativement ces idées que Dieu réalise
absolument, c’est à quoi l’homme doit s’attacher. Dieu est le juste ou
la justice est dans le sein de Dieu et c’est la même chose: l’homme ne
peut pas être _le_ juste; mais il peut être _un_ juste, et c’est tout
dans un seul mot; car la justice contient tout ou si l’on préfère est le
caractère commun de tout ce qui vaut. La justice est le bien, la justice
est belle, la justice est vraie, la justice est grande en ce qu’elle
ramène tous les cas particuliers à une pensée générale, la justice est
puissante étant la force qui maintient opposée à la force qui détruit,
la justice est éternelle et invariable. Être un juste selon tous les
sens de ce mot est le devoir de l’homme et est sa destination propre.


L’immortalité de l’âme

Pour ce qui est de l’immortalité de l’âme et des récompenses et peines
d’outre-tombe, Platon est très réservé. Il n’y est ni opposé ni
formellement favorable. On sent qu’il aime à y croire plus qu’il n’en
est sûr. Il dit que «c’est une belle gageure à faire» et c’est-à-dire
que, dût-on perdre, il vaut mieux croire à ce gain possible que n’y
croire point. On peut du reste légitimement conclure et de certains
passages des _Lois_ et de la belle théorie de Platon sur la punition qui
est une expiation et sur l’expiation qui est une médecine de l’âme et
par conséquent un bien très désirable, que Platon, souvent, inclinait
très fort vers la doctrine des peines et récompenses posthumes, laquelle
suppose l’âme immortelle.


L’amour platonique

L’amour platonique dont on a tant parlé et dont par conséquent il faut
dire un mot au moins pour le définir est une des applications de sa
morale. Comme de toute chose l’idée de l’amour est en Dieu. Elle y est à
l’état pur, sans mélange d’idée de plaisir, puisque le plaisir est
essentiellement passager et périssable. L’amour en Dieu est simplement
la contemplation passionnée de la beauté (physique et morale); nous
ressemblerons à Dieu si nous aimons la beauté précisément de cette façon
et sans excitation ni trouble des sens.


La politique

Une des originalités de Platon c’est qu’il s’est occupé de la politique,
c’est qu’il a fait de la politique une partie de la philosophie, ce dont
on s’était peu avisé avant lui (je dis _peu_ seulement, parce que
Pythagore a été législateur) et dont on devait toujours s’aviser après
lui. Platon est aristocrate, sans doute parce que sa pensée générale est
telle, indépendamment des circonstances, ensuite peut-être parce qu’il
attribue les grands malheurs, auxquels il assiste, de sa patrie à la
démocratie athénienne, ensuite peut-être encore parce que la démocratie
athénienne a été violemment hostile et quelquefois cruelle aux
philosophes et tout particulièrement à son maître. Pour Platon, de même
que l’homme a trois âmes ou, si l’on veut, trois centres d’activité qui
le gouvernent, l’intelligence dans la tête, le courage dans le cœur et
l’appétit dans les entrailles, de même la cité est composée de trois
classes: les sages et savants en haut, les guerriers au-dessous, les
artisans et esclaves, plus bas. Les sages gouverneront; aussi bien les
peuples ne seront heureux que quand les philosophes seront rois ou quand
les rois seront philosophes. Les guerriers combattront pour défendre la
cité, jamais pour conquérir. Ils formeront une caste, pauvre, dure à
elle-même et redoutable. Ils n’auront aucune propriété individuelle;
tout leur sera commun, habitations, meubles, armes, femmes même et
enfants. Le peuple enfin vivant dans une stricte égalité, soit par
partage égal des terres soit par terres cultivées en commun, sera
maintenu rigoureusement dans la probité, l’honnêteté, la sévérité des
mœurs, la sobriété et la soumission. Les arts, sauf la musique guerrière
et les danses guerrières, seront éliminés de la cité. Elle n’a besoin ni
de poètes, ni de peintres, ni de musiciens qui corrompent les mœurs en
les amollissant et en faisant sentir à tous l’aiguillon secret de la
volupté. Toutes les théories, d’une part aristocratiques, d’autre part
tendant plus ou moins au communisme dérivent de la politique de Platon,
ou en procèdent ou y ressortissent.


Le maître de la philosophie idéaliste

Platon est pour tous les penseurs, même pour ses adversaires, le plus
grand nom de la philosophie humaine. Il est le grand maître de la
philosophie idéaliste, c’est-à-dire de toute la philosophie qui croit
que les idées gouvernent le monde et qui croit que le monde est un
acheminement vers une perfection qui est quelque part et qui lui donne
des ordres et qui l’attire; pour ceux-là même qui ne sont pas de sa
famille d’esprits, Platon est le plus prodigieux des penseurs qui ont
uni la sagacité psychologique, la vigueur dialectique, la puissance
d’abstraction et l’imagination créatrice, chez lui merveilleuse.




CHAPITRE V

ARISTOTE

SAVANT ENCYCLOPÉDIQUE. COMME PHILOSOPHE SURTOUT MORALISTE ET LOGICIEN


Aristote élève de Platon

Aristote de Stagire fut un élève de Platon et il s’en est souvenu, comme
font, d’ordinaire les meilleurs élèves, pour le combattre. Il fut
quelques années le précepteur d’Alexandre, fils de Philippe, celui qui
devait devenir Alexandre le Grand. Il enseigna longtemps à Athènes.
Après la mort d’Alexandre, en butte, à son tour, à l’éternelle
accusation d’impiété, il fut forcé de se retirer à Chalcis où il mourut.
Aristote est surtout un savant. Il voulut embrasser la totalité des
connaissances de son temps, ce qui était encore chose possible à la
grande rigueur et il y réussit. Ses ouvrages, infiniment nombreux, sont
le compte rendu de son savoir. Ils sont la _somme_ de toutes les
sciences de son époque. Nous n’avons à nous occuper ici que de ses idées
proprement philosophiques. Pour Aristote comme pour Platon, mais plus
précisément, l’homme est composé d’une âme et d’un corps. Le corps est
un composé d’organes, une mécanique bien faite; l’âme en est le but
final; le corps pour ainsi dire aboutit à l’âme, mais à son tour l’âme
agit sur le corps et est en lui non son but, mais son moyen d’action sur
les choses et le tout forme une harmonie pleine et continue. Les
facultés de l’âme sont ses divers aspects et ses diverses manières
d’agir; car elle est une et indivisible. La raison c’est l’âme
considérée comme pouvant concevoir ce qu’il y a de plus général et par
conséquent elle est en nous quelque chose d’intermédiaire entre nous et
Dieu. Dieu est unique; il est éternel, il a de toute éternité donné le
mouvement à la matière. Il est purement spirituel; mais tout est matière
sauf lui et il n’y a point, comme le voulait Platon, des _idées_,
personnages immatériels vivants, résidant en son sein. On peut voir ici
comme un progrès, en un certain sens, de Platon à Aristote, vers le
monothéisme: l’olympe des idées dans Platon était encore un polythéisme,
un polythéisme spirituel, mais encore un polythéisme; il n’y a plus de
polythéisme du tout dans Aristote.


Sa morale et sa politique

La morale d’Aristote tantôt se rapproche de celle de Platon, comme quand
il pense que le souverain bonheur c’est le souverain bien et que le
souverain bien est la contemplation de la pensée par la pensée, la
pensée se suffisant à elle-même, ce qui est bien, à très peu près,
l’imitation de Dieu que recommandait Platon; tantôt est au contraire
très pratique et presque médiocre, comme quand il la fait consister dans
un milieu entre les extrêmes, dans une juste mesure, dans un certain
tact, art plutôt que science et science pratique plutôt que conscience,
qui saura faire distinguer quelles sont les pratiques convenables à
l’honnête homme et homme bien né. Il est juste d’ajouter que dans le
détail et quand il décrit l’honnête homme pour ainsi dire, c’est à des
vertus, sinon sublimes du moins singulièrement élevées, tout compte
fait, qu’il nous convie.

Sa politique, très confuse (le livre qui la contient ayant été, selon
toute apparence, fait de pièces et de morceaux et de différentes parties
de son cours après sa mort), est surtout une revue des diverses
constitutions politiques qui existaient dans tout le monde grec. Les
tendances, car il n’y a pas de conclusions, en sont très aristocratiques
encore, mais moins radicalement aristocratiques que celles de Platon.


L’autorité d’Aristote

Aristote, à cause de son universalité, à cause aussi de ceci qu’il est
plus clair que son maître, à cause aussi de ceci qu’il dogmatise, non
pas toujours, mais le plus souvent au lieu de discuter et conférer, a eu
à travers toute l’antiquité et tout le moyen âge une autorité plus
grande que celle de Platon, une autorité qui était devenue (en dehors
des matières de foi) comme despotique et comme sacro-sainte. A partir du
XVIe siècle il a été remis à son rang qui est très beau encore et a été
considéré comme un des esprits, sinon les plus puissants, du moins les
plus vastes et du reste très loin encore d’être sans vigueur, qui aient
paru parmi les hommes. Pour certains il est comme une transition entre
le génie grec, extrêmement fin mais toujours poétique et toujours un peu
oriental, et le génie romain plus positif, plus dépouillé, plus
pratique, plus épris de réel et de science réelle.




CHAPITRE VI

DIVERSES ÉCOLES

DÉVELOPPEMENT A TRAVERS DIVERSES ÉCOLES DES IDÉES GÉNÉRALES DE SOCRATE,
PLATON ET ARISTOTE


L’école de Platon, Théophraste

L’école de Platon (en considérant Aristote comme n’étant pas précisément
de cette école) fut continuée par Speusippe, Polémon, Xénocrate, Cratès,
Crantor. Elle versa un peu, par un retour en arrière très différent du
mouvement d’Aristote, dans les idées pythagoriciennes dont Platon avait
été informé et aussi très amoureux souvent, mais non obsédé, et où il ne
s’emprisonna jamais.

Le plus brillant élève d’Aristote fut Théophraste, naturaliste,
botaniste et moraliste. Son grand titre de gloire pour la postérité, qui
ne connaît de lui que cela, est le petit livre des _Caractères_ qui a
servi de modèle à La Bruyère et avant lui à des poètes comiques de
l’antiquité et qui en effet est plein de finesse, de sel, et pour se
servir d’un mot très moderne qui convient exactement à cet antique,
d’_humour_.


Écoles de Mégare et d’Élis

Notons pour mémoire les écoles très célèbres, mais qui, manque de
textes, nous sont inconnues, de _Mégare_, que l’on appela «la
disputeuse» tant elle s’était marquée par son ardeur à la polémique, et
_d’Élis_ qui semble avoir versé dans les habitudes sophistiques de Zénon
d’Élée et de Gorgias.


L’école cynique, Antisthène, Diogène

Bien plus considérable, parce qu’une école qui ne sera rien de moins que
le stoïcisme en sortira ou paraîtra en sortir, est l’école cynique.
Comme il est arrivé assez souvent, les vagues commencements du stoïcisme
ressemblent très sensiblement à sa fin. Les stoïciens des derniers
siècles de l’antiquité étaient des espèces de moines mendiants, mal
vêtus, mal nourris, d’extérieur négligé, méprisant toutes les commodités
de la vie; les cyniques, au temps d’Alexandre furent cela même,
professant que le bonheur est la possession de tous les biens et que la
seule façon de posséder tous les biens est de savoir s’en passer. C’est
Antisthène qui fonda cette école ou plutôt cet ordre. Il avait été
l’élève de Socrate et il n’est pas douteux que son unique pensée fut
celle-ci: imiter Socrate, en l’exagérant. Socrate avait été pauvre,
avait méprisé la richesse, avait méprisé le plaisir et avait méprisé la
science. Le culte de la pauvreté, le mépris des plaisirs, des honneurs,
des richesses et la parfaite conviction que savoir quelque chose est
parfaitement inutile à l’homme, c’est tout Antisthène. Cela mène très
loin, du moins dans les esprits systématiques. Si tout est méprisable,
sauf la vertu individuelle, c’est le retour à la vie solitaire et
sauvage qui est préconisé; plus de civilisation, plus de société, plus
de patrie. Antisthène était dans ces idées où ses disciples et
successeurs furent encore plus; ils furent cosmopolites et anarchistes.
Le plus illustre de cette école, illustre surtout par son excentricité,
fut Diogène qui roulait sur les remparts de Corinthe le tonneau qui lui
servait de maison, allumait sa lanterne en plein jour sous prétexte de
«chercher un homme», se disait citoyen de l’Univers, était accusé
d’avoir été chassé de Sinope par ses compatriotes et répondait: «C’est
moi qui les ai condamnés à y rester», disait à Alexandre qui lui
demandait ce qu’il pourrait faire pour lui: «Que tu t’ôtes de mon
soleil; tu me fais de l’ombre».


Cratès, Ménippe, Aristippe

On cite encore Cratès de Thèbes, moins insolent et de meilleures
manières, aussi contempteur des biens de ce monde, et Ménippe le faiseur
de satires, dont Lucien, beaucoup plus tard, a fait le plus amusant
interlocuteur de ses amusants dialogues. En sens inverse, à la même
époque, élève de Socrate comme Antisthène, Aristippe fondait l’école du
plaisir, assurait que la seule recherche digne de l’effort de l’homme
était celle du bonheur et que se rendre heureux était son devoir; qu’en
conséquence, étant assez prouvé et même évident que le bonheur ne peut
pas nous venir du dehors, mais doit être cherché en nous, il faut
s’étudier, se bien connaître (et ceci est de Socrate) pour éprouver
quels sont les états d’âme qui nous donnent une jouissance durable,
solide, et s’il se peut permanente. Or la chercheuse et la trouveuse de
plaisirs solides c’est la sagesse, ou plutôt, il n’y a pas d’autre
sagesse que l’art de distinguer entre les plaisirs et de choisir avec
une grande finesse de discernement ceux qui sont vrais. La sagesse
consiste encore à dominer les malheurs par la maîtrise de soi pour
qu’ils ne nous atteignent pas et même les plaisirs tout en en jouissant
pour qu’ils ne nous dominent pas: «Possédons sans être possédés» était
une de ses devises qu’Horace a traduite ainsi: «Je tâche à soumettre les
choses à moi et non moi aux choses». Cette sagesse toute pratique et qui
n’est qu’un égoïsme bien entendu est celle d’Horace et de Montaigne et
que Voltaire à son tour mettra en vers quelquefois heureux.


L’école de Cyrène

Aristippe eut pour successeur à la direction de son école sa fille
Areté, puis son petit-fils. Les aristippistes ou cyrénaïques (l’école
s’étant fixée à Cyrène) méprisaient franchement les dieux et les
considéraient comme des inventions à effrayer les femmes et les petits
enfants. L’un d’eux, Évhémère, inventa la théorie, en partie très
fausse, en partie exacte, que tous les dieux sont simplement des héros,
des rois, des grands, divinisés après leur mort par la reconnaissance ou
la terreur des foules. Comme il arrive souvent, les théories
philosophiques étant essentiellement plastiques et prenant la forme du
tempérament qui les reçoit, tel cyrénaïque, Hégésias, a émis cette
doctrine que le souverain bonheur de l’homme est le suicide. En effet si
l’objet de l’homme est le bonheur, la vie donnant évidemment beaucoup
moins de bonheur que de peines, la philosophie du bonheur est de se
dérober à la vie et le seul bon parti est le suicide. Il ne paraît pas
qu’Hégésias ait donné la seule preuve de sincérité de cette doctrine
qu’on puisse donner quand on la professe.




CHAPITRE VII

L’ÉPICURISME

L’ÉPICURISME CROIT QUE LE DEVOIR DE L’HOMME EST DE RECHERCHER LE BONHEUR
ET QUE LE BONHEUR CONSISTE DANS LA SAGESSE


La philosophie morale

Continuant de sentir la forte impulsion que lui a donnée Socrate, la
philosophie va continuer longtemps à être presque exclusivement
philosophie morale. Seulement elle se bifurque très nettement.
Antisthène et Aristippe sont tous deux élèves de Socrate. D’Antisthène
sont nés les cyniques; d’Aristippe sont nés les philosophes du plaisir.
Des cyniques vont naître les stoïciens, des philosophes du plaisir les
épicuriens et ces deux grandes écoles vont presque se partager toute
l’antiquité. Commençons par les épicuriens, qui, chronologiquement, se
placent un peu avant les stoïques.


Épicure

Épicure, né à Athènes un peu après la mort de Platon, élevé à Samos par
ses parents qui avaient dû s’expatrier par suite de revers de fortune,
revenu à Athènes vers 305 avant Jésus-Christ, y fonda une école. C’était
personnellement un vrai sage, sobre, scrupuleux, contempteur du plaisir,
rigoureux pour lui-même, _pratiquement_ un stoïcien. Comme vue générale
sur le monde il enseignait à très peu près la doctrine de Démocrite: le
monde est composé d’une multitude d’atomes doués de certains mouvements
qui s’accrochent les uns aux autres et se combinent les uns aux autres
et il n’y a pas autre chose dans le monde. N’y a-t-il pas un premier
moteur, un être qui a mis tous ces atomes en mouvement bref _un_ Dieu?
Épicure n’y croit pas; Y a-t-il _des_ dieux, comme le croient les gens
du peuple? Épicure le croit; mais il estime que les dieux sont des
créatures supérieures, brillantes, heureuses, qui ne s’occupent pas du
monde, n’y interviennent pas et s’occupent encore moins, s’il est
possible, de l’humanité. Ils n’ont pas créé le monde, du reste, car
pourquoi l’auraient-ils créé? Par bonté, a dit Platon; mais il y a tant
de mal dans le monde que s’ils l’ont créé par bonté ils se sont trompés
et ce sont des sots; et s’ils ont permis volontairement le mal ce sont
des méchants; et donc il est charitable à leur égard de penser qu’ils ne
l’ont pas créé.


La morale épicurienne

Au point de vue de la morale, Épicure se rattache certainement à
Aristippe; mais avec la différence qu’il y a entre le plaisir et le
bonheur, Aristippe disait que le but de la vie est le plaisir
intelligent, Épicure dit que le but de la vie est le bonheur. Or le
bonheur est-il dans les plaisirs ou au contraire les exclut-il? Épicure
est parfaitement persuadé qu’il les exclut. Il dirait, comme lord
Beakonsfield: «La vie serait à peu près supportable, n’étaient les
plaisirs». Le bonheur pour Épicure est dans le «flegme» comme dirait
Philinte; il est dans le calme de l’esprit qui s’est rendu inaccessible
à tout mouvement de passion, qui ne s’irrite jamais, ne s’émeut jamais,
ne se chagrine jamais, ne désire jamais, ne redoute jamais. Pourquoi,
par exemple, craindrions-nous la mort? Tant que nous la craignons elle
n’est pas, dès qu’elle est nous ne la craignons plus; dès lors en quoi
est-elle un mal?--Mais, pendant la vie elle-même, les souffrances?--Nous
les augmentons beaucoup à nous en plaindre, à nous apitoyer sur
nous-mêmes. Si nous faisions le contraire, si quand elles nous torturent
nous nous rappelions les plaisirs passés et songions aux plaisirs à
venir elles seraient infiniment atténuées.--Mais de quels plaisirs peut
parler un homme qui met le bonheur dans l’exclusion des plaisirs? Les
_plaisirs_ du sage sont les satisfactions qu’il éprouve à s’assurer du
_bonheur_. Il a un plaisir quand il a dompté une passion pour se ramener
au calme; il a un plaisir quand il converse avec ses amis sur la nature
du vrai bonheur; il a un plaisir quand il a détourné un jeune homme des
folies passionnelles ou du désespoir et l’a ramené au repos d’esprit,
etc.--Mais que direz-vous des souffrances après la mort?--Qu’elles
n’existent pas. Il n’y a point de Tartare, parce qu’il n’y a pas
d’immortalité de l’âme. L’âme est matérielle comme le corps et meurt
avec lui.

On dira peut-être que cette morale, très grave, très austère se
rapproche plus du stoïcisme que de l’aristippisme. Cela est si vrai que
quand Horace confesse en souriant qu’il revient à la morale du plaisir,
il ne dit point, comme nous dirions: «Je sens que je deviens épicurien»,
il dit: «Je retombe aux préceptes d’_Aristippe_»; cela est si vrai que
Sénèque, stoïcien professionnel, cite à peu près aussi souvent, dans ses
leçons, Épicure que Zénon. Il ne faut pas tout à fait dire, mais on
pourrait dire sans se tromper très fort, que l’épicurisme est un
stoïcisme souriant et le stoïcisme un épicurisme renfrogné. Nous avons
changé dans l’usage courant de la langue le sens du mot épicurien en lui
faisant dire: adonné aux plaisirs. Il faut être averti qu’il n’y a pas
de contresens plus violent.


La vogue de l’épicurisme

L’épicurisme eut une vogue immense dans l’antiquité. Les principaux
professeurs d’épicurisme à Athènes furent Métrodore, Hernachus,
Polystrate, Apollodore. Pénétrant en Italie, l’épicurisme eut pour son
représentant le plus éclatant Lucrèce, qui du système fit un poème,
l’admirable _De natura rerum_, puis Atticus, Horace, Pline le Jeune,
cent autres. Il devint même une opinion politique: les césariens étaient
épicuriens, les stoïciens étaient républicains. Quand le christianisme
parut, l’épicurisme se trouva en opposition directe avec lui--et le
stoïcisme _aussi_; mais _beaucoup moins_. Au temps moderne l’épicurisme
a eu une renaissance, que nous verrons.




CHAPITRE VIII

LE STOÏCISME

LES PASSIONS SONT DES MALADIES QUE L’ON PEUT EXTIRPER ET QU’IL FAUT
EXTIRPER


La logique stoïcienne

Le stoïcisme existait comme en germe dans le cynisme (et du reste dans
Socrate) comme l’épicurisme dans Aristippe. Zénon fut élève de Cratès.
Très jeune il ouvrit une école à Athènes au Pécile. Le Pécile était un
portique; portique en grec se dit _stoa_, d’où le nom de stoïque. Zénon
professa trente ans ou un peu plus; puis, aux approches de la
vieillesse, se donna la mort. Zénon pensait, comme Épicure, comme
Socrate, que la philosophie ne doit être que la science de la vie et que
la science de la vie c’est la sagesse. La sagesse consiste à penser
juste et à agir bien; mais à ne penser juste que pour agir bien, ce qui
est tout à fait dans l’esprit de Socrate et ce qui élimine toute science
de curiosité, toute recherche sur la constitution du monde et l’ensemble
et même le détail des choses. En cela le stoïcisme est plus étroit que
l’épicurisme.

Par suite il faut à l’homme une _logique_ (les stoïciens sont les
premiers qui emploient ce mot) très nette, très ferme et très
rigoureuse. Armé de cet instrument et ne l’employant que pour se
connaître et pour se gouverner l’homme se fait sage. Le «sage» pour les
stoïciens est une espèce de saint, de surhomme comme on a dit depuis, et
très analogue à son Dieu. Il met tout son effort à assurer, à dompter et
à supprimer ses passions qui ne sont pas autre chose que «des maladies
de l’âme». Du côté du monde extérieur, il méprise tous les «fortuits»,
c’est-à-dire tout ce qui ne dépend pas de la volonté humaine et il les
considère comme n’existant pas: les maladies du corps, les douleurs, les
souffrances, les malheurs, les humiliations, ne sont pas des maux, ce
sont des choses indifférentes. Au contraire, les crimes et les fautes
sont tellement des maux qu’ils sont _également_ exécrables et que le
sage doit se reprocher la moindre faute à l’égal du plus grand crime,
doctrine paradoxale qui a excité la verve des adversaires, même
respectueux, des stoïciens et particulièrement de Cicéron.


Maximes des stoïciens

Leur maxime la plus fréquemment répétée était: «Abstiens-toi et
supporte»; abstiens-toi de tout mal, souffre toute agression et tout
prétendu malheur sans te révolter et sans te plaindre. Ils ont une autre
devise très répandue chez eux et par eux: «Vivre conformément à la
nature» qui ressemble singulièrement à une maxime épicurienne. Il faut
s’entendre. Cette maxime dans leur esprit a pour sens: adhérer librement
et respectueusement à l’ordre universel. Le monde est un Dieu qui vit
selon des lois qu’il s’est faites et dont nous ne sommes pas juges. Ces
lois nous entourent et nous emportent; elles nous blessent quelquefois.
Il faut les respecter et y adhérer, les vouloir même contre nous avec
une sorte de piété, vivre conformément à elles avec respect. Ainsi
compris, le _vivre conformément à la nature_ n’est pas autre chose qu’un
aspect du _supporte_.


Principaux stoïciens

Les principaux adeptes et les principaux maîtres du stoïcisme furent
avec et après Zénon, Cléanthe, Chrysippe, Ariston, Herillus en Grèce, à
Rome Caton, Brutus, un peu Cicéron, Thraséas, Épictète (grec du reste et
qui écrivait en grec), Sénèque, et enfin l’empereur Marc-Aurèle. Le
stoïcisme devint assez vite une religion ayant ses rites, ses
obédiences, ses pratiques ascétiques, ses directeurs de conscience, son
examen de conscience, et ses adeptes ayant un costume traditionnel,
longue barbe et long manteau. Il eut une influence considérable,
comparable (comparable seulement) au christianisme, mais qui ne pénétra
que les classes élevées et les classes moyennes de la société antique,
sans aller, ou infiniment peu, jusqu’au peuple. Comme l’épicurisme, le
stoïcisme eut une renaissance aux temps modernes par opposition au
christianisme, renaissance dont nous nous occuperons plus loin.




CHAPITRE IX

ÉCLECTIQUES ET SCEPTIQUES

PHILOSOPHES QUI VOULURENT N’APPARTENIR A AUCUNE ÉCOLE. PHILOSOPHES QUI
DÉCRIÈRENT TOUTES LES ÉCOLES ET TOUTES LES DOCTRINES


Les deux tendances

Comme il devait arriver et comme il arrive toujours la multiplicité des
sectes devait amener deux tendances, l’une qui consiste à prendre un peu
arbitrairement dans chaque secte ce que l’on y trouve de meilleur et
cela s’appelle _éclectisme_; l’autre qui consiste à penser qu’aucune
école n’a saisi le vrai et que le vrai est insaisissable et cela
s’appelle le _scepticisme_.


Les éclectiques. Plutarque

Les éclectiques qui ne forment pas une école, ce qui serait difficile
avec l’esprit qui les dirigeait, avaient ceci seulement de commun qu’ils
vénéraient les penseurs de l’ancienne Grèce et qu’ils avaient ou
s’efforçaient d’avoir des respects et des condescendances pour toutes
les religions. Ils vénéraient Socrate, Platon, Aristote, Épicure, Zénon,
Moïse, Jésus, saint Paul et aimaient à se figurer qu’ils étaient chacun
une révélation partielle de la grande pensée divine et ils s’essayaient
à concilier, en procédant par grandes lignes et par vues d’ensemble, ces
diverses révélations. Ils s’appelaient Moderatus, Nicomaque, Nemesius,
etc. Le plus illustre, sans qu’il soit le plus profond, mais son talent
littéraire l’a maintenu en lumière, est Plutarque. Son principal effort,
à lui, bien souvent renouvelé depuis, a été de concilier la raison et la
foi, je parle de la foi polythéiste. Voyant dans la mythologie des
allégories ingénieuses, il démontrait qu’à titre d’allégories recouvrant
et contenant des idées profondes, la raison d’un platonicien, d’un
aristotélicien, d’un stoïcien pouvait accepter tout le polythéisme. Les
éclectiques n’eurent pas beaucoup d’influence et ne plurent qu’à deux
familles d’esprits: à ceux qui aiment savoir plutôt qu’avoir une
conviction et qui trouvaient dans l’éclectisme une agréable variété de
points de vue; à ceux qui aiment croire un peu à tout et qui ont
l’esprit naturellement hospitalier et très peu ferme et qui ne sont pas
éloignés d’être sceptiques et que j’appellerai des sceptiques
affirmatifs par opposition aux sceptiques négatifs, des sceptiques
disant: «Mon Dieu, oui» par opposition aux sceptiques disant toujours:
«Plutôt non».


Les sceptiques. Pyrrhon

Les sceptiques proprement dits remontaient chronologiquement plus haut.
Le premier sceptique célèbre est contemporain d’Aristote. Il suivit
Alexandre dans sa grande expédition d’Asie. C’est Pyrrhon. Il tint école
assez obscurément, semble-t-il, à Athènes et eut pour successeur Timon.
Ces philosophes comme tant d’autres cherchaient le bonheur et ils
affirmaient qu’il était dans l’abstention de juger, dans l’esprit
restant en suspens, dans le ne rien dire (aphasie). Pyrrhon ayant
accoutumé de dire qu’il était indifférent de vivre ou d’être mort, si on
lui demandait: Alors pourquoi vis-tu?» répondait: «Mais précisément
parce qu’il est indifférent de vivre ou d’être mort». Comme on peut
croire, leur jeu favori était d’opposer les écoles entre elles, de
battre les unes par les autres, de montrer qu’elles étaient toutes
fortes dans ce qu’elles niaient et faibles dans ce qu’elles affirmaient
et de les renvoyer dos à dos.


La Nouvelle Académie

Le scepticisme, mais atténué, adouci et surtout moins agressif se
retrouva dans une école qui s’intitulait la Nouvelle Académie. Elle
prétendait se rattacher à Socrate, non sans quelque raison puisque
Socrate avait assuré que la seule chose qu’il sût était qu’il ne savait
rien et elle tenait essentiellement à ne rien affirmer. Seulement les
Académiciens croient qu’il y a des choses probables, plus probables que
d’autres et ils sont les fondateurs du probabilisme, qui n’est pas autre
chose que la conviction accompagnée de modestie. Ils étaient plus ou
moins modérés, selon leur tempérament personnel. Arcésilas l’était
beaucoup et se bornait à développer le sens critique chez son élève.
Carnéade était plus négateur et en arrivait ou revenait à être un
sceptique et un sophiste pur et simple. Cicéron, avec un certain fonds
de stoïcisme, a été l’élève des plus modérés, des nouveaux académiciens.


Énésidème, Agrippa, Empiricus

D’autres se fondaient sur l’expérience même, sur l’incertitude de nos
sensations et observations, sur tout ce qui peut nous «piper» et nous
faire illusion pour faire éclater combien la connaissance humaine est
_relative_ et misérablement partielle. Tel Énésidème, qu’on croirait que
Pascal a lu, tant Pascal, quand il n’est pas dans la foi et quand il
prend position de sceptique précisément pour établir qu’il faut se
réfugier dans la foi, donne exactement toutes les raisons d’Enésidème.
Tel encore Agrippa; tel encore Sextus Empiricus, si souvent critique de
la science qui démontre, comme, un peu, de nos jours M. Henri Poincaré,
que toutes les sciences et même les plus orgueilleuses de leur certitude
comme la mathématique et la géométrie reposent sur des conventions et
des «commodités» intellectuelles.




CHAPITRE X

LE NÉOPLATONISME

RETOUR A LA MÉTAPHYSIQUE. MÉTAPHYSICIENS IMAGINATIFS A LA MANIÈRE DE
PLATON MAIS AVEC EXCÈS


L’alexandrinisme

La métaphysique au milieu de tout cela, c’est-à-dire l’effort pour
comprendre l’ensemble des choses, semble un peu bas. Elle a une
renaissance au IIIe siècle de notre ère avec des Alexandrins (de là le
nom d’École alexandrine) qui vinrent professer à Rome avec le plus grand
éclat. L’alexandrinisme c’est un _néoplatonisme_, c’est-à-dire un
platonisme renouvelé et, dans la pensée de ses auteurs, agrandi.


Plotin

Plotin enseignait ceci: il y a Dieu et la matière, Dieu un, la matière
multiple et divisible. Dieu est inintelligible en soi et n’est compris
que dans ses manifestations. On s’élève, non pas à la connaissance de
lui mais au sentiment de lui, par une série de degrés qui sont comme la
purification progressive de la croyance et qui nous amènent à une sorte
d’union avec lui, comme serait celle d’un être avec un autre être qu’il
ne verrait pas mais de la présence duquel il ne douterait point. La
matière et c’est-à-dire tout l’univers est une émanation de Dieu, comme
le parfum est émanation d’une fleur. Tout n’est pas Dieu et il n’y a que
Dieu qui soit Dieu, mais tout est divin, tout participe de Dieu comme
toute pensée de nous participe de notre âme. Or si tout émane de Dieu,
tout, aussi, tend à y revenir, comme les corps nés de la terre, nourris
par la terre, mus par les forces qui leur viennent de la terre tendent à
revenir à la terre. C’est ce qui fait l’harmonie du monde. La loi des
lois c’est que tout morceau de l’univers venu de Dieu retourne à Dieu et
veut retourner à lui. L’univers est une émanation du parfait et un
effort vers la perfection. L’univers est un Dieu en exil qui a la
nostalgie de lui-même. L’univers est une dégradation de Dieu qui tend à
sa réintégration.

Comment se fait cette émanation de Dieu devenant matière? C’est un
mystère; mais on peut supposer qu’elle se fait par degrés successifs, De
Dieu émane l’intelligence, l’intelligence impersonnelle, qui n’est ni
l’intelligence de vous ou de moi, mais l’intelligence universelle,
répandue dans le monde entier et l’animant. De l’intelligence émane
l’âme, l’âme qui peut s’unir à un corps et devenir une personne. L’âme
est moins divine que l’intelligence qui elle-même était moins divine que
Dieu, mais elle l’est encore. De l’âme émane le corps auquel elle
s’unit. Le corps est moins divin que l’âme qui était moins divine que
l’intelligence, qui était moins divine que Dieu; mais il l’est encore,
car il a une forme, une figure, un dessin, marque et empreinte de
l’intelligence divine. Et enfin la matière sans forme est la plus
lointaine des émanations de Dieu et la plus basse des dégradations de
Dieu. Dieu _est_ en lui; il pense de pensée pure dans l’intelligence; il
pense de pensée mêlée et confuse dans l’âme; il sent dans le corps; il
dort dans la matière informe. Et le but de la matière informe c’est
d’avoir une forme, c’est-à-dire un corps; et le but du corps c’est
d’avoir une âme; et le but de l’âme c’est de s’unir à l’intelligence et
le but de l’intelligence c’est de se confondre avec Dieu.

Les âmes non unies à des corps contemplent l’intelligence et ont un
bonheur absolu. D’autres âmes non unies à des corps, mais sollicitées
par un certain instinct à s’unir à des corps, sont d’une nature ambiguë
très haute encore. Enfin les âmes unies à des corps (les nôtres) sont
très dégradées mais peuvent se relever et se purifier par la
contemplation de l’intelligence éternelle et par leur union relative
avec elle. Cette contemplation a plusieurs degrés, pour ainsi dire,
d’intensité, degrés que Plotin appelait des hypostases. Par la
perception nous entrevoyons les idées, par la dialectique nous les
pénétrons; par une dernière hypostase qui est l’extase, nous pouvons
quelquefois nous unir immédiatement à Dieu, vivre en lui.


Les élèves de Plotin

Plotin eut pour élèves et successeurs Porphyre, Jamblique, d’autres
encore. Porphyre ne fait guère qu’exposer la doctrine de son maître et
n’a d’originalité que comme logicien. Avec Jamblique et son école nous
assistons à un effort très intéressant pour relever le paganisme épuisé
et expirant, pour constituer un paganisme philosophique. Les philosophes
de l’école de Jamblique sont du reste des magiciens, des spirites, des
faiseurs de miracles, des hommes aussi antipositivistes que possible.
Quant à Jamblique lui-même, il essaie de concilier le polythéisme avec
le néoplatonisme en mettant au centre de tout un Dieu suprême, un Dieu
pour ainsi dire essentiel, _dont il fait sortir_ une foule de dieux
secondaires et de troisième ordre et de quatrième ordre, etc., depuis
ceux qui sont purement immatériels jusqu’à ceux qui sont inhérents à la
matière. Les subtiles divagations du néoplatonisme continuèrent,
obscurément, dans l’École d’Athènes, jusqu’au moment où elle fut fermée
et pour jamais, en 529, par l’empereur Justinien comme hostile à la
religion de l’Empire qui était à cette époque le christianisme.




CHAPITRE XI

LE CHRISTIANISME

IDÉES PHILOSOPHIQUES QUE LE CHRISTIANISME ACCUEILLE, ADOPTE OU CRÉE.
COMMENT IL DOIT DONNER UN TOUR NOUVEAU A TOUTE PHILOSOPHIE MÊME
ÉTRANGÈRE A LUI


La philosophie et la morale chrétiennes

Le Christianisme se répandit dans l’Empire par la propagande des apôtres
et tout particulièrement de saint Paul à partir de l’année 40 environ.
Ses succès furent extrêmement rapides, surtout parmi les hommes et les
femmes du peuple et gagna peu à peu les classes supérieures. Comme
philosophie générale, le christianisme primitif n’apportait absolument
que les dogmes hébraïques: unité de Dieu, Dieu providentiel,
c’est-à-dire intervenant directement dans les événements humains;
immortalité de l’âme et récompenses et peines d’outre-tombe (idée
récente chez les Juifs, mais cependant antérieure au christianisme).
Comme morale il apportait quelque chose de tout nouveau et de si beau
qu’il n’est pas très probable que l’humanité le dépasse jamais et qui
peut, incomplètement et imparfaitement, se résumer ainsi: amour de Dieu;
il ne faut pas seulement craindre Dieu, comme les païens et comme les
anciens Juifs; il faut l’aimer, il faut l’aimer passionnément comme un
fils son père et tout faire pour cet amour et en considération de cet
amour;--tous les hommes sont frères comme fils de Dieu et ils doivent
s’aimer comme des frères; aimez votre prochain comme vous-même, aimez
celui qui ne vous aime pas; aimez vos ennemis; ne soyez pas avide des
biens de ce monde, ni ambitieux, ni orgueilleux; car Dieu aime les
petits, les humbles, les souffrants et les misérables et il exaltera les
petits et il déprimera les superbes.

Rien de pareil n’avait été dit dans toute l’antiquité et il faut des
prouesses d’ingéniosité, du reste intéressantes, pour trouver dans les
sages anciens quelques linéaments seulement de cette doctrine.

Enfin comme politique, si l’on peut parler ainsi, le christianisme
apportait cette nouveauté: il y a deux empires, l’empire de Dieu et
l’empire humain; vous ne devez pas tout à l’empire humain; vous ne lui
devez très fidèlement que ce qu’il lui faut pour qu’il soit fort et
conserve la Société; en dehors de lui et cela fait, vous êtes sujet de
Dieu et ne devez compte qu’à Dieu de vos pensées, de vos croyances, de
votre conscience et sur cette partie de vous même l’État n’a aucun
droit, ni aucune autorité, si ce n’est usurpée et tyrannique; et il y
avait dans cette parole comme la charte de la liberté individuelle,
comme la charte des droits de l’homme.

Comme élément de sensibilité, enfin, le christianisme apportait
l’histoire d’un jeune Dieu, infiniment bon et doux, qui n’avait jamais
maudit, qui avait été infiniment aimé, qui avait été persécuté, qui
avait été trahi, qui avait pardonné à ses bourreaux et qui était mort
dans de grandes souffrances et qu’il fallait imiter (d’où est venue la
soif du martyre). Et cette histoire n’était pas en soi plus touchante
que celle de Socrate, mais elle était celle d’un jeune martyr et non
d’un martyr vieux et il y a là pour l’imagination et la sensibilité des
foules une très sensible différence.


Les succès du christianisme

La prodigieuse rapidité des succès du christianisme s’explique assez
aisément. Le polythéisme n’avait plus une grande influence sur les
foules et aucune doctrine philosophique n’avait trouvé le chemin des
foules, ni même ne l’avait cherché; le christianisme, essentiellement
populaire, aimant les humbles, aimant les petits, ayant tendance à les
préférer aux grands de la terre et à les considérer plus que ceux-ci
comme enfants de Dieu, fut reçu par les foules comme la seule doctrine
pouvant remplacer le polythéisme vermoulu et elles virent dans le
christianisme la religion qu’elles attendaient et dans les chefs du
christianisme leurs protecteurs et défenseurs.


Son évolution

Le christianisme évolua très rapidement et de grande doctrine morale
avec un minimum de métaphysique rudimentaire, devint, peut-être à tort,
une philosophie rendant compte ou voulant rendre compte de toutes
choses; pour ainsi parler il s’adjoignit une métaphysique qu’il emprunta
en grande partie à la philosophie grecque, en grande partie à la
tradition hébraïque. Il eut ses idées sur l’origine des choses et assura
que Dieu était éternel, mais que la matière ne l’était pas et que Dieu
l’avait créée de rien. Il eut ses idées sur l’essence de Dieu et le vit
en trois personnes ou hypostases, l’une aspect de Dieu comme puissance,
l’autre aspect de Dieu comme amour, et l’autre aspect de Dieu comme
intelligence. Il eut ses idées sur l’incarnation et l’humanisation de
Dieu, Dieu s’étant fait homme sans cesser d’être Dieu, en Jésus-Christ.
Il eut ses idées sur les rapports de l’homme avec Dieu, l’homme ayant
quelque puissance en lui d’épuration et de perfectionnement, mais ayant
toujours besoin d’un secours de Dieu pour se perfectionner (théorie de
la grâce) ce qu’il est nécessaire que l’homme croie; car sans cela il
serait d’une superbe insolente dans le sentiment de sa liberté. Il eut
ses idées sur l’existence du mal sur la terre, disant pour «justifier
Dieu» d’avoir permis le mal sur la terre que la terre était un lieu
d’épreuve et que le mal n’était qu’une manière de mettre l’homme à
l’épreuve et de savoir quels sont ses mérites. Il eut ses idées sur les
récompenses et peines d’outre-tombe et à l’enfer pour les méchants et le
ciel pour les bons qu’avait connus l’antiquité, il ajouta le purgatoire,
lieu à la fois de punition et de purification par la punition, idée
toute platonicienne que Platon a pu inspirer mais n’avait pas eue. Enfin
il fut toute une philosophie répondant et du reste d’une façon souvent
admirable à toutes les questions que se pose ou peut se poser
l’humanité.

Et cela, comme il arrive si fréquemment, lui a été une faiblesse et une
force: une faiblesse parce que, l’embarrassant de questions subtiles,
compliquées, inextricables dans lesquelles le genre humain se débattra
toujours, cela l’engageait dans des discussions sans fin où les raisons
mauvaises ou faibles données par tel ou tel fidèle compromettaient
l’ensemble de l’œuvre; une force parce que quiconque apporte une règle
de vie est à peu près obligé de l’étayer d’idées générales portant sur
l’ensemble des choses, de la _situer_ dans une vue générale du inonde,
sans quoi il semble impuissant, débile, disqualifié pour donner cette
règle de vie elle-même, incapable de répondre aux _pourquoi_? que cette
règle de vie soulève; et finalement manque d’autorité.


Schismes et hérésies

A tort ou à raison, et il est difficile et bien hasardeux de trancher la
question, le christianisme fut toute une philosophie, ce pourquoi il eut
ses schismes et ses hérésies, un certain nombre de chrétiens très
sincères ne résolvant pas les questions métaphysiques comme la majorité.
Les hérésies furent innombrables; je ne citerai que les deux qui
intéressent éminemment l’histoire de la philosophie. Manès, arabe, et
l’Arabie était alors province persique, ressuscita la vieille doctrine
zoroastrique des deux principes du bien et du mal et voyait dans le
monde deux Dieux en lutte, celui de la perfection et celui du péché, et
donnait pour devoir à l’homme d’aider le Dieu du bien, pour que son
règne arrivât et pour qu’il y eût destruction du mal dans le monde.
Procédèrent de lui les manichéens, qui eurent une grande influence et
qui furent condamnés par maints conciles jusqu’à ce que leur secte
s’éteignît pour renaître ou sembler renaître assez souvent, au moyen âge
et aux temps modernes.

Arius niait la Trinité, ne croyait qu’en un Dieu, non seulement unique,
mais en une seule personne et par conséquent niait la divinité de Jésus.
Il vécut toujours en controverses et en polémiques, soutenu par quelques
évêques, combattu par la plupart. Après sa mort sa doctrine se propagea
étrangement. Elle fut étouffée en Orient par Théodose, mais fut très
généralement adoptée par les «Barbares» d’Occident (Goths, Vandales,
Burgondes, Lombards). On la vit renaître plus ou moins précise, après la
Réforme, chez les Sociniens.


Rome et le christianisme

Les rapports du christianisme avec le gouvernement de Rome furent, comme
on le sait assez, très tragiques. Il y eut dix persécutions sanglantes
et dont quelques-unes furent atroces. On s’est souvent demandé la cause
de cette animosité contre les chrétiens, de la part d’un gouvernement
qui tolérait toutes les religions et toutes les philosophies. On s’est
dit que les persécutions sont naturelles à Athènes, où la démocratie,
obstinément attachée aux divinités du pays, traite en ennemis du pays
ceux qui font abstraction des dieux du pays; que les persécutions sont
naturelles de la part d’un Calvin ou d’un Louis XIV, qui confondent en
eux les deux pouvoirs et qui n’admettent pas que personne ait dans
l’État une autre façon de penser que celle du chef de l’État, qu’elles
sont incompréhensibles, de la part d’un gouvernement qui admettait tous
les cultes et toutes les doctrines. L’explication est peut-être d’abord
que le christianisme était essentiellement populaire et que le
gouvernement voyait en lui le plébéianisme, toujours inquiétant, et une
organisation du plébéianisme, chose plus inquiétante encore.
L’administration de la religion avait toujours été chose aristocratique,
les pontifes romains étaient des patriciens, l’Empereur était le
souverain pontife; obéir, encore que ce ne fût que spirituellement à des
prêtres particuliers, c’était désobéir à l’aristocratie romaine, à
l’Empereur lui-même et c’était proprement une révolte.

L’explication est peut-être encore que chaque religion nouvelle qui
s’introduisait à Rome ne contrariait point et ne contredisait point le
polythéisme, le principe du polythéisme étant précisément qu’il y a
beaucoup de dieux, tandis que le christianisme, niant tous les dieux,
affirmant qu’il n’y en a qu’un et qu’il faut mépriser tous les autres
comme n’existant pas, contredisait, niait et ruinait ou prétendait
détruire l’essence même du polythéisme. Il n’était pas une variante, il
était une hérésie; il était plus qu’hérétique, il était anarchique; il
condamnait non seulement telle ou telle religion, mais la tolérance même
avec laquelle le gouvernement romain acceptait toutes les religions. Et
dès lors, il est assez naturel qu’il ait été combattu à outrance par
tous les empereurs, à bien peu près, depuis les plus exécrables comme
Néron, jusqu’aux meilleurs comme Marc-Aurèle.


Le christianisme et les philosophes

Les rapports du christianisme avec la philosophie furent confus.
L’immense majorité des philosophes le repoussa, se croyant supérieurs à
lui et du reste, le sentant redoutable, s’arma contre lui de tout ce
qu’elle pouvait trouver de beau ou de spécieux ou d’expédient dans
l’ancienne philosophie, et l’ardeur du néo-platonisme que nous avons
considéré vient en partie précisément de cet instinct de rivalité et de
lutte. Il y eut à cette époque une foule d’Ernest Havet opposant
l’_hellénisme_ au _christianisme_ et Ernest Havet n’est qu’un
néo-platonicien du XIXe siècle.

Un certain nombre de philosophes cependant, soit du côté judéo-chrétien,
soit du côté hellénique, essayèrent de quelque conciliation, et soit,
juifs, firent comme des avances à l’hellénisme soit, grecs, admirent
qu’il y avait quelque chose d’acceptable du côté de Sion. Aristobule,
juif (antérieur à Jésus-Christ), semble avoir tenté d’accommoder Moïse
avec Platon; Philon, juif (contemporain de Jésus-Christ et qui lui a
survécu, non chrétien), que nous connaissons mieux, poursuivit toute sa
vie le dessein de montrer toutes les ressemblances qu’il pouvait y avoir
entre Platon et l’Ancien Testament, à peu près comme de nos jours
quelques-uns se sont efforcés de démontrer l’accord surprenant entre la
théorie darwinienne et la Genèse. On l’appelait le Platon juif, et l’on
disait à Alexandrie: «Philon imite Platon ou Platon imite Philon».

De leur côté, plus tard, certains Grecs éclectiques que nous avons
nommés, Moderatus, Nicomaque, Nemesius, poussèrent la bienveillance
jusqu’à tenir compte sinon de Jésus du moins de Moïse et d’admettre la
pensée israélite dans l’histoire de la philosophie et de la sagesse
humaine. Mais en général, c’est dans les écoles de philosophie et dans
le monde, de plus en plus restreint, se piquant de philosophie, que le
christianisme était particulièrement repoussé, écarté et méconnu.


Les philosophes chrétiens

Les chrétiens ne laissèrent pas d’avoir (sans parler de beaucoup
d’autres qui appartiennent plutôt à l’histoire de l’Église qu’à celle de
la philosophie) deux très grands philosophes qui s’imposent à notre
attention: Origène et saint Augustin.


Origène

Origène était alexandrin, de la fin du IIe siècle, élève de saint
Clément d’Alexandrie. Chrétien et platonicien, pour se permettre et pour
s’excuser de concilier les deux doctrines, il alléguait que les apôtres
n’ont donné de la parole chrétienne que ce que la foule pouvait en
comprendre et que les doctes pouvaient l’entendre d’une manière plus
subtile, plus profonde et plus complète. Cette précaution prise, il
exposait son système qui est celui-ci: Dieu est un pur esprit. Il se
dégrade déjà dans _des esprits_ qui sont ses émanations. Ces esprits
sont capables du bien et du mal. Quand ils inclinent au mal ils se
revêtent de matière et deviennent des âmes dans des corps. C’est ce que
nous sommes. Il y a du reste plus bas que nous. Il y a des esprits
impurs qui ont revêtu des corps immondes; ce sont les démons. Or, frères
déchus des anges, nous sommes libres, moins qu’eux, mais libres encore.
Par cette liberté, nous pouvons en cette vie ou nous relever ou nous
abaisser. Mais cette liberté ne suffit pas: il nous faut un peu d’aide.
Cette aide nous vient des esprits qui sont restés esprits purs. L’aide
qu’ils nous donnent est combattue par les efforts des esprits
entièrement déchus qui sont plus bas que nous dans l’échelle. Lutter
contre les esprits immondes, aider les esprits purs qui nous aident, les
aider à nous aider, tel est notre devoir dans cette vie qui est une
médecine, la médecine de Platon, c’est-à-dire une punition, stérile
quand elle n’est pas acceptée de nous, salutaire quand acceptée de nous
avec reconnaissance, elle est expiation et par conséquent purification.
Le rôle du Rédempteur dans tout cela est le même que celui des esprits,
mais plus grand et plus décisif. Roi des esprits, esprit des esprits, il
éclaire par la révélation notre intelligence trop confuse et fortifie
contre la tentation notre volonté trop débile.


Saint Augustin

Saint Augustin de Thagaste (Afrique) longtemps païen, exerçant la
profession de professeur de rhétorique, devint chrétien et fut évêque
d’Hippone. C’est lui qui a _fixé_, de la façon la plus conforme et la
plus accessible aux intelligences occidentales, la doctrine chrétienne.
Au lieu de la confondre, plus ou moins intentionnellement, plus ou moins
par mégarde, avec le philosophisme, il s’est de toutes ses forces, qui
étaient grandes, attaché à l’en distinguer avec la dernière précision
possible. Les philosophes ont toujours envisagé le monde comme une
émanation de Dieu. Dès lors tout est Dieu. Ne raisonnons pas ainsi. Il
n’y a pas émanation, il y a création; Dieu a créé le monde et est resté
distinct de lui. Il l’habite de telle sorte que nous vivons en lui; _in
eo vivimus, movemur et sumus_; il l’habite tout entier, mais il n’est
pas tout; il est partout, il n’est pas tout. Dieu a créé le monde. Donc
dira-t-on, avant que le monde fût créé Dieu est resté un temps immense
sans rien faire. Point du tout, parce que le temps n’a commencé que du
moment où le monde a été créé. Dieu est en dehors du temps, L’éternel
c’est l’absence de temps. Dieu n’a donc pas été un instant avant la
création du monde. Ou, si voulez, il a été une éternité avant la
naissance du monde. Mais c’est la même chose; car l’éternité c’est le
temps n’existant pas.

Certains entendent Dieu en trois personnes par trois Dieux. Ce
polythéisme, ce paganisme est à rejeter. Mais comment comprendre?
Comment? Vous sentez-vous plusieurs âmes? Non. Et cependant il y a
plusieurs facultés de l’âme. Les trois personnes de Dieu sont les trois
facultés divines. L’homme est une âme et un corps. On ne doit pas douter
de l’âme; car douter c’est déjà penser et penser c’est être; nous sommes
avant tout des êtres pensants. Mais qu’est-ce que l’âme? Quelque chose
d’immatériel à coup sûr, puisqu’elle conçoit des choses immatérielles,
ligne, point, surface, espace. Il est aussi nécessaire que l’âme soit
immatérielle pour saisir l’immatériel, qu’il est nécessaire que la main
soit matérielle pour saisir une pierre.

D’où vient l’âme? De l’âme des ancêtres par transmission? Ce n’est pas
probable; car c’est la considérer comme matérielle. De Dieu par
émanation? Ce n’est pas admissible; c’est la même erreur que de croire
le monde émanation de Dieu. Là aussi il y a non émanation, mais
création. Dieu crée les âmes en destination des corps qui, eux, naissent
par hérédité. Le corps détruit, que devient l’âme? Elle ne doit pas
périr; car la pensée ne dépendant point des sens, il n’y a pas de raison
pour qu’elle disparaisse quand les sens disparaissent.

La liberté humaine est chose certaine; nous sommes libres de faire le
bien ou de faire le mal. Mais alors Dieu n’a pu _savoir d’avance_ ce que
je ferais aujourd’hui et par conséquent, voilà que Dieu, du moins en sa
puissance de savoir, est limité, n’est pas tout-puissant. Saint Augustin
répond confusément (car cette question est sans doute insoluble) que
nous avons une illusion de liberté, une illusion que nous sommes libres,
qui suffit pour que nous ayons du mérite si nous faisons bien et du
démérite si nous faisons mal, et que cette illusion de liberté est une
liberté relative, mais qui laisse absolue la prescience de Dieu et par
conséquent sa toute-puissance. L’homme du reste est extrêmement faible,
débile et incapable du bien à cause du péché originel, du péché de notre
premier père et de notre première mère, lequel s’est transmis par
hérédité jusqu’à nous, et nous paralyse. Mais Dieu nous aide et c’est ce
qui s’appelle la grâce. Il nous aide gratuitement comme l’indique le mot
grâce, et _s’il veut_ et quand il veut et dans la mesure qu’il veut. La
doctrine de la _prédestination_, par laquelle on est d’avance destiné à
être sauvé ou perdu, naîtra de là.




DEUXIÈME PARTIE

AU MOYEN AGE




CHAPITRE I

DU CINQUIÈME SIÈCLE AU TREIZIÈME

LA PHILOSOPHIE N’EST QU’UN INTERPRÈTE DU DOGME. QUAND ELLE EST DÉCLARÉE
CONTRAIRE AU DOGME PAR L’AUTORITÉ RELIGIEUSE ELLE EST UNE HÉRÉSIE.
INTERPRÉTATIONS ORTHODOXES ET HÉRÉSIES. QUELQUES PHILOSOPHES
INDÉPENDANTS


Le dogme

Après l’invasion des Barbares la philosophie, comme les lettres, se
réfugia dans les couvents de moines et dans les écoles que les évêques
instituaient et entretenaient auprès d’eux. Mais l’Église n’admet pas la
libre recherche de la vérité. La vérité a été établie par les Pères de
l’Église et fixée par les Conciles. Dès lors la vie philosophique pour
ainsi parler qui ne s’est jamais interrompue prend un nouveau caractère.
Dans l’intérieur de l’Église elle se couvre--je ne dis pas elle se
déguise--sous l’interprétation du dogme; elle est une sorte d’auxiliaire
respectueux de la théologie, et c’est pour cela qu’on l’appelle
«servante de la théologie», _ancilla theologiæ._ Quand elle s’émancipe,
quand elle s’écarte du dogme, elle est une _hérésie_ et toutes les
grandes hérésies n’ont pas été autre chose que des écoles philosophiques
et c’est pour cela que les hérésies doivent entrer dans une histoire de
la philosophie.--Et enfin, mais seulement vers la fin du moyen âge, la
pensée laïque, sans s’inquiéter du dogme et ne songeant plus à
l’interpréter, crée des doctrines philosophiques exactement comme les
philosophes de l’antiquité en inventaient en dehors de la religion et y
étant ou hostiles ou indifférents.


La scolastique. Scot Érigène

La philosophie orthodoxe du moyen âge fut la scolastique. La scolastique
consistait à amasser et à faire connaître les faits scientifiques, les
faits de connaissance qu’il était utile qu’un honnête homme n’ignorât
point et elle construisait dans ce dessein des encyclopédies; d’autre
part elle consistait non pas précisément à concilier la foi à la raison,
non pas et encore moins à soumettre la foi à la critique de la raison;
mais _à rendre la foi sensible à la raison_, comme, du reste, ç’avait
été l’office des Pères de l’Église et particulièrement de saint
Augustin.

Scot Érigène, Écossais attaché à l’Académie palatine de Charles le
Chauve, vivait au XIe siècle. Il était extrêmement savant. Sa
philosophie est platonicienne ou plutôt son tour d’esprit est
platonicien. Dieu est l’être absolu; il est innommable puisque tout nom
est une délimitation de l’être; il _est_ absolument et infiniment. Comme
créateur de tout et incréé il est la cause en soi; comme but auquel tout
tend il est la fin suprême. L’âme humaine est d’essence impénétrable
comme Dieu même; aussi bien elle est Dieu en nous. Nous sommes déchus
par le corps et en tant qu’êtres corporels, nous pouvons, par la vertu
et particulièrement par la vertu de la pénitence, nous relever jusqu’à
la hauteur des anges. Le monde est la création continue de Dieu. Il ne
faut pas dire que Dieu a créé le monde, mais qu’il le crée; car s’il
cessait de le soutenir, le monde ne serait plus rien. Dieu est création
continue et attraction continue. Il attire à lui tous les êtres et il
finit par les avoir tous en lui. Il y a prédestination de tout à la
perfection.


La science arabe

Ces idées, dont quelques-unes, comme on l’a vu, dépassent le dogme et
sont au moins un commencement d’hérésie, sont toutes pénétrées de
platonisme, surtout de néo-platonisme et font supposer que Scot Érigène
avait une érudition grecque très étendue.

Un grand _fait_ littéraire et philosophique au XIIIe siècle fut
l’invasion des Arabes. Les mahométans ont envahi successivement la
Syrie, la Perse, l’Afrique et l’Espagne, firent comme un croissant dont
les deux pointes touchaient les deux extrémités de l’Europe. Or, élèves
curieux et très avisés des Grecs asiatiques et africains, ils fondirent
partout des Universités très brillantes et vite célèbres (Bagdad,
Bassorah, Cordoue, Grenade, Séville, Murcie) et apportèrent à l’Europe
un nouveau contingent de science, et par exemple tout Aristote dont
l’Europe occidentale ne possédait presque rien. Des étudiants avides de
savoir vinrent apprendre chez eux, en Espagne, tel Gerbert qui devint un
grand érudit, qui professa à Reims et qui devint pape. Personnellement
les Arabes furent souvent de très grands philosophes et il faut au moins
ne pas ignorer les noms d’Avicenne (Xe siècle, néo-platonicien) et
d’Averroès (XIIe siècle, aristotélicien ayant quelques tendances à
admettre l’éternité de la nature évoluant d’elle-même à travers le
temps). Leurs doctrines se propagèrent et surtout les livres anciens
qu’ils faisaient connaître se répandirent. C’est d’eux que date le règne
d’Aristote à travers tout le moyen âge.


Saint Anselme

Saint Anselme, au XIe siècle, Savoyard, qui fut longtemps abbé de Bec en
Normandie et mourut archevêque de Cantorbéry, est un des plus grands
docteurs en philosophie au service de la théologie qu’il y eut jamais.
«Nouveau saint Augustin» (on l’a nommé ainsi), il part de la foi pour
aboutir à la foi après qu’elle a été rendue sensible à la raison. Il
dit, comme saint Augustin: «Je crois pour comprendre» (très persuadé que
si je ne croyais pas je ne comprendrais jamais) et il ajoute, ce qui du
reste était dans la pensée de saint Augustin: «Je comprends pour
croire.» Saint Anselme prouvait l’existence de Dieu par les arguments
les plus abstraits. Par exemple il disait: «Il faut une cause, une ou
multiple; une, c’est Dieu; multiple, elle peut dériver d’une cause une
et cette cause une c’est Dieu; elle peut, dans chaque chose causée, être
une cause particulière; mais alors il lui faut supposer une force
personnelle qui doit avoir sa cause elle-même et ainsi nous remontons à
une cause commune et c’est-à-dire unique...»

Il prouvait Dieu encore par la preuve restée célèbre sous le nom
d’argument de saint Anselme: concevoir Dieu, c’est prouver qu’il est; la
conception de Dieu est preuve de son existence; car toute idée a son
objet; surtout une idée qui a pour objet l’infini suppose que l’infini
existe; car tout étant fini ici-bas, qui donnerait à l’esprit humain
l’idée de l’infini? Donc si le cerveau humain a l’idée de l’infini c’est
que l’infini existe. L’argumentation peut être discutée, mais comme
preuve d’une singulière vigueur d’esprit chez son auteur elle est
indiscutable.

Bien spirituelle aussi l’explication de la nécessité de la rédemption!
Pourquoi Dieu-homme? (c’est le titre d’un de ses ouvrages) dit saint
Anselme. Mais parce que le péché à l’égard de Dieu infini est un crime
infini. L’homme, fini et borné, ne pourrait donc jamais l’expier. Dès
lors que peut faire Dieu pour venger son honneur, pour que satisfaction
lui soit donnée? Il ne peut que se faire homme sans cesser d’être Dieu
afin que, comme homme, il fasse à Dieu une amende honorable à laquelle,
comme Dieu, il donnera le caractère d’infinitude. Il est donc absolument
nécessaire qu’à un moment donné l’homme fût Dieu, ce qui ne se pouvait
faire qu’à la condition que Dieu se fît homme.


Réalistes, nominalistes et conceptualistes

C’est au temps de saint Anselme que commença la célèbre querelle
philosophique des _réalistes_ et des _nominalistes_ et des
_conceptualistes_. Nous sommes ici forcés d’employer les termes
techniques ou de ne pas parler de cette querelle puisque cette querelle
est surtout une querelle de mots. Les réalistes (dont était saint
Anselme) disaient: «Les _idées_ (idée de la vertu, idée du péché, idée
de la grandeur, idée de la petitesse) sont des réalités; elles existent,
d’une existence spirituelle, évidemment, mais elles existent réellement;
elles sont: il y a une vertu, un péché, une grandeur, une petitesse, une
raison, etc.; et ceci était un souvenir très précis des idées de Platon.
Il n’y a même que l’idée, que le général, que l’universel qui soit réel
et le particulier n’a qu’une apparence de réalité. Les hommes n’existent
pas, l’homme particulier n’existe pas; ce qui existe, c’est l’_homme_ en
général et les hommes individuels ne sont que les apparences, que les
reflets colorés de l’homme universel.»--Les nominalistes (Roscelin, par
exemple, chanoine de Compiègne) répondirent: «Non: les idées générales,
les universaux, comme vous dites, ne sont que des noms, que des mots,
que des émissions de voix, que, si vous voulez, des étiquettes que nous
mettons sur telle ou telle catégorie de faits observés par nous; il n’y
a pas de grandeur; il y a un certain nombre de choses grandes et quand
nous pensons à elles, sur l’idée générale que nous en concevons nous
inscrivons ce mot: grandeur. Il n’y a pas d’_homme_; il y a des hommes
et le mot humanité n’est qu’un mot représentatif pour nous d’une idée
collective.

Pourquoi les réalistes tenaient-ils tant à leurs universaux tenus pour
des réalités et pour les seules réalités? Mais pour bien des raisons. Si
l’individu seul est réel, il n’y pas trois personnes en Dieu, il y a
trois Dieux et l’unité de Dieu n’est pas réelle, elle n’est qu’un mot et
Dieu n’est pas réel, il n’est qu’une émission de voix. Si l’individu
n’est pas réel, l’_Église n’est pas réelle_; elle n’existe pas, il
n’existe que des chrétiens qui sont libres de leur pensée et de leur
foi. Or l’Église est réelle et nous voulons qu’elle soit réelle et même
qu’il n’y ait qu’elle de réelle et que les individus qui la constituent
soient par elle et non par eux. (C’est exactement la doctrine,
actuellement, de certains philosophes relativement à la société: la
société existe indépendamment de ses membres; elle a ses lois à elle
indépendamment de ses membres; elle est une réalité par elle-même; et
ses membres sont par elle et non elle par eux, et pour ce doivent lui
obéir; M. Durkheim est un _réaliste_.)


Abélard

Abélard, de Nantes, élève du nominaliste Guillaume de Champeaux, savant,
artiste, lettré, incomparable orateur, essaya d’une conciliation. Il
dit: «L’universel n’est pas une réalité, certainement; mais il n’est pas
non plus un simple mot; il est une _conception_ de l’esprit, ce qui est
plus qu’une émission de voix. Comme conception de l’esprit, en effet, il
vit d’une vie qui dépasse l’individu puisqu’il peut être commun à
plusieurs individus, à beaucoup d’individus et puisqu’il leur est commun
en effet. L’idée générale que j’ai et que j’ai communiquée à mon
auditoire et qui revient de mon auditoire à moi est plus qu’un mot
puisqu’elle est un lien entre mon auditoire et moi et une atmosphère où
nous vivons moi et mon auditoire. L’Église ne serait qu’un mot? A Dieu
ne plaise que je le dise! Elle est un lien entre tous les chrétiens;
elle est une idée générale qui leur est commune et qui fait qu’en elle
chaque individu se sent plusieurs, se sent beaucoup, encore qu’il soit
vrai que si elle n’était pensée par personne elle ne serait rien.» Au
fond il était nominaliste, mais plus délié, plus subtil, plus profond
aussi et plus précis et voyant mieux ce que Guillaume de Champeaux avait
voulu dire.

Il fut du reste aussi condamné que lui.

En dehors de la grande querelle il avait des idées singulièrement larges
et hardies. Moitié sachant l’antiquité, moitié la devinant, il
l’estimait infiniment; il y retrouvait, parce qu’il aimait à les y
retrouver, toutes les idées chrétiennes: Dieu unique, Trinité,
Incarnation, réversibilité des fautes, péché originel; et il voyait
moins de distance entre la philosophie ancienne et le christianisme
qu’entre l’Ancien et le Nouveau Testament (cela tient à ce que le
christianisme non primitif, mais constitué au IVe siècle, le seul que
connaisse Abélard, s’est, précisément, assez profondément pénétré
d’hellénisme). Il croit que le Saint-Esprit s’est révélé aux sages de
l’antiquité aussi bien qu’aux juifs et aux chrétiens et que les païens
vertueux ont pu être sauvés.--La morale d’Abélard est très élevée et
très pure. Nos actes viennent de Dieu; car il ne se peut qu’ils n’en
viennent pas; mais il nous laisse la faculté de ne pas obéir _pour que
la vertu existe_, ce à quoi il tend; car si la tendance au mal
n’existait pas il n’y aurait pas possibilité d’effort contre le mal,
point d’efforts, donc point de vertu; Dieu, qui ne peut pas être
vertueux, puisqu’il ne peut pas être tenté par le mal, peut être
vertueux dans l’homme et c’est pour cela qu’il lui laisse la tendance au
mal pour qu’il en triomphe et qu’il soit vertueux et que la vertu
existe; si même il nous induisait lui-même en tentation, sa tendance
serait la même; il ne nous y induirait que pour nous donner l’occasion
de la lutte et de la victoire et donc pour que la vertu existât; la
possibilité du péché est la condition de la vertu et par conséquent même
en admettant cette possibilité et surtout en l’admettant, Dieu est
vertueux.

L’acte mauvais du reste n’est pas ce qu’il y a de plus considérable
comme criminalité; comme mérite ou démérite, l’intention vaut l’acte et
celui-là (ceci est de l’Évangile pur et simple) est criminel qui a eu
l’intention de l’être.


Hugues de Saint-Victor, Richard

Abélard est peut-être le plus libre esprit et le plus grand du moyen âge
entier. Il faut encore nommer après ces grands noms Hugues de
Saint-Victor, mystique un peu obscur, d’origine allemande; le non moins
mystique Richard qui, très persuadé que l’on n’atteint pas Dieu par le
raisonnement, mais par le sentiment, enseigne à s’élever vers lui par un
détachement de soi-même et par six degrés: de renoncement, d’élévation,
d’élan, de précipitation, d’extase et d’absorption.




CHAPITRE II

TREIZIÈME SIÈCLE

INFLUENCE D’ARISTOTE. IL EST ADOPTÉ PAR L’ÉGLISE. PHILOSOPHIE RELIGIEUSE
DE SAINT THOMAS D’AQUIN


Aristote et l’Église

A partir du XIIIe siècle, Aristote, complètement connu et traduit en
latin, fut adopté par l’Église et devint comme son vicaire laïque. Elle
le considéra et, je crois, avec raison, comme le moins dangereux pour
elle des penseurs grecs et comme celui à qui l’on pouvait laisser tout
l’enseignement scientifique en se réservant tout l’enseignement
religieux. Aristote, en effet, _préservait de Platon_, dans lequel on
trouve toujours quelques germes d’adoration du monde ou quelques pointes
de ce côté, dans lequel on trouve aussi un certain polythéisme très
déguisé ou plutôt très épuré, mais réel encore et dangereux, et du
moment qu’il fallait choisir, ce fut Aristote que l’on toléra et que
l’on finit par investir.


Saint Thomas d’Aquin

Il faut citer comme théologiciens aristotéliciens Guillaume d’Auvergne,
Vincent de Beauvais, Albert le Grand; mais le nom souverain de cette
période de l’histoire de la philosophie est saint Thomas d’Aquin. Saint
Thomas d’Aquin a écrit plusieurs petits ouvrages, mais, dominant tout,
la _Somme_ (encyclopédie) qui a gardé son nom. En philosophie générale,
saint Thomas d’Aquin est un aristotélicien pliant les idées d’Aristote,
sans les dénaturer, aux conceptions chrétiennes. Il démontre Dieu, comme
Aristote, par l’existence du mouvement et la nécessité d’un premier
moteur; il le démontre encore par le caractère contingent, relatif,
imparfait de tout ce qui est ici-bas: «Il y a dans les choses du _plus
ou moins_ bon, du _plus ou moins_ vrai...» Mais nous n’affirmons le plus
ou moins d’une chose qu’en la comparant avec quelque chose d’absolu et
selon qu’elle se rapproche plus ou moins de cet absolu; il y a donc un
être absolu, c’est Dieu--et cet argument lui paraît meilleur que celui
de saint Anselme qu’il réfute.


Sa conception de la nature

Il montre la nature entière comme une grande hiérarchie allant du moins
parfait et du plus informe au plus achevé et au plus déterminé; à un
autre point de vue comme séparée en deux grands règnes, celui de la
nécessité (minéraux, végétaux, animaux), celui de la grâce (humanité).
Il la montre voulue par Dieu, projetée par Dieu, créée par Dieu;
gouvernée par Dieu selon des volontés antécédentes et des volontés
conséquentes, c’est-à-dire par des volontés générales (Dieu veut que
l’homme soit sauvé) et des volontés particulières (Dieu veut que le
pécheur soit puni) et l’ensemble des volontés générales c’est la
création et la suite de toutes les volontés particulières, c’est la
Providence. La nature et l’homme avec elle sont l’œuvre, non seulement
de Dieu puissant, mais de Dieu bon et c’est par amour qu’il nous a créés
et il faut lui rendre amour pour amour et c’est ce que fait la nature
elle-même involontairement par son obéissance à ses lois et c’est ce que
nous devons faire volontairement par obéissance à ses commandements.


L’âme

Notre âme est immatérielle et _plus complète_ que celle des animaux; car
saint Thomas ne refuse pas formellement une âme aux animaux; l’instinct
des animaux c’est l’âme sensitive d’Aristote, qui est capable de quatre
facultés: sensibilité, imagination, mémoire et _estimation_,
c’est-à-dire intelligence élémentaire: «L’oiseau amasse de la paille,
non pour ce qu’elle délecte ses sens [non par mouvement de sensibilité]
mais parce qu’elle lui sert à faire son nid. Il est donc nécessaire que
l’animal perçoive ces intuitions qui ne tombent pas sous les sens. C’est
par opinion ou estimation qu’il perçoit ces intuitions, ces fins
lointaines...» Nous, hommes, nous avons une âme qui est sensibilité,
imagination, mémoire et raison. La raison est la faculté non seulement
d’avoir des idées, mais d’établir entre les idées des rapports et des
enchaînements de rapports et de concevoir des idées générales. La raison
s’arrête en deçà de Dieu parce que l’idée de Dieu précisément est la
seule qui ne peut pas être amenée en l’esprit par des rapports entre les
idées, Dieu dépassant toutes les idées; l’idée de Dieu est donnée par la
foi, que du reste la raison peut aider ensuite, la raison pouvant
travailler à rendre la foi sensible à la raison.

Notre âme est pleine de passions qu’on peut diviser en deux grandes
catégories; les passions de désir et les passions de colère. Les
passions de désir sont des mouvements très vifs ou violents vers quelque
chose qui nous paraît un bien; les passions de colère sont des
mouvements de révolte contre quelque chose qui s’oppose à notre
mouvement vers un bien. La racine commune de toutes les passions est
l’amour, car il va sans dire que c’est de lui que dérivent les passions
de désir et pour ce qui est des passions de colère elles n’existeraient
pas si nous n’avions d’amour pour rien, auquel cas notre désir n’étant
pas heurté ne se convertirait pas en révolte contre l’obstacle. Nous
sommes libres de faire le bien ou de faire le mal, de maîtriser nos
passions mauvaises et de suivre celles que la raison approuve. Ici
reparaît l’objection de la connaissance que Dieu doit avoir par avance
de nos actes: si Dieu prévoit nos actions nous ne sommes pas libres, si,
libres, nous agissons contrairement à ses prévisions, il n’est pas
tout-puissant, Saint Thomas y répond ainsi: «Il n’y a pas prévision, il
y a vision, parce que nous sommes dans le temps et Dieu dans l’éternité.
Il voit d’un seul regard et instantanément le passé, le présent et
l’avenir. Donc il ne prévoit pas, il _voit_ et cette vision ne gêne pas
la liberté humaine, non plus que d’être _vu_ agissant ne vous empêche
d’agir. De ce que Dieu connaît nos actions après que nous les avons
faites, personne ne dira que cela nous empêche de les avoir faites en
pleine liberté; or qu’il les connaisse avant c’est la même chose que les
connaître après, parce que pour lui, avant, pendant et après sont le
même moment.» Cela paraît subtil et ne l’est point, revenant à dire que
quand on parle de Dieu il ne faut pas parler de temps, Dieu étant en
dehors du temps comme de l’espace.


La morale de saint Thomas

La morale de saint Thomas, très détaillée, très circonstanciée, peut se
résumer ainsi: Il y a dans la conscience, 1º un acte intellectuel qui
est la distinction du bien et du mal; 2º un acte de volonté qui nous
porte vers le bien. Cette puissance pour le bien nous pousse à pratiquer
les vertus. Il y a des vertus humaines, celles que les philosophes
anciens ont très bien connues: tempérance, courage, sagesse, justice et
elles conduisent au bonheur terrestre; il y en a de divines, inspirées à
l’homme par Dieu et qui sont la foi, l’espérance et la charité et elles
conduisent au bonheur éternel. Nous pratiquons les vertus quand nous
avons bonne volonté, parce que nous sommes libres, mais notre liberté et
notre volonté ne suffiraient pas: il faut que Dieu nous aide et c’est la
_grâce._


La foi et la raison

Sur la question des rapports de la raison et de la foi, saint Thomas
d’Aquin reconnaît ou bien plutôt proclame que jamais la raison ne
démontrera la foi, que les vérités révélées, trinité, péché originel,
grâce, etc., sont au-dessus de la raison, la dépassent infiniment.
Comment donc croit-on? Par volonté aidée de la grâce de Dieu. La foi est
un acte de volonté que Dieu soutient. Dès lors il ne faut faire aucun
appel à la raison? Si bien! La raison sert à réfuter les erreurs des
adversaires de la foi et par cette réfutation à se confirmer soi-même
dans sa créance. Le fameux _Credo ut intelligam_,--je crois pour pouvoir
comprendre--est donc très vrai. On ne peut comprendre qu’à la condition
de croire; mais ensuite comprendre aide à croire, sinon davantage, du
moins avec une précision plus grande et comme en une lumière plus
abondante. Saint Thomas d’Aquin est ici exactement dans la même position
qu’il semble bien qu’ait prise Pascal. Croyez et vous comprendrez;
comprenez et vous croirez plus distinctement. Donc un acte de volonté:
«Je veux croire»;--une grâce de Dieu fortifiant cette volonté; la foi
existe;--des études et des raisonnements; la foi est plus claire.


Saint Bonaventure, Raymond Lulle

A côté de ces hommes de haute raison nous rencontrons au XIIIe siècle
des mystiques, c’est-à-dire des poètes et des bizarres, les uns et les
autres, du reste très intéressants. C’est saint Bonaventure qui
persuadé, à peu près comme un Alexandrin, que l’on s’élève à Dieu par le
sentiment synthétique et non par des séries d’arguments, et qu’on
_s’achemine_ vers lui par des états d’âme de plus en plus purs et de
plus en plus passionnés, écrivit l’_Itinéraire de l’âme à Dieu_ qui est
comme un manuel de mysticisme. Érudit, du reste, il n’en faisait pas
moins, chemin faisant, des excursions agréables et instructives dans le
domaine de la connaissance réelle.

Très différent de lui et scolastique effréné, Raymond Lulle ou de Lulle,
en son _Ars magna_, inventait une machine à raisonner, analogue à une
machine arithmétique dans laquelle les idées se déduisent
automatiquement les unes des autres, comme les chiffres s’inscrivent sur
un compteur. Comme il arrive souvent l’excès de la méthode en était la
critique et un ennemi de la scolastique n’aurait pas pu démontrer plus
ingénieusement que la scolastique était une mécanique. Du reste, Raymond
de Lulle était en même temps un savant, un naturaliste très informé et
très curieux pour qui la science arabe n’avait pas de secrets. Avec cela
poète, troubadour, orateur, homme très étrange et très séduisant. Il fut
adoré et persécuté pendant sa vie et longtemps encore après sa mort eut
des disciples enthousiastes.


Bacon

Au même temps vivait l’homme que l’on se plaît à considérer généralement
comme le lointain précurseur de la science expérimentale, Roger Bacon
(qu’il ne faut pas confondre avec François Bacon, autre savant, mais
d’un temps bien plus rapproché de nous). Roger Bacon, moine franciscain,
s’occupa presque exclusivement de sciences physiques et de sciences
naturelles. Il passa la plus grande partie de sa vie en prison pour
cause de prétendue sorcellerie et surtout, peut-être, parce qu’il avait
tympanisé les mauvaises mœurs de ses confrères. Il eut au moins le
pressentiment de presque toutes les inventions modernes: poudre à canon,
verres grossissants, télescope, pompe à air; il fut un inventeur,
formellement, en optique. Comme philosophe proprement dit, il dénonçait
ce qu’il y avait de creux et de vide dans la scolastique; détestant que
l’on préférât «la paille des mots au grain des choses» et proclamant que
le raisonnement «est bon pour conclure, non pour établir». Sans
découvrir la loi du progrès, comme on a trop dit, il lui arrivait de
faire remarquer que l’antiquité étant la jeunesse du monde, ce sont les
modernes qui sont les anciens, et cela voulait dire seulement que c’est
à notre école que les anciens devraient s’instruire s’ils revenaient,
que nous ne devons donc pas en croire aveuglément les anciens; et
c’était une insurrection contre le principe d’autorité et contre
l’idolâtrie d’Aristote. Il préconisait l’étude directe de la nature,
l’observation et l’expérience et ensuite l’application du raisonnement
et particulièrement du raisonnement mathématique à l’expérience et à
l’observation. Avec tout cela il croyait à l’astrologie; car ceux qui
devancent leur temps ne laissent pas d’en être toujours; mais c’était un
très grand homme.




CHAPITRE III

QUATORZIÈME ET QUINZIÈME SIÈCLES

DÉCADENCE DE LA SCOLASTIQUE. PRESSENTIMENT DES TEMPS NOUVEAUX. GRANDS
MORALISTES. LA «KABBALE». MAGIE


Décadence de la scolastique

Le XVIe siècle marque la décadence de la scolastique, mais sans rien
apporter de très nouveau. Le «réalisme» est généralement abandonné et le
«nominalisme», c’est-à-dire cette idée que les idées n’ont d’existence
que dans les cerveaux qui les conçoivent, devient maître du champ de
bataille. C’est ainsi que Durand de Saint-Pourçain reste célèbre pour
avoir dit, ce qui est très audacieux à cette époque: «Exister, c’est
être individuellement». Guillaume d’Occam répète le mot en insistant: il
n’y a de réel que l’individu. Cela allait loin, jusqu’à, au moins, tenir
pour suspecte toute métaphysique et un peu toute théologie. Et en effet,
_quoique très croyant_, Occam repoussait la théologie, conjurait
l’Église de n’être pas savante, sa science ne prouvant rien et de se
contenter de croire: «La science appartient à Dieu, aux hommes la foi.»
Mais, ou plutôt d’autant plus, si les ministres de Dieu n’imposent plus
par leur ambitieuse science, il faut qu’ils retrouvent tout leur empire
sur les âmes par d’autres moyens et meilleurs. Il faut qu’ils soient des
saints, il faut qu’ils reviennent à la pureté, à la simplicité, à la
puérilité divine de l’Église primitive; et ici il y avait comme un son
avant-coureur de la Réforme.

Aussi bien Occam fut-il un des auxiliaires de Philippe le Bel dans sa
lutte contre le Saint-Siège, fut excommunié et chercha asile auprès du
duc de Bavière, adversaire du Pape.


Buridan. La liberté d’indifférence

Réalistes et nominalistes continuèrent à se combattre, quelquefois même
matériellement, jusqu’au milieu du XVe siècle. Mais le nominalisme gagna
toujours du terrain, ayant pour représentants célèbres, entre autres,
Pierre d’Ailly et Buridan; l’un réussit à devenir chancelier de
l’Université de Paris, l’autre eut le succès d’en devenir recteur.
Buridan est resté célèbre par sa mort et par son âne également
légendaire. D’après une ballade de Villon, Buridan aurait été trop aimé
par Jeanne de Navarre, femme de Philippe le Bel, puis par son ordre
«jeté dans un sac en Seine». Le fait, d’après le rapprochement des
dates, paraît impossible. D’après la tradition, pour faire comprendre
soit la liberté d’indifférence, soit que les animaux sont de pures
machines, Buridan aurait assuré qu’un âne entre deux corbeilles pleines
d’avoine, placées l’une à sa gauche, l’autre à sa droite, à égale
distance de lui, ne se déciderait jamais pour l’une ou pour l’autre et
mourrait de faim. On ne trouve rien de pareil dans ses ouvrages, mais il
a pu dire cela dans un cours et ses écoliers s’en souvenir et le
transmettre comme un proverbe.


Pierre d’Ailly, Gerson

Pierre d’Ailly, très grand personnage ecclésiastique, grand-maître du
collège de Navarre, chevalier de l’Université de Paris, cardinal, chef
dans les discussions des conciles de Pise et de Constance, réformateur
très décidé des mœurs et coutumes de l’Église, n’avait pas une très
grande originalité comme philosophe, mais soutenait les doctrines déjà
connues du nominalisme avec une puissance de dialectique extraordinaire.

Il eut parmi ses élèves Gerson, chancelier lui aussi de l’Université de
Paris, réformateur lui aussi très zélé et très énergique, ennemi plus
déclaré encore et de la scolastique et du mysticisme et de l’ascétisme
outré et de l’astrologie, éminemment moderne dans le meilleur sens du
mot et qui eut des ennemis religieux et politiques qui l’honorent. Il a
écrit beaucoup de petits livres de vulgarisation scientifique,
religieuse et morale. On lui a longtemps attribué l’_Imitation de
Jésus-Christ_ qui, tout compte fait, ne lui ressemble guère; mais qu’il
aurait très bien pu écrire dans sa vieillesse, dans sa retraite, dans le
silence paisible et résigné des Célestins de Lyon.


La kabbale

Dès le XVe siècle la Renaissance s’annonce, en philosophie comme en
littérature, par une résurrection du platonisme. Mais c’était encore un
platonisme singulièrement compris, mélange bizarre et dont on ne voit
pas bien distinctement les origines (cette époque ayant été du reste
très peu étudiée) de pythagorisme et d’alexandrinisme. Alors il y eut un
incroyable engouement pour la kabbale; doctrine longtemps secrète des
juifs, couvée par eux en quelque sorte dans les ténèbres du moyen âge et
ou se retrouvent des traces des plus sublimes spéculations et des plus
basses superstitions de l’antiquité. Il y avait là une sorte de
théologie panthéistique très analogue à celles des Porphyre et des
Jamblique et des procédés de magie mêlée d’astrologie. Les kabbalistes
croient que le sage qui, par sa science astrologique s’est mis en
rapport avec les puissances célestes, peut s’asservir la nature, changer
le cours des phénomènes, faire des miracles. La kabbale fait partie de
l’histoire du merveilleux et des sciences occultes plus que de
l’histoire de la philosophie. Cependant de vrais savants s’y initièrent
et s’en entêtèrent, le prodigieux Pic de la Mirandole, Reuchlin, non
moins extraordinaire comme humaniste et hébraïsant et qui courait grand
risque entre les mains de l’inquisition de Cologne si Léon X ne l’avait
sauvé. Cardan (mathématicien et médecin) fut un des savants de cette
époque les plus pénétrés de kabbalisme. Il croyait à une sorte
d’infaillibilité du sens intime, de l’intuition et traitait de vanités
les sciences qui procèdent par lentes opérations rationnelles. Il se
croyait mage et magicien. Il disait de lui avec vanité le plus grand
bien et avec cynisme le plus grand mal. On a douté de sa sincérité et
aussi de sa raison.


Magie

Voici encore Paracelse et Agrippa. Paracelse comme Cardan, croit à la
lumière intense bien supérieure à la bestiale raison et fait songer à
certaine philosophie de l’intuition toute contemporaine. Lui aussi se
croyait magicien et médecin, guérissait par l’application de
l’astrologie à la thérapeutique. Agrippa fit de même avec des fantaisies
plus étranges encore, sceptique absolu, puis passant du mysticisme à la
magie, à la démonologie, ayant de son temps et ayant gardé dans les
siècles suivants la réputation d’un diable fait homme.




CHAPITRE IV

SEIZIÈME SIÈCLE

IL EST ASSEZ JUSTE DE CONSIDÉRER LE MOYEN AGE AU POINT DE VUE
PHILOSOPHIQUE COMME SE PROLONGEANT JUSQU’A DESCARTES. LIBRES PENSEURS
PLUS OU MOINS DÉGUISÉS PARTISANS DE LA RAISON EN DEHORS DE LA FOI DE
L’OBSERVATION ET DE L’EXPÉRIENCE


La liberté philosophique. Pomponace

La liberté et même l’audace philosophique augmentent rapidement. Des
aristotéliciens très experts et très convaincus s’attachent, soit par
simple amour de la vérité soit dans un dessein plus secret, à démontrer
à quel point Aristote, à le bien lire, est opposé aux vérités que
l’Église enseigne. Par exemple Pomponace fait éclater que rien de ce que
l’on peut tirer d’Aristote ne conclut à l’immortalité de l’âme, qu’il y
croit, lui, personnellement, de tout son cœur, mais qu’Aristote n’y
croit point et qu’il faut choisir entre l’Église et Aristote; que sans
l’immortalité de l’âme à la vérité il n’y aurait pas de récompenses
d’outre tombe, que c’est parfaitement son avis, mais que qui voudrait
excuser Aristote pourrait dire que c’est précisément l’existence des
peines et des récompenses qui empêche la vertu d’être, qui ôte la vertu,
puisque le bien que l’on fait en vue d’une récompense ou par crainte
d’une peine n’est plus le bien; que, toujours d’après Aristote, il ne
peut pas y avoir de miracles, que lui Pomponace croit à tous les
miracles consignés aux livres saints; mais qu’Aristote n’y aurait pas
cru, n’y aurait pas pu croire et que cela est à considérer, non pas
certes pour rejeter la croyance aux miracles, mais pour ne pas accorder
à Aristote la confiance que depuis si longtemps on lui donne trop
volontiers.

De même encore il reprenait l’éternelle question de la prescience de
Dieu et de la liberté humaine et montrait que quoi qu’on en ait dit il
faut choisir: ou nous sommes libres et Dieu n’est pas tout-puissant, ou
Dieu est tout-puissant et nous ne sommes pas libres. A supposer comme
vraie cette dernière hypothèse pour laquelle il est évident que le
philosophe penche, Dieu serait donc auteur du mal et auteur du péché? Il
n’est pas impossible que Dieu soit l’auteur du mal comme étant la
condition du bien, car s’il n’y avait pas de mal il n’y aurait pas de
bien; ni qu’il soit l’auteur, non du péché, mais de la possibilité du
péché pour que la vertu soit possible, n’y ayant point de vertu là où il
est impossible de pécher; mais, du reste, il y a là un mystère que la
foi seule peut résoudre et qu’en tout cas Aristote n’a pas résolu; donc
ne nous reposons pas sur Aristote.

Ce libre penseur masqué, car il ne me semble pas être autre chose, est
un des penseurs les plus originaux de l’époque intermédiaire entre le
moyen âge et Descartes.


Michel Servet, Vanini

Ces audaces étaient quelquefois funestes à leurs auteurs. Michel Servet,
médecin espagnol très savant qui peut-être a découvert avant Harvey la
circulation du sang, ne croyait pas à la Trinité, ne croyait pas à la
divinité de Jésus et, en platonicien qu’il était, ne voyait d’autres
intermédiaires entre Dieu et l’homme que les idées. Persécuté par les
catholiques, il se réfugia à Genève, croyant Calvin plus tolérant que
les inquisiteurs et Calvin le fit brûler vif.

Vanini, un demi-siècle plus tard et c’est-à-dire au commencement du
XVIIe, homme du reste remuant, vain et insolent, après une vie pleine de
péripéties et brillante du reste pour certains passages de son _De
admirandis... arcanis_ et pour avoir dit qu’il ne dirait son opinion sur
l’immortalité de l’âme que quand il serait vieux, juif et allemand, fut
brûlé vif à Toulouse.


Bruno, Campanella

Giordano Bruno, astronome et qui a, l’un des premiers, affirmé le soleil
comme centre du monde, professait, malgré certaines précautions prises,
une doctrine qui confond Dieu avec le monde et qui nie ou exclut la
création. Giordano Bruno fut arrêté à Venise en 1593, tenu sept ans en
prison et finalement brûlé à Rome en 1600.

Campanella, Italien également et qui passa vingt-sept ans dans un cachot
pour avoir conspiré contre les Espagnols maîtres de son pays et qui
mourut en exil à Paris en 1639, était en philosophie un sceptique ou
plutôt un antimétaphysicien et, comme nous dirions de nos jours, un
positiviste. Il n’y a que deux sources de la connaissance: l’observation
et le raisonnement. L’observation nous fait connaître les choses...
Est-ce vrai? Les sensations que nous avons des choses ne
pourraient-elles pas être une simple fantasmagorie? Non, car nous avons
un sens interne, un sens de nous-mêmes qui ne peut pas nous tromper et
qui nous affirme que nous sommes (c’est déjà le _Cogito_ de Descartes)
et qui du même coup affirme qu’il y a des choses qui ne sont pas nous,
de sorte qu’en même temps le moi et le non moi sont établis. Oui, mais
ce non moi est-il réellement ce qu’il nous paraît? Il est; soit; mais
qu’est-il et pouvons-nous savoir ce qu’il est? Non sans doute et le
scepticisme ici est inconcussible; mais de ce qu’il y a certitude de
l’existence du non moi il y a présomption que nous pouvons le connaître
partiellement, relativement, très relativement, restant infiniment
éloignés d’une connaissance absolue qui serait divine. Donc observons et
expérimentons; faisons «l’histoire» de la nature comme les historiens
font l’histoire du genre humain. Et ceci est de la simple et ferme
philosophie de l’expérience.

Mais Campanella, comme beaucoup d’autres, était un anti métaphysicien
possédé du démon métaphysique et après avoir recommandé impérieusement
de n’écrire que l’histoire de la nature il en a lui aussi écrit le
roman. Tout être, nous dit-il (et du reste c’est très beau), existe à la
condition de pouvoir exister et à la condition qu’il y ait une idée dont
il sera la réalisation et à la condition que la nature veuille le créer.
En d’autres termes la nature peut, sait ce qu’elle veut et veut. Or,
tous les êtres, plus ou moins selon leur perfection et imperfection, se
sentiront de cette triple condition de pouvoir, savoir, vouloir. Tout
être peut, sait et veut, même la matière inorganique (ceci est déjà le
monde comme volonté et représentation de Schopenhauer) et Dieu est
seulement l’absolue puissance et l’absolu savoir et la volonté absolue.
C’est pour cela que toute chose créée tend vers Dieu et veut y retourner
comme à son principe et comme à la perfection de ce qu’elle est;
l’Univers a la nostalgie de Dieu.

Campanella fut aussi, comme nous dirions de nos jours, un sociologue. Il
fit sa «République» comme Platon avait fait la sienne. La «République»
de Campanella s’appelle la _Cité du Soleil_. C’est une république
communautaire mêlée d’aristocratie avec «pouvoir spirituel» et «pouvoir
temporel» dans la manière un peu d’Auguste Comte. Campanella fut un très
grand semeur d’idées.


François Bacon

François Bacon, avocat, membre du Parlement, grand chancelier
d’Angleterre, ami personnel de Jacques Ier, ami, protecteur, peut-être
collaborateur de Shakespeare, renversé par suite d’animosités politiques
et rentré dans la vie privée, était un très grand savant et un
merveilleux esprit. Comme son homonyme Roger Bacon, mais dans un temps
plus favorable à la réforme intellectuelle, il tenta une sorte de
renouvellement de l’esprit humain (_instauratio magna_) tout au moins
une révolution radicale dans les méthodes et procédés de l’esprit
humain. Il ne faut pas se reposer sur les anciens (quelque admiration
que F. Bacon professe pour beaucoup d’entre eux) parce qu’ils
n’observaient pas assez; il ne faut pas, comme les scolastiques, avoir
des idées _a priori_ qui sont des _idoles_ et il y a des idoles de clan,
des idoles de parti, des idoles d’école, des idoles de temps; il ne faut
pas voir des intentions partout dans la nature et parce que le soleil
chauffe, croire qu’il a été créé pour chauffer et parce que la terre
nourrit, croire qu’elle a été créée pour nous nourrir et voir le monde
entier convergeant à l’homme et mis à son service. Il faut procéder par
observation, par expérience et ensuite par induction, mais en se défiant
prodigieusement de l’induction. L’induction consiste à conclure du
particulier au général, d’un certain nombre de faits à une loi. C’est
légitime à la condition que l’on ne conclue pas de quelques faits à une
loi, ce qui est l’induction précipitée, féconde en erreurs; mais d’un
très grand nombre de faits à une loi, considérée encore comme
provisoire. Quant à la métaphysique, quant à la recherche de _la loi_
universelle elle doit être absolument séparée de la philosophie
proprement dite, de la «philosophie première» qui n’y conduit pas; elle
aura son domaine à part qui sera celui de la foi: «donnez à la foi ce
qui appartient à la foi». Au fond il se désintéresse de la métaphysique,
croyant qu’elle tournera toujours dans le même cercle et je ne dis pas
ne croit qu’à la science et à la méthode, mais n’espère qu’en la science
et en la méthode, enthousiaste, du reste, à cet égard comme un autre
peut l’être pour le monde suprasensible ou pour les idées, disant:
«autant nous savons, autant nous pouvons» et estimant que la science
soustraira l’humanité à tous les maux, prolongera la vie humaine,
établira un nouvel âge d’or, etc.

Et qu’on n’appréhende pas, éternelle et vaine crainte, que la science
fasse disparaître le sentiment religieux. Avec une profonde conviction
et en jugeant par lui-même, Bacon dit: «Un peu de science éloigne de
Dieu, beaucoup de science y ramène». Telle est la vraie philosophie,
_soumise à l’objet_, attentive à l’objet, qui écoute les voix du monde
et ne songe qu’à la traduire en langage humain: «Elle est la vraie
philosophie, celle qui rend les voix du monde, le plus fidèlement
possible, comme un écho, qui écrit comme sous la dictée du monde
lui-même, n’y ajoute rien de son propre et seulement répète et
_résonne_.»

Et comme on est toujours de son temps il croyait à l’alchimie et à la
possibilité de changer des corps vils en or. Mais remarquez comment il
l’entend: «Créer une nature nouvelle dans un corps donné ou produire des
natures nouvelles et les y introduire... Qui connaîtrait les procédés
nécessaires pour produire à volonté: couleur jaune, pesanteur
spécifique, ductilité, fixité, fluidité, et la manière de produire ces
qualités à différents degrés, prendre les mesures nécessaires pour
réunir toutes ses qualités dans son corps d’où s’ensuivra sa
transformation en or.» Et la chimie moderne, avec des procédés
scientifiques très analogues à ceux que Bacon indique ou prévoit, n’a
pas fait de l’or, ce qui du reste n’est pas très utile, mais elle a fait
mieux.


Thomas Hobbes

A l’extrême fin du XVIe siècle, également en Angleterre Thomas Hobbes
commençait à penser. Il fut surtout un littérateur et un sociologue; il
a traduit Thucydide et Homère, il a écrit _Léviathan ou la matière, la
forme et le pouvoir de l’État_ qui est un manuel de despotisme,
démontrant que tous les hommes dans l’état naturel étant des loups les
uns à l’égard des autres, ils échappent à cette destinée fâcheuse en se
soumettant au prince qui a tous les droits puisqu’il sauve à chaque
instant ses sujets de la mort et qui par conséquent peut imposer à ses
sujets tout ce qu’il veut, même des dogmes scientifiques, même des
croyances religieuses. Mais seulement à le considérer comme philosophe
proprement dit, il a une place très considérable dans l’histoire des
idées. Hobbes, comme Fr. Bacon, mais plus rigoureusement et
impérieusement, commence par séparer la métaphysique et la théologie de
la philosophie. La philosophie c’est l’art de penser. Or ce qui n’est
pas sensible, esprits, âmes, Dieu, ne peut pas être pensé, il ne peut
être que cru; le philosophe ne nie point tout cela, mais ne s’en occupe
pas. C’est tout le positivisme qui est établi en principe. Or ce que
nous pouvons penser, c’est ce que nous sentons. Les choses ne nous sont
connues que par les sensations; une pensée est une sensation; l’esprit
humain est un composé de sensations.

--Non; car je puis penser une chose sans la voir, ni sentir, ni
entendre, etc.

--C’est que nous avons la mémoire qui, du reste, est elle-même une
sensation; c’est une sensation qui se prolonge; se souvenir c’est sentir
qu’on a senti; c’est sentir une sensation ancienne que le cerveau est
capable de conserver. Or nous ne pensons qu’en combinant des sensations
présentes avec des sensations présentes ou, bien entendu beaucoup plus
souvent, grâce à la mémoire, en combinant des sensations présentes avec
des sensations anciennes ou des sensations anciennes avec des sensations
anciennes. Base fragile, du reste, de la connaissance et de la pensée,
car la sensation n’est qu’une modification de nous-mêmes à l’occasion
d’un objet extérieur et par conséquent ne nous donne rien du tout de
l’objet extérieur, et tout le monde extérieur en lui-même nous est
éternellement inconnu; mais nous combinons entre elles les illusions que
le monde extérieur dépose en nous par l’intermédiaire, trompeur ou
douteux, de nos sens.

Quand la sensation, ainsi combinée avec d’autres sensations est devenue
pensée, les idées commencent à être. Elles sont des produits de la
sensation détachés de la sensation. Elles s’associent entre elles par
des lois obscures que l’on entrevoit cependant. Elles se réveillent et
s’appellent en quelque sorte l’une l’autre; toutes les fois que reparaît
une idée antérieurement acquise, elle est suivie de la pensée qui
l’accompagnait quand elle fut acquise. Dans une conversation il est
question d’un traître. Quelqu’un demande quel était la valeur du denier
antique. Cela paraît incohérent; c’est une association d’idées très
naturelle et même très simple, où il y a très peu d’intermédiaires: la
personne qui écoutait, à propos de traître, a songé à Judas qui est le
premier traître dont elle ait entendu parler et aux trente deniers qui
furent le prix de la trahison de Judas. L’association des idées est plus
ou moins serrée, plus ou moins lâche; elle est désordonnée dans le rêve,
irrégulière dans la rêverie, serrée dès qu’elle est dominée et par
conséquent dirigée par une fin poursuivie, un but cherché; parce
qu’alors, il y a un désir d’aboutir qui n’associe rien par lui-même;
mais qui, éliminant toutes les idées qui ne sont pas pertinentes au but
poursuivi, ne laisse s’associer que celles qui y ont rapport.

Ne voyant dans l’âme humaine que des mouvements successifs provenant de
ces premiers mouvements qui sont les sensations, Hobbes ne nous croit
pas libres de faire ce que nous voulons; nous sommes seulement entraînés
par le mouvement le plus fort de nos mouvements intérieurs: désir,
crainte, aversion, amour, etc. Cependant nous délibérons; nous
envisageons différents partis à prendre et nous nous décidons pour celui
que nous voulons choisir. Mais non, nous ne délibérons pas; nous croyons
délibérer. La délibération n’est qu’une succession de différents
sentiments et à celui qui l’emporte nous donnons le nom de volition.
«Dans la délibération [prétendue] le dernier désir ou la dernière
crainte se nomme volonté.» La liberté n’existe donc pas, non plus chez
les hommes que chez les animaux; la volonté et le désir ne sont qu’une
même chose considérée sous des aspects différents.


La morale utilitaire

Dès lors, il n’y a plus de morale; sans puissance de vouloir ceci et de
ne pas vouloir cela il n’y a pas de morale possible? Hobbes répond par
la _morale utilitaire_: ce que l’homme doit rechercher c’est le plaisir
comme l’a pensé Aristippe, mais le plaisir vrai c’est-à-dire permanent
et c’est-à-dire ce qui lui est utile. Or l’utile c’est d’être bon
citoyen, bon sujet, sociable, serviable aux autres, soucieux de se
concilier leur estime par sa bonne conduite, etc. La morale c’est
l’intérêt bien entendu, et l’intérêt bien entendu se confond absolument
avec la morale du devoir. Le criminel n’est pas un criminel, c’est un
idiot; l’honnête homme n’est pas un honnête homme, c’est un homme
intelligent. Notez ceci qu’en prêchant un homme au nom du devoir vous ne
le convaincrez guère, tandis qu’en le prêchant au nom de son intérêt
vous le convaincrez toujours.

Tout cela est assez sensé, mais du moment qu’il n’y a pas de liberté il
ne peut pas y avoir de morale _même utilitaire_; car il est bien inutile
de prêcher, même au point de vue de ses intérêts, un homme qui n’est
qu’une machine entraînée par le poids le plus fort et s’il n’est que
cela, le morigéner au point de vue de son intérêt ou au point de vue de
la morale ou au point de vue de l’amour de Dieu, sont choses qui sont la
même chose et qui sont aussi absurdes les unes que les autres. Tout
philosophe qui ne croit pas à la liberté humaine et qui écrit une morale
est dans une contradiction perpétuelle.




TROISIÈME PARTIE

LES TEMPS MODERNES




CHAPITRE I

DIX-SEPTIÈME SIÈCLE

DESCARTES: LE CARTÉSIANISME


Descartes

Le XVIIe siècle, qui a été le plus grand siècle philosophique des temps
modernes et peut-être de tous les temps, débute par René Descartes.
Descartes, né à La Haye en Touraine, en 1596, de famille noble (son vrai
nom est des Quartes), fut élevé chez les Jésuites du collège de la
Flèche, suivit pendant quelques années le métier des armes, s’adonna
ensuite aux mathématiques et devint un des plus grands mathématiciens de
l’Europe, voyagea par toute l’Europe pour son plaisir et son
instruction, écrivit des livres de science et des livres de philosophie
dont les plus célèbres sont les _Discours sur la méthode_, et les
_Méditations_ et les _Règles pour la direction de l’esprit_, séjourna
tantôt à Paris, tantôt en Hollande, et enfin à cinquante-quatre ans,
malheureusement, séduit par les invitations flatteuses de la reine
Christine de Suède, il se rendit à Stockholm où les rigueurs du climat
eurent raison de lui en quatre mois. Il mourut en février 1650.


Le système de Descartes

Il y a dans les ouvrages de Descartes un système général de philosophie,
une psychologie et une méthode. Nous adoptons cet ordre parce que des
trois choses c’est, dans Descartes, la troisième qui est la plus
importante et qui a laissé les traces les plus profondes. Le fond du
système de Descartes est la croyance en Dieu et en la bonté de Dieu. Je
dis le fond et non pas le point de départ. Le point de départ est autre;
mais on verra assez que le fond est ce qui vient d’être dit. Le point de
départ est ceci: je ne crois, provisoirement, à rien, ne voulant tenir
nul compte de ce qu’on m’a appris. Je doute de tout. Y a-t-il quelque
chose dont je ne puisse pas douter? Oui ce me semble; je ne puis pas
douter que je doute. Or, si je doute, je pense, et si je pense je suis.
Je suis, voilà une certitude.

Et arrivé là, Descartes est parfaitement arrêté; car de la certitude que
l’on est, on ne peut absolument rien tirer, si ce n’est la certitude que
l’on est. Croirai-je par exemple que tout ce qui n’est pas moi existe?
Il n’y a aucune raison pour que je le croie. Le monde peut être un rêve.
Mais si je crois en Dieu et en un Dieu de bonté parfaite, je pourrai
croire à quelque chose en dehors de moi; car Dieu ne pouvant pas se
tromper ni me tromper, s’il me fait voir le monde extérieur, c’est que
le monde extérieur existe. Voilà déjà trois choses que je crois: mon
existence, l’existence de Dieu, l’existence de l’Univers. Laquelle de
ces trois croyances est la fondamentale? Évidemment celle qui n’est pas
démontrée; l’axiome est ce sur quoi l’on s’appuie pour démontrer tout
excepté lui. Or de ces trois choses auxquelles Descartes croit, l’une
est démontrée, son existence, par l’impossibilité de se sentir ou penser
sans se sentir être, l’autre est démontrée par l’existence d’un Dieu
bon; l’existence de Dieu bon n’est démontrée par rien. Elle est crue.
Donc la croyance en Dieu bon est le fond de Descartes. Elle n’est pas
intervenue pour qu’il s’évadât du _je suis_ où il était enfermé; elle
existait certainement avant, et s’il y a eu recours c’est qu’elle
existait auparavant. Sans cela il avait trop de probité intellectuelle
pour l’inventer pour un besoin. Il l’avait donc et il l’a trouvée comme
en réserve quand il s’est demandé s’il sortirait du _je suis_. C’est son
fond, toute la suite achèvera de le prouver.


L’existence de Dieu

Quoique Descartes s’appuie sur Dieu comme sur son principe, il ne laisse
pas de le prouver, et cela fait une pétition de principe, une chose
prouvée par la chose à prouver. Car si Descartes n’a cru à quelque chose
en dehors de lui qu’à cause de Dieu bon, cet être en dehors de lui,
Dieu, il ne peut le prouver que parce qu’il existe un Dieu bon qui ne
peut pas nous tromper et c’est donc Dieu prouvé par la croyance en Dieu.
Voilà la pétition de principe. Descartes ne laisse pas de prouver Dieu,
comme par surabondance et voilà encore ce qui montre bien que la
croyance en Dieu est le fond même de Descartes. Après l’avoir pris pour
base de raisonnement il le prend pour but de raisonnement et cela
indique que l’idée de Dieu encercle pour ainsi dire sa pensée, et qu’à
quelque point-limite que ce soit, de sa pensée, il le trouve.

Il le prouve donc, d’abord par un argument analogue à celui de saint
Anselme qui est celui-ci: nous, imparfaits et finis, nous avons l’idée
d’un être parfait et infini; nous ne sommes pas capables de cette idée.
Il faut donc qu’elle nous vienne d’un être réellement parfait et infini
et que cet être parfait existe.

Autre preuve, celle de Dieu considéré comme cause: 1º J’existe. Qui m’a
fait? Est-ce moi? Non, si c’était moi je me serais donné toutes les
perfections dont j’ai l’idée et qui me font singulièrement défaut. Il
faut donc que ce soit un autre être qui m’ait créé. Ce sont mes parents!
Sans doute; mais qui a créé mes parents et les parents de mes parents.
On ne peut pas remonter de cause en cause indéfiniment et il en faut une
première.

2º Même mon existence actuelle, mon existence de ce moment présent
est-elle le résultat de mon existence d’hier? Rien ne le prouve, et de
ce que j’existais tout à l’heure, il n’y a pas nécessité que j’existe à
présent. Il faut donc une cause à chaque moment, ou une cause continue.
Cette cause continue c’est Dieu, et le monde entier est une création
perpétuellement continuée et ne se comprend que comme création continuée
et n’est explicable que par un créateur.


Le monde

Ainsi sûr de lui, de Dieu et du monde, Descartes étudie le monde et lui.
Dans le monde il voit des âmes et de la matière; la matière c’est la
substance étendue, les âmes c’est la substance non étendue, la substance
spirituelle. La substance étendue est douée de mouvements. Est-ce elle
qui s’est donné le mouvement, sont-ce les corps qui se meuvent? Non, ils
sont mus. Quel est le premier moteur? C’est Dieu. Les âmes sont des
substances sans étendues et des forces motrices. A cet égard elles sont
analogues à Dieu même. Elles sont unies au corps et agissent sur eux.
Comment? C’est un mystère impénétrable; mais elles sont unies
étroitement, substantiellement au corps, ce qui est prouvé par les
douleurs physiques déprimant l’âme et les douleurs morales déprimant les
corps; et elles agissent sur eux, non point qu’elles créent des
mouvements, car la quantité de mouvements est toujours la même; mais
elles dirigent les mouvements en tel sens ou tel autre. Les âmes étant
spirituelles il n’y a pas de raison pour qu’elles se désagrègent
c’est-à-dire meurent et en effet elles ne meurent pas.

C’est pour cela que Descartes tient extrêmement à ce que les animaux
n’aient pas d’âme. S’ils avaient une âme elle serait spirituelle, elle
ne serait pas susceptible de désagrégation et serait immortelle. «Il n’y
a pas après l’athéisme de doctrine plus dangereuse et détestable que
celle-là», mais les animaux n’ont pas d’âmes, sont de purs mécanismes;
Descartes s’efforce à le prouver par un grand détail et il échappe ainsi
à la nécessité ou d’avouer immortelle l’âme des bêtes ce qui lui est
odieux, ou, en les faisant périr avec les corps, d’essuyer l’objection:
«N’en serait-il pas de même pour l’âme des hommes?»


La liberté de l’âme

Cette âme humaine est douée de la liberté de faire bien ou de faire mal.
Qui prouve cette liberté? D’abord le sentiment intime que nous en avons.
Toute idée évidente est vraie. Or non seulement nous avons l’idée de
cette liberté, mais nous ne pouvons pas ne pas l’avoir. La liberté «se
connaît sans preuves, par la seule expérience que nous en avons». C’est
dans le sentiment de notre liberté, de notre volonté libre que nous nous
saisissons nous-mêmes comme être, comme chose qui n’est pas une chose.
Le _moi_ vrai c’est la volonté. L’homme, plus encore qu’un être
intelligent, est un être libre et ne se sent homme qu’en se sentant
libre, de sorte qu’il pourrait ne se pas croire intelligent, ne se pas
croire sensible, etc., mais ne se pas croire libre serait pour lui un
suicide moral et de fait il ne fait exactement rien qu’il ne se croie
libre en le faisant, c’est-à-dire qu’il ne croie que, s’il le voulait,
il pourrait ne pas le faire. Ceux qui disent «c’est simplement le
sentiment du meilleur pour nous qui nous incline à faire ceci au lieu de
cela» ont bien tort. Ils oublient que nous préférons souvent le plus
mauvais pour nous prouver à nous-mêmes que nous sommes libres et par
conséquent n’_ayant pour mobile que notre liberté même_. (Et c’est
exactement ce que le philosophe contemporain a formulé ainsi: La volonté
n’est ni déterminée ni indéterminée, elle est déterminante.) «Lors même
qu’une raison fort évidente nous porte à une chose, quoique, moralement
parlant il soit difficile que nous puissions faire le contraire,
néanmoins, parlant absolument, nous le pouvons car il nous est toujours
libre de nous empêcher de poursuivre un bien clairement connu... pourvu
seulement _que nous pensions que c’est un bien de témoigner par là la
vérité de notre libre arbitre_.» C’est absolument la pure et simple
volonté d’être libre qui _crée une action_; c’est la liberté
toute-puissante.

Comme on a très bien dit, relativement à l’univers la philosophie de
Descartes est une philosophie mécanique; relativement à l’homme la
philosophie de Descartes est une philosophie de la volonté. Comme on l’a
fait remarquer aussi, il y a entre Corneille et Descartes de très
grandes analogies au point de vue de l’apothéose de la volonté et les
_Méditations_ ayant paru après les grandes œuvres de Corneille, ce n’est
pas que Corneille soit cartésien et ce serait plutôt que Descartes fût
cornélien.


Psychologie de Descartes

Descartes, tant dans son _Traité des passions_ que dans ses lettres et
aussi dans certains passages des _Méditations_, a écrit à peu près tout
une psychologie. L’âme pense et elle a des passions. Elle pense: il y a
trois sortes d’idées, les idées factices, les idées adventices et les
idées innées; les idées factices sont les idées que forme l’imagination,
les idées adventices sont les idées que le monde extérieur nous suggère
par l’intermédiaire des sens; les idées innées sont celles qui
constituent notre esprit lui-même, les conditions selon lesquelles il
pense et en dehors desquelles il ne peut pas penser: nous ne pouvons pas
concevoir un objet non étendu, ni un objet qui n’est pas dans le temps,
ni quelque chose qui soit sans cause; les idées de temps, d’espace, de
cause sont des idées innées; nous ne pouvons pas nous concevoir
nous-mêmes autrement que comme libres, l’idée de liberté est une idée
innée.

L’âme a des passions; c’est en cela que, sans dépendre du corps, elle a
avec lui un commerce intime et est modifiée par lui, non pas en son
fond, mais en sa vie quotidienne. Il y a des opérations de l’âme que
l’on n’appelle point proprement des passions et qui déjà, pourtant, sont
sinon dirigées, du moins _influencées_ par le corps. La mémoire est
passive et par conséquent la mémoire est une espèce de passion. Les
sensations vives que le corps envoie au cerveau y laissant des vestiges
(Malebranche dira: des _traces_) et selon ces vestiges l’âme se meut une
seconde, une troisième fois et c’est ce que nous appelons la mémoire:
«Les vestiges du cerveau le rendent propre à mouvoir l’âme en la même
façon qu’il l’avait mue auparavant et aussi à la faire souvenir de
quelque chose, tout de même que les plis qui sont dans un morceau de
papier ou dans un linge, font qu’il est plus propre à être plié derechef
comme il l’a été auparavant que s’il n’avait jamais été ainsi plié.»
Pareillement l’association des idées est passive et par conséquent est
une sorte de passion. L’association des idées est le fait que la pensée
passe par les mêmes chemins par lesquels elle a passé et suit dans son
labyrinthe le fil qui unit ses pensées entre elles et ce fil ce sont les
traces que les pensées ont laissées dans le cerveau. En nous abandonnant
à l’association des idées nous sommes passifs et nous nous laissons
aller à une passion. Cela est si vrai que le langage courant lui-même le
reconnaît: la rêverie est une passion, on peut avoir la passion de la
rêverie; or la rêverie n’est pas autre chose que l’association des idées
dans laquelle la volonté n’intervient pas.


Les passions

Pour en venir aux passions proprement dites, il y en a qui sont de l’âme
et seulement de l’âme; la passion de Dieu est une passion de l’âme, la
passion de la liberté est une passion de l’âme; mais il y en a beaucoup
plus qui sont des effets de l’union de l’âme avec le corps. Ces passions
sont suscitées dans l’âme par un état du corps ou un mouvement du corps
ou de quelque partie du corps; elles sont des _émotions_ de l’âme
correspondant à des _mouvements_ de la machine. Toutes les passions se
rapportent au désir du plaisir et à la crainte de la douleur et selon
qu’elles se rapportent à celui-là ou à celle-ci elles sont expansives ou
resserrantes. Il y en a six principales dont toutes les autres ne sont
que des modifications: l’admiration, l’amour, le désir, la joie se
rapportant à l’appétit du bonheur, la haine, la tristesse se rapportant
à la crainte de la douleur. _Toutes les passions sont bonnes et peuvent
devenir mauvaises_ (Descartes en ceci s’écarte très fortement du
stoïcisme pour qui les passions sont simplement des maladies de l’âme).
Toutes les passions sont bonnes en soi. Elles sont destinées, théorie
très remarquable, à faire durer des pensées qui sans cela ne feraient
que passer et seraient effacées très vite; à cause de cela elles font
que l’homme agit; s’il n’était dirigé que par ses pensées non
accompagnées de passion il n’agirait jamais et si l’on reconnaît que
l’homme est né pour l’action, on reconnaîtra du même coup qu’il faut
qu’il ait des passions.

--Mais encore il peut y avoir des passions bonnes (de nature à donner de
la force aux idées justes) et des passions mauvaises.

--Non, elles sont toutes bonnes, mais toutes aussi ont leur mauvais
côté, leur déviation plutôt, qui fait qu’elles peuvent devenir
mauvaises. Donc, dans chaque passion quelle qu’elle soit on peut
distinguer la passion elle-même qui est toujours bonne et l’excès, la
déviation, la dégradation ou la corruption de cette passion, qui
constitue, si l’on veut l’appeler ainsi, une passion mauvaise et c’est
ce que Descartes fait, passion par passion, dans le plus grand détail en
son _Traité des passions_.


Le rôle de l’âme

S’il en est ainsi, quel sera le rôle de l’âme (l’âme c’est la volonté)?
Il sera de s’abandonner aux passions bonnes ou pour mieux dire à toutes
les passions en ce qu’elles ont de bon et de ramener les passions à
n’_être qu’elles-mêmes_. Dans le courage par exemple il y a le courage
et la témérité. L’action de la volonté éclairée par le jugement
consistera à ramener le courage à n’être que le courage. Dans la peur,
il y a la lâcheté et il y a le sentiment de la conservation qui est
selon Descartes le fond de la peur et qui est une très bonne passion.
L’action de l’âme consistera à ramener la peur à la simple prudence.

Mais _comment_ la volonté opérera-t-elle ces métamorphoses ou tout au
moins ces départs, ces séparations, ces réductions à la juste mesure?
_Directement_ elle ne peut _rien_ sur les passions; elle ne peut pas les
_ôter_; elle ne peut même pas, d’elles, ôter la partie mauvaise; mais
elle peut avoir de l’influence sur elles par l’intermédiaire du
raisonnement; elle peut les amener à la considération attentive de la
pensée qu’elles portent avec elles et par cette considération les
modifier. Par exemple s’agit-il de la peur? L’âme fait considérer à la
peur que le péril est beaucoup moindre qu’elle ne s’imagine et par là la
ramener peu à peu à la simple prudence.

Remarquez que ce moyen, quoique indirect, est très puissant; car il
finit par vraiment métamorphoser les passions en leurs contraires.
Persuadez à la peur qu’il y a moins de péril à marcher en avant qu’à
fuir et que la fuite la plus salutaire est la fuite en avant, vous avez
changé la peur en courage.--Mais une telle influence de la volonté sur
les passions est extraordinairement invraisemblable; elle n’aura jamais
lieu.--Si! Par l’habitude! L’habitude aussi est une passion, ou si vous
préférez un état passif, comme la mémoire, comme l’association des idées
et il est des hommes qui n’ont que cette passion-là. Mais la volonté par
les moyens que nous avons vu plus haut en imposant un acte, un premier
acte, crée un commencement d’habitude, en en imposant un second confirme
déjà l’habitude, en en imposant un troisième la renforce et ainsi de
suite. En langage courant la volonté, en raisonnant les passions et en
les raisonnant sans cesse, les ramène à ce qu’elles ont de bon et finit
par les y ramener d’une façon permanente, si bien qu’elle en arrive à
n’avoir que les passions qu’elle veut, ou si vous préférez, car c’est
bien la même chose, à n’avoir que la passion du bien. La morale consiste
à aimer les passions nobles, comme dira plus tard Vauvenargues, et
c’est-à-dire à aimer toutes les passions, chacune en ce qu’elle a de
bon, c’est-à-dire à réduire chaque passion à ce qu’elle a de bon en
effet et c’est-à-dire à ramasser toutes les passions, dans une seule qui
est la passion du devoir.


La méthode de Descartes

Comme nous l’avons dit, encore qu’il ait eu de l’influence par tout ce
qu’il a écrit, c’est encore par sa méthode que Descartes a eu l’action
la plus grande et surtout la plus durable et c’est pour cela que nous
terminons par l’examen de sa méthode. Elle tient toute dans un mot:
n’accepter comme vrai que ce qui est évident; accepter pour vrai tout ce
qui est évident. Descartes fait donc de l’évidence la pierre de touche
de la certitude. Mais remarquez bien et c’est ici l’esprit profond de
cette méthode: qu’est-ce qui m’assurera de l’évidence de telle ou telle
idée? Comment saurai-je que telle idée m’est bien réellement évidente?
Est-ce que je la vois en pleine clarté? Non, cela ne suffit pas;
l’évidence peut être trompeuse; il peut y avoir une fausse évidence;
toutes les idées fausses des anciens philosophes, sauf quand ils étaient
des sophistes, ont parfaitement eu pour eux le caractère de l’évidence.
Pourquoi? Pourquoi l’erreur se présente-t-elle à l’esprit comme une
vérité évidente? Parce que le jugement, en vérité, en profonde vérité,
ne dépend pas de l’intelligence. Et de quoi dépend-il donc?--De la
volonté, de la volonté libre. Voici comment. L’erreur dépend, sans
doute, de notre jugement mais le jugement dépend de notre volonté en ce
sens qu’il dépend de nous d’adhérer à notre jugement sans qu’il soit
suffisamment net ou de n’y pas adhérer parce qu’il n’est pas
suffisamment net: «Si je m’abstiens de donner mon jugement sur une chose
lorsque je ne la conçois pas avec assez de clarté et de distinction, il
est évident que je ne serai pas trompé». L’évidence n’est donc pas
seulement une chose de jugement, d’entendement, d’intelligence, elle est
une chose de volonté énergique et de liberté courageusement acquise.
Nous sommes devant l’évidence lorsque, avec un cerveau sain, nous sommes
capables pour accepter ou refuser ce qu’il nous propose d’agir «de telle
sorte», de nous être mis dans un tel état d’âme que nous sentons
«qu’aucune force extérieure ne nous contraint à penser de telle ou telle
façon».

Ces forces extérieures sont autorité, préjugés, intérêt personnel ou de
parti. La faculté de sentir l’évidence est donc le triomphe et du
jugement sain par lui-même et d’une liberté d’esprit qui, supposant la
probité, le scrupule et le courage et peut-être le plus difficile des
courages, suppose une profonde et forte moralité. L’évidence n’est
donnée qu’aux hommes qui d’abord sont très intelligents, ensuite ou
plutôt avant tout sont profondément honnêtes. L’évidence n’est pas une
conséquence de la moralité; mais la moralité est la _condition_ de
l’évidence.

Voilà le fond de la méthode de Descartes; ajoutez-y des conseils sur
l’art de raisonner qui déjà à son époque n’étaient point du tout
nouveaux; mais qui chez lui sont très précis: ne point généraliser trop
vite, ne point se payer de mots et sous chaque mot voir sa définition,
etc., et vous en aurez une idée suffisante.

Or 1º à cette méthode Descartes a été infidèle, comme il arrive toujours
et très souvent a pris les suggestions de sa magnifique imagination pour
des évidences de sa raison; 2º la pierre de touche d’évidence est
certainement la meilleure, mais tant s’en faut qu’elle soit infaillible
et Vico s’en est moqué avec autant de raison que d’esprit et l’esprit le
plus libre du monde peut encore trouver évident des choses fausses; 3º
mais, favorisant la libre recherche, autonome, individuelle, dédaigneuse
de toute autorité, la méthode de Descartes est devenue un programme, une
devise et comme un drapeau pour toute la philosophie moderne.


Descartes père de la philosophie moderne

Et de tout cela est résulté: que toute la philosophie moderne, à peu
d’exceptions près, a reconnu en Descartes son père--que l’évidence
individuelle, si l’on peut s’exprimer ainsi, favorisant la témérité et
chacun se croyant d’autant plus dans la vérité qu’il différait des
autres et par conséquent ne pouvait pas se soupçonner soi-même de subir
des influences, l’évidence individuelle est devenue une nouvelle
occasion de se tromper;--enfin que Descartes, par une métamorphose qui
n’est pas très rare, de par sa méthode qu’il n’a pas suivie, est devenu
le chef ou l’ancêtre vénéré des doctrines qu’il aurait détestées et
qu’il détestait déjà le plus. Parce qu’il a dit que l’évidence seule et
la libre recherche de l’évidence conduisent à la vérité, il est devenu
l’ancêtre des sceptiques qui sont persuadés qu’il ne faut se rendre qu’à
l’évidence et que l’évidence n’est nulle part; et il est devenu
l’ancêtre des positivistes qui croient qu’il y a évidence quelque part
sans doute, mais nullement en métaphysique, en théodicée, en
connaissance de l’âme, de l’immortalité et de Dieu, connaissances qui
dépassent nos moyens de connaître, connaissances qui sont en dehors de
la connaissance. De sorte que cet homme qui a imaginé plus que tout
homme, cet homme qui a construit si souvent sans fondement certain et
cet homme encore, comme on a dit si bien, qui a toujours pensé par idées
innées, de par sa formule est devenu le maître et surtout le garant de
ceux qui sont les plus réservés et les plus défiants en fait de
construction philosophique et d’idées innées et d’imagination.--Cela
n’ôte rien à son éclatant mérite; c’est seulement un de ces revirements
dont l’histoire des idées abonde.




CHAPITRE II

CARTÉSIENS

TOUT LE XVIIe SIÈCLE EST SOUS L’INFLUENCE DE DESCARTES. PORT-ROYAL,
BOSSUET, FÉNELON MALEBRANCHE, SPINOZA, LEIBNIZ


L’influence cartésienne

Presque tout le XVIIe siècle fut cartésien et dans le sens général du
mot, non pas seulement comme partisan de la méthode d’évidence, mais
comme adhérent à la philosophie générale de Descartes. Gassendi
(provençal et non italien), professeur de philosophie à Aix, puis à
Paris, ne fut pas, à la vérité, un disciple fidèle de Descartes et il le
combattit plusieurs fois; il penchait vers Épicure et la doctrine des
atomes; il se rapproche de Hobbes, mais il était aussi fervent
admirateur de Bacon et par là touchait à Descartes qui, du reste, tout
en souffrant impatiemment ses piqûres l’estimait très fort. A l’exemple
d’Épicure il était le plus sobre et le plus austère des hommes et dans
le sens du mot selon l’usage vulgaire, de Descartes et de lui, c’est
Descartes qui serait plutôt l’épicurien. D’après une tradition selon moi
insuffisamment établie il a été le professeur de Molière.

Tous les penseurs du XVIIe siècle ont subi plus ou moins profondément
l’influence cartésienne, Pascal, Bossuet, Fénelon, Arnauld et tout le
Port-Royal. Cette influence ne devait diminuer qu’au XVIIIe siècle,
quoique entretenue par l’impénitent Fontenelle, mais contrepesée par
celle de Locke, pour reparaître très fort en France au XIXe siècle dans
l’école de Maine de Biran et de Cousin.


Malebranche

Une place à part est à faire aux cartésiens presque aussi grands que
Descartes qui ont rempli le XVIIe siècle de leur nom, le Français
Malebranche, le Hollandais Spinoza et l’Allemand Leibniz. Poussant plus
loin les idées de Descartes que Descartes n’aurait voulu sans doute
qu’on les poussât, de ce que Descartes avait dit que ce n’est que _par
Dieu_ que nous voyons juste, Malebranche assura que ce n’est qu’_en
Dieu_ que nous voyons juste et au fond c’est exactement la même idée; on
peut seulement trouver que chez Malebranche elle est plus précise: «Dieu
seul est connu par lui-même [est cru sans incertitude] il n’y a que lui
que nous voyions d’une vue immédiate et directe». Tout le reste nous le
voyons, en lui, en sa lumière, dans la lumière qu’il fait en notre
esprit. Quand nous voyons, c’est que nous sommes en lui. L’évidence
c’est la clarté divine. Il est le lien des idées. (Et ainsi Malebranche
rapprochait Platon de Descartes et marquait que, sans que ce dernier
s’en doutât, ils disaient la même chose.) Dieu est toujours cause et
comme il est cause de tous les objets réels il est cause aussi de toutes
les vérités et comme il est partout dans les objets réels il est partout
aussi dans les idées vraies que nous pouvons avoir ou plutôt auxquelles
nous pouvons participer. Quand nous cherchons une vérité sans y songer
nous prions; l’attention est une prière.

De même, de ce que Descartes avait dit que l’univers est une création
continue, Malebranche induit ou plutôt conclut que nos pensées et nos
actions sont des actes de Dieu. Il n’y a pas action du corps sur notre
âme pour produire des idées; cela serait inconcevable; mais _à
l’occasion_ de la rencontre de notre œil, par exemple, avec un objet
Dieu nous donne une idée conforme ou non, nous ne le savons pas, à cet
objet; mais enfin il nous donne de cet objet l’idée qu’il veut que nous
en ayons.

Il n’y a pas d’action de notre âme sur notre corps; cela serait
inconcevable; mais d’une part, Dieu à notre volonté ajoute une force
tendant au bien en général, et à chacune de nos volitions ajoute une
force tendant à l’exécution et capable d’exécuter.

--Alors quand notre volonté est mauvaise et que nous l’exécutons, c’est
que Dieu pèche en notre nom?

--Non certes; parce que le péché n’est pas un acte; il consiste à ne
rien faire, il consiste en ceci précisément que l’âme n’agit pas sur le
corps; donc il n’est pas une force; il est une faiblesse. Le péché c’est
Dieu qui s’est retiré de nous. Le pécheur n’est qu’un être qui est sans
force parce que la grâce lui manque.

Le principe de la morale est le respect de l’ordre et l’amour de
l’ordre. Cela fait deux degrés dont le premier est régularité et le
second vertu. Se conformer à l’ordre est très raisonnable mais est sans
aucun mérite (donner de l’argent aux pauvres par coutume ou peut-être
par vanité). Aimer l’ordre et vouloir qu’il soit plus grand, plus
complet, plus proche de ce que Dieu veut, c’est adhérer à Dieu, c’est
vivre en Dieu, comme voir juste, c’est voir en Dieu. Toute la morale en
tout son détail, où nous n’entrerons pas, découle de l’amour de l’ordre.
L’univers est un grand mécanisme, comme l’a dit Descartes, qui est mis
en mouvement et qui est dirigé par Dieu, c’est-à-dire selon les lois
établies de Dieu; car Dieu n’agit que par des volontés générales (qui
sont des lois) et non pas par des volontés particulières. En d’autres
termes il a une volonté, il n’a pas de volitions.


Le miracle

--Mais alors il n’y a pas de miracles; car le miracle est précisément
une volonté particulière traversant et interrompant la volonté générale.

--D’abord il y a très peu de miracles, ce qui laisse subsister l’ordre;
c’est seulement s’il y en avait d’incessants qu’il n’y aurait pas
d’ordre. Ensuite le miracle est un avertissement que Dieu donne aux
hommes, et en raison de leur faiblesse, pour leur rappeler que derrière
les lois il y a un législateur, derrière les volontés générales un être
qui veut. A cause de leur faiblesse intellectuelle, s’ils ne voyaient
jamais de dérogation aux lois générales, ils les prendraient pour des
fatalités. Le miracle est une grâce qui intervient dans les choses,
comme la grâce proprement dite intervient dans les actes humains. Et il
n’est pas contradictoire avec le dessein général de Dieu puisque,
ramenant les esprits humains à cette vérité qu’il y a un être voulant,
il les habitue à considérer toutes les lois générales comme des actes
permanents, mais comme des actes de l’être voulant. Le miracle a cette
vertu de faire considérer tout ce qui est dans le monde comme
miraculeux, ce qui est la vérité. Donc le miracle confirme l’idée
d’ordre. C’est peut-être en cela seul que l’exception confirme la règle.


Spinoza

Spinoza, qui, dans sa vie, fut un pur stoïcien et le plus pur des
stoïciens, polissant des verres de lunettes astronomiques pour gagner sa
vie, refusant toutes les pensions et toutes les places de professeur
qu’on lui offrait et vivant quasi de rien, avait lu Descartes et, pour
se conformer au principe de l’évidence, avait commencé par renoncer à sa
religion qui était celle des Israélites. Sa vue générale des choses est
celle-ci: Il n’y a qu’un Dieu. Dieu est tout. Seulement il a ses
attributs, c’est-à-dire ses manières d’être et ses modes, c’est-à-dire
ses modifications, comme le soleil (simple comparaison) a pour manières
d’être sa rondeur, sa couleur, sa chaleur, pour modifications ses
rayons, la chaleur terrestre, la lumière directe et la lumière diffuse,
etc. Or, Dieu a deux attributs, la pensée et l’étendue, comme le disait
déjà Descartes; et il a pour modifications exactement tout ce que nous
voyons, touchons, sentons, etc. L’âme humaine est un attribut de Dieu
comme tout ce qui est: c’est un attribut de Dieu puissant. Elle n’est
pas libre, car tout ce qui vient de Dieu, tout ce qui _est de Dieu_ est
un développement régulier et nécessaire de Dieu lui-même. «Il n’y a rien
de contingent [rien qui puisse ou arriver ou ne pas arriver]. Toutes
choses sont déterminées, par la nécessité de la nature divine, à exister
et à agir d’une manière donnée. Il n’y a donc point dans l’âme de
volonté libre; l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause
qui elle-même est déterminée par une autre et celle-ci encore par une
autre et ainsi à l’infini.

Cependant nous nous croyons libres et, selon le principe de l’évidence,
nous le sommes; car il n’y a rien de plus évident pour nous que notre
liberté. Nous sommes aussi convaincus, intimement, de notre liberté que
de notre existence et _tous_ nous affirmons aussi énergiquement: Je suis
libre, que Descartes affirme: Je suis. Je suis et Je suis libre sont les
deux choses dont l’homme, quelque effort qu’il y fasse, ne peut pas
douter.

Sans doute, mais c’est une illusion. C’est l’illusion d’un être qui se
sent comme cause et qui ne se sent pas comme effet. Qu’on se figure une
bille de billard qui sentirait qu’elle pousse et qui ne sentirait pas
qu’elle est poussée. Ce que nous appelons décision c’est une idée qui
nous décide parce qu’elle est plus forte sur nous que les autres; ce que
nous appelons délibération c’est une hésitation entre deux ou trois
idées momentanément d’égale force; ce que nous appelons volition est une
idée et ce que nous appelons volonté est notre entendement lui-même
appliqué aux faits. Nous ne voulons pas nous battre, nous avons l’idée
de nous battre et cette idée nous entraîne; nous ne voulons pas nous
pendre, nous avons l’idée obsédante de nous pendre et cette pensée nous
emporte.


Sa morale

Spinoza a écrit une morale.--N’est-il pas radicalement impossible
d’écrire une morale quand on ne croit pas au libre
arbitre?--L’originalité admirable de Spinoza, encore que son idée puisse
être contestée, c’est précisément que la morale dépend de la croyance à
la nécessité de toutes choses, c’est que plus on est convaincu de cette
nécessité plus on est d’une haute moralité, c’est que plus on se croit
libre, plus on est _immoral_. L’homme qui se croit libre prétend
contrarier l’ordre universel et la moralité c’est précisément d’y
adhérer; l’homme qui se croit libre cherche un bien individuel comme
s’il pouvait y avoir un bien individuel, et comme si le bien, et pour
chacun, n’était pas de se soumettre aux lois nécessaires de tout, lois
qui justement constituent le bien; l’homme qui se croit libre se dresse
contre Dieu, se croit Dieu puisqu’il se croit créateur de ce qu’il fait
et puisqu’il croit qu’il est capable de déranger quelque chose dans le
mécanisme et d’y introduire une certaine quantité de mouvement. A la
vérité de tout cela il ne fait rien du tout; mais il croit le faire et
cette seule pensée, fausse et basse, le maintient dans la condition de
vie la plus misérable; en un mot l’homme qui se croit libre n’est
peut-être pas un athée; mais c’est un impie.

Au contraire l’homme qui ne se croit pas libre, se croit entre les mains
de Dieu et c’est la première sagesse et la première vertu. Nous sommes
entre les mains de Dieu comme l’argile entre celles du potier; le vase
fou serait celui qui reprocherait au potier de l’avoir fait vase petit
et non vase grand, vase vulgaire et non vase de salon. Se croire entre
les mains de Dieu est la première sagesse; le voir, le voir le moins
indistinctement que nous le pouvons, c’est la haute sagesse; il faut
voir ses desseins, son grand dessein, au moins et s’y associer, devenir
ainsi, non seulement partie de lui, nous le sommes toujours, mais partie
consciente de lui.

Ceci est l’amour de Dieu et l’amour de Dieu est la vertu même. Nous
devons aimer Dieu sans considération du bien qu’il peut nous faire et
des peines qu’il peut nous infliger; car aimer Dieu par amour du Dieu
bienfaiteur ou crainte du Dieu punisseur ce n’est pas aimer Dieu, c’est
s’aimer soi-même.


Les passions

Nous avons pour ennemis et pour obstacles à nous élever à cette
demi-perfection nos passions. Ce sont elles qui nous font faire des
actes immoraux.--«Immoral» a-t-il un sens du moment que nous ne faisions
rien que nous ne soyons obligés de faire?--Oui; de même que, quand nous
sommes arrivés nécessairement, menés par notre esprit faux, à une idée
fausse, que cette pensée soit nécessaire cela ne l’empêche pas d’être
fausse; tout de même, que nous ayons été amenés nécessairement à un acte
vilain, cela ne l’empêche pas d’être immoral. Les passions sont nos
imperfections, des manques, des lacunes d’une âme que n’ont pas remplie
l’idée de Dieu, l’idée de l’ordre universel et l’amour de Dieu et de
l’ordre universel et qui par conséquent vit individuellement,
c’est-à-dire séparément de l’univers.

Les passions sont en nombre infini et des principales seulement Spinoza
fait, en un assez gros livre, une description minutieuse (et
singulièrement profonde, dans le détail de quoi nous regrettons de ne
pouvoir pas entrer. L’_Éthique_ de Spinoza est un chef-d’œuvre
incomparable.

L’étude des passions est une chose très salutaire, parce qu’à les
étudier on s’en détache tant on en voit le vide, la bassesse et le
caractère puéril et même bestial. On pourrait même ajouter que la pensée
seulement de les étudier est déjà un acte de détachement à leur égard.
«Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé», dit Dieu à
Pascal. «Tu ne ferais pas de recherches sur nous si tu ne nous avais pas
déjà quittés», peuvent dire les passions au philosophe.


Sanctions de la morale

Quelles sont les sanctions de la morale? Ce sont des sanctions
nécessaires; comme aussi bien tout est nécessaire, et pour ainsi dire
mécanique. Il n’y a ni mérite ni démérite et le criminel n’est pas
coupable; seulement il est en dehors de l’ordre et tout doit rentrer
dans l’ordre: «Celui qui est enragé par la morsure d’un chien enragé est
assurément innocent; cependant on a le droit de l’étouffer. De même
l’homme qui ne peut gouverner ses passions par crainte des lois est un
infirme très excusable; cependant il ne peut jouir de la paix de l’âme
ni de la connaissance de Dieu, ni de l’amour de Dieu et il est
nécessaire qu’il périsse.» Par sa mort il a rentré dans l’ordre.

Mais la sanction d’outre-tombe existe-t-elle et c’est-à-dire l’âme
est-elle immortelle et serons-nous récompensés, en elle, dans une autre
vie? La pensée de Spinoza est hésitante sur ce point; mais, au risque de
la défigurer, ce que je crains de faire, il me semble qu’on peut la
résumer ainsi: l’âme _se fait immortelle_; à mesure que par la
connaissance de Dieu et l’amour de Dieu, elle participe davantage de
Dieu. A mesure elle se fait divine; et, se rapprochant de la perfection,
du même progrès elle se rapproche de l’immortalité. On peut concevoir
que par l’erreur et le péché elle se tue et par la vertu elle se rend
impérissable. Cette immortalité n’est pas ou ne semble pas être
personnelle, elle est littéralement une rentrée définitive dans le sein
de Dieu; l’immortalité spinozienne serait donc un prolongement de cet
effort même que nous devons faire en cette vie pour adhérer à l’ordre
universel; la récompense d’y avoir adhéré ici-bas est là-haut de nous y
confondre et c’est là la vraie béatitude. Ici-bas nous devons tout voir
au point de vue de l’éternité (_sub specie æternitatis_) et c’est une
manière d’être éternel; ailleurs nous serons dans l’éternité elle-même.


Leibniz

Leibniz est un esprit universel, historien, naturaliste, politique,
diplomate, érudit, théologien, mathématicien... nous ne l’envisagerons
que comme philosophe. Pour Leibniz le fond, la substance de tous les
êtres ce n’est pas _ou_ la pensée _ou_ l’étendue, comme chez Descartes;
c’est la force, productrice d’action. «Ce qui n’agit pas n’existe pas.»
Tout ce qui existe est une force, ou action ou tendant à l’action. Et la
force, toute force a deux caractères; elle veut agir et elle veut
penser. Le monde est le composé hiérarchique de toutes ses forces. Tout
en haut il y a la force suprême, Dieu, qui est force infinie, pensée
infinie; de dégradation en dégradation on arrive aux forces basses et
obscures qui semblent n’avoir ni puissance ni pensée, mais qui ont
cependant un minimum de puissance et même de pensée pour ainsi dire
latente. Dieu pense et agit infiniment; l’homme pense et agit
puissamment grâce à la raison qui le distingue de tout le reste de la
création; l’animal agit et pense obscurément; mais il agit et il pense,
car il a une âme, une âme qui est faite de mémoire et des traces et
suites de la mémoire et par parenthèse «les trois quarts de nos actions
à nous-mêmes sont gouvernées par la mémoire et le plus souvent nous
agissons comme des bêtes»; les végétaux agissent et, sinon pensent, du
moins sentent ce qui est pensée encore, plus obscurément que les bêtes;
et enfin, dans le minéral, la puissance d’action et la pensée dorment,
mais ne sont pas nulles puisqu’ils sont capables de se transformer, chez
les végétaux, les animaux et les hommes, en matière vivante et qui sent
et pense.

Donc, comme le soutiendra plus tard Schopenhauer, tout est plein d’âmes
et d’âmes qui sont des forces en même temps que des intelligences. L’âme
humaine est une force aussi, _comme le corps_. Entre ces deux forces
dont il semble bien que l’une agisse sur l’autre et qui, en tout cas,
agissent de concert, de telle sorte que le mouvement voulu par l’âme est
exécuté par le corps, ou qu’au mouvement voulu par le corps l’âme adhère
évidemment, quel peut être le rapport, quelle peut être la relation en
quoi consistent le concours et le concert? Leibniz (et il y avait déjà
quelque chose de pareil dans Descartes) croit que toutes les forces du
monde agissant chacune spontanément; _mais_ qu’entre toutes les actions
qu’elles exercent, existe une convenance voulue de Dieu, une concordance
établissant l’ordre universel, une «harmonie préétablie» les faisant
toutes concourir au même dessein. Eh bien! entre l’âme, cette force, et
le corps, cette force aussi, cette harmonie règne comme entre quelque
force que ce soit de la nature et une autre et toutes les autres; et
voilà comment s’expliquent l’union et la concordance de l’âme et du
corps. Supposez deux horloges bien faites montées par le même horloger,
elles diront la même heure, et sembleront, celle-ci commander à celle-là
ou celle-là commander à l’autre. Et toutes les forces du monde sont des
horloges qui s’accordent les unes avec les autres, parce qu’elles ont
été accordées d’avance par l’horloger divin et à elles toutes elles
marquent l’heure éternelle.


L’optimisme radical de Leibniz

De toutes ces vues générales sur les choses, sur les esprits et sur
l’esprit, Leibniz a conclu à un optimisme radical, qui est la chose dont
on l’a, depuis, le plus raillé et par quoi, du reste, il est resté
célèbre. Il croit que tout est bien, malgré le mal que personne ne peut
contester qui existe; et c’est-à-dire qu’il croit que tout est le mieux
_possible_ dans le meilleur des mondes _possibles_. En effet Dieu est
suprême sagesse et suprême bonté, cela était évident à Descartes qui, en
fait d’évidence ne se contentait pas facilement. Cette parfaite sagesse
et cette parfaite bonté n’a pu choisir que le meilleur.--Mais cependant
le mal existe! Diminuez-le autant que ce sera votre bon plaisir, il
existe encore.--Il existe par une nécessité qui est inhérente à ce qui
est créé. Tout ce qui est créé est imparfait, Dieu seul est parfait; ce
qui est imparfait est par définition mêlé de mal et de bien. Le mal
n’est que la limite du bien où Dieu était forcé de s’arrêter créant des
êtres et choses autres que lui-même et s’il n’avait créé que selon le
bien absolu il n’aurait créé que lui. Et c’est le sens précis de ce mot
«le meilleur des mondes possibles»; le monde est parfait dans la limite
où ce qui est créé, donc imparfait, peut être parfait, dans la limite où
ce qui n’est pas dieu peut être divin; le monde c’est Dieu lui-même
autant qu’il peut rester lui en étant autre chose que lui.


Les trois maux

Distinguons pour mieux comprendre. Il y a trois maux: le mal
métaphysique, le mal physique et le mal moral. Le mal métaphysique est
ce fait même de n’être pas la perfection: il est assez naturel que ce
qui émane, seulement, de la perfection ne soit pas la perfection. Le mal
physique c’est la souffrance; Dieu ne peut pas _vouloir_ la souffrance,
la désirer, la chérir mais il peut la permettre comme moyen du bien,
comme condition du bien; or il n’y aurait pas de bien moral s’il n’y
avait pas occasion de lutte et il n’y aurait pas occasion de lutte si le
mal physique n’existait pas: supposez un paradis; tout le monde s’y
laisse vivre et n’a jamais lieu de montrer la moindre endurance, le
moindre courage, la moindre vertu. Et enfin le mal moral, c’est-à-dire
le péché, Dieu peut encore moins vouloir qu’il soit, mais il peut
admettre qu’il soit, _laisser qu’il soit_, pour qu’il y ait aux hommes
occasion de mériter ou de démériter. Rien n’est plus facile que de
critiquer Dieu en ne considérant qu’une partie de son ouvrage et en ne
considérant point l’ensemble. Il doit avoir créé en vue d’un ensemble et
c’est par l’ensemble qu’il faut le juger. Et comme précisément
l’ensemble ne peut être embrassé par personne, taisez-vous raison
imbécile, comme dit Pascal et ne jugez point ou jugez _a priori_
puisqu’ici on ne peut juger par l’expérience et dites que le parfait n’a
pu vouloir que le plus parfait possible.


Le possible et l’impossible

Reste toujours l’objection fondamentale: c’est limiter Dieu que de
l’asservir à la condition du _possible_ et on aura beau dire que Dieu
est justifié, s’il a fait tout le bien possible, il ne l’est pas, les
mots «possible» et «impossible» n’ayant point de sens pour la
toute-puissance et la puissance infinie pouvant par définition faire
l’impossible.

Mais si, répond Leibniz, il y a un impossible métaphysique, il y a un
impossible dans l’infini, cet impossible c’est l’absurde, c’est la
contradiction. Dieu pourrait-il faire que le tout fût plus petit que la
partie, qu’il y eût une ligne plus courte que la droite? La raison
répond non. Dieu est donc limité? Il est limité par l’absurde et
c’est-à-dire qu’il est illimité; car l’absurde est une déchéance. Il est
donc à croire que le mélange du bien et du mal est une nécessité
métaphysique, je ne dirai pas à laquelle Dieu se soumet, mais dans
laquelle il agit naturellement et que l’absence du mal est une
contradiction métaphysique, une absurdité en soi, que Dieu précisément
parce qu’il est parfait, ne peut pas commettre; et c’est sans doute ce
que, au lieu de le conclure, nous verrions, si la totalité des choses,
de leurs rapports, de leur concordance, de leur harmonie nous était
connue.

L’optimisme de Leibniz a été raillé tout particulièrement dans le
_Candide_ de Voltaire, défendu ingénieusement par Rousseau, défendu
magnifiquement par Victor Hugo dans les vers, très dignes de Leibniz,
que voici:

    Oui peut-être au delà de la sphère des nues
    Au sein de cet azur immobile et dormant,
    Peut-être faites-vous des choses inconnues
    Où la douleur de l’homme entre comme élément.




CHAPITRE III

LES ANGLAIS AU XVIIe SIÈCLE

LOCKE: SES IDÉES SUR LA LIBERTÉ HUMAINE, SUR LA MORALE, SUR LA POLITIQUE
GÉNÉRALE, SUR LA POLITIQUE RELIGIEUSE


Locke

Locke, fort instruit en sciences diverses, physique, chimie, médecine,
souvent mêlé à la politique, très éclairé par la vie, par de nombreux
voyages, par d’intéressantes et illustres amitiés, toujours étudiant et
réfléchissant jusqu’à une vieillesse assez avancée, n’a écrit que des
œuvres très méditées, son _Traité sur le Gouvernement civil_ et son
_Essai sur l’Entendement_.

Locke semble n’avoir écrit sur l’entendement que pour réfuter les «idées
innées» de Descartes. Pour Locke il n’y a pas d’idées innées. L’esprit
avant sa rencontre avec le monde extérieur, est une table rase et il n’y
a rien dans l’esprit qui n’ait été d’abord dans les sens. Qu’est-ce donc
que les idées? Ce sont les sensations enregistrées par le cerveau et ce
sont aussi les sensations élaborées et modifiées par la réflexion. Ces
idées, ensuite, s’associent entre elles de manière à former une foule
énorme de combinaisons. Elles s’associent d’une manière naturelle ou
d’une manière artificielle, d’une manière naturelle, c’est-à-dire
conformément aux grandes premières idées simples que nous a données la
réflexion, idée de cause, idée de but, idée de moyens pour un but, idée
d’ordre, etc.; et c’est l’ensemble de ses associations que l’on nomme
communément la raison; elles s’associent accidentellement, par hasard,
par effet de l’émotion, par effet de la coutume, etc., et alors elles
donnent naissance à des préjugés, erreurs, superstitions. Les passions
de l’âme sont des aspects du plaisir et de la douleur. L’idée d’un
plaisir possible fait naître en nous un désir qui s’appelle ambition,
amour, avidité, gourmandise; l’idée d’une peine possible fait naître en
nous la crainte et l’horreur et cette crainte et horreur s’appelle
haine, jalousie, colère, aversion, dégoût, mépris. Au fond, nous n’avons
que deux passions; le désir de jouir et la peur de souffrir.


La liberté de l’homme

L’homme est-il libre? En faisant appel à l’expérience et en se réclamant
d’elle et d’elle seule et non pas du sentiment intime, Locke déclare que
non. Une volonté lui semble toujours déterminée par une autre volonté et
cette autre par une autre, à l’infini, ou par un motif, un poids, un
mobile qui la font pencher à droite ou à gauche. Il y a bien volonté,
c’est-à-dire désir précis et vif de faire une action ou de continuer une
action ou de l’interrompre, mais cette volonté n’est pas libre, car se
la figurer libre, c’est se la figurer comme capable de vouloir ce
qu’elle ne veut pas. La volonté est une inquiétude d’agir en tel ou tel
sens et cette inquiétude, à cause de son caractère d’inquiétude,
d’émotion forte, de tension de l’âme, nous semble libre, nous semble une
force intérieure qui est autonome et indépendante; nous prenons
conscience de la volonté dans l’effort. Ne nions pas cette tension, mais
sachons bien qu’elle est l’effet d’un puissant désir que l’obstacle
excite; cette tension n’indique donc rien sinon que le désir est vif et
qu’il y a un obstacle. Or ce désir, si vif qu’il est irrité par
l’obstacle et qu’il nous bande, pour ainsi parler, contre lui, c’est une
passion qui domine et qui remplit tout notre être; de sorte que nous ne
sommes jamais plus passionnés que quand nous croyons vouloir et que par
conséquent plus nous voulons moins nous sommes libres.

Ce n’est pas qu’il faille confondre formellement et absolument la
volonté et le désir. Accablés de chaleur nous avons le désir de boire de
l’eau froide et parce que nous savons que cela nous ferait du mal, nous
avons la volonté de ne pas boire; mais, encore que ceci soit une
distinction importante, ce n’en est pas une fondamentale; ce qui nous
pousse à boire, c’est une passion, ce qui nous en empêche, c’est une
passion à la fois plus générale et plus forte, le désir de ne pas mourir
et de ce que cette passion en rencontrant une autre et luttant contre
elle produit dans tout notre être une tension très forte, elle n’en est
pas moins une passion, si tant est qu’il ne faille pas dire qu’elle est
une passion plus passionnée encore.


La politique de Locke

En politique Locke a été l’adversaire de Hobbes dont nous avons plus
haut rapporté les théories despotistes. Il ne croit pas que l’état
naturel soit la guerre de tous contre tous. Il croit que l’homme se met
en société, non pas pour échapper à l’anthropophagie, mais pour garantir
et défendre plus facilement ses droits naturels: propriété, liberté
personnelle, légitime défense. La société n’existe que pour protéger ces
droits et sa raison d’être est dans ce devoir de les défendre. Le
souverain n’est donc pas le sauveur de la nation, il en est le
mandataire et le magistrat. S’il viole les droits de l’homme, il agit
tellement à contresens de sa mission et de son mandat que l’insurrection
contre lui est légitime. Le «sage Locke», comme l’appelait toujours
Voltaire, est l’inventeur des Droits de l’homme.

En politique religieuse, il est libéral encore et tient pour la
séparation des Églises et de l’État, l’État ne devant avoir aucune
religion à lui et n’ayant pour office que de protéger également la
liberté de tous les cultes.--Locke a été discuté pied à pied par Leibniz
qui, sans accepter les idées innées de Descartes, n’acceptait pas non
plus les idées-sensations de Locke et qui disait: «Il n’y a rien dans
l’intelligence qui n’ait été d’abord dans les sens», soit... «excepté
l’intelligence elle-même...» L’intelligence n’a pas des _idées_ innées,
nées toutes faites; mais elle a des formes à elle où les idées se
rangent et prennent forme et ceci est le propre même de l’intelligence.
Et ce sont ces formes que Kant appellera plus tard les catégories de
l’entendement et au fond, par ses idées innées, Descartes n’entendait
pas autre chose. Locke a eu une prodigieuse et comme impérieuse
influence sur les philosophes français du XVIIIe siècle.




CHAPITRE IV

LES ANGLAIS AU XVIIIe SIÈCLE

BERKELEY: PHILOSOPHIE QUI CONSIDÈRE LA MATIÈRE COMME N’EXISTANT PAS,
ÉMINEMMENT IDÉALISTE. DAVID HUME: PHILOSOPHIE SCEPTIQUE. L’ÉCOLE
ÉCOSSAISE: PHILOSOPHIE DU BON SENS


Berkeley

Au _sensualiste_ Locke succéda l’_idéaliste_ effréné qui a nom Berkeley,
anglais comme lui. Il écrivit très jeune, continua d’écrire jusqu’à
l’âge de soixante ans et mourut à soixante-huit. Il ne croyait pas à la
matière, il ne croyait pas au monde extérieur. C’est toute sa
philosophie. Pourquoi n’y croyait-il pas? Parce que tous les penseurs
sont d’accord sur ceci que nous ne pouvons pas savoir si nous voyons le
monde extérieur _comme il est_. Mais alors, si nous ne le connaissons
pas, pourquoi affirmons-nous qu’il existe? Nous ne savons rien de lui.
Or, nous ne devons construire le monde qu’avec ce que nous en savons et
faire autrement ce n’est pas philosopher, c’est se livrer à
l’imagination. Or, que savons-nous du monde? Nos idées et rien que nos
idées. Eh bien disons: il n’y a que des idées. Mais d’où nous viennent
ces idées? Les expliquer comme venant du monde extérieur que nous
n’avons jamais vu c’est expliquer l’obscur par le plus obscur. Elles
sont spirituelles, elles nous viennent sans doute d’un esprit, de Dieu.
Cela c’est possible et n’est pas illogique et Berkeley y croit.

Cette doctrine, aux yeux du bon sens, peut ne paraître qu’une simple
fantaisie; mais Berkeley y voyait beaucoup de choses très importantes et
très salutaires. Si vous croyez à la matière, vous pouvez ne croire qu’à
elle et voilà le matérialisme avec ses conséquences morales, qui sont
immorales; si vous croyez à la matière et à Dieu, vous êtes tellement
gênés par ce dualisme que vous ne savez comment séparer la nature de
Dieu et il arrive que vous voyez Dieu dans la matière, ce qui s’appelle
le panthéisme. En un mot, entre nous et Dieu Berkeley a supprimé la
matière pour que nous nous sentions immédiatement en contact, pour ainsi
parler, avec Dieu. Il tient beaucoup de Malebranche qu’on peut dire
qu’il ne fait que pousser à l’extrême. Quoique évêque, il n’a pas été
arrêté, comme Descartes par cette idée que Dieu ne peut pas nous tromper
et il répondait que Dieu ne nous trompe pas, qu’il nous donne des idées
et que c’est nous qui nous trompons en leur attribuant une autre origine
que lui; ni il n’a été arrêté comme Malebranche par l’autorité de
l’Écriture qui dans la Genèse montre Dieu créant la matière. Il ne
voyait sans doute là qu’un sens symbolique, une simple manière de parler
à l’usage de la foule.


David Hume

David Hume, écossais, plus célèbre, du moins de son temps, comme
historien de l’Angleterre que comme philosophe, est cependant très digne
de considération à ce dernier titre. David Hume ne croit à rien et par
conséquent, dira-t-on, il n’est pas un philosophe; il n’a pas de système
philosophique. Il n’a pas de système philosophique, non; mais il est une
critique de la philosophie et par conséquent il philosophe. La matière
n’existe pas; puisque nous n’en connaissons rien au tout, ne disons pas
qu’elle existe. Mais, nous, nous existons. Tout ce que nous pouvons
savoir de ceci, c’est qu’en nous il y a une succession d’idées, de
représentations; mais _nous_, mais _moi_, qu’est-ce que c’est? Nous n’en
savons rien. Nous assistons à un défilé d’images et nous pouvons appeler
cet ensemble le _moi_, mais nous ne nous saisissons pas comme quelque
chose d’un, comme une personne. Nous sommes les spectateurs d’une pièce
de théâtre intérieure derrière laquelle nous ne voyons aucun auteur. Il
n’y a pas plus lieu de croire au _moi_ qu’au monde extérieur.


Les idées innées

Quant aux idées innées, elles sont simplement des idées générales qui
sont des illusions générales. Nous croyons, par exemple, que tout effet
a une cause, ou, pour dire beaucoup mieux, que toute chose à une cause.
Qu’en savons-nous? Que voyons-nous? Qu’une chose vient après une autre,
succède à une autre. Qui nous dit qu’elle en procède, que la chose B
doit nécessairement venir la chose A étant? Nous le croyons parce que
toutes les fois que la chose A a été, la chose B est venue. Eh bien,
disons que toutes les fois que la chose A est (et jusqu’à présent) la
chose B vient; et ne disons rien de plus. Il y a des successions
régulières, j’ignore complètement s’il y a des causes.


La liberté et la morale de Hume

Il résulte de ceci que pour Hume il n’y a pas de liberté. Très
évidemment; car, quand nous nous croyons libres, c’est que nous croyons
nous saisir comme cause. Or le mot cause ne signifie rien. Nous sommes
une succession de phénomènes très absolument déterminés. La preuve,
c’est que nous prévoyons, et presque toujours juste (et nous pourrions
prévoir toujours juste si nous connaissions complètement le caractère
des personnes et les influences qui agissent sur elles), _ce que feront_
les gens que nous connaissons, ce qui serait impossible s’ils faisaient
ce qu’ils voudraient. Et moi, au moment même où je suis absolument sûr
que je fais telle chose parce que je l’ai voulu, je vois mon ami sourire
et me dire: «J’étais sûr que vous le feriez. Tenez, je l’avais mis sur
ce papier.» Il me comprenait comme _nécessité_, alors que je me sentais
comme libre. Et lui, réciproquement, se croira libre en faisant une
chose que, moi, j’aurai parié à coup sûr qu’il ne manquerait pas de
faire.

Quelle morale peut avoir Hume avec de tels principes? D’abord, il
proteste contre ceux qui, de ses principes, concluraient à l’immoralité
de son système. Prenez garde, dit-il spirituellement, comme Spinoza, du
reste, ce sont les partisans du libre arbitre qui sont immoraux. Sans
doute! C’est quand il y a liberté qu’il n’y a pas responsabilité. Je ne
suis pas responsable de mes actions si elles ne se rattachent en moi à
rien de durable ni de constant. J’ai tué. C’est en vérité par hasard, si
ça été par une détermination toute isolée, toute détachée du reste de
mon caractère, momentanée, et je suis infiniment peu responsable. Mais
si toutes mes actions sont enchaînées, sont conditionnées les unes par
les autres, dépendent chacune de toutes, si j’ai tué, c’est parce que je
suis un assassin à tous les instants de ma vie ou à peu près et alors,
oh! que je suis responsable!

Notez que c’est bien ainsi que les juges prennent les choses, puisqu’ils
recherchent si attentivement les antécédents de l’accusé. Ils le
trouvent d’autant plus coupable qu’il a montré toujours des instincts
mauvais.--Donc ils le trouvent d’autant plus responsable qu’il a été
plus _nécessité_?--Oui.

Donc Hume ne se croit pas forclos en morale; il ne croit pas qu’il lui
soit interdit par ses principes d’en avoir une et il en a une. C’est une
morale de sentiment. Nous avons en nous l’instinct du bonheur et nous
cherchons le bonheur; mais nous avons aussi un instinct de bienveillance
qui nous porte à chercher le bonheur général et la raison nous dit qu’il
y a conciliation, ou plutôt qu’il y a concordance entre ces deux
instincts, parce que ce n’est que dans le bonheur général que nous
trouverons notre bonheur particulier.


L’école écossaise, Reid, Stewart

L’École écossaise (fin du XVIIIe siècle) a été surtout une école
d’hommes qui se rattachaient au bon sens et d’hommes qui étaient
excellents moralistes. Il faut au moins nommer Thomas Reid et Dugald
Stewart. Ils s’attachaient surtout à combattre l’idéalisme transcendant
de Berkeley et le scepticisme de David Hume, aussi un peu la doctrine de
la table rase de Locke. Ils reconstituaient l’esprit humain et même le
monde, qui s’étaient comme volatilisés avec leurs prédécesseurs, à peu
près comme ils étaient du temps de Descartes. Croyons à la réalité du
monde extérieur, croyons qu’il y a des causes et des effets, croyons
qu’il y a un _moi_, une personne humaine que nous saisissons directement
et qui est une cause; croyons que nous sommes libres et que nous sommes
responsables parce que nous sommes libres, etc. Ils étaient surtout très
bons descripteurs des états d’âme, très bons psychologues-moralistes et
ils sont les ancêtres de la très remarquable pléiade des psychologues
anglais du XIXe siècle.




CHAPITRE V

PHILOSOPHES FRANÇAIS DU XVIIIe SIÈCLE

VOLTAIRE DISCIPLE DE LOCKE. ROUSSEAU CHRÉTIEN LIBRE, MAIS TRÈS PÉNÉTRÉ
DE SENTIMENTS RELIGIEUX. DIDEROT MATÉRIALISTE CAPRICIEUX. D’HOLBACH ET
HELVETIUS MATÉRIALISTES DÉCLARÉS. CONDILLAC PHILOSOPHE DES SENSATIONS


Voltaire, Rousseau

La philosophie française du XVIIe siècle, assez faible, pour ne rien
cacher, a été comme maîtrisée par la philosophie anglaise, Berkeley
excepté, et surtout par Locke et David Hume et surtout par Locke qui
était comme le Dieu intellectuel des Français de ce temps qui se
piquaient de philosophie.

Voltaire, toutes les fois qu’il a traité de philosophie, n’a été qu’un
écho de Locke, que du reste il approfondissait peu et auquel il a un peu
nui, parce qu’à lire Locke à travers Voltaire on a trop cru que Locke
était superficiel.

Rousseau fut le disciple et l’adversaire de Hobbes, comme il arrive
souvent, et servit au public les doctrines de Hobbes en les inversant,
en mettant l’état de nature angélique à la place de l’état de nature
infernal, et le gouvernement de tous par tous à la place du gouvernement
de tous par un, aboutissant toujours au même point avec une simple
différence de forme; car si Hobbes conclut au despotisme exercé par un
sur tous, Rousseau conclut au despotisme exercé par tous sur chacun.
Dans l’_Émile_, il s’inspirait moins qu’on a dit, à mon avis, mais
incontestablement un peu des idées de Locke sur l’éducation. On dit
presque partout que Rousseau a eu une grande influence sur Kant. Je sais
que Kant a infiniment admiré Rousseau; mais d’influence de Rousseau sur
Kant je n’ai jamais pu en démêler aucune.


Diderot, Helvetius, D’Holbach

C’est à David Hume que se rattachait plutôt Diderot. La différence qui
est grande, c’est que David Hume, en son scepticisme, reste un homme
grave, réservé, de bonne compagnie et de discrétion et n’est que
sceptique, tandis que Diderot est violemment négateur et homme de
paradoxes, de boutades, d’insolence et de cynisme.

Il est presque ridicule, dans une histoire sommaire de la philosophie,
de nommer comme sous-Diderot, si l’on peut ainsi parler, Helvetius et
d’Holbach qui ne sont que des hommes d’esprit se croyant philosophes et
qui ne sont pas toujours hommes d’esprit.


Condillac

Condillac est d’un autre rang. C’est un philosophe très sérieux et de
pensée vigoureuse. Disciple excessif de Locke, alors que Locke admettait
comme origine des idées la sensation _et_ la réflexion, Condillac
n’admet plus que la sensation pure et la sensation transformée et
c’est-à-dire se transformant elle-même. La définition de l’homme qu’il
tire de ces principes est très célèbre et elle est intéressante: «Le
_moi_ de chaque homme n’est que la collection des sensations qu’il
éprouve et de celles que sa mémoire lui rappelle; c’est la conscience de
ce qu’il est combiné avec le souvenir de ce qu’il a été.» Pour
Condillac, l’idée est une sensation qui s’est fixée et qui a été
renouvelée et vivifiée par d’autres; le désir est une sensation qui veut
se retrouver et cherche l’occasion qui peut s’offrir pour qu’elle se
renouvelle, et la volonté elle-même n’est que le plus puissant des
désirs. Condillac est volontairement borné et systématiquement, mais son
système est bien lié et présenté dans une langue admirablement claire et
précise.




CHAPITRE VI

KANT

KANT RECONSTRUIT TOUTE LA PHILOSOPHIE EN L’APPUYANT SUR LA MORALE


La connaissance

Kant, né à Kœnigsberg, en 1724, fut professeur à Kœnigsberg pendant
toute sa vie et mourut à Kœnigsberg en 1804. Il ne lui est rien arrivé
que d’avoir du génie. Il avait commencé par la philosophie théologique
en usage dans son pays, celle de Wolf qui était en ses grandes lignes
celle de Leibniz. Mais il lut David Hume de bonne heure et la pensée du
sceptique anglais lui donna au moins l’idée de soumettre toutes les
idées philosophiques à une critique sévère et serrée.

Il se demanda tout d’abord quelle est la valeur vraie de nos
connaissances et ce que c’est que la connaissance. Nous croyons
généralement que ce sont les choses qui nous donnent la connaissance que
nous avons d’elles. Mais plutôt, n’est-ce pas nous qui imposons aux
choses les formes de notre esprit et la connaissance que nous croyons
avoir des choses n’est-elle pas seulement la connaissance que nous
prenons des lois de notre esprit en l’appliquant aux choses? C’est ceci
qui est le plus probable. Nous saisissons les choses par des moules, en
quelque sorte, qui sont en nous et qui leur donnent leurs formes et
elles seraient informes et chaotiques s’il en était autrement. Par
suite, il faut distinguer la matière et la forme de nos connaissances:
la matière de nos connaissances, ce sont les choses elles-mêmes. La
forme de nos connaissances, c’est nous-mêmes: «Notre connaissance
expérimentale est un composé de ce que nous recevons par des impressions
et de ce que notre propre faculté de connaître tire d’elle-même à
l’occasion de ces impressions.»


Sensibilité, Entendement, Raison

Ceux qui croient que tout ce que nous pensons vient des sens ont donc
tort; ceux aussi qui croient que tout ce que nous pensons vient de nous
ont donc tort. Dire: la matière est une apparence et dire: les idées
sont des apparences, sont également doctrines fausses. Or nous
connaissons par la sensibilité, par l’entendement et par la raison. Par
la sensibilité, nous recevons l’impression du phénomène; par
l’entendement, nous imposons à ces impressions leurs formes et nous les
lions entre elles; par la raison, nous nous donnons des idées générales,
universelles, dépassant ou croyant dépasser les données, même liées et
systématisées, des choses.

Faisons l’analyse de la sensibilité, de l’entendement et de la raison.
La sensibilité a déjà ses formes qu’elle impose aux choses. Ces formes
sont le temps et l’espace. Le temps, l’espace ne nous sont pas donnés
par la matière, comme couleur, odeur, saveur, son; ils ne sont pas
perçus par les sens; ce sont donc des formes de notre sensibilité: nous
ne pouvons sentir que selon le temps et l’espace, qu’en logeant ce que
nous sentons dans l’espace et dans le temps; ce sont des conditions de
la sensibilité. Les phénomènes sont ainsi perçus par nous, sous la loi
de l’espace, sous la loi du temps. Que deviennent-ils en nous? Ils sont
saisis par l’entendement qui a aussi ses formes, ses puissances de
rangement, de disposition et de liaison. Ses formes ou puissances, ou
pour mieux dire ses formes actives sont, par exemple, la conception de
quantité toujours égale: à travers tous les phénomènes la quantité de
substance reste toujours la même; la conception de causalité: toute
chose a une cause et toute cause a un effet et toujours ainsi. Voilà les
conditions de notre entendement, ce sans quoi nous n’entendons pas et
les formes que nous imposons en nous à toutes choses pour les
comprendre.

C’est ainsi que nous connaissons le monde; cela revient à dire que le
monde n’existe, du moins pour nous, qu’autant que nous le pensons. La
raison voudrait aller plus loin; elle voudrait saisir le plus général,
l’universel, au delà de l’expérience, au delà des systématisations
bornées et restreintes qu’a établies l’entendement; savoir par exemple
la cause première de toutes les causes, le but dernier et collectif,
pour ainsi parler, de tous les desseins; savoir: «pourquoi y a-t-il
quelque chose?» et «en vue de quelle fin y a-t-il quelque chose?», enfin
répondre à toutes les questions d’infini et d’éternité. Sachons bien
_qu’elle ne le peut pas_. Comment le pourrait-elle? Elle n’opère, ne
peut opérer que sur les données de l’expérience et les systématisations
de l’entendement qui classent l’expérience mais qui ne la dépassent pas.
N’opérant que sur cela, n’ayant que cela pour matière, comment
pourrait-elle dépasser elle-même l’expérience? Elle ne le peut pas. Elle
n’est (chose, du reste, très importante et qu’il faudra se garder
d’oublier) elle n’est qu’un signe, qu’un témoin. Elle est le signe que
l’esprit humain a besoin d’absolu; elle est elle-même ce besoin; sans
cela elle n’existerait pas; elle est le témoin de notre invincible
exigence de savoir et de notre tendance à estimer, si nous savons
seulement quelque chose, que nous ne savons rien; elle est elle-même
cette exigence et cette tendance; sans cela elle n’existerait point.
Arrêtons-nous là pour le moment. L’homme ne connaît de la nature que les
impressions qu’il en reçoit, coordonnées par les formes de la
sensibilité et de plus les idées qu’il en garde coordonnées par les
formes de l’entendement. C’est bien peu de choses. C’est tout, si nous
ne considérons que la raison pure.


La raison pratique

_Mais_ il y a peut-être une autre raison, ou un autre aspect de la
raison, à savoir la raison pratique. Qu’est-ce que la raison pratique?
Quelque chose en nous nous dit: tu dois agir et tu dois agir de telle
façon; tu dois agir bien; ceci n’est pas bien, ne le fais pas; ceci est
bien, fais-le. Comme fait, c’est incontestable. Or qu’est-ce à dire? A
quelle donnée de l’expérience, à quelle systématisation de l’entendement
notre esprit a-t-il emprunté cela? Où l’a-t-il pris? La nature
obéit-elle à un _tu dois_? Point du tout. Elle existe et elle se
développe, elle va son train, selon notre façon de la voir dans le temps
et dans l’espace et voilà tout. L’entendement nous donne-t-il l’idée de
_tu dois_? Nullement; il nous donne des idées de quantité, de qualité,
de cause et effet, etc., et voilà tout; il n’y a aucun _tu dois_ dans
tout cela. Ce _tu dois_ est donc purement humain; c’est le seul principe
qui ne vienne exactement que de nous. Il se pourrait donc bien qu’il fût
le fond même de nous.--Il peut être une illusion.--Sans doute, mais il
est bien remarquable _qu’il existe_, alors que rien ne le fait naître et
n’est de nature à le faire naître. Une illusion est une faiblesse des
sens ou une erreur de logique et elle s’explique ainsi; mais une
illusion en soi et par soi et ne venant que d’elle-même est bien
singulière et ne s’explique pas comme illusion. Reste qu’elle soit une
réalité, une réalité de notre nature et, étant donnée la force
contraignante de sa voix et de son acte, la réalité la plus réelle qui
soit en nous.


L’impératif catégorique

Ainsi, du moins, pense Kant et il dit: il y a une raison pratique, qui
ne dépasse pas l’expérience et qui ne songe pas à la dépasser; mais qui
n’en dépend pas, qui en est absolument séparée et qui est son expérience
(humaine) à elle-même. Cette raison pratique nous dit: tu dois faire le
bien. La foule l’appelle la conscience; je l’appelle d’une façon
générale la raison pratique et je l’appelle, quand je la prends en son
principe sans tenir compte des applications que je prévois, l’impératif
catégorique. Pourquoi ce nom? Pour bien la distinguer; car nous nous
sentons commandés par autre chose qu’elle, mais non de la même façon.
Nous nous sentons commandés par la prudence, par exemple, qui nous dit:
ne descends pas l’escalier en courant _si_ tu ne veux pas te casser le
cou; nous nous sentons commandés par les convenances qui nous disent:
sois poli, _si_ tu ne veux pas que les hommes te laissent tout seul,
etc. Mais la conscience ne nous dit pas _si_; elle nous dit _tu dois_
tout court, sans considération de ce qui pourra arriver ou n’arrivera
pas, et même c’est son caractère même de mépriser toute considération de
conséquences. Elle nous dirait: descends l’escalier en courant pour
sauver cet enfant, dusses-tu te casser le cou. A cause de cela j’appelle
tous les autres commandements qui nous sont faits des impératifs
hypothétiques et celui de la conscience, celui-là seul, impératif
catégorique, ou absolu. Voilà qui est acquis.


La morale, loi de l’homme

Mais réfléchissez: la morale, si ce qui précède est vrai, la morale est
la loi même de l’homme, sa loi propre, comme la loi de l’arbre est de
s’étendre en racines et en branches. Bien. Mais pour que l’homme puisse
obéir à sa loi il faut qu’il soit libre, qu’il puisse faire ce qu’il
veut faire. Cela est certain. Donc il faut croire que nous sommes
libres, parce que, si nous ne l’étions pas, nous ne pourrions pas obéir
à notre loi; et la loi morale serait absurde. La loi morale est le
_signe_ que nous sommes libres. Toutes les autres preuves de la liberté
sont nulles ou sont faibles à côté de celle-ci. Nous sommes libres parce
qu’il faut que nous le soyons pour pouvoir faire le bien que notre loi
nous commande de faire.

Mais examinons encore. Je fais le bien, pour obéir à la loi; mais, quand
je l’ai fait, j’ai cette idée qu’il serait injuste que j’en fusse puni
et que je n’en fusse pas récompensé, qu’il serait injuste qu’il n’y eût
pas concordance entre le bien et le bonheur. Or, la vertu est rarement
récompensée en ce monde et souvent même elle est punie; elle attire du
malheur ou du mal sur celui qui la pratique. Cela ne serait-il pas le
signe qu’il y a deux mondes, dont nous ne voyons que l’un? Cela ne
serait-il pas le signe que la vertu non récompensée ici doit être
récompensée ailleurs, _pour qu’il n’y ait pas injustice_? Il est bien
probable qu’il en est ainsi.

Mais pour cela il faut que notre âme soit immortelle. Elle l’est
puisqu’il faut qu’elle le soit. La loi morale s’accomplit et se consomme
dans des récompenses ou peines d’outre-tombe qui supposent l’âme
immortelle. Toutes les autres preuves de l’âme immortelle sont nulles ou
sont faibles à côté de celle-ci qui démontre que si l’immortalité de
l’âme n’existait pas il n’y aurait pas de morale.


Dieu

Et enfin s’il faut que la justice se fasse un jour, cela suppose un
justicier. Ce n’est ni nous-mêmes qui dans une autre vie nous ferons
justice, ni je ne sais quelle force des choses qui nous la fera. Il faut
qu’une intelligence concevant la justice et une volonté qui la réalise
soient. Cette intelligence et cette volonté, c’est Dieu.

Toutes les autres preuves de l’existence de Dieu sont faibles ou nulles
auprès de celle-ci. On a tiré l’existence de Dieu de l’idée de Dieu: si
nous avons l’idée de Dieu il faut qu’il existe. Faible preuve, car nous
pouvons avoir une idée qui ne corresponde pas à un objet.--On a tiré
l’existence de Dieu de l’idée de causalité: à tout ce qui est il faut
une cause; cette cause, c’est Dieu. Faible preuve; car, étant ce qui
est, il faut... cause; mais _une_ cause et une cause _une_ pourquoi? Il
peut y avoir une série de causes à l’infini et ainsi la cause du monde
peut être le monde lui-même.--On a tiré l’existence de Dieu de l’idée de
_dessein_ bien suivi. On admire la composition, l’ordonnance du monde;
ce monde est bien fait; il est comme une horloge. L’horloge suppose un
horloger; la belle composition du monde suppose une intelligence qui se
propose une œuvre à faire et qui la fait.--Peut-être; mais cette
considération n’amène qu’à l’idée d’une manipulation de la matière, d’un
démiurge, comme disaient les Grecs, d’un architecte, mais non pas à
l’idée d’un _créateur_; elle peut même n’amener qu’à l’idée de plusieurs
architectes et les Grecs avaient parfaitement l’idée d’un bel ordre
artistique existant dans le monde quand ils croyaient à un grand nombre
de dieux. Cette preuve encore est faible, quoique Kant la traite
toujours avec respect.

La seule preuve convaincante c’est l’existence de la loi morale dans le
cœur de l’homme. Pour que la loi morale s’accomplisse, pour qu’elle ne
soit pas simplement un tyran de l’homme, pour qu’elle se réalise en
toute plénitude, asservissant l’homme ici-bas, mais le récompensant
infiniment ailleurs, ce qui fait qu’il y a justice pour tout cela, il
faut quelque part un réalisateur absolu de la justice. Dieu doit exister
pour que le monde soit moral.

Pourquoi faut-il que le monde soit moral? Parce qu’un monde immoral,
avec, au milieu de lui, un seul être moral serait, au moins, quelque
chose de bien bizarre.

Ainsi, tandis que la plupart des philosophes déduisaient de Dieu la
liberté humaine et de la liberté humaine la spiritualité de l’âme et de
la spiritualité humaine l’immortalité de l’âme et de l’immortalité
humaine la morale, Kant part de la morale comme du fait incontestable
et, de la morale déduit la liberté et de la liberté la spiritualité et
de l’immortalité de l’âme avec réalisation de la justice par elle, Dieu.

Il a fait un renversement, d’une puissance extraordinaire, de
l’argumentation généralement usitée.


L’influence de Kant

L’influence de Kant a été incomparable, ou si l’on veut comparable
seulement à celles de Platon, de Zénon et d’Épicure. La moitié au moins
de la philosophie européenne du XIXe siècle est sortie de lui et se
rattache à lui intimement. De nos jours encore le pragmatisme, comme on
dit, c’est-à-dire la doctrine qui veut que la moralité soit la mesure de
la vérité et qu’une idée n’est vraie que si elle est moralement utile
est peut-être une altération du kantisme, une hérésie kantienne, mais
est tout pénétré et comme échauffé de l’esprit de Kant.




CHAPITRE VII

DIX-NEUVIÈME SIÈCLE: ALLEMAGNE

LES GRANDS RECONSTRUCTEURS DU MONDE ANALOGUES AUX PREMIERS PHILOSOPHES
DE L’ANTIQUITÉ. GRANDS SYSTÈMES GÉNÉRAUX: FICHTE, SCHELLING, HEGEL, ETC.


Fichte

Fichte, embarrassé de ce qui restait d’expérience dans les idées de
Kant, de la part, si restreinte qu’elle fût, que Kant laissait aux
choses, au monde extérieur, supprima net le monde extérieur, comme
Berkeley, et affirma que le _moi_ humain seul existe. Kant disait que le
monde nous fournissait la matière de l’idée et que nous fournissions la
forme. Pour Fichte, forme et matière, tout vient de nous. Qu’est-ce
alors que la sensation? Ce n’est autre chose que l’arrêt du _moi_
rencontrant ce qui n’est pas lui, le choc du moi contre ce qui le
limite. Mais alors le monde extérieur existe donc, car que serait
l’arrêt de notre esprit par rien et le choc de notre esprit contre
rien?--Mais ce non moi qui arrête le moi est précisément un produit du
moi, un produit de l’imagination qui crée un objet, qui projette en
dehors de nous une apparence devant laquelle nous nous arrêtons comme
devant quelque chose de réel qui serait en dehors de nous.

Cette théorie est très difficile à comprendre; mais marque un très bel
effort de l’esprit.

En dehors de nous, cependant, y a-t-il quelque chose?--Il y a l’esprit
pur, Dieu. Qu’est-ce que Dieu? Pour Fichte, c’est (souvenir très évident
de Kant) c’est l’ordre moral. La moralité est Dieu et Dieu est la
moralité. Nous sommes en Dieu et c’est toute la religion, quand nous
faisons le devoir sans aucune considération de la conséquence de nos
actes; nous sommes hors de Dieu, et c’est l’athéisme, quand nous
agissons en vue des résultats que nos actes peuvent avoir. Et ainsi
morale et religion se confondent et la religion n’est que la morale en
sa plénitude et la morale complète est toute la religion. «Le saint, le
beau et le bon sont l’apparition immédiate [si elle peut l’être] en nous
de l’essence de Dieu.»


Schelling

Schelling voulut corriger ce qu’il y avait de trop radical selon lui
dans l’idéalisme de Fichte. Il restaura le monde extérieur; pour lui, le
_non moi_ existe et le _moi_ aussi et tous les deux sont la nature, la
nature qui est objet dans le monde regardé par l’homme, sujet quand
elle-même regarde l’homme, sujet et objet selon les cas, en elle-même et
en sa totalité ni sujet ni objet, mais absolu, illimité, indéterminé. En
face de ce monde (la nature, et l’homme), il y a un autre monde qui est
Dieu. Dieu est l’infini et le parfait et particulièrement la volonté
parfaite et infinie. Le monde que nous connaissons en est une
dégradation, sans du reste que nous puissions concevoir comment le
parfait peut se dégrader et comment une émanation du parfait puisse être
imparfaite et comment le non-être peut sortir de l’être, puisque
relativement à l’infini, le fini n’existe pas et relativement au
parfait, le parfait est néant.

Il semble pourtant qu’il en soit ainsi et que le monde soit une
émanation de Dieu où il se dégrade et une dégradation de Dieu tel
qu’elle s’oppose à lui comme rien à tout. C’est une chute. La chute de
l’homme dans les livres saints pour donner une idée, quoique éloignée,
de cela.


Hegel

Hegel, contemporain de Schelling et souvent en contradiction avec lui,
est le philosophe du _devenir_ et de l’idée qui _devient_ toujours
quelque chose. L’essence de tout c’est l’idée, mais l’idée en marche;
l’idée se fait chose d’après une loi rationnelle qu’elle a en soi et la
chose se fait idée en ce sens que l’idée contemplant la chose qu’elle
est devenue la pense et s’en remplit pour devenir encore autre chose,
toujours suivant la loi rationnelle et cette évolution même, toute cette
évolution, tout ce devenir, c’est cet absolu que nous cherchions
toujours derrière les choses, à la base des choses, et qui est _dans_
les choses elles-mêmes.

L’actif rationnel, c’est tout; et activité et réalité sont synonymes et
toute réalité est active et ce qui n’est pas actif n’est pas réel et ce
qui n’est pas actif n’existe pas.

Et n’envisageons pas cette activité comme allant toujours en avant; le
devenir n’est pas un fleuve qui coule; l’activité est activité et
rétroactivité. La cause est cause de l’effet, mais aussi l’effet est
cause de sa cause. En effet la cause ne serait pas cause si elle n’avait
pas d’effet, c’est donc grâce à son effet, c’est donc à cause de son
effet que la cause est cause; et donc l’effet est cause de la cause
autant que la cause est cause de l’effet.

Un gouvernement est l’effet du caractère d’un peuple et le caractère
d’un peuple est l’effet aussi de son gouvernement; mon fils procède de
moi, mais il réagit sur moi et parce que je suis son père j’ai, plus
accusé qu’auparavant, le caractère que je lui ai donné, etc.

Donc tout effet est cause comme toute cause est effet, ce que tout le
monde a reconnu, mais de plus tout effet est cause de sa cause et par
conséquent, pour parler vulgairement, tout effet est cause en avant et
aussi en arrière et la ligne des causes et effets n’est pas une droite,
mais un cercle.


Le déisme d’Hegel

Dieu disparaît de tout cela. Non, Hegel est très formellement déiste;
mais il voit Dieu dans l’ensemble des choses et non en dehors des
choses, distinct pourtant.--En quoi distinct?--En ceci que Dieu c’est
l’ensemble des choses considérées non en elles, mais en l’esprit qui les
anime et la force qui les pousse et de ce que l’âme est nécessairement
dans le corps unie au corps, ce n’est pas une raison pour qu’elle n’en
soit pas distincte. Et, cette position prise, Hegel est déiste et
accepte des preuves, même considérées par quelques-uns comme vulgaires,
de l’existence de Dieu. Il les accepte, seulement en les tenant non
précisément pour des preuves; mais, pour des raisons de croire et pour
des descriptions très fidèles de l’élévation nécessaire de l’âme à Dieu.
Par exemple les anciens philosophes ont prouvé l’existence de Dieu par
la contemplation des merveilles de l’univers: «Ce n’est pas une
«preuve», dit Hegel; ce n’est pas une preuve; mais c’est une grande
raison de croire; car c’est une exposition, un compte rendu très exact,
quoique incomplet, du fait que l’esprit humain, en regardant le monde,
monte à Dieu.» Or ce fait est singulièrement important; il indique qu’on
ne peut pas penser fortement sans penser Dieu. «Lorsque le passage
[quoique insuffisamment logique] du fini à l’infini n’a pas lieu, on
peut dire qu’il n’y a pas de pensée.» Or ceci est une raison de croire.

De même les philosophes ont dit: «Du moment que nous pensons Dieu c’est
qu’il est.» Kant se moque de cette preuve. Soit, ce n’est pas une preuve
invincible; mais ce fait seul qu’on ne peut pas penser Dieu sans
affirmer son existence indique une tendance de notre esprit qui est de
rapporter la pensée finie à la pensée infinie et de ne pas admettre une
pensée imparfaite qui n’aurait pas sa source dans une pensée parfaite;
et cela est plutôt une croyance invincible qu’une preuve, mais que cette
croyance soit invincible et nécessaire, cela même est une preuve
extrêmement imposante quoique relative.


Sa philosophie politique

La philosophie de l’esprit humain et la philosophie politique, selon
Hegel, sont celles-ci. L’homme primitif est esprit, raison, conscience,
mais il ne l’est qu’en puissance, comme disent les philosophes,
c’est-à-dire qu’il ne l’est qu’en tant qu’il est capable de le devenir.
Réellement, pratiquement, il n’est qu’instincts; il est égoïste, comme
les bêtes [il faudrait dire comme la plupart des bêtes] et suit ses
appétits égoïstes. La société, de quelque manière qu’elle ait pu se
former, le transforme et son _devenir_ commence. De l’instinct sexuel
elle fait le mariage, de la prise elle fait la propriété régulière, de
la défense contre la violence elle fait la punition légale, etc.
Désormais et toute son évolution tend à cela, l’homme s’achemine à
substituer en lui la volonté générale à la volonté particulière; il tend
à se désindividualiser. La volonté générale fondée sur l’utilité
générale est que l’homme soit marié, père, chef de famille, bon mari,
bon père, bon parent, bon concitoyen. Tout cela, l’homme doit l’être en
considération de la volonté générale qu’il a mise en place de la sienne
et dont il a fait sa volonté propre. Voilà le premier progrès.

Il est réalisé (toujours imparfaitement) dans les plus petites sociétés,
dans les _cités_, dans les petites républiques grecques, par exemple.

Voici le second progrès. Par la guerre, par la conquête, par l’annexion,
par des moyens plus doux s’ils sont possibles, les cités plus fortes
soumettent les plus faibles et le _grand État_ se crée. Le grand État a
un rôle plus élevé que la cité; il continue à substituer la volonté
générale aux volontés particulières; mais _de plus_ il est une idée, une
grande idée civilisatrice, bienfaisante, _élevante_, agrandissante, à
laquelle il peut et il doit sacrifier les intérêts privés. Tels les
Romains qui se considéraient, non sans raison, comme les législateurs et
les civilisateurs du monde.


Forme idéale de l’État

Avant de poursuivre, quelle forme politique doit prendre le grand État
pour se conformer à sa destination? Assurément la forme monarchique; car
la forme républicaine est toujours trop individualiste. Pour Hegel, les
Grecs et même les Romains ont trop concédé à la liberté individuelle ou
aux intérêts de classe, de caste; ils avaient une idée imparfaite des
droits et de l’office de l’État. La forme idéale de l’État, c’est la
monarchie. Il est besoin que l’État se contracte, se ramasse et se
personnifie dans un prince qu’on peut aimer, personnellement, qu’on peut
adorer, ce qui est précisément ce qu’il faut. Ces grands États ne seront
vraiment grands que s’ils ont une très forte cohésion; il faut donc
qu’ils soient, comme on dit, des nationalités, c’est-à-dire que, par
communauté de race, de religion, de mœurs, de langue, etc. ils soient
intérieurement très unis et très homogènes. L’_idée_ à réaliser par un
État ne peut l’être que s’il y a dans le peuple qui le constitue une
suffisante communauté d’idées. Cependant le grand État pourra et même
devra conquérir et s’annexer les petits pour devenir plus fort et plus
capable, étant plus fort, de réaliser l’_idée_. Seulement il ne devra le
faire que quand il sera certain ou très apparent qu’il représente une
idée en face d’un peuple qui n’en représente pas, ou qu’il représente
une idée meilleure, plus grande et plus belle que celle que représente
le peuple qu’il attaque.


La guerre

Mais--car chaque peuple trouvera toujours son idée plus belle que celle
de l’autre--à quoi cela se reconnaîtra-t-il?--A la victoire même. C’est
la victoire qui prouve qu’un peuple...--Était plus fort qu’un
autre!--Non pas seulement plus fort matériellement, mais représentant
une idée plus grande, plus viable et plus féconde qu’une autre; car
c’est précisément l’idée qui soutient le peuple et le rend fort. Par
ainsi la victoire est le signe de la supériorité morale d’un peuple et
par conséquent la force indique où est le droit et se confond avec le
droit même et il ne faut pas dire, comme on l’a peut-être déjà dit: «La
force prime le droit» mais «la force _est_ le droit», ou «le droit c’est
la force».

Par exemple [aurait pu dire Hegel] la France était _apparemment_ dans
son droit en essayant de conquérir l’Europe de 1792 à 1815; car elle
représentait une idée, l’idée révolutionnaire, qu’elle pouvait
considérer et que beaucoup de non Français considéraient comme un
progrès et une idée civilisatrice; mais elle a été vaincue, _ce qui
prouve_ que l’idée était fausse et avant cette démonstration par
l’événement n’est-il pas vrai que l’idée républicaine ou césarienne est
inférieure à l’idée de la monarchie traditionnelle? Hegel aurait
certainement sur ce point raisonné ainsi.

Donc la guerre est éternelle et il faut qu’elle le soit. Elle est
l’histoire même, étant la condition de l’histoire; elle est l’évolution
même de l’humanité, étant la condition de cette évolution; donc elle est
divine. Seulement elle s’épure: on ne combattait autrefois, ou à bien
peu près, que par ambition, maintenant on combat par les principes, pour
faire triompher une idée qui a de l’avenir et qui contient l’avenir, sur
une idée périmée, vieillie et caduque. L’avenir verra une succession de
triomphes de la force qui seront par définition des triomphes du droit
et qui seront des triomphes d’idées de plus en plus belles sur des idées
barbares et condamnées justement à périr.

Hegel a eu une grande influence sur les idées de politique intérieure et
de politique extérieure du peuple allemand.


Art, Science et Religion

Les idées de Hegel sur l’art, la science, la religion sont les
suivantes. A l’abri de l’État qui leur est nécessaire pour qu’ils se
développent en paix, en sécurité et en liberté, les sciences, les
lettres, l’art, la religion poursuivent des fins, non pas supérieures à
celles de l’État, mais autres que celles de l’État. Ils cherchent, sans
détacher l’individu de la société, à l’unir au monde entier. Les
sciences, lui font connaître ce qu’elles peuvent de la nature et de ses
lois; les lettres, en étudiant l’homme en lui-même et dans ses relations
avec le monde, le pénètrent du sentiment de la concordance possible de
l’individu avec l’univers; les arts lui font aimer la création en
démêlant et en mettant en lumière et en relief tout ce qu’elle a de beau
relativement à l’homme et tout ce qui, par conséquent, doit la lui
rendre aimable et respectable et chère; la religion, enfin, cherche à
être un lien entre tous les hommes et un lien entre tous les hommes et
Dieu; elle esquisse le plan de la fraternité universelle qui est comme
l’état dernier, idéalement, de l’humanité, état sans doute qu’elle
n’atteindra jamais, mais qu’il est essentiel qu’elle imagine et qu’elle
croie possible, sans quoi elle serait toujours attirée vers l’animalité
plus et beaucoup plus qu’elle ne l’est.

La philosophie hegelienne a eu non seulement sur les études
philosophiques, mais sur l’histoire, sur la littérature, sur l’art, une
influence immense dans toute l’Europe. On peut la considérer comme le
dernier _système universel_ et comme le plus hardi qui ait été tenté par
l’esprit humain.


Schopenhauer

Schopenhauer fut le philosophe de la volonté. Persuadé, comme Leibniz,
que l’homme est un abrégé et une image du monde et que le monde nous
ressemble, ce qui est hypothétique, il reprend la pensée de Leibniz, en
la changeant, en la métamorphosant ainsi: Tout l’univers n’est pas
pensée, mais tout l’univers est volonté; la pensée n’est qu’un accident
de la volonté qui apparaît dans les animaux supérieurs; mais la volonté,
qui est le fond de l’homme est le fond de tout; l’univers est un composé
de volontés qui agissent. Tous les êtres sont des volontés qui
détiennent des organes conformes à leur dessein. C’est le _vouloir être_
qui a donné des griffes au lion, des défenses au sanglier, et
l’intelligence à l’homme parce qu’il était le plus désarmé des animaux,
comme à quelqu’un qui devient aveugle, elle donne une ouïe, un flair, un
odorat et un toucher extraordinairement sensibles et puissants. Les
végétaux font effort vers la lumière par leur cime et vers l’humidité
par leurs racines; le grain se retourne dans la terre pour jeter sa tige
vers le haut et sa radicelle par le bas. Dans les minéraux il y a des
_tendances constantes_ qui ne sont pas autre chose que des volontés
obscures; ce que nous appelons couramment pesanteur, fluidité,
impénétrabilité, électricité, affinités chimiques, n’est pas autre chose
que volontés naturelles ou volontés inconscientes. A cause de cela, les
diverses volontés se contrariant les unes les autres et se heurtant, le
monde est une guerre de tous contre tous et de _tout_, exactement,
contre _tout_; et le monde est un théâtre de carnage.

C’est que la volonté est un mal et est le mal. Ce qu’il faudrait, pour
être heureux, c’est tuer la volonté, détruire, le vouloir être.--Mais ce
serait n’être plus?--Et c’est en effet n’être plus ou n’être pas qui est
le bonheur vrai et il faudrait faire sauter le monde dans une explosion
pour qu’il échappât au malheur. Tout au moins, comme le bouddhisme l’a
voulu et même, quoique moins, le christianisme, il faut se rapprocher de
la mort par une sorte de réduction au minimum possible de volonté, par
un détachement et un renoncement poussés aussi loin qu’on le pourra.


Nietzsche

Élève très respectueux, mais très indépendant et très indocile, de
Schopenhauer, Nietzsche _retourne_ pour ainsi parler Schopenhauer,
disant: Oui certes, le vouloir être est tout; mais précisément à cause
de cela, il faut, non pas le combattre, mais le suivre, et le suivre
aussi loin qu’il veut nous mener.--Mais n’est-il pas vrai qu’il nous
mène à la souffrance?--N’en doutez point; mais il y a dans la souffrance
une ivresse de la douleur qui se comprend très bien; car elle est
l’ivresse de la volonté en acte; et cette ivresse est une jouissance
encore et en tout cas elle est un bien; car elle est le but même où
notre nature, toute faite de volonté et d’avidité d’être, nous pousse.
Or la sagesse comme le bonheur est de suivre sa nature. Le bonheur et la
sagesse de l’homme est d’obéir à sa volonté de puissance comme la
sagesse et le bonheur de l’eau est de couler vers la mer.

De ces idées dérive une morale de violence que l’on peut très
légitimement considérer comme immorale et en tout cas qui n’est ni
bouddhiste, ni chrétienne, mais qui est susceptible de plusieurs
interprétations, d’autant plus que Nietzsche, qui est un poète, ne
laisse pas, toujours très beau comme artiste, de donner dans d’assez
nombreuses contradictions.




CHAPITRE VIII

DIX-NEUVIÈME SIÈCLE: ANGLETERRE

LES DOCTRINES DE L’ÉVOLUTIONNISME ET DU TRANSFORMISME: LAMARCK
(FRANÇAIS), DARWIN, SPENCER


Transformisme et évolutionnisme

La grande invention philosophique des Anglais au XIXe siècle a été cette
idée, appuyée sur une grande connaissance de l’histoire naturelle, qu’il
n’y a pas de création. Les espèces animales ont été considérées par tous
les philosophes (excepté Épicure et les épicuriens), comme ayant été
créées une fois pour toutes et pour rester invariables. Il n’en est
rien. La matière éternellement féconde s’est transformée elle-même
d’abord en végétaux, puis en animaux inférieurs, puis en animaux
supérieurs, puis en homme; notre ancêtre est le poisson; en remontant
encore, notre ancêtre est le végétal. Transformation (de là le nom de
_transformisme_), discrimination et séparation des espèces; les
individus les plus forts de chaque genre survivant seuls et créant des
descendants à leur image qui constituant une espèce; évolution (de là le
nom d’_évolutionnisme_) de la nature vivante, opérant ainsi, des types
les plus grossiers jusqu’aux types les plus élevés et c’est-à-dire les
plus compliqués; il n’y a que cela dans le monde.


Lamarck, Darwin, Spencer

Le Français Lamarck au XVIIIe siècle avait eu déjà cette idée; Darwin,
purement naturaliste, la mit en pleine lumière, Spencer l’exposa à
nouveau et en tira des conséquences de philosophie générale. C’est ainsi
que pour Spencer, la théorie évolutionniste ne contient aucune
immoralité. Tout au contraire la transformation progressive de l’espèce
humaine est une ascension vers la moralité; de l’égoïsme naît
l’altruisme parce que l’espèce cherchant sa meilleure loi, sa meilleure
condition de bonheur s’aperçoit qu’un plus grand bonheur est dans
l’altruisme; cherchant sa meilleure loi et sa meilleure condition de
bonheur, s’aperçoit qu’un plus grand bonheur est dans l’ordre, la vie
régulière, la vie civile, la vie sociale, etc.; de sorte que l’humanité
s’élève vers une moralité de plus en plus haute, par le seul fait de
s’adapter mieux aux conditions de vie de l’humanité. La moralité se
développe comme physiologiquement, comme le germe devient tige et le
bouton devient fleur.

Quant à la religion, c’est le domaine de l’inconnaissable. Ce n’est pas
à dire qu’elle ne soit rien. Elle est au contraire quelque chose de
formidable et d’immense. Elle est le sentiment que quelque chose, au
delà de tout ce que nous connaissons, nous dépasse et que nous ne le
connaîtrons jamais. Or ce sentiment à la fois nous maintient dans une
humilité très favorable à la santé de l’âme et dans une confiance
sereine dans l’être de mystère qui préside à l’évolution universelle et
qui, sans doute en est l’âme toute-puissante et éternelle.




CHAPITRE IX

DIX-NEUVIÈME SIÈCLE: FRANCE

L’ÉCOLE ÉCLECTIQUE: VICTOR COUSIN. L’ÉCOLE POSITIVISTE: AUGUSTE COMTE.
L’ÉCOLE KANTISTE: RENOUVIER. POSITIVISTES INDÉPENDANTS ET COMPLEXES:
TAINE, RENAN


Laromiguière, Royer-Collard

Au sortir de l’école de Condillac, la France connut Laromiguière qui
était une sorte de Condillac adouci, moins tranchant et sur qui
l’influence de Rousseau n’avait pas été insensible; mais il n’était
guère qu’un professeur de philosophie clair et élégant. Royer-Collard
introduisit en France la philosophie écossaise (Thomas Reid, Dugald
Stewart) et n’en sortit point, et ne la dépassa pas; mais il l’exposait
avec une magnifique autorité, et avec une invention remarquable de
formules nettes et magistrales.


Maine de Biran

Maine de Biran fut un rénovateur. Il se rattacha à Descartes et renoua
la chaîne, depuis si longtemps interrompue. Il attacha son attention à
la notion du _moi_. En pleine réaction contre le _sensualisme_ de
Condillac, il restitua au _moi_ une activité propre; il en fit une force
qui ne se borne pas à recevoir les sensations, lesquelles se
transforment d’elle-même, mais qui les saisit, les élabore, les
enchaîne, les combine. Pour lui, donc, comme pour Descartes, mais à un
point de vue nouveau, le fait volontaire est le fait primitif de l’âme,
et la volonté est le fond de l’homme. Du reste la volonté n’est pas tout
l’homme; l’homme a pour ainsi dire trois vies superposées, du reste très
étroitement unies entre elles et qui ne peuvent pas se passer l’une de
l’autre: la vie de sensation, la vie de volonté et la vie d’amour. La
vie de sensation est presque passive, avec un commencement d’activité
qui consiste à classer et à organiser les sensations; la vie de volonté
est proprement la «vie humaine»; la vie d’amour est la vie d’activité et
de volonté encore, mais qui unit la vie humaine à la vie divine. Par la
subtilité ingénieuse et profonde de ses analyses Maine de Biran s’est
placé au premier rang des penseurs français et, en tout cas, c’est un
des plus originaux.


Victor Cousin et ses disciples

Victor Cousin, qui subit presque concurremment, ce semble, les
influences de Maine de Biran, de Royer-Collard et de la philosophie
allemande, céda très vite à une tendance qui est très française, qui du
reste est peut-être bonne et qui consiste à voir «quelque chose de bon
dans toutes les opinions» et il fut éclectique, c’est-à-dire emprunteur.
Sa maxime, qu’il avait sans doute lue dans Leibniz, était que les
systèmes sont «vrais par ce qu’ils affirment et faux par ce qu’ils
nient». Partant de là, il s’appuyait sur la philosophie anglaise et sur
la philosophie allemande en corrigeant l’une par l’autre.
Personnellement sa tendance était de faire sortir la métaphysique de la
psychologie et de prouver Dieu par l’âme humaine, et les rapports de
Dieu avec le monde par les rapports de l’âme humaine avec la matière.
Chez lui, Dieu est toujours une âme humaine agrandie. Toutes les
philosophies, du reste, et toutes les religions ont un peu le penchant à
considérer les choses ainsi; mais cette tendance est chez Cousin plus
particulièrement sensible. Au cours de sa vie qui fut diverse, et tantôt
celle d’un professeur tantôt celle d’un homme d’État, il varia un peu et
avant 1830, il devenait très hegelien et après 1830 il remontait vers
Descartes, s’attachant surtout à faire de l’enseignement philosophique
un sacerdoce moral, très prudent, très sensé, en grande défiance des
témérités inattaquables et en rapports sympathiques avec l’autre. Ce qui
est resté de l’éclectisme c’est une chose excellente, le grand souci de
l’_histoire_ de la philosophie, qui n’avait jamais été en honneur en
France et qui, depuis Cousin, n’a pas cessé d’y être.

Les principaux disciples de Cousin ont été Jouffroy, Damiron, Émile
Saisset et le grand moraliste Jules Simon, connu du reste par
l’important rôle politique qu’il a joué.


Lamennais

Lamennais longtemps célèbre par son grand livre: _Essai sur
l’indifférence en matière de religion_, puis, quand il eut rompu avec
Rome, par ses _Paroles d’un croyant_ et autres livres d’esprit
révolutionnaire est surtout un publiciste; mais il a été un philosophe
proprement dit dans l’_Esquisse d’une philosophie_. Pour lui, Dieu n’est
ni le créateur, comme l’entendaient les premiers chrétiens, ni l’être
d’où émane le monde, comme d’autres l’ont pensé. Il n’a pas créé le
monde _de rien_; mais il l’a créé; il l’a créé de lui-même, il l’a fait
sortir de sa substance: et il l’en a fait sortir par un acte purement
volontaire. Or il l’a créé à son image; ce n’est pas l’homme seul qui
est à l’image de Dieu, c’est le monde entier. Les trois personnes de
Dieu, c’est-à-dire ces trois caractères, la puissance, l’intelligence et
l’amour, se retrouvent, amoindries et défigurées, mais se retrouvent
dans chaque être de l’univers. Ce sont, particulièrement nos trois
puissances à nous, sous forme de volonté, raison, sympathie; ce sont
aussi les trois puissances sociales, sous forme de pouvoir exécutif,
délibération et fraternité. Tout être individuel ou collectif, qui ne
reproduit pas, imparfaitement, mais tous les trois sans qu’il en manque
un, les trois termes de cette trinité a en lui un principe de mort.


Auguste Comte

Auguste Comte, mathématicien, versé du reste dans toutes les sciences, a
construit une philosophie surtout négative, malgré sa grande prétention
qui était de remplacer les négations du XVIIIe siècle par une doctrine
positive; il a surtout dénié toute autorité et dénié le droit d’être à
la métaphysique. La métaphysique ne doit pas exister, n’existe pas, du
reste, est un pur rien. Nous ne connaissons rien, nous ne pouvons rien
connaître ni du commencement ni de la fin des choses, ni de leur
essence, ni de leur but; la philosophie s’est toujours proposé une
explication générale de l’univers; c’est précisément cette explication
générale, toute explication générale de l’ensemble des choses, qui est
impossible. Voilà la partie négative du _positivisme_. C’est la seule
qui ait subsisté et qui soit le _credo_ ou plutôt le _non credo_ d’un
assez grand nombre d’esprits.

La partie affirmative des idées de Comte était celle-ci: ce qu’on peut
faire, c’est une classification des sciences et une philosophie de
l’histoire. La classification des sciences selon Comte, allant du plus
simple au plus composé et c’est-à-dire de la mathématique à
l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie pour aboutir à la
sociologie, est généralement considérée par les savants comme
intéressante, mais arbitraire. La philosophie de l’histoire selon Comte
est celle-ci: l’humanité passe par trois états: l’état théologique,
l’état métaphysique, l’état positif. L’état théologique (antiquité)
consiste en ceci que l’homme explique tout par des miracles continus;
l’état métaphysique (temps modernes) en ceci que l’homme explique tout
par des idées qu’il continue encore de considérer un peu comme des
êtres, par des abstractions, des entités, principe vital, attraction,
gravitation, âme, faculté de l’âme, etc. L’état positif consiste en ceci
que l’homme explique et expliquera surtout toutes choses ou plutôt se
borne et se bornera à les constater par les liens qu’il verra qu’elles
ont entre elles, liens qu’il se bornera à observer et puis à contrôler
par l’expérimentation. Du reste il y a toujours quelque chose de l’état
suivant dans l’état qui précède et les anciens n’ont pas ignoré
l’observation et il y a toujours quelque chose de l’état précédent dans
l’état qui suit et nous avons encore des habitudes d’esprit théologiques
et des habitudes d’esprit métaphysiques, des _résidus_ théologiques et
métaphysiques et peut-être en sera-t-il toujours ainsi: mais que la
théologie décline au moins devant la métaphysique et la métaphysique
devant la science, c’est le progrès.

D’abondant, Comte dans la dernière partie de sa vie, comme pour donner
raison à sa doctrine des résidus et pour en donner un exemple, a fondé
une sorte de religion, une pseudo-religion, la religion de l’humanité.
Il faut adorer l’humanité en sa lente ascension vers la perfection
intellectuelle et vers la perfection morale (et par conséquent il
faudrait adorer surtout l’humanité à venir; mais Comte pourrait répondre
que l’humanité passée et présente est vénérable comme portant en son
sein l’humanité à venir). Le culte de cette religion nouvelle est la
commémoration et la vénération des morts. Ces dernières conceptions,
fruits de la sensibilité et de l’imagination d’Auguste Comte, n’ont
aucun rapport avec le fond de sa doctrine.


Renouvier

Après lui, par une réaction vigoureuse, Renouvier restaura la
philosophie de Kant en la dépouillant du caractère trop symétrique, trop
minutieusement systématique, trop scolastique en un mot qu’elle avait et
en la rapprochant des faits et de lui devait sortir cette doctrine que
nous avons signalée déjà, le «pragmatisme», qui mesure la vérité de
toute idée à la conséquence morale qu’elle contient.


Taine

Très différent et se rattachant aux idées générales de Comte, Hippolyte
Taine ne croyait qu’à l’observé, à l’expérimenté et au démontré; mais,
aussi familier avec Hegel qu’avec Comte, Spencer et Condillac, il ne
doutait pas que le besoin de se dépasser et de s’évader de soi-même ne
fût, lui aussi, un fait, un fait humain et éternel dans l’humanité et de
ce fait il tenait compte, comme d’un fait observé et expérimenté, pour
dire que si l’homme, d’une part est un «gorille féroce et lubrique»,
d’autre part il est un animal mystique et que

    D’une double nature hymen mystérieux,

comme dit Hugo, cela explique toutes les bassesses, en idées et en
actes, comme aussi toutes les sublimités, en idées et en actes, de
l’humanité. Personnellement il était stoïcien et sa pratique était le
développement continu de l’intelligence considéré comme condition et
comme garantie de la moralité.


Renan

Renan, destiné à l’état ecclésiastique et de son éducation cléricale
ayant toujours conservé une profonde empreinte, était cependant
positiviste et ne croyait qu’à la science, en espérant tout d’elle dans
sa première jeunesse et en continuant au moins, dans son âge mûr, de la
vénérer. Ainsi formé et «positiviste chrétien» comme on a dit, et poète,
par-dessus tout, il ne pouvait pas proscrire la métaphysique et il avait
pour elle un faible qu’il se reprochait peut-être. Il se tirait de cette
difficulté en disant que toutes les conceptions métaphysiques ne sont
que des «rêves»; mais, couvert, pour ainsi parler, par cette concession
faite et cette précaution prise, il se jetait dans le rêve de tout son
cœur et reconstituait Dieu, l’âme immortelle, la vie future, l’éternité,
la création en leur donnant des noms nouveaux, imprévus et fascinateurs.
Il n’y avait que l’idée de la Providence, c’est-à-dire de l’intervention
particulière et circonstancielle de Dieu dans les choses humaines qui
lui fût insupportable et contre laquelle il protestât toujours, répétant
le mot de Malebranche: «Dieu n’agit pas par des volontés particulières».
Et encore il a fait un compliment qui semble sincère à l’idée de la
grâce et s’il y a une intervention particulière et circonstancielle de
Dieu dans les affaires humaines c’est bien la grâce selon toute
apparence.

Il était surtout un amateur d’idées, un dilettante en idées, jouant avec
elles avec un plaisir infini, comme un sophiste grec supérieur, et
personne, dans toute la philosophie française, plus que lui ne rappelle
Platon.

C’était du reste une âme charmante, un caractère très élevé et un
écrivain merveilleux.


Guyau

Marie-Joseph Guyau, par ses essais sur l’art au point de vue
sociologique, par ses essais d’une morale sans obligations et sans
sanctions, surtout par ses admirables qualités d’écrivain et de poète
(tant en prose qu’en vers), a donné aux esprits une secousse salutaire
et une orientation peut-être juste, en tout cas très séduisante.


Aujourd’hui

Les philosophes français vivants, que nous nous bornerons à nommer parce
qu’ils sont vivants et relèvent de la critique au jour le jour et non de
l’histoire sont MM. Fouillée, Théodule Ribot, Liard, Durkheim, Izoulet,
Bergson.


L’avenir de la philosophie

Il est impossible de savoir dans quel sens la philosophie va se diriger.
L’histoire sommaire que nous en avons tracée montre assez, ce nous
semble, qu’elle n’a aucunement une marche régulière et telle, qu’à voir
comment elle a marché, on puisse conjecturer comment elle poursuivra sa
route. Elle ne semble même nullement dépendre ou elle semble dépendre
très peu, à telle ou telle date, de l’état général de la civilisation
autour d’elle et même aux yeux de ceux qui croient à une philosophie de
l’histoire, il n’y a pas, ce me semble, une philosophie de l’histoire de
la philosophie. La seule chose que nous croyions pouvoir affirmer c’est
que la philosophie existera toujours, comme répondant à un besoin de
l’esprit humain et qu’elle sera toujours et un effort pour ramasser les
découvertes scientifiques en quelques grandes idées générales et un
effort aussi pour dépasser la science et chercher, comme elle pourra, le
mot de l’énigme universelle, si bien que ni la philosophie proprement
dite ni même la métaphysique ne disparaîtront jamais. La vie ne vaut, a
dit Nietzsche, que comme instrument de la connaissance. Quelque avide
que soit et que devienne, l’humanité de connaissances partielle, elle
sera toujours passionnément et infatigablement curieuse de connaissance
totale.




INDEX DES NOMS CITÉS


  Abélard, 61 à 63.
  Agrippa, 38, 75.
  Ailly (Pierre d’), 73, 74.
  Albert le Grand, 64.
  Alexandre le Grand, 21, 25, 26, 36.
  Anaxagore, 3, 9, 16.
  Anaximandre, 2, 3.
  Anselme (saint), 58, 59, 65, 91.
  Antisthène, 25, 26, 28.
  Apollodore, 31.
  Arcésilas, 37.
  Areté, 27.
  Aristippe, 26 à 30, 86.
  Aristobule, 50.
  Ariston, 34.
  Aristophane, 11.
  Aristote, 12, 21 à 24, 35, 36, 57, 58, 64 à 66, 71, 77, 78.
  Arius, 47.
  Arnauld, 105.
  Atticus, 31.
  Augustin (saint), 51 à 53, 56, 58.
  Averroès, 58.
  Avicenne, 58.

  Bacon (François), 70, 81 à 84, 104.
  Bacon (Roger), 70, 81.
  Beakonsfield, 20.
  Bergson, 162.
  Berkeley, 123, 124, 127, 120, 141.
  Bonaventure (saint), 69.
  Bossuet, 105.
  Bruno (Giordano), 79.
  Brutus, 34.
  Buridan, 73.

  Calvin, 48, 70.
  Campanella, 79 à 81.
  Cardan, 75.
  Carnéade, 37.
  Caton, 34.
  Champeaux (Guillaume de), 61, 62.
  Charles le Chauve, 56.
  Christine de Suède, 89.
  Chrysippe, 34.
  Cicéron, 33, 34, 37.
  Cléanthe, 34.
  Clément (saint), 51.
  Comte (Auguste), 81, 158 à 160.
  Condillac, 130, 131, 155, 160.
  Corneille, 95.
  Cousin (Victor), 105, 156, 157.
  Crantor, 24.
  Cratès, 24, 26.

  Damiron, 157.
  Darwin, 154.
  Démocrite, 6, 7.
  Descartes, 78, 80, 89 à 109, 113 à 115, 119, 124, 128, 155 à 157.
  Diderot, 130.
  Diogène, 25.
  Dugald Stewart, 127, 155.
  Durand de Saint-Pourçain, 72.
  Durkheim, 61, 162.

  Empédocle, 3, 4.
  Énésidème, 37.
  Épictète, 34.
  Épicure, 7, 28 à 32, 35, 104, 140, 153.
  Évhémère, 27.

  Fénelon, 105.
  Fichte, 141, 142.
  Fontenelle, 105.
  Fouillée, 162.
  Franklin, 13.

  Gassendi, 104.
  Gerbert, 57.
  Gerson, 74.
  Gorgias, 6 à 9, 25.
  Guillaume d’Auvergne, 64.
  Guyau, 162.

  Harvey, 70.
  Havet (Ernest), 49, 50.
  Hegel, 143 à 149, 160.
  Hégésias, 27.
  Helvetius, 130.
  Héraclite, 2, 3, 16.
  Herillus, 34.
  Hernachus, 31.
  Hobbes (Thomas), 83 à 87, 104, 121, 129, 130.
  Holbach (d’), 130.
  Homère, 83.
  Horace, 27, 30, 31.
  Hugo (Victor), 118, 161.
  Hugues de Saint-Victor, 63.
  Hume (David), 124 à 127, 129, 130, 132.

  Izoulet, 162.

  Jacques Ier, 81.
  Jamblique, 41, 42, 75.
  Jeanne de Navarre, 73.
  Jésus-Christ, 35, 46, 47, 50, 79.
  Jouffroy, 157.
  Judas, 85.
  Justinien, 42.

  Kant, 14, 122, 130, 132 à 142, 145, 160.

  La Bruyère, 24.
  Lamarck, 154.
  Lamennais, 157.
  Laromiguière, 155.
  Leibniz, 105, 113 à 118, 122, 132, 156.
  Léon X, 75.
  Leucippe, 6.
  Locke, 105, 119 à 123, 127, 129, 130.
  Louis XIV, 48.
  Lucien, 26.
  Lucrèce, 7, 31.
  Lulle (Raymond), 60.

  Maine de Biran, 105, 155, 156.
  Malebranche, 96, 105, 106, 124, 162.
  Marc-Aurèle, 34, 49.
  Ménippe, 26.
  Métrodore, 31.
  Moderatus, 35, 50.
  Moïse, 35, 50.
  Molière, 104.
  Montaigne, 13, 27.

  Nemesius, 35, 50.
  Néron, 49.
  Nicomaque, 35, 50.
  Nietzsche, 13, 151, 152, 163.

  Occam (Guillaume d’), 72, 73.
  Origène, 51.

  Paracelse, 75.
  Parménide, 5, 8, 16.
  Pascal, 9, 37, 69, 105, 112, 117.
  Paul (saint), 35, 43.
  Périclès, 3.
  Philinte, 29.
  Philippe le Bel, 73.
  Philon, 50.
  Pic de la Mirandole, 75.
  Platon, 9, 15 à 23, 28, 29, 35, 46, 50, 51, 60, 64, 81, 105, 140, 162.
  Pline le Jeune, 31.
  Plotin, 39, 41.
  Plutarque, 36.
  Poincaré (Henri), 38.
  Polémon, 24.
  Polystrate, 31.
  Pomponace, 77, 78.
  Porphyre, 41, 75.
  Prodicos, 9.
  Protagoras, 9.
  Pyrrhon, 36.
  Pythagore, 4, 5, 16, 19.

  Reid (Thomas), 127, 155.
  Renan, 161.
  Renouvier, 160.
  Reuchlin, 75.
  Ribot (Théodule), 162.
  Richard, 63.
  Roscelin, 60.
  Rousseau (J.-J.), 118, 129, 130.
  Royer-Collard, 155, 156.

  Saisset (Émile), 157.
  Schelling, 142, 143.
  Schopenhauer, 81, 114, 151.
  Scot Érigène, 56, 57.
  Sénèque, 30, 34.
  Servet (Michel), 79.
  Sextus Empiricus, 38.
  Shakespeare, 81.
  Simon (Jules), 157.
  Socrate, 3, 6, 9 à 16, 25, 26, 28, 32, 35, 37, 45.
  Spencer, 154, 160.
  Speusippe, 24.
  Spinoza, 105, 108 à 112, 126.

  Taine (Hippolyte), 160.
  Thalès, 2.
  Théodose, 48.
  Théophraste, 24.
  Thomas d’Aquin (saint), 64 à 69.
  Thraséas, 34.
  Thucydide, 83.
  Timon, 36.

  Vanini, 79.
  Vauvenargues, 99.
  Vico, 101.
  Villon, 73.
  Vincent de Beauvais, 64.
  Voltaire, 27, 118, 122, 129.

  Wolf, 132.

  Xénocrate, 24.
  Xénophe, 5.
  Xénophon, 12, 15.
  Zénon, 6, 8, 25, 31, 32, 34, 35, 140.
  Zoroastre, 4.




TABLE DES MATIÈRES


  PREMIÈRE PARTIE
  L’ANTIQUITÉ

  CHAPITRE I
  AVANT SOCRATE
    Les philosophes explicateurs de l’ensemble des choses, de la
    création et de la constitution du monde                            1

  CHAPITRE II
  LES SOPHISTES
    Logiciens et professeurs de logique et d’analyse des idées et
    de discussion                                                      8

  CHAPITRE III
  SOCRATE
    La philosophie ramenée tout entière à la morale et la morale
    considérée comme le but de toute activité intellectuelle          11

  CHAPITRE IV
  PLATON
    Platon est surtout un moraliste comme Socrate, mais il revient
    à des considérations générales sur l’ensemble des choses et il
    s’occupe de politique et de législation                           15

  CHAPITRE V
  ARISTOTE
    Savant encyclopédique; comme philosophe, surtout moraliste et
    logicien                                                          21

  CHAPITRE VI
  DIVERSES ÉCOLES
    Développement, à travers diverses écoles, des idées générales
    de Socrate, Platon et Aristote                                    24

  CHAPITRE VII
  L’ÉPICURISME
    L’épicurisme croit que le devoir de l’homme est de rechercher
    le bonheur et que le bonheur consiste dans la sagesse             28

  CHAPITRE VIII
  LE STOICISME
    Les passions sont des maladies que l’on peut extirper et qu’il
    faut extirper                                                     32

  CHAPITRE IX
  ÉCLECTIQUES ET SCEPTIQUES
    Philosophes qui voulurent n’appartenir à aucune école.
    Philosophes qui décrièrent toutes les écoles et toutes les
    doctrines                                                         35

  CHAPITRE X
  LE NÉOPLATONISME
    Retour à la métaphysique. Métaphysiciens imaginatifs à la
    manière de Platon, mais avec excès                                39

  CHAPITRE XI
  LE CHRISTIANISME
    Idées philosophiques que le christianisme accueille, adopte ou
    crée; comment il doit donner un tour nouveau à toute
    philosophie même étrangère à lui                                  43


  DEUXIÈME PARTIE
  AU MOYEN AGE

  CHAPITRE I
  DU CINQUIÈME SIÈCLE AU TREIZIÈME
    La philosophie n’est qu’un interprète du dogme. Quand elle est
    déclarée contraire au dogme par l’autorité religieuse, elle
    est une hérésie. Interprétations orthodoxes et hérésies.
    Quelques philosophes indépendants                                 55

  CHAPITRE II
  TREIZIÈME SIÈCLE
    Influence d’Aristote. Il est adopté par l’Église. Philosophie
    religieuse de saint Thomas d’Aquin                                64

  CHAPITRE III
  QUATORZIÈME ET QUINZIÈME SIÈCLES
    Décadence de la scolastique. Pressentiment des temps nouveaux.
    Grands moralistes. La «Kabbale». Magie                            72

  CHAPITRE IV
  SEIZIÈME SIÈCLE
    Il est assez juste de considérer le moyen âge au point de vue
    philosophique comme se prolongeant jusqu’à Descartes. Libres
    penseurs plus ou moins déguisés. Partisans de la raison en
    dehors de la foi, de l’observation et de l’expérience             77


  TROISIÈME PARTIE
  LES TEMPS MODERNES

  CHAPITRE I
  DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
    Descartes. Le cartésianisme                                       89

  CHAPITRE II
  CARTÉSIENS
    Tout le XVIIe siècle est sous l’influence de Descartes.
    Port-royal, Fénelon, Malebranche, Spinoza, Leibniz               104

  CHAPITRE III
  LES ANGLAIS AU XVIIe SIÈCLE
    Locke: ses idées sur la liberté humaine, sur la morale, sur la
    politique générale, sur la politique religieuse                  119

  CHAPITRE IV
  LES ANGLAIS AU XVIIIe SIÈCLE
    Berkeley: philosophie qui considère la matière comme
    n’existant pas, éminemment idéaliste. David Humes: philosophie
    sceptique. L’école écossaise: philosophie du bon sens            123

  CHAPITRE V
  PHILOSOPHES FRANÇAIS DU XVIIIe SIÈCLE
    Voltaire disciple de Locke. Rousseau chrétien libre, mais très
    pénétré de sentiments religieux. Diderot matérialiste
    capricieux. D’Holbach et Helvetius matérialistes déclarés.
    Condillac philosophe des sensations                              129

  CHAPITRE VI
  KANT
    Kant reconstruit toute la philosophie en l’appuyant sur la
    morale                                                           132

  CHAPITRE VII
  DIX-NEUVIÈME SIÈCLE: ALLEMAGNE
    Les grands reconstructeurs du monde, analogues aux premiers
    philosophes de l’antiquité. Grands systèmes généraux, Fichte,
    Schelling, Hegel, etc.                                           141

  CHAPITRE VIII
  DIX-NEUVIÈME SIÈCLE: ANGLETERRE
    Les doctrines de l’évolutionnisme et du transformisme: Lamarck
    (français), Darwin, Spencer                                      153

  CHAPITRE IX
  DIX-NEUVIÈME SIÈCLE: FRANCE
    L’école éclectique: Victor Cousin. L’école positiviste:
    Auguste Comte. L’école kantiste: Renouvier. Positivistes
    indépendants et complexes: Taine, Renan                          155

  Index                                                              165


HÉRISSEY

ÉVREUX




*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK INITIATION PHILOSOPHIQUE ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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